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THÉORIE DE LA LITTÉRATURE

(1975-1985 et 1992-1997)
INTRODUCTION
La littérature est art et langage : c'est un système esthétique
-- le texte -- impliquant un registre rhétorique de genres, de
styles ou de figures et un régime socio-historique -- l'archi-
texte -- impliquant un récit constitutionnel (ou un
parcours), qui inclut lui-même un discours institutionnel.
Qui dit art dit technique; qui dit langage dit grammaire; qui
dit technique et grammaire dit tekhnê : poiêsis et physis. Le
système esthétique fait de la littérature un art; le régime
socio-historique en fait un métier : la littérature devient un
art quand les artisans deviennent des artistes; mais c'est
l'origine de l' (œuvre d') art qui est l'origine des artistes.
Martin Heidegger : «L'origine de l'œuvre d'art» dans Chemins qui ne mènent nulle part. Gallimard
nrf (Classiques de la philosophie). Paris; 1962 [1950] (320 - 2 p.) [p. 11-68].

Sans admettre qu'il faille parler d'art chez les Grecs ou chez
les Égyptiens et surtout avant (aux temps préhistoriques), il
faut mentionner que pour les Grecs de l'Antiquité, la poésie
est une technique qui s'accompagne de musique; seule la
poésie est un "art", qu'elle prenne la forme du poème ou de
la tragédie, du dithyrambe ou de l'épopée. La poésie et la
musique -- et la poésie est une sorte de musique chantée, de
chant -- sont à l'âme ce que la gymnastique est au corps.
Quand Platon parle d'expulser les poètes de la Cité, c'est
parce qu'ils ne sont pas assez "artistes", c'est-à-dire pas
assez philosophes -- et peut-être pas assez athlètes (dans
leur imitation)...

Au Moyen-âge, la poésie continue de dominer et elle gagne


même d'autres formes comme le roman; mais c'est
seulement à la Renaissance, au moment où l'artiste
remplace l'artisan et où l'écrivain devient un artiste, que la
littérature accède à l'art, sous la poussée même du roman;
elle résulte de la rencontre de la graphie et de la
typographie, de l'écriture et du livre, livre qui avait pourtant
précédé l'invention de l'imprimerie. Cela veut dire qu'il n'y
a pas vraiment de littérature orale, mais une littérature
écrite d'expression orale (au Moyen-âge).
Alain Viala. Naissance de l'écrivain....

L. Febvre et H.J. Martin. L'apparition du livre. Albin Michel.

A. M. Boyer. Le livre. Larousse.

Études françaises, Volume 18, numéro 2 : "L'objet-livre".

[Pour des références complètes, cf. Bibliographie de pragrammatique sur ce même


site].

Le terme "littérature"

Le terme "littérature" n'a pas toujours eu la même


signification que l'on lui (re)connaît aujourd'hui :
1°) Au XVIe siècle, "littérature" veut dire "culture", culture
du lettré : érudition; c'est la connaissance des lettres mais
aussi des sciences; c'est une somme de lectures. Ainsi, dit-
on à l'époque, "avoir de la littérature" : c'est un avoir.
2°) Au XVIIIe siècle, "littérature" désigne la condition de
l'écrivain, soit :
a) le monde des lettres;
b) la carrière des lettres;
c) l'industrie des lettres.
C'est un devenir : le devenir-artiste de l'écrivain.
3°) À partir du XIXe siècle, "littérature" devient plus ou
moins synonyme de "belles-lettres" (les lettres et les
humanités par rapport aux sciences qui s'autonomisent) :
a) c'est l'art de l'expression intellectuelle (éloquence,
poésie);
b) c'est l'art d'écrire des œuvres qui durent;
c) c'est l'art d'écrire par rapport aux autres arts;
d) c'est l'art d'écrire par rapport aux autres techniques
d'écriture (théologie, philosophie, science, etc.).
D'une part, c'est une activité (une existence technique);
d'autre part, c'est un être (une essence esthétique) plutôt
qu'un état (la condition ou la qualité de l'homme de lettres
en sa culture et en son érudition). La littérature se trouve
alors réduite à l'écriture, voire à l'écriture de fiction (depuis
la Révolution française) et, de plus en plus, à la fiction
romanesque.
4°) Au XXe siècle, Escarpit considère que la littérature est
l'ensemble de la production littéraire incluant les faits
littéraires : c'est donc un objet d'étude, un corpus d'œuvres
consacrées, c'est-à-dire enseignées par les intellectuels,
professeurs ou autres (selon Barthes).
Robert Escarpit dans Le littéraire et le social, p. 259-272 et dans Littérature et genres littéraires, p.
7-15.

LE RÉGIME SOCIO-HISTORIQUE DE
L'ARCHI-TEXTE
A) LE DISCOURS INSTITUTIONNEL
Le discours institutionnel est la conception du parcours
littéraire (ou du récit constitutionnel) qui est proposée par
l'esthétique transcendante de l'agréable (ou du bon) et du
beau, l'esthétique du goût et du plaisir constitutive d'une
métaphysique de l'art jusqu'en histoire et en critique
littéraire.
Jean-Marc Lemelin. «La communication de l'art ou De l'esthétique» dans La signature du spectacle
ou de la communication. Ponctuations II. Ponctuation. Montréal; 1984 (208 p.) [p. 17-58].

1) L'ESTHÉTIQUE LITTÉRAIRE
Nous pouvons proposer que, chez les Grecs de l'Antiquité,
l'esthétique est le lien entre la technique et la métaphysique
: elle est le devenir-technique de la métaphysique et le
devenir-métaphysique de la technique; elle est inséparable
de la dialectique et ainsi de la politique, qui est l'art des arts.
La dialectique est l'art -- la tekhnê -- de dialoguer et de
persuader, de convaincre et donc de vaincre l'adversaire;
elle est mise en scène dans et par l'éloquence; aussi a-t-elle
les pieds dans la rhétorique, qui est l'art du discours en
général et qui inclut la poétique, celle-ci étant alors l'art --
le métier et ses règles -- d'un discours comme la poésie (à
ne pas confondre avec le poème, puisqu'on la retrouve
autant dans la tragédie et l'épopée).

Au Moyen-âge, la dialectique et la rhétorique font partie du


trivium, avec la grammaire; le trivium et le quadrivium
(arithmétique, géométrie, astronomie et musique)
constituent les sept arts libéraux enseignés dans les facultés
des arts. Au XVIIe siècle, la rhétorique commence à être
dissociée de la logique (l'art de penser) et de la grammaire
(l'art de parler et d'écrire) par la modernité de la pensée
cartésienne; elle n'est plus un art (une pratique) et elle
devient une théorie des figures de discours ou de style : elle
est maintenant réduite à une théorie des tropes, à une
tropologie, à une rhétorique restreinte, alors qu'elle avait été
généralisée jusqu'à l'époque des collèges classiques. Au
XVIIIe siècle, par Kant, et au XIXe, par Hegel, la
dialectique est déplatonisée -- avant d'être marxisée, par
Marx, Engels, Lénine et Staline : la politique moderne (ou
postmoderne) est sans doute l'échec de la dialectique des
Anciens...

Revenons à l'esthétique comme discours qui constitue et


institue l'art comme art, la littérature comme littérature.
Pour l'esthétique, l'art a une essence, une valeur en soi, une
valeur d'usage; cette valeur (ou son concept ontologique),
c'est la beauté comme synonyme de vérité et de liberté; en
somme, la beauté est un concept éthique avant d'être
esthétique. L'esthétique est à l'art ce que l'épistémologie est
à la science : elle en est la réification, la réduction à une
chose, à un artefact.
Distinguons cinq esthétiques :
1°) Pour l'esthétique objective, il y a une réalité extérieure à
la pensée, une réalité objective dont l'art (la littérature) est
le reflet : plus le reflet est exact, plus il y a réflexion passive
ou active de la réalité par une œuvre, plus celle-ci est
réaliste, plus elle a de la valeur. À l'esthétique objective du
contenu (thématique) conduisant au réalisme, correspond
l'esthétique objective de l'expression (stylistique)
conduisant au formalisme. La forme (l'expression) et le
fond (le contenu) sont les catégories duelles fondamentales
de l'esthétique (objective). Le réalisme socialiste, c'est-à-
dire la soi-disant esthétique marxiste est une esthétique
objective du contenu.
Avner Ziss. Éléments d'esthétique marxiste. Éditions de Moscou [surtout «Petit vocabulaire
esthétique», p. 280-300].

2°) Pour l'esthétique positive, l'art est homologue (plutôt


qu'analogue), comme sujet, à l'objet qu'est le monde
ambiant ou environnant. Le développement de l'art est alors
le développement conceptuel de l'histoire, de l'esprit, de la
pensée. L'esthétique hégélienne -- et a fortiori l'esthétique
aristotélicienne, contrairement à l'esthétique platonicienne
(plutôt objective) -- est une telle esthétique positive en
définissant l'art par un concept, par son propre concept (à
réaliser ou à retrouver), et en séparant l'artistique et le
politique tout en les réunissant dans le spirituel (l'Esprit
absolu). Pour Hegel, il y a une hiérarchie des arts, du
matériel au spirituel : l'art supérieur est l'art idéal et idéel,
c'est l'art le plus éloigné du matériel (la matière et la
nature), c'est l'art le plus raisonnable et le plus spirituel;
c'est la poésie. Aux arts symboliques (la thèse) comme
l'architecture, ont succédé les arts classiques (l'antithèse)
comme la sculpture et, enfin, les arts romantiques (la
synthèse) comme la poésie (musicale, théâtrale, littéraire).
La poésie est elle-même hiérarchisée de l'épique au
dramatique en passant par le lyrique : en ce sens, l'opéra de
Wagner est l'art romantique par excellence. L'esthétique du
jeune Lukacs (et de Goldmann) est elle aussi une esthétique
positive (fondamentalement hégélienne).
3°) L'esthétique négative qui s'inscrit dans la dialectique
négative d'Adorno et de Horkheimer et qui est inspirée de la
théorie critique de l'École de Francfort à laquelle les deux
appartenaient, repose sur une critique (kantienne) de la
raison au profit d'une éthique du jugement, mais elle
n'accède pas au statut d'esthétique transcendantale du
sublime comme chez Kant. Pour Adorno, l'art a valeur de
vérité parce qu'il est liberté et il est la négation de la totalité
(la réalité, la société, l'aliénation, le fascisme) qui est
fausseté.
4°) Pour l'esthétique subjective d'un Marcuse, l'art, comme
subjectivité, a un potentiel révolutionnaire de
transformation de l'objectivité.
5°) De Nietzsche à Lyotard et à Deleuze, se développe une
esthétique affirmative, pour laquelle l'art n'est pas intentions
mais intensités : pouvoir d'affirmation de la libido, du désir,
de la force, de la volonté de puissance; cette esthétique
s'oppose à la fois à l'esthétique objective de Platon et à
l'esthétique positive de Hegel, mais pas à l'esthétique
négative et à l'esthétique subjective.

L'esthétique (objective ou positive) est la philosophie


spontanée (naïve, non critiquée) de la critique littéraire, qui
est elle-même la philosophie spontanée de la littérature
(réaliste ou formaliste). L'esthétique se retrouve ainsi dans
les trois illusions de la critique littéraire dénoncées par
Macherey :
1°) L'illusion empirique (ou naturelle) -- l'illusion de
l'induction, selon nous -- prend l'œuvre comme acquise et
clôturée par l'ouvrage, comme un étant donné, comme un
état de fait; elle ne questionne pas le corpus et elle clôture
le texte en réduisant la littérature à l'écriture; elle explique
l'œuvre par l'auteur individuel (l'écrivain) ou par l'auteur
collectif (la société, la classe, le groupe, le sexe). Le
critique empiriste se fait le complice de l'écrivain en
suggérant que ce sont les auteurs et les œuvres qui font la
littérature, alors que c'est la littérature -- l'art, la tradition,
l'histoire, la critique -- qui fait les auteurs et les œuvres.
2°) L'illusion normative (ou virtuelle) -- l'illusion de la
déduction, encore selon nous -- corrige l'œuvre selon un
modèle esthétique, éthique, idéologique; elle la soumet à
une norme, à un code, à un(e)mode; elle refait l'œuvre en la
restreignant à une lecture idéologique, en réduisant la
littérature à l'idéologie. Expliquant l'œuvre par un lecteur
naïf, le critique magistrat (journaliste) se fait alors le maître
de l'écrivain.
3°) L'illusion interprétative (ou culturelle) actualise ou
réalise les deux autres illusions en une herméneutique qui
met en œuvre les couples duels de catégories esthétiques ou
métaphysiques : fond/forme, intériorité/extériorité,
inspiration/improvisation, etc. Elle explique l'œuvre par
l'œuvre, mais en postulant que l'œuvre à un sens (secret,
caché) en soi et que la lecture ne fait que le découvrir, le
dévoiler, le révéler (ou le trahir); le sens se trouve alors
réduit à la signification. L'interprète se fait interprète, c'est-
à-dire esclave ou disciple, voire complice, de l'œuvre
même, substituant l'explicitation (herméneutique dans sa
genèse et son exégèse) à l'explication (sémiotique),
l'interprêtrise (psychologique) à l'interprétation
(métapsychologique).
Pierre Macherey. Pour une théorie de la production littéraire.

Nicos Hadjinicolaou. Histoire de l'art et conscience de classe.

2) L'HISTOIRE LITTÉRAIRE
Pendant très longtemps, les études littéraires se sont
confondues avec l'histoire littéraire, celle-ci consistant à
raconter après coup ce qu'elle considère être la littérature, à
en faire l'historique; en France, après la Révolution,
l'histoire littéraire s'est affairée à constituer un ensemble
d'écrits en littérature nationale et la littérature en un art, en
établissant un corpus d'œuvres connus et de chefs-d'œuvre
reconnus, selon divers critères :
1°) la langue écrite : le français et non d'autres langues
parlées sur le territoire français;
2°) l'époque : le Moyen-âge, la Renaissance, le Classicisme
et les Lumières avant la Révolution et la Modernité depuis;
3°) l'école (ou le courant);
4°) le genre : la non-fiction et la fiction, le poème et le
roman ou les autres formes romanesques (nouvelle, conte),
la pièce de théâtre, les écrits intimes ou autobiographiques,
etc.;
5°) le style : variable d'une œuvre ou d'un auteur à l'autre;
6°) l'auteur lui-même : sa vie et son œuvre.
L'histoire littéraire cherche, à travers ces différents critères,
à établir un répertoire d'œuvres et un palmarès d'auteurs;
elle fait donc l'inventaire ou la nomenclature des œuvres et
elle opère des classements : elle classe en tendances, en
courants, en écoles, en genres, en styles, en thèmes, en
influences, etc. Pour l'histoire littéraire, l'objet des études
littéraires, c'est le corpus à constituer ou à reconstituer, à
instituer, à ficher dans les annales et les archives et dont il
faut rendre compte dans des bibliographies et des
monographies ou dans des anthologies et des manuels. Pour
l'histoire littéraire, la littérature est d'abord et avant tout ce
qui se retrouve à la bibliothèque ou ce qui doit s'y retrouver;
c'est là qu'on la cherche et qu'on la trouve.
3) LA CRITIQUE LITTÉRAIRE
a) La critique historique
Inséparable de l'histoire littéraire, la critique historique est
une approche externe ou extérieure, transcendante par
rapport aux textes; c'est une critique qui est parfois
normative ou prescriptive (corrective), selon une idéologie
religieuse, morale, politique ou autre. C'est une critique
adjective, en ce sens qu'elle ajoute beaucoup au texte par la
paraphrase, qu'elle multiplie les intermédiaires et les
médiations entre l'auteur et le texte ou entre le texte et le
lecteur et qu'elle fonctionne surtout à l'épithète. C'est une
critique génétique; c'est la genèse, c'est-à-dire l'origine et
l'historique de l'oeuvre, qui mobilise toute son énergie et
trouve son aboutissement ultime dans l'édition critique. La
critique historique ou génétique, que l'on appelle aussi
"ancienne critique", peut être philologique ou
psychologique.
1°) La critique philologique
La critique philologique est une critique académique
d'érudition. Devant l'affluence, l'abondance, des oeuvres, il
lui faut faire appel à la bibliographie. La critique
bibliographique consiste à faire l'inventaire de ce qui se
publie et à le répertorier dans les manuels, les anthologies,
les dictionnaires, les encyclopédies, etc. La critique
philologique doit aussi faire appel à l'historiographie. La
critique historiographique examine les différents états
d'un texte, de la première version ou des premiers
manuscrits à l'édition originale (ou princeps) et aux autres
éditions; il lui faut donc comparer les notes, les projets, les
plans, les ébauches, les brouillons, les remaniements, les
corrections, les scolies, les ajouts ou les coupures d'un
version à l'autre : c'est l'avant-texte qui l'intéresse et qui est
le moyen d'établir une édition critique. Elle peut aussi
s'attarder aux influences entre les oeuvres ou entre les
auteurs et s'inscrire ainsi dans l'histoire des idées et des
mentalités.
La critique philologique, de la bibliographie à
l'historiographie, se préoccupe du style de l'œuvre et elle
favorise la publication de thèses, de mémoires, de journaux
intimes, de correspondances, contribuant ainsi à la gloire
des auteurs et sous le prétexte que c'est le hors-texte (les
textes d'accompagnement) qui explique ou éclaire le texte.
2°) La critique psychologique
La critique philologique est souvent complétée ou relayée
par la critique psychologique, qui lui sert d'exégèse et qui
est une critique sentimentale de vulgarisation. Très souvent,
la critique psychologique est une critique biographique,
pour ne pas dire hagiographique : elle parle plus des auteurs
que des oeuvres. La critique psychologique peut autant faire
appel à la démagogie, dans le pire des cas, qu'à la
pédagogie, dans le meilleur des cas. La critique
démagogique domine la critique journalistique : le journal
fait passer la propagande pour de l'information, la
promotion pour de l'opinion, la publicité pour de la
popularité. C'est souvent une anecdote à propos de l'auteur
ou l'aventure du texte qui lui sert de fil conducteur. Du
journal au magazine, la différence n'est que quantitative :
plus spectaculaire. L'auteur y est en quelque sorte le
personnage ou l'acteur principal. La critique démagogique
ne cherche pas à expliquer le texte mais à impliquer le
lecteur en appliquant au texte trois ou quatre recettes de
lecture : elle résume, elle répète, elle annonce, elle glorifie
ou sacrifie...
C'est la philologie (de la genèse à l'exégèse) qui permet à la
critique psychologique de se faire pédagogie. La critique
pédagogique cherche à énoncer la littérature, à l'enseigner
par la revue ou le manuel, plutôt qu'à renseigner sur elle;
elle s'attarde surtout aux personnages, à leur caractère, à
leur vraisemblance, etc.
La critique philologique (de la langue et du style) et la
critique psychologique (des personnages et des thèmes)
sont donc inséparables au sein de la critique historique ou
génétique, qui consiste à amener la littérature à l'oeuvre, à
recouvrir l'oeuvre du manteau de la littérature et à se
(con)fondre ainsi avec une stylistique : pour la critique
philologique, l'oeuvre c'est le style de l'auteur; pour la
critique psychologique, le style de l'oeuvre c'est l'auteur.
Répétons que «la philologie, ou la bibliographie, lit l'oeuvre
dans la vie de l'auteur (écrivain et société, style et langue);
la psychologie, ou la biographie, lit la vie de l'auteur
(individuel ou collectif) dans l'oeuvre».
Jean-Marc Lemelin. «Les études littéraires» dans Le sens (p. 13-21, surtout p. 17).

b) La critique herméneutique
L'ancienne critique allie donc l'érudition philologique et la
vulgarisation psychologique : elle interprète surtout l'oeuvre
par l'auteur; la "nouvelle critique" ou la critique
herméneutique interprète plutôt l'auteur par l'oeuvre. C'est
une critique qui s'avoue plus subjective; mais son approche
est plus interne que celle de la critique historique; l'exégèse
l'occupe davantage que la genèse. Au sein de la critique
herméneutique, nous distinguerons la critique symbolique
et la critique thématique.
1°) La critique symbolique
La critique symbolique considère que les thèmes se
réalisent dans des images, dans l'imaginaire ou l'imagerie
d'une oeuvre, sous la forme de symboles; symboles qui
peuvent, par exemple, tenir des quatre éléments de la
nature.
Gaston Bachelard.
Gilbert Durand.
Si ces symboles tiennent des mythes, il est alors possible de
parler de la critique symbolique comme d'une
mythocritique empruntant à la mythologie et à
l'ethnologie.
Georges Dumézil.
Northrop Frye.
Mircea Eliade.
Roger Caillois.
Claude Lévi-Strauss.
Si les symboles sont attachés à des complexes, il est
possible de parler de la critique symbolique comme d'une
psychocritique, aussi souvent d'inspiration jungienne que
freudienne.
Charles Mauron.
Marie Bonaparte.
Marthe Robert.
Gérard Bessette.
2°) La critique thématique
Pour la critique thématique, il y a toutes sortes de thèmes
mythiques ou psychiques, mythologiques ou
psychologiques, sociologiques ou philosophiques, psycho-
sociaux ou socio-historiques (religieux, moraux, etc.). Le
thème peut être conscient, préconscient ou subconscient; ce
peut être une catégorie ou une forme a priori comme
l'espace et le temps. Parfois la thématique et la symbolique
sont réunies.
Georges Poulet.
Jean-Pierre Richard.
Jean-Paul Weber.
Jean Starobinski.
Jean Rousset.
André Brochu.
Lorsque la thématique rassemble surtout des thèmes
philosophiques (ontologiques, phénoménologiques) ou des
thèmes théologiques, il y a lieu de parler de philocritique.
Georges Bataille.
Pierre Klossowski.
Maurice Blanchot.
Jean-Paul Sartre.
Serge Doubrovski.
Alors que la philocritique est plus ou moins rattachée à la
philosophie existentialiste, la sociocritique l'est plutôt à la
philosophie socialiste ou communiste et nous allons
maintenant nous attarder davantage à la critique
sociologique, dont fait partie la sociocritique.

B) DU DISCOURS AU PARCOURS : L'HISTOIRE ET


LA DIALECTIQUE
L'esthétique littéraire, l'histoire littéraire et la critique
littéraire dont il a été question jusqu'ici contribuent à
l'institutionnalisation de la littérature, à la constitution de
l'institution littéraire, comme rencontre du corps
(professionnel, professoral, intellectuel) et du texte;
rencontre qui va conduire au corpus. La critique
sociologique, la critique socio-historique et la théorie
critique ont quelque chose d'anti-institutionnel ou de contre-
institutionnel -- cela ne veut pas dire non-institutionnel -- en
ce qu'elles se réclament d'autres institutions, d'autres
appareils d'institution et d'autres appareils (politiques ou
idéologiques).
1) LA CRITIQUE SOCIOLOGIQUE
La critique sociologique s'intéresse aux marques ou aux
traces de la société dans la littérature (réduite à l'écriture).
a) Le réalisme critique du jeune Lukacs
Chez Hegel, l'aliénation comme négation par l'antithèse est
un moment essentiel de la dialectique de la pensée; mais
pour le jeune Lukacs, elle est réification : désappropriation
[Feuerbach] plutôt que subjectivation, elle transforme les
êtres et les choses en res, en objets. C'est par le fétichisme
de la marchandise, caractéristique du capitalisme selon
Marx, que l'aliénation devient réification. La philosophie de
l'aliénation (Hegel, Feuerbach, jeune Marx) se transforme
en théorie de la réification chez le jeune Lukacs et elle
s'oppose à la théorie du reflet...
Georg Lukacs. Histoire et conscience de classe.

Ce que la sociocritique retient du jeune Lukacs, c'est


d'abord et avant tout sa théorie du roman. Selon Lukacs, le
roman est «le genre majeur, dominant, de l'art bourgeois
moderne» et c'est la forme dialectique de l'épique : le roman
est l'épopée moderne; il est «la principale des formes
littéraires correspondant à la société bourgeoise» et son
évolution est liée à l'histoire de cette société. «Le monde de
l'épopée répond à la question : comment la vie peut-elle
devenir essentielle?»; l'épopée a succédé à la tragédie, qui a
répondu «à la question : comment l'essence peut-elle
devenir vivante?» Cette conception du roman fera de
Lukacs un partisan de ce qu'il appelle «le grand réalisme»
(critique ou historique), dont le modèle est Balzac, et un
partisan de «l'art tendancieux» (ou engagé), qui a pris parti
contre l'ordre établi et contre l'art pour l'art (et non pour le
Parti).
Selon Goldmann, Lukacs décrit «un certain nombre
d'essences atemporelles, de[s] formes qui correspondent à
l'expression littéraire de certaines attitudes humaines
cohérentes». Il étudie les grandes formes épiques réalistes,
c'est-à-dire qui «reposent, sinon sur une acceptation de la
réalité, du moins sur une attitude positive envers une réalité
possible, dont la possibilité est fondée dans le monde
existant»; «dans la littérature épique, les "formes" sont
l'expression de relations multiples et complexes
qu'entretient l'âme avec le monde». Ainsi, «le roman est la
principale forme littéraire d'un monde dans lequel l'homme
n'est ni chez soi ni tout à fait étranger».
«Le roman est la forme dialectique de l'épique, la
forme de la solitude dans la communauté, de l'espoir
sans avenir, de la présence dans l'absence». Selon
Goldmann, la description par Lukacs de la structure
significative romanesque correspond à l'analyse
marxienne du fétichisme de la marchandise. Dans la
forme romanesque, analysée par Lukacs et caractérisée
à la fois par la communauté et l'antagonisme radical
entre le héros et le monde, «la communauté a son
fondement dans la dégradation commune de l'un et de
l'autre par rapport aux valeurs authentiques qui
régissent l'oeuvre, à l'absolu, à la divinité» :
«l'antagonisme est fondé sur la nature différente et
même opposée de cette dégradation».
Typologie de la forme romanesque
Le jeune Lukacs est surtout célèbre pour sa typologie
de la forme romanesque :
1°) (selon l'abstraction ou l'identification par la thèse
ou l'affirmation), il y a d'abord le roman de l'idéalisme
abstrait, du personnage démonique à conscience trop
étroite pour la complexité du monde :
le modèle est Don Quichotte de Cervantès ou Le rouge
et le noir de Stendhal;
2°) (selon l'objectivation ou l'aliénation par l'antithèse
ou la négation), il y a ensuite le roman psychologique à
héros passif dont l'âme est trop large pour s'adapter au
monde :
le modèle est L'Éducation sentimentale de Flaubert;
3°) (selon la médiation ou la nouvelle totalisation par la
synthèse ou la négation de la négation), il y a aussi le
roman éducatif du renoncement conscient qui n'est ni
résignation ni désespoir :
le modèle est Wilhelm Meister de Goethe.
Ce dernier type de roman est «la réconciliation de
l'homme problématique avec la réalité concrète et
sociale»; c'est la synthèse des deux premières formes.
Lukacs entrevoit enfin «le dépassement des formes
sociales de vie» dans les romans de Tolstoï : nouvelle
thèse?...
Georg Lukacs. Théorie du roman.

b) Le structuralisme génétique de Goldmann


1°) En philosophie
La sociologie de Goldmann se définit comme étant un
structuralisme génétique (à la Piaget) : «Le
structuralisme génétique part de l'hypothèse que tout
comportement humain est un essai de donner une
réponse significative à une situation particulière et tend
pour cela à créer un équilibre entre le sujet de l'action
et l'objet sur lequel elle porte, le monde ambiant».

La catégorie fondamentale chez Goldmann est celle de


totalité développée par Lukacs : «[l]a totalité du
processus de l'expérience sociale et historique telle
qu'elle se constitue dans la praxis sociale et la lutte des
classes». Cette totalité fonde «la structure significative
temporelle et dynamique»; elle est la réunion du sujet
et de l'objet. Pour qu'il y ait totalité, il faut qu'il y ait
identité du sujet et de l'objet; mais Goldmann remplace
l'identité totale de Hegel ou de Lukacs par une identité
relative ou partielle. C'est parce qu'il y a identité
partielle, voire partiale, du sujet et de l'objet, et non pas
différence radicale entre les deux, qu'il est impossible
de séparer les jugements de fait et les jugements de
valeur; ici Goldmann s'oppose, en kantien, au néo-
kantien Weber.
Étant donné la totalité constituée par l'identité relative
du sujet et de l'objet, le sujet est et a la conscience
possible de l'objet : il peut en être conscient. Mais cette
conscience possible n'est pas celle d'un individu; elle
est celle d'un groupe -- d'une classe sociale. La
conscience possible désigne : «le maximum
d'adéquation à la réalité que saurait atteindre (tout en
étant entendu qu'elle ne l'atteindra peut-être jamais) la
conscience d'un groupe, sans que pour cela celui-ci soit
amené à abandonner sa structure». Mais s'il y a une
telle conscience possible, c'est qu'il y a une possibilité
objective d'expliquer le présent par l'avenir et de
modifier l'avenir par le présent. Ce qui sépare la
conscience possible de la possibilité objective, nous
avons déjà suggéré que c'est la réification.
La conscience possible est une conscience qui peut être
une conscience de classe, une conscience qui peut faire
d'une «classe en soi» une «classe pour soi». Entre la
conscience possible et une oeuvre littéraire ou
philosophique, intervient la vision du monde : «un
point de vue cohérent et unitaire sur l'ensemble de la
réalité et la pensée des individus, qui à quelques
exceptions près, est rarement cohérente et unitaire».
Selon Goldmann, ici fidèle à Piaget, pour connaître la
vision du monde d'un groupe, il faut la comprendre
(c'est-à-dire la décrire) et l'expliquer. «Comprendre une
structure c'est saisir la nature et la signification des
différents éléments et processus qui la constituent
comme dépendant de leurs relations avec tous les
autres éléments et processus constitutifs de l'ensemble»
: c'est la description (ou l'analyse) d'une partie.
«Expliquer un fait social, c'est l'insérer dans la
description compréhensive d'un processus de
structuration dynamique qui l'englobe» : c'est
l'inscription de la partie dans un tout (ou la
synthèse).La compréhension consiste dans «la
description des liaisons essentielles dont le devenir
constitue la structure»; l'explication consiste dans «la
compréhension des structures plus vastes qui rendent
compte du devenir des structures partielles».
Par exemple, Goldmann déclare que «le concept
lukacsien de vision tragique a été un instrument capital
pour la compréhension des écrits de Pascal et de
Racine; la compréhension du mouvement janséniste en
tant que structure dynamique a par contre une valeur
explicative par rapport à ces écrits; de même la
description compréhensive de l'histoire de la noblesse
de robe a une valeur explicative pour la genèse du
Jansénisme, la description compréhensive de
l'évolution de la structure des rapports de classe dans la
société française globale aux XVIe et XVIIe siècles a
une valeur explicative pour les processus dynamiques
constituant le devenir de la Noblesse de Robe, etc.».
«Compréhension et explication ne sont donc qu'un seul
et même processus intellectuel».
Lucien Goldmann. Le Dieu caché.

Lucien Goldmann. Épistémologie et structuralisme génétique.

Collectif. Le structuralisme génétique.

Collectif. L'oeuvre et l'influence de Lucien Goldmann.

Jean-Michel Palmier. «Goldmann vivant» dans Esthétique et marxisme.

2°) En sociologie de la littérature


En sociologie de la littérature, le structuralisme
génétique de Goldmann s'oppose à la simple critique
sociologique des contenus, parce que «la relation
essentielle entre la vie sociale et la création littéraire ne
concerne pas le contenu de ces deux secteurs de la
réalité mais seulement les structures mentales, c'est-à-
dire ces catégories qui organisent en même temps la
conscience empirique d'un groupe social et l'univers
imaginaire créé par l'écrivain». Toujours selon
Goldmann, «[a]lors que la sociologie des contenus voit
dans l'oeuvre un reflet de la conscience collective, la
sociologie structurale voit en elle un des éléments
constitutifs les plus importants de celle-ci, celui qui
permet aux membres du groupe de prendre
connaissance de ce qu'ils pensaient, sentaient ou
faisaient sans se rendre compte de la signification
objective de leurs actes». C'est dire qu'«[i]l n'y a donc
pas homologie entre la structure biographique ou
sociologique de l'auteur et celle du groupe, mais entre
les structures mentales catégorielles de l'oeuvre en tant
que virtualité de celle du groupe». La vision du monde,
qui est celle non pas d'un sujet individuel mais d'un
sujet collectif, n'exprime pas la conscience réelle du
groupe mais sa conscience possible.
Pour comprendre le rapport entre une oeuvre et la
conscience collective, entre la création artistique et la
vie quotidienne, le structuralisme génétique pose cinq
thèses :
1°) la relation qu'il y a entre oeuvre et société concerne
les catégories;
2°) les structures ou catégories mentales ne sont pas
celles d'un individu;
3°) il y a homologie ou relation significative entre la
conscience collective et une oeuvre littéraire et cette
homologie est exprimée par une vision du monde;
4°) ce sont les catégories de la vision du monde qui
font l'unité et la cohérence d'une oeuvre;
5°) les structures catégorielles ne sont ni conscientes ni
inconscientes : elles sont informulées.
Selon Goldmann, plus une oeuvre est cohérente ou plus
sa vision du monde est structurée et plus cette oeuvre a
de la valeur; valeur qui est donc de nature conceptuelle,
pour la littérature comme pour la philosophie. En ce
sens, la philosophie ou la sociologie de Goldmann est
fondamentalement une psychologie. Selon Zima,
Goldmann «continue avec persévérance la tradition
hégélienne en supposant que toute grande oeuvre
littéraire exprime une vision du monde et qu'elle peut
être interprétée de manière univoque, autrement dit :
qu'elle a un équivalent philosophique».
Pierre Zima, p. 176.

Ce qui intéresse Goldmann n'est donc pas la conscience


collective réelle mais la conscience collective possible
que peut structurer la vision du monde, qui est
l'intermédiaire ou la médiation entre les structures
sociales et les structures littéraires. L'homologie qu'il y
a entre la société et la littérature ne passe pas par la
conscience réelle mais par la conscience possible et par
la vision du monde (psychologique); qui est à la fois
compréhension et explication. Autrement dit, une
oeuvre ne reflète pas l'idéologie consciente réelle d'une
classe, elle en est la psychologie, c'est-à-dire rapport à
cette idéologie.
Reproduire la conscience réelle collective (ou
l'idéologie) est le propre des oeuvres moyennes, selon
Goldmann, et non des «grandes oeuvres». Le caractère
collectif de la création littéraire ne provient pas de la
conscience collective réelle, mais «du fait que les
structures de l'univers de l'oeuvre sont homologues aux
structures mentales de certains groupes sociaux ou en
relation intelligible avec elles, alors que sur le plan des
contenus, c'est-à-dire de la création d'univers
imaginaires régis par ces structures, l'écrivain a une
liberté totale». La vision du monde d'une grande
oeuvre fait que la structure de celle-ci correspond le
mieux possible à la structure de la conscience possible
du groupe créateur, conscience qui «tend vers une
vision globale de l'homme», vers la totalité selon
Lukacs. C'est donc la vision du monde qui est la
catégorie la plus importante de la sociologie de la
littérature de Goldmann.
3°) En sociologie du roman
Empruntant à Lukacs et à Girard, Goldmann affirme qu'il y
a une homologie entre la structure romanesque classique et
la structure de l'échange dans l'économie libérale et qu'il y a
certains parallélismes entre leurs évolutions ultérieures. Il y
a une relation entre la forme romanesque et la structure du
milieu social à l'intérieur duquel elle s'est développée, entre
le roman comme genre littéraire et la société individualiste
moderne. La forme romanesque paraît être à Goldmann :
«la transposition sur le plan littéraire de la vie quotidienne
dans la société individualiste née de la production pour le
marché. Il existe une homologie rigoureuse entre la forme
littéraire du roman [...] et la relation quotidienne des
hommes avec les biens en général, et par extension des
hommes avec les autres hommes, dans une société
productrice pour le marché». Dans la production pour le
marché, la valeur d'échange prime sur la valeur d'usage; ce
qui fait que le rapport de la conscience des hommes aux
biens est réifié, aliéné, soumis au fétichisme de la
marchandise. Comme la société de marché, le roman évolue
de la valeur d'usage à la valeur d'échange : il est l'histoire
du passage de la première à la seconde.

Comme l'individualisme disparaît à cause de la


transformation de la vie économique de la concurrence en
monopole, «nous assistons à une transformation parallèle
de la forme romanesque qui aboutit à la dissolution
progressive et à la disparition du personnage individuel, du
héros». Cette disparition a eu lieu en deux étapes :
1°) une étape transitoire, où la biographie de l'individu est
remplacée par la biographie du groupe, dans les romans de
Malraux;
2°) une deuxième période, qui va de Kafka au nouveau
roman, où le héros n'est pas remplacé, où il y a absence du
sujet.
Le roman (à héros problématique) n'exprime pas la
conscience réelle ou possible de la bourgeoisie à l'histoire
de laquelle il est lié; il la critique et s'y oppose, selon
Goldmann.
Les romans de Malraux et le nouveau roman servent de
champ d'application aux analyses goldmaniennes de la
forme romanesque. Dans les romans de Malraux,
Goldmann retrace l'évolution de la vision du monde des
personnages, des héros problématiques, et il tente de faire le
lien avec l'évolution de la société bourgeoise. Quant au
nouveau roman, il serait l'expression de l'aliénation
provoquée par l'évolution du mode de production
capitaliste. Le nouveau roman serait donc encore du roman
réaliste, car il représente la réification, ce «processus
psychologique» qui fait qu'il y a «suppression de toute
importance essentielle de l'individu et de la vie individuelle
à l'intérieur des structures économiques et, à partir de là,
dans l'ensemble de la vie sociale».

C'est pourquoi, dans le nouveau roman, il y a «disparition


plus ou moins radicale du personnage et renforcement
corrélatif non moins considérable de l'autonomie des
objets»; après la dissolution du personnage apparaît «un
univers autonome d'objets» dans les romans de Robbe-
Grillet. Le nouveau roman est réaliste parce que «sa
structure est analogue à la structure essentielle de la réalité
sociale» au sein de laquelle il a été écrit : il correspond à la
réification, au monde déshumanisé de la réification. Le
roman réaliste est à la fois compréhension et explication de
la totalité comme étant aliénée, réifiée par le capital; mais il
est aussi promesse de désaliénation, de nouvelle
totalisation, de libération par une nouvelle totalité : en ce
sens, il est humaniste.
Lucien Goldmann. Pour une sociologie du roman.

Jacques Leenhardt.
Henri Mitterand.
Pierre Barbéris.
Jean Decottignes.
Claude Duchet et al.
Charles Bouazis, dans Le littéraire et le social.
Claude Prévost.
Jean Thibaudeau.
c) Le personnalisme ou l'existentialisme de Falardeau
La critique sociologique de Falardeau ne peut être
considéré comme étant de la sociocritique, mais comme une
critique sociologique des contenus, une thématique.
Falardeau inscrit sa sociologie du roman dans une
sociologie de la littérature, elle-même inscrite dans la
sociologie de l'art, qui fait partie d'une sociologie de la
culture; il considère que l'objet de la sociologie de la
littérature est les oeuvres littéraires comme «oeuvres de
civilisation», de culture : «la culture informe la conscience,
les attitudes collectives»; mais «la culture propose ou
impose, les hommes disposent»...
Falardeau distingue la littérature des autres arts, parce
qu'elle est aussi langage; mais contrairement à celui-ci, elle
est davantage communication qu'expression. C'est parce
qu'elle est «une expression pour l'expression» que la poésie
est plus près de la littérature orale : de la parole; en poésie,
«la chose l'emporte sur la signification»; la poésie est
expression; elle s'adresse aux sens. Le roman est plutôt du
côté de la littérature écrite; il est communication et s'adresse
plutôt à l'entendement. Distinguant la poésie (littérature
orale) de la littérature écrite (le roman) et identifiant celle-ci
à l'imaginaire, Falardeau en arrive quasiment à confondre le
roman (c'est-à-dire la fiction romanesque) et la littérature,
comme le fait plus ou moins Sartre. Contrairement à la
poésie, le roman n'est pas une parole mais un discours;
cependant, il demeure du jeu : le romanesque est du
ludique, selon Falardeau.

Comme Escarpit, Falardeau distingue une sociologie du


livre, une psychosociologie de la lecture et une sociologie
de l'oeuvre; mais c'est à celle-ci qu'il s'attarde
exclusivement. Accusant Goldmann de sociologisme parce
que celui-ci affirme que le sujet de l'oeuvre est un sujet
collectif, Falardeau plaide, au nom de la personne qui est
«libre et autonome», pour un sujet individuel (originel et
original). Situant son analyse dans une «optique
phénoménologique», Falardeau ne s'intéresse pas aux
homologies entre le social et le littéraire, mais entre le
social et l'imaginaire qui structure les oeuvres.
Selon Falardeau, «toute démarche sociologique doit partir
des oeuvres considérées en elles-mêmes et pour elles-
mêmes», parce que ce sont des
transpositions(transcendantes et autonomes) structurées par
la vision du monde (dans un sens plus large que chez
Goldmann) : c'est «une saisie totalisante de l'existence
humaine et du monde, des normes qui les régissent, des
pôles qui leur donnent orientation, des valeurs qui ont
cours, des relations qu'ils entretiennent ou non avec un au-
delà du monde»; c'est une mentalité. Cette vision du monde
est individuelle-collective; elle est latente dans l'oeuvre; il y
a un décalage entre la vision consciente de l'écrivain et la
vision du monde dans son oeuvre : entre le projet et le
résultat.
Falardeau distingue la vision du monde de l'idéologie
qu'une oeuvre peut véhiculer : «La vision du monde est de
l'ordre de la perception ou de l'intuition, l'idéologie est de
l'ordre du système de pensée, souvent de la doctrine». La
vision du monde est le produit des structures signifiantes de
l'oeuvre :
1°) la structure formelle : enchaînement des parties de
l'oeuvre et leur progression, procédés narratifs, rhétorique;
2°) les «deux formes essentielles» que sont l'espace et le
temps;
3°) les personnages;
4°) les thèmes, les symboles, les mythes.
Pour penser la dialectique roman/société, Falardeau propose
que le roman exprime ou préfigure la société : il est l'écho,
la transposition d'éléments significatifs de la vie sociale
d'une part, il est une révélation, une divination de la société,
d'autre part. De la société aux oeuvres, le roman est
«roman-écho»; et, des oeuvres à la société, il est «roman-
révélation». Le roman, à la fois comme roman-écho et
comme roman-révélation, ouvre sur l'imaginaire, dont les
trois principales directions sont : le ludique, le symbolique
et l'onirique. Par l'imaginaire, le roman construit ce que la
société pourrait -- ou devrait -- être : une société possible...
L'imaginaire est au contenu ce que le style est à
l'expression; ou plutôt, l'imaginaire est au style ce que le
contenu est à l'expression, car c'est par le style que passe
l'imaginaire. Le style est d'abord un écart entre l'oeuvre
écrite et le langage populaire, puis un écart entre une
écriture autre et l'écriture-institution des autres, et, enfin, un
écart entre une écriture personnelle et les écritures
contemporaines; le style est originaire, originel et original.
Style et imaginaire font la vision du monde d'une oeuvre;
s'il y a homologie, c'est entre les procédés stylistiques, qui
sont des transcriptions esthétiques, et les réalités sociales.
Alors que l'imaginaire dénonce le psychosocial et la culture,
le style enfonce dans le social et dans la littérature. Style et
imaginaire confèrent à l'oeuvre une autonomie absolue;
autonomie par laquelle «l'oeuvre remplit une fonction
sociale». En somme, le projet imaginaire de s'opposer à la
société enfonce dans le style littéraire; l'oeuvre, surtout le
roman, en est le résultat culturel (et donc social).
Typologie du roman québécois
Pour Falardeau, comme pour Marcotte, Robidoux et
Renaud, le «roman québécois authentique» naît entre 1925
et 1940, 1933-34 marquant un tournant décisif. Comme le
jeune Lukacs, c'est par le type de héros romanesque qu'il
procède pour établir sa typologie du roman québécois :
1°) le héros du roman traditionnel, du roman paysan ou
historique est un héros qui se veut exemplaire; sa vision du
monde lui est donnée et il veut y correspondre comme à un
modèle; il vit dans un espace québécois et rural :
Menaud, maître-draveur de Savard marque l'apothéose de
ce roman du héros exemplaire; il en est la dernière
incarnation : Menaud atteint le mythe par sa foi et sa
fidélité; c'est un héros dramatique (tragique ou démonique,
disait Lukacs);
2°) avec La Scouine de Laberge, Un homme et son péché de
Grignon et les romans de Thériault, le héros n'est plus
préoccupé par un modèle idéal : c'est la négation du héros
exemplaire dramatique;
3°) apparaît en même temps le héros romanesque urbain :
celui qui est préoccupé de modèle (chez Harvey, Desrosiers,
Charbonneau, Giroux, Lemelin, Roy),
celui qui ne l'est pas du tout et qui apparaît pour la première
fois dans les romans de Langevin; «étape capitale, peut-être
la plus révélatrice de notre roman contemporain» : «Le
héros romanesque urbain sans modèle est désespéré de
reconstruire autrui; trop faible pour s'affirmer contre autrui,
incapable de comprendre et d'aider autrui», il est étranger
au monde;
4°) le roman à héros aliéné : cette aliénation est davantage
religieuse que politique et économique; ainsi, ce qui fait «le
plus grand intérêt du roman québécois, en définitive, est
peut-être d'ordre théologique», conclut Falardeau.
Selon lui, l'évolution du roman québécois «a été parallèle,
parfois antérieure, à l'évolution sociale du Québec français.
Les personnages romanesques, à la fois échos et prophètes,
ont été les annonciateurs d'un long repli léthargique, puis
par la suite, d'un lent éclatement de la société. Ils
témoignent du déclin de la vie rurale et des étapes de
l'affrontement de la civilisation urbaine de type nord-
américain. Au fur et à mesure que les groupes sociaux
arrivent à la ville, ils se sentent écrasés par un univers
social étranger qui les domine, qui détient les éléments du
pouvoir économique et politique ainsi que les valeurs de la
réussite. Éloignée du sol à sa base et des instruments de sa
libération au sommet, la collectivité perd son identité et doit
inventer un autre visage d'elle-même. Elle doit trouver de
nouvelles significations au monde, à sa relation avec le
monde, à son action dans le monde. De nouvelles valeurs
doivent être improvisées».
Jean-Charles Falardeau. Notre société et son roman.Imaginaire social et littérature. L'essor des
sciences sociales au Québec.

2) LA CRITIQUE SOCIO-HISTORIQUE : DE LA
PRATIQUE À LA CRITIQUE
La critique sociologique de Lukacs et de Goldmann et la
critique socio-historique ont en commun la dialectique
(hégélienne ou marxienne); mais ce qui distingue les deux
est la prise de parti ouvertement marxiste (communiste
plutôt que socialiste) de la seconde. Ce qui distingue la
critique socio-historique de la critique historique, c'est que
la première s'intéresse à l'histoire sociale et non pas à
l'histoire littéraire. Chez Marx et Engels, elle s'inscrit dans
leur parti-pris prolétarien et dans leur critique de la
philosophie, leur critique de la critique. Alors que la
critique sociologique repose sur la philosophie de
l'aliénation et la théorie de la réification, la critique socio-
historique repose sur la philosophie (ou la double thèse) du
reflet et la théorie de l'idéologie.
a) La critique philosophique de Marx et Engels
Pour Marx et Engels, la littérature est langage, c'est-à-dire
conscience (ou pensée); mais parce qu'elle est langage,
c'est-à-dire parce qu'elle n'est pas la «vie réelle» selon eux,
elle est idéologie et non science. Quand Marx et Engels
parlent de l'idéologie, il parlent entre autres choses :
. d'un langage opaque, contrairement à la science qui serait
un langage transparent;
. d'une "camera obscura", c'est-à-dire d'une image inversée
des choses;
. d'une illusion qui n'a pas d'histoire et qui est conscience
fausse (ou faussée), alors que la science serait conscience
vraie;
. d'une superstructure sociale qui serait le reflet, c'est-à-dire
la réflexion et la réfraction : la représentation et la
reproduction, de l'infrastructure économique : «conditions
matérielles d'existence», forces de production, capital et
travail, mode de production (capitaliste).
Ce qui fait que dans une formation sociale capitaliste, la
littérature est bourgeoise : idéaliste, idéologique,
spéculative, comme la philosophie.
Marx et Engels. L'idéologie allemande.

Alors qu'en philosophie, Marx et Engels opposent le


matérialisme à l'idéalisme, en littérature, ils se contentent
d'opposer le réalisme (balzacien) au romantisme. Ils font du
réalisme une esthétique du contenu, où il y a primat du
contenu sur l'expression, de la réalité comme contenu de
pensée, de la pensée comme forme de réalité, de la pensée
comme retard sur la réalité et comme regard sur cette même
réalité. Dans sa «critique de la critique critique», Marx
reproche à la critique (critique) de Sue par Szeliga d'être
une «fiction», une «construction spéculative» et idéaliste
qui fait dépendre la réalité de la pensée, l'objet de la notion
(l'idée hégélienne), les «êtres naturels» de «l'être
conceptuel». Pour Marx, les «mystères» dont parle Szeliga
à la suite de Sue ne sont que des objets imaginaires et non
des objets de connaissance, parce qu'ils ne rendent pas
compte de la réalité; selon lui, les classes sociales sont
gommées dans le célèbre roman de Sue, la lutte des classes
est déniée et il y a collaboration de classe entre divers
personnages du roman.
Au sujet de Balzac, le débat est situé à un autre niveau :
cette fois la contradiction ne se situe pas entre la réalité et la
pensée, ou pas directement, mais entre l'idéologie de
l'individu Balzac et l'écriture de l'écrivain Balzac. Selon
Marx et Engels, Balzac est un partisan de l'aristocratie et
même de la monarchie : il défend donc une idéologie
réactionnaire; par contre, dans ses romans, il décrit, avec
ses intentions et ses prétentions historiques ou ses
ambitions scientifiques de savant historien, la décadence de
l'aristocratie, la montée de la bourgeoisie et la situation qui
en résulte dans le peuple (la paysannerie surtout). L'écriture
romanesque de Balzac est donc d'une part, sinon
révolutionnaire tout au moins progressiste, et, d'autre part,
elle est plus proche de la réalité que celle de Sue.
Marx et Engels. La Sainte Famille.

Georg Lukacs. Marx et Engels historiens de la littérature.

Jean-Louis Houdebine. Langage et marxisme.

b) La critique politique de Lénine


Il y a trois types d'intervention de Lénine à propos de la
littérature:
1) les écrits sur les oeuvres et les écrivains russes :
Herzen, Gogol, Nekrassov, Tourgueniev, Dostoïevski,
Maïakowski, Gorki et surtout Tolstoï;
2°) les écrits sur la littérature et le Parti : la question de la
«littérature de parti», de la place et du rôle des intellectuels,
de la lutte contre le populisme et du rôle de la presse;
3) les écrits sur la culture : les débats autour de la «culture
prolétarienne», de la «culture nationale» et de l'héritage
culturel.
1°) Les écrivains et leurs oeuvres
Comme il y a des contradictions en littérature et même une
contradiction fondamentale entre l'écriture et l'idéologie, il
y a aussi des contradictions chez les écrivains qui se
retrouvent dans leurs oeuvres. Comme pour Marx et
Engels, pour Lénine, il y a une contradiction principale
entre l'idéologie de l'écrivain (c'est-à-dire le point de vue ou
le projet) et son écriture (c'est-à-dire son oeuvre, son
résultat); cette contradiction se trouve dans l'écriture même.
C'est ce type d'intervention qu'a surtout retenue la
sociocritique.
Lénine. Sur l'art et la littérature 3 tomes

Pierre Macherey. «Lénine critique de Tolstoï L'image dans le miroir» dans Pour une théorie de la
production littéraire.

Claude Prévost. «Lénine, la politique et la littérature» (surtout «Les articles de Lénine sur Léon
Tolstoï» dans Littérature, politique, idéologie [p. 91-153].

Jean Thibaudeau. Interventions; socialisme, avant-garde, littérature [p. 147-163].

Guy Besse et al. Lénine, la philosophie et la culture.


2°) La littérature et le Parti
Selon Lénine, il faut une littérature de parti et il ne faut pas
négliger le rôle de la presse dans sa diffusion. La littérature
est irréductible au système d'écriture («création littéraire»,
«initiative personnelle», «penchants individuels», «pensée
et imagination», «forme et contenu»); c'est surtout une
affaire de procès de lecture et d'idéologie, d'État ou de Parti
(«journaux», «organisations», «maisons d'édition et
dépôts», «magasins et salles de lecture», «bibliothèques et
diverses librairies» : c'est par là que passe la transformation
(politique et non esthétique) de la littérature (bourgeoise).
Pour Lénine, il n'y a pas d'art et de littérature en dehors des
classes sociales; toute littérature est une littérature de classe
: l'écrivain dépend de son éditeur et de son public (aussi
bourgeois). Les intellectuels doivent manifester un «esprit
de parti» contre la littérature bourgeoise.
Lénine. «L'organisation du parti et la littérature de parti» dans Sur l'art et la littérature, tome 2 [p.
19-24 et p. 91-135 pour la polémique entourant l'article de 1905].

3°) La culture
Selon Lénine, il n'y a pas de culture nationale : toute culture
est une culture de classe; la culture nationale, c'est la culture
de la classe dominante. La soi-disant culture populaire n'est
pas la culture de la classe dominée, malgré ce que prétend
et défend le populisme; la culture populaire n'est pas
synonyme de culture révolutionnaire ou de culture
prolétarienne : c'est une contradiction dans les termes
comme parler d'"art prolétarien", de "littérature
prolétarienne", de "philosophie prolétarienne", de "science
prolétarienne". Il ne suffit donc pas d'opposer une littérature
comme le réalisme socialiste à la littérature dite bourgeoise
: toute littérature implique une domination, des effets de
domination déterminée par la division du travail et la
survalorisation du travail intellectuel. C'est ainsi que Lénine
va plutôt favoriser l'élévation du niveau culturel des masses
par l'alphabétisation, par l'éducation, par l'information et
par la propagande (cinématographique ou monumentale),
ainsi que la popularisation de l'héritage culturel.
Lénine. Sur l'art et la littérature tome 2 [p. 315-436].

c) La critique esthétique de Trotski


Trotski considère que la dictature du prolétariat ne durera
que quelques dizaines d'années et qu'«avant de sortir du
stade de l'apprentissage culturel, le prolétariat aura cessé
d'être le prolétariat». Il distingue la culture politique et la
culture artistique, celle-ci manquent au prolétariat : il n'y a
pas de poésie prolétarienne, non pas parce qu'elle n'est pas
prolétarienne, mais parce qu'elle n'est pas de la poésie...
C'est ainsi que Trotski finira par plaider pour un «art
indépendant».
Léon Trotski. Littérature et révolution.

d) Le réalisme socialiste de Staline et Jdanov


L'article de Lénine sur la littérature et le Parti va servir de
caution au réalisme socialiste proposé par Jdanov,
représentant de Staline dans le domaine de la culture, lors
du premier Congrès des écrivains soviétiques en 1934 :
l'esprit de parti et la thèse du reflet vont alors constituer une
nouvelle esthétique, une soi-disant esthétique marxiste ou
socialiste, ou prolétarienne. Cette esthétique du réalisme
socialiste peut être résumée assez simplement :
1) la construction du socialisme provoque la production
d'une littérature socialiste;
2) la corruption et la décadence du régime capitaliste
conduisent au déclin et à la décadence de la littérature
bourgeoise;
3) seule la littérature soviétique est révolutionnaire;
4) la littérature soviétique est héroïque et optimiste, parce
que ses écrivains sont les «ingénieurs des âmes» (selon
Staline);
5) la méthode de la littérature et de la critique littéraire
appelée la méthode du réalisme socialiste consiste à :
«connaître la vie afin de pouvoir la représenter
véridiquement dans les oeuvres d'art, la présenter non point
de façon scolastique, morte, non pas simplement comme la
"réalité objective", mais représenter la réalité dans son
développement révolutionnaire»;
6) la littérature soviétique est tendancieuse; c'est une
littérature de classe comme toute littérature;
7) être «ingénieur des âmes», c'est-à-dire pratiquer le
réalisme socialiste en littérature et en art, «cela veut dire
avoir les deux pieds sur le sol de la vie réelle» : rompre
avec le romantisme traditionnel et lui opposer le
romantisme révolutionnaire dominé par le héros prolétarien
à l'esprit positif et optimiste;
8) on ne peut être réaliste socialiste si on ne possède pas la
maîtrise littéraire : une «langue riche» pour des oeuvres au
«contenu idéologique et artistique élevé».
Contrairement à Lénine, le réalisme socialiste confond donc
littérature soviétique, littérature nationale, littérature
populaire, littérature socialiste, littérature prolétarienne et
littérature révolutionnaire. Le réalisme socialiste, en
littérature et en art, est le produit de la philosophie du reflet
et de la théorie -- théorie chère á Staline -- des forces
productives (de leur primat sur les rapports de production)
dans le champ de la culture (Marr en linguistique et
Lyssenko en biologie, en plus de Jdanov). Dans et par le
réalisme socialiste, est institué et perpétué le métier
d'écrivain : le réalisme socialiste insiste davantage sur
l'élévation artistique des oeuvres littéraires que sur
l'élévation politique du niveau culturel des masses.
Collectif. Esthétique et marxisme.

e) Le populisme de Gramsci ou de Mao


Comme Lénine dans ses écrits sur la culture et
contrairement à Trotski, Gramsci ne plaide pas en faveur
d'une art nouveau mais pour une culture nouvelle et donc
pour l'élévation du niveau culturel des masses : pour une
élévation politique par la popularisation (littérature
populaire, littérature de masse, para-littérature, sous-
littérature, feuilleton; celui-ci étant l'origine de l'idée de
surhomme au XIXe siècle, selon Gramsci).
Ce qui importe à Gramsci n'est pas de savoir pourquoi une
oeuvre populaire n'est pas une oeuvre littéraire, selon des
critères artistiques ou politiques, mais de voir comment et
pourquoi c'est un succès de librairie et de voir quel est son
efficace : quel est l'efficace de la littérature populaire
comme folklore, qui est une voie d'accès à la connaissance
pour le peuple et qui est une «conception du monde et de la
vie, dans une grande mesure implicite, de couches
déterminées (dans le temps et l'espace) de la société, en
opposition avec les conceptions du monde "officielles"».
C'est le sens commun qui crée le futur folklore et qui est le
folklore de la philosophie ou une conception populaire;
tandis que la religion est la philosophie des foules et que la
philosophie est le sens commun des intellectuels, la religion
des intellectuels... Ce qui importe finalement à Gramsci, ce
n'est pas le folklore ou la littérature mais l'étude que l'on
peut en faire. Ce qui amène Gramsci à s'attarder au rôle
hégémonique des intellectuels, qui constituent une couche
plutôt qu'une classe sociale : des intellectuels traditionnels
ou des clercs, qui n'appartiennent pas aux classes
fondamentales du mode de production déterminant, sont
distingués les intellectuels organiques de la bourgeoisie
(lesdits grands intellectuels comme Croce) et ceux du
prolétariat : le Parti comme Prince moderne est un
intellectuel organique collectif.
Antonio Gramsci. Gramsci dans le texte.

Pour Mao, les intellectuels complets contribuent à la


transformation de la culture par le primat de la
popularisation sur la création et par l'alphabétisation. Ils
allient la lutte idéologique sur le front culturel à la lutte
politique par la littérature de parti. Il doit y avoir formation
des intellectuels pour leur inculquer une position de classe
prolétarienne et une attitude populaire en face d'un public
déterminé et homogène; l'étude doit conduire à la liaison
avec les masses et à la rééducation par le langage et le style
des masses.
Partisan du réalisme socialiste, Mao distingue d'une part un
critère artistique (l'élévation du niveau esthétique des
oeuvres, sa propre activité poétique) et un critère politique
(le rôle des intellectuels dans l'élévation politique du niveau
culturel des masses); d'autre part, il s'attarde toujours au
primat de la ligne politique sur la ligne idéologique, de la
ligne idéologique sur la ligne culturelle, en vue de
l'abolition de la division du travail entre le travail manuel et
le travail intellectuel -- de là, les jadis trop célèbres Gardes
rouges...
Mao Tsé Toung. Sur la littérature et l'art.

f) Le fonctionnalisme de Trétiakov
Pour Trétiakov, l'idéologie n'est pas dans la matériau de
l'art, mais dans sa forme, ou plutôt dans sa fonction de plus
en plus formelle, esthétique, élitique; il faut donc
transformer sa fonction. L'art ne doit plus être une drogue,
être esthético-endormant, comme dans les sociétés
féodalistes ou capitalistes, où il y a primat des tripes par la
fiction; au contraire, dans les sociétés socialistes, il doit y
avoir primat de l'intellect par le documentaire et le journal,
où prévaut le fait. Contre le roman de «l'homme-héros», il
doit y avoir plutôt construction du récit par une méthode
qui est celle de la «biographie de l'objet».
Pour le reportage et l'essai et contre le récit et le roman, il
ne saurait y avoir pour Trétiakov de «Tolstoï rouges» : à
l'épopée tolstoïenne, il oppose l'épopée moderne, qui n'est
pas le roman (comme chez Lukacs) mais le journal. Pour
une écriture sans fiction, Trétiakov est amené à remettre en
question le métier d'écrivain et à prôner la
désindividualisation et la déprofessionnalisation, s'attaquant
ainsi à la division sociale du travail qui valorise et favorise
le travail de l'écrivain parce qu'intellectuel et individuel; il
va même jusqu'à proposer de planifier la production de
livres par la commande sociale. Ainsi le travail littéraire
n'est-il plus un art mais un artel : l'art (individuel) de
l'écrivain et le cartel des éditeurs doivent être remplacés par
l'artel (collectif) des journalistes.
Serge Trétiakov. Dans le front gauche de l'art.

g) La critique du réalisme par Brecht


Pour Brecht, il ne suffit pas non plus de procéder à
l'interprétation de la fiction (théâtrale) ou de prétendre à la
transformation de la fiction littéraire par le réalisme, qui
n'est qu'un "contenutisme", un formalisme des contenus.
Selon lui, le réalisme n'est pas un ensemble de modèles ou
de procédés esthétiques; c'est «l'adéquation entre un projet
politique engagé dans une pratique (celle qui vise à la
maîtrise de la nature et de la société) et l'utilisation de
techniques littéraires appropriées (ces dernières étant en fait
des procédés de représentation de la réalité)». Le réalisme
littéraire ou théâtral est un réalisme politique (lié au
socialisme) et un réalisme philosophique (lié à la thèse du
reflet).
Bertolt Brecht. «Sur le réalisme» dans Écrits sur la littérature et l'art 2.

Bernard Dort. Théâtre réel.

J.- M. Lachaud. Brecht, Lukacs.

La transformation du théâtre a lieu par la distanciation,


c'est-à-dire non pas seulement ni surtout par le texte mais
par la mise en scène. La distanciation est la distance entre
l'acteur et le personnage et la différence entre la réalité et le
théâtre. Elle a, selon nous, ses limites :
1°) le théâtre continue de ne pas aller aux spectateurs, au
public;
2°) le rapport privilégié auteur/pièce/comédiens est
maintenu ou préservé par la mise en scène;
3°) ce que la distanciation dénonce ou annonce est souvent
perdu dans ce qu'elle énonce, dans un scientisme ou un
dualisme qui peut être vécu par le spectateur, soit comme
populisme : "voir quelqu'un pointer la lune du doigt et ne
voir que la lune" (slogan, réalité sans signification :
«aliénation économique» selon Perniola), soit comme
élitisme : "voir quelqu'un pointer le lune du doigt et ne voir
que le doigt" (affiche, signification sans réalité : «aliénation
artistique» selon le même Perniola).
Walter Benjamin. Écrits sur Bertolt Brecht.

Martin Esslin. Bertolt Brecht.

Louis Althusser. Pour Marx [p. 142-152].

h) La critique de l'esthétique aristotélicienne par Boal


Au théâtre, l'esthétique de la praxis d'un Brecht se distingue
de l'esthétique de la catharsis d'Aristote (et de Hegel), pour
qui le comédien pense et agit selon l'auteur; le comédien est
sujet et le spectateur est objet. Chez Brecht, le comédien
agit et le spectateur pense, grâce à la distanciation qui
s'oppose à la mimesis; le comédien est objet et le spectateur
est sujet, mais l'auteur demeure. Chez Boal, le spectateur
pense et agit; il est comédien, mais il joue son propre rôle
d'opprimé; l'auteur est donc remis en question (par le
«joker»).
Boal met de l'avant un théâtre sans spectacle, qui casse la
séparation scène/salle, qui va vers le public et qui
transforme les spectateurs en comédiens et en auteurs.
Tandis que Brecht résout le théâtre tragique (ou
dramatique) par le théâtre épique, Boal dissout le spectacle
de théâtre par un théâtre sans spectacle. Le «théâtre de
l'opprimé» est un théâtre d'intervention et d'action qui
s'oppose à la représentation et au réalisme; c'est un théâtre-
journal, un théâtre-statue, un théâtre-forum ou un théâtre
invisible (mise en scène qui n'est pas spectacle mais mise
en cause et en action). Dans une «dramaturgie simultanée»,
il y a conquête des moyens de production théâtrale.
Selon Boal, il existe un «système tragique coercitif» chez
Aristote, où l'art imite la nature, qui est un mouvement vers
la perfection. L'imitation est donc une recréation des
actions humaines (rationnelles) par rapport aux activités
qui, elles, peuvent être irrationnelles. Le héros tragique (ou
le protagoniste) est guidé par son ethos (capacités,
habitudes, actions) et par la dianoïa (pensée, discours);
mais il est en proie à un défaut tragique ou une
imperfection, l'hamartia (cause irrationnelle). Il y aura alors
anagnôrisis, reconnaissance du défaut comme tel par le
protagoniste, ce qui donne raison à la société. À partir de là,
le spectateur sera en proie à l'empathia, qui est un
compromis émotionnel du spectateur à qui on enlève la
possibilité d'agir, qui délègue les pouvoirs de l'action au
personnage dans une attitude passive, et par lequel
compromis il y a identification du spectateur, dans la pitié
et la crainte, au protagoniste. Par la catharsis, il y aura
enfin correction de l'imperfection, purification ou
purgation, apaisement, intimidation, coercition, répression,
punition : la tragédie est donc une sorte de procès.
Augusto Boal. Théâtre de l'opprimé.

Il semble que Boal confonde la théorie esthétique de la


tragédie d'Aristote et la tragédie elle-même et qu'il n'aille
pas aussi loin que la théorie du tragique de Nietzsche et que
le théâtre sans théâtre d'un Artaud : le «joker» ou le
«jockey» y est encore un résidu de l'auteur ou de l'acteur-
protagoniste. Elle a cependant, en commun avec Fischer, un
retour à la pratique. Pour ce dernier, l'art sociologique n'est
pas un art social ou politique, un art populaire ou un art
révolutionnaire; il ne représente pas et ne met pas en scène
le social : il met en question, en cause, l'idéologie
bourgeoise de cette représentation du social et qui est
l'idéologie de la représentation présente dans le réalisme
(par la thèse du reflet). C'est donc une mise en pratique de
la théorie sociologique comme interprétation élaborée d'un
fait social; ce n'est pas seulement une sociologie de l'art,
mais une pratique dont la démarche est utopique, négative
et critique. La pratique sociologique, depuis une socio-
analyse de l'art, est à la fois théorie sociologique et art
sociologique. En cela, Fischer, rejoint l'idéologie des
mouvements d'avant-garde : dadaïsme, surréalisme,
futurisme, etc.; pour l'avant-gardisme, l'art change le
monde...
Friedrich Nietzsche. La naissance de la tragédie et La naissance de la philosophie à l'époque de la
tragédie grecque.

Antonin Artaud. Le théâtre et son double.

Jacques Derrida. «Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation» dans L'écriture et la


différence. [p. 341-368].
Hervé Fischer. Théorie de l'art sociologique.

Jean-Marc Lemelin. La grammaire du pouvoir.

3) LA THÉORIE CRITIQUE : DE LA CRITIQUE À LA


THÉORIE
La théorie critique a été élaborée dans les années 1920-
1930 par l'École de Francfort, plus particulièrement par
Horkheimer et Adorno; les autres principaux membres sont
Benjamin, Marcuse et Habermas. La théorie critique est une
nouvelle critique de la raison, de ses impasses, de ses
apories, de ses antinomies. L'École de Francfort s'oppose au
néo-kantisme (qui sépare les jugements de faits et les
jugements de valeurs), au réalisme de Lukacs, au réalisme
socialiste, à la phénoménologie de Husserl autant qu'à celle
de Hegel en philosophie, ainsi qu'au stalinisme et au
fascisme en politique. Il y a un retour certain à Kant, par un
certain détour par Nietzsche, qui est, lui aussi, un critique
de la raison, mais pas au profit de l'entendement et du
jugement.
Selon Adorno, «la pensée possède un moment
d'universalité» : le penser implique le faire. Il y a donc refus
du dogme de l'unité de la théorie et de la praxis, car la
praxis est source de théorie, mais elle n'est pas
recommandée par elle. Il y a impossibilité d'une
connaissance rationnelle de la totalité. Contre la
phénoménologie et l'épistémologie, Adorno dénonce
l'imposture d'une pensée d'une science de la philosophie et
il revendique l'utopie, qui est le «signe du vrai en
opposition avec la fausseté de la totalité». Aussi, la
dialectique négative, qui est la méthode de la théorie
critique, est-elle une dialectique à deux moments, voire à un
seul moment : celui de la négativité...
Alors que pour la sociocritique, il y a identité totale ou
partielle du sujet et de l'objet, pour la théorie critique, il y a
non-identité du sujet et de l'objet. Pour la première, il y a
aliénation, parce que la totalité est faussée par la réification;
pour la seconde, il y a aliénation parce qu'il y a fausseté de
la totalité. Pour la sociocritique, l'art a une valeur d'usage;
ce qui corrompt l'art, c'est la valeur d'échange (le fétichisme
de la marchandise). Pour la théorie critique, l'art est vérité,
liberté, authenticité dans son essence; c'est une force
productive contre les rapports de production dominants.
Pour la sociocritique et son esthétique positive, la littérature
est conceptuelle; pour la théorie critique et son esthétique
négative, elle est mimétique. Les deux partagent l'élitisme
des grandes oeuvres : réalistes pour la sociocritique, avant-
gardistes pour la théorie critique. La philosophie de
l'aliénation de la sociocritique est en quête d'une médiation,
d'une nouvelle totalisation; la dialectique négative de la
théorie critique est en quête d'une utopie. Les deux rejettent
la philosophie du reflet de la critique socio-historique et de
son esthétique objective, surtout celle du réalisme
socialiste.
Max Horkheimer. Théorie critique et théorie traditionnelle et Théorie critique.

Theodor Adorno. Dialectique négative.

Horkheimer et Adorno. La dialectique de la raison.

1) Le technicisme de Benjamin
Partisan du théâtre épique de Brecht, Benjamin favorise la
transformation de la littérature davantage que
l'interprétation de l'écriture (par l'identification cathartique
ou l'illusion mimétique). Il refuse de séparer la tendance
politique juste et la tendance artistique (littéraire) juste, car
celle-là inclut celle-ci, comme la fonction inclut la position;
c'est cette tendance littéraire «qui assure la qualité de
l'oeuvre» : «ne peut être politiquement juste que ce qui est
littérairement juste». C'est par la technique qu'il y a
dépassement de l'opposition de la forme et du fond ou du
contenu et qu'il y a rapport entre la tendance et la qualité de
l'oeuvre : détermination de «la fonction qui revient à
l'oeuvre au sein des rapports de production littéraires d'une
époque».
C'est pourquoi, à la suite de Brecht, Benjamin prêche pour
la transformation de la fonction de l'art : il ne faut pas se
contenter d'approvisionner «l'appareil de production», il
faut le transformer; il ne suffit pas de continuer à
l'approvisionner avec un contenu dit révolutionnaire
(réalisme socialiste). Mais cette transformation de la
fonction de l'art ne passe que par la technique : le progrès
technique est la base du progrès politique. Sans la
technique, un auteur n'apprend rien aux écrivains et un
auteur qui n'apprend rien aux écrivains n'apprend rien à
personne, selon Brecht.
Benjamin insiste sur le caractère déterminant de la
production comme modèle pour entraîner les producteurs à
la production et mettre à leur disposition un appareil
amélioré; «cet appareil est d'autant meilleur qu'il entraîne
plus de consommateurs à la production, bref qu'il est à
même de faire des lecteurs ou des spectateurs des
collaborateurs». Le rôle de l'intellectuel est ainsi de faire
progresser la socialisation des moyens intellectuels de
production; la prolétarisation de l'intellectuel ne peut pas
contribuer à cette socialisation, contrairement à ce que
prône l'idéologie de la révolution culturelle de Mao... Selon
Benjamin, «la théorie selon laquelle le niveau des progrès
techniques, qui aboutissent à un changement de la fonction
des formes artistiques et par là des moyens intellectuels de
production, serait un critère déterminant pour une fonction
révolutionnaire de la littérature».
Walter Benjamin. «L'auteur comme producteur» dans L'homme, le langage et la culture.

Par ailleurs, «par principe même, l'oeuvre d'art a toujours


été susceptible de reproduction»; mais la reproduction
technique, elle, est tout à fait nouvelle. L'authenticité de
l'oeuvre ne peut cependant être toute reproduite : «[c]e qui
fait l'authenticité d'une chose est tout ce qu'elle contient
d'originairement transmissible, de sa durée matérielle à son
pouvoir de témoignage historique». Parce qu'elle ne peut
pas être toute reproduite, l'authenticité de l'oeuvre en est
dévaluée : au temps des techniques de production, l'aura de
l'oeuvre est atteinte. L'aura, c'est «l'unique apparition d'un
lointain, si proche qu'il puisse être»; c'est la valeur
cultuelle, la valeur d'usage désormais perdue : «l'oeuvre
d'art ne peut que perdre son aura dès qu'il ne reste plus en
elle aucune trace de sa fonction rituelle»; nous n'avons plus
le culte de l'art. Au début, la valeur d'unicité de l'oeuvre se
fonde sur un rituel qui est le support de la valeur d'usage de
l'oeuvre; maintenant, l'art se sécularise et devient politique
et non plus religieux : il n'est plus sacré mais profane. La
fonction cultuelle ou rituelle dominée par la valeur d'usage
(l'aura) est donc remplacée par la fonction culturelle
dominée par la valeur d'échange, la valeur d'exposition
caractéristique de l'industrie culturelle.
Face à cette constatation de la perte de l'aura et du
changement de fonction de l'art, Benjamin se tourne vers
des formes d'art comme le cinéma qui, par la technique,
peut atteindre les masses; il plaide pour «une forme
d'accueil par la voie du divertissement», qui est à la fois
recueillement mystique (l'individu se plonge dans l'oeuvre)
et divertissement mythique (l'oeuvre pénètre dans la
masse). Enfin, en art comme en politique, Benjamin oppose
le communisme au fascisme. Le fascisme est l'esthétisation,
le devenir-esthétique, de la vie politique, dont le point
culminant est la guerre, dans laquelle sont entraînées les
masses; pour les fascistes «la guerre est belle» (selon le
slogan du futuriste fasciste italien Marinetti). Le
communisme est la politisation de l'art, son devenir-
politique, auquel les masses contribuent et participent.
Walter Benjamin. «L'oeuvre d'art à l'ère de la reproductivité technique» dans Essais sur Bertolt
Brecht. Mythe et violence. Poésie et révolution. Origine du drame baroque allemand. Baudelaire.

Recherches internationales à la lumière du marxisme # 87.

Matvejevitch. Pour une poétique de l'événement.

b) La théorie esthétique d'Adorno


Selon Adorno, l'art est, dans son essence même, liberté; la
liberté est l'essence de l'art, ou son concept. La liberté est
émancipation en face de la réalité empirique, de la totalité;
elle est aussi proposition d'un univers qui est dénonciation
de cette réalité, de la fausseté de la totalité, et protestation
contre elle. La liberté de l'art est synonyme d'autonomiede
l'art; c'est sa spécificité et son inutilité, celle-ci étant la
force ou la valeur de l'art : son contenu de vérité que peut
révéler une analyse technique interne poussée.
Mais l'art a perdu son essence à cause des lois du marché,
de la valeur d'échange, du capital, de l'aliénation, de la
totalité, de la totalité comme aliénation ou fausseté, de la
totalisation et de la totalitarisation par la raison et à cause
de la proximité du public, du commerce, de l'industrie
culturelle. Cette perte de liberté de l'art, perte de sa
spécificité et de son autonomie, fait que l'art se trouve dans
une situation aporétique : après s'être libérée de sa fonction
cultuelle (ou religieuse), il est devenu prisonnier de sa
fonction culturelle, de sa fonction d'exposition. La fonction
d'exposition, par l'industrie culturelle, fait de l'art une
marchandise et un véhicule idéologique (au service de la
domination), rendant impossible tout art révolutionnaire.
L'art est donc équivoque et paradoxal, parce qu'il est vérité
(liberté), mais dans la fausseté de la réalité à laquelle il
participe et contribue, même quand il la transforme.
Pour transformer la réalité, qui est fausseté de la totalité,
l'art doit retrouver son essence; pour retrouver son essence
et sortir de sa situation aporétique, il faut que l'art, dans sa
perte, révèle son contenu de vérité, contre l'absurdité de la
réalité. À la fausseté de la réalité, il faut opposer la vérité de
l'art dans son inutilité : à la fausseté de la totalité, il faut
opposer la vérité de la négation esthétique, de la négativité;
la négation n'est pas aliénation comme chez Hegel, mais
négation de l'aliénation, de la totalité comme aliénation. La
négativité de l'art se retrouve surtout dans l'avant-garde,
dans la puissance négatrice de l'oeuvre de Beckett selon
Adorno, qui ne cache pas son élitisme en s'opposant au
réalisme -- la théorie critique n'a que faire de la réalité,
d'une prise de parti en faveur de la réalité -- et au populisme
(du jazz et du cinéma, par exemple).
C'est par la forme comme contenu de vérité que l'oeuvre
d'art transforme la réalité : la forme est technique; elle est
l'équivalent esthétique des forces économiques productives;
elle est force : intensité. La forme «a sa place précisément
là où l'oeuvre se détache du produit»; elle est «la marque du
travail social et «le langage polémique de l'oeuvre» :
«[c]'est par la forme, "synthèse non violente du dispersé",
que l'oeuvre conserve les contradictions dont elle est issue.
La forme constitue en ce sens un déploiement de la vérité»;
elle est «contenu sédimenté».
L'extension du concept de forme a pour conséquence
d'éclairer le rapport entre le contenu, le matériau et le sujet :
le contenu, c'est ce qui se passe (le récit, en somme); le
matériau, c'est ce dont dispose le producteur et qui entre
dans sa manière de procéder (l'écriture, donc); le sujet ne se
définit que dans son opposition à la forme, opposition
rejetée par Adorno. La forme est la médiation entre le
produit et l'oeuvre, entre l'intention du produit et le sens de
l'oeuvre, entre le projet (intentionnel, intentionné et
attentionné) et le résultat : «[l]a forme, c'est-à-dire la
structuration des éléments, est un contenu sédimenté dans la
mesure où l'articulation technique permet de maintenir dans
ce contenu ce qui autrement serait oublié et [qui] ne serait
plus capable de parler directement». La forme est une
réaction contre la formule traditionnelle.
Que l'art soit social, non pas par une «prise de position
manifeste», est une évidence sans grand intérêt; ce qui est
moins évident, c'est qu'il a aussi un caractère asocial : il est
«la négation déterminée de la société déterminée». Par sa
seule présence, par sa seule existence, l'art critique la
société. «Paradoxalement, la fonction sociale de l'art réside
alors dans son absence de fonction», son inutilité. Mais
engagé ou autonome, il peut être intégré, neutralisé : la
neutralisation est le prix de l'autonomie. Cela ne peut mener
l'art qu'à l'aporie : c'est parce que l'oeuvre est à la fois
polémique et idéologique, polémique par sa présence et
idéologique par son rapport à la domination, qu'elle est
aporétique. L'oeuvre ne réussit pas à sortir de cette aporie
par le refus de la communication, par l'abstraction (la non-
figuration ou la non-représentation) : c'est là une condition
nécessaire mais insuffisante. Ce qu'il faut à l'oeuvre, c'est
l'expression : une sorte de synthèse suprême de la forme et
du contenu. L'expression n'est pas engagement à la Brecht
ou non-engagement (l'art pour l'art), mais renoncement et
négation : c'est dans le désespoir que l'espoir est le plus
vivace; il ne peut y avoir qu'un «espoir négatif»...
En résumé, l'art est social et utopique et non atopique; son
utopie est fondée sur le développement topique des forces
productives et elle se justifie de la fausseté de la totalité (la
barbarie du fascisme de l'époque). L'art est donc à la fois
autonome et hétéronome : il se sépare de la réalité par son
effet sur elle, mais il y retourne sous une autre forme
qu'esthétique, sous une forme industrielle. Le contenu de
vérité de l'art, son aura en somme, fait sa valeur, et non un
quelconque contenu de réalité comme pour le réalisme.
Pour l'esthétique de la raison héritée de Hegel, l'essence de
l'art réside en la beauté de la valeur ou du concept; pour
l'éthique du jugement héritée de Kant, dont s'inspire la
théorie critique, l'essence de l'art réside en sa valeur de
vérité, de liberté.
Theodor Adorno. La théorie esthétique. Autour de la théorie esthétique. Philosophie de la nouvelle
musique. Essai sur Wagner. Musique de cinéma. Mahler.

Marc Jimenez. Adorno : art, idéologie et théorie de l'art.

c) L'esthétique critique de Marcuse


Marcuse présuppose qu'il y a une esthétique marxiste, mais
qu'il faut opposer une esthétique critique à l'esthétique
orthodoxe du réalisme socialiste. Reprenant grosso modo la
théorie esthétique d'Adorno qu'il vulgarise, Marcuse
propose lui aussi que l'oeuvre d'art a une qualité et une
vérité et que c'est dans l'oeuvre d'art même, identifiée à la
«forme esthétique» que se trouve le «potentiel politique».
L'oeuvre d'art a son contenu de vérité, sa forme, qui fait sa
valeur et sa force. L'art est quasi autonome et il transcende
les rapports sociaux; ce qui fait que l'art, réduit à l'art
d'avant-garde, est subversif et qu'il s'oppose à la
«conscience dominante». Ainsi l'art peut-il être qualifié de
révolutionnaire. Il est une force de production étrangère aux
rapports de production; il est une telle force parce qu'il est
forme et parce qu'il est subjectivité, en laquelle il y a un
potentiel révolutionnaire d'opposition à la «socialisation
agressive exploiteuse»... Marcuse en arrive à parler du
pouvoir de la beauté : le Beau étant le principe de plaisir
(ou d'Eros) contre le principe de réalité; l'art est à la fois
esthétique et érotique.
Herbert Marcuse. La dimension esthétique.

4) LA CRITIQUE RADICALE
La critique radicale de Perniola s'oppose à l'idéologie
esthétique en tant qu'elle considère que l'art n'est pas une
catégorie ontologique, une essence esthétique (qui serait la
beauté ou la vérité), mais une catégorie historique et
sociale; l'histoire sociale est donc l'origine du concept d'art
même. La critique radicale n'est pas seulement une critique
de l'esthétique, mais aussi une critique de l'art lui-même
comme catégorie historique et de l'émergence de son
concept.
La critique radicale a comme point d'ancrage la catégorie de
totalité : pour Perniola, la totalité n'est pas aliénation; mais
s'il y a aliénation (comme le postule la sociocritique), rien
ne lui échappe, et donc l'art y participe et y contribue
(malgré ce que prétend la théorie critique). La totalité est
l'unité de la signification et de la réalité ou du sujet et de
l'objet dans le concept; l'aliénation est leur séparation.
Ainsi, la critique radicale cherche à voir comment il y a
séparation idéologique, sous le capitalisme, de la réalité et
de la signification et comment -- dans un même geste --
l'économie se présente comme totalité (en déniant l'art) et
l'art se présente comme totalité (en déniant l'économie).
L'art et l'économie sont des catégories totalitaires : des
pseudo-totalités (des modalités et non des nodalités, comme
la signification et la réalité)...
L'économie est réalité sans signification : matérialité ou
passivité réelle; elle fonctionne à l'hétéro-référence, c'est-à-
dire que sa manifestation présuppose un terme extérieur, la
valeur d'échange, qui conduit à l'aliénation de la réalité de
la signification. L'art est signification sans réalité : idéalité
ou activité idéale (ou idéelle); il fonctionne à l'auto-
référence, par laquelle il y a renvoi du produit à l'opération
qui conduit à l'aliénation de la signification de la réalité.
«L'économie monopolise la réalité; l'art monopolise la
signification».
L'économie et l'art sont des «opposés complémentaires»;
c'est-à-dire qu'ils constituent la contradiction fondamentale
de la totalité ou, plutôt, la contradiction générale (dérivée)
de la contradiction fondamentale réalité/signification de la
totalité. L'aliénation économique est aliénation de la réalité;
la réalité y est aliénée parce qu'en elle, la nécessité, qui est
un prédicat de la réalité, devient sujet, en se transformant
ainsi en matérialité, et la réalité devient le prédicat de la
nécessité : réalité aliénée.
L'aliénation artistique est aliénation de la signification; la
signification y est aliénée parce qu'en elle, la liberté, qui est
un prédicat de la signification, devient sujet, en se
transformant en idéalité, et la signification devient son
prédicat : signification aliénée; ce que Lukacs avait déjà
entrevu dans l'art devenu moralité à cause de la réification...
Dans l'aliénation artistique, il y a aliénation de la
signification par la liberté; dans l'aliénation économique, il
y a aliénation de la réalité par la nécessité. Mais la liberté et
la nécessité ne sont que des prédicats de la totalité, des
attributs du sujet; la signification et la réalité sont les
attributs ou les propriétés de la totalité.
Pour Perniola -- ici très hégélien (jusqu'à ne plus l'être) --,
l'aliénation n'est pas réification mais séparation; il y a dans
l'aliénation quelque chose de positif, une dimension
positive qui constitue l'art et l'économie mais qui leur
échappe (comme il échappe à la totalité) : c'est le résiduel.
L'aspect résiduel de l'art est le désir ou l'imagination : le
monde imaginé ou aliéné; en ce sens, l'art est l'aliénation du
désir, désir aliéné : il est au-dessous du désir. L'aspect
résiduel de l'économie est la lutte des classes : l'économie
est l'aliénation du travail, travail aliéné; mais le travail n'est
pas lui-même une activité aliénée, puisqu'il n'est pas une
activité mais une passivité et non créativité. Dans une
«Histoire totale», la lutte des classes et le désir constitue la
vie quotidienne; la réalité et la signification égalent la
réalisation critique en plus de la critique radicale; l'activité
réelle et la réalité significative sont ou font la totalité.
À cause de son aspect résiduel, de son résidu, la réalisation
de l'art n'est pas la (ré)solution esthétique de l'art par l'art;
c'est la dissolution (critique) de l'art, la fin de l'aliénation
étant la fin de l'art (prévue par l'esthétique de Hegel, qui
voit l'art dépassé par la religion, puis par la philosophie
dans la savoir absolu) : le résidu empêche la résolution de
l'art par l'art. Il n'y a pas d'art ou d'économie
révolutionnaire, les deux étant inséparablement liés au
monde bourgeois. La révolution,, comme abolition des
séparations, se situe donc au delà de l'art et de l'économie.
La fin de l'aliénation serait la fin de la séparation et la
réalisation de la signification, ainsi que la fin de la vie
quotidienne, vie quotidienne qui est pourtant le moteur du
processus historique, parce qu'elle est à la fois désir ou
imagination et lutte des classes.
Dans et par l'aliénation économique, le travail voit son être
réduit à un paraître; la marchandise n'a d'être que l'avoir;
l'insécurité et la misère conduisent au sacrifice ou à la
guerre; le luxe n'y est qu'illusion (fausse conscience de
l'économie) et prétention (idéologie qui consiste à asservir
la signification à l'économie).
Historiquement, au niveau de l'aliénation artistique, la
poésie, «langage significatif idéal», a cédé la place à la
tragédie dans l'Antiquité; le poème, puis le dithyrambe
primitif, a été remplacé par la tragédie : le théâtre, le
comportement théâtral, s'est substitué au langage poétique;
l'oeuvre d'art s'est constituée en objet artistique. Au niveau
de l'aliénation économique, le langage commun (matériel),
le langage économique, s'est fait représentation,
comportement économique : idéologie théorique, puis
politique (l'isonomie de la démocratie : l'égalité devant la
loi) et, enfin, spectacle; l'objet économique est constitué en
marchandise industrielle. L'oeuvre d'art, comme objet du
tyran (dans l'Antiquité), de l'artisan (au Moyen-Âge) et de
l'artiste (depuis la Renaissance), devient une simple
marchandise industrielle, qui doit être soumise au
détournement.
Les trois dimensions de la critique radicale sont donc : la
théorie dialectique -- plutôt que critique, malgré ce
qu'affirme lui-même Perniola -- dans son langage, l'action
exemplaire dans son comportement et le détournement en
face des objets : ici, Perniola rejoint Debord. Ces trois
dimensions opposent la critique radicale à l'aliénation
économique et à l'économie politique d'une part, et, à
l'aliénation artistique et à l'esthétique d'autre part.
Mario Perniola. L'aliénation artistique.

Guy Debord. La société du spectacle.

Jean-Marc Lemelin et O'Neil Coulombe. Le pouvoir de la grammaire.

C) LE RÉCIT CONSTITUTIONNEL
Le récit constitutionnel est au discours institutionnel ce que
la théorie littéraire est à la critique littéraire; c'est le
parcours social et historique de la littérature, parcours que
présuppose le discours institutionnel : le parcours est au
discours ce que le volume est à la surface qu'il inclut; il en
est ainsi la profondeur (de champ). Le récit constitutionnel
(et constitutif) de la littérature est au système esthétique de
l'écriture qu'il inclut ce que l'architexte -- ici sans trait
d'union = la tradition de la lecture et la lecture de la
tradition -- est au texte. De la même manière, le régime
socio-historique de l'archi-texte est au système esthétique
du texte ce que les rapports de production (ou le travail)
sont aux forces de production (ou au capital) : ce que la
révolution -- au sens (géométrique) de "tourner en rond" --
est à l'évolution...
1) L'ESTHÉTIQUE DE LA RÉCEPTION
Nous allons d'abord examiner un exemple d'herméneutique
théorique inspirée d'une philosophie singulière : la
phénoménologie; nous avons nommé l'esthétique de la
réception de Jauss et de l'École de Constance.
Selon Jauss, l'art, donc la littérature, a d'abord et avant tout
une fonction de communication; s'il l'a perdue, il doit la
retrouver. La communication est une praxis [activité]
impliquant l'auteur, l'oeuvre et le lecteur. L'auteur, comme
destinateur ou émetteur, est l'origine de la production ou de
la poiêsis [action]. L'oeuvre est à la fois code, message et
artefact; elle est le lieu de la mimesis et de la catharsis ou
de la semiosis [raison, signification] et elle passe par la
distribution, la circulation, l'échange. Le lecteur, comme
destinataire ou récepteur et dans la consommation, est sujet
à l'aistêsis [sensation] ou à l'esthesis[sensibilité, passion].
L'oeuvre est le résultat de la convergence du texte et de sa
réception. Entre l'auteur et le texte, il y a un jeu de
questions et de réponses qui est lié à l'action ou à l'effet de
et sur la tradition. Lors de la réception du texte, il y a aussi
un jeu de questions et de réponses de la part du lecteur, par
lequel jeu il y a sélection par rapport à la tradition, c'est-à-
dire le corpus d'oeuvres connues ou reconnues. La tradition
résulte elle-même d'une identification synchronique ou
diachronique de l'horizon d'attente et du consensus ou des
canons esthétiques qui constituent le code esthétique des
lecteurs.
L'horizon d'attente peut être social ou littéraire. L'horizon
d'attente social résulte du code esthétique, d'une sorte
d'habitus; c'est un ensemble de formes et de normes.
L'horizon d'attente littéraire peut conduire, par un écart, à
un changement d'horizon. L'art a une fonction de création
sociale, de création de normes : il n'est pas seulement
réalisation ou rupture des normes, ni non plus transmission
des normes; par la création, par la transmission ou même
par une rupture par rapport à la norme, il y a fusion des
horizons : événement littéraire ou artistique. La fusion de
l'horizon d'attente social et de l'horizon d'attente littéraire
est caractéristique de la grande production.
Le concept d'horizon d'attente est le concept central de
l'esthétique de la réception : «L'analyse de l'expérience
littéraire du lecteur échappera au psychologisme dont elle
est menacée si, pour décrire la réception de l'oeuvre et
l'effet produit par celle-ci, elle reconstitue l'horizon d'attente
de son premier public, c'est-à-dire le système de références
objectivement formulable qui, pour chaque oeuvre au
moment de l'histoire où elle apparaît, résulte de trois
facteurs principaux : l'expérience préalable que le public a
du genre dont elle relève, la forme et la thématique
d'oeuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance,
et l'opposition entre langage poétique et langage pratique,
monde imaginaire et réalité quotidienne».
Lorsque l'esthétique de la réception propose de retourner à
l'horizon d'attente primitif, elle ne peut le faire qu'en s'en
remettant à l'horizon d'attente social : les circonstances
socio-historiques de la réception; pour l'horizon d'attente
littéraire, elle doit s'en remettre au métatexte, c'est-à-dire à
ce qui a été publié sur ou autour d'un texte dans les
journaux, les magazines, les revues, etc. C'est donc dire que
la reconstitution (historique) de l'horizon d'attente n'est
jamais que la constitution (littéraire) d'un tel horizon par
l'herméneutique. Ainsi y a-t-il reconstitution de l'horizon
d'attente social par la constitution d'un horizon d'attente
littéraire. En un mot, il n'y a pas reconstitution d'un horizon
(passé), mais seulement horizon de constitution (présent) :
selon Derrida, ici fidèle à la phénoménologie de Husserl, «il
n'y a pas de constitution -- donc de reconstitution -- des
horizons; il n'y a que des horizons de constitution»...
H. J. Jauss. «Littérature médiévale et théorie des genres» dans Poétique 1 et «Littérature
médiévale et expérience esthétique» dans Poétique 31, ainsi que Pour une esthétique de la
réception.

Jacques Michon. Structure, idéologie et réception du roman québécois de 1940 à 1960.


CELC # 3; Sherbrooke; 1979.

CELC # 7.

Poétique 39.

Degrés 28.

Revue des sciences humaines 177.

Walter Iser. L'acte de lecture.

2) LA THÉORIE SOCIOLOGIQUE
Avec la théorie sociologique de la littérature, on
abandonne les oeuvres littéraires particulières pour le
phénomène littéraire en général, dans lequel
s'inscrivent ces oeuvres; on abandonne le texte pour le
livre comme objet culturel et comme objet économique
(ou marchandise). On ne s'intéresse plus guère à la
société dans la littérature (dans l'écriture), mais à la
littérature dans la société. La théorie sociologique de la
littérature est une sociologie des contenants, plutôt
qu'une sociologie des contenus comme une certaine
critique sociologique; mais les contenants ne sont pas
ici les signifiants : ce sont les conditions de production
et de consommation des oeuvres littéraires; conditions
qui constituent une médiation entre les oeuvres et la
société et qu'il faut observer pour comprendre le
phénomène littéraire.

Ces conditions de production et de consommation, c'est


le fait littéraire : le contexte des oeuvres. La théorie
sociologique considère le contexte seulement comme
hors-texte, comme comment de la littérature. C'est à la
théorie socio-historique de la littérature que reviendra
d'expliquer le pourquoi du phénomène littéraire par les
conditions de reproduction.
a) Sartre et Barthes
L'existentialisme de Sartre n'est évidemment pas une
sociologie mais une philosophie; cependant, il a exercé
une grande influence sur la théorie sociologique
d'Escarpit et de Bourdieu. Chez Sartre, il y a déni de
l'écriture par la littérature, de la poésie par la prose.
Pour Sartre, «la poésie est du côté de la peinture, de la
sculpture, de la musique»; or, «c'est une chose que de
travailler sur des couleurs et des sons, c'en est une autre
de s'exprimer par des mots. Les notes, les couleurs, les
formes ne sont pas des signes, elles ne renvoient à rien
qui leur soit extérieur» : «Il est donc le plus éloigné de
considérer les couleurs et les sons comme un langage».
Donc, la poésie ne se sert pas des mots, elle les sert :
«Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le
langage».

C'est à l'écrivain, qui s'oppose au poète, que revient la


tâche de rechercher la vérité en se servant du langage
comme d'un instrument et en ayant affaire aux
significations : l'empire des signes, c'est la prose, qui
est «utilitaire par essence». Le prosateur ne peut que
s'engager puisqu'il se sert des mots : «l'écrivain est un
parleur». La poésie est la forme; pour elle, le langage
est une fin, et non un moyen comme pour la prose : elle
est anti-littérature, c'est-à-dire qu'elle n'a jamais été
plus littéraire...

Chez Barthes, ce que dit Sartre de la prose caractérise


la littérature française d'avant 1850; ce qu'il dit de la
poésie caractérise la littérature depuis. Contrairement à
Sartre, Barthes dénie la littérature au profit de
l'écriture. Il distingue :
1°) la langue, qui est «un corps de prescriptions et
d'habitudes, commun à tous les écrivains d'une
époque» et qui «passe entièrement à travers la parole
de l'écrivain»;
2°) le style est la forme, la parole de l'écrivain dans sa
dimension verticale (c'est-à-dire non linguistique mais
biologique, charnelle); alors que la langue est
horizontale, le style est vertical : la langue est en deçà
de la littérature, alors que le style est au delà; l'écrivain
ne choisit ni l'une ni l'autre;
3°) l'écriture se situe entre la langue et le style; c'est
par elle que l'écrivain choisit et s'engage; elle est «la
morale de la forme» : le lieu de la liberté et de
l'engagement.

Ce que dit Sartre de la littérature, donc, Barthes le dit


de l'écriture : «Langue et style sont des forces
aveugles; l'écriture est un acte de solidarité historique.
Langue et style sont des objets; l'écriture est une
fonction : elle est le rapport entre la création et la
société, elle est le langage littéraire transformé par sa
destination sociale, elle est la forme saisie dans son
intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de
l'Histoire». Barthes est amené à opposer l'écriture à la
communication et à la parole; à opposer aux écritures
politiques, éthiques, romanesques ou poétiques une
écriture littéraire : un «degré zéro de l'écriture»... Ce
degré zéro a été atteint avec Flaubert et Mallarmé et il
marque le début de la modernité, qui «commence avec
la recherche d'une littérature impossible»; littérature
impossible qui est le cadavre du langage.
Barthes oppose l'écriture à une sous-écriture : au
réalisme des Zola, Maupassant et Daudet; il propose
plutôt :
1°) une écriture opaque : celle de Flaubert ou de
Mallarmé;
2°) une écriture blanche : celle de Blanchot;
3°) une écriture neutre : celle de Camus (ou de Gide);
4°) une écriture parlée : celle de Queneau.
L'écriture blanche ou neutre est transparente : sans
style.

Barthes oppose l'écriture à la littérature, comme il


oppose le scriptible au lisible :
1°) le lisible, c'est ce qui peut être lu mais non écrit :
est lisible ce qui s'écrivait et s'écrit encore comme tel;
c'est le texte classique ou traditionnel; c'est l'écriture
comme véhicule; c'est le produit: c'est l'affaire de
l'écrivant; c'est l'écrivance (transitive);
2°) le scriptible, c'est ce qui est aujourd'hui écrit, ce qui
se récrit; c'est le texte moderne (pluriel, atonal); c'est
l'écriture comme matériau; c'est la production : c'est
l'affaire de l'écrivain; c'est l'écriture proprement dite
(intransitive).
Le scriptible «fait du lecteur un producteur de texte».
Quant au recevable, c'est «l'illisible qui accroche» mais
est impubliable.
Jean-Paul Sartre. Qu'est-ce que la littérature?

Roland Barthes. Le degré zéro de l'écriture et S/Z.

b) La sociologie positive d'Escarpit


Escarpit affirme d'abord que pour qu'il y ait littérature,
il faut qu'il y ait sélection : une série d'oeuvres sont
reconnues comme littéraires. «Tout n'est pas littérature
pour l'historien de la littérature». Mais s'il y a une telle
sélection ou parce qu'il y a une telle sélection, c'est que
la littérature existe : on la vend, on la lit, on l'étudie, on
l'enseigne, on en parle, on en vit; elle est une réalité :
un objet réel. Par contre, ce ne sont pas les oeuvres qui
donnent sa spécificité ou qui définissent la littérature,
qui lui confèrent une existence; cette spécificité ne peut
être perçue qu'au niveau du phénomène. Pour Escarpit,
il y a donc d'une part l'oeuvre littéraire et d'autre part le
phénomène littéraire : l'existence de la littérature.
Reprenant ensuite la problématique de Sartre et de
Barthes et pour résumer les éléments de la spécificité
littéraire, c'est-à-dire du phénomène littéraire (puisque
seul le phénomène est spécifique), Escarpit y va de
quatre énoncés :
1°) La littérature est un art, mais elle diffère des autres
arts parce qu'elle est à la fois chose et signification, à la
fois art et langage.
2°) «La littérature dans notre société se caractérise par
une adéquation ou un affrontement dans l'au-delà du
langage d'une forme institutionnelle et d'une liberté
d'écriture», d'une idéologie et d'une écriture.
3°) «La littérature est composée d'oeuvres qui
organisent l'imaginaire selon des structures
homologiques aux structures sociales de la situation
historique», tel que Goldmann le propose lui aussi.
4°) «[E]st littéraire une oeuvre qui possède une
"aptitude à la trahison", une disponibilité telle qu'on
peut, sans qu'elle cesse d'être elle-même, lui faire dire
dans une autre situation historique autre chose que ce
qu'elle a dit de façon manifeste dans sa situation
historique originelle»; c'est par l'aptitude à la trahison
qu'il y a survie de l'oeuvre.
Ce quatrième critère redonne une essence à l'oeuvre, à
l'écriture, au système par rapport à l'existence, au
phénomène, au procès.

Escarpit envisage ainsi la littérature à la fois comme


processus et comme appareil :

Comme processus, elle se caractérise par un projet, par


un médium et par une démarche :
1°) Le projet, c'est l'oeuvre brute, c'est l'écriture; c'est
la production, par l'écriture, de l'oeuvre; dans ce projet
conscient, domine le sociologique sur le
psychologique, l'historicité sur l'individualité; mais les
deux sont réunis par le sémiologique, par l'expressivité.
2°) Le médium, c'est le livre ou le document écrit : c'est
à ce niveau que la littérature, de processus, devient
appareil; quand il est question du livre, il est question
d'imprimerie, de typographie, de reliure, d'édition, de
collection, de format, de prix, etc.
3°) La démarche, c'est l'oeuvre lue, c'est la lecture; c'est
la consommation, par la lecture, de l'oeuvre.

Comme appareil ou institution, la littérature se


compose de la production, du marché et de la
consommation:
1°) Il y a production par l'éditeur; pour Escarpit
contrairement à Bourdieu, c'est l'éditeur -- lui qui était
imprimeur ou libraire jusqu'à la fin du XVIIIe siècle --
qui est le producteur et non l'auteur; c'est l'éditeur qui
fait la première sélection et ce qu'il publie est à 75%
non littéraire (selon la classification des bibliothèques).
2°) Sur le marché, le livre ou le document est un
produit comme un autre; c'est un instrument qui obéit
donc aux lois de la circulation : il y a là aussi sélection.
3°) La consommation est tributaire de la publicité et, au
niveau intellectuel (scolaire), du statut professionnel et
de la situation culturelle des publics : il y a ici une
dernière sélection.

Au niveau du processus, la société est dans la


littérature : le sociologique y est un aspect du littéraire;
au niveau de l'appareil, la littérature est dans la société
: le littéraire est un aspect du sociologique. C'est au
niveau du livre comme médium du processus et comme
instrument de l'appareil, et non pas au niveau de
l'oeuvre comme projet du processus, qu'il y a rencontre
du sociologique et du littéraire. Escarpit distingue alors
une sociologie de l'écriture (la production par l'auteur
et surtout par l'éditeur) , une sociologie du livre (la
distribution par le libraire) et une psychosociologie de
la lecture (la consommation par le public).

1) La sociologie de l'écriture

La sociologie de l'écriture consiste en une sociologie


des oeuvres et des auteurs ou une sociologie des
écrivains. Escarpit situe d'abord l'écrivain dans le
temps, puis dans la société. Selon lui, «c'est seulement
après sa mort que l'écrivain se définit comme membre
de la collectivité littéraire» : l'écrivain doit donc
affronter l'oubli. Il est possible d'établir un
échantillonnage des écrivains dans le temps à partir de
la génération (qui peut durer de 35 à 40 ans) ou de
l'équipe : «L'équipe est le groupe d'écrivains de tous les
âges (bien que d'un âge dominant) qui, à l'occasion de
certains événements, "prend la parole", occupe la scène
littéraire et, consciemment ou non, en bloque l'accès
pour un certain temps, interdisant aux nouvelles
vocations de se réaliser». Et ce sont «des événements
de type politique comportant un renouvellement de
personnel» qui provoquent ou permettent ces
accessions d'équipes.
Pour situer un écrivain dans la société, il faut d'abord
se renseigner sur ses origines socio-professionnelles et
géographiques. Il n'est pas non significatif qu'un
écrivain soit né en métropole ou en province : il y a des
modes métropolitaines et des modes provinciales; la
concurrence sur le marché n'est pas la même de l'une à
l'autre. Il n'est pas non plus indifférent d'avoir
fréquenté une école plutôt qu'une autre. Mais
davantage que les origines géographiques ou
familiales, que la tradition de classe, c'est la fonction
de classe qui importe : c'est le métier d'écrivain.
Il y a deux façons de faire vivre l'écrivain :
1°) par le financement interne, c'est-à-dire les droits
d'auteur;
2°) par le financement externe, qui est de deux types :
le mécénat et l'auto-financement.
Le mécénat a été très répandu sous le régime féodal et
monarchique et à l'époque de l'aristocratie : beaucoup
d'écrivains ont été entretenus par la noblesse ou par le
clergé; il se perpétue aujourd'hui sous la forme du
mécénat d'État : pensions, bourses, subventions,
fonctions officielles, prix littéraires. L'auto-
financement peut prendre plusieurs formes : fortune
personnelle ou familiale, spéculation; second métier
(qui est en fait le premier : il y a beaucoup de
professeurs, de journalistes et de professionnels
libéraux qui écrivent; le second métier est alors une
sorte d'"auto-mécénat"...

Escarpit considère le second métier comme un


succédané du mécénat; il prône l'intégration du métier
des lettres au système économico-social; il prêche pour
l'homme de lettres et donc pour le droit d'auteur. Il
existe deux formes de règlement des droits d'auteur :
1°) par le forfait, qui est un contrat par lequel l'auteur
cède ses droits à l'éditeur, moyennant une certaine
somme d'argent;
2°) par le paiement par pourcentage, où l'auteur reçoit
un pourcentage sur chaque livre vendu.
Un auteur peut aussi choisir le salariat, au service
d'une maison d'édition comme lecteur, réviseur,
rédacteur, conseiller littéraire ou journaliste-critique. Il
y a aussi le demi-salariat, qui peut lier un auteur et un
éditeur : un éditeur peut avoir une "écurie d'auteurs"...

Il y a une dernière façon de vivre de sa plume, c'est le


travail littéraire à la pige, qui consiste en adaptations,
traductions, livres documentaires, littérature
alimentaire (des "pot-boilers", disent les Anglais).
L'écrivain devient alors un entrepreneur en littérature :
il écrit ce qu'un autre signe ou l'écrit sous un
pseudonyme; il est alors un «manoeuvre de la plume» :
une sorte de «nègre» de la littérature.
Nous pourrions résumer ce qui précède en disant que la
condition de l'écrivain dépend davantage de sa fonction
que de sa tradition; mais que sa situation implique non
seulement sa condition mais aussi sa position (ses
prises de position).
Cependant, encore davantage que la situation de
l'écrivain tributaire du «succès du livre en tant qu'objet
commercialisable», c'est la survie littéraire «de l'oeuvre
en tant que résultat d'un processus dialectique de
communication» qui préoccupe Escarpit. Le succès
commercial du livredépend d'un entrepreneur-
producteur, l'éditeur, qui achète une oeuvre d'un
écrivain-réalisateur et le fait transformer en livre par un
imprimeur. En plus de l'auteur et de l'imprimeur,
l'éditeur doit payer le publicitaire, le distributeur, le
transporteur, le libraire, le dépositaire, etc. Avant
l'invention de l'imprimerie, le «noeud économique de
la production» entourait l'auteur; puis il s'est déplacé de
l'auteur à l'imprimeur, de l'imprimeur au libraire et
enfin du libraire à l'éditeur. La fin du XXe siècle voit le
déplacement de l'éditeur par le distributeur.
De ses deux fournisseurs, l'auteur et l'imprimeur, c'est
sur l'imprimeur que l'éditeur doit s'appuyer, parce qu'il
ne peut pas mesurer la valeur de la matière première ou
brute qu'est l'oeuvre de l'auteur. Il faut donc que la
fabrication du livre coûte le moins cher possible ou il
lui faut produire un livre qui sera acheté, non pas parce
qu'il est bon mais parce qu'il est beau, non pas parce
que c'est une oeuvre mais parce que c'est un produit :
de l'édition de consommation (le livre de poche) à
l'édition de conservation (le livre de luxe) en passant
par l'édition expérimentale (le livre d'avant-garde, le
livre-objet). Le travail de l'auteur est alors noyé sous
les efforts du maquettiste, de l'illustrateur, du papetier,
du typographe, du relieur et de l'ébéniste (si on vend la
bibliothèque avec les livres)...

Pour neutraliser l'arbitraire du projet de l'oeuvre de


l'auteur, l'éditeur compte sur la publicité et la
promotion ou sur l'image de l'écrivain, ou sur les prix
ou les nominations, ou sur une légende (qui peut
résulter d'un scandale ou de la vie de l'auteur). Il faut
faire de l'écrivain une vedette ou un paria.

Selon Escarpit, il y a non-coïncidence entre le succès


commercial vu par l'éditeur (au sein de l'appareil) et le
succès littéraire vu par l'écrivain (qui inscrit le projet
de l'oeuvre dans un processus). L'écrivain se considère
lui aussi comme un producteur et non seulement
comme un fournisseur de matière première; pour lui,
son oeuvre est un produit élaboré, fini, transformé.
Dans cette oeuvre, il «inscrit une vision du monde, une
conscience individuelle, une situation historique
particulière, une intention délibérée». La réussite de
l'écrivain dépend ou «est régi par le rapport de forces
entre la communication au niveau de ce que nous
avons appelé le processus littéraire et la
communication au niveau de ce que nous avons appelé
l'appareil littéraire».
Mais, au delà de la réussite de l'écrivain (la gloire) et
du succès du livre (la fortune), il y a la survie de
l'oeuvre. Puisque les dictionnaires et les manuels
d'histoire de la littérature ne retiennent en France
qu'environ mille noms d'écrivains sur cent mille (qui
ont publié des oeuvres réputées littéraires au moins à
un certain moment) pendant plus de 450 ans, comment
une oeuvre survit-elle? Comment s'effectue le tri?
Escarpit cite le psychologue américain Lehman pour
tirer trois conclusions :
1°) une oeuvre écrite après l'âge de 40 ans a moins de
chances de survie qu'une oeuvre écrite avant;
2°) il y a un rapport entre l'âge de l'écrivain et l'âge du
lecteur;
3°) la récognition a lieu vers 25 ans et dure environ 15
ans.
Mais parce qu'il distingue une méthodologie
sociologique et une problématique littéraire, un
appareil littéraire et un processus littéraire, il n'accorde
aucune valeur phénoménologique à ces conclusions. Il
lui faut faire appel à l'aptitude à la trahison, qui contre
«l'absurdité de l'existence humaine», et à la
contingence de la littérature pour justifier le fait que
des oeuvres survivent et d'autres non : le lecteur peut
s'opposer ou acquiescer au «consensus de la vision
historique de la littérature»; il n'y a pas de génies
méconnus : un écrivain oublié n'est pas ressuscité,
redécouvert ou remis à la mode; il y a seulement
reclassement, selon Escarpit.
2) La sociologie du livre

Escarpit identifie deux circuits de distribution ou de


circulation :
1°) le circuit lettré, qui est le milieu littéraire, où se
recrutent écrivains, enseignants et autres hommes de
lettres comme éditeurs et critiques, sans oublier les
étudiants; le milieu littéraire se définit par le jugement;
2°) les circuits populaires, caractérisés par le goût et
qui alimentent le grand public.
Le circuit lettré passe surtout par la librairie, alors que
les circuits populaires passent par des débits ou des
points de vente comme les tabagies ou les kiosques à
journaux. Les deux circuits sont contrôlés par la
bourgeoisie et par la petite bourgeoisie intellectuelle;
seuls les circuits populaires s'adressent aux classes
dominées, qui ne participent aucunement au "jeu
littéraire".

Il importe de distinguer le public théorique de l'éditeur


du public réel du libraire, ce dernier public étant une
clientèle : «C'est sur une clientèle que le libraire
modèle son stock». Pour cette clientèle, le libraire ne
peut pas sélectionner la littérature, la faire : c'est le rôle
de l'éditeur; il peut seulement la classer, la classifier, y
créer des hiérarchies par la vitrine et l'étalage. C'est
surtout à la librairie moyenne que revient de distribuer
le livre littéraire. La librairie moyenne opte pour la
spécialisation : elle se limite et (s')oriente. Le circuit
lettré de la librairie est donc très limité : il touche en
France moins de 5% de la population et de la
production de livres. Éditeurs, libraires et critiques
littéraires sont les principaux intermédiaires de ce
"circuit fermé" qu'est le circuit lettré...
Sur les circuits populaires, «circuits ouverts», il n'y a
pas vraiment de clientèle, puisque le détaillant n'est
qu'un dépositaire; l'initiative revient au distributeur-
grossiste, à l'entreprise de distribution qui est souvent
un monopole : le détaillant, contrairement au libraire,
n'a rien à perdre et très peu à gagner, car le monopole
reprend habituellement les livres invendus (qui
finissent alors souvent sous le pilon ou dans un
cimetière de livres qui se charge de les écouler à
rabais).

Escarpit déplore -- toujours dans le but de promouvoir


une politique du livre -- le déséquilibre entre les deux
circuits. Pour forcer ce qu'il appelle le «blocus social
de la littérature», il propose quatre types de procédés :
1°) les procédés commerciaux traditionnels, c'est-à-dire
étendre aux circuits populaires la production et la
diffusion du circuit lettré par l'édition à bon marché (le
livre de poche) et par les clubs du livre;
2°) les procédés commerciaux hétérodoxes comme le
colportage (le porte-à-porte);
3°) le prêt par bibliothèques, bibliothèques ambulantes;
rayons de prêt à l'anglaise dans les magasins,
bibliothèques de paroisse, d'usine, de syndicats; mais il
y a encore là une sélection, par le bibliothécaire;
4°) le dirigisme, qui doit éviter le souci didactique,
parce que la littérature n'est pas la cause mais le
résultat de la lecture.
Mais Escarpit remarque qu'il est impossible de passer
alors à côté d'un didactisme technique, idéologique ou
humain au niveau de la distribution parce que «le
déséquilibre de la distribution répond au déséquilibre
de la production». Sauf que, chose curieuse, la solution
ne se trouve pas au niveau de la production, selon lui,
mais au niveau «du comportement des groupes
humains envers la littérature, c'est-à-dire au niveau de
la consommation», de la lecture.

3) La psychosociologie de la lecture

«Tout écrivain, au moment d'écrire, a un public présent


à la conscience, ne serait-ce que lui-même», déclare
Escarpit. On écrit d'abord pour quelqu'un avant d'écrire
à quelqu'un : il y a donc un public fictif avant qu'il n'y
ait un public réel. Quand il y a coïncidence entre les
deux publics, entre le public-interlocuteur et le public-
consommateur, l'oeuvre est fonctionnelle, c'est-à-dire
non littéraire pour Escarpit, qui distingue un public
lettré et un public populaire. Le public lettré« est divisé
et subdivisé en groupes sociaux, raciaux, religieux,
professionnels, géographiques, historiques, en écoles
de pensée, en chapelles». C'est l'éducation qui est le
ciment du groupe social, parce qu'elle rend possible la
communauté de culture, la communauté des évidences
et la communauté de langage; ces liens enchaînent
l'écrivain à son public : «Tout écrivain est donc
prisonnier de l'idéologie, de (l'idéologie) de son public-
milieu : il peut l'accepter, la modifier, la refuser
totalement ou partiellement, mais il ne peut y
échapper». Il est prisonnier de l'idéologie parce qu'il est
prisonnier du langage : il ne peut écrire n'importe quoi
et n'importe comment et dans n'importe quelle langue,
il lui faut utiliser "les mots de la tribu"...
Et «au-delà du langage, les genres et formes littéraires
sont d'autres déterminations imposées à l'écrivain par le
groupe. On n'invente pas un genre littéraire : on
l'adapte aux nouvelles exigences du groupe social, ce
qui justifie l'idée d'une évolution des genres calquée
sur l'évolution de la société». Comme le genre, le style
n'est pas seulement l'affaire de l'écrivain mais aussi du
public; le style est une mode : «une communauté
d'évidences transposée en formes, en thèmes, en
images». Pour l'écrivain lettré, ledit grand public est
aussi éloigné que le public étranger ou que le public de
la postérité.
Selon Escarpit (après Sartre), il ne peut y avoir
littérature s'il n'y a pas convergence ou compatibilité
d'intention entre l'auteur et le lecteur (le public-
interlocuteur). Si le lecteur ne fait pas partie du public-
milieu de l'auteur, c'est le mythe qui l'y introduit; mais
ce mythe lui est fourni par son propre groupe social.
Les intentions ne peuvent coïncider que si l'écrivain et
le lecteur font partie du même groupe : «c'est en cette
coïncidence que résulte le succès littéraire»; «le livre à
succès est le livre qui exprime ce que le groupe
attendait, qui révèle le groupe à lui-même». Ici,
Escarpit rejoint autant l'esthétique de la réception que
la critique sociologique.
Entre l'auteur et le grand public ou un public extérieur
à son public-milieu, il ne peut pas y avoir une telle
coïncidence, une telle convergence entre leurs
intentions; il ne peut y avoir que compatibilité, entente.
Se produit alors ce qu'Escarpit appelle une trahison
créatrice, c'est-à-dire non plus le succès mais la survie
tributaire de l'aptitude à la trahison qui confère une
deuxième existence...
Après s'être penché sur le public ou le lecteur, Escarpit
s'attarde à la lecture, parce que «savoir ce qu'est un
livre, c'est d'abord savoir comment il a été lu». Même
si l'école tend à faire du lecteur, qui est un
consommateur, un connaisseur, il demeure que «l'acte
de lecture n'est pas un simple acte de connaissance»;
guidée par le goût, la lecture engage l'être vivant tout
entier, proclame Escarpit. La lecture ne se confond pas
avec la consommation : on peut lire sans acheter (en
empruntant ou en volant) et on peut acheter sans lire,
pour collectionner par exemple.

Dans la consommation-lecture, Escarpit distingue ici


aussi la consommation fonctionnelle et la
consommation littéraire. Les motivations
fonctionnelles sont : l'information, la documentation et
les lectures professionnelles. Mais on peut faire un
usage fonctionnel d'un livre littéraire :
1°) lire peut être un acte thérapeutique : on peut lire
pour s'endormir, pour s'occuper l'esprit, pour chasser
une angoisse;
2°) lire peut être un acte gymnastique ou hygiénique :
on peut lire pour s'évader, pour s'exciter (lectures de
terreur, humoristiques, lacrymogènes, érotiques); toute
lecture, qu'elle soit pornographique ou non, a un aspect
érotique;
3°) lire peut être un acte militant : on peut lire par
devoir, pour apprendre ou pour être au courant de sa
doctrine (religieuse ou politique).

Pour Escarpit, «les motivations proprement littéraires


sont celles qui respectent la gratuité de l'oeuvre et ne
font pas de la lecture un moyen, mais une fin». L'acte
de lecture littéraire est à la fois sociable et asocial; sa
motivation est presque toujours une insatisfaction
d'ordre personnel, interpersonnel ou collectif; en cela,
c'est «un recours contre l'absurdité de la condition
humaine» : un peuple heureux n'aurait pas de
littérature... Toute lecture est d'abord une évasion; mais
on peut s'évader pour s'enrichir (comme le prisonnier)
ou s'évader pour s'appauvrir (comme le déserteur).
Mais une motivation peut ne pas être à la hauteur d'une
lecture et vice versa.

Lorsqu'il étudie les circonstances de la lecture, Escarpit


s'interroge sur la notion de disponibilité, de loisir.
Selon lui, les facteurs de disponibilité sont :
1°) l'âge : c'est entre 35 et 40 ans qu'on lit le plus;
2°) le type d'activité professionnelle;
3°) l'habitat;
4°) les conditions climatiques;
5°) la situation familiale.
Les moments de disponibilité se divisent en trois
catégories :
1°) les moments creux irrécupérables (transports,
repas), qui sont le plus souvent consacrés au journal et
au policier ou au "roman de coeur" (surtout le
feuilleton illustré);
2°) les heures libres (après le travail) comme la lecture
de soirée ou au lit : c'est le "livre de chevet" auquel on
consacre le plus de temps;
3°) les périodes de non-activité (dimanches, congés,
maladie, convalescence, retraite), où le sport est le
principal rival de la lecture.

De son examen psychosociologique de l'acte de lecture,


Escarpit conclut au décalage de la lecture et de la
littérature : on lit peu de littérature -- et on lit peu tout
court. Mais «[m]ieux valent certainement des romans à
la chaîne pour tous les lecteurs possibles que quelques
lectures de haute qualité réservées à une élite». En cette
politique nationale et internationale du livre, Escarpit
se révèle être le principal détracteur de McLuhan.
Robert Escarpit. Sociologie de la littérature.
Robert Escarpit et al. Le littéraire et le social.
CERM . Colloque sur la situation de la littérature, du
livre et des écrivains.

c) La sociologie positionnelle de Bourdieu


Nous ne traiterons pas de l'épistémologie de la
sociologie ou de la sociologie de la connaissance de
Bourdieu, pour nous limiter à sa sociologie de la
culture, de l'art et de la littérature. Chez lui, la
sociologie littéraire, c'est la sociologie du champ
littéraire. Un champ est plus ou moins synonyme de
milieu; c'est «une structure de relations objectives, au
sein de laquelle tous les éléments, et notamment les
positions des agents du champ, s'entredéterminent» et
où les positions (ou les statuts) déterminent les prises
de position (ou les valeurs). Un champ a une logique
interne, mais il est en relation avec d'autres champs :
1°) le champ politique est le champ du pouvoir;
2°) le champ intellectuel est inclus dans un type
spécifique de champ politique : c'est le champ du
savoir;
3°) le champ culturel peut être littéraire, artistique,
religieux, juridique ou scientifique : il est plus vaste (et
plus vague) que le champ intellectuel : c'est le champ
du savoir-faire;
4°) le champ littéraire est un champ idéologique : c'est
le champ du savoir-dire ou du comment-dire.

1) Le champ du pouvoir et le champ intellectuel

Le champ intellectuel occupe une certaine position


dans le champ du pouvoir et il assigne ainsi une
position déterminée à la fraction intellectuelle et
artistique : aux écrivains et aux artistes; les intellectuels
constituant une fraction dominée de la classe
dominante. Il y a une relation entre la position d'une
oeuvre (du corpus) dans le champ idéologique qu'est le
champ littéraire et la position dans la champ
intellectuel de l'auteur (ou de l'agent) qui l'a produite.
Le champ intellectuel est déterminé dans sa structure et
sa fonction par la position qu'il occupe à l'intérieur du
champ du pouvoir; il est un système de positions
déterminées.

Il y a homologie -- et non reflet -- entre le champ


intellectuel et le champ du pouvoir. Étant donné que la
fraction des intellectuels (artistes et écrivains) constitue
une fraction dominée de la classe dominante, elle
entretient donc des relations ambiguës ou ambivalentes
envers la classe dominante et envers les classes
dominées (ou le peuple). Mais au sein même de cette
fraction elle-même dominée, il existe des dominants
(des «DOMINANTS-dominés») et des dominés (des
«dominants-DOMINÉS»; et, entre l'art individuel
(bourgeois) des dominants et l'art social (ou populaire)
des dominés, il y a l'art pour l'art, qui occupe une
place doublement ambiguë ou ambivalente : c'est la
position de Flaubert et de Mallarmé dans la seconde
moitié du XIXe siècle en France.
Avec l'art pour l'art, on assiste à une «autonomisation
progressive du système de relations de production, de
circulation et de consommation des biens
symboliques». Avec l'avènement de la bourgeoisie dans
le champ du pouvoir, il y a transformation de l'artisan
en artiste et transformation du lettré ou de l'homme de
lettres en intellectuel professionnel; il y a ainsi
affranchissement économique et social de la vie
intellectuelle et artistique, qui se détache de la tutelle
de l'aristocratie, de la noblesse et du clergé, et de leurs
demandes éthiques et esthétiques. Le champ
intellectuel devient alors relativement autonome par
rapport au champ du pouvoir.
Les principaux facteurs qui conduisent à l'autonomie
relative du champ intellectuel sont les suivants :
1°) l'apparition d'un corps de producteurs
professionnels, d'intellectuels professionnels et non
plus de professionnels intellectuels;
2°) le développement d'une véritable industrie
culturelle, surtout à cause de la grande presse;
3°) l'extension du public de consommateurs, surtout
parmi les femmes, provoquée par la généralisation de
l'enseignement élémentaire, de l'école obligatoire;
4°) la multiplication des instances de diffusion, de
légitimation et de consécration : des intermédiaires
entre les producteurs et les consommateurs.

Mais ces mêmes facteurs provoquent la division du


champ intellectuel en deux sphères :
1°) la sphère de production restreinte, où la valeur
symbolique des oeuvres prime, où la valeur d'usage
(c'est-à-dire le produit ou l'objet : l'oeuvre) prime sur la
valeur d'échange (la marchandise : le livre);
2°) la sphère de grande production, où la valeur
d'échange prime sur la valeur d'usage, la valeur
économique sur la valeur symbolique.
2) La sphère de production restreinte

La sphère de production restreinte est un système qui


produit des biens symboliques objectivement destinés à
un public de producteurs de biens symboliques,
produisant eux-mêmes pour des producteurs
symboliques, pour des intellectuels. Dans cette sphère,
il n'y a pas concurrence pour la conquête d'un marché
économique, mais pour la reconnaissance culturelle
accordée par les pairs, qui sont à la fois des clients et
des concurrents. Cette sphère rompt donc avec le
public de non-producteurs : avec les fractions non
intellectuelles de la classe dominante.

Ainsi y a-t-il connivence entre les écrivains et les


critiques; de plus en plus, ceux-ci produisent des
interprétations "créatrices" pour les créateurs : il y a
solidarité entre artistes et critiques; solidarité accentuée
par les postmodernistes... Dans la sphère de production
restreinte, il y a monopole du capital symbolique; y est
concentré le monopole de la consécration culturelle et
symbolique : là seulement, il y a prétention à la
légitimité culturelle. C'est la différence de thèmes, de
techniques, de styles, qui fait la valeur esthétique; mais
la valeur n'est que le droit à l'existence. Par contre il y a
des procédés de distinction (comme différence et
distance) reconnus et d'autres non.
Dans la sphère de production restreinte, «l'affirmation
du primat de la forme sur la fonction, du mode de
représentation sur l'objet de la représentation est en
effet l'expression la plus spécifique de la revendication
de l'autonomie du champ et de sa prétention à produire
et à imposer les principes d'une légitimité proprement
culturelle tant dans l'ordre de la production que dans
l'ordre de la réception de l'oeuvre d'art». De la même
façon, on y contraint le langage pour contraindre à
l'attention du langage et le sujet de l'oeuvre d'art
devient l'artiste lui-même, c'est-à-dire son style : sa
technique. Dans cette sphère, domine le principe de
gaspillage (ou de gratuité) : l'offre précède la demande
et il y a plus d'offre que de demande. On y produit des
oeuvres "pures" ou "abstraites", des oeuvres
ésotériques; c'est un art savant réservé à ceux qui
peuvent le déchiffrer, le décoder et en jouir...

3) Les instances de diffusion et de légitimation : la


loi culturelle

La reproduction de la sphère de production restreinte


passe par des instances de diffusion et de légitimation :
par des appareils d'institution, dirions-nous. Les
instances de diffusion sont : les musées, les galeries, les
journaux, les revues et les maisons d'édition. Les
instances de légitimation sont : les académies, les
sociétés savantes, les cénacles, les salons, les cercles de
critiques et les écoles. Il y a à la fois opposition et
complémentarité entre ces instances et la sphère de
production restreinte : par exemple, à l'école, on traite
de manière légitime les oeuvres légitimes; mais, en
même temps, on introduit un certain arbitraire culturel
en culture légitime.
Le but des instances de diffusion et de légitimation est
d'assurer la conservation et la consécration des oeuvres,
c'est-à-dire leur reproduction : leur canonisation. Mais
il peut y avoir une longue période entre la conservation
et la consécration; autrement dit, le «procès de
canonisation» est de durée variable. Et, en dernière
instance, c'est l'École (comme appareil idéologique
d'État) -- et surtout l'Université -- qui canonise en
faisant (re)connaître de tous et pour tous la loi
culturelle et en faisant méconnaître l'arbitraire de cette
loi.
Cette loi culturelle fait que se sent exclu celui qui est
exclu de la culture légitime; c'est-à-dire que celui qui
n'est pas reconnu comme littéraire, par exemple, plutôt
que de se reconnaître comme non (re)connu, fait tout
ce qu'il peut pour être reconnu un jour, et cela,
seulement parce qu'il reconnaît lui-même la littérature,
parce qu'il lui accorde une valeur, parce qu'il la
reconnaît comme légitime, parce qu'il reconnaît la loi
culturelle, la légitimité de cette loi : la loi culturelle
exclut ou tend à exclure toute possibilité de
contestation de la loi qui n'est pas en même temps une
reconnaissance de cette loi, affirme Bourdieu... La loi
culturelle domine les lois du marché dans la sphère de
production restreinte.

4) La sphère de grande production

Ce qui distingue la sphère de grande production et la


sphère de production restreinte, c'est justement le
rapport à la loi culturelle et aux instances de
consécration. Dans la sphère de grande production, ce
sont les détenteurs des instruments de production et de
diffusion -- et non les producteurs eux-mêmes,
identifiés aux auteurs par Bourdieu et non aux éditeurs
(par Escarpit) -- qui orientent la production; et cela, en
fonction du marché et non de la consécration : en
fonction des lois économiques du marché et non de la
loi culturelle.
Contrairement à l'art savant, l'art moyen est destiné à
un public de non-producteurs, au grand public : à
toutes les classes sociales. Mais cet art moyen est
soumis à la demande de ce public; il ne crée pas son
public : il est créé par lui. C'est surtout à cause de ce
public, du marché, que les oeuvres sont différentes de
celle de la sphère de production restreinte. La sphère de
grande production est régie par le principe d'économie
(d'épargne et de dépense) et non par le principe de
gaspillage.
Pour résumer ce qui précède, disons que la sphère de
grande production (les circuits populaires ou ouverts)
est à la sphère de production restreinte (le circuit lettré
ou fermé) ce que le principe d'économie est au principe
de gaspillage, ce que les lois économiques du marché
sont à la loi culturelle du champ, ce que le capital
économique (le profit, la fortune) est au capital
symbolique (le prestige, la gloire), ce que l'art moyen
est à l'art savant, ce que la comédie est à la tragédie :
ironie, parodie, imitation, accélération du rythme...

5) L'art savant et l'art moyen

Au sein de l'art savant (ou sacré) de la sphère de


production restreinte, Bourdieu distingue :
1°) les oeuvres d'avant-garde : destinées à quelques
pairs;
2°) les oeuvres d'avant-garde en voie de consécration
ou déjà reconnues;
3°) les oeuvres d'"art bourgeois" : destinées aux
fractions non intellectuelles de la classe dominante et
souvent consacrées par des instances de légitimation.
Dans le culte de la forme, l'art savant est le bonheur de
l'art.

Au sein de l'art moyen (ou profane) de la sphère de


grande production, Bourdieu identifie :
1°) la culture de marque : les ouvrages couronnés par
des prix littéraires;
2°) la culture en simili : les ouvrages de vulgarisation
qui s'adressent aux classes moyennes et surtout à leurs
fractions en ascension;
3°) la culture de masse : les ouvrages dits "omnibus".
Dans la recherche de l'effet (sur le public) et dans le
plagiat ou la parodie de l'art savant, l'art moyen est l'art
du bonheur -- jusqu'au kitsch!

Non seulement Bourdieu distingue-t-il l'art savant et


l'art moyen à l'intérieur d'un même art, mais aussi entre
les arts. Il y a les arts savants : la musique, la peinture,
la sculpture, la littérature, le théâtre, où il y a des
instances légitimes de légitimation. Il y a les arts
moyens en voie de consécration : le cinéma, la
photographie, le jazz (comme folklore), où il y a des
instances de légitimation concurrentes et prétendant à
la légitimité : c'est la «sphère du légitimable», par
rapport à la «sphère de légitimité» à prétention
universelle des arts savants. Il y a les arts moyens(ou
des techniques) : le vêtement, la cosmétique, la cuisine,
la décoration, l'ameublement, l'artisanat, etc., où il y a
des instances non légitimes de légitimation : c'est la
«sphère de l'arbitraire».
Le marché de la sphère de production restreinte de l'art
savant lui est interne : il a son propre marché. Le
marché de la sphère de grande production de l'art
moyen lui est externe : c'est le marché du mode de
production de la formation sociale.

6) Les positions et les prises de position

Les prises de position des producteurs dépendent donc


des positions qu'ils occupent sur le marché des biens
symboliques. De sa position par rapport à la loi
culturelle, par rapport au légitime, dépend la prise de
position d'un auteur ou d'une oeuvre. La loi culturelle
est la loi de la sphère de production restreinte; mais
c'est cette loi qui fait la loi dans tout le champ
intellectuel. La loi définit les rapports entre les
structures du champ, l'habitus (qui est un ensemble de
dispositions) et la pratique des agents; elle détermine
l'opinion (la doxa culturelle) et l'opposition à l'opinion.
C'est par rapport à la loi qu'une oeuvre acquiert du
capital. Sur le marché des biens symboliques, on se bat
pour la légitimité, pour le monopole de la légitimité.
Bourdieu refuse l'interprétation strictement interne des
oeuvres parce que cette interprétation assume «une
fonction idéologique en accréditant l'idéologie
proprement intellectuelle de la neutralité idéologique
de l'intellectuel et de ses productions». Il rejette la
séparation du fonctionnement interne des oeuvres de
leur fonction sociale externe : ce n'est pas parce qu'un
champ jouit d'une autonomie relative, voire entière,
qu'il n'a pas de conditions externes qui constituent ses
«raisons sociales d'exister» ou sa fonction sociale.
Pierre Bourdieu. «Le marché des biens symboliques»
dans L'année sociologique 22 (1971), «Champ
intellectuel et projet créateur» dans Les Temps
modernes 246, «Champ intellectuel, champ du pouvoir
et habitus de classe» dans Scolies, La distinction.
Questions de sociologie. Leçon sur la leçon. Ce que
parler veut dire. Les règles de l'art.
Actes de la recherche en sciences sociales.
Accardo. Initiation à la sociologie de l'illusionnisme
social.
Claude Lafarge. La valeur littéraire
Alain Viala. Naissance de l'écrivain.
Jacques Dubois. L'institution de la littérature.
Abraham Moles. Psychologie du kitsch; l'art du
bonheur.
CELC # 6 : «L'arbitraire culturel».
Jacques Leenhardt et Pierre Jozsa. Lire la lecture.

À la suite des travaux de Bourdieu, Ponton a examiné


les rapports entre le programme esthétique et
l'accumulation du capital symbolique, en prenant
comme exemple le Parnasse, en France à la fin du
XIXe siècle. Selon Ponton, des stratégies de captation
ou de gestion du capital symbolique peuvent rendre
compte de la formulation du programme esthétique des
Parnassiens. C'est pour acquérir du capital symbolique
et conquérir le champ littéraire par la légitimité
culturelle que le Parnasse se manifeste comme École
littéraire et comme pratique spécifique de l'écriture, tel
que Bourdieu lui-même tâche de le (dé)montrer à
propos de Flaubert.

Pour conquérir une place -- et même la meilleure place


-- dans le champ littéraire, les Parnassiens (avec
Leconte de Lisle en tête), à cause de leurs positions,
sont amenés à élaborer une nouvelle doctrine poétique,
dominés qu'ils sont alors par les Romantiques.
Dépourvu vers 1850 de tout pouvoir symbolique,
Leconte de Lisle se fait le défenseur de l'art pour l'art
en poésie et le prophète de la forme. Mais pour aspirer
à la légitimité culturelle, il ne peut passer par les
circuits déjà frayés de la consécration : il lui faut
d'autres instances. C'est ainsi qu'il réunit dans son salon
d'autres poètes -- aussi dépourvus que lui de tout
pouvoir symbolique -- et que naît l'École parnassienne,
qui se fait connaître par différentes manifestations et
par divers manifestes. De cénacle en 1850, le Parnasse
détient le pouvoir symbolique dans le champ littéraire
en 1885.

Les étapes de l'acquisition du capital symbolique par le


Parnasse et de sa conquête du champ littéraire sont les
suivantes :
1°) une phase de rupture prophétique, marquée par la
préface-manifeste des Poèmes antiques de Leconte de
Lisle, qui s'oppose au néo-romantisme et à «l'École du
Bon Sens»;
2°) une phase de rationalisation prosodique, où il y a
constitution d'une communauté émotionnelle
caractérisée par des rapports étroits entre le maître et
les disciples comme Hérédia; de cénacle qui se réunit
dans le salon de Leconte de Lisle, le Parnasse devient
une École littéraire où les disciples ont chacun leur
salon;
3°) une phase de pleine orthodoxie (en prosodie et en
pouvoir symbolique), où il y a des exclusions
(Verlaine), mais aussi de l'opposition de la part des
Symbolistes : Mallarmé, à son tour, est en quête de
capital symbolique; cette phase est marquée par l'entrée
des Parnassiens comme critiques dans les journaux les
plus prestigieux et par un autre manifeste;
4°) une phase de casuistique prosodique, de
complaisance, où on commence déjà à réfléchir sur son
art et où les Parnassiens sont reçus à l'Académie
française ou nommés officiers de la Légion d'honneur;
la décadence est alors proche...
Ainsi la valeur symbolique des oeuvres à peu à voir
avec leur valorisation esthétique.
Rémi Ponton dans Revue française de sociologie XIV
(1973).

Fournier a cherché à démontrer la même chose à


propos du peintre Paul-Émile Borduas, amené à opter
pour la peinture automatiste au Québec. Selon
Fournier, c'est pour acquérir du capital symbolique que
Borduas, alors à l'École du Meuble, s'oppose à Alfred
Pellan de l'École des Beaux-Arts qui domine à l'époque
le champ artistique. C'est parce qu'une position est déjà
occupée -- par un type particulier de pratique picturale
: celle de Pellan -- que Borduas en choisit une autre,
puisqu'il ne peut déloger Pellan de la sienne.
L'automatisme de Borduas a aussi des motivations
pédagogiques : Borduas enseigne la peinture. Mais d'un
strict point de vue pictural, l'automatisme, pour être
original et avoir ainsi une place, se doit de se
démarquer du surréalisme.

Le Refus global de Borduas et consorts, en 1948, a été


une des premières étapes dans cette tentative d'acquérir
du capital symbolique et de conquérir -- de partager
avec Pellan -- le champ artistique et de jouir de la
légitimité culturelle.
Marcel Fournier dans Possibles.
Jean-Marc Lemelin. «Le champ littéraire au Québec;
récits pragmatiques». dans Robert Giroux et Jean-Marc
Lemelin Éds. Le spectacle de la littérature; les aléas et
les avatars de l'institution [p. 187-247].

3) LA THÉORIE SOCIO-HISTORIQUE

De la critique littéraire à la théorie littéraire, il y a une


tentative de réduction de la transcendance de la
littérature, que celle-ci soit culturelle (historique) ou
artistique (littéraire), à l'immanence; mais il arrive que
ce soit une réduction de la transcendance spirituelle à
une transcendance matérielle. En outre, il y a une
entreprise de définition de la littérature comme
phénomène(socio-historique) et comme langage
(sémiotique). Par ailleurs, ce qui distingue la théorie
socio-historique de la littérature de la théorie
sociologique, c'est la prise de parti marxiste
(communiste) de la première, ainsi que l'adoption d'une
théorie de l'idéologie plutôt que d'une théorie de
l'institution. Au sein du marxisme même, la théorie de
l'idéologie d'Althusser est substituée à la philosophie
de la représentation ou à la théorie du reflet (réflexion)
de Marx et Lénine (reprise par le réalisme socialiste) et
à la philosophie de l'aliénation de Hegel et de Lukacs
ou à la théorie de la réification (réfraction), qui diffère
de la sociocritique à la théorie critique. La théorie
socio-historique de la littérature a donc comme
fondement le matérialisme historique (ladite science de
l'histoire) et la psychanalyse.
Louis Althusser. «Idéologie et appareils idéologiques
d'État» dans Positions.
Jean-Marc Lemelin. «Idéologie, idéologies et
idéologiques» dans Recherches et théories # 23 et
«L'institution littéraire et la signature; notes pour une
taxinomie» dans Voix et Images VI # 3 [p. 409-433].

a) Macherey

Selon Macherey, l'oeuvre (c'est-à-dire le texte :


l'écriture) n'est pas création mais production; avant de
savoir comment elle fonctionne, il importe de savoir
quelles sont les lois de sa production :
1°) le langage quotidien (commun) est le langage de
l'idéologie, c'est-à-dire de la représentation réelle d'un
rapport imaginaire [ou symbolique] aux conditions
matérielles d'existence (selon Althusser);
2°) la littérature, l'écriture littéraire plutôt, fait du
langage et de l'idéologie un usage inédit;
3°) le langage littéraire n'est pas reproduction de la
réalité, mais production par la contestation du langage;
4°) l'auteur n'est pas le sujet de l'oeuvre : l'écrivain n'est
pas le sujet du texte; il n'y a pas de sujet individuel ou
collectif.
Les lois de la production sont fournies à l'oeuvre
littéraire :
1°) par l'histoire des formations sociales, c'est-à-dire
des ensembles socio-historiques résultant des modes de
production (et de reproduction);
2°) par le statut de l'écrivain;
3°) par les autres oeuvres littéraires;
4°) par les autres usages du langage.

Pour Macherey, il faut tenir compte du travail du


discours littéraire par la forme que donne au langage la
littérature moderne et l'usage qu'elle en fait par la
fiction, qui est une «illusion déterminée. C'est le
triomphe de la bourgeoisie au XIXe siècle en France
qui fait de la littérature française d'abord et avant tout
une littérature de fiction : écrire de la littérature
fictionnelle devient alors une condition nécessaire,
mais insuffisante, de légitimité, une «norme littéraire»
(selon Prieto). Selon Macherey, «une oeuvre se
constitue contre une idéologie autant qu'à partir d'elle»:
«avec elle est produit un nouveau désordre, en rapport
(non conforme) avec le désordre de l'idéologie»...

L'oeuvre naît d'un «secret à traduire» et elle «se réalise


en révélant son secret». La simultanéité de ces deux
questions définit une rupture qu'il faut étudier : au sein
de l'oeuvre, il y a une rupture entre l'idéologie et
l'écriture, entre les conditions historiques (y compris le
projet de l'auteur) et le défaut propre à l'oeuvre; il y a
un décalage, un écart, une rupture qui est le centre et la
clef de l'oeuvre. Il y a une rupture entre le projet de
l'auteur et son résultat exprimé dans l'oeuvre :
«l'oeuvre n'existe que parce qu'il y a une telle rupture
entre ce qu'elle devait ou pouvait être et ce qu'elle est».
Ainsi l'oeuvre n'est-elle pas révélation, c'est-à-dire
représentation du projet de l'auteur ou expression de
son résultat : elle est figuration d'un écart entre le
projet et le résultat. L'auteur ne figure pas ce qu'il
représente et il figure ce qu'il ne représente pas : c'est
ce qui fait la réussite ou l'échec d'une oeuvre.
De la représentation du projet de l'auteur, dont le titre
de l'ouvrage est le concentré, à son expression, il y a
modification de l'idéologie par la figuration (dans
l'oeuvre). L'oeuvre est le produit de cette dialectique.
Aussi la littérature, «mythologie de ses propres
mythes», n'est-elle pas conscience ou connaissance;
elle n'est pas un savoir, mais elle peut être l'objet d'un
savoir, si la méthode (les études littéraires) est adéquate
tout en étant subordonnée à son objet réel (la
littérature).
Pierre Macherey. Pour une théorie de la production
littéraire.

b) Hadjinicolaou

Hadjinicolaou cherche à faire avec la peinture ce que


Macherey à cherché à faire avec la littérature. Pour
Hadjinicolaou, l'histoire de l'art comme discipline,
science ou théorie est une région de l'histoire
(matérialisme historique). Son objet d'étude, parmi les
idéologies esthétiques, est l'idéologie esthétique de
l'image ou l'idéologie imagée : la production d'images.
Hadjinicolaou dénonce d'abord trois obstacles à la
définition de l'objet de l'histoire de l'art:
1°) l'histoire de l'art comme histoire des artistes, qui est
une conception qui voile le rapport entre l'image et
l'idéologie; elle comprend trois variantes :
. l'explication psychologique (par la personnalité ou le
comportement de l'auteur),
. l'explication psychanalytique -- psychocritique plutôt,
selon nous -- (par l'inconscient de l'auteur),
. l'explication sociologique (par l'environnement de
l'auteur);
on passe ainsi à côté de l'oeuvre pour s'intéresser à
l'artiste : on est alors victime de l'idéologie bourgeoise
de l'individu créateur, alors qu'il n'y a pas de sujet de
l'oeuvre;
2°) l'histoire de l'art comme partie de l'histoire des
civilisations, qui est une conception qui méconnaît le
rapport entre l'art et les idéologies globales des classes
sociales; pour cette conception, représentée par
l'autogenèse des contenus de Panofsky, et dont la
technique privilégiée est l'iconologie, l'histoire de l'art
n'est qu'une partie de l'histoire de la culture, de
l'histoire de l'esprit ou de l'histoire des sociétés, ces
trois histoires étant autonomes, mais l'histoire de l'art
n'ayant aucune autonomie relative : il n'y a pas
d'histoire de l'esprit et la sociologie de l'art n'a pas
d'objet qui lui soit propre;
3°) l'histoire de l'art comme histoire des oeuvres d'art,
où il y a négation du rapport art-idéologies-lutte
idéologique des classes :
. par l'histoire de l'art comme histoire des formes, qui
considère le style comme l'expression de l'état d'esprit
d'une époque,
. par l'histoire de l'art comme l'histoire des structures,
. par l'histoire de l'art comme addition des analyses
d'oeuvres d'art particulières;
l'histoire de l'art acquiert ainsi une indépendance
absolue : or, si l'histoire de l'art est autonome, elle n'est
pas indépendante.

Ces trois obstacles -- correspondant respectivement à


l'illusion empirique, à l'illusion normative et à l'illusion
interprétative selon Macherey -- contribuent à
l'idéologie bourgeoise de l'art qui consacre des oeuvres
comme art, qui considère les oeuvres d'art comme étant
l'esprit de tous et par tous et qui lie des valeurs
esthétiques à la forme.

Hadjinicolaou n'est cependant pas un adepte du


réalisme (socialiste); selon lui, le réalisme n'est qu'une
des idéologies imagées. D'autre part, on ne peut pas
non plus adopter le point de vue des producteurs
d'images, des artistes, sur leurs oeuvres : parce que
l'idéologie globale personnelle de l'artiste n'est pas
analogue à celles des oeuvres; parce que l'artiste a la
conscience de son travail, mais pas la connaissance;
parce que la conscience de classe de l'artiste n'explique
pas plus le style de l'oeuvre que son origine de classe.

Hadjinicolaou explique le style par l'idéologie imagée.


Reprenant le concept d'idéologie développé par
Althusser et Poulantzas, il précise d'abord que
l'idéologie d'une image n'est pas son contenu, mais la
manière de représentation du monde, manière qui
implique l'unité de la forme et du contenu. Toute image
est une oeuvre idéologique; elle est idéologique par son
idéologie imagée. Une idéologie imagée est : «une
combinaison spécifique d'éléments formels et
thématiques de l'image qui constitue une des formes
particulières de l'idéologie globale d'une classe
sociale» et «à travers laquelle les hommes expriment la
façon dont ils vivent leurs rapports à leurs conditions
d'existence». L'idéologie imagée fait que la production
d'images (la peinture) n'est pas une pure et simple
transcription, une reproduction, des idéologies politico-
sociales des classes, mais qu'elle est une production
spécifique. L'idéologie imagée est un rapport entre le
style et l'idéologie globale d'une classe; c'est le «style
collectif d'un groupe». Elle ne s'identifie pas à une
image, mais au style d'une image.

Hadjinicolaou s'oppose alors à trois conceptions du


style :
1°) à la conception du style comme organisation de la
forme, conception qui est celle de l'histoire des oeuvres
d'art et de l'histoire des artistes;
2°) à la conception du style comme somme de la forme
et de la force ou comme fond;
3°) à la conception du style comme conséquence de la
culture, de l'esprit et de la société, conception qui est
celle de l'iconologie.
Pour Hadjinicolaou, s'inspirant d'Antal, le style réunit
la forme et le thème; c'est un style de classe: il est
neutre de toute valorisation esthétique; ce n'est pas une
catégorie esthétique : toute oeuvre, esthétique ou pas, a
son style.

Tout style, «toute idéologie imagée fait allusion à la


réalité, à une "réalité" qui est la combinaison de la
"conscience" qu'une classe a d'elle-même avec sa "vue
sur le monde"»; elle est donc l'équivalent de la
figuration selon Macherey. Cette allusion va de pair
avec une illusion quant à la place objective de cette
classe dans le rapport des classes et dans le monde. Le
style est donc allusif et illusoire...
Sont ensuite distinguées l'idéologie imagée positive et
l'idéologie imagée critique. Avec l'idéologie imagée
positive, il y a un rapport non conflictuel avec d'autres
types d'idéologies (des classes dominantes); avec
l'idéologie imagée critique, il y a une critique à l'égard
d'autres types d'idéologies (non imagées) dont certaines
ont leur place en elle. Toute idéologie imagée
collective est positive; mais elle est investie par de
multiples contradictions idéologiques esthétiques; l'une
de ces contradictions peut être une idéologie imagée
critique.
Hadjinicolaou nie l'existence d'un effet esthétique
dissociable de l'idéologie imagée de chaque oeuvre.
L'effet esthétique est «un ensemble de réactions qui
s'échelonnent du déplaisir au plaisir et qui varient selon
le rapport entre l'idéologie esthétique du spectateur et
l'idéologie imagée de l'oeuvre», selon la
reconnaissance ou la méconnaissance des spectateurs
dans l'idéologie imagée de chaque oeuvre; c'est donc
un effet de domination. Le plaisir éprouvé devant une
image et la reconnaissance idéologique du spectateur
dans l'idéologie imagée de la même oeuvre ne sont
qu'une seule et même chose.
En d'autres mots (ou en nos propres mots), le plaisir
esthétique (conscient) -- à ne pas confondre avec la
jouissance (inconsciente) -- résultant d'un effet
esthétique particulier et singulier est un mixte de
séduction (érotique) et de réduction (esthétique), un
mélange de reconnaissance (du familier et du familial :
du domestique) et de méconnaissance (de l'étrange et
de l'étranger : du mondain); mixte (ésotérique) ou
mélange (exotique) par lequel il y a interpellation de
l'individu en sujet et constitution du sujet en individu,
et ce, dans l'identification, qui est la source de la
sujétion, de l'assujettissement selon Althusser.
Nicos Hadjinicolaou. Histoire de l'art et lutte des
classes.
Jean Baudrillard. De la séduction.

c) Vernier

Vernier s'en prend elle aussi à l'esthétique, dont elle


dénonce les prétentions scientifiques et révèle les
intentions idéologiques ou philosophiques. Dans son
étude du phénomène littéraire, elle affirme que la
littérature jouit d'une autonomie relative par rapport à
l'idéologie, que le corpus littéraire est variable de
même que les critères de "littérarité" (sélection,
élection), que des écrits peuvent être rangés dans le
corpus littéraire autant pour les désamorcer
(politiquement) que pour les amorcer
(idéologiquement) et que la littérature est art et
langage.

Pas plus que le langage, l'écriture (c'est-à-dire le texte)


n'est transparente : elle n'est pas le véhicule transparent
d'un message individuel (par un code collectif) ou d'un
message collectif (par un code individuel). L'écriture
n'est pas transparente : à travers elle ne transparaît pas
parfaitement l'idéologie qui y apparaît, parce qu'il y a
le travail de l'écriture. C'est par le langage, c'est par la
langue, que l'idéologie, comme forme(s), advient à
l'écriture; mais ce travail de l'écriture sur la langue n'est
pas spécifique au discours littéraire mais à tout
discours. L'écriture ne devient pas littérature parce
qu'elle respecte ou transgresse une norme linguistique,
mais parce que ce respect ou cette transgression est
reconnue (valorisée) par l'esthétique, reconnue comme
esthétique par l'idéologie dominante, qui est l'idéologie
de la classe dominante et qui détermine (en fixant la
fonction esthétique de la littérature, c'est-à-dire sa
fonction sociale) les critères de reconnaissance
(identification et valorisation) des textes comme
littéraires.

Mais parce que le texte est à la fois oeuvre de langage


et oeuvre d'art, à la fois norme et transgression de la
norme (linguistique ou artistique), à la fois genre et
style, il peut y avoir des textes subversifs par rapport
aux normes linguistiques et artistiques qui sont
reconnues comme littéraires. Selon Vernier, jamais un
écrit absolument conforme aux normes de la langue et
aux normes de l'art n'a réussi à s'imposer comme texte
littéraire. Autrement dit -- et qu'elle ait raison ou non --,
cela veut dire que s'il y a confusion entre l'écriture et
l'idéologie ou opposition radicale entre les deux, il n'y
a pas littérature; pour qu'il y ait littérature, il faut qu'il y
ait négociation, compromission, compromis entre les
deux...
Vernier pense qu'un texte littéraire s'oppose d'une façon
ou d'une autre au système linguistique ou au système
esthétique de l'idéologie dominante, que tout texte
littéraire est plus ou moins novateur, parce que l'art est
connaissance et donc transformation du réel et parce
que le langage est transformation et investigation de la
langue. Pour devenir littéraire, un texte doit alors
mettre en cause l'idéologie par des distorsions, qui sont
des «transformations ou contraventions aux normes
esthétiques en vigueur à une époque donnée (celles du
"bon français" comme celles de la rhétorique ou des
genres littéraires)». Ces distorsions n'agissent que si
elles sont mises en oeuvre par le dysfonctionnement et
que si elles mettent en cause le fonctionnement des
textes, par le dysfictionnement ajouterions-nous.
Vernier propose finalement de substituer à la lecture,
aux codes de lecture de l'idéologie dominante, des
modes de perception ou d'utilisation des textes par
l'idéologie dominée : la dislecture -- la "disgression"
selon Bataille -- est l'exploitation du
dysfonctionnement et des distorsions du texte.
France Vernier. L'écriture et les textes et «Une science
du "littéraire" est-elle possible? dans La Nouvelle
Critique 1971.

d) R. Balibar

Chez R. Balibar, le rapport entre l'écriture et l'idéologie


se situe presque exclusivement au niveau de la langue;
c'est par un enseignement de la langue qui distingue un
français primaire et un français secondaire et qui
substitue un français littéraire (fictif) à un français
populaire (réel) que l'École, l'appareil scolaire (qui est
l'appareil idéologique d'État dominant d'aujourd'hui en
société bourgeoise), impose l'idéologie dominante (la
lecture littéraire : la fonction littéraire) à l'écriture; et
même plus, elle impose une écriture (un style littéraire
: la fiction) aux écrivains mêmes et cette écriture
(littéraire) à la lecture (scolaire) ou aux étudiants.
L'écrivain ne peut échapper à l'influence de
l'enseignement de l'école qu'il a fréquentée et il a été
marqué par l'exercice scolaire : d'abord la rédaction-
narration, puis la dissertation-explication; il a la
grammaire de la langue. Mais il refoule un français
primaire (commun, neutre) par un français secondaire
(réservé à une minorité, donc imprégnée d'inégalités,
de conflits et de luttes). Son oeuvre est marquée par cet
écart, par ce décalage entre deux pratiques
linguistiques : entre une pratique (de classe) et un idéal
(national, voire international). S'il y a alors des
«distorsions linguistiques», c'est qu'il est difficile,
sinon impossible, d'être en même temps fidèle à une
pratique et à un idéal linguistique; à cause d'une part de
la langue même et d'autre part de l'enseignement
bourgeois de cette langue.
L'écrivain ne peut qu'exhiber son français primaire (ou
élémentaire) en le déformant; c'est le refoulement par
une instance refoulante (le français secondaire : la
dissertation-explication par exemple), d'une instance
refoulée (le français primaire : la rédaction-narration
par exemple) qui produit des effets littéraires : l'oeuvre.
Mais dans ce refoulement, il y «perte de sens», qui est
le retour du refoulé, que la classe dominante amadoue
en le sacralisant littéraire, pour éviter que ne soient
dévoilées les causes de ce retour du refoulé; causes qui
sont son propre enseignement (scolaire) et sa propre
idéologie (littéraire).
Cette perte de sens -- correspondant sans doute aux
distorsions chez Vernier --, organisée en système,
représente un danger vital pour la bourgeoisie en
matière de politique linguistique, qui est l'école
française obligatoire pour tous les Français de France
depuis le XIXe siècle ou l'unification linguistique : une
seule et unique langue pour tous les citoyens. Il faut
donc à la classe dominante reconnaître comme
littéraires ces textes dangereux pour elle, pour les
désamorcer...
Ainsi un texte littéraire est-il un texte qui oublie qu'il
est scolaire : qui reproduit fictivement des pratiques
scolaires sans le dire. Un style littéraire n'est que le
produit fictif des contradictions d'un français à
prétentions nationales et internationales, d'un français à
la fois unique et discriminant, d'un français déchiré
entre un français primaire et un français secondaire.
Aussi, est-ce «la déformation de la rédaction primaire
par le travail de la fiction» qui est «la base d'un sujet
fictif, d'une histoire fictive» : de la fiction, surtout de la
fiction réaliste. Enfin, une telle déformation n'est
possible qu'à celui qui connaît, et le français primaire
(le vocabulaire), et le français secondaire (la
grammaire, la syntaxe surtout), qui est le principal
générateur ou le principe générateur du fait littéraire
fictif.

Camus, par exemple, dans L'Étranger, marqué par un


enseignement qui a fait passer le français populaire
pour un français primaire et le français secondaire
comme seul français littéraire, déforme le français
littéraire-usé d'alors par le français populaire; mais il
maquille cette déformation en refoulant les rapports
scolaires-littéraires : il sublime le français élémentaire,
souffrant -- comme toute la production littéraire
bourgeoise -- d'un «complexe d'enseignement
primaire». D'ailleurs, le texte dépourvu de ce complexe
n'est pas reconnu comme littéraire...
C'est l'oubli du français élémentaire qui fait apparaître
le sens littéraire; le sens résulte de cet oubli, et, dans le
souvenir, il y a perte de sens. La fiction est oubli du
travail de la fiction (comme mémoire); elle est
résistance au et du récit. Le français littéraire est un
français fictif parce que simulé; le texte est le résultat
de cette simulation productrice d'effets de réel. Mais
dans le texte, il n'y a pas que simulation (linguistique et
idéologique : scolaire), il y a aussi distorsion (lapsus,
non-sens), confrontation du français littéraire (fictif) et
du français populaire : il y a lutte contre la domination
du français secondaire, contre la dissertation; «la
dissertation rate parce que la rédaction lui résiste».
Dans le texte comme dans le rêve, l'inconscient
travaille et travestit l'idéologie : la fiction est subvertie
par la pulsion; de là, des "frictions" : des effets de sens
(avec perte de sens)...
Renée Balibar. Le français national et Les français
fictifs.

e) Macherey et É. Balibar

Dans leur Présentation de l'ouvrage, Les français


fictifs, de R. Balibar, Macherey et É. Balibar insistent
sur la détermination des effets littéraires, c'est-à-dire
autant la lecture que l'écriture, par l'appareil scolaire et
par l'enseignement de la langue qui y est dispensé; ils
insistent aussi sur le fait que la littérature n'est qu'effets
littéraires, que ces effets littéraires ne sont pas
extérieurs à la littérature mais qu'ils sont bien «la
littérature elle-même». Cette détermination de la
littérature par l'école et la langue et ainsi par la lutte
des classes est une détermination interne à la littérature
(et à l'écriture). D'autre part, le projet idéologique
comme la postérité de l'oeuvre, sa sacralisation, sont
aussi des effets littéraires.
À partir de la théorie léninienne du «reflet sans miroir»
(ou comme réflexion) et en opposant le matérialisme
au réalisme, Macherey et Balibar distinguent la
littérature comme forme idéologique, comme
idéologie, et la littérature comme production, comme
écriture. D'une part, comme forme idéologique, la
littérature a une objectivité matérielle : elle n'est pas
constituée extérieurement à l'histoire d'une formation
sociale, de son État et de ses appareils; comme forme
idéologique, elle est inséparable des pratiques
linguistiques et des pratiques scolaires; la littérature a
une triple détermination : linguistique, scolaire et
imaginaire (dans ses effets de fiction). D'autre part, à la
base du processus de production littéraire, il y a un
rapport inégal, contradictoire à une même idéologie,
l'idéologie dominante, qui doit lutter pour sa propre
domination.
Après avoir démontré l'objectivité matérielle de la
littérature comme formation idéologique, Macherey et
Balibar s'attardent à sa spécificité idéologique au
niveau :
1°) des textes littéraires, qui sont des formations
idéologiques particulières et singulières;
2°) du mode d'identification idéologique produit par le
travail de la fiction littéraire;
3°) de la place de l'effet esthétique littéraire dans le
procès de reproduction de l'idéologie dominante.

Des textes littéraires, ce sont les contradictions qu'il


faut analyser et non pas leur unité apparente et illusoire
(inscrite dans l'idéologie littéraire qui accompagne
toujours toute production littéraire). Le texte littéraire
est le produit d'une ou de plusieurs contradictions
idéologiques, qui ne peuvent être résolues que dans
l'idéologie; le texte est leur solution imaginaire --
imaginaire parce qu'impossible --, mais aussi leur
solution littéraire -- littéraire parce qu'imaginaire.
Ainsi, le texte n'est pas l'expression d'une idéologie,
mais sa mise en scène; il n'est pas sa "mise en mots" : il
est la mise en scène -- et qui dit mise en scène dit :
représentation, spectacle, pouvoir --de contradictions
linguistiques, scolaires et idéologiques et il en est la
solution imaginaire et littéraire : la résolution.

Le texte littéraire produit aussi un effet de réalité; il


produit en même temps un effet de réalité et un effet de
fiction. Ainsi, "fiction" et "réalisme" ne sont pas les
concepts de la production littéraire; ce sont des notions
produites par la littérature elle-même, par l'idéologie
littéraire. Aussi le référent n'est-il qu'un effet de
discours; il n'est pas non discursif. Le réel, qui n'est pas
le référent, est projeté dans le texte littéraire sur le
mode hallucinatoire -- pour ne pas dire hallucinogène...
Dans le texte, il y a référence hallucinatoire à une
"réalité" dont on s'approche et dont on s'éloigne : c'est
l'illusion référentielle. Cette référence hallucinatoire
dans le texte, ce sont les "sujets" (scripteur ou lecteur,
personnes ou personnages, prénoms ou pronoms, noms
propres), qu'il faut opposer aux "objets", à des choses,
à un monde de choses dites "réelles". Et plus il y a de
"sujets" (dans les sagas ou les séries télévisées, par
exemple), plus c'est fictif : plus c'est réaliste!
À partir de là, on peut constater que l'effet esthétique
littéraire n'est qu'un effet de domination, même s'il est
un effet idéologique singulier, parmi d'autres dont il
dépend et diffère, et même si c'est un effet irréductible
à l'idéologie en général. L'effet littéraire est un effet
complexe : un effet qui est à la fois la matérialité du
texte (son écriture) et sa reconnaissance comme texte
littéraire, sa reconnaissance esthétique par l'idéologie :
tout texte est littéraire, parce que le reconnaître comme
texte c'est le reconnaître comme littéraire... Et il est
reconnu dans la mesure où il est lu, interprété, critiqué,
analysé : c'est la lecture qui le fait littéraire et non
l'écriture. La lecture (idéologique) transforme l'écriture
manifeste du texte en une suite de récits et
d'associations libres -- comme le rêveur pendant et
après son rêve -- qui «développent et réalisent les effets
idéologiques du texte».
L'effet littéraire est de provoquer -- à l'infini, chez les
lecteurs des classes dominantes cultivées -- d'autres
discours idéologiques sur l'écriture du texte. Le texte
est «l'opérateur d'une reproduction de l'idéologie» dans
son ensemble : par d'autres discours où se réalise
toujours la même idéologie (avec ses contradictions).
L'effet littéraire, comme effet esthétique, assujettit des
individus à l'idéologie dominante et il perpétue la
domination de l'idéologie de la classe dominante. C'est
donc un effet inégal : il n'est pas le même pour un
lecteur de la classe dominante que pour un lecteur de la
classe dominée -- en autant qu'il y a un lecteur de la
classe dominée...

L'effet de domination suppose d'abord que le texte


refoule l'idéologie dominée : le français populaire par
exemple; il suppose ensuite que la scolarisation
contribue autant à la littérature que la littérature ne
contribue à la scolarisation; il suppose enfin qu'il y a là
aussi lutte des classes. L'effet littéraire ne peut être
qu'un effet de domination : la littérature, bien plus que
d'être une littérature de classe, ne peut être que
dominante.
Pierre Macherey et Étienne Balibar. «Présentation» de
Les français fictifs.
Gérard Delfau et Anne Roche. Histoire/littérature.

Par rapport à la théorie sociologique de la littérature, la


théorie socio-historique prend parti pour l'histoire, la
science de l'histoire qu'est le matérialisme historique
selon le marxisme, plutôt que pour la sociologie et elle
affirme qu'il y a matérialité de l'idéologie et donc du
phénomène littéraire (institution littéraire : corpus,
attitudes et études littéraires; autres institutions :
rhétorique, canonique, juridique, publicitaire, etc.;
appareils d'institution : instances comme les maisons
d'édition; appareils idéologiques d'État : École surtout,
mais aussi Milieu, Foyer, Associations et
Communications de plus en plus) et équipements
collecteurs (enseignement et divertissement). Le social
est donc alors irréductible au sociologique... Mais en
privilégiant quasi exclusivement la matérialité de
l'idéologie, de la littérature comme art, les deux
théories négligent la matérialité de l'écriture, de la
littérature comme langage, et elles passent ainsi à côté
d'une science de la littérature, d'une science littéraire
qui soit complète ou, tout au moins, en voie d'être
complétée (et complexifiée).

4) LA POÉTIQUE

Il existe, au XXe siècle, deux principales tentatives de


fonder une science spécifiquement littéraire : la
poétique (à base rhétorique ou linguistique), qui est une
approche de la littérarité et la sémiotique (à base
logique ou linguistique), qui est une approche de la
littéralité. La poétique a pour objet la littérature, mais
ce n'est pas proprement une science; la sémiotique est
une science (ou, tout au moins, un projet et une
méthode scientifique), mais elle n'a pas proprement
pour objet la littérature mais le langage (ou la
signification).
La poétique est une partie de la rhétorique chez
Aristote; chez les Formalistes russes, elle se donne une
base plus linguistique; chez Genette, il y a un retour
certain à Aristote et un certain détour par la
linguistique. La poétique veut être la science de la
littérature, du discours littéraire, de la littérarité, celle-
ci étant ce qui fait qu'une oeuvre littéraire est littéraire,
spécifiquement littéraire; la spécificité littéraire ou la
littérarité consisterait en grande partie en la fonction
poétique. Chez Jakobson, la poétique est une partie de
la linguistique et elle a pour objet la fonction poétique
en poésie; cette poétique du poème est une phonologie.
Chez Todorov et Genette, la poétique est une partie de
la rhétorique; cette poétique du roman est une
philologie ou une narratologie. Alors que la poétique
(structurale) de Genette est une poétique narrative, la
poétique (historique) de Bakhtine est une poétique
discursive.
Pour Genette, la littérature est l'art du langage; la
littérarité est l'aspect esthétique de la littérature,
l'oeuvre littéraire ayant une fonction esthétique, une
intention esthétique. Selon lui, il y a deux régimes de
littérarité : un régime constitutif (objectif) marqué par
les intentions, les conventions et les traditions; un
régime conditionnel où il y a appréciation subjective et
jugement. L'établissement de ces deux régimes peut
reposer sur un critère thématique (le contenu) ou sur un
critère rhématique (l'expression, la manière, le style).
De ces critères, vont dépendre des modes de littérarité :
le critère thématique commande la fictionalité (en
régime constitutif), la fiction, et le critère rhématique
commande la poésie (en régime constitutif) et la prose
non fictionnelle ou factuelle (en régime conditionnel),
la diction.
La littérature se définit donc ici comme fiction ou
comme diction et dans la transcendance du genre. Il y a
chez Genette dénégation de la fonction sociale
(matérielle) de la littérature au profit de sa fonction
esthétique (spirituelle). Par contre, il ne considère pas
que la littérarité soit synonyme de qualité, de valeur;
c'est une question de genre (régime/mode/registre) : de
poétique (génologie ou théorie des genres, typique ou
typologie des genres stylistique, rhétorique réduite à
une tropologie et faisant donc partie de la poétique à
son tour).

Les Formalistes russes se sont eux-mêmes aperçu qu'il


est impossible de définir la littérature ou de distinguer
le littéraire et le non-littéraire par des critères formels :
le littéraire et le non-littéraire partagent les mêmes
formes, les mêmes genres, les mêmes styles; la
définition de la littérature varie selon la fonction
sociale qu'elle joue à une époque donnée et dans un
espace donné : ce n'est pas une question de forme, de
littérarité.
Jean-Marc Lemelin. «(Méta)langues; pragmatique et
grammatique des études littéraires : Les théories de
l'écriture» dans La puissance du sens; essai de
pragrammatique [p. 59-99, surtout p. 70-75] et
Kristeva/Meschonnic; théorie de l'écriture et/ou
théorie de la littérature.
Roman Jakobson. Essais de Linguistique générale et
Questions de poétique.
Tzvetan Todorov. «la notion de littérature» dans
Qu'est-ce que la poétique?, Littérature et signification,
Introduction à la littérature fantastique, Poétique de la
prose et Grammaire du Décaméron.
Groupe u. Rhétorique générale.
Gérard Genette. Introduction à l'architexte, Fiction et
diction et L'Oeuvre de l'art; immanence et
transcendance.
Henri Meschonnic. Pour la poétique.
Iouri Tynianov. «L'évolution littéraire».
Formalistes russes. Théorie de la littérature
Mukarowsky, Tomachevsky, Lotman.
Wellek et Warren. La théorie littéraire.

5) LA SOCIO-SÉMIOTIQUE
«Pour la sémiotique, la littérature n'existe pas», disait
jadis Kristeva : la sémiotique n'est pas une théorie de la
littérature, mais une théorie générale de la signification
et une théorie particulière de l'écriture (ou du texte);
c'est pourquoi nous ne nous y attarderons pas plus, ici,
qu'aux autres théories de l'écriture, dont nous avons
déjà traité ailleurs [cf. Lemelin dans références qui
précèdent]. Mais la socio-sémiotique, elle, est une
théorie de la littérature.

a) Zima

Avec Zima, il y a une tentative théorique de synthèse


d'une sociologie littéraire (influencée par la
sociocritique et la théorie critique) et d'une sémiotique
littéraire (inspirée des Formalistes russes et de
Bakhtine). Cette «sociologie de l'écriture fictionnelle»
ou romanesque ou cette sociologie du texte littéraire
peut être considérée comme étant une véritable socio-
sémiotique. Zima rejette la sociologie littéraire des
contenants extérieurs (public, écrivain, édition) et la
sociologie littéraire des contenus intérieurs
(information contenue par l'écriture), en les accusant de
manquer l'écriture ou de la considérer comme
dénotative et monosémique, alors qu'elle est
connotative et polysémique.

C'est parce que la «structure significative» de Lukacs,


puis de Goldmann, est une structure profonde, donc
une «structure monosémique de signifiés» qu'elle ne
peut rendre compte du texte fictionnel, qui a une
«structure (superficielle) de signifiants». La polysémie
est donc produite à la surface comme images par les
signifiants. C'est pourquoi Zima oppose «les aspects
mimétiques (non conceptuels, figuratifs) des langages
littéraires« au «caractère conceptuel» du langage
communicatif (dénotatif). Contrairement à Goldmann,
Zima ne peut que séparer la littérature de la
philosophie et de l'idéologie; par contre, contrairement
à Benjamin et à Adorno, la littérature ne s'identifie pas
à sa technique.

De là, Zima propose trois hypothèses, dont les deux


premières sont empruntées à Bakhtine et la troisième à
Goldmann :
1°) la langue n'est pas neutre;
2°) les problèmes socio-économiques peuvent être
représentés comme des problèmes linguistiques sur le
plan textuel et intertextuel : l'idéologie est dans la
forme, dans le signe, dans la langue;
3°) l'autonomie de l'art est inséparable de
l'individualisme bourgeois.
C'est donc par le socio-linguistique que le socio-
économique advient au textuel, au fictionnel, au
littéraire.

D'une part, «en opérant un affaiblissement du lien


conventionnel entre le signifiant, le signifié et le
référent -- car «les signes d'un texte n'ont pas de valeur
existentielle, ne sont pas signes d'objets réels» -- le
texte fictionnel acquiert une autonomie relative à
l'égard de la structure socio-idéologique qui l'a
engendré»; d'autre part, ce même texte est irréductible
à un système conceptuel : «Au niveau du texte, la non-
identité entre image et concept équivaut à une rupture
entre la littérature et l'idéologie». Le texte fictionnel a
donc un double caractère : il a une autonomie relative
(c'est le caractère asocial de l'art selon Adorno) et il est
irréductible à un système conceptuel (c'est son
caractère mimétique).

Un texte est autonome parce qu'il est mimétique, parce


qu'il a une structure non figurative (selon
Mukarowsky); en outre, c'est sur le plan de l'écriture
que se manifeste le sens social du texte. «La
particularité du texte littéraire réside dans sa capacité
de transformer les signifiés (les concepts) en des
signifiants polysémiques qui, dans le cas idéal, peut
absorber tous les sens». C'est pourquoi, dans le texte
littéraire, l'écriture est-elle un but et un moyen, un lieu
et un enjeu d'abord linguistiques «[c]ar l'impact des
structures sociales sur la production littéraire n'est
repérable que sur le plan général de la situation socio-
linguistique et sur le plan spécifique de l'évolution
littéraire. Pour l'écrivain et pour l'écriture, la réalité
sociale se présente comme une réalité linguistique et
littéraire, ce qui signifie qu'une rupture avec le discours
littéraire traditionnel (par exemple avec celui du roman
classique, du roman psychologique) a certes des
raisons sociales, mais qu'elle doit d'abord être coupure
sur le plan linguistique ou plus exactement : sur celui
du discours littéraire».

C'est avec le texte proustien que Zima cherche à


éprouver sa socio-sémiotique. Il affirme que la
cohérence d'un texte n'est pas synonyme de valeur;
puis, il rappelle que le roman proustien n'est pas
conceptuel parce qu'il transforme le langage
communicatif en langage mimétique. Le discours
mimétique refuse de fonctionner comme un message,
comme une conversation, comme une communication :
comme «la valeur d'échange qui impose ses lois au
langage de tous les jours». «Dans la Recherche
proustienne, chaque mot est imprégné de significations
sociales et résiste en même temps à une traduction
conceptuelle en langage philosophique ou idéologique.
Dans ce roman, le langage lutte pour la singularité et
l'irréductibilité de ses signes, utilisés comme moyens
échangeables par la communication commercialisée de
la société du marché».
Ainsi À la Recherche du temps perdu de Proust
s'oppose-t-elle à l'écriture conceptuelle, philosophique
et sociologique, de La Comédie humaine de Balzac.
Pour Proust, la vérité n'est pas conceptuelle, logique;
elle n'est pas abstraite : «Les romans de Proust, Joyce
et Musil, nés au début du XXe siècle, au début de l'ère
monopoliste, attaquent le noyau du discours
idéologique dans lequel se cristallise le sens de tout
énoncé conceptuel structuré suivant les lois de la
logique : la syntaxe», proclame Zima.
La structure narrative est le plan le plus général sur
lequel se situe la transformation du communicatif en
mimétique : du syntagmatique en paradigmatique. C'est
pourquoi les épisodes de la Recherche refusent d'être
résumés et d'être transposés en d'autres systèmes
sémiotiques, résistant au concept (signifié) et insistant
sur le signifiant (image). Au niveau même de la phrase,
«le syntagme par excellence», l'écriture proustienne
continue et radicalise la lutte du romantisme contre la
phrase et pour le mot, contre la loi et pour le hasard (de
la mémoire). Chez Proust, le mot devient nom, le mot
dénotatif devient nom connotatif, l'image l'emportant
sur le concept; et il y a affaiblissement du lien entre les
deux, ce qui transforme le signe verbal dans le texte
fictionnel et fonde son autonomie.
Mais cette autonomie est conditionnée par l'évolution
linguistique et donc socio-économique de la société
française à la fin du XIXe siècle; apparaît alors le
«vocabulaire de la réclame» : les mots mêmes
deviennent des marchandises. On assiste en même
temps au déclin de l'individualisme, rendu superflu par
le marché. À un langage commercialisé et une
idéologie de plus en plus stéréotypée, Proust oppose
une «particularisation radicale de l'écriture». Dans les
romans mêmes de Proust, il y a une telle opposition
entre la conversation des salons et une écriture très
particulière, entre le snobisme mondain et sa parodie
ou son pastiche : entre la réalité et la fiction, entre
l'objectif et le subjectif, entre le général et le
particulier...
Pierre Zima. Le désir du mythe -- une lecture
sociologique de M. Proust, Goldmann -- dialectique de
l'immanence, L'École de Francfort -- une dialectique
de la particularité, Pour une sociologie du texte
littéraire, L'ambivalence romanesque et «Littérature et
société» dans A. Kibédi-Varga et al. Théorie de la
littérature.
Mickhaïl Bakhtine. Le marxisme et la philosophie du
langage, La poétique de Dostoïevski, Esthétique et
théorie du roman et L'oeuvre de Rabelais et la culture
populaire au Moyen ge.
Henri Godard. Poétique de Céline.
Claude Abastado. Mythes et rituels de l'écriture.

b) Grivel

S'inspirant d'une part de la sémanalyse de Kristeva


(elle-même influencée par la psychanalyse de Freud et
de Lacan, par la grammatologie de Derrida et par la
sémiotique de Barthes ou de Greimas) et d'autre part
par la théorie de l'idéologie d'Althusser, Grivel cherche
à joindre théorie de l'écriture et théorie de la littérature
dans une socio-sémiotique qui est d'abord et avant tout
une sémiotique textuelle; il cherche à fonder, non pas
une théorie du texte littéraire, mais une théorie
littéraire du texte. Nous nous limiterons ici à une série
de remarques ou de formules au sujet du texte, des
rapports entre écriture et idéologie et du roman comme
texte, en adoptant et en adaptant les thèses de Grivel.

1°) Sur le texte

1. Le texte est son effet; son effet le contient : le texte


est donc histoire, dans l'histoire.
2. Le texte n'est pas (relativement) autonome, même
s'il y a coupure entre l'idéologie et l'écriture :
l'autonomie du texte est un mythe.
3. Le texte est sa lecture, même s'il commande sa
lecture : il est engendrement des lectures et de la
lecture de ces lectures qu'est la théorie.
4. Le texte renvoie à la fiction qui renvoie au référent.
5. Le contexte fait partie du texte; il mène au sens du
texte, comme le texte mène à son effet.
6. L'usage du texte produit son usure (à la fois son
intérêt et sa détérioration).
7. Le sens du texte est le produit et la finalité du texte.
8. À partir de son effet, tout le texte sera pris pour vrai.
9. Le titre ne raconte pas le texte mais son intention,
son projet.
10. Le texte accomplit un service idéologique.
11. Toute littérature est propagande.
12. Dans le texte, il y a des universaux, des archétypes,
des idéologèmes (des énoncés idéologiques, selon
Bakhtine et Kristeva), qui font le «code dans l'écrit».
13. Le sens d'un texte est le rapport de son dire à sa
pratique, c'est-à-dire à son utilisation institutionnelle en
fonction de l'intertexte.
14. L'idéologie représente le champ d'existence du
texte, son origine, sa fin, aussi bien que son milieu
même.
15. Le texte est un effet de production idéologique
(soumis à la dictée institutionnelle et prenant part à sa
profération) : il illustre, accumule, réalise le sens
idéologique; le texte est produit-producteur d'idéologie.
16. Le texte est un effet idéologique d'obnubilation de
l'idéologique.
17. L'intention d'un texte est une pratique de classe.

2°) Sur le roman

1. Le roman est un instrument de connaissance


idéologique.
2. Le roman n'a pas de sens : il est un sens, celui de
l'idéologie.
3. Le roman, comme tout récit, est un texte.
4. L'auteur n'est pas l'auteur du roman; l'art est une
oeuvre non de l'homme mais de ce qui le produit :
l'idéologie; il n'y a pas de sujet (individuel ou collectif)
de l'oeuvre.
5. Le texte romanesque est un effet sur le sens
idéologique donné.
6. Le roman se définit par son efficacité, son efficace,
son effet.
7. Le texte romanesque vérifie et démontre, en fiction,
le sens idéologique de base.
8. Le roman est de l'intérêt produit à partir d'une
histoire.
9. Un roman sans extraordinaire est un faux roman.
10. La poésie est l'extraordinaire de la prose.
11. Le sens du récit, du roman, va de l'infirmation à la
confirmation.
12. L'effet du roman est une réduction de l'écriture, de
la fiction.
13. Le lecteur, prévu par le texte, est un rôle du roman.
14. La fiction, pour être efficace, se fait passer pour
l'histoire.
15. Le personnage n'est personne; la personne est la
fiction, projetée, reçue pour vraie, du personnage.
16. Tout élément du texte romanesque est instrument
de la vraisemblance.
17. Toute subversion, ou toute soumission romanesque,
commence par le nom propre; le nom propre signifie la
fiction et la vérité de la fiction.
18. Le roman ne peut pas montrer le roman.
19. L'extraordinaire masque l'origine romanesque du
texte.
20. Le roman est le signifiant de l'archétype
idéologique; il est la leçon du roman : le propre
discours de l'archétype.
21. Il n'y a pas de roman sans contradictions, sans
antagonismes.
22. Le roman ne représente pas la lutte des classes; il la
manque, il en représente l'état idéologique : il
représente la représentation du conflit entre le réel et
l'oeuvre -- l'instance idéologique.
23. Quand le roman peint la lutte des classes, il cesse
d'être roman.
24. Le roman est théoriquement inimaginable dans une
société sans classes.
25. Le roman est une proposition idéologique dans sa
portée et son fonctionnement.
26. Plus le roman dénonce sa textualité, plus il donne à
croire à sa justesse.
27. La réalité est l'apparence du roman.
28. Le roman est un des procédés de
vraisemblabilisation (de vérification) de l'idéologique.
29. La fiction se fait vraie pour être lisible (lue) dans
son effet de fiction.
30. La vérité de la fiction est l'archétype.
31. Le roman accomplit l'idéologique.
32. C'est le code idéologique qui est l'auteur du livre,
du roman.
33. Le roman démontre le code; il ne le démonte pas.
34. Le roman se définit par son rendement idéologique.
35. L'intérêt romanesque est un intérêt idéologique.
36. Le roman, via l'idéologique, sert le politique; mais
la politique est le refoulé du roman.
37. Le roman est un instrument, une parole, de la classe
dominante.
38. La lecture du roman se joue à propos de la
reconnaissance de l'ordre de classe.
39. Le capitalisme provoque l'apparition du roman;
l'apogée de la bourgeoisie coïncide avec le roman
réaliste.
40. Le roman est une projection de l'idéologie
dominante sur la classe dominée.
41. On ne peut changer le roman qu'en faisant cesser le
roman : le "roman socialiste" est une contradiction
dans les termes.
42. Le roman développe et soutient la pénétration
idéologique de la classe dominée.
43. Le roman est une tactique d'épuration idéologique.
44. Le roman est une censure; il réalise une police
culturelle (idéologique).
45. Le roman signifie la mise à mort de la conscience
de la classe dominée.
46. Le roman ne se nie pas dans le roman; aucun roman
ne sort du roman; il n'y a pas d'anti-roman.
47. Le roman est un genre faux; il ne peut constituer
une parole vraie.
48. Le roman n'engendre que le roman, c'est-à-dire
l'idéologique; c'est sa seule réalité.
49. Il n'y a pas de roman véritablement réaliste
possible.
50. Le roman répète le roman; du roman succède au
roman : le roman est interminable.
Charles Grivel. Production de l'intérêt romanesque,
«Modes de réduction institutionnelle du texte
(romanesque)» dans le tome II de Production de
l'intérêt romanesque, «Pour une sémiotique des
produits d'expression, 1 : Le texte», «Théorie du récit
ou théorie du texte».
Charles Bouazis.Littérarité et société, Essais de la
sémiotique du sujet et Ce que Proust savait du
symptôme.
Charles Bouazis et al. Essais de la théorie du texte.
Julia Kristeva. Le texte du roman.
Léo Hoek. La marque du titre.
Roland Barthes et al. Littérature et société.
Colloque de Cluny II. «Littérature et idéologies» dans
La Nouvelle Critique 39bis, 1970.
Littérature.
Degrés.
Semiotica.

6) LA GRAMMATOLOGIE

Nonobstant la poétique de Meschonnic et la


sémanalyse de Kristeva, dont nous avons longuement
traité ailleurs et en marge de la phénoménologie
(herméneutique) et de la psychanalyse
(métapsychologique), il est une théorie de l'écriture qui
est irréductible aux théories esthétiques de l'écriture
(littéraire) ou aux théories littéraires de l'écriture
(esthétique), c'est la grammatologie de Derrida comme
théorie de la déconstruction. La déconstruction n'est
pas seulement une théorie littéraire mais aussi, sinon
surtout, une théorie philosophique; ou plutôt, c'est une
théorie qui questionne la distinction de la littérature et
de la philosophie.
La déconstruction est déconstruction de la
métaphysique, celle-ci étant entendue comme histoire
de la philosophie, comme humanisme (philosophie de
l'homme ou anthropologie), comme rationalisme,
comme dualisme et comme réalisme, comme idéalisme
ou comme matérialisme : comme (phal)logocentrisme.
La déconstruction est la stratégie de la grammatologie
comme «science de l'inscription de l'écriture». La
déconstruction est en dialogue avec : la linguistique, la
pragmatique, la psychanalyse, la sémiologie,
l'ethnologie, la phénoménologie et d'autres
philosophies et même la théologie (négative).
Déconstruire n'est pas détruire, mais démonter,
distinguer, différencier, différer; c'est l'opération de la
différance, qu'il y a à l'origine, avant toute distinction,
séparation ou opposition, avant toute présence (du
présent-vivant). La différance est la non-origine de
l'origine...
Dans ses avancées théoriques, la grammatologie de
Derrida postule que la métaphysique a toujours
considéré l'écriture comme secondaire par rapport au
parler -- que Derrida confond avec la parole -- et donc
que l'écriture est dérivée, reléguée à un rang moins
important (par la linguistique elle-même). Au contraire,
la grammatologie propose que l'écriture est originaire
et qu'elle n'est donc pas la simple reproduction de la
langue parlée. Mais l'écriture n'est pas la simple
graphie -- la grammatologie n'est pas une graphologie
-- mais l'inscription et l'articulation de la trace, qui est
écarts et retards, durée, mémoire, espace-temps,
espacement et temporation. Associée au graphe
(gestuel, visuel, pictural, musical, verbal), la trace est
gramme (lettre); le gramme est la mesure du graphe. La
trace est originaire et non originelle; si elle est
originale, ce n'est pas comme origine, mais en tant
qu'elle est l'impossibilité de l'origine : non-origine de
l'origine. C'est pourquoi Derrida va souvent parler
d'archi-trace ou d'archi-écriture : d'écriture généralisée
par la différance. Par exemple, la différance est la trace
de l'écrit dans le parlé : a/e; les signes de ponctuation
s'ajoutent au parlé, en sont le supplément et non la
reproduction.
L'écriture est l'impossibilité d'un signifié sans
signifiant, d'un concept sans itération, c'est-à-dire sans
répétition : la répétition est à l'origine, comme le figuré
précède le propre. Le texte ne saurait donc s'expliquer
par l'origine : par l'auteur et la société qui l'entoure ou
par l'histoire. Le texte est écriture, mais l'écriture n'est
pas intention, vouloir-dire : elle est langue; elle est la
langue par rapport au discours qui la met en scène et en
oeuvre. Cependant, il n'y a d'écriture, il n'y a de texte,
que par la lecture -- ce que nous appelons, mais pas à la
manière de Genette, l'archi-texte : le procès ou la
chaîne de lecture --; la lecture étant à la fois tradition et
trahison ou (tra)duction. L'écriture généralisée ou
l'archi-écriture, c'est la lecture incluant l'écriture.
La lecture est textualisation de l'écriture : à la fois
liaison -- lire = lier -- et livraison -- livrer à destination
selon une destinée, tel est le destin du livre. Selon nous
mais pas selon Derrida, la textualisation est oralisation
et vocalisation. Ce qui caractérise l'écriture, c'est donc
la textualité, qui est à la fois texture et stricture (et non
structure), sous l'opération de la striction, qui est un
mouvement de découpage, de décryptage, de
déchiffrage, de déchiquetage : de dissémination.
La textualité est à la fois la clôture et la non-clôture du
texte. Il y a clôture du texte par le livre; il y a du livre
dans le texte : c'est ce que nous appelons la topique
rédactionnelle. Mais parce qu'il y a du texte dans le
livre : c'est ce que nous appelons la topique éditoriale,
il y a aussi non-clôture du texte par le livre. La
rencontre du texte et du livre (ou de l'archi-texte), de
l'écriture et de la lecture, c'est la signature; mais la
signature n'est pas le nom propre de l'auteur : c'est la
loi du nom propre ou le nom propre de la loi (comme
rapport de la littérature et du droit, comme rapport à
l'institution). La signature diffère l'écriture, par la
lecture, dirions-nous, dans ce lieu ou ce milieu qu'est la
topique titrologique.
En nous éloignant de Derrida, terminons en posant que
la signature -- le non-concept -- est la généalogie -- le
non-propre : l'inapproprié du propre, la non-propreté de
la propriété, la non-propriété du propre ou de
l'approprié -- du nom propre. Elle est l'ensemble des
topiques de l'architexte (ou du récit) qui instituent la
scripture du regard et des tropiques de l'archétexte qui
constituent l'orature de la voix (comme récit et
rythme). La signature est la parole (re)liant l'animalité
de la bête humaine et l'oralité de l'animal parlant dans
la textualité...
Jacques Derrida. L'écriture et la différence, La voix et
le phénomène, De la grammatologie, La dissémination,
MARGES De la philosophie, etc.
Jean-Marc Lemelin. Signature; appellation contrôlée et
«Rousseau et Derrida : L'oralité et la textualité» dans
Le sujet ou Du nom propre [p.91-104].

Ainsi s'achève le projet de fonder une théorie de la


littérature qui se veut scientifique et qui se démarque
de l'idéologie, c'est-à-dire de l'histoire et de la critique
littéraires. Viennent ensuite d'autres idéologies ou
optimismes littéraires : post-structuralisme, post-
modernisme, féminisme, résistance à la théorie, qui
sont des prises de parti et des agences de promotion de
la littérature ou des littératures : littérature mineure ou
minoritaire, littérature nationale, littérature
transculturelle, littérature féminine, littérature
homosexuelle, littérature postmoderne, etc.

CONCLUSION

Selon la célèbre 11e thèse sur Feuerbach énoncée par


Marx vers 1845, ce qui importe, ce n'est pas seulement
d'interpréter le monde, c'est surtout de la transformer;
Thom, lui, inverse la formule. La critique littéraire ne
fait qu'interpréter la littérature en la réduisant à
l'écriture; de la critique à la théorie et avec la théorie,
ou bien il est question encore d'interpréter la littérature,
ou bien il est question de la transformer : soit par
l'écriture (la technique) et donc par l'esthétique (le
réalisme, socialiste ou pas), soit par la lecture
(l'idéologie) et donc par la politique (la révolution)...
Alors que la théorie critique, sous la primat des forces
productives et de la fonction sur la fiction, réaffirme le
rôle ou le pouvoir de l'art, la socio-sémiotique, sous le
primat de la fiction sur la fonction et conférant à
l'écriture le pouvoir d'une force productrice, insiste
plutôt sur le rôle du langage : la valeur esthétique y est
ici linguistique (la valeur étant source de sens), tandis
qu'elle est là davantage économique (la valeur d'usage
s'opposant à la valeur d'échange ou à la valeur
d'exposition). Avec la théorie critique, la forme est
contre la norme; avec la socio-sémiotique, la forme est
la norme.

Pour une véritable science de la littérature, il ne suffit


pas de décrire et d'expliquer le régime socio-historique
de l'archi-texte, il faut aussi comprendre le système
esthétique du texte (incluant la surface du phéno-texte
et la profondeur du géno-texte), mais pas selon une
esthétique transcendante de l'agréable (ou du bon) et du
beau. Il nous faut une esthétique transcendantale ou
immanente du sublime : non pas une esthétique du
plaisir (l'effet esthétique), mais une esthétique de la
jouissance (la cause esthétique comme origine et destin
ou devoir).
Pour cela, les approches suivantes sont nécessaires :
1°) une approche latérale de la littérature comme art et
langage : une prag(ram)matique sociologique et socio-
historique comme construction (institution,
constitution, reconstitution);
2°) une approche littérale de la langue et du discours
ou de l'écriture et de la lecture : une grammaire de la
signification qui nous est fournie par la
sémiotiquecomme reconstruction du sens;
3°) une approche littorale de la signature par la
déconstruction (grammatologique ou
métapsychologique, phénoménologique ou
psychanalytique) : une (pra)grammatique.
Ainsi est possible une approche littéraire de la parole :
une (dia)grammatique de la voix comme récit --
(archi)texte ou archigenre : grammaire du sens -- et
rythme -- archétexte : signifiance --; grammatique qui
inclut donc une narratique et une rythmique, sous
l'instruction de la diagrammatique du langage, elle-
même sous le patronage de la struction et de la
(trans)duction de la pragrammatique comme science
générale de l'homme et comme science du sens (qui est
à la fois monde et langage, animalité et oralité).

Dans la réduction de la bibliothèque à la librairie, de la


collection à la série, de l'édition ou de la version à
l'exemplaire, les études littéraires se découvrent ou
s'inventent un nouvel objet : l'objet-livrecomme
artefact de l'archi-texte et comme prise de contact ou
mise en contact avec le texte, comme (mi)lieu de la
textualité.
Jean-Marc Lemelin. La puissance du sens; deuxième
livre : «La jouissance du nom propre : La signature de
quatre romans québécois» [p. 113-196], Du récit,
Oeuvre de chair et Le sens.
André Kibédi-Varga et al. Théorie de la littérature.
Maurice Genevoix et al. Méthodes du texte.
Marc Angenot et al. Théorie littéraire.

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