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Aux sommets du monde: 12 mois autour du monde, à la rencontre des points culminants
Aux sommets du monde: 12 mois autour du monde, à la rencontre des points culminants
Aux sommets du monde: 12 mois autour du monde, à la rencontre des points culminants
Ebook315 pages5 hours

Aux sommets du monde: 12 mois autour du monde, à la rencontre des points culminants

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About this ebook

42 sommets gravis – de 600 à 7000m d’altitude - 25 pays traversés, 102.000m de dénivelé franchis. 11.000€ récoltés au profit de la lutte contre le cancer.

Alors qu’il occupe un poste de cadre supérieur dans un grand groupe automobile, Sylvain Perret fait le choix de quitter travail, carrière, maison, amis, famille, petite amie, pour partir autour du monde, gravissant au passage le point culminant de chacun des pays traversés.
La découverte d'un cancer chez son père l'amène à imaginer un système de collecte au profit de la lutte contre cette maladie qui va prendre une importance grandissante dans cette expédition.
De la chaleur étouffante de la jungle malaise au froid mortel du plus haut sommet des Andes, du piège des crevasses du Caucase au panorama des arêtes des Carpates, il nous entraîne dans une aventure touchante, haletante ou hilarante, tout simplement humaine.
Les rencontres ponctuant le récit nous rappellent que l’essentiel n’est pas le dépaysement ou l’exploit que l’on est venu chercher au bout du monde, mais les hommes et les femmes que l’on y côtoie, et que l’aventure ne se situe pas toujours où on l’imagine…
LanguageFrançais
Release dateSep 3, 2015
ISBN9782322040339
Aux sommets du monde: 12 mois autour du monde, à la rencontre des points culminants
Author

Sylvain Perret

Ingénieur des Arts et Métiers, Sylvain PERRET est passionné par la montagne, les voyages et les rencontres qui leur sont associées. Après plusieurs expéditions en milieux de plus en plus extrêmes, il décide de se lancer seul dans cette aventure.

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    Aux sommets du monde - Sylvain Perret

    Sommaire

    Europe / Proche Orient

    25 septembre 2007 - Kazbegui, Géorgie - Dénivelé total : 29.500 m - 14 sommets dont 6 Points Culminants

    25 septembre 2007 - Tbilissi - D+ 29.500 m - 14 sommets dont 6 PC

    12 octobre 2007 - Bangkok - D+ 34.500 m - 16 sommets dont 8 PC

    Asie du Sud Est - Océanie

    1° février 2008 - Santiago - D+ 55.000 m - 28 sommets dont 15PC

    Epilogue

    Amérique du Sud

    Page de copyright

    25 septembre 2007 - Kazbegui, Géorgie - Dénivelé total : 29.500 m - 14 sommets dont 6 Points Culminants

    Deux heures et demie du matin. Ça remue dans la cellule d’à côté. Les murs délabrés de la station météo désaffectée qui sert de camp de base laissent passer tous les bruits, des ronflements du guide géorgien à la sonnerie du réveil des deux Autrichiens, Florian et Hans. Ils forment la seule cordée qui va s’élancer dans la nuit du Caucase à l’assaut des 5037 m du Mont Kazbegui. Ce sera mon quatorzième sommet gravi en solo en deux mois, mais c’est la première fois que je possède aussi peu de renseignements sur une montagne. Seule une vieille carte de l’ex armée rouge datant des années 50 me permet de situer vaguement l’itinéraire à droite du glacier. C’est faible. Trop faible.

    Dans une chambre non isolée à 3700 m d’altitude, on ne met pas longtemps à s’équiper. A peine quelques dizaines de secondes après avoir quitté la douce quiétude de mon sac de couchage, je suis habillé et me précipite sur les stocks de biscuits « hors d’âge » de l’armée russe tout en allumant mon réchaud. Les Autrichiens ne prennent pas de petit déjeuner, ils n’ont pas faim à cette heure matinale. C’est une erreur qu’ils paieront au cours de l’ascension : lorsque leur organisme épuisé leur réclamera des glucides à 4900 m d’altitude, il sera difficile de s’alimenter.

    A trois heures quarante ils partent enfin. Je leur emboîte le pas dix minutes plus tard, souhaitant ainsi profiter de la connaissance du terrain que possède leur guide sans les gêner pour autant. Ce n’est pas très fair-play, mais je ne suis vraiment pas assez sûr de moi pour me lancer seul dans la nuit glaciale. Les lumières de leurs lampes frontales brillent à bonne distance du bâtiment, mais très vite je les rattrape. En arrivant à leur hauteur, le guide se met à grommeler, ce qui m’incite à maintenir un écart d’une dizaine de mètres avec eux. Visiblement ça ne suffit pas. Le guide se retourne, s’approche de moi, me saisit par le bras en hurlant des propos aussi désagréables qu’incompréhensibles. Seule évidence : il n’a pas envie que je profite d’un éclaireur. Je passe devant.

    Rapidement nos chemins divergent. Alors que je continue sur la moraine, le guide et ses deux clients dévient leur itinéraire à gauche et descendent sur le glacier. C’est cette bifurcation qu’il ne voulait pas dévoiler ! Ma vieille carte de l’ex-armée rouge est pourtant formelle : il faut rester sur la droite le plus longtemps possible et rejoindre le glacier uniquement après la zone de séracs. Mais ce topo obsolète m’a déjà trahi une fois, lors de la montée au refuge. Pris de doute, j’oblique aussi vers la gauche, sur le glacier, déjà largement au-dessus de mes compagnons de la nuit.

    Je me retrouve en plein dans le système de séracs que j’aurais dû contourner. Formé d’énormes monceaux de glaces séparés par de larges crevasses ouvertes, la zone n’est pas très dangereuse, mais nécessite de se frayer un chemin en zigzags pour progresser dans le dédale glacé. Souvent je m’engage dans des impasses, me heurte à des murs infranchissables ou des fossés de plusieurs mètres. Le mince faisceau de ma lampe frontale et les accidents du terrain ne me permettent pas d’anticiper ma route, que je perds un temps fou à chercher.

    Au bout d’une heure de ce petit jeu inégal contre des éléments naturels beaucoup plus forts que moi, je suis complètement bloqué. Cette voie est une impasse, je dois redescendre d’une centaine de mètres.

    Deux choix s’offrent à moi : contourner par la droite en rejoignant la moraine et sa difficile progression dans un mélange d’éboulis et de glace, ou rejoindre le centre du glacier comme semblent le faire les petites frontales que j’aperçois loin en dessous.

    Toutes mes tentatives vers la droite ayant échoué, autant faire comme le guide et m’orienter vers la gauche. Les premières crevasses sont larges et espacées, aucun risque. Mais au fil de la progression elles deviennent de plus en plus sournoises : ce ne sont plus de larges bouches béantes et évidentes mais de fines cassures recouvertes de neige, les plus dangereuses. J’hésite à les franchir malgré le froid - qui durcit la neige - et préfère les contourner. Elles sont de plus en plus longues et obligent à de longs détours, franchissant un, puis deux ponts de neige. Ces constructions naturelles au-dessus des crevasses sont repérables uniquement à la texture plus molle de la neige qui les compose et leur couleur un peu plus brune. Mieux vaut sonder le passage avant chaque enjambée sur ces fragiles édifices surplombant un vide affamé d’alpinistes. Je commence à regretter de m’être engagé seul sur ce terrain.

    Régulièrement de sinistres craquements se propagent sous mes pieds. Le monstre de glace vit, bouge, se réveille. Est-ce le passage de mes crampons qui chatouille ce géant endormi ? Chaque fois qu’un sérac craque, l’onde de choc qui accompagne la formation d’une nouvelle fissure se propage dans mes jambes jusque dans ma moelle épinière et provoque une poussée d’adrénaline perceptible. Une peur irraisonnée me saisit : et si une nouvelle faille s’ouvrait juste sous mes pieds ? Concentré à cent pour cent, mon attention est décuplée, tous mes sens aux aguets. Animal traqué, proie qui ose déranger le sommeil blanc du géant de glace, je prie Dieu de m’envoyer un ange gardien, un éclaireur, un hélicoptère…

    Mon attention est soudain attirée par un scintillement dans le faible faisceau lumineux de la frontale. Une observation attentive me permet d’apercevoir de petites stalactites de glaces sous un minuscule dôme de neige.

    « Stalagmite monte, stalactite tombe » apprenait-t-on au cours élémentaire.

    Stalactite tombe. D’accord, mais tombe dans quoi ?

    Léger coup de bâton au-dessus de la cavité : une plaque de neige d’un mètre par cinquante centimètres disparaît, engloutie, comme aspirée par le bas. Sans un bruit, sans une vibration.

    De longues secondes s’écoulent avant le fracas sourd de la plaque qui se désintègre dans les entrailles du glacier, trente mètres plus bas. Un piège mortel vient de s’ouvrir à deux pas devant moi. La crevasse était entièrement recouverte par une minuscule croûte de neige qui la rendait invisible.

    Sous cette fine couverture s’ouvre une faille de un à deux mètres de large et profonde comme dix étages. La taille idéale pour avaler un homme… Deux pas de plus, et je tombais dans cette fissure. Peut-être vingt mètres de chute avant de me retrouver coincé dans le resserrement des parois glacées. Une fois bloqué, le moindre mouvement aurait empiré la situation : plus on se débat, plus cet impitoyable étau serre ses mâchoires glacées. Digéré par un horrible œsophage de glace.

    Les images de Joe Simpson, seul au fond d’une crevasse avec une jambe cassée et une épaule démise, me reviennent à l’esprit. Une chance inouïe, une intelligence et un mental hors du commun ont permis à cet alpiniste hors pair de s’en sortir miraculeusement. Le récit de ce drame, La mort suspendue est un des ouvrages de montagne qui m’a le plus marqué, et je m’imagine dans sa situation. Objectivement, je n’aurais eu aucune chance de m’en tirer. Si par miracle je n’avais pas subi les fractures multiples généralement infligées par la chute, sans mes piolets techniques j’aurais été incapable de remonter. Rien n’est plus lisse qu’une paroi de glace : m’évertuer à accrocher la moindre aspérité aurait été d’une inutilité totale. Au mieux j’aurais laissé sur le mur de glace de pathétiques griffures désespérées. Non encordé, rien n’aurait stoppé ma chute. Sans baudrier, personne n’aurait pu me sortir de là. On ne m’aurait de toute façon pas retrouvé : loin de la voie normale, seul dans la nuit, qui aurait remarqué cette trace d’alpiniste se terminant par un petit trou dans la neige ?

    Même les signaux émis par ma balise de détresse n’auraient pas atteint le haut de la crevasse, encore recouvert du traître manteau de neige fine. Blessé, stressé, dans un congélateur géant, mon espérance de vie n’aurait pas dépassé deux heures. Certainement les plus atroces qu’on puisse imaginer.

    Je dois d’être encore en vie au fugace scintillement des glaçons dans le minuscule faisceau de ma lampe. Sans cette vision, on ne m’aurait retrouvé que des dizaines d’années plus tard, lorsque le front du glacier aurait rejeté mon corps congelé, en parfait état de conservation.

    Je me force à chasser ces images négatives de mon esprit. Je ne suis pas tiré d’affaires mais toujours debout et en un seul morceau, n’osant plus bouger un doigt, alors qu’il faut sortir de là. De tels pièges peuvent se cacher partout autour de moi. La glace continue de craquer. Tout le glacier résonne, impossible de savoir où la nouvelle fissure vient de se former. A gauche ? A droite ? Surtout ne pas céder à la panique. Sortir de là, je dois à tout prix sortir de là. Et au plus vite. J’aimerais m’envoler.

    Combien de temps s’écoule-t-il sur cet échafaud de neige ? Les secondes durent des heures. A moins que ce ne soit l’inverse ? Mon esprit tourne à toute vitesse, survolté par les hormones de stress intense.

    Sortir de là, il faut que je sorte. Encore un craquement. Seigneur, aide-moi !

    Se calmer, respirer. Puis analyser la situation, regarder autour de soi.

    Les lampes de mes congénères sont invisibles, aucune aide possible de ce côté-là. Je dois m’en sortir seul.

    Le jour va se lever. L’aurore et sa lumière orangée rasante rendront le moindre défaut dans la neige plus perceptible qu’avec la lampe frontale, cela m’aidera déjà un peu. Allez, réfléchis, Sylvain ! Il y a forcément un moyen de t’en sortir.

    Je ne me laisserai pas avoir par cette nuit de cauchemar. J’ai trop de belles choses à voir, trop de projets à concrétiser.

    Réfléchis !

    Les crevasses sont perpendiculaires au sens d’écoulement du glacier. En me dirigeant vers un des bords je risque peu d’en rencontrer. A gauche je m’enfonce plus profondément dans le piège de neige, à droite je retourne dans le labyrinthe des crevasses bien apparentes. Il n’y a pas à hésiter : j’oblique à droite. Chacun de mes pas est devancé d’un coup de bâton symbolique mais rassurant. J’avance en tâtonnant, craignant à chaque instant qu’un nouveau pont de neige ne cède sous mon poids. Mes jambes sont molles, flageolantes, une sueur froide persiste sur mon échine. La peur me tient en tenailles. Je prie en permanence.

    La progression est lente, dominée par l’impression de ne jamais en sortir. Chaque pas me glace, chaque vibration de la neige provoque une poussée d’adrénaline. Pourtant le bord du glacier s’approche imperceptiblement. Une rupture dans le manteau neigeux attire mon attention. C’est une ancienne trace de passage, voilà qui est bon signe ! Sauf que les grimpeurs des jours précédents ne se préoccupaient visiblement pas de l’état de la neige : à plusieurs reprises leurs empreintes frôlent la lèvre d’une crevasse qu’ils n’ont pas remarquée. Je suis leur piste prudemment, pas beaucoup plus en sécurité qu’auparavant.

    La tension retombe lorsque je prends enfin pied sur le haut plateau glaciaire, où tout danger d’engloutissement par la glace est écarté. Sorti ! Je suis sorti indemne de ce traquenard mortel ! J’ai perdu beaucoup de temps et d’énergie mais je m’en suis tiré !

    La peur est rapidement remplacée par la colère contre moi-même. Quel imbécile d’avoir risqué ma vie pour accomplir cette ascension en solo au mépris de la plus élémentaire des règles de sécurité ! Je me promets de ne jamais retourner seul en zone crevassée.

    Les lampes des Autrichiens sont à nouveau visibles. Ils ont emprunté une route qui forme un long S en repiquant vers la droite, ce que j’aurais dû faire au lieu de me diriger vers la gauche. Ce que disait aussi ma vieille carte russe : rester à droite.

    Epuisé par cet état de tension extrême, je m’accorde une pause, en attendant d’avoir retrouvé un rythme cardiaque normal et l’envie de reprendre mon ascension ; de repartir vers le col à 4500 m puis à l’assaut des pentes de neige finales. Un vent fort s’est levé, et il faut batailler ferme dans une longue traversée en dévers qui passe tout près de la frontière russe : me voici presque en Ossétie du Nord ! L’itinéraire conduit ensuite à un large couloir qui se redresse fortement. Dans cette partie, le manque d’oxygène se fait ressentir et je commence à peiner. J’ai beaucoup puisé dans mes réserves physiques et surtout mentales, les plus importantes, et cette dépense m’a épuisé. J’ai l’impression de ne pas avancer, mes jambes pèsent des tonnes. Chaque pas nécessite un effort, qui sollicite autant l’organisme que la volonté. J’aurais besoin d’un compagnon pour m’encourager, pour parler, pour évacuer toute cette peur qui m’a paralysé.

    Premier coup de barre de ce tour du monde. En deux mois, c’est la première fois que je dois aller chercher aussi loin la force de continuer. Ne pas céder à la fatigue, au froid, à la douleur musculaire, au découragement, à l’essoufflement… Monter, toujours monter. Alors je pense à ma famille, à mon amie Aurélia, à ceux que j’ai laissés en France et qui me soutiennent. Pour eux je vais aller puiser au fond de moi les dernières miettes d’énergie qu’il me reste. Elles ne sont pas de trop, ces précieuses pensées positives, pour me permettre de monter encore, continuer à me battre, progresser sur ce replat à 4900 m puis m’engager dans le dernier couloir, plus étroit, plus raide. Trente-cinq à quarante degrés d’inclinaison. Il me faut presque une heure pour en sortir, une heure de lutte intense avant de déboucher au soleil dans les derniers mètres de l’ascension. Enfin la lumière m’inonde de bien-être et de chaleur, comme pour me féliciter d’avoir brillamment survécu à ces épreuves.

    Je reste de longues minutes à profiter de ses bienfaits. Mon rythme cardiaque redescend à une valeur supportable, ma respiration cesse d’être difficile et saccadée. Même le vent s’est calmé, et m’autorise à profiter du fantastique panorama qui s’étend sous le regard.

    En apercevant l’Elbrouz tout proche, point culminant du Caucase, je me surprends à envisager son ascension. Je viens de puiser dans mes ultimes forces pour accéder à un sommet et voilà que je souhaite déjà en monter un autre ! Quelle est cette course insensée qui m’anime ? Pourquoi cette impatience, alors qu’encore plus de vingt ascensions sont prévues au programme de mon tour du monde des points culminants ?

    Seul sur le minuscule dôme de neige aux parois abruptes, je prends les traditionnelles photos du sommet. Le vent glacial refroidit vite tout organisme immobile, il faut déjà s’arracher à la contemplation et penser à la descente. Je rejoins rapidement le bas du couloir sommital, puis croise les Autrichiens dans le grand dévers. Ils en ont encore pour plus d’une heure d’effort. Hans n’a plus de forces, je lui donne du thé pour le réchauffer, ce qui déclenche une série de grognements chez le guide. Décidément, les Géorgiens n’aiment pas que l’on s’interpose !

    Je reprends la descente. Hors de question de repasser dans la zone de crevasses. Même en empruntant la trace du guide, les ponts sur lesquels ils sont passés pendant la nuit ne sont plus sûrs car le soleil a réchauffé et fragilisé la neige. Je passe donc complètement à gauche, à la limite de la zone d’éboulis, où dégringolent sans arrêt des pierres parfois grosses comme des barriques. Ce n’est pas très rassurant non plus, mais ce danger est plus facilement prévisible, et contrairement aux crevasses, on peut me secourir en cas d’accident. Dans la clarté du jour, je réalise la gravité de mes erreurs d’orientation de la matinée. J’ai pris d’énormes risques et perdu beaucoup de temps et d’énergie dans les crevasses. Facile de trouver sa route en plein soleil, dans la descente, il n’en était pas de même à quatre heures du matin…

    A midi moins quart je suis de retour au refuge. Les Turcs qui ont mis seize heures pour faire l’ascension la veille n’en reviennent pas. J’apprendrai par la suite que les Autrichiens mettront onze heures pour rentrer. Leur guide n’a pas arrêté de me maudire pendant toute l’ascension :

    «  Pauvre fou de Français ! Il n’y arrivera jamais. » Jusqu’à ce qu’il se rende compte que je suis allé au sommet, seul, en sept heures et sans connaître le chemin. Il n’a alors plus rien dit à mon sujet. A ses yeux la valeur d’un homme se juge à ses capacités en montagne, et malgré d’impardonnables erreurs d’orientation, je viens de faire mes preuves. Aucun discours ne l’aurait convaincu, mais devant le comportement sur les sommets il s’incline.

    Drôle de façon de juger les gens. Je ne suis pas devenu meilleur ou différent depuis cette ascension (beaucoup plus prudent sur glacier, c’est sûr), je n’ai pas changé, et pourtant on me considère différemment.

    Le gardien du refuge aussi a changé de vision à mon sujet. Il me pose des questions, s’intéresse à mon voyage, m’offre du thé. D’après lui, l’ascension la plus rapide du Kazbegui l’a été par un guide de la région, en six heures. J’en ai mis sept en me perdant dans les crevasses.

    Ma recherche n’est pas celle de la performance, mais de la satisfaction, du plaisir. Je me suis donné une année complète pour grimper des montagnes, et je souhaite en profiter, c’est tout. Aller au bout de moi-même, me dépasser, et aussi me prouver que je suis capable de tenir mes objectifs. Y a-t-il plus égocentrique comme démarche ? Quelle gloire peut-on y voir ?

    L’exploit qu’on m’attribue est disproportionné. Mon seul mérite est d’avoir, un an et demi auparavant, pris la décision de quitter la confortable situation dont je jouissais en France.

    A mon insu, l’idée s’était emparée de moi depuis des années. Le souffle doux d’un vent de liberté se levait sur mon quotidien. D’abord en brise légère, dont la caresse exacerbait mes rêves tout en douceur et portait mon regard ailleurs. J’avais alors voyagé avec des amis, vers des destinations classiques et jamais plus des trois semaines autorisées par mes congés payés. Ces vacances me satisfaisaient pleinement. Mais un phénomène de fond était en route…

    Les alizés forcissaient, se transformant au fil des années en zéphyrs infatigables et je commençais à partir pour des destinations plus engagées : plus haut, plus froid, plus longtemps. Islande, Groenland, Himalaya... La tempête sut attendre le moment propice pour se déclencher, lorsque je fus prêt à renoncer aux avantages de ma vie bien huilée. Ingénieur dans une grande entreprise automobile, j’avais un boulot intéressant, des collègues et un chef qui étaient plus des amis que des collaborateurs, un bon salaire, des perspectives d’évolution dans un environnement qui ronronnait. Un bel appartement dans l’ouest parisien, une voiture neuve tous les six mois, une famille aimante et unie, des amis chers et une petite amie partageant mes goûts et mes passions. Qui voudrait se passer de tout ça ?

    Il était trop tard. Les zones anticycloniques de mon confort matériel venaient de se dégonfler. Le front orageux était en marche, j’étais pris dans les bourrasques du départ. Pas de destination précise, aucun objectif, seulement une certitude : un jour je partirai. Loin. Longtemps.

    J’étais entré dans l’irréversible typhon de la réalisation d’un rêve. Restait à savoir lequel.

    A la lecture de « 40 montagnes » d’Alexis Gurdikyan, une évidence s’imposa : ce serait un tour du monde. Et pour le concilier avec ma passion de la montagne, il passerait par le plus haut point de chacun des pays où je mettrais le pied.

    Mon projet était né. Plus rien ne m’empêcherait de le réaliser.

    J’étais dans l’œil du cyclone, cette zone étrangement calme alors qu’autour tout se déchaîne. Je savais parfaitement où m’orienter, il restait à tenir ferme la barre et m’y diriger. L’essentiel était ailleurs, quelque part sur la planète. Autour de la planète.

    Dès lors tout s’enchaîna très vite. Recherches d’informations, choix de l’itinéraire, préparation matérielle, physique et mentale, en cinq mois tout était bouclé. L’année sabbatique initialement prévue s’était changée en licenciement. Quitter tout ce qui m’attachait encore à mon ancienne vie était devenu une possibilité puis une réalité.

    Nous sommes le 14 juillet de l’année de mes trente deux ans. Je n’ai plus de travail, plus de domicile fixe, plus de téléphone, plus de voiture, plus d’assurance... Il me reste un sac à dos, ma famille, mes amis, mon amie. Je sens dans mon dos un souffle puissant, régulier, qui me pousse vers l’avant avec une infinie bienveillance.

    14 juillet 07 ; Viroflay ; Dénivelé : 0 m ; 0 sommet ; 0 Point Culminant

    J’ai peine à croire que mon périple commence ici, maintenant. Je suis encore pour quelques minutes dans les bras d’Aurélia que je ne reverrai pas avant de longs mois. Terminés les rêves abstraits, les belles idées, les allégories : devant la réalité du départ le doute reprend ses droits. Comment me priver de la présence de celle que j’aime pour vivre une passion, aussi forte soit-elle ? Qu’est ce qui me pousse à partir à la rencontre de ces montagnes glacées et inhospitalières alors que j’ai encore autour de moi les bras aimants, doux et chauds de mon amoureuse ? Nous ne nous connaissons que depuis trois mois, et pourtant je vais nous infliger une séparation de la même durée ; jusqu’au mois d’octobre, en Thaïlande, où avons prévu de nous revoir.

    Le bus m’arrache à la douceur de l’étreinte de celle pour qui va commencer une attente interminable alors que je serai en train de crapahuter aux quatre coins du monde. A quatre heures trente du matin, seuls quelques noctambules se rendent à leur travail quotidien. Je partage leur mode de transport, mais pour partir à la rencontre d’un rêve : grimper les points culminants de chacun des vingt pays et cinq îles où je poserai le pied. Drôle d’impression que de se trouver à côté de ces courageux travailleurs prisonniers de leur routine, alors que je viens de tirer un grand trait sur la mienne. Ai-je fait le bon choix ?

    Une première vague de larmes brouille ma vision. Juillet à Paris, il pleut.

    * * *

    Venise, première étape de mon tour du monde. La ville de Marco Polo qui a ouvert la route à tant d’émerveillement, d’échanges culturaux et commerciaux, est une étape symbolique. Aucune montagne ici, seulement un bon augure pour commencer un trajet vers l’est, toujours vers l’est.

    Le pont des soupirs, le Rialto, la place St Marc, les nombreux canaux et autres palais, fleurissent à chaque coin de rue. Loin des objectifs que je me suis fixés, je commence doucement à entrer dans le voyage, dans la découverte, dans l’émerveillement qui je l’espère ne me quitteront plus pendant cette année sommetique, aberration lexicale de mon invention, sommet et sabbatique réunis en un seul mot.

    * * *

    Le paysage change au fur et à mesure que le train s’enfonce dans la campagne slovène. Tout devient très vert, très champêtre, les habitations se font moins nombreuses. C'est la saison des foins et les champs sont en pleine fauche, de larges meules égaient le paysage de leur forme rondouillarde. Les églises de pierre noire rassemblent autour d’elles fermes et petites maisons aux toits de lauzes ou de chaume. C'est bien la représentation typique de l'Europe de l'est qui se dessine sous mes yeux fascinés.

    A la gare de Ljubljana, Damjan m'attend au sortir du train. Je l'ai contacté via Internet, et compte sur sa connaissance de la région pour me montrer les beautés de la Slovénie et sa capitale. Mais il travaille beaucoup, et je me retrouve seul à arpenter les rues de sa ville. Cette fois je me sens vraiment ailleurs, dans un pays dont je ne sais rien, qui parle une langue dont je ne comprends rien, dont je n'arrive même pas à déchiffrer l’alphabet. Tout ce que je voulais.

    Vers dix heures il commence à faire très chaud, ils annoncent trente-sept degrés. Quel contraste avec les dix-sept degrés parisiens précédant mon départ ! J'apprécie de me balader en sandales et T-shirt après deux mois de grisaille. J'espère d'ailleurs en faire mon uniforme pour toute l'année à venir, car je suivrai l'été lors de mon périple : au nord pendant l'été septentrional et au sud pendant l'été austral. Je devrais donc bénéficier d'un climat chaud pendant tout le trajet, hormis dans les zones montagneuses où il fera forcément froid et dans quelques zones tropicales où je me trouverai pendant la saison des pluies.

    Les rues animées et colorées de Ljubljana me charment sans me faire perdre mon objectif de vue : le Mont Triglav. Il existe deux cartes de cette région, je me décide pour celle au 1/50.000°, moins précise que celle au 1/25.000° mais plus récente et compatible avec mon GPS. Je reprends ma promenade en profitant du spectacle coloré que forment les jupes légères de la gent féminine du pays. Mes ex-collègues masculins m’ont demandé de leur envoyer des photos… Une de ses représentantes accepte de poser avec Moumoutte, le petit mammouth en peluche qui m'a été envoyé par une amie chinoise quelques mois avant mon départ, j’en ai fait ma mascotte. Depuis il ne me quitte plus et j’espère au bout d’un an posséder une belle collection de photos de Moumoutte dans les lieux les plus insolites et sur tous les sommets de ce tour du monde.

    Opération réussie, la photo est sympa et la fille vraiment jolie ; mes amis vont mourir de jalousie. Moumoutte se dévoile sous un jour nouveau : celui d’un sympathique moyen de provoquer les rencontres.

    J'ai rendez-vous avec Damjan après sa journée de travail. Nous décidons de profiter ensemble de cette longue soirée de juillet, et nous rendons dans les collines situées derrière chez lui. Il m’explique qu’il n'est pas retourné sur cette montagne depuis un an et

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