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2INTERNET

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Modération, le dilemme La participation s’étend Bienvenue chez les
des rédactions sur les réseaux sociaux Libénautes

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L’avis des journalistes Community managers : « Le public n’a plus rien
blogueurs le chaînon manquant de fictif »

LA PAROLE EST
AUX LECTEURS
C’EST UNE ÉVOLUTION PLUS SUBIE,

[2010] MÉDIAS
3 LA PAROLE EST AUX LECTEURS

Quand le public
s’invite dans le
contenu des sites web
FINI LE COURRIER DES LECTEURS CLASSIQUE

1 000 commentaires par jour pour Le teurs ont vite compris que l’ouverture de
Monde.fr, 100 000 par mois pour forums, puis de commentaires, incitaient les
20minutes.fr et 400 000 au Figaro.fr lecteurs à passer plus de temps sur le site. Un
pour la seule année 2009… Une ava- atout non-négligeable en pleine réflexion sur la
lanche de commentaires de lecteurs monétisation d’internet. De l’autre, les journa-
déferle en permanence sur les sites listes issus du papier sont longtemps restés fri-
web des journaux ou chez des opéra- leux à l’idée de plonger dans le bain du web
teurs externes chargés de les modé- 2.0. « Ce nouvel usage qu’apporte internet tranche par
rer. Maintenus dans la tour d’ivoire rapport aux médias traditionnels qui fonctionnent
des rédactions traditionnelles, les principalement dans une logique verticale et descen-
journalistes ont longtemps ignoré ce dante et ne permettent que marginalement la réac-
que les lecteurs disaient d’eux. Mais tion et la participation de leurs consommateurs »,
ceux qui publient sur internet se détaillait dès 2007 le rapport La presse au défi du
retrouvent maintenant submergés numérique.
par la parole du public. Dialoguer directement avec le public suppose
Fini le filtre confortable du courrier pour les journalistes d’accepter une « désinter-
des lecteurs, fini aussi le fusible du médiateur. médiation » de leurs échanges, perspective d’au-
De l’auditeur bienveillant au public vigilant, tant plus effrayante que les lecteurs, sortis de
Ci-dessus : voire agressif, l’auteur se frotte au large éven- leur passivité, n’ont pas tardé à remettre leurs
« Vous tail de ce qui constitue « son » lectorat. Le boule- pratiques en cause. Correction d’une coquille,
contrôlez l’ère
de versement est d’ailleurs tel que les rédactions demande de compléments… pour les lecteurs,
l’information. » l’ont d’abord occulté. « Il y avait un désintérêt total la publication de l’article ne signe plus la fin de
En 2007, le pour la parole du lecteur. Les journalistes ne lisaient l’histoire. Son auteur doit répondre de ce qu’il
magazine
américain Time pas les commentaires et même les stagiaires refusaient devient, des réactions qu’il suscite et de ses
consacrait les de venir sur le web quand on leur disait qu’ils allaient interprétations. « J’ai lu dans un autre article que
internautes
personnalité de devoir animer une communauté. Ceux qui en étaient des irrégularités ont eu lieu lors des scrutins. Qu’en
l’année 2006. chargés dans les rédactions n’étaient ni considérés ni est-il ? », interrogeait par exemple l’internaute
même connus par leurs collègues », raconte Sophie «Clopclopclop» sur le Figaro.fr, au pied d’un
Falguères, qui a consacré une thèse aux forums article consacré à la réélection de Benjamin
des sites du Monde, de Libération et du Figaro Lancar à la tête des Jeunes UMP. « On sait tous
au milieu des années 2000. D’un côté, les édi- que beaucoup d’articles contiennent des impréci-

MÉDIAS [2010]
DOSSIER 4

Ci-contre: Pourtant aujourd’hui encore, Pourtant les rédactions qui ont


Longtemps « il n’y a que les jeunes journalistes accepté cette mutation ne le
considérés et ceux qui ont découvert l’interac- regrettent pas. « On commence
comme passifs,
les lecteurs tivité par le blog qui s’y sont mis, nos conférences de rédaction par
trouvent, grâce à poursuit-il. Les fondateurs de un compte-rendu des commentai-
internet, la
possibilité de Rue89 par exemple ont commencé res de la veille. Ils sont un prolon-
remettre en à bloguer pour Libération. C’est là gement de l’information, un retour
question le qu’ils ont compris qu’il ne fallait salutaire sur ce qu’il s’est dit sur
travail des
journalistes. pas avoir peur du lecteur, qu’il l’actualité », explique Alexis
était une source de richesse poten- Delcambre, rédacteur en chef
tielle. » du Monde.fr. Parmi les contri-
Suivre les interventions du butions des internautes via les
public et surtout en tirer parti commentaires, blogs ou
prend du temps, ce qui force débats, les journalistes repè-
les rédactions à s’organiser. rent parfois informations et
Les premières étapes de modé- témoignages. Au mois d’août
ration sont souvent sous-trai- un internaute a posté sur la
sions et les lecteurs ne le tolèrent tées. Des community managers page Facebook de l’Express.fr
plus. Aller de soi-même vers le dia- - ou animateurs de commu- une vidéo montrant un mili-
logue et plus de transparence per- nauté - prennent ensuite le taire français qui s’en prend
met de reconnaître qu’on ne relais. Leur rôle ? Répondre aux violemment à un journaliste
détient pas la science infuse, et lecteurs, les fidéliser, valoriser africain. La nouvelle a été trai-
donc de remédier un peu à la leurs contributions et réfléchir tée et approfondie pendant
défiance du public vis à vis des à de nouveaux outils participa- plusieurs jours par la rédac-
médias », plaide Philippe tifs, notamment sur les réseaux tion. Et les exemples se multi-
Couve, ancien présentateur de sociaux. Jeunes, abreuvés de plient, des témoignages de la
l’émission l’Atelier des médias culture web, ils intègrent plus tempête Xynthia fin février,
sur RFI et auteur du blog volontiers cette nouvelle aux récits de touristes bloqués
Samsa, qui traite du journa- dimension de leur métier que dans une Russie enfumée. Or
lisme web et des nouvelles leurs aînés, souvent ravis de s’y si ces informations ont pu être
pratiques journalistiques. soustraire. obtenues, c’est parce que la

RICHE, « GEEK » ET sociale ». Ils sont aussi friands de « les individus les moins éduqués res-
DIPLÔMÉ? réseaux sociaux : 76 % d’entre eux les tent ceux qui discutent le moins de l’ac-
utilisent, 34 % ont un compte Twitter et tualité et se saisissent le moins des
Tous les internautes ne commentent
26 % tiennent des blogs. » opportunités d’action ouvertes par les
pas les articles, loin de là. Un centre de
La plupart des lecteurs qui commentent dispositifs [de participation du public] »,
recherche américain, le Pew Internet &
parcourent entre quatre et six platefor- constatent Fabien Granjon et Aurélien
American Life Project, a tenté de dres-
mes de médias et s’intéressent à neuf Le Foulgoc dans leur article
ser le portrait-robot du contributeur
sujets d’actualité chaque jour. Hommes « L’expérience médiatique des publics
type. « Les internautes qui commentent
et femmes sont représentés dans les internautes », publiée en mars dans la
sont des technophiles qui dévorent tou-
mêmes proportions, mais ils sont jeu- revue Réseaux. De quoi relativiser l’am-
tes les informations. Parmi eux, 19 %
nes - 36 ans en moyenne - modérés pleur du phénomène, alors que d’après
ont installé des alertes informations sur
politiquement, diplômés, employés à une enquête 2009 du laboratoire
leurs téléphones, observe le rapport inti-
plein temps et payés au moins 50 000 SENSE, seuls 12 % des Français lisent
tulé « Comment les utilisateurs d’inter-
dollars (40 000 euros) par an. régulièrement la presse en ligne, un chiffre
net et de la téléphonie mobile ont trans-
Difficile de dire si le tableau vaut pour la qui chute à 8 % pour les catégories
formé l’information en une expérience
France, mais dans l’Hexagone aussi socio-professionnelles dites inférieures.

[2010] MÉDIAS
5 LA PAROLE EST AUX LECTEURS

communauté des lec-


teurs n’était plus considé-
rée comme une audience
passive mais comme une
source potentielle. « C’est impor-
tant de se remettre dans une posi-
tion d’écoute. On sait ensuite que la
communauté est là quand a besoin
de lui poser une question, pour un
témoignage ou quand on prépare à la demande des internautes les a parfois poussé à revoir
un article compliqué », confirme sur le Figaro.fr s’achète à par- leur traitement de l’affaire.
Philippe Couve. tir de 8 euros par mois. « Ça permet de se rendre compte
Cette relation de confiance Plus subtil et risqué, les rédac- des grands courants d’opinion.
mutuelle permet aussi de fidé- tions peuvent être tentées de C’est précieux mais ce n’est pas un
liser le lecteur. « Un internaute prendre le pouls de l’opinion baromètre parfait puisque tout le
avec qui l’on parle, on le fidélise, et dans les interventions de leurs monde ne participe pas. Rien ne dit
donc on le monétise », commente lecteurs. Pendant l’affaire que les internautes qui sont entrés
Richard Poirot, de Libé.fr. De Polanski, les journalistes majo- dans des pratiques interactives
plus en plus de fonctionnalités ritairement acquis à la cause sont représentatifs », nuance
sont d’ailleurs réservées aux du réalisateur américain, se Alexis Delcambre, du
abonnés payants : commenter sont par exemple aperçus que Monde.fr.
sur le Monde.fr coûte 6 euros leur public était beaucoup Dans les espaces ouverts que
par mois et le contenu réalisé moins tolérant qu’eux. Ce qui sont les commentaires, parti-

Ci-contre:
Précurseur de
la collaboration
entre
journalistes et
lecteurs,
Rue 89
retransmet sur
internet ses
conférences de
rédaction
hebdomadaires
et invite les
internautes à
proposer des
sujets.

MÉDIAS [2010]
DOSSIER 6

sans des théories du complot


ou militants des extrêmes
sont légions. Les modérateurs
ne suppriment en théorie que
les interventions qui tombent
sous le coup de la loi - racisme,
antisémitisme, appel à la
haine ou homophobie - mais
des centaines d’autres pol- visée. Au pied d’un même arti- blogs aux tchats en passant
luent les espaces de commen- cle, plusieurs lecteurs pour- par les réseaux sociaux, tous
taires, donnant parfois une ront partager une analyse, les outils n’ont pas la même
piètre image de l’interactivité. commenter le travail du jour- utilité, ni le même avenir.
« C’est une plateforme incroyable naliste, apporter des rectifica- Suivant leur âge et leurs
pour les prosélytismes, le nouveau tions ou s’adresser à la rédac- modes de consommation des
paradis des colleurs d’affiche. tion, voire à la presse dans son médias, les lecteurs se les
Notamment sur Libé.fr parce que ensemble. approprient différemment. Le
nous ne supprimons les commen- Résultat, « les journalistes oscillent développement de l’internet
taires qu’après publication. Il y a en permanence entre l’idée qu’il y mobile, par exemple, promet
donc beaucoup de déchets, et c’est a le potentiel pour que les commen- encore de changer la donne.
vrai qu’on nous le reproche sou- taires participent à l’élaboration de L’interaction est certes « la vraie
vent », admet Richard Poirot. l’information, et le constat qu’on révolution du web », affirme
D’autant que tous les com- est vite la cible de débordements », Richard Poirot, mais une révo-
mentaires n’ont pas la même résume Alexis Delcambre. Des lution « encore balbutiante ». !

Ci-contre:
Commentaires,
tchats avec des
invités, appels à
témoins... tous
les sites des
journaux
proposent des
espaces où les
lecteurs peuvent
proposer des
contenus. Ici sur
le Monde.fr et
l’Expansion.com.

[2010] MÉDIAS
7 LA PAROLE EST AUX LECTEURS

Modération,
le dilemme des
rédactions
POUR EVITER LES DERAPAGES

Entre Cartier et le ministère de la la route : 30 à 40 pages illustrées avec des exem-


Défense, Netino a pour client la ples. Le modérateur, c’est le gendarme qui l’ap-
Tribune.fr et le NouvelObs.com. La plique au bord de la route », résume Jérémie
start-up créée en 2002 fait partie des Mani. Sans surprise, le conflit israélo-palesti-
deux principales entreprises françai- nien, le débat sur la burqa ou sur la politique
ses qui dominent le marché de la sécuritaire du gouvernement figuraient au pal-
modération des contenus web. marès des sujets épineux cet été. Des sites qui
Modérer, littéralement, revient à cal- suppriment 10 % des commentaires en temps
mer, tempérer, adoucir les débats. normal, ont parfois dû en retirer la moitié.
Dans les faits, les modérateurs passent Les sociétés de modération proposent leurs ser-
au crible les commentaires, participa- vices 24h/24 et 7j/7, de quoi convaincre les
tions aux tchats, interventions sur les rédactions qui estiment que modérer en
forums. Ils vérifient leur conformité interne prend trop de temps. Une fausse
avec la loi et se débarrassent des excuse, pour Pierre Haski, co-fondateur de
contenus racistes, prosélytes, haineux, Rue89. « Ça se fait assez vite, assure t-il. Quand les
vulgaires ou diffamatoires. sites ne le font pas, c’est qu’ils ne considèrent pas les
Car tout site est juridiquement responsable de commentaires comme un élément important de leur
son contenu, y compris celui généré par les formule rédactionnelle. Parce que quand vous exter-
internautes. « On a vraiment décollé en 2007, année nalisez la modération, vous ne les lisez plus. »
de la création du Post » raconte Jérémie Mani, co- Pour le pure-player lancé en 2007 sur la doc-
directeur de Netino. 2007, l’année de la consé- trine d’une information à trois voix - journalis-
cration du web 2.0 et de l’arrivée massive des tes, experts, internautes - se couper ainsi du lec-
quidams sur les sites des médias. teur reviendrait « à se tirer une balle dans le pied ».
Selon le Journal du Net, Netino enregistre « On estime qu’accompagner la vie d’une information
maintenant un chiffre d’affaire annuel de plus après sa mise en ligne fait partie du travail du jour-
de 400 000 euros. La société offre à ses clients naliste, explique Pierre Haski. Et puis il y a aussi
les services de 90 modérateurs basés dans le une dimension pragmatique : c’est plutôt pratique de
monde entier : mères de famille, étudiants, pouvoir compter sur les internautes pour corri-
retraités et journalistes parfois, payés à l’heure, ger une erreur factuelle, une coquille ou une faute
ils modèrent un million de messages par mois. d’orthographe. » Rue89 a opté pour une
« On leur donne une charte qui sert de code de modération à posteriori, c’est à dire que les

[2009] MÉDIAS
DOSSIER 8

CHARTE DES COM- des arguments, non sur des invectives. se réserve le droit d’éliminer tout com-
MENTAIRES DE - Une condition pour pouvoir commen- mentaire susceptible de contrevenir à la
ter : être enregistré(e) sur le site. Il n’est loi, ainsi que tout commentaire hors-
RUE89 (EXTRAITS) pas permis de choisir comme nom sujet, répété plusieurs fois, promotion-
d’utilisateur le nom d’une autre per- nel ou grossier. Rue89 se réserve égale-
Le texte a été réactualisé douze fois sonne physique ou morale [ou] un nom ment le droit de supprimer tout
depuis 2007. similaire à celui d’un membre déjà ins- commentaire contenant des invectives
crit dans le but de créer une confusion. et des propos agressifs visant des per-
« - Le but des commentaires est d’ins- - Votez en fonction de la pertinence et sonnes, notamment les autres com-
taurer des échanges enrichissants à non de votre degré d’adhésion. (...) mentateurs.
partir des articles publiés dans Rue89. - Le contenu des commentaires ne doit - La modération s’effectuant a poste-
Les auteurs de Rue89 considèrent que pas contrevenir aux lois et réglementa- riori, les internautes enregistrés sur
leur travail ne s’arrête pas avec la publi- tions en vigueur. Sont notamment illici- Rue89 sont invités à les signaler grâce
cation de leurs articles et participent, tes les propos racistes ou antisémites, au lien « signaler un contenu illicite ».
dans la mesure de leur disponibilité, aux diffamatoires ou injurieux, divulguant - Les commentaires sont ouverts les
discussions qui les prolongent. (…) des informations relatives à la vie privée quatre jours suivant la mise en ligne es
- Pour assurer des débats de qualité, un d’une personne, reproduisant des articles. »
maître-mot : le respect des participants. échanges privés, utilisant des oeuvres
Appuyez vos réponses sur des faits et protégées par les droits d’auteur. Rue89

commentaires des mem-


bres inscrits sont publiés
immédiatement. Les jour-
nalistes qui les consultent
jusque tard dans la nuit reti-
rent après coup ceux qui
enfreignent la charte. Une
façon de fluidifier les échan-
ges, d’autant que les internau-
tes s’impatientent quand leurs
commentaires n’apparaissent Mettout, rédacteur en chef de ancien rédacteur en chef du
pas en ligne. « Modérateur : je l’Express.fr, dans un billet de Monde, retraité depuis une
suis étonné de ne pas lire mon com- son blog Nouvelles formules. quinzaine d’années.
mentaire que je trouve, en toute Pourtant tous les sites ne font Depuis peu, les modérateurs
modestie, pertinent et argumenté pas ce travail de pédagogie. envoient à la rédaction les
(et correct !). Notez que si vous « Nous n’intervenons jamais. Tout commentaires qui demandent
l’avez censuré je ne vois plus l’uti- ce que nous faisons, c’est supprimer des précisions ou discutent un
lité de recevoir votre newsletter ! », les mots d'oiseau et bannir les uti- choix éditorial. Avec un succès
menaçait « Janus » mi-août, sur lisateurs des forums qui ne respec- très contrasté. « Peu d’entre eux
le site de l’Expansion.com. tent pas les règles », confirme obtiennent une réponse. Il faut
Car au-delà du filet juridique, Michel Tatu, qui encadre les reconnaître que quand on est jour-
la modération constitue la pre- quatre modérateurs du naliste, on a pas le temps de s’inté-
mière prise de contact entre Monde.fr depuis 1996. « On a resser aux lecteurs, reconnaît
l’auteur et le lecteur. « Informez pas le temps d’expliquer quand un Michel Tatu. C’est bien de lire les
les internautes modérés des raisons commentaire est modéré et on ne réactions, ça flatte ou démolit l’ego,
pour lesquels il l’ont été (...), ne lais- publie jamais les plaintes publiques mais on a autre chose à faire que
sez pas les messages en attente trop des internautes mécontents d’avoir d’y répondre… » !
longtemps », conseille Eric été modérés », poursuit cet

[2010] MÉDIAS
9 LA PAROLE EST AUX LECTEURS

La participation
s’étend sur les réseaux
sociaux
DEPUIS UNE QUINZAINE D’ANNÉES,

En décembre 1995, le Monde.fr ouvrait à un cercle d’amis rend possible une véritable auto-
les premiers forums internet de la régulation et la simplicité de l’outil, sans identification
presse française. Deux ans plus tard, ni mot de passe, permet une intervention d’impul-
Libération osait aussi créer ces nouvel- sion. » Pratique, par exemple, pour une utilisa-
les agoras virtuelles où les lecteurs tion via l’internet mobile. « La nouvelle étape [de
commentaient l’actualité et débat- l’interactivité], c’est celle des réseaux sociaux et des
taient des sujets traités dans le journal. mobiles qui pourraient faire exploser l’interactivité
Les forums du Monde ont depuis avec les lecteurs. Ça va être un vrai défi à relever pour
perdu plus de 20 % de leurs interve- les journalistes dans les dix années à venir », analyse
nants. Les commentaires ou réactions Erwann Gaucher.
au pied des articles ont pris le relais, Face à la masse des informations qui circulent
notamment pour « les internautes/lecteurs sur le Net, les proches servent de guide. Savoir
particulièrement impliqués dans le média, qu’un « ami » réel ou virtuel a commenté ou
qui ont un avis qu’ils peuvent développer, simplement apprécié un article incite à y jeter
argumenter, expliquer, et qui sont des visi- un oeil. Entre 3 et 4 % de l’audience des sites
teurs suffisamment réguliers du médias vient maintenant de Facebook. Le bouton
pour avoir envie de réagir », explique Erwann « J’aime », emblématique du réseau social améri-
Gaucher, journaliste, formateur et consultant cain, fait d’ailleurs son apparition sur les sites
web. des journaux. En un clic, le lecteur peut signi-
Mais auprès du jeune public notamment, les fier qu’il apprécie l’article ou le sujet traité. Un
réseaux sociaux menacent de leur faire de l’om- moyen de « faire réagir des internautes qui, jusque
bre. Beaucoup d’articles suscitent plus de réac- là, n’interagissaient pas avec les contenus ou n’étaient
tions sur la page Facebook des journaux que pas inscrits sur les sites d’infos », observe Alice
dans la rubrique commentaires. Compte tenu Antheaume, ancienne rédactrice en chef à
du temps passé sur les réseaux sociaux - plus de 20minutes.fr sur son blog Work in progress.
2h30 par mois pour 23 millions de Français - Avec pour seul bémol qu’il permet « un apport
mais aussi parce qu’ils correspondent aux nou- quantitatif (tant de personnes ont vu et aimé cet arti-
veaux modes de consommation des médias. « A cle), mais nullement qualitatif, l’internaute n’ap-
mon sens, Facebook est aujourd’hui l’outil le plus abor- portant pas d’informations. »
dable pour mettre en place une interactivité avec ses Pour exploiter la tendance, Libération ou Le
lecteurs, estime Erwann Gaucher. L’appartenance Figaro recréent aussi des sortes de « mini

[2010] MÉDIAS
DOSSIER 10

Facebook », des réseaux inté- LE WEB INSPIRE bre, en publiant une synthèse de
grés aux sites où les abonnés commentaires de lecteurs dans
discutent ou recommandent
AUSSI LE PAPIER
les pages « Idées » du quotidien.
des articles : « MonLibé » ou Et si le développement de la par-
« C’est aussi important de faire
« MonFigaro Select ». Plus sou- ticipation sur le web changeait
ples que les plateformes de apparaître ce que les lecteurs
aussi les pratiques des rédac-
blogs, ils donnent corps à la pensent d’un sujet dans le jour-
tions papier ? Libération avait
communauté. C’est d’ailleurs nal papier, explique François
sur cette partie du site que Le essayé dès le milieu des années
Bourboulon, rédacteur en chef
Figaro lance des tentatives de 2000 de reproduire dans les
numérique des Echos. On pourra
journal à la demande : les colonnes du quotidien des inter-
maintenant lire l’avis de « Toto »
internautes choisissent des ventions recueillies sur les
sujets qui seront ensuite trai- ou d’autres internautes sous
forums. Mais la page censée
tés par la rédaction et dispo- pseudonymes, à côté d’une tri-
paraître chaque semaine était
nibles dans une version bune de Roger-Pol Droit ! » Une
régulièrement remplacée par de
payante du site. Une expé- petite révolution pour le quotidien
rience encore embryonnaire la publicité, avant de disparaître
économique qui n’avait pas jus-
mais qui commence à percer complètement. Les Echos ont
que là de courrier des lecteurs.
sur les sites des journaux retenté l’expérience début octo-
anglo-saxons.
A force de tâtonner, les jour-
naux finissent par trouver des
recettes qui marchent. Les
Echos testent par exemple un Ci-contre :
site entièrement alimenté par Capture
d’écran de la
le contenu des lecteurs : le page
Cercle Les Echos. Les articles Facebook de
l’Express.fr
sont rédigés par des internau-
tes mais le journal économi-
que chapeaute le tout pour en
faire « un espace d’expertise ». Le
Cercle existe depuis mars
2009, mais la nouvelle version
du site lancée au début de l’au-
tomne lui donne plus de visibi-
lité et la rédaction veut accélé-
rer son développement. « On a
vraiment l’impression que ça
répond à une demande de nos lec-
teurs. On est plus dans une réac-
tion épidermique comme dans les
commentaires, mais bien dans des
articles construits, du vrai débat »,
explique Christian Ollivier,
responsable de l’animation de
communauté. La rédaction
compte maintenant renforcer
ses liens avec les contributeurs
en créant avec eux des liens
sur différentes plateformes :
Twitter, Linkedin, Facebook et
d’autres réseaux sociaux. !

[2010] MÉDIAS
11 LA PAROLE EST AUX LECTEURS

Bienvenue chez
les Libénautes

QUI SONT CES COMMENTATEURS COMPULSIFS

Il poste parfois plus de vingt commen- de commentaires. « Lilymdr » a elle trouvé une
taires par jour. « Broadway », 65 ans, parade pour éviter les provocations : « Je respecte
retraité, figure d’ailleurs en tête des scrupuleusement la charte [ndlr : de bonne
Libénautes les plus productifs. Il se conduite sur le site] par souci d’efficacité et, je
rend sur Libération.fr tous les jours, l’avoue, parfois par perversité, parce que ça désar-
plus rarement sur le site du Figaro où çonne toujours les virulents. »
« la “censure” est très fréquente dès qu’on Les frictions contribuent parfois à élever le
critique », parce que la modération se débat. « Je commente pour dialoguer avec les inter-
fait à priori. Sur Libé.fr, où les com- nautes, pour la confrontation d’idées avec des person-
mentaires ne sont modérés qu’après nes qui ne sont pas de mon bord politique », explique
publication, le ton est plus libre, plus « Cacahouette ». Même chose pour
violent aussi. « Une fois, j’ai été modéré au « Chonchonparis », un Parisien de 47 ans, à qui
cours d’une discussion qui a mal tourné il arrive « d’apprendre des choses d’internautes très
avec un provocateur. Je me suis fait avoir en cultivés et clairvoyants ». Blogueur, il consulte aussi
répondant à ses insultes. Congelé une les comptes des journaux sur les réseaux
semaine ! », se souvient-il. sociaux « mais en restant lecteur, sans pour autant y
« Abruti », « va moucher ta morve » et surtout « troll » intervenir ».
pour désigner les internautes accusés de pol- La plupart des internautes discutent plus sou-
luer les débats : les insultes fusent souvent. «Mes vent entre eux qu’avec la rédaction du site.
relations avec beaucoup d’intervenants sont courtoises Certains s’en satisfont. « Je ne pense pas que cela
mais d’autres, inscrits juste pour pourrir le site, me relève du métier de journaliste », estime
flanquent un eczéma géant, ce qui me pousse parfois à « Chonchonparis » qui n’est entré en contact
montrer les crocs », résume « Nescio », un Lillois « qu’une fois avec le modérateur mais sur un point
d’une trentaine d’années. Pour lui, « les forums technique, pas sur le contenu du forum ».
des sites d’information sont la version numérique de « Mes commentaires sont souvent des réponses aux
l’esprit de comptoir. Les jugements, à commencer par autres internautes, admet « Nescio ». Les journalistes
les miens, sont souvent à l’emporte-pièce. Commenter ont un métier qui consiste, en gros, d’un point de vue
sur le vif n’est pas le meilleur moyen de prendre de la de lecteur, à rédiger des articles. Savoir ce que
distance », explique ce lecteur du journal le café du commerce en pense ne me semble pas
Libération, qui reconnaît « une certaine accoutu- relever pour eux d’une urgence absolue »,
mance, au sens clinique du terme » dans la rédaction conclut-il. Mais « Cacahouette » aimerait

MÉDIAS [2010]
DOSSIER 12

qu’ils se manifestent plus. Ci-contre :


« Ils font partie de ce qu’on Comme sur
appelle les personnes averties un réseau
social, les
et éclairées. Ils savent des choses membres
que le lecteur lambda ne sait pas et inscrits sur
ont une analyse affinée sur les « MonLibé ».
peuvent
sujets, juge t-elle, à une époque commenter
où l’instantanéité de l’info fait que les articles et
les lecteurs ont de plus en plus de dialoguer
entre eux.
mal à lire des sujets fouillés néces-
sitant de l’investigation ». La situa-
tion actuelle conforte plutôt
une division de l’espace, cha-
cun ayant sa propre tribune
pour s’exprimer, comme le
résume « Brodway » : « Les jour-
nalistes exposent leur article, à
nous les commentaires... » !

« DES RÉACTIONS matiquement. Et puis aussi parce que papier. Je reste vigilante sur la familiarité
MAGNIFIQUES ET je n’ai pas envie de tomber dans le et veille toujours à être très formelle,
commentaire du commentaire du com- parce que les gens doivent garder à
INSUPPORTABLES » mentaire. Il y a peut-être une sorte de l’idée qu’ils s’adressent à une profes-
noblesse du journaliste à ne pas tom- sionnelle. »
T é m o i g n a g e s de t r o i s j o u r na l i s t e s- b l o - ber là-dedans… »
gueurs issus de la presse traditionnelle, Bruno Birolli, ancien correspondant en
sur leur relation avec les internautes. Pascale Robert-Diard, journaliste au Chine du Nouvel Observateur et auteur
service justice du Monde, auteur du du blog « Correspondance »
Didier Jacob, critique littéraire au Nouvel blog Chroniques judiciaires. « J’ai en fait peu de lecteurs, seulement
Observateur, auteur du blog Rebuts de « Les commentaires peuvent être excel- 6 000 visites par mois. Les commentai-
presse. lents ou sans intérêt. Y répondre prend res sont plutôt amicaux et indulgents.
« Je lis tous les commentaires. C’est trop de temps, mais quand ils me frap- Ceci dit certains internautes nous pren-
agréable car beaucoup plus direct et pent pour différentes raisons, je nent en grippe pour des raisons rele-
vivant qu’un courrier des lecteurs. Le réponds aux gens sur leurs adresses vant plus de leur psychologie que de la
fait dêtre appelé par mon prénom ou mail. Les lire peut devenir une vraie dro- teneur du blog. J’ai été harcelé pendant
tutoyé m’amuse plutôt. Plus mon blog gue, surtout lorsqu’ils sont écrits dans plusieurs mois par un anonyme assez
est vivant, mieux c’est. Je ne les retire l’heure qui suit l’article. Mais la sponta- déplaisant qui voulait régler des comp-
jamais, même les plus agressifs. C’est néité et l’anonymat permettent souvent tes personnels. Je ne tiens compte des
de bonne guerre, puisque je suis moi- tout. Les réactions des lecteurs sont à commentaires que lorsqu’ils pointent
même méchant sur mon blog. Par la fois magnifiques et insupportables. une erreur. Sinon je ne réponds pas,
contre je ne réponds pas. Faute de J’ai d’abord été choquée par le ton très estimant qu’il s’agit d’opinions qui relè-
temps d’abord, parce que si l’on com- direct, violent ou grossier qu’ils peuvent vent de la responsabilité de celui qui les
mence, les lecteurs ne comprendront employer parfois. Je ne me sentais plus envoie. »
pas pourquoi on ne répond par systé- protégée comme avec des lettres

[2010] MÉDIAS
13 LA PAROLE EST AUX LECTEURS

Community managers,
le chaînon manquant

LE S U C C E S D E L A P A R T I C I P A T I O N

Qui a dit que les médias n’embau- autant de facettes d’une profession caméléon
chaient plus ? Mélissa Bounoua a été qui s’adapte aux besoins des rédactions. « Disons
recrutée par le site d’Arte dès sa sortie que je définis la politique d’implication des internau-
d’école de journalisme, à l’été 2009. tes : jusqu’où et pourquoi doit-on faire appel à eux ? »,
Depuis six mois, elle officie chez résume Antoine Daccord, ancien journaliste de
20minutes.fr. Son poste : animatrice presse régionale passé par Libé.fr, aujourd’hui
de communauté. A première vue, rien community manager au Figaro.fr. « L’expertise et
à voir avec du journalisme classique. le témoignage, c’est eux. L’info, c’est nous », conclut-
Le terme -community manager ou il, ce qui n’empêche pas de mettre les lecteurs à
social media editor en anglais- est né profit pour enrichir le site. « Quand ils apportent
dans les milieux du marketing et de la une information, je les contacte par mail pour voir
communication. Il désigne la per- avec eux si elle est pertinente et si on peut la mettre en
sonne chargée de créer des liens entre avant », détaille t-il. Ce que les journalistes de la
une marque et son public sur internet. rédaction, eux, ont rarement le temps de faire.
« A l’école, on ne m’avait pas présenté ça « Il y a un an, les rédacteurs en chef se sont rendus
comme un profil de poste possible en jour- compte que tout un pan du travail sur le web ne pou-
nalisme », se souvient Mélissa Bounoua. vait pas être fait par tous, tout le temps. Deux person-
Pourtant depuis près de deux ans, les journaux nes ont donc été désignées pour gérer l’aspect commu-
se sont mis à les recruter. Jeunes journalistes à nautaire du site », raconte Céline Lussato,
Ci-dessus : l’aise avec le web, ils ont des compétences qui community manager au NouvelObs.com.
Les community font souvent défaut aux journalistes des géné- Animer une communauté, c’est aussi prouver
managers
engagent le rations précédentes. A commencer par la maî- au lecteur qu’il ne s’adresse pas à un mur et
dialogue avec trise des nouveaux outils par lesquels les lec- que ces remarques sont bien prises en compte.
les internautes teurs, notamment les plus jeunes, lisent et L’animateur se fait ambassadeur, médiateur. « Ils
sur les sites
des médias ou communiquent. « Il faut aimer tripatouiller inter- arrivent à se transmettre mon mail et mon téléphone.
comme ici sur net. On m’a demandé de m’occuper du participatif Quand ils sont mécontents, la personne sur qui on
Twitter.
parce que j’avais un blog et un compte Twitter très tape, c’est moi!, constate Céline Lussato. Mais sur
actif et suivi », explique Mélissa Bounoua. la page Facebook du Nouvel Obs, il m’arrive
Modérer, justifier les choix éditoriaux, diffuser aussi de laisser la messagerie ouverte. Les gens
les contenus, répondre à une question, appeler viennent me parler, c’est sympathique et ça fidé-
à témoigner, synthétiser les commentaires… lise. » Face aux critiques qui voient en eux

MÉDIAS [2010]
DOSSIER 14

des journalistes de seconde


zone, les community mana-
gers se revendiquent d’un
journalisme aux frontières
élargies et aux compétences
de plus en plus variées. « Le
coeur de mon boulot, ce n’est
pas d’écrire. Mais ça ne m’em-
pêche pas de faire des choix Ci-contre :
éditoriaux quand je choisis les De plus en
questions des internautes ou plus de
rédactions
que j’édite les commentaires web, comme
pour en faire des papiers. Ça ici à
20minutes.fr,
c’est du journalisme », se confient à des
défend Mélissa Bounoua, de animateurs de
20minutes.fr. D’ailleurs si les communauté
l’organisation
journalistes web intègrent ces de
nouvelles dimensions dans l'interaction
leurs pratiques, les commu- avec le
lecteur.
nity managers pourraient
bien disparaître d’eux-
mêmes. « On joue un rôle de
reroutage en transmettant un
savoir-faire aux journalistes,
ça se met en place petit à
petit », estime Antoine
Daccord. Et le jour du passage
de flambeau, « l’équipe labora-
toire n’aura pas forcément
vocation à rester ». !

L’ANONYMAT EN s’est lui fendu d’une chronique assas- tection pour celui qui poste de pouvoir
DÉBAT sine dans le Monde du 18 avril : mettre des opinions sans risquer de
« L’anonymat d’Internet interdit qu’on déplaire à un employeur par exemple »,
De plus en plus de sites demandent aux
puisse un tant soit peu espérer un estime David Abiker sur son blog. Le
internautes de s’inscrire avant de pou-
gramme de morale. Le commentaire journaliste d’Arrêt sur images s’est
voir commenter. En plus d’un pseudo,
anonyme sur Internet est une guillotine même habitué à la présence d’anony-
ils doivent fournir nom, prénom et
virtuelle. Il fait jouir les impuissants qui mes parfois agressifs ou obsessionnels,
adresse e-mail, comme sur Facebook
ne jubilent que du sang versé. » apppelé « trolls » sur le Web : « Mon troll
où ils dévoilent leur identité. L’anonymat
Mais journalistes Web et blogueurs. y m’adresse des messages cryptés par-
est-il en train de voler en éclat ?
sont farouchement attachés. Au mois fois incompréhensibles, parfois allusifs,
C’est en tout cas ce que souhaitent plu-
de mars, l’Australie s’est essayée à ce parfois poétiques. Il m’a agacé au
sieurs philosophes et écrivains. « Il faut
jeu dangereux. Pendant les législatives, départ et finalement, je me suis habitué
refuser les commentaires anonymes.
les commentaires publiés sous les arti- à ses mots, à son mystère. A force de
Dans la vie courante, on donne son
cles politiques devaient mentionner se cacher derrière son écriture, j’ai fini,
nom. C’est une façon d’envisager une
identité et adresse des internautes. dans un coin de mon imaginaire par lui
démocratie parfaitement moderne et
« Une mesure liberticide », avait alors donner un visage. Le temps passé
adulte », avait déclaré Régis Debray, lors
jugé Guy Birembaum, blogueur et jour- ensemble a fini par sortir de l’anonymat
d’un débat sur le sujet. Michel Onfray
naliste média. « L’anonymat c’est la pro- où je pensais le cantonner. »

[2010] MÉDIAS
15 LA PAROLE EST AUX LECTEURS

« Sur internet, le public


des journaux n’a plus
rien de fictif »
CHERCHEUR A L’EHESS,

Qu’est-ce que l’interactivité sur d’abord. Quand une rédaction accorde beau-
internet change à la relation coup d’attention à ce que dit le public, cela pèse
entre journalistes et lecteurs ? sur la capacité des journalistes à vérifier des
Beaucoup de choses. Dans la culture informations, à aller sur le terrain. Face à des
journalistique française, le public est équipes de plus en plus réduites, les journalis-
complètement virtuel. Le lecteur, tel tes s’inquiètent de cette nouvelle dimension de
que se le représentent les éditeurs et leur travail. On peut aussi imaginer qu’ils se
les rédacteurs, est un personnage cari- mettent à élaborer des stratégies d’évitement,
catural et totalement fictif. Les rédac- en s’adaptant à la sensibilité du public pour évi-
tions ont d’ailleurs longtemps été réti- ter le conflit. Il faut donc attendre de voir quels
centes aux études marketing qui leur arbitrages seront faits. L’apparition des commu-
permettaient de mieux se le représen- nity managers est déjà une manière de répartir
ter. Mais dans les commentaires, le les rôles et on peut imaginer que les journa-
public se manifeste sous un mode listes intègrent peu à peu la participation du
complètement inédit. Les lecteurs public dans leurs propres pratiques. Par exem-
prennent soudainement une dimen- ple, travailler sur des enquêtes collaboratives
sion intellectuelle, argumentative. Ils montrent serait un bon moyen de mettre le lecteur à
qu’ils ont des connaissances. D’autres peuvent contribution.
Ci-dessus: être très violents. Quand le journaliste trie et Créer un dialogue avec le public, est-ce un
Jean-Marie décrypte des informations pour un article sur moyen de retrouver sa confiance ?
Charon,
chercheur à internet, il le fait pour un public qui a accès à Dans l’état actuel des choses, pas vraiment. Il y
l’EHESS et beaucoup d’informations par lui-même, parfois a une montée de la défiance et des exigences
sociologue des les mêmes sources que lui, et qui peut apporter qui ne trouvent pas de réponses dans les prati-
médias
de nouveaux éléments, rectifier une erreur. Il ques journalistiques actuelles. Le lecteur a un
n’a donc plus rien de fictif et cela va transfor- appétit de fiabilité et de précision. Nous vivons
mer les pratiques. dans une société où l’expertise s’est diffusée et
En forçant les médias à faire preuve de beaucoup de gens ont des connaissances très
plus de rigueur? précises sur certains sujets, grâce à leur
Difficile à dire pour l’instant, parce que la pré- travail ou à un hobby. Quand ils constatent
sence des internautes pose des questions cru- que les mêmes erreurs sont reproduites
ciales. En termes d’organisation du temps régulièrement par les médias, la frustration

MÉDIAS [2010]
DOSSIER 16

MEDIAPART ET SES l’objectif n’est pas seulement d’attirer tion, et pouvant se constituer en
LECTEURS, UN de nouveaux contenus. Il s’agit surtout réseaux d’affinités ou en communautés
pour la rédaction de gagner la intellectuelles. En rendant explicites les
PACTE FONDÉ SUR confiance du lecteur par un dialogue conditions de production de l’informa-
LA TRANSPARENCE fréquent et plus de transparence, tion, le journal entend fiabiliser le pacte
comme énoncé dès la déclaration d’in- lecteurs/journalistes par rapport aux
Le site lancé en mars 2008 par Edwy tention du site mise en ligne fin 2007 : suspicions de connivence et d’opacité
Plenel a immédiatement cherché à « Un pacte inédit entre journalistes et qui pèsent sur la presse actuelle. C’est
redéfinir les relations entre journalistes lecteurs : les outils et les services coo- pourquoi il repose sur une équipe
et lecteurs. Par le biais des commentai- pératifs en ligne permettront de refon- consistante, qui se consacrera à la fois
res et du Club Mediapart où se retrou- der dans la clarté les relations entre lec- à la découverte des faits inédits et à la
vent journalistes et abonnés, tous les teurs et journalistes, chacun participant qualification des articles disponibles ail-
membres de la communauté sont mis à et contribuant dans une totale transpa- leurs, le tout pour informer le lecteur de
contribution pour enrichir le site. Mais rence sur sa place, son rôle ou sa fonc- façon exclusive et pertinente. »

par exemple. Ils transmettent années 70 et le début des


les critiques du public aux années 80, il y a donc eu un
rédactions, mais ils lui font premier mouvement dans ce
aussi comprendre les contrain- sens qui a précédé la notion
tes du journalisme. Sur les d’interactivité telle qu’on la
sites, on pourrait imaginer définit aujourd’hui. Lors de
que les community managers l’arrivée de la télématique,
remplissent ce rôle. l’ancêtre d’internet, les médias
Avant l’arrivée d’internet, ont aussi réfléchi à des
l’interaction avec les lec- moyens d’encourager la parti-
teurs était-elle complète- cipation du public. Internet,
ment absente de la presse lui, ne devient interactif qu’à
s’accumule. Avant, ils ne écrite ? partir des années 2000. Les
pouvaient qu’envoyer Non, puisque si l’on regarde médias qui constituent peu à
une lettre énervée au l’évolution de l’édition depuis peu la « presse en ligne » ne
courrier des lecteurs. une vingtaine d’années, on peuvent plus occulter la par-
Maintenant, ils ont des observe qu’une place grandis- ticipation des internautes,
moyens pour l’exprimer, mais sante a été laissée aux non- s’ils veulent être en phase
cela ne suffira pas à restaurer journalistes. Cela passe par avec les autres activités qui se
leur confiance. Pour avancer l’intervention d’experts, mais développent sur internet à la
sur ce terrain, il faut une aussi de nouvelles manières de même période. Le mouve-
réponse éditoriale et pas seule- valoriser la parole des lecteurs, ment semble maintenant
ment leur laisser plus de comme des pages « forum » ou irréversible. !
place. Prenez les médiateurs « débat ». Dès la fin des

[2010] MÉDIAS

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