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*
38
Ibidem.
39
Ibidem.
40
Op. cit., pp. 254-255.
41
Op. cit., p. 255.
42
Roger Vailland, La Truite, Paris, Gallimard, 1964.
43
Née en 1951.
Un paysage fonctionne concomitamment avec les
sens, avec la tête. Ainsi fut-il merveilleusement
séquencé, hiérarchisé, chez Francis Ponge.44
« Le paysage
L’horizon, surligné d’accents vaporeux, semble
écrit en petits caractères, d’une encre plus ou moins
pâle selon les jeux de lumière.
De ce qui est plus proche je ne jouis plus que
comme d’un tableau,
De ce qui est encore plus proche que comme de
sculptures, ou architectures,
Puis de la réalité même des choses jusqu’à mes
genoux, comme d’aliments, avec une sensation de
véritable indigestion,
Jusqu’à ce qu’enfin, dans mon corps tout
s’engouffre et s’envole par la tête, comme par une
cheminée qui débouche en plein ciel. »
Chez Ponge, comme chez Vailland, il faut sans
cesse aller, venir, se laisser happer par le paysage,
s’en arracher, exactement comme Diderot, dans l’un
de ses « salons », observait qu’on devait, pour le
comprendre, s’approcher et se distancer sans cesse
d’un tableau de Chardin45.
Et naturellement un grand parmi les grands, Ernest
Hemingway (1899-1961), dont un des ultimes romans,
Au-delà du fleuve et sous les arbres46, qui conjugue
une nouvelle fois Éros et Thanatos, fonctionne quasi-
essentiellement sur des dialogues… Comme dans
Mort à Venise, le paysage exceptionnel de la ville-
lagune, sert de toile de fond à une idylle impossible, et
littéralement mortelle, entre un homme vieillissant et
une belle aristocrate nettement plus jeune que lui. De
longues descriptions de lagunes, de canardières,
notamment. (Hemingway lui-aussi tétanisé par
Flaubert, dont il fut un fervent héritier.)
Et, forcément, l’écrivain italien Cesare Pavese
(1908-1950), dont Le Bel Été (1949), son chef
d’œuvre, conjugue à l’envi, à la manière de Cézanne,
rêvant, comme dans Le Triomphe de Flore, de Poussin,
de « marier les courbes des femmes aux croupes des
collines » - collines, collines… -, corps d’adolescents
44
Francis Ponge, Pièces, Paris, coll. « Poésie/Gallimard », 1961, p.
49.²
45
Salon de 1763, p. 219.²
46
Paru en 1950 dans l’édition américaine. Ernest Hemingway, Au-
delà du fleuve et sous les arbres, in Œuvres romanesques, T. II,
Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1969, pp. 1317 à 1535.
ou de jeunes adultes aux Langhe, ces collines
environnant Turin.47
Claude Simon, dont La route des Flandres, écrit
dans les après-guerres — les deux guerres mondiales,
la guerre d’Espagne, les guerres de l’Empire, est le
parangon....48, fut pour le moins obnubilé par les liens
délétères entre la vie et la guerre
La place nous manque, hélas !, pour donner ici
intégralement l’incipit de L’Acacia49, qui fait une
quinzaine de lignes, vacille et palpite au moindre
substantif, joue d’une focalisation du regard, d’un
champ qui s’étrécit, d’un horizon allant s’élargissant
puis, soudain, se rapetasse sur lui-même. Il y a en
permanence chez Claude Simon, la tentation de
l’ekprasis. Son œuvre s’est développée parallèlement
au mouvement anglo-saxon qualifié
d’« hyperréalisme », actif au fil des années 1960, dans
la mouvance du Pop art, avec notamment l’Américain
Richard Estes (né en 1936) et surtout le Britannique
Malcom Morley (né en 1931), ce dernier imitant la
technique des gros plans photographiques – vues de
batailles navales, croisières, vacances –, par un
minutieux traitement pictural ou le recours au procédé
dürérien de la grille afin de mettre au carreau l’image
à reproduire.
Ludovic Janvier, dans un tiré à part édité à
l’occasion de la sortie d’Histoire50 note qu’ : « On
remarquera que la narration se nourrit souvent de la
description des cartes postales que le personnage
manie, comme attiré par la fixité, ce défi à la mobilité
du temps, qu’elles représentent. C’est pour les
animer, y faire bouger les êtres et respirer le monde
figé par la pose : emporté par l’élan de la parole, il
entre dans telle vue de Barcelone ou tel clair de lune
sur un fleuve, et bientôt le récit campe dans l’espace
proposé, en sortant et y rentrant suivant le décours
des mots, qui servent à ce curieux va-et-vient où la
personne s’efface. »
Histoire, donc. Comment, page 65, au cœur d’une
très longue phrase amorcée page 63 et qui finit page
47
Cesare Pavese, Le Bel Été, Paris, Gallimard, coll.
« L’Imaginaire », 1978.
48
Claude Simon, La Route des Flandres, Paris, éditions de Minuit,
1960.
49
Claude Simon, L’Acacia, Paris, éditions de Minuit, 1989, p. 11.
50
Claude Simon, Histoire, Paris, éditions de Minuit, 1967. Le texte
de Ludovic Janvier reprend partiellement un article paru dans La
Quinzaine littéraire du 15 avril 1967.
6751, la caméra va impunément fouiller dans un
travelling avant : « (…) tandis que derrière lui défilent
successivement les masses opulentes des arbres, puis
la tache claire du château, les tours annelées, les
douves aussitôt emportées sur la gauche, le soleil
détachant maintenant les casaques sur les
frondaisons de la forêt (mais peut-être ne les voit-elle
plus : pas des chênes, des frênes, des hêtres, des
charmes, mais quelque gluant et verdâtre amalgame
de lianes, de feuilles, de branches, au-dessus de
quelque gluant et verdâtre amalgame d’eau, de
mousses, de joncs, de moustiques, et, entre les deux,
quelque chose qui semble participer des deux : à la
fois végétal puisque c’est fait avec des troncs
d’arbres, des feuilles ou des joncs coupés, et
aquatique, puisque c’est perché sur des pattes
d’échassiers (…) »
Signifiance majeure d’un tel paysage, de la guerre,
avec ce « gluant » et « verdâtre » délibérément
répétés ! Il en est ainsi d’une autre phrase sans
début52, je veux dire commençant, après un alinéa,
par une bas de casse, et pas par une majuscule, dans
laquelle la maladie de la terre, du paysage, recèle,
encèle, allais-je écrire, la maladie de l’Histoire : « et
encore cette photographie d’un champ de bataille
prise d’avion (pas la terre, le damier des prés, des
labours, des bois : une étendue croûteuse, pustuleuse,
comme une maladie du sol même, une lèpre, sous
l’effet de laquelle les reliefs, les ravins, les tracés
rectilignes des anciennes constructions auraient été
pour ainsi dire gommés ou plutôt déglutis, attaqués
par quelque acide, quelque suintement purulent) et
qui illustrait une des dernières pages du manuel
d’Histoire, comme si celle-ci (l’Histoire) s’arrêtait là,
comme si la longue suite des chapitres avec leurs
résumés en caractères gras à apprendre par cœur, la
longue suite des images qui les illustraient (le bas-
relief sur lequel on pouvait voir ce roi en robe longue,
coiffé de son bonnet géométrique, barbu et
méticuleux, crever de sa lance les yeux des captifs
agenouillés, et la reconstitution des trirèmes
romaines, et les Très Riches Heures du Duc de Berry,
et le portrait de ce roi soupçonneux et fou
apparaissant sous son chapeau de loutre entre deux
rideaux, avec son nez pendant, ses sourcils glabres,
ses yeux de pigeon cernés de rose, et les marquis en
bas de soie noir et perruque prêtant serment, et le
51
Op. cit.
52
Op. cit, pp. 105-106.
tsar sur les quais de Toulon parmi les claquements de
drapeaux (…) ».
Me faut-il revenir tout à trac à Marguerite
Yourcenar, ici ? Oui. Hadrien, dans un processus
d’introspection, utilise la métaphore de la route (ou
plutôt des routes) « qui ne mènent nulle part »,
inabouties, au cours d’un mouvement d’introspection,
pour analyser sa vie… Très souvent la pensée s’inscrit,
s’imbrique dans un paysage, chez Martin Heidegger.
C’est frappant que presque toujours, chez le
philosophe allemand, cette pensée sera donnée
comme péripatéticienne, en faisant concrètement
référence à un chemin creux ou une allée forestière.
Dans ses Chemins qui ne mènent nulle part53, le
philosophe allemand évoque d’emblée les chemins de
broussailles s’arrêtant inexplicablement dans la forêt :
« Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent
encombrés de broussailles, s’arrêtent soudain dans le
non-frayé. On les appelle Holzwege.
Chacun suit son propre chemin, mais dans la
même forêt. Souvent, on dirait que l’un ressemble à
l’autre, même si ce n’est qu’une apparence.
Bûcherons et forestiers s’y connaissent en
chemins. Ils savent ce que veut dire : être sur un
Holzwege, sur un chemin qui ne mène nulle part. »
Il n’y a jamais de regard neutre et d’identique
élaboration d’un paysage. Celui que portent sur lui un
photographe, un historien militaire, un philosophe ne
peut être qu’unique et spécifique, par nature.
C’est cette variété qui nous enrichit.
Mais j’ai gardé pour la fin – juste endroit pour un
retour du refoulé – l’exemple de L’Origine du Monde,
de Gustave Courbet54, qui effrayait tant le
photographe Maxime du Camp. Les avatars de ce
tableau sont connus. Ce qu’on sait moins, on les a
rarement vus ensemble, c’est qu’il exista deux caches
successifs. Le premier représentait un château perdu
dans la neige, comme une toison pubienne sur un
53
Peut-on rêver plus belle synchronie, les Chemins qui ne
mènent nulle part furent traduits en français en 1950, date de
l’écriture des Mémoires d’Hadrien. La chronotopie, notion
employée par le théoricien littéraire soviétique Mikhail Bakhtine
(1895-1975), afin de se référer à la contraction spatio-temporelle
invoquée par un narrateur, et aboutissant à un tout organique,
est récurrente chez Marguerite Yourcenar. Une forme
d’équivalent du « Ma », chez les Japonais. L’épisode célébrissime
de la madeleine, chez Proust, peut être défini comme une
chronotopie.
54
1866, Musée d’Orsay, Paris.
corps laiteux. (Notre donjon !...) Le second, dû à André
Masson, était d’une écriture libre, apparentée à une
sorte de dripping.
La femme est acéphale, il n’y a plus de paysage en
arrière-fond. Il n’y est plus que fantasmé, avalé.
Ici s’achève cette promenade littéraire, sur un
paysage mental.
Il appartint assez longtemps au docteur Jacques
Lacan (1901-1981), amateur de topologies, de tores.
Et auquel, chacun le sait, espaces et dispositifs furent
les soucis majeurs…