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Jesper Hoffmeyer
La Sémiosphère Globale
Ce texte a été présenté au 5ème congrès d'IASS à Berkeley, juin 1995. Irmengard
Rauch et Gerald F. Carr éditeurs: La Sémiotique autour du Monde. Cinquième congrès
de l'association internationale d’études sémiotiques. Berkeley 1994. Berlin/New York :
Mouton de Gruyter 1997, pp 933-936.
1. De la biosphère à la sémiosphère
2. La sémiosphère intérieure
La "tendance de la nature à former des habitudes" est une thèse centrale dans la
philosophie de Charles Sanders Peirce . Peirce appelle même cette tendance "la
première des lois de la nature." La tendance à former des habitudes est la clef de voûte
de la connaissance de la croissance de la sémiosphère. J'essayerai maintenant de
montrer comment cette idée établit le lien entre la biologie et la sémiotique
évolutionniste Peircienne. Pour Peirce, le terme "habitude" renvoie à sa triade: il peut
être défini comme l'interprétant final. En général, Peirce considère l'interprétant d'un
signe comme sa transformation en un nouveau signe. L'interprétant est lui-même un
signe. Mais ceci voudrait dire que chaque processus signifiant impliquerait une série
infinie de nouveaux interprétants. Par conséquent, Peirce a suggéré que cette série
infinie prenne fin avec un interprétant final, une habitude, c.-à-d. une promptitude pour
agir d'une certaine manière. Le monde sémiotique est-il ainsi fermement relié au monde
de l'action. Cette idée d'habitude comme "promptitude" peut être illustrée par un
problème que Gregory Bateson a essayé de résoudre dans le livre "crainte d'anges"
(éditée post mortem par sa fille Mary Catherine Bateson 1987). Bateson s'est demandé
si quelque chose comme une question existait dans le domaine biologique. Et il tire
comme conclusion que l'oeuf non fécondé représente en fait ce genre de question en
attente d'une réponse par le spermatozoïde. Son argument se présente comme suit,
prenant l'oeuf de grenouille comme exemple: l'oeuf de grenouille non fécondé est un
système à symétrie radiaire dans lequel les deux pôles (le haut ou pôle "animal" et le
pôle inférieur ou "végétal" sont différenciés parce que le pôle animal a plus de
protoplasme et est en effet la région du noyau, alors que le pôle végétal est plus
fortement doté en jaune. Mais l'oeuf est, apparemment, semblable tout autour de son
équateur. Il n'y a aucune différentiation dans l'oeuf pour indiquer la future asymétrie
entre la face antérieure de la grenouille et son dos. Le plan de la symétrie bilatérale du
bi-pôle est déterminé par l'entrée du spermatozoïde, habituellement légèrement au-
dessous de l'équateur, de sorte qu'une ligne tracée par le point d'entrée et reliant les
deux pôles définit la future ligne ventrale médiane de la symétrie bilatérale. Comme
Bateson l'indique : "l'environnement fournit ainsi la réponse à la question: Où ? ce qui
semble être latent tout autour de l'oeuf non fécondé." En d'autres termes, l'oeuf ne
contient pas l'information nécessaire, et le spermatozoïde non plus, cette information
n'est incorporée d'aucune manière dans l'ADN du spermatozoïde. En effet, avec l'oeuf
d'une grenouille, un spermatozoïde n'est même pas nécessaire. Le même effet peut
être obtenu en piquant l'oeuf avec la fibre d'une brosse à cheveux. Un tel oeuf non
fécondé se développera alors en grenouille entièrement développée, quoiqu'haploïde
(ayant seulement la moitié du nombre des chromosomes). Et vient maintenant la
conclusion de Bateson : "il m'a semblé que nous pourrions penser à l'état de l'oeuf juste
avant la fécondation comme état de question, un état de promptitude pour recevoir une
certaine information." Le point d'entrée du spermatozoïde fournit les informations
nécessaires.(5) Maintenant, nous pourrions reformuler ceci selon la conception
Percienne en impliquant que la question de l’oeuf, c.-à-d. sa "promptitude", est la
même chose que Peirce a appelée une habitude. L'oeuf est une structure
extrêmement compliquée avec une chimie structuralement organisée dont l’apparition a
nécessité deux milliards d'années d’évolution. En d'autres termes, la structure interne
de l'oeuf montre une régularité ou une reproductibilité historiquement établie qui
donnent la signification à la réponse fournie par la position du spermatozoïde entrant.
C'est l'interprétant final ou l'habitude finale. Et il ne peut y avoir aucun doute sur le fait
que Peirce a en fait employé le mot d'habitude dans ce sens large. Permettez-moi juste
une suggestion. Dans le contexte d'une analyse de la puissance du fait de prendre des
habitudes, Peirce indique : "... si la même cellule qui a été excitée dans le passé, et qui
par une certaine chance, est arrivé à se décharger elle-même le long d'un certain
chemin (ou de certains chemins), venait à être excitée une deuxième fois, elle se
déchargerait la deuxième fois plutôt le long de ces chemins, le long desquels elle
s'étaient précédemment déchargée, avec une plus forte probabilité que celle d’avant sa
première décharge(7). C'est le principe central de l'habitude ; et le contraste saisissant
de sa modalité par rapport à celle de n'importe quelle loi mécanique, est le plus
signifiant. Les lois de la physique ne savent rien des tendances ou des probabilités ; ce
qu'exigent les lois physiques, c’est leur application absolument totale et sans exception,
elles ne sont jamais « désobéies ». Si on remplaçait la tendance à prendre des
habitudes par une condition absolue. . . ou selon toute condition fixée avec rigidité,
toute possibilité d’habitude se développant en intelligence serait stoppée dès le
départ; la vertu de la triade serait absente. Dans un certain sens, il est essentiel qu'il
y ait un élément de hasard. . . et puis que cet alea ou incertitude ne soit pas
entièrement effacée par le principe de l'habitude, mais seulement légèrement affecté.
(CP 1.390 (1890)).
Mon dernier exemple concerne le maïs et a été discuté par Martin Krampen.
(Krampen 1992, Hoffman 1992). Les jeunes plants de maïs sont particulièrement
vulnérables à l'attaque des chenilles, qui, si elles ne sont pas réprimées, dévorent
presque le plant entier. Mais les jeunes plants de maïs ont une arme mortelle : ils
attirent une guêpe parasite. Les guêpes pondent leurs oeufs dans les chenilles, et les
larves de guêpe font leur chemin en mangeant de la chenille, tuant de ce fait beaucoup
de chenilles. Le mécanisme a été récemment élucidé : pendant que la chenille mâchent
les feuilles du plant de maïs, un certain composant de la salive de la chenille induit dans
la plante la libération d’un produit chimique volatile, un terpénoïde. Ce terpénoïde est
alors interprété par les guêpes comme indicateur de la présence de chenilles. Non
seulement les feuilles endommagées mais aussi toutes les feuilles de tout le plant
émettent le terpénoïde, si bien qu’il doit certainement exister une forme de
communication interne au plant propageant ainsi le message. On a suggéré que le
terpénoïde soit un composant de la plante équivalent à un système immunitaire.
Curieusement, bon nombre de guêpes élevées en laboratoire ne sont pas plus attirées
par le terpénoïde que par n'importe quelle autre substance. Mais on peut enseigner aux
guêpes à distinguer diverses odeurs et à les associer à de la nourriture. Là aussi,
même à ce niveau, l'interprétation de l'habitude du plant de maïs dans l'émission de
terpénoïde doit être apprise.
Je pense qu'il n’y a aucun doute que ce principe des habitudes d'un
organisme devenant des signes pour d’autres organismes est au coeur même du
processus évolutionnaire. À tous les niveaux de la nature vivante, de la cellule à
l'écosystème, des processus biochimiques sont reliés ensemble au réseau des
"habitudes", sur lequel sont bâties d'autres "habitudes" dans une diversité
infinie. J'ai suggéré le terme d’"interaction sémétique" (du grec semeion = signe et
etos = habitude) pour désigner cette chaîne sans fin des signes devenants des
habitudes, donnant naissance à de nouvelles habitudes etc... (Hoffmeyer 1994).
Comme je l’ai dit, l'évolution a passé deux milliards d'années pour créer cet
enchaînement très compliqué des habitudes chimiques que nous appelons la cellule
eucaryote, et le génome ne fonctionnerait pas s'il n'étaient pas mis dans le
contexte de la compétence historiquement appropriée de cette cellule (8). Les
écosystèmes ne seraient pas stables s'ils n'étaient pas basés sur des millions de
processus sémiotiques établis sur des habitudes qui ont été elles-mêmes autrefois
établies sur d'autres habitudes. Et le cerveau humain ne fonctionnerait pas sans
patterns de communication historiquement développés entre beaucoup de milliards de
cellules nerveuses fortement organisées.
Notes du traducteur
(1) Umwelt est une représentation du monde propre au sujet (un modèle du monde, un univers
subjectif)
(2) c’est moi qui rajoute les guillemets, car il ne s’agit pas vraiment d’un «espace» au sens d’un
espace en trois dimensions tel que l’occupe la biosphère mais de quelque chose de plus
abstrait car, à mon avis, non-local.
(3) «vertical» au sens métaphorique de «descendance» pour parler des générations qui se
succèdent dans le temps (c’est d’une façon purement arbitraire, me semble-t-il, que le langage
a décidé que le passé d’une lignée était «en haut» et son futur «en bas»)
(4) comme le rappelle Pierre BRICAGE : «Vivre c’est transformer les inconvénients en
avantages et éviter que les avantages ne deviennent des inconvénients », c’est ce que
permettraient une meilleure organisation sociale et une liberté sémiotique accrue.
(5) métaphore empruntée à la musique que j’ai du mal à traduire : duos qui se synchronisent
spontanément ?
(6) la brisure de la symétrie correspond à l’introduction d’une nouvelle information
http://didier.seban.free.fr/k/DPSign.doc (v.o :
http://www.fdavidpeat.com/bibliography/essays/bermuda.htm)
(7) cette base du mécanisme d’apprentissage a été précisée par le neurobiologiste Henri
KORN au niveau des synapses : la probabilité de libération du neuromédiateur dans la
synapse augmente avec la répétition. Le caractère aléatoire - "les synapses jouent aux dés
pour transmettre l'information"- confirme la nécessité d'une participation du hasard pour
créer de l'intelligence à partir d'habitudes, ce que J.HOFFMEYER rappelle plus loin.
(8) ce qui fait dire à Henri ATLAN que ce ne sont pas - pour reprendre la métaphore
informatique du vivant - les gènes qui contiennent le "programme" mais bien le réseau
métabolique de la cellule (véritable réseau évolutif à mémoire). Les gènes sont plutôt les
données.
Références
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