Fait associatif et démocratie
plurielle
Jean-Louis Laville *
* — Professeur au CNAM
Le fait associatif est longtemps resté un impensé dans
la sphére académique s’intéressant 4 1’économie
sociale. Invisibilisées, prises entre ]’action publique
et le capitalisme, les associations se révélent pourtant
des analyseurs des conflits sociaux qui traversent la
société. Instrument d’état? Projet d’actions collec-
tives? C’est cette ambivalence que se propose de
mettre au jour cet article.
1. Une question longtemps sous-théorisée
Au XX° siécle, l'économie sociale a fait objet d’une approche sec-
torielle. D’abord pratiquée par Fauquet (1965) sur les coopératives et
« les rapports relativement invariants » qui les caractérisent, elle a
été développée par Desroche (1976) et Vienney (1994) identifiant des
entités dont les spécificités tiennent a la combinaison volontaire d'un
groupement de personnes et d’une entreprise, réciproquement liés
par un rapport d’association et d’activité. Cette théorie de l'économie
sociale admet comme référence centrale la coopérative et n‘intagre
que les associations gestionnaires d’entreprises. C’est donc I’affirma-
tion selon laquelle il existe des entreprises non capitalistes qui est
principale, couplée a celle d’une capacité 4 assumer la concurrence
avec les entreprises capitalistes. Le rapport aux pouvoirs publics n'est
appréhendé qu’a travers certaines questions comme les demandes
d’adaptations législatives et le traitement préférentiel dans les mar-
chés publics. Ce sont des préoccupations empiriques qui dominentLes politiques sociales
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dans les relations aux politiques publiques.
Lapproche du tiers secteur, centrée sur les organisations sans but
lucratif, présente également des limites dans I’approche des rapports
aux politiques publiques. Aux limites liges a l’axiomatique du choix
rationnel s‘ajoutent celles liées a la hiérarchisation des secteurs: c'est
seulement dans le cas d’échecs du marché que |’Etat est légitime a
intervenir et dans les cas d’échecs du marché et de I’Etat que le tiers
secteur trouve sa place. Cette conception subsidiaire a engendré une
vision qui améne & contraster société civile et Etat plus qu’a exami-
ner leurs articulations. Néanmoins, a partir des années 1990, des
théoriciens du tiers secteur comme Gidron, Salamon et Kramer
(1992) ont abordé les rapports au gouvernement au travers de typo-
logies rendant compte des configurations observables.
En effet, la montée de importance des associations est spectacu-
laire dans les derniéres décennies. En France par exemple, elles ont,
pour la premiere fois, créé plus d'emploi que les entreprises a but
lucratif dans la décennie 2000 - 2010. Cette montée a également été
sensible dans I’économie sociale ou elles représentent dans le méme
pays 80 % du total des emplois. De telles tendances sont représenta-
tives de ce qui se passe dans d’autres contextes nationaux et cette
évolution a généré un intérét plus marqué pour les interactions avec
les politiques publiques d’autant plus que les financements publics
sont déterminants pour I'accés aux ressources dans des champs tels
que le social, la culture, les sports et les loisirs. Cette donnée pratique
s‘est en outre accompagnée d’un renouvellement théorique dont
deux tr ont eu des conséquences majeures. Premiérement, |'éco-
nomie solidaire a mis l’accent sur la dimension publique des asso-
ciations alors que |’économie sociale comme le tiers secteur les
avaient appréhendées comme des organisations privées. Deuxiéme-
ment, une autre inflexion s’est manifestée dans les sciences poli-
tiques par le scepticisme vis-a-vis des méthodologies autonomisant
l'étude des politiques publiques, et par I’émergence d’une conception
étendue de l’action publique couvrant « lactivité des pouvoirs
publics et plus largement toute activité articulée sur un espace public
et nécessitant une référence a un bien commun » (Laborier & Trom,
2003, p.11).
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Jean-Louis Laville
alence des associations
Laml
Les deux innovations se renforgant, des problématisations
inédites ont vu le jour du fait que des interrogations plus fortes ont
porté sur le contenu des interdépendances entre, d’une part, "'@cono-
mie sociale et solidaire et, d’autre part, les pouvoirs publics. Quatre
themes peuvent étre cités a cet égard: l’ambivalence des associa-
tions, l'isomorphisme et l’entrepreneuriat institutionnels, les proces-
sus d’institutionnalisation, I‘encastrement politique.
Cette contribution abordera uniquement le premier théme cité, celui
de I'ambivalence’.
Prendre en compte leur dimension politique conduit 4 envisager
les associations concrétes a la fois comme des espaces publics dans
la société civile et des auxiliaires des politiques publiques, cette oscil-
lation entre les deux réles leur conférant une complexité particuliére.
Plus que les coopératives, les associations se trouvent au carrefour
de deux trajectoires: vecteur d’une expression et action autonomes
d’un cété, instruments des pouvoirs publics de l'autre cété. Les
espaces publics ancrés dans la société civile sont traversés par des
affrontements et des négociations entre classes et groupes sociaux.
Leur caractére fragmenté et conflictuel s’explique par des luttes
incessantes entre les groupes dominants manceuvrant pour élargir
leur influence, voire s'assurer le monopole de I’expression publique
légitime, alors que des groupes dominés ou exclus (femmes, minori-
tés, classes populaires, ...) se battent pour leur reconnaissance. Les
associations existant 4 un moment historique donné sont enracinées
dans des contextes culturels, sociaux et idéologiques, et traduisent
donc bien I’état des rapports de force et des conflits sociaux.
Comme le dit Giddens (1994, pp.120-121), 4 propos des mouve-
ments sociaux et des groupes d’entraide, les associations ne sont pas
nécessairement démocratiques dans leurs finalités. Nombreuses
sont celles qui entérinent des injustices, quelques-unes peuvent
méme s’efforcer de saper les bases du systéme démocratique ou étre
conduites par des démagogues et des manipulateurs dangereux. II
n’en reste pas moins qu'il existe une « relation intrinséque » entre la
démocratie et les associations, venant du fait qu’elles modéient par-
tiellement les espaces publics dans la société civile. Si toutes les
associations n’ceuvrent pas a une démocratisation de la société, il
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n’empéche que le fait associatif participe de la démocratie comme
\'attestent les interdictions ou les contréles dont il fait l'objet dans les
régimes totalitaires.
Néanmoins, les espaces associatifs n’échappent pas aux évolu-
tions générales de la société marquée par |’emprise de l’argent et du
pouvoir étatique. Ils peuvent en particulier étre accaparés aux fins de
légitimation du systéme politique par le biais de procédures formali-
sées visant l’efficacité. La forme associative a pu aussi étre utilisée
par l'appareil de |’Etat dans une visée fonctionnelle, par exemple
pour organiser des services ou pour favoriser une concertation insti-
tutionnelle que les cloisonnements administratifs rendaient difficiles.
Les associations ne sont pas que |’expression des citoyens, elles sont
impliquées dans des rapports de pouvoir parce qu’elles « médiatisent
les conflits idéologiques de la société globale, contribuent a la for-
mation des élites et a la structuration du pouvoir local et participent
a la définition des politiques publiques tout en légitimant la sphére
politico-administrative » comme le note Barthélémy (2000, p.16). Les
associations sont pour certaines institutionnalisées & un point tel
qu’elles sont devenues plus des appendices de l'appareil de IEtat que
des organismes indépendants. Loin de n‘exprimer que I‘autonomie
de la société civile, les associations peuvent étre aussi envisagées
« dans une stratégie de contrdle social » comme « le prolongement
des pouvoirs institutionnels, notamment |’église, I’Etat et les collecti-
vités locales qui régulent et favorisent leur action dans le but d’assu-
rer l’adaptation et l’intégration sociale des individus » (ibid., p.59). En
cela elles participent bien a la politique au sens de Weber puisqu’elles
peuvent contribuer & I'exercice du pouvoir d’Etat et aux formes de
domination qui y sont liées.
Autrement dit, les associations réalisent une combinaison difficile
qui leur est propre entre démocraties représentative et participative.
Tout en développant en leur sein des mécanismes de représentation,
elles contribuent par leur mode de formation a une démocratie parti-
cipative ot les parties concernées peuvent s’exprimer directement.
Cette accessibilité spécifique procure aux citoyens une opportunité
d'action qui n’assure pas pour autant « un accroissement de la quali-
té cognitive et morale des compétences décisionnelles des per-
sonnes ainsi mobilisées » (Lévesque, 2001, p.10). Le recours a cette
participation ne préserve pas non plus des dépendances charisma-
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tiques, ni de l’ensemble des phénoménes de pouvoir que |’on ren-
contre dans toute organisation, il peut méme induire un détourne-
ment de la démocratie représentative au profit des seuls profession-
nels (Godbout, 1983). En outre, les biens communs sur lesquels s‘ac-
cordent les membres de nombreuses associations peuvent promou-
voir des intéréts particularistes, voire a l’extréme contredire les régles
démocratiques. La démocratie participative dont sont porteuses les
associations ne permet pas de se conformer a un intérét général dont
la démocratie représentative reste garante. A défaut, la participation
peut réduire le « fossé entre le citoyen et ses porte-paroles » (Callon
et al., 2001, p.170) qui s‘accentue quand la représentation est entra-
vée dans les corporatismes et la technocrati
Il existe une tension mais aussi une complémentarité entre démo-
craties participative et représentative. La démocratie participative,
quand elle favorise la délibération, peut engendrer un processus
d’apprentissage pour la « formulation de préférences marement
réfléchies, cohérentes, généralisables, justifiables et socialement vali-
dées » (Offe et Preuf, 1997, p.227) élaborant ainsi « des définitions du
bien commun qui ne sont pas présentes au départ dans la société »
(Thériault, 1996, pp.147-148). Toutefois, la démocratie délibérative ne
peut progresser que par un encouragement de la part des instances
de démocratie représentative, 4 la fois par I'instauration de procé-
dures participatives au sein des organes élus comme l’exemplifient
les budgets participatifs (Gret et Sintomer, 2002) et par le soutien aux
actions citoyennes, pour contrecarrer les blocages tenant a la techni-
cisation des choix publics et a I’influence exercée sur ceux-ci par les
mass-médias.
En somme, les associations ne sauraient étre idéalisées. La ten-
sion structurelle entre les deux pdles du politique repérée par Haber-
mas dans les Etats constitutionnels démocratiques s’y retrouve. Ce
qui se dessine dans l’espace associatif tiraillé entre les deux pdles du
politique, c’est 4 l’évidence I’éventualité d'une instrumentalisation
(Eme, 2001) par des autorités publiques ou des entreprises sou-
cieuses de légitimation pour lesquelles les associations et la société
civile n’ont droit de cité que si elles prolongent leurs propres actions.
Mais se profile aussi la possibilité d'une « démocratisation de la
démocratie » (Lévesque, 2001, p.12), non pas par des processus de
substitution entre démocratie participative et représentative, mais
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Par une articulation entre ces formes de démocratie. C'est la pers-
Pective dune démocratie plurielle ayant pour finalité la radicalisation
du principe de la participation démocratique. Le paradoxe sur lequel
elle repose est résumé par Chanial présentant la pensée de Walzer:
« Etat démocratique dépend aujourd’hui en premier lieu de la
vitalité de la vie associative au sein de la société civile... Mais, a Vin-
verse, une société civile démocratique ne peut s’épanouir qu’au sein
d'un Etat démocratique... Le réle de lEtat doit done, selon Walzer,
consister seulement a contribuer 4 démocratiser la société civile, en
affrontant les inégalités et les formes multiples d’oppression ou de
sectarisme qui surgissent au sein du monde associatif, mais égale-
‘ment a ouvrir plus largement la sphére démocratique afin d’atténuer
tant les différences entre les associations que les replis identitaires, et
de remédier au caractére discontinu et souvent chaotique de Venga-
gement bénévole en faisant, par exemple, du volontariat un engage-
ment stable au statut reconnu. En ce sens, seul un « Etat solidaire » -
péle de la solidarité secondaire- pourra renforcer et épauler une
« société solidaire » -le péle de la solidarité primaire-, et réciproque-
ment » (Chanial, 2001, pp. 288-289; Walzer, 1997, 2000).
Conclusion
La recherche ayant trait aux associations est longtemps restée
cloisonnée entre I’étude des politiques publiques et celles des évolu-
tions du capitalisme marchand rendant leur lecture uniforme et niant
leurs réalités multiples. Le fait associatif est bien un projet d’actions
collectives, producteur de liens sociaux et de richesses économiques,
Les ambivalences du fait associatif ne peuvent pleinement se mesu-
rer qu’a condition d’envisager ces organisations au sein d’une démo-
cratie plurielle. De par leurs modes de fonctionnement, elles générent
des espaces publics de délibérations contradictoires au sens d’Ha-
bermas (1997). Autrement dit, les associations réalisent une articula-
tion qui leur est propre entre démocraties représentative et participa-
tive. Les associations, tout en développant en leur sein des méc
nismes de représentation, contribuent Par leur mode de formation 3
une démocratie participative. Cependant, répétons-le, les associa.
tions ne sauraient étre idéalisées, La tension structurelle entre les
deux péles du politique repérée par Habermas dans les Etats consti-
tutionnels démocratiques s'y retrouve. En tant que « libres associa-
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Jean-Louis Laville
tions de citoyens » qui ne sont pas fondées sur une autorité extérieu-
fe, elles contribuent a « réaliser librement la formation de lopinion et
de la volonté » & travers des « contacts horizontaux d’interaction ».
Toutefois, elles sont aussi parties prenantes d’un « systéme pol
tique » dont la logique est la rationalité instrumentale, ce qui
implique « commandement, imposition, contrainte et domination »
(Ladriére, 2001, pp. 389-420).
Notes
(1) Sur les autres themes, voir J-L Laville, Politique de 1 association, Paris,
Editions du Seuil.
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