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Un historien au service de l’islamophobie

mercredi 7 mai 2008, par Alain Gresh

• Expulsion d’une cinéaste palestinienne


• Syndicats autonomes algériens

A l’origine, un livre érudit publié par le Seuil, Aristote au Mont Saint-Michel. Les
racines grecques de l’Europe chrétienne, de Sylvain Gouguenheim, dont l’audience
aurait pu rester limitée à quelques spécialistes. Et puis, un article substantiel, dans Le
Monde des Livres (18 avril), du chroniqueur Roger Pol-Droit, au titre évocateur : « Et
si l’Europe ne devait pas ses savoirs à l’islam ? », avec pour sous-titre : « L’historien
Sylvain Gouguenheim récuse l’idée que la science des Grecs ait été transmise à
l’Occident par le monde musulman ». La conclusion de Roger-Pol Droit est sans
appel : » Contrairement à ce qu’on répète crescendo depuis les années 1960, la
culture européenne, dans son histoire et son développement, ne devrait pas grand-
chose à l’islam. En tout cas rien d’essentiel. Précis, argumenté, ce livre qui remet
l’histoire à l’heure est aussi fort courageux. »

Ce qui est étonnant, c’est que Roger-Pol Droit, dont les compétences en matière
d’histoire médiévale nous étaient inconnues, balaie d’un revers de main toute les
connaissances scientifiques pour encenser le livre sans aucune réserve. On s’en
étonne moins quand on connaît les thèses défendues par le journaliste dans son
dernier opuscule, L’Occident expliqué à tout le monde (Seuil, 2008) : la division du
monde entre Occident et Orient remonte à la Grèce antique, et depuis mille ans se
joue un éternel affrontement entre deux conceptions du monde. Cette thèse est loin
d’être nouvelle, on peut même affirmer qu’elle est dominante. Les exemples en sont
multiples, comme un film et un livre récents sur la bataille de Thermopyles en
témoigne.

Cet éloge du livre de Gouguenheim est appuyé le 17 avril par un compte rendu de
Stéphane Boiron dans Le Figaro, « Les tribulations des auteurs grecs dans le monde
chrétien », qui se conclut ainsi :

« Félicitons M. Gouguenheim de n’avoir pas craint de rappeler qu’il y eut bien un


creuset chrétien médiéval, fruit des héritages d’Athènes et de Jérusalem. Alors que
l’islam ne devait guère proposer son savoir aux Occidentaux, c’est bien cette
rencontre, à laquelle on doit ajouter le legs romain, qui « a créé, nous dit
Benoît XVI, l’Europe et reste le fondement de ce que, à juste titre, on appelle
l’Europe. »
Ce livre pose deux types de questions. Les premières sont « scientifiques », et c’est
aux historiens de répondre ; ils l’ont fait de manière massive comme le montrent les
différentes déclarations ci-dessous.

Mais avant d’y venir, il faut aborder l’aspect idéologique du débat. Ecartons d’abord
l’argument selon lequel des extraits du livre de Gouguenheim ont été repris par des
sites d’extrême droite, ce qui les discréditerait ; à l’heure d’Internet et de la
circulation non contrôlée des textes, cela ne prouve pas grand chose. Il est cependant
dommage que Sylvain Gouguenheim lui-même tente ce type d’amalgame en
affirmant qu’une « amie d’Himmler », le dirigeant nazi, a défendu l’idée d’un islam
civilisateur qui aurait tout transmis à l’Occident, comme si cela à soi seul discréditait
la thèse.

Mais Sylvain Gouguenheim, qui prétend faire œuvre scientifique, a du mal à cacher
ses a priori et sa vision idéologique. Dans une note concernant un rapport du Conseil
de l’Europe de 2002 appelant à donner une vision moins caricaturale de l’islam dans
les manuels scolaires, il écrit : » Bizarrement, après que le monde occidental a été la
cible d’un acte de guerre, il devient urgent d’enseigner que ceux qui l’ont commis
sont les tenants d’une religion pacifique, et de rappeler que l’Occident lui-même
fut (on admirera le verbe au passé) violent. » (p. 261)

Pour lui, le monde musulman se comprend par... la langue (l’arabe) et le


Coran.» Durant le Moyen Age, deux civilisations se firent donc face. L’une combinait
l’héritage grec et le message des Evangiles, l’esprit scientifique et l’enracinement
dans une tradition religieuse dont l’Eglise se voulait la garante. L’autre était fille du
Livre de Dieu, du Livre incréé. Elle était fondamentalement amarrée à son axe
central, le Coran : tout ce qui se déroule dans le temps reconduit la matrice
originelle des sourates éternelles. » (p. 200). Et ce qui soutient tout le livre, c’est
cette vision d’un monde musulman pétrifié dans le Coran, incapable d’évoluer,
d’accéder à l’esprit scientifique, fondamentalement différente de « nous ». C’est, pour
moi, la définition même de l’islamophobie, une volonté d’attacher aux « musulmans »
un certain nombre de caractéristiques éternelles, a-historiques. Pour plus de détails,
je renvoie à mon livre, L’islam, la République et le monde (Hachette).

Sur l’aspect scientifique du livre, laissons la parole aux historiens. Cinquante-six


historiens européens spécialistes de l’histoire médiévale répondent dans une tribune
publiée le 30 avril par Libération, « Oui, l’Occident chrétien est redevable au monde
islamique ».
Avant de relever les multiples erreurs de fait et d’analyse, ils affirment :

« Historiens et philosophes, nous avons lu avec stupéfaction l’ouvrage de Sylvain


Gouguenheim intitulé Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de
l’Europe chrétienne (Seuil) qui prétend démontrer que l’Europe chrétienne
médiévale se serait approprié directement l’héritage grec au point de dire qu’elle
« aurait suivi un cheminement identique même en l’absence de tout lien avec le
monde islamique ». L’ouvrage va ainsi à contre-courant de la recherche
contemporaine, qui s’est efforcée de parler de translatio studiorum et de mettre en
avant la diversité des traductions, des échanges, des pensées, des disciplines, des
langues. S’appuyant sur de prétendues découvertes, connues depuis longtemps, ou
fausses, l’auteur propose une relecture fallacieuse des liens entre l’Occident chrétien
et le monde islamique, relayée par la grande presse mais aussi par certains sites
Internet extrémistes. Dès la première page, Sylvain Gouguenheim affirme que son
étude porte sur la période s’étalant du VIe au XIIe siècle, ce qui écarte celle,
essentielle pour l’étude de son sujet, des XIIIe et XIVe siècles. Il est alors moins
difficile de prétendre que l’histoire intellectuelle et scientifique de l’Occident chrétien
ne doit rien au monde islamique ! »

La semaine d’après la publication de l’article de Roger-Pol Droit, Le Monde des


livres revient sur la polémique et donne la parole à Gabriel Martinez-Gros, professeur
d’histoire médiévale à l’université Paris-VIII, et à Julien Loiseau, maître de
conférences en histoire médiévale à l’université Montpellier-III : « Une
démonstration suspecte ».

« Dans son éloge de la passion grecque de l’Europe chrétienne, Sylvain


Gouguenheim surévalue le rôle du monde byzantin, faisant de chaque “ Grec” un
“savant”, de chaque chrétien venu d’Orient un passeur culturel. On sait pourtant que
dans les sciences du quadrivium, en mathématiques et en astronomie surtout, la
production savante du monde islamique est, entre le IXe et le XIIIe siècle, infiniment
plus importante que celle du monde byzantin. Dans sa démystification de
l’hellénisation de l’islam, Sylvain Gouguenheim confond “musulman” et “islamique”,
ce qui relève de la religion et ce qui relève de la civilisation. Les chrétiens d’Orient ne
sont certes pas musulmans, mais ils sont islamiques, en ce qu’ils sont partie
prenante de la société de l’islam et étroitement intégrés au fonctionnement de
l’Etat. »

(...)
« L’esprit scientifique, la spéculation intellectuelle, la pensée juridique, la création
artistique d’un monde qui a représenté jusqu’à un quart de l’humanité auraient,
depuis toujours, été pétrifiés par la Parole révélée. Le réquisitoire dressé par
Sylvain Gouguenheim sort alors des chemins de l’historien, pour se perdre dans les
ornières d’un propos dicté par la peur et l’esprit de repli. »

Dans le même numéro du Monde des livres, Sylvain Gouguenheim répond — « On


me prête des intentions que je n’ai pas » :

« Je suis bouleversé par la virulence et la nature de ces attaques. On me prête des


intentions que je n’ai pas. Pour écrire ce livre, j’ai utilisé des dizaines d’articles de
spécialistes très divers. Mon enquête porte sur un point précis : les différents canaux
par lesquels le savoir grec a été conservés et retrouvé par les gens du Moyen Age. Je
ne nie pas du tout l’existence de la transmission arabe, mais je souligne à côté d’elle
l’existence d’une filière directe de traductions du grec au latin, dont le Mont-Saint-
Michel a été le centre au début du XIIe siècle, grâce à Jacques de Venise. Je ne nie
pas non plus la reprise dans le monde arabo-musulman de nombreux éléments de la
culture ou du savoir grecs. J’explique simplement qu’il n’y a sans doute pas eu
d’influence d’Aristote et de sa pensée dans les secteurs précis de la politique et du
droit ; du moins du VIIIe au XIIe siècles. Ce n’est en aucun cas une critique de la
civilisation arabo-musulmane. Du reste, je ne crois pas à la thèse du choc des
civilisations : je dis seulement - ce qui n’a rien à voir - qu’au Moyen Age, les
influences réciproques étaient difficiles pour de multiples raisons, et que nous
n’avons pas pour cette époque de traces de dialogues telles qu’il en existe de nos
jours. »

Notons aussi que Télérama.fr revient sur le sujet (2 mai) avec un article fort bien
documenté de Thierry Leclère, « Polémique autour d’un essai sur les racines de
l’Europe », et publie deux tribunes. L’une d’Alain de Libera, directeur d’études à
l’Ecole pratique des hautes études, professeur ordinaire à l’université de Genève, vice-
président de la Société internationale pour l’étude de la philosophie médiévale :
« Landernau terre d’islam ».

« Si Ernest Renan a cru bon d’écrire en 1855 que “les sémites n’ont pas d’idées à
eux”, aucun chercheur virtuellement mis au ban du “courage” intellectuel par
l’article paru le 3 avril 2008 dans Le Monde n’a jamais parlé d’une “rupture totale
entre l’héritage grec antique et l’Europe chrétienne du haut Moyen Age”, ni soutenu
que la “culture grecque avait été pleinement accueillie par l’islam”, ni laissé
entendre que “l’accueil fait aux Grecs fut unanime, enthousiaste” ou “capable de
bouleverser culture et société islamiques”. Aucun historien des sciences et des
philosophies arabes et médiévales n’a jamais présenté “le savoir philosophique
européen” comme “tout entier dépendant des intermédiaires arabes” ni professé
qu’un “monde islamique du Moyen Age, ouvert et généreux” soit venu “offrir à
l’Europe languissante et sombre les moyens de son expansion”. La vulgate dénoncée
dans Le Monde n’est qu’un sottisier ad hoc, inventé pour être, à peu de frais,
réfuté. » (...)

« Je “nous” croyais sortis de ce que j’ai appelé il y a quelques années, dans un article
du Monde diplomatique [septembre 1993, disponible sur cédérom] : la “double
amnésie nourrissant le discours xénophobe”. Voilà, d’un trait de plume, la falsafa
redevenue un événement marginal, pour ne pas dire insignifiant, sous prétexte que
“l’Islam ne s’est pas véritablement hellénisé”. Averroès ne représente qu’Ibn Rushd,
Avicenne qu’Ibn Sina, c’est-à-dire “pas grand-chose, en tout cas rien d’essentiel”.
Encore un pas et l’on verra fanatiques religieux et retraités pavillonnaires
s’accorder sur le fait que, après tout, l’Europe chrétienne qui, bientôt, n’aura plus de
pétrole a toujours eu les idées. » (...)

« Les médias condamnent les chercheurs au rôle de Sganarelle, réclamant leurs


gages, seuls, et passablement ridicules, sur la grande scène des pipoles d’un jour. Je
n’ai que peu de goût pour ce rôle, et ne le tiendrai pas. Je pourrais m’indigner du
rapprochement indirectement opéré dans la belle ouvrage entre Penser au Moyen
Age et l’œuvre de Sigrid Hunke, “l’amie de Himmler”, appelant les amateurs de
pensée low cost à bronzer au soleil d’Allah. Je préfère m’interroger sur le nous
ventriloque réclamant pour lui seul l’usufruit d’un Logos benoîtement assimilé à la
Raison : nous les “François de souche”, nous les “voix de la liberté”, nous les
“observateurs de l’islamisation”, nous les bons chrétiens soucieux de ré-helléniser le
christianisme pour oublier la Réforme et les Lumières. Je ne suis pas de ce nous-là.
Méditant sur les infortunes de la laïcité, je voyais naguère les enfants de Billy
Graham et de Mecca-Cola capables de sortir enfin de l’univers historique du clash
des civilisations. Je croyais naïvement qu’en échangeant informations, récits,
témoignages, analyses et mises au point critiques, nous, femmes et hommes de
sciences, d’arts ou de savoirs, aux expertises diverses et aux appartenances
culturelles depuis longtemps multiples, nous, citoyens du monde, étions enfin prêts à
revendiquer pour tous, comme jadis Kindi pour les Arabes, le “grand héritage
humain”. C’était oublier l’Europe aux anciens parapets. La voici qui, dans un
remake qu’on voudrait croire involontaire de la scène finale de Sacré Graal,
remonte au créneau, armée de galettes “Tradition & Qualité depuis 1888”. Grand
bien lui fasse. Cette Europe-là n’est pas la mienne. Je la laisse au “ministère de
l’Immigration et de l’Identité nationale” et aux caves du Vatican. »

L’autre article publié par Telerama.fr est de Youssef Seddik, « Grecs et Arabes : déjà
d’antiques complicités » :

« Ce répugnant dessein de raturer les Arabes de la surface visible de l’Histoire n’est


ni nouveau ni original : le grand Saladin, icône en Occident médiéval du “preux
chevalier”, n’était pas arabe mais kurde. Târîq Ibn Ziâd, l’hyponyme de Gibraltar,
auteur d’une victoire éclair en Ibérie sur les Wisigoths, était berbère. Ishâq Ibn
Huneyn, immense traducteur des œuvres grecques en arabe n’était que syriaque,
chrétien qui plus est. Voilà parmi tant d’autres exemples ce qui tend à réduire à
néant la notion même d’arabité. Il s’agit tout au plus, et surtout dès l’avènement de
l’islam, d’établir l’idée que ces “gens-là” n’étaient qu’une poussière de bédouins dont
la gestion de l’espace et du temps se reconnaît de l’éphémère et ne peut donc ni bâtir
ni instituer ni rien avoir à transmettre au monde. Ces hommes n’avaient même pas
droit pendant des siècles à se faire nommer par ce vocable d’Arabes qu’ils se
donnaient à eux-mêmes : ils n’étaient que “Sarrasins” ou “païens” pour ces hordes de
croisés qui allaient leur disputer une sépulture du Christ dont ils avaient toujours
protégé et défendu la sacralité. »

« Car, la réplique à Sylvain Gouguenheim et à son fumeux pamphlet devrait


commencer bien avant la querelle qu’il ramène sur la transmission à l’Europe
renaissante d’Aristote et de l’hellénité du savoir. D’abord par la dénonciation de
cette réduction raciste de l’Arabe au bédouin. »

Mais le débat même sur les origines chrétiennes de l’Europe est souvent posé en
termes idéologiques. Je renvoie à mon envoi « Les racines chrétiennes de l’Europe »
qui reprend des extraits d’un livre de Paul Veyne, Quand le monde est devenu
chrétien.

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