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MILLENNIO MEDIEVALE 58

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SISMEL · EDIZIONI DEL GALLUZZO


c.p. 90 I-50029 Tavarnuzze - Impruneta (Firenze)
tel. +39.055.237.45.37 fax +39.055.237.34.54
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www.sismel.it · www.sismel.info

ISBN 88-8450-146-6
© 2005 - SISMEL . Edizioni del Galluzzo
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Peter von Moos

ENTRE HISTOIRE ET LITTÉRATURE


COMMUNICATION ET CULTURE
AU MOYEN ÂGE

FIRENZE
SISMEL · EDIZIONI DEL GALLUZZO
2005
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TABLE DES MATIÈRES

IX Introduction

ABÉLARD AVEC ET SANS HÉLOÏSE

3 1. Le silence d’Héloise et les idéologies modernes


45 2. Les Collationes d’Abélard et la «question juive» au XIIe siècle

POSTÉRITÉ DE LA LITTÉRATURE ANCIENNE

89 3. Lucain au Moyen Âge


89 I. Introduction
102 II. Un poète historien et philosophe
128 III. Un poète du mépris du monde
139 IV. Un poète «luciférique» et cataclysmique: Lucet Alexander
Lucani luce
152 V. Un poète tragique
176 VI. Un poète satirique chez Jean de Salisbury
186 VII. Conclusions

L’EXEMPLUM

205 4. The Use of Exempla in the Policraticus of John of Salisbury


257 5. Sulla retorica dell’exemplum nel Medioevo
277 6. L’exemplum et les exempla des prêcheurs

RHÉTORIQUE, DIALOGUE ET COMMUNICATION

293 7. La retorica medievale come teoria dell’argomentazione ed estetica


letteraria
327 8. Dialogue et monologue. Pour une anthropologie historique et philo-
sophique de l’interaction
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VI entre histoire et littérature

331 I. Rhétorique et philosophie


333 II. Le dialogue, le vrai et le probable
335 III. Le dialogue et les silences
336 IV. Dialogue et soliloque
338 V. Le dialogue et l’immédiat
339 VI. Les pseudo-dialogues
343 9. Le dialogue latin au Moyen Âge: l’exemple d’Évrard d’Ypres
343 I. La forme dialoguée au Moyen Âge
350 II. Dialogus Ratii et Everardi
368 III. Usages du dialogue
381 IV. La culture dialogale du XIIe siècle
389 10. L’ars arengandi italienne du XIIIe siècle. Une école de la communi-
cation

INDIVIDU ET SOCIÉTÉ – PUBLIC ET PRIVÉ


419 11. Identité personnelle et identification avant la modenité. Corré-
lation entre hétéronomie sociale et autodéfinition de l’individu
437 12. Public et privé au cours de l’histoire et chez les historiens
471 13. Le “bien commun” et “la loi de la conscience” (lex privata) à la fin
du Moyen Âge
471 I. Les concepts et les discours
475 II. Un discours “scolastique”
484 III. Le discours communautaire
496 IV. Le discours personnaliste
507 V. La séparation des discours
511 14. Introduction à une histoire de l’endoxon
525 15. Le sens commun au Moyen Âge: sixième sens et sens social. Aspects
épistémologiques, ecclésiologiques et eschatologiques
529 I. Un sens interne central
539 II. «L’opinion respectable» et «le bon goût»
546 III. Notio communis – sensus spiritualis – consensus catholicus
555 IV. Le «sens commun» et les fins dernières
579 16. Occulta cordis. Contrôle de soi et confession au Moyen Âge
579 I. Formes du silence
589 II. Formes de la confession
611 17. Les solitudes de Pétrarque. Liberté intellectuelle et activisme urbain
dans la crise du XIVe siècle
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table des matières VII

LES ÉTUDES MÉDIÉVALES : HIER ET AUJOURD’HUI


651 18. Muratori et les origines du médiévisme italien
671 19. I «Tribunali della coscienza»: riflessioni di un medievista

691 BIBLIOGRAPHIE DE L’AUTEUR

701 INDEX
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INTRODUCTION

Un historien renommé, sans doute intrigué par l’éclectisme de ma re-


cherche, me demandait récemment: «Mais dites-moi, est-ce que vous vous sentez
historien ou littéraire?» La question m’évoqua celle du docteur Knock:«Est-ce que
ça vous gratouille ou est-ce que ça vous chatouille?» Je répondis spontanément
que je ne le savais pas exactement, que je me sentais un peu les deux à la fois. Mais
la nuance légèrement provocatrice de la question me préoccupa pendant toute la
conversation, si bien que j’éprouvai plus tard le besoin de corriger: «Non, à vrai
dire je me sens pleinement historien». J’expliquai à mon interlocuteur que l’his-
toire de la littérature me semblait mériter ce titre tout autant que les autres dis-
ciplines qui se consacrent à la dimension historique de leurs objets (batailles,
contrats, institutions, doctrines, tableaux, médicaments, lois ou langages), et que
le seul critère permettant de distinguer des études plus véritablement «histo-
riques» que d’autres, était leur degré de conscience de l’altérité du passé, de la dif-
férence essentielle entre nos intérêts et ceux de nos ancêtres. Une telle herméneu-
tique «historiciste» au sens mélioratif du terme n’est pas le monopole des histo-
riens, elle est pratiquée dans toutes les disciplines historiques, à l’exception peut-
être d’une certaine histoire intellectuelle, actualisante et édifiante.
C’est le moment d’ajouter une autre réflexion à propos du caractère pluridisci-
plinaire de l’Histoire: l’histoire factuelle ne peut pas plus se passer de l’histoire
littéraire que celle-ci de la première. L’historien ne peut étudier les conflits
réels, les rituels qui les endiguent, les imprévus qui les font éclater, sans se sou-
cier de la nature du filtre textuel, des récits et descriptions destinés à de tout
autres lecteurs que nous et avec des intentions souvent très opposées à nos at-
tentes. Ce que les historiens appellent des «sources», ces instruments qui, selon
le mot de Ranke, révèlent «les choses comment elles ont réellement été», est déjà
un anachronisme grossier, puisque ce mot suggère la neutralité objective d’un ou-
til qu’il suffirait d’utiliser correctement une fois son authenticité vérifiée. Ces
«sources», même quand il s’agit de documents sans ambition littéraire, ne sont
jamais dépourvues d’indices sur le contexte communicatif, «sur la maniere, non
la matiere du dire» (Montaigne, III 8). Les procédés et stratégies rhétoriques, les
allusions au patrimoine culturel et religieux, les ambiguïtés, sous-entendus et
ironies, peuvent atteindre un tel degré de subtilité, que l’historien sans compé-
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X entre histoire et littérature

tence littéraire risque de ne pas les remarquer ou de mal les comprendre. Le spé-
cialiste de la littérature ne peut pas non plus faire l’économie de l’histoire fac-
tuelle, il lui faut replacer l’œuvre dans le cadre interactionnel dont elle est is-
sue, en respecter ce qu’Umberto Eco nomme l’intentio operis. Même si, faute d’in-
formations, la situation herméneutique d’origine demeure obscure, cela n’autori-
se pas pour autant une lecture qui se limiterait à l’analyse des structures formelles
ou qui s’ouvrirait sur tout ce qu’une fantaisie postmoderniste pourrait imagi-
ner. «L’intention de l’œuvre», même partiellement hypothétique, reste à la fois
son stimulus et son garde-fou historique infranchissable.
Le titre de ce recueil: Entre histoire et littérature exprime ma conviction que ce
double engagement entre le vécu et le langage du passé constitue mon mariage
de «Mercure et Philologie», mariage qui n’admet ni séparation disciplinaire ni
priorité épistémologique. C’est pourquoi, dans la petite esquisse autobiogra-
phique qui suit, je voudrais m’expliquer sur ma méfiance vis-à-vis des excès de la
spécialisation. En guise de préliminaire j’aimerais préciser que je n’ai pas la
moindre intention de me présenter comme modèle ou antimodèle de quoi que ce
soit, mais uniquement de décrire, d’expliquer et peut-être parfois de justifier les
aléas d’un chemin de vie.
Je commencerai par un aveu: ce n’est pas d’une qualité qu’est né ce refus de tou-
te spécialisation, mais d’une faiblesse, de l’incapacité à faire un choix. À l’adoles-
cence nous sommes tous forcés de quitter le paradis des possibilités infinies; hor-
mis les cas de vocations irrépressibles, les choix, pour la plupart d’entre nous, se
font heureusement par paliers successifs. À l’âge de vingt ans, devenir professeur
titulaire de latin médiéval ne me serait même pas venu à l’esprit. En rusant un peu
avec le sort l’on peut heureusement parvenir à éliminer les prédilections secon-
daires ou moins urgentes. Au lieu de me diriger vers les Beaux-Arts ou l’Art dra-
matique, j’ai cédé à l’injonction de faire des études supérieures «sérieuses, qui mè-
nent à quelque chose d’utile». Il me fut d’abord facile de réduire les choix à la seu-
le faculté des lettres, puis à l’intérieur de celle-ci, après beaucoup d’hésitations, de
préférer l’histoire aux langues et littératures romanes; le hasard m’a orienté vers le
Moyen Âge. Ce qui me semble aujourd’hui rétrospectivement important, c’est que
toutes ces options abandonnées ont eu une survie clandestine, sont restées pour
ainsi dire en veille, prêtes à être réactivées; je ne me suis jamais vraiment consolé
d’avoir dû opter pour une seule voie. Pour illustrer un peu ce lent processus de ré-
trécissement du champ d’action, je voudrais rapporter quelques anecdotes sur mes
maîtres et sur mes collègues. Dans la Suisse des années cinquante, un étudiant ne
choisissait pas nécessairement l’université la plus proche de son domicile, mais cel-
le dont la renommée était la plus retentissante. Dans mon cas c’était sans le
moindre doute l’Université de Bâle. Cette institution ambitieuse avait, depuis
l’époque de Burckhardt et de Nietzsche, réussi à attirer de nombreuses célébrités
internationales. Grâce aux cours de Karl Jaspers, Karl Barth, Edgar Salin, Harald
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introduction XI

Fuchs, Walter Muschg et autres, un étudiant en histoire pouvait facilement faire


un vrai studium generale et continuer à s’adonner aux multiples plaisirs intellectuels
dont le choix d’une discipline unique aurait dû le frustrer. Mais cette ouverture
était contrebalancée par l’ambition des professeurs de recruter des étudiants pour
leurs séminaires et équipes de recherche. Il était impossible de passer inaperçu
dans une si petite université. Ainsi, en 1957, lors de ma première année d’étude
en histoire et romanistique, le célèbre linguiste Walther von Wartburg me pro-
posa de faire une thèse sur l’étymologie d’un mot français. On savait qu’il avait be-
soin de collaborateurs pour son Französisches Etymologisches Wörterbuch, alors en
plein chantier. Par esprit de liberté, j’ai refusé de devenir une petite roue dans cet-
te immense machine encyclopédique.
Je ne voulais pas non plus me laisser détourner de mon engagement pre-
mier, l’histoire générale, et je m’inscrivis au cours de Werner Kaegi, célèbre plus
tard pour sa biographie en sept volumes de Jacob Burckhardt. Comme bio-
graphe, il suivait la devise d’Aby Warburg sur «Dieu qui est dans le détail», com-
me historien retravaillant des sujets déjà traités par Burckhardt, il était nécessai-
rement généraliste. Ce mélange du microscope et du télescope m’a fasciné. L’en-
seignement de Kaegi consistait en un cycle de huit cours et séminaires sur l’his-
toire occidentale de Constantin à Napoléon. Après huit semestres, il recommen-
çait: c’était le même cours, mais revu, bibliographiquement mis à jour, prononcé
de façon plutôt monotone, mais émaillé de saillies critiques sur les nouvelles pu-
blications. Or, le hasard voulut que lorsque j’arrivai chez lui, son cycle en était au
Moyen Âge. Un travail sur l’abbé Suger dans un séminaire sur la Renaissance du
XIIe siècle me valut la chance de lire avant Kaegi le livre de Panofsky qui venait
de paraître, si bien que celui-ci, convaincu que j’étais un «médiéviste né», me
proposa une thèse sur le Moyen Âge. N’étant pas médiéviste lui-même – ce
burckhardtien connaissait surtout la Renaissance italienne –, il m’attribua com-
me tuteur son collègue médiéviste Wolfram von den Steinen. Un nouveau cha-
pitre de ma vie et de ma spécialisation s’ouvrait.
Je ne vais pas refaire ici l’éloge d’un maître1 auquel je suis autant redevable de
ce qu’il m’a appris que de ce qu’il m’a incité à penser différemment. Je voudrais
seulement lui consacrer quelques notes plus privées ou anecdotiques. C’était sous
tous les aspects un homme extraordinaire. Profondément nourri de Goethe, d’Höl-
derlin, de Nietzsche et encore de Burckhardt, il était l’un des derniers disciples
personnels de Stefan George, le «prince des poètes». À mes yeux il représentait
l’Allemagne culturelle d’avant 1933 (par une curieuse coïncidence l’année de la
mort de George est celle de l’élection d’Hitler) et la grande mélancolie antimo-
derne de la dissolution de cette Allemagne dans la civilisation de masse, un dé-
clin auquel il aimait appliquer le vers de George: «Schon eure Zahl ist Frevel»

1. Cf. N° 5-7 et 46 de la bibliographie.


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XII entre histoire et littérature

(«déjà votre nombre est scélératesse»). Mais il faut ajouter que son pessimisme
était également le fait de son exil, les lois raciales de son pays ne lui permettant pas
de retour. Le Moyen Âge, comme l’Antiquité pour d’autres disciples du «cercle»,
servait de contraste nostalgique aux malaises du présent. Wolfram von den Steinen
cultivait jusque dans son comportement quotidien un style cérémonieux «à l’an-
cienne», afin d’afficher contre la modernité vulgaire ce que Dante appelle lo sde-
gno, le dédain magnanime. Il aimait répéter la métaphore de George, qu’il faut
vivre en roi invisible («König unter der Tarnkappe»). Il n’était pourtant pas hau-
tain, c’était au contraire le professeur le plus aimable, serviable et convivial, que
l’on puisse imaginer. Une fois par semaine il recevait à dîner les quelques étudiants
de son séminaire, pour discuter avec eux, non pas du Moyen Âge, mais des ques-
tions philosophiques et essentielles de la vie. Par une discrétion que j’admirais, il
évitait tout prosélitisme pour le «Georgekreis». Il aurait peut-être aimé me voir
transmettre à la prochaine génération le flambeau du «cercle», mais il se résigna
avec dignité à ce que je sois «arrivé au seuil du paradis, mais ne le franchissais
pas», ainsi qu’il me l’écrivit vers la fin de mes études. Dans son esthétique géor-
géenne, j’ai toujours apprécié une ouverture d’esprit qui s’accompagnait de la plus
rigoureuse réprobation de tout scientisme et positivisme méthodologique, de tou-
te méthode n’ayant d’autre but que de prouver son propre fonctionnement. Je vis
un jour von den Steinen jeter avec un geste d’indignation un gros livre offert par
un collègue. Il s’agissait d’une minutieuse analyse de toutes les sources littéraires
et réminiscences d’un hymne de l’office. Devant mon étonnement, il déclara qu’il
aurait été immoral de revendre ou d’offrir un tel monstre, qu’il fallait plutôt em-
pêcher qu’il trouve des lecteurs et – absit! – des imitateurs. Son unique souci fut
de trouver, dans la lettre de remerciement, les mots les plus polis et ironiques pour
que l’auteur comprenne combien il détestait ces exercices de gymnastique intel-
lectuelle. Le plus grand bénéfice des années passées sous sa direction me fut ce-
pendant fourni par un hasard institutionnel. Von den Steinen enseignait deux dis-
ciplines universitaires; comme Extraordinarius (professeur non-titulaire) il était
chargé de l’histoire du Moyen Âge, comme Privatdozent (enseignant indépendant)
il avait une venia legendi (droit de faire des cours) pour la littérature médiolatine. Il
enseignait en fait ces deux disciplines comme si elles n’en faisaient qu’une. Il était
fier de ce programme à double visage. La littérature lui était objet historique –
«Les plus belles fleurs de la poésie n’existeraient pas sans l’humus de l’histoi-
re», disait-il – et l’histoire lui était objet esthétique, ce que revendique le titre de
sa synthèse classique: Der Kosmos des Mittelalters. La thèse que je préparais à son ins-
tigation sur l’évèque-poète Hildebert de Lavardin était symbolique à cet égard; elle
m’obligea, par exemple, à interpréter des poèmes d’amour quelque peu pré-trou-
badoresques de cet ami de Marbode de Rennes et de Baudri de Bourgueil et, en
même temps, à commenter des lettres de conseil juridique en matière de sexualité
et de mariage, puisque cet ami d’Ives de Chartres était également réformateur ec-
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introduction XIII

clésiastique. Le seul inconvénient de cet heureux tandem disciplinaire était qu’il


n’ouvrait guère à des carrières académiques. Je vivais donc une fois de plus sous la
menace d’un choix à faire entre littérature et histoire.
Mes études bâloises furent en partie enrichies, en partie contrariées, par mon ap-
partenance à un groupe que je décrierais aujourd’hui, sans méchanceté, comme une
sorte de «loge catholique». Le «cercle de travail académique» dirigé par Hans Urs
von Balthasar adaptait le programme d’éducation jésuitique aux futurs cadres su-
périeurs, afin qu’ils soient plus tard à même de propager une religion éclairée. Je
ne peux passer sous silence une source d’expériences et de connaissances essentielles
que je ne pouvais acquérir à l’intérieur de l’université. C’était un véritable centre
de formation philosophique et théologique, et également un début d’initiation à la
vie contemplative des moines. Bien que j’y ai alors recherché d’autres valeurs, son
impact sur mes études médiévales fut considérable. Chaque membre du groupe de-
vait participer pendant quelques jours à une sorte de «rite de passage», en prati-
quant les Exercices méditatifs d’Ignace de Loyola. Dans mon cas, cela se passa dans
l’abbaye bénédictine d’Engelberg, où, matins et soirs, nous chantions les heures ca-
noniales, laudes, vêpres ou complies. Ce fut mon initiation à ce que Rémy de Gour-
mont décrit dans Le latin mystique. Cette expérience a sans doute contribué à ma vo-
cation de médiolatiniste. Je n’ai jamais oublié la beauté de certains vers du psau-
tier dans la traduction de saint Jérôme et de leur mélodie grégorienne tels que: Spe-
cialiter in spe constituisti me … In umbra alarum tuarum sperabo, donec transeat iniquitas
… Cela m’a permis d’entrevoir une partie de cette existence monastique médiéva-
le baignée de mémoire sonore, à laquelle Dom Jean Leclercq tente d’«initier» les
modernes dans son beau livre L’amour des lettres et le désir de Dieu.
Le volet intellectuel du «cercle de travail académique», la formation en his-
toire des idées, philosophie et théologie, était assuré par des séminaires d’une se-
maine dirigés chaque fois par une personnalité réputée de la scène académique al-
lemande, avec laquelle on pouvait s’entretenir très personnellement. C’est ainsi
que j’ai rencontré Gustav Sieverth, Friedrich Heer et Alois Dempf. Je n’ai pas be-
soin d’expliquer pourquoi tout ce milieu intellectuel me mit en conflit avec l’es-
théticisme antimoderne de von den Steinen. J’envisageai même d’orienter diffé-
remment mes études, de quitter l’histoire médiévale pour une discipline systé-
matique ou théorique. Sous prétexte de vouloir suivre des cours d’autres médié-
vistes, je quittai donc Bâle pour Münich en automne 1960. Mon intention était
de m’inscrire chez Eric Voegelin comme étudiant en philosophie politique et
sciences sociales. Ce fut une courte escapade. Habitué à des relations humaines et
familières avec mes professeurs, je fus glacé par le formalisme avec lequel le di-
recteur de l’institut me reçut. Il ne me fallut pas longtemps pour être déçu par la
structure hiérarchique et bureaucratique de l’université de masse allemande
d’alors et j’aspirais rapidement à retrouver mon idyllique petite université suis-
se. Pour me consoler, je suivis le stimulant séminaire sur les hérétiques milléna-
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XIV entre histoire et littérature

ristes que dirigeait Herbert Grundmann dans le cadre restreint des Monumenta
Germaniae Historica, loin du tohu-bohu de l’université. C’était une atmosphère
chaleureuse, presqu’intime. Grundmann n’enseignait pas à proprement par-
ler, mais présentait les problèmes et dilemmes de sa propre recherche; les étu-
diants se sentaient pris au sérieux et participaient de leur mieux à la discus-
sion. Un an plus tard je revins chez von den Steinen en fils prodigue et terminais
ma thèse le plus rapidement possible et sans grand enthousiasme.
Dès 1964 j’enseignais, comme la plupart des nouveaux docteurs d’une faculté
de lettres suisse, dans un lycée de province et commençais une thèse d’habilita-
tion. Comme je viens de l’expliquer, les chances de faire une carrière avec une thè-
se de doctorat ni purement historique ni purement littéraire étaient évidemment
minces dans un monde de sacro-saintes spécialisations. Je travaillais donc en cher-
cheur indépendant sans grand espoir d’un engagement universitaire, qui me fut ce-
pendant offert comme par miracle en 1967. Le germaniste Hennig Brink-
mann, professeur titulaire de la chaire de latin médiéval de l’université de Müns-
ter, cherchait un assistant qui pût terminer sa thèse d’habilitation assez rapidement
pour lui succéder lors de sa mise à la retraite deux ans plus tard. Quoique déter-
miné à accepter, mon travail sur la Consolation étant presque terminé, je consultai
néanmoins Wolfram von den Steinen. Celui-ci me décrivit avec lucidité les alter-
natives: choisir le latin médiéval plutôt que l’histoire, c’était préférer à l’ouverture
au monde une sinécure permettant des recherches, certes intensives, mais qui ris-
quaient de passer inaperçues; en termes de monachisme, c’était passer du cénobi-
tisme à l’anachorèse. Il me loua beaucoup Münster, qui était déjà à l’époque une
sorte de Mecque du médiévisme allemand, tout en ajoutant une petite remarque
ironique: «c’est un bon pays catholique qui, en la personne de l’évêque et cardinal
Galen, a connu un des rares adversaires absolument univoques de la croix gammée
(ce qu’on ne peut pas prétendre de Brinkmann, mais cela, évidemment, ne vous
touche pas en tant que Suisse)». Je n’avais à vrai dire pas le choix et pensais au pro-
verbe «mieux vaut moineau en cage que poule d’eau qui nage». Je n’envisageais
d’ailleurs pas de m’enfermer à vie dans le latin médiéval, mais de m’en servir de
tremplin pour accéder un jour à une carrière d’historien, supposition naïve qui
sous-estimait l’étanchéité du cloisonnement disciplinaire allemand.
La chair de latin médiéval de Münster était également une construction bidis-
ciplinaire, mais différente de celle que j’avais connue à Bâle. Brinkmann
avait, dans les années vingt, écrit plusieurs travaux sur la littérature latine du
Moyen Âge, en particulier sur la poésie d’amour. C’était d’ailleurs ce qui l’avait
amené à s’intéresser à moi, car, dans la thèse sur Hildebert que je venais de pu-
blier, j’approuvais ses interprétations de l’amour précourtois d’un cercle de poètes
latins du XIIe siecle. Mais Brinkmann s’était compromis par un peu trop de zèle
pour l’idéologie nazie, de sorte qu’après guerre l’enseignement du latin médiéval
lui fut imposé en lieu et place de sa véritable discipline, la germanistique, un peu
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introduction XV

comme une mesure de rétorsion. Il sut néanmoins tirer son épingle du jeu et il en-
seignait les deux disciplines à la fois, en se servant des arts poétiques latins pour
expliquer la poésie d’un Wolfram von Eschenbach ou d’un Hartmann von
Aue. J’arrivais donc en historien médiolatiniste sans formation classiciste ni ger-
maniste dans un séminaire de germanistique médiolatinisée. Grâce à ce croise-
ment de deux bidisciplinarités, Brinkmann, dès le premier jour, me traita en lit-
téraire intégral et ignora (ou pardonna) généreusement mon origine d’historien. Il
n’y avait pas dans toute l’Allemagne d’institut médiolatin mieux fréquenté que le
sien. Brinkmann, qui aimait passionnément l’enseignement, attirait jusqu’à 300
étudiants dans ses cours et entre 50 et 100 dans ses séminaires, parce que cela leur
donnait accès à des diplômes de germanistes. Dans le reste de l’Allemagne, la plu-
part des médiolatinistes étaient orientés vers la paléographie et l’édition critique
de textes, ce qui, pour employer un euphémisme, leur épargnait d’être submergés
par des foules d’étudiants. La constellation du séminaire de Brinkmann eut l’avan-
tage d’élargir mes connaissances en médiévistique générale, discipline institution-
nellement inexistante en Allemagne, et le désavantage sensible de me mettre en
porte à faux entre ces disciplines, puisque je n’étais ni historien, ni germaniste, ni
latiniste, ni romaniste, ni même médiolatiniste conventionnel. Je terminai donc
ma thèse d’habilitation en temps voulu et succédai à Brinkmann en 1969.
C’est alors que les prédictions de von den Steinen se réalisèrent pleinement: le
déferlement des étudiants se tarit subitement. Dès que les études ne débouchèrent
plus que sur un diplôme de latin médiéval, toutes les tentatives pour les rattacher
à l’histoire ou à la romanistique ayant échoué, et qu’il fallut maîtriser le latin et
non plus se contenter d’un peu de moyen allemand, l’institut se transforma du jour
au lendemain en une sinécure de recherche pour son directeur, devenu ainsi rentier
à 33 ans. Je m’en arrangeai plutôt bien que mal, puisque ce calme nouveau me per-
mit de rattraper toutes les lectures et études que je n’avais pas pu mener à bien pen-
dant la préparation acharnée d’une thèse qui, pour impressionner le jury, était de-
venue un vrai monstrum eruditionis positiviste. J’avais alors un urgent besoin de
prendre du recul et de réfléchir sur les raisons et les finalités de la recherche mé-
diévale. N’ayant pas appris à écrire des «confessions» ni à raconter des «conver-
sions», il m’est difficile aujourd’hui de décrire cette phase de réflexion. Néanmoins
ce travail de deuil fut un tournant décisif non seulement pour ma recherche, mais
aussi pour ma vision du monde. Je ne peux ici que constater un résultat. Ceux qui
connaissent mon livre sur les Consolations (1971-1972) et le petit essai critique sur
l’historique de la recherche sur Héloïse (1974) remarqueront eux-mêmes le chan-
gement qui s’est opéré pendant ces deux années. Certains collègues indignés m’ont
d’ailleurs expressément exhorté à revenir dans le droit chemin du médiévisme or-
dinaire. Ce qui s’est passé est pourtant très simple: après avoir été un historiciste
inconscient qui faisait son métier comme Monsieur Jourdain fait de la prose, je suis
devenu un historiciste conscient, c’est-à-dire, radical. J’ai appris que la pensée qui
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XVI entre histoire et littérature

se cherche vaut mieux que la pensée toute faite, que la vérité est «fille du
temps», non un point fixe et absolu, mais un devenir, un système de forces et de
tensions, de perspectives et «d’opinions respectables» en perpétuelle évolution, qui
traversent les époques, cultures et religions. Nous-mêmes, nous ne pouvons com-
prendre ces changements que provisoirement, pour la durée de notre propre
«construction de la réalité», notre propre world taken for granted. D’un parménidien
dogmatique je suis devenu un héraclitien tolérant, qui ne juge pas les autres, mais
les questionne et se laisse questionner par eux dans un dialogue continuel, qui ne
serait pas possible si, au-delà des différences, il n’y avait pas entre eux et nous
quelques traits humains communs. L’essentiel, comme dans tout dialogue, c’est
l’écoute, non la parole, la suspension de nos intérêts et besoins en faveur de l’éton-
nement herméneutique. Ce tournant – ce n’était à vrai dire qu’un petit pas de la
socialisation passive à une certaine indépendance personnelle – ne m’était pas ins-
piré par des maîtres, mais exclusivement par des lectures. J’écartai tout travail sur
le Moyen Âge et me plongeai dans la philosophie et la théorie des sciences sociales
contemporaines – Blumenberg, Ricoeur, l’École de Francfort (Adorno en particulier)
–, mais aussi dans les réflexions générales de grands médiévistes (Auerbach, Hui-
zinga, Bloch, Chenu), et même dans les pensées de certains génies du passé, que
mutatis mutandis j’ose appeler des précurseurs de l’historicisme: Vico et Mon-
taigne, bien sûr, mais également, de par leur scepticisme zététique, Jean de Salis-
bury et Abélard. C’est ainsi que, par la lecture, j’effectuais une sorte de retraite, va-
riante profane des «exercices spirituels» de Loyola, et revins au Moyen Âge rétabli
et avide d’apprendre.
Je n’ai jamais regretté cette cure philosophique que je devais en partie au
manque d’étudiants de latin médiéval. En outre, les difficultés de l’enseignement
à Münster furent compensées par la présence de collègues médiévistes particuliè-
rement remarquables qui se réunissaient régulièrement dans un forum inofficiel de
discussions, le «Mittelalterkreis». Je ne voudrais mentionner que trois d’entre
eux, que leurs différentes orientations amenaient à se concentrer également sur le
latin médiéval. Le germaniste Friedrich Ohly avait avec ses collaborateurs mis en
place un vaste programme de sémantique spirituelle des choses, nombres, cou-
leurs, événements, dont il établissait des répertoires et des synthèses. Sa base tex-
tuelle était largement médiolatine. Le romaniste Heinrich Lausberg (ancien élève
d’Ernst Robert Curtius), après avoir quitté l’histoire de la rhétorique s’orientait de
plus en plus vers l’hymnologie latine du Moyen Âge, dont il publia plusieurs ana-
lyses, et l’historien Karl Hauck travaillait sur les poètes et historiographes latins
décrivant la noblesse dans l’empire gemanique; il écrivit même dans une encyclo-
pédie philologique un article de synthèse sur la littérature médiolatine. Je me de-
mande rétrospectivement pourquoi, alors que Münster concentrait un tel potentiel
d’intérêt et de compétence pluridisciplinaire sur l’histoire de la littérature latine
du Moyen Âge, cette discipline, qui aurait pu être le centre d’un riche compara-
001-intro 9-09-2005 10:12 Pagina xvii

introduction XVII

tisme médiéviste, était quasiment absente du système d’éducation universitaire. Ce


n’était pas les médiévistes de Münster qui cloisonnaient ainsi ces disciplines, mais
les institutions immuables qui nous enfermaient. Cette situation paradoxale, voire
absurde – le latin médiéval, central pour toute recherche sur le Moyen Âge, mais
pratiquement inexistant dans l’enseignement de l’époque – a persisté pendant
presque deux décennies, jusqu’à ce qu’une innovation, la création dans toute l’Al-
lemagne de «collèges de gradués», permit enfin à de petites disciplines ésotériques
comme la mienne d’offrir un enseignement normal à un nombre suffisant d’étu-
diants motivés. Des doctorants venus de différentes universités de langue alleman-
de se retrouvèrent alors à Münster dans un commun intérêt thématique.
Pendant les longues années qui précédèrent ce changement (1970-1988), mon
besoin de communication orale sur une recherche solitaire dut se satisfaire en gran-
de partie en dehors de l’université. Je profitais de ces vestiges de l’ancienne Répu-
blique des Lettres que sont les ateliers, colloques et congrès internationaux et in-
terdisciplinaires. À la longue, ma destinée s’orienta de plus en plus vers cette for-
me de communication intellectuelle, dont je peux aujourd’hui profiter pleine-
ment. Ce fut d’abord dans le cercle restreint des «abélardisants», constitué princi-
palement d’historiens de la philosophie, que je me sentis à l’aise. Des réunions fré-
quentes, presque rituelles, regroupaient toujours les mêmes érudits discutant sur
telle ou telle approche nouvelle des mêmes aspects de la pensée d’Abélard. Je ne dé-
crirai pas plus en détail cette sorte de «club», qui ne réunissait que des spécialistes
de ma spécialité, et qui, à la longue, laissait insatisfait mon appétit de communi-
cation intellectuelle. Ce qui m’ouvrit les yeux sur une forme d’échanges plus
convaincante, mieux équilibrée entre le général et le particulier, ce furent les col-
loques d’Aleida et Jan Assmann, et ceux de Micrologus créés par Agostino Paravici-
ni Bagliani. Je ne peux pas assez en faire l’éloge, parce que c’est de ces deux mo-
dèles qu’est née plus tard la conception de mon propre cercle de colloques. Le sous-
titre de ce recueil – Communication et culture au Moyen Âge – se rapporte à cette nou-
velle fondation et aux articles publiés dans la IVe section de ce volume2.
Aleida et Jan Assmann – elle, spécialiste de la littérature anglaise
moderne, lui, égyptologue orienté vers l’histoire des religions – avaient déjà l’ex-
périence d’un dialogue entre disciplines différentes avant d’en faire le modèle de
colloques extrêmement pluridisciplaires. L’originalité de ces colloques tient à une
«archéologie» au sens foucaultien du terme, une discussion «à partir des ar-
chives» qui contiennent les règles de formation de tout discours et non pas sur les
discours historiques eux-mêmes. Dans les colloques de l’Archéologie de la communi-
cation littéraire auxquels j’ai pu participer – sur le secret, la solitude, l’attention –,

2. La préface aux actes du troisième colloque de l’atelier Gesellschaft und individuelle Kommunika-
tion in der Vormoderne, «Unverwechselbarkeit», N° 87 de la biliographie, contient une description dé-
taillée de ce programme.
001-intro 9-09-2005 10:12 Pagina xviii

XVIII entre histoire et littérature

le centre d’intérêt était toujours très clairement délimité par une série de pro-
blèmes généraux ou théoriques qui pouvaient être traités par une diversité illi-
mitée de spécialisations, englobant des extrêmes comme la sociologie et la sino-
logie, la psychanalyse et la biologie, l’histoire de l’art et l’hébraïstique, etc. Si la
focalisation de cette forme de colloque est garantie, non par les thèmes mais par
une problématique soigneusement prédéfinie, le modèle de Micrologus, à l’inver-
se, est thématiquement restreint à certains aspects du Moyen Âge: «la nature, la
science et la société», alors que les problématiques sont, elles, plus ou moins à la
discrétion des participants. Un des meilleurs exemples de cette concentration thé-
matique fut le colloque “Vue et vision au Moyen Âge”, organisé à Lausanne en
1995, qui réunissait des médiévistes spécialisés dans l’histoire de l’optique et de
l’ophtalmologie ainsi que des connaisseurs de la mystique et des théories de la
connaissance. Bien que l’intérêt central portât sur un aspect de l’histoire des
sciences, les résultats dépassèrent de loin ce point de départ, puisque l’anatomie
de l’œil y côtoyait les idées sur la vision béatifique, la perspective en peinture, la
passion amoureuse naissant du regard, l’onirisme, l’Apocalypse et l’astrologie,
etc. Quand, en 1996, j’ai fondé mon propre centre de colloques Société et commu-
nication individuelle à l’âge prémoderne, j’ai essayé, afin d’éviter le piège de la pseu-
do-interdisciplinarité additive qui domine dans les congrès internationaux, de
combiner les avantages spécifiques de ces deux modèles: la précision d’une pro-
blématique et une relative restriction thématique.

***

J’aimerais remercier Claudio Leonardi et Agostino Paravicini Bagliani qui ont


proposé et organisé la publication de ce recueil aux Edizioni del Galluzzo. Après
réflexion, afin de ne pas trop éparpiller le public par la diversité des langues, nous
nous sommes décidés à publier séparément les travaux en allemand3. Je voudrais
profiter de l’occasion pour remercier vivement ma femme, Anne Tastemain-von
Moos, qui a depuis des années tenté d’améliorer mon français germanisant et a, en
particulier, revu toutes les contributions françaises de cette publication4.

3. Gesammelte Studien zum Mittelalter, 3 vols. éd. Gert MELVILLE, à paraître chez LIST, Münster à
partir de 2005.
4. Tous ce textes ont été stylistiquement revus. D’autres changements de forme et de contenu,
en particulier les mises à jour bibliographiques et les adaptations à des éditions critiques parues
après la publication originale, sont signalés dans la première note (*) de chaque article. Les articles
N° 3, 8, 10 et 12 n’ont jamais été publiés en français.
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1. LE SILENCE D’HÉLOÏSE ET LES IDÉOLOGIES MODERNES*

«Ich hoffe, Sie haben nichts gegen die Bosheit?


ln meinen Augen ist sie die glänzendste Waffe
der Vernunft gegen die Mächte der Finsternis»
Thomas Mann1

1. L’unanimité des érudits sur la grandeur d’Héloïse m’a toujours intri-


gué, parce qu’elle repose sur une thèse qui n’est point une donnée immé-
diate mais le fruit d’une interprétation assez subtile. Bien que les uns se ré-

* Version remaniée d’un article publié la première fois dans Pierre Abélard - Pierre le Vénérable
(Colloque de Cluny, juillet 1972, Colloques internationaux du CNRS 546), Paris 1975, p. 425-
468. Pour une version allemande voir bibliogr. N° 19 [Les références à des publications ultérieures
sont entre crochets].
1. Der Zauberberg, Berlin 1924-1952, p. 81. – Malgré les multiples suggestions qui auraient per-
mis de modifier cette communication, je préfère présenter ici le texte de ma conférence [qui n’a été
que stylistiquement remanié en 2004] à titre de témoignage sur l’état de la recherche avant le 4
juillet 1972. Ce point est particulièrement important étant donné les thèses inattendues de John
BENTON (ci-dessous s.l.) que je ne peux discuter dans le cadre restreint du sujet qui m’est proposé.
La présente contribution, qui se veut purement «textologique», peut être lue dans le sens d’une
«double vérité», de sorte que l’essentiel n’en contredit ni ne confirme l’approche originale de Ben-
ton. – Les textes sont cités d’après les éditions suivantes: Abélard, Historia Calamitatum, éd. J. MON-
FRIN, Paris (1959), 3e éd. 1967 (= Hist. Cal. avec les lignes). Les lettres de la correspondance entre
Abélard et Héloïse sont numérotées d’après l’ancien système (parce que l’Hist. Cal. est effective-
ment la première lettre du dossier) et citées d’après l’éd. de J. T. MUCKLE, Mediaeval Studies 15,
1953, p. 68-94 (= Epp. II-V); ib. 17, 1955, p. 241-281 (= Ep. VI-VII) et T. P. MCLAUGHLIN, ib.,
18, 1956, p. 242-292 (= Ep. VIII); les autres ouvrages d’Abélard d’après Migne (PL. 178); les lettres
de Pierre le Vénérable d’après The Letters of Peter the Venerable, éd. G. CONSTABLE, 2 vols, Cambrid-
ge Mass. 1967. – Abréviations de travaux plusieurs fois cités (*marquera la référence à cette liste):
[AAVV], Pierre Abélard - Pierre le Vénérable (Colloque de Cluny, juillet 1972, Colloques internatio-
naux du CNRS 546), Paris 1975. – J. BENTON, Fraud, fiction and borrowing in the correspondence of
Abelard and Heloise, ibid., p. 425-468. – M. BLOCH, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien (1941),
5e éd. Paris 1964. – Ch. CHARRIER, Héloïse dans l’histoire et la légende, Paris 1933. – E. P. M. DRON-
KE, Héloïse and Marianne: Some Reconsiderations, Romanische Forschungen, 72, 1960, p. 223-256. – G.
DUBY, L’histoire des systèmes de valeurs, History and Theory II, 1972, p. 15-25. – I. A. FESSLER, Abälard
and Heloisa, II, Berlin 1807. – M. DE GANDILLAC (et C. MCLEOD), Abélard et Héloïse, dans Entretiens
sur la Renaissance du XIIe siècle, éd. M. DE GANDILLAC et É. JEAUNEAU, Paris-La Haye 1968. – É. GIL-
SON, Héloïse et Abélard (1938), 3e éd. revue, Paris 1964. – L. GRANE, Peter Abaelard, Göttingen 1969
01-eloise 9-09-2005 10:18 Pagina 4

4 entre histoire et littérature

fèrent à la fidélité d’Héloïse à elle-même et à son idéal de don total à l’être


aimé, et les autres à son obstination tragique dans le péché, il s’agit tou-
jours de son inaltérabilité extraordinaire. Si l’on considère la correspon-
dance comme document biographique, nous pourrions en effet nous éton-
ner de ce qu’Héloïse, après une si longue séparation et dans une situation
sociale si différente, ne cesse d’aimer Abélard avec la même passion, et que
le conflit entre l’amante et l’abbesse, en ajoutant à l’ancienne volupté une
nuance blasphématoire, semble même l’enflammer de plus belle2.

(trad. du danois, 1964). – H. R. JAUSS, Literaturgeschichte als Provokation, Francfort (Ed. Suhrkamp
418) 1970. – S. KRACAUER, Geschichte – Vor den letzten Dingen, Schriften, IV, Francfort 1971 (éd. aug-
mentée, en partie traduite de l’anglais The Last Things before the Last, New York 1969). – M.
MCLAUGHLIN, Abelard as Autobiographer, Speculum 42, 1967, p. 463-488. – Ead., Peter Abelard and the
dignity of women: Twelfth century “feminism” in theory and practice, dans Pierre Abélard - Pierre le Véné-
rable, p. 287-334. – G. MISCH, Geschichte der Autobiographie III I, Francfort 1959. – J. MONFRIN, In-
troduction à Abélard, Historia Calamitatum (1959), 3e éd. Paris 1967. – Id., Le problème de l’authentici-
té de la correspondance d’Abélard et Héloïse, dans Pierre Abélard - Pierre le Vénérable, p. 409-424. – P. VON
MOOS, Consolatio, Studien zur mittellateinischen Trostliteratur über den Tod und zum Problem der christli-
chen Trauer, Münstersche Mittelalterschriften III, 4 vol., Munich 1971-1972. (Je citerai les paragraphes
d’après les sigles C = Consolatio, vol. I; A= Anmerkungen, vol. II; T = Testimonien, vol. III; et les
pages pour l’Index, vol. IV). Id., Hildebert von Lavardin, Humanitas an der Schwelle des höfischen Zei-
talters, Pariser Hist. Studien III, Stuttgart 1965. Id., Mittelalterforschung und Ideologiekritik, Der Ge-
lehrtenstreit um Heloise, Munich (Fink) 1974. Id., Palatini quaestio quasi Peregrini, Ein gestriger Streit-
punkt aus der Abälard- Heloise-Kontroverse nochmals überprüft, Mittellateinisches Jahrbuch 9, 1973, p. 124-
158. – R. MORGHEN, Civiltà medioevale al tramonto, Bari 1971. – J. T. MUCKLE, The Personal Letters
between Abelard and Heloise, Introduction, Mediaeval Studies 15, 1953, p. 47-67. – D. DE ROBERTIS,
Il senso della propria storia ritrovata attraverso i classici nella «Historia Calamitatum» di Abelardo, Maia
16,1964, p. 6-54. – D. W. ROBERTSON, Abelard and Heloise, New York 1972. – B. SCHMEIDLER, Abae-
lard und Heloise, Eine geschichtlich-psychologische Studie, Die Welt als Geschichte 6, 1940, p. 93-123. – R.
W. SOUTHERN, The Letters of Abelard and Heloise (travail inédit de 1953 revu), dans Medieval Huma-
nism and Other Studies, Oxford 1970, p. 86-104. – L. SPITZER, Les «Lettres portugaises», dans Romanische
Literaturstudien 1936-1956, Tübingen 1959, p. 210-247. – D. VAN DEN EYNDE, En marge des écrits
d’Abélard, Analecta Praemonstratensia 38, 1962, p. 70-84. Id., Chronologie des écrits d’Abélard à Héloïse,
Antonianum 37, 1962, p. 337-349. Id., Les écrits perdus d’Abélard, ib., p. 467-480. – G. VINAY, Comp-
te rendu: É. Gilson, Eloisa e Abelardo, Traduzione ... Torino 1950, Giornale storico della letteratura ita-
liana, 1950, p. 452-459. – W. VON DEN STEINEN, Der Kosmos des Mittelalters, Bern (1959), 2e éd. Id.,
Die Planctus Abälards ..., Mittellatein. Jahrbuch IV 1967, p. 122-144.
2. Cette inaltérabilité exceptionnelle ressort de l’interprétation du texte, même si les consé-
quences biographiques n’en ont pas toujours été tirées, car elles sont plutôt la pierre d’achoppement
des thèses en faveur de l’authenticité. Pour ne citer que quelques exemples parmi les plus anciens
et les plus récents cf. I. A. FESSLER*, p. 347 ci-dessous dans n. 34. M. CARRIÈRE, Abälard und He-
loise, Ihre Briefe und die Leidengeschichte, Giessen 1844, p. XC s.: « ... so wenig seine Reden (Christi)
Producte fremder schriftstellerischer Reflexion sind, da sie, wenn irgend etwas, den Stempel ge-
nialer Ursprünglichkeit tragen, eben so wenig kann die Meinung einiger Philologen Stich halten,
dass die Briefe von Heloise und Abälard nach dem Tod der Liebenden von einem Dritten verfasst
seien. Ein solcher Einfall erinnert an jenen, dass die ganze Griechische Literatur das Produkt müs-
siger Mönche sei ... Über die trennende Noth der Zeit siegt so gewaltig der Gedanke unzertrenn-
licher ewiger Einheit, dass alle Liebespoesie des Mittelalters hier in den Schatten gestellt wird. Jene
Meinung könnte sich auf Äusserlichkeiten stützen ..., aber man halte nur im Auge, dass die Liebe
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 5

2. Un autre argument en faveur de cette constance inébranlable est four-


ni par l’absence de conclusion des lettres (dites) d’amour3. Malgré les ef-
forts d’Abélard, qui atteignent leur point culminant à la fin de la cinquiè-
me lettre, pour convertir son épouse, cette femme passionnée n’y répond
pas expressis verbis comme nous pourrions l’attendre; elle ne semble pas en-
core (et donc jamais) renier intérieurement l’ancienne relation érotique,
bien qu’elle ait accepté de l’ensevelir dans un silence énigmatique. Pour
Charles de Rémusat4: «Héloïse se conforme aux volontés d’Abélard, et
pour lui à tous les devoirs de son état. Sous la déférence de la religieuse,
elle cacha le dévouement de la femme ... Mais inconsolable et indomptée,
elle obéit et ne se soumit pas». L’opinion des érudits et des écrivains qui se
sont consacrés à Héloïse ne varie guère sur ce point, et depuis le livre cé-
lèbre d’Étienne Gilson, elle est pour ainsi dire canonique5. Citons par
exemple le passage expressif de Paul Zumthor: «Elle ne comprit jamais –
jamais avant que la mort d’Abélard eût rompu le dernier lien de son falla-

ein andres Zeitmass hat, als die Gleichgiltigkeit der Uhr, so wird jener scheinbare Widerspruch
sich gerade in einen Beweis der Echtheit verwandeln». Sautant le conflit bien connu entre SCHMEID-
LER et GILSON sur ce même problème: si la «logique du sentiment» permet bien qu’Héloïse soit res-
tée entièrement fidèle à sa première flamme pendant plus de 12 ans, on pourrait citer la critique de
W. VON DEN STEINEN* dirigée contre G. MISCH* (p. 123): «Auch die subtile psychologische Son-
dierung von Georg Misch (III 1, 541 ss. und 628 ss.), wonach ein Herausgeber ... frühere und spä-
tere Briefe der Heloise ... kunstvoll verschweißt hätte, ist zu glatt gedacht, um zu überzeugen. Was
Misch als zeitliche Schichten scheidet, das sind in Wahrheit seelische Schichten der blutvollen Frau,
die noch – oder gerade?! – als Dreißigerin die Spannungen zwischen Sinnlichkeit und Askese un-
verkümmert in sich austrug». À partir d’une telle critique il me semble impossible de se pronon-
cer pour ou contre l’historicité du témoignage. Comment savoir au XXe siècle si et pour combien
de temps la passion d’une femme du XIIe a pu durer?
3. Ep. VI, p. 241 s. citée ci-dessous n. 75.
4. Ch. DE RÉMUSAT, Abélard, Paris 1845, I, p. 160. Le passage est surtout célèbre grâce à la ci-
tation de GILSON*, p. 126 s., accompagnée de la remarque: «Pas un mot, dans ce jugement si fer-
me qui n’exprime exactement la vérité telle qu’elle ressort des textes; et pourtant, sans qu’il paraisse
s’en apercevoir, quel redoutable problème de Rémusat ne soulève-t-il pas en formulant ces évi-
dences!» (voir n. 95).
5. Pour ce qui suit, il n’est peut-être pas superflu de noter que ce livre a eu le sort de beaucoup
d’idées géniales, celui d’être dogmatiquement exploité par des vulgarisateurs moins géniaux. GIL-
SON lui-même était d’ailleurs loin d’accepter le rôle d’autorité qui a pu lui être attribué, ce qui res-
sort admirablement de l’appendice III de sa 3e édition (n. 14); voir MONFRIN, Le problème de l’au-
thenticité* ainsi que les remarques de F. CHÂTILLON, Notes abélardiennes, dans Rev. du Moyen Âge lat.,
XX, 1964, p. 277, n. 2: «C’est contredire absolument aux paroles et à la pensée du maître que d’écri-
re, comme le fait M. Monfrin: “Les nombreux problèmes ... ayant été étudiés, et probablement ré-
solus, dans l’Héloïse et Abélard de M. Étienne Gilson, il suffit de renvoyer le lecteur à ce livre” (Abé-
lard, Historia Calamitatum ... 2e éd. 1962, p. 7-8). M. Gilson tout le premier s’est défendu d’une pré-
tention qui serait absurde: “Je n’ai pas l’illusion de n’avoir commis aucune de ces fautes” écrivait-il
... (p. 10), “mais j’ai voulu du moins pousser aussi loin que l’ai pu ...”. Au reste, l’authenticité des
lettres, alors principal souci de M. Gilson, continue à faire l’objet d’une controverse latente».
01-eloise 9-09-2005 10:18 Pagina 6

6 entre histoire et littérature

cieux espoir. Mais devant l’implacable austérité de son époux, elle se replia
dans une fidélité muette et, le laissant poursuivre une ascension où elle ne
l’accompagnait pas, du moins cessa-t-elle de se plaindre, et se replia sur
son attente. Elle “faisait comme si”, et peut-être Abélard s’y trompa». À
l’occasion d’un Colloque sur l’humanisme du XIIe siècle, Maurice de Gan-
dillac a résumé de façon définitive une tradition érudite bien établie6:

6. P. ZUMTHOR, Héloïse et Abélard, Revue des sciences humaines 91, 1958, p. 331. – Pour GAN-
DILLAC*, p. 369, 364, les sentiments d’Héloïse sont «tout d’un bloc et paraissent immuables». C’est
d’ailleurs le seul point où je me trouve en désaccord avec les appréciations généralement fort judi-
cieuses de l’auteur (cf. ci-dessus n. 57, 64). – Au lieu d’une liste oiseuse de jugements analogues
voir par ex.: L. GRANE*, p. 75, 79: «Halten wir fest, dass Heloises unbedingte Liebe zu Abaelard
ihn zu ihrem Gott macht, dann wird auch deutlich, dass der Konflikt unlösbar ist. Weil der Gott
– Abaelard – ihr es gebietet, will Heloise Gott dienen ... Das aber ist von vornherein unmöglich,
denn da sie das auf Abaelards Geheiß nur will, kann Gott nicht Gott für sie werden. Das setzte
nämlich voraus, dass sie den Gedanken an die totale Liebe aufgibt, dazu aber ist sie ... nicht willens
... Es ist klar, dass sie sich überhaupt nicht verändert hat». «... Ob es ihr je glückte, ihren Schmerz
zu überwinden und in ihrem Kloster den Frieden zu finden, wissen wir nicht. Die Korrespondenz
zeigt uns nur, dass sie noch nach einem etwa 13-jährigen Klosteraufenthalt immer noch die näm-
liche war, wie zu der Zeit, da sie ... mit ihrem Geliebten getraut wurde». (C’est peut-être l’argu-
ment le plus répandu, bien qu’il soit très prudemment exprimé ici. L’immuabilité de ces 13 années
est étendue à toute une vie). MISCH*, p. 679: «Wir meinen, dass man dem schicksalhaften Gang ...
nicht gerecht wird, wenn man denselben in das Schema einer Bekehrungsgeschichte einspannt ...
Über sein (Abälards) Verhältnis zu Heloise ist zu sagen, dass ... sein Versuch, sie zu bekehren ...
nicht den beabsichtigten Erfolg gehabt hat, sofern zum Erfolg eines solchen Bemühens gehört, dass
in dem zu Bekehrenden ein Gesinnungswandel herbeigeführt wird ... Und eben das war bei He-
loise eingestandenermaßen nicht der Fall ...». (Puisque MISCH suit SCHMEIDLER et attribue les
lettres d’Héloïse à Abélard, qui selon lui aurait ainsi fait son propre panégyrique, l’absurdité, que
Peter DRONKE ne manque pas de relever, d’une telle interprétation est manifeste, cf. n. 35). La ten-
tative de E. MCLEOD pour concilier l’indestructible amour-passion avec la vie exemplaire de l’ab-
besse suscite également un malaise (Héloïse, trad. par St. Viollis, Paris 1941, p. 145): «Bien qu’il
soit douteux qu’elle ait jamais triomphé, dans le tréfonds de son cœur, du chagrin de la perte irré-
médiable d’Abélard, cependant, en s’y efforçant, elle se donne si complètement à tous les aspects de
sa tâche ... Peut-être son mobile, en lui écrivant ainsi sur d’autres sujets, était-il en partie le désir
de continuer à tout prix cette correspondance, afin de conserver du moins la consolation de voir de
temps à autre une écriture si chère». Dans les Entretiens sur la Renaissance du XIIe siècle (GANDILLAC*,
p. 361), McLeod parle même malicieusement de la ruse bien féminine qui consiste à implorer des
conseils d’administration pour rester en contact avec l’amant. Maurice de Gandillac taxe (p. 368)
cette exégèse de «quelque peu tendancieuse». Cependant, est-ce pur hasard si plusieurs femmes ont
adouci, d’une façon ou d’une autre, l’idée héroïque peut-être plutôt masculine de «la grande sainte
de l’amour»? Ainsi, dans un ouvrage de vulgarisation d’Yvette JEANDET (Héloïse, Lausanne 1966),
on retrouve l’argument «tendancieux» de MCLEOD (p. 163 s.) suivi d’une phrase sibylline parlant
de «l’évolution d’un sentiment immuable dès le premier jour, mais qui se nuance indéfiniment au
gré, j’allais dire de l’adversaire» (p. 169). JEANDET qui voudrait susciter l’admiration non seulement
pour «la femme continuellement éprise» (p. 163) mais encore pour l’abbesse «aussi entière, aussi
ardente» dans sa tâche religieuse (p. 169; voir aussi n. 118), a quelque peine à réitérer les interpré-
tations de Rémusat et Gilson que je viens de citer (§ 2, n. 4; p. 247 s. après «elle obéit et ne se sou-
mit pas» nous trouvons son «Est-ce bien sûr?»), et à admettre que «cette femme de tête» se soit
«enfermée dans les larmes secrètes pour le tiers de sa vie» (p. 226). Aussi le bon sens s’en tient-il
«au secret de cœur que nous ignorerons toujours» (p. 245). Le livre se termine sur un point d’in-
01-eloise 9-09-2005 10:18 Pagina 7

le silence d’heloïse et les ideologies modernes 7

«Vous savez qu’Héloïse ne fit jamais ce geste (celui du consentement à la


sublimation religieuse qu’Abélard voulut obtenir d’elle), ce geste qui eût
été pour elle une trahison, et qu’elle resta fidèle à la seule union totale et
inamissible, celle des corps et des âmes dans la folie de l’amour-passion …
Il s’agit bien chez Héloïse, presque dès le début et en tout cas jusqu’à sa
propre mort, d’un don total au-delà de toutes les normes ...». Ce jugement
de fait («vous savez que», «il s’agit bien», «en tout cas») se transforme ce-
pendant insensiblement en un jugement de valeur («trahison», «don to-
tal») qui dénote une admiration quelque peu romantique du Grand
Amour. C’est ici que l’unanimité ne joue plus et que des opinions
contraires se font entendre. En simplifiant un peu, on peut les réduire à
l’interprétation morale bien expressive que Gonzague Truc nous donne de
la mort bienheureuse d’Héloïse7: «Elle s’endormait dans le Seigneur ..., du
moins espérons-le! Car le jugement à porter sur elle, favorable à nos yeux,
n’est pas si rassurant au regard de l’éternité ... Nous avons ses lettres et les
terribles aveux que nous avons lus. Elle s’est tue après qu’Abélard n’a plus
été là. Qui nous dit qu’elle se soit démentie? ... Ne doutons pas qu’elle
n’ait été persuadée que l’enfer attendait sûrement l’âme qui n’avait pas at-
teint au sacrifice de soi, et avait consenti à ce péché impardonnable: préfé-
rer la créature au Créateur. Or elle nous a dit ce qu’elle nous a dit: ... qu’el-
le avait obéi dans sa vocation même non à Dieu mais à Abélard, qu’elle
continuait. Et nous n’avons pas vu venir le désaveu». À propos du début
de la 6e lettre, Gonzague Truc ne nous épargne pas ce commentaire: «Elle
cependant résistait. De son amour elle semble avoir tout accepté et même
ces horreurs peccamineuses ... Serons-nous dupes de ce silence et de cette
résignation; croirons-nous qu’Héloïse ... ait pu cesser d’être Héloïse?».
3. Nous sommes donc confrontés à deux exégèses contraires: l’une
laïque, bourgeoise, esthétique, érotique; l’autre ecclésiastique, monas-
tique, morale, ascétique. Elles sont toutes deux brodées d’une façon
presque pathétique autour du même «fait», dont l’objectivité ne permet

terrogation: celle qui «se faisait gloire de demeurer semblable à elle-même» s’est peut-être conver-
tie un jour, «comme Pierre le Vénérable en fut persuadé» (p. 247 s.). De même R. PERNOUD, Hé-
loïse et Abélard, Paris2 1970, p. 216 s.) dans son commentaire sur le début de la 6e lettre laisse la
question ouverte: «Délibérément elle imposera silence aux sentiments qu’elle ne peut refouler, et
parce qu’elle se méfie d’elle-même, elle mettra un soin scrupuleux à se contrôler. … Ils sont désor-
mais unis dans un commun vouloir; Héloïse a obtenu de lui cette sollicitude qu’il lui devait; Abé-
lard a obtenu d’elle que cette sollicitude fût toute pour l’aider au service du Seigneur».
7. G. TRUC, Abélard avec et sans Héloïse, Paris 1956, p. 93 s., 50 s., dont les certitudes caricatu-
rent les prudentes suppositions de Gilson (cf. § 2, n. 95).
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8 entre histoire et littérature

apparemment pas le moindre doute: le silence d’Héloïse sur sa vie intime,


silence qui parle, silence qui prouve sa grandeur, sa fidélité à elle-même et
le sacrifice effrayant de son salut temporel et éternel à l’amour-passion.
Contester ce petit fait, ne fût-ce qu’en le réduisant à un argumentum e silen-
tio, donc faible par définition, s’en tenir «au premier devoir de l’historien,
l’ignorance», comme dit Lytton Strachey8, devient assez dangereux car cela
risquerait de retirer la pierre angulaire de l’arc de triomphe érigé en l’hon-
neur d’un héroïsme surhumain. Aussi antagonistes que puissent être, du
point de vue idéologique, les interprétations postromantiques (souvent an-
ticléricales, quelquefois même chauvines) et les interprétations catholiques
– il suffit de lire Gilson contre Schmeidler et Misch contre Gilson9 –, elles
s’opposeraient toutes immédiatement à l’ennemi commun, la thèse héré-
tique qui oserait toucher à ce phénomène mystérieux et terrible qu’est le
silence d’Héloïse. Ce mystère semble avoir suscité ce double intérêt pour
la correspondance et rendu possibles les gloses les plus divergentes. Il est
cependant tentant de se demander s’il ne s‘agit pas d’un prétexte permet-
tant de poursuivre un conflit entre deux visions du monde et de l’amour,
alors même que les deux groupes politico-religieux à l’origine d’une telle
controverse commencent à s’en désintéresser. Chez les médiévistes le sym-
bole d’Héloïse donne toujours lieu à des escarmouches d’arrière-garde.
4. Mon intention n’est pas iconoclaste mais herméneutique. Bien que
tout travail sérieux doive commencer par la question technique, la vérifica-
tion des faits par les textes, même si les documents peuvent comporter des
lacunes, je ne crois pas que, face au mythe d’Héloïse, «grande sainte de
l’amour» et symbole de la beauté du diable, une impartialité absolue soit
possible. Une femme aussi admirée, de Jean de Meung à Rilke, devient
pour nous, consciemment ou non, ce que les philosophes herméneutiques
appellent de façon intraduisible un «Vorurteil» au sens positif ou négatif
du mot. Personne ne peut lui échapper puisqu’il a contribué à préformer
nos opinions actuelles. Ce symbole historique, transmis par la tradition, est
lui-même inhérent à la prise de conscience des motifs qui l’ont constitué et

8. L. STRACHEY, préface à Eminent Victorians, Harmondsworth 1948, cité d’après E. H. CARR,


Was ist Geschichte? Stuttgart 1963, p. 14 (trad. de l’anglais What is History? Londres 1961). Voir
également les considérations très utiles de R. VAN CAENEGEM, Méthodes et problèmes actuels de la re-
cherche historique, particulièrement dans le domaine de l’histoire du Moyen Âge, Revue de l’Institut de sociolo-
gie 36, 1963, p. 789-800, et en particulier sur la déficience des sources.
9. J’ai rassemblé quelques témoignages de cette mémorable controverse idéologique dans Conso-
latio: CA 562-573; voir aussi n. 108.
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 9

le constituent toujours en nous10. On ne peut à bon droit considérer le ca-


ractère d’Héloïse comme «extraordinaire» sans définir le système normatif
auquel ce jugement se rapporte. Mais celui qui s’engage dans cette voie de
réflexion herméneutique se verra obligé de la dépasser en affirmant sa
propre position théorique et pratique. Comment y parvenir sans d’abord
comprendre les besoins qui ont transmis ce symbole mythique jusqu’à
notre époque? Après tout, même le spécialiste est impliqué dans la philo-
sophie, que Jean Jolivet – cette fois non en abélardisant mais en critique de
la «trahison des clercs» – définit comme une «conduite politique11».
5. J’aimerais discuter un point qui touche de près le programme mé-
thodologique que je viens d’esquisser12: le silence abrupt qu’Héloïse im-
pose à ses plaintes à partir de la 6e lettre et qui introduit ses interrogations
concernant l’organisation du Paraclet13. La première question est celle de
l’authenticité de ces lettres et de leur utilisation possible comme source
d’interprétation biographique ou psychologique. Il est malheureusement
impossible de traiter en peu de mots une question qui est loin d’être réso-
lue à l’heure actuelle, et force m’est de conclure, sans commentaire, que sur
la base des arguments déployés jusqu’ici, on ne peut, en toute probité, ni
admettre ni nier l’historicité du document14. Il n’est sans doute pas défen-

10. D’un point de vue théorique il suffit de citer la discussion ouverte par le livre de GADAMER
(voir n. 110) depuis 1960; J. HABERMAS, Zur Logik der Sozialwissenschaften, Francfort (Suhrkamp)
1970; P. RICŒUR, Le Conflit des interprétations, essais d’herméneutique, Paris 1969; G. Bergfleth, Her-
meneutik: Eine politische Kritik, Stuttgart (Metzler) 1972 ainsi que les anthologies: Hermeneutik und
Ideologiekritik, Francfort (Suhrkamp) 1971; K. LENK, Ideologie, Neuwied-Berlin (Luchterhand) 1971.
Voir aussi ci-dessous §§ 30 ss. et n. 17.
11. J. JOLIVET, La philosophie conduite politique, Toulouse (Privat) 1970, cf. surtout p. 74 s.
12. Ce programme a été le sujet d’un cours d’université et l’occasion de discussions fécondes avec
mes étudiants. Il sera étendu à l’ensemble de la correspondance d’Héloïse et d’Abélard dans un tra-
vail de synthèse [encore inachevé en 2004 bien que les articles N° 12, 34, 57 de la bibliographie
soient les premiers fruits de ce projet]. Après un bilan de la recherche philologique sur le texte et
une interprétation détaillée de tout le recueil (qui remettra les soi-disant «lettres d’amour», si sou-
vent arbitrairement isolées, dans leur vrai contexte), je tâche de retracer les sommets de la postéri-
té d’Héloïse dans la littérature et le médiévisme savant, pour combler, dans un esprit critique, les
lacunes du travail de Charlotte CHARRIER*. J’ai eu le plaisir de retrouver dernièrement ce pro-
gramme en quelque sorte déjà accompli, quant à la structure générale et à quelques idées qui me
tiennent à cœur, dans le travail de D. W. ROBERTSON* (l’éminent spécialiste de Chaucer expose,
non sans courage et peut-être non sans quelques exagérations explicables par la prépondérance des
positions adverses, qu’il est temps de dépasser les considérations psychologistes et sexistes d’un ro-
mantisme périmé qui ont si longtemps bloqué toute discussion véritablement herméneutique).
13. Voir § 20-21.
14. Il faut bien dire que cette neutralité est loin d’être originale depuis que le Père MUCKLE* (p.
66) a conclu d’une façon si décevante pour les successeurs de Schmeidler et Gilson: «I have tried ...
to set forth the evidence for or against the authenticity of these letter From the information furni-
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10 entre histoire et littérature

du d’opter provisoirement pour l’hypothèse positive, à condition de ne pas


perdre de vue le terrain mouvant dont on est parti. Cette règle de pruden-
ce est néanmoins extrêmement difficile à observer. L’historien qui avoue son
manque de certitude absolue dans le domaine de la «critique externe», et
qui essaie de développer son interprétation à la lumière d’une probabilité,
risque trop vite de se transformer en apologiste de son propre subjectivis-
me, parce que la moindre critique interne (interprétative) d’un texte si im-
portant est inévitablement contaminée par les considérations idéologiques
dont je viens de rapporter quelques échantillons. Gilson, dans sa préface,
insiste à juste titre sur la responsabilité de l’historien, car de l’authenticité
de la correspondance (et même si on doit ajouter que notre vision de cette
époque est déjà inconsciemment préformée par la solution positive du pro-
blème) dépend toute interprétation du XIIe siècle. Toute discussion abou-
tit fatalement à une sorte d’engagement émotionnel, à une défense soit de
la grandeur humaine contre l’hypercriticisme mesquin, soit de la réalité des
rares faits incontestables contre la boursouflure mythologique. Il n’est que
trop facile de se moquer du bon mot, légèrement ironique, cité par Gilson:
«Il est impossible que cela ne soit pas authentique, c’est trop beau!» ou
même du cliché obligatoire: «C’est si vivant, si vrai, que personne ne peut
l’avoir inventé». Il ne suffit pas non plus de mettre le doigt sur les impos-
sibilités historiques, telles que le scandale qu’aurait été pour un XIIe siècle
chrétien le personnage d’Héloïse qui se dégage des lettres. Tous ces juge-
ments sont des approximations qui se valent, tous s’appuient sur le carac-
tère exceptionnel de l’abbesse amoureuse pour démontrer à la fois l’authen-
ticité et l’inauthenticité des lettres. Ce que l’érudit nomme dédaigneuse-
ment «la légende d’Héloïse» s’introduit traîtreusement dans son métier le
plus sobre, l’examen philologique du témoignage.

shed by present day scholarship, I do not consider that one can arrive at certitude on this moot ques-
tion». Un certain scepticisme souvent inavoué (voir n. 5) semble s’emparer des abélardisants d’au-
jourd’hui, si bien que l’ancienne controverse semble se terminer moins par la conclusion d’une paix
définitive que par un armistice dû à la lassitude. GILSON lui-même dans sa réédition de 1964 ajou-
te: «L’imagination même semble avoir renoncé à faire ici (c’est-à-dire sur le nom d’un faussaire éven-
tuel) de ces hypothèses dont elle est prodigue. Mais il reste que le vrai diffère parfois du vraisem-
blable dont se contente souvent l’histoire. La persuasion la plus invincible doit donc se tenir toujours
prête à s’effacer, le cas échéant, devant la vérité» (p. 211). – Dans une étude préliminaire à mon tra-
vail (voir n. 12), Mittelalterforschung und Ideologiekritik, paru chez Fink à Munich en 1974, je tâche
d’analyser l’apport idéologique de la controverse en cours, du début du XIXe siècle à nos jours, pour
nous débarrasser de ce lourd héritage d’arguments subjectifs. (Voir également MONFRIN, Le problème
de l’authenticité*, qui met l’accent sur d’autres fausses routes possibles dans cette recherche).
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 11

6. Tous les dés ne sont pourtant pas pipés. S’il est impossible de prou-
ver avec certitude qui a écrit, retravaillé, composé et publié cette collec-
tion de lettres, dont les premiers manuscrits ne remontent qu’au XIIIe
siècle tardif, ce qui reste incontestablement garanti, c’est le texte lui-
même, en tant que texte, et également en tant que document historique
de la vie littéraire et sociale du XIIIe siècle. Ce n’est pas rien. S’il y a una-
nimité pour le considérer comme un chef-d’œuvre unique de la littérature
mondiale, quels sont les historiens et sociologues de la littérature qui se
sont réellement penchés sur lui15? Ils ont laissé la parole à une légion de
biographes qui ont usurpé le monopole de la recherche sur Héloïse16 et se

15. La question n’est pas entièrement rhétorique, puisqu’il existe des ébauches et des analyses
partielles, du moins dans la direction des études stylistiques. Le premier résultat d’une interpréta-
tion littéraire du texte n’a été qu’un produit accessoire des efforts de B. SCHMEIDLER pour prouver la
construction fictive du dossier par son unité monastique. Abstraction faite de son but biographiste,
les moyens herméneutiques de cette argumentation restent toujours valables (cf. surtout Abaelard
und Heloise ...* 1940, probablement sa contribution la plus suggestive). Malheureusement cette ten-
tative pour apprécier ce «Werk der Weltliteratur, das ... nicht so leicht seines gleichen hat» (ib., p.
114) a été supplantée par les disputes pour et contre l’authenticité, jusqu’à ce que l’éminent médio-
latiniste Gustavo VINAY*, dans son compte rendu si pénétrant et si peu connu, mette l’accent sur ce
que Gilson ne semble pas avoir surestimé: «... non è per caso più un documento artistico che un do-
cumento biografico? lntendiamoci: dicendo artistico non voglio dire artificioso ... Eloisa ... si pro-
pone innanzitutto di comporre un pezzo eloquente ... Di quanto la lettera si stacca dalla concreta
realtà biografica per avvicinarsi alla pura espressione artistica, di tanto si vengono moltiplicando le
probabilità che l’autore abbia ricorso a quella ‘esagerazione’ che è uno dei tanti artifici della retorica
scolastica di tutti i tempi ... Nessuna prima di Eloisa, ... ha mai, nel medio evo latino, narrato le suoi
tormenti a lettore futuro per fare un’opera bella». Une certaine ruse de l’histoire érudite a fait de G.
MISCH* (1959) le promoteur d’un nouvel intérêt pour les questions littéraires, puisque son psycho-
logisme excessif aurait suscité par réaction des travaux comme ceux de DE ROBERTIS* et MCLAUGH-
LIN, Abelard as Autobiographer*. Voir aussi J. ENGELS, Abélard écrivain, dans Peter Abelard, éd. E. M.
BUYTAERT (Mediaevalia Lovaniensia, Series I/Studia II), Louvain 1974, p. 65-84 sur certains aspects
rhétoriques de l’Historia calamitatum. Sur l’interprétation littéraire des lettres voir DRONKE*, SOU-
THERN* et ROBERTSON*. Les premières victoires herméneutiques sur le biographisme naïf ont donc
été remportées en principe, et pourtant tout cela est encore bien peu en comparaison de ce qui reste
à faire, pour que les huit lettres soient interprétées intégralement non seulement du point de vue
d’une «explication de texte» immanente, qui risquerait de tomber dans un formalisme anhistorique,
mais surtout par rapport aux structures sociales dont les plus simples formes du langage peuvent ma-
nifester des traces. Il nous faudrait pour ces lettres ce que L. GOLDMANN par exemple a inauguré mé-
thodologiquement pour Pascal et Racine, quoi qu’on pense de ses résultats pratiques. Voir aussi l’es-
quisse d’une nouvelle «histoire des mentalités» par G. DUBY, Des sociétés médiévales, Paris 1971 (sur-
tout p. 11 ss.) et L’histoire des systèmes de valeurs*; pour la sociologie des valeurs esthétiques médié-
vales voir E. KÖHLER, Esprit und arkadische Freiheit, Aufsätze, Francfort 1966, en particulier p. 83-
103; P. BOURDIEU, Postface à Architecture gothique et pensée scolastique d’E. Panofsky, Paris 1967.
16. Cette prépondérance du positivisme historique s’explique en partie par les difficultés de la
recherche sur l’authenticité qui, selon la logique des spécialistes, aurait dû précéder toute autre re-
cherche. Ce néfaste parti pris (voir n. 18) nous a valu des disputes comme celle qui se rattache à la
contradiction biographique causée par le seul mot conversio. VINAY* qui s’en débarrasse avec un bon
sens convaincant, conclut (p. 455): «Il Gilson ha forse avuto torto di dar troppo peso alle tesi dei
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12 entre histoire et littérature

sont intéressés à «tout ce qui n’était pas le texte», pour reprendre le mot
de Péguy contre les positivistes.
7. Mais n’est-il pas légitime, voire indispensable, d’analyser un texte –
tel que l’Odyssée ou les drames de Shakespeare – sans prétendre absolu-
ment en connaître l’auteur? Est-ce du formalisme à la manière du ‘new cri-
ticism’, ou de l’Histoire au sens plein du mot, si nous prenons ce texte
comme l’effet visible d’une cause malheureusement inconnue, qui a susci-
té la longue chaîne en partie seulement connue de ses lectures successives?
Ne peut-on pas partir d’un fait littéraire, et non pas d’un fait biogra-
phique, réel, mais dont nous avons perdu la trace? Même si nous savions
exactement quel était le rôle original d’Héloïse, d’Abélard ou d’un tiers
dans la composition du recueil, serions-nous dispensés de distinguer le
plan littéraire du plan documentaire? Nous n’aurons de toute façon jamais
une photographie des états d’âme du XIIe siècle. La réalité de l’auteur,
transmise par le truchement de l’écriture, perd son autonomie et prend va-
leur de signe. Elle devient partie intégrale d’une communication et ne
peut plus être comprise en dehors du contexte social inextricablement for-
mé par l’auteur, le lecteur et le livre dans un milieu et un temps précis17.

suoi avversari col risultato di cadere egli stesso in controtesi che in definitiva non persuadono». W.
VON DEN STEINEN s’indigne catégoriquement contre le tour qu’ont pris ces recherches: «Die ganze
Debatte gereicht der modernen Forschung nicht zur Ehre» (Kosmos*, p. 387). Une critique plus dé-
taillée ce cette controverse se trouve dans mon article: Palatini quaestio quasi peregrini*. Bien que je
m’ouvre aux nouveaux arguments de Benton, je ne puis m’empêcher d’y trouver encore une direc-
tion méthodologique trop semblable à celle qui vient d’être critiquée, et je crains surtout que la ré-
action éventuelle ne puisse pas dépasser le plan de la pure facticité et du pointillisme biographique,
dont trop souvent les preuves portent en elles leurs propres réfutations.
17. En France «l’histoire littéraire du lecteur» est une approche relativement bien connue, de-
puis Sartre (1948), Picon (1953), Nisin (1959) et d’autres, jusqu’à R. Barthes, parce que le pays qui
a peut-être poussé le plus loin le culte positiviste de la biographie d’auteur est celui qui a eu le plus
vite besoin de s’en détourner. La France est également en avance sur l’Allemagne dans le domaine
de la théorie de l’histoire générale, depuis peut-être le mémorable défi que Marc Bloch porta à
«l’idole des origines» ou «l’obsession embryogénique» française. En Allemagne cependant, les
orientations nouvelles (couramment appelées «Rezeptionsästhetik» ou «Wirkungsgeschichte» par
opposition à la «Produktionsästhetik» ou «Entstehungsgeschichte») ne viennent que de faire leur
entrée. L’histoire du public, de la transmission et réception des œuvres, propagée chez nous surtout
par les thèses du romaniste Hans Robert JAUSS*, fait actuellement le sujet d’une controverse inter-
ne entre historiens de la littérature assez semblable à celle des philosophes et sociologues autour de
l’herméneutique (voir n. 10). Quoiqu’il s’agisse également d’un problème en fin de compte poli-
tique: faut-il seulement interpréter la tradition interne des textes par l’accueil qu’ils ont reçus, ou
en plus, analyser l’histoire extérieure dont la «réception» fait partie, et même juger ce contexte so-
cial, dans la mesure où il agit toujours sur nous comme une sorte de «préhistoire»? Voir H. R.
JAUSS, Literaturgeschichte* ..., id., Paradigmawechsel in der Literaturwissenschaft, Linguistische Berichte 3,
1969, p. 44 ss.; W. ISER, Die Appellstruktur der Texte, Konstanzer Universitäts-Reden 28, 1970; H.
Weinrich, Literatur für Leser, Stuttgart 1971. Pour des aspects critiques voir H. GUNTHER, Grund-
begriffe der Rezeptions- und Wirkungsanalyse im tschechischen Strukturalismus, Poetica 4, 1971, p. 224-
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 13

Si nos renseignements sur l’auteur sont aussi douteux qu’ils le sont dans
notre cas, il n’est que logique que notre attention se concentre sur les deux
autres données: les destinataires éventuels et la structure globale de la
composition telle que les manuscrits la conservent. Ce point de départ,
l’explication du sens de l’œuvre par son contenu et par la réception dont
elle a pu jouir, ne lève pas, il est vrai, toutes les hypothèses. Celles-ci sont
cependant moins invraisemblables que celles qui sont nécessaires à une foi
objectiviste qui prend biographiquement à la lettre toutes les expressions
et même toutes les omissions d’un texte médiéval18.
8. L’hypothèse fondamentale, très vraisemblable en l’état actuel de la re-
cherche, nous la devons à la découverte de Jacques Monfrin sur la tradition
manuscrite. Le texte servit très probablement de dossier historique et ca-
nonique à la fondation de l’Ordre dans les prieurés du Paraclet. On pour-
rait s’aventurer encore un pas plus loin en supposant qu’Héloïse elle-même
fit la révision du texte après la mort d’Abélard. Mais ce n’est là qu’une idée
de «brain storming» à user avec d’autant plus de prudence qu’elle est, en
effet, tentante19. La provenance monastique du manuscrit de Troyes n’ex-
plicite en rien ni la date ni le degré de vérité autobiographique de la com-
position, mais elle jette une lumière suffisamment claire sur le premier
emploi et les premières lectrices de la correspondance.

243; G. KAISER, ib., p. 267 ss. (compte rendu d’Iser); Plusieurs contributions très importantes se
trouvent dans le N° XI, 1973 de Lili, Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik: «Soziologie
mittelalterlicher Literatur», éd. W. Haubrichs.
18. Sans prôner «l’étude historique d’un texte» proposée par L. SPITZER, je peux néanmoins
souscrire entièrement à sa devise propédeutique: «On dirait que le bon sens lui-même devrait
conseiller aux historiens littéraires de ne pas s’attaquer au problème de l’attribution d’un texte avant
d’en avoir élucidé la signification exacte» (Les «Lettres Portugaises», p. 210).
19. MONFRIN, Introd.*, p. 15 ss. pour la présence du corpus au Paraclet. SCHMEIDLER* (p. 114)
le suppose déjà: «... wenn Abaelard dieses Werk … seiner Gattin und dem … Paraklet übergab (cf.
n. 26), so hatte er zugleich einen sicheren Aufbewahrungs- und Überlieferungsort, in dem es für
die Nachwelt erhalten werden und von dem aus es, wenn seine Gattin es wollte (!), in Abschriften,
z.B. in den Tochterklöstern des Paraklet (!), verbreitet werden konnte». – La supposition concer-
nant la rédaction ou la révision par Héloïse est faite pour la première fois par L. LALANNE, Quelques
doutes sur l’authenticité ..., Correspondance littéraire 1, 1856-1857, p. 32 s., puis par O. GRÉARD, Lettres
complètes ... Paris 1859, p. XV et J. MCCABE, Peter Abelard, Londres 1901, p. 231. Ce n’est qu’avec
l’importante découverte de Monfrin, que cette hypothèse (pourtant timide, Introd.*, p. 30: «Mal-
heureusement toute certitude manque») connaît un certain succès érudit: voir GILSON* (1964), p.
209 s.: «Je suis plus tenté que jamais de croire que la composition du recueil est l’œuvre d’Héloï-
se»; D. SCHALLER, Probleme der Überlieferung und Verfasserschaft lateinischer Liebesbriefe des hohen Mitte-
lalters, Mittellat. Jahrbuch 3, 1966, p. 33; DE GANDILLAC*, p. 372; SOUTHERN*, p. 103: «The let-
ters dominated her life as they did not dominate Abelard’s; indeed they were her life, and the basis
for the life of the monastic foundation that she did her best to make great». W. Von den Steinen,
Abaelard als Lyriker des Subjektivismus, dans Menschen im Mittelalter, Bern 1967 (p. 215-230), p. 217.
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14 entre histoire et littérature

9. D’autre part, considéré d’un point de vue purement descriptif, ce re-


cueil, si inconsistant à première vue et dont l’unité psychologique ou sty-
listique peut être sujet à discussion, doit pourtant avoir été composé et lu
comme un tout cohérent, puisque sa meilleure rédaction comporte les
lettres personnelles ainsi que l’Historia Calamitatum et la Règle, et que
l’ensemble se présente, et comme une collection épistolaire, et comme un
livre divisé en chapitres20. Sur ce dernier point j’aimerais ajouter un détail,
assez amusant à mon avis, qui n’a pas été remarqué jusqu’ici: dans sa
deuxième réponse, Abélard cite un passage de sa première lettre à Héloï-
se. Or, plutôt que: «Comme je te l’ai déjà expliqué dans ma dernière
lettre», nous trouvons: «comme je l’ai remarqué plus haut», comme s’il
s’agissait d’un seul livre ou traité21. De plus, on sait que, en ce qui concer-
ne les lettres qui traitent de sentiments privés, la collection n’est pas com-
plète, mais présente un choix de textes disponibles et en exclut d’autres,
mentionnés ou conservés ailleurs22. Or, pouvons-nous expliquer d’après le
seul contenu le but pour lequel cette anthologie a été assemblée? Il est clair
que le centre chronologique de tous les événements traités concerne la fon-
dation du Paraclet et ses préliminaires. L’autobiographie ne continue pas
au-delà de cette période; le conflit religieux d’Héloïse se situe avant l’ins-

20. Voir également MISCH*, p. 540: «keine bloße Zusammenstellung der verschiedenartigen
Briefe, sondern trotz der Verschiedenartigkeit der Bestandteile ein in sich geschlossenes, wohl-
komponiertes, planmässig für die literarische Offentlichkeit zusammengestelltes Ganzes ... Jeden-
falls setzt die Komposition einen Herausgeber ... voraus».
21. Abaelardi Ep. IV, p. 91: De quibus etiam ut iam supra memini scriptum est: Mulieres se-
dentes ... et Ep. II, p. 77: ... sicut scriptum est: Mulieres sedentes .... Je m’étonne de ce que l’éditeur
ne donne pas la référence interne à côté de celle de l’antiphone Benedictus du Samedi Saint (Brév. ro-
main). Le passage de l’Ep. IV manque seulement dans les mss. CEP, ce qui n’affaiblit guère l’argu-
ment, vu la qualité des mss. T et A. J’ai déjà relevé ce détail dans Consolatio* CA 570. De même,
dans Ep. VIII, p. 258 Abélard renvoie à Ep. VII, p. 278 s. par les mots: ut iam alibi meminimus
(concernant la cura des apôtres vis-à-vis des femmes). Par ailleurs la tournure ut supra memini se ren-
contre aussi dans l’Hist. Cal. I.366, 1492, où elle ne contribue guère à l’élégance du style. D. VAN
DEN EYNDE (Le recueil des sermons de Pierre Abélard, Antonianum 37, 1962, p. 26) note la formule ac-
compagnée d’une référence plus précise: sicut iam supra in alio meminimus (Sermo 2, 455 A ren-
voie à Sermo 7, 435 B-C).
22. Voir D. VAN DEN EYNDE, Les écrits perdus*, pp. 476-480 (concernant le Psalterium) et Chro-
nologie*, p. 377-349. – Où sont les lettres dont Abélard parle dans l’Hist. Cal. I. 296 299, 393,
(pour ne pas parler des carmina amatoria de I.355)? Elles auraient pu trouver leur place dans une col-
lection «d’épîtres amoureuses» qu’on regrette de ne pas posséder. Si les sermons et poésies reli-
gieuses destinées au Paraclet, les lettres IX (de studio litterarum) et XVII (confessio fidei) n’ont pas été
recueillis, on peut penser que ces pièces appartiennent à une période plus tardive ou ne font pas par-
tie du genre épistolaire qui détermine le cadre formel du dossier. Même si le texte est authentique
ou simplement retravaillé après la mort d’Abélard, la lettre de condoléance de Pierre le Vénérable
à Héloïse (cf. §§ 13 ss.) n’y est probablement pas insérée parce qu’elle ne concerne pas les origines
du Paraclet. – Voir aussi ROBERTSON* (p. 120 ss.) sur cette «collection made for special purpose».
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 15

titution de la Règle, qui représente le point culminant du recueil. Une


règle monastique est un document juridique précieux. Comment expli-
quer le fait que son texte complet n’ait pas été conservé indépendamment
des lettres, si celles-ci n’avaient pas comme fonction d’en commémorer
l’origine23? Même sans la supposition très plausible de Jacques Monfrin
sur la provenance des manuscrits, la structure tripartite des textes réunis –
l’Historia, les lettres personnelles et celles qui concernent la Règle24 – suf-
firait à conclure, ainsi qu’il est de mise depuis plus d’un siècle et que Bern-
hard Schmeidler a tenté de le prouver à grand renfort d’érudition, qu’il
s’agit d’une construction littéraire sous forme épistolographique sur les dé-
buts du Paraclet25. Cette thèse très simple n’aurait rien de provoquant si
elle n’avait pas été si souvent submergée par des hypothèses risquées sur la
paternité littéraire de l’œuvre. Schmeidler n’aurait peut-être pas dû s’en-
têter à l’attribuer à Abélard, ce qui n’a fait qu’encourager ses détracteurs à
l’attribuer à Héloïse ou à un faussaire de génie26. Car cette controverse a

23. Lorsque j’ai écrit cette phrase je croyais à l’authenticité de la Règle, au moins dans le sens
indiqué par D. VAN DEN EYNDE, En marge ...*, p. 70 ss. Je ne m’attendais pas à ce que John BEN-
TON (Fraud..*) fonde toute sa critique sur cette partie centrale du dossier. Quoi qu’il en soit, je vois
la principale difficulté de sa thèse dans le problème que pose la possibilité d’un projet idéal, irréa-
lisable dans la vie concrète du couvent, et pourtant réellement souhaité par l’auteur de la Règle, fût-
il Abélard ou un autre. Les contradictions entre lnstitutiones nostrae et la lettre VIII s’expliqueraient
par l’écart entre les «utopies» du maître et la réalité pratique du Paraclet. Pour l’intérêt littéraire
qui me guide ici, il suffit d’affirmer que la règle telle qu’elle nous est parvenue (observée, projetée
ou construite ex post – peu importe!) est le document le plus «précieux» pour décrire la structure de
tout le dossier. Même sans aller plus loin, on voit facilement qu’avec les deux autres lettres (VI et
VII) qui l’introduisent directement, elle «constitute more than five sixths of the correspondance,
which can only be seen as a whole» (DRONKE*, p. 229).
24. Cette disposition est bien analysée par MISCH*, p. 540-544.
25. Je tiens à souligner que par «construction littéraire» il ne faut pas nécessairement entendre
«fabrication de fausse monnaie». Je garderais ce terme même s’il était prouvé que nous ayons af-
faire aux ipsissima verba d’Abélard et d’Héloïse, puisque toute parole et a fortiori toute écriture
transforme le vécu en structure symbolique (cf. Gœthe, Tag- und Jahreshefte 1811, GA XI, Zürich
1950, p. 846, qui prétend avoir choisi le titre Dichtung und Wahrheit parce qu’il était «innigst
überzeugt, dass der Mensch in der Gegenwart, ja vielmehr noch in der Erinnerung die Außenwelt
nach seinen Eigenheiten bildend modele:» voir le commentaire pénétrant de ce passage par R. PAS-
CAL, Die Autobiographie, Stuttgart 1965, p. 21 ss., trad. de l’anglais Design and Truth in Autobiogra-
phy, Londres 1965). Bien que SCHMEIDLER utilise le même terme, c’est plutôt à l’emploi sociolo-
gique que je pense, tel que le définissent P. L. BERGER et Th. LUCKMANN, The Social Construction of
Reality, Garden City, N.Y. 1966.
26. L’interprétation «monastique» accompagne malheureusement presque toujours automati-
quement la thèse de l’inauthenticité, de sorte que les adversaires de celle-ci ne peuvent percevoir le
bien-fondé de l’analyse littéraire elle-même. En 1807 déjà, FESSLER*, p. 352, parvient à cette double
conclusion: «Wahrscheinlich ist mir, dass diese Briefe, bald nach Abälards Tode, von einem, weder
ungelehrten, noch gefühllosen Mönche erdichtet und an die Historia calamitatum angeschlossen
worden seyn. Sein Zweck mag gewesen seyn, den höchsten Enthusiasmus der weiblichen Liebe im
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16 entre histoire et littérature

fait oublier l’essentiel, le sens de l’œuvre. Nous allons donc exclure tout
«wishful thinking», sans avoir honte de notre ignorance, et nous en tenir
strictement à la conviction que le texte qui nous est parvenu a été rédigé,
on ne sait quand ni par qui, comme une œuvre intégrale et dans une in-
tention monastique, et que des documents autobiographiques authen-
tiques (ce qui est probable pour l’historia) ont pu y être intégrés27. Cette
rédaction finale peut, pour ne pas dire doit, avoir servi de monument his-
torique et édifiant pour le Paraclet, qui comme tout couvent avait besoin
d’une commémoration de sa fondation28. Si ce livre, grâce à la Règle, a eu

Kampfe gegen die kalte, ruhige Kloster-Ascesis darzustellen, und diese über jene siegen zu lassen».
Pour Schmeidler voir n. 16 (les trois autres articles se trouvent dans Archiv für Kulturgesch. 11, 1914,
p. 1-30; Zeitschr. für Kirchengesch. 54, 1935, p. 323-338 et Revue Bénédictine 52, 1940, p. 85-95).
Parmi les témoignages de l’écho érudit, il faut particulièrement louer celui de J. HUIZINGA, qui gar-
derait une certaine actualité si la correspondance se révélait être un «faux»; Zwei prägotische Geister:
Abaelard, Johannes von Salisbury (1933), paru dans Geschichte und Kultur, Stuttgart 1954, (p. 161 ss.)
p. 173: «Das tut meiner Meinung nach nicht viel zur Sache, man mag es sich vorstellen wie man
will. Den Fall selbst hat er (Abaelard) sicher nicht ersonnen; er war ... schon in seinen Lebzeiten be-
kannt ... Das große Faktum bleibt, dass ein Schriftsteller des zwölften Jahrhunderts die Liebe so ...
hat fassen und ausdrücken können, dass noch nach acht Jahrhunderten jeder Mensch Leben und
Wirklichkeit darin spürt». Les thèses de SCHMEIDLER ont été gravement compromises par les exa-
gérations presque fanatiques de sa lointaine «disciple» française (Ch. CHARRIER), qui rendent la cri-
tique facile. Dans la filiation érudite qui remonte à Schmeidler on ne trouve presque pas d’auteurs,
à l’exception de MISCH* peut-être, qui n’aient forcé le sens de la thèse originale, comme si c’était
un résultat définitif (L. SPITZER* qui se réfère indirectement à Schmeidler en citant F. HEER; puis
T. L. POLLMANN, Die Liebe in der hochmittelalterlichen Literatur Frankreichs, Francfort 1966, p. 287,
qui sans citer ces prédécesseurs écrit: «dieser Briefwechsel ... scheint uns, abgesehen von den stilis-
tischen, gedanklichen und topischen Momenten, die ihn mit dem übrigen Werk Abaelards ver-
binden, alle Merkmale eines aus abaelardischer Ideologie gespeisten literarischen Produkts zu ha-
ben, vielleicht ein erstes Beispiel für die Infiltration der provenzalischen Ideologie in Nordfran-
kreich»). Je suis d’ailleurs très étonné que ROBERTSON*, dont j’apprécie l’analyse intégrale du dos-
sier, puisse suivre Schmeidler et (surtout) Charrier en ce qui concerne l’attribution, sans en donner
les raisons. – Il est équitable de noter que, malgré le ton à mon avis désagréablement ironique dont
il s’en prend à la «Gründlichkeit» du professeur Schmeidler, GILSON (p. 92) en accepte pourtant en
partie les conclusions (sans le nommer cette fois) en ce qui concerne ce «Werk von typischer Be-
deutung für ein Nonnenkloster» (SCHMEIDLER, p. 113), quand il détermine l’importance du genre
littéraire qui se rattache au nom de saint Jérôme. – En outre il est normal que les érudits enclins à
attribuer la révision du texte à Héloïse (voir n. 17) soient aussi plus ou moins consciemment inté-
ressés par sa destination monastique.
27. Un certain scepticisme provisoire est toujours recommandable, même envers les preuves les
plus évidentes d’une révision, fiction ou supercherie partielle. Ces preuves ne seraient qu’une étape
supplémentaire vers la seule question importante: Comment distinguer les couches originales des
retouches postérieures? Comment restaurer le tableau, tant qu’on ne sait pas exactement à quels en-
droits il a été refait?
28. Kaspar ELM, fondateur d’un institut de l’«Ordensgeschichte» dans le cadre du centre
d’études historiques à Bielefeld, a fait une conférence fort suggestive sur cet aspect lors du petit col-
loque «Verhaltensformen im Mittelalter» en mai 1972 à Stuttgart: Die Gründerfigur als Norm und
der Wandel des Gründerbildes unter dem Einfluss der Ordensentwicklung im 13. Jahrhundert. [Cette contri-
bution est entrée dans deux publications ultérieures: Franziskus und Dominikus. Wirkungen und An-
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 17

une autorité pour ainsi dire testamentaire, la mentalité médiévale ne pou-


vait pas y voir plus de falsification que dans les légendes pieuses et les actes
de donation fabriqués ex post, puisque la vérité historique se constituait
avant tout par l’exemplarité29. Ce n’est pas par scepticisme acharné, mais
au contraire en regrettant le manque de certitude, que nous renoncerons à
la dimension biographique30. L’ignorance dans ce domaine est elle-même
une hypothèse, car l’analyse textologique n’est pas un but en soi, mais une
propédeutique valable tout autant pour un original supposé faux que pour
un faux supposé authentique. Cependant, d’un point de vue sémantique, il
est important de noter que la langue même nous contraint de parler d’Abé-
lard et d’Héloïse comme s’ils avaient écrit les lettres conservées. Pour qu’il
n’y ait pas de mystification, arrêtons que nous ne considérerons que le rôle
littéraire, le «je» intratextuel31!
10. En lisant le livre de cette façon agnostique, je ne peux cependant
trouver une seule raison qui nous interdise de le voir, avec les yeux d’une re-
ligieuse du Paraclet, comme le récit de la conversion des deux fondateurs,

triebskräfte zweier Ordensstifter, Saeculum 23, 1972, p. 127-147; Die Bedeutung historischer Legitimation
für Entstehung und Funktion des mittelalterlichen Ordenswesens, dans Herkunft und Ursprung, éd. P. WUN-
DERLI, Düsseldorf 1994, p. 71-90].
29. Cf. SPITZER*, p. 224, pour les lettres; en général voir BLOCH*, p. 43 ss.; H. FUHRMANN, Die
Fälschungen im Mittelalter, Überlegungen zum mittelalterlichen Wahrheitsbegriff, et K. BOSL, Zu einer So-
ziologie der mittelalterlichen Fälschung, dans Historische Zeitschr. 197, 1963, p. 529-554; id. Einfluss
und Verbreitung der pseudoisidorischen Fälschung, (Schriften der MGH 24. 1), Stuttgart 1972, ch. Ier;
W. SPEYER, Die literarische Fälschung im heidnischen und christlichen Altertum, Handbuch der Altertum-
swissensch. I 2, 1971; U. MÜLLER, «Lügende Dichter?» Ovid, Jaufre Rudel, Oswald von Wolkenstein, dans
Gestaltungsgeschichte und Gesellschaftsgeschichte, éd. H. KREUZER, Stuttgart 1969, p. 32-50; H. BRAC-
KERT, Rudolf von Ems, Heidelberg 1968, p. 234 ss. – En attendant de nouvelles discussions possibles
sur le genre et le degré d’inauthenticité éventuelle des lettres, on ne peut guère assez recommander
une terminologie précise qui sache distinguer entre «révision», «fiction», «faux», pia fraus et «frau-
de» tout court; ce qui exige tout d’abord une étude approfondie du concept médiéval de la «vérité
historique» et de l’épistémologie (voir aussi n. 55). En mettant les choses «au pis», même le grand
inconnu, le «faussaire de génie», s’il a existé au XIIIe siècle, n’a pas inventé ex nihilo le conflit entre
l’amour et la religion (voir HUIZINGA n. 23). Il doit en avoir eu une expérience humaine, même in-
directe, soit qu’il la tirât d’une source écrite (par une femme, par Héloïse elle-même?), soit qu’il sût
exprimer ce que son époque, sensible à de tels problèmes, attendait d’un livre sur la conversion de
cette figure célèbre (voir JAUSS*, Literaturgeschichte, p. 173 ss., thèse VII sur l’«horizon d’attente»).
30. Voir VAN CAENEGEM, loc. cit. (n. 8), p. 797: «Il vaut mieux donner une réponse incomplète
à une question importante, qu’une réponse complète basée sur une documentation abondante, à des
questions futiles que personne ne se pose pas ou plus».
31. Post festum il faut avouer que ces principes sont plus vite formulés que mis en pratique. Après
relecture du présent article je constate que je ne me tiens pas assez strictement à ma propre règle
du jeu, qui aurait dû garantir une neutralité absolue envers la pluralité des hypothèses possibles, re-
latives aux personnes historiques désignées par les noms d’auteurs. Je me suis parfois laissé entraî-
ner à mêler les deux dimensions (littéraire et documentaire) avec une arrière-pensée favorable à l’his-
toricité des lettres.
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18 entre histoire et littérature

récit subjectif (monologue d’abord puis dialogue) couronné à la fin par


l’œuvre commune et objective, qui a survécu durablement à ces deux êtres
et à leur union malheureuse32. Tout ce qu’on pourrait objecter à cette idée
directrice d’une purification ascendante tient aux ruptures incontestables de
ton, de genre littéraire et de contenu, entre les trois sortes de documents;
mais ces contradictions apparentes, dont nous ne connaîtrons peut-être ja-
mais toutes les causes, ne remettent pas en question cette vision d’ensemble,
dès que nous abandonnons la pétition de principe biographiste et l’applica-
tion au Moyen Âge de vraisemblances psychologiques du XXe siècle33.
11. Reprenons l’argument de la persévérance inconvertible d’Héloïse tel-
le qu’elle ressort de la transition des «lettres d’amour» aux lettres monas-
tiques. Comment, en effet, soutenir que les propres filles spirituelles d’Hé-
loïse aient pu croire à l’authenticité et à la fonction légitimante quasi ha-
giographique d’un document si scandaleux pour la foi, puisque la conver-
sion d’Héloïse n’y est pas, ou du moins pas clairement, signalée? C’est la
question que pose le Père Muckle, qui doute de l’historicité des lettres en
s’appuyant sur ce même argument moraliste dont s’est déjà servi en 1805 le
tout premier érudit qui a rejeté l’authenticité, Ignaz Fessler, ancien capucin,
converti protestant et professeur légitimiste de l’Académie de Berlin34.

32. ROBERTSON* (p. 135) arrive à une conclusion semblable: «What began as a rather unat-
tractive union in lust, ended with a mutual concern for the life of the spirit. How much of this is
‘historically’ true we do not know ... The Letters display a great deal of artifice ... But this fact
would not have detracted from their usefulness insofar as the nuns of the Paraclet were concerned».
Et même pour l’Historia Calamitatum, dont je ne peux pas parler ici, il conclut (p. 118): «Viewed
as a whole, the content of the ‘History’ is singularly appropriate to the use to which it was put.
Abelard unoubtedly wrote it ... to supply the beginning of a basic document for his new order. If
anything more was needed, in addition to the rule, it was an account of the conversion of Heloise
under Abelard’s direction. This defiency is supplied in the subsequent letters ...». De même R.
SOUTHERN* (p. 101 s.) souligne que les deux dernières lettres – «much longer than all the rest put
together – bring the story to the only possible end that is not despair», et que c’est l’instruction
monastique avant toute chose «that insured their survival». «They were the foundation documents
of the monastery». D’une façon plutôt énigmatique, mais qui peut être entendue dans le même
sens, C. BROOKE (The Twelfth Century Renaissance, Norwich 1969, p. 51 s.) écrit: «Abelard tried to
draw her love for him into the world of God’s love, but she at first (!) resisted, pointing out ... the
difficulties in seeing analogies between them. Thus in a way, we are prepared for the analogy of hu-
man and divine love ... in the writings of St. Bernard». MCLAUGHLIN, Abelard as Autobiographer* (p.
484) dans son excellente analyse de l’Historia Calamitatum souligne que le thème de la consolation
et du recouvrement de l’identité personnelle (voir aussi n. 99) sont le lien interne de tout le dossier.
33. Sur ce point, les remarques de L. SPITZER* (p. 225 s.) restent parfaitement valables et dignes
d’être relues.
34. MUCKLE*, p. 60-66, (voir aussi n. 35); FESSLER*, p. 344 ss.: «Heloisa, die gelehrte, kluge,
weise Heloisa wie sie Abälard, wie sie Peter Abt von Clugny, wie sie sich selbst in ihrem Schreiben
an Abälard, worin sie eine Klosterregel von ihm verlangt, darstellt, damals dreyssig, Abälard zwey
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 19

12. Comment d’autre part admettre l’unité d’un récit de conversion où


l’échec du sermon d’Abélard éclate un peu comme la défaite de l’Église de-
vant les grandes valeurs profanes? C’est à peu près l’opinion de Peter
Dronke. En admirateur fervent des Lettres portugaises (qu’il croyait elles aus-
si authentiques malgré les meilleures preuves philologiques), il s’indigne
contre l’idée saugrenue d’une fonction spirituelle attribuée aux lettres
d’Héloïse, et en renversant l’argument ‘puritain’, allègue comme preuve de
leur historicité précisément, une incohérence qui exprimerait la contradic-
tion existentielle des partenaires35.

und fünfzig Jahre alt, und in ihren Briefen herrscht eine Raserey der Leidenschaft, ein Streben nach
schlüpfrigen Bildern, eine Frechheit der Zeichnung, wie sie kaum einem ungebildeten, achtzehn-
jährigen, nur nach dem lange entbehrten Genuss lechzenden Mädchen verziehen werden könnte ...
Die Erscheinung macht der hohe Grad der Bildung und Gelehrsamkeit in Heloisa höchst unwahr-
scheinlich». ... «Berington setzt die Briefe in das Jahr 1134; desto schlimmer für ihre Echtheit ...
da müssten die Zeit, die klösterliche Zucht, ... und das Studieren die wollüstigen Rückerinnerun-
gen in ihrer Seele doch so geschwächt haben, dass sie sich ... wenigstens durch das Niederschreiben
derselben nicht verächtlich und lächerlich gemacht hätte» (voir n. 2). La vie et les idées de ce cu-
rieux auteur ont été étudiées par P. F. BARTON, Ignatius Aurelius Fessler, Vom Burockkatholizismus zur
Erweckungsbewegung, Vienne-Cologne-Graz 1969 (surtout p. 395 ss.: Abaelard und Heloisa). – D’autre
part la transition a servi d’argument contre l’authenticité dans un sens plus technique, puisqu’on
pouvait y voir un artifice manqué de la construction fictive. PETRELLA déjà, loc. cit. (n. 39), p. 556
s. objecte contre L. TOSTI (Abelardo, Napoli 1851, p. 187) que le changement de style est trop
abrupt «per lasciare tempo a un passagio d’animo dal più concitato ardore sessuale al più rassegna-
to spirito di contemplazione» et qu’il ne peut s’expliquer par la pieuse raison que la prière d’Abé-
lard ait calmé la tempête du cœur. «Troppo presto!» À mon avis, ceci revient à l’application ana-
chronique d’un critère de réalisme moderne.
35. Cet article garde beaucoup de mérites, comme nous l’avons dit (n. 15). Mais parce que DRON-
KE* traite en premier lieu du début de la 6e lettre, et d’une façon qui pourrait paraître exhaustive,
je ne peux en éviter la critique. Ce texte devient donc en grande partie une réplique à son roman-
tisme sous-jacent, mais ne touche en rien à la finesse de sa méthode descriptive (son analyse des rap-
ports entre les deux parties epp. 2-5 et 6-9 ainsi que sa valorisation des «lettres de direction» me
semblent mériter le plus haut intérêt). Il faut sans doute comprendre son admiration excessive «of
Heloise’s unique perseverance in her unconversion» (p. 229) comme une réaction motivée par
quelques simplifications de SPITZER* (voir § 18), qui, peut-être trop nourri des idées morpholo-
giques applicables à l’histoire littéraire des époques plus récentes, s’est en effet permis certains ana-
chronismes. – Ce qui est particulièrement important c’est que Dronke plaide ainsi en faveur de l’au-
thenticité: 1° Abélard ne peut pas être l’auteur des lettres d’Héloïse parce qu’il serait absurde d’as-
sumer qu’il ait voulu montrer ses qualités de directeur d’âme tout en avouant l’échec final de ses ef-
forts par le silence d’Héloïse (voir aussi n. 6). 2° Un tiers qui aurait voulu construire une «histoire
de conversion» se serait épargné les plus longues parties du dossier (surtout «l’ennuyeuse digression»
sur l’administration du couvent), qui n’ont rien à voir avec le changement intérieur d’une pécheres-
se. Dronke est tellement sûr de sauver ainsi la position de GILSON qu’il ose écrire (p. 223 s.): «As-
suming that Marianne overcome her passion, Dr. Spitzer compares her with Héloise who, (so he
would have us believe) does likewise, brought by Abelard to penitence and change of heart. If this
were true, Abelard might indeed have written the entire correspondence himself, as an edifying
exemplum of conversion ...». La dernière phrase fait bien voir le poids d’un problème que je tâche
de résoudre en sens inverse, sans toutefois accepter le tertium non datur («ou Héloïse ou Abélard»)
proposé par Dronke. – Quant aux Lettres Portugaises cf. l’éd. F. DELOFFRE - J. ROUGEOT (éd. Garnier)
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20 entre histoire et littérature

13. Puisque nous sommes sur le plan biographique, consultons d’abord


les témoignages contemporains, qui, avec la lettre de Bernard, les bulles pa-
pales et le cartulaire du Paraclet, fournissent sur Héloïse les renseignements
les plus dignes de foi et nous incitent tous à conclure que la vie et l’admi-
nistration de notre abbesse furent exemplaires au plus haut degré36. Le Père
Muckle et d’autres en furent d’autant plus alarmés. S’agit-il vraiment, pen-
sent-ils, de la même femme qui s’était complue dans le souvenir de «ces vo-
luptés infâmes» et promettait de mourir de désespoir à la mort d’Abélard?
La contradiction semble particulièrement déconcertante à la lumière de la
fameuse lettre de Pierre le Vénérable, écrite à Héloïse lors de la mort d’Abé-
lard, de ce «passereau errant» qu’il venait de recueillir au sein de Cluny. Car
Pierre ne se contente pas seulement de vénérer l’abbesse, il va jusqu’à l’in-
viter au couvent de Marcigny pour que l’ordre de Cluny en tire gloire37. Ar-
rêtons-nous un moment à ce «chef-d’œuvre de l’esprit d’amour clunisien»
(Cilento) que Schmeidler considère comme la plus parfaite lettre de condo-
léances de l’histoire mondiale38. Demandons-nous si elle est vraiment en

1962, dont l’introduction a définitivement établi la paternité de Guilleragues (Dronke a publié son
article déjà en 1960!), CHÂTILLON*, p. 279 se demande s’il ne faudrait pas ajouter un chapitre au
livre de CHARRIER* qui prouverait «que les Lettres portugaises dépendent en quelque manière des
lettres d’Héloïse». Rien n’est plus sûr depuis le travail de B. A. BRAY, L’art de la lettre amoureuse, Pa-
ris 1967, p. 17, qui a découvert une première traduction française de notre texte dans le Nouveau re-
cueil de lettres des dames, de F. de Grenaille, Paris 1642, sous la rubrique «Lettres chrétiennes» (non
pas sous «Lettres d’amour»), ce que H. DÖRRIE, qui a le plus récemment traité des rapports en ques-
tion, ne savait pas (Der heroische Brief, Berlin 1968, p. 223 ss. sur Pope, et l’«Abailard-Dichtung in
Frankreich»). Je vais reprendre le sujet dans le travail annoncé en n. 12. J. PONTON, La religieuse dans
la littérature française, Québec 1969, ne s’occupe pas des influences philologiques.
36. Ces documents sont mentionnés par MUCKLE*, p. 60 ss.
37. MUCKLE*, p. 64: «Religious leaders in the Middle Ages were not squeamish, and were qui-
te ready to make due allowance for human weakness, but to say that they would welcome in one of
their convents as a shining light of religious life, a selfconfessed concubine at heart is going a litt-
le too far. It just does not make sense». Voir aussi la critique polie de ces objections «of a pecular-
ly precarious kind» par SOUTHERN* (p. 99 s.): «We are required to assume that the actions and
states of mind of a nun in the twelfth century can be assessed by standards that are applicable (if
they are applicable at all) in the twentieth century. This is a point on which every one must form
his own judgement». – Petri Venerabilis ep. 115 ad Eloysam abbatissam, éd. G. CONSTABLE, I, p. 303-
309 (commentaire et bibliographie: II, p. 177 s.).
38. V. CILENTO, Medioevo monastico e scolastico, Milan 1961, p. 164 s. SCHMEIDLER*, p. 122 s.:
«der vornehmste und großherzigste Kondolenzbrief der Weltgeschichte». Le style hyperbolique ne
manque pas non plus chez R. MORGHEN*, p. 22 s. Presque tous les auteurs qui s’occupent en pas-
sant de cet épisode – à l’exception des spécialistes de Pierre le Vénérable – se plaisent à composer
des panégyriques vagues en se servant de généralités qu’on peut déjà trouver chez Alphonse de La-
martine (Héloïse et Abélard, Paris 1864, p. 105) ou en répétant jusqu’à satiété une image qui est à
l’origine une excellente trouvaille de Gilson (p. 129): «comme le messager de quelque drame an-
tique venant raconter la fin du héros». Ce n’est pas ainsi que nous nous délivrerons de la construc-
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 21

contradiction avec la correspondance d’Héloïse et d’Abélard et comparons


les textes et rien que les textes, sans borner l’analyse par des questions in-
solubles telles que: «Pierre le Vénérable a-t-il connu les lettres d’Héloïse?
A-t-il fait semblant de ne pas les connaître? A-t-il tout compris et tout par-
donné?». Car, si la contradiction postulée s’avère nulle ou secondaire, ces
problèmes biographiques sont sans intérêt39.
14. La lettre de Pierre le Vénérable est un curieux mélange de genres lit-
téraires, qui est assez répandu dans le domaine des correspondances mo-
nastiques. C’est une exhortation aux devoirs d’une abbesse, une louange
des qualités qu’on recommande, et en même temps un epitaphium Abaelar-
di composé autour d’une descriptio bonae mortis. Dans mon étude sur les
consolations de Pierre le Vénérable40, j’ai déjà constaté que cette combi-
naison de genres se retrouve dans plusieurs lettres du grand abbé, parmi
lesquelles la plus belle est sans doute son epitaphium matris, malheureuse-
ment si peu connue, mais qui mériterait avec plus de raison la louange de
Schmeidler que la lettre à Héloïse, somme toute assez conventionnelle.
Cette dernière commence par l’insinuatio d’un éloge de l’idéal héroïque de
la mulier fortis, de la femme exceptionnelle triomphant des faiblesses de son
sexe par la vie monastique41. Ce même biais pédagogique, nous le trouvons
également un peu partout dans les louanges ou plutôt exhortations d’Abé-
lard42, et même dans des passages où le Père Muckle semble un peu scan-

tion du «personnage vitrail» qu’aurait été le puissant abbé de Cluny ni de l’idéologie d’un Moyen
Âge en fin de compte toujours harmonieux (cf. A. CHANDLER, A Dream of Order, The Medieval Ideal
in Nineteenth-Century English Literature, Lincoln 1970; D. H. HOWARD, The three Temptations, Prin-
ceton 1966, p. 27 ss.).
39. J’ai d’abord accepté l’opinion assez répandue que Pierre le Vénérable ait pu se régler sur la
correspondance; voir n. 47, Consolatio* CA 726 s.; GILSON*, p. 142 ss.; MISCH*, p. 717. Ce qui res-
te garanti d’après l’évidence du texte même c’est que l’abbé de Cluny loue la sagesse précoce d’Hé-
loïse et son activité monastique au Paraclet – ceci probablement en connaissance de cause – et qu’il
«n’ignore pas ce que tout le monde sait», comme dit très bien Gilson, sans considérer que cela a pu
être bien moins que ce que nous, qui sommes imprégnés de la correspondance, croyons savoir au-
jourd’hui. Pour ce que «tout le monde» pouvait savoir sans notre source voir les pages bien qu’un
peu chargées de E. D. PETRELLA (Delle lettere d’Abelardo e Eloisa, Reale Istituto Lombardo di scienze e let-
tere, Rendiconti II 44, 1911, p. 561 ss.) sur la naissance d’une légende en plein XIIe siècle.
40. Consolatio* CA 586-681: interprétation de l’Epitaphium matris (Ep. 53); CA 682-728: des
autres condoléances; CA 726 s.: de celle qui nous occupe ici.
41. Petr. Ven. Ep. 115, p. 303-305; voir V. MOOS*, ib. Vol. IV, Index V 2, p. 130, s.l. insinua-
tio; et Hildebert ..., p. 213 ss.
42. Surtout Abaelardi Ep. III, p. 73, 75 s.; Ep. V, p. 83 ss., 87, 93, et toute l’Ep. VII (où p. 269
ss. nous trouvons une série d’exemples héroïques analogue à celle de Pierre le Vénérable); voir V.
MOOS, Consolatio* CA 561, 577. J’ose même penser que le panégyrique dans l’Hist. cal. (lignes
1321-1340) peut avoir un sens exemplaire comparable à l’exhortatio des lettres.
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22 entre histoire et littérature

dalisé de ne pas voir venir les reproches mérités43. C’est que, selon la Règle
pastorale de saint Grégoire bien connue au Moyen Âge, un bon directeur
d’âme, plutôt que d’accabler, doit savoir redonner confiance, car, s’il faut
humilier les forts par le blâme, il faut par contre relever les faibles par l’élo-
ge44. Abélard semble non seulement suivre ce conseil, mais même être
convaincu qu’Héloïse accepte la règle du jeu: «Jamais mes louanges ne
peuvent enfler ton cœur, elles ne cherchent qu’à t’exciter à plus de vertu
encore45». Pierre le Vénérable se justifie de la même façon: non adulando,
sed exhortando dico46. (N’est-ce pas d’ailleurs un avertissement méthodolo-
gique pour ceux qui, à la lecture des panégyriques médiévaux, les pren-
draient à la lettre ou les soupçonneraient d’hypocrisie? Peut-être leurs au-
teurs et leurs lecteurs étaient-ils plus conscients que nous des arts du lan-
gage et des rites de l’interaction). Mais pour quelles raisons pareille insi-
nuatio pastorale sous la plume de l’abbé de Cluny? Un peu probablement
parce que les règles élémentaires de la consolation l’imposent dans une si-
tuation du deuil47, mais avant tout pour recommander exactement les qua-
lités qu’il loue. Lesquelles? À part l’attention spéciale portée sur la conver-
sion de la sagesse séculière en «vraie philosophie du Christ»48, ces quali-
tés, pourtant essentielles à n’importe quelle conversatio d’abbesse, sont si
générales que l’on ne peut pas plus y voir une allusion à la terrible obsti-
nation érotique d’Héloïse qu’en déduire que pour la tolérance de Pierre les
tentations de la chair avaient perdu leur caractère démoniaque49. Car per-

43. MUCKLE*, p. 59: «It is quite evident that Abelard in his two replies tries to raise Heloise
up to a truer love of God. One might expect some word of disapproval of such impassioned and sin-
ful protestations of love». Il n’est pas inimaginable qu’un maître de l’insinuatio sache aussi faire
semblant de ne pas entendre certains détails qu’ ont été dits avec l’art de l’exaggeratio rhétorique
exactement correspondant à l’art de «l’understatement» dans les réponses d’Abélard (cf. n. 64, 66).
44. Voir V. MOOS, Consolatio* CA 156 ss., surtout A 160b sur la Regula pastoralis III 1 ss.
45. Ep. V, p. 87: Numquam te mea laus inflabit, sed ad meliora provocabit, et tanto studiosius quae lau-
davero amplecteris, quanto mihi amplius placere satagis. Non est laus nostra testimonium tibi religionis ut hinc
aliquid extollentiae sumas. Voir aussi Ep. VII, p. 279 s. où Abélard justifie les louanges hyperboliques
de saint Jérôme adressées à des femmes et où il excuse ce qui pourrait y paraître: veritatis tramitem
excedere et non in modicam labi ... adulationem, en concluant: Dulcissimum quippe viro sancto fuerat qua-
cumque arte verborum fragilem naturam ad ardua virtutis studia promovere.
46. Ep. 115, p. 304: ... ut quanto in transacta pugna carne infirmior, tanto in remuneratione sempiter-
na appareat gloriosior. Haec carissima soror vere non adulando, sed exhortando dico, ut magnum in quo ali-
quandiu perstitisti bonum attendens, ad caute illud conservandum animosior reddaris, et sanctas illas quae te-
cum domino serviunt ... ut in eodem sollicite agone contendant, verbis pariter et exemplis accendas.
47. Voir Consolatio* T 28 s., 1101-1179, 1345 ss., 1613 ss.
48. Ep. 115, p. 303 s.
49. Ainsi MORGHEN*, p. 22: «Forse Pietro il Venerabile non viveva più l’attesa escatologica con
l’intensità con la quale l’aveva vissuta Oddone, né forse considerava più l’amor terreno come una
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 23

sonne ne sait si à 45 ans, donc 25 ans après les quelques mois de bonheur
tragiquement brisés à Paris et à Argenteuil, l’abbesse avait encore besoin
d’être admonestée ou excusée sur ce point.
15. Dans la partie nécrologique de la lettre de condoléances, le plus beau
passage, souvent cité, se rapporte directement à la singulière vie commu-
ne d’Héloïse et d’Abélard. Pierre y affirme clairement les valeurs naturelles
et surnaturelles du mariage, sans oublier la copula carnalis sanctifiée par la
charité50. «L’homme qui t’appartient, dit-il (illo tuo), celui avec lequel et
sous lequel tu as servi le Seigneur, c’est le Christ qui le réchauffe aujour-
d’hui dans son sein à ta place comme un autre toi-même: il te le garde pour
qu’au jour de la venue du Seigneur ... par sa grâce, il te soit rendu». Gil-
son voit dans ces mots le témoignage raffiné d’une sagacité qui devine
l’Héloïse des lettres et lui recommande un amour de Dieu indissoluble-
ment lié à son amour humain, le Christ étant le seul garant et protecteur
de celui qu’elle chérissait le plus au monde. Par ce biais cette abbesse «bu-
tée, rebelle et comme murée dans sa douleur» – c’est le beau portrait de
Gilson – pourrait donc être sauvée malgré elle51. Je ne crois pas sous-esti-
mer les dons pédagogiques de Pierre le Vénérable en affirmant qu’il ne dit
rien de plus ni de moins que ce qui fait la substance même de ses autres
lettres de condoléances et – pourquoi le taire? – de toute consolation mé-

manifestazione della schiavitù dell’uomo al Maligno ... Il significato spirituale del ‘corpo mistico’
si traduceva, se mai, in Pietro il Venerabile in un senso d’umanità, sereno e distaccato ...».
50. Ep. 115, p. 307 s.: Hunc ergo venerabilis et carissima in domino soror, cui post carnalem copulam
tanto validiore, quanto meliore divinae caritatis vinculo adhesisti, cum quo et sub quo diu domino deservisti,
hunc inquam loco tui, vel ut te alteram in gremio suo confovet, et ‘in adventu domini’, ‘in voce archangeli, et
in tuba dei descendentis de caelo’, tibi per ipsius gratiam restituenduam reservat. Constable a oublié de no-
ter la référence I Thess. 4, 15-18, qui est une des citations finales des plus usuelles dans les condo-
léances (voir V. MOOS, Consolatio* Index V I, p. 79 8.1). Pour la formule ut te alteram voir ib. T 138,
1492; pour loco tui confovet, ib. T 1539 ss., 1549 ss.
51. GILSON*, p. 145. L’argument a été souvent repris: voir par ex. MCLEOD, Entretiens. (GAN-
DILLAC*), p. 363; CILENTO, loc. cit. (n. 38), p. 167; PERNOUD, loc. cit. (n. 6), p. 273 ss.; JEANDET, loc.
cit. (n. 6), p. 247; R. OURSEL, La dispute et la grâce ..., Paris 1959, p. 85 s. («Sachant à bon escient flat-
ter dans l’innocence sa coquetterie, il rendait hommage ... à sa vaillance»). Voir aussi la curieuse al-
tération du premier sens chez A. D. SCAGLIONE, Nature and Love in the Late Middle Ages, Berkeley-Los
Angeles 1963, p. 29: «Public opinion was against this woman in love, and the time had not yet come
for public sympathy toward great sinners (voir n. 108, 111). The sympathy of some of her contem-
poraries (for example, Peter the Venerable) for Heloise was purely a movement of exquisite hearts and
human understanding, and did not imply recognition of her revolt, rather strove to cover it up offi-
cially. A famous letter ... (vient cité une partie du passage de n. 46) ... a noble piece, indeed, of wi-
shful thinking, ... clearly contradicted by the evidence, since Héloise never appeared to have under-
gone such a conversion to true ‘divine charity’». En voilà une certitude digne d’envie! Faut-il exclu-
re qu’elle soit essentiellement redevable aux semences peut-être involontaires de Gilson?
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24 entre histoire et littérature

diévale chrétienne52. Car les liens d’amour, de parenté et d’amitié peuvent


tous, selon cet idéal, être engloutis dans le sacramentum futuri sans perdre
leur caractère individuel, et gagnent même en intensité dès que la mort
bienheureuse d’un être aimé crée des liens de prière. (C’est d’ailleurs
presque dans les mêmes termes que Pierre, à la mort de son père, loue la
relation sublimée de ses propres parents)53. Certes, la situation d’Héloïse
et d’Abélard, à la fois conjugale et monastique, est rare, et même unique.
Ce n’est cependant ni par hasard ni par une quelconque influence textuel-
le, mais par l’effet homologique d’une même mentalité, que les paroles de
Pierre nous apparaissent comme l’écho direct de la fameuse prière qu’Abé-
lard à la fin de la 5e lettre demande à Héloïse de réciter continuellement54:
«Maintenant, Seigneur, ce que vous avez commencé dans votre miséricor-
de, daignez le combler pour l’achever. Et ceux que vous avez séparés une
fois dans le monde, réunissez-les à vous pour l’éternité!» Georg Misch écrit
de ces mots solennels qu’ils «sonnent comme une oraison funèbre, comme
si toute une partie de la vie était à jamais enterrée ainsi55». Mais il faut être
plus précis. Cette oraison funèbre est la consolation anticipée d’une mort
qui symbolise la séparation des deux époux dans le siècle, et qui, deman-
dée par Héloïse elle-même, devrait, par la promesse conjugale et monas-
tique de retrouver un jour l’union brisée sur terre, transformer une tristes-
se momentanée en joie durable et faire de la vie active et contemplative du
couvent une «antichambre du paradis». Cette prière marque moins la fin
d’une vie que le début d’une autre, celle que nous voyons s’épanouir dans
l’activité constructive et consolatrice de l’établissement d’un couvent dé-
dié au «Dieu de toute consolation».
16. Pierre le Vénérable, après la mort d’Abélard, ne fait que reprendre
ce que celui-ci propose comme modèle de vie spirituelle: la consolation de
l’amour humain par la communauté de la prière, cette ordinatio amoris qui
résout tous les problèmes d’une sensualité désordonnée. C’est donc avec
une certaine logique que cette lettre a été, au XIIIe siècle – peut-être par

52. Consolatio* CA 726 s., T 1483-1553 (surtout T 1492).


53. Ib. CA 727 et 623 ss. sur Petr. Ven. Ep. 53, p. 158 ss.
54. Ep. V (éd. MUCKLE), p. 95 s., (éd. MONFRIN, Appendice III) p. 124 s.: Coniunxisti nos, do-
mine, et divisisti quando placuit tibi et quo modo placuit. Nunc quod, domine, misericorditer cepisti misericor-
dissime comple; et quos semel a se divisisti in mundo, perempniter tibi coniungas in celo, spes nostra, pars nos-
tra, expectatio nostra, consolatio nostra, domine, qui es benedictus in secula. Amen. Voir aussi supra n. 35 et
mon interprétation, Consolatio* CA 573.
55. MISCH*, p. 678, discuté loc. cit., A 573.
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 25

Jean de Meung –, incorporée à un manuscrit de notre correspondance56. Il


y a pourtant une différence: Pierre présuppose naturellement et sans le
moindre doute ce qu’Abélard tâche d’obtenir par une longue lutte contre
l’autonomie de la chair. La synthèse tranquille et rayonnante des «deux
amours» n’apparaît pas dans la 5e lettre comme une simple concordia, mais
comme une concordia discors, comme un essai fragile d’harmonisation artifi-
cielle après les dissonances des lettres précédentes. Le point culminant, la
prière formulée par Abélard au nom du couple (dans la première personne
du pluriel), est complètement passé sous silence dans la réponse d’Héloïse,
qui, obéissante en tout, devait pourtant probablement la réciter. Mais ce si-
lence n’est-il pas en accord avec le principe traditionnel de «la supériorité
fonctionnelle de l’homme», qui a pour rôle d’instruire la femme et, au be-
soin, de parler pour elle57? Si Abélard, malgré l’opposition antérieure d’Hé-
loïse, anticipe l’éloge de Pierre le Vénérable, qui, lui, semble ignorer ces
obstacles du sentiment, ne devrions-nous pas faire un peu plus de cas de la
tension dialectique qui domine l’idéal féminin de toute la correspondance,
j’entends du paradoxe si vivant de la « sainte pécheresse », de sa victoire
difficile et toujours menacée sur le sexe faible 58? Abélard ne tente-t-il pas
de suggérer la transformation d’Ève en Marie59 (et à la fois de la décrire à
l’état naissant), «pour que tout le monde voie quelle consolation la grâce a
réservée même aux plus grands pécheurs60»? L’on peut se demander si Hé-
loïse pouvait souscrire à un tel panégyrique sans porter préjudice à cette hu-
milité exemplaire dont, à en croire Abélard, elle avait toujours fait preu-

56. Jean de Meung: BN fr. 920; voir MONFRIN, Introd.*, p. 29 ss.; DE ROBERTIS*, p. 11.
57. Voir DE GANDILLAC*, p. 367; VON DEN STEINEN, Kosmos*, p. 282 («... recht anders, als der
frühe Minnesang wohl denken ließe»).
58. Voir ci-dessous §§ 19, 26, 28.
59. Il dit (Ep. V, p. 90) que cette transformation s’est déjà accomplie, bien qu’on doive entendre
selon la logique de l’insinuatio (voir § 14) qu’il la souhaite en même temps: Nec esses plus quam femi-
na nunc etiam viros transcendis et quae maledictionem Evae in benedictionem vertisti Mariae.
60. Ib., p. 88 s.: Cogita et recogita ... a quantis nos eruerit dominus et narra semper cum summa gratia-
rum actione quanta fecit dominus animae nostrae; et quoslibet iniquos de bonitate domini desperantes (voir §
19 n. 70) nostro consolare exemplo, ut advertant omnes quid supplicantibus atque petentibus fiat, cum tam pec-
catoribus et invitis tanta praestentur beneficia. De même le passage cité dans n. 54 est suivi de (p. 90
s.): Ipse (deus) nos dignatus est ... ad seipsum vi quadam attrahere, qua percussum voluit Paulum convertere,
et hoc ipso fortassis exemplo nostro alios ... ab hac deterrere praesumptione. On ne peut s’empêcher de pen-
ser aussi à la première phrase de l’Historia calamitatum (Saepe humanos affectus aut provocant aut mitti-
gant amplius exempla quam verba) parce que tout cela montre un aspect éminement didactique de cet-
te «histoire» de péché et de rédemption, qui n’est pas de l’historiographie au sens objectiviste et
autonome du XIXe siècle (voir n. 26).
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26 entre histoire et littérature

ve61. Mais laissons cet autre argumentum e silentio pour poser la question ca-
pitale concernant la structure globale de notre texte: soit la prière d’Abé-
lard n’est pas seulement son dernier mot sur le conflit personnel d’Héloïse
mais la conclusion commune de ce drame et donc la charnière avec la dis-
cussion sur l’observance monastique, soit tout le recueil épistolaire est un
assemblage de morceaux et fragments épars.
17. J’ai tenté ailleurs de déduire l’unité intérieure de tout le recueil du
genre littéraire et de l’idée directrice de la consolation par lettres62, en
comparant la prière d’Abélard, sorte de noyau substantiel du dialogue,
avec la transition problématique d’Héloïse dans sa 6e lettre. L’interpréta-
tion s’est fondée sur certaines règles humaines et pratiques de la rhétorique
médiévale, seule forme de pensée dans le domaine des relations intrasub-
jectives, qui dépasse a priori la distinction moderne entre vécu et écriture.
Je dois me borner à quelques indications sommaires sur ce dernier point.
18. Il nous faut d’abord définir le lien entre ce passage de la 6e lettre et
les deux lettres précédentes d’Héloïse. Dans celles-ci elle ne professe nulle
part ce «défi prométhéen, humainement impossible» au XIIe siècle, dont
parle Spitzer63, mais bien le contraire: elle confesse des péchés dont le sou-
venir lui est toujours voluptueux et s’accuse de ne pas les détester assez.
Elle se sent au bord d’un gouffre et craint de commettre le seul péché im-
pardonnable, celui contre l’Esprit-saint. L’angoisse, l’impossibilité d’un
vrai repentir au-delà des compromis faciles, le besoin impérieux de se li-
bérer de toute cette confusion, la poussent à implorer l’aide d’Abélard et –
on l’oublie souvent – de Dieu lui-même64. Ses lettres sont la confession

61. Ep. V, p. 87 où en même temps un idéal d’humilité extrêmement raffiné est proposé selon
la morale de l’intention.
62. Voir les travaux mentionnés dans n. 1, 12, 14. L’importance de la consolation a été relevée
aussi par É. GILSON, Dix variations sur un thème d’Héloïse, Archives d’hist. litt. et doctr. du M. Â. 14,
1939, p. 387-399 repris dans la 3e éd. de son livre*, p. 129 ss. (surtout p. 202 s.); MCLAUGHLIN,
Abelard as Autobiographer*, DE ROBERTIS*, p. 12 s. et ROBERTSON*, p. 109 ss., 134 s. (bien que je
ne croie pas que Boèce en soit la source principale).
63. SPITZER*, p. 224 (pour prouver l’inauthenticité du document).
64. Ces apories sont très bien relevées par GRÉARD, loc. cit. (n. 19), p. IX s.; DE GANDILLAC*, p.
370 («la rhétorique latine ... dramatise peut-être le conflit»), GRANE*, p. 75 ss. (voir n. 6), VON
DEN STEINEN, Kosmos*, p. 284. («... weil sie selber um den Widerspruch weiß und ihn keineswegs
will. Bei Heloise handelt es sich ganz und gar nicht um trotzige Auflehnung ..., sondern im Ge-
genteil um äußerste Anstrengung zu ihrem Gotte hin, die mit dem ehrlichen Bekenntnis einer Un-
möglichkeit endet»). À la différence des interprétations sur la lettre VI sur le «silence» d’Héloïse,
il faut reconnaître qu’ici, dans celles des lettres II et IV, beaucoup de médiévistes résistent à la ten-
tation d’héroïser Héloïse dans un sens «prométhéen». Voir déjà J. BERINGTON, The History of the Li-
ves of Abeillard and Heloisa, Bâle 1793, vol. II, p. 17: «On no occasion does she pretend to justify
the unbounded strength of passion, she once felt for Abeillard; she rather treats it as a weaknes; at
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 27

d’une âme profondément abandonnée, que le Moyen Âge pouvait inter-


préter comme l’expression de la faiblesse humaine sans la grâce. Car, en un
mot, cette crise est celle de l’impuissance des êtres de bonne volonté. L’in-
terprétation si juste qu’en donne en 1801 Herder, le célèbre ami de
Goethe, mérite encore d’être citée65: «Cette confession sincère de l’amer-
tume, dit-il, adressée à celui qu’elle respecte plutôt comme son directeur
de conscience, cette confession qu’elle fait dans l’unique but de ne pas pa-
raître plus sainte qu’elle n’est, et d’implorer de toutes ses forces le secours
de celui qui doit et peut la réconforter, cette confession évidemment exa-
gérée de sa faute, peut-on en faire le tintamarre tragique et hypocrite d’un
amour sensuel, sans falsifier le langage du cœur?» Herder avait la chance
de vivre à une époque encore assez proche de la culture rhétorique du
Moyen Âge pour connaître les règles d’une miseratio et les doses d’exagge-
ratio qu’elle impliquait66.

all events she only expresses its reality as a fact ... In great diffidence she acknowledges how much
she wants assistance and advice». Les dernières paroles de l’Ep. IV (p. 82) expriment non seulement
le but religieux, mais sous-entendent encore le moyen de l’atteindre, celui de l’humilité féminine,
qu’Abélard va recommander par la suite: Nolo, me ad virtutem exhortans ... dicas: ‘Nam virtus in infir-
mitate perficitur’; et: ‘Non coronabitur ni si qui legitime certaverit’. Non quaero coronam victoriae. Satis est
mi hi periculum vitare ... Quocumque me angulo coeli Deus collocet, satis mihi faciet. Nullus ibi cuiquam in-
videbit cum singulis quod habebunt suffecerit ... beatum audiamus Hieronymum: Fateor imbecillitatem meam:
‘nolo spe victoriae pugnare ne perdam aliquando victoriam’ ... (Adv. Vigilantium 16). Voir SOUTHERN*,
p. 100 (contre Muckle): «Unless the quotation from St. Paul with which the passage ends is to be
reckoned among her hypocrisies, it shows very clearly that she looks on her state of mind as a tor-
ment». – Pour la spiritualité d’Héloïse voir aussi ma discussion de quelques opinions savantes dans
Consolatio CA 562.
65. J. G. HERDER, Eloise, Ihr Charakter, Nenien an ihrem Grabe (1801), éd. Suphan, vol. 28, Ber-
lin 1884 (pp. 283-305), p. 284 s., une critique de l’engouement à la mode pour Pope et ses imita-
teurs: «Das Bekänntniß einer edlen Seele, das sie (um Eloisens Ausdruck zu gebrauchen) in der Bit-
terkeit ihres Herzens demjenigen thut, den sie mehr als Beichtvater achtete, allein zu dem Zweck
thut, daß er sie, alles ihres Ruhms ungeachtet, nicht für stärker und heiliger halten sollte, als sie sei,
mithin sie nicht verlassen, sondern ihr zu Hülfe kommen müsse; ein solches ihre Schuld offenbar
übertreibendes Bekänntniß zu einem Klingklang heuchelnder Buhlereien zu machen, wäre das nicht
Veruntreuung einer mißverstandenen mißdeuteten Herzenssprache? ... Unwürdige Anwendung der
Kunst zur entehrenden Lüge!» Voir aussi p. 292 s. où Herder dit d’Héloïse que sa lettre IV en main,
elle pourrait comparaître devant le trône de «celui qui connaît les cœurs» et que ce serait probable-
ment grâce à cet écrit qu’elle recevrait la plus belle «palme triomphale»; car: «ein Herz, das jede
Bemäntelung wegwirft, das sich selbst unrecht thut, um, trotz aller menschlichen Verehrung, vor
ihrem Geliebten nicht besser zu erscheinen, als der Allwissende sie sehe, ist nicht dies das reinste,
größeste Herz? Ob viele männliche Seelen solcher Bekenntniße fähig seyn, ist zu zweifeln».
66. Cet aspect est largement négligé par les médiévistes. Pour quelques louables exceptions voir
n. 64 (GANDILLAC); n. 15 (VINAY); SOUTHERN*, p. 96 ss., spécialement sur la deprecatio; ROBERT-
SON*, p. 115 s. l’exagération des péchés «in order to make conversion more spectacular» aussi bien
dans l’Historia que dans les lettres d’Héloïse, p. 125 ss. («to show how desperately Heloïse needed
instruction»). Toutefois je trouve que Robertson lui-même exagère dans un sens moins rhétorique
en appliquant son grand «cheval de bataille», bien connu depuis ses travaux sur André le Chape-
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28 entre histoire et littérature

19. Mais loin d’admirer pour elle-même la beauté d’une sensibilité ex-
primée avec tant de pathétique, le Moyen Âge cherche le sens religieux de
ce jeu des formes destiné à émouvoir Abélard. L’époque romane peut être
placée à bien des égards sous le signe de Marie-Madeleine. Nous y voyons
apparaître toute une floraison de récits concernant la conversion des pires
pécheurs après de véritables crises de désespoir67. Bien que l’intérêt porté
à ce sujet n’ait pas été seulement édifiant, et qu’il n’ait pas toujours exclu
les nuances mondaines, voire frivoles68, le cadre idéologique qui seul pou-
vait le justifier était bien celui d’un réconfort de l’âme pécheresse contre le
désespoir. Héloïse ne se complaît pas seulement à évoquer ses voluptés, elle
les critique impitoyablement avec le désarroi d’une âme lucide qui tente
vainement de s’en affranchir69. Qui sait si le lecteur médiéval de ses effu-
sions ne pouvait pas les interpréter à la lumière du célèbre passage de Gré-
goire: «Plus les saints s’approchent de Dieu, dit-il, plus clairement ils
connaissent leur indignité. Car proches de la lumière, ils découvrent sou-
dain toute la noirceur secrète en eux-mêmes». Grégoire fait une distinc-
tion importante entre un désespoir inconscient et un désespoir conscient
qui pourrait être un avant-goût de l’Enfer et préparerait la conversion et
l’ascension au Ciel70. Peut-on donc se resituer dans le climat spirituel du

lain et Chaucer – l’humour médiéval incompris par les modernes – au style de notre correspondan-
ce, qui est, certes, un «jeu», mais dans le sens sérieux que mérite tout art réussi, sans qu’on puisse,
à quelques exceptions près, parler même de «sehr ernsthafte Scherze» (Goethe).
67. Voir E. DORN, Der sündige Heilige in der Legende des Mittelalters, Munich 1967, surtout p. 52-
79; K. KUNZE, Studien zur Legende der heiligen Maria Aegyptiaca im deutschen Sprachgebiet, Berlin 1969,
p. 47 ss. V. SAXER, Le culte de Marie Madeleine en Occident, Paris 1959, p. 59 ss. (p. 117 sur un sanc-
tuaire magdalénien dépendant du Paraclet); W. AUS DER FÜNTEN, Maria Magdalena in der Lyrik des
Mittelalters, Düsseldorf 1966, p. 109 ss. (p. 135 ss. sur l’hymne d’Abélard); VON MOOS, Hildebert*,
p. 215 ss. et Consolatio* CA 653, 655 ss., 679 ss., 700.
68. Voir VON MOOS, Hildebert*, p. 235 s., L. R. LINO, The Vita S. Malchi of Reginald of Canter-
bury, Urbana 1942, p. 18 ss. et F. VON BEZOLD, Über die Anfänge der Selbstbiographie, Aus Mittelalter
und Renaissance, Munich-Berlin 1918, p. 196 ss. sur les rapports entre l’hagiographie en «Ich-
Form» et les romans érotiques de l’antiquité. Concernant l’herméneutique en général voir W. D.
STEMPEL, Mittelalterliche Obszönität als literarästhetisches Problem, dans Die nicht mehr schönen Künste
(Poetik und Hermeneutik III) Munich 1968, p. 187-206.
69. Voir § 23 et n. 66, 70.
70. Gregorius Magnus, Moralia in Iob XXXIII, 1, PL. 76, col. 631D-632D: Sancti viri quo apud
deum altius virtutum dignitate proficiunt eo subtilius indignos se esse deprehendunt, quia dum proximi luci
fiunt, quidquid eos in seipsis latebat inveniunt. Pour l’emploi de ce passage dans un cas analogue voir
mon article Gottschalks Gedicht ‘O mi custos’ – eine ‘confessio’, Frühmittelalterliche Studien, 4, 1970, p.
227. – Pour l’interprétation de la desperatio voir Moralia V, 10,16 et les citations chez S. B. SNYDER,
The Paradox of Despair, New York 1964, p. 1 ss., 69 ss., 74 ss.; V. MOOS, Consolatio* T 1274, 1279,
CA 141, A 179a et Index, p. 159 s.l. «Verzweiflung». – VON DEN STEINEN, Kosmos*, p. 284: «Im-
mer sind es die Heiligen, die das menschliche Versagen vor Gott am meisten empfinden ... weil sie
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 29

XIIe siècle et prétendre, sans accuser d’étroitesse d’esprit un des abbés les
plus tolérants de son temps, que Pierre le Vénérable aurait taxé de sacrilè-
ge les confessions d’Héloïse s’il les avait connues, lui qui, exactement un
an avant la nécrologie d’Abélard, avait célébré la mémoire de Théophile,
docteur Faust avant la lettre, sauvé par la grâce71?
20. En ce qui concerne «l’obstination scandaleuse» d’Héloïse, malgré
les tentatives du maître et nouveau saint Jérôme, ce n’est qu’une conjectu-
re qu’on pourrait facilement retourner puisqu’elle ne proteste pas72. Et
même si elle ne mettait qu’une sourdine à l’ancienne plainte qui culmine
dans la 4e lettre, ce ne serait pas l’impénitence, mais l’appel au secours, la
démonstration d’une urgence, qu’elle refrénerait ainsi. La supplication se-
rait alors atténuée, moins par la résignation que par un espoir nouveau73,
bien que faible encore, un effort de dépassement. Héloïse n’ose peut-être
pas s’exprimer trop clairement sur cette intention par crainte de présumer
trop d’elle-même et de la nature humaine74. L’optatif précédé d’utinam
semble annoncer une volonté dirigée vers l’avenir et faire entendre que le
silence sur le passé est un effet littéraire permettant de tourner la page75:

tiefer wissen, was Vollkommenheit heißt ... Da ist es auch vor und neben Heloise manchem Heili-
gen so gegangen, dass er es gar nicht begreifen konnte, wenn die andern ihn bewunderten ...». Voir
aussi §§ 16, 23 et n. 65.
71. Petri Ven., Ep. 53, 171 ss.; voir V. MOOS, Consolatio* CA 653 ss., 678 ss., 700.
72. Voir SOUTHERN*, p. 101. 73. Voir § 18 et n. 59-61.
74. Voir n. 60 s. et K.-D. NOTHDURFT, Studien zum Einfluss Senecas auf die Philosophie und Theo-
logie des zwölften Jahrhunderts, Leiden-Cologne 1963, p. 134 s.; GILSON*, p. 157 ss.; DRONKE*, p.
239 ss. sur l’aspect de l’ascèse modérée.
75. Depuis que F. CHÂTILLON* (p. 277 ss.) a méticuleusement démontré le principe «traduttore:
traditore» dans les traductions existantes, je me suis permis de traduire ce passage avec des nuances
inaperçues jusqu’ici. Ep. VI (1953), p. 94 = (1955), p. 241 s.: Revocabo itaque manum a scripto in qui-
bus linguam a verbis temperare non valeo. Utinam sic animus dolentis parere promptus sit quemadmodum dex-
tra scribentis. Aliquod tamen dolori remedium vales conferre si non hunc omnino possis auferre. Ut enim inser-
tum clavum alius expellit, sic cogitatio nova priorem excludit cum alias intentus animus priorum memoriam di-
mittere cogitur aut intermittere. Tanto vero amplius cogitatio quaelibet animum occupat et ab aliis deducit,
quanto quod cogitatur honestius aestimatur et quo intendimus animum magis videtur necessarium. – (vales est
plus fort que potes; sur omnino auferre voir VON MOOS, Consolatio* T 419 s., 430 ss.; sur videtur ib. CA
689; A 270, 653, 766). – Je ne vois pas comment Dronke* (p. 237) peut résumer: «Thus the tran-
sition into a detached correspondence on monastic life, to Héloise a small comfort in distracting her
from an ever-present grief», si ce n’est qu’en mettant tout l’accent sur intermittere, qui représente ce-
pendant une alternative ouverte (à côté de dimittere) dont l’importance me semble être légèrement
diminuée par le vero suivant qu’on pourrait aussi traduire par «mais». Même en considérant non pos-
sis auferre, on doit se replacer dans la situation actuelle de cette transition. Ces paroles ne sont pas
prophétiques, mais exprimées dans l’ignorance de l’avenir. Elles ne désignent rien de plus qu’une
possibilité à craindre pour le moment. – Quant au passage qui précède ma citation, il ne se rappor-
te qu’à la théorie bien établie de la ‘metriopathia’ dans un pluriel didactiquement général (voir
Consolatio* T 419 ss., 14 ss., 399). Si tout le monde est sujet aux passions, il me semblerait étrange
qu’on puisse expliquer l’unique fidélité d’Héloïse à sa «passion» extraordinaire par ce qui est décrit
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30 entre histoire et littérature

«Je retiendrai donc ma main et ne la laisserai écrire ce que ma langue ne


peut se retenir de dire. Que mon cœur affligé puisse donc être aussi prêt
que ma plume à obéir! De toute façon, tu as la force d’apporter un remède
à ma douleur, même si tu ne peux pas l’arracher de fond en comble. De
même qu’un clou chasse l’autre, une idée nouvelle exclut l’ancienne et l’es-
prit tendu en un autre sens est forcé d’abandonner ou du moins d’inter-
rompre le souvenir du passé. Or une pensée a d’autant plus de force pour
occuper l’esprit et le détacher de toutes les autres, qu’elle est considérée
comme plus honnête et que l’objet sur lequel il se concentre est avec plus
d’évidence essentiel». Cet objet essentiel n’est autre que l’établissement
d’une règle pour le Paraclet. Les amples témoignages sur les échanges
continuels entre l’abbesse et Abélard à propos du Paraclet76 permettent en
effet de supposer que ce programme a «chassé le clou», calmé la tempête
et uni les âmes dans un commun vouloir. Cette citation introduit une des
plus longues et des plus importantes lettres d’Héloïse.
21. La conclusion de cette lettre laisse le dernier mot à Abélard77: «C’est
toi, après Dieu, qui es le seul fondateur de ce lieu ... Parle-nous, et nous
écouterons». N’est-ce pas la même idée qu’exprime Pierre le Vénérable à
la mort d’Abélard78? Héloïse offre sa vie au service quotidien de l’amour
de Dieu, mais par l’intermédiaire de l’être aimé sur terre79. Or, cette

comme simplement humain. Quant au sens médiéval de «passion», bien éloigné du nôtre, voir E.
AUERBACH, Passio als Leidenschaft, Gesammelte Aufsätze ..., Berne-Munich 1967, p. 161-175.
76. Voir VAN DEN EYNDE, Chronologie*; J. LECLERCQ, «Ad ipsam sophiam Christum», Das monas-
tische Zeugnis Abaelards, dans ‘Sapienter ordinare’, Festg. f. E. Kleineidam, Leipzig 1970, p. 179-198; J.
MIETHKE, Abälards Stellung zur Kirchenreform, Francia 1,1972, p. 158-192; D. E. LUSCOMBE, Pierre
Abélard et le monachisme, dans Pierre Abélard - Pierre le Vénérable*, p. 271-278.; L. WEINRICH, Peter
Abaelard as Musician, The Musical Quarterly 55, 1969, p. 295, 464-486; VON DEN STEINEN, Planc-
tus*; P. DRONKE, Poetic Individuality in the Middle Ages, Oxford 1970, p. 114 ss.
77. Ep. VI, p. 253: Tu quippe post deum huius loci fundator, tu per deum nostrae congregationis es plan-
tator, tu cum deo nostrae sis religionis institutor ... ‘Loquere tu nobis et audiemus’. (= Exod. 20, 19, voir n.
79). Vale. SOUTHERN* (p. 102) souligne l’importance capitale de cette phrase.
78. Voir § 15.
79. Voir aussi BENTON, Fraud...*, p. 473, qui choisit la citation de Milton sur Adam et Ève:
«He for God only, she for God in him». J’aimerais avoir l’occasion de revenir sur le concept d’obéis-
sance dans la correspondance. Car il me semble avoir une valeur centrale quant à la structure du
dossier et aux rapports à la fois conjugaux et monastiques du couple. L’obéissance d’Héloïse semble
moins «masochiste» si on rapproche le début de la sixième lettre de la préface des Problemata (PL.
178, 678B), où l’abbesse déclare qu’elle soumet à son maître ses problèmes d’exégèse «pour lui
montrer que in hoc quoque elle est décidée de lui obéir» (VAN DEN EYNDE, Chronologie*, p. 340 qui
révèle le parallèle textuel). D’autre part le Fiat voluntas tua qui termine l’Hist. Cal. semble trouver
un écho dans le «silence obéissant» d’Héloïse, ainsi que dans la citation Loquere tu nobis ... (n. 77)
qui est éloignée du contexte d’une parole du peuple adressée à Moïse et dont il faut absolument lire
la suite: non loquatur nobis dominus, ne forte moriamur. Et ait Moyses ad populum: Nolite timere. La cita-
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 31

conclusion est déjà préparée par le début de la lettre. C’est Héloïse qui, la
première, fait un timide effort pour se réconforter tout en acceptant la
consolation promise par Abélard. Elle utilise le topos classique de l’avoca-
tio mentis a malo80, auquel elle donne un sens concret et actif. N’est-ce pas
une façon discrète d’avouer la disposition intérieure sans tomber dans la
faute plutôt masculine de la confiance en soi-même, de ce que la théologie
de la grâce appelle une praesumptio ou fausse sécurité81? Ne serait-ce pas
l’illustration stylistique de ce qu’Abélard enseigne tout au long de ses
lettres, que la femme plus faible, indigente et confuse par nature, est (jus-
tement de par ses défauts) plus agréable à Dieu, mieux prédisposée à rece-
voir la grâce et plus propre à la perfection, selon le paradoxe évangélique
des derniers qui seront les premiers82? La réserve d’Héloïse, la façon indi-
recte dont elle suggère à Abélard les idées qu’elle veut qu’il lui dicte (sans
craindre même de le pousser à la contredire) parce qu’elle n’ose se fier à ses
propres lumières, semblerait aller dans ce sens. Ce procédé, qui se ren-
contre dans toutes ses lettres, est d’ailleurs particulièrement transparent
dans la 6e, où les demandes impliquent si bien les réponses qu’Abélard n’a
plus qu’à développer des lignes tracées d’avance83. Car il faut absolument
que ce ne soit pas Héloïse, mais Abélard, qui érige la Règle.
22. Pourtant, nous dit-on, elle ne s’est pas démentie. Mais qu’est-ce
qu’elle ne renie pas? Sa 2e lettre (IV) est déjà une critique du mal dont elle
souffre, des souvenirs impurs et de l’impénitence, et bien qu’elle s’accuse
tout en s’avouant incorrigible, ses apories mêmes, «dramatisées à dessein»,
annoncent le dénouement: «Ne préjuge pas de ma force de peur que je ne
m’effondre avant d’obtenir de toi le soutien84». Peut-on affirmer, qu’après

tion fragmentaire témoigne du timor domini; n’indique-t-elle pas finement la subordination fémini-
ne au grand maître médiateur? En outre, il ne faut pas oublier que la loquacité constitue peut-être
le topos le plus important de l’anti-féminisme médiéval – «car fame ne peut riens celer» (Jean de
Meung, Le Roman de la Rose, éd. Langlois v. 19220) – et qu’une femme qui sait se taire au bon mo-
ment dépasse son sexe.
80. Voir V. MOOS, Consolatio* T 1025 ss., 1073 ss. et Index, p. 113 s.l.
81. Voir ibid. C 565; W. HEMPEL, Übermuot diu alte ... Der Superbia-Gedanke und seine Rolle in der
deutschen Literatur des Mittelalters, Bonn 1969, p. 20, 253 (s.l.).
82. Ep. V, p. 88 ss., 92 s., Ep. VII, p. 254, 273 ss., 280. Voir MCLAUGHLIN, Abelard and the di-
gnity of women*; F. HEER, Aufgang Europas, Zürich 1949, p. 258 ss.; v. MOOS, Hildebert*, p. 214 ss.
et Consolatio* CA 570.
83. BENTON (Fraud...*) relève des parallèles entre Epp. VI et VIII. Est-ce une preuve contre l’au-
thenticité?
84. Ep. IV, p. 81: Noli, obsecro, de me tanta praesumere ne mihi cesses orando subvenire. Noli aestimare
sanam ne medicaminis subtrahas gratiam. Noli non egentem credere ne differas in necessitate subvenire. Noli
valitudinem putare ne prius corruam quam sustentes labentem.
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32 entre histoire et littérature

le sermon d’Abélard, ayant obtenu le soutien désiré, elle se soit entêtée à


rejeter l’espoir d’une récompense future?
23. Toute la difficulté, il est vrai, provient de ce qu’Héloïse ne renonce
pas entièrement à la douleur tout en renonçant à l’exprimer. Sans re-
prendre toutes les causes tangibles de la douleur exprimée dans les lettres
précédentes, nous pouvons dire qu’elle provient avant tout d’une crise spi-
rituelle: de la difficulté de trouver la joie et le repentir dignes de son nou-
vel état. S’il est admis que cette tristesse n’est pas simplement ce que les
théologiens appellent «la tristesse de ce siècle qui opère la mort85», le si-
lence qu’Héloïse lui impose – que les psychanalystes aient le droit de l’ap-
peler refoulement ou sublimation! – devient aux yeux des médiévaux une
vertu toute particulière, celle qu’Abélard lui-même loue et recommande
comme la tâche essentiellement féminine d’une lamentation intérieure
sous le signe du Samedi saint86. Je ne peux pas développer ici toute la psy-
chologie médiévale de la tristesse, que j’ai tâché d’analyser dans le genre
des consolations, mais pour résumer, je n’hésite pas à interpréter le silen-
ce d’Héloïse sur l’arrière-plan de la théorie du penthos: le deuil d’une veu-
ve, pourvu qu’il soit silencieux, «chaste» et durable, participe de la «grâ-
ce des larmes», parce qu’il exprime la sensibilité aux misères terrestres, la
componction, la fidélité à l’être aimé et le désir eschatologique de l’union
indestructible en Dieu87. Héloïse ne s’explique pas sur une telle sublima-
tion. Mais son désir de taire sa douleur dans l’espoir d’autres remèdes
pourrait indiquer qu’elle est dans la voie ouverte par Abélard. Son amour
est peut-être immuable, si l’on tient à cette formule, mais cela n’empêche
pas l’élargissement de son objet.
24. Tous les arguments relevés jusqu’ici en faveur du sens monastique
de cette évolution n’ont pas encore éclairci un problème essentiellement
littéraire: pourquoi les auteurs, quels qu’ils soient, n’ont-ils pas pris plus
de soin de faire ressortir la conversion d’Héloïse? Comment expliquer la

85. Voir V. MOOS, Consolatio* T 964 ss., 987 ss. – MCLAUGHLIN, Abelard as Autobiographer* (p.
474) a constaté pour l’Historia que le «désespoir» d’Abélard n’a pas porté la religieuse au vice d’ac-
cidia ou tristitia, «loss of faith in God’s mercy». Mutatis mutandis je parviens au même résultat pour
l’ensemble des lettres II à V (voir n. 60: et invitis).
86. Abaelardi Epp. III, p. 76 s. et V, p. 91; voir V. MOOS, Consolatio* CA 561 s., 570.
87. Consolatio* T 282 ss., 1483; 1646-1650; Index, p. 125 s.l. Gebetstrauer, p. 142 s.l. Paradoxie
(von Freundschaft und Gottesliebe, von Liebesverzicht und Liebesgewinn, von Trauer und Trost).
Voir aussi I. HAUSHERR, Penthos, La doctrine de la componction dans l’orient chrétien, Rome 1944, p. 35
ss., 66 ss.; J.-Ch. PAYEN, Le motif du repentir dans la littérature française médiévale, Genève 1967.
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 33

rupture évidente de style et d’idée du début de la 6e lettre? Faut-il y voir


une maladresse, qui prouverait une compilation a posteriori de pièces mal
assorties88? Nous sommes accoutumés à des formes littéraires bien struc-
turées telles que le dialogue socratique, le roman par lettres et le roman de
formation. Mais le connaisseur des dialogues médiévaux89 – car c’est bien
à un dialogue par lettres que nous avons affaire – sait bien que les déve-
loppements cohérents et conséquents ne sont pas la force du genre; le che-
minement commun de deux partenaires qui évoluent jusqu’à trouver en-
semble leur solution, n’y existe pour ainsi dire pas. En dehors des dialogues
didactiques qui imposent la vérité du maître ou des joutes oratoires qui
demandent l’intervention finale d’un deus ex machina, le dialogue huma-
niste du XIIe siècle, avec sa façon subtile de mener et terminer une dispu-
te, ressemble beaucoup moins aux exemples classiques et modernes du
genre qu’à la déstructuration apparente des lettres d’Héloïse et d’Abélard.
Cette méthode se caractérise surtout par un emploi typique de «l’aposio-
pèse» (reticentia, praeteritio, praecisio, finis ante legtimum finem). C’est une for-
me rhétorique qui interrompt un ouvrage ou un chapitre sur une fausse
conclusion ou transition. Il faudrait d’ailleurs étudier dans d’autres ou-
vrages médiévaux considérés comme inachevés, si ce que nous prenons
pour des «fragments» n’est pas un procédé littéraire. Mais quelle était la
fonction essentielle de l’aposiopèse? Même sans l’explication des manuels
de rhétorique, on peut constater dans la pratique littéraire que cette com-
binaison d’un topos de la conclusion avec un topos de l’humilité, qui se

88. BENTON (Fraud...*) soulève ce point. Il est assez difficile de concilier les arguments défa-
vorables à l’art du «collage» et ceux qui supportent «the high degree of literary skill worked into
the fabric of the correspondence». Cependant je ne crois pas qu’on puisse tirer des conséquences ni
pour ni contre l’authenticité en définissant la qualité littéraire du document – ce qui restera tou-
jours une affaire hautement subjective – tant que d’autres considérations d’un genre plus complexe
ne seront pas mises en jeu.
89. On conviendra que l’histoire du dialogue médiéval reste à écrire et que personne ne peut le
faire avant que d’immenses recherches préparatoires ne soient accomplies. Pour le moment voir B.
R. VOSS, Der Dialog in der frühchristlichen Literatur, Munich 1970; M. HOFFMANN, Der Dialog bei den
christlichen Schriftstellern der ersten vier Jahrhunderte, Berlin 1966; E. REISS, Conflict and Its Resolution
in Medieval Dialogues, dans Arts Libéraux et Philosophie au Moyen Âge, Actes du IVe Congrès int. de
phil. méd., Montreal-Paris 1969, p. 863-872; M. PLEZIA, L’histoire dialoguée: procédé d’origine patris-
tique dans l’historiographie médiévale, Studia Patristica IV, 1961; F. TSCHIRCH, Kapitelverzahnung und
Kapitelrahmung durch das Wort im «Ackermann aus Bohmen», Deutsche Vierteljahrsschrift für Literatur-
wiss. u. Geistesgesch. 33, 1959, p. 283-208; V. MOOS, Consolatio* CA 180 ss., 470 ss., 1095 ss., 1150
ss. (avec plus ample bibliogr.) ainsi qu’A. GRABOÏS, Un chapitre de tolérance intellectuelle dans la socié-
té occidentale au XIIe siècle: le Dialogue de Pierre Abélard et le Kuzari d’Yehuda Halevi, dans Pierre Abé-
lard - Pierre le Vénérable*, p. 641-654 [cf. également le ch. 2 dans ce volume, p. 45-88].
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34 entre histoire et littérature

rencontre le plus souvent sous sa forme religieuse, est le silence imposé par
le respect ou la peur de ce qu’on n’ose plus exprimer90.
25. Pouvons-nous déceler, chez Héloïse, la cause de cette interruption
de la parole? Je tâcherai d’y répondre par une digression. Les recherches sur
les structures narratives nous apprennent, qu’à l’analyse minutieuse des
états d’âme et de leurs développements immanents telle que la ferait un ro-
mancier ou un psychiatre moderne, le Moyen Âge préférait le compte ren-
du des faits et des actes correspondants, symboles ou symptômes extérieurs
des replis invisibles, témoignages palpables d’une existence cachée. Ce
procédé, également répandu dans les littératures profanes et religieuses,
peut être considéré comme la marque d’un agnosticisme psychologique
généralisé dont L. J. Friedmann montre les racines théologiques dans ce
qu’il appelle la théorie des occulta cordis91: le cœur humain avec ses inten-
tions et ses valeurs spirituelles reste insondable, Dieu seul peut le pénétrer.
Par contre, les signes extérieurs tels que les actes, œuvres ou miracles,
permettent de deviner ce qui est possible et nécessaire à l’homme de savoir
sur le cœur d’un autre homme, et même de fonder un jugement sur le sa-
lut de son âme92. Une loi analogue régit les récits autobiographiques, rares

90. Voir VON MOOS, Consolatio* CA 138, 1133 (pour les dialogues d’Hildebert et de Laurent de
Durham); Index, p. 112 s.l. «Aposiopese», p. 116 s.l. «Conclusio», p. 156 s.l. «Transitio»; H. LAUS-
BERG, Handbuch der literarischen Rhetorik, Munich 1960, §§ 888, 889 (2a).
91. L. J. FRIEDMAN, Occulta Cordis, Romance Philology CI, 1957, p. 103-119 (p. 119: «... the me-
dieval auther restricted himself to the presentation of homo exterior»); voir V. MOOS, Consolatio*
CA 594, 680 (Pierre le Vénérable et la «douleur cachée») 1072 (Orderic Vital). – Voir aussi les re-
marques de ROBERTSON* (p. 101 ss.) sur le caractère exemplaire et symbolique des narrations mé-
diévales [et le ch. 16 de ce volume, p. 579-610].
92. Voir VON MOOS, Consolatio* T 1273 ss., CA 653 ss. (Pierre le Vénérable), 951 s. (Aelred de
Rievaulx), et pour le modèle patristique le plus important: L. F. PIZZOLATO, Le «Confessioni» di
sant’Agostino, Da biografia a «confessio», Milan 1968, p. 115 ss. (Conf. X 3, 3). – Je n’ai pas besoin
de relever l’importance particulière de ces idées pour Abélard par rapport à sa morale de l’inten-
tion. Il est curieux cependant de noter ici la distinction paradoxale entre le «cœur» et «ce qui ap-
paraît», comme nous la trouvons par exemple à la fin de sa lettre VII (p. 279 s.) relative à la jus-
tification d’un directeur spirituel de femmes exposé aux soupçons de la foule des ignorants et pha-
risiens. Abélard cite saint Jérôme: Et licet me sceleratum quidam putent ... tu tamen bene facis, quod ex
tua mente etiam malos bonos putas. Periculosum quippe est de servo alterius iudicare et non facilis venia pra-
va dixisse de rectis ... Puis il construit une analogie biblique: Legimus et dominum ipsum tantam beatae
meretricis familiaritatem exhibuisse ut ... Phariseus ob hoc iam penitus de ipso diffideret ... Quid ergo mirum
si pro lucro talium animarum ipsa Chisti membra eius incitata exemplo propriae famae detrimentum non ef-
fugiunt?. Il y aurait long à dire sur ce que ce passage signifie à la lumière du mot clé fama dans
l’Historia (p. 102, 104; voir MCLAUGHLIN, Abelard as Autobiographer*, p. 467 ss.), mais ce qui im-
porte dans ce contexte c’est, je crois, la possibilité de comparer beata meretrix à cette abbesse du Pa-
raclet si avide de détruire sa propre bonne renommée en se conformant au paradoxe évangélique
prôné par Abélard. Ce passage contient peut-être un avertissement encore valable pour la recherche
moderne (voir le prochain §).
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 35

au Moyen Âge et généralement plus proches des chroniques que des por-
traits psychologiques93.
26. On devine où je veux en venir: il s’agit d’interpréter la gêne d’Hé-
loïse au moment où elle aurait dû, selon nos conceptions modernes, se pro-
noncer sur un changement intérieur si lourd de conséquences. Gilson est
parfaitement conscient du problème théologique qu’implique ce silence
énigmatique94: «Nul ne peut se flatter, dit-il, de scruter les consciences, et
Héloïse elle-même n’a pas tout su de son propre cas; elle ne s’est du moins
jamais démentie, et si elle-même n’a pas tout su, nous ne saurions, sans ri-
dicule, prétendre en savoir davantage. Que son cas nous semble mystérieux
ou non, nous n’avons rien d’autre à faire que de l’accepter tel qu’il est».
Certes, mais n’est-ce pas l’autorité de Gilson lui-même, qui a projeté sur
le caractère d’Héloïse l’ombre d’un doute «redoutable», qui a inspiré les
excès mélodramatiques que l’on connaît95? Il faut remettre le cas d’Héloï-
se dans le contexte littéraire des XIIe et XIIIe siècles, dont je n’ai indiqué
que très sommairement quelques traits: le dialogue incohérent, l’aposio-
pèse et la narration apsychologique. Le doute évoqué par Gilson, qu’un lec-
teur médiéval a peut-être ressenti en lisant l’exergue de la 6e lettre: Revo-
cabo itaque manum a scripto, ne pouvait que se dissiper quand il lisait la fin:
Tu cum Deo nostrae sis religionis institutor96! Car la vie d’Héloïse, qui laissa
des traces durables dans son couvent même, ne pouvait que paraître d’au-
tant plus sainte qu’elle avait commencé humainement, selon l’idéal de cet-
te beata peccatrix Marie-Madeleine, dont Abélard écrit: Tanta fuit devotior
quanta ante fuerat criminosior97.

93. MISCH*, p. 7 ss.


94. GILSON*, p. 127. Voir aussi SOUTHERN*, p. 99: «To judge the spiritual state of contempora-
ry people from their actions is immensely difficult; in the past it is impossible» (et n. 2, 6, 37, 51).
95. Voir n. 45 (pour GILSON); 92, n. 51, 119 (pour ses successeurs moins scrupuleux). – Gilson
commente lui-même (p. 126 s.) le passage cité (92 et n. 4): «Sans qu’il paraisse s’en apercevoir, quel
redoutable problème de Rémusat ne soulève-t-il pas en formulant ces évidences! Car si ces mots ont
un sens, ils signifient qu’Héloïse mena quarante ans d’une vie religieuse irréprochable sans en avoir
reçu la grâce, et quarante ans d’une vie de pénitences des plus rudes sans croire à son efficacité reli-
gieuse. Abélard lui-même a refusé de croire que tels fussent vraiment les sentiments d’Héloïse ...: la
responsabilité de cette affreuse tragédie était trop lourde à porter ... Peut-être n’avait-il pas entière-
ment tort» ... et ainsi de suite dans un véritable «sic-et-non» bien balancé, qui juge sans juger.
96. N. 75 et 77 (début et fin de la lettre VI).
97. Ep. VII, p. 254; voir n. 92, 64, 67, 59 s.; DRONKE*, p. 240 s. Cette interprétation me sem-
blerait d’autant plus valable, si le texte ne représentait pas le testament littéralement personnel
d’Héloïse et d’Abélard. Car quel intérêt aurait eu un éditeur ou faussaire à dénigrer la vie des fon-
dateurs dans le sens le plus terrible aux yeux des médiévaux, puisque de toute façon ce document
est écrit à la plus haute gloire du Paraclet et qu’il a pu même être motivé par un besoin urgent de
légitimation contre quelque soupçon d’irrégularité?
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36 entre histoire et littérature

27. La transition mystérieuse de la 6e lettre doit être respectée comme


une marque de pudeur et de délicatesse. Ce passage crucial termine le dy-
namisme du conflit entre la chair et l’âme, entre eros et agapè, entre le
désespoir et la consolation du deuil spirituel, et il introduit les échanges
tranquilles de conseils raisonnés sur la vie du Paraclet. Du point de vue de
la vraisemblance littéraire du symbole, et peut-être même psychologique,
que peut-on attendre d’Héloïse? Qu’elle vienne proclamer avec l’insup-
portable assurance des convertis: «J’ai brûlé ce que j’ai adoré et j’adore ce
que j’ai brûlé»? Ne serait-ce pas là non seulement une présomption au sens
théologique du mot, surtout si cette lettre est vraiment d’elle, mais un
manque de goût. La transition réelle, par contre, témoigne d’une simplici-
té – qu’on permette le paradoxe – à la fois naturelle et raffinée, parfaite-
ment en accord avec la rhétorique du sermo humilis qui termine le stilus tra-
gicus des grandes plaintes. Le silence imposé à l’indicible, le ton calme et
neutre qui suit ne montrent rien de plus que l’intention d’assumer le rôle
de la fille spirituelle d’un maître qui, «après Dieu, par Dieu et avec Dieu»,
est tout pour Héloïse et avec lequel elle s’engage activement dans l’ouvra-
ge commun, un ordre de vie (conjugal et monastique) idéal selon les
conceptions du Moyen Âge98.
28. Le lecteur médiéval qui parvenait à la dernière feuille de la corres-
pondance, à la dernière ligne de la Règle du Paraclet, pouvait-il ne pas
penser que cette fin témoignait de la parfaite réconciliation de ces deux
vies, et pouvait-il ne pas reconstruire lui-même les grandes lignes de la
conversion d’Héloïse, même si les raisons profondes du cœur lui en res-
taient mystérieuses? Si l’on ne dispose pas de témoignages sur la lecture
des lettres avant la fin du Moyen Âge, on sait par contre que le couple lui-
même est entré très tôt dans une légende associant histoire d’amour et ha-
giographie99. La Chronique de Tours (début XIIIe siècle) fait de l’amour

98. Voir n. 77 et Hel. Ep. II, p. 69.


99. En analysant l’Historia, MCLAUGHLIN (Abelard as Autobiographer*) montre la remarquable
«recuperative energy» d’Abélard (p. 484) dans la recherche de son identité à travers les «calamités»
et contre son milieu, bien que l’explication psychologique de l’autobiographie (typique et anhisto-
rique) me convainque moins. Ne pourrait-on pas plutôt penser à la structure d’un roman d’aventu-
re? Il me semble que cette histoire de héros qui se cherche et se trouve est à un certain degré aussi
symbolique que celle de Perceval. L’historien de la littérature comparée devrait également s’occu-
per des intéressants rapports entre toute cette aventure spirituelle et le développement d’Érec (sur-
tout dans la version allemande). Cf. Jean Charles PAYEN, La pensée d’Abélard et lex textes romans du
XIIe siècle, dans Pierre Abélard - Pierre le Vénérable*, p. 513-522; au point de vue méthodologique cf.
L. GOLDMANN, Pour une sociologie du roman, Paris 1964, p. 16 ss.).
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 37

conjugal une composante de la piété même d’Héloïse: «Elle fut vraiment


son amie: par beaucoup de prières, après sa mort, elle lui garda la fidélité.
Comme on raconte, pendant sa dernière maladie elle ordonna qu’on la mît
dans la tombe de son mari. Et quand la défunte fut transférée ainsi vers la
tombe ouverte, son mari, décédé longtemps avant elle, la reçut les bras ou-
verts et l’embrassa»100. Quel dommage que le meilleur expert en ce do-
maine, Dante, n’ait pas parlé d’Héloïse dans son Purgatoire ou Paradis! Car
il me paraît incontestable qu’aux yeux des médiévaux Héloïse n’était pas
une nouvelle Francesca101, mais bien la «très saige Héloïs» dont parle Vil-
lon, comme s’il se faisait l’écho de l’éloge de Pierre le Vénérable à la reli-
gieuse la plus savante de son temps.
29. Qu’avons-nous gagné en remettant ce symbole féminin dans le con-
texte littéraire et social d’une histoire de conversion, alors que l’époque
moderne l’exalte comme une «Yseut sans philtre»102? Nous avons essayé

100. Chronicon Turonense, ms. Berlin, StBibl., Phill. 1852, fols 204va-205ra cité chez MCLEOD,
Héloïse (n. 6), p. 290 s.; cf. PETRELLA (n. 39); P. DRONKE, Medieval Latin and the Rise of European Love-
Lyric, Oxford 1968) II 469-471. Héloïse est louée dans le même sens dans le poème éd. par Ch.
CUISSARD, Documents inédits sur Abélard, Orléans 1880, p. 183 s. (ms. Orléans, B. m. 284, olim 238).
Il n’est pas sans intérêt de noter ici le curieux titre (de l’Hist. Cal. avec le début de la 2e lettre) dans
un ms. du XVe s. (Douai 797, voir MONFRIN, Introd.*, p. 22): Epistola Abailardi ad amicam suam de
temptacionibus ... et qualiter suam Heloyssam sibi copulavit primitus in amorem et postmodum in uxorem (cf.
Hist. Cal. I. 425 s.). Il se peut que le copiste se soit trompé en lisant amicum suum. Mais ne serait-
ce pas une erreur significative (en faveur de l’argument apporté en n. 32)? Quoi qu’il en soit, le titre
exprime d’une façon bien rudimentaire la conception médiévale des «deux amours».
101. MORGHEN* (p. 153) n’est pas seul à se servir de cette comparaison décorative: «Francesca,
sorella di Eloisa nel rivendicare la fatalità ineluttabile del suo peccato d’amore». Déjà L. A. F. DE
MARCHANGY (La Gaule poétique IV, Paris, 2e éd., 1825, p. 212), en parlant d’Abélard et Héloïse,
évoque «les deux colombes auxquelles Dante compare Françoise et son amant, dont les fantômes lé-
gers sillonnent les ténèbres de l’enfer». – DE ROBERTIS* (p. 8) émet l’hypothèse, qui ne me semble
pas fondée, que Dante ait connu la correspondance et s’en soit inspiré en composant l’épisode de
Francesca (Inf. V). Si jamais il y a un rapport entre les deux textes, ce n’est que dans un détail (le
motif de la lecture dans l’Hist. Cal., I. 332 ss.) qu’on le trouve, et cela ne prouve guère la dépen-
dance littéraire (voir déjà DE RÉMUSAT, I, 52). Ce qui est le plus important c’est que les dernières
études dantesques ont définitivement rompu avec la tradition romantique, pleine de louanges pour
cette autre «victime de l’amour-passion», en mettant l’accent sur son péché, qui – malgré toute la
compassion du poète – mérite la damnation éternelle; voir R. DRAGONETTI, L’épisode de Francesca
dans le cadre de la convention courtoise, dans Aux frontières du langage poétique (Romania Gandensia IX),
Gant 1961, p. 93-116; A. HATCHER, M. MUSA, The Kiss: lnferno V and the old French Prosa Lancelot,
Comparative Literature 20, 1968, p. 93-109; D. H. HIGGINS, The Paolo and Francesca Episode and Ps.
LIV, Forum for Modern Language Studies 6, 1970, p. 273-301.
102. Autre accessoire de la descriptio personae savante; voir DE GANDILLAC* (p. 365), probable-
ment dépendant de Gilson* (p. 110) qui cite H. ADAMS, Mont-Saint-Michel and Chartres, New York,
1933, p. 284: «Héloïse seule, comme Yseult, unit les âges» (c’est-à-dire par sa modernité). Gilson
d’ailleurs semble iréniquement éviter de prendre position en face de tout ce qui est «trop beau pour
être faux», quand il commente: «Pour une femme réelle, devenir aussi réelle qu’un mythe, quel plus
éclatant triomphe!» – Si on cherche à tout prix une comparaison typologique c’est bien plutôt, tou-
te réserve gardée, à Griseldis qu’il faut penser [SCAGLIONE, loc. cit. (n. 51), p. 32].
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38 entre histoire et littérature

de retrouver une logique qui articulerait toute la composition autour de la


synthèse idéale proposée par Abélard et qu’on pourrait traduire par une
seule phrase: «Il n’y a pas deux amours». Quel avantage y a-t-il à détruire
le mythe de l’amour-passion, qui, il faut bien l’avouer, a non seulement
contribué à la postérité vivante d’Héloïse, depuis Pope en particulier, mais
a suscité de véritables chefs-d’œuvre littéraires103? On ne peut guère rester
insensible au charme des pages de Rilke sur la supériorité infinie de la fem-
me qui sacrifie à l’homme ce que celui-ci ne sait pas recevoir104: «Immer
übertrifft die Liebende den Geliebten, weil das Leben größer ist als das
Schicksal. Ihre Hingabe will unermesslich sein: dies ist ihr Glück. Das na-
menlose Leid ihrer Liebe aber ist immer dieses gewesen: dass von ihr ver-
langt wird, diese Hingabe zu beschränken. Es ist keine andere Klage je
von Frauen geklagt worden: die beiden ersten Briefe Heloisens enthalten
nur sie, und fünfhundert Jahre später erhebt sie sich aus den Briefen der
Portugiesin; man erkennt sie wieder wie einen Vogelruf». Ou bien, pour-
quoi le taire? Étienne Gilson nous a peut-être donné un des plus beaux li-
vres qu’un médiéviste ait jamais écrit105. Ce livre s’inspire de la même idée
chrétienne qui a fait dire à Chateaubriand106 que la «créature et le Créa-
teur ne peuvent habiter ensemble dans la même âme», et que l’héroïne mé-
diévale dépasse de loin les héros des tragédies grecques parce qu’elle est
partagée entre le destin de la passion et les peines éternelles de l’Enfer. À
côté de cette vision mythique, n’est-il pas un peu fade de se contenter d’u-

103. Voir n. 12, 26, 35, 65.


104. R. M. Rilke, Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge, Berlin-Vienne 1961, p. 230.
D’autres passages de Rilke sont relevés par DRONKE*, p. 249 ss.
105. Je ne répète pas seulement l’éloge de DE ROBERTIS*, p. 6: «Uno dei più bei libri della cul-
tura europea del nostro secolo», mais – puisque toute recherche a un côté privé – j’ose confesser que
ce n’est pas seulement le premier travail sur le Moyen Âge qui m’ait passionné dans ma jeunesse,
mais encore celui qui m’a un peu décidé à devenir médiéviste. Rompre avec une idée directrice de
Gilson, cela signifie donc regretter une partie de mon propre passé comme on regrette «la jolie foi
de son enfance» (Claudel). Aujourd’hui plus rien ne m’empêche d’appuyer la critique de ROBERT-
SON* (p. 222), que je viens de lire après avoir rédigé ce texte: «One such work, Héloïse et Abélard
by the distinguished medievalist Étienne Gilson, has promoted the credibility of the general tenor
of the legend in modern times»; et celle, bien plus agressive, de F. HEER, loc. cit. (n. 82), Kom-
mentarbd., p. 115: «Auf der Seite Gilsons stehen alle Ästhetizisten, Romantiker und Schöngeister
... (G.), der Abälard durchaus ahistorisch, im Sinne eines nahezu zeitlosen ‘Humanismus’ betrach-
tet ... Nach G. erhoffen Abälard und Heloise von uns, denen sie ihre Privatissima anvertrauen, un
peu d’amour et de pitié. Mag sein. Der geschichtliche Abälard aber verlangt, fordert mehr ...».
106. Chateaubriand, Le génie du Christianisme (1802) 113,5 (I, p. 296, éd. P. Reboul, 1966). Voir
DÖRRIE, loc. cit. (n. 35), p. 332: «Hierbei kommt freilich Chateaubriand nicht zu generellem oder
literarisch fundiertem Urteil: Ihm ist das Maß an Christlichkeit einziger – und mithin auch ästhe-
tischer – Maßstab».
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 39

ne interprétation qui réduit l’amante à la dialectique spirituelle d’une


transformation d’Ève en Marie? Pour Ernst Bloch, dans la fausse conscien-
ce idéologique peuvent se glisser des «espoirs latents» salutaires pour l’a-
venir; il serait bien trop simple de les critiquer au nom d’un objectivisme
historique que Nietzsche et Valéry ont dénoncé comme une autre idéolo-
gie moins bienfaisante107.
30. Nous ne pouvons plus, il est vrai, sacrifier naïvement les avantages
de l’herméneutique historique moderne à quelque historia magistra vitae,
ni, à plus forte raison, à un néoprimitivisme «kitch». Nous ne pouvons
plus nous passer de la méthode qui consiste à comprendre un texte selon
les normes de son propre temps. En tant que médiévistes nous sommes
obligés d’interpréter l’Héloïse des lettres à la lumière de la première ré-
ception présumée de l’œuvre, et non à celle d’un Bussy-Rabutin par
exemple. Mais personne ne peut être un médiéviste pur. Il n’est que natu-
rel que nous éprouvions plus de sympathie pour les sentiments humains de
l’amante que pour la structure édifiante qui semble les réprimer, en nier
les valeurs et les abaisser au niveau d’un palimpseste à peine lisible108. La

107. Voir par exemple L. MARCUSE, Reaktionäre und progressive Romantik, dans Begriffsbestimmung
der Romantik, Wege der Forschung 150, Darmstadt 1968, p. 381: «Mir scheint, dass Novalis’ Idee
von der schönen Harmonie des europäisch-christlichen Mittelalters dieselbe Funktion hatte wie ...
Marx’ Idee von der ursprünglich klassenlosen Gesellschaft. In diesen leuchtenden Gebilden sollte
immer nur ... ein Hintergrund geschaffen werden für die scharfe Kritik an einer Gegenwart ... No-
valis gehört zu jenen ... Aufklärern, die im neunzehnten und zwanzigsten Jahrhundert die ‘Aufklä-
rer’ aufklärten». – Contre l’objectivisme historique voir les pages pénétrantes de S. KRACAUER*, p.
52 ss., 82 ss., 155 ss.
108. On ne peut pas savoir si cette position est bien répandue, parce que généralement on ne
l’affiche pas. Un exemple où elle se dévoile légèrement se trouve dans l’analyse de MISCH* qui s’en
prend à l’Abélard «monastique» de Gilson sans cacher sa propre dépendance philosophique de Dil-
they: «Diese ihre Ideen, wie sie (die Helden des Dramas) selber sie verstanden, die er (G.) als ‘dok-
trinäre’, d.h. lehrhaft festliegende Überzeugungen kennzeichnet, sind durch die christliche Glau-
benstradition einerseits, durch das ... philosophische Lebensideal andrerseits bestimmt. Der für uns,
die wir diese heterogenen Traditionen zu scheiden gewohnt sind, offenbare Gegensatz zwischen ih-
nen erweist sich als die unausgesprochene Grundlage des Konflikts ... Und nun bekommen wir hier
eine Schilderung, ... die umso eindrucksvoller ist, weil der feinsinnige Interpret, der selber fest in-
nerhalb der im Mittelalter ausgebildeten Tradition der katholischen Philosophie und Theologie da-
rinnensteht, von ihr aus die für den Aussenstehenden schwer begreifliche ... pastorale Haltung zu
würdigen weiss ...» (p. 537) ... «Wir vermögen dem sittlich-religiösen Urteil ... nicht zuzustim-
men. Wir finden uns vielmehr ... gedrängt, uns um eine objektive, von der religiös bestimmten
Vormeinung unabhängige Würdigung zu bemühen» (p. 539). «Wir müssen uns bescheiden, dieses
Urteil (Gilsons) mit dem gehörigen Respekt hinzunehmen ...». Celui qui loue comme Gilson la
prière d’Abélard (§ 15): «sieht den Philosophen lediglich als einen ... Repräsentanten des mittelal-
terlichen Katholizismus an, der dabei als das endgültige Lebensmaß gilt. Während wir von den
Aufgaben nicht abzusehen vermögen, die einem Philosophen in zukunftsträchtiger Zeit gestellt
waren, wo noch andere Möglichkeiten als das Priestertum für ihn offen waren, die zu erfüllen ihm
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40 entre histoire et littérature

sympathie en histoire, disent les positivistes, rend aussi aveugle que


l’amour dans la vie109. Cela est souvent juste, en effet, si l’on se rend comp-
te des malentendus causés par ceux qui confondent l’étape de l’analyse her-
méneutique et celle du jugement critique. Mais dès que l’on passe de l’un
à l’autre selon l’ordre logique, l’on est confronté au terrible problème de
«comprendre les auteurs mieux qu’ils ne se sont compris»110. Pétrarque a
formulé ce principe dans une phrase qui servira de devise à la Nouvelle Hé-
loïse de Rousseau et qui pourrait à merveille s’appliquer à l’«ancienne»111:
«Le monde la posséda sans la comprendre; moi je l’ai comprise et je reste
ici-bas à la pleurer». Si l’on tâche de suivre cet exemple au XXe siècle, l’on
risque de brutaliser quelque peu une tradition répressive sous l’apparence
de ses plus beaux monuments. Mais Walter Benjamin nous invite à «re-
brousser» l’Histoire et à «faire sauter sa continuité»112. Jacob Burckhardt

durch den schicksalshaften Gang seines Lebens verwehrt wurde» (p. 678). Voir aussi G. PEPE, Da
san Nilo all’Umanesimo, Bari 1966, p. 24: «L’epistolario diventa la confessione ... cui risponde
un’anima che ha trovato la pace in Dio ... Lo poterono leggere così gli uomini del Medioevo, non
certo Petrarca, tanto meno lo possiamo noi, che, pur se comprendiamo la nobiltà del nuovo Abe-
lardo religioso, amiamo di più l’umana debolezza di Eloisa. Non l’opera di edificazione, che occu-
pa la parte maggiore dell’epistolario, resta eterna, ma la poesia del dolore di Eloisa ...». Le motif de
la pitié, important déjà dans l‘historiographie médiévale (cf. Consolatio* CA 1062 s.), se retrouve
ainsi sous d’autres aspects dans l’herméneutique du romantisme et n’a guère perdu son actualité de-
puis les objections de J. Burckhardt contre l’histoire traditionnelle du succès (voir KRACAUER*, p.
193 ss. pour les racines chrétiennes de cette méthodologie antipositiviste).
109. Voir KRACAUER* (p. 74) défendant Nietzsche contre Collingwood.
110. Pour l’historique de cette formule de Schleiermacher voir H. G. GADAMER, Wahrheit und
Methode, Tübingen 1965, p. 180 ss. («In der Tat liegt in diesem Satz das eigentliche Problem der
Hermeneutik beschlossen»). Voir aussi Th. W. ADORNO, Noten zur Literatur II, Francfort 1961, p.
44 s. sur un passage de Nietzsche commenté par Valéry: «Der Hass versteht den Gegner besser als
er sich selbst. Er vergisst sich, wir vergessen ihn nicht. Wir nehmen ihn durch die Wunde wahr ...».
111. Frontispice de Julie ou la Nouvelle Héloïse: «Non la connobbe il mondo, mentre l’ebbe:
Connobill’io ch’a pianger qui rimasi».Voir aussi P. VON WINTERFELD, Deutsche Dichter des lateinischen
Mittelalters, Munich 1913, p. 465: «Sie (Heloise) ist so modern, dass ich geradezu sagen muss, erst
heute ist die Zeit gekommen, die sie verstehen kann»; p. 469: «Ein Seelenkampf ..., den erst wir
Menschen von heute wieder voll mitzuleben vermögen». G. MOORE, lettre-préface à C. K. SCOTT
MONCRIEFF, The Letters of Abelard an Heloise, Londres 1925, p. XVII: «(Abelard) ... was hunted to dea-
th ... without exciting the world’s pity ... Eight hundred years have done little or nothing to remove
England’s attitude of stiff reserve toward a man to whom ...». «It was ... her melodramatic tears that
saved the story for eight hundred years from poetry, reserving it for my nineteenth century prose».
112. W. BENJAMIN, Eduard Fuchs ... (1937), dans Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Re-
produzierbarlkeit, Francfort (Suhrkamp) 1963, p.110-112 (= Angelus Novus, ib. 1966, p. 303 s.) dans
ce contexte: « Es ist niemals ein Dokument der Kultur, ohne zugleich ein solches der Barbarei zu
sein. Dem ... ist noch keine Kulturgeschichte gerecht geworden ... Sie vermehrt wohl die Last der
Schätze, die sich auf dem Rücken der Menschheit häufen. Aber sie gibt ihr die Kraft nicht, diese
abzuschütteln, um sie dergestalt in die Hand zu bekommen». (Voir aussi idem, Zur Kritik der Ge-
walt, 1965, p. 83 s.). L’influence directe et indirecte de Benjamin transparaît dans les travaux
d’Adorno, Kracauer et Habermas. Voir par ex. Th. W. ADORNO, Über Tradition dans Ohne Leitbild,
Parva Aesthetica, Francfort (éd. Suhrkamp 201) 1967, p. 29 ss., p. 34 s.: «Wie die in sich verbisse-
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le silence d’heloïse et les ideologies modernes 41

lui-même, dans le sillage de Schopenhauer, s’est avant tout proposé de tra-


vailler dans l’indignation et de «reconstruire les procès perdus» d’un pas-
sé injuste, dominé par les succès des plus forts113.
31. Les malentendus romantiques à propos d’Héloïse se montrent alors
sous un autre jour. Ce sont des réactions irréfléchies à un texte perçu com-
me une synthèse artificielle de deux tendances pour nous irréconciliables.
Bien que cette synthèse du corps et de l’âme dans l’amour humain, qui at-
teint sa plénitude dans l’adoration de Dieu, ait été réellement et sincère-
ment crue possible par les auteurs et par les lecteurs du Moyen Âge, l’his-
torien n’a pas le devoir de s’identifier à la signification qu’il vient ainsi de
reconstituer114. Il lui faut plutôt dépasser le point de vue de l’observateur
pour déceler un sens caché qui nous concerne.

ne Tradition ist das absolut Traditionslose naiv ... Inhuman aber ist das Vergessen, weil das akku-
mulierte Leiden vergessen wird; denn die geschichtliche Spur ... ist immer die vergangenen Leidens
...»; p. 37: «... das wahrhafte Thema der Besinnung auf Tradition, das am Weg liegen Gebliebene,
Vernachlässigte, Besiegte, das unter dem Namen des Veraltens sich zusammenfasst». KRACAUER*
p. 25 sur «l’aventure la plus passionnante de l’histoire: retrouver dans chaque génération les tren-
te-six justes qui, selon la légende juive, empêchent la fin du monde, sans eux inévitable». J. HA-
BERMAS, loc. cit. (n. 10), p. 284: «Gadamers Vorurteil ... bestreitet die Kraft der Reflexion, die sich
doch darin bewährt, dass sie den Anspruch von Traditionen auch abweisen kann ...». Idem, Technik
und Wissenschaft als «Ideologie», Francfort (Suhrkamp) 1968, p. 164: «Erst wenn Philosophie im dia-
lektischen Gang der Geschichte die Spuren der Gewalt entdeckt, die den immer wieder anges-
trengten Dialog verzerrt und aus den Bahnen zwangloser Kommunikation immer wieder hinaus-
gedrängt hat, treibt sie den Prozess ... voran: den Fortgang der Menschengattung zur Mündigkeit».
113. J. BURCKHARDT, Weltgeschichtliche Betrachtungen et Historische Fragmente, Gesamtsaug. Berlin-
Leipzig 1929, VII, p. 73, 264, 225. Voir K. LÖWITH, Jacob Burckhardt, Stuttgart 1966, p. 12 ss., 79
s., 103 ss.; KRACAUER*, p. 40, 185, 192 ss. (qui montre en même temps l’hésitation de B. entre l’in-
térêt antiquaire et l’intérêt actuel, entre l’histoire du succès et celle du malheur). Voir aussi W. VON
DEN STEINEN, Das Vergebliche in der Weltgeschichte (1954), Geschichte als Lebenselement, Bern 1969, p.
24-42 (et mon appréciation dans Zeitschrift für deutsches Altertum und deutsche Literatur 97, 1969, p.
306-321). F. GRAUS, Zur Gegenwartslage der Geschichtswissenschaft, Schriften der Justus-Liebig-Universität
Giessen 8, 1969, p. 12: «Dadurch hat sich aber ... auch das Bild der Vergangenheit gewandelt. Sie
liegt nun nicht mehr hinter uns ...; sie nimmt auf einmal chaotische, drohende Züge an; sie ist un-
geordnet, voll von Siegen des Unrechts und der Gewalt, ein Friedhof versäumter Möglichkeiten».
La plus importante publication récente sur la tâche «destructive» de l’historien envers les deux idéo-
logies de la légitimation des puissants et de la consolation des faibles par un passé hypostasié me
semble I. H. PLUMB, Die Zukunft der Geschichte, Vergangenheit ohne Mythos, (trad. de l’anglais, 1968),
Munich (List) 1971, qui réserve une large place au médiévisme. – Pour l’idée d’une histoire littérai-
re par «négation» voir JAUSS*, p. 231 ss. (contre la catégorie répressive des chefs-d’œuvre classiques
et l’autorité de l’héritage culturel comme «philologische Metaphysik»); J. HERMAND, Synthetisches
Interpretieren, Zur Methodik der Literaturwissenschaft, Munich 1968, p. 240 s. (sur Nietzsche: «Nur wer
die Zukunft baut, hat ein Recht, die Vergangenheit zu richten», et sur Brecht: «Die Ablagerungen
überwundener Epochen (bleiben) in den Seelen der Menschen noch lange liegen»).
114. Voir les réflexions toujours actuelles de Marc BLOCH* (1941), p. 25 s. sur l’histoire «ex-
ploratrice hardie, non éternelle élève des âges révolus», auxquelles fait écho récent chez G. DUBY*
p. 24 s.: «... la vision qu’une société se forme de son destin, le sens qu’elle attribue, à tort ou à rai-
son, à sa propre histoire interviennent comme ... l’un des soutiens parmi les plus décisifs, d’une vo-
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42 entre histoire et littérature

32. Or notre texte n’a pas supprimé toutes les traces des valeurs qui
pourraient nous intéresser. À l’opposé de tant d’épîtres médiévales sur les
tentations de la chair, le contemptus mundi et la chasteté, et plus que la lettre
de Pierre le Vénérable (malgré sa profonde analogie intentionnelle)115, la
correspondance peint avec les couleurs les plus vivantes une sensibilité
pleinement humaine luttant contre l’idéal ascétique. Malgré son intention
édifiante, ou plutôt grâce au paradoxe fondamental de la felix culpa, elle est
un des plus précieux témoignages sur le désir et les aspirations naturelles,
à une époque qui en faisait peu de cas. Puisque cette voix réprimée de la
convoitise (comme l’on disait alors) s’élève contre la volonté édifiante du
texte, celui-ci peut être lu à l’envers, comme on lirait les protocoles de l’In-
quisition pour comprendre les motifs des hérétiques116.
33. Mais quel sens pourrait-il y avoir à faire le procès de contenus idéo-
logiques révolus, et qui dans leur temps furent peut-être un immense
bienfait? La critique de l’Histoire, non seulement de celle des archives,
mais de celle de la mémoire restée vivante jusqu’à nous, est légitime et né-
cessaire. La synthèse d’Héloïse, abbesse et amante, qu’on a comparée à un
sic-et-non existentiel, est une construction extraordinaire, qui contient
pourtant déjà quelques-unes des fissures qui feront plus tard craquer l’uni-
té idéologique du monde médiéval117. Bien longtemps après cette crise,
Paul Claudel ressuscite l’ancienne harmonie des «deux amours» dans la sa-

lonté de sauvegarder ou de détruire un système de valeurs, comme le frein ou l’accélérateur du mou-


vement qui ... conduit ... les comportements à se transformer».
115. Voir § 15.
116. Les efforts critiques de R. BULTOT dans ses études sur le contemptus mundi médiéval me sem-
blent aujourd’hui bien justifiés du point de vue méthodologique, malgré mes réserves précédentes
(Consolatio* T 823, CA 539 ss.) qui étaient encore dominées par l’herméneutique absolue du «tout
comprendre c’est tout pardonner». (Voir par ex. BULTOT, Anthropologie et spiritualité, Revue des sciences
philos. et théol. 51, 1967, p. 7 s.: «La démarche de l’historien n’est pas simple, mais double: elle
consiste d’abord en une opération de coïncidence avec l’auteur étudié, elle requiert ensuite un débor-
dement qui le situe ... En se bornant à faire coïncider sa description avec l’univers mental et axiolo-
gique subjectif des hommes du passé, repris de l’intérieur, on se condamne à partager leurs éven-
tuelles illusions ...»).
117. L’unité a toujours été idéologique dans le sens où elle ne correspondait que très partielle-
ment à la réalité sociale. Pour les questions de principe voir n. 38, 118 et DUBY*, p. 18 ss. (qui
compare l’époque d’Abélard à celle de Jean de Meun pour éclairer la lenteur de l’évolution idéolo-
gique par rapport au mouvement des infrastructures). Les tensions et contradictions de la vision du
monde d’Abélard et d’Héloïse ont souvent été exagérées. Néanmoins on trouve des éléments utiles
à la discussion de ce point chez MISCH*, p. 392 ss.; 523 ss.; VON DEN STEINEN, Kosmos*, p. 285 ss.;
M. SEIDLMAYER, Das Mittelalter, Göttingen 1967, p. 50 ss.; O. WEBER, Gottfrieds von Strassburg Tris-
tan und die Krise des hochmittelalterlichen Weltbildes um 1200, Stuttgart 1953, II, p. 168-209 (sur Abé-
lard) et le compte rendu de P. E. SCHRAMM:W. von den Steinen, Vom heiligen Geist des Mittelalters, Bres-
lau 1926, Historische Zeitschrift 147, 1933, p. 546 ss. (sur Abélard).
01-eloise 9-09-2005 10:18 Pagina 43

le silence d’heloïse et les ideologies modernes 43

gesse du renoncement; Pierre-Jean Jouve la brise, peut-être malgré lui, en


évoquant la schizophrénie criminelle de Paulina118. D’autres, et parmi eux
des médiévistes, se plaisent à l’utiliser pour toucher un public en quête
d’évasions exotiques, de paradis artificiels ou de sensations passionnantes
et terribles. Sur ce dernier point il suffit de voir l’inconséquence commise
par ceux qui, après avoir transformé le destin d’Héloïse en «histoire d’in-
continence», se lamentent sur son endurcissement dans le péché pour finir
par célébrer une «volonté de fer» qui n’a «jamais trahi» la grandeur de sa
passion119. Peut-on rester impartial devant ces dernières résurgences d’un
néoplatonisme sénile, devant le mythe dégradé du grand cauchemar dua-
liste qui a si longtemps domestiqué le secteur le plus intime de la vie so-
ciale en Occident?

118. Voir en général CL. FOUCARD, Le mythe du Moyen Âge dans la littérature française à la fin du
dix-neuvième siècle, Thèse, Kiel 1969, qui souligne bien «le caractère de réaction contre le présent,
de fuite hors de la réalité vécue vers un passé idyllique», la défense des idées conservatrices dans les
crises de la Troisième République.
119. GILSON*, p. 22, 124; TRUC* (p. 94) s’exclame: «Comment ne pas demeurer plein d’effroi
dans notre admiration?» Cette schizophrénie de vouloir adorer l’amour-passion à la Stendhal tout
en défendant une certaine morale ecclésiastique (voir aussi n. 6), qui d’ailleurs ne passe ni pour la
plus moderne ni pour la plus évangélique à l’intérieur de l’ecclesia peregrinans d’aujourd’hui, me fait
en effet plutôt penser à Claudel et Mauriac qu’à la réalité historique du Paraclet. Voir aussi MISCH*,
p. 539 qui se moque poliment d’un résultat paradoxal de GILSON (p. 93 s.): «Héloïse ne manque
d’émouvoir davantage», mais c’est Abélard «qui a raison».
02-collationes d'abelard 9-09-2005 10:29 Pagina 45

2. LES COLLATIONES D’ABÉLARD ET LA «QUESTION JUIVE»


AU XIIe SIÈCLE*

Un texte peut devenir incompréhensible, non par manque, mais par ex-
cès d’attention de la part des chercheurs, quand le sujet les intéresse plus
que le texte lui-même, et qu’ils négligent son objectif, sa situation histo-
rique et le type de discours auquel il s’apparente. C’est ce qui est arrivé aux
Collationes d’Abélard, œuvre bien connue mais trop souvent étudiée dans
une optique étroite qui l’a réduite à sa valeur de document sur les rapports
entre juifs et chrétiens au Moyen Âge. C’est pourquoi les réponses à la
question primordiale de son sens et de son contexte historique ne peuvent
surgir que d’une relecture attentive et intégrale du texte, et ce d’autant
plus que nous ignorons presque tout des circonstances biographiques dans
lesquelles Abélard l’a composé et du public auquel il s’est adressé1.
Les Collationes nous sont parvenues à travers six manuscrits, dont trois
seulement datent du Moyen Âge. La première édition fut publiée par
Franz Rheinwald en 18312. Cet éditeur a, le premier, imposé des choix qui
ne furent plus remis en question avant la deuxième moitié du XXe siècle,
et en particulier un titre: “Dialogue entre un philosophe, un juif et un

* Cet article a été publié la première fois dans Studi medievali 41.2 (2000), 505-548. Il reprend
une introduction allemande, destinée à un plus large public, parue dans Interpretationen zu Haupt-
werken der Philosophie im Mittelalter, éd. Kurt FLASCH, Stuttgart 1998, 129-150. Je remercie Jean-
Claude SCHMITT de m’avoir donné l’occasion d’en présenter le résultat dans le cadre d’un séminai-
re de l’E.H.E.S.S. sur les débats entre juifs, musulmans et chrétiens au Moyen Âge, ce qui m’a per-
mis de remédier à quelques lacunes et conclusions hâtives de ma première lecture. L’abondante bi-
bliographie relative aux Collationes (en particulier les articles de Maurice DE GANDILLAC) m’a aidé
à percevoir chez Abélard l’ambiguïté d’une conception philosophique du judaïsme, qui ne se ré-
duit pas à une simple alternative entre polémique et tolérance. – Cette nouvelle version de l’article
utilise l’édition critique de J. MARENBON et G. ORLANDI, parue en 2001. La bibliographie a été
mise à jour en 2004.
1. En ce qui concerne le manque d’informations sur la genèse du texte, il est significatif que la
récente biographie de CLANCHY réserve si peu de place aux Collationes.
2. Anecdota ad historiam ecclesiasticam pertinentia I, Berlin 1831, repris par MIGNE, PL 178, 1609-
1684.
02-collationes d'abelard 9-09-2005 10:29 Pagina 46

46 entre histoire et littérature

chrétien”. Dans l’incipit du manuscrit le plus fiable ainsi que dans une ci-
tation de l’œuvre par Abélard lui-même3, il est désigné sous le titre géné-
ral de Collationes, ce qui signifie “entretiens” ou “colloques”, mais égale-
ment “comparaisons” ou “échanges de vues”4. Tant qu’à ajouter un titre
qui rende compte du sens de l’œuvre, celui de l’élégante traduction de
Maurice de Gandillac: “Dialogue d’un philosophe avec un juif et un chré-
tien”5 est préférable à celui de Rheinwald et des éditeurs successifs jusqu’à
Rudolf Thomas6.
Le premier éditeur a également imposé une datation de l’œuvre qui n’a
été contestée que récemment. Le texte aurait été composé dans les der-
nières années d’Abélard; commencé en 1141, date de la condamnation de
l’auteur par le concile de Sens et de son retrait à Cluny, il aurait été inter-
rompu par sa mort en 1142. L’œuvre serait donc un fragment. La longévi-
té de cette hypothèse tient sans doute au besoin de compléter les obscuri-
tés d’une biographie trop peu connue par des traits romanesques (phéno-
mène encore plus éclatant dans les études sur les lettres d’Héloïse et Abé-
lard7). En 1985, Constant Mews a montré avec plus de vraisemblance que
ce texte pourrait avoir été écrit au cours des années les plus actives d’Abé-
lard, quand, après que le concile de Soissons eut condamné sa Theologia
summi boni, il en élabora une version élargie et approfondie, la Theologia
christiana, qu’il termina en 1124. Dans les Collationes, cet ouvrage est cité
deux fois. Le Philosophe le loue, jugeant que l’envie “ne réussit pas à faire
disparaître cette admirable œuvre de théologie, mais au contraire en aug-
menta la gloire”8. Mews a également rejeté l’hypothèse d’une œuvre in-

3. Expositio in Hexaemeron, PL 178, 768B.


4. MEWS, 104-105.
5. Il a d’ailleurs déjà été proposé par PAYER dans sa traduction anglaise.
6. Voir la bibliographie
7. MOOS, Le silence, et idem, Heloise und Abaelard. Eine Liebesgeschichte vom 13. zum 20. Jh.,
Mittelalter und Moderne, éd. P. SEGL, Sigmaringen 1997, 77-92. Sur cette “histoire d’amour” il exis-
te un grand nombre de biographies plus ou moins sentimentales destinées au grand public. Le dé-
bat sur l’authenticité de la correspondance d’Héloïse et d’Abélard, qui n’a finalement abouti à au-
cune certitude, semble avoir ralenti ce zèle biographique pour quelques années, mais, depuis 1996,
d’éminents médiévistes n’ont apparemment plus pu résister à la tentation de ressusciter ce genre
populaire. Sed non est hic locus.
8. Coll. 4 (infra n. 18), 1497-1503. MEWS, 104-126. Ce résultat semble généralement accepté
aujourd’hui (CLANCHY, 242), même par des érudits qui, comme M. DE GANDILLAC (Introd. à sa tra-
duction, 9) ou J. JOLIVET (Abelardo, 71), ont longtemps interprété le texte comme une œuvre de
vieillesse. MARENBON, qui, en 1992 doutait encore de la datation de MEWS (Abelard’s Ethical theo-
ry, 302-303), y trouve “very strong arguments” en 1997 (The Philosophy, 66), et ajoute: “Mews is
now inclined (personal communication) to favour 1126 to 31”. Cette nouvelle datation, si elle se
02-collationes d'abelard 9-09-2005 10:29 Pagina 47

les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 47

achevée9. Les sujets annoncés ne sont effectivement pas tous développés,


mais c’est pour un autre motif: si Abélard les expose sans en résoudre
toutes les contradictions, procédé qu’il avait déjà utilisé dans le Sic et non,
– collection d’autorités patristiques discordantes –, c’est afin d’inciter à la
reflexion plutôt que de proposer des solutions définitives.
L’œuvre se situe donc dans la période la plus productive de la vie d’Abé-
lard. Il se dédiait alors autant à la théologie qu’aux arts du langage, com-
posant des œuvres de dialectique, de grammaire et peut-être même une
rhétorique (aujourd’hui perdue) dans l’intention de démontrer une idée
centrale de Boèce, l’unité rationnelle de tout savoir, profane ou religieux.
Les Collationes pourraient avoir été composées entre 1125-26, au “Paraclet”
près de Troyes, alors qu’en dépit de conditions difficiles, il avait repris dans
le “désert” champenois l’enseignement interrompu à Paris. D’autres œuvres
de la même époque présentent avec les Collationes de grandes affinités. Le
Soliloquium de 1122, autre dialogue avec lui-même, entre les deux person-
nages Petrus et Abaelardus, s’attache à démontrer la nécessité de la dialec-
tique pour la foi; la Lettre XIII à un antidialecticien inculte, écrite vers
1130, traite du même sujet10. Du Sic et non de 1121-26, les Collationes re-
prennent deux idées majeures: le rejet de l’argument d’autorité et le primat
de la quête de la vérité sur tout savoir acquis. De plus, elles anticipent une
pensée radicale d’une œuvre plus tardive, du Scito te ipsum ou Éthique de
1138: l’indifférence de l’acte face à la seule valeur morale de l’intention11.

***

Les protagonistes du dialogue, qui se présente sous la forme littéraire


d’une “vision nocturne”, ne sont pas des personnages historiques, mais les
symboles de trois croyances divergentes par leurs lois et coutumes, mais
unies par un monothéisme dont l’évidence n’est pas remise en cause. Le pre-
mier se contente de la loi naturelle instaurée par Dieu: c’est “un gentil ap-
pelé philosophe”. Les deux autres, le Juif et le Chrétien, se réfèrent à des
lois écrites, l’Ancien et le Nouveau Testament12. La religion naturelle est

confirmait, permettrait de mieux expliquer les affinités de l’œuvre avec le Scito te ipsum, écrit en
1138 (BUYTAERT, LUSCOMBE, XXVII). Ce qui reste sûr, c’est que les Coll. ne sont pas le testament
d’un moribond.
9. MEWS, 107-109.
10. SMITS (éd.), 172-188.
11. LUSCOMBE (éd.), cf. XXIV-XXXVII.
12. Coll. 1.
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48 entre histoire et littérature

ainsi confrontée aux religions du Livre. La question essentielle est de savoir


si la raison naturelle, innée chez tous les hommes, suffit à assurer le bon-
heur, ou si la Révélation en est le complément indispensable. Ces dramatis
personae sont également les représentants des trois étapes de l’histoire du sa-
lut, traditionnellement désignées par “avant, sous et après la Loi de Moï-
se”13. Ce n’est pourtant pas un ordre purement chronologique, puisque les
personnages s’expriment au nom de traditions permanentes qui s’affrontent
encore à l’époque d’Abélard. Mais ils ne sont pas non plus uniquement des
partisans d’opinions en cours au XIIe siècle. Le dialogue se situe en-dehors
du genre théologique des controverses entre chrétiens, juifs et musulmans,
qui prend son essor à la même époque14. Il joue plutôt sur l’ambiguïté entre
l’apologétique du XIIe siècle et une spéculation profondément atemporelle
sur les trois approches possibles de la question religieuse.
Les trois personnages se réclament chacun de “leur secte” et cherchent
l’arbitre impartial qui n’appartienne à aucune. Dans une version alleman-
de, secta a été traduit avec neutralité par “Glaubensrichtung” (orientation
spécifique d’une croyance), ce qui efface toute connotation péjorative15. Ce
terme pourrait pourtant avoir été inspiré à Abélard par un passage de la
Consolation de Boèce, dans lequel Philosophia se plaint des “sectes” stoï-
ciennes et épicuriennes, qui ont déchiré son vêtement, symbole de l’unité
et de l’universalité de la philosophie telle qu’elle a été définie par Platon16.
Chez Abélard il désigne également des forces particularistes qui partagent
le monde. La multiplicité de l’opinion dissout la vérité une et indivisible.
Dans ce préambule, le christianisme semble donc être considéré comme
une “secte”.
L’arbitre impartial qui n’appartiendrait à aucune des trois “sectes” est
évidemment introuvable. Le Philosophe, dont la mission est la recherche
de la vérité au-delà des opinions acquises, dans la plus haute discipline de
la philosophie, l’éthique ou “science du souverain bien”, s’efforce le pre-
mier de dépasser ses propres limites afin de déterminer laquelle des deux
autres “sectes” s’accorde le mieux à la raison17. Ayant trouvé “sots” les juifs
et “insensés” les chrétiens, il propose de consulter un chrétien extraordi-

13. LIEBESCHÜTZ, 8-9.


14. SANTIAGO-OTERO, SCHRECKENBERG.
15. KRAUTZ, 9.
16. Phil. Cons. pr. I, 1. 4-5. Dans la tradition écclésiologique, une image analogue, la tunica in-
consutilis desuper contexta per totum de Jn. 19. 23, désigne traditionnellement l’unité de l’Eglise.
17. Coll. 2.
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 49

naire, instruit autant dans les arguments philosophiques que dans les deux
religions du Livre: Abélard, célèbre par une œuvre de théologie que la per-
sécution n’a rendue que plus glorieuse18. (La condamnation de Soissons
n’avait donc guère diminué chez l’auteur la certitude de sa valeur19). Le
Philosophe confère quelque ambivalence à l’épithète “chrétien”. Il se dé-
fend d’apparenter Abélard à l’une des “sectes” qu’il vient de dénigrer, cel-
le qui est “folle”: “je ne voulais pas t’offenser, toi que l’on dit chrétien”
(comme si le mot ne désignait pas la chose)20, il s’incline devant le “chré-
tien de renom” et laisse entrevoir que la dernière en date des trois
croyances pourrait bien être la plus apte à juger les autres et à apporter une
sorte de convergence. Nous nous trouvons, ainsi, confrontés d’emblée non
seulement à un conflit entre religions, mais à deux conceptions du chris-
tianisme, l’une sectaire et vulgaire, l’autre ouverte et éclairée. C’est au re-
présentant de la seconde qu’on demande l’arbitrage.
Abélard accueille le compliment avec ironie, le taxant de flatterie. Tout
en refusant de prendre parti et de se prononcer il accepte au moins de pré-
sider, non comme “juge”, mais comme “disciple”, souhaitant uniquement
apprendre en écoutant et examiner les arguments afin de distinguer l’es-
sentiel de l’accessoire. Salomon a dit: “en écoutant, le sage devient plus
sage”. Citant Augustin et anticipant Leibniz, l’ego d’Abélard affirme: “Il
n’est ni si fausse doctrine que ne s’y mêle quelque vérité, et aucun débat
n’est si frivole qu’on ne puisse en tirer quelque enseignement”21. Abélard

18. Coll. 4: Quod vero ingenii tui sit acumen, quantum philosophicis et divinis sententiis memorie tue the-
saurus habundet, preter consueta scholarum tuarum studia, quibus in utraque doctrina pre ceteris omnibus ma-
gistris, etiam tuis, sive ipsis quoque repertarum scientiarum scriptoribus constat te floruisse; certum nobis se pre-
buit experimentum opus illud mirabile theologie quod nec invidia ferre potuit nec auferre prevaluit, sed glorio-
sius persequendo effecit.
19. GANDILLAC (Le ‘Dialogue’, 4; Genèses, 165) trouve cette position arbitrale “scabreuse”. Il ne
me semble pas nécessaire de moraliser ici sur la trop célèbre superbia d’Abélard, reconnue dans l’Hist.
cal. comme l’une des tentations majeures du héros de cette confession. Je soulignerai plutôt l’élé-
gance avec laquelle Abélard sait résoudre le problème de l’impartialité d’un arbitre chrétien face à
un coreligionnaire et à un païen. Selon R. VOSS (cf. n. 149), 45, ce même problème est à l’origine
des contradictions et des maladresses de l’Octavius de Minucius Felix, dialogue du IIe siècle traitant
d’un sujet assez voisin.
20. Coll. 3: comperi Iudeos stultos, Christianos insanos, ut tamen salva pace tua, qui Christianus diceris,
ista loquar.
21. Coll. 5: Quia tamen hoc ex condicto et pari statuistis consensu et de viribus vestris singulos vestrum
confidere video, nequaquam ausibus vestris nostra erubescentia inferet repulsam, presertim cum ex his aliquam
percipere me credam doctrinam. Nulla quippe, ut quidam nostrorum meminit, adeo falsa est doctrina, ut non
aliqua intermisceat vera, et nullam adeo frivolam esse disputationem arbitror, ut non aliquod habeat docu-
mentum [cf. Augustin. Quaest. ev. II 40, CC 44B, 98]. Unde et ille maximus sapientum in ipso statim Pro-
verbiorum [1.5] suorum exordio lectorem sibi attentum preparans ait: Audiens sapiens sapientior erit, intelli-
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50 entre histoire et littérature

n’est donc pas seulement l’auteur, mais un personnage du dialogue. Son


rôle est celui du lecteur implicite, du lecteur modèle de son livre. Il in-
dique comment il faut le lire: en s’instruisant et en renonçant à juger. De
même que dans le Sic et non, il confronte des opinions divergentes, aux-
quelles l’auteur ne s’identifie qu’en partie, mais qui sont matière à ré-
flexion. À la fois philosophique et littéraire, ce texte, qui s’attache plus aux
problèmes qu’aux solutions, est, contrairement à la future disputatio sco-
lastique orientée vers la determinatio finale du maître, un des rares authen-
tiques dialogues du Moyen Âge22. Le ton ne manque pas d’humour et le
rapport mutuel des personnages y est le plus souvent amical. Les rares
pointes polémiques sont presque toutes dirigées contre des tiers absents.
L’œuvre se divise en deux dialogues (ou collationes) séparés. Le Philo-
sophe, personnage central et omniprésent, interroge successivement le Juif
puis le Chrétien sur l’apport de leurs lois respectives à la quête du Bien su-
prême. Le quatrième personnage, l’ego d’Abélard, n’intervient que deux
fois, à la manière d’un arbitre qui rappelle la règle du jeu. Il n’y a donc pas,
comme dans les controverses apologétiques, confrontation directe entre
juifs et chrétiens. Toute discussion délicate, par exemple sur la personnali-
té du Christ, est soigneusement écartée. Ce ne sont pas deux religions du
Livre qui s’affrontent; elles sont toutes deux mises à l’épreuve par la raison
philosophique, laquelle, loin d’être profane, incarne l’unité de la sagesse
divine, intrinsèque au Logos grec et au Verbum latin23.
C’est la philosophie qui dicte la règle du jeu, tour à tour transgressée,
puis rappelée tout au long du débat: ne sont admises que les seules pré-
misses acceptables par tous les participants, les textes saints ne constituant
pas des autorités24. Ces prémisses doivent être universelles et incontes-
tables, qu’il s’agisse “d’opinions respectables” (endoxa) ou de “principes”
(per se nota), selon la distinction établie par la tradition des Topiques depuis
Aristote, à laquelle Abélard a consacré tout un traité de logique25. Le prin-
cipe irréfutable et commun, entraînant immédiatement le consensus géné-
ral, est le désir du summum bonum. Le débat tourne autour des diverses dé-

gens gubernaculum possidebit. Et Iacobus apostolus [ 1.19]: Sit, inquit, omnis homo velox ad audiendum, tar-
dus autem ad loquendum. L’idée de l’utilité partielle de chaque effort intellectuel est proverbiale de-
puis Pline le Jeune, Ep. III 5.10: Nullus est liber tam malus, ut non aliqua parte prosit.
22. Sur la culture dialogale du XIIe s. cf. MOOS, Schriftlichkeit et Le dialogue latin, 1019-1223.
23. Coll. 72, infra n. 112; JOLIVET, Abélard, 90; Abelardo, 77-79.
24. Coll. 6, 73-77, infra, 72-74.
25. Super Topica glossae, 205-330 (Logica ingredientibus); MOOS, Die angesehene Meinung, ch. I et In-
troduction.
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 51

finitions possibles du souverain bien et ne dépasse guère ce niveau relati-


vement abstrait. Comme dans un syllogisme, les prémisses ébauchent déjà
la conclusion, la convergence finale se prépare d’entrée de jeu26.
Si l’on compare les deux dialogues entre eux, on peut observer un chan-
gement de structure. Dans le premier, le Philosophe prend l’initiative et di-
rige la discussion; dans le second, il cède le terrain au Chrétien. On peut y
déceler une conviction centrale d’Abélard: le judaïsme, la philosophie gré-
co-romaine et le christianisme sont pour lui les étapes d’un progrès conti-
nuel vers une spiritualité et une rationalité de plus en plus parfaite27. Entre
les diverses étapes de ce développement, nulle rupture. Le précédent n’est
pas complètement nié par le suivant, mais, pour employer le terme de He-
gel, “aufgehoben”, à la fois aboli, conservé et élevé à un niveau supérieur.
Cette idée d’histoire du salut transformée en histoire du progrès intellec-
tuel absorbe toute question d’identification historique. Les personnages ne
sont ni des contemporains ni des protagonistes d’une sorte de “dialogue des
morts” à la manière de Lucien, mais les types métahistoriques de ce qu’Abé-
lard entendait par tradition juive, hellénique et chrétienne. Ils symbolisent
trois visions de Dieu et du monde qui se sont combattues pendant des
siècles et qu’il s’agit, enfin, de faire dialoguer rationellement.
Chacun des personnages connaît d’avance les positions respectives des
autres et utilise le même fonds de citations bibliques, antiques et patris-
tiques, dans lequel Abélard a lui-même constamment puisé, ce qui montre
bien que ce dialogue n’est qu’un soliloque déguisé. Bien que l’argument
d’autorité soit catégoriquement exclu en faveur de celui de raison pure, les
autorités elles-mêmes sont abondamment citées. Si des transgressions dé-
libérées de la règle du jeu apparaissent, elles sont aussitôt critiquées; les ré-
férences scripturaires ou philosophiques sont néanmoins le plus souvent
parfaitement conformes à cette règle essentielle: il faut “juger les autorités
et non par elles”, de ipsis prius quam per ipsa iudicandum28. Ce ne sont pas des
preuves; elles n’ont que valeur informative ou maïeutique.
Le Philosophe, contre toute vraisemblance, cite fréquemment la Bible,
soit pour réfuter les interprétations juives ou chrétiennes, soit pour étayer
ses propres thèses, ce qui peut produire un effet ironique d’argumentum ad
hominem, parce qu’il se moque ainsi de ceux qui reconnaissent ces citations

26. GANDILLAC, Le ‘Dialogue’, 6.


27. LIEBESCHUETZ; MOOS, Das Literarische, 437-443 et Geschichte als Topik, 238-285.
28. Coll. 77, infra, 72.
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52 entre histoire et littérature

comme arguments d’autorité. On y trouve aussi un grain d’humour quand


par exemple le Philosophe appelle saint Paul magnus vester philosophus et
saint Augustin vester maximus philosophus29. Le Juif et le Chrétien utilisent
les auteurs classiques de la même façon, s’essayant à leur tour à battre l’ad-
versaire avec ses propres armes.
Les personnages montrent certains traits caractéristiques qui rappellent
l’évolution de la pensée humaine à travers les trois étapes qu’on vient
d’évoquer. Le plus ambivalent des trois est sans doute le Philosophe. S’il
est le prédécesseur des autres, il est également le maillon intermédiaire
entre le Juif et le Chrétien, car la loi naturelle est à l’origine de toute mo-
rale et demeure une obligation permanente que le christianisme a faite
sienne tout en la réformant. Le Philosophe s’exprime au nom de ceux qui
ne suivent pas une loi particulière, que ce soit celle de Moïse ou l’Évangi-
le, mais uniquement la loi morale inscrite dans la conscience (selon Rom.
2.14-15). Il se réclame de la prescription fondamentale des deux religions
du Livre, celle de l’amour de Dieu et du prochain, a priori qui, avec celui
du Bien suprême, est commun à tous30. Il se réclame de l’élite de tous les
justes et sages depuis Abel, qu’il place dans une généalogie assez inhabi-
tuelle. Nous y trouvons Noé, Abraham, Énoch, Job31, Socrate, Platon, Sé-
nèque, Épicure et Plotin32. C’est pour cette raison métahistorique que le
Juif le considère comme le descendant d’Ismaël, ce premier fils d’Abra-
ham, circoncis à l’âge de douze ans en même temps que tous les autres gar-
çons de la maison du patriarche, qu’ils soient d’origine juive ou étrangè-
re33. Bien que l’Islam se réclame de cette même première circoncision, il
n’y a aucune raison de voir là une allusion à cette religion “ismaélite”. Le
Philosophe n’a rien d’un musulman, puisqu’il ne reconnaît pas de livre
saint et refuse l’appartenance à une “communauté textuelle”34. L’identifi-
cation à la tribu d’Ismaël, qu’il ne soutient d’ailleurs pas lui-même, a sans
doute été placée par Abélard dans la bouche du Juif afin de justifier l’une
de ses idées préférées: l’interprétation prophétique de la Genèse confirme

29. Coll. 112, 99.


30. Coll. 20. Sur l’importance du concept de la “loi inscrite dans le cœur” tant dans la réforme
spirituelle que dans la “Renaissance” intellectuelle du XIIe siècle cf. Giles CONSTABLE, The Refor-
mation of the Twelfth Century, Cambridge 1996, 262-278 et Rudolf WEIGAND, Die Naturrechtslehre
der Legisten und Dekretisten ..., Munich 1967, 259-282.
31. Coll. 20, 25, 39, 60.
32. Coll. 81, 87, 103, 117.
33. Coll. 37-38.
34. Brian STOCK, The Implications of Literacy, Princeton 1983, 90-92.
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 53

le rôle préparatoire de la pensée gréco-latine dans une économie du salut


étendue à l’humanité toute entière. La circoncision d’Ismaël, l’alliance
abrahamique avec tous les hommes, est “plus naturelle” que celle des Juifs
sous la loi de Moïse, parce qu’elle est symbole d’universalité, tandis que le
rite juif est signe de séparation et d’exclusivité35. En outre, le personnage
du Philosophe renvoie à une qualité méthodologique: en prônant la supé-
riorité de la quête sur la possession de la vérité, comme le fait également
l’arbitre du dialogue, il incarne l’aspect dialectique de la pensée d’Abélard
et le Chrétien sa compétence théologique36.
Le Juif, dont l’argumentation consiste essentiellement en un récit des
souffrances d’un peuple persécuté depuis toujours37, raisonne à partir d’évé-
nements historiques concrets, qui constituent les fondements de la pro-
messe du salut. Il représente l’aspect littéral et historique de la Loi. Sa pla-
ce symbolique dans le dialogue est un peu celle d’un faire-valoir de l’œcu-
ménisme rationnel des deux autres convictions. Il est néanmoins considéré
avec une grande sympathie. Nous ignorons tout des contacts qu’Abélard
pouvait entretenir avec les érudits juifs de son temps. S’il est possible qu’il
ait eu des relations avec les rabbins de Paris, ou avec ceux de la célèbre éco-
le du Talmud fondée à Troyes par Rashi une génération plus tôt, tout ce
qu’il évoque dans le dialogue lui-même montre qu’il ne connaît le judaïs-
me qu’à travers une érudition scripturaire38. Son œuvre n’est en rien com-

35. Coll. 706-707 suivant Gen. 117.23-7; cf. infra, 61-62, GANDILLAC, Conférences, Introd., 16,
21-22. Dans Le “Dialogue” (7-8) et Genèses (169), l’auteur évoque le sous-entendu possible à propos
de la castration à laquelle Abélard a plusieurs fois essayé de donner une signification spirituelle. Sur
la seule base de l’allusion à la tribu d’Ismaël, JOLIVET, Abelardo (72-75), maintient, comme il l’a fait
en 1963, que le philosophe serait musulman. Abélard et le philosophe et le chapitre de son Abélard
(90-91) ne cachent pourtant pas le caractère hypothétique d’une identification qui a été présentée
par d’autres comme une certitude (ALLARD, 496-498, R. R. GUERRERO, Algunos aspectos del influjo
de la filosofìa árabe en el mundo latino medieval, SANTIAGO-OTERO, 364-365, ou SCHRECKENBERG,
135). Certains (comme ROQUES, 260-264, EBERHARD, 368, ou TOLAN, 153) en ont fait un com-
promis entre un philosophe ancien et un musulman contemporain. Contre cette théorie v. aussi
CLANCHY, 245-246; ABULAFIA, Christians and Jews, 170 et Intentio recta an erronea? Outre l’inter-
prétation “ismaélite”, cette hypothèse se fonde 1º sur un passage de l’Hist. cal. (l. 1221-5), dans le-
quel Abélard, las d’être persécuté par une certaine orthodoxie, avoue avoir songé à “passer chez les
gentils” (ad gentes transire), afin de vivre en chrétien parmi les infidèles, ce qui est visiblement une
exaggeratio rhétorique, même s’il est vraisemblable qu’il ait cru l’Espagne musulmane plus toléran-
te que la France de saint Bernard, 2º sur la fausse datation des Collationes (cf. plus haut, 46-47), qui
permettait de supposer l’influence de Pierre le Vénérable sur Abélard, si tant est que l’abbé de Clu-
ny ait pu s’intéresser à l’Islam avant l’achèvement de la traduction du Coran en 1146.
36. Sur les problèmes d’une telle distinction voir infra n. 93.
37. Coll. 14-17, infra, 58-59.
38. GANDILLAC, Conférences, Introd., 19; GRABOÏS, Un chapitre de tolérance et The ‘Hebraica veritas’.
Les analogies relevées entre notre dialogue et de celui d’Yehuda Halevi me semblent purement for-
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54 entre histoire et littérature

parable à une disputatio comme celle de Gilbert Crispin, récit d’une conver-
sation réelle de cet abbé de Westminster avec “un Juif ami et voisin”39.
La présentation des dramatis personae à elle seule ne permet guère de
considérer cette fiction littéraire comme un débat entre religions40. Aucu-
ne comparaison n’est possible avec les dialogues que Raymond Lulle et Ni-
colas de Cues ont composés, à la fin du Moyen Âge, avec la volonté de ré-
concilier trois religions dans lesquelles ils voyaient des approches partielles
d’une vérité commune41. Il faut noter qu’Abélard semble ignorer complè-
tement l’Islam, religion pourtant déjà sérieusement étudiée à son époque
(son ami Pierre le Vénérable avait alors commandité la première traduc-
tion latine du Coran)42. Au vrai, notre auteur ne s’attache même pas à la
réalité du judaïsme de son temps, mais à ce qu’il a de plus abstrait, sa va-
leur préfigurative dans l’évolution de la pensée antique et chrétienne. Mais
c’est surtout dans la sagesse grecque qu’il cherche à déceler la préfigura-
tion du christianisme: il était effectivement convaincu que les philosophes
de l’Antiquité étaient plus réceptifs à l’Évangile que les Juifs, que les pen-
seurs païens les plus éminents étaient doués d’une piété naturelle qui leur
conférait la grâce de l’inspiration divine et peut-être même le salut43. Cet-
te idée, qui a scandalisé Bernard de Clairvaux, lui venait pourtant d’Au-
gustin, qui avait attribué à Platon une certaine intuition de la Trinité.
Mais, si Augustin insiste sur la différence entre la philosophie païenne et
la foi, Abélard, pour sa part, met l’accent sur leur convergence44.

tuites; PAYER, 8-10; LIEBESCHÜTZ 12-13. Le seul indice qui permette de supposer qu’Abélard ait eu
des contacts directs avec des rabbins se trouve dans Problemata Heloissae XXXVI, éd. COUSIN, 282,
à propos d’un problème d’exégèse: ita Hebreum quemdam audivi exponentem.
39. FUMAGALLI, introd. à TROVÒ, 25-26. Disputatio Iudei et Christiani, éd. B. BLUMENKRANZ,
Utrecht-Anvers 1956; The Works of Gilbert Crispin, éd. G. R. EVANS - A. S. ABULAFIA (Auctores Bri-
tannici Medii Aevi 8), Londres 1986; DAHAN 636 (s. l.).
40. EBERHARD, 358: “weniger ein ... Gespräch zwischen verschiedenen Religionen, sondern eher
ein inneres Gespräch zwischen den Elementen Abelardschen Denkens”.
41. GANDILLAC, Conférences, Introd. 21-22 et Le “Dialogue”, 6-7. Kurt FLASCH, Nikolaus von Kues,
Geschichte einer Entwicklung, Francfort 1998, 340-382.
42. Cette traduction fut présentée seulement en 1146, quatre ans après la mort d’Abélard. GAN-
DILLAC, Le “Dialogue”, 7; sur l’intérêt général J. GAUSS, Toleranz und Intoleranz zwischen Christen
und Muslimen in der Zeit vor den Kreuzzügen, Saeculum, 19 (1968), 362-389; John V. TOLAN (éd.),
Medieval Christian Perceptions of Islam, New York 1996; supra n. 35.
43. GREGORY, 47-64; LUSCOMBE, Peter Abelard, 298-301; GANDILLAC, Intention et loi, 601; MOOS,
Geschichte, 448-449.
44. GANDILLAC, Le “Dialogue”, 18, réponse à l’intervention de S. VANNI ROVIGHI qui soulignait
le parallélisme entre Augustin et Abélard. Sur cette même différence dans l’analogie voir mon ar-
ticle Die angesehene Meinung, ch. II 3 (Augustin, De vera religione I-2 et Abélard, Theol. Sch. I 110 et
157-159).
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 55

Les personnages du dialogue représentent donc trois voies d’accès au


Bien suprême et à la béatitude, dans un ordre qui va de la thèse juive, la
loi seul garant du salut, à l’antithèse philosophique, la raison ou la loi na-
turelle seule suffisante, puis à la synthèse chrétienne, la loi et la raison ré-
unies dans la foi. Dans ce cadre général, il faut surtout remarquer qu’Abé-
lard s’intéresse beaucoup moins à réfuter des adversaires non-chrétiens
qu’à combattre ses ennemis traditionalistes parmi les chrétiens de son
temps. Après le concile de Soissons, son œuvre était devenue suspecte, et
la fiction littéraire, le “langage par personnes interposées” pouvait lui ser-
vir de camouflage, lui permettre des libertés difficiles à assumer dans le
“langage d’auteur”. Le dialogue, ce qui est fréquent dans l’histoire de ce
genre, devient alors une sorte de stratagème destiné à neutraliser une cen-
sure prévisible45.

***

Le Philosophe pose d’emblée le problème des préséances. En vertu du


double primat de la loi naturelle, qui est prima non solum tempore sed natura,
première dans l’ordre chronologique et ontologique, il s’alloue le droit de
parler le premier et d’interroger les autres. Sa loi précède les lois écrites,
plus tardives, car le “simple précède le complexe”. Ses partenaires ne peu-
vent qu’accepter ce point de départ évident, autre per se notum46. Si, plus
tard, le Juif prend la parole en s’appuyant lui aussi sur ce même principe,
sa loi est la plus ancienne47; le Philosophe, par contre, souligne le “primat
de nature”: sa loi est permanente et universelle.
Il commence par fustiger le pouvoir néfaste de l’opinion et de la coutu-
me, ce qu’on appellerait aujourd’hui les effets de socialisation. L’homme
adulte s’obstine à soutenir sans jamais le mettre en doute ce que l’enfant a
appris. Il tient à “la jolie foi de son enfance”. Alors que l’intelligence hu-
maine se développe avec l’âge (dans le sens individuel comme dans le sens
collectif), la foi, quant à elle, ne fait aucun progrès: cum in cunctis humana
intelligentia crescat, in fide ... nullus est profectus. Elle se fige en formules im-

45. Sur le lien fondamental entre dialogue et censure cf. MOOS, Gespräch, 251-254; Gérard GE-
NETTE, Introduction à l’architexte, Paris 1979, 14-15. Platon, soucieux de la discipline intellectuelle
de sa République, avait déjà exécré cette mimesis proprement dite qui permet au poète “de nous fai-
re croire que c’est un autre que lui qui parle” (Rép. 392B-396E).
46. Coll. 6.
47. Coll. 10, infra, 56.
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56 entre histoire et littérature

muables. Pourquoi cette exception? Ce n’est pas seulement la paresse in-


tellectuelle, mais aussi l’esprit de corps qui régit l’opinion commune, es-
sentiellement “vulgaire”, obstacle principal à tout progrès intellectuel48.
L’orgueil humain est tel que tout adepte d’une secte se croit seul détenteur
du salut tout en vouant autrui à l’enfer49.

Considérant de longue date cette cécité et superbe du genre humain, c’est à la di-
vine miséricorde que je me suis confié, la suppliant humblement qu’elle daigne me
faire sortir d’un pareil gouffre d’erreurs, et me conduire jusqu’au port du salut.

Le Philosophe s’érige, avec une ferveur religieuse, et même une sorte


d’humilité chrétienne, contre “la foi du charbonnier”, source de tous les fa-
natismes. Quoiqu’appartenant lui-même à l’une des trois “sectes”, il
montre ainsi son absence de sectarisme et incite ses partenaires à faire preu-
ve de la même ouverture d’esprit.
Cette critique d’une foi imposée par la coutume semble s’adresser plus
particulièrement au Juif, qui, avec timidité, demande à répondre: “À nous
deux ensemble tu as posé la même question, mais il ne convient pas que
nous répondions ensemble”. Sa priorité se justifie par l’ancienneté. Le
peuple juif a, le premier, vénéré Dieu selon la loi. Pour se prémunir contre
tout soupçon d’arrogance, le Juif demande à son frère cadet, le Chrétien,
de suppléer à sa faiblesse, d’ajouter ce qu’il pourrait omettre, puisqu’il
s’agit de se défendre contre un adversaire commun qui refuse autant l’An-
cien que le Nouveau Testament. Il implore l’indulgence du Philosophe,
fort de toute sa dialectique, pour sa simplicitas et imbecillitas, afin que l’im-
puissance d’un petit homme seul, homunculus, ne rejaillisse pas sur son
peuple tout entier50. Il est le seul des trois à s’exprimer moins en son
propre nom, qu’en celui d’une communauté.
Le Philosophe est prêt à se conformer à la grande règle du dialogue phi-
losophique, qui exclut l’arrogance ou l’ostentation des sophistes, et exige,

48. Coll. 8. Cette critique de l’immobilisme intellectuel est reprise dans le Carmen ad Astrala-
bium, v. 363-368: Tot fidei sectis mundus divisus habetur / .ut que sit vite semita vix pateat. / Quod tot ha-
bet fidei contraria docmata mundus, / quisque facit generis traditione sui. / Denique nullus in his rationem
consulere audet, / dum quacumque sibi vivere pace cupit.
49. Coll. 8-9: Quos etiam adeo presumptuosos et elatos facit proprie secte singularitas, ut, quoscumque a se
viderint in fide divisos, a misericordia Dei iudicent alienos et omnibus aliis condempnatis solos se predicent bea-
tos. Diu itaque hanc ego generis humani cecitatem atque superbiam considerans ad divinam me contuli miseri-
cordiam, suppliciter et iugiter eam implorans ut de tanta errorum voragine et tam miserabili Caribdi me di-
gnetur educere atque ad portum salutis de tantis procellis dirigere.
50. Coll. 10.
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 57

non la victoire, mais la recherche de la vérité51. Cette règle socratique, sou-


vent réaffirmée, donne au débat le ton d’une conversation privée entre
amis. On peut déceler là l’influence des dialogues de jeunesse d’Augustin,
qu’Abélard citait souvent pour opposer la vraie dialectique aux joutes pué-
riles des dialecticiens exacerbés de son temps. C’est peut-être pour ré-
pondre au reproche d’ergotage qui lui était fréquemment fait, qu’il insiste
autant sur ce point52.
Le plaidoyer du Juif s’ouvre sur la défense d’une religion éclairée par la
raison. Lui aussi refuse une croyance fondée sur l’habitude, la pression des
parents et du milieu. Lui aussi veut examiner le pour et le contre des opi-
nions transmises et “user de son propre arbitre, ... se confier à son propre
jugement” pour atteindre la vérité53. Il avance un argument que le Chré-
tien aurait pu soutenir tout autant: n’est-il pas raisonnable d’adhérer à une
croyance établie sur des témoignages crédibles? Pour l’illustrer, il utilise
une parabole qui s’apparente un peu au pari pascalien54: À supposer qu’il
soit le serviteur d’un maître qu’il craint, et doive un jour douter d’un ordre
transmis par d’autres serviteurs, est-il plus prudent d’obéir ou de désobéir?
Il opte pour la première solution. Car, si l’ordre avait réellement été don-
né, il serait inexcusable de ne pas le suivre; dans le cas contraire, les inter-
médiaires seraient responsables de l’erreur, alors qu’il aurait, pour sa part,
néanmoins prouvé son respect pour le maître55. Il est difficile de croire
qu’Abélard ait souscrit au pragmatisme d’une logique qui met en scène un
Dieu plus terrible que bienveillant et invoque comme motivation humai-

51. Coll. 11.


52. VOSS (cité infra n. 149), 197-232; MOOS, Le dialogue, 997-999 à propos de l’influence d’Au-
gustin sur le genre du dialogue au Moyen Âge. Die angesehene Meinung, ch. II 1 sur le problème de
l’humilité du théologien chez Abélard. LIEBESCHUETZ (13-14) propose comme modèle le De natura
deorum de Cicéron, sans tenir compte de l’influence indirecte, à travers Augustin, de l’ensemble des
dialogues cicéroniens.
53. Coll. 12. Par endroits, la discussion sur l’autonomie du jugement adulte semble annoncer
Kant, Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung? (1784). Le point de départ en est Gal. 4.1, cf.
MOOS, Das 12. Jahrhundert – eine “Renaissance” oder ein “Aufklärungszeitalter”, Mittellateinisches
Jahrbuch 23 (1991), 1-10.
54. GANDILLAC, Conférences, Introd., 20.
55. Coll. 13: Ut autem ex humane consuetudine vite sumamus exemplum, da mihi, obsecro, consilium! Ser-
vus sum cuiusdam domini, et eum offendere vehementer timeo et multos habeo conservos eodem timore sollicitos.
Dicunt illi mihi dominum nostrum quiddam precepisse omnibus servis suis me absente, quod ego ignoro, quod
et illi operantur et ad cooperandum me hortantur. Quid mihi laudas faciendum esse, si de hoc dubitaverim pre-
cepto cui ego non interfui? [....] Si hoc Dominus preceperit quod multorum testimonio confirmatur et plurimum
habet rationis, inexcusabilis omnino sum qui non obedio. Si autem consilio vel exhortatione et exemplo conser-
vorum deceptus, quod preceptum non sit operor, etsi operandum non fuerit, illis potius quam michi est impu-
tandum, quem ad hoc reverentia domini traxerit.
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58 entre histoire et littérature

ne l’obéissance et la crainte d’offenser un maître sévère56. Il n’aurait pro-


bablement guère apprécié un raisonnement qui, au lieu d’examiner les té-
moignages, comptabilise égoïstement les chances de salut57. Aussi le Phi-
losophe réplique-t-il qu’il s’intéresse moins à la fiabilité des témoins qu’à
la rationalité universelle de la loi transmise58. Le Juif n’est pas dépourvu
d’arguments: il allègue la valeur universelle de lois dont l’objet essentiel
est d’assurer la répression durable de l’anarchie59. S’il est salutaire qu’un
prince séculier édicte des lois et des sanctions, qui pourrait reprocher à
Dieu, maître suprême de la cœrcition, de prendre le même soin pour dis-
cipliner un peuple rétif, toujours enclin au péché et à l’idolâtrie?60
C’est dans ce contexte que se situe la description pathétique de toutes
les souffrances du peuple juif: ce sont, d’une part les persécutions, celles
des païens pour l’occupation de la Terre Sainte, celles des chrétiens pour le
meurtre de leur Seigneur61, et d’autre part, les privations terribles impo-
sées par l’obéissance aux préceptes rituels de la Loi elle-même62. Si ce der-
nier grief est visiblement une projection chrétienne, le premier est fondé:
le peuple juif est dispersé dans le monde, sans organisation politique, ac-
cablé d’exactions, menacé de perdre son asile, interdit de propriété du sol,
sa seule ressource étant un “profit” qu’on lui reproche après l’y avoir réduit.

C’est attribuer à Dieu la pire cruauté qu’imaginer que reste sans salaire la persé-
vérance de notre zèle après tout ce qu’il supporte. Il n’est, en effet, ni su ni même
croyable qu’aucune race jamais ait pu subir pour Dieu autant que pour Lui nous ne
cessons de souffrir (...). Les princes sous l’autorité desquels nous vivons, et dont nous
achetons cher la protection, souhaitent d’autant plus notre mort qu’elle leur permet
plus licitement de faire main basse sur nos biens. Soumis à tant de contraintes et
d’oppressions, comme si contre nous seuls s’était ligué le monde entier, c’est miracle
déjà qu’il nous soit licite de vivre63.

56. GANDILLAC, Le ‘Dialogue’, 9-10.


57. Néanmoins, cette “dialectique” de la crainte, dont l’enjeu est palpable, ébauche la critique
rationnelle des autorités et de la tradition écrite, prônée plus tard dans le dialogue (infra, 72-73).
58. Coll. 13, 18.
59. Cette justification peu édifiante de la religion a été répandue de tous temps, depuis qu’Aris-
tote justifiait les mythes pour leur rôle salutaire dans le respect des lois (Met. l 8, 1074b). GAN-
DILLAC, Le ‘Dialogue’, 9.
60. Coll. 14.
61. Coll. 14-16.
62. Coll. 17.
63. Coll. 15-16: Crudelissimum astruit Deum esse, quisquis huius zeli nostri perseverantiam tanta sus-
tinentem a mercede vacuam censet. Nulla quippe gens umquam tanta pro Deo pertulisse noscitur aut etiam cre-
ditur, quanta nos iugiter pro ipso sustinemus. ... Nonne in omnes dispersi nationes soli sine rege vel principe ter-
reno tantis exactionibus gravamur, ut singulis fere diebus vite nostre misere redemptionem exsolvamus intolera-
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 59

Charles de Rémusat a dit de ce passage qu’il est “un tableau vrai de la


situation des Juifs au Moyen Âge, et certainement un des plus beaux mor-
ceaux qu’Abélard ait écrit”64. Ce qui frappe le plus dans sa compréhension
de la question juive, c’est qu’Abélard mentionne le meurtre de Jésus, prin-
cipal grief chrétien de l’époque, comme si c’était “un détail de l’histoire”.
Dans le Scito te ipsum il l’excusera par l’intention mal éclairée de tuer un hé-
rétique, et il retournera même l’accusation. La faute aurait été plus grande,
si, contre leur conscience, les Hébreux avaient agi autrement65. (Il n’invo-
quait pas encore le concept de “péché d’ignorance”, qui permettra aux
théologiens jusqu’à Thomas d’Aquin, d’éviter les conséquences hétéro-
doxes de l’argument66). De plus, comme Abélard le dit ailleurs, Jésus a lui-
même pardonné aux Juifs: ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Les chré-
tiens n’avaient donc aucune raison de se venger d’une faute involontaire,
déjà pardonnée, et absolument nécessaire à l’économie du salut67. Abélard

bilem? Tanto quippe nos contemptu et odio digni censemur ab omnibus, ut quisquis nobis aliquam inferat in-
iuriam, id maximam credat iustitiam et summum Deo sacrificium oblatum. [....] Gentiles quidem antiqua-
rum memores oppressionum quibus eorum primo terram possedimus et diutinis eos postmodum persecutionibus at-
trivimus atque delevimus, quicquid nobis ingerunt, debite imputant ultioni. Christiani vero, quia eorum, ut
aiunt, Deum interfecimus, maiorem in nos persecutionis causam habere videntur. [...] Somnus ipse, [...] tanta
nos inquietat sollicitudine, ut dormientes quoque non nisi iuguli nostri periculo liceat cogitare, [...] Principes
ipsi, qui nobis presunt, et quorum graviter emimus patrocinium, tanto amplius mortem ... nostram desiderant,
quanto licentius ea que possidemus diripiunt. Quibus etiam adeo constrictis et oppressis, quasi in nos solos co-
niurasset mundus, hoc ipsum mirabile est si vivere licet [...] Unde nobi precipue superest lucrum ut alienigenis
fenerantes hinc miseram sustentemus vitam, quod nos quidem maxime ipsis efficit inividiosos, qui se in hoc plu-
rimum arbitrantur gravatos.
64. RÉMUSAT, 536. Ce passage, dans lequel Abélard interprète les souffrances du peuple hébreu
comme un signe de son élection, permet à SCHRECKENBERG, dans son histoire encyclopédique des
traités Contra Judaeos, d’écrire (142) que les Coll., malgré certains préjugés traditionnels, contien-
nent “die seit Augustinus bedeutendste christliche Sicht des Judentums”. L’auteur inclut néan-
moins ce dialogue dans la littérature adversus Iudaeos, car, selon lui, il “n’échappe qu’en partie” aux
clichés du genre (cf. n. 86). En accord avec THOMAS, Erkenntnisweg (50-52), il décèle dans la plain-
te du Juif un accent “larmoyant, qui frôle le comique”. Cet étonnant jugement me semble tradui-
re une analyse anachronique, inspirée de certaines interprétations modernes de Shylock.
65. Scito te ipsum, 67: sic et illos qui persequebantur Christum vel suos [....] tamen gravius per culpam
peccassent si contra conscientiam eis parcerent. Cette position a été condamnée au concile de Sens (Otton
de Freising, Gesta Friderici 49). Abélard s’est partiellement rétracté dans sa Confessio fidei (721): Cru-
cifixores Christi in ipsa crucifixione gravissimum peccatum fateor commisisse. Mais comme le remarque à
juste titre GANDILLAC (Genèses, 17), “il ne contredit en rien aux distinctions du Scito teipsum entre
intentio et operatio”. Abélard reprend alors l’opinion la plus répandue au Moyen Âge (DAHAN, 562-
570), selon laquelle les Juifs auraient péché sans savoir qu’ils tuaient le Messie, opinion qu’il avait
lui-même déjà soutenue dans l’Invectio in Iudeos de sa Theol. Sum. (I, 24). Il voit un péché de “rébel-
lion” dans ce qui traditionnellement passait pour de l’invidia. TOLAN, 83, 217; COHEN, 11-12.
66. Odon LOTTIN, Psychologie et morale aux XIIe et XIIIe siècles, III 2, Louvain-Gembloux 1949,
11-96.
67. Scito te ipsum, 62; GANDILLAC, Le “Dialogue”, 10-11. Petrus Alfonsi (Dialogi contra Iudeos, PL
157, 646) récuse tous ces arguments au nom de la même morale de l’intention: selon lui, les Juifs
ont consciemment voulu ce crime, par haine et envie. TOLAN, 82-84.
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60 entre histoire et littérature

ne va pas encore si loin dans notre dialogue, mais cette interprétation per-
ce déjà dans sa tentative pour assimiler la sanction du “meurtre de Jésus”
aux autres malheurs causés par le zèle excessif du peuple juif à servir son
Dieu. Il est significatif que ce point n’est pas réfuté par ce qui suit.
Le Philosophe pose une question plus importante à ses yeux. Tout en
rendant justice au zèle des Hébreux, il se demande si ce zèle est vraiment
soutenu par la raison, s’il part d’une “intention droite ou erronée”. Toute
secte est persuadée d’obéir à Dieu, mais la “secte” juive, grâce à sa loi, s’ar-
roge le monopole de la vérité. Comment expliquer pareille singularité68?
S’appuyant sur des citations de l’Ancien Testament, le Philosophe en réfu-
te toutes les justifications. Bien des justes, d’Abel à Moïse, ont été
agréables à Dieu sans se soumettre à une loi écrite postérieure, ce qui ré-
duit considérablement la valeur de cette dernière. Ils obéissaient à la loi na-
turelle,69valable partout et toujours, “qui consiste à aimer Dieu et son pro-
chain” . La loi juive, en outre, promet des biens terrestres, l’accès à la Ter-
re Sainte, et non la béatitude de l’âme immortelle, seul objet d’une quête
vraiment philosophique. Le Philosophe conclut sur un dilemme:
Comme, selon votre propre jugement, vous êtes les plus affligés de tous les mor-
tels, il est fort surprenant que cet espoir qui, dans l’obéissance de la Loi, vous fait sup-
porter de telles épreuves, alors que vous fûtes au premier chef frustré de l’avantage,
que, comme dû de la promesse, il vous fallait spécialement attendre, ou bien vous ne
cessez de désobéir à la loi et êtes condamnés par la malédiction de cette même Loi,
ou bien celui qui vous fit cette promesse ne tient pas son engagement70.

Loin de posséder sa terre et de dominer les autres peuples, de les “dévo-


rer”71, le peuple juif est en exil et persécuté par les autres. Il y a là une
contradiction insoluble entre la cause et l’effet. L’argument de la répression
ne convainc pas plus. L’expérience apprend – Ovide et l’apôtre Paul sont
pris à témoin –, que l’interdit fait naître le désir; les préceptes ne limitent
pas les péchés, mais en augmentent le nombre. Le légalisme contredit l’ins-

68. Coll. 18; ABULAFIA, Intentio recta an erronea?


69. Coll. 20.
70. Coll. 23: Quod etiam diligenter attendas, quam remunerationem observantie totius legis Dominus pro-
mittat ac prefigat. Nichil utique inde ab eo nisi terrenam prosperitatem potestis exspectare, cum nichil aliud
promissum ibi videatis esse. Qui cum nec istud obtineatis, qui vestro quoque iudicio super omnes mortales affli-
gimini, qua spe in hac legis obedientia tot et tanta sustineatis, non mediocriter est mirandum, cum illo videli-
cet commodo precipue frustrati sitis, quod specialiter ex ipso promissionis debito vobis est exspectandum. Aut igi-
tur legem non impletis et per hoc maledictum legis incurritis dampnandi, aut qui hec implentibus legem pro-
misit, verax in suis non exstitit promissis.
71. Coll. 24: “Devorabis omnes populos, quos Dominus, Deus tuus, daturus est tibi” (Dt. 7.6.15-16).
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tinct naturel, si bien que loin de purifier les cœurs, la Loi elle-même a fait
“abonder le péché” et rendu encore plus coupable un peuple déjà “rétif”72.
Le Juif avoue la confusion dans laquelle le plonge ce réquisitoire: “Tu as
tant multiplié les objections qu’il est malaisé de se les remémorer, pour y
répondre une à une dans l’ordre même”. C’est là une critique métalinguis-
tique du dialogue. Le Socrate platonicien, déjà, préférait aux longs discours
qui surchargent la mémoire l’échange rapide de questions et de répliques.
Le Juif répond donc par une sorte d’association libre: “Je répondrai autant
que les idées me viennent à l’esprit”73. Il commence par justifier l’endoga-
mie par la nécessité d’une protection contre le danger de contamination
des idolâtries étrangères. Par des mesures spéciales, la circoncision et les
rites de pureté alimentaire, Dieu a voulu rassembler son peuple in propriam
civitatem, dans une Cité de Dieu essentiellement “privée”74. Ce qui aux
yeux des autres peuples apparaît comme un stigme répulsif et incompré-
hensible est en vérité le signe éminent de l’élection. Mais cette distinction,
élitiste à l’origine, ne manque pas de valeur universelle. À travers l’histoi-
re du salut, l’Election, sanctification exemplaire, incite les autres peuples
à imiter celui qui seul a inscrit la parfaite dilection de Dieu et du prochain
dans une constitution formelle75. L’extension de l’Alliance à l’humanité
toute entière est, en effet, une idée authentiquement juive76. Enfin, l’ar-

72. Coll. 26: Quod si hec ante legem vel nunc etiam aliquibus ad salutem sufficiant, quid necesse fuit iu-
gum legis addere et multiplicatis preceptis transgressiones augere?Ubi enim non est lex, nec eius prevaricatio po-
test accidere, et tanto quisque ardentius quidlibet concupiscit, quanto se amplius ab eo inhiberi et quasi vi qua-
dam retrahi conspicit, iuxta illud poeticum: “Nitimur in vetitum semper, cupimusque negata”. [Ovide, Am.
3.4.17] Quod quidam etiam vestrum diligenter considerans et ex legis operibus neminem iustificari convincens:
“Lex enim, inquit, iram operatur: ubi enim non est lex, nec prevaricatio” [Rom. 4.15].
73. Coll. 28; Jürgen MITTELSTRASS, Versuch über den sokratischen Dialog, Das Gespräch, (Poe-
tik und Hermeneutik 11), Munich 1984, 11-28; Heinrich NIEHUES-PROEBSTING, Ueberredung zur
Einsicht, Francfort 1987, ch. 1 (Platons Rhetorikkritik).
74. Coll. 28-29, cf. infra, n. 133.
75. Coll. 32-47. C’est dans ce contexte que le Juif appelle le Philosophe un Ismaélite circoncis.
Le double sens de la circoncision (supra, 52), à la fois exclusion et universalité, apparaît aussi dans
le Sermo 3 sur la Circoncision, éd. COUSIN, I, 371 et dans le Commentaire de l’Épître aux Romains,
Comm. Rom. 87-90, 93-96, 135-136. MEWS (112-113) constate une évolution de ce thème: Abélard,
dans la Theol. chr. (n. 78), souligne seulement l’aspect traditionnel, la circoncision d’Isaac comme
signe d’élection du peuple juif; dans le sermon 3, il va jusqu’à le présenter comme une préfigura-
tion du sacrement du baptême, ce qu’il ne fait pas dans les Coll. (cf. en revanche l’audacieuse com-
paraison citée plus loin, 135, infra, 76); dans le Comm. Rom. toutes ces interprétations sont réunies
et le double sens, universalité et exclusion, essentiel dans les Coll., est terminologiquement préci-
sé: la circoncision est appelée signum quand elle désigne la lignée d’Isaac, et signaculum quand elle
se rapporte à la descendance spirituelle des gentils depuis Ismaël.
76. GANDILLAC, Le “Dialogue”, 11; Conférences, Introd. 21-22, avec un intéressant renvoi au De
pace fidei de Nicolas de Cues, qui propose que tous les peuples se rejoignent dans l’usage de la cir-
concision, pratique conservée par les chrétiens d’Éthiopie comme par l’Islam. La double significa-
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gument d’une récompense exclusivement temporelle est réfuté par l’exé-


gèse des termes bibliques qui qualifient la promesse de “sempiternelle” et
“éternelle”, en raison précisément de son œcuménisme latent77.
Le Philosophe ne peut plus se contenter maintenant du simple reproche
de particularisme sectaire pour réfuter une argumentation qui vient de
soutenir la convergence du principe de la perfecta dilectio avec la loi natu-
relle et universelle. Ceci est d’autant plus remarquable que cette critique
du provincialisme religieux sera reprise plus tard, dans la discussion avec
le Chrétien, quand le Philosophe dira: “chacun doit imiter Dieu, qui n’est
pas sollicité pour son propre bien, mais pour le monde entier, qui comme
magnae rei publicae procurator gère le bien commun de toute la république
de l’humanité”. Au moyen de références classiques, en citant l’exemple de
Caton, qui selon Lucain se croyait “engendré pour le monde entier”, Abé-
lard développe alors une théorie métapolitique de la charité chrétienne,
qui annonce déjà le cosmopolitisme du De monarchia de Dante78. La soli-
darité sociale universelle de la communauté chrétienne aurait été préfigu-
rée par l’utopie platonicienne du communisme philosophique et par la réa-
lité de la res publica romaine79. Rien de tel dans la réponse du Philosophe,
qui, une fois de plus, se contente d’une réduction à l’absurde, en compa-
rant des causes et des effets contraires. Non seulement le peuple juif n’a pas
réussi à s’exclure du reste du monde, mais il a, au contraire, plus que tout
autre, été livré à la domination des étrangers, au point de ne plus pouvoir
célébrer en paix ses rites les plus saints80. Par ailleurs, plutôt que par une
exégèse littérale des mots “récompense sempiternelle” et “alliance éternel-
le”, ceux-ci doivent être interprétés de manière allégorique, car ce n’est pas
la béatitude céleste qui a été promise à ce peuple “sensuel”, mais bien une

tion, particulariste et universaliste, du concept de “peuple élu” m’a d’abord échappé (cf. n. 1), com-
me elle a échappé à ABULAFIA, Christians and Jews, 124-125, qui appuie son analyse uniquement sur
la diatribe du Philosophe contre l’irrationalité des rites “séparateurs”. Le cas est méthodologique-
ment intéressant. Car il serait trop simple de croire qu’Abélard ne parle qu’à travers la bouche du
Philosophe, réservant au Juif les points de vue qu’il récuse. De même que le Sic et non, les Collationes
sont un dosage savant d’opinions qu’Abélard partage plus au moins.
77. Coll. 40-43.
78. Coll. 131-137, infra, 76 sur le contexte. MARENBON, Abelard’s Ethical Theory, 308-309;
MOOS, Lucan und Abaelard, 431-433 sur Ph. II 377-383 dans Coll. 2194-2199. La critique du par-
ticularisme juif se retrouve aussi dans le sermon d’Abélard sur la Circoncision (n. 75), dans les Pro-
blemata Heloissae XIII, (COUSIN, 257-258) et dans la Theol. chr. II, 15-25. ABULAFIA, Christians and
Jews, 125-126.
79. Theol. chr. II 48-49; Comm. Rom., Prol. 56-95; GANDILLAC, Intention et loi, 602-604.
80. Coll. 46.
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 63

rémunération terrestre dans cette vie même81. Les rites compliqués et bi-
zarres des Juifs en sont garants. Ils ne s’appliquent qu’aux souillures du
corps et contiennent beaucoup d’injustices contre nature, comme les in-
terdits concernant la menstruation des femmes et la pollution nocturne des
hommes. L’acte même de la procréation est considéré comme une souillu-
re82. (On sent qu’Abélard s’intéresse moins ici aux mœurs propres aux Hé-
breux qu’il ne les utilise pour fustiger une forme radicale de l’ascétisme
monastique, dont le judaïsme devient l’émissaire symbolique). Le point
central de l’argumentation cependant est que la Loi ne s’applique pas à
l’impureté de l’âme, “que nous appelons le péché”, point qu’Abélard re-
prendra dans son Scito te ipsum. Le péché n’est qu’une faute de l’âme ou de
l’intention; point n’est besoin d’autres remèdes pour le guérir que la
contrition du cœur, la sincère componction du repentir83. La conclusion du
Philosophe est simple: elle reprend l’argument principal de la loi naturel-
le contre les religions du Livre, ce qui touche évidemment tout aussi bien
le christianisme que le judaïsme84:

De par ce colloque je juge acquis que l’autorité de la Loi ne t’autorise pas à m’im-
poser la soumission à son fardeau, comme s’il était requis d’ajouter quoi que cela fût
à cette loi que Job par son exemple nous a prescrite, ou à cette science des mœurs que
nous ont léguée nos philosophes quant aux vertus qui suffisent à la béatitude.

Après ce plaidoyer pour la loi naturelle, qui ne semble pourtant pas


avoir détruit tous les arguments de son adversaire, le Philosophe se dé-
tourne du Juif et demande l’intervention de l’arbitre. Le personnage
d’Abélard rappelle alors le contrat initial: il n’est pas venu pour prononcer
un jugement, mais pour écouter et apprendre. En outre, il lui faut en-
tendre toutes les parties. Plus on écoute, plus on devient circonspect et ré-
ticent à juger. Tous trois approuvent, car “ils étaient tous inspirés du même

81. Coll. 59, p. 70-72.


82. Coll. 59. GANDILLAC, Intention et loi, 598.
83. Coll. 59 (74): Ex quo magis has purificationes ad quandam vite presentis honestatem quam ad ani-
me salutem intelligas accommodari. [...] Anime vero reatus, sicut voluntate ipsius committitur, per eius cor
contritum ac veram penitentie compunctionem statim ita condonatur ut ulterius pro ipso nullatenus dampnetur.
Cf. Scito te ipsum, 76-78, 88.
84. Coll. 60: In qua quidem nostre consultationis collatione id actum esse perpendo, ut nec auctoritate le-
gis tue, etsi eam a Deo datam recipias, cognoscere possis ad eius sarcinam me debere submittere, tamquam illi
quam nobis exemplo sui Iob prescribit, legi quicquam necessarium sit addi aut illi morum discipline quam de
virtutibus ad beatitudinem sufficientibus philosophi nostri posteris reliquerunt.
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64 entre histoire et littérature

désir d’apprendre”85. Ceci est la dernière parole de l’ego d’Abélard dans le


dialogue, ce qui rend inutile d’en déduire la nécessité d’un jugement final,
même dans l’hypothèse où l’œuvre serait réellement un fragment. Il est
plus que probable que cette parole exprime la volonté d’abandonner défi-
nitivement le rôle d’arbitre et de garder un silence attentif.
On peut donc constater que, dans cette première Collatio, les arguments
du Philosophe se réduisent à l’opposition entre le ritualisme traditionalis-
te des Juifs et la valeur permanente et universelle de la loi naturelle, ce qui
n’aurait rien d’original, comparé aux lieux communs de l’apologétique mé-
diévale adversus Judaeos, si Abélard ne s’en était habilement servi pour ex-
primer sa critique des traditionalistes chrétiens de son temps. Gilbert Da-
han n’a pas entièrement tort de classer ce dialogue parmi les œuvres polé-
miques contre le judaïsme, pour la seule raison qu’il contient une dé-
monstration implicite de l’insuffisance et de l’inactualité de l’Ancien Tes-
tament86. Cet argument, à vrai dire, est une évidence inéluctable pour tout
chrétien. Il faut donc plutôt prendre en compte le caractère symbolique de
cette critique. Le judaïsme y est surtout attaqué en tant que symbole d’une
mentalité rétrograde, qui, loin de lui être particulière, se retrouve égale-
ment dans le christianisme. Il est significatif, qu’Abélard ne cite pas, dans
cette première partie, le mot célèbre de la première Lettre aux Corinthiens
(1. 22): “Les Juifs réclament des signes et les Grecs cherchent la sagesse”.
Il le citera plus tard, par l’intermédiaire du Chrétien, pour s’en prendre aux
iudaizantes de son temps, qui s’en tiennent aveuglément à la lettre des Écri-
tures87. Le mot de l’apôtre prendra alors un sens précis, que beaucoup de
théologiens préscolastiques lui ont donné, celui d’une critique des exégètes
conservateurs et antidialectiques88. Par ailleurs, la sympathie qu’Abélard
exprime pour le sort du peuple juif persécuté n’est pas en contradiction

85. Coll. 61: Ego vero cupidus discendi magis quam iudicandi, omnium prius rationes me velle audire re-
spondeo, ut tanto essem discretior in iudicando quanto sapientior fierem audiendo [...] in quo omnes pariter as-
senserunt, eodem accensi desiderio discendi.
86. DAHAN, 421. TOLAN (99) range également les Collationes parmi les “anti-Jewish works” (cf.
n. 64 sur SCHRECKENBERG). PAYER, 8-10, rejette cette classification en arguant que la critique du
judaïsme “is inspired primarily by rational and not by specifically Christian considerations”. La vé-
rité est entre ces deux positions.
87. Coll. 69: Hec quippe sola est naturalis disciplina, quae preceptis intenta moralibus tanto amplius phi-
losophis congruit, quanto magis eos hac lege uti et rationibus constat inherere, sicut ille vester doctor meminit.
“Nam et Iudei, inquit, signa petunt, et Greci sapientiam querunt”. [I Cor 1.22] Iudei quippe tantum, quod
animales sunt et sensuales, nulla imbuti philosophia qua rationes discutere queant, solis exteriorum operum mi-
raculis moventur ad fidem.
88. MOOS, Le dialogue latin, 1012.
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 65

avec ce refus d’un “judaïsme” idéologique qui se manifeste au-delà de la


judaïté réelle. Il semble distinguer clairement le peuple juif de sa religion,
contre laquelle il dirige ses attaques. Si, dans la première Collatio, il plaint
les souffrances du peuple hébreu, nous verrons, dans la deuxième partie du
dialogue, le judaïsme servir de repoussoir aux exigences d’un christianis-
me éclairé par la rationalité grecque. Cette double perspective permet de
formuler une hypothèse paradoxale. N’était-il pas lui-même persécuté,
exilé de son école parisienne par une certaine orthodoxie, selon lui, stupi-
de et cruelle? Se considérait-il comme un juif errant, en quelque sorte cir-
concis malgré lui, mais convertissant un stigme en signe d’élection? Ce qui
est sûr, c’est que, dans le second registre symbolique, il a voulu se montrer
en vrai chrétien, souffrant, à l’imitation du Christ, de l’incompréhension
judaïque et du littéralisme de nouveaux pharisiens89.

***

La première partie du dialogue sert en quelque sorte d’introduction pré-


philosophique à la deuxième, elle exclusivement philosophique. Cette se-
conde Collatio, qui représente les deux tiers de l’œuvre, a cependant beau-
coup moins intéressé les médiévistes, ce qui s’explique, soit par l’actualité
de la question juive pour les historiens, soit par le degré d’abstraction du
discours abélardien, qui devient plus doctrinal dès qu’il s’élève au niveau
d’une spéculation philosophique et théologique sur le summum bonum. Si le
sujet proposé ici exige de passer plus vite sur l’entretien du Philosophe avec
le Chrétien90, il faut néanmoins mettre l’accent sur les passages qui traitent
encore du judaïsme, sans toutefois les isoler du sens général de l’œuvre.
Le problème crucial de la deuxième partie est celui de la spécificité du
christianisme face à la thèse du Philosophe que l’Évangile, tout comme la
Loi de Moïse, est déjà contenu dans la loi naturelle et par conséquent une
adjonction superflue. Ce qui surprend, c’est qu’Abélard ne puise pas sa ré-
ponse dans les mystères propres à la foi, les articuli fidei, tels que le péché
originel, l’Incarnation, la Trinité, la Crucifixion et Résurrection du Christ,

89. Hist. cal. 392-689; CLANCHY, 195-201 (Castration and reconciliation); J. CHÂTILLON, Abé-
lard mutilé, Revue du Moyen Âge latin 21 (1965), 98-103; D. K. FRANK, Abelard as Imitator of
Christ, Viator 1 (1970), 107-113; S. TUCHEL, Kastration im Mittelalter, Düsseldorf 1998, voue un
important chapitre à Abélard; cf. aussi plus haut n. 35.
90. MARENBON, Abelard’s Ethical Theory comble cette lacune, fréquente dans les études sur les Coll.
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66 entre histoire et littérature

non plus que dans une théologie mystique de l’amour christique91, mais
dans ce que les théologiens scolastiques appelleront les praeambula fidei: dans
le principe d’une eudémonie perfectionnée et dans l’ébauche d’une théodi-
cée. Puisque son œuvre majeure, la theologia, à laquelle il a toute sa vie tra-
vaillé, traite abondamment de tous les data fidei écartés ici, on peut en
conclure, qu’il les a délibérément mis entre parenthèses92. Dans le dialogue,
il s’exprime en philosophe, non en théologien93. Si le Chrétien ne peut évi-
ter d’évoquer certains dogmes ou préceptes évangéliques, c’est comme
conséquences d’une loi naturelle plus parfaite que celle défendue par le Phi-
losophe. La quête du Bien suprême par la vertu, apogée de toute science, est
dépassée par le vrai salut chrétien. Ce sont deux voies d’accès non essentiel-
lement mais hiérarchiquement différentes94. Ce programme n’a rien, en soi,
d’hétérodoxe. Il s’intègre dans un genre de discours préétabli, rendu célèbre
par Anselme de Canterbury, qui voulait prouver la “raison de la foi” remoto
Christo, en raisonnant comme si le Christ n’avait pas existé95. Mais c’est
Boèce qui passait pour le fondateur lointain de ce genre d’argumentation:

91. Le ms. de Vienne comporte un petit additif d’un maître anonyme du XIIe siècle, Exortacio
ad discipulum de inquisitione summi boni (éd. SYNAN, 188-192), assez polémique contre les Collationes,
et qui prétend suppléer précisément à ces “omissions” (189-190): illic invenis aliquid investigatum,
sed non satis elucidatum. Le Bien suprême est au-dessus de tout ce qu’on peut penser – ut nichil me-
lius cogitari possit, immo, melius est quam ab ulla creatura cogitari possit (selon Augustin, De natura boni,
6.2, De libero arbitrio 6.14 et autres passages qui ont déjà inspiré la célèbre formule du Proslogion
d’Anselme). Il ne faut donc pas le scruter avec la raison humaine. L’unique connaissance que l’hom-
me puisse en atteindre per speculum et in enigmate se trouve dans la canonica scriptura veteris [...], maxi-
me autem novi testamenti. La Bible enseigne qu’il faut travailler dans “la vigne du Seigneur”; les ocio-
si pagani sive negotiantes iudei sive – illis peiores – falsi christiani en sont exclus. Il faut uniquement
écouter le Christ (191) – ipsum audite est répété 22 fois –, non paganum philosophantem et ebreum iu-
daizantem, et ne s’y appliquer que par la foi, non par la “sagesse de ce monde” et les “œuvres de la
Loi”. A quoi bon recourir à la loi naturelle, puisque l’enseignement du Christ, la Sagesse elle-même,
la contient? (192) SYNAN a relevé les accents anti-intellectuels et “antisémites” de ce sermon hau-
tement rhétorique, mais il me semble qu’il faut y voir surtout un supplément fidéiste et christo-
centrique, rédigé par un esprit conservateur voisin des idées de Bernard de Clairvaux ou de Thomas
de Morigny.
92. Cette mise entre parenthèses apparaît le mieux dans Coll. 77, cité plus bas n. 126.
93. Ces termes s’entendent dans leur sens moderne, car dans le langage d’Abélard la différence
est beaucoup moins claire. JOLIVET (Abelardo, 77-79) considère la deuxième Collatio comme l’intro-
duction la plus explicite à la méthode théologique qu’Abélard ait écrite: “La nozione di Bene ne
costituisce il centro, quella di beatitudine è ad essa associata, e la filosofia identificata alla teologia
nel contempo lo è anche alla morale. Le discipline sono poste lungo una via ascendente ...”. GAN-
DILLAC (Genèses, 166), tout en rappelant que “philosophie première et théologie formaient en som-
me une seule science”, souligne (ib. 183) l’omission, dans le dialogue, de tout ce qui relève spécifi-
quement de la Révélation, ce qui me semble le point central.
94. GANDILLAC, Intention et loi, 605-606.
95. Cur Deus homo, Praef., éd. F. S. SCHMITT, Darmastadt 1960, 2.
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 67

au Moyen Âge, sa Consolation de Philosophie était lue comme l’œuvre


crypto- ou méta-chrétienne d’un théologien, qui, pour mieux convaincre
par la raison de la vérité divine, omettait toute référence aux Évangiles96.
Dans le dialogue, l’idée centrale d’un christianisme dépassant la raison
naturelle est évoquée dès les premières paroles du Philosophe, qui se dit prêt
à tirer profit de la connaissance d’une loi qui devrait être d’autant plus éla-
borée qu’elle a été établie longtemps après celle des Juifs. Si, jusqu’ici, le
Philosophe et le Juif ont pris l’initiative du débat pour des raisons de prio-
rité ontologique ou chronologique, le Philosophe maintenant donne la pa-
role au Chrétien en vertu d’un principe de postériorité, celui du progrès in-
tellectuel. Un argument juridique extrait de la rhétorique de Cicéron est
avancé: en cas de lois contraires, c’est la dernière en date qu’il faut appliquer.
Une loi nouvelle abolit l’ancienne97. L’argument rentre dans le cadre d’une
sorte de “querelle des anciens et des modernes”, en vogue au XIIe siècle. Il
n’y avait guère de domaine intellectuel qui n’en fût touché. Les théologiens
eux-mêmes débattaient de sujets brûlants tels que “le progrès des dogmes”,
le déclin des institutions dans le senescens saeculum, le renouveau du monde
par l’Esprit Saint et le retour aux origines de l’Église primitive, etc.98
Dans sa réponse, le Chrétien réagit ironiquement à la captatio benevolen-
tiae du Philosophe, qui, en effet, se contredit lui-même, puisqu’il déclare
qu’une loi est supérieure quand elle est ultérieure et que la loi chrétienne
n’est qu’une adjonction superflue à la loi naturelle d’origine. N’avait-t-il
pas, tout au début du dialogue, appelé “insensés” les chrétiens? Qu’ap-

96. MOOS, Geschichte, 285, 488-494, 498-502 (“Praeterspirituelles”). Dans les accessus à Boèce,
celui-ci est souvent considéré comme l’instigateur de cette règle du jeu qui dirige le dialogue
d’Abélard: la récusation de l’argument d’autorité en faveur de celui de raison. Thomas d’Aquin at-
tribue même ce rôle précurseur à Boèce théologien; dans le prologue (9) de son commentaire In Boe-
tii de Trinitate (éd. R. SPIAZZI, Rome 1954, 314b) il distingue trois modi tractandi utilisés par les au-
teurs théologiques: per auctoritates, per rationes, per auctoritates et rationes. Certains auteurs, tels Am-
broise et Hilaire, ont recours aux seules autorités; d’autres, tel Augustin, utilisent les deux, l’auto-
rité et la raison. Boetius vero elegit prosequi secundum alium modum, scilicet secundum rationes, praesuppo-
nens hoc quod ab aliis fuerat per auctoritates prosecutum.
97. Coll. 62: Te nunc igitur, Christiane, alloquor, ut et tu inquisitioni mee secundum nostri propositi
condictum respondeas. Cuius quidem lex tanto debet esse perfectior et remuneratione potior, eiusque doctrina ra-
tionabilior, quanto est ipsa posterior. Frustra quippe populo priores leges scriberentur, si quid ad doctrine per-
fectionem non addererent. Quod quidam nostrorum in secundo rhetorice diligenter considerans, cum de contra-
riis legibus causam formaret, attendendum esse precepit, utra lex posterior lata sit: nam postrema queque, in-
quit, gravissima est [Cic. De Inv. 2.49]. Pour l’histoire de la règle juridique lex posterior derogat legibus
prioribus (Baldus), élaborée d’abord dans le droit canon, cf. R. GRAWERT, Gesetz, Geschichtliche
Grundbegriffe, éd. O. BRUNNER et al., II, Stuttgart 1975, 871-873; Dieter WYDUCKEL, Ius publicum,
Berlin 1984, 91-96.
98. MOOS, Geschichte, 103-105, 238-241 et passim.
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68 entre histoire et littérature

prendrait-il de neuf auprès d’un fou? Cette même “folie”, prêchée par des
“apôtres simples et incultes”, avait pourtant persuadé de grands savants et
philosophes de l’Antiquité de se convertir99. Dans ce paradoxe un peu rhé-
torique, l’accent est mis moins sur la simplicité des apôtres que sur la
conversion de la sagesse grecque, car, par la suite, le Chrétien insistera sur-
tout sur l’érudition des Pères de l’Église, raison principale du succès du
christianisme dans le monde antique. Le Philosophe s’excuse de sa bouta-
de polémique sur un ton qui montre bien le climat à la fois ludique et ago-
nal de tout le dialogue100:
Il arrive que plus aisément querelles et invectives provoquent les hommes que ne
les fléchissent supplications et objurgations; et ceux qui de la sorte sont provoqués
montrent plus de zèle au combat que ceux qu’on a priés et qui ne se mettent en
marche que pour obliger leurs adversaires.

Le Chrétien approuve l’intention de stimuler la recherche par la provo-


cation et se déclare prêt au combat. Mais avant de s’y jeter, il demande au
Philosophe de faire avec lui une prière commune afin que le Seigneur les
inspire tous les deux. Le Philosophe accepte par un amen et le Chrétien lui
fait écho en latin: fiat, fiat101. Ce petit intermède amusant fait allusion à
une idée non négligeable qu’Abélard a développée à la même époque dans
sa Theologia christiana: la vraie dialectique se moque de la dialectique, car
elle est une via humilitatis. Socrate qui “sous le masque de Platon” ne se fie
pas à lui-même, mais à la grâce divine, en est l’exemple parfait. Avant d’en-
tamer la discussion avec Timaios, il prie Dieu de lui inspirer la connaissan-
ce in omni veritate discutienda102. De même, dans notre dialogue, l’invocation
de Dieu suggère que la disputatio à deux est, tout autant que la meditatio so-
litaire, un véritable exercice spirituel, et que la philosophie ancienne, qui la
pratiquait si bien, était elle-même souvent inspirée par Dieu. Le fait qu’une
telle prière initiatique soit absente de la première collatio, semble indiquer
que, même sur le plan strictement religieux, le christianisme a plus d’affi-
nité avec la philosophie païenne qu’avec le judaïsme103.

99. Coll. 63. Abélard évite toute référence explicite à la “folie de la Croix”.
100. Coll. ibid. (80): Nonnumquam conviciis et improperiis facilius homines provocantur, quam suppli-
cationibus et obsecrationibus flectuntur, et qui sic provocantur, studiosius satagunt de pugna, quam qui oran-
tur, moventur ex gratia.
101. Coll. 63-64; amen et fiat sont probablement des ajouts intelligents du manuscrit de Vienne.
102. Theol. chr. III 36, 423; cf. Theol. Sum. II 5. 46-54; II 14, 337; Theol. Sch. 108-109 (Platon,
Tim. 27BC) etc.; MOOS, Die angesehene Meinung, ch. II 3.
103. GANDILLAC (Conférences 12) fait la même observation à propos des citations de l’Évangile,
plus fréquentes chez le Philosophe que chez le Juif. Dans l’optique ambivalente d’Abélard ce n’est
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 69

L’entretien se poursuit par un échange rapide de questions et de réponses


dans le style socratique ou plutôt augustinien104. La “querelle des anciens
et des modernes” reprend. Le Chrétien retourne l’argument de Cicéron,
précédemment utilisé par le Philosophe, par une autre citation du De in-
ventione. Ce n’est pas nécessairement la loi la plus récente qui compte, mais
celle qui touche aux res maximas, à l’essentiel. Si deux lois s’excluent mu-
tuellement, il faut conserver “la plus importante”. C’est le principe fonda-
mental de l’aequitas canonique, adopté quelques années plus tard par Gra-
tien comme règle de discernement entre le droit naturel et le droit positif
de l’Église105. Il repose sur la conviction que “la vérité ne peut contredire
la vérité”, parce qu’elle est divine dans les deux registres. Elle doit donc
être cherchée dans le sens, non dans la lettre de la loi, ce qui revient à une
autre condamnation du littéralisme juif. Nos deux partenaires s’accordent
aisément sur l’idée de progrès. Tout comme pour l’évolution du savoir hu-
main, les successeurs peuvent suppléer aux lacunes de leurs prédécesseurs
s’ils sont à la hauteur de l’ingenium de ceux-ci. C’est une variante de la cé-
lèbre métaphore des nains juchés sur les épaules des géants, qui a d’ailleurs
fait sa première apparition dans une réflexion inspirée par Abélard lui-
même106. Le Philosophe pose alors une question: Que faire, si le génie des

pourtant que l’un de deux aspects. Selon l’autre hiérarchie des valeurs, c’est le Juif et non le Philo-
sophe qui appelle le Chrétien son “frère” (supra, 56).
104. Supra, 56-57.
105. Brian TIERNEY, “Only truth has authority” ..., Law, church and society, Mél. S. KUTTNER,
Philadelphia 1977, 84-88; Francesco CALASSO, Medioevo del diritto, Milan 1954, 470-480; Peter VON
MOOS, Die angesehene Meinung IV, Johannes von Salisbury, Mittellateinisches Jahrbuch 34.1 (1999),
ch. VII.
106. Coll. 64-65, Christianus: Quod et supra memoratus rethor vester de contrariis, ut dixisti, legibus
agens consulit dicens: «Si leges due vel plures servari non possunt, quia discrepant inter se, ea maxime conser-
vanda putetur, que ad maximas res pertinere videtur». [ Cicero, De inv. II 49] – Philosophus: Nichil hoc
consilio probabilius, et nichil stultius, quam ab antiquis ad novas recedere leges nisi doctrina potiores. Quas vi-
delicet novas leges, qui composuerunt, tanto eas cautius et perfectius scribere potuerunt, quanto iam priorum le-
gum disciplina et ipsa necessariarum rerum experientia instructi, facile quae deerant ex proprio addere potue-
runt ingenio, sicut et in ceteris contingit philosophie disciplinis. Tunc autem de perfectione posteriorum scripto-
rum maxime est confidendum, si moderni scriptores equare ingeniis antiquos potuerint. Sur les nains et les
géants cf. Jean de Salisbury, Metalogicon, III 4, qui approuve Abélard pour avoir dit que les modernes
pourraient écrire un livre qui nullo [...] antiquorum sit inferior, sed ut auctoritatis favorem sortiretur aut
impossibile aut difficillimum (l’idée vient d’Augustin, Contra Faustum XI 5). Il introduit alors la com-
paraison des nains et des géants pour expliquer le paradoxe d’un génie moderne malheureusement
dépourvu de l’autorité des anciens. Dans les études sur la métaphore, son contexte précis est trop
souvent négligé. Édouard JEAUNEAU, Lectio philosophorum, Amsterdam 1973, 56-57; MOOS, Ges-
chichte, 239-245, 381-383; Walter HAUG, Strukturen zum Schlüssel der Welt, Tubingue 1990, 86-109;
T. LEUKER, “Zwerge auf den Schultern von Riesen”. Zur Entstehung des berühmten Vergleichs,
Mittellateinisches Jahrbuch 32.1 (1997), 71-76.
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70 entre histoire et littérature

successeurs est manifestement supérieur à celui des prédécesseurs? C’est ce


que prétendent les chrétiens de leur incomparable “Législateur”, le Christ,
qui est d’ailleurs toujours désigné par ce terme, non par celui de Rédemp-
teur. Ils le nomment la Sagesse elle-même, car déjà “notre Job” (descen-
dant philosophique d’Ismaël) a prédit: “nul entre les législateurs ne l’éga-
lera” et “votre apôtre” l’a expressément affirmé dans la lettre aux Hébreux,
déclarant la loi juive abolie et inutile, dépassée par la perfection ou “le
meilleur espoir qui nous mène à Dieu”107. Notons en passant que le Phi-
losophe a délicatement évité ce formidable argument d’autorité dans sa
discussion avec le Juif.
Le Chrétien, ravi de tant de clairvoyance philosophique, croit déjà pou-
voir triompher108: “Tu cherches donc toujours ce que tu as déjà trouvé et
ce qui devrait être ta règle de vie”. Il reproche au Philosophe de s’obstiner
dans l’infidélité. Celui-ci lui rappelle la règle du jeu, comme il le fait
chaque fois que le Chrétien tente de le convertir. N’était-il pas convenu de
refuser l’autorité de témoignages scripturaires? Il était venu pour des col-
lationes ou “comparaisons”, non pour entendre prêcher un missionnaire109.
Le Chrétien doit le concéder et se rétracter: “Mon propos n’est point de
t’imposer mes pensées, mais de te faire connaître la doctrine de nos an-
cêtres”. Les autorités n’ont donc que valeur informative. Il loue le progrès
de la discussion atteint jusqu’ici, qui tient essentiellement au primat de
l’éthique et de la dialectique, sur lequel tous deux s’accordent aisément110.
Un autre conflit surgit à propos des conversions de païens dans l’Anti-
quité. Le Philosophe met en doute leur sincérité. À l’époque de l’apôtre
Paul la lex naturalis était en pleine décadence, les superstitions abondaient.
Les conversions des Grecs lui paraissent donc plutôt l’effet d’une contrain-
te que d’un libre choix. Abélard, si c’est bien lui qui se cache derrière le
Philosophe, semble étendre la notion de conversion contrainte, objet de

107. Coll. 65, Job 36.22, Hébr. 1.1, 7.18-19.


108. Coll. 66: Certe, ut video, non te ignorantia fidei nostre, sed magis tue infidelitatis obstinatio damp-
nat. Qui et nostre legis perfectionem ex scriptis ipsius didicisti et adhuc, quid sequaris, inquiris, quasi perfec-
tum ibi [...] non habeas documentum virtutum, quas ad beatitudinem sufficere nullatenus dubitas.
109. Coll. ibid.: Harum me, ut nosti, collationum tantummodo desiderium huc adduxit, et hac nos omnes
intentione congregati sumus. Voir aussi la dispute semblable Coll. 168: Miror te rationibus tuis, quibus
me arguere niteris, eas quoque auctoritates ex scripturis vestris inserere, quibus me non dubitas minime cogen-
dum esse.
110. Coll. 66 passe le reproche sous silence; mais Coll. 168: Propositum michi est, sicut nosti, non
me tibi proprias proferre sententias, sed communem maiorum nostrorum tibi fidem seu doctrinam aperire. Que
igitur testimonia de nostris affero, non ut per hec cogaris intendo, sed ut aliorum magis ista intelligas esse quam
me ipsa finxisse.
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 71

débats fréquents pendant tout le Moyen Âge, de la contrainte puremement


physique à celle de la manipulation rhétorique111. Le Philosophe s’en
prend ensuite avec vigueur à une formule célèbre de Grégoire le Grand,
qui lui semble bien résumer le fidéisme ignorantiste qu’il abhorre: “La foi
est sans mérite, si la raison humaine lui fournit l’argument”. Cet interdit
de la raison en matière de religion, ce credo quia absurdum, est à l’opposé de
la conception essentielle qui se dégage de ce dialogue: la certitude que la
Sagesse de Dieu (sophia, logos) a donné la raison à tous les hommes, même
si les chrétiens se distinguent comme “les vrais philosophes et logiciens”.
La pire idolâtrie pourrait se justifier sous le prétexte de ce magister dixit,
“cette consolation de l’ignorence”, “ce refuge commun des misérables” (des
pauvres d’esprit). Qui peut réfuter celui qui adore une pierre ou un bout
de bois, si “la foi exclut toute discussion par voie de raison, sous peine de
perdre tout mérite?”112.
Cette fois, c’est sans doute bien une conviction profonde d’Abélard qui
s’exprime par la bouche du Philosophe. Le théologien a souvent débattu de
cette maxime grégorienne, dont il acceptait le sens pieux mais critiquait
l’interprétation obscurantiste et antidialectique113. Elle est présentée ici
dans sa signification la plus négative, comme l’expression du pur fidéisme,
ce qui conduit le Philosophe-Abélard à protester que la raison est toujours
naturaliter prior114. Cette affirmation semble autoriser, entre les deux “pères
de la scolastique”, Anselme et Abélard, une opposition, souvent exagérée
jusqu’à qualifier l’un de mystique, l’autre de libre penseur. Dans l’œuvre
théologique d’Abélard, en particulier dans le prologue du Sic et non, la pri-
ma clavis sapientiae, le doute rationnel corroborant la foi, contredit, en ef-

111. Coll. 70. ALLARD, 499-500. Sur le problème de la conversion par contrainte cf. par ex. Tho-
mas d’Aquin, STh. II-II qu. 10, art. 8; Benjamin Z. KEDAR, Crusade and Mission, Princeton 1984;
Klaus SCHREINER, “Duldsamkeit” (tolerantia) und “Schrecken” (terror). Religiöse Devianz, éd. D. SI-
MON, Francfort 1990, 159-210.
112. Coll. 72: Atque utinam, ut dicis, sic convincere possis, ut ab ipsa, ut dicitis, suprema sapientia, quam
grece logon, latine verbum Dei vocatis, vos vere logicos et verborum rationibus exhibeatis esse armatos! Nec illud
Gregorii vestri me miserorum commune refugium pretendere presumatis. «Fides», inquit, «non habet meritum,
cui ratio humana prebet experimentum». [Hom. 26 in Ev., PL 76,1197 ...] Si enim fides ratione minime sit
discutienda, ne meritum amittat, nec, quid credi oporteat, animi iudicio sit discutiendum, sed statim his, quae
predicantur, assentiendum, quoscumque errores predicatio seminet, suscipere nihil refert, quia nihil licet ratio-
ne refellere, ubi rationem non licet adhibere. Dicat ydolatra de lapide vel ligno vel qualibet creatura: Hic est
Deus verus, celi creator et terrae; vel quamlibet patentem habominationem predicet, quis eam valebit refellere,
si de fide nichil sit discutiendum ratione?
113. Theol. Sum. II 24, Theol. chr. III 50, Theol. Sch. II 47, 753-754 et 49, 789-786; pour l’in-
terprétation positive de la formule cf. MOOS, Die angesehene Meinung, ch. II 1.
114. Coll. 73.
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fet, le fides quaerens intellectum d’Anselme; la foi est objet de recherche pour
l’un, principe de recherche pour l’autre. Pour Abélard, c’est à la raison d’in-
terroger la foi, non à la foi d’interroger la raison. Or, sans qu’il soit néces-
saire de renchérir sur le rationalisme abélardien, la formule lapidaire du
Philosophe déclarant “la priorité naturelle de la raison” est une occasion de
préciser une différence sémantique: chez les deux penseurs, la “foi” n’a pas
le même sens. Pour Anselme, elle signifie tout d’abord l’acte personnel de
dévouement, la “confiance dans la vertu rédemptrice du Christ”, qui doit
précéder toute recherche; pour Abélard, cet engagement existentiel, qu’il
n’a jamais remis en question, est un préalable implicite, situé en-dehors ou
plutôt au-dessus d’une recherche théologique, qui, elle, présuppose un
tout autre concept de “foi”. Fides a pour lui le sens objectif d’un ensemble
de témoignages transmettant la Révélation, d’un corps de doctrines re-
montant à la Vérité divine, dont le théologien doit éliminer les apports hu-
mains, les fausses interprétations survenues au cours de sa transmission115.
L’engagement, la foi active, comme l’entendent la devise anselmienne au-
tant que la formule grégorienne, n’est qu’un présupposé évident, autori-
sant l’examen dialectique ou philologique d’une “foi” entendue comme
tradition, la critique rationnelle des auctoritates, indispensable à l’intelli-
gence du Verbe116. Si, dans les Collationes, plus que dans toute autre œuvre
d’Abélard, le sens proprement religieux de la foi est écarté au profit de son
sens doctrinal et dogmatique, c’est non seulement parce que la fiction du
dialogue exige de se limiter aux prémisses acceptables par un païen culti-
vé, mais surtout parce que la critique du fidéisme aveugle peut ainsi se fai-
re plus véhémente117. Le Juif avait déjà mis en avant cette foi-tradition,
fondement de son zèle, dans sa tentative avortée pour résoudre le problè-
me de possibles faux témoins, tentative qu’Abélard a pourtant présentée
comme une ébauche prérationnelle de la dialectique118. Le Philosophe va
au cœur du sujet: pour lui, un chrétien n’a pas le droit de sauter l’étape
préliminaire de la raison pour se précipiter sur un mot d’autorité pris au
pied de la lettre. Reprenant son grief initial, il voit surgir derrière ce
“court-circuitage” la même mentalité sectaire qui est la racine de tous les
fanatismes et conflits entre religions119. Pour étayer son attaque contre le

115. GANDILLAC, Le ‘Dialogue’, 12-13.


116. JOLIVET, Abelardo, passim; MOOS, Die angesehene Meinung, ch. II 1.
117. Voir la réponse à ce passage (Coll. 77) infra n. 126.
118. Supra, 57-58.
119. Coll. 73.
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 73

respect servil des “autorités”, le Gentil cite lui-même une auctoritas chré-
tienne, celle d’Antoine, Père du désert: “Puisque c’est la raison humaine
qui inventa les écrits, à qui la possède ne sont aucunement nécessaires les
écrits”120. Ainsi, un apophtègme anti-intellectuel d’origine ascétique,
dont le contexte est délibérément négligé, se transforme, non sans ironie,
en argument pour la raison contre le recours abusif aux mots d’autorité,
pour la discussion orale contre le culte de l’écriture.
Suit une attaque violente de l’argument le plus faible, l’argumentum ab
auctoritate, invalidé par la théorie des topiques de Cicéron et de Boèce. Ce
n’est pas même un argument, mais une simple “opinion d’autrui”, dont se
servent les orateurs en panne d’idées pour impressionner la foule des igno-
rants121. Celui qui ne jure que par les “paroles d’un absent”, d’un témoi-
gnage écrit, au lieu de se servir de sa raison, ne se comporte pas en chré-
tien, mais en juif, car il préfère les signes ou miracles à l’esprit de la sa-
gesse122. (Abélard semble avoir oublié entre temps que le Juif a déjà réfu-
té cet argument). Le Philosophe poursuit dans le registre exégétique en re-
prenant une interprétation qu’Abélard croyait augustinienne, à propos de
Matthieu 7. 8, “demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez,
frappez et l’on vous ouvrira”: par la prière et l’esprit de quête vous obtien-
drez l’intelligence de la vérité, qui est une sorte de révélation divine. “De-
mandez en priant, cherchez en discutant, frappez en sollicitant”. Il y asso-
cie une célèbre (et authentique) parole d’Augustin sur la prééminence de
l’art de la discussion: “C’est la discipline des disciplines qu’on appelle dia-
lectique”, ... parce qu’elle “apprend à apprendre, apprend à enseigner ...
Non seulement elle veut faire des savants, mais elle le peut”123. Ce passa-

120. Coll. ibid.: Nam et ipsi, qui scripserunt non nisi ex ratione, qua eorum habundare videntur senten-
tie, auctoritatem, hoc est credendi statim eis meruerunt dignitatem. Adeo autem vestrorum quoque iudicio auc-
toritati ratio preponitur, ut, sicut vester quoque meminit Antonius: «cum humane rationis sensus inventor fue-
rit litterarum, cui sensus est incolumis ei minime necessarie sint littere» [Athanasius, V. Ant., interp. Eva-
grio, PL 73, 184 CD].
121. Coll. 74 (Boèce, De diff. topicis II, PL 64, 1195 A, 1199 CD); MOOS, Die angesehene Meinung,
ch. I.
122. Coll. 75: Quod vero dixisti in rationibus quoque discernendis sive cognoscendis nonnumquam errari,
verum utique est atque liquidum. Sed hoc eis accidit hominibus qui rationalis peritia philosophie et argumen-
torum carent discretione; quales se Iudei profitentur esse, qui pro argumentis signa requirunt, et quicumque
suum in dictis alterius presidium ponunt; tamquam de auctoritatis vel scripto absentis facilius iudicetur quam
de ratione vel sententia presentis, et sensus illius melius quam istius possit inquiri. Dum vero, quantum vale-
mus, de nostra solliciti salute Deum inquirimus, eius utique supplet gratia, quod nostra non sufficit opera, et
volentes adiuvat, ut possint, qui hoc ipsum etiam inspirat, ut velint [cf. Phil. 2.13].
123. Coll. 75-76: De quo vos ipsa quam dicitis veritas securos Christus efficiens, congrua similitudine
premissa subintulit [Mt. 7,7-8]: Petite, et accipietis, querite, et invenietis, pulsate, et aperietur vobis. Omnis
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74 entre histoire et littérature

ge, avec sa marqueterie de citations typiquement abélardienne, développe


amplement la brève ébauche de la fin du prologue du Sic et non, pourtant
bien mieux connue des médiévistes124.
Le Chrétien est en parfait accord avec ce recours à la réflexion contre une
fides qui ne consisterait qu’en l’adhésion obstinée à quelques dogmes im-
muables et, qui plus est, mal compris. Cette fides, sémantiquement encore
plus éloignée de la foi religieuse que celle que le Philosophe a relevée dans
la citation de Grégoire le Grand, implique, dans son sens élémentaire, la
définition de l’argument rhétorique: “ce qui rend crédible quelque chose
de douteux”. C’est donc la raison ou l’argument qui provoque la croyance,
ce n’est pas la soumission à une autorité, “chose douteuse”, qui provoque
la compréhension raisonnable125. Le Chrétien ajoute cependant une petite
nuance: les autorités, si elles ne peuvent être alléguées comme arguments,
peuvent, par les problèmes qu’elles posent, inciter à la recherche. Néan-
moins, comme elles ne sont connues qu’à l’intérieur d’une communauté re-
ligieuse et que le Philosophe n’accepte aucune tradition écrite, il se décla-
re prêt à y renoncer.

On ne peut arguer qu’à partir de ce que quelqu’un a concédé lui-même, et


convaincre, qu’à partir de ce qu’il admet. C’est pourquoi, avec toi, il faut discuter au-
trement que nous le faisons entre nous. Quelles que soient les assertions de Grégoire
ou de nos autres docteurs, même du Christ ou de Moïse, nous savons qu’elles ne te
concernent pas encore de telle manière que leurs dires te forcent à croire126.

enim qui petit accipit, et qui querit invenit, et pulsanti aperietur. Que quidem memini precedentia verba Au-
gustinus exponens quodam suo tractatu de misericordia: «Petite, inquit, orando, querite disputando, pulsate
orando». [Ps.-Augustinus, Tract. de oratione et elemosyna, PL 40, 1227] Unde et artem ipsam disputandi
secundo De ordine libro [ II 13, 38] ceteris preferens disciplinis, et tamquam ipsa sola sciat vel scientes faciat,
eam commendans ait: «Disciplinam disciplinarum, quam dialecticen vocant. Hec docet docere, hec docet disce-
re. In hac se ipsa ratio demonstrat, quid sit, quid velit, scit <scire> sola. Scientesque facere non solum vult, sed
etiam potest».
124. Sic et non, 103-104.
125. Cf. le commentaire de la définition cicéronienne Super topica glossae, 300-301, 306. MOOS,
Die angesehene Meinung, sur les différents sens de fides chez Abélard.
126. Coll. 77-78: Nemo certe nostrum, qui discretus sit, rationibus fidem vestigari ac discuti vetat, nec
rationabiliter his, que dubia fuerint, acquiescitur, nisi cur acquiescendum ratione premissa. [...] In omni quip-
pe disciplina tam de scripto quam de sententia se ingerit controversia, et in quolibet disputationis conflictu fir-
mior est rationis veritas reddita quam auctoritas ostensa. Neque enim ad fidem astruendam refert quid sit in
rei veritate, sed quid in opinonem possit venire, et de ipsius auctoritatis verbis plereque questiones emergunt, ut
de ipsis priusquam per ipsa iudicandum sit. [...] Tecum vero tanto minus ex auctoritate agendum est, quanto
amplius ratione inniteris et Scripture sacre auctoritatem minus agnoscis. Nemo quippe argui nisi ex concessis po-
test, [...] et aliter tecum, aliter nobiscum ad invicem confligendum est. Quid Gregorius aut ceteri doctores nos-
tri, quid etiam ipse Christus vel Moyses astruat, nondum ad te pertinere novimus, ut ex ipsorum dictis ad fi-
dem cogaris.
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 75

Avec cette forme élégante d’aposiopèse adaptée au niveau herméneu-


tique du partenaire, le Chrétien s’épargne toute discussion sur le sens pro-
fond d’une pensée grégorienne qu’Abélard connaissait pourtant parfaite-
ment127.

***

Jusqu’ici le débat a essentiellement porté sur la méthodologie du dia-


logue. Tout est prêt pour que son sujet principal, la définition du Bien su-
prême et ses voies d’accès, puisse enfin être développé. Or, curieusement, à
partir de ce moment, nous n’assistons plus à un véritable dialogue, mais à
de longs exposés didactiques. Le Philosophe cède le terrain au Chrétien. À
l’exception d’une sorte de dissertation sur les quatre vertus cardinales, il
change de rôle: de partenaire il devient disciple et pose des questions qui
ne semblent avoir d’autre but que de faciliter les développements du
maître128. Cet avocat de la loi naturelle, qui n’a pas cessé de juger superflus
les préceptes plus tardifs, veut précisément mieux les connaître dans l’es-
poir d’y trouver le moyen du salut. On ne voit pas très bien comment il est
passé d’une position à l’autre, si ce n’est par l’idée du progrès des lois, idée
pourtant relativisée par le Chrétien lui-même129. Peut-être Abélard, en pei-
ne de résoudre cette contradiction a-t-il préféré la laisser dans l’ombre.
Il suffit de résumer brièvement la dernière partie130. Le Philosophe et le
Chrétien s’entretiennent moins de la spécificité de la foi chrétienne que des
principes de l’éthique qu’ils admettent tous deux, mais de façon légère-
ment différente. Prenant le contre-pied d’une puissante tradition, ils
conviennent que la béatitude est nécessairement située après cette vie.
Pour le Philosophe, elle n’est qu’un perfectionnement du bonheur des
sages sur terre. L’homme y parvient par la vertu unique, qui contient
toutes les vertus et rend égaux entre eux ceux qui la pratiquent. Pour le

127. Supra n. 113.


128. Ce changement de l’oratio concisa à l’oratio continua, du dialogue dramatique au dialogue di-
dactique est traditionnel depuis l’Antiquité. Il se trouve dans plusieurs dialogues de jeunesse d’Au-
gustin (surtout dans Contra Academicos). Michel RUCHE, Le préambule dans les œuvres philosophiques de
Cicéron, Essai sur la genèse et l’art du dialogue, Paris 1958, 57-65; Manfred HOFFMANN, Der Dialog bei
den christlichen Schriftstellern der ersten vier Jahrhunderte, Berlin 1966, 135-143; MOOS, Le dialogue,
1013-1015 sur un autre exemple médiéval.
129. Supra, 67-68.
130. Coll. 79-139. Pour plus de détails v. MARENBON, Abelard’s Ethical Theory et les articles de
GANDILLAC.
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76 entre histoire et littérature

Chrétien, la vertu ne peut se suffire à elle-même; sans parler de la grâce, il


insiste sur le primat de l’amour désintéressé de Dieu qui a pour seul but la
visio Dei. À l’unicité de la vertu stoïcienne, il oppose la diversité des ver-
tus individuelles, et par conséquent la gradation des mérites dans l’au-delà,
omnes, qui habent caritatem, non aequaliter ea succensi sunt131.
Dans un long passage, qualifié de digression ou récréation, le Philo-
sophe, sur la demande du Chrétien, établit une classification des vertus à
partir de la justice132. Cette dernière prime, parce que, dépassant le salut
individuel ou celui d’un peuple, elle est le fondement du bien public dans
son sens le plus large; elle profite à l’humanité toute entière133. Ce passage
un peu scolaire contient pourtant quelques traits originaux. La vengeance
est légitime en tant qu’elle exprime le souci du bien commun; la magnani-
mité est valorisée comme faculté d’initiative134; la prudence et la miséri-
corde sont, en revanche, rayées du catalogue des vertus. Une distinction re-
marquable entre le droit naturel et le droit positif, assaisonnée d’une note
critique contre les institutions, rappelle le débat antérieur sur la valeur des
lois. À la loi naturelle de tous les hommes, chaque peuple a ajouté son
“droit positif”, variable selon les cultures et les époques. Ce droit particu-
lier, institué par des conventions humaines et contenant des rites, tels que
la circoncision des juifs et le baptême des chrétiens, ou encore des édits, tels
que les décrets des papes, n’est pas nécessairement conforme à la loi natu-
relle ou divine135. Ce ne sont pas là les idées d’un philosophe antique, mais
bien les audaces d’un ecclésiastique contestataire du XIIe siècle.
Revenant sur l’idée du Bien suprême, le Chrétien soutient que la béati-
tude est d’un autre ordre que la tranquillité d’âme des stoïciens ou que le
plaisir des épicuriens, même prolongés à l’infini136. Aux questions du Phi-
losophe sur la nature des joies éternelles, le Chrétien oppose la sagesse apo-
phatique: sans expérience personnelle, aucune réponse n’est possible, et
personne ici-bas n’a l’expérience de la vie céleste. Conformément aux
conseils du “théologien” Platon et du “philosophe” Paul137, il ne faut pas

131. Coll. 100.


132. Coll. 109-140; MARENBON, Abelard’s Ethical Theory, 303-309; D’ANNA, 406-418; GAN-
DILLAC, Intention et loi, 602-605.
133. MOOS, Lucan und Abelard, 431-443. Un passsage concernant la critique du particularisme
religieux en a été citée plus haut, 61. J’y reviens dans “Offentlich” und “privat”, 68-72.
134. Coll. 136; GAUTHIER, 257-294.
135. Coll. 134.
136. Coll. 135.
137. Coll. 140-155.
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 77

vouloir franchir les limites de la science humaine et scruter l’innommable.


Quand le Philosophe demande si le ciel et l’enfer sont des lieux, le Chré-
tien se lance dans une nouvelle diatribe contre la “foi du charbonnier” in-
évitablement anthropomorphique. Il ne faut surtout pas “judaïser” à pro-
pos de ces images, mais les entendre au sens mystique138. Ce ne sont pas
des lieux, mais des états de présence ou d’absence spirituelle. Le souverain
bien est appelé ciel, parce qu’il est une croissance infinie de l’amour de
Dieu commencé ici-bas et continué dans l’autre vie; l’enfer ou le souverain
mal en est l’exacte image inversée: une haine de Dieu s’intensifiant à l’in-
fini, une sorte d’agonie sans fin139.
La discussion aborde alors le problème de la théodicée. Si tout ce que
Dieu a créé est bon, demande le Philosophe, qui semble mieux connaître
la Genèse que la cosmologie antique, comment concilier le mal et la dam-
nation éternelle avec le bien de la création? La réponse est d’ordre séman-
tique. Le sens des adjectifs “bon/mauvais” est différent de celui des sub-
stantifs “le bien/le mal”. “Le bien ne peut jamais être mauvais, mais il est
bon qu’il y ait du mal”. Un châtiment n’est bon que pour autant qu’il est
bon de l’infliger au coupable, mais en aucun cas la peine elle-même n’est
une res bona, un bien. L’homme, en tant que créature est res bona, mais de
par son libre arbitre peut être qualifié de bonus ou malus, etc140. C’est une
théodicée plutôt rudimentaire: l’Abélard de la Dialectica y prend le dessus
sur celui de la Theologia141.
On s’aperçoit alors qu’une question annoncée au début n’a pas encore été
traitée: quelles sont les voies d’accès à la béatitude? Le Chrétien remarque
avec consternation: “Il ne nous reste que peu de temps”142. Comme théo-
logien il aurait pu introduire ici une dissertation sur la grâce divine, la foi
salvatrice ou les sacrements de l’Église. Rien de tel. Sa réponse, assez abs-
traite, mi-sceptique, mi-apophatique, reste dans le sillon de la théodicée.
Comment définir les choses? Nous les connaissons souvent sans pouvoir les
définir. Quelle est l’essence de la pierre, par exemple? Le Bon non plus

138. Coll. 156-158: Si prophetizari magis quam iudaizare in littera nosses et, que de Deo sub specie cor-
porali dicuntur, non corporaliter ad litteram, sed mystice per parabolam [allegoriam B] intelligi scires, non
ita, ut vulgus, que dicuntur, acciperes.
139. Coll. 157-199. Le purgatoire ne semble pas, d’ailleurs, avoir place dans une conception
déjà, elle-même, gradualiste.
140. Coll. 200-206.
141. GANDILLAC, Le ‘Dialogue’, 17: “réponses un peu courtes d’une théodicée à bout de souffle”.
142. Coll. 206.
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78 entre histoire et littérature

n’est pas aisément définissable. Il faut éviter de le concevoir comme un ob-


jet matériel. C’est une forme ou une fonction. Ce qui est bon est ce qui est
adapté à sa fin. On dit d’un voleur qu’il est bon, quand il est habile dans
sa discipline. Le bon est donc assimilable à l’utile, à ce qui nous permet
d’atteindre un avantage quelconque. Quant au Bien suprême, ce concept
est extrêmement difficile à définir. Le bien peut amener le mal, et le mal
le bien. La bienfaisance engendre l’orgueil, le péché accompagné de repen-
tir produit l’humilité. Les mêmes choses peuvent être utilisées en bien ou
en mal, comme le glaive dans la main du prince ou du tyran. Il est donc
évident que l’acte ne vaut que par l’intention. Tout dépend “non de ce qui
est fait, mais dans quelle intention il est fait”. Si le terme bonum facere se
rapporte à la volonté objective de Dieu, bene facere se rapporte par contre à
la conscience subjective. Mais les intentions humaines sont radicalement
contingentes, elle dépendent des cas et des circonstances; souvent s’y mê-
lent des erreurs qui conduisent au péché sans pour autant rendre coupable.
Aucune règle générale ne peut donc être appliquée à nos intentions. Seule
l’intention de Dieu est toujours bonne, parce que, selon Platon, tout ce
qu’il fait a une raison nécessaire et logique et que, selon Augustin, il or-
donne tout, même des volontés humaines mauvaises, vers le bien. L’hom-
me qui doute de la bonté de son intention n’a qu’un seul recours: la priè-
re “que ta volonté soit faite”143.
Fiat voluntas tua. Le dialogue se termine ainsi par le même mot qui a ser-
vi de citation finale à l’Historia calamitatum. C’est donc bien une façon abé-
lardienne de terminer une œuvre144. Le Chrétien, avant de se séparer du
Philosophe, ajoute encore: “Si je ne me trompe, j’en ai dit assez à présent
pour faire voir comment se doit entendre ce nom de bon ...”145. Cela pour-
rait se rapporter uniquement au dernier passage sur la sémantique du no-

143. Coll. 206-222 (Platon, Tim. 28a; Mt. 6.10). GANDILLAC, Le ‘Dialogue’, 15-17.
144. Il se peut qu’Abélard ait été inspiré par la Consolatio de Boèce, qui, après un développe-
ment analogue sur le Summum bonum et la théodicée, se termine également sur une exhortation à la
soumission à la Providence dans la prière (V 6, 45-48). Ceci est d’autant plus remarquable que la
Consolation de Philosophie, elle aussi, a été longtemps considérée comme une œuvre laissée in-
achevée par la mort de son auteur. Cf. le résumé du débat à propos de cette hypothèse par Joachim
GRUBER, Kommentar zu Boethius De consolatione Philosophiae, Berlin-New York 1978, 414-415.
145. Coll. 227: Hec, nisi fallor, in presentiarum satis est me dixisse, ad ostendendum videlicet, qualiter
nomen boni sit intelligendum, quando pro re bona simpliciter sumitur, vel quando etiam rerum eventibus, vel
que a propositionibus dicuntur applicatur. Quod quia ex inquisitione summi boni pendebat, [...] La phrase re-
prend d’ailleurs presque littéralement ce qui a été dit au début de ce dernier paragraphe, Coll. 225:
Hoc autem ad presens ad descriptionem rei bone satis esse arbitror. Abélard multiplie ainsi les indices d’une
fin prochaine.
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 79

men boni. Mais le Chrétien précise: “C’est ce qui est resté en suspens dans
la recherche du souverain bien”. Comme cette inquisitio a été le sujet prin-
cipal de l’œuvre, la phrase précédente pourrait également signifier
qu’après ce dernier point “dépendant” du thème central, du summum bonum,
il ne reste plus rien à résoudre et que le sujet est épuisé. Mais le Chrétien
continue146: “S’il te semble, qu’il reste encore quelque chose à questionner
de ipso, sur ce sujet lui-même, tu peux l’indiquer, sinon ad reliqua festina-
re”. À quoi d’autre le Philosophe peut-il “vite passer”? Soit, dans l’absolu,
à des questions encore ouvertes, susceptibles d’être examinées en-dehors de
ce dialogue, soit à des points envisagés mais pas encore developpés à l’in-
térieur de celui-ci147. Comme tous les aspects essentiels, préalablement an-
noncés, ont été abordés, sinon traités de façon exhaustive, pourquoi envi-
sager une suite et supposer à tout prix que l’œuvre soit inachevée148? Il n’y
a rien d’inhabituel pour un auteur du Moyen Âge à terminer un texte par
“passons à autre chose!”. Une histoire littéraire des fins d’œuvres, qui res-
te à écrire, montrerait que celle des Collationes se rapproche de la tradition
de l’aposiopèse ou praecisio rhétorique, définie comme “fin avant la fin lé-
gitime”149. Elle pourrait indiquer que le texte n’est pas un exposé doctri-

146. Coll. 227: Quod quia ex inquisitione summi boni pendebat, si quid superest, quod de ipso ulterius
queri censeas, licet te subinferre vel ad reliqua festinare.
147. GANDILLAC (204), en traduisant librement par “passer à la suite” et en condensant toute la
phrase, a pris parti pour la deuxième version: “S’il reste quelque chose a examiner concernant notre
recherche du bien suprême, tu le peux indiquer, sinon nous passerons vite à la suite”. Il semble s’ins-
pirer de la traduction de PAYER (169): “If something is left in the investigation concerning the su-
preme good which you think should be questioned further, you are permitted to introduce it or to
hurry on to what remains”. (Même fin de la phrase dans la traduction de MARENBON). La traduc-
tion allemande de KRAUTZ (289) est plus précise sur le début que sur la fin de la phrase: “Weil dies
von der Untersuchung des höchsten Gutes abhing: wenn noch etwas übrig ist, das du über es selbst
darüber hinaus für wert erachtest, daß es untersucht werde, magst du es nach und nach einfügen
oder zu den übrigen Punkten eilen”. La traduction la plus fidèle est celle de TROVÒ (301): “Ques-
to era ciò che era rimasto in sospeso nella ricerca sul summo bene. Se ti sembra che altre questioni
siano rimaste aperte, puoi proporle, oppure passa velocemente ad altro”. Car reliqua a ici le sens très
vague de “tout le reste”, “les autres choses” ou “les et caetera” et festinare semble s’opposer à la ré-
flexion approfondie pratiquée dans le dialogue. Ad reliqua festinare n’est donc pas loin des formules
abruptes de la “Schlusstopik” analysées par Ernst Robert CURTIUS, Europäische Literatur und latei-
nisches Mittelalter, Berne 1948, 95, 99-101, 453, 479-481 (concision fondée sur la crainte de pro-
voquer fastidium; convertor ad alia, cetera pretereo, negotia vocant etc.).
148. MEWS, 107-109. A propos des lacunes doctrinales, on pourrait rappeler le caractère frag-
mentaire de toute l’œuvre théologique d’Abélard; cf. Marcia L. COLISH, Peter Lombard, Leide 1994,
vol. I, 48: “... he left no complete work of systematic theology of his own. He was one of those aca-
demics constitutionally incapable of finishing anything he started”.
149. MOOS, Le silence, supra, 33-36 à propos du début de la sixième lettre d’Héloïse ainsi que
d’autres œuvres médiévales employant ce procédé. Il est particulièrement répandu sous la forme de
l’aposiopèse dite “religieuse”, d’un “silence imposé par le respect ou la peur de ce qu’on n’ose plus
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80 entre histoire et littérature

nalement achevé ou fermé, mais ce qu’Umberto Eco appellerait une “œuvre


ouverte”. Car le dialogue se montre, en effet, ouvert à d’autres discussions
du même type. L’un des principaux modèles d’Abélard, le De ordine d’Au-
gustin, ne se termine pas autrement150. Le but essentiel est atteint: la dé-
monstration de la rationalité de la foi chrétienne, qui perfectionne la loi jui-
ve en l’enrichissant par la sagesse de la loi naturelle. Rappelons l’objectif
fixé par le prologue: les représentants des trois croyances se sont réunis au-
tour d’Abélard ut altercatio nostra finem acciperet, “afin que notre querelle
trouve sa fin”151. Abélard, en refusant le rôle d’arbitre et en écoutant silen-
cieusement toutes les parties in utramque partem, a transformé l’altercatio en
collatio, en confrontation paisible, en zététique ou quête commune de la vé-
rité. S’il n’y a, ni conversion, ni sentence finales, c’est simplement que le
sens même de l’œuvre exclut semblable exigence152. Ce dialogue se rap-
proche à la fois de l’essai et de la confession. Abélard tente de se convaincre
lui-même que l’accord entre les trois religions est possible, rien de plus.

L’historien et l’historien de la littérature pourraient s’engager dans un


autre débat, collatio, non altercatio, sur la méthode adéquate pour poser les
questions intéressantes pour nous, à des œuvres qui ne les posaient pas ou
les posaient autrement. Peut-on faire abstraction de l’intention de l’auteur,
de la situation particulière dans laquelle il a écrit et du mode de discours
auquel il s’est conformé? Dans le présent cas, on peut constater que les his-
toriens se sont beaucoup penchés sur la “question juive” chez Abélard, sans
remarquer qu’elle ne l’intéresse que de façon plutôt marginale, ne lui ser-
vant que de métaphore pour transmettre un tout autre problème, celui de
la rationalité de la vraie religion. C’est peut-être précisément en prenant ce
recul théorique pour examiner la judaïté qu’il a su rendre justice à la si-

exprimer”. Quoique j’aie omis de citer les Collationes dans ce contexte, JOLIVET (Abelardo, 79-80) ap-
puie son refus de la thèse de l’œuvre inachevée sur mon article de 1975. Il fait en outre un parallè-
le très convaincant avec le Livre du Gentil et des Trois Sages de Raymond Lulle, qui se termine sans
que l’on apprenne à laquelle des trois religions le Gentil se convertira. Jean de Salisbury utilise ce
procédé à la fin de certains chapitres; il lui permet souvent d’éviter des spéculations théologiques,
cf. MOOS, Geschichte, 496-497.
150. De ordine II 20. 53-54, CC 29: Alypius remercie le maître de son enseignement, quamvis
suspicemur et credamus tibi esse adhuc secretiora, tamen non absque impudentia nos putemus, si amplius quic-
quam flagitandum arbitremur. [....] Hic finis disputationis factus est, [...] cum iam nocturnum lumen fuisset
inlatum. Bernd Reiner VOSS, Der Dialog in der frühchristlichen Literatur, Munich 1970, 197-232.
151. Coll. 3.
152. Voir surtout Coll. 168, supra n. 110; STEIGER, 253, 258-259.
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les COLLATIONES d’abélard et la «question juive» au xiie siècle 81

tuation réelle de la diaspora juive de son temps, avec cette tolérance ex-
ceptionnelle qu’on lui a, à juste titre, si souvent reconnue153.

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153. Cf. par ex. SCHRECKENBERG, 133-144; EBERHARD, 356-368; GAUSS; LANGMUIR, Faith of
Christians, 86-88, pense que le “rationalisme” d’Abélard l’empêchait d’adopter les arguments irra-
tionnels incitant à la persécution chrétienne des Juifs au Moyen Âge.
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3. LUCAIN AU MOYEN ÂGE*

I. INTRODUCTION

La postérité de Lucain pourrait être grossièrement divisée en trois


époques.
1. À part quelques critiques isolées de l’Antiquité, de la Renaissance et
du XVIIe siècle, sa réputation de grand poète épique et sa place éminente
dans le canon de lecture des écoles n’est pas contestée avant le début du
XIXe siècle.
2. Par contre de 1830 environ jusqu’aux années vingt du XXe siècle, la
critique véhémente d’un nouveau purisme classique prend le dessus.
3. Un nouveau renversement du goût réhabilite ensuite, chez les érudits
latinistes du moins, le poète du «pathos».
Cette schématisation chronologique pourrait amener à ne considérer le
XIXe siècle que comme un intermède négligeable dans la bonne renom-
mée du «poète de Cordoue». Je crois au contraire que ce «trou de mémoi-
re» a été décisif, et pour notre lecture de Lucain, et pour l’étude de sa pos-
térité. Il y a vingt ans, je me demandais pourquoi, malgré une véritable
«renaissance de Lucain»1 chez les classicistes, les médiévistes continuaient
à méconnaître l’importance de la Pharsale. Je l’expliquais alors par le retard

* Texte inédit. – Dans les années 1970-80, j’ai commencé une recherche sur ce sujet, dont quatre
articles allemands sont issus:«Cornelia und Heloise» (1975), «Lucan und Abaelard»(1976), «Poe-
ta und historicus» (1976) et «Lucans tragedia …»(1979). Un raccourci de «Poeta und historicus»
a été traduit en italien pour Retorica e poetica (Quaderni del circolo filologico linguistico Padovano 10), éd.
D. Goldin - G. Folena, Padova 1979, p. 115-128. La plus importante de ces études est restée in-
édite: un cours français fait pour la 24e session d’été de l’année 1977-78 au Centre d’Études Supé-
rieures de Civilisation Médiévale de Poitiers. La version actuelle qui conserve la structure origina-
le de ce cours constitue une réécriture et parfois même une rétractation en fonction du chemine-
ment de la recherche ultérieure. (Ainsi le 4e chapitre sur Gautier de Châtillon contredit tout ce que
j’ai écrit dans ”Lucans tragedia…“).
1. L’expression est de Burck, p. 31. – Des renvois comme «supra/infra, n. … désigneront, à côté
de la note de bas de page, le passage du texte qui y correspond.
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90 entre histoire et littérature

de la philologie latine du Moyen Âge, discipline auxiliaire consacrée sur-


tout à l’édition de textes et respectueusement à la traîne des méthodes de
sa sœur aînée, la philologie classique de la fin du XIXe siècle2. La raison
profonde de cette ignorance me semble aujourd’hui beaucoup plus banale:
en dehors des études classiques, Lucain est méconnu parce qu’il ne figure
plus dans le canon de cette culture générale dont Manfred Fuhrmann vient
d’écrire l’épitaphe nostalgique3. Ce fait pèse probablement plus lourd que
la disparition de la connaissance des langues mortes dans nos sociétés inon-
dées de traductions. Qu’on me permette quelques traits anecdotiques à cet
égard: Walter Fischli, auteur d’une des rares monographies sur la tradition
de Lucain à travers les siècles, a été mon professeur de lycée à Lucerne sans
que je ne l’aie jamais entendu parler de la Pharsale. Peut-être ne trouvait-il
pas de bon ton de mentionner en classe un poète de la «latinité d’argent»
depuis longtemps écarté des canons de lecture. J’ai fait dernièrement un pe-
tit sondage auprès d’amis et collègues: une infime minorité seulement avait
lu la Pharsale et certains confondaient même Lucain et Lucien. Je n’aurais
peut-être moi-même jamais lu la Guerre civile, si les hasards de la recherche
ne m’avaient pas fait découvrir sa portée à travers les citations qui émaillent
l’œuvre de l’un des plus grands penseurs du Moyen Âge, Abélard4.
Comment ne pas s’étonner que l’un des poètes anciens les plus connus
du Moyen Âge soit pratiquement ignoré des médiévistes! Le fulminant
plaidoyer d’Ernst Robert Curtius pour une meilleure connaissance de Lu-
cain5 n’a pas amélioré un état de choses provenant sans doute d’un «habi-
tus» éducationnel (selon la définition de Bourdieu) plus que d’un désinté-
rêt intellectuel. Curtius souligne par exemple le rôle important d’un per-
sonnage fictif de la Pharsale dans les exempla médiévaux, celui d’Amyclas,
le pauvre batelier que César, au milieu de la tempête, encourage avec le cé-
lèbre apophthègme: «… ne crains rien, tu portes César et sa fortune». Lu-
cain fait du quidam auquel ces paroles sont adressées un personnage concret
et exemplaire qui, par contraste avec l’arrogance de César, personnifie la
pauvreté, la sobriété et la paix de l’âme. En le nommant Amyclas le poète
a créé l’antonomase de ces qualités intérieures. Chez certains philologues

2. C. Meier, Königin der Hilfswissenschaften? Reflexionen zu Geschichte, Selbstverständnis


und Zukunft der Mittellateinischen Philologie, Frühmittelalterliche Studien 35 (2001), p. 1-21.
3. M. Fuhrmann, Der europäische Bildungskanon, Frankfurt 2004. Bien que l’auteur propose la ré-
actualisation du canon, je suis plutôt sceptique quant aux chances d’un tel projet.
4. C’est la célèbre scène du profès d’Héloïse dans l’Historia calamitatum qui est à l’origine de ma
première lecture de la Pharsale.
5. Curtius, p. 269 ss., 409, 449 s. et index p. 580.
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lucain au moyen âge 91

modernes ce héros lucanéen est redevenu anonyme, puisqu’on trouve des


éditions qui écrivent son nom avec un a minuscule, comme s’il s’agissait
d’un obscur héllénisme6. Les éditeurs auraient pourtant pu lire chez Cur-
tius que le Moyen Âge vouait un véritable culte à ce lointain prédécesseur
païen de François d’Assise7. Notons encore l’absence presque totale de ré-
férence à Lucain chez les spécialistes de la pensée politique médiévale, bien
que le Caton lucanéen ait été non seulement la figure de proue des nou-
velles idées républicaines des communes italiennes depuis Brunetto Lati-
ni, mais également, ce qui est moins connu, des spéculations scolastiques
et juridiques sur le «bien commun» dans le gouvernement idéal de l’Égli-
se ou de l’État. Mais cela n’a pas suffi à nuancer les thèses de Hans Baron
sur l’innovation radicale de «l’humanisme civique»8.
Mais revenons plutôt aux origines de la désaffectation systémique du
début du XIXe siècle pour Lucain. Dans la France postrévolutionnaire, Dé-
siré Nisard, «professeur d’éloquence latine au Collège de France», membre
de l’Académie (élu en 1850 contre Musset), directeur de l’École normale
supérieure, politicien actif, député et sénateur, homme influent donc, se
met en tête de discréditer la modernité; en 1833 il publie son «Manifeste
contre la littérature facile», contre le romantisme en général et Victor
Hugo en particulier. Un an après ce pamphlet, réactionnaire sous tous les
aspects – esthétique, moral, politique –, il s’attaque à Lucain dans un livre
polémique sur «les poètes latins de la décadence» qui a un succès immé-
diat et une influence déterminante sur l’enseignement littéraire. Nisard ri-
diculise autant l’outrance stylistique et la morale anarchique du poète que
ses vues politiques, sa haine d’un César sanguinaire et despotique9: «La
Pharsale est une œuvre de détails, mais point d’ensemble; avec des
membres, mais sans tête. C’est une déclamation de jeune homme sur les
guerres civiles considérées dans leur caractère le plus extérieur … comme
donnant lieu à des batailles immorales où les frères s’entretuent; c’est une

6. Dans les deux éditions de la chronique d’Othon de Freising, et ceci malgré la glose margina-
le exemplum dans le manuscrit de Saint-Emmeram, clm 14505; cf. von Moos, Lucans tragedia, p.
152, n. 73; Krönert, p. 46 et infra, n. 290.
7. Curtius, p. 70, 368. A propos de Lucain et de la pauvreté cf. Waddell. Chez Lucain ce héros
représente en quelque sorte le pendant de Diogène. Par son genre de vie il a osé discréditer un autre
Alexandre.
8. Cf. Hollander-Rossi; Davis, Dante et Prolemy; infra, ch. VI et n. 379, 390.
9. Nisard, vol. II, p. 118; cf. J. Schneider, Désiré Nisards Kritik am dichterischen Manierismus, Frei-
burg i.Br, 1966. Les observations concernant la structure épisodique de la Pharsale et l’influence ca-
pitale de la déclamation sont reprises sans jugement négatif par Schrijvers, p. 17 s.
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92 entre histoire et littérature

longue malédiction contre ceux qui arment les pères contre les fils». En ce
qui concerne le portrait de César – héros admiré par Napoléon III – Nisard
résume10: «Tout cela est aussi puéril que dégoûtant». La méthode est
conventionnelle; elle se contente d’une comparaison stylistique entre Vir-
gile et Lucain, oppose la sobriété et la discrétion classique de l’un à l’exu-
bérance et à la démesure de l’autre. C’est avec cette même rigidité d’esprit
que Nisard avait déjà comparé l’indépassable Racine avec le détestable Vic-
tor Hugo, grand admirateur de Lucain11. Les observations de Nisard ne
sont pas toutes fausses, mais elles sont toujours biaisées par des jugements
d’un conservatisme aussi fanatique que primaire. Ses appréciations réac-
tionnaires ont cependant durablement influencé l’enseignement de la lit-
térature française (elles sont bien présentes encore chez Lanson et Brune-
tière) et ont contribué à reléguer Lucain dans l’obscurité. La poésie ro-
mantique, dans l’éducation nationale ultérieure, s’en est mieux remise que
la Pharsale. Cette mise aux oubliettes de Lucain est d’ailleurs un phéno-
mène international12.
Pourquoi ne pas s’arrêter là et se réjouir du grand tournant de 1924,
lorsque Éduard Fraenkel, à la bibliothèque Warburg de Hambourg, publie
sa conférence Lucan als Mittler des antiken Pathos?13 Ce n’était qu’un événe-
ment du monde érudit classiciste, si peu retentissant à l’extérieur que
même les latinistes du Moyen Âge ne le remarquèrent pas, ce que déplore
Curtius en 194814. Il faut donc aujourd’hui encore insister sur ce renver-
sement et sur son influence durable, et ce d’autant plus que cette nouvel-
le orientation de lecture met en lumière les contrastes et problèmes her-
méneutiques de la réception prémoderne. Fraenkel exprime par le titre de
sa conférence sa dette envers Aby Warburg qui, dans sa thèse de 1892, uti-
lise le terme de «Pathosformel» pour désigner certains procédés de l’Anti-
quité repris par les peintres de la Renaissance pour susciter l’émotion par
le mouvement15. La seconde source d’inspiration de Fraenkel est l’histoire
de «la gloire de César» de Friedrich Gundolf, qui met en valeur le style

10. Nisard, vol. II, p. 159.


11. R. Pouillart, Jeux d’intertextualité chez Hugo, La préface des Burgraves, Lettres Romanes 35
(1981), p. 343-351; cf. infra, n. 40, 88.
12. Cf. WdF, l’introduction de Rutz.
13. L’excellente étude de Schrijvers fait une description détaillée de ce tournant et des courants
intellectuels qui ont inspiré Fraenkel.
14. Supra, n. 5-7, cf. également son article «Pathosformeln».
15. A. Warburg, Gesammelte Schriften, Hamburg 1932, vol. I, p. 157, II, p. 446 ss. Cf. E. Gom-
brich, Aby Warburg. An Intellectual Biography, Oxford 1986.
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lucain au moyen âge 93

«baroque» de Lucain16. Depuis Nietzsche et Wölfflin l’histoire de l’esthé-


tique se réduit à une opposition entre deux styles: l’on discute des anto-
nymes de «classique» comme baroque, romantique, maniériste etc.17, et
surtout l’on transpose les méthodes d’analyse d’une discipline artistique à
l’autre; l’on applique à l’épopée la terminologie de la peinture baroque ou
expressionniste et de la musique wagnerienne18. Outre ce changement de
goût littéraire, Lucain est revalorisé en tant que poète républicain et oppo-
sant à Néron. Cette interprétation politique ou «idéologique», qui a un
long passé prémoderne et survit même au XIXe siècle19, ne connaît son re-
nouveau érudit qu’après la deuxième guerre mondiale, renouveau parfois
inspiré par l’analogie des crises du XXe siècle avec celle décrite par Lucain.
Ces deux lectures, esthétique et politique, ont divisé les chercheurs en deux
camps opposés, mais nous nous en tiendrons à des interprétations synthé-
tiques qui respectent autant l’achèvement artistique que le contenu idéolo-
gique20. Car c’est justement ce dernier qui pose les plus intéressants pro-
blèmes de la postérité. Je vais retracer en quelques mots les idées directrices
de la Pharsale, pour la confronter ensuite à la mentalité médiévale.
C’est autour de la tragédie romaine, et d’elle seule, malgré toutes les
tentatives pour dégager du poème un héros dominant, que s’articule la
Pharsale. Pour Lucain, familier puis ennemi de Néron, les guerres civiles
qui précèdent l’avènement de la dictature, celle de César et de Pompée en
particulier, amorcent l’agonie de la République. Ce que les historiens mo-
dernes réduisent à une période de transition un peu troublée, est poéti-
quement reconstruit et restructuré comme une catastrophe universelle.

16. Caesar. Geschichte seines Ruhms (1924).


17. Nietzsche: «apollinisch/dionysisch», Norden: «atticisme/asianisme»; à propos de cette op-
position de l’Antiquité au Moyen Âge, cf. Cizek, Imitatio, p. 107-118.
18. Schrijvers, p. 7-11; cf. Cizek, Imitatio, p. 62 ss.
19. Infra, n. 20, 208, 434 et Schrijvers, p. 13 sur G. Boissier et F. A. Romieu.
20. Schrijvers, p. 14-17; les représentants les plus importants du courant «idéologique» sont
Ahl, Narducci, Pfligersorffer et Schönberger. Schrijvers refuse l’interprétation politique pour plu-
sieurs raisons, dont la principale lui est fournie par les historiens modernes de la période néronien-
ne: entre Néron et Lucain il n’y aurait eu que des rivalités personnelles, «une querelle entre le Prin-
ce et le Prince des Poètes». Je ne crois pas que cette vue soit exclusive ni qu’il soit possible de dé-
terminer si l’amour de Lucain pour la république et sa haine de César sont un problème rhétorique
ou politique. Comment connaître les motivations profondes d’un «poète engagés» qui voulut «être
absolument moderne» à son époque? De toute façon, les deux interprétations se côtoient conti-
nuellement. En 1979 dans ‘Lucans tragedia’, p. 131, j’avais déjà cette même position de neutralité,
mais alors contre Lebek (1976). Dans les études classiques la même «guerre des tranchées» entre
interprètes purement littéraires et interprètes politiques se perpétue sans dialogue possible. Les in-
tentions d’un des plus grands imitateurs de Lucain au Moyen Âge, Gautier de Châtillon, ont sus-
cité un débat analogue; cf. infra, ch. IV.
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94 entre histoire et littérature

Pour le poète républicain et stoïcien, la bataille de Pharsale consacre non


pas seulement la fin de la liberté, mais la fin de Rome. Parce que urbs est
traditionnellement identifié à orbis, ce drame amène la fin du monde. Une
guerre d’une telle dimension cosmique est «une guerre plus que civile»:
bella per Emathios plus quam civilia campos … canimus. Elle est aussi absurde
que criminelle, ius datum sceleri, commune nefas (Ph. I 2), et se développe se-
lon les lois fatales d’une Fortuna jalouse de la grandeur de Rome et tramant
sa ruine. C’est une guerre sans triomphes, nullos habitura triumphos (Ph. I
12), qui enlève toute valeur aux actions les plus héroïques.
Les dieux eux-mêmes favorisent le crime, car la victoire de l’un quel-
conque des deux protagonistes est déjà en elle-même le plus atroce des
crimes21. Tant que le sort de la guerre est incertain, Pompée partage avec
César la faute d’avoir contribué à la destruction de la patria. Mais la défai-
te, et elle seulement, le décharge de sa responsabilité et permet enfin au
poète d’émettre un jugement moral. Il l’annonce déjà dans le célèbre vers
128 du premier livre, qui est, en quelque sorte, un condensé de toute la
Pharsale: Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni; «La cause du vainqueur
plut aux dieux, mais celle du vaincu à Caton». César, le tyran victorieux,
est soutenu par des dieux injustes, par un destin démoniaque qui légitime
le droit du plus fort, «le crime érigé en droit», ius datum sceleri, tandis
qu’aux côtés de Pompée se range Caton, ce modèle stoïcien de liberté in-
térieure qui, en se sacrifiant à une cause perdue, la patria ruens, consacre la
supériorité de la Vertu sur Fortuna. Pompée, entre ces deux pôles extrêmes
que sont César et Caton, est le seul personnage humain. Il est l’homme
moyen, avec ses contradictions, ses défauts et ses qualités, ce qui lui assu-
re un rôle émouvant de héros tragique22. Il incarne la République romai-
ne, et parce qu’il en est le dernier général élu, et parce qu’il en symbolise
la décadence. La catastrophe dont il est partiellement responsable est dic-
tée par cette loi de l’histoire et du hasard qui énonce que toute grandeur
porte en elle sa propre destruction. Dans la longue déchéance qui l’ache-
mine vers la fin, Pompée n’est plus animé que par la vaine mémoire de son
ancienne gloire, «l’ombre d’un grand nom», magni nominis umbra. Sa mort,
dont Caton loue la magnanimité, est ignominieuse, choquante pour le sens
romain du decorum et de la pietas.

21. A propos de Fortune qui chez Lucain remplace les dieux et abolit la providence cosmique
cf. Frakes, p. 17 s.; Dick; Friedrich.
22. Aristote, Poet. 13, 1452b-1453a; cf. Ahl, Phars., p. 150 ss.
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lucain au moyen âge 95

Il n’est pas nécessaire de récapituler ici les événements du Bellum civile.


Je me contenterai de citer un excellent résumé, qui insiste judicieusement
sur la conception tragique du monde de Lucain et montre que celle-ci dé-
passe autant le pamphlet républicain que les dogmes stoïciens. «Le poème,
écrit Manfred Fuhrmann23, évoque la destruction de la République romai-
ne. Dans le domaine politique, qui signifie tout pour les Romains, Lucain,
par un héroïsme conséquent, remplace systématiquement le sens par l’ab-
surde. Il renonce radicalement à toute tentative de théodicée. Un proces-
sus démoniaque a produit la monarchie. César, le favori du destin, qui ne
connaît pas de scrupules, prouve pour toujours que le crime a vaincu la jus-
tice. Tout ce qui reste après cette catastrophe, c’est que l’individu se dé-
termine lui-même, complètement et indépendamment de toute confirma-
tion extérieure. Cette autonomie persistante est particulièrement abstrai-
te, puisqu’elle émerge de la négation consciente du réel. Caton en est l’in-
carnation paradigmatique». Un autre spécialiste de la poésie épique ro-
maine, Erich Burck, analyse l’œuvre de Lucain dans le cadre général de la
littérature de l’époque impériale postclassique. Il insiste sur le rejet par les
poètes «maniéristes» du classicisme augustéen, rejet qui n’est pas seule-
ment formel ou esthétique. Leurs poèmes, écrit-il24, «sont inspirés d’une
conception de l’homme et du monde toute particulière, qui, par son fond
douloureux et pessimiste, représente le contre-pied absolu de la poésie
classique, affirmative en tout, même dans sa perception du malheur et du
mal humain, toujours confiante en une providence positive. La poésie au-
gustéenne n’est jamais dépourvue d’espoir. Elle croit en la bonté de l’hom-
me et de l’ordre universel. Les tragédies et les poèmes épiques de la pre-
mière époque impériale par contre ressemblent tous à l’œuvre postérieure
de Tacite dans la mesure où ils veulent démasquer la méchanceté fonda-
mentale de l’homme. Ils font triompher les forces infernales et ils veulent
présager les ténèbres qui engloutiront bientôt le monde. Ils sont envahis
par des dissonances aiguës. L’emphase continuelle mise sur la mort et le
suicide produit des cris stridents de haine et de vengeance. C’est cette pro-
fonde opposition idéologique entre les deux époques qui a aussi exigé de
nouveaux moyens d’expression, un nouveau langage».

23. Fuhrmann, Grausige, p. 51. Sur l’opposition, à mon avis, dénuée de sens entre les lectures
esthétiques et les lectures «idéologiques» que cette interprétation concilie si bien, cf. n. 20, 208,
434.
24. Burck, p. 94; dans le même sens cf. aussi Narducci.
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96 entre histoire et littérature

Après cette esquisse des idées et sensibilités de la Pharsale et de son


contexte historique, nous pouvons nous concentrer sur l’objet véritable de
cette étude, la première longue période de succès de Lucain. Depuis la fin
de l’Antiquité, Lucain a toujours été considéré comme un des plus grands
poètes classiques, l’égal de Virgile, et l’un des principaux modèles de l’en-
seignement grammatical et rhétorique. Dès le début du Moyen Âge, les
manuels scolaires, les grammaires, les commentaires, les encyclopédies et
les florilèges abondent en citations du Bellum civile, ce qui garantira la po-
pularité de centaines de vers isolés alors même que l’on aura cessé de lire
l’œuvre complète. C’est cette transmission scolaire indirecte qui explique
l’influence considérable de la Pharsale sur tous les genres littéraires, avant
même l’élaboration, au IXe siècle, des premiers manuscrits qui nous sont
parvenus. À partir du XIe siècle, les lecteurs individuels du texte intégral
se multiplient. Le moine Othlon de St-Emmeran en Bavière, humaniste
avant la lettre, confesse sa «tentation» de lire les poètes païens en réacti-
vant pour son propre compte le songe de saint Jérôme, père de l’Église
fouetté pour avoir préféré la poésie classique à la «rusticité» de la Bible.
Othlon ne choisit pas Cicéron ou Virgile, mais Lucain. Il est fasciné par le
poète latin, chantre des batailles cruelles qui doivent lui rappeler les lé-
gendes germaniques. Dans la seconde moitié du XIe siècle, nous pouvons
constater deux faits importants: Lucain entre officiellement dans le canon
des auteurs à lire dans l’enseignement supérieur, dans la liste de ce qu’Ai-
meric appelle les auctores aurei ou authentici25. Les lectures suivies de l’en-
semble de son épopée font de lui le modèle favori des genres narratifs,
épiques ou historiographiques. Bien que controversé pour son refus du
classicisme, il demeure un auteur de choix longtemps après la fin du
Moyen Âge. L’influence du poète est capitale dans le théâtre anglais, de
Marlowe à Shakespeare. Verulanus (Giovanni Sulpizio), l’auteur, en 1493,
du premier commentaire philologique de la Pharsale, égale Lucain à Vir-
gile: Magnus profecto est Maro, magnus Lucanus, adeoque prope par, ut quis sit
maior, possis ambigere26. Il perpétue ainsi une tradition médiévale dans la-

25. Otloh von St. Emmeram, «Liber visionum», éd. P. G. Schmidt (MGH, Quellen zur Geistesge-
sch. d. MA 13), Weimar 1989, p. 45 s.; Glauche, passim, en part. p. 62 ss.; Bachmann; Curtius, p.
265 s.; Malcovati, Lucano, p. 124. Avant que Gerbert d’Aurillac ne le fasse entrer dans le canon, la
connaissance de Lucain était indirecte, par les manuels scolaires; cf. Gotoff, p. 1 s. – Aimericus, Ars
lectoria (1086), éd. H. F. Reijnders, Vivarium 10.2 (1972), p. 168-170; à propos de la gradation des
lectures pour débutants (auctores octo morales) et pour avancés (auctores authentici, aurei) cf. Bultot, p.
798 ss., 812 ss.
26. von Koppenfels, p. 93.
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lucain au moyen âge 97

quelle Virgile et Lucain forment le couple idéal de poètes. Le Moyen Âge


semble donc plus proche de notre goût contemporain que le XIXe siècle
pompier de Nisard qui condamne Lucain pour ce qui l’éloigne du classi-
cisme. Les médiévistes qui l’oublient laissent échapper un bel argument en
faveur de la «modernité du Moyen Âge»27.
Si depuis mon dernier bilan de recherche sur le Lucain médiéval (1979),
peu de nouveaux travaux d’envergure ont paru, j’aimerais néanmoins rele-
ver les progrès de deux champs d’études: dans un article de 1999 sur la
postérité médiévale de Lucain, Edoardo D’Angelo fait un relevé exhaustif
de l’influence lucanéenne sur le poème épique28. De l’épopée biblique du
IVe siècle à l’épopée historique du XIIIe siècle, tous les sous-genres et
toutes les époques sont questionnés à travers une grille de critères simple
et contraignante. L’auteur mesure statistiquement l’absence ou la présence
de Lucain, soit purement phraséologique, soit dans les analogies théma-
tiques et idéologiques. Le résultat permet de mieux situer l’impact réel du
poète sur la pratique littéraire et de corriger certaines généralisations des
manuels scolaires du Moyen Âge. On peut ainsi constater le manque cu-
rieux de toutes réminiscences lucanéennes chez certains poètes épiques –
Ermoldus Nigellus, Guillaume le Breton, Pierre d’Eboli – qui louent
pourtant expressément leur prédécesseur de Cordoue. La répartition des
emprunts dans les sous-genres épiques amène également quelques sur-
prises: si l’on peut effectivement s’attendre à ce que Lucain ne soit pas le
modèle favori de l’épopée animalière, l’on doit par contre s’étonner que le
nombre d’auteurs d’épopées historiques fermés à son influence soit nette-
ment plus important que celui de ses imitateurs. Du point de vue de la
chronologie, l’on constate, comme je l’ai toujours supposé, que la gloire
littéraire de Lucain commence seulement au XIIe siècle et que le Moyen
Âge central peut être considéré comme une aetas lucanea29. Ce résultat ne
s’attache malheureusement qu’aux aspects quantitatifs, mais met néan-
moins en évidence le décalage entre la théorie et la pratique littéraire. Je
me permettrai cependant une première observation concernant le choix ex-

27. Slogan mis en vogue dans les années 70 par les romanistes H. R. Jauss et R. Zumthor.
28. D’Angelo, Pharsalia (cf. la bibliogr.). Il y a néanmoins des lacunes, comme l’épopée biblique
de Laurent de Durham Hypognosticon (4684 vers imitant Virgile et Lucain), éd. M. Liguori Misret-
ta, The «Hypognosticon» of Lawrence of Durham, thèse, New York 1941 ou le prosimètre de Guibert
de Nogent, Gesta dei per Francos, PL 156, c. 683 ss., bien que d’autres prosimètres soient analysés;
cf. également infra, ch. III.
29. Ibid., p. 442 s.
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98 entre histoire et littérature

clusif d’un genre; s’il est inévitable et méthodologiquement judicieux dans


un premier stade, il doit être suivi de l’étude des autres genres. Ce n’est pa-
radoxalement pas dans le genre épique (avec la très remarquable exception
de l’Alexandréide de Gautier de Châtillon30) que les imitations «idéolo-
giques» de Lucain sont le plus fréquentes, mais dans l’historiographie et
les traités de philosophie pratique31. On observe – Erwin Panofsky fait une
constatation similaire pour l’histoire de l’art32 –, une tendance à séparer
l’imitation de la forme de celle du contenu: les poètes imitant le style de
Lucain se désintéressent de ses idées et les historiens ou philosophes réflé-
chissant sa vision du monde de son brio de poeta grandiloquus.
La deuxième critique que je formulerai, est que le champ de recherche
de D’Angelo s’arrête quelque part entre le XIIIe et le XIVe siècle33. Les
médiévistes (et je ne m’excepte pas) négligent trop souvent l’importance
de la continuité culturelle entre la littérature du XIIe siècle et celle du pré-
humanisme34. Avec Virgile, Lucain demeure un paradigme majeur. On a
abondamment étudié la présence esthétique et politique de Lucain dans
l’œuvre de Dante, en particulier dans la «bella scuola» de la Divine Comé-
die35 qui donna un nouveau souffle à la culture classique ultérieure, latine,
italienne et française; mais les recherches des années 1990 (celles surtout
de l’école de Giuseppe Billanovich) sur les cercles de Pétrarque, Boccace,
Benvenuto da Imola et de magistri moins connus, ont démontré que les
«classiques» médiévaux imprégnés de Lucain, comme l’Anticlaudianus ou
l’Alexandréide, faisaient figures de modèles et que les manuels de théorie
littéraire de la même époque, arts poétiques et rhétoriques (tel celui de
Geoffroy de Vinsauf), introductions et commentaires à Lucain (tel celui
d’Arnoul d’Orléans), étaient utilisés et surtout perpétués par l’enseigne-
ment dans ce milieu36. Cette continuité de la soi-disant «Renaissance du
XIIe siècle» semble parfois aussi inattendue et déconcertante que la dis-

30. Infra, ch. IV.


31. Infra, ch. V-VI.
32. Panofsky, Renaissance and Renascences, Stockholm 1965, p. 61 ss.
33. Les poèmes les plus tardifs qu’il analyse sont la Philippis de Guillaume le Breton, les Gesta
Ludovici VIII regis de Nicolas de Bray, les Gesta militum d’Hugues de Mâcon, l’Ernestus d’Odon de
Magdeburg, et l’Archithrenius de Jean de Hauville. Le terminus ad quem n’est pas défini; le Troilus
d’Albert de Stade, imitation de Lucain, n’est pas mentionné, non plus que l’Africa de Pétrarque et
d’autres épopées «préhumanistes».
34. Cf. von Moos, Epistolae … (n. 249).
35. Auerbach, p. 55-92; Buck, Dante; De Angelis, Testo, Lucano; Gmelin; Hollander-Rossi; Pa-
ratore; Schnapp; Stull-Hollander; Ussani; Vazzana; Wilson.
36. De Angelis; Billanovich-Monti; Monti, Per Pietro da Parma; Martellotti, Lucano; Rossi.
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lucain au moyen âge 99

continuité de certains aspects pré-humanistes dans la «Renaissance» pro-


prement dite37.
Revenons, à la fin de cette introduction, à la question initiale: Que pou-
vait retenir le Moyen Âge d’une œuvre aussi pessimiste et aussi peu rassu-
rante que peu édifiante? L’influence sur le Moyen Âge de l’Énéide ou de la
IVe Bucolique de Virgile, ces poèmes optimistes sur la fondation de Rome,
les vertus constructives et la glorification du règne d’Auguste, n’a rien de
surprenant; il était relativement facile d’adapter Virgile au genre de l’épo-
pée panégyrique et aux spéculations sur l’histoire du salut. Le cas de Lu-
cain, poète de la destruction, est tout autre. Sa conception n’a rien qui
puisse être directement transposé et l’on peut se demander si l’accent ra-
dical mis sur l’absurdité du monde a même été perçu, car nous ne pouvons
avoir la certitude qu’un texte, même très célèbre, ait été lu intégralement
et non pas seulement pillé au hasard38.
Si la compréhension historique n’est pas étrangère à une sensibilité du
présent, la sympathie moderne serait assurée à un poète aussi opposé à tout
embellissement des choses, à cet Anti-Virgile39, d’ailleurs analysé en bon-
ne place dans un volume collectif sur la laideur artistique ou «les arts qui
ont cessé d’être beaux», Die nicht mehr schönen Künste40. Cette prédilection
contemporaine, quasiment obligée, nous suggère plusieurs questions: les
médiévaux, imperméables à tout doute concernant la Providence, n’ont-ils
pas été déconcertés par un tel poème du désespoir? N’y ont-ils pas relevé
une problématique étrangère à leur vision du monde? Comment se sont-
ils protégés contre ce doute? Et comment, malgré leurs précautions, cer-
taines idées de Lucain, théoriquement censurées ont-elles pu survivre de
façon latente ou apparente41?

37. Infra, ch. II.


38. D’Angelo 1999, p. 441, n. 191: «L’aspetto catastrofale delle Ph. non fu percepito dal Me-
dioevo; in particolare, non fu sentita la potenzialità distruttiva di Cesare». C’est une vérité statis-
tique qui ne tient pas compte des exceptions.
39. A. Thierfelder, Der Dichter Lucan (1943) dans WdF, p. 50-69, en part. 63; Narducci, p. 31 ss.
40. Cf. Fuhrmann, Grausige … La défense de la modernité par le romantisme ne se fait pas au-
trement. Ainsi Victor Hugo dans sa Préface à Cromwell (Œuvers compl., 11, ed. J.-P. Reynaud, Pa-
ris 1985, p. 10) écrit: «C’est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le gé-
nie moderne».
41. Sur ces questions en général cf. B. Munk Olsen, L’atteggiamento medievale di fronte alla cultu-
ra classica, Roma 1994; idem, I classici nei monasteri tra fascino e inquietudine, Virgilio e i chiostri,
ed. M. Dell’Omo, Roma-Montecassino 1996, p. 7-16; Manuels, programmes de cours et techniques d’en-
seignement dans les universités mé diévales, éd. J. Hamesse, Louvain-la-Neuve 1994; D. Illmer, Formen
der Erziehung und Wissensvermittlung, München 1971, p. 180 ss.
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100 entre histoire et littérature

De telles questions n’ont de sens que si l’on admet l’hypothèse d’une


Pharsale intégralement ou du moins suffisamment connue pour que son idée
principale puisse être comprise. Or, dans la pratique scolaire, la lectio aucto-
rum, et dans les imitations de la littérature médiévale, cette condition élé-
mentaire n’était pas remplie. L’atomisation des œuvres, pratique qui nous
semble si caractéristique du Moyen Âge mais provient en réalité de l’ensei-
gnement hellénistique, était très répandue. Ces «petites unités», le plus
souvent un demi-vers ou même un seul mot – excitaient l’intérêt. On s’at-
tachait aux menus détails linguistiques ou encyclopédiques. L’exégèse des
auteurs était un travail de longue haleine et les digressions savantes éclai-
raient moins le texte lui-même qu’elles n’obscurcissaient par une érudition
excessive le sens et la structure globale de l’œuvre. L’enseignement des arts
libéraux a largement hérité de cette curieuse herméneutique ancienne42.
Il ne faut donc pas s’étonner que le formalisme pédant de ce milieu sco-
laire, plus encore que les scrupules religieux ou idéologiques, n’ait pas per-
mis de véritable confrontation avec les idées de Lucain43. Mais cette façon
érudite de passer à côté du sens de l’œuvre est historiquement révélatrice,
car elle découle d’une fonction palliative expressément définie par les Pères
de l’Église dans le cadre de leur système propédeutique, l’interpretatio chris-
tiana. Ce qui n’était qu’objet de curiosité scolaire et scientifique ne pou-
vait atteindre la sensibilité. La multiplication des scholies sur des vers iso-
lés les rendait insignifiants et freinait toute envie de lire la Pharsale. Ceci
est la première réponse au problème de la perception médiévale du scepti-
cisme pessimiste de Lucain, la seule qui compte pour presque toute la tra-
dition littéraire de Lucain avant la «Renaissance du XIIe siècle».
Pour obtenir une réponse moins générale, moins décevante, il faut exa-
miner deux catégories de textes: d’une part les documents traitant directe-
ment de la Pharsale et de sa portée générale et que l’on trouve dans tous les
genres littéraires mais surtout dans les commentaires et les introductions
à l’œuvre elle-même, les accessus ad Lucanum; d’autre part la pratique litté-
raire elle-même, les imitations de Lucain, qui nous imposent la tâche plus
difficile de comprendre les raisons véritables de la prédilection médiévale
pour le poète de la Guerre civile ainsi que les transformations ou déforma-
tions idéologiques qu’elle présuppose. Ce n’est guère avant la fin du XIe

42. H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, 4e éd., Paris 1958, en part. p. 469
ss.; von Moos, Geschichte, p. 210 ss., 345 ss.
43. Bachmann, p. 85 ss.
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lucain au moyen âge 101

siècle que nous trouvons des réponses à un problème historique plus que
littéraire. Si les témoignages directs nous permettent de connaître le cadre
typique de lecture de Lucain, l’adaptation personnelle nous mènera à
quelques exceptions, qui témoignent d’une rencontre humaine, humanis-
te dans le meilleur sens du mot, entre le poète de la ruine de Rome et cer-
tains médiévaux souffrant des crises et des insécurités de leur temps.
Parmi les témoignages explicites de la valeur littéraire et éducative at-
tribuée à la Pharsale, la source la plus abondante est sans doute ce genre di-
dactique dont nous venons de relever l’esprit souvent un peu étroit et pé-
dant, celui des commentaires. Il ne faut cependant pas oublier que, même
en transmettant de façon automatique des jugements établis depuis l’An-
tiquité tardive, le commentaire pouvait amener de nouveaux lecteurs à la
réflexion, ce qui est surtout vrai des accessus, tradition déjà ancienne d’en-
trée en matière, qui exposent la vie de l’auteur, le contenu et le but de
l’œuvre ainsi que le profit moral que l’on peut en tirer44. À partir du XIe
siècle ces accessus évoluent vers un genre indépendant et sont rassemblés
dans de petits recueils d’introductions à plusieurs auteurs, les accessus ad
auctores. Ils constituent sous cette forme les premières ébauches d’histoire
et de critique littéraire médiévales, même si leur intérêt n’est jamais litté-
raire dans le sens moderne du terme mais pragmatique et éthique. L’étude
des accessus du XIe au XIVe siècle montre une évolution considérable du
genre, ce qui témoigne d’une curiosité de plus en plus vive pour les pro-
blèmes littéraires soulevés par le caractère de l’œuvre. De ces petits traités
introductifs émergent essentiellement deux thèmes qui forment pour ain-
si dire le levain de toute discussion sérieuse sur le sens de la Pharsale, au-
delà de l’utilitarisme encyclopédique, stylistique ou moral. C’est d’abord
un problème de classification: Lucain était-il poète, orateur ou historien?

44. Huygens; Sanford, Manuscripts; Tilliette, Poesia e storia; E. A. Quain, The medieval Ac-
cessus ad Auctores, Traditio 3 (1945), p. 215-264; L. G. Whitebread, Conrad of Hirsau as a Litera-
ry Critic, Speculum 47 (1972), p. 234-247; R. H. - M. A. Rouse, Bibliography before print: the me-
dieval De viris illustribus, The Role of the Book in Medieval Culture, éd. P. Ganz, vol. I, Turnhout 1986,
p. 133-154, en part. 142 ss.; D. Kelly, Accessus ad auctores, Historisches Wörterbuch der Rhetorik, éd.
G. Ueding, vol. I, Darmstadt 1992, p. 27-36; L. Holtz, Donat et la tradition de l’enseignement gram-
matical, Paris 1981, p. 24-36; P. Godman, Literaturgeschichtsschreibung im lateinischen Mittelal-
ter und in der italienischen Renaissance, Mediävistische Komparatistik, Festschrift F. J. Worstbrock, éd.
W. Harms - J.-D. Müller, Stuttgart-Leipzig 1997, p. 177-198; H. Meyer, Intentio auctoris, Utilitas
libri. Wirkungsabsicht und Nutzen literarischer Werke nach Accessus-Prologen des 11. bis 13. Jah-
rhunderts, Frühmittelalterliche Studien 31 (1997), p. 390-413.
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102 entre histoire et littérature

C’est ensuite la définition de l’œuvre comme tragédie édifiante, écrite dans


l’intention de détourner les lecteurs de la guerre civile et des guerres en gé-
néral et de les inciter ainsi à mépriser le monde.

II. UN POÈTE HISTORIEN ET PHILOSOPHE

An Lucanus sit poeta an historicus? Un poète mérite-t-il encore ce titre


quand il s’intéresse à des faits historiques? Ne faut-il pas plutôt le consi-
dérer comme historien? De l’Antiquité tardive à la philologie classique
moderne, cette question reste endémique45. Elle nous semble aujourd’hui
parfaitement académique. La littérature abonde en poèmes à sujet histo-
rique dont la poéticité n’a jamais été mise en cause46. Sur la base d’une
conception un peu approfondie de la littérature et de l’historiographie,
nous dirions même qu’il s’agit d’un faux problème, puisque le discours
poétique et le discours historique ne s’opposent pas, mais sont deux
constructions différentes de la réalité. C’est par l’accent mis sur un anta-
gonisme issu de la théorie de la mimésis d’Aristote que la question suscite
des débats théoriques, instructifs pour la connaissance de Lucain et pour la
théorie littéraire.
L’origine de ces discussions est la distinction aristotélicienne entre poé-
sie et historiographie, qui définit l’art du poète comme la description de
ce qui est «possible selon la vraisemblance et la nécessité», «ce qui pour-
rait advenir». L’historien, par contre, est censé s’en tenir aux singularités
concrètes et contingentes du réel. «Le poète, écrit Aristote, se réfère à
l’universel», à des vérités philosophiques qu’il exemplifie par le singulier.
Cette théorie n’a cependant pas eu beaucoup d’influence sur la pratique lit-
téraire ancienne ou médiévale. Car l’historien véritable ne se limite pas aux
faits mais réfléchit aux causes et sait montrer leur valeur d’exemple – His-
toria magistra vitae – et le poète, lui, a conscience non seulement des idées
générales mais également de son époque, de la réalité qu’ils met en scène.
Lucain, en supprimant la prétendue antinomie entre les deux discours, réa-
lise sans doute mieux que d’autres poètes épiques l’exigence aristotélicien-
ne, car il organise la masse amorphe des événements en une structure dra-

45. Marti, Trag., p. 202 s.


46. Hofmann, p. 617 ss.; Ebenbauer; Frova et al.; Lucken-Séguy; Leidig; von Koppenfels; Lau-
dage; Knapp, Historie; W. Hinck, Geschichtsdichtung, Göttingen 1995.
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lucain au moyen âge 103

matique, symbolique et représentative d’une idée générale. C’est d’ailleurs


son intention déclarée. Il innove le genre épique en transgressant la règle
de la fiction poétique, réduite à l’obligation de faire intervenir un «appa-
reil divin», mais n’abandonne pas pour autant le principe de l’exemplari-
té philosophique47. Il souligne la réalité catastrophique du déclin de
Rome, qui, par son caractère universel, surpasse les mythes virgiliens de la
fondation. La tragédie historique inaugurée par la guerre civile aboutira à
la catastrophe du monde romain et à la conflagration finale de l’univers48.
Par ailleurs – comme s’il prévoyait les critiques futurs – il défend expres-
sément l’imaginaire poétique contre toute prétention d’exactitude histo-
rique: Invidus … qui vates ad vera vocat (IX, 360s.)49. Ses réflexions esthé-
tiques sont plus proches de la théorie de la mimésis que les normes poé-
tiques arbitrairement extraites de celle-ci dans l’Antiquité et à la Renais-
sance. En effet, ce n’est pas Aristote lui-même, mais un certain aristotélis-
me dogmatique et académique qui est à l’origine du doute: An Lucanus sit
poeta? La réponse négative à cette question de l’Antiquité ne réapparaît
d’ailleurs qu’à la fin du Moyen Âge, et même après le pré-humanisme du
XIVe siècle (Mussato, Pétrarque, Boccace), car elle n’est évidemment pos-
sible qu’avec la vulgarisation au XVe et XVIe siècles de la Poétique aristo-
télicienne. On a beaucoup reproché au Moyen Âge d’avoir surestimé l’au-
torité de celui qui était considéré comme «le philosophe», mais en matiè-
re d’esthétique littéraire, sa Poétique, plus qu’aucune autre de ses œuvres,
fut pour certains humanistes l’objet d’une adoration dogmatique dont les
excès dépassèrent probablement tous ceux du magister dixit médiéval50.
Les arguments contre l’attribution du titre de poète à Lucain peuvent
se résumer ainsi51: Lucain historise un passé récent, et non pas, comme il

47. Cizek, p. 343, 402 ajoute une raison patriotique au choix d’un sujet historique. Lucain veut
rompre avec la tradition homérique de Virgile par un retour aux origines de la poésie romaine, à
l’épopée historique de Naevius et Ennius. Pétrarque prend la Pharsale comme modèle pour des mo-
tifs analogues, cf. Stierle, p. 381 ss., Martellotti, Difesa 272 sur le dialogue d’Ennius et Scipion dans
l’Africa IX 92 ss.
48. Cf. Due, p. 106 ss.; Grimal, p. 53 ss.; Cizek, p. 337 ss. – Ph. VI 48 s., VII 207-214, IX
593-604, 980-987.
49. Marti, Trag., p. 202 s. et WdF, p. 105 ss. sur bella plus quam civilia, comme signe de la vo-
lonté de surpasser le récit d’une guerre civile ordinaire dans le sens d’une «fiction bound on reality».
50. Cf. en part. Fischli, Leidig, Malcovati, Paoletti, Papjevski, Borinski, p. 131 ss. et Juge-
ments, infra, n. 93, 160.
51. Je passe sur la critique de l’ordo naturalis parce que, malgré l’exception de Boccace (infra, n.
135-136, 157), le Moyen Âge semble avoir considéré le récit ab ovo, l’ordre chronologique des évé-
nements, comme une option poétique légitime. Francesco Bruni, plus grand connaisseur de Bocca-
ce que de la vaste recherche allemande sur le sujet, prétend le contraire; mais les exemples d’exer-
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104 entre histoire et littérature

est de mise depuis Homère, une préhistoire mythique. Ce jugement va


pourtant à l’encontre de l’avertissement d’Aristote52: «Même si un poète
doit traiter un sujet de l’histoire contemporaine, il ne cessera pas pour au-
tant d’être poète. Car, parmi les événements réels, il y en a beaucoup qui
s’intègrent parfaitement dans l’ordre des choses possibles et vraisem-
blables, et c’est par respect pour celles-ci qu’il reste poète». Mais pour cet-
te critique, ce n’est pas le paradigme de la représentation qui définit la
poésie mais le merveilleux et l’appareil divin. Or Lucain écarte toute in-
tervention divine avec des accents irrévérencieux qui, pour la postérité,
sentiront l’anti-polythéisme ou l’athéisme. Cette provocation sans doute
consciente des canons conventionnels et de la poétique classique est à l’ori-
gine d’une polémique séculaire, d’une véritable querelle de Lucain. Les
verdicts de la critique littéraire de tout temps sont à l’aune de son origi-
nalité53. À la fin du XIXe siècle, Désiré Nisard, le destructeur classiciste
de Lucain, se demande encore54: «N’est-il pas vrai de dire que le poète qui
se fait historien a entrepris quelque chose qui est tout à la fois au-dessous
de l’histoire et de la poésie?». Il n’est pas besoin de retracer en détail l’évo-
lution d’une querelle dans laquelle le Moyen Âge n’a perçu que les aspects
favorables au renom de notre poète55. Ajoutons néanmoins que cette théo-
rie d’un classicisme puriste contient déjà en elle le germe du futur postu-
lat idéologique de la «littérature pure», de «l’art pour l’art» et de l’esthé-
tique autonome moderne. Il est plutôt amusant d’observer que parallèle-
ment à la remise en cause de ces conceptions par l’antidogmatisme post-
moderne, nous assistons au renouveau de Lucain et à la redécouverte d’une
poétique médiévale éloignée de tous les classicismes.
Si le Moyen Âge prend connaissance de ce formidable problème esthé-
tique c’est par un pur hasard de l’histoire des idées. Personne, avant la Re-

cices scolaires de la commutatio entre les deux ordines qu’il cite (p. 804 ss.), prouvent justement leur
l’interchangeabilité. La différence ne concerne que le choix poétique (!) entre le carmen fabulosum er
le carmen historicum. On transforme la manière de Virgile en manière de Darès/Lucain ou l’inverse.
S’il y a critique de la disposition au Moyen Âge, elle ne concerne pas l’ordo naturalis/artificialis, mais
(quoique rarement) le principium naturalis/artificialis: Lucain aurait, dans son exorde Ph. I 1-66, in-
terverti l’ordre naturel propositio, invocatio, narratio par propositio, narratio, invocatio; cf. Quadlbauer,
Lukan; Cizek, Imitatio, p. 167-177; von Moos, Poeta, p. 94 s.
52. Poet. 9, 1451b; cf. Fuhrmann, p. 24; Sanford, Crit., p. 247.
53. Schrijvers, p. 18.
54. Nisard, vol. II, p. 173.
55. Les premières critiques sont plutôt ludiques. Dans le Satyricon Eumolpe déclame des vers de
son cru sur la guerre civile (118), sans que l’on sache si Pétrone se moque de lui ou de Lucain; cf.
Paoletti, p. 145; Due, p. 76. L’existence d’une querelle est attestée par Martiale (Apophoreta, 194,
Lucanus): sunt quidam qui me dicunt non esse poetam / sed qui me vendit bybliopola putat.
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naissance italienne, n’aurait contesté les qualités poétiques de Lucain, si


Isidore de Séville, cette autorité capitale du Moyen Âge, n’avait incidem-
ment rapporté une petite remarque de Servius, qui, dans son commentai-
re sur L’Énéide, loue Virgile d’avoir décrit l’histoire en vrai poète per transi-
tum et fabulosum tormentum et érige Lucain en antimodèle, pour avoir, en
présentant les faits sans «biais» métaphorique, sans ambages, «ouverte-
ment», écrit une historia et non un poema56: Lucanus ideo in numero poetarum
esse non meruit quia videtur historiam composuisse non poema. Cette sentence de
Servius qui se fait l’écho d’une opinion académique répandue est reprise
littéralement par Isidore57 qui l’associe à une explication de l’officium poe-
tae par le père de l’Église Lactance58: ut ea quae vere gesta sunt in alias species
obliquis figurationibus cum decore aliquo conversa traducat59.
Au Moyen Âge, la dispute des Anciens à propos du rang poétique de
Lucain n’est qu’une notion érudite. Quand, au XIe siècle, Gauthier de Spi-
re, dans son Scolasticus, se vante d’avoir comme écolier appris par cœur
qu’autrefois Lucain ne comptait pas parmi les poètes, il ne s’agit pas d’une
critique mais d’une classification des auteurs60. La sentence de Servius,
d’abord transmise d’une façon plus ou moins automatique, perdra peu à
peu toute connotation critique; la formule videtur historiam composuisse non
poema contribue, au contraire, à établir la gloire extraordinaire de Lucain
dès le haut Moyen Âge.
Depuis Isidore les épithètes appliquées à Lucain se rapportent tout na-
turellement et sans contradiction au poeta et à l’historicus. Le canon médié-
val – d’innombrables références le prouvent – attribue à Lucain autant qu’à
Virgile ou qu’à Stace le droit au titre de poète61 et, fait peut-être plus si-

56. Servius, Aen. I 382. Servius répète une opinion courante dont le succès était assuré par la
place importante de Lucain dans les écoles de rhétorique. Dès le début il s’agit moins d’une critique
que d’une distinction des genres; cf. Marti, Crit., p. 240 ss.; Bonner, Lucan.
57. Etym. VIII 7, 10. Repris dans les Comm. Bern.
58. Div. Inst. I 11, 25; le contexte I 11, 19-24: non ergo res ipsas gestas finxerunt poetae, quod si fa-
cerent, essent vanissimi, sed rebus gestis addiderunt quendam colorem. Non enim obtrectantes illa dicebant, sed
ornare cupientes. Hinc homines decipiuntur … Nesciunt enim quid sit poeticae licentiae modus, quousque pro-
gredi fingendo liceat, cum officium poetae in eo sit, ut ea quae vere gesta sunt (etc.) A propos de Lactance
chez les pré-humanistes du XIVe siècle cf. infra, n. 152.
59. Marti, Crit, p. 236 s., 246 s. à propos de la reprise des jugements de Servius et Isidore par
des auteurs qui considèrent Lucain comme «poète».
60. Libellus scolasticus v. 102 (MGH Poet V, p. 20); Vossen, p. 39, 50, 91. Le contexte (v. 100
ss.) est une liste de différents poètes avec leurs attributs typiques: Sursulus ingenua cantavit prelia voce,
/ Africa presentat secum comedia Davum; / Lucanum veteres non asseruere poetae («ne le reconnurent pas
comme le leur»).
61. Alexandre Neckam recommande Lucain, «fils de Cordoue», autant comme historien que
comme poète. Il le cite avec les deux autres grand poètes épiques. De naturis rerum, cap. 89, ed. T.
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gnificatif encore, les rigoristes platonisants n’exceptent point Lucain


quand ils s’en prennent aux «mensonges des poètes»62 et, sans même lui
savoir gré d’avoir escamoté l’appareil divin, lui reprochent les figures my-
thologiques (comme Bellona et Fortuna), les scènes de magie et de nécro-
mancie et toutes les mises en scène du merveilleux qu’il accumule précisé-
ment pour compenser l’absence de l’Olympe63.
Mais la critique médiévale ne s’intéresse qu’exceptionnellement à cette
mythologie païenne. Elle considère avant tout Lucain comme un egregius
historiographus64 et réduit le plus souvent la Pharsale à un ensemble de
connaissances encyclopédiques, une source d’histoire et de géographie ro-
maines65. L’éloge de l’historien a cependant un sens plus profond: pour Isi-
dore et ses successeurs médiévaux, cet aspect ennoblit un poète que les
païens méprisaient pour avoir été le poète le moins menteur, ou même le
seul véridique. Le verdict de la critique littéraire ancienne se métamor-
phose chez les médiévaux en haute distinction morale: Absque fictione veri-
tatem prosecutus est historiae66. Il n’y a guère d’accessus des XIe et XIIe siècles

Wright, 1863, repr. 1967, p. 337: A Thebaide jocunde transeat ad divinam Eneida, nec negligat vatem
quem Corduba genuit qui non solum civilia bella describit sed et intestina (référence à l’épitaphe de Lucain:
vates quem Corduba genuit).
62. Hraban Maure, bien qu’il connaisse et cite le lieu commun isidorien sur Lucain (De univer-
so, XV 2 (PL 111, 419C-D), fait une diatribe en vers contre les menteurs que sont Virgile, Ovide,
Horace, Homère et Lucain – protulerant pomposis falsa camenis –, auxquels il oppose la nouvelle poé-
sie chrétienne. Cf. également Bérenger de Tours (MGH Briefe der deutschen Kaiserzeit V, 1950, p.
170. 25) à propos de la réserve dans la citation du «poète»: Meminerit illud, licet poeticum, non tamen
irritum: «facinus quos inquinat aequat» (Ph. V 290).
63. Cf. Rutz 9, p. 294. Le succès de Lucain au Moyen Âge est en grande partie assuré par ce
merveilleux. Crosland, p. 47 s. parle d’un remplacement du «divine marvellous» par le «scientific
marvellous». S. Broccia, L’apparato magico del VI° libro della Farsalia, Annali Fac. Lettere di Ca-
gliari 16 (1948), p. 204-235. Pour le Moyen Âge qui confondait l’appareil divin avec le mer-
veilleux, la Pharsale devint même une source de mythologie; cf. Sanford, Quot. A propos des My-
thographi Vaticani et J. B. Allen, The Sources of Holkot’s Mythographic Learning, dans Arts libéraux,
p. 723; Lewis, p. 39 sur la construction d’une déesse Demogorgona grâce à un malentendu de Ph. VI
744; Paratore, p. 187 ss. sur Antée chez Dante.
64. Guibert de Tournai, Vita Eleutherii I 3 (AASS Febr. III, p. 200); de même Guillaume de Tyre,
Hist rer. Transmar. XII 1 (PL 201, 574D): veterum historiae et belli civilis egregius prosecutor.
65. Schrijvers, p. 19 note que Lucain lui-même met son érudition livresque au service d’un poè-
me à dimension cosmique («Weltgedicht»). Sur cet aspect de la réception cf. Almazan, p. 25 ss.;
Lacroix, p. 17; Sanford, Crit., p. 236 s., 326 s.; Leeker, en part. p. 54 (comme source la Pharsale a
largement supplanté le Bellum Civile de César); T. Haye, Das lateinische Lehrgedicht im Mittelalter,
Leiden 1997, en part. 276 ss. Les premiers témoins de l’utilisation de la Pharsale comme source:
Jordanes, Getica V 43 (MGAA V, p. 65) et Fréchulf de Lisieux, Chronicon I 2,16 (PL 106, 936 B)
soulignent déjà la fiabilité du poète: Lucano plus historico quam poeta testant. Dans son autobiographie,
Guibert de Nogent cite Lucain Ph. I 70 s. (éd. E.R. Labande, 1981, p. 50) par cette périphrase: jux-
ta illud poetae veridici dictum.
66. Thierry de Fleury, Historia illationis S. Benedicti (Mabillon AASS OSB IV 2, p. 363).
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qui n’insiste sur cette notion pour louer la valeur exceptionnelle de Lucain
comme «historien parmi les poètes». Dans son cas, «poète» désigne le gen-
re et «historien» l’espèce67.
La «vérité» de Lucain est-elle seulement historiographique ou est-elle
aussi poétique? La réponse du Moyen Âge est, en gros, celle qui accom-
pagne déjà la fameuse citation d’Isidore. Le devoir du poète est de trans-
former la réalité in alias species, par les moyens esthétiques de figures am-
bivalentes et d’ambages qui l’embellissent: obliquis figurationibus et cum de-
core aliquo. Illustrant cette définition par son contraire, Isidore ajoute que
c’est pour cette raison que Lucain n’est pas considéré comme poète: Unde
in numero poetarum non ponitur, quia videtur historias composuisse non poema.
Cela ne l’empêche d’ailleurs pas, dans ses œuvres, de citer Lucain comme
poète. Mais là où Servius émet un jugement personnel, non meruit, Isidore
emploie ponitur «on le place, (habituellement) il est rangé …». Son cha-
pitre De poetis montre bien qu’il attache plus d’importance à la fonction
morale et religieuse qu’aux procédés littéraires de la poésie. Dans la phra-
se qui précède immédiatement notre citation, il définit ainsi la catégorie
des «poètes théologiens»68: «Quelques poètes sont appelés théologiens
parce qu’ils ont fait des poésies sur les dieux». Dans un autre passage, il
explique que toute poésie est d’origine théologique. Moïse et David ont
chanté le vrai Dieu, mais les poètes païens se sont éloignés de leur tâche
initiale en inventant les fables de la mythologie polythéiste. Ils ont trahi
le devoir fondamental du poète. Au lieu d’attirer les hommes vers la véri-
té au moyen de «quelques petites fictions», ils ont dissimulé la vérité sous
des fictions intégrales, sous des mythes69.

67. Depuis Orose (Hist. Eccl. VI 1, 28 s.: optimus poeta) ce sont souvent les historiographes qui le
considèrent comme poeta et les grammairiens comme historicus. C’est le poète, non l’historien qui
est exalté par Conrad d’Hirsau, qui en contrepartie loue Virgile comme le plus grand maître du
mensonge; éd. Huygens p. 110.1200 et p. 122.1561: De hac igitur historia materiam et intentionem
Virgilius accepit quo nullus in metro vel latinitate auctor maior inventus est, nullus, ubi veritate cedere coac-
tus est, officialius et curialius mentitus est.
68. Isidore, Et. VIII 7.9 s.: Quidam autem poetae theologici dicti sunt, quoniam de diis carmina facie-
bant. Officium autem poetae in eo est ut ea que vere gesta sunt, in alias species obliquis figurationibus cum de-
core aliquo conversa transducant. Unde et Lucanus ideo in numero poetarum non ponitur, quia videtur histo-
rias composuisse non poema. Cf. Curtius, p. 449 s.; Martellotti, Difesa, p. 268 s.; Fontaine, p. 166, 749;
Herrera-Llorente, p. 45 s.
69. Et. I 39, 10, 17 (hymnus); VIII 7, 10; I 44, 5; VII 11, 29; une version plus ample chez Hra-
ban Maure, De universo XV 2 (PL 111, 419A-B); cf. infra, n. 125-129, 134-138; Borst, p. 33 s.;
Fontaine, p. 169 ss.
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Les jugements littéraires d’Isidore sont moins d’ordre esthétique que


moral70. La vérité, verax significatio, peut accidentellement se rapporter à
des res gestae historiques, mais elle est d’abord morale, philosophique ou
théologique71. Elle doit être poétiquement voilée par une trame épique,
historique ou mythique. En aucun cas les mots ne doivent être utilisés dans
leur sens propre. Pour Isidore l’intention du poète est secondaire, l’impor-
tant est que le lecteur chrétien sache décrypter la vérité, qu’il connaisse
donc les obliquae figurationes de l’invention poétique, les allégories et mé-
taphores, pour en faire une lecture chrétienne. Si Isidore insiste sur le ca-
ractère fictif de l’œuvre poétique, ce n’est pas pour établir les règles d’une
poétique, mais pour en signaler le danger pour la foi et donner les moyens
de l’éviter. Sa hiérarchie des arts libéraux accorde la première place à ceux
qui sont les plus proches de la réalité, à l’architecture et surtout à l’histo-
riographie dont Moïse et Darès le Phrygien sont les plus éminents repré-
sentants72. S’il préfère le Lucain «historien» au Lucain «poète», c’est par-
ce que le premier, en choisissant le chemin le plus court entre les res et les
verba, facilite l’interprétation spirituellement correcte. Il est véridique
même selon les normes de la poétique ancienne, ce qui le recommande tout
spécialement à une lecture chrétienne.
Il est intéressant de noter les témoignages qui, sans contradiction ma-
nifeste, louent simultanément la veracitas historique de Lucain et ses fic-
tions poétiques. Lucain est poète par sa forme et historien par son sujet.
Cette conception purement technique de la poésie est caractéristique d’une
époque qui, du livre de cuisine à la grammaire, la chronique et l’encyclo-
pédie, met tout en vers. Mais la simple équation du poète et du versifica-

70. Et. I 40.6: quod totum utique ad mores fingitur ut ad rem, quae intenditur, ficta quidem narratio-
ne, sed veraci significatione veniatur.
71. Et. VIII 7; I 39 s; II 21, 1 (de figuris). Cf. Borst, p. 33 ss.; Knapp, p. 9-64; les accessus sco-
lastiques du Moyen Âge en feront un schéma très simple concernant la causa materialis, comme on
le trouve encore par ex. chez l’ami de Petrarque, Pietro da Parma, dans son Praeambulum ad Luca-
num, éd. Monti, p. 259: materiarum alia vera, alia falsa, alia non vera neque verisimilis (la fable éso-
pique), alia non vera sed verisimilis (les comédies de Térence et Plaute), verarum alia moralis (Horace
et les poètes satiriques), alia hystorialis (Lucain).
72. Borst, p. 34, Fontaine, p. 170 ss. – Et. I 40.1 et 6; I 41, 42.1. – Dans l’ensemble des cha-
pitres I 39-44 la dernière phrase (I 44. 5) place l’histoire en tête de la hiérarchie: historiae sunt res ve-
rae quae factae sunt; argumenta sunt quae etsi acta non sunt, fieri tamen possunt; fabulae vero sunt quae nec
factae sunt nec fieri possunt quia contra naturam sunt. Fontaine (p. 191 s., cf. également Ehlers) met l’ac-
cent sur une conception spécifiquement chrétienne qui aurait déterminé cette valorisation de l’his-
toire: «La définition se charge pour lui de toute la gravité de l’Histoire Sainte. Sa conception du tra-
vail de l’historien s’inspire ainsi du témoignage des Évangélistes».
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teur ne provient pas nécessairement d’un formalisme trivial73. C’est plutôt


la profonde méfiance qu’inspirent à des chrétiens circonspects les charmes
trompeurs de la poésie païenne (nous avons cité l’exemple d’Othlon de
Saint-Emmeram74) qui se cache derrière cette banalisation des vers, neu-
tralisés et instrumentalisés comme simple moyen technique. La concision
qu’ils imposent, par opposition à la prolixité de la prose, peut ainsi deve-
nir marque de fiabilité75.
La louange la plus fréquente à l’adresse de Lucain est qu’il écrit en vers
sans pour autant inventer une fabula mensongère. Bien des poètes médié-
vaux en peine de justifier l’emploi du vers par la véracité du sujet (dans le
sens moral ou historique) pouvaient se référer à l’autorité de Lucain, aussi
importante dans ce domaine que celle de Darès le Phrygien, le soi-disant
témoin oculaire de la guerre de Troie. Lucain et Darès se vantent d’être aux
antipodes des menteurs épiques, Homère et Virgile, mais Lucain, contrai-
rement à Darès, le fait en vers! Les vers dédaigneux de la Pharsale sur «la
vieille fable» de Troie et l’intervention des dieux (VI 48 ss.) ne pouvaient
passer inaperçus: nunc vetus Iliacos attollat fabula muros adscribantur deis / …
/ … tanti periere labores76. Ce vers, associé au jugement d’Isidore, est repris
par le poète anonyme de l’Historia Troiana; il se l’applique à lui-même en
ajoutant77: Non ego sum, quoniam nil fingo, poeta vocandus. Dans son prosi-

73. Ce formalisme est d’ailleurs plus répandu à partir du XVIe siècle chez les poétologues qui
s’opposent à l’exclusion par Aristote de la forme métrique comme critère définissant le poétique.
Cf. Fuhrmann, p. 5 (Aristote): Papajewski, p. 486 (Scaliger), p. 488 s., (Vossius); Fischli, p. 50 et
infra, n. 160.
74. Supra, n. 25.
75. Gunther, grand admirateur du style sentencieux de Lucain, défend son choix du vers et son
refus de la prose par un argument ascétique. Les historiens, dit-il dans son Ligurinus I v. 120 ss. (PL
212, 335 s.), ont un fâcheux penchant à la prolixité et, pour embellir leurs récits, ils insèrent par-
tout des digressions superflues; lui par contre préfère les vers parce qu’ils le contraignent au strict
nécessaire qui est peut-être moins beau, mais n’ajoute rien de décoratif à la vérité: At nos, si quid erit
pulchrum minus, eximiumque / … / … veri. De même Godefroi de Viterbe dans sa lettre préface à l’em-
pereur Henri VI (1184) justifie la forme métrique du Panthéon (MGH SS 22, p. 132, version B) en
vantant une brièveté qui rend la lecture plus aisée. Cf. Klopsch, p. 21 à propos des vers garants
d’une vérité simple et humble. Cet argument est typique du XIIe siècle. A la fin du Moyen Âge,
par contre, la forme métrique passe pour un signe d’artifice et de mensonge et les sujets antérieu-
rement mis en vers sont traités en prose.
76. «Que maintenant l’antique fable exalte les murs d’Ilion et en fasse honneur aux dieux … de
tels travaux ont été faits en pure perte …».
77. Historia Daretes Frigii, ed. J. Stohlmann, Prol. v. 12, p. 267, commenté p. 140 ss.; cf. Bru-
ni, p. 768-773; Klopsch, p. 21 s. sur d’autres parallèles. Dans la même verve, Joseph d’Exeter, dans
son poème épique sur la chute de Troie, exalte la poésie vraie du vates Darès le Phrygien, dont la
prose est pourtant bien plate; Frigii Daretis Yliados, I 24 ss., éd. L. Gompf, Josephus Iscanus, Werke
und Briefe, Leiden-Köln 1970 (Mittellat. Studien und Texte IV), p. 78; L’Iliade. Epopée du XIIe siècle,
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110 entre histoire et littérature

mètre Historia Constantinopolitana sur la quatrième croisade, Gunther de


Pairis utilise ce même topos de la surenchère78 pour se comparer à Homè-
re et Virgile. Le choix d’un sujet aussi controversé avait besoin d’être jus-
tifié par un fulgurant plaidoyer pour les témoignages oculaires. Gunther
qualifie les poèmes sur Troie et sur Rome de tromperies auxquelles il op-
pose sa propre geste de Constantinople79: «Que cesse enfin le vieux mythe
de la guerre de Troie et que soient racontés les nouveaux hauts faits du
triomphe! …».
Nous retrouvons des déclarations semblables dans beaucoup de pro-
logues d’épopées historiques ou imaginaires80. On peut juger de l’impor-
tance de cet argument de la véracité par l’influence de Lucain sur le déve-
loppement de genres mixtes, mi-poétiques, mi-historiques: les cycles de
Troie et d’Alexandre, les histoires des croisades et d’autres guerres glo-
rieuses de l’époque. Le choix d’une matière réelle, ou crue telle, représen-
tait alors une sorte d’absolution générale autorisant le poète à toutes les ex-
travagances rhétoriques du style élevé dit «tragique», dont Lucain histori-
cus autant que grandiloquus est le grand modèle.
Arnoul d’Orléans fait un amalgame subtil entre poésie et exigence de
vérité en comparant les premiers vers de l’Énéide et de la Pharsale: Lucain,
au lieu du cano de Virgile, utilise le pluriel canimus; il ne chante pas seul,
mais assisté par l’esprit (l’Esprit?), non ore proprio tantum …, sed spiritus re-
velatione81. On peut faire un rapprochement entre cet étonnant rappel de

ed./trad. F. Mora, introd. J.-Y. Tilliette, Turnhout 2003, p. 50: Meoniumve senem mirer Latiumne Ma-
ronem / An vatem Frigium, Martem cui certior index / Explicuit presens oculus, quem fabula nescit? … Mens
conscia veri / Proscripsit longe ludentem ficta poetam. Cf. Tilliette, Poesia e storia, p. 155 ss.; sur l’oppo-
sition vates/poeta cf. n. 83.
78. Curtius, p. 171 ss.; Cizek, p. 28 ss.
79. Guntheri Alemanni … De expugnatione urbis Constantinopolitae … XIX m 1, éd. P. E. D. de
Riant, Exuviae sacrae Constantinopolitanae I, Genève-Paris 1876, p. 107 s.: Desinat incautos vexare poe-
ticus error! / Desinat, et veterum cessent mendacia vatum! / Nec Maro Romanos nec Grecos fallit Homerus, /
Doctus uterque satis miscere poetica veris / nos simplex verum canimus … Si non tam lepide, certe veracius illis
/ scribimus … / Desinat ergo vetus Trojani fabula belli, / et nova narrentur preclare gesta triumphi …; cf.
Pabst, p. 910-919, sur l’alternance régulière de récits en prose narrative et de méditations en vers
sur la théologie de l’Histoire. Les Gesta Dei per Francos de Guibert de Nogent inversent cette alter-
nance (infra, n. 94-96).
80. Sayers, p. 655 ss.; Jacobsen, p. 164 ss.; Gompf, p. 53 ss.
81. Arnoul à Ph. I 1, p. 7: Canimus dicit, quia poete non ore proprio tantum loquuntur, sed de spiritus
revelacione, et bene dicuntur poete canere, quia metrice scribunt et continentiam et concordiam morum persuade-
re intendunt. De même dans le commentaire chez Weber, p. 5 et Anselme à Ph. I 1: Poete non dicun-
tur loqui suo spiritu sed divino. Plus tard Benvenuto da Imola 19, p. 203, refuse cet argument: Hic erit
dubium quia dicit «canimus», pluraliter dicit quia poete non loquuntur solum ore proprio sed divino. Sed ni-
chil ad propositum: quia si est verum quod dixerit «canimus», per istud Virgilius dixisset «arma canimus»,
quia Virgilius magis divinus fuit. Respondetur quod fecit pro libito quia homines scribunt aliquando in plu-
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lucain au moyen âge 111

l’ancienne théorie de l’inspiration ou de l’ingenium poétique et l’épithète


vates fréquemment appliqué à Lucain82. Depuis Isidore de Séville vates dé-
signe une qualification nettement supérieure à poeta, parce que ce terme
provient de vis mentis, et signifie «force prophétique»83, mais aussi «fu-
reur» ou «folie» poétique. Isidore l’explique ainsi: … poetae Latine vates
olim, scripta eorum vaticinia dicebantur, quod vi quadam et quasi vesania in scri-
bendo commoverentur … Etiam per furorem divini eodem erant nomine84. Il se
peut que chez Arnoul (comme chez d’autres commentateurs de Lucain) il
ne s’agisse que du reflet d’une érudition antique, fidèlement retransmise,
même si spiritus revelatione a une résonance plutôt chrétienne. Ce passage
eut toutefois du succès auprès des pré-humanistes adorateurs de Dante85.
Mais c’est la rhétorique qui fournit l’argument de loin le plus important
pour associer sans contradiction le poète et l’historien, historicus non fingens
et poeta fingens. Les critiques anciens de la Pharsale lui reprochaient son sty-
le pathétique et grandiloquent. Des siècles avant Servius, Quintilien avait
émis un jugement certes ambivalent et modéré, mais plutôt négatif: «plus
un modèle des orateurs que des poètes»; Lucanus ardens et concitatus et senten-
tiis clarissimus et, ut dicam quod sentio, magis oratoribus quam poetis imitandum86.

rali, aliquando in singulari … On attribue souvent au Moyen Âge une conception technique de la
poésie opposée à la théorie préhumaniste de l’ingenium inspiré; paradoxalement, du XIIe au XIVe
siècle, à l’intérieur de la tradition des accessus, nous constastons l’inverse. Cf. Marti, Crit., p. 249 s.;
Tilliette, Poesia e storia, p. 157 s.
82. Elle est souvent justifiée par l’épitaphe vates quem Corduba genuit ou bien par l’autodésigna-
tion dans Ph. I 63-65, cf. infra, n. 148.
83. Isidore, Et. VIII 7,3, repris chez Conrad d’Hirsau, p. 75.140 et Hraban Maure, De universo
II 2 (PL 111, 419 A-B). – Des allusions aux dons «prophétiques» et à sa perspicacité de prévoir le
cours de l’histoire chez Jean de Salisbury, Pol. II 2, Webb I, p. 70: Sed et aves et pisces futurorum cer-
tissima produnt signa, quae Virgilius et Lucanus divino comprehendunt ingenio. Curtius, Musen, p. 172 à
propos des Versus Eporedienses I v. 285 ss.: Sum sum sum vates, Musarum servo penates, / Subpeditante Clio
queque futura scio. Chez Alain, Anticlaudianus, v. 268 s. (p. 131) propheta remplace vates pour expri-
mer la surenchère chrétienne: Maiorem nunc tendo liram totumque poetam / Deponens, usurpo michi nova
verba prophete. Joseph d’Exeter, dans les vers cités plus haut (I 24 ss.), oppose les «poètes trompeurs»
Homère et Virgile à Darès qualifié de vates Frigius. La traductrice F. Mora note (p. 50): «Il est pi-
quant de le voir qualifié de vates (poète inspiré), quand peu d’écrivains latins ont fait le choix d’un
style aussi pédestre et d’une narration aussi terre-à-terre». Voir n. 76-77.
84. Et. VIII 7, 3. Par ex. Ligurinus I v. 34 ss. (PL 212, 333): Certa quidem vatis dementia, carmen
agreste / De tanto cecinisse viro; sed parce furori; / princeps magne pio; nec te praesumptio nostra / Exagitet; so-
lis licet insanire poetis. Ce dernier aspect de la folie poétique est appliqué à Lucain chez Ekkehard de
St-Gall., Cm. pro pace (MGH Poet. V, p. 48 s.), v. 17 s.: Ponat et insanus Pharsalica signa Lucanus; ceci
est glosé: solent dici poete.
85. Infra, n. 143 ss.
86. Quintilien, Inst. Or. X 1, 90. On s’est demandé s’il s’agissait plutôt d’un éloge; mais le clas-
sicisme et l’admiration de Quintilien pour la poésie virgilienne et sa critique du style sentencieux
de Sénèque rendent cette hypothèse peu probable. Pourquoi aurait-il pris ce ton de confidence sub-
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112 entre histoire et littérature

Le Moyen Âge qui lit peu, et tardivement, l’Institution oratoire87, n’avait pas
besoin de cette autorité pour approuver le poeta grandiloquus, qui vit ainsi
se retourner en sa faveur la critique de Servius. Il ne s’agit pas d’une op-
position entre prose et vers, mais de l’unité d’un récit historique raconté
sur le «cothurne qui grandit l’homme» et sous «le masque qui grossit la
voix», pour reprendre l’expression que Victor Hugo applique à Shakespea-
re88. Arnaud de Lübeck (XIIIe siècle) évoque dans sa Chronique Slave le sou-
venir du Rubicon: N’est-ce pas extraordinaire, se dit-il, qu’un ruisselet
aussi insignifiant ait une gloire si universelle, pour la seule raison qu’il
semble avoir empêché, le temps d’une hésitation, la marche de César vers
Rome? Cela ne peut être, ajoute-t-il, que le mérite de Lucain89. «Quand,
d’un œil stupéfait, nous avons vu ce mince filet d’eau nous avons dû ad-
mirer la puissance de ce poète extrêmement éloquent, capable d’enfler par
de si grandes paroles un objet aussi négligeable».
Alors que l’antiquité reprochait à Lucain son réalisme prosaïque, le
Moyen Âge – cette anecdote le montre de façon exemplaire – apprécie,
même si c’est avec une certaine ironie, son talent à transformer le réel. Les
moyens permettant ce dépassement de la réalité ne peuvent être que rhé-
toriques, mais ils sont qualifiés de «poétiques». Ils constituent ce qu’Ar-
naud nomme l’art du poeta disertissimus, qui consiste à donner du relief à de
petites choses, aux dépens même de l’objectivité. Or, cet art est celui de

jective – «pour dire mon opinion» – s’il avait vraiment voulu louer les qualités rhétoriques du poè-
te. C’est plutôt une critique discrète d’un poète un peu trop maniéré. Pour d’autres interprétations
cf. mon Poeta, p. 100 s. Ce n’est certes pas comme poeta historicus que Lucain est critiqué ici, mais
uniquement d’un point de vue stylistique, car Quintilien souligne au contraire le lien entre l’his-
torien et le poète (Inst. Or. X.1.31): Est enim proxima (historia) poetis et quodam modo carmen solutum est
et scribitur ad narrandum, non ad probandum. C’est seulement à la fin de l’Antiquité que l’orateur est
quelque fois placé au-dessus du poète, comme le montre le débat chez Macrobe, Sat. V 1 ss.:Virgi-
lius non minus oratorem quam poetam habendum. Homère lui-même passe alors pour le premier grand
orateur; cf. Cizek, Imitatio, p. 120 s.
87. Au XIIe siècle, Jean de Salisbury est un des rares connaisseurs de ce passage, qu’il interprè-
te comme un éloge de Lucain (infra, n. 130-131); Benvenuto da Imola le cite dans son commen-
taire à Dante en lui attribuant un sens plus ambivalent (éd. J. Ph. Lacaita, Florence 1887) I, p. 152:
Lucanus … fuit magis excellens historicus et orator quam poeta; ibid., IV, p. 309: Sed certe quanto Petrar-
cha fuit maior orator Dante, tanto Dantes fuit maior poeta ipso Petrarcha; cf. Rossi, p. 180 s.
88. Hugo, William Shakespeare (1864), Œuvres complétes, éd. Ollendorff s.d. t. IV 1, p. 41.
89. Arnoldus, Chronica Slavorum, MG SS XXI, p. 193 dans la lettre de Conrad de Querfurt à
Herbord d’Hildesheim, glosant Ph. I 213-214: Cuius parvitatem stupido intuentes obtuitu, disertissimi
illius poete Lucani ammirati sumus facundiam, qui de re tam humili tam grandiloquo intumuit eloquio. L’his-
torien exagère ce don de l’auxesis, puisque Lucain lui-même accentue le contraste de la petitesse du
fleuve et de la grandeur de la catastrophe symbolisée par la prosopopée de Roma; Ph. I 183-186: iam
gelidas Caesar cursu superaverat Alpes / … ut ventum est parvi Rubiconis ad undas, / ingens visa duci pa-
triae trepidantis imago.
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lucain au moyen âge 113

tout écrivain, du poète autant que de l’historien, car, au Moyen Âge, ainsi
que le montre Ernst Robert Curtius, la rhétorique et la poétique ne font
qu’un. Elles ont comme but commun l’amplificatio ou l’auxesis, qui signi-
fie moins la faconde et la prolixité que l’intensification de l’énoncé. Vu
sous cet angle, l’historien respectueux des lois de la rhétorique peut en ti-
rer la «licence poétique» de l’exagération90. On peut s’étonner que le
Moyen Âge n’ait pas craint les dangers de la virtuosité rhétorique, l’inadé-
quation des mots et des choses, qui sont à l’origine du discrédit moderne
d’une rhétorique considérée comme «creuse». Peut-être, depuis Augustin,
le postulat d’une langue entièrement au service des valeurs et exigences
chrétiennes, l’idéal d’une eloquentia pedisequa91, «servante» de la vérité, était-
il devenu tellement naturel qu’on le croyait réalisé même par l’auxesis la
plus extravagante.
Nous trouvons un peu partout la même apologie d’une rhétorique poé-
tique: Guillaume le Breton, auteur d’un poème épique à la gloire de Phi-
lippe Auguste, Philippis, invoque les esprits de Lucain, Virgile et Stace,
afin que ces maîtres de l’éloquence poétique «l’envahissent», lui inspirent
un style semblable au leur et digne de la noblesse de l’argument92: O nunc
Lucani ruat in me sive Maronis / Spiritus aut saltem Thebani vatis ymago. Gui-
bert de Nogent retravaille l’histoire de la première croisade parce que son
style «rampe par terre» et tente de l’embellir par des vers solennels en in-
sistant sur la sainteté d’une guerre sans commune mesure avec les «guerres
sans triomphes» (Ph. I 8-10) chantées par Lucain93. Néanmoins dans la
composition prosimétrique (gemina forma), il «tempère» cet élan poétique
par la simplicité de la prose, car les mystères de la foi interdisent «le ba-
vardage poétique» alors que les hauts faits guerriers, au contraire, deman-
dent à être décorés par «l’élégance des paroles»94. Guibert estime que cet

90. Cf. Paul Kirn, Das Bild des Menschen in der Geschichtsschreibung von Polybios bis Ranke, Göt-
tingen 1955, p. 14-39: Geschichtsschreibung und Rhetorik.
91. Cf. M. Verheijen, Eloquentia pedisequa, Nijmegen 1949.
92. Philippis, lb. IX v 731 ss., MG SS 26, p. 354. Quand, plus loin, Guillaume avertit le lecteur que
cette invocation de l’esprit d’autres poètes ne signifie pas une apologie de la métempsychose (décrite se-
lon Ovide, Metam. XV 160-162 à l’exemple d’Euphorbe et de Pythagore), mais seulement l’intention
d’imiter ces modèles, il semble vouloir afficher son savoir sur la croyance pythagoréenne. Cf. infra, n.
165). D’Angelo, Pharsalia, p. 417 s., 440, montre que cette invocation de Lucain est apparemment to-
pique, puisque dans la pratique littéraire de Guillaume les réminiscences de la Pharsale sont totalement
absentes (voir par contre infra, n. 205 ss. concernant son imitation de Gautier de Châtillon).
93. Gesta Dei per Francos, PL 156, 685 B-C avec la citation de Ph. I 8-10: bella … nullos habitu-
ra triumphos. Ibid., 680B: … humi serpens eloquium praecedentis historiae.
94. Ibid., 680B, 681C: decet enim licetque prorsus operosa historiam verborum elegantia coornari; sacri
autem eloquii mysteria non garrulitate poetica, sed ecclesiastica simplicitate tractari … Pro statu plane casuum
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114 entre histoire et littérature

équilibre entre la belligraphia poétique et le sermo humilis théologique est


nécessaire pour contenter les lecteurs qui attendent une œuvre en prose et
ceux qui demandent un poème. Malgré un talent poétique dont il est fier95
son objectif est d’abord la recherche de la vérité, l’adéquation des verba aux
res gestae. Tout cela montre une fois de plus que la forme devait à tout prix
être à la hauteur de la «matière».
Rolandin de Padoue (XIIIe siècle) s’excuse de ne pas avoir recours aux
vers96. «La raison pourquoi j’écris en prose est que je sais que ce que je di-
rai, je peux le dire plus pleinement en prose qu’en vers, puisque de nos
jours le discours en prose est plus compréhensible pour tout le monde.
Mais (utinam), que puissent donc vivre [aujourd’hui] Virgile et Lucain! Car
m’imposant un silence mérité, ils auraient une ample matière sur laquelle
ils pourraient exercer leur sublime génie». À travers les topoi de l’humilité
et de la plainte du déclin culturel, Rolandin exprime lui aussi une concep-
tion rhétorique de l’historiographie semblable à celle que nous venons de
voir chez Guillaume le Breton dans son poème historique. S’il insiste sur
l’intelligibilité, c’est par un souci d’efficacité persuasive – de mise à
l’époque des ordres mendiants – et non pas par une profession de foi en
l’objectivité des faits. Le problème ne se pose pas en termes d’opposition
entre réalité et fiction, mais entre prose et vers, et c’est le médiocre niveau
de compréhension du public qui privilégie la prose. Si Rolandin invoque
Virgile et Lucain, ce n’est pas pour exprimer que ces poètes épiques sont
devenus des historiens97, mais qu’ils sont à la fois poètes et historiens et

sermo cooptari debet orantium, ut verborum acrimonia bellica facta ferantur: quae ad divina pertinent, gradu
temperatiore ducuntur. Quae gemina … forma in huius stadio operis excurrisse debueram …; Pabst, 848-653
critique à juste titre l’analyse de L. Boehm, Studien zur Geschichtsschreibung des ersten Kreuzzugs: Gui-
bert von Nogent, München 1954, qui s’étonne de cette dévaluation de la forme poétique. Mais il me
semble que Pabst lui-même ne comprenne pas l’alternance de vers et de prose selon qu’il s’agit
d’une narration ou d’une réflexion théologique. Voir aussi supra, n. 79 à propos du prosimètre de
Gunther de Pairis.
95. Cf. également son autobiographie, Monodiae, éd. E.-R. Labande, Paris 1981, p. 134 s. à pro-
pos de sa poésie de jeunesse.
96. Chronica (RIS VIII, I), p. 5: Scribo quoque prosayce, hac de causa, quia scio que dixero, posse dici a
me per prosam plenius quam per versus, et cum sit his temporibus dictamen prosaicum intelligibilius quam me-
tricum apud omnes. Sed utinam viveret Virgilius vel Lucanus; quoniam imposito michi digne silencio, copiosam
haberent materiam, qua suum possent altum ingenium exercere.
97. C’est ce que prétend Lacroix, p. 148. Sur les fines nuances à observer dans de tels topoi d’hu-
milité, qui peuvent impliquer la profession d’un idéal littéraire, la condescendance à l’égard du pu-
blic et l’excuse de l’auteur pour son incompétence, cf. les éclairantes remarques méthodologiques
de M. Banniard, «Viva voce» … (Coll. des Etudes Augustiniennes, sér. Moyen Âge et Temps mo-
dernes 25), Paris 1992, p. 50-52.
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lucain au moyen âge 115

qu’il serait plus souhaitable qu’ils consacrent leur art à un sujet que lui-
même, faute de mieux, doit traiter maintenant en prose.
Cette confusion entre poésie et éloquence est caractéristique, au Moyen
Âge, de toute une catégorie d’historiens qui renoncent délibérément à la
norme traditionnelle du genre: à la simplicité et brièveté du récit en pro-
se. Ils s’appuient sur les exigences de la rhétorique démonstrative, qu’ils
croient parfaitement incarnées chez Lucain. Ce n’est pas par hasard que
grandiloquus, disertissimus, eloquens et digrediens sont les qualificatifs médié-
vaux les plus répandus du poète et que la plupart des remarques concer-
nant son style dans les commentaires et les traités de l’art poétique se rap-
portent précisément aux techniques de l’amplificatio et de la digressio98. Lu-
cain est considéré comme le modèle même de l’outrance oratoire, non seu-
lement à cause de ses qualités stylistiques, mais à cause d’un vers célèbre
de la Pharsale (VII, 67), dédié à Cicéron, Romani maximus auctor eloquii, que
le Moyen Âge, qui n’en perçoit pas l’ironie, interprète comme un éloge de
la rhétorique: addidit invalide robur facundia causae («son éloquence donna
de la force à une faible cause»). Cette pointe, prise à la lettre, contient la
quintessence d’une esthétique médiévale visant l’effet et l’efficacité. Le vers
de Lucain sur Cicéron est même cité par Robert de Basevorn dans sa For-
ma praedicandi pour défendre la parure rhétorique des sermons: la faconde
(oratio) peut compenser le manque de raison (ratio)99. La question de la
classification de Lucain – poète ou historien? – est noyée dans la fosse com-
mune de la rhétorique.

98. Grandiloquus est l’épithète la plus répandue dans les accessus ad Lucanum. Cf. par ex. Conrad
d’Hirsau, p. 110.1203; Hugue de Trimberg, Registrum multorum auctorum (éd. K. Langosch, 1942),
v. 142 ss.; adaugens: Jean de Garlande, De triumphis ecclesiae (cf. Viscardi, p. 298); au pathos et au
style sententieux se rapportent ardens: Quintilien X 1.90 et Jérôme, In Esaiam XV 66.3 ainsi que
lucens, lucidus: Évrard l’Allemand, éd. Faral, p. 359, v. 635 ss.: LUCANUS clarae civilia bella lucernae /
imponit, metro lucidiore canit / lucet Alexander Lucani luce: meretur / Laudes descriptus hystorialis honor (ce
qui se rapporte à l’Alexandréide de Gautier de Châtillon; cf. infra, ch. IV, p. 139). Sur cette éty-
mologie onomastique répandue cf. Sanford, Manuscripts, p. 286 s. et infra, n. 145; digrediens (par
ex. Evrard, ibid., p. 348, v. 325) se trouve dans des jugements positifs et critiques, cf. Marti, Crit.
253 et Trag., p. 186 ss.; Sanford, Manuscripts, p. 291 s. et infra, n. 118 ss. – L’enseignement par la
récitation a contribué à la gloire du poeta grandiloquus, ce qu’atteste la notation neumatique répan-
due des manuscrits de Lucain dans les passages particulièrement pathétiques; cf. Ziolkowski, en
part. p. 98 s.
99. Ed. par Th.-M. Charland dans son Artes praedicandi, Contribution à l’histoire de la rhétorique au
Moyen Âge, Paris 1936, p. 248: Omnino ideo mihi reprehensibile videtur quod quidam dicunt quod praedi-
catio non debet splendere falsis verborum purpuramentis colorum, cum in pluribus sermonibus Bernardi et fere
semper totum sit coloratum … Qui igitur sapientia fecundi esse non possunt, nitantur esse facundi. «Et ferat
invalide robur facundia causae,» sicut poeta ait, «ut in quo parum potuit ratio, plurimum posse videatur ora-
tio», ut dicit Giraldus Cambrensis (De mirabilibus Hiberniae, Prol., Opera vol. V, p. 6).
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116 entre histoire et littérature

C’est également le cas de l’opposition entre fiction et réalisme. Les com-


mentaires et accessus tentent d’harmoniser deux notions en apparence
contradictoires et abondent en formules concluantes comme: non [est] poeta
purus, sed poeta historiographus, non proprie poeta ou bien poeta non simpliciter,
sed poeta et historicus, car «poésie» signifie «fiction»100. Leurs arguments
synthétiques se réduisent à deux définitions de la fictio, qui rappellent la
double étymologie de fingere «modeler dans l’argile» (sculpter, façonner) et
«inventer, feindre»101. En effet, loin de la conception moderne, ou plutôt
romantique, d’une création ab ovo, la fiction est à la fois construction et in-
vention, figuration et imagination. Comme catégorie rhétorique, elle dé-
signe la translatio ou transsumptio, l’écart entre le langage littéraire et le lan-
gage commun, la variation stylistique et le recours à des tropes, péri-
phrases, métaphores ou prosopopées, voire de simples jeux de mots102.
Entre la «fiction» médiévale et une tournure poétique inhabituelle il n’y a
souvent guère de différence. Ce sont ces écarts linguistiques que relèvent
les commentaires sur Lucain pour justifier son titre de poète par aliquid fic-
titii103. Certains se satisfont de quelques personnifications, éthopées ou
apostrophes pour exalter la poetica phantasia de l’auteur104, d’autres louent
l’utilisation de toponymies poétiques (comme la périphrase de «Pharsale»
dans le premier vers: «les Champs de l’Émathie»). In descriptionibus locorum
fingit, inde vocatus est poeta, nam in describendo mutat ipsos portus105.
La seconde définition de fictio, également applicable à tout écrit rhéto-
rique, est moins formaliste. Elle s’en tient au principe de la vraisemblan-
ce. Les commentateurs insistent fréquemment sur la verisimilitas propre-
ment poétique de Lucain106. C’est la notion qui permet peut-être le mieux

100. Anselme, Accessus (Marti, Crit., p. 247): Notandum etiam quod iste non dicitur proprie poeta,
cum poesis dicatur fictio … Arnoul, ed. Marti, p. 4.4 ss.: Sicut Iuvenalis, purus est satiricus, Terencius pu-
rus comedus, Horacius in odis purus liricus, non est iste poeta, sed poeta et historiographus. Nam historiam
suam prosequitur et nichil fingit, unde poeta non simpliciter dicitur, sed poeta et historiographus. Nam si ali-
quid fictitii inducit, non ex sua parte, sed ex aliorum hoc inducit, apponit enim vel ut perhibent, vel ut dicunt,
vel ut memorant.
101. Ernout-Meillet, p. 361 s.
102. Cf. von Moos, Aestethics.
103. Cf. n. 100.
104. Commentaire inédit du XIIIe siècle à Ph. VIII 197, cité chez Marti, Crit., p. 249: per poe-
ticam phantasiam dat sensum inanimatae rei.
105. Marti, Crit., p. 251 s.
106. Anselme de Laon, qui par ailleurs définit la fiction poétique par des metaphores topony-
miques, insiste également sur la notion du vraisemblable: Omnis scriptor verisimiliter debet scribere (I
213); omnis qui narrat verisimiliter debet narrare (IV 810). Arnoul commente Ph. I 67: Causas assignat
ut quasi verisimilius videatur quicquid de bello sequitur.
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lucain au moyen âge 117

d’expliquer l’unité des deux fonctions dans l’œuvre du poeta historiographus.


Le Moyen Âge a appris dans l’Art poétique d’Horace à éviter autant le plat
réalisme que la pure fantaisie et à mélanger le vrai et le faux. Sibi conve-
nientia finge (119); sic veris falsa remiscet / primo ne medium medio ne discrepet
imum (151 s.). C’est sous cette forme que survit une règle essentielle de la
théorie aristotélicienne concernant la mimésis: toute transposition littéraire
du réel doit être «possible, digne de foi et nécessaire».
Dans la pratique scolaire, ce principe (tout comme le lieu commun de
«Lucain historien non-poète») est emprunté à Servius et à Isidore: pour le
premier, l’Énéide «consiste en personnages humains et divins et contient
du vrai et du faux», car il est «condamnable que le poète invente (fingere)
quelque chose qui s’éloigne complètement de la vérité»107. Isidore ajoute
encore au vrai et au faux le vraisemblable108: falsum ad oratores pertinet, fic-
tum ad poetas. Falsum est ergo quod verum non est, fictum quod verisimile est. On
peut donc, avec Conrad d’Hirsau, distinguer deux nuances de fictio109: Por-
ro poeta fictor vel formator dicitur, eo quod vel pro veris falsa dicat, vel falsis in-
terdum vera commisceat, «un formeur qui dit du faux à la place du vrai ou qui
mêle quelquefois du vrai au faux». (Formator rappelle d’ailleurs le sens éty-
mologique évoqué de fictor). La distinction se complexifie encore dans une
autre classification, celle des genera narrationum de Cicéron, qu’Isidore in-
troduit pour distinguer historia et fabula, en intercalant entre eux un tiers
appelé argumentum. Cette notion ressemble beaucoup à «la «fiction vrai-
semblable» mentionnée plus haut: entre le fait réel, la res gesta du récit his-
torique et la fable pure qui n’existe que dans l’imagination et in verbis, il y
a comme intermédiaire «une chose construite qui pourtant peut arriver»,
quodammodo res ficta quae tamen fieri potest110.

107. Servius, Aen., Prol.: Quod constat ex divinis humanisque personis continens vera cum fictis. Idem,
Aen. III 46: vituperabile enim est poetam aliquid fingere, quod penitus a veritate discedat.
108. Diff. I 2, 21.
109. Huygens, p. 75. 138 ss. selon Isidore, Et. VIII 8, 3 et X 104.
110. Isidore, Et. I 44.5, cité plus haut n. 72; cf. von Moos, Geschichte, p. 60, 406 s., 410 ss.; K.
Barwick, Die Gliederung der Narratio in der rhetorischen Theorie und ihre Bedeutung für die Ges-
chichte des antiken Romans, Hermes 63 (1928), p. 261-286; Fontaine, Isidore … I, p. 174 s.; Laus-
berg, p. 220 s. §§ 411, 414, 416; Knapp, Similitudo …, p. 78 ss.; idem, Historische Wahrheit, p.
607 ss.; Cicéron, Inv. I 19.27: Narratio est rerum gestarum aut ut gestarum expositio […] Fabula est in
qua nec verae nec verisimiles res continentur, […] Historia est gesta res, ab aetatis nostrae memoria remota […]
Argumentum est ficta res, quae tamen fieri potuit. Quintilien (Inst. II 4, 2) tire de cette théorie un clas-
sement des genres littéraires: fabula = tragédie et épopée, argumentum = comédie, historia = histo-
riographie. Ceci a augmenté les difficultés à classer Lucain, qui dans la division des genres est his-
toricus, tandis que selon les degrés du réalisme il passe pour un poète de l’argumentum; cette sorte de
«facticité virtuelle» s’applique traditionellement aux personnifications, prosopopées, discours fic-
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118 entre histoire et littérature

Dans l’école du trivium médiéval tout cet arsenal de concepts littéraires


est appliqué à Lucain avec plus ou moins de conséquence ou de confusions.
Dans un accessus ad auctores anonyme allemand du XIIe siècle, notre poète
est présenté ainsi111: Metrum istud est heroycum, quia constat ex humanis divi-
nisque personis continens vera cum fictis. (C’est littéralement la définition de
Servius). Ex humanis constat personis, scilicet ex Iulio Cesare et Pompeio; ali-
quando etiam de divinis agitur, continet et vera quaedam ad phisicam et quaedam
ad historiam cum falsis et fabulosis … Liber iste habet stilum grandiloquum …
est etiam historicus et tamen satyricus. Notandum quoque quod iste dicitur proprie
poeta. C’est une accumulation de tous les qualificatifs traditionnels, même
les plus contradictoires. Le contresens le plus étrange porte sur les «per-
sonnes divines», dont l’absence dans la Pharsale est pourtant perçue au
Moyen Âge112. Là encore la cause en est la méthode atomisante que nous
avons relevée dans l’introduction. L’auteur de l’accessus, qui n’ignore pas
que Virgile et Lucain se sont servis du même hexamètre «héroïque», ap-
plique à la Pharsale la relation que Servius établit chez Virgile entre ce
mètre et l’appareil divin. À la fin tout s’embrouille: Lucain est de par son
sujet un «historien satirique», tout en restant «poète au sens propre». Il se
peut que ces contradictions, aient eu également la fonction d’encourager
les écoliers au questionnement et à la discussion113. Par ailleurs, même s’il
était possible d’assimiler les personae divinae de la Guerre Civile aux phéno-
mènes merveilleux signalés plus haut114, la conception des ficta, falsa, fa-
bulosa resterait purement formelle et linguistique; ce ne seraient que des
locutions mythologiques, non des mythes.
Arnoul d’Orléans tente de concilier plusieurs opinions divergentes
concernant «le fantôme gigantesque de la patrie» qui tente d’empêcher

tifs mais conformes à la situation réelle. La Pharsale en abonde. Concernant l’arrière-plan de la mi-
mésis aristotélicienne dans cette «licence poétique» particulière aux historiens cf. Strasburger, p. 80
ss.; cf. également n. 122 ss. sur fabulosa narratio chez Macrobe.
111. Huygens, p. 44.134 s.
112. Quadlbauer, p. 28. Apropos de satyricus cf. n. 172 et ch. VI.
113. Je n’irai pourtant pas jusqu’à expliquer ces contradictions maladroites, comme Jeauneau
(Lectio, p. 139) le fait à juste titre en commentant l’Integumentum de Orpheo de Guillaume de Conches:
si aliquis legens Fulgentium aliter hanc fabulam exponi videat, idcirco hanc nostram non vituperet, quia de
eadem re secundum diversam considerationem diverse inveniuntur expositiones. Sed non est curandum de diver-
sitate expositionum, immo gaudendum, sed de contrarietate si in expositione esset. «Un moderne penserait
qu’en se multipliant les interprétations se détruisent les unes les autres. Pour les hommes du XIIe
siècle elles témoignent, par leur multiplicité même, de la richesse du texte à commenter. Ce der-
nier était à leurs yeux comme une pièce d’or inestimable dont on ne saurait jamais, fût-ce au prix
de nombreux commentaires, finir de rendre la monnaie». Cf. von Moos, Geschichte, p. 366.
114. Cf. n. 63.
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lucain au moyen âge 119

César de franchir le Rubicon (I 186 ss.). C’est une métaphore de la pensée


pour certains, un songe pour d’autres, ou encore une délibération rhéto-
rique du chef de guerre. Arnoul opte pour la version de Vacca, le biographe
de Lucain, qui croit à la véracité du récit115: sed Vacca in rei veritate sic fuis-
se affirmat. Jean de Salisbury aime à citer des exempla authentiques et à pré-
senter Lucain comme une source historique fiable: «Qui croirait qu’en réa-
lité il n’y avait pas de fantôme apparaissant ainsi, sera convaincu du
contraire par la fiabilité de l’historiographie»116.
Au Moyen Âge, la règle poétique du miscere veris falsa d’Horace, la li-
cence pour les poètes d’embellir la réalité en élevant le style est un procé-
dé commun à tous les genres. Hildebert de Lavardin félicite le poète Ré-
ginald de Canterbury, auteur de la Vita Sancti Malchi, en ces termes: «Tu
as magistralement digressé avec ta licence poétique en soutenant les évé-
nements (res gestae) par les fictions de fables (figmentis fabularum)»117. Si
même le récit hagiographique peut comporter des «fables», comment
s’étonner que les historiens médiévaux se soient réclamés de l’art poétique
du mélange du vrai et du faux? Mais il est plus rare que ce procédé s’ap-
plique, non pas seulement à quelques procédés stylistiques (transsumptio),
mais à la substance même, ce qui est le cas de la lettre préface aux Gesta
Friderici118 d’Othon de Freising. L’historien de l’empereur Frédéric I se dé-
fend de trop s’écarter par des «digressions» de son sujet historiographique,
la plana historica dictio. Ces digressions contiennent pour lui l’essentiel: des
réflexions philosophiques sur le sens de l’histoire. Il se réclame de Virgile
et de Lucain, les scriptores urbis, qui s’éloignent parfois de la vérité histo-
rique par un style plus élevé; ils ne rapportent pas seulement des res gestae,
mais aussi des res fabulosae. Othon est loin de penser aux mensonges poé-
tiques décriés depuis les Pères de l’Église; il ne vise même pas la poésie du
tout, mais un principe historiographique. Les grands historiens de Rome,
ces «écrivains de la Cité» utilisent une expression moins sobre pour péné-

115. Arnoul à Ph. I 186. 34: habitus patriae per cogitationem representatus. Quidam sompnium, qui-
dam deliberationem fuisse dicunt sed Vacca in rei veritate sic fuisse affirmat. Cf. Marti, Vacca, en part. 206,
qui, après une longue liste de jugements pour et contre la rei veritas de Vacca, conclut: «So much
nonsense and so many errors repeated ad nauseam by one generation of plagiarizing scholars after
another […] make the study of glosses and commentaries at time a dreary occupation».
116. Pol. II 15, (I) 91.17 s. à Ph. I 186: Quod si imperii nullam in veritate, quae sic appareret credi-
dit quis fuisse imaginem, historiarum fide certiorabitur.
117. Hildebert, Ep. III 15, PL 171, 292B: In quo satis competenter poetica evagatus licentia, rei ges-
tae non solum figmentis subenisti fabularum, sed et naturae pariter et veri officia succincto sont sermone de-
monstrata.
118. Gesta, p. 120. Cf. la nouvelle analyse de ce passage chez Krönert, p. 63 ss.
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120 entre histoire et littérature

trer les mystères de la philosophie, ad intima quaedam philosophiae secreta, ce


qui leur permet d’atteindre deux catégories de lecteurs: en tant qu’histo-
riens ou conteurs, ils satisfont ceux qui se plaisent au récit (oral) des évé-
nements, en tant que poètes ou philosophes, ils comblent ceux qui aspi-
rent à connaître les raisons profondes du sens de l’histoire.
Nec, si a plana hystorica dictione ad evagandum oportunitate nacta ad altiora
velut phylosophica acumina attollatur oratio, preter rem eiusmodi estimabuntur, dum
et id ipsum Romani imperii prerogativae non sit extraneum rebus simplicioribus al-
tiora interponere. Nam et Lucanus, Virgilius caeterique Urbis scriptores non solum
res gestas, sed etiam fabulosas, sive more pastorum vel colonorum summissius vel prin-
cipum dominorumque orbis altius narrando, stilum tamen frequenter ad intima que-
dam phylosophiae secreta attingenda sustulerunt. Sic enim non solum hi, quibus re-
rum gestarum audiendi seriem inest voluptas, sed et illi, quos rationum amplius de-
lectat subtilitatis sublimitas, ad eiusmodi legenda seu cognoscenda trahuntur.
De ce passage extrêmement dense sur les différents niveaux du style119,
sur le sens de la digression120 et sur la méthode exégétique permettant de
percer le sensus spiritualis derrière la lettre de l’historia121, j’extrairai deux
thèmes d’ailleurs subtilement entrelacés: la doctrine poétologique de la fa-
bulosa narratio en vogue au XIIe siècle et l’analogie générique entre poésie
épique et historiographie en prose.
Il n’est pas habituel qu’un historien attribue une plus grande portée et
profondeur aux res fabulosae qui enrichissent son discours qu’au simple ré-
cit des res gestae. Cela ne s’explique que par un croisement original de dif-
férents discours normalement séparés. Othon s’y croit autorisé par un su-
jet qui mérite une surenchère à la fois philosophique et poétique. Cet ad-
mirateur d’Augustin, auteur d’une chronique universelle, l’Histoire des deux
Cités122, ne devient pas simple chroniqueur ou panégyriste de cour parce

119. Quadlbauer, p. 86 s., § 42: afin de pouvoir l’adapter à l’historiographie Othon réduit le
schéma tripartite à deux niveaux.
120. Cf. Curtius, p. 481 et supra, n. 98 (Lucanus digrediens), la digression est illustrée par des
exemples lucanéens par ex. chez Matthieu de Vendôme, Ars versificatoria (Faral), p. 118, N° 38 s.
sur Ph. II 380 et ibid., p. 182, N° 10 (avec la critique: superfluat). Gervais de Melkley, p. 66 sur Ph.
IV 661 et p. 214 sur Ph. I 412, IV 48 ss., V 50 ss.: comme chez Othon de Freising (n. 119 ss.) la
nécessité de la digression est associée à la notion de philosophia. Sur la justification de la digression,
dans les commentaires à Lucain, par le vraisemblable et le plausible cf. Marti, Crit., p. 253 ss. et
Trag., p. 186 ss. La digression géographique est justifiée par Conrad d’Hirsau, l. 1212 ss. comme
une intensification morale: per hoc valida lectorum ingenia excitare.
121. Supra, n. 69, 92.
122. Infra, ch. V.
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lucain au moyen âge 121

qu’il écrit l’histoire d’une dynastie, il se revendique avant tout comme phi-
losophe ou théologien de l’histoire.
Cette revendication très éloignée de nos conceptions contemporaines de
l’histoire et de la fiction est la raison profonde de ce que Macrobe nomme
fabulosa narratio, procédé justifiant l’anachronisme des Saturnales, qui met-
tent en scène une assemblée de philosophes modernes et anciens. Il se récla-
me des Dialogues de Platon qui, «bien qu’il soit certain qu’ils n’ont pas vécu
au même siècle»123, réunissent Parménide, Timée et Socrate. Dans son com-
mentaire au Songe de Scipion de Cicéron, Macrobe approfondit la différence
entre la fabula poétique et la fabulosa narratio philosophique. Dans le plato-
nisme chartrain cette doctrine est le fondement de la théorie de l’integumen-
tum ou involucrum («enveloppe», «couverture»), ce nouveau paradigme des
épopées allégoriques du XIIe siécle, de Bernard Silvestre à Alain de Lille.
Dans son commentaire sur l’Énéïde, Bernard présente Virgile comme philo-
sophe plus que comme poète124: «Selon Macrobe il a enseigné la vérité phi-
losophique sans négliger l’imaginaire de la poésie». Ce n’est qu’une péri-
phrase de l’integumentum qu’il définit ensuite ainsi125: Integumentum est genus
demonstrationis sub fabulosa narratione veritatis involvens intellectum, unde et in-
volucrum dicitur. Le Moyen Âge étend à Lucain une doctrine provenant de
l’allégorèse morale de la mythologie, initialement appliquée à Virgile et à
son modèle, Homère. Virgile et Lucain constituent une sorte de couple de
Dioscures de l’integumentum, et Jean de Salisbury engage les lecteurs de
toutes disciplines «à extraire les condiments succulents» de ces deux poètes
pour assaisonner leur philosophie126: Excute Virgilium et Lucanum et ibi cuius-
cumque philosophie professor sis, eiusdem invenies condituram. Il loue leur commun
«génie» de visionnaire127 et résume ainsi la théorie de l’integumentum128:

123. Sat. I 1, 4-5; cf. Flamant, p. 159.


124. Ed. Jones, p. 1.1-3: teste Macrobio et veritatem philosophie docuit et figmentum poeticum non pretermisit.
125. Ibid., p. 3, 14 s. L’attribution de l’œuvre à Bernard est controversée. Cf. Dronke, Fabula;
Stock, Myth, p. 11-26; Jeauneau, Lectio, p. 125-192; Knapp, p. 65 ss.; Bruni, p. 794 ss.; Tilliette,
Des mots à la Parole, p. 47-68. Sur Macrobe en part. cf. Jeauneau, Lectio, p. 265-308; idem,
Guillaume de Conches, Glosae super Platonem, Paris 1965, p. 10 ss.; R. Crespo, Da Macrobio al No-
vellino, Studi medievali 18.1 (1977), p. 227-230.
126. Met I 24, p. 55.7; von Moos, Geschichte, p. 179 s.; Jeauneau, Jean de S., p. 86 s.
127. Pol. II 2, (I) 70.3 ss cité supra, n. 83; cf. également Met. III 10.153 ss., en part. 156.20 ss.:
Ceterum cum exempla ad probandum quid aut plura feruntur aut singula, convenientia esse debent et ex qui-
bus scimus; qualia Homerus, non qualia Cherillus. Si autem ab auctoribus transumantur, Homero quidem
Grecus, Latinus autem Vergilio utatur et Lucano, domestica namque exempla magis movent, et ignota dubio-
rum non faciunt fidem.
128. Enth. mai., v. 189-194, p. 117-119; dans la traduction de van Laarhoven, p. 118: «There-
fore the ancients veiled these things under appropriate figures, / that faith might be able to acqui-
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122 entre histoire et littérature

Vera latent rerum variarum tecta figuris,


Nam sacra vulgari publica jura vetant.
Haec ideo veteres propriis texere figuris,
Ut meritum possit conciliare fides.
Abdita namque placent, vilescunt cognita vulgo,
Qui quod scire potest, nullius esse putat.

Revenons aux Gesta Friderici, qui sont un cas particulier de ce procédé:


il ne s’agit pas ici de légitimer une allégorie ou fiction philosophique mais
le récit historiographique lui-même, qui cache une vérité analogue à celle
qu’ont «voilée» Virgile et Lucain. Ce n’est pas la différence entre les
«faits» et les «fables» mais entre l’enveloppe plaisante du récit et la pro-
fondeur impénétrable de la vérité qui explique qu’Othon se compare aux
deux poètes épiques. En se réclamant d’eux pour l’emploi de fabulae dans
la fonction précise de l’integumentum, Othon réalise à son insu une synthè-
se de l’histoire et de la poésie qu’il justifie par ce même principe d’univer-
salité philosophique au nom duquel Aristote les séparait129.
C’est pour la même raison que Jean de Salisbury se réfère à la critique
de Quintilien citée plus haut130 quand il s’exclame que Lucain, ce poeta
gravissimus, mériterait le nom beaucoup plus digne d’orator pour avoir ex-
primé des vérités exemplaires, universelles. Cette louange intervient dans
le contexte d’une longue diatribe contre les schismes de 1130 et de 1159,
qui s’appuie sur des citations de la Pharsale. Jean fait de Lucain une sorte
de visionnaire, capable de «prévoir» non seulement les dangers réels, mais
aussi les dangers seulement «possibles»131; il lui assigne le rang d’histo-
rien, qu’il estime supérieur à celui de poète, parce qu’il est capable de dé-
duire le vrai du particulier: «Le poète le plus savant, si on peut appeler
poète celui qui par le récit véridique des choses accède plutôt au rang des
historiens». Jean loue ainsi l’utilité philosophique de l’exemple concret
qu’il oppose aux préceptes d’une morale abstraite. Dans ce sens, Homère
même, le prince des poètes, peut être considéré comme historien132.

re merit. / For things hidden are pleasing, things grow cheap when known to the common / public,
which thinks that what it can understand is of no value»; cf. von Moos, Geschichte, p. 183.
129. Sur ce mélange des genres cf. Lafferty, p. 36 ss.; Partner, p. 194 ss.
130. Inst. X 1.90, cf. supra, n. 86.
131. Pol. VIII 23 (Webb II), p. 404.4 ss.: periculis … quorum nemo satis declinat eventum, nisi praeca-
veat facultatem. Innuit hoc poeta gravissimus, aut, si iuxta Quintilianum rectius dicere malueris, oratorem, non
repugno, dum constet praecavena esse etam quae possunt evenire pericula … Sur le contexte cf. infra, n. 404.
132. Pol. II 19,(Webb I), p. 109: Poeta doctissimus, si tamen poeta dicendum est, qui vera narratione
rerum ad historicos magis accedit. Cf. Pol. VII 9, II 128.7-24 (citant Horace, Ep. 1, 2): Flaccus … plus
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lucain au moyen âge 123

C’est par une ironie de l’histoire des idées que les érudits médiévaux du
niveau d’un Othon de Freising ou d’un Jean de Salisbury, qui n’avaient ni
soucis poétologiques ni aucune connaissance de la poétique d’Aristote mais
une solide formation dans les arts du langage, reviennent d’eux-mêmes à
des catégories de la poétique aristotélicienne pour réhabiliter Lucain. Car
c’est sa pertinence philosophique plus que son sujet qui leur fournit l’ar-
gument principal pour placer le poète «le plus grave» et «le plus sage» au-
dessus des autres. Cette réponse à la vieille question An Lucanus sit poeta?
anticipe en quelque sorte l’accord établi de nos jours parmi les historiens
de la littérature romaine au sujet de la qualité poétique de Lucain, que
Pierre Grimal résume ainsi133:

La volonté de voir clair, de discerner les facteurs généraux sous les accidents parti-
culiers est la condition même de l’œuvre d’art. Ce qui risque de créer une contradic-
tion. Le vrai historique ne saurait par lui-même être objet de poésie, mais doit, pour
se prêter au poème, être reconstruit, restructuré, repensé ‘en philosophe’. Une seule
possibilité de conciliation: si le poète savait découvrir dans les faits apparemment
contingents une valeur universelle, et, dans leur succession, une ‘structure’ qui les
rendit vraisemblables, conformément à l’exigence aristotélicienne. Lucain fut,
croyons-nous, poète parce qu’il était philosophe, et c’est cette double qualité qui lui
permit d’être, aussi, un historien.

Ainsi les arguments de la critique littéraire ancienne qui auraient dû ex-


clure Lucain du canon des grands poètes ont au contraire contribué au
Moyen Âge à lui y assurer une place d’excellence, celle de poète philo-
sophe. Et cela ne change pas avant le XVIe siècle. En guise d’épilogue à ce
chapitre, j’aimerais citer quelques jugements d’une période de transition,
le XIVe siècle «pré-humaniste». Ils ne montrent aucune discontinuité sub-
stantielle. Si Pétrarque et Boccace connaissent bien l’ancien verdict contre
Lucain «plutôt historien que poète», cela ne les empêche pas de le consi-

honestatis et utilitatis se apud Meonidem invenisse gratulatur quam plurium Stoicorum sit praeceptis expres-
sum. Dans le prologue de sa Historia Anglorum (ed. Arnold, RBS 179, 1 s.) Henri de Huntingdon
reprend ce mot de Jean pour justifier le métier d’historien comme philosophie par l’exemple. Cf.
von Moos, Geschichte, p. 178 s. contre l’opinion de Heitmann, Dichtung, p. 272 s. qui postdate cet-
te idée à la Renaissance italienne. Pour la même raison, le commentaire à l’Énéide de Bernard Sil-
vestre (p. 2 s.) établit déjà une classification des genres poétiques (selon Horace A. P. 333 s.) qui
assimile le poème épique à l’historiographie: Poetarum quidam scribunt causa utilitatis ut satirici, qui-
dam causa delectationis ut comedi, quidam causa utriusque ut historici.
133. Entretiens, p. 54 s. – M. von Albrecht (ibid., p. 115) approuve la réflexion de Grimal en
citant l’exemple de la destruction du sanctuaire de Massilia, qui visualise si bien la situation et le
caractère de César qu’on peut parler d’une «invention plus vraie que l’histoire».
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124 entre histoire et littérature

dérer comme un poète ayant «enveloppé» une vérité morale et philoso-


phique dans un velamentum fabulosum. À cet égard l’épopée d’Énée se dis-
tingue peu de celle de César et de Pompée134.
Boccace cite le verdict ancien, sans se l’approprier complètement – mul-
ti eum pocius metricum hystoriographum quam poetam existimant135, mais cri-
tique la structure chronologique du poème, l’ordo naturalis. C’est la pre-
mière fois au Moyen Âge que cette critique (qui se répandra plus tard) est
appliquée à la Pharsale136. Boccace reprend un argument que Macrobe uti-
lise pour louer Virgile, imitateur d’Homère: «Celui-ci, en effet, se refu-
sant, dans une œuvre poétique, à imiter les historiens, qui ont pour règle
de remonter à l’origine des faits et de poursuivre sans interruption leur ré-
cit jusqu’à la fin, obéit à la loi poétique qui consiste à débuter par les évé-
nements intermédiaires pour revenir ensuite au commencement»137. Lu-
cain, lui, commence par le commencement, le retour de César de la Gau-
le; mais Boccace est seul à considérer cette absence de «flashback» comme
une faute de composition. Il ne doute d’ailleurs pas des qualités poétiques
de Lucain, pour lequel il connaît l’estime de Dante et de Pétrarque. Dans
sa défense de la poésie, De genealogia deorum, il utilise l’argument de l’inte-
gumentum pour défendre Virgile contre le reproche inverse de celui fait à
Lucain: d’avoir faussé l’histoire en faisant se rencontrer Énée et Didon, pro-
tagonistes d’époques différentes138. Cette défense très subtile de la «licen-
ce poétique» pourrait expliquer pourquoi Lucain, comme poète de l’his-
toire, fait figure d’antimodèle dans cette apologie de l’inventivité exubé-
rante de Virgile. Ce n’est pas par hasard que la critique citée plus haut in-
tervient uniquement dans le contexte d’une apologie de Virgile.

134. Martellotti, Difesa, p. 269 ss.


135. Boccaccio, Geneal. XIV 13, p. 58.152-161: Nam poete non ut hystoriographi faciunt, qui a quo-
dam certo principio opus exordiuntur suum et continua atque ordinata rerum gestarum descripcione in finem
usque deducunt (quod cernimus fecisse Lucanum, quam ob causam multi eum pocius metricum hystoriographum
quam poetam existimant), verum artificio quodam longe maiori aut circa medium hystorie aut aliquando fere
circa finem inchoant quod intendunt, et sibi adinveniunt causam recitandi quod ex precedentibus omisisse vi-
debantur. De même dans Esposizioni sopra Dante, lez 13: «nel collegio dei poeti fu determinato cos-
tui non avere nella sua opera tenuto stile poetico, ma piuttosto di storiografo metrico».
136. Cf. Bruni; Quadlbauer, Lukan (qui ne connaît pas ce passage et situe la première critique
au XVIe siècle).
137. Macrobe, Sat. V 2.9: Ille [Homerus] enim vitans in poemate historicorum similitudinem, quibus
lex est incipere ab initio rerum et continuam narrationem ad finem usque perducere, ipse poetica disciplina a re-
rum medio coepit et ad initium post reversus est. Ibid., V 14.11 (pour Virgile).
138. Genealogia XIV, 13, p. 58-60; cf. la fine analyse de ce chapitre par Martellotti, Difesa, p.
275 ss.
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lucain au moyen âge 125

Les arguments de Pétrarque en faveur de la «poéticité» de Lucain sont


ceux-là mêmes que son ami Boccace applique à Virgile. Avec son Africa,
qui doit beaucoup à la Pharsale139, Pétrarque compose une épopée histo-
rique dont il est si fier qu’il en fait le titre de gloire de son couronnement
de poète par le roi Robert d’Anjou140. Dans sa défense de Lucain, il met
l’accent sur les scènes de fiction poétique (l’apparition du fantôme de
Rome près du Rubicon, la présence de Cicéron sur le champ de bataille,
l’ascension de Pompée à l’Olympe etc.)141, ce qui ne l’empêche pas, plus
tard, d’utiliser la Pharsale comme source historique pour son De gestis Cae-
saris au même titre que les commentaires de César lui-même et de la Vita
Caesaris de Suétone142. Il hésite à définir la limite exacte entre la licence
poétique et l’atteinte à la véracité historique, mais c’est lui pourtant qui le
premier relève l’anachronisme de la rencontre de Didon et Énée chez Vir-
gile, problème qu’il lègue à Boccace sans le résoudre lui-même, peut-être
parce qu’il y allait de la morale du plus «véridique» des poètes: comment
Virgile a-t-il pu médire ainsi d’une veuve honnête? Comme, par ailleurs,
Salutati, dans une fulgurante épître en vers, l’avait averti du danger à
prendre Lucain comme modèle de l’Africa, Pétrarque ne pouvait pas ne pas
se poser le problème de la relation entre épopée et vérité historique.
Un écho de ces discussions se trouve peut-être dans deux curieux acces-
sus provenant de l’entourage de Pétrarque, assez similaires sans que l’on
sache lequel a influencé l’autre. Leurs auteurs, Benvenuto da Imola et Pie-
tro da Parma143, recourent à Pétrarque pour réfuter le stéréotype d’un Lu-
cain historiographus metricus. Tous deux expliquent le titre Pharsalia par le
«lieu de mémoire», celui de la bataille décisive et ajoutent que celui
d’Africa est un hommage à Lucain144. Ils expliquent également le lieu

139. Bruère.
140. Stierle, p. 375 ss., 715 ss.
141. Martellotti, Difesa, p. 269-274 à propos de Fam. X 4; cf. aussi la citation de Pétrarque par
Pietro da Parma infra, n. 149.
142. Martellotti, Lucano; Crevatin.
143. Commentaires et éditions critiques: Rossi (Benvenuto), Monti (Pietro da Parma); sur les
rapports avec Pétrarque cf. Billanovich-Monti: l’édition du poème de Pétrarque, découvert dans le
fonds de Pietro, contient d’ailleurs des versus cum auctoritate puisés chez Lucain. Sur l’influence de
Pétrarque sur Benvenuto commentateur de Dante cf. également Crevatin, p. 20 ss.
144. Pietro da Parma, p. 261 s.: «Pharsalia» est totum opus sic intitulatum … Pharsalia fuit civitas
in regione greca, ubi fuit commissum bellum inter Cesarem et Pompeium, sicut liber domini Francisci Petrarce
intitulatur «Africa», quia tractat de gestis in illa regione. Benvenuto, p. 198, N° 10: Dicitur enim Far-
salia quia de rebus gestis in Farsalia tractat, sicut liber Petrarche nominatur Affrica quia de bellis gestis in
Affrica tractat.
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126 entre histoire et littérature

commun de Lucain «plus historien que poète» par un curieux distinguo em-
prunté à Pétrarque: si Lucain est bien un poète respecté pour ses fictions,
il n’a cependant pas été consacré laureatus parce que certains crurent à tort
qu’il avait fait meram historiam. La stratégie apologétique des deux accessus
est, comme toujours, de relever les écarts, ambages, obscurités, fictions,
éléments merveilleux de la Pharsale. Benvenuto réfute l’étymologie accré-
ditée du nom: Lucanus145, lucide canens. L’origine véritable serait: luctum ca-
nens, celui qui chante le deuil, «la guerre qui surpassa en atrocité toutes les
guerres romaines». Ceux qui croient que Lucain éclaircit l’histoire se trom-
pent, Tite Live l’écrit bien plus clairement que lui: «J’ose dire: où l’histoi-
re était claire, il l’a décrite de façon obscure et succincte. Mais ceci, je ne
le dis pas pour dénigrer le poète, parce que lui-même voulait voiler le sens
sous un nuage de mots concis, et il l’a bien fait». Un beau témoignage de
l’appréciation d’une des qualités stylistiques majeures de la Pharsale: son
obscurité recherchée146. Benvenuto concède que Lucain écrit la «pure his-
toire», mais qu’il le fait «poétiquement»147. Pietro da Parma, comme tous
les commentateurs médiévaux, insiste sur le fait que Lucain se nomme lui-
même vates dans son panégyrique sur Néron148. «Quelques-uns disent
qu’il n’invente rien et ne reprend que les fictions d’autres poètes. Mais le
maître François Pétrarque dit qu’il invente à plusieurs endroits» (suivent
les exemples cités plus haut)149. Même si le scholiaste doit avouer que les
fictions de Lucain sont moins pures et «sévères» que celles de Virgile, Sta-

145. Ibid., p. 195, N° 3: Omnes tamen expositores dicunt quod dictus est Lucanus quia lucem canens et
quod historiam que latebat in tenebris produxit in lucem, sed hoc est falsum. Imo Titus Livius … clare descripsit
hanc historiam; similiter Iulius Celsus, qui fuit semper comes Iulii Cesaris … dillucide ipsam descripsit et cla-
rius. Ymo audeo dicere quod ubi historia erat clare descripta ipse descripsit obscure et succinte. Hoc tamen non
dico in detractionem poete, quia ipse sub nube verborum succissa voluit velare precisam sententiam et bene. Le
même raisonnement est présenté comme excuse dans le commentaire anonyme chez Weber, p. 564
à Ph. VII 557: Sed nimis obscure pertransivit Lucanus istud bellum relatione aliorum, quae supra posuit; sed
excusatur: nam ante ipsum nullus alius aperte hoc descripsit, … et similiter qui interfuit [sc. Caesar] confuse
hoc bellum narravit. La même interprétation chez Pietro da Parma, p. 261.129 ss.: interpretatum per ali-
quos «lucide canens» quod non bene sonat; sed si vis nomine aliquo interpretari potius dic: Lucanus «luctum ca-
nens» … Sur l’étymologie Lucanus a luce cf. Sanford, Quotations, p. 286 ss., et supra, n. 98.
146. Schrijvers, p. 22 s. sur la manière de paraphraser une sentence obscure pour l’éclaircir. C’est
la technique de la varia tractatio par abbreviatio-dilatatio, très appréciée au Moyen Âge; cf. Cizek,
Imitatio, p. 136 ss., 148 ss.
147. Benvenuto, p. 196, N° 4 cité plus bas n. 156.
148. Pietro da Parma, p. 262, 144 ss.: Unum tamen sciendum est hic, quod quidam dicunt quod Lu-
canus non fuit poeta et ipse tamen se appellat poetam, unde dicet infra loquens ad Neronem yronice: «Nec, si te
pectore vates, / accipiam …» (Ph. I 63-65); à propos de ces vers, la même remarque se trouve chez Ben-
venuto, p. 49, N° 8.
149. Pietro da Parma, p. 262 s. L’idée: recitat fictiones aliorum poetarum se trouve déjà dans le com-
mentaire d’Arnoul d’Orléans, p. 4.4 ss., supra, n. 100.
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lucain au moyen âge 127

ce ou Ovide150, il continue à citer des autorités sur les figmenta, integumen-


ta, miranda poétiques attribuables à Lucain: Alain de Lille atteste que les
fictions couvrent la superficie, «afin que le lecteur trouve le noyau de la vé-
rité plus doux»151; Lactance «un homme religieux et grand théologien,
commentateur de Stace»152 est sans doute invoqué à cause de sa définition
de la poésie reprise par Isidore et également commentée par Pétrarque
(dans Fam. X 4)153; les Disticha Catonis rappellent154: Miranda canunt, sed
non credenda poete. Lucain est donc un vrai poète; mais: fuitne laureatus? Di-
cendum quod non, et causa est quia sibi obiciebatur quod non fingeret; fuit ergo pro
tanto sibi laurea denegata, ut dicit dominus Franciscus in … una sua egloga155:
… «Est Corduba testis, / cives et alta canens ad solem vertice nudo», «nudo», quia
non laureato156.
Le débat sur le rang poétique de Lucain a donc gagné de nouveaux ar-
guments: il est poète, mais non pas «poète lauréat» (argument sans doute
inspiré par le laurier de Pétrarque); il se sert de l’ordo naturalis, ce qui pour
Boccace n’est pas poétique, mais n’ébranle pas l’équilibre traditionnel
entre le poète et l’historien. Lucain demeure un poeta fingens, mais peut-être
à un degré moindre que Virgile157. Ce qui surprend c’est l’absence totale
de controverse sur l’importance du vers pour définir la poésie158. Ce débat
n’agite que les premiers temps modernes, quand les adeptes de la poétique
aristotélicienne refusent un critère que d’autres trouvent excellent parce

150. Ibid., p. 263.165 s. verum est quod non ita bene per illum modum per quem Virgilius, Statius, Ovi-
dius, quia non ita severe et proprie.
151. Ibid., p. 264 s., 174 s.: dulciorem nucleum veritatis inveniant (De planctu nature, ed. N. N. Hä-
ring, Studi Medievali 19 [1978], p. 837).
152. Sur cette confusion entre les deux Lactances cf. Monti, p. 265. Sur l’importance de Lac-
tance pour le cercle de Pétrarque en tant que Père de l’Église «pré-humaniste» cf. Crevantin, p. 14
ss.; G. C. Garfagnini, Da Seneca a Giovanni di Salisbury: «Auctoritates» morali e «Vitae philoso-
phorum» in un manoscritto trecentesco, Rinascimento 20 (1980), p. 201-247.
153. A propos de Div. Inst. I 11. 19-24 cité plus haut n. 58; cf. également Div. Inst., I 11. 36:
multa in hunc modum poetae transferunt non ut in deos mentiantur, quos colunt, sed ut figuris versicoloribus
venustatem ac leporem carminis suis addant.
154. Pietro, p. 265.178 (Dist. Cat. III 18).
155. Bucolicum carmen, ed. Martellotti X 331-333. Pietro cite encore l’Epyst.metr. II II, 16 s.: «Li-
cet ille, negato / calle petens, alia tuerit ratione repulsam»
156. Pietro, p. 265 s., 183-194. De même Benvenuto, p. 196, N° 4: Lucanus semper conatus est ap-
pellari poeta et tamen numquam potuit laureari, quia sibi obiiciebatur quod descripserat meram historiam. Di-
cit ergo tamen quod est poeta, quia licet descripserit meram historiam, tamen poetice in multis locis se habuit.
157. Voir supra, n. 150. Sur la continuité, du XIIe au XIVe siècle, de la réception des classiques
cf. De Angelis, Petrarca.
158. Il est curieux que Boccace, dans sa défense de la poésie, soit indifférent à la forme métrique;
elle peut même nuire au poète qui n’est pas à la hauteur du velamen fabulosum, ce qu’exprime la for-
mule metricus hystoriographus.
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128 entre histoire et littérature

qu’univoque et efficace. Pour certains, tant qu’une matière peut être trai-
tée par l’historiographie et non pas exclusivement par l’imagination poé-
tique, le poète qui s’en sert n’est qu’un versificateur159; d’autres par contre
se rallient à l’opinion de Scaliger160: «Est-ce que Lucain est poète? Certes
il l’est. Les grammairiens divaguent à leur façon qui lui reprochent d’avoir
écrit une histoire. Allez, produisez une pure histoire! Lucain doit différer
de Tite Live, et la différence est dans le vers. Cela fait vraiment le poète …
En outre, il a beaucoup de fictions … À vrai dire, j’estime que Tite Live
mérite plutôt le nom de poète que Lucain ne le perde».

III. UN POÈTE DU MÉPRIS DU MONDE

Lucain, selon la formule lapidaire de Grimal, «était poète parce qu’il


était philosophe et, en cette double qualité, aussi un historien»; il nous
faut donc examiner ses idées philosophiques.
Dans les accessus et autres manuels d’enseignement l’œuvre est avant
tout présentée comme une source historique de la guerre entre César et
Pompée, mais comme tout autre livre d’histoire au Moyen Âge, elle a éga-
lement valeur d’exemplum. En mettant l’accent sur son «utilité morale» les
commentateurs distinguent peu les faits et leur récit. Les événements, le
rapport écrit, la mise en scène poétique forment une unité exemplaire.
Ainsi le vers sarcastique I 44 (dans le panégyrique sur Néron): Multum
Roma tamen debet civilibus armis inspire la glose suivante161: «Bien que
beaucoup de maux soient arrivés par la guerre civile, tu lui dois beaucoup,
puisque tout ce qui s’est passé, est arrivé pour ton utilité». Cela rappelle
Rom. 15. 4: «Tout ce qui a été écrit dans le passé le fut pour notre ins-
truction»162. Les faits et leurs récits n’ont d’autre telos providentiel que de
nous instruire. Bernard d’Utrecht163 précise: de tout ce qui est écrit

159. Leidig, p. 19 s. surtout sur Castelvetro.


160. Poetices, ed. Lyon 1561 - repr. Stuttgart 1987, p. 5 C-D: An Lucanus sit Poeta. Sane est. Nu-
gantur enim more suo Grammatici, quum obiiciunt, illum historiam conscripsisse. Principio, fac historiam me-
ram: oportet eum a Livio differre, differet autem versu. Hoc vero Poetae est, … Sic multa Lucano ficta … Quin
equidem Livium potius Poetae nomen meruissse, quam Lucanum amisisse censeo.
161. Weber, p. 13: Et quamvis multa mala evenerunt per civile bellum […] Nam ad utilitatem tuam
est res haec acta. (Gloses de l’ancien ms. Berlin, Kgl. Bibl. lat. fol. 34, s. XIII/XIV, cf. ibid., XXVI).
162. von Moos, Geschichte, p. 370 s., 374, 396, 456, 496.
163. Bernard d’Utrecht, Commentum in Theodulum I 180 ss. (1977), p. 27: … ad quod responden-
dum gentilis et sacrae scripturae signari diversitatem. […] nec gentilis scriptura remotis auctorum cavillatio-
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lucain au moyen âge 129

«quelque chose l’est pour nous avertir (dissuadendo), quelque chose pour
nous exhorter» (suadendo). Le premier point s’applique à la littérature
païenne, le second à la littérature chrétienne.
À notre besoin moderne de tout historiciser – les faits, les écrits, les pen-
sées du passé –, l’imaginaire médiéval oppose une sorte d’abolition des
époques, de simultanéité vécue, voire de négation de l’histoire164. Guillau-
me de Malmesbury s’interroge curieusement sur un événement singulier
qui semble se répéter deux fois dans l’histoire165: le roi Guillaume le Roux,
en libérant magnanimement son prisonnier, le duc Hélie du Maine, est-il
inspiré par l’exemple de Jules César? Dans la Pharsale celui-ci libère Do-
mitius afin d’humilier la fierté d’un ennemi qui préférerait la mort au par-
don de César166: «Vis malgré toi, dit César, et par notre générosité vois le
jour! … Je ne stipule rien pour ce pardon, si tu es toi-même vainqueur».
Il n’y a qu’un parallèle textuel minimal entre le discours de César et celui
du roi anglais, mais le chroniqueur perçoit une analogie profonde dans
l’ambiguïté du «beau geste» des deux vainqueurs, car le roi anglo-nor-
mand lui non plus ne libère pas son prisonnier par clémence; il le fait dans
une crise de colère tout en proférant un flot d’insultes contre son ennemi.
Guillaume de Malmesbury se demande si son héros, un analphabète qui ne
peut avoir lu Lucain, n’est pas possédé par l’esprit même de César: «En vé-
rité, si notre religion chrétienne le permettait, on pourrait dire que, com-

nibus, quibus inflatur, multum valere videtur. At dices: quaecumque scripta sunt ad nostram doctrinam scrip-
ta sunt, et ego: dissuadendo quidem quaedam, quaedam vero suadendo. Cf. von Moos, Geschichte, p. 371 s.
164. Cf. Historicization – Historisierung, éd. G. W. Most, Göttingen 2001 (Aporemata 5), surtout
p. 1-44: Historicizing Religion Since Antiquity; Karl Löwith, Sämtliche Schriften, vol. II, Weltgeschichte und
Heilsgeschehen, Stuttgart 1983, p. 346-451; von Moos, Geschichte, p. 503-555. – Kurt Flasch, dans Phi-
losophie hat Geschichte, vol I: Historische Philosophie. Beschreibung einer Denkart, Frankfurt a.M. 2003, dé-
fend l’historicité de la philosophie d’un point de vue aujourd’hui tout à fait acceptable, mais qui est
certes le contraire absolu de la conception de l’histoire médiévale, puisque même l’histoire événemen-
tielle de César et Pompée ne pouvait être pensée autrement que comme partie d’un éternel présent.
165. Gesta regum Anglorum, IV 320, éd. Stubbs II, p. 373 s.: Tunc Willelmus prae furore fere extra
se positus, et obuncans Heliam, Tu, inquit: nebulo! tu quid faceres? Discede, abi, fuge! concedo tibi ut
facias quicquid poteris: et per vultum de Luca! «nihil, si me viceris, pro hac venia tecum paciscar».
Nec inferius factum verbo fuit, sed continuo dimisit evadere miratus potius quam insectatus fugientem. Quis ta-
lia de illiterato homine crederet? Et fortassis erit aliquis qui Lucanum legens, falso opinatur Willelmum haec
exempla de Julio Caesare mutuatum esse: sed non erat ei tantum studii vel otii ut litteras unquam audiret;
immo calor mentis ingenitus et conscia virtus, eum talia exprimere cogebant. Et profecto, si Christianitas nos-
tra pateretur, sicut olim anima Euforbii transisse dicta est in Pythagoram Samium, ita possit dici quod ani-
ma Julii Caesaris transierit in regem Willelmum.
166. Ph. II 511-515: Scit Caesar poenamque peti veniamque timeri: / «Vive, licet nolis, et nostro mune-
re» dixit / «cerne diem. Victis iam spes bona partibus esto / exemplumque mei; vel, si libet, arma retempta / et
nihil hac venia, si viceris ipse, paciscor».
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130 entre histoire et littérature

me autrefois l’âme d’Euphorbe est passée dans Pythogore de Samos, l’âme


de Jules César est passée dans le roi Guillaume». Il y a de la coquetterie de
lettré dans cette hypothèse d’une réincarnation miraculeuse167, d’autant
plus que c’est probablement le chroniqueur lui-même qui place dans la
bouche du roi cette réminiscence lucanéenne. Néanmoins l’exemple
illustre bien la proximité transhistorique de deux époques séparées par
plus de dix siècles, ainsi que la similitude des événements et des déclara-
tions qui les commémorent, puisque notre historiographe ne doute pas de
la véracité des paroles attribuées à César par Lucain.
Ce rapprochement direct du passé et du présent dans une mise en scène
délibérément rhétorique repose sur un modèle ancien (stoïcien surtout),
puis chrétien, qui pense l’histoire avec un pragmatisme qui exclut tout
autre souci que celui de l’édification personnelle. Cette exigence éthique
éradique toute curiosité scientifique ou historique désintéressée pour
mettre en place des modèles et antimodèles ad usum vitae. Sénèque attaque
explicitement les historiens168: «Il vaut mieux éteindre nos propres maux
que transmettre ceux d’autrui à la postérité». Les Disticha Catonis (III 13)
lui font écho avec une sentence pourtant plus favorable à une histoire dé-
finie comme la «vie des autres» destinée à notre édification: aliena vita no-
bis magistra est. Le commentaire d’Arnoul d’Orléans (que l’on peut par
ailleurs soupçonner de confondre Caton l’Ancien avec le Jeune et l’auteur
des Disticha) remarque quelque chose de semblable à propos du vers IX
888 de Lucain169: «Cato vincit casus»: «c’est-à-dire, il vainc les aléas de la
fortune … et ceci non seulement dans sa propre poitrine, mais par

167. Cf. l’exemple analogue de la Philippide de Guillaume le Breton, supra, n. 92. La comparai-
son avec Phythagore qui se croyait la réincarnation du héros de Troie Euphorbe, selon Ovide, Me-
tam. XV 160-162. Commentant ces mêmes vers, Jean de Salisbury se moque de la métempsychose
(Pol. VII 10, Webb II, p. 134 et VIII 21, ibid., p. 392 sur Julien l’Apostat qui se credebat possidere
animam Alexandri aut quod potius in altero corpore esset alius Alexander).
168. Sénèque, Naturales quaestiones III, praef. 5: satius est sua mala extinguere quam aliena posteris
tradere. Ce qui suit ressemble beaucoup aux diatribes de Lucain contre César: puto potius, deorum ope-
ra celebrare quam Philippi aut Alexandri latrocinia ceterorumque, qui exitio gentium clari non minores fuere
pestes mortalium quam inundatio, qua planum omne perfusum est, quam conflagratio, qua magna pars ani-
mantium exaruit.
169. Marti, p. 484 à IX 888 (casus alieno in pectore vincit): VINCIT CASUS, id est eventum fortune […]
non solum in suo pectore sed in ALIENO, sc. in militibus suis et in posteris per exemplum, quia dedit exemplum
vincendi dolores per patientiam. Chez Hugues de St-Victor on trouve l’idée de l’utilisation du récit his-
torique comme «tropologie» morale exemplaire; cf. De tribus maximis circumstantiis gestorum, éd. W.
M. Green, Speculum 18 (1943), p. 491: Unde etiam recte tropologia, id est sermo conversus sive locutio re-
plicata, nomen accepit, quia nimirum alienae narrationis sermonem ad nostram tunc eruditionem convertimus,
cum facta aliorum legendo ea nobis ad exemplum vivendi conformamus. Sur cette théorie de l’exemple his-
torique au Moyen Âge cf. von Moos, Geschichte, en part. p. 1-21.
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lucain au moyen âge 131

l’exemple aussi dans autrui, in alieno, dans ses soldats et les postérieurs par-
ce qu’il a donné l’exemple de vaincre les douleurs par la patience».
La Pharsale est au Moyen Âge une mine d’exemples négatifs. Les acces-
sus mettent l’accent sur une dialectique de la connaissance du mal et des
moyens de l’éviter170, et tout naturellement sur une représentation de la
guerre qui n’a qu’une utilité morale, quelques héroïques que soient les
combattants. C’est ainsi que les scoliastes expliquent le premier vers plus
quam civilia bella. Si la guerre civile est la pire des guerres, celle que dé-
crit Lucain est «plus que civile», c’est une guerre entre membres d’une
même famille, fratricide et «intestine», qui surpasse encore en atrocité les
autres guerres civiles, parce que les ambitions privées de deux adversaires
orgueilleux entraînent tout un peuple à la ruine. Les hypothèses sur la fin
de l’œuvre, qui préoccupent les philologues modernes, ne présentent au-
cune difficulté pour les auteurs d’accessus, pour qui la logique du poème
est de mettre en scène toute la période de César jusqu’au meurtre et châ-
timent final171, quand le vainqueur de Pharsale devient le vaincu du Ca-
pitole. Le point essentiel est que cette guerre est une démonstration élo-
quente de la vanité de ce monde, une leçon expressive du contemptus mun-
di. Dans la classification médiévale des genres littéraires, la discorde est
plutôt le sujet de la «satire», la chute des grands celui de la «tragédie».
La Pharsale est classée sous ces deux rubriques, mais le plus souvent sous
la seconde. C’est un exitus illustrium virorum qui décrit les crimes et mal-
heurs des grands hommes dans un style élevé et pathétique. D’un point
de vue moral, ethice, c’est une dehortatio a civili bello et une leçon de mépris
du monde172.

170. Cf. par ex. Jean de Salisbury, Pol. III I (I), p. 173: malum nisi cognitum sit utiliter non cavetur.
A propos du genre des accessus cf. supra, n. 44, 91.
171. Cf. Sanford, Manuscripts, p. 290; Arnoul d’Orléans, Accessus, p. 3 s.; Weber, p. 4, 421,
801; Li Fet des Romains, éd. Flutre-Sneyders de Vogel, p. 53 s. et infra, ch. VI; selon une autre tra-
dition Lucain aurait voulu décrire toute la descendance de César jusqu’à Néron; cf. Huygens, p.
43.122 ss. cité plus loin n. 200. Dans sa Chronique Othon de Freising termine le chapitre sur la
guerre civile par la mort de César et ajoute (II 50): cum quidem hystoriam a nobis compendio strictam
pulchro ac luculento versuum ordine Lucanus prosequitur. Selon A. Hofmeister, Studien über Otto von
Freising, Neues Archiv 37 (1912), p. 729, Othon n’aurait pas directement cité la Pharsale puisqu’el-
le ne contient pas l’assassinat de César, ce que conteste Krönert, p. 47: Othon ne récapitulerait que
son propre récit, non celui de Lucain. Il se peut pourtant qu’Othon se réfère à l’hypothèse tradi-
tonnelle du poème complet.
172. Cf. Fischli, p. 42 s., 32 s.; Malcovati, p. 124, 129 ss.; Marti, Criticism, p. 250; Sanford,
Manuscripts, p. 283 s., Quotations, p. 9 ss.; Fraenkel, p. 18; Sandkühler, p. 254. – Sur la constan-
te oscillation de la Pharsale entre la «tragédie» et la «satire» dans le système des genres cf. Kin-
dermann, p. 43, 71, 127, 155, 160, 162, 172.
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132 entre histoire et littérature

Mais c’est également parce que la catastrophe de Pharsale n’en est


qu’une parmi d’autres qu’elle prend valeur d’exemple. Cette optique est
évidemment en contradiction flagrante avec l’intention du poète romain.
La condamnation de César pose un autre véritable problème historique. S’il
est pour Lucain l’incarnation d’un principe destructeur et infernal, le res-
ponsable de la décadence de Rome, le Moyen Âge par contre le considère
comme un grand chef de guerre, une figure mythique des origines de la
Gaule romaine et surtout, dans la perspective de l’histoire du salut, com-
me le précurseur de la pax Augusta et de la Rome chrétienne.
C’est cette ambivalence historique de Jules César qui explique le reten-
tissement de la Pharsale. Pour les Pères de l’Église, pour Augustin en par-
ticulier, la Pharsale consacre la déchéance de la Rome païenne avant l’avè-
nement du Christianisme. Il en loue les premiers vers173: «avec quelle dou-
leur profonde et juste Lucain s’est exclamé: Bella per Emathios … iusque da-
tum sceleri canimus …». Pour Augustin la formule «le crime devenu droit»
ne vise pas seulement la guerre entre César et Pompée mais le long bain de
sang, cet amas d’injustices et de brigandages qu’est toute l’histoire de
Rome depuis le fratricide de Romulus. Il y oppose l’émergence de la «Cité
de Dieu». Lucain sert donc sa critique de Cicéron, de l’apologiste des va-
leurs politiques romaines. Mais dans le sillon d’Orose qui, se revendiquant
à tort d’Augustin, fonde ce que nous appelons (depuis Arquillière) «l’au-
gustinisme politique», les médiévaux ne comprennent pas les sarcasmes
antiromains d’Augustin et aiment plutôt glorifier le dernier des «âges du
monde»174, la «Rome éternelle» qui légitime leurs propres institutions,
tout particulièrement dans la querelle des investitures175. C’est moins

173. De civ. Dei, III 13.11 ss.; ibid., XV 5: Nam et illic sicut ipsum quidam poeta commemoravit illo-
rum: «Fraterno primi maduerunt sanguine muri» (Ph. I 95). Cf. F. G. Maier, Augustin und das antike Rom,
Stuttgart 1955, p. 111 ss.; W. Suerbaum, Vom antiken zum mittelalterlichen Staatsbegriff, Münster
1977, p. 179 ss.; Stürner, p. 30 ss., 67 ss.; Blatt, p. 50: «Lucan’s pessimistic mention of the Roman
republic, i.e. the pre-Christian world, must have appealed to Christian authors of the Middle Ages».
174. Contrairement à Augustin, Jérôme ou Eusèbe, Orose fait commencer le dernier âge du
monde et la série des empereurs romains non par César, mais par Auguste; la guerre civile n’entache
donc pas la préhistoire du christianisme. Cf. A. Heuss, Art. Caesar, Reallexikon für Antike und Chris-
tentum, II, 1954, p. 823 ss.; H.-X. Arquillière, L’augustinisme politique. Essai sur la formation des théo-
ries politiques du Moyen Âge, Paris 1955.
175. Rehm, p. 22 ss.; P. E. Schramm, Kaiser, Rom und Renovatio (1929), vol. I, Darmstadt 1957,
p. 45, 150, 242, 356 et passim. A propos de la querelle des investitures cf. infra, n. 371 ss.; C. Leo-
nardi, Agostino e il Medio Evo. Una lettera di Gregorio VII a Ermanno di Metz, dans Il De civita-
te Dei, éd. E. Cavalcanti, Roma 1996, p. 361-366, soutient de façon convainquante la thèse que
l’augustinisme politique (dans le sens d’une instrumentalisation institutionnelle de la polysémie
spirituelle des «Deux Cités») est moins le résultat de l’idéologie de l’Église impériale traditonnel-
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lucain au moyen âge 133

Rome que Troie ou le royaume d’Alexandre qui deviennent les symboles


de la ruine causée par la discorde et la hybris des hommes. Les vers de Lu-
cain ont d’ailleurs servi à les mettre en lumière tous les trois176.
Dans son Dialogus super auctores, Conrad d’Hirsau, auteur également
d’un traité De contemptu mundi177, met l’accent sur l’aspect didactique de la
Pharsale. Le premier vers178: plus quam civilia bella, condense pour lui tou-
te la «matière» de l’œuvre, d’où la finalis causa, la morale édifiante179: «si
tu ne veux pas périr de la même façon, garde la paix!» Conrad recomman-
de la lecture de la Pharsale de pair avec celle de la Consolation de Boèce,
qu’il présente – selon une définition répandue180 – comme un autre De
contemptu mundi. Après l’avoir commentée dans le précédent paragraphe, il
fait exprimer à l’étudiant la transition suivante: «Après un digne auteur
donnez accès à un autre digne auteur, à Boèce ajoutez Lucain, de sorte que
la lecture de tous les deux rassasie les étudiants»181. L’association des deux
auteurs à pour origine le passage où Boèce, à travers Philosophia, nomme
Lucain son familiaris. Cela ne manque pas d’ironie, car si les deux auteurs
ont une vision commune du destin et de la victoire du crime, Lucain,

le que l’œuvre toute personnelle de Grégoire VII réalisée par sa séparation radicale de l’Église théo-
cratique et de l’État laïque. Ceci est un argument fort permettant d’antidater cette fameuse «diffé-
renciation» qui pour N. Luhmann signifie l’essentiel même de la modernité occidentale; cf. A.
Hahn, Herrschaft und Religion, Kunst, Macht und Institution. Studien zur Philosophischen Anthropolo-
gie, soziologischen Therorie und Kulturoziologie der Moderne, Festschr. K. S Rehberg, éd. J. Fischer - H.
Joas, Frankfurt a. M.-New York, p. 331-346; P. von Moos, Kirchliche Disziplinierung zwischen
Mittelalter und Moderne. Adriano Prosperis Tribunali della coscienza aus mediävistischer Sicht, Zeit-
schrift für Historische Forschung 27.1 (2000), p. 75-90.
176. Infra, ch. IV.
177. Dialogus de mundi contemptu, éd. R. Bultot (Anaelcta Mediaevalia Namurcensia 19), Louvain-
Lille 1966.
178. Dial., p. 111.1235 ss.: Gemina ratio est, altera quidem quia frater adversus fratrem … dimica-
vit et cognatio diversae partis vulneribus mutuis concidit; alter quod populus romanus ab his duobus principi-
bus excitus ad pugnam cruentissimam periit, per quos ab hostibus extraneis defensandus fuit. Sur la tradition
de l’interprétation de Ph. I 1 cf. Sanford, p. 121 ss.; Ahl, Phars., p. 125, 130, 150 ss.
179. Dial., p. 111.1240-1242: ne simili modo pereas, profectum tuum in pacis custodiam pone.
180. Ibid., p. 105.1058-1066: Sed istum quem habemus in manibus … patet eum confecisse, quia …
melius potuit ostendere miseriae qualitatem … cuiuslibet dolentis et quodammodo de alto cadentis … operi suo,
quod de consolatione et mundi contemptu exorsus est …; p. 109.1169-1173: ad incertos temporalium eventus
demonstrandos ratione … uti voluit …, ut vel sola ratione mundi contemptum persuaderet … Cf. Othon de
Freising, Chronica V 1: Boetius … Papiae in carcere ponitur. Ubi de contemptu mundi philosophicum utile
valde scripsit opus. Cf. Staubach, p. 61; Bultot, p. 793, Pickering II, p. 108 s.; B. Rolling, Der His-
toriker als Apologet der Weltverachtung, Die Historia Anglorum des Heinrich von Huntingdon,
Frühmittelalterliche Studien 33 (1999), p. 125-168, en part. 133 ss.
181. Dial., p. 110, 1198 s.: Digno dignum Boetio Lucanum admitte, ut studentes reficiantur utriusque
lectione.
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134 entre histoire et littérature

contrairement à Boèce, refuse la solution de la théodicée182. D’être cité


dans une œuvre aussi connue, d’autorité égale à celle des écrits patristiques
et étudiée même dans l’enseignement primaire, a fortement contribué à la
gloire de Lucain au Moyen Âge. La nuance critique passe inaperçue parce
que Fortune est prédéfinie par la grille de Boèce comme la personnifica-
tion du changement historique manifeste, secrètement dirigé par la Provi-
dence, et que le triomphe du mal dans le monde de Lucain n’est pas perçu
comme incompatible avec la théodicée boécienne183.
Conrad insiste encore sur le parallèle biographique des deux hommes:
Boèce est plongé dans la misère par le tyran Théodoric après avoir connu
les bonheurs de la fortune; Lucain, miles et curialis heureux, expert en sa-
voir stratégique et côtoyant la cour, finit assassiné par Néron qu’il s’était
permis de critiquer184. L’expérience les avait prédestinés tous les deux à en-
seigner l’instabilité des choses. Selon la coutume des accessus, Conrad
conclut du livre à l’auteur185 et fait de Lucain une sorte de mémorialiste
qui tire une leçon de morale de son passé. Lucain est, avec son oncle Sé-
nèque, considéré comme le témoin authentique, et de la monstruosité de

182. Cons. IV 6, 32 s.; cf. C. Meller-Goldingen, Die Stellung der Dichtung in Boethius’
«Consolatio Philosophiae», Rheinisches Museum für Philologie 132 (1989), p. 369-395 sur IV 6, 32-
33; Bultot, p. 812 ss.; Pickering et infra, n. 192.
183. Dial., p. 108 s., 1163-1173: (D) Admiratione dignum videtur quod vir iste totus catholicus For-
tunam tociens in hoc opere ponit et testimoniis divinis literam elegantem vacuam ostendit. (M) Huius rei gemi-
na causa est, et prima quidem quod qui inter hostes veritatis versabatur, si testimoniis scripturae cingeret opus
… incredulorum malicia combureret …; secunda causa est, quod vir prudentissimus ad incertos temporalium
eventus demonstrandos ratione magis uti voluit quam Scripturarum auctoritate, ut vel sola ratione mundi
contemptum persuaderet, qui tunc temporis nichil ex auctoritate divina ex perverso interprete vel lectore profice-
ret. Sur l’exclusion de l’autorité scripturaire, cf. von Moos, Geschichte, p. 490 ss. A propos de la dif-
férenciation des discours en fonction des publics cf. Lafferty, p. 61-63, qui montre bien que le re-
gard chrétien de Gautier de Châtillon, jeté sur le passé païen d’un Alexandre le Grand, autorise une
double lecture des événements selon qu’ils sont perçus par des personnages en action, ignorants de
la Providence et se fiant au sort aveugle (comme Lucain), ou par des spectateurs éclairés par la ré-
vélation et recherchant le sens profond de l’histoire (comme Boèce). Cf. également Melville, Nie-
dergang et infra, ch. V 1 sur Othon de Freising.
184. Dial., p. 105.1058 ss.: quia [Boetius] post tantas vitae delicias hausto gustu doloris, melius potuit
ostendere miseriae qualitatem, sibi prius ignotam, cuiuslibet dolentis et qudammodo de alto cadentis … Ibid.,
p. 110.1200 ss.: Lucanus poeta gemina illustris virtute, primo quidem in milicia, deinde in otio studiorum
disciplina ex anteacta probitate curialem et grandiloquum modum in stilo tenuit … strenuitate animi et mi-
liciae iam depositae, pulcra verborum et sententiarum ordinatione. Ibid., p. 110.1212 ss.: Porro Neronis dei
et hominum hostis tempore auctor iste floruit, palliata litera vitam et mores principis adeo confundens, ut, si
cessasset omnium generalis et publica in eum congesta maledictio propriae urbis suae, poetae sufficeret tacita in
eum inflicta confusio. Ibid., p. 111.1227 ss.: In qua etiam materia … cogitur poeta demonstrare bellique cru-
delissimi scelus seculis omnibus inauditum ostendere ac per hoc valida lectorum ingenia excitare. Intentio eius
est civile bellum, immo «plus quam civile bellum» omnibus rei publicae consulentibus pacisque leges amplecti et
concordiae.
185. Cf. Curtius, Antike, p. 229 s.
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lucain au moyen âge 135

Néron186, et de la vie précaire des séculiers à la cour187. Boèce, Sénèque et


Lucain, tous trois victimes de tyrans – les deux derniers de ce même Né-
ron qui fit également exécuter les apôtres Pierre et Paul – n’ont accepté la
vie de cour que pour mieux la discréditer. La Pharsale exemplifie les hor-
reurs de la guerre comme la Consolation de Philosophie les misères de l’exis-
tence. Conrad conclut par une clé de lecture de la Pharsale (également va-
lable pour la Consolation)188: Denique finalem causam ab immanitate rerum in-
tellige. Ce qui pour Lucain est catastrophe universelle, se réduit ici à une
illustration paradigmatique de «l’énormité des choses (terrestres)».
Rome elle-même n’est qu’un exemple de la chute de malfaiteurs ambi-
tieux et mégalomanes189. Deux vers célèbres du premier livre sur le sort du
peuple romain sont appliqués à l’ambition personnelle: Summisque negatum
/ stare diu, «à ce qui s’élève, le destin a refusé le droit de tenir longtemps»
(70 s.) et in se magna ruunt. Laetis hunc numina rebus / crescendi posuere modum.
«Les grandeurs s’effondrent sur elles-mêmes; c’est le terme assigné au dé-
veloppement de ce qui prospère» (81 s.). La littérature d’édification du
Moyen Âge cite fréquemment ces vers comme sentences de morale privée.

186. Cf. par ex. la Chronique de l’abbaye de Liessies du XIIe siècle, Chronicon Laetiense (MGH
SS 14, p. 492): [Lucanus], qui, dum libertatis rei publicae verus zelator et defensor nimius scribendo extitit,
in Julium Caesarem et in ipsum Neronem minus digna loquutus est, unde et ab ipso Nerone dicitur occisus fuis-
se. Pour Konrad, Kaiser Nero …, p. 7, l’assassinat de Lucain par Néron serait une «grossière erreur»
du Moyen Âge; c’est pourtant un fait incontesté par les historiens actuels qu’après la conspiration
de Pison Néron aurait poussé Lucain et Sénèque au suicide, cf. D. T. Vessey, Lucanus, dans Der Neue
Pauly 7 (1999), col. 454-457. Même des médiévistes exagèrent parfois l’ignorance et «les ténèbres
du Moyen Âge».
187. Cf. Modoin d’Autun, Nasonis Egloga (MGH Poet. Lat. 1), p. 387, v. 75 ss.: dux propriis vates
generosus factus in oris / Depositis quondam miles crudelibus armis / Lucanus cecinit famosi Caesaris arma.
Amatus du Mt-Cassin, Liber in honorem beati Petri IV 1 appelle Lucain ense peritus; cf. K. Mantius, Ges-
chichte der lateinischen Literatur des Mittelalters, vol. III, München 1931, p. 452. Pierre le Mangeur (Pe-
trus Comestor) loue Lucain, d’abord riche, puis pauvre, pour avoir chanté la pauvreté et la tempé-
rence; cf. sermon XIV (PL 198, 1763): Dic et tu, poeta, qui prosperitatis incommodum in libro experientiae
legisti «O munera nondum intellecta …» (suivi des citations Ph. I 165 et V 527 ss.). La même allusion
chez Gautier de Châtillon dans une satire contre l’avarice du clergé; cf. cm. 6. str. 15 (éd. K. Strec-
ker Moralisch-satirische Gedichte …, Heidelberg 1929). – En insistant sur la compétence militaire de
Lucain on renforce sa fiabilité d’historien; cf. Beer, Caesar, p. 93 ss.: Lucain est lu comme un autre
Végèce. – Sur la connaissance médiévale de sa parenté avec Sénèque, cf. K.-D. Nothdurft, Studien
zum Einfluß Senecas auf die Philosophie und Theologie des 12. Jahrhunderts, Leiden-Köln 1963, p. 36.
188. Dial., p. 111.1240.
189. La rivalité de César et Pompée (selon Ph. I 123-126) est interprétée comme la «cause prin-
cipale» de cette guerre, par ex. chez Conrad, Dial., p. 111.1242 ss: Maxima vero causa belli huius erat,
quod Cesar nullum habere sibi voluit equalem, Pompeius nullum sibi voluit habere superiorem, alter triumphis
multis … glorians, alter ex offcio romanae dignitatis … caput exaltans. Cf. dans le même sens Beer, Cae-
sar, p. 193: «The downfall of Rome now serves Christian didacticism, demonstrating the results of
‘orgueil’, ‘convoitise’ and ‘luxure’».
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136 entre histoire et littérature

Dans le traité le plus célèbre du genre, le De contemptu mundi de Lothaire


de Segni-Innocent III, ils constituent le noyau d’un chapitre intitulé: Quod
brevis est et misera vita magnatum190.
On pourrait citer d’innombrables textes scolaires et didactiques qui pla-
cent Lucain parmi les prédicateurs du mépris du monde. Ils se ressemblent
tous par leur caractère peu spécifique et sont applicables indifféremment à
plusieurs auteurs anciens191. Cette conception du contemptus mundi occulte
le désespoir du poète républicain dont on ne trouve que quelques rares al-
lusions. J’aimerais examiner quelques-unes de ces traces du tragique luca-
néen dans des textes moins ostensiblement pédagogiques, en commençant
par quelques accessus et commentaires et en continuant avec des œuvres
plus personnelles.
Le vers I 128 de la Pharsale, rendu célèbre par la critique de Boèce, est
une bonne éprouvette pour tester les réactions médiévales au pessimisme
de Lucain: «Qui [César ou Pompée] avait davantage le droit de prendre les
armes? Vouloir le savoir est sacrilège. Chacun se recommande d’un grand
arbitre: la cause du vainqueur plut aux dieux, mais celle du vaincu à Ca-
ton». Lucain s’oppose à l’éternel cliché d’un «tribunal de l’Histoire» qui
légitimerait le succès et la victoire. La cause de César est clairement la plus
mauvaise, pour la seule raison que Caton l’a rejetée. Le vers égale Caton
aux dieux, ce qui, au Moyen Âge, lui vaudra l’épithète de divinus ou proxi-
mus deo; il les dépasse même puisqu’ils ne règnent plus au-dessus des ac-
tions humaines. Ravalés au niveau de simples partisans favorisant le droit
du plus fort, ils ne sont plus que la tautologie du sort. Cela ne choque pas
le Moyen Âge tant qu’il ne s’agit que de dieux païens. Boèce vient
brouiller une telle interprétation. Il ne comprend ou ne veut pas com-
prendre le sens délibérément sacrilège du vers, et n’y voit que l’opposition
entre le jugement humain et le jugement divin192. Philosophie approuve

190. Lotario dei Segni, De miseria condicionis humane, II 29, ed. R. E. Lewis, Athens 1978, p. 183.
8 ss. Les vers I 70 s. et 81 s. sont devenus des proverbes, cf. par ex. dans le Moralium dogma philoso-
phorum (ed. J. Holmberg, Uppsala 1929), p. 60, 64; H. Walther, Proveria sententiaeque latinitatis me-
dii aevi,1963-86, N° 30672; J. Stohlmann, Zur Überlieferung und Nachwirkung der Carmina des
Petrus Pictor, Mittellat. Jahrb. 11 (1976), p. 63.
191. Crosland, p. 41 ss.; Sanford, Quotations, p. 4 ss.; von Moos, Lucans tragedia, p. 139 s.
192. Boeth., Cons. IV 6, 32-34: Nam ut pauca, quae ratio valet humana, de divina profunditate pers-
tringam, de hoc quem tu iustissimum et aequi servantissimum putas omni scienti providentiae diversum vide-
tur. Et victricem quidem causam dis, victam vero Catoni placuisse familiaris noster Lucanus ammonuit. Hic
igitur quicquid citra spem videas geri rebus quidem rectus ordo est, opinioni tuae vero perversa confusio. Cf. J.
Gruber, Kommentar zu Boethius «De consolatione philosophiae», Berlin 1978, p. 361; Friedrich, p. 88
s.; Courcelle, p. 24. Le parallèle biographique entre Lucain et Boèce est réactualisé par L. Obertel-
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lucain au moyen âge 137

l’ignorance socratique de l’incompréhensible divin, mais critique la raison


humaine qui prend pour une «confusion perverse» ce qui est a priori un rec-
tus ordo établi par la Providence; Caton, le sage le plus saint et le plus jus-
te, est jugé différemment par la Providence et par les hommes. Il va de soi
que le Moyen Âge suit plutôt l’interprétation de Boèce, encore renforcée
par plusieurs commentaires de la Consolation de Philosophie193: «Il montre
que les hommes se trompent beaucoup qui croient que ce qui leur plaît
plaît aussi à Dieu … La cause victorieuse de César semblait injuste aux
hommes et pourtant elle a plu aux dieux, et la cause vaincue de Pompée ne
plut qu’aux hommes et même au plus sage Caton». Les commentaires de
la Pharsale insistent sur la «divinisation» de Caton et semblent à peine sai-
sir le cynisme de Lucain vis-à-vis des dieux194: «grâce à sa sagesse il méri-
te d’être comparé aux dieux, et en suivant le parti de Pompée il en fit la
cause plus juste. La cause de César plut aux dieux parce qu’ils l’ont fait vain-
queur». Arnoul d’Orléans y ajoute une réminiscence de Boèce195: «beau-
coup de gens doutaient qui avait la plus juste cause, puisque tous les deux
avaient des dieux de leur côté, César plusieurs, Pompée Caton, qui à juste
titre est comparable aux dieux par sa sagesse. Il n’est pas permis de le savoir
… parce que tout jugement humain approuvait Pompée, mais le jugement
divin César, ce qu’il prouva par la victoire». Boèce semble donc avoir effi-
cacement empêché une lecture trop profane de la comparaison de Caton et
des dieux196. Mais à la fin du Moyen Âge, Benvenuto da Imola refuse le

lo, Severino Boezio, Genova 1974, p. 101 s.: «Lucano afferma victricem quidem causam dis, victam vero
Catoni placuisse, e Boezio, come l’antico Catone, difese la parte perdente, senza eccessive speranze …
fidele … al suo credo di ultimo discendente dei Romani».
193. Saeculi noni auctoris in Boethii consolationem philosophiae, ed. E. T. Silk, Rome 1935, p. 257
s.: ostendit multum falli homines putantes placere Deo quod sibi placet, … victrix causa Iulii Caesaris diis
placuit qui iuxta homines videbatur habere iniustam causam; victa vero causa Pompeii placuit hominibus et
etiam Catoni sapientissimo, qui eius partibus favebet.
194. Weber, p. 27 (Commenta Bernensia): Figura prolepsis; quia prudentia merito diis comparatus
sit, qui, Pompeii partes secutus, causam belli civilis fecerat iustiorem. Causa Caesaris placuit diis quia victo-
rem eum fecerunt. Cf. également Ph. IX 564 où Caton est appelé deo plenus.
195. Marti, p. 26: multi dubitaverunt quis iustiorem haberet causam quia quisque habuit deos ex parte
sua, Cesar plures, Pompeius Catonem qui merito prudencie diis poterat comparari … SCIRE NEFAS id est non
licitum quia Pompeio consensit omne humanum iudicium, Cesari vero divinum quod victoria probavit.
196. Dans l’immense bibliographie sur Fortune chez Boèce je n’extrairai qu’un article récent: J.
Marenbon, Le temps, la préscience et le déterminisme dans la Consolation de Philosophie de Boèce,
Boèce ou la chaîne des savoirs, éd. A. Galonnier, Louvain-Paris 2003, p. 531-546. – On trouve néan-
moins des traces d’une compréhension du scepticisme religieux de Lucain au XIIe siècle. Le dilem-
me exprimé dans les vers II 1-15 sur le déterminisme ou le hasard des «choses mortelles» a inspi-
ré cette glose marginale: Quaestionem proponit poeta utrum secundum Stoicos mundus a deo gubernatur id
est regatur, an secundum Epicureos fortuna id est casibus agitetur. Sed ipse more poetarum medium se inter illos
ponens indiffinitum reliquit. (Annotationes super Lucanum, cité d’après B. Stock, Myth and Science in the
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138 entre histoire et littérature

filtre de la théodicée boécienne et s’attaque à la lecture traditionnelle de


Victrix causa …197: «Maître Zono dit que César avait une meilleure cause
que Pompée parce qu’il avait les dieux de son côté; mais ce n’est pas vrai,
puisque tous les deux étaient coupables; Pompée cependant moins, parce
qu’il avait des hommes illustres de son côté, César par contre les dieux.
C’est comme si [Lucain] disait: Dieu veut que cela soit ainsi, car nous
voyons souvent que les vertueux ont plus de malheur que les méchants».
Pétrarque, dans une méditation sur les naufrages, fait une remarque acide
digne de Lucain198: «alors que tous les autres périssaient, les pires de tous
en réchappèrent, soit que la fortune sauve beaucoup de coupables, comme dit
Lucain, soit que les dieux en aient décidé autrement comme dit Virgile, soit
pour nous faire comprendre que sont plus en sûreté au milieu de dangers
mortels ceux dont la vie est sans la moindre valeur».
Dans le même accessus anonyme du XIIe siècle, dont nous avons plus haut
relevé la juxtaposition d’opinions hétéroclites, un autre détail ne s’intègre
pas complètement à la grille de lecture moralisante du mépris du monde ou
de la théodicée199. L’auteur explique l’intentio Lucani par le motif habituel
dehortari a civili bello, mais propose également une autre interprétation (alii
dicunt) assez originale200: «L’intention est de louer Néron par l’éloge de ses
parents, de César et Auguste, dont celui-ci tire son origine». Lucain aurait
certainement descendu toute la dynastie jusqu’à Néron si la mort ne l’en
avait empêché. L’accessus ajoute: «Pour ceux qui savent lire correctement,
un tel éloge est en réalité un blâme». Il faut souligner que l’ironie, qui dans
d’autres manuels ne s’applique qu’au panégyrique de Néron (Ph. I 33 ss.),
est ici la clé de lecture de tout le poème et surtout du caractère de César,
entaché par cette descendance inversée. Il semblerait donc qu’au Moyen

Twelfth Century, A Study of Bernard Silvester, Princeton 1972, p. 75, dans le ms. Paris BN lat 10315,
f. 11v, omis de l’éd. Endt, p. 40). Le thème du poète agnostique et du philosophe savant revient
chez Arnoul d’Orléans sur Ph. I 412 et 417 ss.: Ponit tres opiniones more philosophi, sed nullam solvit
more poete. Ce sujet mériterait une étude indépendante (cf. n. 113, 433).
197. Cité d’après Rossi, p. 187. Sur maître Zono cf. ibid., p. 185 s.
198. Fam. V 5. 18, éd. U. Dotti,vol 2. Paris 2002, p. 165: ita, cunctis pereuntibus, pessimi omnium
evasere; sive quia «servat multos fortuna nocentes», ut Lucanus, sive quia «Diis aliter visum» est, ut Vergi-
lius ait (Aen. II 428); sive ut intelligi detur, illos inter mortis pericula tutiores, quibus vilior vita est.
199. Cf. supra, n. 111.113.
200. Huygens, p. 43.120 ss.: intentio est laudare Neronem a laudibus parentum [scilicet] Iulii [Cesa-
ris] et Augusti, de quorum genere iste fuit. [Hinc volebat descendere ad singulares duces Neronis, si non fuisset
morte preventus]. Recte autem intelligentibus haec laus est vituperatio. Alii dicunt quod sit intentio sua dehor-
tari a civili bello … J’ai d’abord cru à tort que ce passage ne se réfère qu’au panégyrique de Néron;
cf. maintenant Tilliette, L’Alexandréide, p. 278.
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lucain au moyen âge 139

Âge certains des sarcasmes de Lucain aient malgré tout étés perçus, puis-
qu’un simple texte scolaire invite les élèves à lire la Pharsale «correcte-
ment», donc à rebours. Le genre épique implique en général un héros po-
sitif et nous ne manquons pas de témoignages (en langue vulgaire plus
qu’en latin) pour présenter César comme un modèle militaire et chevale-
resque201. S’il ne faut pas exagérer la portée médiévale d’un Lucain «Anti-
Virgile», elle existe cependant, ne serait-ce que dans l’application des ca-
ractéristiques de César aux despotes, brigands et autres scélérats. Les lec-
teurs cléricaux de Lucain ne pouvaient pas ne pas reconnaître les traits du
César de la Pharsale202 dans certaines descriptions de Satan.

IV. UN POÈTE «LUCIFÉRIQUE» ET CATACLYSMIQUE: LUCET ALEXANDER LU-


CANI LUCE

Ce n’est paradoxalement pas dans le poème épique que l’influence de


Lucain est le plus manifeste, abstraction faite d’une seule œuvre tout aus-
si célèbre qu’unique au Moyen Âge, l’Alexandréide de Gautier de Châ-
tillon203. Évrard l’Allemand, dans son art poétique Laborintus, en désigne
clairement le modèle ancien: Lucet Alexander Lucani luce204. De l’influence
considérable de ce poème peut se déduire une influence lucanéenne indi-
recte205. L’Alexandréide est non seulement une imitatio-aemulatio formelle et
thématique de la Pharsale – les deux poèmes ont 10 livres, non 12 comme
l’Énéide et des scènes semblables se retrouvent au même emplacement
structurel dans les deux compositions –, mais elle développe aussi un vé-
ritable dialogue intertextuel du poète avec Lucain.

201. Sayers, p. 271 ss.; Beer, Caesar, p. 72 ss. et passim; Fischli, p. 27 ss.; Crosland, p. 33 ss.
202. Sanford, Quotations, p. 15 (Hélinand de Froidemont); Blissett, Satan, et Koppenfels, p.
102-106 (période postmédiévale); par ex. Alain de Lille, Textes inédits, éd. M.-T. d’Alverny, Paris
1965, p. 267: In hos diabolus non desevit quos suos esse prescivit. In victos dedignatur arma ferre, in subdi-
tos bella movere, quia, ut verbis utar poete: «concessa pudet ire via; … nullas sine sanguine fuso / gaudet ha-
bere vias; nichilque credit actum cum aliquid superest agendum» (Ph. II 446, 439 s., 657). Vos igitur tres
incumbunt pugne … Jean de Salisbury, Pol. VIII 23, p. 401 s.: Ph. II 60-36 appliqué au princeps mun-
di qui in passione Christi eiectus est (cf. infra, n. 384). Voir également le prochain chapitre ainsi que la
fin du chapitre V.
203. D’Angelo, Pharsalia, p. 440-443, prétend même que c’est le seul poème épique du Moyen
Âge qui porte une certaine empreinte idéologique de Lucain; cf. par contre n. 206 s.
204. Faral, p. 359, v. 637. Sur cette figura etymologica cf. supra, n. 98, 145.
205. Sur la réception de l’Alexandréide cf. Colker, p. XVIII ss., infra, n. 209, 216 et R. Morris, The
Gesta Regum Britanniae of William of Rennes: an Arthurian Epic?, Arthurian Literature 6 (1986), p.
60-123; Th. Gärtner, Zum Karolinus des Aegidius von Paris, Traditio 55 (2000), p. 171-179; Tilliet-
te, L’Iliade, p. 24-37. Je ne connais pas encore de travaux sur l’impact indirect de Lucain.
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140 entre histoire et littérature

Cela est suffisamment connu et ne nécessiterait pas une nouvelle ana-


lyse si le débat sur le sens de l’œuvre n’avait, ces dernières années, évolué
d’une façon si spectaculaire qu’il peut être interprété comme un «change-
ment de paradigme». Il y a encore une vingtaine d’années, la plupart des
historiens voyaient dans ce poème un monument érigé à la gloire
d’Alexandre et une sorte de miroir de prince206. C’est tout au plus si on re-
levait une certaine ambivalence morale et l’évolution du caractère du hé-
ros: Alexandre est un chef de guerre exemplaire tant qu’il se contente
d’être un outil de la Providence, mais perd l’appui de Dieu par son orgueil
démesuré. Sa chute méritée n’était alors considérée que comme une va-
riante du contemptus mundi enseigné dans les écoles207. D’un point de vue
étroitement littéraire l’Alexandréide passait pour le morceau de virtuosité
d’un poeta doctissimus utilisant la poésie ancienne dans une marqueterie ex-
trêmement subtile de réminiscences et de couleurs stylistiques. L’ambition
affichée de Gautier de surpasser Lucain était interprétée comme un pur fé-
tichisme de la forme et de la perfection technique, de l’art pour l’art; et
l’on souriait de son désir d’atteindre la célébrité d’un Homère ou d’un Vir-
gile208. Gautier aurait voulu chanter la gloire d’un héros bien supérieur au
César de Lucain et flatter ainsi indirectement Philippe II Auguste (autre
Auguste portant, en outre, le prénom du père du héros macédonien)209.

206. Une vue d’ensemble chez Ratkowitsch, Descriptio, p. 129-135, et idem, Troja, p. 97 s. Les
plus anciens travaux sur le sujet semblent faire toujours autorité, ainsi Christensen (1905) et Cary
(1956). Voir plus récemment H. Harich, Alexander epicus. Studien zur Alexandreis Walters von Châtillon,
Graz 1987. Il semble que depuis quelques années, en Amérique du nord notamment, l’excès opposé
fasse rage, le besoin de renverser à tout prix ce qui avait été accepté jusqu’ici; cf. n. 210 sur Kratz. A
propos de la nouvelle monographie de C. Wiener, cf. le compte rendu à la fin de ce chapitre.
207. En part. Knapp, Similitudo, p. 222-267; von Moos, Lucans tragedia, p. 141 ss.; Dionisotti,
p. 82 ss.
208. Von Moos, Lucans tragedia, p. 141 s., 145 s.; Knapp, Similitudo, p. 223, 232 ss., 260 ss.,
415 ss. E. Auerbach a été une autorité importante; cf. Literatursprache und Pulibkum, Bern 1957, p.
149: il qualifie des poèmes comme l’Alexandréide de «technische Spitzenleistungen, die mit den
großen geistigen Bewegungen der Zeit nichts zu tun [haben]». Je regrette d’avoir en 1979 négli-
gé le contenu idéologique de Gautier. La critique de Ratkowitsch, Descriptio, p. 133, et de Wiener,
p. 15 est justifiée. Cf. également Tilliette, p. 286: «l’Alexandréide est tout autre chose qu’un brillant
exercice d’école». La recherche axée sur la pure intertextualité et virtuosité poétique a néanmoins
continué plus tard chez Zwierlein (1987); cf. le compte-rendu de Chr. Ratkowitsch, Wiener Studien
102 [1989], p. 307-310; de même chez H. Wulfram, Explizite Selbstkonstituierung in der Alexan-
dreis Walters von Châtillon, dans Alexanderdichtungen im Mittelalter, ed. J. Cölln et al., Göttingen
2000, p. 222-269, ainsi que dans d’innombrables articles de Th. Gärtner. L’opposition typique dans
les études latines sur Lucain entre les interprètes «formalistes ou positivistes» et «idéologiques ou
théoriciens» (par Schrijvers, p. 16 identifiés à des interprètes «ésotériques et exotériques») semble
se perpétuer dans les études sur son imitateur Gautier; cf. supra, n. 20.
209. Baldwin, Philippe Auguste, p. 458 souligne cet aspect parce qu’en effet l’Alexandréide était
le modèle commun d’un cercle de poètes et intellectuels (Rigord, Gilles de Paris, Guillaume le Bre-
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lucain au moyen âge 141

Ces interprétations ont été récemment très contestées210. Une nouvelle


lecture fait de l’Alexandréide une tragédie ou une satire construite autour
de la hybris d’un prince mégalomane, uniquement préoccupé de la vaine
gloire du monde, et qui, dans sa course effrénée pour le pouvoir absolu,
s’avère incapable de comprendre les signes divins avertisseurs. La chute
honteuse de ce faux Messie opposé à toutes les valeurs chrétiennes est une
punition méritée et spectaculaire211. Gautier de Châtillon, dont personne
ne nie la virtuosité dans l’imitation des anciens, est replacé dans son mi-
lieu clérical, dans ses engagements pour la troisième croisade et pour la ré-
forme de l’Église et du politique. Le lien, jusqu’alors peu mis en évidence,
entre les satires de Gautier et l’Alexandréide est démontré avec force212.

Ce changement de perspective me semble convaincant, même s’il ne clôt


pas la discussion213. Les raffinements sémantiques du poème impliquent
plusieurs niveaux de lecture. Le respect du sens «intégumental» profond de
cette grande leçon apocalyptique du «reversement des potentats de leur trô-
ne» (Luc. 1. 52) n’autorise pas pour autant à négliger l’éloge d’un héroïsme
guerrier autrefois exagéré. Si l’on ne se limite pas à des conjectures intra-
textuelles sur l’intention de l’auteur et que l’on étend l’étude aux multiples
lectures médiévales de ce véritable «best-seller», lu et commenté dans les
classes du trivium autant qu’une épopée ancienne et, à en croire Henri de
Gand, cultivé comme un classique moderne aux dépens des poètes an-

ton) qui célébrèrent le roi. Sur l’origine macédonienne controversée du nom de Philippe chez les
Capétiens cf. Lafferty, p. 1.
210. Vues d’ensemble dans Ratkowitsch, Troja, p. 98 ss.; D. M. Kratz, compte rendu de Laffer-
ty, dans Speculum 75 (2000), p. 953-956. La première prise de position était la plus excessive: Kratz,
Mocking Epic.(En ce qui conscerne l’Alexandréide, le concept provocateur de «mocking epic» est gé-
néralement rejeté). Par la suite paraissaient les travaux beaucoup plus équilibrées de Ratkowitsch,
Lafferty et Tilliette; cf. également G. Meter, Walter of Châtillon’s «Alexandreis» Book 10 – A Com-
mentary, Frankfurt a.M. 1991 (Studien z. klass. Philologie). Pour Wiener cf. la fin de ce chapitre.
211. Les meilleures analyses me semblent celles de Lafferty et de Ratkowitsch. De cette derniè-
re je signale un important article de synthèse (Troja), publié dans une revue comparatiste peu ex-
ploitée par les bibliographies médiévistes et rarement cité par les spécialistes de l’Alexandréide. Laf-
ferty par ex. ne semble pas le connaître. A propos des rôles apocalyptiques d’Alexandre dans la tra-
dition médiévale (Antichrist, diable) cf. Cary, p. 133-141. L’allusion à Balthazar incapable de dé-
crypter le «Mené, Teqél, Parsîn» (Dan. 5. 25) se trouve dans la description du bouclier de Darius,
Al. 2, 522-526, cf. Lafferty, p. 25 s. et 109 ss.
212. Surtout par les travaux de Ratkowitsch. Cf. aussi Lafferty, p. 5 ss., Tilliette, L’Alexandréi-
de, p. 286 cité n. 224.
213. J’ai lu le récent livre de Claudia Wiener Proles vaesana Philippi après avoir écrit ce qui
suit. En appendice à ce chapitre j’explique pourquoi je ne me suis pas senti obligé de changer
d’optique.
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142 entre histoire et littérature

ciens214, on s’aperçoit que, par un malentendu similaire à celui d’un Lucain


«chantre de César», Gautier était admiré comme le poète célébrant le grand
Alexander redivivus215. Guillaume le Breton, conseiller et panégyriste de
Philippe Auguste, reprend dans sa Philippide la structure de l’Alexandréide
et en emprunte des vers entiers pour chanter les hauts faits du roi après la
victoire de Bouvines216. L’aurait-il fait si l’Alexandre de Gautier avait eu la
réputation d’un antimodèle démoniaque? Et comment expliquer les vers du
livre X 448-450 de l’épitaphe du roi Henri II Plantagenêt – sur l’exiguïté
de la tombe d’Alexandre –, si celui-ci n’avait pas, comme tout héros tra-
gique, excité à la fois admiration et compassion217?
Cette lecture positive ne doit pas contredire l’intention, ou du moins
une des intentions de Gautier, qui est de fustiger la libido dominandi.
L’Alexandréide, qui était lue dans les écoles, a probablement servi au même
titre que l’Énéide et d’autres poèmes anciens à l’exercice de l’enucleatio, au
décodage du sens spirituel et moral subtilement caché derrière une appa-
rence profane218. Une épopée historique s’y prête tout aussi bien que des
poèmes fictifs comme l’Énéide219. Dans sa dédicace à Guillaume, arche-
vêque de Reims, beau-frère du roi et régent de France pendant la croisade,
Gautier interpelle ce haut dignitaire comme le «lecteur modèle» qui sau-
ra «pénétrer le secret des choses»220. Alexandre apparaît comme un
exemple négatif de sémiotique morale, puisque l’un de ses plus grands dé-
fauts est de ne pas comprendre les signes cryptés que le ciel lui envoie pour
l’avertir de sa fin misérable221. Le héros de l’Alexandréide latine ne serait-il

214. Colker, introd. XX, De scriptoribus ecclesiasticis 20, ed. A. Miraeus, Biblioth. ecclesiastica, I,
Anvers 1639, p. 165; Dionisotti, p. 73 ss. Selon J. Hellegouarc’h, Un poète latin du XIIe siècle:
Gautier de Châtillon, Bulletin de l’Association G. Budé 4 (1967), p. 95-115, en part. p. 112, Gautier
avait lui-même l’intention de composer un nouveau «classique» chrétien pour les écoles afin de
remplacer la poésie païenne. A propos de l’utilisation de l’Alexandréide dans les classes cf. l’appen-
dix de Colker et R. De Cesare, Glosse latine e antico-francesi all’Alexandreis di Gautier de Châtillon, Mi-
lano 1951, qui explique de nombreux vers de Gautier par la référence à Lucain. Sur l’imitation de
Gautier par Henri d’Avranche dans sa Legenda sancti Francisci versificata et par Pétrarque dans son
Africa cf. Lafferty, p. 12 et E. Carrara, Da Rolando a Morgante, Torino 1932, p. 131-133.
215. Ansi dans l’accessus à l’Alexandréide, ed. Colker, p. 349.
216. Baldwin, Philippe Auguste, p. 456-463, 499-501. D’Angelo (plus haut n. 92) note la contra-
diction entre la revendication par Guillaume de Lucain comme modèle et le manque de réminis-
cences lucanéennes dans la Philippide. Ce problème se résout par l’hypothèse d’un pastiche des vers
de Gautier sur sa volonté de surpasser le poète de la Guerre civile. Il faudrait d’ailleurs réexaminer
en détail l’influence indirecte de Lucain à travers l’Alexandréide.
217. Christensen, p. 10.
218. Cf. von Moos, Geschichte, p. 183-188.
219. Cf. n. 129 à propos d’Othon de Freising.
220. Alex. 1, 23; cf. Tilliette, L’Alexandréide, p. 281 s.
221. Lafferty; Tilliette, loc. cit., p. 285 ss.
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lucain au moyen âge 143

pas le pendant clérical de l’Alexandre vernaculaire du chevalier, en vogue


pendant tout le XIIe siècle dans les milieux courtois222? Ce n’est qu’une
hypothèse, parce que la glorification du conquérant des romans et histoires
vernaculaires est plus ambiguë qu’on ne l’a cru sur l’autorité de Cary223. Il
se pourrait, en effet, que la construction d’un Alexandre à double sens des-
tiné à une élite intellectuelle, soit l’idée d’un poeta doctus clérical concur-
rençant la littérature «facile» des aristocrates laïcs224.
Malgré ces quelques rappels de prudence, il faut cependant constater
que cette nouvelle interprétation rapprocherait la Pharsale et l’Alexandréi-
de bien plus profondément qu’on ne l’imaginait autrefois. Cela saute aux
yeux si l’on compare les deux scènes de pèlerinages à un tombeau célèbre:
dans le Xe livre, lors de la visite de César au tombeau d’Alexandre, Lucain
invective le Macédonien en des termes qu’il réserve habituellement à Cé-
sar225: «Là repose l’insensé rejeton de Philippe, ce brigand chanceux
qu’emporta le destin vengeur du monde … Celui dont l’exemple funeste
apprit au monde que tant de nations pouvaient être sous un seul hom-
me»226. Suit une longue énumération des terres conquises par Alexandre

222. Tilliette, loc. cit., p. 276 s.; Dionisotti, p. 75 s.


223. Ratkowitsch, Troja, p. 97; T. Ehlert, Deutschsprachige Alexanderdichtung des Mittelalters. Zum
Verhältnis von Literatur und Geschichte, Frankfurt 1989. Les mêmes ambivalences (héros guerrier/dé-
fauts moraux: orgueil, abandon à Fortune, désir du pouvoir etc.) se retrouvent aussi dans les romans
et histoires de César comme Li Fet des Romains, influencés par la «matière d’Alexandre» et peut-être
même par l’Alexandréide elle-même, cf. Beer, Caesar, p. 72 ss., 129 ss., 199 ss., qui en résume ain-
si le message: «the greatest hero can be corrupted and eventually destroyed by his own achievement
through the sin of pride» (p. 200). A propos de l’influence de Lucain par l’intermédiaire des Faits
des Romains sur le milieu courtois cf. également B. Guenée, La culture historique des nobles: le suc-
cès des Faits des Romains (XIIIe-XVes.), La noblesse au Moyen Âge, Mél. à la mém. de Rob. Boutruche, éd.
Ph. Contamine, Paris 1976, p. 261-288; Leeker, p. 189 ss.; Walsh; K. Heitmann, Zur Antike-Re-
zeption am burgundischen Hof, Olivier de la Marche und der Heroen-Kult Karls des Kühnen, Die
Rezeption der Antike, éd. A. Buck, Hamburg 1981, p. 97-118; idem, Olivier de la Marche, «Le De-
bat de Cuider et de Fortune». Eine dichterische Meditation über den Untergang Karls des Kühnen,
Archiv für Kulturgeschichte 47 (1965), p. 266-305.
224. Cf. Tilliette, L’Alexandréide, p. 286: «Je me demande … si Gautier n’a pas voulu, tout en
célébrant la grandeur, marquer les limites du personnage pour qui s’enthousiasment alors les desti-
nataires du Roman d’Alexandre, princes et nobles laïcs. Son œuvre satirique le montre en effet en te-
nant d’une morale austère, hâtive à démasquer les fausses gloires et à souligner l’inanité des ac-
complissements purement mondains». A propos d’un cas analogue, beaucoup plus évident cf. F.
Mora, L’Ylias de Joseph d’Exeter: une réaction cléricale au Roman de Troie de Benoît de Sainte-Mau-
re, dans Baumgartner/Harf-Lancner, p. 199-213.
225. Ph. X 20-28: Illic Pellaei proles vaesana Philippi / felix praedo iacet terrarum vindice fato … non
utile mundo / editus exemplum, terras tot posse sub uno / esse viro.
226. Je remercie Jean-Yves Tilliette de m’avoir communiqué le manuscrit de sa traduction de
l’Alexandréide, à paraître dans Histoires et romans d’Alexandre dans la ‘Bibliothèque de la Pléiade’
(Gallimard), que je je suis heuruex de pouvoir citer dans les pages suivantes.
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144 entre histoire et littérature

et de celles qu’il aurait pu conquérir si la mort ne l’en avait pas empê-


ché227: «Survint le jour suprême, seule la nature put imposer un terme à
la folie du roi»228. Gautier de Châtillon reprend des motifs isolés, comme
celui de la folie ou du désir de domination du monde229, ainsi que des élé-
ments structurant de grandes scènes, comme celle de la machinerie allégo-
rique finale que Nature met en scène dans les Enfers afin d’arrêter la cour-
se effrénée du dux vaesanus230 au-delà des bornes de l’océan et de l’uni-
vers231. En outre, l’emploi du conditionnel et de l’optatif dans l’énuméra-
tion des conquêtes virtuelles est un procédé fréquent dans l’Alexandréide. Il
devient particulièrement intéressant quand Gautier compare les deux plus
célèbres chefs militaires de la Grèce et de Rome et implicitement les deux
poètes qui les ont chantés: «Si la main de Parque avait fait que, sans être
brisé par les faiblesses du grand âge, il [Alexandre] vécût jusqu’à notre
époque, la Renommée jamais ne ferait bruit des triomphes de César, et la
gloire entière de la nation de Romulus se fanerait»232. Devant la dépouille
de Darius, Alexandre déclare son intention de continuer son expédition
vers l’Occident afin de Romanas frangere vires (VII 378), ce qui est encore
confirmé par sa volonté (X 168-184) de ne pas rentrer en Grèce après la
conquête de toute l’Asie, mais de continuer sa course vers l’Italie afin
«d’apprendre à Rome à porter le joug des Grecs»233. Le Moyen Âge, avec
sa conception providentielle de l’histoire, voit dans la mort d’Alexandre la
volonté divine d’empêcher la conquête de Rome et la destruction de l’em-

227. Ph. X 41 s.: occurrit suprema dies, naturaque solum / hunc potuit finem vaesano ponere regi.
228. J’approuve la traduction de Tilliette, L’Alexandréide, p. 279, pour qui, contrairement à A.
Bourgery, solum est un adverbe et non une épithète de finem.
229. Alexandreis I 267, 489 s. etc.
230. Alex. II 366; cf. X 94. Lafferty, Nature, p. 293 s. et 296 s. relève le mot clé vaesanus com-
me pont entre la Pharsale et l’Alexandréide.
231. Des analyses plus détaillées de cette amplification de Ph. X 41 s. (et Ph. IX 629: Natura
nocens) chez Lafferty, p. 149 ss., et idem, Nature … (en part. p. 293); Tilliette, p. 279 s. qui relève
le rapport conflictuel entre Gautier et Alain de Lille, puisque le 10e livre de l’Alexandréide est une
inversion structurale de la création de l’homo novus de l’Anticlaudianus. Le problème est épineux à
cause des incertitudes sur la chronologie des deux œuvres. Sur la rivalité des deux poètes cf. égale-
ment Lafferty, p. 12 s. Sur le rapport entre la conception de Nature dans l’Alexandréide, le De planc-
tu Naturae d’Alain et la Cosmographia de Bernard Silvestre, ibid., p. 151 ss.
232. Ph. I 5-8: … qui si senio non fractus inermi / Pollice Fatorum nostros vixisset in annos, / Caesa-
reos numquam loqueretur fama tryumphos, / Totaque Romuleae squaleret gloria gentis. Je pense qu’il faut
suivre Colker et accepter la variante nostros à la place de iustos in annos, parce qu’elle insiste sur l’in-
tentionalité de l’anachronisme hypothétique.
233. Alex. X 183-84; cf. Knapp, Schlacht, p. 142 s.; Dionisotti, p. 84 ss. Lafferty, p. 21 ss. re-
lève l’aspect de la translatio imperii de la Perse vers la Grèce. Il faudrait ajouter qu’il y a une secon-
de translatio imperii, elle hypothétique et échouée, de la Grèce vers l’Italie.
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lucain au moyen âge 145

pire de César et d’Auguste234. En présentant l’histoire pathétique


d’Alexandre comme elle aurait pu être et continuer indéfiniment – le cau-
chemar d’une terrifiante might have been history –, Gautier exprime une iro-
nie amère qui montre qu’il n’emprunte pas seulement à Lucain des tech-
niques stylistiques mais aussi une atmosphère sombre et menaçante.
La visite d’Alexandre aux ruines de Troie et au tombeau d’Achille (I
452-538) est elle aussi largement inspirée par la visite de César que relate
le IXe livre de la Pharsale (IX 961-999)235. Gautier amplifie les sarcasmes
de Lucain contre la vanité des désirs de gloire. Christine Ratkowitsch ana-
lyse finement comment sa description des ruines se transforme en vision
apocalyptique: Troie, ville du péché par excellence, rappelle la première
chute d’Adam et la confusion des langues de Babel236 qui annoncent la fin
du monde. Le poète de l’Iliade est, avec Lucain et Gautier, le poète d’un ca-
taclysme, d’un De excidio. Le discours d’Alexandre devant les cendres
d’Achille accentue, bien plus clairement que ne le fait le César de Lucain,
le contraste entre la grandeur passée et la misère de la mort: il envie le dé-
funt d’avoir trouvé un chantre tel qu’Homère et exprime le désir anxieux
qu’après tant de conquêtes qui lui assureront la place «du seul soleil, du
seul prince au monde», il ne soit pas privé d’une gloire poétique plus dé-
sirable même que le bonheur éternel (489-492): Et contentus erit sic solo prin-
cipe mundus / ut solo sole, hoc unum michi deesse timebo, / Post mortem cineri ne de-
sit fama sepulto, / Elisiisque velim solam hanc preponere campis. La vanité de ce
désir est soulignée par l’allusion ironique à la petitesse de l’urne comparée
à la gloire homérique d’Achille (471), ce qui anticipe la petite «tombe de
cinq pieds» dont Alexandre devra se satisfaire, lui que «l’univers n’avait
point suffi à contenter» (X 448-451).
Mais Gautier ne reprend pas à son compte l’apostrophe de Lucain à Cé-
sar237: «aussi longtemps que vivront les honneurs du chantre de Smyrne, la

234. Cary, p. 103-105, 217, 264 s., 285 s.; Dante, Monarchia II 9; Convivio IV 11.
235. Cf. Ratkowitsch, Troja, p. 102-112; Lafferty, p. 31 ss.; cf. également Zwierlein, p. 82-86.
La scène fait écho à la visite de César au tombeau d’Alexandre (Ph. X 20-28).
236. Le nom de Babylone, qui occupe la place centrale de l’œuvre (cf. infra, n. 243 ss.), est ex-
pliqué par cette allusion à la tour de Babel (Alex. V 438): Cui dedit eternum labii confusio nomen.
237. Ph. IX 984-986: Quantum Zmyrnaei durabunt vatis honores, / venturi me teque legent; Pharsalia
nostra / vivet, et a nullo tenebris damnabitur aevo. Cf. Zwierlein, Troja; Schrijvers, p. 31 ss. sur le raffi-
nement de Lucain qui transforme un topos virgilien (Aen. 9, 446 s. sur Nisus et Euryalus) en son
contraire: une condamnation éternelle de son héros qui, de plus, utilise des réminiscences de l’É-
néide tout en remplaçant le modèle de Virgile par celui d’Homère. On peut ajouter que Gautier va
encore plus loin dans la surenchère ironique, parce que, pour lui, l’éternité de la gloire est elle-
même une gageure.
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146 entre histoire et littérature

postérité lira mes vers et ton histoire; notre Pharsale vivra et jamais siècle
ne nous condamnera aux ténèbres». L’ironie est évidente, puisque Lucain ne
chante pas les hauts faits mais les crimes et les infamies d’un Caesar in arma
furens (Ph. 439). Le mérite ou la gloire reviendront au poète, la honte et
l’exécration à son héros. Gautier l’a sans doute compris ainsi, puisqu’il re-
prend le motif topique de l’interdépendance du poète et de son personnage
(exprimé ici par le lien zeugmatique me teque) pour surpasser la Pharsale238.
Gautier répète à trois reprises le vers sur la gloire commune du poète et
de son héros: vivet cum vate superstes … Mais ce héros n’est jamais Alexandre;
c’est d’abord Darius le plus célèbre vaincu du Macédonien, puis le meilleur
«le plus sincère» ami du roi perse, Patron, et enfin l’archevêque Guillaume,
auquel le poème est dédié239. C’est comme si le poète se dissociait de son
personnage principal, comme si, malgré sa fierté pour un sujet que, «selon
Servius»240, aucun poète ancien n’avait jamais osé attaquer, il refusait de se
faire le chantre homérique que celui-ci avait désiré. Pour se valoriser Gau-
tier prend de fines précautions qui donnent facilement le change aux lec-
teurs modernes. C’est ce que nous verrons en comparant deux passages dans
lesquels il se pose ouvertement en successeur et rival de Lucain.
Dans un passage du livre VII à la mémoire de Darius, Gautier dresse une
fresque monumentale de la chute du héros, et mêle au pathos sulfureux de
Lucain une émotion proche de la pietas virgilienne. Darius, contrepartie du
Pompée de Lucain, apparaît comme le héros positif du poème. Tous deux

238. Outre les exemples cités ci-dessous, il faut ajouter la réminiscence directe de Ph. IX 985
s. dans Alex. Prol. 14 s.: Diu te, o mea Alexandreis, in mente habui semper supprimere …
239. Pour Darius cf. ci-dessous n. 242 s., pour Patron cf. Alex. VI 490 ss. et 508-510: At Pa-
tron,… Dari non fictus amicus … Si quis / Carmina nostra legat, numquam tacebit / Gallica posteritas. Vi-
vet cum vate superstes / Gloria Patronis nullum moritura per evum. Pour Guillaume cf. X 468 s.: Vivemus
pariter. Vivet cum vate superstes / Gloria Guillermi nullum moritura per evum. La formule avec la clause su-
perstes est évidemment très conventionnelle, mais la répétition semble indiquer que Gautier veut en
faire une sorte de marque d’identité. L’inspiration profonde ne vient pas ici de Ph. IX 980-986 (Cé-
sar devant la tombe d’Achille), mais de la commémoration de Pompée dans Ph. VII 207 ss.: haec est
apud seras gentes populosque nepotum / sive sua tantum venient in saecula fama / sive aliquid magnis nostri
quoque cura laboris / nominibus prodesse potest, cum bella legentur, / spesque metusque simul perituraque vota
movebunt / attonitisque omnes veluti venientia fata, / non transmissa, legent et adhuc tibi, Magne, favebunt.
240. Colker avoue n’avoir pas trouvé la source. Il se peut qu’il y ait une fictio auctoris. Une idée
analogue se trouve chez Apulée, mais appliquée aux sculpteurs et peintres qui n’auraient pas osé re-
présenter Alexandre (Florida VII, ed. Helm, Teubner 1959, p. 8, 3). Je crois plutôt invraisemblable
que Gautier ait connu un texte aussi rare, bien qu’il y en ait eu des manuscrits dès le IXe siècle.
Mais Apulée, comme toujours, se réfère à un on-dit probablement devenu topique par la suite et
dont on trouvera peut-être d’autres témoins. Pourquoi Gautier a-t-il choisi «Servius»? Peut-être
parce qu’il savait que ce grammairien dénigrait son plus grand modèle comme un historien non-
poète (supra, ch. II).
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lucain au moyen âge 147

sont à plaindre pour leur sort apparemment injuste, à louer pour leur ma-
gnanimité et leur détachement des choses extérieures241. Gautier les rap-
proche expressément242: «Mais toi, ô Darius, si un jour on ajoute foi à ce
que nous sommes en train d’écrire, la France à juste titre te considérera
comme l’égal en gloire de Pompée. Avec le poète vivra pour ne jamais
mourir l’honneur du défunt». Cette apostrophe forme le point final d’une
longue réflexion délibérément anachronique qui passe en revue des événe-
ments contemporains – le meurtre de Thomas Becket, le schisme, la si-
monie des papes et autres atrocités – qui n’auraient pas eu lieu, si les
hommes avaient compris la leçon de la mort de Darius sur les justices de
l’au-delà (VII 306-343). Ce n’est pas par hasard que ce memento mori au
conditionnel précède l’hommage à Lucain, célèbre pour ses sarcasmes et ces
anticipations satiriques.
Une autre comparaison entre le poète et son modèle romain est plus dif-
ficile à interpréter parce qu’elle joue sur deux niveaux. Dans le Ve livre
(491-520), après la description de l’entrée triomphale d’Alexandre à Ba-
bylone, Gautier243 semble rivaliser non pas avec les qualités poétiques
mais avec le sujet de la Pharsale, qui est à tous les égards «moins grand»
que le sien. Toute l’histoire de la «Rome vantarde», iactatrix Roma, – à
quoi bon rappeler Leucade, Pharsale, le rocher Tarpéien? –, n’a pas connu
de triomphe de cette envergure244: «Si l’on considère quels hauts faits le
Macédonien a accompli contre les vainqueurs du monde dans la fleur de sa
jeunesse avec si peu de soldats et comment les nations de toute la terre se
sont jetées à ses genoux, alors, comparé à ce prince, tous les ducs qu’a chan-
té le poète espagnol [Lucain] dans son style sublime ou ceux qu’a exalté
Claudius [Claudianus] dans ces vers majestueux, ne seront que de la plèbe;
que Lucain ait honte d’avoir avec tant de splendeur chanté César et la rui-
ne de Rome!» La comparaison porte d’abord sur les protagonistes, puis sur
les faits: un triomphe exceptionnel suivi d’une «ruine». Cette critique ne

241. Voir ch. I; sur Darius modèle de la perfection de clergie et de chevalerie cf. M. Perez,
Alexandre le Grand dans l’Alexandréide, Bien dire et bien aprandre 6 (1988), p. 45-76 et 7 (1989),
p. 19-34.
242. Alex. VII 344-347: Te tamen, o Dari, si que modo scribimus olim / Sunt habitura fidem, Pompeio
Francia iuste / Laudibus equabit, vivet cum vate superstes / Gloria defuncti nullum moritura per evum.
243. Ratkowitsch, Troja, p. 118-124; idem, Descriptio, p. 184-186.
244. Alex.V 500-508: Si fide recolas quam raro milite contra / Victores mundi tenero sub flore iuventae
/ Quanta sit aggressus, quam tempore parvo / Totus Alexandri genibus se fuderit orbis, / Tota ducum series, vel
quos Hyspana poesis / grandiloquo modulata stilo vel Claudius altis / Versibus insignit, respectu principis
huius / Plebs erit, ut pigeat tanto splendore Lucanum / Caesareum cecinisse melos Romaeque ruinam.
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148 entre histoire et littérature

manque pourtant pas d’ironie, car un artifex comme Gautier n’ignore


certes pas que le sujet n’est pas le seul ni le plus important critère d’éva-
luation poétique; dans une optique plus formaliste, l’artiste qui donne de
l’éclat à un objet sans valeur a au contraire plus de mérite que celui qui
n’imite que ce qui est déjà beau et grand par nature245.
La position de ces vers dans l’épopée accroît leur ambiguïté. Ce passage
se situe au moment de la conquête de Babylone que Quinte Curce, la sour-
ce historique principale de Gautier, perçoit déjà comme le tournant déci-
sif qui amènera l’amollissement des troupes dans le luxe oriental, les in-
trigues, les rivalités et la fin précoce de leur chef de guerre246. Gautier
choisit donc ici le point culminant du succès militaire de son héros. Dans
la deuxième moitié du poème Alexandre court à une perte annoncée par
des signes auxquels son hybris le rend aveugle. À la fin du poème, la rapi-
dité des conquêtes exaltées dans le cinquième livre fait place à celle de la
chute. Gautier chante certes une «ruine» comme Lucain, mais une ruine
«utile», leçon de vertus chrétiennes. Ce sujet lui assurera la gloire qu’il
souhaite atteindre avec l’archevêque Guillaume, celle du salut éternel (X
433-469). Le double sens des vers sur le triomphe de Babylone s’étend éga-
lement à la partie suivante qui clôt le Ve livre. Gautier sépare clairement
la fonction guerrière de la dimension spirituelle. Dans un autre aperçu
«uchronique» qui doit sans doute moralement justifier cette exaltation
d’un conquérant surdimensionné, Gautier continue247: «Si la clémence di-
vine … accordait aux Francs un tel roi [comme Alexandre], la vraie foi sans
délai rayonnerait sur l’univers entier». C’est, de nouveau sur le mode du
conditionnel historique, un appel à la croisade contre «notre Parthe» en
Terre Sainte qui vengerait la défaite de Charlemagne en Espagne et amè-

245. Cf. P. Michel, Formosa deformitas, Bonn 1976; Cizek, Imitatio, p. 32 ss. Sur le principe rhé-
torique analogue cf plus haut n. 89. – Knapp, Similitudo, p. 293 s., pense que Gautier ne se sert ici
que d’un prétexte pour élever son poème au-dessus de la Pharsale et se venger de Lucain qui avait
abaissé la grandeur d’Alexandre. Cela reviendrait à un jeu de concurrence un peu puéril. Dans ‘Lu-
cans tragedia’, p. 142, j’ai exposé des idées qui rejoignaient celles de Knapp et qui ne correspondent
plus à ce que je crois aujourd’hui: «Dies alles soll etwaige römische Parallelen in den Schatten stel-
len. Walter legt so großen Wert darauf, nicht weil er den römischen Imperator, sondern weil er den
römischen Dichter, dessen Werk damit als wichtiges Muster deklariert wird, verkleinern und über-
bieten will».
246. Ratkowitsch, Troja, p. 120, à propos de Quinte Curce, Historia Alexandri Magni 5,1, 3, 19-
23. Sur l’influence de la critique des philosophes stoïciens sur l’image négative d’Alexandre chez
Quinte Curce cf. A. Heuss, Alexander der Große und die politische Ideologie des Altertums, Anti-
ke und Abendland 4 (1954), p. 65-104, en part. p. 74 ss. et 87 ss.
247. Alex. V 510-513: Si divina daret clementia talem / Francorum regem, toto radiaret in orbe / Haut
mora vera fides …
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lucain au moyen âge 149

nerait tous les infidèles à la cathédrale de Reims afin d’y recevoir le baptê-
me de la main de l’archevêque Guillaume. Cette utopie eschatologique
renvoie en effet à la fin édifiante du livre X, mais l’important ici est la dif-
férenciation nette entre les qualités militaires louables en elles-mêmes et
leur double fonction morale au service de la vaine gloire ou de la victoire
de «l’étendard de la Croix». Si du premier point de vue «professionnel»,
Alexandre est un héros positif, il ne l’est certes pas du second248.
Gautier de Châtillon est un grand admirateur de Lucain, qui a proba-
blement plus stimulé son imitation et son émulation que Virgile. Il n’a
d’ailleurs pas l’ambition de surpasser ce dernier (Prol. 19 s.): Non enim ar-
bitror me esse / meliorem Mantuano vate249. Dans la poétique ancienne et mé-
diévale l’aemulatio ou la surenchère d’un autre poète est le plus grand
hommage que l’on puisse lui faire, un hommage actif, non seulement ad-
miratif250. En quoi l’Alexandréide pourrait-elle surpasser la Pharsale?
Contrairement à ce qu’il revendique lui-même à la fin du Ve livre avec une
vantardise mêlée d’ironie, ce n’est pas par la plus grande dignité du sujet
choisi, mais par la plus grande hauteur de la chute, la plus rapide auto-
destruction de son héros, de son propre superbus vaesanus comparé à celui
de Lucain. Tandis que ce dernier ne chante pas la ruine de César mais cel-
le de Rome et de la res publica, Gautier, lui, ourdit la trame de son récit
autour du personnage ambivalent d’Alexandre. C’est paradoxalement cet-
te personnalisation, cette mise en scène de l’ascension et de la chute d’un
grand, que le Moyen Âge considère comme la définition même de la «tra-
gédie», qui empêche son poème d’atteindre la dimension tragique de la
Pharsale. La fin d’Alexandre est tragique pour lui-même, non pas pour les
autres, un peu comme la chute de Cléopâtre que Jean de Salisbury bro-

248. Harich, Alexander epicus (n. 207), sousestime ce point. Elle fait de Gautier un thurifère
d’Alexandre et un prédicateur de la croisade, ce qui ne semble pas avoir convaincu beaucoup de spé-
cialistes de l’Alexandréide. L’interpétation inverse de Kratz, Mocking Epic, p. 115-117, qui ne voit
que de l’ironie dans l’éloge d’Alexandre, me semble tout aussi excessive.
249. Concernant le problème des influences effectives des poètes expressément nommés (Virgi-
le, Lucain et Claudien), cf. Zwierlein. Depuis mon article Lucans tragedia (1979) cf. p. 139-141, je
constate une meilleure prise en compte de l’impact idéologique dans l’imitatio auctorum, ce qui as-
sure à Lucain plus qu’à Virgile la place d’auteur guide. Autrefois on se contentait de compter les
parallèles textuels sans respecter la «koinè poétique», ce qui a privilégié Virgile. Sur la méthode de
l’étude des sources cf. Schrijvers, p. 17 ss., et mon étude Die ‘Epistolae duorum amantium’ und die
«säkulare Religion der Liebe», Studi Medievali 44. 1 (2003), p. 1-115, en part. 60 ss.
250. Sur ce sujet immense cf. par ex Cizek, Imitatio; A. Reiff, «interpretatio, imitatio, aemulatio»,
Begriff und Vorstellung literarischer Abhängigkeit bei den Römern, Köln 1959; Curtius, p. 171 ss. et pas-
sim. Pour la théorie cf. G. Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris 1982.
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150 entre histoire et littérature

carde ainsi251: «Celle qui a d’abord commandé à des rois, cette misérable,
mais non digne de pitié (misera non miserabilis), eut par la suite une fin pour
elle-même peut-être tragique, mais pour l’empire romain qu’elle machina
de renverser, comique». Les grandes «tragédies» médiévales qui traitent
des antiqua gesta atque facinora sceleratorum regum et de leur ruine, perdent
en force tragique ce qu’elles gagnent en valeur édifiante252.

Digression sur une nouvelle interprétation: Dans une série d’études clas-
siques, Claudia Wiener vient de publier un petit livre sur l’Alexandréide,
dans lequel elle y prend résolument le contre-pied des dernières recherches
qui (comme la mienne) décèlent dans le poème une certaine dose de cri-
tique morale. Pour elle, Gautier dresse une grande fresque typologique de
l’histoire du salut en établissant des correspondances providentielles entre,
d’une part, l’Alexandre biblique, la quatrième bête du songe de Daniel253
– qui se rapproche par analogie de César tout en le dépassant – et symbo-
lise le dernier âge du monde sub lege avant l’arrivée du Christ, et de l’autre,
un «antitype» sub gratia, «un second et nouvel Alexandre» chrétien, qui
serait le jeune Philippe Auguste, envoyé par Dieu pour lancer une croisa-
de définitivement victorieuse contre les musulmans254. Cette thèse est

251. Pol. III 10, p. 201.6-9: Profecto antea regibus imperaverat, postmodum misera nec miserabilis sibi
forte tragicum, sed Romano imperio, quod subvertere moliebatur, finem comicum fecit. Les lecteurs occiden-
taux dont Gautier se fait le porte-parole auraient pu penser quelque chose d’analogue sur l’arrogance
des Grecs, et ceci quelques années avant la quatrième croisade qui renversa Constantinople. A pro-
pos des concepts du comique et du tragique au Moyen Âge cf. von Moos, Geschichte, p. 484, 510
ss., 598 ss.
252. Etym. XVIII 45; sur Aristote cf. von Moos, Perspektiven der Unabsichtlichkeit, Sinngenera-
toren, Festschrift A. Hahn, ed. C. Bohn - H. Willems, Konstanz 2001, p. 111-138. C’est d’ailleurs la
raison qui, dans «Lucans tragedia …» (1979), m’a fait exclure l’Alexandréide du palmarès des œuvres
les plus ouvertes au pessimisme tragique de Lucain. J’avais tort, car la Pharsale est aussi un modèle
d’ironie froide et de satire cynique. Parmi les poètes latins du Moyen Âge classique, personne ne l’a
probablement mieux compris que Gautier de Châtillon. Sur la classification de la Pharsale entre la
«tragédie» (la misère des personnes sublimes) et la «satire» (la dissuasion de la guerre civile) dans le
système des genres médiéval qui sont l’une et l’autre des genres sérieux, cf. supra, n. 172.
253. Dan. 7, 7: la quatrième bête aux dents de fer et à dix cornes symbolise en effet le royaume
d’Alexandre. Mais pour Wiener, p. 57, c’est la troisième bête, le léopard de Dan. 7.6, qui symboli-
serait Alexandre (Al. VI 299-301): precitpitque legens Darii vestigia cursu / Ne fuga surripiat pleni pars
magna triumphi / Qui solus superest, pardis instantior instat. Je ne sais si l’erreur est du côté de Gautier
ou de Wiener, car traditionnellement la troisième bête se rapporte au royaume des Perses et non à
celui d’Alexandre.
254. Le mérite de cette étude est d’avancer (ch. VI, p. 91 ss.) de nouveaux arguments permet-
tant de dater l’œuvre entre les dernières années de Louis VII et le couronnement du jeune Philippe
II à (1175-1179). En outre je ne connais pas d’étude qui analyse aussi finement les correpondances
textuelles entre la Pharsale et l’Alexandréide (ch. III, p. 45 ss.). Cela complète même le travail de
Zwierlein, déjà très riche en se sens. – Je ne comprends pas pourquoi Wiener, qui accepte sans ré-
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lucain au moyen âge 151

proche de celle d’historiens de l’antiquité depuis Friedrich Pfister sur le ro-


man d’Alexandre hellénistique et la prolifération de légendes dans les trois
religions du livre255. En ce qui concerne Gautier, elle reprend la thèse de
Christensen au début du XXe siècle. La fascination suscitée par un sur-
homme prométhéen ou quasi messianique a toujours été au centre des
phantasmes populaires et elle se perpétue dans les idéologies modernes ins-
pirées par l’admiration des «grands hommes» (chez Nietzsche, George,
Gundolf et le jeune Kantorowicz). Cette puissance d’envoûtement n’est
certes pas absente de la littérature du XIIe siècle (surtout vernaculaire)
consacrée à Alexandre, et Gautier ne pouvait pas l’ignorer. Mais comment
s’y réfère-t-il? Il ne faut pas oublier que le milieu clérical qui a immédia-
tement et durablement reconnu son œuvre latine était avant tout «une cul-
ture de l’équivoque» habituée à porter un regard oblique sur le monde et
à chercher un sens second derrière les évidences256. Il me semble en effet
possible d’intégrer dans la multiplicité des interprétations de l’Alexandréi-
de celle d’un Alexandre providentiellement bénéfique dans l’économie du
salut, à condition toutefois que cette nouvelle lecture n’exclue pas les
autres257. Wiener admet elle-même que l’Alexandréide est profondément
«pluridimensionnelle» parce qu’elle était destinée à des lecteurs entraînés
dans l’exégèse des multiples sens de l’Écriture (historique, moral, mys-
tique, anagogique, typologique etc.)258. On peut donc très bien accepter
l’appel à la croisade du cinquième livre259, avec sa nuance panégyrique
pour le successeur au trône, comme une clé de lecture, sans pour autant
abandonner le code opposé, tout aussi indéniable, désigné par proles vaesa-
na Philippi. L’auteur se sert de ce vers de Lucain (X 20) dans son titre, mais
je suis moins convaincu quand elle le croit contrebalancé par la réminis-
cence biblique chez Gautier totius malleus orbis260. Ce «marteau» de toutes

serve le parallèle positif entre Darius et Pompée (et la bonne cause de Caton), refuse l’analogie du
moins en partie incontestablement péjorative entre Alexandre et César. Du VIe livre jusqu’à la fin,
cette comparaison devient de plus en plus noire et angoissante, de sorte que l’interprétation de Rat-
kowitsch ne me semble pas substantiellement réfutée, même si Wiener modère peut-être certaines
exagérations qui surchristianisent le poème.
255. Wiener cite plusieurs travaux de Pfister du début du XXe s. réimprimés dans Kleine Schrif-
ten zum Alexanderroman, Meisenheim a.G. 1976.
256. B. Roy, Une culture de l’équivoque, Montréal-Paris 1992, p. 9 s.
257. L’aspect typologique n’est d’ailleurs pas absent des travaux de Ratkowitsch (cf. par ex. Des-
riptio, p. 186), mais est interprété comme ambivalence morale du héros.
258. Wiener, p. 16. Malheureusement son interprétation exclusiviste ne tient pas compte de
cette observation.
259. Supra, n. 247 ss.
260. Wiener, p. 55 ss.; cf. Jer. 50, 23 dans Al. VII 423 s. A propos de vaesanus cf. supra, n. 230.
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152 entre histoire et littérature

les terreurs qui frappe le monde est dans la main de Dieu un instrument
de punition, de mise à l’épreuve ou de leçon exemplaire; dans cette pers-
pective l’intention subjective, la morale d’Alexandre est sans importance;
le héros est l’outil de la Providence, un peu comme le démon qui, selon
Goethe, «veut toujours le mal et crée toujours le bien»261. Il est difficile
d’aborder le succès des grands héros et scélérats de l’histoire sans effleurer
le problème de la théodicée: l’orgueil et la férocité d’un conquérant n’ex-
cluent pas qu’il ne réalise un plan divin dans l’histoire universelle. Il n’y a
aucune contradiction entre l’un et l’autre. J’ai été attiré par la thèse de
Wiener pour une autre raison: elle confirme curieusement la relation am-
biguë d’Othon de Freising à Lucain que nous allons étudier dans le pro-
chain chapitre. N’est-ce pas une même situation d’instabilité politique qui
amène Gautier et Othon à applaudir un jeune prince (Philippe Auguste,
Frédéric Barberousse) qu’ils aimeraient voir vainqueurs et soutenus par une
fortune dont ils craignent les retournements prévisibles?

V. UN POÈTE TRAGIQUE

Si, jusqu’ici, nous n’avons guère constaté d’indices d’une influence en


profondeur du pessimisme lucanéen, nous pouvons du moins en tirer un
résultat méthodologique: l’identification avec la vision tragique du poète
n’est pas nécessairement le fruit d’une imitation stylistique de la Pharsale,
de ses tournures pathétiques et acides et de son climat d’horreur et de froi-
deur. Lucain était également considéré comme un historien, et il est donc
concevable que l’historiographie médiévale montre des traces de son in-

261. A propos de cette dialectique d’une Providence qui se sert même des êtres les plus abjectes
ou scélérats pour révéler des vérités et prophécies, il suffit de lire par ex. ce passage d’Abélard dans
sa Theologia scholarium (CC cm 13), I 106, p. 359, qui contient un lieu commun de la théologie mé-
diévale: Cum autem per reprobos deus aut miracula ostendit aut prophetias loquitur aut quelibet magna ope-
ratur, non hoc ad utilitatem isporum agitur, quibus utitur tamquam instrumentis, sed potius aliorum quos ins-
truere intendit … Bene autem per indignos seu infideles maxima deus operatur, qui verbis asini prophetam do-
cuit, ne si per magnos tantum magna operaretur, virtutibus meritisque hominum magis quam divine gratie hec
tribuerentur. Cf. également J. Ehlers, Gut und Böse in der hochmittelalterlichen Historiographie,
Miscellanea Mediaevalia 11, Die Mächte des Guten und des Bösen, éd. A. Zimmermann, Berlin 1977,
p. 27-71, en part. p. 34 ss. sur la même idée à propos de l’échec de la 2e croisade chez Othon de
Freising. Les études classiques ne préparent peut-être pas assez à la compréhension de telles subti-
lités théologiques et littéraires du Moyen Âge, et je pense que, même dans le champ restreint de la
réception de la littérature ancienne, on ne peut pas facilement faire l’économie du métier de mé-
diéviste.
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lucain au moyen âge 153

fluence idéologique, même s’il ne faut pas s’attendre à de l’imitation litté-


raire proprement dite262. Je choisirai deux œuvres dont les sujets ont des
analogies avec celui de la Pharsale: la Chronique des deux Cités d’Othon de
Freising et La vie de l’empereur Henri IV d’un auteur anonyme. Ces œuvres
en prose n’imitent pas la manière de Lucain mais réfléchissent certaines de
ses idées essentielles.

1. Othon de Freising
Il n’y a guère d’ouvrages historiques plus souvent étudiés que la Chro-
nique des deux Cités et les Gestes de Frédéric d’Othon de Freising, «le plus im-
portant et le plus original des historiens du Moyen Âge européen»263.
Mais l’on s’est rarement interrogé sur les raisons de ses références fré-
quentes à Lucain264. Ce sujet très particulier pourrait pourtant éclairer le
problème controversé des contradictions, discontinuités et tensions de sa
conception du temps et de l’histoire265. Car le pessimisme tragique de Lu-
cain semble incompatible, et avec l’idée augustinienne centrale de la Chro-
nique, ce long acheminement eschatologique vers la béatitude transhisto-
rique de la Cité de Dieu, et avec l’exaltation optimiste de l’empereur Fré-
déric Barberousse. Pourtant ce même pessimisme est en parfait accord avec
l’intention du chroniqueur de peindre les «tragédies» de ce monde et
d’avertir l’empereur de la chute possible. La plupart des études sur Othon
de Freising privilégient les aspects théologiques d’une interprétation sys-
tématique et harmonieuse de l’histoire, pourtant continuellement contre-
dite par le récit même des événements266. C’est pourquoi, il y a plus de

262. Cela est souligné par Krönert, p. 67 s. et K.-F. Werner, Gott, Herrscher und Historiogra-
ph, «Deus qui mutat tempora», Feschrift für A. Becker, ed. E.-D. Hehl et al., Sigmaringen 1987, p. 1-
31, 11, 23 s.
263. S. Stelling-Michaud, Quelques aspects du problème du temps au Moyen Âge, Etudes suisses
d’histoire générale 17 (1959), p. 7-30, 19.
264. von Moos, Lucans tragedia, p. 147-161; Knapp, Tragoedia, p. 158-164; Krönert.
265. De la bibiliographie énorme, je ne citerai que quelques études importantes et récentes:
Morrison; Goetz; Staubach; idem, Compte rendu de Goetz dans Arbitrium, 1987, p. 18-21; Mégier,
Fortuna.
266. En Allemagne ce courant domine depuis Johannes Spörl dans les années 30 et est perpétué
par son élève Gert Melville dans les années 70. Il semble renaître actuellement dans les activités de
Hans-Werner Goetz qui met l’accent sur les analogies et différences entre les théologies de l’histoi-
re d’Augustin et d’Othon, donc sur l’aspect qui nous intéresse le moins dans notre contexte. A côté
du livre de Goetz sur Othon (n. 268) cf. idem, «Empirisch»-«metaphysisch»? Zum Verständnis der
Zweistaatenlehre Ottos von Freising im Hinblick auf Augustin, Augustiniana, 30.1-2, (1980), p. 29-
42 et le volume collectif édité par ses soins: Hochmittelalterliches Geschichtsbewußtsein im Spiegel nicht
historiographischer Quellen, Berlin 1998; cf. également les comptes rendus de Staubach (note précé-
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154 entre histoire et littérature

cinquante ans déjà, Joseph Koch a proposé de séparer plus rigoureusement


l’arrière-plan théologique de la pensée proprement philosophique de l’his-
torien, celle-ci plus proche de Boèce que d’Augustin267. Les chercheurs qui
ont suivi cette piste se sont surtout intéressés aux doutes et aux angoisses
que les synthèses eschatologiques orientées vers la théologie ont occultés.
C’est dans ces aspects plus sombres que l’influence de Lucain se fait sentir.
Un théologien conséquent ne pourrait être historien. Il ne respecterait
l’histoire et la caducité des choses que sub specie aeterni, ce qui leur enlève-
rait toute valeur intrinsèque268. Mais même Augustin n’était pas ce théo-
logien conséquent, puisque son schéma des deux Cités a laissé à la postéri-
té une ambiguïté foncière sur le statut mi-concret, mi-abstrait des «ci-
toyens» de Dieu ou du diable269, qui dans le monde sont invisibles et in-
extricablement mêlés. La répartition des élus et des réprouvés est le secret
de Dieu, et pourtant des institutions et collectivités chrétiennes comme
l’Église sont bien des réalités humaines visibles et concrètes et ne se
confondent pas avec les «autres»: païens, juifs et hérétiques270. Depuis le
triomphalisme d’Orose le Moyen Âge opte pour l’histoire de cette Cité de

dente) et de F.-R. Erkens, Hochmittelalterliches Geschichtsbewusstsein? Ein kritischer Versuch,


Mittellat. Jahrb. 35.2 (2000), p. 289-300. Je souscris entièrement à ces jugements sceptiques sur
l’établissement d’une discipline centrale spécialisée sur les conceptions médiévales de l’histoire. Le
paradigme de «l’augustinisme historique» me semble actuellement plutôt épuisé.
267. Koch, Die Grundlagen, p. 321-349; cf. également Pickering, qui sépare pourtant trop
strictement les domaines.
268. Cf. M. D. Chenu, La théologie au XIIe siècle, Paris 1957, p. 99 sur «l’augustinisme histo-
rique»: «… cet espèce d’éternisme, selon lequel l’intemporel serait seul vrai»; von Moos, Geschich-
te, p. 504 ss.; H.-W. Goetz, Endzeiterwartung und Endzeitvorstellung im Rahmen des Ges-
chichtsbildes des früheren 12. Jahrhunderts, The Use and Abuse of Eschatology in the Middle Ages, éd.
W. Verbeke et al., Leuven 1988, p. 306-332, en part. 320 s. Erkens (n. 266), p. 293, cite un mot
d’esprit de K. Flasch: «Augustin … habe der Geschichte jeden Wert genommen, indem er sie ‘nur’
um des Ewigen (und damit eines geschichtslosen Zustands) willen repektierte». La thèse exacte-
ment opposée est tout aussi justifiée: Augustin inventeur de l’historique et de sa singularité grâce
à l’Incarnation est soutenue par L. Honnefelder, Die Einmaligkeit des Geschichtlichen. Thesen zur
philosophischen Bedeutung der Geschichtstheologie Augustins, Tradition und Innovation, XIII.
deutscher Kongress für Philosophie, éd. W. Kluxen, Hamburg 1988, p. 70-81.
269. Cf. N. Staubach, Christiana tempora, p. 183 ss.; idem, Der König als membrum diaboli, p.
116-121; Goetz, «Empirisch» (n. 266).
270. Chronica, V Prol., p. 374, 21 ss.: Non enim, quamvis electi et reprobi in una sint domo, has civi-
tates, ut supra, duas dixerim, sed proprie unam, sed permixtam tanquam grana cum paleis. Sur l’importance
capitale de la dernière parabole (Matth. 13, 24-30) pour le concept de tolérance au Moyen Âge voir
K. Schreiner, «tolerantia». Begriffs- und wirkungsgeschtliche Studien zur Toleranzauffassung des
Kirchenvaters Augustinus, Toleranz im Mittelalter, éd. A. Patschovsky - H. Zimmermann, Sigmarin-
gen 1998, p. 335-389, en part. 343 ss. A propos de la notion de civitas permixta cf. Staubach, p. 69
ss.; idem, Christiana tempora, p. 195 s.; Mégier, Cives Dei; P. von Moos, Le secret de la prédestination,
dans Il segreto nel medio evo. Potere, scienza e cultura, éd. A. Paravicini Bagliani - F. Santi (Micrologus
XIII), à par., téléchargeable sur Reti medievali (http://centri.univr.it/RM/biblioteca/scaffale).
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lucain au moyen âge 155

Dieu visible, plus simple à comprendre que les métamorphoses de la Cité


de Dieu purement spirituelle ou charismatique271.
Si même Augustin est sur ce point un théologien ambigu, Othon l’est
d’autant plus, lui qui est également historien. À côté de l’idée providen-
tialiste d’un monde évoluant vers sa perfection surnaturelle, Othon admet
un second principe, qu’il définit comme pédagogique, mais qui est pro-
fondément réaliste ou empirique: celui de la mutatio rerum. Dans la lettre
de dédicace adressée à Frédéric il en fait d’ailleurs le second titre pour sa
Chronique des deux Cités272: liber de mutatione rerum. Le prologue de la Chro-
nique met déjà l’accent sur les misères de l’histoire réelle, sur l’instabilité
d’un monde dont le «sage» doit se détourner pour trouver l’immuable273.
Ce thème, traité abstraitement, ne constituerait qu’un médiocre sermon sur
le mépris du monde, s’il n’était utilisé comme leitmotiv pour mettre en évi-
dence les fluctuations, les illusions, les échecs non mérités et les injustices
régnantes, bref l’Histoire sous le signe de la roue de Fortune274. Othon ne
tente pas d’expliquer les décrets impénétrables de la Providence: Res enim
gestas scribere, non rerum gestarum rationem reddere proposuimus275. Ce refus
d’identifier les causes morales et métaphysiques des événements est peut-
être plus authentiquement augustinien276 que l’arrière-plan métaphysique
des deux Cités. Othon se propose «dans l’amertume de l’âme … moins
d’écrire la série des événements que de composer leur misère à la manière
d’une tragédie … Le lecteur averti n’y trouvera pas des histoires, mais les
accablantes tragédies des calamités humaines»277. Il évite le lieu commun
le plus répandu dans l’histoire pragmatique des anciens et des médiévaux:

271. Cf. P. von Moos, Krise und Kritik der Institutionalität. Die mittelalterliche Kirche als
«Anstalt» und «Himmelreich auf Erden», in Institutionalität und Symbolisierung, ed. G. Melville
Köln 2001, p. 293-340; cf. supra, n. 175.
272. Chronica, p. 2.5.
273. Ibid., p. 4.21 ss.: Unde nobilitas vestra cognoscat nos hanc historiam nubilosi temporis, quod ante
vos fuit, turbulentia inductos ex amaritudine animi scripsisse ac ob hoc non tam rerum gestarum seriem quam
earundem miseriam in modum tragediae texuisse et sic unamquamque librorum distinctionem usque ad septi-
mum et octavum, per quos animarum quies resurrectionisque duplex stola significatur, in miseria terminasse.
274. Ibid., Prol., p. 10.7 ss.: Sapientis enim est officium non more volubilis rotae rotari, sed in virtutum
constantia … firmari. Proinde quia temporum mutabilitas stare non potest, ab ea migrare, ut dixi, sapientem
ad stantem et permanentem eternitatis civitatem debere, quis sani capitis negabit? Cf. Mégier, Fortuna.
275. Chronica VI 23, p. 486.19 s. (dans un passage emprunté à Réginon de Prüm). Cf. Stauba-
ch, p. 67. Il s’agit d’un topos de la rhétorique ancienne; cf. Inst. Or. X.1.31: (historia) … scribitur ad
narrandum, non ad probandum.
276. Cf. von Moos, Le secret (n. 270); Staubach, p. 63, 67 s., 73-75; Morrison, p. 212 s., 234.
277. Cité supra, n. 273 (p. 4.21 ss.).
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156 entre histoire et littérature

historia magistra vitae278. Si le passé présente des exemples instructifs, ils


sont surtout intimidants et tragiques. L’histoire pour Othon n’est qu’une
seule et continuelle catastrophe, déplorée tout au long de sa Chronique, par-
ticulièrement à la fin de chaque livre dont les transitions correspondent aux
grandes ruptures de l’histoire et invitent à la méditation sur la mutatio re-
rum. Même quand il décrit des époques plus fortunées, celle de Constantin
ou de Charlemagne, il n’oublie jamais d’avertir de la courte durée de ces in-
terruptions du cours normal des choses. Les «âges d’or» de l’humanité n’ont
jamais duré et leurs institutions politiques ont cru et décru comme les âges
de la vie. Joseph Koch résume bien cet aspect sombre, qui rappelle le nihi-
lisme de l’Ecclésiaste279: «Bien que les hommes aient toujours essayé de bâ-
tir la tour de Babel, qu’ils aient rêvé d’un progrès sans fin, rien de tel n’exis-
te; il n’y a que la courbe ascendante et descendante, le va-et-vient de tout.
Pour Othon cela est, à proprement parler, une loi historique qu’il tâche de
démontrer sur de nombreuses pages de sa chronique».
C’est cette «loi» peu métaphysique du changement misérable, cette «loi
d’airain» que rappelle l’éloge cité plus haut du Lucain scriptor urbis pour
avoir pénétré les secrets philosophiques de l’histoire280. Othon y fait déjà
allusion dans le prologue panégyrique des Gesta Friderici quand il exprime
l’espoir que sous un prince aussi énergique l’empire jouira d’une paix du-
rable281: «si on peut en quelque manière se fier à la caducité des choses».
Il prépare ainsi son lecteur, le jeune empereur, à la lecture d’un excursus phi-
losophicus ultérieur dans lequel il avertit Frédéric en citant une maxime mé-
dicale282: melius ad summum quam in summo. Il vaut mieux marcher vers la

278. Chronica, Prol., p. 10.17 ss.: Sed quia plerique gentilium … gesta priorum … scripserunt, multa
documenta virtutum, ut ipsi rati sunt, prosecutiones vero miseriarum nostrorum iudicio nobis reliquerunt. Ex-
tant super hoc … monimenta preclara, in quibus non tam historias quam erumpnosas mortalium calamitatum
tragedias prudens lector invenire potest. Congrua sane ac provida dispositione creatoris id factum credimus, ut,
quoniam homines vani terrenis caducisque rebus inherere desiderant, ipsa saltim vicissitudine sui deterreantur,
ut a creatura ad creatorem cognoscendum per transitoriae vitae miseriam mittantur.
279. Koch, p. 374 s.
280. Supra, n. 118 ss.
281. Gesta, Prol., p. 114.20-23: si tamen rebus caducis aliqua fides adhibenda est.
282. Gesta I 4, p. 128.4 s. et I 5, p. 140.24 ss.: Bene ergo a tam mutabilitate[m] nature quam more
considerantibus dictum est: «Melius est ad summum quam in summo» (Hippocrate, Aphorisme I 3), quia,
cum amplius quo crescat non habeat, descrescere necesse est. Sicut autem a medicis precipitur, ut bone habitu-
dines, cum in summo fuerint, solvantur, sic non immerito a probatis animarum medicis suadetur, ut mens que
rerum prosperitate in summo posita elevari assolet, malorum intuito reprimatur. Unde est illud (Eccli. 11, 27):
In die bonorum ne immemor sis malorum. Cf. Koch, p. 325; Morrison, p. 227; Mégier, Fortuna, p. 68 s.
La contradiction qu’on a voulu voir entre l’optimisme des Gesta et le pessimisme de la Chronique
n’est qu’apparente. La philosophie de la mutatio rerum reste identique.
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lucain au moyen âge 157

force de l’âge ou n’importe quel sommet que de s’y trouver, puisque la ma-
ladie ou la chute, dans le deuxième cas, est nécessairement plus proche.
C’est surtout dans la Chronique, à propos du destin de l’empire romain,
que l’on retrouve certaines des idées centrales de la Pharsale. Les deux pre-
mières pages de l’œuvre proposent déjà l’exemple le plus manifeste de la
transitoriae vitae miseria, «le royaume des Romains»283: «Après avoir sub-
jugué tout l’univers par la force des armes, ce royaume, le plus sublime de
tous, est devenu à peu près le dernier, et, selon le poète, il ne subsiste guè-
re plus que comme l’ombre d’un grand nom», ut iuxta poetam vix magni stet
nominis umbra. C’est ainsi que Lucain compare Pompée sur le déclin à un
chêne magnifique mais stérile284. La citation, transposée dans un autre
contexte, reste cependant fidèle à la connotation essentielle de Lucain qui
comparait Rome à la piteuse figure du général vieillissant se reposant sur
les lauriers de ces anciens triomphes285.
Othon utilise le présent pour montrer Rome dans sa double perspective
temporelle: si sa destruction par les Goths la rejette dans le passé, elle exis-
te pourtant toujours, bien que vieillissante et agonisante286. Les deux no-
tions se croisent sans cesse dans la chronique, de sorte qu’il faut définir le
sens dominant de chaque emploi. L’ambiguïté de l’empire romain est cel-
le de la translatio imperii et studii, de la continuité et des ruptures dans cet-
te transmission de valeurs jusqu’à son aboutissement occidental, l’empire
germanique, lui-même voué à la destruction. Ce processus est décrit com-
me un seul «coucher du soleil», un seul déclin287: Et notandum, quod omnis
humana potentia seu scientia ab oriente cepit et in occidente terminatur, ut per hoc
rerum volubilitas ac defectus ostendatur.
Dans le récit de la guerre civile entre César et Pompée à la fin du deuxiè-
me livre (49-51), l’accent est mis sur la dimension historique d’un royau-
me autrefois anéanti. Ce sont ces passages qui contiennent le plus de ré-
miniscences et de citations de Lucain288. Les grandes lignes du récit autant

283. Chronica, Prol. I, p. 12.5 ss.: Ut enim de aliis taceam: regnum Romanorum quod … propter to-
cius orbis bello domiti singularem principatum … ferro comparatur, ex tot alternationibus, maxime diebus nos-
tris, ex nobilissimo factum est pene novissimum …
284. von Moos, Lucan und Abaelard, p. 424 ss.; Worstbrock.
285. Supra, n. 22.
286. Chronica, Prol. V, p. 374.8 ss.: Nos vero non solum credere, sed et videre quae premissa sunt pos-
sumus, mundum, quem pro mutatione sui contempnendum predixerunt, nos iam deficientem et tanquam ultimi
senii extremum spiritum trahentem cernimus.
287. Chronica, Prol. I, p. 14.4-6; à propos des concepts de déclin et décadence cf. infra, n. 299.
288. Elles sont toutes énumérées chez von Moos, Lucans tragedia, p. 152, et Krönert, p. 41 s.,
46 s., 56 ss.
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158 entre histoire et littérature

que les détails sont calqués sur la Pharsale qui semble être, avec Orose, la
principale source historique289 (l’épisode d’Amyclas est présenté comme
un événement réel290). Othon s’excuse d’ailleurs de ne pouvoir suivre cet-
te source plus en détail et de ne présenter qu’un petit aperçu de ce que Lu-
cain a décrit «dans une série de beaux vers splendides»291. Il est particu-
lièrement intéressant qu’il souscrive au caractère de rupture cataclysmique
que Lucain attribue à la bataille de Pharsale, tandis que le livre VI d’Oro-
se continue l’histoire de Rome sans interruption jusqu’à Auguste et la
naissance du Christ292. Le thème de la chute consécutive à la grandeur,
commun aux écrivains de l’époque de Néron293, est repris par Othon qui
cite – iuxta poetam – le célèbre vers I 81 de la Pharsale: in se magna ruunt294.
Cet axiome et plusieurs autres allusions à la Pharsale correspondent exac-
tement à sa «loi historique» du changement continuel, qu’il développe
ainsi295: «Les forces militaires amenées des quatre coins du monde, subju-
guées préalablement par le sang de beaucoup de Romains, puis recrutées
par les Romains, devaient donc se confronter dans une même bataille. Car

289. C’est ce que montre bien la fine analyse intertextuelle de Krönert. Sur l’influence respec-
tive d’Orose et de Lucain cf. von Moos, Lucans tragedia, p. 152 s.
290. Chronica II 49, p. 198.23 s.; cf. supra, n. 5-7.
291. Ibid., II 50, p. 202.4 s.: Quam quidem historiam a nobis compendio strictam pulchro ac luculento
versuum ordine Lucanus prosequitur. L’adjectif luculento correspond à la figure étymologique du nom de
Lucain (cf. supra, n. 98, 145).
292. Néanmoins Orose semble également suivre Augustin qui accentue comme Lucain le ca-
ractère catastrophique de la guerre civile. De Civ. Dei III 30 et XVIII 45 (CC 48), p. 643.61 ss.:
Tunc iam Roma subiugaverat Africam, subiugaverat Graeciam lateque etiam aliis orbis partibus imperans,
tamquam se ipsa non valens ferre, sua se quodam modo magnitudine fregerat.
293. Sur le thème de l’apogée suivi de la décadence cf. E. Dutoit, Le thème de «la force qui se
détruit elle-même» et ses variations chez quelques auteurs latins, Rev. des Etudes latines 14 (1936),
p. 365-373; M. Pohlenz, Causae civilium armorum (1927), dans ses Kleine Schriften II, Hildesheim
1965, p. 139-148, en part. 139 ss. sur Tite Live; S. Mazzarino, The End of the Ancient World, Lon-
don 1966, p. 32 ss., 44 ss., 58 ss.; E. Koestermann, Das Problem der römischen Dekadenz bei Sal-
lust und Tacitus, Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt I 3, Berlin 1973, p. 781-810; D. W.
Vessey, William of Tyre and the Art of Historiography, Medieval Studies 35 (1973), p. 433-355, en
part. 453 ss.; J. M. Dean, The World Grown Old in Later Medieval Literature, (Medieval Academy
Book 101), Cambridge Mass. 1997, et les vols. collectifs éd. par Thomasset/Zink et Baumgart-
ner/Harf-Lancner; dans le premier en part.: J.-M. Fritz, Figures et métaphores du corps dans le dis-
cours de l’histoire: du mundus senescens au monde malade, (p. 69-85); dans le second: D. Boutet, De
la translatio imperii à la finis saeculi: progrès et décadence dans la pensée de l’histoire au Moyen Âge,
(p. 37-48); cf. également infra, n. 299.
294. Chronica II 50, p. 198.28.
295. Chronica II 49, p. 198.26 ss.: Igitur ex omni parte mundi vires contractae multoque Romanorum
sanguine gentes devictae ipsorum modo vocatione congredi coguntur. Iam enim in tantum rei publicae profecerat
status, ut ulterius non posset. Et cum extrinsecus corrumpi non valeret, iuxta poetam, in se ipsum ruere debuit
… Videres lacrimabilem ac miserabilem pugnam, cives tocius orbis dominos in se divisos cum tocius orbis viri-
bus ad invicem dimicare et, ut ita dixerim, unius matris filios propriis manibus se volentes eviscerare.
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lucain au moyen âge 159

l’empire avait déjà atteint un tel sommet, qu’il ne pouvait le dépasser.


Comme il ne pouvait être détruit du dehors, il devait, comme dit le poè-
te, sévir contre lui-même et se détruire lui-même. … On voyait les ci-
toyens et seigneurs du monde entier divisés entre eux se combattre avec les
forces de tout l’univers, comme si les fils d’une seule mère voulaient s’éven-
trer de leurs propres mains». Othon revient plus amplement sur ce thème
à la fin du chapitre qui clôt le IIe livre, donc à un endroit important par
définition, puisqu’il doit, selon le prologue, marquer la vanité de l’histoi-
re par une «lamentation» ou tragedia finale296: «On pouvait voir l’État ro-
main monter et descendre comme un continuel flux et reflux, tantôt sub-
juguant des peuples et s’élevant au ciel, tantôt tombant dans l’abîme ap-
paremment opprimé par ces mêmes peuples. Mais ce qui est bien pire:
quand tout a été parfaitement organisé et établi, il s’est misérablement
égorgé lui-même par un mal intestin et civil. … Nous sommes contraints
ici de nous plaindre à haute voix des misères d’un sort qui change!»297.
Tout cela semble s’inspirer de ce que Gundolf appelle le «pathos de la des-
truction» de Lucain298. Mais il ne faut pas oublier le contexte spirituel.
Après cette citation Othon exhorte le lecteur à diriger ses regards vers la
vie éternelle et incorruptible299. Ne serait-ce donc encore qu’une variante
des sermons sur le contemptus mundi?

296. Chronica II 51, p. 202.1 ss.: Romanae rei publicae status … videmus. Alterna quippe mutatione
ad instar maris, quod nunc succiduis attollitur incrementis, nunc naturali dampno ac defectu subducitur. Ro-
manorum res publica nunc gentes et regna bello premendo, subiciendo ad caelos adtolli videbatur, nunc rursum
ab eis pressa vel pestilentiis ac morbis desolato ad abyssum usque mergi putabatur, quodque his maius est, om-
nibus bene ordinatis ac compositis intestino ac civili malo in se ipsam ruens miserabiliter evisceratur.
297. Ibid., II 51, p. 202.6: Exclamare hic contra mutabilium rerum miserias cogimur.
298. Gundolf, p. 35.
299. Dans un important article de 1980 (Niedergang), G. Melville montre qu’au Moyen Âge la
foi en la Providence empêche de concevoir l’ensemble de l’Histoire comme décadence, mais que la
religion ne protège pas contre le désarroi existentiel devant ses péripéties. Melville propose donc de
remplacer «Niedergang» (décadence) par «Verschlechterung» (dégradation, détériorisation); cf.
également Knapp, Tragoedia, p. 158 ss. – A propos de mon article ‘Lucans tragedia’, Krönert (p. 68
s.) se réfère à Melville pour me reprocher l’anachronisme de termes comme «pessimisme» et «dé-
cadence» appliqués à Othlon. Je les utilise moins souvent ici, parce qu’ils peuvent en effet prêter à
malentendu, comme l’exemple de Krönert même le prouve. Néanmoins, il me semble aller de soi
que le médiéviste sait distinguer la perpective de l’invisible spirituel et celle de la perception du vi-
sible historique. L’historien médiéval croit que l’ordre divin donne un sens aux événements, même
s’il ne le connaît pas. Il peut tout au plus le conjecturer sur la base de rares indices ou de révélations
divines. Confronté à l’accablante apparence d’injustices, absurdités et déchéances de toutes sortes,
son regard n’est pas plus serein que le nôtre. Au contraire, la proportions de péché, de misère et de
chaos, peuvent lui apparaître tellement insupportables qu’il se sent proche de la fin du monde. C’est
dans ce sens que Gilson (La philosophie au Moyen Âge, Paris 1962, p. 329) écrit qu’Othon «ne voit
dans cette histoire qu’une longue et continuelle décadence». Je ne vois pas comment on pourrait
considérer le concept de «vieillissement du monde» (senescens saeculum) d’Othon autrement que com-
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160 entre histoire et littérature

On hésite à tirer cette conclusion, tant l’historien s’identifie au désastre


qu’il déplore, et qui représente moins un exemple terrifiant du monde
«d’avant la grâce» que le début de la longue décadence de Rome, dernier
des six empires du monde survivant encore au XIIe siècle. C’est ce dernier
point de vue qui pousse Othon à s’identifier au drame de Pharsale et à
sympathiser avec un poète qui a une conception analogue de la continuité
historique d’un déclin.
Certaines contradictions chez Othon sont dues à l’ambivalence dialec-
tique de sa vision de Rome: au début et à la fin du récit de la guerre civi-
le, il défend la thèse que l’histoire se devait d’annoncer par une période par-
ticulièrement sombre l’avènement de la vraie lumière du Christ. Ces cha-
pitres de la Chronique, très inspirés de Lucain, sont donc d’une importance
capitale pour l’histoire du salut: ce sont les derniers de la Chronique qui trai-
tent du monde purement païen300. La monodie finale s’explique donc par
ce cadre théologique, mais curieusement elle ressemble presque littérale-
ment à d’autres plaintes finales, elles, consacrées à des époques chrétiennes.
C’est que le monde chrétien lui-même n’échappe pas la loi de la mutatio. La
chute du royaume de Charlemagne en est l’exemple le plus spectaculaire.
Le seul essor relativement durable de l’histoire chrétienne fut celui de la
civitas permixta, l’heureuse union des deux «cités», de la papauté et de l’em-
pire. Si cette unité «romaine» fondée par Constantin contredit l’idée du dé-
clin de Rome, elle demeure toujours un exemple d’instabilité, puisque la ci-
vitas permixta se désintègre au XIe siècle dans la querelle des investitures301.
Cette ultime destruction d’un système politique à peu près raisonnable est

me «profond pessimisme historique» (Stelling-Michaud [n. 263], p. 20). Cf. von Koppenfels, p. 89
s.; A. Hahn, Soziologische Aspekte des Fortschrittsglaubens, Konstruktionen des Selbst, der Welt und
der Geschichte, Frankfurt 2000, p. 315-334, en part. 321 ss.; Jaeger, Pessimism; von Moos, Unab-
sichtlichkeit (n. 252), p. 121 ss. et infra, n. 425.
300. A propos de la datation du début de l’empire de la paix soit avant César, soit avant Au-
guste, voir supra, n. 173-176, 292 s. et Beer, Caesar, p. 27 s.; Fichtenau, p. 410 ss.; Knapp,
Schlacht, p. 137 ss. Le choix d’Othon est un autre signe de sa vision plus spirituelle que politique
de l’histoire et confirme son idée principale que la corruption finale d’un empire est déjà program-
mé à sa naissance même. Développant une idée d’Augustin (De civ. XV 1, 7-9, 17), il voit dans le
fratricide de Romulus l’anticipation des deux catastrophes majeures de Rome: de la guerre civile et
de la chute définitive de l’empire sous Romulus Augustulus. Chronica II 6, p. 116.30 s.: crudeli ortu
regnum tocius orbis futurum caput iniciavit. Sur le fratricide de Romulus chez Augustin cf. Stürner, p.
73 s. La pax Augusta accompagnant l’origine du Christianisme est évoquée comme une faveur divi-
ne exceptionelle et comme une interruption momentanée dans le cours des «tragédies» de l’histoi-
re romaine. Chronica, Prol. III, p. 212.3 ss.: Dominus … Grecis postremum a Romanis humiliatis Romam
quoque humiliandam ad tempus exaltare voluit.
301. Staubach, p. 69, conteste l’opinion commune (opinion à laquelle j’ai adhéré moi-même dans
‘Lucans tragedia’) que cette rupture grégorienne termine la civitas permixta. Il faut s’entendre sur les dif-
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lucain au moyen âge 161

pour l’historien le signe de la fin prochaine du monde. La Cité de Dieu, in-


térieure et spirituelle, fleurira d’autant mieux. Grâce aux moines réformés,
le Jugement dernier est préparé et ajourné à la fois. Frédéric I, dernier es-
poir d’Othon, ne peut rétablir l’ancienne civitas permixta, mais, tout au plus,
retarder la fin du monde par un gouvernement exemplaire. Le règne des
Hohenstaufen, auquel l’évêque de Freising participe d’une façon active et
personnelle, est marqué du signe du déclin de Rome. Le vers de Lucain,
renforcé par un vix significatif – vix stet magni nominis umbra – et placé en
tête de la Chronique, réactualise une prophétie qui contredit toutes les spé-
culations antérieures de «l’augustinisme politique» médiéval302.
On aurait tort de prendre cette vision de l’histoire pour une spéculation
abstraite. Elle est le résultat d’une expérience personnelle des calamités de
la dynastie qui ont commencé avec Henri IV, le grand-père d’Othon303:
«Nous lisons les souffrances des mortels non seulement dans leurs livres,
mais nous les retrouvons par la propre expérience de notre temps en nous-
mêmes». Cette réalité historique est celle des guerres chaotiques entre les
partisans d’Henri IV et de Grégoire VII. Ces troubles constituent la ma-
tière du VIe livre, exclusivement consacré au passé, alors que les deux sui-
vants s’élancent vers l’avenir du «septième» et du «huitième jour» escha-
tologiques. Les citations de Lucain prennent dans ce cadre une résonance
particulière. Le vers déjà cité sur la puissance qui se détruit elle-même in-
troduit le VIe livre304. Un autre vers célèbre met en évidence la parenté des
deux interprètes de l’histoire. À propos des trois papes schismatiques sou-
mis au jugement de l’empereur Henri III – cette pudenda confusio, ce mise-
riae cumulus –, Othon cite le vers central de la Pharsale, I 128: Victrix cau-
sa diis placuit, sed victa Catoni305, qu’il applique à l’antipape Gratien, dépo-

férents sens du terme: chez Augustin la permixtio, le mélange des bons et des méchants, dure évidem-
ment jusqu’à la parousie du Christ; mais Othon n’est pas très clair sur ce qu’il entend par civitas permix-
ta, qui est en même temps civitas una. A côté de la notion spirituelle d’Augustin il introduit une notion
institutionnelle qui se rapporte à la fusion sous Constantin de l’Église avec l’Empire, fusion qui se rompt
définitivement pendant la guerre des investitures. Cf. Goetz, «Empirisch»-«metaphysisch»? (n. 266).
302. Supra, n. 174; cf. von Moos, Tragedia, p. 156 s.; Staubach, p. 70 ss.
303. Chronica, Prol. I, p. 12.2 ss.: Nos autem tanquam in fine temporum constituti, non tam in codici-
bus eorum erumpnas mortalium legimus, quam ex ipsis nostri temporis experimentis eas in nobis invenimus. Cf.
Staubach, Der König als membrum diaboli, p. 122 ss.
304. Chronica, Prol. VI, p. 430.8 ss.: Ubi minores a maioribus, inferiores a potentioribus sorberi ac ad
ultimum se ipsos, cum materiam non invenerint, discerpere conspicimus. Unde illud: «In se magna ruunt» (Ph.
I 81); cf. Krönert, p. 56 s.
305. Chronica VI 32, p. 484.9 ss.: Et sicut in Lucano habes: «victrix …» ita et huic Hiltibrando, qui
semper in ecclesiastico rigore constantissimus fuit, causa ista, in qua sententia principis et episcoporum preva-
luit, semper displicuit.
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162 entre histoire et littérature

sé malgré sa «cause juste» et son intégrité morale, avec cette explication:


«la cause du vainqueur plut aux dieux», c’est-à-dire à l’empereur et aux
évêques du synode, mais «elle a déplu» à un autre Cato rigidus, Hilde-
brand, le futur pape Grégoire VII, célèbre pour son rigor ecclesasticus. Celui-
ci a symboliquement exalté la «cause du vaincu», car comme pape il pren-
dra en l’honneur de Gratien, alias Grégoire VI, ce même nom de Grégoi-
re. Othon prend soin de relever l’ambivalence un peu ironique de ce vers
si célèbre, que Boèce avait déjà cité dans sa Consolation pour fustiger la
confusion entre la justesse d’une cause et son succès306. Othon n’a pas be-
soin de puiser ce vers dans la Pharsale même, puisqu’il est parmi les plus
fréquemment cités de toute la littérature médiévale307, mais il est évident
qu’il a approfondi cette problématique du destin, centrale pour Lucain au-
tant que pour Boèce. Il n’aurait peut-être pas évoqué le troublant exemple
du prophète Habacuc qui alla jusqu’à douter de la Providence, si le pro-
blème ne l’avait pas profondément touché: «pourquoi le peuple de Dieu
vit-il misérablement, tandis que ses persécuteurs prospèrent?»308. Le cha-
pitre qui suit celui sur Grégoire VII, le prologue du VIIe livre, traite jus-
tement de la théodicée309: «Ce n’est pas, comme certains prétendent, que
Dieu néglige le monde, mais il gouverne avec la plus sage providence ce
qui est créé, et ne laisse rien arriver qui ne se fasse sur son ordre, … d’au-
tant plus il ordonne les royaumes, par lesquels il dispose du reste des
moindres choses, et permet leurs mutations».

306. Supra, n. 181 s., 192; le refus constant d’Othon de lier succès à mérite, échec à faute (par
ex. à la mort d’Henri IV, Chronica VII 11, p. 516s, ou après la deuxième croisade, Gesta I 66) est
souligné par Morrison, p. 221 s.
307. Krönert tente de prouver qu’Othon ne s’est pas servi de florilèges, mais qu’il a connu le
texte de Lucain lui-même. Le résultat est convaincant; néanmoins il ne faut pas imaginer, comme
le fait l’auteur, qu’Othon ait travaillé la Pharsale ouverte devant lui, afin d’y trouver des «lambeaux
de pourpre». C’est sousestimer anachroniquement la capacité mnémonique d’un écrivain aussi cul-
tivé que l’évêque de Freising. Contre les excès d’une certaine philologie de l’écrit il est toujours sti-
mulant de lire H. Grundmann, Dichtete Wolfram von Eschenbach am Schreibtisch?, Archiv für
Kulturgeschcichte 49 (1967), p. 391-405.
308. Chronica II 12, p. 126.26 ss.: Hic [Habacuc] ob hoc quod populum Dei iniuste oppressum perere-
grinari et misere vivere, oppressores vero eius regnare ac prosperari vidit, in tantam etiam contra Dominum pro-
rupit audaciam, ut ipsum aut res humanas negligere aut non equa lance pensare pene dixerit. Cf. Staubach,
p. 62. Je pense même qu’Othon a été induit en tentation par cette «audace» d’Habacuc. Cela ex-
pliquerait certaines tensions et contradictions que Morrison a bien analysées comme une «pensée
qui se cherche» un «work in progress». Cela aussi est plus authentiquement augustinien que la
construction des «deux Cités» fusionnées en une seule Église impériale.
309. Chronica, Prol. VII, p. 494.9 ss.: Proinde non iuxta quosdam Deum negligere mundum, sed …
sapientissima providentia creata gubernare … Si ergo Deus quae fecit diligit, nichilque eorum quae fiunt sine
eius nutu fieri potest, si potestates omnes ordinat, multo magis regna, per quae alia minora disponit, eorumque
mutationes fieri permittit.
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lucain au moyen âge 163

Cette «cause du vainqueur» s’applique-t-elle uniquement au schisme de


1046 auquel l’empereur allemand avait mis fin à Sutri? Othon pense pro-
bablement également à la suite des événements, à la victoire finale du par-
ti grégorien sur le système allemand de l’Église impériale. La victa causa de
Sutri serait-elle la causa victrix de l’ère grégorienne? C’est à ce moment-là
que l’ancienne civitas permixta se dissout; Othon en relève la date précise,
l’anathème de Grégoire contre Henri IV. Mais c’est également le début de
la dernière époque du monde, placée sous le signe de la victoire du spiri-
tuel sur le temporel. Pour Othon, le triomphe de l’Église n’est cependant
qu’intérieur et conforme à la superstructure théologique. Comme nous
l’avons dit, elle n’empêche nullement que l’historien, à la fois évêque,
membre de la famille impériale et moine cistercien, soit accablé par la des-
truction de l’ancienne unité. Le sixième livre s’achève in modo tragediae, se-
lon la loi de la mutatio rerum. La querelle des investitures «suffirait à elle
seule à prouver toute la misère de l’existence humaine»310. C’est le para-
doxe fondamental qui inspire toute la Chronique: le defectus temporalium im-
plique nécessairement le provectus spiritualium. En faisant de Grégoire VII
un autre Caton, Othon ne pense pas seulement à la ruse de l’histoire qui
donne la victoire au parti autrefois vaincu311, mais aussi au caractère spiri-
tuel quasi stoïcien de cette victoire. Le récit de la mort de Grégoire qui
termine le livre à la manière d’une passion hagiographique pourrait expli-
quer cet aspect de la comparaison312. Tout connaisseur de Lucain peut fai-
re la relation entre les dernières paroles du pape humilié – une transfor-
mation paradoxale d’un vers joyeux du psautier – et la mort de Caton: «J’ai
aimé la justice et j’ai détesté l’injustice, c’est pourquoi je meurs en
exil»313. Je suis persuadé que l’application du vers I 128 de la Pharsale au

310. Ibid., VI 36, p. 492.13 ss.: Quanta tamen mala, quot bella bellorumque discrimina inde subsecu-
ta sint, quociens misera Roma obsessa, capta vastata, quod papa super papam sicut rex super regem positus fue-
rit, tedet memorare. Denique tot mala … huius tempestatis turbo involvit, ut solus ex persecutionis immanita-
te ac temporis diuternitate ad humanae miseriae infelicitatem sufficeret comprobandam.
311. Les vainqueurs vaincus, les Pyrrhus et les victimes de leur propre succès, sont un autre mo-
tif récurrent d’Othon, qui rappelle les sarcasmes de Lucain; cf. Chronica II 31, p. 160 s. (Pyrrhus);
ibid., I 26, p. 92 (Troie: même misère pour les vainquers et les vaincus).
312. Chronica VI 36, p. 492 ss.: Predictus enim pontifex Gregorius a rege Urbe pellitur … Porro Gre-
gorius Salerni manens appropinquante vocationis suae tempore dixisse fertur: «Dilexi iusticiam et odivi ini-
quitatem, propterea morior in exilio». Quia ergo regnum in principe suo ab ecclesia preciso graviter percussum
fuit, ecclesia quoque tanto pastore, … orbata dolorem non modicum habuit. Tanta mutatione, tanquam a per-
fectione ad defectum vergente tempore, sexto operi finem imponamus, ut ad septenarium requiemque animarum,
quae miseriam presentis vitae subsequitur, Deo ductore properemus.
313. Ps. 44.8 (cité dans Hebr 1.9): Dilexisti iustitam et odisti iniqutatem, propterea unxit te Deus …
oleo laetitae prae consortibus tuis. Cf. P. E. Hübinger, Die letzten Worte Papst Gregors VII.(Rhein.-
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164 entre histoire et littérature

jeune Hildebrand a une signification prophétique qui prédit la fin à la fois


tragique et triomphante de Grégoire VII à Salerne.

2. La vie de l’empereur Henri IV


L’exemple de Grégoire VII nous mène de l’histoire universelle à la bio-
graphie. Dans ces deux genres l’influence de Lucain porte sur le thème du
contemptus mundi. Ce motif, s’il dépasse le niveau du simple cliché didac-
tique, s’accompagne souvent d’une apologie philosophique ou théolo-
gique, justifiant la souffrance des justes, le triomphe des méchants comme
les mystères impénétrables de la Providence. La réponse à ces problèmes de
théodicée ne se trouve évidemment pas chez Lucain, mais chez lui on ap-
prend à les poser d’une façon poignante qui peut parfois frôler le doute ou
le désespoir. L’un des exemples les plus connus d’une telle mise en scène
lucanéenne est le profès d’Héloïse dans l’Historia calamitatum d’Abélard314.
J’aimerais aborder ici un autre témoignage biographique tout aussi ex-
pressif: la vie d’Henri IV, probablement d’un auteur anonyme315, écrite
peu de temps après la mort de l’empereur en 1106316. Cette biographie se
présente comme une plainte funèbre317 qui décrit la ruine d’un innocent
avec une conception du destin (Fortuna) proche de celle de Lucain.

Westfälische Akad. der Wissensch., geisteswiss. Vortr. 185), Opladen 1973; H. E. J. Cowdrey, Pope
Gregory VII, 1073-1085, Oxford-New York 1998.
314. von Moos, Cornelia.
315. L’attribution à l’évêque Erlung de Würzburg, qui serait également l’auteur du Carmen de
bello Saxonico est controversée. En dernière instance elle était soutenue par H. Beumann, Zur Ver-
fasserfrage der Vita Heinrici IV, Festschrift J. Fleckenstein, Sigmaringen 1984, p. 305-319; cf. égale-
ment M. Schluck, Die Vita Heinrici IV Imperatoris. Ihre zeitgenössischen Quellen und ihr besonderes Ve-
rhältnis zum Carmen de bello Saxonico, Sigmaringen 1979.
316. La bibliographie récente est assez maigre: cf. la note précédente et surtout Bornscheuer, p.
149-168; von Moos, Lucans tragedia, p. 161-167, 177-183 (avec une liste exhaustive des réminis-
cences de Lucain); en outre Lotter, Schneider et Stein.
317. Lotter tente de prouver que le texte n’est pas une biographie, mais un epitaphium/encomion
nécrologique. Les trois quarts de son essai décrivent l’évolution de ce genre depuis l’Antiquité
grecque (en particulier depuis Ménandre le rhéteur). On peut reprocher à cet historien (1977) de ne
pas avoir étudié suffisamment les monographies d’histoire littéraire, en part. R. Kassel, Untersu-
chungen zur griechischen und römischen Konsolationsliteratur, München 1958 et P. von Moos, Consolatio,
Studien zur mittellateinischen Trostliteratur über den Tod und zum Problem der christlichen Trauer, 4 vols.,
München 1972, où on peut lire vol. I, p. 200 s., que la Vita Heinrici, dans le prologue et l’épilogue,
montre l’influence de l’épitaphe jérôminien plutôt dans le sens d’un planctus que dans celui d’une
consolation, mais que l’ensemble de l’œuvre est d’avantage une biographie qu’un epitaphium. L’im-
précision de la désignation médiévale des genres est manifeste dans l’Epitaphium Adelheidis d’Odi-
lon de Cluny, qui est bien plus une biographie que la Vita Adalhardi de Paschase Radbert, où la
plainte et la consolation supplantent largement la narratio biographique (ibid., p. 43-44). La Vie
d’Henri IV est, comme d’innombrables textes que j’ai analysés dans Consolatio, à la fois biographie,
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lucain au moyen âge 165

La jeunesse d’Henri pourrait être celle de César; il sort vainqueur de tous


les dangers et conflits parce que Fortune lui sourit. Ce n’est certes pas la
Fortuna Caesarea charismatique et durable mais une puissance ambivalen-
te. Elle est présentée tout d’abord comme une sorte de «salut guerrier» jus-
te et mérité318. Le narrateur est tellement impressionné par les premiers
succès de son héros qu’il retourne le sens du vers I 128 de la Pharsale: «La
cause du vainqueur» est en même temps la «cause plus juste», victrix et ius-
tior causa319. Elle détruit nécessairement les ennemis et les antirois. Le cha-
pitre 4 sur Rudolf de Rheinfelden fait plusieurs allusions à la Pharsale qui
peuvent expliquer le sens de cette réminiscence employée à rebours. Après
le déliement de la première excommunication à Canossa et son retour en
Allemagne en 1077, le roi y «trouve le duc Rudolf constitué roi au-dessus
de lui»320. Celui-ci, ayant entendu le bruit de ce retour, au lieu de se
battre, s’enfuit en Saxe. L’historien glose cette fuite par un sarcasme sen-
tencieux321: «Il est facile de recevoir le règne, difficile de le garder». Ce
n’est pas un proverbe322, mais une allusion à Ph. I 510323: «Que vous êtes
prompts, ô dieux, à donner le rang suprême et d’humeur difficile à nous le
conserver». Car cette exclamation se rapporte à la fuite des citoyens ro-
mains à l’approche de l’armée de César, que Lucain excuse cyniquement324:
«Il faut pourtant pardonner une telle panique: s’ils ont peur, c’est que
Pompée fuit». L’auteur anonyme détourne légèrement cette idée pour jus-
tifier la lâcheté d’un duc autrefois valeureux par la légitimité et la supé-
riorité du roi Henri325: «Que personne ne s’étonne qu’un guerrier norma-
lement si courageux se soit enfui, puisque souvent la plus juste et victo-

threnos et éloge funèbre. L’un des principaux objectifs méthodologiques de mon livre est d’ailleurs
justement de privilégier, parmi les critères de classification des œuvres, les modèles imités, les
contenus, idées et intentions particulières, par rapport à l’application formaliste de genres littéraires
dont le statut est extrêmement aléatoire au Moyen Âge.
318. Les chapitres 3 à 7 commencent tous par la description des dangers et se terminent par la
victoire d’Henri; cf. Haefele, p. 20 ss. A propos du concept de fortuna, qui n’est positif qu’en appa-
rence, cf. Bornscheuer, p. 154 s., 164 ss. (contre Haefele qui évoque l’idée gemanique du «König-
sheil»).
319. V. Heinrici ch. 4, p. 422.6.
320. Ibid., p. 422.2: Rodolfum ducem super se regem creatum invenit … ante paratus ad fugam quam
ad pugnam, ante pulsus quam victus.
321. Ibid., p. 422.4 s.: Facile est regnum accipere, difficile tueri.
322. Comme le pense Schneider, p. 129.
323. Ph. I 510: O faciles dare summa deos eademque tueri / difficile.
324. Ph. I 521 s.: danda tamen venia est tantorum, danda pavorum: Pompeio fugiente timent.
325. V. Heinrici, ch. 4, p. 422.5 s.: Sed nulli mirum sit virum in rebus bellicis exercitatum et strenuum
nunc fugisse, quia sepe iustior et victrix causa fortes in metum mittit et in fugam.
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166 entre histoire et littérature

rieuse cause met en crainte et fuite des hommes vaillants». Plus qu’une
simple adaptation du vers I 128 à une situation différente326, il s’agit ici
d’une inversion délibérée de toute la pensée du passage Ph. I 124-128327.
Le biographe suggère (nulli mirum) que la juste cause pourrait être la cau-
se victorieuse, mais il atténue sa supposition par un prudent saepe: Henri
possède toujours le charisme d’un roi sacré et d’un Caesar invictus. Cela
concorde avec la mentalité d’une époque qui pratique les ordalies et com-
bats singuliers afin de connaître le «jugement de Dieu». Le sort de Rudolf,
qui perd la main avec laquelle il avait juré fidélité au roi avant de perdre
la vie, est interprété comme une punition divine328. Si la formule iustior et
victrix causa est un des clichés les plus répandus de «l’historiographie du
succès», il ne faut cependant pas exclure une lecture plus subtile. Si l’on
suppose les lecteurs cléricaux familiers de la Pharsale et de plus parfaite-
ment informés de la fin d’Henri IV, cette insistance sur la justesse de la
cause victorieuse pourrait n’être qu’un procédé pour introduire un peu de
suspense par une illusion bientôt cruellement détrompée.
Quoi qu’il en soit, l’auteur continue par un petit portrait moral de Ru-
dolf, savante marqueterie de réminiscences de Salluste et de Lucain. Le pa-
rallèle entre le conflit d’Henri et Rudolf et celui de César et Pompée est là
encore évident. Rudolf s’enfuit devant la «plus juste cause» parce qu’il re-
connaît sa faute329. La convoitise a corrompu cet homme vaillant et droit:
«il s’est laissé vaincre par la cupidité qui vainc tout, et en usurpateur a sa-
crifié la fidélité à un honneur incertain». La perversion de la vertu par la
guerre civile est un motif récurrent de Lucain330, et le vers V 345, presque
proverbial au Moyen Âge, est un clin d’œil à la Pharsale: Iste R. dux eximius
… veri rectique tenax «fortis in armis», deique spectatus in omni genere virtutum,
iste, inquam, avaricia, quae vincit omnia, victus … La formule fortis in armis
est extraite de la harangue de César aux mutins de Placentia, dans laquel-
le il loue et insulte en même temps son ancien officier Labiénus331: «un
brave dans les armées de César, maintenant vil transfuge ayant Pompée
pour chef». Le parallèle se confirme ensuite par une allusion à Pompée: si

326. C’est ce que loue Schneider, p. 130.


327. Cf. supra, n. 192.
328. V. Heinrici, ch. 4, p. 424.17 ss.: Nam abscisa R. dextera dignissimam periurii vindictam de-
monstravit, qui fidem domino suo regi iuratam violare non timuit.
329. Ibid., p. 422.6 s.: O avaritiam … quae saepe ipsas virutes ad vicia trahit!
330. Par ex. Ph. VI 147 s.: Pronus ad omne nefas et qui nesciret, in armis / quam magnum virtus cri-
men civilibus esset.
331. Ph. V 345 s.: Fortis in armis / Cesareis Labienus erat; nunc transfuga vilis; cf. Silvestre.
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lucain au moyen âge 167

Rudolf ne s’était pas enfui et avait été arrêté, il aurait subi le même sort332,
cuius caput si deprehensus esset, vindex gladius digne rotaret. Nous voyons donc,
dans cette première partie de la biographie, les réminiscences de Lucain
servir à assimiler le roi à César et ses ennemis à Pompée; la vanité de leur
rébellion est fustigée avec sarcasme, parfois même jusqu’à la caricature333.
«Ils se ruent sur tout le mal»334. Ils se jettent dans d’autres bella nullos ha-
bitura triumphos (Ph. I 12), car même quand ils réussissent à vaincre335, «la
victoire gagnée avec d’autant plus de crimes, mérite d’autant moins de
gloire». Par ailleurs, la relation entre légitimité et succès, typique de tou-
te historiographie dynastique au Moyen Âge, prouve les vertus d’un roi
qui apparaît comme le possesseur d’une bonne et durable Fortune, quand
ses ennemis doutent de la leur336.
Après la première défaite du roi, les emprunts à Lucain sont d’un autre
ordre. Le biographe est troublé par l’évolution du règne d’Henri IV, et c’est
dans cette aporie qu’il puise les expressions les plus noires dans la Pharsa-
le. La guerre entre le père et le fils, ou plutôt entre les partisans d’Henri IV
et d’Henri (V) – «plus que civile» elle aussi –, est l’œuvre d’une Fortuna

332. Ph. VIII 672 s.: ense rotare se trouve dans une parenthèse sur les exécutions: Tunc nervos ve-
nasque secat nodosaque frangit / ossa diu: nondum artis erat caput ense rotare. «Ce n’était pas encore un art
de couper une tête d’un coup circulaire de l’épée».
333. Par ex. à la fin du ch. 4, p. 424, la mort honteuse de l’antiroi Hermann de Salm, portans
inane nomen regis (cf. Ph. V 389), tué par une femme qui lui jette une meule du haut de la tour; sans
doute une invention de notre auteur calquée sur la mort d’Abimelech (Jud. 9. 50-54) et contenant
une allusion à la roue de Fortune. Cette meule est exaltée ainsi: Felix es et multi semper nominis mola;
cf. Ph. VIII 139: Heu nimium felix aeterno nomine Lesbos. Sur cet épisode cf. Schneider, p. 105 et Born-
scheuer, p. 166.
334. V. Heinrici, ch. 2, p. 416.25: per omne nefas ruebant; cf. Ph. V 312 s.: per omne fasque nefasque
rues; cf. également V. Heinrici ch. 4, p. 424.1 à propos de la mort de transfuges: Heu miserrimi, qui-
bus pretium et scleris causa fuit et necis, quos in uno loco et crimen involvit et vindicta; cf. Ph. VII 747 ss.:
quae fossa, quis agger / sustineat pretium belli scelerumque petentes et ibid., VII 89: Involvat populos una for-
tuna ruina. – V. Heinrici, p. 424.6: solis peditibus miserabile fatum incubuit; cf. Ph. IV 27 s.: in pedites
fatum miserabile belli incubuit.
335. V. Heinrici, ch. 4, p. 424.7 s.: victoria quanto maioris sceleris, tanto minoris tituli fuit; l’idée gé-
nérale et quasi proverbiale de Ph. I 12 se combine ici avec une réminiscence précise d’Ovide, Met.
XIII 334: Victori titulum quam Dictys Helopsque minorem.
336. Le début du ch. 5, p. 426 est parlant: Post hanc regum fortunam in creatione regum diu hesita-
tum est et casus praeteriti metus erat futuri. Vicit tandem cupiditas … Cf. Ph. VII 547: fortuna Caesaris
haesit (cité aussi infra, n. 352); ibid., II 233: praeteritique memor flebat metuensque futuri. – Il n’est pas
sûr que l’auteur ait envisagé une véritable syncrisis entre un nouveau César et de nouveaux Pompées
(les antirois), car il y a trop d’incongruités dans une telle comparaison. Il suffit de penser que chez
Lucain c’est Pompée qui représente la légitimité et César la rébellion et le crime de «convoitise».
Mais les réminiscences relevés sont toutes pertinentes si on y voit des indices renvoyant non pas à
une comparaison conséquente des deux héros, mais séparément soit à César, soit à Pompée. Pour
l’historien de la cause impériale il va de soi que César, du moins dans cette première partie de
l’œuvre, est un héros positif.
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168 entre histoire et littérature

foncièrement mauvaise. Le destin semble alors soutenir le jeune Henri,


qui, à travers plusieurs réminiscences de la Pharsale, assume clairement les
traits de César, du tyran sans scrupule fier de son étoile. Les succès du fils
rebelle se suivent sans interruptions, tandis que le sort du vrai héros, Hen-
ri IV, nouveau Pompée, ne cesse de se dégrader.
Le chapitre 9 relate comment le jeune Henri a été poussé à la rébellion
par de mauvais conseillers, avec des arguments proches de ceux de Curion
(Ph. I 273-291) pour convaincre César de la guerre: différer l’accès au trô-
ne à la mort du père banni par l’Église et haï de la noblesse pourrait faire
le jeu d’un autre usurpateur, rompre le serment prêté à un excommunié
n’est pas blâmable, etc. … Bien qu’il n’y ait pas dans ce cas de correspon-
dance phraséologique ni peut-être même contextuelle, on ne peut s’empê-
cher de penser au vers I 281 de Lucain, proverbial au Moyen Âge337: tolle
moras semper nocuit differre paratis. Ce passage précède d’ailleurs une véri-
table imitiatio de Lucain qui redistribue les rôles: le père se transforme en
Pompée martyr et le fils en César téméraire, plus tard338 désigné par im-
patiens morae qui rappelle le tolle moras … de Curion.
Au cours des premières batailles, l’empereur ordonne de rendre une for-
teresse assiégée par les troupes de son fils afin d’éviter un massacre339: «En
vain il (le fils) l’assiégerait encore aujourd’hui, sauf si la faim qui conquiert
tout ne l’avait pas conquise». C’est une allusion à la déconfiture d’un offi-
cier de César (Ph. IV 409 s.): cautus ab incurso belli, si sola recedat / expugnat
quae tuta, fames. Plus loin340, la fuite d’Henri IV est justifiée par le souci
paternel d’empêcher le fils de commettre un parricide: «il pensa céder au
crime et à la fortune et s’enfuit». Scelus et fortuna sont appliquées ici au jeu-
ne Henri. Les deux notions s’associent dans un hendiadyoin qui évoque un
mal se traduisant à la fois par des victoires et la déchéance morale du re-
belle. Cet amalgame sémantique du crime et de la fortune renvoie effecti-
vement au César de Lucain341, mais le biographe se réclame également de

337. Cf. R. Walsh: le vers I 281 est même cité oralement et par écrit dans les échanges diplo-
matiques de Charles le Téméraire et Louis XI. C’est évidemment une preuve de la proverbialité du
vers et non pas, comme Walsh tente péniblement de le prouver, de la culture littéraire de ces deux
princes. Cf. également Beer, Caesar, p. 52, 139 s.; Paratore, Dante, p. 176 ss.; Fraenkel p. 42 s.;
Sanford, Quotations, p. 5 ss.
338. Infra, n. 349.
339. V. Heinrici, ch. 9, p. 444.2 s.: adhuc ibi cassa obsidione laboraret, excepto si sola fames quae cunc-
ta expugnat, illud non expugnaret.
340. Ibid., p. 444.28: sceleri fortunaeque cedendum putavit et… fugit; Schneider relève aussi Sallus-
te, Cat. 34.2: fortunae cedere.
341. Schottes, p. 1115 ss., 144 ss., 169 ss.; Ahl, Phars., p. 293 ss.
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lucain au moyen âge 169

la théodicée chrétienne quand il ajoute que par la fuite de l’empereur la


grâce divine empêcha un malheur encore plus grand342.
Néanmoins cette fuite providentielle est présentée plus loin, dans la
transition au 10e chapitre, comme une catastrophe militaire dont les
conséquences sont décrites à la manière de Lucain. Cette fuite entraîne une
vague de désertions du camp impérial vers le camp ennemi343, si bien que
le jeune Henri convoque la réunion des grands à Mayence344: «Pour pres-
ser la fortune favorable à lui, il invite beaucoup de monde afin que tous sa-
chent qu’il veut être le maître du monde», ce qui rappelle Lucain: «Il pres-
sait ses succès, s’attachait à la faveur divine, repoussant tout obstacle au
pouvoir suprême» … «La fortune a-t-elle fait un effort suffisant …, pour
que tu sois l’arbitre du globe, le maître du monde?»345.
Finalement, contre toute vérité historique, l’empereur, emprisonné par
son fils, abdique346: «… il répondit ce à quoi la nécessité le força, qu’il re-
noncerait librement à l’empire sans y être contraint, parce que ses forces
étaient déjà trop faibles et qu’il n’avait plus envie de tenir les rênes d’un
gouvernement, dont, par un long usage, il avait appris qu’il représente
plus un fardeau qu’une gloire»347. Le connaisseur de la Pharsale peut y voir
une inversion positive du caractère de Pompée dont le désir de gloire n’est
pas diminué par la vieillesse348: «… sur le déclin de la vie, rendu moins
belliqueux par un long usage de la toge, il a désappris dans la paix le mé-
tier de chef; en quête de la gloire, il fait beaucoup pour le vulgaire».
D’autres réminiscences de Lucain rehaussent le caractère dramatique de la

342. V. Heinrici, ch. 9, p. 444.28 s.: … ad similitudinem David ne filius parricida fieret, fugit. Quam
mirabiliter gratia Dei operatur!
343. Ibid., ch. 9, p. 446.9 s.
344. Ibid., ch. 10, p. 446.10 s.: ut faventem sibi fortunam urgueret … invitavit proceres, accersivit mul-
tos, ut cunctis innotesceret quia dominus rerum esse vellet.
345. Ph. I 148 s.: Successibus urguere suos, instari favori / numinis, impellens, quidquid sibi summa pe-
tenti / obstaret. Les soldats à César après sa traversée démoniaque de l’Adriatique (V 696 ss.): sufficit
ad fatum belli favor iste laborque / Fortunae … / … non rector ut orbis / nec dominus rerum, … esses? On
peut également penser au fils incapable de Pompée, qui demande à l’oracle (Ph. VI 592 ss.): liceat
mihi noscere finem / quem belli fortuna paret. Non ultima turbae / pars ego Romanae, Magni clarissima proles
/ vel dominus rerum vel tanti funeris heres.
346. On a supposé que cette invention traduisait la peur de l’auteur de s’attirer la colère du suc-
cesseur sur le trône. Mais, l’auteur étant inconnu et l’ensemble des descriptions du caractère d’Hen-
ri V tellement noir et satirique, une telle hypothèse est invraisemblable.
347. Ibid., ch. 10, p. 450.2 ss.: quod necessitas coegit, respondit se … imperio renunciare, non vi coac-
tum, sed propria voluntate inductum, sibi iam defecisse vires ad moderandi regni habenas, non se iam eius cu-
piditate teneri, quod longo usu didicisset habere plus molestiae quam gloriae.
348. Ph. I 129 ss.: Alter vergentibus annis / in senium longoque togae tranquillior usu / dedicit iam pace
ducem famaeque petitor / multa dare in vulgus.
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170 entre histoire et littérature

scène. «Le discours et le sort de l’empereur poussèrent beaucoup de gens


aux gémissements et aux larmes (Ph. IX 146 s.), mais même la nature ne
put émouvoir le fils. Et lorsque son père se jeta aux pieds du fils, celui-ci
ne le regarda même pas, alors qu’il aurait dû lui-même se jeter aux pieds
d’un père dont, successeur désigné mais impatient du retard (Ph.VI 424),
il avait prématurément usurpé le règne»349. En renonçant à la dignité im-
périale Henri IV comme Pompée «se retire en privé»: privatus discessit350.
Dans le 11e chapitre, Henri (V) essuie un revers passager quand les ha-
bitants de Ruffach se soulèvent, ruit inrevocabile vulgus (Ph. I 509)351, ce qui
est décrit avec des tournures lucanéennes appliquées à César352: «quand il
entra en Alsace, sa fortune hésita un peu (Ph. VII 547); parce qu’elle osa
tant contre lui (IV 429 s.), il suspecta le conseil de son père …», mais ce
n’est qu’un petit retard dans sa marche triomphale. Ce ne sont plus main-
tenant les «fortunes de guerre» de deux héros qui s’opposent, mais la bon-
ne chance imméritée d’un scélérat et le malheur d’un innocent. Tandis que
le fils se fie à une fortune qui garantit son ascension, le père en triomphe
par sa patience et sa soumission chrétiennes. Les deux derniers chapitres
peignent Henri (V) dans des couleurs sombres qui rappellent le vainqueur
sanguinaire de Pharsale, victor cruentus353. L’historien s’étonne lui-même de
l’injuste logique de Fortune qui, proverbialement inconstante, est cette
fois devenue constante354: «Chose étonnante que la perfidie ait jamais eu
une fortune si régulière». Le caractère capricieux et imprévisible que Boè-
ce attribue à Fortune est, au XIe siècle, la principale caractéristique de cet-
te figure emblématique. Pourtant le biographe d’Henri IV hésite: la frau-

349. V. Heinrici, ch. 10, p. 450.8 ss.: Multos et oratio imperatoris et fortuna ad gemitus et lacrimas
commovit, filium autem ad miserationem nec ipsa natura movere potuit. Et cum caderet ad pedes filii, … nec
vultum nec animum ad patrem reflexit, cum ipse potius ad patrios pedes advolvi debuisset, eo quod illi regnum,
cuius heres designatus ab ispo fuerat, impatiens morae praeripuisset. Ph. IX 146 s.: … in gemitus et lacrimas
/ dolorem effudit. Cette tournure répandue est peut-être due au hasard, ce qui n’est pas le cas pour
Ph. VI 424: imaptiens morae. L’impatience de César est l’essence du caractère que Lucain veut lui at-
tribuer; cf. Ph. I 204, 264, 281; V 410, 477; VII 240: aeger quippe morae flagransque …
350. Privatus est un qualicatif fréquent de Pompée, cf. Ph. I 324, II 278 désignant son caractè-
re pacifique, contraire à celui de César: V 539; cf. infra, n. 405.
351. C’est encore un lieu commun sans signification particulière, même si ce cliché se trouve
également dans le De bello Saxonico III 175; cf. supra, n. 315.
352. V. Heinrici, ch. 11, p. 25 ss.: Cum autem intrasset Alsaciam, ibi fortuna eius aliquantulum hae-
sit (cf. supra, n. 336) … Sed quod in se fortuna tantum ausa est ex patris consilio prodisse suspicatus.
353. V. Heinrici, ch. 12, p. 4558.5 = Ph. V 758.
354. V. Heinrici, ch. 10, p. 448.8: Mirum fraudem umquam tam ordinatam fortunam habuisse L’étonne-
ment concernant la constance de fortune est déjà un topos poétique ancien; cf. Ovide, Trist. V 8. 18;
Boèce, Cons. Phil. II 1, 10: Servavit (fortuna) … in ipsa sui mutabilitate constantiam; Hildebert de Lavar-
din, Carmen 22, 15 (éd. Scott): Mirabar sic te, te sic, Fortuna fidelem, / Mirabar stabilem, que levis esse soles.
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lucain au moyen âge 171

de est d’ordinaire victime des lois de Fortune, son succès est normalement
de courte durée. Ici, tout se renverse: Fortune, fidèle au fils, représente la
victoire «régulière» et permanente de l’iniquité. Nous ne sommes pas loin
de Lucain, de son principe ius datum sceleri (I 2) et de sa Fortune négative
qui s’identifie à fatum ou tyché355.
Pourtant, malgré cette analogie rhétorique, la pensée du biographe se
distingue nettement du pessimisme de Lucain et ne quitte pas vraiment le
cadre d’une œuvre édifiante. Plus la fortuna ordinata qui fait souffrir Henri
IV est effroyable, plus le contraste entre les misères de ce monde et la «fé-
licité» de l’au-delà est frappant356. Il est curieux qu’une biographie à ten-
dance apologétique, voire panégyrique, ne puisse éviter ce lieu commun du
contemptus mundi et fasse de son héros un exemple parmi d’autres de la fra-
gilité du monde. Dans cette perspective l’activité politique et militaire de
l’empereur est sans intérêt, ce sont ses qualités chrétiennes qui lui assurent
le salut éternel357. Il est probable que le biographe, faute de pouvoir justi-
fier les échecs de son héros qui aurait dû régner en dux invictus et felix, doit
se contenter de célébrer ses vertus intérieures et sa gloire éternelle, trans-
formant ainsi le genre de l’historiographie ottonienne et salienne en bio-
graphie édifiante sans intérêt politique358. À cette justification surnaturel-
le, sur le modèle de la Vie de saint Martin de Sulpice Sévère359, se superpo-
sent quelques éléments de la morale stoïcienne qui ont inspiré Lucain pour
l’exaltation de la fin de Pompée. Il y a une relation peut-être inconsciente
entre la mort d’Henri IV et celle de son tragique précurseur, que le poète,
par un amer paradoxe, qualifie malgré tout de felix, et dont il décrit l’as-
cension posthume au ciel dans une semi-apothéose360.

355. Cf. Bornscheuer, p. 155 s.


356. V. Heinrici, ch. 13, p. 466.2 ss.: Felix es imperator H., qui tales excubias, tales intercessores tibi
parasti, qui nunc multipliciter auctum de manu Domini recipis, quod in manus pauperum abscondisti. Turbo-
lentum regnum pro tranquillo, defectivum pro aeterno, terrenum pro celesti mutasti. Cf. l’excellente analyse
de toute la partie finale par Bornscheuer, p. 155 s., 163 s., 167.
357. Beumann, p. 239 s.: «um der Krone des Lebens teilhaftig zu werden, die Heinrich im Jen-
seits erringt, braucht man nun allerdings … keine irdische Krone getragen zu haben … Heinrichs
himmlisches Königtum wird ausdrücklich adversativ seinem irdischen, die posthume felicitas der
fragilen fortuna seiner Erdentage gegenübergestellt».
358. Cf. Beumann, p. 223, sur cette tranformation; Stein, p. 117 s.: «History thus becomes a
mere instance of the wish to be released from history».
359. Beumann, p. 217 s.
360. Ph. IX 1-18; cf. les ultima verba de Pompée dans Ph. VIII 630 ss. Sum tamen, o superi, fe-
lix nullique potestas / hoc auferre deo, mutantur prospera vita, / non fit morte miser. Caton exalte Pom-
pée dans Ph. IX 208 ss.: O felix, cui summa dies fuit obvia victo / … / scire mori sors prima viris, sed
proxima cogi.
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172 entre histoire et littérature

Ce n’est pas dans ce dénouement religieux d’une vie manquée que rési-
de l’apport majeur de la Pharsale, mais dans les problèmes apparemment
insolubles de cette existence. Le biographe focalise toute son attention sur
une tragédie qu’il tente d’expliquer par les vérités rassurantes de la foi,
mais l’œuvre s’achève pourtant par une lamentation sur une «fortune
meurtrière». Une tension sensible, qui s’inspire de Salluste et de Lucain,
s’établit entre la part qu’il prend aux événements accablants et ses tenta-
tives pour leur donner un sens supérieur361.
Le biographe emprunte à Lucain les moyens d’exprimer sa perplexité et
sa consternation et de construire une historia sur la base d’un destin per-
sonnel incompréhensible. Ce point le rapproche d’Othon de Freising, qui,
lui aussi, utilise la Pharsale pour exprimer ses propres apories face à son
époque. Le biographe d’Henri se situe bien sûr à un niveau moins général,
moins philosophique. Ce n’est pas l’absurdité apocalyptique de la querelle
des investitures qui le préoccupe, mais seulement une de ses conséquences
désastreuses: la succession d’usurpateurs renversant toute la morale féoda-
le de la loyauté ou fides, et surtout l’énormité du scelus d’Henri (V), la «fu-
reur» d’un fils contre son propre père362. Le biographe indigné ne consi-
dère ces monstruosités que sous l’aspect moral: elles proviennent de l’in-
sondable méchanceté humaine. Il est incapable d’en expliquer la cause
réelle: la dissolution des valeurs féodales au cours de la politique des ana-
thèmes de l’Église et de l’empire. Il évite d’aborder un des problèmes ins-
titutionnels les plus controversés de son époque, la validité des serments
de fidélité envers les souverains excommuniés et l’absolution des péchés en
récompense d’une telle trahison. L’auteur remarque bien le lien entre l’ex-
communication d’Henri et les soulèvements dans l’empire, mais s’abstient
de toute opinion personnelle sur la légitimité du conflit qui oppose Gré-
goire VII à Henri IV. Il laisse expressément en suspens la question du droit
de l’Empereur à déposer un pape suspect de simonie363.
Cette indécision pose le problème essentiel pour les historiens de ce
conflit: la culpabilité de tous les protagonistes. Une interprétation répan-

361. Cf. surtout Beumann, p. 201-240; Stein, p. 107 ss.


362. Bornscheuer, p. 152 ss., 164 ss.; Lotter, p. 322 ss.
363. Ibid., ch. 6, p. 430.16 s.: Mihi autem in medio res relinquenda est (cf. Salluste, Cat. 19.6) cum
incerta nec possim defendere nec ausim affirmare. De même, à propos du rôle réel de Grégoire VII dans
les soulèvements contre Henri (ch. 4, p. 422.13 ss.): Fuere tamen qui dicerent ab apostolico eum inmis-
sum … et hoc in argumentum sibi sumebant, quod apostolicus tacuit, dum post absolutionem regis Rodolfus re-
gnum invasit, iuxta illud comici «Qui tacet, satis laudat» (Ter. Eun. III 2, 23).
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lucain au moyen âge 173

due de la fin malheureuse du règne d’Henri IV et de la rébellion d’Henri


V présente ces évènements comme la punition divine des «crimes» du
prince contre le pape et comme la conséquence de son excommunication.
Plusieurs indices montrent que c’est probablement pour des raisons apolo-
gétiques que l’auteur remplace ce contexte par un drame de la légitimité
dynastique. C’est ce que montre la transition du 6e au 7e chapitre, qui,
dans une perspective factuelle, aurait dû relever la péripétie essentielle de
la vie de l’empereur. Tout ce qui précède ne raconte que l’ascension provi-
dentielle du roi ainsi que les échecs et défaites des usurpateurs. À l’apogée
des chapitres 6 à 8 quelques autres succès du roi sont rapportés: la conquê-
te de Rome, le couronnement impérial par l’antipape Clément III et l’or-
donnance d’une paix générale. C’est seulement dans les chapitres 8 à 13
que nous assistons à sa lente dégradation, à une véritable historia calamita-
tum364. Les pages consacrées à la péripétie elle-même restent curieusement
ambivalentes365. Elles ne relèvent clairement aucune faute du héros, mais
se contentent d’amorcer à travers le parallèle avec la Fortune de César une
critique immédiatement désavouée par la suite du récit. Henri est d’abord
exalté comme le «vainqueur fortuné montant chaque jour à un degré de
succès encore plus haut»366. Mais immédiatement après, à propos de la
préparation de la guerre d’Italie, le narrateur cite Lucain367 pour comparer
Henri à Hannibal et à César traversant les Alpes, et admoneste le roi368:
«Cesses, je te supplie, ô roi glorieux, cesse de t’efforcer à précipiter le chef
de l’Église du haut de son sommet et en lui rendant l’offense de devenir
coupable!» Ce recours à l’amour chrétien de l’ennemi est plus rhétorique
que réaliste dans la situation décrite. Mais il permet à l’auteur d’accuser le
pape d’être l’initiateur de «l’offense» sans pour autant excuser le roi de la
lui avoir rendue. Puisque celui-ci exécute effectivement ce contre quoi le
narrateur l’a prévenu, on s’étonne de l’absence de condamnation. Ce passa-

364. La comparaison avec Abélard n’est pas fortuite, cf. von Moos, Lucan und Abaelard, p. 424 ss.
365. On pourrait comparer l’Historia calamitatum d’Abélard et d’autres histoires décrivant une
conversion ou une dégradation subite de leur héros, comme la Vie d’Adalbert de Brème par Adam.
366. V. Heinrici ch. 6, p. 428.16 ss.: Regis tamen fortuna vicit … Itaque res regis in altiorem et feli-
ciorem statum se cottidie promovebat.
367. Ibid., ch. 6, 430.22: Cf. Ph. I 304 s (dans la harangue de César qui se compare à Hanni-
bal): Non secus ingenti bellorum Roma tumultu / concutitur quam si Poenus transcenderit Alpes / Hannibal.
Cf. Sanford, Quotations …, p. 7 s. à propos de l’emploi de ces vers dans la critique d’autres expé-
ditions de rois allemands au-delà des Alpes.
368. Ibid., ch. 6, p. 430.6 s.: Cessa, obsecro, rex gloriose, cessa ab hoc molimine, ut aecclesiasticum ca-
put de suo culmine deicias et in reddenda iniuria te reum facis!
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174 entre histoire et littérature

ge se termine, comme tous les précédents chapitres, par une scène de


triomphe particulièrement solennelle, le couronnement impérial du roi à
Rome. Une courte transition nous rappelle les troubles en Allemagne369:
«Enfin l’empereur portant le signe de sa nouvelle dignité est rentré dans
le royaume des Teutons. Mais aucune fortune n’est longue …». Ce passa-
ge marque une coupure dans la disposition de la biographie; le concept de
fortune qui, appliqué aux succès de l’empereur, est jusqu’ici positif ou
neutre, devient pour la première fois péjoratif dans un sens boécien. For-
tune représente les biens de ce monde que le sage méprise pour ne s’atta-
cher qu’à la félicité intérieure ou éternelle. Cette petite sentence sur la
brièveté de fortune sert donc de transition au récit des rébellions catastro-
phiques des deux fils de l’empereur, Conrad et Henri (V). Henri IV appa-
raît comme le juste persécuté qui supporte sa fortuna, son malheur ter-
restre, avec une constance religieuse et morale. L’auteur écarte ainsi le pro-
blème spirituel de la culpabilité et du châtiment qu’il a discrètement ef-
fleuré au début du 6e chapitre. Avec une stratégie de détournement dont
les raisons apologétiques ne sont que trop visibles, il le remplace par la
condamnation des crimes du fils et par l’exaltation quasi hagiographique
des derniers jours du père. Les contradictions ne manquent pas; si elles
n’apparaissent pas avec trop d’évidence, c’est que, comme dans beaucoup
d’autres récits médiévaux, le concept polysémique de «fortune» fonction-
ne comme une échappatoire.

La comparaison de ces deux exemples historiographiques pris dans des


domaines thématiques voisins conduit à établir un lien entre les change-
ments profonds qui ont bouleversé la société du XIe au XIIe siècle et la «re-
naissance» manifeste de la Pharsale dans les écoles et la pratique littéraire
de la même époque. Peu de conflits peuvent se reconnaître aussi bien dans
la Pharsale que ceux suscités par la réforme grégorienne. Bien que les
guerres «absurdes» entre chrétiens n’aient jamais fait défaut et bien qu’à
partir de l’an mille elles aient été critiquées au nom de la «paix de Dieu»,
(si ce n’est de la sécurité économique), la Pharsale n’apparaît pas encore
dans cette littérature «pacifiste» comme dehortatio a civili bello370. Cette

369. Ibid., ch. 7, p. 434.19: Denique imperator … novae dignitatis apicem gerens in Teutonicum re-
gnum reversus est. Sed nulla fortuna longa est.
370. Cf. G. Duby, Guerre et société dans l’Europe féodale, dans Concetto, storia, miti ed immagini
del Medio Evvo, ed. V. Branca, Venezia 1973, p. 448-482, en part. 476 ss. Le Waltharius, parodie de
l’idéal guerrier et critique de la discorde, ne contient pas de réminiscences de Lucain, bien que le
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lucain au moyen âge 175

fonction ne lui échoit que dans la seconde moitié du XIe siècle avec la cri-
se décisive «des deux glaives». Encore faut-il préciser que, si le poème
gagne un impact «antimilitariste», c’est uniquement comme condamna-
tion de la guerre idéologique. À ce moment historique précis, quand l’uni-
té politico-religieuse du pouvoir ecclésiastique et du pouvoir séculier, qui
ne posait guère problème dans l’Église impériale, tend à se désintégrer, la
Pharsale devient en peu de temps la source privilégiée des auteurs sati-
riques et didactiques371.
C’est manifeste à travers les citations des pamphlets appelés libelli de lite.
Prenons comme exemple le livre anonyme De unitate ecclesiae conservanda.
Ici, comme chez Othon de Freising, les événements, présentés comme une
immense rerum confusio, pourraient faire le sujet d’une tragedia plus que
d’une historia, car chacun combat contre chacun et toutes les institutions
et valeurs établies dépérissent. Le comble du malheur est que chacun «se
recommande d’un grand arbitre», que chaque parti croit avoir «d’avanta-
ge le droit de prendre les armes»372 et qu’enfin la victoire doit toujours et
nécessairement se trouver du côté du plus grand scélérat373. C’est un dé-
veloppement acerbe des vers 126-127 du premier livre de la Pharsale: quis
iustius induit arma / scire nefas, magno se judice quisque tuetur. La citation a
également été utilisée pour ironiser sur l’abondance de «grands arbitres» à

sujet aurait pu s’y prêter; cf. D’Angelo,Waltharius, Memoria …; Kratz; O. Zwierlein, Das Wal-
tharius-Epos und seine lateinischen Vorbilder, Antike und Abendland 16 (1970), p. 153-184.
371. Sur ce changement cf. Leonardi, Agostino (n. 175); Staubach, p. 49 s.; idem, Der König
als membrum diaboli.
372. Liber de unitate ecclesiae conservanda 19, MG Libelli de lite 2 (1892), p 214.33 ss.: Exinde di-
visa est ecclesia et divisa sunt ecclesiae sacerdotia, atque omnia scandalorum orta sunt genera; exinde crevit gra-
ve et diuturnum bellum, et non solum civile bellum, sed etiam plus quam civile bellum (Ph. I 1) …; exinde
etiam crevit illa iniustitia, ut … postquam «leges bello siluere coactae» (Ph. I 277) impleatur iam domini
sententia … Ibid., p. 222.15 ss.: Sed iam facta divisione imperii simul et sacerdotii surrexit rex adversus re-
gem, gens adversus gentem, episcopus adversus episcopum, populus contra populum. Exinde vero quantae caedes
factae sint hominum … quanta etiam rerum confusio exinde facta sit in omni ecclesia, indigere videtur tra-
goedia magis quam historia. «Magno se iudice quisque tuetur», dum uterque rex «iuste arma se induisse ar-
bitratur» (Ph. I 126 s.).
373. Ibid., p. 251.15 ss. sur les combats autour de Würzburg (également racontés dans la V.
Heinrici, ch. 4) pendant lesquels un évêque sanguinaire inspecte les cadavres à la manière de César:
ac deinde circa occisorum corpora … gloriando dixit: «Ecce modo apparet, ecce modo apparet ubi iustitia sit,
cum apud nos, inquit, victoria sit! Haec est illa dies … fato quae teste probet «quis iustius arma» sumpserit,
haec acies «victum factura nocentem» (Ph. VII 259 s.; cf. Ph. VII 737 s.). Sed «iustitia et pax osculatae
sunt se»(Ps. 84.11), quoniam neutra potest absque altera esse. Studium autem et gloria est eorum, qui perti-
nent ad terrenam civitatem, effundere humanum sanguinem, cum filii pacis hi sint filii dei. At illius sangui-
neae crudelitatis episcopi «nulla loci facies revocat feralibus arvis / haerentes oculos, celsos cumulis aequantia
colles / corpora, sidentesque in tabem spectat acervos» (Ph. VII 788-791 racourci). Certe talis vir sanguineus
alienus est, hostis est, quem sensus doloris non tetigit in prostratis fratribus. Cf. Z. Zafarana, Ricerche sul
«Liber de unitate ecclesiae conervanda», Studi Medievali 7 (1966), p. 617-700.
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176 entre histoire et littérature

l’époque des schismes où chacun «ne se fie qu’à son propre jugement»374.
Ces exemples montrent suffisamment comment Lucain a pu devenir le mo-
dèle du sarcasme sublime.

VI. UN POÈTE SATIRIQUE CHEZ JEAN DE SALISBURY

J’aimerais enfin illustrer ce même art de l’ironie mordante chez un au-


teur qui passe pour le meilleur connaisseur de la littérature ancienne au
XIIe siècle, Jean de Salisbury. De tous les écrivains que nous étudions ici,
c’est lui qui fait les plus fréquentes et plus profondes allusions à la Pharsa-
le. Je me bornerai à un seul chapitre de son Policraticus, le 23e du huitième
et dernier livre, qui traite des schismes en général et de celui de l’antipa-
pe Anaclet II (de 1130 à 1138) en particulier375. Jean y montre un intérêt
particulier pour les événements de son temps. Si cette attention est com-
parable à celle d’Othon et du biographe d’Henri IV, sa maîtrise littéraire
dans l’imitation lucanéenne dépasse tous nos précédents exemples.
Le titre annonce succinctement la leçon que Jean pense tirer du De bel-
lo civili376: «Qu’il faut suivre le conseil de Brutus contre ceux qui ne riva-
lisent pas seulement pour le suprême pontificat mais se combattent schis-
matiquement, et qu’il n’y a pas de repos pour les tyrans». Cela se réfère au
dialogue nocturne entre Caton et son neveu Brutus, futur meurtrier de Cé-
sar. Ce dernier, indécis sur le parti à prendre dans cette guerre, vient de-
mander conseil à Caton. Il présente ses hésitations sous forme d’une délibe-
ratio qui rappelle d’autant plus les controverses fictives des écoles de rhé-
teurs qu’il se fait l’avocat du diable377. Contre la participation il expose

374. Suger de St-Denis,Vita Ludovici grossi, éd. H. Waquet, Paris 1929, p. 259 (à propos du
schisme d’Anaclet): … sicque schisma perniciosum statuendo Christi domini tunicam inconsutibilem discin-
dendo, partiti sunt ecclesiam dei, et dum «magno se iudice quisque tuetur» (Ph. I 127) alii alios alliciunt,
alii alios anathemate innodant, iudicium praeter suum non attendunt. Sur l’emploi de Ph. I 126 s. par Jean
de Salisbury, cf. P. von Moos, Die angesehende Meinung. Studien zum endoxon im Mittelalter IV:
Johann von Salisbury, Mittellat. Jahrb. 34.2 (1999), p. 1-55, en part. 36 s.; idem, Geschichte, p. 328
ss. sur Pol. VII 12, p. 142.5 ss., VII 19, p. 175-178.
375. Pol. VIII 23, vol. II, p. 399-411 (je ne citerai que les pages et lignes). L’analyse de toute
les références à Lucain dans le Policraticus serait un travail de longue haleine. L’édition de Webb
donne une liste presqu’exhaustive des citations, mais est beaucoup moins complète en ce qui
concerne les réminiscences et allusions.
376. Pol. VIII 23: Consilio Bruti utendum esse adversus eos qui pro summo pontificatu non modo certant,
sed schismatice dimicant; et quod tirannis nichil quietum.
377. Cf. Bonner, Education, p. 2 ss. (le cas se trouve chez Cicéron, Top. 21, 82; De orat. III 29,
112; Quintilien, Inst. III 5, 6 et Sénèque, Ep. 14, 13); à propos de la prédilection de Jean pour ces
débats rhétoriques, cf. von Moos, Geschichte, p. 286 ss.
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lucain au moyen âge 177

successivement deux arguments: l’impiété fondamentale d’une guerre ci-


vile et la certitude que la victoire de l’un ou l’autre des partis fomentera un
despote. La réponse de Caton confirme le premier argument: cette guerre
est bien un sacrilège, summum nefas, mais le sage doit consentir à l’inévi-
table, au fatum dont les dieux sont responsables, crimen erit superis … (ex-
pression typique de l’audace antireligieuse de Lucain), mais mourir pour
Rome préservera sa liberté intérieure. Ainsi Caton convainc Brutus de
joindre les rangs des Pompéens378.
Ce résumé, ainsi que le titre du chapitre, montre que Jean de Salisbury
penche en faveur des arguments de Brutus. C’est le signe d’une aemulatio
en profondeur qui retourne l’idéal stoïcien et républicain de Caton pour
prôner l’indifférence et la neutralité politique initiales de Brutus. Cette vo-
lonté de surpasser la Pharsale est palpable dès le début du chapitre379: «À
nouveau des guerres plus que civiles ont été lancées et tout ce qui fut an-
ticipé à Philippes, Leucade, en Égypte et Espagne, tout ce qui a été perpé-
tré de façon sacrilège, la guerre des prêtres l’a purifié». L’incipit bella plus
quam civilia de Lucain est associé à une réminiscence des derniers vers du
livre VII qui renchérissent également sur plusieurs batailles du passé380:
«Dieux laissez nous haïr les terres coupables? Pourquoi … absoudre tout
l’univers? Le désastre de l’Hespérie … et Modène et Leucade ont purifié
Philippes». Dans le Policraticus toutes les guerres passées sont surpassées et
«disculpées par la guerre des prêtres».
Après une invective pathétique contre les bagarreurs cléricaux qui, com-
me César et sa soldatesque, ne sont guidés que par l’appât du gain381, Jean
réussit une nouvelle auxesis: rien n’est plus fatal pour l’homme que le ty-
ran, et encore plus dangereux que le tyran séculier est le «tyran sacerdo-
tal». Il reprend la plainte des soldats romains avant les combats382 avec

378. Cf. la succincte analyse d’Adatte.


379. Pol. p. 400.19-32: Concitata sunt iterum bella plus quam civilia, et Cesarem et Pompeium et quic-
quid Philippis, Leucade, Mutinae, in Egipto Hispaniave praesumptum est, quidquid impie gestum, pugna sa-
cerdotalis absolvit. Abélard, qui connaît également très bien la Pharsale, tire des conclusions exacte-
ment contraires du même épisode; cf. von Moos, Lucan und Abaelard, p. 431 ss. et idem, Les Col-
lationes d’Abélard, supra, p. 62-63 et Beer, Cato, p. 56: normalement le Moyen Âge préfère la
«prouesse» de Caton au «pacifisme» de Brutus. Comme pour d’autres aspects il y a donc un Lucain
pour les chevaliers et un Lucain pour les clercs; cf. supra, n. 224.
380. Ph. VII 869-872: O superi … liceat terra odisse nocentes. / Quid totum premitis, quid totum ab-
solvitis orbem? / … / et Mutina et Leucas puros fecere Philippos.
381. Pol., p. 401.12-24 avec la citation de Ph. III 118-121: usque adeo solus ferrum mortemque ti-
mere / auri nescit amor … pars vilissima rerum / certamen movistis, opes.
382. Pol., p. 402.1-4.
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178 entre histoire et littérature

des vers qui rappellent le second argument de Brutus383: «Faut-il une tel-
le abondance de crimes inouïs pour chercher lequel des deux commandera
Rome? À peine eût-il fallu susciter la guerre civile pour que ce ne fût ni
l’un ni l’autre». Plutôt que d’accuser le destin ou des «dieux cruels», Jean
met cette discorde absurde sous le signe apocalyptique de Satan384: «Un
nouveau jugement de ce monde est célébré, et son Prince qui a été éjecté
dans la passion du Christ, revient semer les scandales. Bienheureux soit qui
n’est pas entortillé par ses pièges!» Suivent d’autres allusions à Lucain ha-
bilement mêlées à des réminiscences bibliques385: ces tyrans ecclésias-
tiques «rejettent toute l’humilité du ministère et aspirent à dominer
même au-dessus des rois». Tandis que la «charité se refroidit» (Matth. 24,
12), ils posent leurs trônes vers le Nord diabolique (Is. 14, 13) et productos
odere pares (Ph. IV 710)386. Ce demi-vers n’est compréhensible que dans le
contexte auquel Jean fait allusion, une harangue de Curion qui recom-
mande à ses soldats de ne pas comparer les chefs ni peser les causes de la
guerre, mais de se jeter aveuglément dans le combat: «Ce qu’ils haïssent
ce sont des partenaires». Jean s’exclame387: «qu’ils eussent donc suivi le
conseil de Brutus, duquel l’a détourné l’autorité de Caton sous la menace
de la guerre! Car Brutus avait d’abord décidé de s’abstenir de la guerre ci-
vile, dans laquelle plus que quelqu’un est engagé, plus il est inique et
monstrueux. Voici ce qu’il dit388: Tu as Brutus qui est ennemi, non pas
maintenant de César et de Pompée, mais, après la guerre, du vainqueur».
Jean de Salisbury, le théoricien du tyrannicide, cite ce vers final du discours
de Brutus dont il connaît la fonction prospective et en résume la quintes-
sence: Brutus ne veut pas s’engager dans une guerre après laquelle il lui
faudra se débarrasser du vainqueur, donc de César, d’autant plus que cette
guerre rend coupables tous les adhérents. Jean cite encore un autre vers sur
cette dialectique de la victoire nécessairement délétère, Ph. VII 263 un dis-
cours de Pompée389: «Aucune main n’est pure quand l’arbitre de la guer-
re aura changé».

383. Ph. II 60-63: Tantone novorum / proventu scelerum quaerunt uter imperet orbi? / Vix tanti fuerat
civilia bella movere / ut neuter.
384. Ibid., p. 401.24 ss.
385. Ibid., p. 402.5 ss.
386. Ibid., p. 402.12-14.
387. Ibid., p. 402.14-16; Jean est donc conscient que ce n’est pas Brutus qui a convaincu Ca-
ton, mais l’inverse.
388. Ibid., p. 402.20 s. = Ph. II 283 s.: Nunc neque Pompeii Brutum nec Cesaris hostem post bellum
victoris habes.
389. Ibid., p. 403.16: Nulla manus belli mutato iudice pura est.
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lucain au moyen âge 179

On peut se demander si Jean est conscient de l’originalité de ses juge-


ments sur les trois protagonistes de la Pharsale. Selon l’un des clichés les
plus répandus, le Moyen Âge n’aurait vu en Brutus que le traître et vil as-
sassin du bon prince César, fondateur glorieux d’un empire de paix, et ce
seraient seulement les tendances républicaines de la Renaissance italienne
qui aurait inversé ces valeurs390. Le Policraticus suffit à enrayer ce poncif.
Mais il ne faut évidemment pas tomber dans l’excès opposé. Jean de Salis-
bury, on ne peut pas assez le répéter, est une exception intellectuelle au
Moyen Âge, et il ne faut pas en extrapoler des conclusions trop générales
sur son époque. La vraie question se situe ailleurs391: A-t-il pris au sérieux
la réalité des personnages et leur interdépendance historique ou bien ne les
a-t-il utilisés que comme des exempla puisés non dans l’histoire, mais dans
la littérature ancienne? Il est essentiel de comprendre que le Moyen Âge
dissocie les héros de l’Antiquité de leurs causes et partis. Si Brutus passe
pour un traître, cela n’excuse pas nécessairement sa victime, et cela n’em-
pêche pas nécessairement la vénération de ce «saint païen» qu’est Caton,
bien qu’il soit l’ami de Brutus et l’adversaire de César. Ce sont des exempla
plurifonctionnels et non des personnes historiques au sens de l’historicisme
moderne. Jean de Salisbury lui-même décrit César comme un tyran justi-
fiant le tyrannicide392 et loue Caton comme un héros qui meurt pour la li-
berté de la patrie393. Il ne faut surtout pas attendre de la consistance histo-
rique d’auteurs qui ne cherchent qu’à puiser des leçons édifiantes dans l’his-
toria magistra. Cette conception de l’histoire pragmatique domine jusqu’au
XVIIIe siècle, malgré l’importance croissante de l’histoire «antiquaire ou
philologique» qui commence avec Pétrarque et dont notre téléologisme
moderne fait un progrès394. Les «falsifications» historiques commises par

390. Une liste d’exemples (surtout de spécialistes de Dante) chez von Moos, Lucans tragedia, p.
169, n. 133, cf. supra, n. 8, 379. Lucain est également loué en tant que défenseur républicain de la
liberté et adversaire de César autant que de Néron dans la notice citée plus haut n. 187 du Chroni-
con Laetiense. Leeker, p. 53 ss., 189 ss., dresse un tableau exhaustif des jugements sur César dans les
littératures romanes, qui sont majoritairement positifs, et conclut (p. 201 ss.) que la dévalorisation
républicaine commence seulement avec l’humanisme italien. Ce résultat provient de sa spécialisa-
tion sur des textes vernaculaires, qui, comme le Faits des Romains, sont écrits pour des publics laïcs,
le plus souvent courtois. L’étude de la littérature latine et cléricale du Moyen Âge sur le sujet au-
rait considérablement changé la donne. Cf. une observation analogue concernant la matière
d’Alexandre, n. 224.
391. Ce problème est un motif essentiel de mon livre sur le Policraticus et les exempla (Geschichte).
392. Pol. VIII 19 (surtout p. 365.27 s.).
393. Pol. VII 25.
394. Cf. von Moos, Geschichte, p. 533 ss. et infra ch. 4, p. 205 ss.
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180 entre histoire et littérature

Jean ne sont pas naïves, mais conscientes et intentionnelles. Il y aurait plus


de naïveté anachronique à lui imputer notre mentalité historiciste.
Si Jean exalte Brutus, ce n’est pas au détriment de César mais de Caton
qu’il le fait. Or, la critique de ce dernier est loin d’être exceptionnelle au
Moyen Âge. Le sage le plus adoré de la fin de l’Antiquité païenne passe
alors pour un exemple de l’hyper-rigorisme stoïcien, de la vaine sagesse
«qui enfle», et son suicide est considéré comme particulièrement inutile et
ridicule. Jean ne remet pas en question cette mauvaise réputation d’un
sage qui, pour lui, s’est trompé en choisissant le parti perdant de Pompée
et en a été puni. En remplaçant deis par Deo dans le célèbre victrix causa deis
placuit, sed victa Catoni Jean donne un accent chrétien à la pensée de Lu-
cain395: «la cause du vainqueur a plu à Dieu, mais celle du vaincu à Ca-
ton». L’inégalité des deux pôles de la comparaison fait de Caton le symbo-
le augustinien de cette vertu humaine autosuffisante qui n’est qu’un «vice
splendide», un orgueil qui croit pouvoir se passer de la grâce. Jean de Sa-
lisbury invoque Caton autant comme modèle de sagesse que de fatuité.
Dans son chapitre sur «la comédie ou plutôt tragédie de ce monde» il fait
un portrait caustique de ce représentant de la vaine gloire des philosophes
anciens qui se fient plus à eux-mêmes qu’à Dieu. Cette interprétation est
d’ailleurs répandue dans les commentaires sur Lucain, qui voient en Caton
la propre cause de son malheur. L’homme propose, Dieu dispose. La Provi-
dence a décidé contre Caton pour démontrer que, sans «la vraie lumière»
de la foi, même l’intelligence de l’homme le plus sage et vertueux est «obs-
curcie par les ténèbres de l’ignorance»396.
Chez Jean cependant cette critique conventionnelle intervient à peine:
ce qui discrédite Caton c’est sa participation à la guerre civile. Les causes
et enjeux du conflit sont sans intérêt, voire dérisoires. C’est ce que fait res-
sortir le passage moqueur qui suit397: Jean imagine un combat singulier,
qui opposerait les deux protagonistes, César et Pompée ou les prétendants
au pontificat, car selon Quintilien398 les anciens appelaient «guerres» ce
que nous appelons «duels». «Que sans danger pour Rome – sine orbis et ur-

395. Pol., p. 403.3.


396. A propos de l’ambivalence de Caton cf. Biller; Crevatin; Beer, Cato; De Angelis, Lucano,
p. 145 ss.; Auerbach, p. 85 ss.
397. Ibid., p. 403.4 ss.
398. Inst. I 4, 5 à propos de la phonétique et de la confusion de certaines consonnes en latin ana-
logue à la différence du spiritus asper et lenis en grec: sed «b» quoque in locum aliarum dedimus ali-
quando, … nec non eadem fecit ex «duello bellum» unde «Duelios» quidam dicere «Belios» ausi. Jean
confond ces deux noms propres avec «guerre» et «combat singulier».
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lucain au moyen âge 181

bis periculo – l’un des deux duellistes, emporte la victoire ou plutôt celui
que Dieu approuvera ou permettra d’être vainqueur». Le monde dans ce
cas ne serait ni divisé ni inquiété; il aurait au contraire lieu de se réjouir
d’une telle victoire solitaire et «plus encore si tous les deux ou personne ne
vainquaient». Qu’importe399: «le crime du schisme rend égaux ceux qu’il
souille» (Ph. V 290). Dans une verve satirique inspirée de Lucain, Jean se
plaît encore à énumérer les divers supplices que le vainqueur pourrait in-
fliger au vaincu et qui sont ceux qu’ont effectivement subis les antipapes
déposés dans le passé: d’être noyé dans le Tibre, enfermé dans un couvent,
banni sur l’île de Lipari, etc.400
Le véritable danger ne provient pas de quelques individus ambitieux qui
se combattent et s’entre-tuent, mais de leurs partisans; ce sont eux qui
mettent en marche «une guerre du peuple contre le peuple». «Toutes les
guerres civiles cesseront quand il n’y aura plus personne pour soutenir la
prétention téméraire (si praesumptioni desit temeritatis adiutor)401. À l’idée
qu’un peuple puisse être séduit par démagogie Jean objecte402: «personne
ne pourrait inciter les concitoyens à la fureur, si la folie elle-même ne les
charmait un peu». Ce n’est pas seulement le tyran qui séduit le peuple, le
peuple peut inciter un chef à devenir un tyran. Rien ne peut justifier une
guerre civile. «La nécessité de se déchaîner les uns contre les autres n’exis-
te pas, ou est au plus haut point imaginaire»403. C’est ce que le poeta gra-
vissimus Lucain, dont Quintilien exalte les qualités d’orateur, veut dire:
qu’il faut se prémunir contre les dangers et que le public ne peut pas être
contraint au crime par un seul. Cet éloge, déjà cité dans le cadre des juge-
ments sur le poète historien404, accompagné dans ce chapitre de citations
nombreuses et peu connus de la Pharsale, indique surtout que l’idée cen-
trale, la comparaison d’un combat singulier avec la guerre civile, est inspi-
rée par le IVe livre, dont Jean cite immédiatement huit vers essentiels
contenant l’apostrophe du poète aux soldats, lors de la fraternisation des
troupes ennemies à Ilerda (IV 181-188)405: «[Le soldat] quoique pur enco-

399. Pol., p. 403.19 s.: «facinus» enim schismatis «quos inquinat aequat».
400. Ibid., p. 403.10 ss.
401. Pol., p. 404.1 s.
402. Ibid., p. 404.2 s.
403. Ibid., p. 404.4 s.
404. Supra, n. 86.
405. Pol., p. 404.12-20 = Ph. IV 181-188: Hic quamvis nullo maculatus sanguine miles / quae po-
tuit fecisse timet, Quid pectora pulsas? / quid vesane gemis? Quid fletus fundis inanes? / Nec te sponte tua sce-
leri parere fateris? / Usque adeone times quem tu facis esse timendum? / Classica det bello: diros tu neglige
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182 entre histoire et littérature

re de sang, a peur de ce qu’il aurait pu faire. Pourquoi te frapper la poitrine?


Pourquoi gémir, insensé? Pourquoi répandre des larmes vaines et ne pas
avouer que tu cèdes volontairement à un crime? Redoutes-tu donc tant ce-
lui que tu rends toi-même redoutable? Il fait sonner la charge? N’écoute pas
ces accents cruels! Il lève les enseignes? Ne le suis pas! Bientôt Erynis, qui
trouble la cité, s’effondrera, et César, rendu à la vie privée, aimera son gendre
Pompée». Jean, comme stimulé par ces vers pathétiques, conclut sur le
même ton406. «Voyez, voyez la bonne voie! Pourvu que l’Église s’élève dans
la liberté de l’Esprit, qu’elle refuse de se soumettre au service de l’iniquité,
cette voie lui permettra d’abolir tous les schismes, ou bien de laisser les schis-
matiques se combattre entre eux-mêmes». Notons encore le curieux emploi
du terme «privé» dans la citation. Il correspond à une idée centrale de la
théorie politique de Jean, qui définit la tyrannie comme l’emprise du privé
sur le public, comme le franchissement d’un Rubicon mental entre l’ambi-
tion individuelle et l’appropriation du bien commun. Le vœu du poète à pro-
pos d’Ilerda est inverse: rendre un tyran public à la vie privée c’est rétablir
l’ordre et la paix. Dans un autre contexte, Jean cite le discours de Pompée
qui se justifie comme chef de guerre républicain dans une éthopée adressée
à César: «Jusqu’où un peuple libre a pu mener un citoyen j’y suis monté, et
au-dessus de moi je n’ai rien laissé que le trône. Tu n’as pas l’ambition d’un
particulier, toi, qui te prépares à dépasser Pompée»407. Jean entend expliquer
ainsi la différence entre le roi légitime (rex a recte agendo) et le tyran qui abu-
se du pouvoir public en homme privé408: un prélat par exemple409 «qui sous
le prétexte de la liberté de l’Église cherche à régner sur les princes» commet
un crime que Jean, en adaptant l’hyperbole bella plus quam civilia, appelle
«un crime public, ou si on pouvait le dire, plus que public»410.

cantus: / signa ferat; cessa: iam iam civilis Erinis / concidet et Cesar generum privatus amabit. La compa-
raison a été également inspiré par Ph. IV 702-710, cité dans Pol., p. 402.12-14.
406. Ibid., p. 404.21-24.
407. Ph. II 562-564: quo potuit civem populus perducere liber / ascendi supraque nihil nisi regna reli-
qui: / non privata cupis, Romana quisquis in urbe / Pompeium transire paras.
408. Pol. VII 20, p. 346.13-19 (17: Ph. II 562-564): Et quidem non solum reges tirannidem exercent;
privatorum plurimi tiranni sunt … Sur l’emploi de «public et privé» chez Jean cf. P. von Moos, «Öf-
fentlich» und «privat» im Mittelalter. Zu einem Problem historischer Begriffsbildung (Schriften der Philos.-
hist.Klasse der Heidelberger Akademie der Wissenschaften 33), Heidelberg 2004, p. 80-83, sur la défini-
tion de la tyrannie comme un franchissement du Rubicon entre privé et public, entre ambition per-
sonnelle et bien commun, dans Pol. VII 20, p. 346.17 et VIII 17, p. 189.12, chaque fois à la base
de Ph. II 562-564 (supra, n. 407).
409. Pol. VIII 17, p. 189.8-15 (12: Ph. II 562-564): arrogantius privatorum vota transgreditur qui
sub imagine libertatis principibus appetit dominari.
410. Pol. III 15 (le célèbre chapitre sur la légitimité du tyrannicide), vol. I, 233. 1 s.: Tirannis
ergo non modo publicum crimen est sed, si fieri posset, plus quam publicum est.
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lucain au moyen âge 183

Pour revenir au chapitre sur le schisme, même si on y devine encore une


trace de la définition canonique de la Pharsale comme dehortatio a civili bel-
lo, mais interprété dans le sens de l’Ecclésiastique 3, 2: «qui aime le dan-
ger y tombera», l’accent principal n’est pas mis sur la guerre et la paix mais
sur les responsabilités individuelles en face d’une aporie ecclésiale qui exi-
ge et le refus de chacun de tout engagement, et la renonciation des pré-
tendants à la tiare. Ce thème annoncé par le sous-titre: quod tyrannis nichil
quietum est traité dans la seconde partie du chapitre, où les références à Lu-
cain se font plus rares et se combinent avec des témoignages bibliques.
Ainsi le glaive de Pierre, premier pontifex romain, tiré pour couper l’oreille
de Malchus, doit, sur l’ordre du Seigneur, reposer dans son fourreau jusqu’à
la fin du monde (Jean 18, 10 s.), et les disciples qui se précipitent pour éra-
diquer l’ivraie sont sommés d’attendre les «anges moissonneurs» du Juge-
ment dernier411. Entre ce rappel à l’«anéantissement» (kenosis) dans la pas-
sion du Christ et l’exhortation à la patience jusqu’à la Parousie, Jean tisse
subtilement deux réminiscences de Lucain. La première se trouve dans le
discours de Brutus à Caton contre l’engagement du sage412: «D’autres
viendront coupables à la guerre, toi tu le deviendras par elle». Ces paroles
d’une étonnante concision et d’une obscurité recherchée sont bien com-
prises de Jean413: il y va de l’intégrité morale du sage. Caton, l’image
même de la vertu, a tout à perdre dans une guerre sacrilège, tandis que les
autres n’ont rien à y perdre puisqu’ils ont déjà perdu leur innocence. Voi-
ci comment Jean applique cette idée au schisme414: «Les schismatiques
viennent coupables à la guerre sacerdotale, mais les justes qui consentent
le deviennent par elle».
La seconde référence est une citation de quatre vers415, témoignage sar-
castique de l’agressivité de Lucain à l’encontre de la religion romaine (III
315-318); Jean (sans nommer l’auteur: illud ethnicum) l’applique aux pré-

411. C’est une combinaison raffinéee de Matth. 26, 52 s. (cf. Jean 18.10 s.): «Alors Jésus lui dit:
‘Rengaine ton glaive … Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon père, qui me fournirait
sur-le-champ plus de douze légions d’anges’» et de Matth. 13, 28-30, 39, la parabole du bon grain
et de l’ivraie semée par le diable, qui ne seront séparés qu’à la fin des temps par les «anges mois-
sonneurs». Sur l’importance de cette parabole dans l’histoire de la tolérance cf. supra, n. 270.
412. Ph. II 259: Accipient alios, facient te bella nocentem.
413. Cf. Adatte, p. 235.
414. Pol., p. 405.9 s.: Schismaticos nocentes accipiunt sed consentientes iustos nocentes faciunt bella sacer-
dotalia. Webb ne signale pas la réminiscence.
415. Ibid., p. 405.13-16 = Ph. III 315-318: Si celicolis furor arma dedisset, / aut si terrigenae temp-
tarent astra gigantes, / non tamen auderet pietas humana vel armis / vel votis prodesse Iovi.
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184 entre histoire et littérature

textes religieux du schisme: «Si la fureur avait donné des armes aux habi-
tants du ciel, ou si les géants nés de la terre essayaient d’aborder les astres,
la piété humaine n’oserait pourtant ni par ses armes ni par ses vœux se-
conder Jupiter». Jean ajoute les vers proverbiaux (I 126 s.)416: «C’est un
sacrilège de vouloir savoir qui des deux a plus le droit de prendre les
armes», pour exprimer que dans une telle aporie une justification même
religieuse est naïve. Certes, serait-il pieux de soutenir un pape catholique
contre un pape schismatique. Mais comment les reconnaître? Les schisma-
tiques sont menteurs et prétendent qu’ils sont eux-mêmes catholiques.
Que faire? Réserver la cause à l’examen de Dieu, qui seul connaît les
cœurs? Mais il faut se décider d’une façon ou d’une autre. C’est encore Lu-
cain qui inspire une solution. C’est l’esprit de discorde ostensible qui tra-
hit le schismatique417. Dans le discours dissuasif de Brutus se trouve un
passage qui confronte la discorde humaine à l’harmonie cosmique des
astres et à la paix intérieure du sage418: «La discorde trouble les plus petits
des êtres, les plus grands conservent la paix». Jean n’ose cependant pas ci-
ter le contexte païen pourtant essentiel à la compréhension de ces vers, qui
sont introduits chez Lucain par (II 271 s.): nubes excedit Olympus. / Lege deum
minimas rerum etc. Cette citation sert de transition à des exemples my-
thiques, Phaéton, Icare, Damocle, des ambitieux punis de leur hybris par
une chute spectaculaire. Ils illustrent, à côté de l’exemple historique
d’Anaclet, le sort lamentable qu’auront tous les antipapes419. Jean conclut
de façon assez personnelle, en s’appuyant sur le souvenir d’une conversa-
tion avec son ami Nicolas Breakspeare, le pape régnant Adrien IV420:
«Bien que tous honorent le sommet du pontificat suprême, moi, je pense,
qu’il vaut mieux, tant que la religion le permet, le fuir que de l’accepter.
… J’invoque le témoignage de notre seigneur Adrien, selon lequel per-
sonne n’est plus misérable que le pape romain, aucune condition plus mal-

416. Ibid., p. 405.17 s.


417. Cf. von Moos, Occulta cordis, Médiévales 29 (1995), p. 131-140; ibid., 30 (1996), 117-138,
en part. 124 s., réimprimé dans ce volume, p. 596-598; L. Mauro, Tra publica damna e communis uti-
litas. L’aspetto sociale della morale di Abelardo e i libri poenitentiales, Medioevo 23 (1987), p. 103-
122 à propos des jugements et sanctions institutionnelles fondées sur le notoire et le manifeste: par-
ce que les hommes ne peuvent juger que des actes visibles, ils doivent s’abstenir de scruter les in-
tentions secrètes connues de Dieu seul, bien que ce soient exclusivement celles-ci qui comptent de-
vant la justice divine.
418. Ibid., p. 407.18 s. = Ph. II 272 s.: minimas rerum discorida turbat, / pacem magna tenent.
419. Ibid., p. 407.20 ss., p. 406.20 ss.
420. Ibid., p. 409.1 ss.: Sed licet omnes summi pontificatus apicem deferant, quantum salva religione li-
cet fugiendum quam suscipiendum arbitror sapienti. Ut enim ex conscientia verum loquar, illius laboriosissi-
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lucain au moyen âge 185

heureuse que la sienne. Même s’il n’avait pas d’autres problèmes, il serait
vite écrasé par le seul poids de son travail. Il m’a confié d’avoir trouvé sur
le trône de Pierre tant de misères qu’en comparaison toutes les amertumes
subies précédemment lui semblaient des joies d’une vie heureuse …».
Nous voilà donc, grâce à Lucain, après les miseriae regum de la vie d’Henri
IV, devant les miseriae pontificum de Jean de Salisbury.
Le chapitre contre les schismes est un étonnant document d’imitation
qui, tout en montrant une parfaite connaissance de la Pharsale, en retour-
ne consciemment le sens en prenant parti pour Brutus, contre Caton et Lu-
cain. Dans la tradition ininterrompue du débat ancien entre otium et nego-
tium, ce retournement rappelle plutôt la position de Sénèque que celle de
Cicéron, et anticipe en quelque sorte le retrait de Pétrarque de la vie acti-
ve en faveur d’un otium de sage ou d’intellectuel421. Mais ce sont des appa-
rences trompeuses. L’ensemble du Policraticus se lit plutôt comme un plai-
doyer pour les vertus actives et les responsabilités politiques et comme un
hommage soutenu à Cicéron. Si Jean, dans ce chapitre, donne dans un
«mépris du monde» habituellement associé à Lucain, et le présente à la
manière non moins habituelle un peu quiétiste et humaniste de Boèce,
c’est que ses motifs se réfèrent très concrètement à un problème de poli-
tique ecclésiale qui ne lui permet pas d’autre option. Quand, en automne
1159, il termine son Policraticus, Adrien IV, le seul pape anglais, est mou-
rant alors que le conflit avec Frédéric Barberousse rend un nouveau schis-
me imminent422. Il éclate en effet peu après l’élection d’Alexandre III et
dure 18 ans, pendant lesquels trois antipapes se succèdent. Le chapitre VIII
23, un des derniers de l’ouvrage, est sans doute écrit dans la crainte de ces
événements et a pour but d’avertir ceux qui un jour pourraient devenir les

ma et, quantum ad statum praesentis seculi pertinet, miserrima videtur esse conditio. Ibid., p. 410.11 ss.: Do-
minum Adrianum … huius rei testem invoco, quia Romano pontifice nemo miserabilior est, conditione eius nul-
la miserior. Et, licet nichil aliud ledat, necesse est ut citissime vel solo labore deficiat. Fatetur enim in ea sede
se tantas miserias invenisse ut facta collatione praesentium tota praecedens amaritudo iocunditas et vita felicis-
sima fuerit … Cf. A. Paravcini Bagliani, Il corpo del papa, Torino 1994, p. 13 s.
421. P. von Moos, Les solitudes de Pétrarque, Rassegna Europea di Letteratura Italiana 7 (1996),
p. 23-58, réimprimé dans le présent volume, ch. 17, p. 611 ss.
422. La datation du Policraticus juste avant ou juste après la mort d’Adrien peut rester un sujet
de discussion. J’ai d’abord préféré la seconde hypothèse, mais un argument en faveur de la premiè-
re est fourni par Pol., p. 410.10-411.3, où Jean prend le pape à témoin de la misère de sa charge.
Le passage commence par cuius tempora felicia faciat Deus et se termine par: dum superest, ipsum inter-
roga et crede experto. Il est donc encore vivant, mais la formule «tant qu’il subsiste encore» pourrait
indiquer sa mort imminente. Sur Adrien cf. Adrian IV, the English Pope, éd. B. Bolton - A. J. Dug-
gan, Ashgate 2003.
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186 entre histoire et littérature

grands adiutores d’un pape schismatiquement élu, puisque le Policraticus est


adressé au chancelier Thomas Becket et, à travers lui, au roi Henri II Plan-
tagenêt423. Jean de Salisbury, allié d’un pape d’orientation grégorienne, re-
fuse la participation à un conflit nécessairement autodestructif pour l’É-
glise, en la réforme et la liberté de laquelle il ne perd pas espoir, contrai-
rement à Lucain, qui n’en a plus dans le rétablissement de la République
et exalte un engagement suicidaire. C’est ce qui explique son adhésion à la
dissuasio de Brutus et la transformation de la «tragédie» de Caton en sati-
re ou pamphlet sur l’absurdité de la «guerre des prêtres»424.

VII. CONCLUSIONS

Les témoignages de l’influence de Lucain que nous venons d’examiner


ont en commun une méditation sur la guerre civile qui aboutit à une apo-
logie des valeurs durables, de la paix dans ce monde et dans l’autre. Sur ce
point la base idéologique du pessimisme de Lucain n’a indéniablement pas
exercé une influence remarquable, même sur des œuvres qui s’approprient
des idées fortes du poème. Mais ces textes, qui exposent les événements
graves de leur époque, font tous apparaître un antagonisme fondamental
entre les faits et leur explication, entre l’expérience d’une réalité chaotique
et l’effort pour lui donner un sens, entre le désespoir et la consolation phi-
losophique et théologique. C’est dans cette tension qu’il faut chercher l’ap-
port du pessimisme lucanéen425. Elle diffère en intensité d’un auteur à
l’autre, et ce n’est pas toujours chez le plus fidèle et brillant imitateur de
la Pharsale qu’elle atteint son plus haut degré.

423. Dans le dernier chapitre du Metalogicon (IV 42), achevé peu de temps après le Policraticus,
Jean se lamente sur la mort d’Adrien et sur le schisme. On y trouve des passages analogues bien que
les réminiscences de Lucain y soient moins fréquentes, cf. par ex. Met., p. 183.28 ss.: Omnium vero
mentes magis exulcerat scissura ecclesiae, quae … contigit, tanto patre sublato. Expetivit eam Sathanas ut cri-
braret sicut triticum, et undique alterius Iudae proditoris ministerio amaritudines et scandala spargit (cf. Luc.
22, 31 et Pol., p. 401.24 ss.). Oriuntur bella plus quam civilia (Ph. I 1), sacerdotalia enim sunt et frater-
na (cf. Pol., p. 400.19 ss.). Nunc iudicium est mundi, et timendum ne partem stellarum secum involvat ami-
bitiosi ruina proditoris. Ve autem illi per quem hoc scandalum venit … (Ioh 12. 31. Apoc. 12.4; Matth.
18, 7; 26, 24) «Le traître» c’est l’antipape Victor IV soutenu par Frédéric Barberousse.
424. A propos du goût de Jean pour la satire cf. von Moos, Geschichte, p. 290, 547 ss.
425. A propos de la légitimité du concept de «pessimisme» appliqué au Moyen Âge cf. supra,
n. 299; Jaeger, Pessimism; F. Graus, Goldenes Zeitalter, Zeitschelte und Lob der guten alten Zeit,
dans ses Ausgewählte Aufsätze, Struttgart 2002, p. 93-130; J. Decorte, Geschichte und Eschatolo-
gie. Vom Nutzen und Nachteil der Historie für das mittelalterliche Leben, Miscellanea Mediaevalia
29, Ende und Vollendung, éd. J. A. Aertsen - M. Pickavé, Berlin 2002, p. 150-161.
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lucain au moyen âge 187

Les défenseurs du «renouveau» et de la «réforme», confiants en l’aboli-


tion des abus, tentent de propager par leurs écrits cette mutatio in melius et
se réfèrent à la conception tragique de Lucain comme contraste satirique
de leur propre idéal. C’est le cas de Jean de Salisbury. En revanche, les his-
toriens qui sont en quelque sorte les successeurs médiévaux de Thucydide
et Tacite préfèrent à l’explication la description noire des choses426, à l’his-
toire du succès celle des échecs qui illustrent l’inanité des efforts humains.
Ils trouvent dans les catastrophes chantées par Lucain des analogies, voire
des présages. Othon de Freising et le biographe d’Henri IV, ces contem-
porains de la querelle des investitures, se sentent proches du poète acri-
monieux du déclin de Rome et de la scélératesse triomphante de César. Ils
ne remarquent probablement pas chez lui l’absence totale de cet esprit de
théodicée qui leur est si naturel, et, à une époque qui s’efforce de résoudre
tous les problèmes par des réponses dogmatiques, ils sont attirés par le pa-
thos d’un maître dans l’art de questionner et de mettre en question la réa-
lité historique.
Ajoutons – cela mériterait une autre étude – que le Moyen Âge était par
contre conscient de l’intention du poète de mettre en lumière les pro-
blèmes sans proposer de solutions. Ce n’est pas seulement pour son sujet
historique427 qu’on loue son amour de la vérité, mais aussi parce qu’il pas-
se avec Sénèque pour un philosophe agnostique, qui se veut un simple ob-
servateur du monde. Le Moyen Âge voit en lui le critique de la vaine cu-
riositas des scientifiques et «sages de ce monde». C’est dans ce sens que
sont souvent cités les vers 417-419 du Ier livre428: «Cherchez-le, vous que
tourmente le labeur de l’univers; mais pour moi toujours, Cause, qui fais
naître des mouvements si fréquents, suis la volonté des dieux et reste ca-
chée!» Ces vers sont régulièrement cités dans les encyclopédies à propos de
«la question non encore parfaitement résolue» du flux et reflux429, et sont
associés à la pieuse exclamation «Que sont magnifiques tes œuvres, Sei-
gneur»430. Jean de Salisbury les mentionne contre la «recherche superflue

426. Cf. supra, ch. V.


427. Supra, ch. II.
428. Quaerite quos agitat mundi labor; at mihi semper / tu quaecumque moves tam crebros causa meatus,
/ ut superi voluere, late!
429. Cf. Fontaine, p. 802 sur Isidore; Alexandre Neckam, De naturis rerum, éd. Wright, p. 138:
Quaestio nondum soluta perfecte. Sed non solum modernos vexat, sed et antiquos vexavit. Unde et Lucanus:
«Quaerite …».
430. Adam de Brème, Gesta Hammaburgensis Ecclesie IV 42, MG SS rer. Germ. 1917, p. 279: …
de illo aestu maris … quod miraculum prebet omnibus maximum … Cumque Macrobius et Beda videantur
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de choses inutiles» car ils invitent «les curieux à la certitude de l’inscruta-


bilité du mystère»431. Lucain est donc le poète des insolubilia ou dubitabi-
lia, et cela ne vaut pas seulement pour la science de la nature, mais aussi
pour les énigmes de l’histoire, parmi lesquelles figure en bonne place la
question: pourquoi Caton s’est-il trompé en choisissant le parti du vaincu?
Cette question rappelle celle dont se moque Sénèque: pourquoi Ulysse,
vainqueur de Troie, se trompe-t-il en choisissant son Odyssée au lieu de
rentrer simplement chez lui432? Pour Arnoul d’Orléans, Lucain a le méri-
te de ne pas poser de questions oiseuses mais de montrer les graves apories
de l’existence433: «il pose les problèmes comme un philosophe, mais ne les
résout pas, parce qu’il est poète».
J’aimerais terminer par une considération très générale: ce sont toujours
les époques d’un classicisme esthétique, allant de pair avec des structures
politiques solidement établies et incontestées, qui s’éloignent du pathos
tragique de Lucain, qui oublient ou faussent sa vision du déclin; en re-
vanche, les époques de transition, confrontées à un changement substan-
tiel, ont un goût assez «maniériste», «baroque» ou «romantique», pour ai-
mer Lucain. Les périodes de crise aiguisent la sensibilité pour un poète qui,
ne voyant plus d’issue à son idéal politique, compense son désespoir par sa
«fureur poétique», par des paradoxes amers, des images excessives et des
pointes d’une extrême obscurité recherchée. Dans sa belle étude sur la pos-
térité de Lucain, P. H. Schrijvers décrit cette évolution: la popularité de la
Pharsale suit une courbe en rapport avec les tensions politiques et sociales
de ses lecteurs. Après les crises du Moyen Âge évoquées ici, ce sont les
guerres des religions, la révolution française, le «risorgimento», la chute
de Napoléon III, les deux guerres mondiales (Gundolf: «das Pathos der
Völkertragik») et les systèmes totalitaires, national-socialiste et sovié-

ex illa re aliquid loqui, Lucanus autem nihil se scire fateatur … nobisque sufficit cum propheta dicere «quam
magnifica sunt opera tua, Domine»(Ps. 91, 6 etc.).
431. Pol. IV 40, p. 213: Est enim curiositas inutilium superflua inquisitio, in quo … fere totus occu-
patus est mundus. Quod vitium Lucanus notans dum estuantis Oceani incertas causas promeret, curiosos ad cer-
titudinem inscrutabilis secreti invitat: «Querite …»; cf. von Moos, Geschichte, p. 295 s.
432. Sénèque, Ep. 88, 7, est associé à Ph. III 264 par Laurent de Durham pour illustrer deux
«erreurs» inexplicables dans sa Consolatio de morte amici, pr. V 15, m. 5, éd. U. Kindermann, Erlan-
gen 1969, p. 156. D’autres exemples chez von Moos, Geschichte, p. 295 s., 363 s., 543; Rieks, p.
112 s.; G. G. Meersseman, Seneca maestro di spiritualità nei suoi opuscoli apocrifi dal XII al XV
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433. Arnoul d’Orléans sur I 412 et 417 ss.: Ponit tres opiniones more philosophi, sed nullam solvit
more poete. – Modo legite ita: querite, o vos philosophi, «quos agitat mundi labor», id est, qui laboratis de
causis rerum inquirendis … cf. supra, n. 196.
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tique, qui ont constamment réactualisé une épopée glorifiant une cause
perdue d’avance434.

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434. Schrijvers, p. 14 ss.; en tant qu’érudit classiciste il est opposé à toute actualisation «exoté-
rique» de Lucain qu’il présente plutôt comme un pur déclamateur virtuose recherchant l’effet et
l’originalité du sujet, cf. supra, n. 20.
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L’EXEMPLUM
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4. THE USE OF EXEMPLA IN THE POLICRATICUS


OF JOHN OF SALISBURY*

In 1165 the deanery of Salisbury was the object of royal jobbery. A long
dispute followed in which John tried to mediate by means of several let-
ters. In one of them he wrote1: ‘If my advice is asked ... I reply that in all
cases of stubborn doubt one should act as follows: first let us enquire and
follow the prescriptions of Divine Law on the matter; if this gives no cer-
tain solution, one should go back to the canons and (then) to the examples
of the saints; if nothing certain is to be found there, one should finally in-
vestigate the mind and counsel of men wise in the fear of the Lord ...’. In
this enumeration of means to enlighten problems of practical life, the ex-
empla sanctorum are placed along with the authorities of the Bible and of
Canon Law, although ranking lower than these precepts. They comple-
ment the abstract rules by concrete comparison, like legal precedents they
were meant to explain special cases or fill gaps in the law.
Another letter from the year 1167 refers to a contemporary event, the
excommunication of the emperor Frederick I. by pope Alexander III. On
account of rumour or wishful thinking John supposed that the ‘teutonic
tyrant’ had also been suspended from imperial power. ‘In this’, he says2,
‘the pope has followed the example of his predecessor Gregory VII, who
condemned the emperor Henry IV for destroying the privileges of the
Church and deposed him with a similar judgment: ... Gregory’s judgment
took effect’. Hinting at Henry’s unfortunate end he hopes for a similar ef-
fect on the tyrannical successor Barbarossa. Except for its religious conno-

* First published in The World of John of Salisbury (Studies in Church History, Subsidia 3), ed.
M. Wilks, Oxford (Blackwell) 1984. This paper was the draft of Geschichte als Topik (bibliography
n. 26) [see now my aricle ‘L’anecdote philosophique chez Jean de Salisbury’, bibliogr. n. 95].
1. Letter 217, to Reginald of Salisbury (1167), ed. W. J. Millor and C. N. L. Brooke, The Let-
ters of John of Salisbury, 2, Oxford 1979, pp. 364-366.
2. Letter 242, 2, p. 474.
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206 entre histoire et littérature

tation this is an historiographical example such as can be found at all


times, even today. An action of uncertain outcome is compared to a simi-
lar action from the past, whose positive outcome is known, and so proved
to be recommendable. It is conditioned by a deliberative situation such as
Aristotle describes in his theory of ‘paradigm’3: if an orator, he says, wants
to convince the people that in the interests of Greece, the Persian king
should be prevented from conquering Egypt, then he should call to mind
that in earlier times both Xerxes and then Darius attacked Greece only af-
ter subjugating Egypt. According to this, the present king should not be
allowed to occupy Egypt. It would be easy to quote dozens of similar ex-
amples from current world politics, right up to a comparison between the
1980 Olympics and those of 1936. Thus the basic concept of the exemplum
consists of a proof by analogy drawn from empirical data, which confirm
the expediency of an action.
There is ample evidence, particularly in his letters, to show that John
liked to use the exemplum for this simple, practical purpose. As we all
know, the Historia Pontificalis, exclusively devoted to contemporary histo-
ry, is distinguished by ‘its sureness of historical sense’. In its introduction
John presents the central idea of all pragmatic history by quoting the Dis-
ticha Catonis as follows4: ‘As the pagan says, aliena vita nobis magistra est, the
lives of others are our teachers, and whoever knows nothing of the past has-
tens blindly into the future’. The same conception of benefitting from past
experience to know more about the future also occurs frequently in other
works of his: for instance in the Metalogicon where he writes on a higher
level of abstraction5. ‘Since, as Plato observes ..., it is easy to discover na-
ture’s secrets from what happens again and again, our imagination con-
ceives of the future in terms of present and past conceptions’. – In his most
stimulating study of historical writing in the Middle Ages, Sir Richard
Southern points out6 the general interest, prevalent in the twelfth centu-
ry, in the prediction of future events. This preoccupation with ‘history as
prophecy’ led to superstitious practices like astrology and magic, which

3. Aristotle, Rhetorica II.20, 1393 a-b (cf. I.2, 1355 b-1357 b and I.9, 1368 a). W. L. Benoit,
‘Aristotle’s Example: The Rhetorical Induction’, Quarterly Journal of Speech 66 (1980), pp. 182-192.
4. Historia Pontificalis, ed. M. Chibnall, London-Edinburgh 1956, p. 3; Disticha Catonis III.13.
5. Metalogicon, ed. C. C. I. Webb, Oxford 1929, IV.10, p. 176.7-10 following Chalcidius, Comm.
in Tim. Plat. § 231. Cf. Seneca, Epp. 76, 35; 82, 2; Quintilian, Inst. III, 8. 66 following Aristotle,
Rhetorica, 1394 a 8.
6. R. W. Southern, Aspects of the European Tradition of Historical Writing, III: ‘History as Prophecy’,
Transactions of the Royal Historical Society, 5th series, 22, London 1972, pp. 159-180 at pp. 168-169.
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 207

John violently criticised as they became increasingly popular. Moreover it


promoted historical scholarship in general (which included the study of ex-
empla) as well as arousing curiosity about visionary experiences. In this
context we can cite a statement which apparently runs counter to the gen-
eral opinion of the enlightened classicist, but which in reality testifies best
to John’s truly pragmatic fascination with contemporary history: in a let-
ter from the year 11667 he asks a German colleague ‘to find out if there
was anything in Hildegard’s revelations to indicate when the schism
would end’, thus seeking enlightenment from legitimate prophecy about
the practical outcome of present events.
Scholarship has long since acknowledged John’s extraordinary sense for
historical phenomena and his achievements in ‘practical philosophy’. To
him the only valid ideas were effective ideas. He had an aversion to pure-
ly theoretical fancies and abstract conceptions. Several documents, espe-
cially his letters, support the impression of a ‘typically English’ pragma-
tist8. Yet if we look for this image in the Policraticus, his most important
work, we are intrigued at finding half the text taken up by literary exem-
pla, that is anecdotes, apophthegms and references to outstanding charac-
ters. Scholarship tends to criticise rather than praise this excessive use of
exempla. Critics claim that this literary device has prevented not only real
historical interest in the past9 but also an empirically concrete approach to

7. Letter 185, 2, pp. 224-225.


8. Cf. e.g. M. Kerner, Johannes von Salisbury und die logische Struktur seines Policraticus, Wiesbaden
1977, pp. 24-26, 205-209; Ph. Delhaye, ‘L’enseignement de la philosophie morale au XIIe siècle’,
Mediaeval Studies II (1949), pp. 81, 84, 89, 94. M. Dal Prà, Giovanni di Salisbury, Milano 1951, pp.
37, 45, 60-61, 146, 153; C. C. J. Webb, John of Salisbury, London 1932, pp. 176-178; P. Brezzi, ‘II
superamento dello schema Agostiniano nella storiografia medievale’, in ‘Forma Futuri’ for M. Pel-
legrino, Torino 1975, pp. 952-950, see p. 958; G. C. Garfagnini, ‘Ratio disserendi e ratiocinandi via:
il Metalogicon di Giovanni di Salisbury’, Studi Medievali 12 (1971), pp. 915-954, see p. 920; B. P.
Hendley, Wisdom and Eloquence: A New Interpretation of the Metalogicon of John of Salisbury, Diss. Yale
Univ. 1967; Ann Arbor Microfilm nn. 67-7021, pp. 207-210, passim; U. Odoj, Wissenschaft und
Politik bei Johannes von Salisbury, Diss. München 1974, pp. 118-120; G. Misch, Geschichte der Auto-
biographie III 2, Frankfurt 1962, p. 1250; R. W. Southern, ‘The Place of England in the Twelfth-
Century Renaissance’, History 45 (1960), pp. 201-216, see pp. 205-206; H. Liebeschütz, Mediaeval
Humanism in the Life and Writings of John of Salisbury, Studies of the Warburg Institute 17, London
1950-1968, pp. 1, 79-80, 90; id., ‘Chartres und Bologna, Naturbegriff und Staatsidee bei Johannes
von Salisbury’, Archiv für Kulturgesch. 50 (1968), pp. 3-32, see pp. 8-9; id., ‘Das zwölfte Jahrhun-
dert und die Antike’, ibid., 35 (1953), pp. 247-271, see p. 263. For references to the works of John
see below nn. 20-26.
9. Kerner, p. 32 quoting J. M. Martin, John and the Classics, Harvard Ph. Dissertation, Cam-
bridge, Mass. 1968, p. 196: ‘John’s interest in ancient history was of the most superficial kind ...’.
See Liebeschütz, Mediaeval Humanism, p. 94 calling Antiquity for John ‘a kind of picture book il-
lustrating the types of Twelfth-Century life’.
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the present10. Moreover the logic of composition seems disturbed and con-
fused by the motley short stories. ‘One thing he lacked’, Professor Brooke
reproached John, ‘was the capacity to write a book’11. In the face of mod-
ern standards of historical and pragmatic thinking the Policraticus might
disappoint us. I pass over the question whether the reason for this lies more
with us or with the work. I would prefer to know how historical and con-
temporary reality relates to literature as the only relevant medium of the
exemplum. This question is significant not only for John of Salisbury. In
several studies on the Italian Renaissance12, for instance on Salutati, Pe-
trarch and Boccaccio, the claim is made that although the moral principle
historia magistra vitae has goverened the view of history from antiquity to
early modern times, it was only the Renaissance humanists, who, driven
by a genuine thirst for knowledge, followed a consciously empirical, in-
ductive method in studying historical models. It is claimed that they were
the first to use individual exempla for reflection on problems of practical
philosophy, in order to learn concrete modes of behaviour, worthy to be
imitated. In accordance with this opinion the Middle Ages only knew a
pseudo-inductive, illustrative method of using exempla to prove and con-
vince, not to obtain knowledge; medieval exempla are said to convey, eluci-

10. J. Huizinga, Zwei prägotische Geister: Abaelard, Johannes von Salisbury (1933, 1935), Geschichte
und Kultur, Gesammelte Aufsätze, ed. K. Köster, Stuttgart 1954, pp. 161-212: pp. 200-201: ‘Wir
möchten, dass er uns mehr von seiner eigenen Zeit und weniger antike Figuren und Exempel, von
denen der Policraticus voll ist, gegeben hätte’. See also (n. 8) Misch, pp. 1184, 1188; Liebeschütz,
Med. Humanism, pp. 6, 47, 108; id., ‘Chartres und Bologna’, p. 4; Cl. Uhlig, Hofkritik im England
des Mittelalters und der Renaissance, Berlin-New York 1973, pp. 27-54, 109.
11. C. N. L. Brooke, Introduction to The Letters of John of Salisbury, 1, London-Edinburgh 1955,
p. XIV. Cf. C. Schaarschmidt, Johannes Saresberiensis nach Leben und Studien, Schriften und Philosophie,
Leipzig 1862, p. 87 quoting Justus Lipsius as in Fabricius (Bibl. med. et inf. Latinitatis VI.131, also
in PL 199. 13 C-D): ‘Polycraticus ... opus varium jucundumque lectu, et in quo centone multos pan-
nos purpureos et fragmenta melioris aevi agnovit Lipsius ad Taciti XII, 63’. See also Liebeschütz,
Med. Humanism, pp. 1-2, 61 (‘the impression of logical deficiency’), 51, 71-72, 116-117; id.,
‘Chartres und Bologna’, pp. 4, 13; Uhlig, p. 41: ‘ein Werk, dem man ... einheitliche Gedanken-
führung absprechen muss’; D. Knowles, The Evolution of Medieval Thought, London 1963, p. 137.
12. K. Stierle, ‘Geschichte als Exemplum – Exemplum als Geschichte’, Poetik und Hermeneutik,
5: Geschichte, Ereignis und Erzählung, München 1973, pp. 347-375, discussed pp. 450-452; trans-
lated as ‘L’histoire comme exemple, l’exemple comme histoire’, Poétique 10 (1972), pp. 176-198.
Cf. R. Landfester, Historia magistra vitae, Untersuchungen zur humanistischen Geschichtstheorie des 14. bis
16. Jahrhunderts (Travaux d’Humanisme et Renaissance 123), Genève 1972, pp. 10, 20, 59, 134 f.,
147; G. Buck, Article ‘Beispiel’ in Historisches Wörterbuch der Philosophie 1, ed. J. Ritter, Darmstadt
1971, cols. 819-820; E. Kessler, Das Problem des frühen Humanismus, Seine philosophische Bedeutung bei
Coluccio Salutati, München 1968, pp. 189 f.; id., Petrarca und die Geschichte, München 1978, pp. 108-
116; id., ‘Geschichtsdenken und Geschichtsschreibung bei F. Petrarca’, Archiv für Kulturgesch. 51
(1969), pp. 109-136, see pp. 112-113; H.-J. Neuschäfer, Boccaccio und der Beginn der Novelle,
München 1969, pp. 52-89. See also below n. 162.
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 209

date and didactically strengthen a doctrine which is already known or even


dogmatically fixed. Reduced to a formula this concept says that the Mid-
dle Ages used ‘history as exemplum’ or testimony, whereas the Renaissance
seriously considered ‘exemplum as history’ or real historical experience. On
principle this difference seems stimulating to me, even though it may lead
to one-sided comparisons of the two epochs. If John is said to have been
ahead of his time, a forerunner of Petrarch, then we have to study how his
use of exempla is affected by intellectual presuppositions, and whether this
is motivated by the desire for didactic illustration or by a real thirst for
knowledge, be it historical or philosophical. In other words, did his exem-
pla elucidate problems which dogmatics had already previously solved or
did they in fact provide solutions to controversial questions of the day?
The concept of the exemplum should be understood in the widest possi-
ble sense, as both event and as account of an event, as both a model and a
warning, as both an exemplary moral figure and as evidence of a thought.
We could subtly differentiate these aspects by definition, but in John’s
works they are subject to a singular intermingling. Furthermore, we must
avoid limiting preconceptions, since two groups of medievalists have long
been causing confusion with respect to the literary form of the exemplum.
On the one hand, philologists and experts on rhetoric, proceeding from the
literary practices of antiquity, have understood it to be primarily a histor-
ical model drawn from the gallery of great Roman maiores like Cato, Reg-
ulus or Fabricius, and, in addition, exemplary biblical figures and Christ-
ian saints13. On the other hand students of folklore and narrative consider

13. See Rhétorique et Histoire. L’exemplum et le modèle de comportement dans le discours antique et médié-
val, Mélanges de l’Ecole Française de Rome, Moyen Âge – Temps Modernes, 92.1, 1980, especially J. Berlioz
and J.-M. David, ‘Introduction bibliographique’ (pp. 15-23); N. Zorzetti, ‘Dimostrare e convincere’
(pp. 33-65); J.-M. David, ‘Maiorum exempla sequi: l’exemplum historique dans les discours judiciaires
de Cicéron’ (pp. 67-86). The most important studies in this direction are K. Alewelll, Das rhetorische
Paradeigma, Leipzig 1913; L. Buisson, Potestas und Caritas, Köln-Graz 1958, pp. 17-73 (‘Das exem-
plum caritatis’); id., ‘Exempla und Tradition bei Innocenz III.’, Festschrift G. Tellenbach, ‘Adel und
Kirche’, ed. J. Fleckenstein and K. Schmid, Freiburg-Basel-Wien 1968, pp. 458-476; id., ‘Die
Entstehung des Kirchenrechts’, Zeitschr. der Savigny-Stiftung für Rechtsgesch., Kanon. Abt. 52 (1966),
pp. 1-175; M. L Carlson, ‘Pagan Examples of Fortitude in the Latin Christian Apologists’, Classical
Philology 43, 1948) pp. 93-104; E. R. Curtius, Europäische Literatur und Lateinisches Mittelalter, Bern-
München 1948, pp. 67-70, 82-83, 90-92; id., ‘Zur Danteforschung’, Romanische Forschungen 56
(1942) 3-22; K. Döring, ‘Exemplum Socratis’, Studien zur Sokratesnachwirkung in der kynisch-stoischen
Popularphilosophie der frühen Kaiserzeit und im frühen Christentum, Wiesbaden 1979; J. Ehlers, ‘Gut und
Bose in der hochmittelalterlichen Historiographie’, Miscellanea Mediaevalia 11 (1977), pp. 27-71,
esp. pp. 36-41; M. Fleck, Untersuchungen zu den exempla des Valerius Maximus, Diss. Marburg 1974; J.
Gaillard, ‘Regulus selon Cicéron’, Revue des Etudes Latines 50 (1972), pp. 46-49 and id., ‘Auctoritas
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210 entre histoire et littérature

it exclusively as a homiletical short story, an entertaining and edifying but


not necessarily historical anecdote, related to the novella, fairy-tale, fabli-
au, fable, legend and miracle story14. These two groups of scholars have

Exempli’, ibid., 56 (1978), pp. 30-34; K. Gebien, Die Geschichte in Senecas philosophischen Schriften,
Diss. Konstanz 1969; W. Geerlings, ‘Christus Exemplum: Studien zur Christologie und Chris-
tusverkündigung Augustins’, Tübinger Theologische Studien 13, Mainz 1977, pp. 146-234 (Der exem-
plum-Begriff); K. Groß, ‘Auctoritas-maiorum exempla’, Studien und Mitteilungen zur Geschichte des
Benediktinerordens 58 (1940), pp. 59-67; W. Jennings, ‘Lucan’s Medieval Popularity: The Exemplum
Tradition’, Rivista di cultura classica e medioevale 16 (1974), pp. 215-233; F. P. Knapp, ‘Vergleich und
Exempel in der lateinischen Rhetorik und Poetik’, Studi Medievali 14 (1973), pp. 443 f.; and the
same in F. P. Knapp, Similitudo: Stil- und Erzählfunktion von Vergleich und Exempel in der lateinischen,
französischen und deutschen Großepik des Hochmittelalters, I (Philologica Germanica 2), Wien-Stuttgart
1975; H. Kornhardt, Exemplum: Eine bedeutungsgeschichtliche Studie, Diss. Göttingen 1936; U. Kre-
witt, Metapher und tropische Rede in der Auffassung des Mittelalters (Beihefte zum Mittellateinischen
Jahrbuch 7) Ratingen-Kastellaun-Wuppertal 1970, pp. 84-85, 97, 145, 155-156, 435, 451; H.
Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, München 1960, §§ 410-426; A. Lumpe, Art. ‘Exem-
plum’ in RAC VI (1966, cols. 1229-1257; P. von Moos, ‘Consolatio’, Studien zur mittellateinischen
Trostliteratur… (Münstersche Mittelalterschriften 3, 1-4), München 1972, vol. 3, §§ 454-505, 1345-
1396 (cf. vol. 4, p. 121); J. J. Murphy, Rhetoric in the Middle Ages, Berkeley-Los Angeles-London
1974, pp. 171-173, 327-342 et passim; A. Nordh, ‘Historical exempla in Martial’, Eranos 52 (1954),
pp. 224-238; H. Pétré, L’exemplum chez Tertullien, Diss. Paris, Dijon 1940; ead., Art. ‘Exemple’, Dic-
tionnaire de la spiritualité… 4 (1961) I, cols. 1878-1892; V. Pöschl, ‘Augustinus und die römische
Geschichtsauffassung’, in Augustinus Magister (Congrès int. Augustinien 1954), Paris 1955, vol. 1,
pp. 957-963; J. Price, Paradigma and exemplum in Ancient Rhetorical Theory, Diss. Berkeley 1975; H.
Reinitzer, ‘Über Beispielfiguren im Erec’, Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geis-
tesgeschichte, 50 (1976), pp. 597-639; T. Verweyen, Art. ‘Apophthegma’ in Enzyklopädie des Märchens
1 (1977), pp. 674-678; J. Ziese, Historische Beweisführung in den Streitschriften des lnvestitutstreits
(Münchener Beiträge zur Mediävistik und Renaissance-Forschung 8), München 1972.
14. It would not be possible within the scope of this paper to provide a full bibliography, let
alone a survey, of the exceptionally large number of works that have been published. in this area
(which is itself only of secondary interest) since the standard works of Welter, Howie, Mosher,
Frenken and Crane. A selection of the more recent and comprehensive contributions to the subject
follows here: Rhétorique et Histoire (see above n. 13) with the following contributions: J. Berlioz, J.
M. David, ‘Introduction bibliographique’ (pp. 23-31); A. Vitale-Brovarone ‘Persuasione e nar-
razione: l’exemplum tra due retoriche, VI-XII secolo’ (pp. 81-112); J. Berlioz, ‘Le récit efficace: l’ex-
emplum au service de la prédication, XIIIe-XVe siècles’ (pp. 113-146); B. Geremek, ‘L’exemplum et la
circulation de la culture au Moyen Âge’ (153-179). Also H. Bausinger, ‘Zum Beispiel’, Festschrift
K. Ranke: Volksüberlieferung, Göttingen 1968, pp. 9-18; id., ‘Exemplum und Beispiel’, Hessische Blät-
ter für Volkskunde 59 (1968), pp. 31-43; C. Delcorno, L ‘exemplum nella predicazione volgare di Gior-
dano da Pisa, Venezia 1972; M. L. Doglio, L‘exemplum nella novella latina del ‘400, Torino 1975; M.
Dardano, Lingua e tecnica narrativa nel Duecento, Roma 1969, pp. 17-37 ‘L’exemplum mediolatino’;
J. Klapper, Art. ‘Exempel’ in Reallexikon der deutschen Literaturgeschichte, 3 (1977), pp. 413-418; J.
Leclercq, ‘The Image of St. Bernard in the Late Medieval Exempla Literature’, Thought 54 (1979)
291-302; J. Le Goff, ‘Vita et pre-exemplum dans le deuxième livre des Dialogues de Grégoire le Grand,
Hagiographie, cultures et sociétés, IVe-XIIe siècles (Colloques C.N.R.S.), Paris 1981, pp. 105-120; Idem
et al., L’exemplum: Typologie des Sources du Moyen Âge Occidental, Turnhout 1982; S. Lo Nigro, ‘L’exem-
plum e la narrativa popolare del secolo XIII°, in La letteratura popolare (Atti del 3o Convegno di Studi
sul folklore padano), Firenze 1972, pp. 319-328; J. M. Mehl, ‘L’exemplum chez Jacques de Cessoles’,
Moyen Âge 84 (178), pp. 227-246; H. D. Oppel, ‘Exempel und Mirakel’, Archiv für Kulturgesch. 58
(1976), pp. 96-114; id., ‘Zur neueren Exempla-Forschung’, Deutsches Archiv… 28 (1972), pp. 240-
243; R. H. and M. A. Rouse, Preachers, Florilegia and Sermons: Studies on the Manipulus florum of
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 211

great difficulty in communicating and, even more, in finding a common


definition. Nevertheless, an outstanding expert on folk-literature, Rudolf
Schenda, has rightly demanded a study of the exemplum from the rhetoric of
antiquity to the sermons of the later Middle Ages15. Following this sug-
gestion, I would like to stress, that the Policraticus itself is an excellent par-
adigm of the asserted continuity, a point of intersection for the two tradi-
tions of literary form: it uses exempla entirely in methodological accordance
with the conventions of antique rhetoric; yet, by the mediation of such col-

Thomas of Ireland (Studies and Texts 47), Leiden 1979; J.-C. Schmitt, ‘Recueils franciscains d’exempla
et perfectionnement des techniques intellectuelles du XIIIe au XVe siècle’, Bibl. de l’Ecole des Chartes
135 (1977), pp. 5-21; F. C. Tubach, Index Exemplorum (FF Communications 204) Helsinki 1969;
id., ‘Exempla in the Decline’, Traditio 18 (1962), pp. 407-417; id., ‘Strukturanalytische Probleme:
Das mittelalterliche Exemplum’, Hessische Blätter für Volkskunde 59 (1968), pp. 25-43.
15. R. Schenda, ‘Stand und Aufgaben der Exemplaforschung’, Fabula 10 (1969), pp. 9-85; see
also id., ‘Die protestantisch-katholische Legendenpolemik im 16. Jh.’, Archiv für Kulturgesch. 52
(1970), pp. 28-48. For other efforts to mediate between the two positions see e.g. S. Battaglia, La
coscienza letteraria del medioevo, Napoli 1965, pp. 447-486 (L’esempio medievale), 487-548 (Dall’e-
sempio alla novella); A-D. von den Brincken, Geschichtsbetrachtung bei Vincenz von Beauvais, ‘Die
Apologia Actoris zum Speculum Maius’, Deutsches Archiv… 34 (1978), pp. 410-499; H. G. Coenen,
‘Argumentieren mit Fabeln’, Grazer Linguistische Studien 10 (1979), pp. 7-18; C. Daxelmüller, ‘Ex-
emplum’, Enzyklopädie des Märchens, vol. 3, Berlin-New York 1983, cols. 627-659; H. Friedrich, Die
Rechtsmetaphysik der Göttlichen Komödie, Francesca da Rimini, Frankfurt a.M. 1942; M. Fuhrmann, Das
Exemplum in der antiken Rhetorik’, Poetik und Hermeneutik, 5: Geschichte-Ereignis und Erzählung,
München 1973, pp. 449-452; Gebien (n. 13), pp. 78-100 (Das Exempel im Mittelalter); H. R.
Jauss, ‘Negativität und Identifikation ...: Das Exemplarische als Übergang von ästhetischer zu
moralischer Identifikation’, Poetik und Hermeneutik, 6: Positionen der Negativität, München 1975, pp.
311-314; id., Alterität und Modernität der mittelalterlichen Literatur, München 1977, pp. 42-49; E.
Kleinschmidt, Herrscherdarstel1ung: Zur Disposition mittelalterlichen Aussageverhaltens, untersucht an Tex-
ten über Rudolf von Habsburg, Bern-München 1974, pp. 77-90; A. Lhotsky, ‘Über das Anekdotische
in spätmittelalterlichen Geschichtswerken Österreichs’, Bausteine zur Geschichte Österreichs: Festschrift
für H. Benedikt = Archiv für Österreichische Geschichte 125 (1966), pp. 76-95; B. Smalley, ‘Moralists and
philosophers in the Thirteenth and Fourteenth Century’, Miscellanea Mediaevalia 2 (1963), pp. 60-
67; id., English Friars and Antiquity in the Early Fourteenth Century, Oxford 1960, pp. 9-65. For gen-
eral (anthropological, philosophical and linguistic) aspects of a theory of the exemplum see above n.
12, and especially H. Bausinger, Formen der Volkspoesie, Berlin 1968-1980, pp. 210-225; A. von Blu-
menthal, ‘Typos und Paradeigma’, Hermes 63 (1928), pp. 391-414; J. Bollack, ‘Vom System der
Geschichte zur Geschichte der Systeme’, Poetik und Hermeneutik, 5: Geschichte- Ereignis und Erzahlung,
München 1973, pp. 11-28 (discussed ibid., pp. 443-446); G. Buck, Uber die Identifizierung von
Beispielen, Bemerkungen zur Theorie der Praxis, Poetik und Hermeneutik, 8: Identität, München 1979,
pp. 61-81; id., Art. ‘Beispiel’ (n. 12), cols. 816-823; F. Dornseiff, ‘Literarische Verwendungen des
Beispiels’, Vorträge der Bibliothek Warburg 4 (1924-1925), pp. 206-228; A. Demandt, Geschichte als
Argument, Universitüts-Reden 46, Konstanz 1972; B. Guenée, Histoire et Culture historique dans l’Occi-
dent médiéval, Paris 1980), pp. 346-349 (Exemples et precedents); H. Lipps, ‘Beispiel, Exempel, Fall
und das Verhältnis des Rechtsfalles zum Gesetz’, Die Verbindlichkeit der Sprache, Frankfurt a.M. 1944-
1977, pp. 39-65; B. Snell, ‘Gleichnis, Vergleich, Metapher, Analogie. Der Weg vom mythischen
zum logischen Denken’, Die Entdeckung des Geistes, Göttingen 1975, pp. 178-204; S. Suleiman, ‘Le
récit exemplaire’, Poétique 32 (1977), pp. 468-489; G. Trompf, The Idea of Historical Recurrence in
Western Thought, Berkeley 1979; N. Zorzetti, “L’esemplarità come problema di ‘psicologia storica’:
un bilancio provvisorio”, Rhétorique et Histoire (op. cit. above n. 13), pp. 147-152.
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212 entre histoire et littérature

lectors as Helinand, Vincent of Beauvais or John of Wales, the Policraticus


became a real storehouse of popular examples, a treasure-trove of all kinds
of strange and wonderful anecdotes to be used successfully in the sermons
of the friars and also in the narrative literature of the later Middle Ages up
to Chaucer16. This is a further reason for not differentiating the types of lit-
erary exempla in a more strict sense than the Middle Ages itself did.
Concerning the vocabulary a short note will suffice: although John uses
the word exemplum as referring both to a representative event and to the ac-
count of it – quite a common practice in the Middle Ages! – the form in
which he relates an exemplum is far more frequently called historia. Historia
is the central narrative concept for the exemplum. Even very short references
to famous persons in series of examples are called historiae. Thus we have
to study how exempla become historiae in the Policraticus17. This is a strict-

16. See A. Linder, ‘John of Salisbury’s Policraticus in Thirteenth-Century England’, Journal of the
Warburg and Courtauld Inst. 40 (1977), pp. 276-282; id., ‘The Knowledge of John of Salisbury in
the Late Middle Ages’, Studi Medievali 18.2 (1977), pp. 315-366; W. Ullmann, ‘John of Salisbury’s
Policraticus in the Later Middle Ages’, Festschr. für H. Löwe: Geschichtsschreibung und geistiges Leben im
Mittelalter, Köln-Wien 1978, pp. 519-545; Smalley, Friars (n. 15), pp. 45, 54-55, 61, 69-71, 85-
88, 102, 128, 151, 155, 215, 230, 241, 260, 270, 277, 318. The most important channel for the
wide but usually anonymous diffusion of the exempla contained in the Policraticus was the extensive
plagiarism of Helinand of Froidmont in his De bono regimine principis, the Chronicon, and De magis-
tratuum moderatione. These were then incorporated by Vincent of Beauvais into his Speculum maius
without mentioning (or probably even realising) that John was their author. See M. Paulmier-Fou-
cart, ‘L’Atelier de Vincent de Beauvais: Recherches sur l’état des connaissances au Moyen Âge’, Le
Moyen Âge 85 (1979), pp. 87-99 at p. 95: ‘Hélinand ... n’est pas une source comme les autres, mais
la chair même de l’œuvre de Vincent de Beauvais’; H. Hublocher, Helinand von Froidmont und sein
Verhältnis zu Johannes von Salisbury: Ein Beitrag zur Geschichte des Plagiates in der mittelalterlichen Lit-
eratur, Regensburg 1913; Ullmann, pp. 522-525; Linder, ‘The Knowledge’, pp. 324-326. For John
of Wales, a conscious imitator of the Policraticus, see Smalley, Friars, pp. 51-55 and passim; Ullman,
pp. 524-525; Linder, ‘The Knowledge’, p. 327. For Chaucer see Linder ibid., pp. 345-346; Ull-
mann, p. 523; and D. W. Robertson, A Preface to Chaucer, Princeton 1962, p. 513 (Index s. l.). Un-
like A. Pézard, ‘Du Policraticus à la Divine Comédie’, Romania 70 (1948-1949), pp. 1-36, 163-191;
M. Barchiesi, Un tema classico e medievale: Gnatone e Taide, Padova 1963, pp. 52-64 and passim; and
G. Zanoletti, Il bello come vero alla scuola di Chartres: Giovanni di Salisbury, Roma 1979, pp. 113-117
(Le derivazioni dantesche dal Policraticus); Linder, ‘The Knowledge’, pp. 324-325, 345 does not
seem to indicate a direct influence of the Policraticus on Dante, who on the contrary depended on
the Helinand-tradition.
17. See e.g. Policraticus ed. C. C. I. Webb, London 1909 - Frankfurt a.M. 1965, II.25, 1, p. 136
lines 5 f., ‘... michi multorum auctoritate et ratione persuasum est. Quod si tibi persuadere non pos-
sum ... michique repugnantibus exemplis quae de variis affers historiis ...’; VI.6, 2, p. 18.3, ‘Anti-
quas et modernas revolve historias, et plane invenies quia ... Ne longe petantur exempla ...!’; VI.17,
2, p. 44.21, ‘Neque enim a Romanis et Grecis tantum nobis sunt exempla virtutis, nam et domes-
ticis abundamus. Tradunt historiae Brennum ducem ...’; VIII.18, 2, pp. 363-364, ‘Haec quidem
possunt et apud alios historicos inveniri diffusius ... Quae si quis diligentius recenseri voluerit, legat
ea quae Trogus Pompeius, Iosephus ... et alii historici, quos enumerare longum est, suis compre-
henderunt historiis ... Praeter rem tamen non videtur, si haec ... aliquibus astruamus exemplis’;
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 213

ly methodological question dealing exclusively with their literary purpose


and function, not taking into account their historical substance and mate-
rial meaning.
The well-known apology on the usefulness of letters in the Prologue al-
ready elucidates the meaning of the exempla: one of the chief merits of lit-
erature, we are told, is that it stores exempla maiorum quae sunt incitamenta
et fomenta virtutis. The written word is an aid to memory, a remedy of hu-
man weakness, an antidote against the transience of life. The preservation
of memorable matters provides some kind of substitute for the inaccessi-
ble heavenly state, which transcends time and history as the Eternal Pre-
sent. Similarly, John says in the Prologue to the Historia Pontificalis that
‘all historians aim to relate noteworthy matters so that the invisible things
of God may be clearly shown by things that are done’. Paradoxical as that
may seem, historiography is striving to overcome historicity.
Then John presents a few examples illustrating the value of such textually
transmitted exempla which triumph over oblivio, ‘the step-mother of memo-
ry’18. He is personally acquainted with neither Alexander nor Caesar; he nev-
er personally witnessed the debates of Socrates, Plato or Aristotle; yet, thanks
to the mediation of the auctores, he is able to benefit from them and to pass on

IV.11, 1, p. 27.21, ‘... quod et historiarum liquet exemplis’; II.27, I, p. 145.20 (after the exempla
of Croesus and, pyrrus), ‘Ad notiores transeatur historias: Apius ...’. Other references for historiae =
story, anecdote, exemplum are Policraticus IV.4, I, p. 71.6; II.14, I, p. 87.10; II.15, I, p. 91.18; IV.12,
1, p. 276.15; V.7, 1, p. 314.33; V.8, 1, p. 314.30; VI.14, 2, p. 39.26; VIII.19, 2, p. 371.14;
VIII.17, 2, p. 346.10; VIII.20, 2, pp. 376.2, 377.31-378.1; VII.21, 2, p. 393.30. This is a com-
mon medieval use: see Oppel, ‘Exempel’ (n. 14), pp. 101-102; E. R. Curtius, ‘Mittelalter-Studien
VI: Die Musen im Mittelalter’, Zeilschrift für romanische Philologie 59 (1939), pp. 129-188 at p. 178
referring to Isidor, Etym. I.43; K. Keuck, Historia’ Geschichte des Wortes und seiner Bedeutungen in der
Antike und in den romanischen Sprachen, Diss. Münster-W. 1934, pp. 25-28, 119-120; B. Guenée,
‘Histoire, annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen Âge’, Annales E.S.C.
(1973), pp. 997-1016 at p. 1003; Histoire (n. 15), pp. 18-19; Kleinschmidt (n. 15), pp. 87-90.
18. Policraticus, Prol., , 1, p. 12.1, ‘jocundissimus cum in multis, tum in eo maxime est litter-
arum fructus, quod omnium interstitiorum loci et temporis exclusa molestia, amicorum sibi in-
vicem praesentiam exhibent, et res scitu dignas situ aboleri non patiuntur ... Exempla maiorum,
quae sunt incitamenta et fomenta virtutis, nullum omnino erigerent aut servarent, nisi pia sollici-
tudo scriptorum et triumphatrix inertiae diligentia eadem ad posteros transmisisset. Siquidem vita
brevis, sensus hebes, negligentiae torpor, inutilis occupatio, nos paucula scire permittunt, et eadem
iugiter excutit et avellit ab animo fraudatrix scientiae, inimica et infida semper memoriae noverca,
oblivio’. Historia Pontificalis, Prol., (n. 4), p. 3, ‘Horum (cronicorum scriptorum) vero omnium uni-
formis intentio est, scitu digna referre, ut per ea que facta sunt conspiciantur invisibilia Dei (Rom
1.20) et quasi propositis exemplis premii vel pene, reddant homines in timore Domini et cultu
iustitie cautiores.’For these famous prologues see J. W. H. Atkins, English Literary Criticism: The
Medieval Phase, Cambridge 1943, pp. 76-78; J. Spörl, Grundformen hochmittelalterlicher Geschichtsan-
schauung (1935), Darmstadt 1968, pp. 81-82; Misch (n. 8), pp. 1208-1210; B. Lacroix, L’historien
au MOYEN ÂGE, Montréal-Paris 1966, pp. 170-171; Guenée (n. 15), pp. 26-27. See below n. 26.
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214 entre histoire et littérature

his knowledge to the reader19. This is a clear lesson on the relation between
histoire réalité and histoire connaissance. John explicitly asserts that exempla are
not extra-literary real facts, but testimonies to events transmitted by texts;
they are a literary interpretation of reality open to further interpretations20.
Another observation concerns rulers and philosophers, two categories
which are basic to the content of the Policraticus. Princes are mentioned for
what they have done; philosophers for what they have said or thought.
Thus, in accordance with the title of Valerius Maximus, the exempla are
doubly defined as facta and dicta21 and we can observe in the Policraticus
that they actually also include quotations. In John’s view the apophthegms
of the doxographical Metalogicon as well as many a philosophical doctrine
adorned with only scanty biographical allusions may be termed exempla.
The combination of dicta and facta leads to his central theme of practical
philosophy: the rightness and the exemplary nature of a theory are con-
firmed in life by the deed, in literature by the exemplum22! Consequently
John often turns his quotations into definite, historically situated state-
ments from figures of authority (for instance a line from the psalms into a
personal dictum of David) or he allows persons occurring in literary works,
dramatis personae, to speak as if they were the authors themselves (for ex-
ample Cato and Brutus detached from the Pharsalia)23. All this shows his

19. Policraticus, Prol., 1, p. 12.17, ‘Quis enim Alexandros sciret aut Cesares, quis Stoicos aut Peri-
pateticos miraretur, nisi eos insignirent monumenta scriptorum ... Nullus enim umquam constanti
gloria claruit, nisi ex suo vel scripto alieno. Eadem est asini et cuiusvis imperatoris post modicum
tempus gloria, nisi quatenus memoria alter utrius scriptorum beneficio prorogatur ...’; ibid., p. 16.13:
‘Neque enim Alexandrum vidi vel Cesarem: nec Socratem Zenonemve, Platonem aut Aristotilem dis-
putantes audivi; de his tamen et aliis aeque ignotis ad utilitatem legentium retuli plurima’.
20. See L. M. De Rijk, ‘Facts and Events: The Historian’s Task’, Vivarium 17 (1979), pp. 1-41;
P. Rousset, ‘Un problème de méthodologie, l’événement et sa perception’, Mélanges R. Crozet,
Poitiers 1966, 1, pp. 315-321.
21. Policraticus, Prol., 1, p. 16.9, ‘Omnes ergo qui michi in verbo aut opere philosophantes oc-
currunt, meos clientes esse arbitror et quod maius est, michi vendico in servitutem; adeo quidem
ut in traditionibus suis seipsos pro me linguis obiciant detractorum. Nam et illos laudo auctores’.
Thus, not only philosophical writers but also opere philosophantes are called auctores. For other impli-
cations of this passage see below nn. 114-116. For the definition of exempla in the rhetorical tradi-
tion see Auctor ad Herennium IV. 62, ‘Exemplum est alicuius facti aut dicti praeteriti cum certi auc-
toris nomine proposito’ (cf. Gebien, pp. 56-58) adapted by John of Garland in his Parisiana Poet-
ria, ed. T. Lawler, New Haven-London 1974, p. 10, line 147 = Poetria ed. G. Mari, Roman. Forsch.
13 (1902), p. 888, ‘Quid inveniatur in exemplis consideremus: exemplum est dictum vel factum
alicuis autentice persone imitatione dignum’. For this tradition see Knapp, Similitudo (n. 13), pp.
85-87, Jennings (n. 13), p. 217; Mehl (n. 14), p. 241.
22. See (n. 8) Dal Prà, pp. 35-63: La filosofia come interpretazione pratica del conoscere; Kern-
er, pp. 37-42; Liebeschütz, Med. Humanism, pp. 63-94 etc; below n. 162 (Metal, Prol, p. 4).
23. Policraticus, III.14, 1, pp. 231-232, Ps 140.5 presented as an exemplum Davidis; IV.6, 1, p.
256.23: the famous Platonic sentence about the most fortunate res publicae ‘si eas philosophi
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 215

interest in connecting exempla auctorum and exempla virtutis, the lives and
acts of the authors he cites.
The purpose of the exempla mentioned in the Prologue and frequently
applied in the text of the Policraticus is obvious: they present positive mod-
els of moral identification. Yet there are at least as many other exempla
which cannot be so easily defined. Most revealing is a comment in Book 8
on the correct application of morally dubious poetry, which can be trans-
ferred to all literature containing exempla24. Poets, John says, display philo-
sophical subjects by demonstrating vices, not by teaching them (notant non
docent). They pass through evil customs in order to reach virtue, just as
Ulysses returned home with-standing dangers of all kinds. For him the
friends he lost on his wanderings were true exempla, teaching him cautela,
caution. This image of a warning given by the catastrophe of other men
represents a metaphorical development of the widely spread and even

regerent aut recto res earum studere sapientiae contigisset’ attributed to Socrates and combined
with Prov.15.21 in this way: ‘et (si tibi Socratis videtur contempnenda auctoritas), “Per me, inquit
Sapientia, reges regnant ...”; III. 7, 1, p. 187.26, Prov. 1.10 as a dictum of Solomon; p. 189.24 the
sapiens understood biographically as Ovid (Pont. II.3.19-20); p. 189.29: Laelius is teaching instead
of Cicero (De Amic. IV. 15) and arbiter noster for Petronius (Sat 80) ‘etsi alterius videatur induisse
personam’. In Policraticus I.5, 1, p. 37 and I.6, 1, p. 40 dicta Catonis or Platonis as exempla, not as
quotations from Disticha Catonis or Macrobius. In Policraticus VIII.6, 2, p. 254 f. and VIII. 7, 2, p.
270.20 Postumianus (Portunianus) a person of the Saturnalia, is quoted like a special author (cf.
Schaarschmidt, p. 91): ‘Si quis ea nosse desiderat ... percurrat Portuniani civilia instituta!’ In the
same way Brutus and Cato are presented as exempla and auctores, not as figures from the Pharsalia in
Policraticus, VIII.23; see ch. 3 of this volume, ‘Lucain au Moyen Âge’ (VI). See also H. Brinkmann,
‘Die Einbettung von Figurensprache in Autorensprache’, Melanges J. Fourquet, München-Paris
1969, pp. 21-41; and ‘Zeichen erster und zweiter Ordnung in der Sprache’, Integrale Linguistik:
Festschrift für H. Gipper, Amsterdam 1979, pp. 1-11, p. 5 concerning the rhetorical argumentum.
24. Policraticus, VII.9, 2, pp. 127.16-128.6, ‘Cicero dicens. Poetas et varios scriptores artium aut
rerum gestarum solus ille contemptibiles facit qui non veretur contempni. Nam et virtutis habent
usum et philosophandi materiam praebent; notant enim, non docent vitia, et aut utilitatis causa
grata sunt aut voluptatis. Sic autem per morum discrimina transeunt ut virtuti faciant locum. Nam
per tela, per ignes, per maris varias procellas, per ... pertransiit ... ut ad patriam suam saltem in
senectute Ulixes repedaret. Socios variis exilii amisit casibus, sed eos aut fortunae violentia aut nat-
urae infirmitas aut animi voluptas absumpsit. Horum tamen omnium iocunda relatio est. Nam vel
amici praevisus casus, etsi amarus sit, proficit ad cautelam; et quo familiarior fuit cum labente so-
cietas, eo casus quemque magis absterret; siquidem exemplis saepe magis proficitur quam praecep-
tis. Mala enim vitantur facilius quo fidelius praecognita fuerint. Vix et quodammodo solus evasit
Ulixes, sed ad philosophiae iocunditatem et quasi patrias voluptates pauciores evadunt’. See also a
similar statement in Policraticus II. 4, 1, p. 21 concerning the myth of Ganymed, and, for the op-
position between utilitas and poetry in a moral sense, ch. 3 (III) ‘Lucain au Moyen Âge’ in this vol-
ume; F. P. Knapp, ‘Historische Wahrheit und poetische Lüge. Die Gattungen weltlicher Epik und
ihre theoretische Rechtfertigung im Hochmittelalter’, Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwis-
senschaft und Geistesgeschichte 54 (1980), pp. 581-635 at pp. 587-588, 592-595; for the concept of
cautela see M. Schulz, Die Lehre von der historischen Methode bei den Geschichtsschreibern des Mittelalters,
Berlin-Leipzig 1909, pp. 68-69, 75.
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216 entre histoire et littérature

proverbial antithesis concluding the passage: ‘Examples are often more


useful than precepts and it is easier to avoid evils which are foreseen in a
familiar way’25. Stating the reasons for this John adds a well-known per-
sonal acknowledgment of Horace, who confessed that he has drawn more
moral profit for his life from the concrete illustrations of Homer than from
the abstract doctrines of all the philosophers26.
From this passage, which is in many respects important for literary the-
ory, we learn that the exemplum, like any other written testimony, requires
interpretation. The ability to read and understand exempla, John empha-
sises, depends on the level of literary knowledge. Whereas the ‘ignorant
multitude’, always curious of spectacles, takes the representation of vice at
its face value and even wishes to imitate it, the wise man, trained in
hermeneutics, is able to differentiate between positive and negative, per-
suasive and dissuasive exempla, even without instruction27. With similar
reasoning John explains in the Prologue the antithetical subtitle of the
Policraticus: ‘On the one hand the book contains the trifles of the courtiers,
on the other hand it follows in the footsteps of the philosophers. It is left
to the discretion of the wise man as to what should be avoided and what
should be observed’28. Hence John does not wish to moralize by means of
illustrative examples, but rather to present facts for judicious observers,

25. See above n. 23, and a similar comparison of praecepta and exempla, ars and usus in Policrati-
cus VI.18, 2, pp. 56-57. For the general tradition of this opposition see (n. 13) Alewell, p. 91; Ge-
bien, pp. 52-53; Döring, p. 19; Pétré, pp. 17-18; Kornhardt, pp. 3-5, 21, 59; von Moos, Consola-
tio, 3 §§ 1346-1347; C. S. Jaeger, ‘The Prologue to the Historia calamitatum and the “ Authentici-
ty Question”’, Euphorion 47 (1980), pp. 1-15 at pp. 3-4; Landfester (n. 12), pp. 58-59.
26. Policraticus, VII.9, 2, p. 128.7 (immediately following the quotation in n. 24), ‘Consonat ei,
si liricum conticente lira dignaris audire, Flaccus ... qui plus honestatis et utilitatis se apud Me-
onidem invenisse gratulatur quam plurium Stoicorum sit praeceptis expressum. Ait enim ...’ (Hor.
Ep. I.2 passim). Cf. the similar testimony in Henry of Huntingdon’s Historia Anglorum, ed. T.
Arnold, Rer. Brit. Medii Aevi Scriptores 179 (1872), pp. 1-2; see B. Smalley, ‘Sallust in the Middle
Ages’, Classical 1nfluences on European Culture A.D. 500-1500, Cambridge 1971, pp. 165-176 at pp.
166-167; N. F. Partner, Serious entertainments: The Writing of History in Twelfth Century England,
Chicago-London 1977, pp. 19-20.
27. Policraticus VII.9, 2, p. 126.13, ‘Hi (sc. poetae) stupra adulteriaque conciliant, varias doli
reparant artes, furta rapinas incendia docent, quae sum aut fuerunt, immo quae fingi possunt, mal-
orum exempla proponunt oculis multitudinis imperitae ... strages quantas isti faciunt morum?’
And after an allusion to the seduction by a lascivious picture, as described in Terence’s Eunuchus (III.
V. 37 f.). ‘Similes in singulis picturas videt miratur et laudat multitudo. Nam quae virtutis inci-
tamenta sunt, rarus spectator adtendit’.
28. Policraticus, Prol., I, p. 14.25-28, ‘Nugas pro parte continet curiales, et his magis insistit
quibus urgetur magis. Pro parte autem versatur in vestigiis Philosophorum; quid in singulis
fugiendum sit aut sequendum relinquens arbitrio sapientis. ‘See a similar passage in n. 18 (Histo-
ria Pontificalis, Prol.).
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 217

who may thus exercise their powers of discrimination and deepen their
philosophical reflection.
Far more frequent and more interesting than the moral exempla dis-
cussed so far, are the argumentative exempla. In the Policraticus they are
used as testimonies, proofs, authorities or precedents. Within his treat-
ment of dialectical conflict in the Metalogicon, John describes this kind of
exemplum in accordance with the eighth Book of Aristotle’s Topica as an ab-
breviation of the inductive proof, that is, as an analogy to the enthymeme,
which is the abridged form of the deductive syllogism29:

Induction advances deliberately from several instances to a universal or particular


proposition, or leaps across by inference from one thing introduced by way of exam-
ple, to another. This method is more suitable for orators, although from time to time
the dialectician also employs it for ornamentation or explanation. For it serves more
to persuade than to convince. Socrates generally used this kind of argumentation ...
When examples are adduced to prove something ... they should be relevant and
drawn from things with which we are acquainted (convenientia ... et ex quibus scimus).
If examples are taken from authors, a Greek should quote Homer, a Latin Vergil and
Lucan. For familiar examples have greater cogency, whereas strange ones lend no con-
viction concerning what is doubtful.

This passage clarifies some typical characteristics of the medieval exem-


plum: it is used in order to obtain a psychologically persuasive and emo-
tional effect rather than a stringently logical one – movere rather than docere

29. Metalogicon, III.10, pp. 156.24-157.11, ‘Inductio vero lenior est, sive maturiori incessu a
pluribus progrediatur ad unum universale aut particulare, sive acriori impetu ab uno, ad exempli
formam, inducto, ad unum inferendo prosiliat (cf. Arist. Anal. Priora II.24). Hic autem modus
magis oratoribus congruit; interdum tamen ornatus aut explicationis causa conducit et dialectico;
magis enim persuasorius est quam urgens. Unde, sicut Marcus Tullius in Rhetoricis testis est,
Socrates hoc argumentandi genere sepissime utebatur (Cic. De inv. 1.31.53; cf. Arist. Rhet. II.20,
1393 b; Quint. Inst. V.11.3). Ceterum cum exempla ad probandum quid aut plura feruntur aut sin-
gula, convenientia esse debent et ex quibus scimus; qualia Homerus, non qualia Cherillus (cf. Hor.
A.P. 357). Si autem ab auctoribus transumantur, Homero quidem Grecus, Latinus autem Vergilio
utatur et Lucano; domestica namque exempla magis movent, et ignota dubiorum non faciunt fidem’.
For the definitions of Aristotle see Benoit (n. 3) and Anal. Priora II 24, 68b–69a, III 1–4, 134 f.;
Rhet 1357 a 14-5, b 27-30; 1356 b 22-23. For example and enthymeme see H. Schepers in Hist.
Wörterbuch d. Philos. 2 (1972) cols. 528-538 and J. Sprute, ‘Topos und Enthymem in der aristotelis-
chen Rhetorik’, Hermes 103 (1975), pp. 68-90, esp. pp. 74-76. For the importance of the Aristotelian
theory of induction in the works of John of Salisbury see Liebeschütz (n. 8), ‘Chartres’, p. 5; Med.
Humanism, pp. 67-68; ‘Das zwölfe Jahrhundert’, pp. 266-267; Odoj (n. 8), pp. 46-54; D. D. Mc-
Garry, ‘Educational Theory in the Metalogicon of John of Salisbury; Speculum 23 (1948), pp. 659-676
at pp. 666-667; A. Schneider, ‘Die Erkenntnispsychologie des Johannes von Salisbury’, Festschrift G.
von Hertling, Freiburg 1913), pp. 324-330; V. L. Dowdell, Aristotle’s Influence on John of Salisbury,
Diss. Abstr. Cornell Univ. Ithaca 1930; Kerner, pp. 38-39; Hendley (n. 8), pp. 192-194.
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218 entre histoire et littérature

– which renders it, as Socrates demonstrates, particularly valuable for ped-


agogical purposes30. Furthermore, it has to be relevant, concise, not di-
gressive, and above all well-known and familiar.
This criterion of familiarity corresponds to an originally logical function
of Aristotle’s paradeigma. Since, as we have observed, it confirms the feasi-
bility of an action in a deliberative situation, the piece of evidence estab-
lishing the historical analogy, in other words, the precedent, should not it-
self be doubtful. It would be absurd if the means of proof had still to be
proved. It should rather be evident and generally accepted31. The passage
cited above shows a symptomatic modification of this rule: John is less
concerned with familiar facts than with familiar literature. The example
has to be taken from a well-known source, such as a ‘homely’ Latin classic,
a source which can claim canonical notoriety. On account of this statement
John has been charged with practical inconsequence. He actually preferred
unusual, far-fetched exempla, curiosities in matter and source32. Neverthe-
less, we should be aware that he is always careful to name his documents
and authors in order to draw attention to a stock of literary texts which are
either known or ought to be known. In his educational fervour and desire
to propagate knowledge, he likes to be mischievous. He quotes obscure au-
thors or far-fetched exempla from well-known authors in such a way that
the dumbfounded reader is faced with his ignorance of matters seemingly
known to everybody else33. On the whole, John’s manner of introducing
his exempla confirms that in his works the rule of familiarity is transformed

30. See e.g. Lausberg (n. 13) § 271, p. 154; § 257, p. 143; Friedrich (n. 15), pp. 30-31; Gebi-
en (n. 13), pp. 50-53, 89; Geerlings (n. 13), p. 150; Smalley, Friars (n. 15), p. 42. See Policraticus,
VI.19, 2, p. 56-57, ‘praecepta ... ad scientiam instruantur, illis (sc. exemplis) accendantur et ani-
mentur ad virtutem’. For incitamenta virtutis in this sense see Policraticus, I Prol. 1, p. 13.7; III.9, 1,
p. 19; VII.9, 2, p. 126.24.
31. See Lausberg (n. 13) §§ 845, 412 and Battaglia (n. 15), p. 451; Quint. Inst VIII. 3.73, ‘...
debet enim quod inlustrandae alterius rei gratia adsumitur, ipsum esse clarius eo quod inluminat’.
Rhet ad Herenn. IV. 1.2, ‘Non ergo oportet hoc nisi a probatissimo sumi, ne, quod aliud confirmare
debeat; egeat id ipsum confirmationis.’For the logical function in Aristotle see Benoit (n. 3), pp.
184-186.
32. See Kerner (n. 8), pp. 38-39.
33. See C. N. L. Brooke, The Twelfth Century Renaissance, London 1969, p. 61 and idem Intro-
duction (n. 11), p. XLVIII; J. Martin, ‘Uses of tradition: Gellius, Petronius and John of Salisbury’,
Viator 10 (1979), pp. 58-76 at pp. 62-68. John expresses his educational intention in the prologue
to Policraticus, I, p. 15.20, ‘Quae vero ad rem pertinentia a diversis auctoribus se animo ingerebant,
dum conferrent aut iuvarent, curavi inserere, tacitis interdum nominibus auctorum; tum quia tibi
utpote exercitato in litteris pleraque plenissime nota esse noveram, tum ut ad lectionem assiduam
magis accenderetur ignarus’.
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 219

into a requirement for documentary trustworthiness and auctoritas. He uses


examples and parallels as argumentative allies in the battle for truth in-
stead of speaking himself as an insignificant witness: non meus est sermo, he
exclaims, sed omnium sapientum34! Whereas he takes great care to indicate
his authorities by name, the names of the persons mentioned in the exem-
pla are exchangeable: Henricus fuit an Rodbertus non multum refert35. It is not
important (nec multum refert ad propositum) whether a story with such simi-
lar sounding names refers to Protagoras or Pythagoras36. Elsewhere he ex-
plains the confusion between Homer and Plato by the fact that ‘great men
usually have several names’ (viros nobiles certum est polinomios extitisse)37.
Without hiding the fact, John even invents names, for instance when he
writes about an anonymous exemplum found in Jerome: ‘a certain Publius
Cineus Grecinus – or perhaps he had another name! – ...’38. Also, he might
have baptised the hitherto nameless pirate, who spoke boldly to Alexan-
der, with the name ‘Dionides’39. As John often states, the concrete histor-
ical detail is unimportant, the moral value alone decisive. Consequently we

34. Policraticus, VI.28, 2, p. 82.85; cf. also Policraticus, VII.15, 2, p. 155.21, ‘Si michi non cre-
dis, liber de Consolatione Philosophiae revolvatur ...’ III.12, I, p. 213.18, ‘Si michi non credis, vel
Aquinati nostro aures accommoda!’ II.22, I, p. 129.22, ‘et ne me solius opinionis lubrico fluctuare
putes auctorem quo me tueor magnum profero Augustinum’; VI.27, 2, pp. 80-81, ‘... non tamen
ego, sed Spiritus sapientiae ... non ego, sed Altissimus dicit et facit haec omnia’ (for biblical quo-
tations). For the military image see below n. 114 (Policraticus, Prol., p. 16.7) and Metalogicon, III.
Prol., p. 118; ‘Et quia propriis non habundo, amicorum omnium iaculis indifferenter uto ...’.
35. Policraticus, VII.19, 2, p. 168.30; II.17, I, p. 99.24, he apologizes for his memory. ‘...
quidam, nomen etenim a memoria excidit, etsi narrationis auctorem magnum teneam Augustinum
...’ See below n. 97.
36. Policraticus, V. 12, I, p. 338.14, ‘Nec multum refert ad propositum Pitagoras an Protagoras,
sicut Quintiliano placet et Agellio, litigaverit; neque enim vis est in nomine, dum constet rem am-
biguam sine temeritate diffiniri non posse’. – This indifference towards historical details is a gen-
eral characteristic of the exempla tradition, as Kornhardt (n. 13) stresses p. 25.
37. Policraticus, VII.5, 2, p. 111.11; cf. C. A. Brucker, ‘A propos de quelques hellenismes de Jean
de Salisbury et de leur traduction au XIVe siècle’, Archivum Latinitatis Medii Aevi 39 (1974), pp.
85-94, esp. pp. 89-90 for the words pentanomius and polinomius coming from Jerome.
38. Policraticus, V.10, 1, p. 328.9, ‘Tale aliquid in veterum Romanorum scriptis invenies. Cum
Publius Cineus Grecinus (aut si alio potius dicitur nomine) argueretur ab amicis ... respondit’. In
the source, Hieron., Adv. Iovinianum I.48 (PL 23, 292 B) however we find: ‘Legimus quemdam
apud Romanos nobilem, cum eum amici arguerent ... dixisse ...’. Even in the indirect source,
Plutarch, De nuptialibus praeceptis 22, Strobaeus Serm 72 there is no Grecinus. See Martin, ‘Uses of
tradition’ (n. 33), p. 67.
39. Policraticus, VI.14, 1, p. 225.2 following Augustinus De civ. Dei IV.4. See J. Martin, John of
Salisbury’s Manuscripts of Frontinus and Gellius’, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 40
(1977), pp. 1-26 at p. 19 refuting the hypothesis of any lost classical source. For the tradition of this
exemplum up to Villon, who probably knew it from the translation of the Policraticus by Denis
Foulechat, see R. Guiette, ‘Alexandre et Diomedes’, Forme et sénéfiance, Genève 1978, pp. 135-245.
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220 entre histoire et littérature

might assume that he could have been content with the anonymous aliqui
and quidam so popular in the homiletic tradition of the exemplum40. On the
contrary: he is frequently occupied with weighing up the pros and cons of
varied historical opinions about small details as if indulging in meticulous
study of the sources. Following the common practice of commentators
since late Antiquity he enumerates all possible readings of the deserter’s
name in the tale of Fabricius, only to conclude: non multum curo – the Ro-
man hero despised treason: that’s all that matters41! He quotes two versions
of the burning of the Capitol library, according to which either Gregory the
Great or alternatively the emperor Commodus could have been the fire-
raiser and concludes by claiming that the one version does not contradict
the other since it is possible that the library was burned down twice at dif-
ferent times42. For the same person in the Bible he provides several names,
and reports that according to Jerome these all refer to the same man – again
a polinomius. Otherwise the auctoritas of the biblical historians would be
shaken by contradiction43. This example illustrates most clearly why John
is so indifferent towards historical facts and why at the same time he so
scrupulously compares divergent reports44. The apparent paradox points to
his prime rhetorical and moral interest in authoritative validity, in docu-
mentary evidence for what has been alleged. Conversely, the same purpose
is served by comments on the historicity of obviously fictitious stories. The

40. See Friedrich (n. 15), pp. 55-56; Kleinschmidt (n. 15), p. 86; v. Moos, Consolatio (n. 13), I-
II § 1030.
41. Policraticus, V.7, 1, p. 310.26; see Martin, Manuscripts (n. 39), p. 22 and the parallel state-
ment in Policraticus, VII.1, 2, p. 92.27, ‘Nec moveat, si qua eorum, quae hic scribuntur, aliter in-
veniantur alibi, cum et historiae in diversis gestorum casibus sibi invicem reperiantur contrariae,
sed ad unum utilitatis et honestatis proficiunt fructum’.
42. Policraticus, VIII.19, 2, p. 370.1, ‘Sed haec sibi nequaquam obviunt, cum diversis tempo-
ribus potuerint accidisse’. For the tradition of this exemplum in the Later Middle Ages see Linder,
Knowledge (n. 16), p. 328.
43. Policraticus, VIII.21, 2, p. 380.26, ‘Nec moveat si alio et alio nomine censeatur in diversis
historiis, quia pro traditione Hebreorum, sicut Ieronimus auctor est, idem pentanomius extitit.
Dictus est enim Salmanasar et Sennacherib et Phul et Teglad Phalasar et Sargon. Nisi enim poli-
nomius habeatur, historicorum quadam contrarietate dissidentium quandoque vacillabit auctori-
tas’. This follows Jerome, Comm. in Isaiam 36.l (PL 24.381) and 20.l ibid. (188) concerning IV Reg
18.9 f. : see Brucker (above n. 37), p. 89.
44. Other examples are Policraticus, VII.5, 2, p. 111 ‘de morte Platonis’; ibid., VIII. 14, 2, p.
331.14 (Aristides or Aristoteles?); IV.5, 1 249.15 concerning an anecdote of Petronius: ‘An vera sit
relatio et fidelis incertum est, et de facto Caesaris diversi diversa sentiunt’; VIII.21, 2, p. 393.5 (the
death of Julianus Apostata); II. 11, 1, p. 84 concerning the signs during Christ’s Passion: ‘Scio
plures aliter hinc locutos, sed Dionisium (sc. Areopagitam) praefero, quia quod vidit scripsit; alii
proprias sequuntur opiniones’.
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 221

credibility of tradition has more importance than authenticity45. Thus John


quotes a certain Flavianus as an eye-witness to prove that the story of the
matron of Ephesus by Petronius is historically true46. In accordance with a
commentary on Lucan he claims that the imago Romae really appeared in a
vision to Caesar on the Rubicon47. On the other hand the famous fable as-
cribed to Menenius Agrippa about the conflict between the stomach and
the limbs must have seemed too apocryphal; John changes period, author
and witness transforming the apologus, as he calls it, into a contemporary
bon mot told to himself in a private conversation by pope Adrian IV48. To
prove the authenticity of the same papal apophthegm, Petrarch refers to a

45. See Policraticus, VIII.13, 2, p. 327.23, ‘Haec quidem aut vera fuerunt aut verisimilia. Nichil
enim hiis neque credibilius fingi neque manifestius ostendi potuit’. For the underlying general his-
torical consciousness see Kleinschmidt (n. 15), pp. 79, 87; Friedrich (n. 15), pp. 25, 39; Knapp,
Similitudo (n. 13), pp. 72-73, 178; Mehl (n. 14), p. 244; G. Melville, ‘System und Diachronie. Un-
tersuchungen zur theoretischen Grundlegung geschichtsschreiberischer Praxis im Mittelalter’,
Hist. Jahrbuch 95 (1975), pp. 33-67, 308-341 at pp. 63-64; E. M. Sanford, ‘The Study of Ancient
History in the Middle Ages’, Journal of the History of Ideas 5 (1944), pp. 21-43 at p. 42; R. D. Ray,
‘Medieval Historiography through the Twelfth Century’, Viator 5 (1974), pp. 33-59 at p. 47. For
the practice of conferring historical dignity on fictitious stories see in general: H. Kech, Hagiogra-
phie als christliche Unterhaltungsliteratur, Studien zum Phänomen des Erbaulichen anhand der Mönchsviten
des hl. Hieronymus (Göppinger Arbeiten zur Germanistik 225), Göppingen 1977, pp. 30-35; V. I.
Flint, ‘The Historia regum Britanniae of Geoffrey of Monmouth: Parody and its Purpose, A sugges-
tion’, Speculum 54 (1979), pp. 447-468; Curtius, Europ. Literatur (n. 13), p. 70; Knapp, ‘Wahrheit
... und Lüge’ (n. 24), pp. 588-596; below n. 116.
46. Policraticus, VIII. 11, 2, p. 301.14, ‘In muliebrem levitatem ab auctoribus passim multa
scribuntur. Fortasse falso interdum finguntur plurima nichil tamen impedit ridentem dicere verum
(Hor. Sat I.1.24) et fabulosis narrationibus, quas philosophia non reicit, exprimere quid obesse pos-
sit in moribus ...’ After this cautious introduction John writes at the end of the story, p. 304.17,
‘Tu historiam aut fabulam quod iis verbis refert Petronius pro libitu appellabis, ita tamen ex facto
accidisse Effesi et Flavianus auctor est, mulieremque tradit impietatis suae et sceleris parricidalis et
adulterii luisse penas’. For this passage and its sources see Martin, ‘Uses’ (n. 33), p. 73; Kerner (n.
8), pp. 105-107.
47. Policraticus, II.15, I, p. 91.17 (cf. Phars. I.186: ‘ingens visa duci patriae trepidantis imago’),
‘Quod si imperii nullam in veritate, quae sic appareret, credidit quis fuisse imaginem, historiarum
fide certiorabitur’. This is an old problem treated in the commentaries on Lucan. See e.g. Amulfus
of Orleans, Glosulae super Lucanum ed. B. Marti, Rome 1958, ad Phars. I.186, p. 34, ‘habitus patri-
ae per cogitationem representatus. Quidam sompnium, quidam deliberationem fuisse dicunt, sed
Vacca in rei veritate sic fuisse affirmat’; B. Marti, ‘Vacca in Lucanum’, Speculum 25 (1950), pp. 198-
214 at p. 206.
48. Policraticus, VI.24, I, pp. 67-71 at p. 71.16: ‘Et cum plurima nunc pro se, nunc contra se
respondisset, apologum huiusmodi proposuit. Ait ergo: “ Accidit ut adversus stomachum membra
... conspirarent ...”, John is following an excerpt of Livius in Florus I.17 (23). See W. Nestle, ‘Die
Fabel des Menenius Agrippa’ Griechische Studien, Aalen 1968, pp. 502-576. It is noteworthy that
the story is presented by Quintilian (Inst. V.11.19) as a lower sort of the exemplum, called fabella,
apologatio: ‘ducere animos solent praecipue rusticorum et imperitorum qui et simplicius quae ficta
sunt audiunt, et capti voluptate facile iis quibus delectantur, consentiunt’. See (n. 13) Lausberg §
416, p. 229; Knapp, Similitudo, pp. 78-80. This is not the only substitution of a famous dictum to
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222 entre histoire et littérature

certain reliable witness, who has heard the story with his own ears. This
witness is none other than our John of Salisbury49!
Similar passages stressing the prestige of would-be historical tales could
easily be found. They show that John does not wish to relate to facts as an
extra-textual reality, even if he claims to do so, but rather follows literary
traditions and competent authorities, sufficiently vouching for historical
truth. At the same time he hopes for a more impressive effect by explicit-
ly referring to a source or testimony – even if this were his own experi-
ence50. In quoting exempla, as in all other quotations, he is chiefly con-
cerned with the great names of the auctores, of whom he says in the Meta-
logicon referring to disputatio51: ‘We should reverence the words of the great
authors, whose expressions we should not only hold in high esteem, but
should also employ with assiduity. Not only do these words possess a cer-
tain majesty or prestige from the great names of antiquity with whom they
are associated, but also anyone who is ignorant of them is handicapped
since they are very effective when used for proof or refutation. Like a whirl-
wind, they snatch up those ignorant of them and violently lash such per-
sons about or dash them to the ground, stunning them with fear. The
tremendous words of the philosophers are veritable thunderbolts’. In the
context of the Metalogicon this dramatic imagery specifically illustrates the
dialectical debate, the ars congrediendi, considered by John to be the climax
of Aristotle’s Topica and the fount of all eloquence52.

pope Adrian; in Policraticus, III. 7, I, p. 187.13 John pretends. ‘Memini me audisse Romanum pon-
tificem solitum deridere Lumbardos, dicentem eos pilleum in omnibus colloquentibus facere’,
which is a quotation from Paulus Diaconus (MGH SS 27, p. 45).
49. See Linder, ‘The Knowledge’ (n. 16), pp. 344-345: ‘one of the more popular anecdotes asso-
ciated with John’. Petrarca, De remediis utriusque fortunae, I.107; Rerum memorandarum III.95; Famil.
IX.5, ‘quod inter philosophicas nugas legi ... ab illo scripta sunt qui ex ore loquentis audierat’.
50. In Policraticus, VII. Prol., 2, p. 93.8 John justifies the use of his personal experience:
‘Quaedam vero, quae in libris auctorum non repperi, ex usu quotidiano et rerum experientia quasi
de quadam morum historia excerpsi’. See also above n. 34.
51. Metalogicon, III.4, p. 136.2, ‘Preterea reverentia exhibenda est verbis auctorum, cum cultu
et assiduitate utendi; tum quia quandam a magnis nominibus antiquitatis preferunt maiestatem,
tum quia dispendiosius ignorantur, cum ad urgendum aut resistendum potentissima sint. Siquidem
ignaros in modum turbinis rapiunt, et metu perculsos exagitant aut prosternunt; inaudita enim
philosophorum verba tonitrua sunt. Licet itaque modernorum et veterum sit sensus idem, venera-
bilior est vetustas’.
52. Metalogicon, III.10, p. 154 f.; III.5, p. 140; see J. J. Murphy, ‘Two Medieval Textbooks in
Debate’, Journal of the American Forensic Assoc. 1 (1964), pp. 1-6; ‘Rhetoric’ (n. 13), pp. 104-105;
Kerner (n. 8), pp. 51-53; G. C. Garfagnini, ‘Giovanni di Salisbury, Ottone di Frisingia e Giacomo
da Venezia’, Rivista critica di storia della filosofia 27 (1972), pp. 19-34 at pp. 24-25; M. Grabmann,
‘Aristoteles im zwölften Jahrhundert’, Medieval Studies 12 (1950), pp. 123-162 at pp. 155-157.
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 223

In an admonition occurring shortly after the quoted passage John reveals


a personal motive for his interest in dialectical dispute or, as he says in ‘ver-
bal rather than physical conflict’53. We should search everywhere to find
abundant reasons whereby we may establish or overthrow a thesis, and thus
we will become masters of proof and refutation. If an opponent is not avail-
able, let everyone consider in his mind what, how many, and how strong are
the arguments for or against a particular thesis. In this way, everyone will
easily be able to establish the affirmative or the negative side of a proposi-
tion’. It might be interesting to compare this method of thinking by op-
tions in utramque partem with the general, rather combative and controver-
sial character of his two main works. The anonymous nugatores and the pseu-
donymous Cornificiani, Gnathonici, Thrasones etc not only fill the role which
in the antique diatribe was left to the fictus interlocutor, but they might also
have the function assigned to a substitute for the ‘not available opponent’
in the mental exercises or disputative war-games mentioned in our quota-
tion. They are satirical inventions synthesizing certain vices and false opin-
ions, and also stimulating agents for reflection. Above all the Metalogicon
demonstrates in its autobiographical sections the method of interior dis-
pute, weighing up the pros and cons of a matter according to logica proba-
bilis. The contemporary masters of philosophy and theology mentioned in
its doxographical parts continue the long tradition of contradictory opinion.
They are, so to speak, exemplified problems or quaestiones disputatae. Their
divergent theories have to be studied, compared and, as far as possible, rec-
onciled with each other. It does not seem that John is more interested in
proposing his own cautious ‘probable’ solution of these problems than in
presenting dubitabilia, that is ‘things about which a wise man may doubt’54.
Numerous exempla from the Policraticus, too, can be regarded as ‘reasons
whereby we may establish or overthrow a thesis’. They are frequently two-

53. Metalogicon, III.10, p. 154.24, ‘sua docet (dialectica) arma tractare et sermones potius con-
serere quam dexteras’; p. 161.19, ‘Proinde rationum undecumque ad statuendum vel destituendum
positionem conquirenda est copia, ut urgendi instandique facultas comparetur. Et, si adversarius
deest, secum quisque experiatur que, quot et quanta proposite questionis articulum muniant aut
impugnent; sic enim facile erit quique idoneus ad cogendum et reluctandum seu philosophandum
fuerit, urgentias instantiasque habens aut superabit aut evadet cum gloria aut decenter sibi et sine
ignominia superabitur’.
54. Policraticus, VII.2, 2, pp. 98-99; Metalogicon, I. Prol., p. 4; Policraticus, II.22, 1, p. 122; VII.8,
2, p. 122; see above all Dal Prà (n. 8), pp. 46-53, 64-93, 159-160; and also Odoj (n. 8), pp. 10-33,
44, 62-63; Liebeschütz, Med. Humanism (n. 8), pp. 75-76; Misch, pp. 1264-1269; Garfagnini, ‘Ra-
tio disserendi’ (n. 8), pp. 925-926.
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224 entre histoire et littérature

edged swords, which may fight for a thought or, as the occasion presents
it, against the same thought. It was not by mere chance that John bor-
rowed the unusual terms strategemma and strategemmaticum from the treatise
on military science by Frontinus and often employed them in a more gen-
eral sense as true synonyms for exemplum55: strategemmatica are not only
those exempla referring to real warfare, as in the sixth book, but also gen-
erally applicable ‘stratagems’ on argumentative battle-fields. Strategem-
maticum denotes any kind of report of prudent, cunning, witty behaviour
(calliditas) and can also indicate a quick-witted reply to a catch-question.
What actually makes the exempla into arguments for debate is the princi-
ple of ‘rational’ decision commonly used in theology and canon law, which
Augustine formulated as follows56: ‘We do not merely ask if something
has been done, but if it had to be done. (Non ... utrum sit factum, sed utrum
fuerit faciendum). For even the greatest number of examples cannot outdo
reason’. This is a special version of the older patristic rule which affirms
that Divine Law and Reason are in every respect superior to ancient and
even most venerable customs, be they Jewish or Roman, and consequent-
ly that bad precedents and frequently committed errors are no justification
for following their example57. Tertullian’s famous formulation states58: Je-

55. Policraticus, V. 7, 1, p. 307 argumentum: ‘Quae mala vel bona subiectis proveniant de
moribus principum; quod et aliquorum strategemmaticis roboratur exemplis’; p. 314, ‘Constantia
quoque cum ex pluribus strategemmatibus pateat, in virtute Romanorum maxime claret. Eorum
siquidem magnificentia et virtute, si omnium gentium historiae revolvantur, nichil clarius lucet’;
VIII.14, 2, p. 334.13, ‘Occurrent multa huiusmodi quae laudis verae poterunt praestare materiam,
si quis antiquorum vafre dicta vel facta strategemmata et strategemmatica quoque recenseat.
Ceterum (quia saepe strategemmatum mentio facta est et res nominis non usquequaque cunctis in-
notuit) Valerius Maximus strategemmata sic diffinit ut dicat (VII.4) quia eius pars calliditatis egre-
gia et ab omni reprehensione procul remota, cuius opera, quia appellatione vix apte exprimi pos-
sunt, Greca pronunciatione strategemmata appellantur. Proprie tamen strategemmata sunt quae ad
rem pertinent militarem; nam ab eo dicuntur stratilates. Quae vero contra propriae appellationis
notam ad res alias pertinent (Julio Frontino teste) strategemmatica appellantur; distat enim
strategemmaticum a strategemmate quomodo genus a specie differt’ (cf. Frontinus, Strategematica I.
praef, ed. G. Bendz, Frontinus, Kriegslisten, Berlin 1963. See Martin, Manuscripts (n. 39), pp. 1-4;
Kerner (n. 8), pp. 32-33, 39; Liebeschütz, Med. Humanism (n. 8), pp. 68-70; for a parallel in a let-
ter of Coluccio Salutati: Kessler, Das Problem der frühen Renaissance (n. 12), p. 182.
56. De civ. Dei I.22 (CC 47, 1955), p. 24.26: ‘Non modo querimus utrum sit factum, sed utrum
fuerit faciendum. Sane quippe ratio etiam exemplis anteponenda est, cui quidem et exempla con-
cordant, sed illa, quae tanto digniora sunt imitatione quanto excellentiora pietate’. See (n. 43) Buis-
son, Potestas, p. 27; Geerlings (n. 13), pp. 150, 177, 184-185; von Moos, Consolatio (n. 13), 1-2 §
1127; 3 § 1346.
57. G. Ladner, Art. ‘Erneuerung’ in Realenzyklopädie für Antike und Christentum 6 (1966) co1 265;
see (n. 13): Geerlings, pp. 151, 155-157; Pétré, Art. ‘Exemple’, col. 1887; Lumpe, cols. 1229-1230.
58. Tert. De virg. vel. I.1 (CC 50.2), p. 1209: ‘sed Dominus noster Christus veritatem se, non
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 225

sus did not say ‘I am custom’ but ‘I am Truth’. Exempla therefore attain va-
lidity from a higher moral or religious conviction. Actually they are only
historical and literal subjects to be interpreted and applied correctly, that
is, in the sense of one’s own biased opinion, which claims to be the truth.
The argumentative battle against an opponent thus becomes a conflict be-
tween exempla, or rather a conflit des interprétations related to them. John il-
lustrates this throughout his work.
In the first book he recalls a crowd of viri illustres, which a keen hunts-
man could cite to justify his own pleasure. He devalues these examples as
misinterpretations, the great men being hunters not because of voluptas but
rather because of publica utilitas. Moreover he deprecates them with a rhetor-
ical counter-question concerning the hunting of saints and martyrs59. In the
second book he displays his knowledge by introducing numerous exempla to
illustrate the success of divination by means of various occult portents and
this, for the unique purpose of refuting them all with the argument that ex-
empla are only weak evidence when confronted with ratio60. For him exempla
frequently are an incentive to differentiate between various aspects, either
valid or worthless, deducible from the same phenomenon. Praiseworthy for-
titude and reprehensible suicide appear side by side in the same antique he-
roes Cato or Lucretia61. In the history of the exemplum we find a general ten-
dency to recall extreme cases of heroism and superhuman virtue, intended
as a moral stimulus. At the same time they are often casuistically discussed
and softened to more human dimensions by counter-arguments to make
them imitable by ordinary people62. These alterations of moral overstate-

consuetudinem cognominavit’. For the influence of this dictum see P. von Moos, Hildebert von
Lavardin, Stuttgart 1965, pp. 259-260, 310 (nn. 11-12), 314 (n. 40).
59. Policraticus, I.4, 1, pp. 21-28 (exempla cantraria), pp. 29-30, exempla refutanda); see Kerner
(n. 8), p. 166.
60. Policraticus, II.25, 1, p. 136.3, ‘Ceterum artem esse quo quis de futuris ad omnia interroga-
ta verum respondeat, aut omnino non esse, aut nondum innotuisse hominibus, michi multorum auc-
toritate et ratione persuasum est. Quod si tibi persuadere non possum, obstantibus his quae michi
de providentia et fato indesinenter opponis, michique repugnantibus exemplis quae de variis affers
historiis, persuasi tamen michi huic non adquiescere vanitati’. See B. Helbling-Gloor, Natur und
Aberglaube im Policraticus des Johannes van Salisbury, Diss. Zurich, Einsiedeln 1956, pp. 54-55.
61. Policraticus, II.27, 1, pp. 157-158 (Cato, Vulteius, Cleopatra, Lucretia); cf. ibid., V. 17, 1,
pp. 360-361 and III.9, 1, p. 197 (Cato); see G. Miczka, Das Bild der Kirche bei Johannes von Salis-
bury, Bonn 1970, p. 37, and for the tradition of this problem (n. 13): Buisson, Potestas, p. 27 (Au-
gustine, De Civ. Dei, I.18, 23); Gebien, pp. 145-148. Another problematical example is the tyran-
nicide of Judith in Policraticus, VIII, 20, 2, pp. 376 f.
62. For this principle see Buck, Art. ‘Beispiel’ (n. 15) cols. 821-822; Döring (n. 13), pp. 14-15,
18-19; Bausinger, Volkspoesie (n. 15), p. 218; Kessler, Geschichtsdenken (n. 12), p. 12; von Moos,
Consolatio (n. 13) 1-2 § 197, 3 §§ 454-505, 1119-1121.
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226 entre histoire et littérature

ments to a human standard frequently occur in the Policraticus, such as in


the example of the parricidal virtue of Brutus63. For John, not even biblical
patriarchs should be imitated uncritically on account of mere authority: nei-
ther David as an adulterer, nor Peter as a traitor, nor Paul as a persecutor of
the Christians are sound models. These examples are only on record and
noteworthy because they have to be avoided64. Or else, in what is actually a
Sic et non, he plays off exempla like conflicting authorities against one anoth-
er: whereas Plato recommended the drinking of wine at a banquet as a test
of moderation and a proof of moral training, Lot, when he exposed himself
to just this danger of ‘Bachus’, failed, as everybody knows. In this case it is
more prudent to heed the deterrent example; for ‘who would dare to place
himself higher than such a patriarch?’65.
Elsewhere John shrewdly points out the arbitrary nature of exempla.
Jerome is known to have said God could do anything – except restore a
fallen maiden’s virginity. However, this is rather an oratorius tropus than an
inevitable conclusion. For, since God cannot make undone things which
have been done, it would have been possible to apply any other example
for this rule. ‘So it was not necessary’, John concludes, ‘to resort to the fall-
en maiden’66. Other examples are constructed to prove the frequency of a
practice and refuted for just the same reason, since they testify to the wide-
spread consuetudo of evil, against which the only effective argument is the
sublime but seldom accomplished ideal of perfection. So John argues that
secular and sacerdotal tyrants like to cite precedents for their evil deeds.
The independence of the Prince from law or all kinds of clerical abuses,
such as trade in advowsons, accumulation of benefices, preferment ob-
tained by bribes may be justified by the tyranny of common sense sup-
ported by the interminable chain of exempla consuetudinis67.

63. See below nn. 81-88.


64. See Policraticus, IV. 5, 1, p. 248.1; Letter 288, 2, p. 642; Policraticus, II.16, 1, p. 95.30; see
Miczka (n. 61), p. 38.
65. Policraticus, VIII.10, 2, p. 292.
66. Policraticus, II.22, 1, p. 131.15; see Ph. Delhaye, ‘Le dossier anti-matrimonial de l’Adversus
Jovinianum et son influence sur quelques ecrits latins du XIIIe siècle’, Mediaeval Studies 13 (1951),
pp. 65-86 at p. 79 for John’s tendency to mitigate some exaggerations of Jerome.
67. Policraticus, VII.20, 2, p. 187: to prove the independence of the prince from law ‘conquisi-
ta exempla proponunt quibus persuadeant potestatibus universa licere. Maxime tamen sicubi loco-
rum fuerint inveterata consuetudo optineat, etiam si rationi adversetur aut legi’. See Kerner, pp.
144-146; Policraticus, III.5, 1, p. 182; exempla ‘ad subornandum vitium’. VII.12, 2, p. 142: ‘Mag-
no se iudice quisque tuetur’ (Lucan, Phars. I.127) ... colligit quisque quo suam possit heresim con-
firmare’. See Webb (n. 8), pp. 54-56.
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 227

Illustrating this, John wrote an entertaining parody on the use of bibli-


cal examples, in which the canvasser for ecclesiastical preferment is shown
as refusing every possible objection to his appointment by some implausi-
ble comparison between his defect and the shortcoming of biblical figures
and saints68. In three pages of the Webb edition there are forty five exem-
pla arranged by phraseological parallelism, which by their number sym-
bolise the inexhaustible nature of such excuses and denote as well John’s
literary playfulness. They are presented as follows: the candidate is of low
birth, but neither was St. Peter a patrician. He is under age, but so were
Jeremiah and St. John the Baptist. He is a youth, but so was Daniel when
he rebuked the old accusers of Susanna. He is slow of tongue, but so was
Moses and an Aaron can be found to speak for him. He is illiterate, but the
apostles did not go to school either. There are some ridiculously incon-
gruous illustrations which reveal that the whole accumulation of exempla
serves the praised and intended delectatio or iocunditas of literary occupa-
tion. He is a companion of harlots, but by God’s command, Hosea too em-
braced a prostitute (Gomer). He is foolish, but by the foolishness of the
world God determined to save them that believe. He fought in military
service, but St. Martin too was a soldier under the emperor Julian. He is
accused of gluttony and wine-bibbing, but the Lord himself was called a
drunkard and glutton (by the Jews). He is a killer, but St. Peter too took
up the sword (against Malchus). He is a murderer, but Moses was secretly
and Samuel openly homicidal. He is a leper but Christ himself was (ac-
cording to Isaiah) without form or comeliness etc. He is dumb like
Zachariah, blind like St. Paul in his conversion, mutilated like the confes-
sor Paphnutius etc. The final sentence reads: ‘In short, he is not suited to
anything, but Samson himself slew the Philistines only with an ass’s jaw-
bone and God can conceive sons of Abraham from stones’.
This gem of learned humour, so typical of the Policraticus, which seems
to anticipate some chapters of Tristram Shandy, has been quoted more ful-
ly, because the caricature best clarifies the way all exempla, including
John’s, are used. Like any other testimony the exemplum by itself is either
meaningless or has many possible meanings. It is first and foremost ‘liter-
al’ and gets its useful sensus only by an act of reason or by an inspiration of

68. Policraticus, VII.19, 2, pp. 175-178; see Webb (n. 8), p. 56, Miczka (n. 61), p. 39. As a con-
clusion see also the sentence p. 180.21: ‘Neque enim quod a multis peccatur peccatum non est; sed
ideo gravius quia multum’.
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228 entre histoire et littérature

grace relating it to ‘spirit’. Similarly it is exposed to all kinds of sophistic


misuse and demagogical manipulation. The amusing nonsense of the pas-
sage derives for the greater part from the unusual and artificial combina-
tion of exemplum and causa, littera and sententia. The exemplum therefore be-
longs to two methods of literary practice, the one serving to produce the
other to explain texts, that is, of rhetoric and hermeneutics: on the one
hand the example is a stimulus for imagination and functions exactly like
the topos of the rhetorical doctrine of inventio69; on the other hand, it may
become an object of allegorical interpretation following the theory of
scriptural exegesis70. From both sides it borrows the characteristic quali-
ties of multipurpose ambiguity and arbitrariness, so irritating to us.
The few exempla just cited demonstrate John’s extreme versatility and re-
finement in applying the different available semantic codes at will. He is
prone to bend the criteria of interpretation to meet the changing demands
of argument. If the opponent suggests exempla to prove statistically the reg-
ularity of a certain phenomenon, their use will be discarded because of the
inferior nature of consuetudo or commonness. Conversely, unusual or rare ex-
empla are devalued as not being representative enough according to the
principle of familiarity. One exemplum is presented literally and refuted fig-
uratively. Another one is meant metaphorically but criticised as a literal
statement. There are no generally applicable, consistent semantic rules
defining the use of exempla, but each particular argument decides the suit-
able method for persuasion, the chief requirement of rhetoric71! Even when
the exempla refer to contemporary events or personal experiences, John does
not primarily want to give historiographical or autobiographical informa-
tion; but ‘quotes’ effective and concrete testimonies for his proofs. In most
cases the argumentative context is far more important than the content of
the report. The exemplum is not introduced as a verbatim model on account
of any intrinsic importance of its own, but only as a means to discover or
support an argument. This is of course not only true of John of Salisbury,
but characterizes the use of exempla since antiquity72. Always and every-

69. See below n. 119 and Lausberg (n. 13) §§ 410-426 for the functional, not generic character
of the exemplum in the rhetorical sense.
70. See Spörl (n. 18), p. 81; Miczka (n. 61), pp. 36-38.
71. For similar methods in John’s literary model see I. Opelt, Hieronymus’ Streitschriften, Heidel-
berg 1973), pp. 43-53, 191.
72. See e.g. (n. 13) Alewell, p. 95; Nordh, pp. 225, 229, 231-232; Kornhardt, pp. 10, 20-23,
65-68, 86; Dornseiff (n. 15), p. 218; Gebien (n. 13), pp. 44-45, 66-67, 112-115, 144, 160-170;
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 229

where a person or an event was artificially isolated from historical reality,


stripped of all individual significance, transformed into an emblem, type or
symbol of multifunctional semantic potentiality and thus adapted for use
in theoretical reflection and practical human interaction. It is a well-known
fact that the classical examples were a kind of topoi or loci argumentationis.
They too are ‘places from which arguments might be drawn’, mnemonic
devices aiding inquiry and points to which ideas can be related by similar-
ity, dissimilarity or contrast. Thus the ancient orators were able to produce
an enormous variability of possible judgements on the historical material
condensed in examples. In the manuals of exempla, the same characters and
facts are placed at the disposal of the reader under different topical groups
or headings. They have lost their real integrity. Indicating certain isolated
qualities, they are reduced to a kind of synecdoche of themselves73. One of
the main tasks of rhetorical instruction from Antiquity down to the Mid-
dle Ages was to train the students to compare and correlate famous figures
and given moral subjects74. Distantly related to this tradition is still the
medieval art of preaching, the ars praedicandi: as Caplan showed in an ear-
ly essay on inventio, it too recommends exempla as a means to recall virtues,
for instance David to show humility or Job patience75.
Therefore it is obvious that John’s exempla, if treated in isolation as his-
torical statements, necessarily seem contradictory and pose insoluble prob-
lems76. His exemplary figures, like those of any other author, can, by def-
inition, have very different, even diametrically opposite meanings, de-
pending on their textual constellations. The contradictory judgements on
Alexander and Caesar found in the Policraticus only go to illustrate that

Fuhrmann (n. 15), pp. 451-452; H. von Campenhausen, ‘Die Entstehung der Heilsgeschichte ... in
der Theologie des 1. und 2. Jahrhunderts’, Saeculum 21 (1970), pp. 189-212 at p. 191; H. I. Mar-
rou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris 1938-1958, pp. 132, 146-147; Buisson (n.
13), ‘Exempla’, pp. 458-459; idem, ‘Kirchenrecht’, pp. 103-105; Geerlings (n. 13), pp. 148-150;
Kleinschmidt (n. 15), pp. 82-86, 178.
73. See (n. 13) Kornhardt, pp. 10, 20; Nordh, pp. 231-232, 229; Lausberg § 581; Rhétorique et
Histoire; David, p. 85.
74. See (n. 13) Kornhardt, pp. 65-68, 86; Gebien, pp. 66-67; Marrou, Augustin (n. 72), pp. 115-
116, 132, 146-147; Geerlings (n. 13), pp. 148-149; Nordh (n. 13), p. 227; Dornseiff (n. 15), p. 221.
75. H. Caplan, ‘Rhetorical Invention in Some Medieval Tractates of Preaching’, Speculum 2
(1927), pp. 284-295 at pp. 291, 294.
76. These problems were stressed by Liebeschütz in his Mediaeval Humanism (n. 8), pp. 67-73,
94; see also Brooke (n. 11), pp. XLII-XLIII; R. R. Bolgar, The Classical Heritage and its Beneficiaries,
Cambridge 1954-1973, p. 199, ‘The classical anecdotes torn from their context have a purely
rhetorical character. They exist in John’s consciousness as a collection of examples to back his moral
judgements, which spring ready-made out of his own experience’.
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230 entre histoire et littérature

John is not actually interested in these two rulers, who do not even deserve
to become his subject matter. He proposes only to develop the positive or
negative qualities they stand for77. In his dealings with the ‘topos’ De mort-
ibus persecutorum, praise of rulers would be ridiculously out of place78, just
as a criticism of ‘imperialism’ would be inappropriate for his glorification
of military virtue79. Or to quote one more example: there would be little
sense in questioning John’s high esteem of heathen Antiquity just because
he quotes the famous dream of Jerome in which the church-father is
flogged because of his Ciceronian predilections. This prime example of
medieval antihumanism is not cited in a discussion on classical authors but
in connection with the categories of dream-interpretation80.
John makes conscious allowance for such semantic divergences depend-
ing on context and perspective. This is attested by his aforementioned char-
acteristic manner of offering the reader several versions of the same story
one after the other, or listing several interpretations of one and the same ex-
emplum81. We find a good illustration of this method in the eleventh chap-
ter of the fourth book, where he admonishes the prince and the court that
family interest should submit to public interest. He calls to mind the case
of Brutus the Elder who had his sons executed for republican reasons82, ‘be-
cause they were concerned in a plot to bring back the kings into the City
and he wanted ... to show that he was the father of the people and had
adopted the people in place of his own children’83. However, while quot-
ing this heroic example of patriotism, he realizes that the factum has its

77. See Liebeschütz, Med. Humanism (n. 8), pp. 55, 72-73; in this vol. ch. 3 ‘Lucain au Moyen
Âge’ (I, VI). For Alexander and Caesar as symbols see F. Graus, Lebendige Vergangenheit: Überlieferung
im Mitterlalter und in den Vorstellungen vom Mittelalter, Köln-Wien 1975, pp. 31-34; A. Heuss, Art.
‘Caesar’ in Realenzyklopädie für Antike und Christentum 2, col. 822.
78. Policraticus, VIII.18-19, 2, pp. 358-372.
79. Policraticus, VI.15, 2, pp. 40-41.
80. Policraticus, II.18, I, p. 100.6; cf. Hieron. Ep. XXII.30. Misch (n. 8), pp. 1171-1173: “...
Skrupel, die der mittelalterliche Humanist ähnlich wie der hochgelehrte Heilige wegen seiner Vor-
liebe für die ‘heidnischen’ Autoren hatte oder haben zu müssen glaubte”. For the correct interpre-
tation see Liebeschütz, Med. Humanism (n. 8), p. 66.
81. See above nn. 34-43. Other examples are Policraticus, I.4 and 5.1, pp. 24 and 36 (Ulysses
and hunting); IV.5, 1, p. 249.15 (the invention of an indestructible glass), VIII.5, 2, p. 110 (au-
thenticity of an authority); VIII.13, 2, pp. 320, 327 (Quintilian’s criticism of Seneca); VIII.14, 2,
p. 331 (Aristides or Aristoteles); II.27, 1, pp. 159-160 (Cato).
82. Policraticus, IV.11, 1, pp. 272-274; see (n. 8) the thorough interpretations of Kerner, pp.
200-202 and Liebeschütz, pp. 249-250. It is noteworthy that Quintilian (Inst V.11.6-7) uses this
example to illustrate the exemplum dissimile.
83. Policraticus, IV.11, 1, p. 272.5.
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 231

morally doubtful side and goes on without stressing his main point84: ‘al-
though of course I look upon parricide with the utmost horror, still I can-
not refrain from approving the loyalty and faithfulness of this consul’. The
method of presenting various opinions and confronting the reader with an
open problem has its origin in the literature of scholias and commentaries.
John was particularly fond of it, as we shall see. With the agnostic turn
of phrase which often serves him as aposiopesis or ellipsis he could have
dropped this subject. But obviously he wants to draw attention to diver-
gent opinions as problems to be discussed: he recalls the controversiae and
suasoriae instructed in the antique schools of rhetoric to demonstrate his
own topical method85:

I know that the question has been a battleground of oratorical commonplace and that
declaimers have often enough toiled and sweated over it on both sides laboring either to
excuse the parricide on the ground of fidelity to public duty, or on the other hand to
prove that the merit of fidelity to the public was effaced by the infamy of the crime.

Then he repeats, but this time indirectly, that he does not wish to give
his own opinion, and for this he quotes another example86:
A certain woman of Smyrna was brought before Dolabella. She confessed that she
had murdered her husband and son ... because they had treacherously slain a son of
hers by another marriage ... When Dolabella referred the matter to his council there
was none who in such a doubtful case was willing either to absolve the manifest par-
ricide or on the other hand to condemn the just vengeance. The matter was accord-
ingly referred to the council of the Areopagus of Athens as being more experienced
judges. But after they had heard the case they ordered the prosecutors and the accused
woman to appear before them a hundred years from that day.

This anecdote is truly characteristic both of John’s interest in legal mat-


ters and of his philosophical scepticism in the face of difficult problems,
which he has learnt from the cautious attitude of the later Academy87.

84. Ibid., p. 272.10.


85. Ibid., p. 272.15, ‘Ego enim campum istum oratoribus late patere cognovi, et in eo declam-
atores in ancipiti materia saepius desudasse, dum in absolutione parricidii fides laborat et parrici-
dalis impietas meritum fidei conatur extinguere’. See H. Bornecque, Les déclamations et les déclama-
teurs d’après Sénèque le Père, Lille 1902.
86. Policraticus, IV.11, 1, p. 273.7.
87. See Garfagnini, ‘Ratio disserendi’ (n. 8), pp. 925-926 notes the ‘academical’ position of John
with respect to time. For this see Metalogicon, IV.31, p. 199: ‘Tertium gradus nostrorum est, qui
sententiam non praecipitant in his que sunt dubitabilia sapienti’. Another anecdote for philosoph-
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232 entre histoire et littérature

Strictly speaking the story only serves as a commentary to the deed of Bru-
tus. Thus one exemplum explains another. Their interrelation to one anoth-
er is reinforced by allusion to a third exemplum88: Sulla’s vengeance on the
followers of Marius, as shown by a sententious verse from the Pharsalia: ‘I
agree that both Brutus and the woman transgress because the remedy ex-
ceeded the measure of the disease (excesserit medicina modum)’. However the
treatment of parallel moral conflicts touching on the topos summum ius
summa iniuria digresses slightly from the actual purpose of proving that
salus publica should be placed above all family interests. By means of a
fourth example John leads back to the point89: in the parade of heroes in
the sixth book of the Aeneid Vergil not only praises Brutus’s deed but crit-
icises it too, as ‘vanity of vainglory’. The concluding remark states that
nowadays the Brutus exemplum can nevertheless be quoted without hesita-
tion, since ‘generally a man prefers even the vices of his children to the
safety of commonwealth, although it is certain that the safety of the peo-
ple ought to be placed before all children’90. A fifth and a sixth exemplum
complete the tortuous chain of arguments, bringing us back finally to the
connotation of the first subject and example. They are unambiguous and
rhetorically more powerful, because they directly deter from evil: the Bible
blames Saul and Eli for their mistaken leniency toward their sons91.
This structure, so characteristic of the Policraticus, was referred to by the
late Hans Liebeschütz in his excellent book as follows92: ‘John is more in-
terested in the stories drawn from his library than in the straight-forward
exposition of ideas’. But the same composition inspired Vincenzo Cilento
to this rather enthusiastic evaluation93: ‘The fascination of the Policraticus

ical delay concerns Pythagoras in Policraticus, V.12, I, pp. 338-390. This is contrasted with the im-
patient temeritas of Alexander (ibid., p. 335).
88. Policraticus, IV. 11, 1, p. 273.7, “Ceterum Brutum et mulierem deliquisse consentiam facile
eo quod ‘excesserit medicina modum, nimiumque secuta est, / qua morbi duxere, manum’ et, licet
magna fuerint crimina, praestantius fuerat eadem sine punientis crimine vendicari”. See Phars., II
142-143 in the version of Augustin, De civ. Dei III.27, (CC 47), p. 93; for John’s knowledge of Lu-
can see ch. 3 (VI) of this volume.
89. Policraticus, IV.11, 1, p. 273.14, by a personal interpretation of Aen. VI.20-23.
90. Ibid., p. 273.21.
91. Ibid., p. 273.24 following 1 Reg. 14 (Saul), 2.29, 3.13, 4.18 (Eli).
92. Mediaeval Humanism, pp. 116-117; see also ‘Chartres’ (n. 8), p. 13 and similar statements in
Schaarschmidt (n. 11), pp. 87, 191-192; Ullmann, (n. 16), p. 520; Atkins (n. 18), pp. 66-67; E. K.
Tolan, ‘John of Salisbury and the Problem of Medieval Humanism’, Etudes d’hist. litt. et doctr. 19,
Montreal 1968, pp. 189-199 at p. 190; C. Uhlig (n. 10), pp. 41, 61-62; Knowles (n. 11), p. 137;
see Kerner (n. 8), pp. 129, 189-190.
93. V. Cilento, Medioevo monastico e scolastico, Milano-Napoli 1961, pp. 122-123, ‘Il fascino del Pol-
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 233

stems just from its disorder’. As we know, John worked like most other
medieval authors according to an associative, unsystematic principle of
composition. However this is perhaps particularly striking in his works,
thanks to his extraordinary wide literary knowledge94. In this respect his
use of exempla follows venerable generic traditions: on the one hand the his-
toriographical miscellany of anecdotes, which began with Herodotus and
led to the kaleidoscopic corrections of popular hellenistic story-tellers; on
the other hand the diatribe of popular stoic and cynic philosophers, trans-
mitted especially by the controversialist Jerome imitating them95. Partic-
ularly commendable in both was the entertaining diversity imposing at-
tention by the effect of surprise. To this aim the authors applied a technique
of excursus and encapsulation: a paratactical juxtaposition of isolated units
of composition determined by the particular subject or topos, not by any
dominating central idea96. If we falsely presuppose such an idea we cannot
help creating contradictions. It seems a commonplace matter that medieval
authors might use exempla and quotations with several independent signi-
fications in varying contexts. However thanks to our unconscious anticipa-
tion of consistency, we are often inclined to overlook this obvious fact when
interpreting particular passages of the Policraticus. It seems to me a decisive
point that John was guided not by a system of ideas, not by narrative log-
ic comprising a whole, but rather by chance literary recollections, which
happened to crop up in his memory. He himself says in the Prologue about
his topics: quae ... a diversis auctoribus se animo ingerebant97. Moreover, the di-
mensions of statement and commentary change all the time in an am-

icraticus deriva altresì dal suo disordine. È un disordine apparente, beninteso. Il disordine di una con-
versazione, di un dialogo, di una diatriba classica. Il disordine di Petronio, di Apuleio, di Plutarco’.
94. See Kerner (n. 8), pp. 37-40, 119, 189-191; B. Smalley, The Becket Conflict and the Schools,
Oxford 1973, p. 99; Misch (n. 8), pp. 1256, 1267.
95. For John see (n. 8) Liebeschütz, Med. Humanism, pp. 67-70; Kerner, pp. 37-40;
Schaarschmidt (n. 11), pp. 131-132. For the traditions in general see E. Howald, Vom Geist antiker
Geschichtsschreibung, München-Berlin 1944, pp. 14-17, 41; Kleinschmidt (n. 15), pp. 82-85, 178;
H. L. F. Drijepont, Die antike Theorie des ‘varietas’ (Spudasmata 37), Hildesheim 1980, pp. 92-107;
A. Oltramare, Les origines de la diatribe romaine, Lausanne 1926, p. 13, ‘... la seule unité qu-on y
puisse trouver est une variété constante et forcée’; E. Rohde, Der griechische Roman und seine Vorläufer,
Wiesbaden 1914 - Hildesheim 1974, pp. 290-294, 606-607.
96. For the technique see H. Kech (n. 45), pp. 21, 61-62, 30-34, 189; Partner (n. 26), pp. 195-
197.
97. Policraticus, Prol., 1, p. 15.20; see also II. 17, 1, p. 99.24 above n. 35; IV.6, 1, p. 255.23,
‘... legisse me memini quod ...’; VIII.20, 2, p. 378.4; VII.12, 2, p. 141.1: ‘Ut enim quidam ait (ver-
bis namque manentibus nomen excidit) ...’
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234 entre histoire et littérature

biguous way. We can often distinguish between three stages of adaptation


of the exempla-material: in a first stage the literary model is accepted un-
reservedly; in a second stage the possible consequences of extreme models
are criticised and in the third stage a compromise or an open end is
reached. A modern thinker would simplify these phases to a single, si-
multaneous, synthetic statement, rich in shades of meaning; with John,
however, they seem remarkably independent, like closed circles overlap-
ping one another only slightly. His technique has already been criticised
on account of the contradictions in his so called ‘theory of tyrannicide’98.
But the deeper reasons for this disjunctive structure might be found in the
general exegetical habits of the Middle Ages which can be deduced from
the fact that Augustine and other Church Fathers regarded the possible
variation of a scriptural passage as a decided asset99. With respect to this,
Edouard Jeauneau shrewdly commented upon two very interesting state-
ments made by two personal teachers of John.
Concerning the methods of decoding classical integumenta, William of
Conches says that several meanings to one passage are to be approved of,
because one may consider any object from various points of view: non est cu-
randum de diversitate expositionum, immo gaudendum! Variety of meanings is
desirable and even pleasing, since it indicates the semantic potential of a
text. (An exegetical form of the principle: variatio delectat!100) Similarly,
Abelard said that the author’s intention is negligible if the text is ‘in-

98. A review of the divergent positions is to be found in Kerner (n. 8), pp. 194-199: see also G.
C. Garfagnini, ‘Legittima potestas e tirannide nel Policraticus; Riflessioni sulla sensibilità politica di
un clericus per i problemi storici-politici’, Critica storica 14 (1977), pp. 575-609; R. H. and M. A.
Rouse, John of Salisbury and the Doctrine of Tyrannicide’, Speculum 42 (1967), pp. 693-709; J. C.
P. Van Laarhoven, ‘Thou shalt not slay a tyrant! The so-called theory of John of Salisbury’, The World
of John (n. *), pp. 319-341; see below n. 132.
99. See e.g. H. Dörrie, ‘Zum Problem der Ambivalenz in der antiken Literatur’, Antike und
Abendland 16 (1970), pp. 85-92; Buisson, Potestas (n. 13), pp. 31-34; Exempla (n. 13), pp. 460-463;
E. Auerbach, Typologische Motive in der mittelalterlichen Literatur, Krefeld 1964, pp. 24-25; D. W.
Robertson, ’Some Literary Terminology with Special Reference to Chrétien de Troyes’, Studies in
Philology 48 (1951), pp. 669-692 at pp. 670-671; H. Brinkmann, Mittelalterliche Hermeneutik,
Tübingen 1980, pp. 27-29, 180-181, 267; E. Jeauneau, ‘L’usage de la notion d’integumentum à tra-
vers les gloses de Guillaume de Conches’, Archives d’histoire doctrinale et litteraire du MA 24 (1957),
pp. 35-100 = E. J., Lectio philosophorum, Recherches sur l’Ecole de Chartres, Amsterdam 1973, pp. 127-
192 at p. 133-142.
100. See Jeauneau (n. 99), p. 139 quoting a MS of the glosses to Boethius and commenting: ‘Un
moderne penserait qu’en se multipliant les interpétations se detruisent les unes les autres. Pour les
hommes du XIIe siècle elles temoignaient, par leur multiplicité même, de la richesse du texte à
commenter. Ce dernier était une pièce d’or d’un prix inestimable dont on ne saurait jamais, fût-ce
au prix de nombreux commentaires, finir de rendre la monnaie’.
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 235

spired’, because under the literal surface meanings may be hidden which
the author was not aware of and which the reader has to discover. Neither
is it of relevance if they contradict each other, as long as they do not con-
tradict faith. Whether the smiths forge necklaces, rings or bracelets, the
gold they use is the same101. Both testimonies serve to elucidate an opti-
mistic ideal of learning which was widespread in the period of early
Scholasticism, that is to say, the realm of letters, either sacred or profane,
is placed at the disposal of mankind to be used as raw material for inter-
pretation. Within human limitation literature helps to recognise the most
manifold aspects of the one and only Divine Truth, which in its entirety
remains inaccessible.
The availability and applicability of all literature was also one of John’s
favourite themes102. He liked to describe it by a double analogy with the

101. Abaelard, Theologia Christiana I 117, CC cont. med. 12 (1969), p. 121 (=Introductio ad the-
ologiam I 20, PL 178. 1028 A-B), “Si quis autem me quasi importunum ac violentum expositorem
causetur, eo quod nimis improba expositione ad fidem nostram verba philosophorum detorqueam,
et hoc eis imponam quod nequaquam ipso senserint, attendat illam Caiphae prophetiam quam Spir-
itus sanctus per eum protulit, longe ad alium sensum eam accomodans quam prolator ipse senser-
it. Nam et sancti prophetae cum aliqua Spiritus sanctus per eos loquatur, non omnes sentientias ad
quas se habent verba sua intelligunt; sed saepe unam tantum in eis habent, cum Spiritus ipse qui
per eos loquitur, multas ibi provideat, quarum postmodum alias aliis expositoribus et alias aliis in-
spirat. Unde Gregorius in Registro ad Ianuarium episcopum Caralitanum scribens loquitur (cf. Reg
3 Ep. 67, PL 77, 668 A-B), ‘... Sicut enim ex uno auro alii murenulas, alii anulos, alii dextralia ad
ornamentum faciunt, ita ex una Scripturae sacrae sententia expositores quique per innumeros in-
tellectus quasi varia ornamenta componunt, quae tamen omnia ad decorem caelestis sponsae profi-
ciunt’”. (Caiphae prophetia, see John 11.50-1 , 18.14, ‘Expedit unum hominem mori pro populo’).
For this passage see Jeauneau loc. cit. and P. Dronke, Fabula. Explorations into the Uses of Myth in Me-
dieval Platonism (Mittellateinische Studien und Texte 9), Leiden-Köln 1974, pp. 63-67; for the con-
cept of integumentum see the review of C. Meier, ‘Überlegungen zum gegenwartigen Stand der Al-
legorie-Forschung’, Frühmittelalterliche Studien 10 (1976), pp. 1-69 at pp. 9-14.
102. Metalogicon, Prol., p. 3, ‘Metalogicon inscriptus est liber, quem quatuor voluminibus ad
recreationem lectoris distinguere curavi. More scribentium res varias complexus sum, quas quisque
suo probabit aut reprobabit arbitrio’. Like Abaelard, John neglects the voluntas auctoris in favour of
the real, i.e. spiritual sense, e.g. when he makes Seneca write about the Holy Spirit in Metalogicon,
IV.16, p. 182, ‘ratio Hebreorum consentit Senece diffinitio, etsi ille aliud senserit; ait enim: Ratio
est quaedam pars divini Spiritus humanis immersa corporibus’. The littera is more than the volun-
tas auctoris, because it contains the objective sensus, which has to be excutiendus in a thoroughly
methodological way without precipitate distortions; see Metalogicon, III.1, p. 121, ‘Littera enim
suaviter excutienda est et non more captivorum acerbe torquenda, donec restituat quod non accepit.
Porro austerus nimis et durus magister est, tollens quod positum non est et metens quod non est
seminatum ...’ But also I. 24, 54, ‘Auctores excutiat et sine intuentium risu eos plumis spoliet ...!
(cf. Horace, Ep. I. 3. 18-20), and concerning the Bible Policraticus, VII. 12, 2, p. 144, ‘Divinae pag-
inae libros ... eo quod thesaurus Spiritus sancti, cuius digito scripti sunt, omnino nequeat exhau-
riri. Licet enim ad unum tantummodo sensum accomodata sit superficies litterae, multiplicitas
misteriorum intrinsecus latet et ab eadem re saepe allegoria fidem, tropologia mores variis modis
edificet; anagoge quoque multipliciter sursum ducit ut litteram non modo verbis sed rebus ipsis
instituat. At in liberalibus disciplinis, ubi non res, sed dumtaxat verba significant, quisquis primo
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nature of created things, which not only may be profitably subjugated and
exploited by man but also contemplated like a book103 containing visible
signs from God’s hand, references to the invisible. ‘Not only all things
written’, he says104, ‘but all things done and created (facta) are believed to
have been instituted to be used by man, even though they are sometimes
abused’. In this statement we can easily discover Augustine’s distinction
between ‘use’ and ‘abuse’ of worldly things, here ingeniously amalgamat-
ed with an echo of Romans XV.4: ‘Whatsoever things were written afore-
time, were written for our learning’, a passage actually intended for the
reading of the Old Testament, but applied by John to all writings105.

sensu litterae contentus non est, aberrare videtur michi ... ego siquidem illum sequar qui litteram
aperit et quasi superficie patefacta sensum, ut ita dicam, historicum docet’. For these and similar
passages of John see Schaarschmidt (n. 11), pp. 83-84; McGarry (n. 29), p. 665; Robertson, ‘Ter-
minology’ (n. 99), pp. 691, 676-678, Chaucer (n. 16), p. 342; Helbling-Gloot (n. 60), pp. 86-87;
H. H. Glunz, Die Literarästhetik des europäischen Mittelalters, (1937) Frankfurt 1963, pp. 59-60, 181-
182; H. de Lubac, Exégèse Médiévale: Les quatre sens de l’Ecriture, Paris 1959, 1, pp. 462-463.
103. For the metaphor of the ‘book of nature’ see Curtius, Europ. Lit. (n. 13), pp. 323-329; E.
Rothacker, Das ‘Buch der Natur’, Bonn 1979, p. 31 (John) and passim; A. Demandt, Metaphern für
Geschichte, München 1978, pp. 382-383; H. Blumentberg, Die Lesbarkeit de Welt, Frankfurt 1981,
pp. 48-57 and passim. An exhaustive study is being prepared by F. Ohly of Münster [see now his
Ausgewählte und neue Schriften, ed. U. Ruberg and D. Peil, Stuttgart-Leipzig 1995, pp. 555-888].
104. Policraticus, VII.10, 2, pp. 130-134, ‘Omnes scripturas esse legendas ..’; p. 130.1: ‘Omnes
tamen scripturas legendas esse probabile est, nisi sint reprobatae lectionis, cum omnia non modo
quae scripta sed etiam quae facta sunt ad utilitatem hominis, licet eis abutatur interdum, institu-
ta credantur’; p. 130.10, “Ab initio benedixit Deus homini dicens: ‘Crescite et multiplicamini et
replete terram et subicite eam et dominamini piscibus maris et volatilibus celi et universis ani-
mantibus quae moventur super terram’ (Gen. 1.28-29). Et adiciens omnem herbam afferentem se-
men et universa ligna in usu suo ... concessit eis in cibum”; p. 130.28, ‘... dominium terrae et bes-
tiarum terror privilegium potestatis, victualium universitas est indicium libertatis: omnia siqui-
dem munda mundis’ (Tit 1.15, cf. Rom 14.20); p. 131.30, ‘... consentio ut ... per gratiam adiciatur
subiectio terrae quam cum in se ipse homo subiecerit, dominium sui aliorumque consequitur, ut,
cunctis animantibus praelatus, timorem et tremorem incutiat omnibus quae moventur in terra.
Sunt ei ergo cuncta in cibum quia in omnibus creaturis ei verba salutis suae loquitur Dominus ...
Omnis enim instructio salutis quodammodo verbum Dei est, et a quocumque veritas doctrinae pro-
feratur, acceptanda est eo quod veritas incorrupta semper et incorruptibilis est’. For the whole pas-
sage the principal source is Augustine, Conf. XIII; see especially XIII.20 for the interpretation of
Gen. 1.22; and 13.24; 36-37: ‘Novi enim multipliciter significari per corpus, quod uno modo
mente intelligitur et multipliciter mente intelligi quod uno modo per corpus significatur ... In his
omnibus nanciscimur multitudines et ubertates et incrementa; sed quod ita crescat et multiplice-
tur, ut una res multis modis enuntietur et una enuntiatio multis modis intelligatur, non invenimus
nisi in signis corporaliter editis et rebus intellegibiliter excogitatis.’; XIII.26, 39 for the symbol-
ism of food; XIII.32, 47 for the privilege of power; XIII.34, 49, ‘Inspeximus etiam, propter quo-
rum figurationem ista vel tali ordine fieri vel tali ordine scribi voluisti, et vidimus quia bona sunt
singula et omnia bona valde ...’ See also Glunz (n. 102), pp. 55-60; and Robertson, Chaucer (n. 16),
p. 342 with reference to Augustine, De doctrina. Christiana, II. 18.28; The Literature of Medieval Eng-
land, New York 1970, pp. 264-266.
105. Policraticus, XVII.10, 2, p. 130.5 (Rom 15.4), ‘Quaecumque enim scripta sunt ad nostram
doctrinam scripta sunt, ut per patientiam et consolationem scripturarum spem habeamus’. The
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Moreover the double sense of facta (done or created) recalls again the dou-
ble concept of dicta et facta, synonymous to exempla and shows that history,
too, forms part of the usable and interpretable universe106.
From these presuppositions John develops two very important chapters
ofbook 7 about the approach to literature in an analogy with the command
given to Adam and Eve in Genesis I.28. The order ... ‘replenish the earth
and subdue it!’ is related allegorically to the license of Titus I.15: ‘Unto the
pure all things are pure’. He concludes that a man who has subjugated
himself can subjugate the whole world. He can subdue all moving things
on earth and similarly dominate literature and all it contains. He finds
nourishment everywhere, because God’s voice speaks from all creatures, in
omnibus creaturis ei verba salutis suae loquitur Dominus. All living beings and
all books present moral doctrine, so to speak nourishment, and so they
have to be accepted as gifts of God107.
Even the unclean meat of the reptiles – or, by analogy, pagan literature
– may be consumed, ‘because truth is unspoilt and unspoilable’. ‘Avoid
vices and read whatever you wish!’ John says with an Augustinian
touch108.

quotation appears with the same meaning in Policraticus, III. 8, 1, p. 193.29, ‘... ea quae a
philosophis gentium publicae utilitatis gratia scripta sunt audire quid prohibet? Quaecumque
enim, inquit, scripta sunt ad nostram doctrinam scripta sunt ...’ There is no cautious distinction as
in the Commentum in Theodulum of Bemard of Utrecht I.183-185, ed. R. B. C. Huygens, Spoleto
1977, p. 27, … ad quod respondendum gentilis et sacrae scripturae signari diversitatem. […] nec
gentilis scriptura remotis auctorum cavillationibus, quibus inflatur, multum valere videtur. “At
dices: ‘quaecumque scripta sunt, ad nostram doctrinam scripta sunt’, et ego: dissuadendo quidem
quaedam vero suadendo”. For Rom XV.4 often quoted to justify the principle of historia magistra vi-
tae see Lacroix (n. 18), pp. 169-170; R. M. Thompson, ‘The Reading of William of Malmesbury’,
Revue Bénédictine 85 (1975), pp. 362-402 at p. 374 (together with 1 Thess 5.21).
106. See above n. 28, below n. 156; Dal Prà (n. 8), pp. 117-118 for a neo-platonic touch of
John’s conception of history. For ‘history as a continuation of creation’ see Augustine, De doctrina
christiana II. 28.44, ‘Narratione autem historica cum praeterita etiam hominum instituta narran-
tur, non inter humana instituta ipsa historia numeranda est; quia iam quae transierunt, nec infecta
fieri possunt, in ordine temporum habenda sunt, quorum est conditor et administrator Deus’. See
L. Boehm, ‘Der wissenschaftstheoretische Ort der historia im früheren Mittelalter’, Speculum Histo-
riale; Festschr. für J. Spörl, München 1965, pp. 663-693 at p. 668; C. Meier, ‘Grundzüge der mitte-
lalterlichen Enzyklopädik, Zu Inhalten, Formen und Funktionen einer problematischen Gattung’,
Literatur und Laienbildung im Spätmittlalter und in der Reformationszeit, ed. L. Grenzmann - K. Stack-
mann, Stuttgart 1982, pp. 467-503;von den Brincken (n. 15), pp. 437-440; J. Le Goff, ‘Au Moyen
Âge: Temps de l’église et Temps du marchand’, Pour un autre Moyen Âge, Paris 1977, pp. 46-79 at
pp. 46-50; J. Plagnieux - F. J. Thonnard, ‘Faire et créer chez S. Augustin’, Bibliothèque Augustinienne
22 (3e sér., 2, La crise Pélagienne) Paris 1975, pp. 767-774.
107. See n. 104 (Policraticus, VII.10, 2, p. 132).
108. See ibid., p. 132.20, ‘Dummodo vitia fugias, quod volueris lege’. Cf. Aug., In Epp. Ioan.,
V.4 (PL 35. 2014); V.12 (2018), ‘Dilige et quod vis fac’; Hier. Ep. 125.11 (quoted by John at the
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Unfortunately this very meaningful chapter can only be dealt with


briefly. I would just like to point out one epistemological thought, which
may have motivated the apparent inconsistency and arbitrariness of ap-
proach to the exempla. Let us proceed from John’s optimistic premise con-
cerning accessible knowledge: he believes confidently that God spoke to
men not only through the medium of his creation but also by means of all
human writings without exception. Even if only in a veiled, shadowy
form, truth is perceptible in all beings. However to recognise it, we need
certain techniques of appropriation and interpretation.
First a large store of writings is required, that is to say, a vast collection
of interpretable material or ‘edible food’109. The indecisive nature of many
interpretations, the contradictions in proposed alternatives are makeshifts
challenging the fragmentary state of our knowledge to search more deeply
for the hidden truth. Contradictions in the adduced statements are only
apparent, that is, subjective: in reality the various opinions each in their
own particular one-sided way signify the same universal truth. Thus by
confronting them as in Abelard’s Sic et non the thinker already makes an
advance in knowledge110. This method of doxographical comparison ex-

end of the same chapter p. 134.26), ‘Ama scientiam scripturarum et carnis vitia non amabis’; see
Schaarschmidt (n. 11), p. 84.
109. Besides VII.9-10 as a whole we may note John’s appreciation of compilers, abbreviators
and encyclopedists as his predecessors: see Policraticus, I. 11, 1, p. 50.14 (Varro); VIII.18, 2, p.
363.28 (Orosius); VIII.10, 2, p. 284 (Macrobius); V.7, 1, p. 314; VIII.14, 2, p. 334 (Frontinus).
John’s encyclopedic inclinations have been criticized by Liebeschütz, Med. Humanism (n. 8), pp. 1-
2; Brooke, Introduction (n. 11), pp. XLIII-XLIV, ‘... a memory more richly stored than any but the
largest medieval libraries’, ... ‘a man who knew too much to be a philosopher, with a memory too
facile for sound digestion’, ‘... his interests were encyclopedic rather than analytical’; pp. XLIV-XLV,
‘The Policraticus and the Metalogicon seem to be two fragments of a vast encyclopedia of the liberal
arts of philosophy and politics. the conception ultimately derives from Martianus Capella and St.
Isidore, but its closest parallel is Hugh of St. Victor’s Didascalion’. For a more positive understand-
ing of the same qualities see Atkins (n. 18), pp. 66-67; B. Munk-Olsen, ‘L’humanisme de Jean de
Salisbury, un cicéronien au XIIe siècle’, Entretiens sur la Renaissance du 12e siècle, ed. M de Gandillac
et E. Jeauneau, Paris 1968, pp. 53-83 at p. 59 (John as an enemy of all specialists); Smalley, Beck-
et (n. 94), pp. 97-80; Robertson, Chaucer (n. 16), p. 342; Kerner, pp. 1-2, 123-125. For an unprej-
udiced view of the encyclopedic ideal in the Middle Ages see Meier ‘Enzyklopädik’ (n. 106) and
Rouse, Preachers, Florilegia and Sermons (n. 14), pp. 3-5.
110. Concerning the method of ‘de omni re in utramque partem probabiliter disputari’ John
writes in Metalogicon, III.10, pp. 163-164. ‘Ipsam vero, sicuti est, deprehendere veritatem, divine
vel angelice perfectionis est, ad quam tanto quisque familiarius accedit, quanto verum querit avid-
ius, amat ardentius, examinat fidelius et in contemplatione eius iocundius delectatur’. See also En-
theticus, ed. E. Pépin, Traditio 31 (1975), pp. 127-194 at p. 148, v. 386 f, ‘Lux accensa nimis et non
accensa caducis, Ut videant homines, se minuendo facit. / Nullus enim totam caperet; se temperat
ergo, / Ut queat infirmus illius esse capax’. See McGarry (n. 29), pp. 665-666 and W. Wetherbee,
Platonism and Poetry in the Twelfth Century, Princeton 1972, pp. 91-92 for Metalogicon, IV. 36-40.
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plains the polymathic collection of exempla in the Policraticus111. John’s in-


clination towards compilatory abundance stands alongside his goal of fos-
tering and propagating an educational programme of encyclopaedic learn-
ing, which, as he explains in the Prologue, combines hard work with plea-
sure, diligentia with iocunditas112.
Secondly we find a strange paradox in the chapter on the universality of
reading matter: for modern feeling the image of man subjugating all crea-
tures for his livelihood contradicts the image of the divine book of nature.
That is to say: an object is exploited and utilized and at the same time
humbly contemplated and revered as a source of knowledge113.
Strictly speaking John justifies the right to do violence to literature with
the higher obligation of attaining the Divine Truth hidden in it. Without
the least embarrassment for the philological and historical scruples which

111. Policraticus, VII.8, 2, p. 122.5, concerning the different ways of the ancient schools of phi-
losophy to reach the same goal of summum bonum: ... ‘de quibus dubitare et quaerere liberum est,
donec ex collatione propositorum quasi ex quadam rationum collisione veritas illucescat’. Policrati-
cus, VII.2, 2, pp. 98-99 and Metalogicon, III. 10, p. 164 for the principle in utramque partem. See p.
227. Metalogicon, III.1, p. 122.3, ‘Quicquid autem littere facies indicat, lector fidelis et prudens in-
terim veneretur ut sacrosanctum, donec ei alia docente aut Domino revelante veritas plenius et fa-
miliarius innotescat. Quod enim unus fideliter et utiliter docet, alter eque fideliter et utiliter dedo-
cet’; p. 123.12, ‘Si quid autem ... in quavis scripturarum intellectu difficilius occurrit, non statim
deterreat legentem et audientem, sed procedat; quia se invicem interpretantur auctores et singule
scripture vicissim sunt indices aliarum, unde legentem plurima aut nulla aut paucissima latent’.
112. See pp. 250-251 Policraticus, Prol., I, p. 12.9, ‘Exempla maiorum ... nullum erigerent aut
servarent, nisi pia sollicitudo scriptorum et triumphatrix inertiae diligentia eadem ad posteros
transmisisset’; ibid., p. 13.18: ‘Ad haec in dolore solatium, recreatio in labore, in paupertate iocun-
ditas ... a litteris mutuatur ... Nullam in rebus humanis iocundiorem aut utiliorem occupationem
invenies ... Experto crede, quia omnia mundi dulcia his collata exercitiis amarescunt’. For the jus-
tification of pleasant stories see Policraticus, VIII.12, 2, p. 315.20; VIII.9, p. 282; VIII.9, p. 301.16,
‘... nihil impedit ridentem dicere verum (Hor. Sat. l.I.24) et fabulosis narrationibus, quas
philosophia non reicit, exprimere quid obesse possit in moribus’; I.10, p. 48.24; and J. Suchomsky,
‘Delectatio’ und ‘utilitas’, Ein Beitrag zum Verständnis mittelalterlicher komischer Literatur, Bern-
München 1975, pp. 46-52. A rhetorical authority for collecting exempla was Quint, Inst XII.4.l, ‘In
primis vero abundare debet orator exemplorum copia cum veterum tum etiam novorum’. For the
popularity of exempla-collections in twelfth century England see Smalley, Friars (n. 15), pp. 49.53;
Southern, Aspects (n. 6) 11, 1971, pp. 173-174; Flint (n. 45), pp. 450-454; R. M. Thompson,
‘William of Malmesbury as Historian and Man of Letters, Journal of Ecclesiastical History 29 (1978),
pp. 387-413; ‘The Reading of William’ (n. 105), pp. 362-402.
113. For this paradox see M. de Gandillac, ‘Encyclopédies pré-médievales et médievales’, La pen-
sée encyclopédique au Moyen Âge, ed. M. de Gandillac et al., Neuchâtel 1966, pp. 1-42 at pp. 18-19:
‘le double thème d’un désintérêt pour le ‘monde’ – entendu comme synonyme de péché – et d’une
admiration pour le ‘monde’ – considéré comme œuvre divine’ as a christian analogy to the stoic
problem of conquest and admiration of the world. For the latter see R. A. Gauthier, L’idéal de la
grandeur de l’âme dans la philosophie païenne et dans la théologie chrétienne, Paris 1951, pp. 169-172,
267-270 and passim; R. Rieks, Homo, humanus, humanitas, München 1967, pp. 112-113. For John’s
view of this important problem see Liebeschütz, ‘Chartres ...’ (n. 8), pp. 11-12.
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240 entre histoire et littérature

we would have today, he openly acknowledges such an ‘imperialistic’


method of interpretation, saying in the Prologue of the Policraticus114:

What I most often use, is other people’s property. Nevertheless I take whatever has
been well said elsewhere and make it mine ... As I am just letting out my secrets, I
shall show my arrogance still more plainly (arrogantiam meam plenius denudabo): call
genuine philosophers I encounter in word and deed, I consider to be my clients. more
than that, I claim their tributary service or vassalage (meos clientes ..., michi vendico in
servitutem), and I compel them to fight in my place against my opponents by their
texts handed down to me (in traditionibus suis).

So John exploits the philosophically expedient exempla as assistants and


companions in the crusade against the trifles of the courtiers. He leads

114. Policraticus, Prol., I, p. 16.4: ‘Haec quoque ipsa, quibus plerumque utor, aliena sunt, nisi
quia quicquid ubique bene dictum est facio meum, et illud nunc meis ad compendium, nunc ad fi-
dem et auctoritatem alienis exprimo verbis. Et quia semel coepi revelare mentis archana, arrogan-
tiam meam plenius denudabo. Omnes ergo qui michi in verbo aut opere philosophantes occurrunt,
meos clientes esse arbitror, et quod maius est, michi vendico in servitutem; adeo quidem ut in tra-
ditionibus suis seipsos pro me linguis obiciunt detractorum’. For this passage see Dal Prà (n. 8), p.
42 (influence of Seneca); Liebeschütz, Med. Humanism (n. 8), pp. 62-63 (method of appropriation);
Glunz (n. 102), pp. 52-56 (liberty and self-assurance of medieval humanism); Smalley, Becket (n.
94), ‘John treated the pagans as his clients and servants. He wanted to show that the Bible and pa-
gan philosophy ... reinforced each other’ (see below n. 123); Misch (n. 8), p. 1211, ‘So unbeküm-
mert verwendete er seine antiken Reminiszenzen, seiner Ankündigung getreu, dass er die alten Au-
toren wie Hörige in seinen Dienst nehmen werde’; D. Harth, Philologie und praktische Philosophie.
Untersuchungen zum Sprach- und Traditionsverständnis des Erasmus von Rotterdam (Humanistische Bib-
liothek 1.11) München 1970, pp. 16-23, 29 (contrasts this approach to ‘Vasallen’ and ‘Sklaven’
with the true humanistic veneration of classical authors). The most important points of reference
are Seneca, Ep. 80.1, ‘... non ergo sequar priores? facio, sed permitto mihi et invenire aliquid et mu-
tare et relinquere. Non servio illis, sed adsentior’. Cf. Ep, 33.8-9; 84.5; Hor. Ep. I. 19; II. 3, 119-
120 and other classical statements concerning the relation between originality and tradition, as
analysed by A. Reiff, Interpretatio, imitatio, aemulatio, , Diss. Würzburg 1959, pp. 59-60, 72, 107-
109; I. Hadot, Seneca, Berlin 1969, pp. 179-182. Nevertheless John declares quite the opposite po-
sition, when speaking of the Bible in Policraticus, VII.13, 2, pp. 147-148, ‘Ineptus est qui Scrip-
turis a quibus instruendus est, appetit dominari et captivato sensu earum ad intellectum suum eas
nititur trahere repugnantes. Nam in eis quaerere quod non habent, proprium sensum obstruere est,
non addiscere alienum ... Serviendum est ergo Scripturis, non dominandum, nisi forte quis se ip-
sum dignum credat ut angelis debeat dominari’. It seems to be an intended irony that John uses
the same metaphors of service and ‘clients’, but inverts their meaning when he characterizes his re-
lation to the spurious or even fictitious source of the lnstitutio Traiani in Policraticus, VI Prol., 2, p.
10, ‘Dum Plutarchi vestigia in Traiani lnstitutione familiarius sequor, meipsum hac imagine arbi-
tror compellari eroque ludibrio omnium nisi persequar quod incepi. Me in praesenti clientem esse
professus sum’. Subintende: John is himself the author, as all his authors are his clients! For the prob-
lem of the lnstitutio Traiani the thesis of Liebeschütz seems irrefutable after the new arguments of
J. Martin, ‘John of Salisbury as c lassical scholar’, The Wolrd of John of S. (n. *), pp. 179-201, in spite
of the attempt of Kerner to prove its ancient origin; see M. Kerner, ‘Zur Entstehungsgeschichte der
lnstitutio Traiani’, Deusches Archiv für Gesch. 23 (1976), pp. 558-571 (see p. 564 for the discussed
parallel between Prol. I and VI and below n. 131).
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 241

them into battle, puts them into strategic positions and bends them into
shape to obtain the persuasive effects his arguments require. Here again he
justifies the domination of literature, which may not seem very ‘humanis-
tic’, by eadem incommutabilis veritas115. It is the incorruptible and unchang-
ing truth behind all the miscellaneous literary testimonies, which is the
real goal of reading and learning. We may ask which binding rule, which
standard of control can eliminate arbitrary treatment of interpretable
texts. But in the Policraticus we can hardly find an answer more precise
than the stereotype reference to moral utilitas or divine truth. Our problem
– another quid est veritas? – is even more irritating as John, in the same
context of the Prologue, openly professes his liberty to change written doc-
uments as required, or even to invent new testimonies, if this is of use to
publica utilitas116.
What he theoretically asserts here confirms the results of recent philo-
logical analysis concerning his antique borrowings, which might have
thrown some shadow on the well established image of the unmatched clas-
sical scholar. It convincingly proves that he had a casual attitude to his au-
thors, that he freely constructed pseudoepigraphs, that he quoted mainly
from second-hand sources – historiographical epitomies and literary flori-
legia etc – even when he named first-hand authors, that he took classical
texts he understood perfectly, and reversed their meaning in a refined, of-
ten witty manner and so on. Today there remains hardly any doubt that he
did not study or wish to study his dicta and facta as a classical scholar
would, and, to tell the truth, we should be less astonished at this result
than at the previous, curiously classicist presuppositions it rules out117.

115. Policraticus, Prol., 1, p. 17.17: ‘scripturarum quoque testimoniis ... quandoque usus sum;
ita tamen ut nichil fidei aut bonis moribus inveniatur adversum, ac si sententias tam modernas
quam veteres eadem incommutabilis veritas genuisset’. See pp. 241-242, 249.
116. Policraticus, Prol., I, p. 15.20, 25, ‘... non omnia quae hic scribuntur, vera esse promitto,
sed sive vera seu falsa sint, legentium usibus inservire’; ‘.. quia haec figmenta nostrae famulentur
instructioni, non ambigo’; p. 16.18, ‘... et me officiosis fateor usum esse mendaciis ... et me men-
dacii reum esse consentio, qui scriptum novi, quia omnis homo mendax’ (Ps 115.11); p. 17.30, ‘Si
quis ignotos auctores ... calumpniatur aut fictos, redivivum Platonis, Affricanum Ciceroni sompni-
antem, et philosophos Saturnalia exercentes accuset, aut auctorum nostrisque figmentis indulgeat,
si publicae serviunt utilitati’. See Liebseschütz, Med. Humanism (n. 8), p. 25; for the leading con-
cept of argumentum (concerning the ‘probable’ images of Socrates, Er, Scipio and the discussing ‘Pos-
tumianus’, ‘Praetextatus’ and ‘Evangelus’ in the works of Plato, Apuleius, Cicero and Macrobius)
see Brinkman (n. 23), Zeichen’, p. 5 and ‘Figurensprache’ passim; Knapp, ‘Wahrheit und Lüge’ (n.
24), pp. 588-596, 607-609; above n. 45.
117. Some classicist exaggerations are quoted by Misch (n. 8), pp. 1167-1169. For criticism see
the several publications of J. Martin (nn. 9, 33, 39, 114) and her dissertation, John of Salisbury and
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242 entre histoire et littérature

Yet there still remains the question of how to relate John’s quotation-
method to his declared intellectual intentions.
Although, as we have seen118, he is negligent of exact historical facts
and names, he strives for trustworthy authorities handing down his exem-
pla. Nevertheless he quotes these very authorities rather carelessly, so that
we ask ourselves again whether he is more interested, after all, in subject
matter or in wording. Although he claims to interpret given texts of mul-
tiple meaning in order to find their true core, he arranges his material –
using subtle, ingenious forms of pia fraus – so that it adapts to the required
‘truth’ and evokes the necessary rhetorical effect. It is difficult to under-
stand all these paradoxical features. If we are not satisfied with the simple
reason of medieval naiveté, we have to reckon with his important, most
complex method of ‘probable logic’ explained in the Metalogicon, of which
the use of topoi for rhetorical inventio forms an essential part119. Within the
range of this theory his exempla have no intrinsic substance, perhaps not
even that of philological authenticity. They function as guides to argu-
mentative discovery and stimuli to arouse attention; they are signposts,
points of reference, starting points, incentives, suggestive lines of inquiry
leading to useful thoughts to be instilled in the reader’s mind by all kinds
of correlation, direct or indirect, by allegorical interpretation or literal
comparison, by similarity, dissimilarity or contrast120.

the Classics, Cambridge, Mass. 1968. The convincing results of these studies do not deny John’s ca-
pacity for creative appropriation or assimilation of his most distinguished sources; see A. Mol1ard,
‘La diffusion de l’Institution Oratoire au XIIe siècle’, Le Moyen Âge 44 (1934), pp. 161-175; 45
(1935), pp. 1-8; and O. Seel, Quintilian oder die Kunst des Redens und Schweigens, Stuttgart 1977, pp.
240-245 for Quintilian and Seneca; K.-D. Nothdurft, Studien zum Einfluss Senecas auf die Philosophie
und Theologie des 12.Jahrhunderts, Leiden-Köln 1963, pp. 114-115 for Macrobius and Seneca; ch. 3
(VI) in this volume for Lucan.
118. See above nn. 34-41.
119. See above n. 29 and Metalogicon, III.9-10. See Hendley (n. 8), pp. 184-191. For the con-
nection between exemplum and topos by the central concept of inventio see above n. 21 (John of Gar-
land); Knapp, Similitudo (n. 13), pp. 87-88; B. Riposati, Studi sui topica di Cicerone, Milano 1947,
pp. 101-103 (Cic. Top. 41-45); H. M. McCall, Ancient Rhetorical Theories of Simile and Comparison,
Cambridge, Mass. 1969, pp. 114-116; Price (n. 13), pp. 106-110; David, ‘Maiorum exempla sequi’,
Rhétorique et Histoire (n. 13), pp. 68-69; Caplan (n. 75), pp. 287 (Arist., Rhet. II.26, I and Rhet. ad
Her. II.30-47), 292; Nordh (n. 13), p. 226; Lumpe (n. 13) cols. 1231, 1237-1238; Geerlings (n.
13), pp. 149-152 (Augustin and Quintilian); Lausberg (n. 13) § 227 (Quint., Inst V. 11.36-41); L.
Bornscheuer, ‘Topik’, Reallexikon der deutschen Literaturgeschichte 4 (1981), pp. 454-475 at p. 469;
idem, Topik, Zur Struktur der gesellschaftlichen Einbildungskraft, Frankfurt 1976, pp. 35-36, 41, 43,
48; ‘Topik’, Beitrage zur interdisziplinären Diskussion, ed. D. Breuer et al (München 1981), in the con-
tributions of A. Cizek (pp. 35-36), O. Pöggeler (pp. 109-112), B. Spillner (p. 256), H. F. Plett (pp.
307-310); Melville (n. 45), pp. 329-330.
120. See (n. 13) Lausberg § 420 and Gebien, pp. 64-65 for the degrees of relation between causa
and exemplum.
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 243

Finally the notion that everything written is exploitable leads to the fre-
quently posed question of John’s relation to pagan Antiquity. An answer
however makes sense only if considered in connection with John’s attitude
to past literature in general. In my opinion, John’s humanism is not char-
acterized by a specialization in classical authors, but by the peculiar way
he applies historically and ideologically divergent testimonies and exempla
without differentiating between their origins. In principle he does not
deny the hierarchy between pagan, Jewish and Christian texts. Neither
does he make any secret of his conviction that for eternal salvation Chris-
tian doctrine alone is necessary and that, in this respect, classical knowl-
edge may have at best a supplementary or facultative value121. But on
quite another level of thinking he does not hesitate to distinguish pagan
literature within universal literature as absolutely necessary for moral and
intellectual education; and this area, after all, was the chief object of his
preoccupation. However unique and incommensurable Christian faith
might have been for him from a purely spiritual point of view, he took his
greatest interest not in the rather narrow field in which it stood unrivalled,
but in a lower and more general region: Omnium temporum una est fides, ‘all
ages have one and the same belief; and no wise man has ever doubted that
it is the same God who is both just and good’. ‘There are’, he says some-
where else, ‘certain precepts of the Law which have a perpetual necessity,
having the force of law among all nations and which absolutely cannot be
broken. Before the Law and under the Law and still under the New
Covenant of Grace, there is one universal law which is binding upon all
men122. John aimed at the reinstatement of this natural law of morals valid

121. See Policraticus, IV.6, I, pp. 251-253, IV.3, p. 242; VII Prol., 2, p. 93; VIII.20, 2, p. 373;
VIII.25, p. 421; 1127, I, p. 145; III.9, I, p. 197; VIII.8, 2, pp. 278-279; VII.9, 2, p. 128.25, ‘Ego
autem in illorum sententiam facillime cedo qui non credunt sine lectione auctorum posse fieri
hominem litteratum.’ But p. 129.28; ‘... constet, ... sapientiam sine virtute esse non posse, quis ex
sola lectione, nisi adsit gratia illustratrix vivificatrixque, credat fieri hominem sapientem?’ See
Miczka (n. 61), pp. 38-45; Kerner (n. 8), p. 27; Ph. Delhaye, ‘Le bien suprême d’après le Policrati-
cus de Jean de Salisbury’, Recherches de théol. ancienne et médiévale 20 (1953), pp. 203-221 at p. 219;
Liebeschütz, Med. Humanism (n. 8), pp. 49-50.
122. Policraticus, II.27, I, p. 154.2, ‘omnium temporum una est fides, deum esse eundemque
iustum et bonum et remuneratorem sperantium in se, omne plene meritis respondentem. Ante leg-
em, sub lege, sub gratia, nemini rectum sapienti venit istud in dubium’; IV.7, I, p. 259.3, ‘Sunt
autem praecepta quaedam perpetuam habentia necessitatem, apud omnes gentes legitima et quae
omnino impune solvi non possunt. Ante legem, sub lege, sub gratia, omnes lex una constringit:
Quod tibi non vis fieri, alii ne feceris; et: Quod tibi vis fieri faciendum, hoc facies alii’. For these passages
see G. Miczka (n. 61), pp. 46-47 and idem, ‘Zur Benützung der Summa Codicis Trecensis bei Johannes
von Salisbury’, The World of John of S. (n. *), pp. 381-399; Kerner (n. 8), pp. 178-179; Liebeschütz,
Med. Humanism (n. 8), p. 23 (naturam sequi).
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244 entre histoire et littérature

everywhere, but, as it seems, not sufficiently respected in his time. In this


intention he wanted to show ‘that the Bible and pagan philosophy (with-
in its limits) reinforced each other’123.
He loves comparisons and correlated references from both sources, pa-
gan and Christian, past and contemporary, since, as he repeatedly em-
phasises, the eternal, never changing truth produces the same state-
ments in both antiqui and moderni124. He says that once an aspect of
truth has been rightly perceived in the past, it can ‘no longer be made
obsolete by the statement of a new author’125. ‘What once was true, re-
mains true’126. However, as the one truth can never be completely per-
ceived, theologians and philosophers and all other scholars still have plen-

123. Smalley, Becket (n. 94), p. 91; see n. 114, and Delhaye, ‘Le bien suprême’ (n. 121), pp. 218-
219: ‘Jean de Salisbury ... vise des lecteurs qui tous admettent la vérité de l’Evangile ... Il n’y a plus
de païens, l’ennemi est vaincu, il n’est plus dangereux. On peut accepter sa philosophie sans lui
donner des armes contre l’Evangile. Jean de S. va même jusqu’à lui donner la prééminence. Non
seulement il lui laisse la part du lion, mais il raisonne comme si, pour lui, un argument repris aux
classiques portait mieux qu’un recours à l’autorité de l’Evangile’. See also ‘Le Dossier’ (n. 66), p. 79;
Misch (n. 8), p. 1244; Garfagnini, Ratio disserendi (n. 8), p. 922. Policraticus, VIII.25, 2, p. 423.2,
‘Neque enim istud ambiguum est, cum et infidelium dogmata nichil utilitatis habent nisi aliquid
conferant beatitudini. Sed his omissis aut potius praemissis, dico quia haec sola sunt quae sola pos-
sunt facere et servare beatum (Hor. Ep. I. 6.2) cum ab altero iustitiae ramo proveniat, ne cui no-
ceatur ab altero ut sibi quisque et aliis prosit’; III.9, I, p. 197.25; 198.3, ‘Quis etiam umbras vir-
tutum induit quibus videmus floruisse gentiles, licet eis subtracto Christo verae beatitudinis non
apprehenderint fructum?’ (see n. 128) ‘... Quis non cum admiratione veneratur? Porro praedicti et
consimiles magni quidem et laudabiles viri quasi quaedam saeculorum suorum sidera splenderunt,
illustrantes tempora sua, praeambuli coetanorum suorum in id iustitiae et veritatis quod disposi-
tione divina illuxerat eis’; Metalogicon, III. I, p. 123, ‘... se invicem interpretantur auctores et sin-
gule scripture vicissim sunt indices aliarum, unde legentem plurima aut nulla aut paucissima la-
tent’. Such auctores invicem se interpretantes are e.g. Plato and Jeremiah in Policraticus, VII.5, I, p. 108;
Plato and John the Evangelist, ibid., p. 110; Socrates and Salomo IV.6, I, p. 256; Seneca and Paul,
Seneca and Jerome VIII.13, 2, pp. 318-319.
124. Policraticus, Prol., I, p. 17.18, ‘... ac si sententias tam modernas quam veteres eadem in-
corruptibilis veritas genuisset’; Metalogicon, III.4, p. 136, ‘Licet itaque modernorum et veterum sit
sensus idem, venerabilior est vetustas’; IV.32, p. 200, ‘Ex hoc autem veritatis rationisque consortio
quibusdam philosophantibus visum est semper esse verum quod semel est verum; quibus videtur
suffragari ratio, quam Augustinus inducit, ut doceat nostram et precedentium patrum eandem esse
fidem; etsi nos parte gaudeamus impletum quod illi prestolabantur implendum. Ait enim (Tract.
in Iohann. 45. 10. 9; Enarr. Ps 1. 17): Non est mutata fides, etsi variata sint tempora. Et nos et illi
eandem amplectimur veritatem, sed aliis et aliis sermonibus predicamus! For this passage see M.-
D. Chenu, La théologie au XIIe siècle, Paris 1975, pp. 99, 114-115; see below n. 156.
125. Metalogicon, Prol., p. 18.23, ‘Rerum enim veritas permanet incorrupta nec umquam, quod
in se verum est, attestatione novi auctoris evanescit’. See W. Hartmann, ‘Modernus und antiquus vom
9.-12.Jahrhundert’, Miscellanea Mediaevalia 9, Köln 1974, pp. 21-57 at pp. 32-33; E. Gössmann,
‘Antiqui und moderni im 12. Jahrhundert’ ibid., pp. 40-57; Antiqui und moderni im Mittelalter,
München-Paderborn-Wien 1974, pp. 68-75; H. G. Rötzer, Traditionalität und Modernität in der eu-
ropäischen Literatur, Darmstadt 1979, pp. 53-58, 119-121; H. R. Jauss, ‘Antiqui/Moderni’, His-
torisches Wörterbuch der Philosophie, 1, ed. J. Ritter (1971) col. 412.
126. See n. 122 (Metalogicon, IV.32, p. 200).
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 245

ty to do. The nature of the remaining work is sufficiently characterized by


John’s own scholarly achievements, which consist mainly in collecting,
comparing, weighing up facts, harmonising the most varied dicta and fac-
ta, pointing the way to truth. John employs his utmost powers of discern-
ment to summarise and reconcile often difficult, heterogeneous material in
order to functionalize and subdue them to a common argument. He likes
to combine the various exempla according to several traditional methods es-
tablished by the Church Fathers: for instance he fills up thematic gaps in
the Bible with pagan information127. Or he cites moral heroes of antiqui-
ty in order to shame the Christians for not living up to divine law (a specif-
ically patristic application of the rhetorical exemplum impar)128.
Besides these common techniques of the Middle Ages, the Policraticus
offers another, very different and rather peculiar kind of relating the two
categories of exempla: John uses Christian traditions to elucidate themes
which are not Christian, or at least not specifically Christian. Throughout
the work one finds an almost systematic reversal of the normal method of
quotation, which produces an estrangement-effect. With a playful tech-
nique of variation, certainly meant only for a really learned public, he ex-
changes the expected Biblical quotation for a pagan one and vice versa.
Delhaye spoke in this respect of a ‘coquetterie de lettré’129. At any rate, the
witty game will surely have corresponded to the iocunditas of recreational

127. See Buisson, ‘Kirchenrecht’ (n. 13), pp. 102-106; Potestas, pp. 27-30; Pétré (n. 13), pp. 23-
25. For John especially Delhaye, ‘Le bien suprême’ (n. 121), pp. 219-220, ‘Jean de S. va donc
chercher chez les païens ces applications pratiques qu’il ne trouvait pas chez les auteurs chrétiens.’;
Miczka (n. 61), p. 36; E. R. Curtius, Gesammelte Aufsätze zur Romanischen Philologie, Bern-München
1960, p. 370.
128. See (nn. 13, 15) Carlson, pp. 96-101; Lumpe, co1. 1245; Pétré, pp. 29-30, 67-69, 82-83;
Geerlings, pp. 162-165; Smalley, Friars, pp. 52-53; von Moos, Consolatio (n. 13), 3 § 1347; Laus-
berg (n. 13) §§ 419-420. E.g. Policraticus VIII.13, 2, p. 326.16; V.11, 1, p. 333.24; III.9, 1, pp.
197-198, p. 197.20, ‘Sit ergo venerabilis imago virtutis, dum sine fide et dilectione substantia vir-
tutis esse non possit. Et utinam inveniatur in nobis qui vel virtutis imaginem teneat! ... Quis eti-
am umbras virtutum induit, quibus videmus floruisse gentiles, licet eis subtracto Christo verae
beatitudinis non apprehenderint fructum? Quis Temistoclis diligentiam, Frontonis gravitatem,
continentiam Socratis, Fabricii fidem, innocentiam Numae, pudicitiam Scipionis, longanimitatem
Ulixis, Catonis parcitatem, Titi pietatem imitatur? Quis non cum admiratione veneratur? Probitas
siquidem laudatur et alget’ (see n. 123); VIII.11. 2, p. 296.5, ‘... ut si qui Christianae religionis ab-
horrent rigorem, discant vel ab ethnicis castitatem’; VIII.8, 2, pp. 274-275 (the exemplary frugal-
ity of Epicurus).
129. Delhaye, ‘Le dossier’ (n. 66), p. 79; also p. 78, ‘(in John) sagesse païenne et christianisme,
philosophie et cléricature sont intimement mêlées. On ne passe pas de l’une à l’autre par un a for-
tiori comme chez saint Jerôme; l’opposition plus ou moins consciente de l’Historia calamitatum
abélardienne est ignorée’; p. 79, ‘... il croit qu’ici l’enseignement des philosophes est tout à fait sem-
blable à celui de la Révélation ...’; ‘Le bien suprême’ (n. 121), p. 218.
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246 entre histoire et littérature

novelty and the ridentem dicere verum, which are explicitly acknowledged as
his maxims130. In this context the most famous example is John’s chief
witness Plutarch who is quoted in a masterly fiction accompanied by an
even more subtle interpretatio christiana. The invented ancient authority
refers to an explosive current topic: the relation between church and state,
and asserts the provocative claim for priestly supremacy over all earthly
power, even over the English kingdom. The main reason for the disguise
of present reality is to prove that this idea is not historically unique or par-
ticular to the twelfth century, but a timeless truth. It can be found every-
where, even where we do not expect it, for instance in the reign of the good
emperor Trajan, who was instructed by Plutarch131.
Alongside this Christian and currently political statement in classical
dress there is a very well-known example to the contrary. This is the ‘the-
ory of tyrannicide’ deriving from Cicero but corroborated by Biblical and
Christian exempla and quotations132. Less well-known but no less revealing
is the detailed presentation of a doctrine of courtesy exemplified by large-
ly Biblical material. There seems to be no topic about which the Gospels
say less than etiquette, polite table manners, decent jokes and a pleasing
demeanour. Yet in his eighth book, dealing with civilitas, John of Salisbury
succeeds in turning biblical passages into a kind of Cortigiano, thus him-
self giving a model for the humour he recommends in this context133. He
calls Christ quovis philosopho civilior and liberalissimus et civilissimus aut
facetissimus paterfamilias134. He deduces rules of etiquette from the Gospels

130. See n. 112. The method of surprising quotations is also recommended in some Artes praed-
icandi: see e.g. Robert of Basevorn, Forma praedicandi, 49, ed. Th.-M. Charland, Paris-Ottawa 1936,
p. 316, ‘... et hoc modo magis acceptatur narratio Augustini, dummodo sit nova et inusitata, quam
Bibliae; et magis Helinandi vel alicuius alterius qui raro habetur, quam Augustini vel Ambrosii.
Cuius ratio non est alia nisi vana curiositas hominum’. See Pétré (n. 13), p. 122; Marrou, Augustin
(n. 72), pp. 154-155; Smalley, Friars (n. 15), p. 42.
131. See above n. 114. The question of a partial authenticity of the lnstitutio Traiani cannot be
discussed in this context. [See now von Moos, ‘Fictio auctoris. Eine theoriegeschichtliche Miniatur
am Rande der Institutio Traiani , dans Fälschungen im Mittelalter, 1988, bibliogr. n. 30]. For the po-
litical purpose see Liebeschütz, Med. Humanism (n. 8), pp. 43-46, 129; ‘Das zwölfte Jahrhundert (n.
8), p. 265; E. H. Kantorowicz, ‘The King’s Two Bodies, Princeton 1957, pp. 94, 198-199, 207-208.
132. See above n. 97 and Delhaye, ‘Le Bien suprême’ (n. 121), p. 220, ‘Ici, Jean de S. depasse
très largement les thèses chrétiennes pour adopter une doctrine païenne. Et par paradoxe, il en ap-
pelle plus explicitement ici à l’autorité des Ecritures ou des auteurs chrétiens’. Policraticus, VIII.20,
2, pp. 372 f; III.15, 1, pp. 232-233; VII.17, 2, pp. 160-162 and VIII. 17-23 passim.
133. Policraticus, VIII.8-10; especially VIII.9 with the title (2, p. 279) ‘Quod etiam in sacra
Scriptura sunt optimae civilitatis regulae ...’. See Huizinga (n. 10), pp. 194, 210-211; Suchomski
(n. 112), pp. 46-53; Liebeschütz, Med. Humanism (n. 8), p. 93.
134. Policraticus, VIII.9, 2, p. 279.22; p. 281.25.
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 247

by taking parables and explaining them ingeniously in a literal way135. To


justify this he says: ‘Although they have a mystical sense – sensus mysticus –
on the surface they still show the basic principles of decency’. Thus, by a
kind of reliteralisation, allegories and similes are transformed into exempla:
the foolish and wise virgins teach that at a banquet one should keep only
good company136; the man without wedding garment, who is thrown out
by the king, teaches rules of decent clothing137; the feast at the return of
the prodigal son informs on table music138. The instruction in Luke 14.8
not to sit in the highest room so as not to be sent down to the lowest refers
here to respect for the order of table139. Christ himself taught to give
thanks before the meal, because he blessed the bread before he broke it140.
This literal understanding of traditionally figurative meanings evokes an
estrangement-effect and thus creates a new form of impropriety, for which
we find no technical term in either rhetorical or exegetical theory. Nor
does it seem that John or his readers considered it frivolous or blasphe-
mous141. This game with different levels of meaning was hardly problem-
atical in the Middle Ages, because it was brought about by almost inti-
mate knowledge of the Scriptures. For us however it might be especially
difficult to follow, when doctrines of salvation, valuable in every sense in-
cluding the literal one, like Christ’s Passion, are interpreted in an unspir-
itual way. John not only offers us the example of Brutus who executed his
sons for love of the res publica, or that of Saul and Eli, who spared their sons
for private considerations. Linked by the tertium comparationis of general
welfare that has to precede dynastical egoism, he also gives us the example
of God the Father, who ‘did not spare his own Son’142. As the Passion does

135. Ibid., p. 280.4, ‘Et licet religionis potius quam civilitatis videatur edictum, ego religionis
formam a civilitate non divido, cum nichil civilius sit quam cultui virtutis insistere ...’; p. 280.23.
‘Haec autem, licet misticum habeant intellectum, nichilominus in ipsa superficie civilitatis prae-
ferunt rudimenta. Nam et illud quidem fideliter sonat ad litteram quod Apostolus praecipit’.
136. Ibid., VIII.9, p. 280.16.
137. Ibid., p. 280.20.
138. Ibid., p. 280.10.
139. Ibid., p. 279.19.
140. Ibid., p. 281.23.
141. See Schaarschmidt (n. 11), pp. 127-128. For phenomena of this kind see R. R. Grimm,
‘Von der explikativen zur poetischen Allegorese’, Text und Applikation. Poetik und Hermeneutik 9,
München 1981, pp. 567-576 at pp. 568-570; R. Herzog, ‘Metapher – Exegese – Mythos’, Terror
und Spiel, Poetik und Hermeneutik 4, München 1971, pp. 157-185 at pp. 175-185 (Jerome), but see
ibid., pp. 605-606 for M. Fuhrmann’s arguments against Herzog’s idea of a secularisation; P.
Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris 1972, pp. 104-106 (parody and ‘contrafacture’).
142. Policraticus IV.11, 1, p. 273.25 after the exempla quoted above n. 82-91: ‘In Libro Regno-
rum (II.14) arguitur Saul quod ... paterno motus affectu contra religionis votum pepercit filio; ...
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248 entre histoire et littérature

not teach a political lesson, again a spiritual meaning or ‘mystical sense’ is


turned upside down: neither a res nor a historia are interpreted allegorical-
ly or typologically as pointers to a truth of salvation; conversely the truth
of salvation itself is reduced to a mere comparable exemplum. Completely
incongruous for modern feelings (if not for medieval) are the significations
in a comparison where John explains the divine ascendancy of great figures
such as Alexander, Plato and Augustus by human thirst for glory, and then
gives a moral lesson drawn from the fact that the true Son of Man did not
seek glory. Subsequently John compares the aforesaid three deified human
beings with the Trinity143. In the case of Jerome, who quoted Christ, Bud-
dha, Minerva and other mythological figures in the same context, Delhaye
mentions a ‘mépris des plus élémentaires distinctions que nous jugerions blasphé-
matoires chez un moderne’144. As in so many other respects John of Salisbury
is here, too, an obedient pupil of this very learned, highly individual, and,
if we may say so, rather eccentric Church Father145.
He frequently quotes Christ as an exemplum on the same level as classical
heroes, once explicitly justifying this combination with the model of Paul.
According to apocryphal tradition the Apostle argued in Athens that the
crucifixion was quite normal, if one compares it to unjust pagan death sen-
tences. John cites this in order to introduce the example of Lycurgus illus-
trating expiatory death for political welfare, which Paul had also used146.

Heli quoque ... quia filiorum pepercit vitiis aversa sella fractis cervicibus corruens expiravit (I Kings
2.29; 3.13; 4.18). Ut de ceteris taceam, quantum quaeso publicam hominum dilexit et quaesivit
salutem qui proprio Filio non pepercit, sed pro nobis tradidit illum ...’ (Rom 8.32).
143. Policraticus, VIII.5, 2, p. 247.6, ‘Multorum quoque fuit opinio, et eorum qui in veteri
philosophia prae ceteris floruerunt, Alexandrum [et] Aristotilem a numinibus esse progenitos, eo
quod in omnibus propriam quaerebant gloriam. Platonem quoque propter divinam quodammodo
qua eminuit sapientiam et Augustum propter potentiam fortunamque tranquillam a diis traxisse
orginem tradiderunt. Et quidem in contrarium rectius collegissent eos aut divini non esse generis
aut deorum filios esse degeneres, nisi quia dii gentium demonia sunt ... Nam et verus Dei Filius,
Deus homo, propriam non quaerit gloriam in omnibus quae gloriose fiunt ab eo, sed Patris (cf. John
8.50); eoque illustratur gloria ampliori quod ad eum, ex quo sunt omnia, bonorum operum glori-
am refert. Sic et vere sapiens omnis, vere potens et bonus, ad unicum omnium bonorum fontem sua
omnia laudabilia refert, summam scilicet creatricem et individuam Trinitatem.’ (Cf. Abaelard, The-
ologia christiana IV.159-160, CC 12, pp. 345-346 with patristic parallels). See F. von Bezold, Das
Fortleben der antiken Götter im mittelalterlichen Humanismus, Aalen 1922-1962, pp. 37, 48-50, 56, 75,
82 for John’s interpretation of the gods (but without this passage).
144. Delhaye, ‘Le dossier’ (n. 66, p. 69; see also P. Antin, ‘Touches classiques et chrétiennes jux-
taposées chez S. Jérôme’, Recueil sur saint Jérôme, Bruxelles 1968, pp. 47-57.
145. See Schaarschmidt (n. 11), p. 132 (a list of John’s laudationes Hieronymi) and Delhaye ‘Le
dossier’ (n. 66), pp. 77-80. Policraticus, II.27, 1, p. 157.5; VII.23, 2, p. 208.21.
146. Policraticus, IV.3, 1, pp. 242-243: the anecdotes of Lycurgus and Codrus who both decided to
die for the people, i.e. for its peace and for the inviolability of the laws, following Justinus, Epitoma
II.6.16-21, III.3.7-9, are commented p. 242.32: ‘His quidem exemplis eo libentius utor, quod apos-
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 249

In doing so he gives a pedagogical comment on the use of exempla in gen-


eral147: this great preacher demonstrates his art of adapting to the audi-
ence’s level of knowledge, as he moved ‘gradually and little by little’ from
things the Athenians knew up to the word of God on the ‘folly of the cross’
which was new to them.
However playful, arbitrary or even acrobatic this combining and mix-
ing of sacred and profane, biblical and classical meanings may seem to us,
we should not overlook the serious side of the matter: John tries at all costs
to construct an equation between Christian and non-Christian thought on
the basis of their common topics. His principle of concordance definitely
has its place in the humanistic tradition of what I should like to call
‘praeter-Christian’ thought, thought based on the hypothetical ruling out
of specifically Christian doctrine148.
For this temporary disregard of belief, that is, for thinking without ide-
ological presuppositions and remoto or subtracto Christo149, we might find

tolum Paulum eisdem usum, dum Atheniensibus praedicaret, invenio. Studuit praedicator egregius
Iesum Christum et hunc crucifixum sic mentibus eorum ingerere, ut per ignominiam crucis libera-
tionem multorum exemplo gentilium provenisse doceret. Sed et ista persuasit fieri non solere nisi in
sanguine iustorum et eorum qui populi gererent magistratum’. For this tradition see M. R. James,
Apocrypha Anecdota, Cambridge 1893, pp. 56-57; AASS act 9 (4, p. 707); Richard of St. Victor, PL
196.1007; Arnobius, Adv. nationes I.40 and the commentary of Gebien (n. 13), p. 75. Generally for the
patristic method of an ascension from mos maiorum to nova exempla of the christian truth see (n. 13)
Lumpe, cols. 1242-1243, 1247; Geerlings, pp. 179-181, 190, 211-213; von Moos, Consolatio, 3 § 488.
147. Policraticus, IV. 3, 1, p. 243.13, ‘Dum ergo sic crucis ignominiam praedicaret, ut gentium
paulatim evacueretur stultitia, sensim ad Dei verbum Deique sapientiam et ipsum etiam divinae
maiestatis solium, verbum fidei et linguam praedicationis evexit et, ne virtus Evangelii sub carnis
infirmitate vilesceret a scandalo Iudeorum gentiumque stultitia, opera Crucifixi ... exposuit’. For the
principle of accomodatio or the locus a qualitate audientium see above n. 27; Gebien (n. 13), p. 83; Su-
chomski (n. 112), pp. 218-220; von Moos, Consolatio (n. 13) 1-2 § 160. See the parallel in the Sum-
ma de arte praedicatoria of Alan of Lille, PL 210.1114, ‘Poterit etiam ex occasione interserere dicta
gentilium, sicut et Paulus apostolus aliquando in Epistolis suis philosophorum auctoritates inter-
serit, quia elegantem habebit locum, si callida verbum iunctura reddiderit novum’ (Hor.A.P. 47-48).
148. See e.g. W. von den Steinen, ‘Humanismus um 1100’ (Archiv für Kulturgesch 46, 1964)
reprinted in his Menschen im Mittelalter, Bern 1967, pp. 196-214 at pp. 199-200; ‘Natur und Geist
im zwölften Jahrhundert’, Die Welt als Geschichte 2 (1954), pp. 71-90 at pp. 83, 86-90; Der Kosmos
des Mittelalters, Bern-München 1959-1967, pp. 234-235, 264-267, 278-279, 385; von Moos,
Hildebert (n. 58), pp. 280-284, 293-294; Consolatio (n. 13) 1-2 §§ 1061-1136; Gössmann, Antiqui
et moderni (n. 125), pp. 68-69; Smalley, Friars (n. 15), pp. 52-53, ‘... to show what pagans could
achieve by the light of natural reason and virtue witout those aids of revelation and grace which
should enable Christians to do better’. Thomson, ‘William of Malmesbury as Historian’ (n. 112),
pp. 403-404, ‘It goes without saying that none of this moral advice has any specific Christian con-
tent ... It is not that the values implicit in William’s examples are anti-Christian, but that they
are not necessarily those which are given high priority within the Christian scheme of things’.
149. For the remoto Christo formula of Anselm of Canterbury see von den Steinen, Kosmos (n.
148), p. 265; John says subtracto Christo in a a similar context, Policraticus, III.9, I, p. 196.26 (quot-
ed above n. 128).
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250 entre histoire et littérature

his particular motive in what Colin Morris called in German Verwal-


tungethik, administrative ethics150. The prime source of all medieval
knowledge is the New Testament. However, without using far-fetched and
artificial allegories, which John disliked, it was impossible to derive from
the Gospels the desired information on particular and partly new problems
of administration under Henry II. (Indulging myself in the exempla-method
I could recall a current contrast: the questionable Iranian attempt to de-
rive economics from the Koran). As a political moralist and a critic of
courtly life and administration, John explicitly points to this practical de-
ficiency of the Bible, even if with ironical undertones, when he justifies his
neglect of spiritual connotations in the ethics for princes. Christ’s king-
dom, he says151, is not of this world and so His humility and Passion can-
not serve as an appropriate model for the glorious king of England. John
therefore passes on to kings of the Old Testament and Roman emperors.
His hypothetical exclusion of Christian dimensions is best shown in the
well-known praise of Boethius152. He calls him an ‘outstanding Christian

150. C. Morris, ‘Zur Verwaltungsethik: Die Intelligenz des 12.Jahrhunderts im politischen


Leben’, Saeculum 24 (1973), pp. 241-250 at pp. 241-242; idem, The Discovery of the Individual 1050-
1200, London 1972, pp. 47, 125; Kerner (n. 8), pp. 203-204. For the position of scholars in ad-
ministration and their ethics of officia following Cicero see Southern, ‘England’ (n. 8), pp. 205-206;
Liebeschütz, Med. Humanism (n. 8), pp. 45, 72, 79; ‘Englische und europäische Elemente in der Er-
fahrungswelt des Johannes von Salisbury’, Die Welt als Geschichte 11 (1951), pp. 38-45 at p. 43; G.
Stollberg, Die soziale Stellung der intellektuellen Oberschicht im England des 12. Jahrhunderts, Lübeck
1973, pp. 18-37.
151. Policraticus, IV. 6, I, p. 252.6, ‘Attende quanta debeat esse diligentia principis in lege Do-
mini custodienda, qui eam semper habere legere praecipitur et revolvere (cf. Deut 17.19), sicut Rex
regum, factus ex muliere, factus sub lege (cf. Gal 4.4), omnem implevit iustitiam legis, ei non ne-
cessitate sed voluntate subiectus, quia in lege voluntas eius, et in lege Domini meditatus est die ac
nocte. Quod si ille in hac parte non creditur imitandus qui non regum gloriam sed fidelium am-
plexus est paupertatem et indutus forma servili reclinatorium capiti non quaesivit in terris et in-
terrogatus a iudice regnum suum de hoc mundo non esse confessus est (Phil 2. 7; Matt 8.20; John
18.33, 36), proficiant vel exempla regum illustrium quorum memoria in benedictione est (cf. Eccli
46.14) ...’. For the whole context see Kantorowicz (n. .131), p. 105.
152. Policraticus, VII.15, 2, p. 155, ‘Si michi non credis, liber de Consolatione Philosophiae re-
volvatur attentius et planum erit ... Et licet liber ille Verbum non exprimat incarnatum, tamen
apud eos qui ratione nituntur non mediocris auctoritate est, cum ad reprimendum quamlibet ex-
ulceratae mentis dolorem congrua cuique medicamenta conficiat. Nec Iudeus quidem nec Grecus
sub praetextu religionis medicinae declinet usus, cum sapientibus in fide et in perfidia desipien-
tibus sic vividae rationis confectio artificiosa proficiat et nulla religio quod miscet abhominari au-
deat, nisi qui rationis expers sit. Sine difficultate profundus est in sententiis, in verbis sine levitate
conspicuus, orator vehemens, efficax demonstrator; ad id quod sequendum est nunc probabiliter
suadens, nunc quasi stimulo necessitatis impellens’. In Metalogicon, II.1, p. 61.18 John compares
Boethius to Vergil, the Christian to the pagan poet; ‘Unde nostrorum doctissimus poetarum, vite
beate monstrans originem, ait Felix qui potuit rerum cognoscere causas / Atque metus omnes et inexorabile
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 251

believer’ who intentionally did not ‘express the Word made Flesh’ in the
Consolatio Philosophiae. For this he is highly esteemed by all rationally
thinking readers. His Consolatio is medicine not to be refused by any sick
man, whether Jew or Greek, ‘on the pretext of religion’. It is a tonic giving
strength to believers and non-believers, which only a fool would dare to
scorn. The content shows Boethius as a philosopher distinguishing false
goods from true happiness, whereas the form renders him an effective ora-
tor and a skilful teacher of universal interest. For both reasons he is a prime
model for John’s Policraticus, as Liebeschütz rightly asserted153; but above
all Boethius teaches a fundamental faith in a basic truth, common to all
men, breaking down all religious and ideological barriers, a faith which
justifies disregard for Christ and the specific truth of salvation. It is this
conviction John especially shares with his supposed Christian predecessor.
Here we could introduce a multitude of interesting reflections on the
history of ideas. However I shall conclude by choosing one problem con-
cerning John’s view of history. We might ask ourselves if John’s liberal re-
laxing of strict semantic distinctions, which are established as absolute and
exclusive by the claims of religion, does not perhaps blot out real histori-
cal differences. Is not history itself in danger of being effaced?
In the Policraticus John deals with historical material historiographical-
ly handed down, in other words, with short tales which by their anecdotal
nature give a concrete, even realistic impression. His other two works, the
Metalogicon and the Historia Pontificalis do not leave the least doubt con-
cerning his aptitude for history154. Nevertheless his prime interest is not
history. History only serves as a means to the philosophical goal of his
works155. For him the historically particular is not a non-recurring unique

fatum / subiecit pedibus strepitumque Acherontis avari (Georg II. 490-492) .Et alius fide et notitia veri-
tatis praestantior: Felix qui potuit boni / Fontem visere lucidum; / Felix qui potuit gravis / Terre solvere vin-
cula! (Cons. phil. III. XII. 12.1-4)’.
153. Liebeschütz, Med. Humanism (n. 8), pp. 28-33; ‘Chartres’ (n. 8), pp. 9-12; ‘Erfahrungswelt’
(n. 150), p. 45; ‘Das zwölfte Jahrh.’ (n. 8), pp. 264-265, with the central idea of a philosophical
(not a political) purpose of the Policraticus, the lesson that philosophy can save from the vicissitudes
and vanities of political life. For me, the arguments of Kerner (n. 8), pp. 130-131, 185-189 against
this result are not convincing. For the deep (not only philological) influence of Boethius see also
Misch (n. 8), pp. 1175-1176, 1259; Delhaye, ‘Le Bien suprême’ (n. 121), pp. 203-204; D. Lus-
combe, ‘The Ethics of Abelard’, in Peter Abelard, Leuven 1974, pp. 66-73 at pp. 69-70; P Courcelle,
La consolation de Philosphie dans la tradition littéraire, Paris 1967, pp. 343-344.
154. See above n. 8.
155. See above n. 18 (especially Hist. Pont., Prol.), pp. 244-245, nn. 114-115; below n. 156.
History might be compared to John’s vision of social life as comedia vel tragedia; see Policraticus, III.9,
1, p. 199.5, ‘Hi (septem milia virorum, quos sibi Dominus reservavit, cf. III Reg 19.18) sunt forte
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252 entre histoire et littérature

event, but at most a characteristic detail, pointing with concrete vividness


to an eternal truth, be it already discovered or still undiscovered. He does
not deny the existence of changes in scholarly opinion; in fact he describes
them conscientiously – but only as a superficial phenomenon, behind which
the immutable still has to be sought. In his efforts to extract timeless or
supratemporal aspects from various documents from various times, he pro-
ceeds inductively, from the individual to the general. But because of the
widespread neoplatonic prerequisite, wittily summed up by Chenu as the
Augustinian ‘éternisme selon lequel l’intemporel serait seul vrai’, any real empir-
ical interest in the past is alien to John156. Even the structures of salvation-

qui de alto virtutum culmine theatrum mundi despiciunt ludumque fortunae contempnentes nullis
illecebris impelluntur ad vanitates et insanias falsas ... Speculantur isti comediam mundanam cum
eo qui desuper astat ut homines actusque eorum et voluntates indesinenter, prospiciat. Cum enim
omnes exerceant histrionem, aliquem necesse est spectatorem. Nec queratur aliquis motus suos ab
aliquo non videri, cum in conspectu Dei agat angelorumque eius paucorumque sapientum, qui et
ipsi ludorum istorum circensium spectatores sunt’ (cf. Petron. Sat. 80). See Demandt, Metaphern (n.
103), pp. 347, 379-381, 421-423; Cilento (n. 93), pp. 121-122, 284.
156. M. D. Chenu, Théologie (n. 124), p. 99 concerning Metalogicon IV.32, pp. 200-201 and I.14,
p. 34; see also Chenu, ibid., p. 86, ‘Jean de Salisbury ... est plus philosophe qu’historien’; pp. 114-
115 for the cosmological problem of ‘creatio ab aeterno’ versus ‘creatio a nihilo’ in Metalogicon,
IV.35: ‘C’est à contre fil de cette historicité que Jean de Salisbury donne un chaleureux consente-
ment ... au thème platonicien (et augustinien) que seules son vraies les réalités éternelles, VERE sunt
...’ This is confirmed e.g. by Metalogicon, IV.35, p. 204.15, ‘Omnia vero vana ... velut fantasmata
evanescunt. Unde ob hanc rerum evanescentium disparentiam omnia que sub sole sunt vana esse in
concione universorum qui versantur in mundo, proclamat Ecclesiastes (I.14); ... Plato quoque eorum
que vere sunt et eorum que non sunt sed esse videntur, differentiam docens, intelligibilia vere esse
asseruit, que nec incursionum passionumve molestiam metuunt, non potestatis iniuriam non dis-
pendium temporis, sed semper vigore conditionis sue eadem perseverant’ (cf. Apul. De Plat. et eius
dogm. l.VI.193; Boeth. Inst. Arithm. II.1); Metalogicon, III.4, p. 138, ‘... veritatem rerum, quoniam
eam homo non statuit nec voluntas humana convenit...’. For the most important difference between
real historicity and the idealistic understanding of history, so widespread in the Middle Ages, see
generally M. D. Chenu, ‘Conscience de l’histoire et théologie au XIIe siècle, Archives d’Histoire lit-
téraire et doctrinale du Moyen Âge 29 (1954), pp. 107-133 = Théologie (n. 124), pp. 62-89; ‘l’homme
et la nature, Perspectives sur la Renaissance du XIIe siècle, Archives ... (loc. cit.) 19 (1952), pp. 39-
66 at pp. 63-65; ‘Histoire et allegorie au XIIe siècle’, Festschr. J. Lortz: Glaube und Geschichte, Baden-
Baden 1958, pp. 659-671 at pp. 69-70: ‘Dante tiendra l’allégorie pour l’une des formes les plus na-
turelles et satisfaisantes de la rhétorique; son génie prouvera que ce n’est pas là une chimère. Mais
lire ainsi Virgile, c’est évidemment en evacuer la matière historique, et avec elle l’immédiate sub-
stance poétique. Tout comme pour la Bible!’; ‘La décadence de l’allégorisation, Un temoin: Garnier
de Rochefort’, Mél. H.de Lubac: ‘L’homme devant Dieu’, Paris 1964, vol. 2, pp. 129-135 at pp. 133-
134’, ... on voit que l’idéalisme menace et l’intelligence et la réalité de l’histoire. Rupert de Deutz
ne pouvait prétendre sauvegarder la réalité sous ces similitudes, qu’en professant explicitement,
dans son idéalisme augustinien, l’irréalité foncière du temporel en face de l’étemel’ (cf. De op. Spir-
itus sancti I.7, PL 167.1577); J. le Goff, ‘Temps de l’église’ (n. 106), pp. 51-58; Cilento (n. 93), pp.
121-122, 284; H. I. Marrou, L‘ambivalence du temps de l’histoire chez saint Augustin (Conférence Al-
bert-le-Grand 1950) Montréal-Paris 1950, pp. 42-49. In Augustinus Magister (n. 14) see the contri-
butions of J. Chaix-Ruy, ‘La Cité de Dieu et la structure du temps chez s.Aug’. (1, pp. 923-931);
R. Gillet, ‘Temps et exemplarisme chez s. Aug’. (1, pp. 934-941); H. I. Marrou, ‘La théologie de
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the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 253

history, which he casually uses for organising his material, fade before his
metaphysical idea of the unity of all history157. To a certain extent one could
call him a structuralist avant la lettre, if faith in anthropological constants
and a sense for uniformity in history are structuralist characteristics. At a
Warburg Institute lecture in 1924, in what surely remains the most pro-
found contribution to exempla-scholarship, Franz Dornseiff made the strik-
ing observation that this sense for uniformity in history is exactly the basic
human need, from which all exempla, literary and non-literary, originate158.
Aristotle had already traced the plausibility of paradigm back to the as-
sumption that the future is nearly always like the past159. John substanti-
ates the same in metaphysical terms by saying that knowledge should come
as close as possible to the inaccessible, one and only divine truth; the latter
however, is particularly distinguished by temporal simplicitas, by the eter-
nal synchronism of present, past and future, being totum simul160. Thus, his
previously established pragmatism, his curiosity about predicting the im-
mediate historical future has a metahistorical foundation: historical knowl-
edge is partial disclosure of the secrets of Providence, gained by analysis of
recurrences, analogies and other similarities within historical time161.

l’histoire’ (3, pp. 193-211). For the historiographical ‘topos’ of per visibilia ad invisibilia resulting
from this conception of time and history see above n. 18 (Hist. Pont., p. 3) and Partner (n. 26), p.
188; Boehm (n. 106), p. 665; Lacroix (n. 18), pp. 169-171; J. Ehlers, Hugo von S.Victor, Studien zum
Geschichtsdenken und zur Geschichtsschreibung des 12.Jahrhunderts, Wiesbaden 1973, pp. 82-83, 164.
157. See Miczka (n. 61), pp. 41, 45-46; Spörl (n. 18), pp. 94-95; Liebeschütz, Med. Humanism
(n. 8), pp. 93-94; Brezzi, (n. 8), p. 959.
158. F. Dornseiff, (n. 15), pp. 206-207, ‘Ebenso wie durch Aussprechen einer allgemeinen Regel
wendet sich durch ein Beispiel der Sprecher an den Sinn des Menschen für Gleichförmigkeit in der
Welt, deren innezuwerden uns Menschen ein starkes Bedürfnis ist ...’; ‘Der Glaube an den Präze-
denzfall und seine Beweiskraft sitzt sehr fest im menschlichen Bewusstsein ...’. Similar statements
are to be found in Lipps (n. 15), pp. 45-46; Gebien (n. 13), p. 95; Kornhardt (n. 13), p. 86; Land-
fester (n. 12), pp. 111-112; Battaglia (n. 15), p. 468; Demandt, Geschichte als Argument (n. 15), pp.
59-62; Schenda (n. 15), p. 75.
159. Rhet. 1368 a 29-33; see above nn. 5-7.
160. Policraticus, II. 21, 1, pp. 115-121, with the title (p. 115.7) ‘... quod rerum mutabilitas ei
(sc.Deo) nequaquam est infligenda; et quod idem est scientia, praescientia, dispositio, providentia,
praedestinatio; et quod vera infinita sunt, ut numerus eorum non queat augeri vel minui’; Poli-
craticus, II.22, 1, p. 123.26, ‘Porro divinae simplicitatis status longe alia conditio est. Ea siquidem
uno simplici et individuo aspectu ... quae fuerunt et quae futura sunt, omnia contemplatur, nul-
loque rerum mutabilium lapsu movetur, sed in seipsa semel et simul contuens universa subsistit in-
variabilis, stabilisque manens dat cuncta moveri (Boeth. Cons. Phil. III, m. IX. 3)’. See for this passage:
Courcelle, Consolation (n. 153), p. 181; Spörl (n. 15), pp. 94-95; Southern Aspects (n. 6), p. 160. For
the importance of the concept of divine simultaneity for medieval views of history see Auerbach (n.
99), pp. 19-20; Zumthor (n. 141), p. 34; Chenu, Théologie (n. 124), pp. 114-115; M. Frickel, ‘Deus
totus ubique simul’, Untersuchungen zur allgemeinen Gottesgegenwart im Rahmen der Gotteslehre Gregors des
Großen (Freiburger Theol. Studien 69), Freiburg 1956.
161. See above n. 6; Le Goff, ‘Temps de l’Eglise’ (n. 106), p. 51; Battaglia (n. 15), p. 451.
04-policraticus 9-09-2005 10:32 Pagina 254

254 entre histoire et littérature

Therefore, the exempla are definitely of intellectual value to John for


solving problems and attaining knowledge. They are not mere illustra-
tions of preconceived dogmas. In this respect they are hardly different
from the exempla of Petrarch or Salutati. Nevertheless, one important, even
if rather gradual difference lies in the evaluation of the exempla’s intrinsic
historical meaning. John and the humanists of the fourteenth century may
both use them to demonstrate a moral quality or proof, but, I think, only
the latter try to perceive their figures empirically, as real personalities; only
the later humanists try to learn modes of behaviour and thinking from
them, or even to communicate with them mentally like friends. Petrarch
does so with the classic exempla maiorum in particular. John does not even
attempt such historical materialisation with the biblical ones162. More em-
phatically, he is spiritually too engrossed in contemporary problems and
conflicts, to allow himself the luxury of wistfulness in contemplating the
past for its own sake163. This certainly refutes the previously quoted opin-
ion that John disregarded the problems of his own age because of an anti-
quarian interest in short tales. His exempla are instrumental in the sense of
rhetorical topoi and are indeed often applied in a refined, perhaps rather

162. See above n. 12. For the difference between John’s metaphor of clientes and the humanistic
ideal of a friendly dialogue with the classical authors see Harth, above n. 114.
163. See Kessler, ‘Geschichtsdenken’ (n. 12), pp. 112-113 for Petrarca, Fam. VI.4 (ed. Rossi,
Firenze 1934) 2, p. 78.29, ‘Inter scribendum cupide cum maioribus nostris versor uno quo possum
modo; atque hos, cum quibus iniquo sidere datum erat ut viverem, libentissime obliviscor; inque
hoc animi vires cunctas exerceo, ut hos fugiam, illos sequar ... ita cum mortuis esse potius quam
viventibus delectarer’(!); see also Kessler, Petrarca (n. 12), pp. 33-34 for the idea of ‘consolation’ by
escape from contemporary reality to the auctores; Kerner (n. 8), pp. 191-192; Brezzi (n. 8), p. 958;
W. Freund, Modernus und andere Zeitbegriffe im Mittelalter, Graz 1957, pp. 68-69 for John’s explicit
interest for his own time; Meum tempus in Policraticus, VII.19, 2, p. 173.19; Metalogicon, IV Prol., p.
165. ‘Iocundum enim fuerat, ut Senece verbis (cf. Controv. I praef 1) utar, in antiqua redire tempora
et ad annos respicere meliores, nisi amaritudo, que partim ex meatu, partim ex alia sollicitudine in-
cumbit, animum pregravaret. Quia tamen visum est tibi meum et Cornificii examinare conflictum,
invitus et quodammodo tractus in huius palestre descendo harenam’. For this anti-escapist self con-
quest see Spörl (n. 18), p. 82. For the more instrumental aspect of John’s interest for the past see Pol-
icraticus, Prol., 1, pp. 14-15: ‘Sic enim cum ineptias suas lector vel auditor agnoscet, illud ethicum
(Hor. Sat. I.2.69-70) reducet ad animum, quia mutato nomine de se fabula narratur ... Novi enim
quia nulli gravis percussus Achilles (Iuv. Sat. I.163) et praesens aetas corrigitur dum praeterita suis
meritis obiurgatur’. The well-known paradox of the humanistic approach to antiquity consists in
gaining a more empirical and concrete knowledge of the past by losing the fresh conscience of the
unbroken continuity of the classical heritage and its direct contemporary applicability: for this para-
dox see e.g. Misch (n. 8), pp. 1166, 1185; A. Mirgeler, ‘Erfahrung in der Geschichte und
Geschichtswissenschaft’, in Experiment und Erfahrung in Wissenschaft und Kunst, ed. W. Strolz,
Freiburg-München 1963, pp. 227-265 at pp. 249-250; J. Leclercq, L’amour des lettres et le désir de
Dieu, Paris 1957-1963, p. 115; von den Steinen, Kosmos (n. 148), p. 117; Battaglia (n. 15), p. 468;
Landfester (n. 12), pp. 10-14, 59, 134-137; H. Dörrie, Der heroische Brief, Berlin 1968, p. 363.
04-policraticus 9-09-2005 10:32 Pagina 255

the use of EXEMPLA in the POLICRATICUS of john of salisbury 255

artificial and ludicrous manner. John does not intend to describe past or
present reality like a historiographer, but like a philosopher he wants to
analyse and at best to influence the moral conditions of his age, an age
which appears to him as a confusing ‘vanity fair’ of superficiality, nonsense,
fraud and hypocrisy. Examples sharpen the observation of the satirist and
help the critic to find his way. They are means of enlightenment and
guidelines in the search for a certum in a world full of uncertainty164.

164. See B. Bischoff, ‘Living with the Satirists’, Classical Influences on European Culture A.D. 500-
1500, ed. R. R. Bolgar, Cambridge 1971, pp. 83-94 at pp. 92-93; Liebeschütz, Med. Humanism (n.
8), pp. 2, 108; U. Kindermann, Satyra: Zur Theorie der Satire im Mittellateinischen, Nürnberg 1978,
p. 41 (for Policraticus, III.9); E. Garin, ‘Policraticus’, Kindlers Literaturlexikon, Zurich 1970-1972, vol.
IX.9, co. 17630. For John’s philosophical rather than historical aims see above nn. 155-156;
Garfagnini, Ratio disserendi (n. 8), p. 921; and Metalogicon, Prol., p. 4: ‘De moribus vero nonnulla
scienter inserui; ratus omnia que leguntur aut scribuntur inutilia esse, nisi quatenus afferunt
aliquod adminiculum vite. Est enim quelibet professio philosophandi inutilis et falsa que se ipsam
in cultu virtutis et vitae exhibitione non aperit’. See Hendley (n. 8), pp. 210-212.
05-retorexemplum 9-09-2005 10:33 Pagina 257

5. SULLA RETORICA DELL’EXEMPLUM NEL MEDIOEVO*

Di fronte a termini tecnici controversi si può procedere in modo “no-


minalistico” o “realistico”: stabilendo delle convenzioni o mirando a dei
contenuti positivi.
Nel primo caso, ci si preoccupa soltanto di avere dei veicoli utili di co-
municazione; nell’altro si tiene conto di una legittimità del punto di vista
etimologico e critico, eventualmente anche contro l’uso corrente, alla ri-
cerca di un proprio e motivato significato. Tra i due estremi, come nella
vecchia questione degli universali, vi sono soluzioni intermedie. Un con-
cetto ben consolidato nei suoi contenuti e accolto come tale nella storia di
una determinata disciplina può essere riposto in discussione, ma se ne può
accettare anche un senso relativizzato, senza completamente distruggerlo.
Perché la distruzione di tale concetto apporterebbe alla comunicazione tra
gli studiosi un danno maggiore del ricorso a un uso convenzionale. Riten-
go che questo valga per l’exemplum.
Se prescindiamo da tutti i significati generali della parola “esempio”,
vediamo che exemplum nel linguaggio tecnico medievistico e nelle discipli-
ne annesse assume due compiti: indicando un tipo di narrativa e una fun-
zione retorica. In primo luogo significa il cosiddetto exemplum omiletico
(“Predigtmärlein”), cioè un inserimento narrativo nella predica, in uso
presso i mendicanti nel Duecento e Trecento. Questo significato, accetta-
to da tutti i medievisti, è entrato nell’uso delle nostre discipline con l’o-
pera standard del Welter, pubblicata nel 19271. I termini latini del Me-

* Versione originale in Retorica e poetica tra i secoli XIII e XIV, a cura di C. Leonardi - E. Mene-
stò, Firenze 1988, pp. 53-79.
1. J.-Th. Welter, L’exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Âge, Paris-Tou-
louse 1927, repr. Genève 1973. Cfr. Jacques Le Goff, L’exemplum et la rhétorique de la prédication
aux XIII-XIV siècle, Retorica e poetica (*), pp. 3-32; Cl. Brémond - J. Le Goff - J.-Cl. Schmitt,
L’“exemplum” (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, ed L. Génicot, 40) Turnhout 1982;
J. Berlioz - J. M. David, Rhétorique et histoire. L’exemplum et le modèle de comportement dans le discours
05-retorexemplum 9-09-2005 10:33 Pagina 258

258 entre histoire et littérature

dioevo a questo riguardo sono innumerevoli (ad esempio historia, narratio,


gestum, fabula, parabola); altrettanta molteplicità ci è offerta dai sinonimi
moderni (ad esempio: storiella, facezia, aneddoto spiritoso, “historiette”,
“conte pieux et amusant”, “récit authentique et légendaire”, “edifying
anecdote”, “popular homiletic tale”)2. Questo vocabolo, cioè “exemplum”,
assume la funzione di un concetto scientifico ausiliario, rappresentando, in
sostanza, una funzione di termini generici “modello” (“Vorbild”) e “sim-
bolo” (“Sinnbild”). Infatti, exemplum è una parola chiave nelle prediche e
nella dottrina sulla predicazione del tardo Medioevo; il più delle volte si-
gnifica comunque la stessa cosa di similitudo, “segno”, “rimando”, eviden-
te rappresentazione dell’invisibile. G. R. Owst, lo studioso di prediche in-
glesi, sostiene: “any kind of homiletic simile or illustration”3. Per quanto
riguarda il contenuto, questo exemplum si può applicare a tutta la realtà vi-
sibile, caricata di un significato simbolico-religioso, così che ci si trova di
fronte al liber creaturarum e al liber historiarum, nei quali troviamo, tra le al-
tre cose, naturalmente anche avvenimenti curiosi, sensazionali, lieti o ter-
rificanti. Sarebbe tuttavia un errore credere che oggetto dell’exemplum pos-
sano essere solo queste cose singolari e sensazionali. Infatti tutto il conte-
nuto del liber naturae, cioè del cosmo come “prima rivelazione”, sta in un
certo senso per un singolare evento dal pregnante significato spirituale. Sa-
rebbe ugualmente erroneo attribuire agli uomini del Medioevo il concetto
generico di exemplum che gli studiosi moderni hanno formulato per con-
venzione. Infatti, per gli uomini del Medioevo, l’exemplum aveva forza er-
meneutica nei riguardi dell’invisibile4.
Riprendendo il discorso sulla funzione retorica dell’exemplum sopra ac-
cennata, diciamo che essa serve a far sì che un avvenimento passato venga
riferito, con intenzione persuasiva, ad una problematica attuale. Questo si-
gnificato a priori atematico, che si estende a svariati generi, è tanto antico
quanto la retorica del mondo occidentale, ed è da sempre comune negli
studi classici5. Tale significato può essere osservato sia sotto l’aspetto stili-

antique et médiéval, (Mélanges de l’Ecole française de Rome 92.1), Roma 1980. Per più ampia di-
scussione di questo concetto di exemplum cfr. P. von Moos, Geschichte als Topik, Das rhetorische Exem-
plum von der Antike zur Neuzeit und die historiae im “Policraticus” des Johann von Salisbury, Hildesheim-
New York 1988, §§ 34-37 e pp. 114 ss.
2. Ibid., pp. 47, 132 s., 148 s.
3. G. R. Owst, Literature and Pulpit in Medieval England, A Neglected Chapter in the History of En-
glish Letters and of the English People, Cambridge 1933 - 2a ed. Oxford 1961, p. 152.
4. Cfr. von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 46, 120 s., 152 s.
5. Ibid., cap. II.
05-retorexemplum 9-09-2005 10:33 Pagina 259

sulla retorica dell’EXEMPLUM nel medioevo 259

stico che sotto l’aspetto della teoria dell’argomentazione: nella elocutio,


l’exemplum è una figura stilistica di paragone, come ad esempio la metafo-
ra. Questo punto è stato trattato in modo più esauriente dal Knapp6. Nel-
l’inventio e nella probatio, l’exemplum è un argomento di confronto, che ci è
noto soprattutto nel concetto giuridico di “caso già accaduto”. Prescin-
dendo da lavori di storia del diritto e di storia della filosofia, troviamo poco
al riguardo nella letteratura medievistica. Dopo aver ultimato un libro di
indirizzo prevalentemente storico-letterario parlo ora di questo “exemplum
retorico”, come se non vi fossero altri tipi di exemplum7. Anche se il feno-
meno storico dell’exemplum può essere classificato nell’uno o nell’altro
modo, dobbiamo però renderci conto che ci troviamo di fronte ad una for-
ma del pensiero di fondamentale importanza per la comprensione del Me-
dioevo, anche se, rapportato all’importanza medievistica di quello omileti-

6. Fritz Peter Knapp, ‘Similitudo’. Stil- und Erzählfunktion von Vergleich und Exempel in der lateini-
schen, französischen und deutschen Großepik des Hochmittelalters I, Wien-Stuttgart 1975, pp. 41-108.
7. Op. cit. n. 1. Indichiamo solo alcuni studi della ricca bibliografia: Salvatore Battaglia, L’e-
sempio medievale, in: La coscienza letteraria del medioevo, Napoli 1965, pp. 447-486; id., Dall’esempio
alla novella, ibid., pp. 487-548; Ludwig Buisson, Potestas und Caritas, Die päpstliche Gewalt im Spät-
mittelalter (Forsch.z. Kirchl. Rechtsgeschichte u. zum Kirchenrecht 2), Köln-Graz 1958; id., Die
Entstehung des Kichenrechts, ZRG Kan 52 (1966), pp. 1-175; id., Exempla und Tradition bei Innocenz
III., in “Adel und Kirche” Festschr. G. Tellenbach, Freiburg-Basel-Wien 1968, pp. 458-476; Harry
Caplan, Rhetorical Invention in Some Medieval Tractates of Preaching, Speculum 2 (1927), pp. 284-295;
Jean Michel David, ‘Maiorum exempla sequi’: l’‘exemplum’ historique dans les discours judiciaires de Cicé-
ron, in Berlioz-David (cit. n. 1), pp. 67-86; Christoph Dexelmüller, Exemplum, in “Enzyklopädie des
Märchens” s.v. (1983) col. 627-659; Hugo Friedrich, Die Rechtsmetaphysik der Göttlichen Komödie,
Francesca da Rimini, Frankfurt a.M. 1942; Kurt Gebien, Die Geschichte in Senecas philosophischen Sch-
riften, Diss. Konstanz 1969; Robert Honstetter, Exemplum zwischen Rhetorik und Literatur, Zur gat-
tungstheoretischen Sonderstellung von Valerius Maximus und Augustinus, Diss. Konstanz 1977; M. Jen-
nings, Lucan’s Medieval Popularity: The Exemplum Tradition, Rivista di cultura class. e medioevale 16
(1974), pp. 215-233; Eckhardt Kessler, Petrarca und die Geschichte, München 1978; Joachim Kna-
pe, “Historie” in Mittelalter und früher Neuzeit, Begriffs- und gattungsgeschichtliche Untersuchungen im in-
terdisziplinären Kontext (Saecula spiritualia 10), Baden-Baden 1984; Albert Lang, Rhetorische Einflüs-
se auf die Behandlung des Prozesses in der Kanonistik des 12. Jhs., in Festschrift E. Eichmann, Paderborn
1940, pp. 1-97; A. Lumpe, Exemplum, in Reallexikon für Antike und Christentum VI (1966)
coll. 1229-1257; P. von Moos, ‘Consolatio’, Studien zur mittelateinischen Trostliteratur … (Münstersche
Mittelalterschriften III 1-4), München 1972 (cfr. vol. IV s.v. exemplum); id., The Use of Exempla in
the ‘Policraticus’ of John of Salisbury, supra, pp. 204-256; Rudolf Schenda, Stand und Aufgaben der
Exemplaforschung, in “Fabula” 10 (1969), pp. 69-85; Peter M. Schon, Vorformen des Essays in Antike
und Humanismus, Ein Beitrag zur Entstehungsgeschichte der “Essais” von Montaigne (Mainzer Romanist.
Arb. 1), Wiesbaden 1954; Beryl Smalley, English Friars and Antiquity in the Early Fourteenth Century,
Oxford 1980; Basile Studer, ‘Sacramentum et exemplum’ chez saint Augustin, Rech. Augustiniennes 10
(1957), pp. 87-141; Theodor Verweyen, Apophthegma und Scherzrede, Die Geschichte einer einfachen
Gattungsform und ihre Entfaltung im 17. Jh. (Linguistica et Litteraria 5), Bad Homburg-Berlin-Zü-
rich 1970; Jürgen Ziese, Historische Beweisführung in den Streitschriften des Investiturstreits (Münchener
Beitr. zur Mediävistik u. Renaissanceforschung 8), München 1972.
05-retorexemplum 9-09-2005 10:33 Pagina 260

260 entre histoire et littérature

co, ha piuttosto un ruolo di Cenerentola. Mentre l’exemplum omiletico si


ipostatizza come caratteristico dell’epoca e ci presenta un Medioevo didat-
tico e dogmatico, in cui i predicatori “terroristi” non danno tregua ai sim-
plices e ai rudes evocando fantasmi di varia natura e fanno “l’uccello del ma-
laugurio”, l’exemplum retorico conduce nel mondo razionale del dialogo e
della disputa intellettuale.
Ogni studioso del Medioevo conosce una tipica forma di allusione sto-
rica o mitologica che può essere costituita da un breve racconto, da un
“simbolo” narrativo, da un semplice riferimento, o da un nome usato me-
taforicamente. Questa forma del “ricordo” (commemoratio)8 presuppone un
destinatario sufficientemente colto, che conosca l’avvenimento sottinteso
dalla storia o dalla mitologia. Se qualcuno vuole mettere in guardia dai pe-
ricoli della sensualità, fa riferimento ad Ulisse e alle sirene; chi indice una
crociata contro l’avidità feudale di stirpe e il nepotismo cita il brillante
controesempio di Bruto, che, per la preoccupazione per la patria ed il bene
comune, uccise i propri figli maschi9. Più immediati sono i modelli bibli-
ci di virtù, come Giobbe per la pazienza, Davide per l’umiltà, i discepoli
di Emmaus per l’ospitalità. In connessione con la consolatio mortis ho potu-
to sistematizzare una serie di esempi stereotipi di questo genere. I più cor-
renti sono già stati caratterizzati in modo piuttosto canzonatorio dal Cur-
tius quale “topica di consolazione” (“Trosttopik”): cioè tendenzialmente
infinite illustrazioni della massima “tutti gli uomini debbono morire”, con
catene paradigmatiche di litanie da Adamo, attraverso i patriarchi e scor-
rendo tutti i santi fino al defunctus presente10. Inoltre exempla fortitudinis,
per l’equilibrio nel dolore, come nel caso di Anassagora, Giobbe o della
santa Melania11; e al terzo posto exempla iusti doloris per giustificare le la-
crime, come Cesare, Davide o Bernardo di Clairvaux12. In molte ricerche
gli exempla storici vennero radunati e ordinati tematicamente, ad esempio
negli studi sugli specula principum e a riguardo dei trattati sull’amicizia o

8. Quint. V 11. 15-16; cfr. H. Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, München 1960,
§§ 414-418; von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 19-20, 62 ss.; David, Maiorum exempla
(cit. n. 7), pp. 72 s.; Gebien (cit. n. 7), pp. 70 s. (exemplum “metaforico”).
9. Cfr. Giovanni di Salisbury, Policraticus, VIII 9 (ed. C. Webb, Oxford 1909, vol. II), pp. 127 s.
(Ulisse); ibid., IV 11 (I), pp. 272-274 (Bruto).
10. Ernst Robert Curtius, Europäische Literatur und Lateinisches Mittelalter, Bern 1948 (ss.), cap. V
1, pp. 90 ss.; von Moos, Consolatio (cit. n. 7) vol. III §§ 552-562 (exempla mortalitatis).
11. Ibid., III §§ 1345-1396.
12. Ibid., III §§ 454-505; I/II §§ 726 ss., 812 ss.; Michel Zink, Joinville ne pleure pas, mais il rêve,
Poétique 33 (1978), pp. 28-45, 33 ss. (Bernardo).
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sulla retorica dell’EXEMPLUM nel medioevo 261

nella casistica d’amore. Spesso proprio questi cataloghi di esempi offrono i


chiarimenti più interessanti e differenziati sulla concezione medievale di
un problema etico13. Quale fosse l’opinione degli intellettuali del XII se-
colo riguardo al matrimonio, possiamo desumerlo in gran parte dall’inter-
pretazione degli aneddoti filosofici misogini del frammento di Teofrasto,
citato da Girolamo, analizzati dal Delhaye in un saggio divenuto celebre14.
La forma di argomentazione chiamata exemplum rappresenta una doppia si-
neddoche15: la totalità di un’idea è data da una persona, e l’intera biogra-
fia di questa persona viene ridotta ad un aneddoto richiamabile con sem-
plice menzione. Prototipo: Alessandro di fronte alla botte di Diogene, qua-
le vittoria della filosofia sul potere. Nel Medioevo, la fonte più usata per
gli exempla era, oltre alla Bibbia, il compendio di Valerio Massimo, che a
differenza del cronista e dell’enciclopedista, passava per “storico selettivo”
per eccellenza, in quanto non riportava tutto della molteplicità degli av-
venimenti, bensì solo i notabilia, memorabilia, dignia, utilia, le cose istrut-
tive, gli exempla di varia applicazione, classificati in modo da semplificare
l’Inventio e le ripartizioni tematiche16.
Che cosa insegna la retorica antica e medioevale sull’exemplum? La dot-
trina dello stile, cioè dell’elocutio, fornisce elucidazioni riguardo a determi-
nati tropi e figure, che possono essere definiti come racconti abbreviati o
note di avvenimenti. In questo contesto exemplum significa semplice riferi-
mento ad una persona storica, quale sigla metaforica per un determinato
aneddoto o apoftegma. (Il Curtius la definì felicemente come “Beispielfi-
gur”)17. Inoltre abbiamo l’antomasia o riferimento senza menzione alcuna

13. Cfr. supra, n. 7, e per es. Uwe Ruberg, Beredtes Schweigen … (Münstersche Mittelalterschrif-
ten 32) München 1978, pp. 93 ss.; Wolfgang Hempel, “Übermuot diu alte” … Der superbia-Gedanke
und seine Rolle in der deutschen Lit. des Mittelalters, Bonn 1970, pp. 198 ss.; Hans Hubert Anton, Für-
stenspiegel und Herrscherethos in der Karolingerzeit, Bonn 1968, pp. 419 ss.; Otto Eberhardt, Via regia,
Der Fürstenspiegel Smaragds von St. Mihiel und seine literarische Gattung (Münstersche Mittelaltersch-
riften 28), München 1977, pp. 442 s., 472, 604 s., 616, 628.
14. Philippe Delhaye, Le dossier anti-matrimonial de l’Adversus Jovinianum et son influence sur quel-
ques écrits latins du XIIe s., MS 13 (1951), pp. 65-86; cfr. infra, n. 75
15. Von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 172 ss., 336 ss.; Lausberg (cit. n. 8) §§ 572 s., 581.
16. Cfr. Ps.-Roberto Grosseteste, Summa philosophiae, cap. XIV (De historiographis), ed. L. Baur,
(Beitr.z. Geschichte der Philos. des Ma’s 9) Münster 1912, pp. 289.18 s.: Valerius Maximus, qui ac-
cidentia tantum notabilia diversorum temporum conscripsit. Per Valerio Massimo “storiografo” cfr. Ber-
nard Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris 1980, pp. 70, 108, 116 s.,
250, 274, 198, 307, 315 ss.; von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 125 s., 167 s., 351.
17. Op. cit. (n. 10), p. 69, cfr. indice s.v. exemplum; von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1)
Exkurs I: Imago: pp. 583 ss.
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262 entre histoire et littérature

(ille qui); la catacresi metonimica e sineddochica al singolare (“una Messa-


lina”, “un Golia”, “un Nerone” per indicare figure del rispettivo carattere),
oppure al plurale (Croesi, Catones per uomini quali Creso e Catone); il loro
caso particolare, la cosiddetta “antonomasia del Vossius”, cioè dell’identi-
ficazione del significante e del significato (mea Venus, alter Achilles); il me-
dievista può parlare in questo caso spesso più appropriatamente di forme
tipologiche abbreviate (come novus David, alter Jonas). Tutte queste abbre-
viazioni e figure di parola nell’ambito di confronti, metafore e metonomie,
hanno il carattere di un’analogia storica18. Si riferiscono alla stessa base di
formazione riconosciuta delle conoscenze storiche obbligate, su cui poggia
la loro funzione di comunicazione. Questi tipi della “Beispielfigur” non
presentano praticamente nulla di specificamente medievale. Lo storico
Paul Kirn scrisse al riguardo19: “Il confronto con figure tipiche è ancora
oggi indispensabile. Se definiamo qualcuno natura amletica o un secondo
Napoleone, una Cleopatra o una madame Pompadour, ci risparmiamo lun-
ghe descrizioni. In questo modo hanno agito già gli storici del Medioevo.
Dopo l’assassino di Thomas Becket, Enrico II d’Inghilterra verrà chiamato
Nerone, Erode, Giuliano e Giuda …”.
Lasciamo il livello dei tropi, delle figure e dei colores rhetorici e osservia-
mo lo stesso procedimento storico analogico ad un livello più alto: cioè nel-
la teoria dell’argomentazione; incontreremo quindi un brano fondamenta-
le dell’antica retorica (e in definitiva anche di quella generale): la dottrina
dell’induzione, del confronto probativo. Questa differenza fra il confronto
stilistico e quello argomentativo, quello illustrativo e quello induttivo, ri-
sulta già dalla separata considerazione dei due tipi nella teoria elaborata
nell’antichità20. Soprattutto presso Aristotele e nella tradizione aristoteli-
ca il paradeigma/exemplum è presente nell’ambito delle argomentazioni,
mentre il paragone decorativo, eikon/similitudo, è indipendente da quello,
ed è trattato nei capitoli sullo stile, cioè sull’ornatus21. Quintiliano fa per-
sino esplicito riferimento all’ambiguità della parola latina similitudo –
esempio, allegoria, paragone, somiglianza – e la respinge come traduzione

18. Cfr. ibid., pp. 61 ss.; Lausberg (cit. n. 8) § 416 (antonomasia); §§ 581 ss. (significatio, “Vos-
sianische Antonomasie”).
19. Das Bild des Menschen in der Geschichtsschreibung von Polybius bis Ranke, Göttingen 1955, 1968,
p. 68.
20. Cfr. March Howard McCall, Ancient Rhetorical Theory of Simile and Comparison, Cambridge
Mass. 1970, pp. 187 ss., 257 ss.; von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 48-60.
21. Rhet. II 20, 1393a-b (paradeigma); III 4, 11, 1406b-1407a, 1412b-1413a (eikon); cfr. McCall
(cit. n. 20), pp. 24 ss., 51 s., 192.
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sulla retorica dell’EXEMPLUM nel medioevo 263

del greco paradeigma, che riguarda la dottrina dell’argomentazione nel V


libro della sua Institutio, mentre la ammette solo nell’ambito della tecniche
di abbellimento nell’VIII libro sull’ornatus22.
Tuttavia, presso Cicerone e nella Rhetorica ad Herennium la differenza fra
confronto stilistico e confronto argomentativo viene annebbiata da una ge-
nerica dottrina sulle figure. L’Auctor ad Herennium ad esempio considera
come similitudo sia il confronto probante che il discorso metaforico, poiché
cita di seguito le intenzioni: ornandi causa, probandi causa, apertius dicendi
causa, ante oculos ponendi causa, quasi non vi fosse sostanziale differenza tra
“dimostrare” e “chiarire”23. Questo avvicinamento dei tipi di confronto
orientato soprattutto in senso stilistico, ed inoltre la fusione tardo antica
di retorica e grammatica riguardo alla dottrina dei tropi24 hanno influito
certo maggiormente sulla tradizione dei testi di retorica medievale che non
la teoria aristotelica del paradeigma. Quest’ultima teoria dell’esempio argo-
mentativo dominato interamente dalla logica (fin dall’inizio diffusa da
Boezio) è divenuta comunque prevalentemente elemento della dialettica
medievale25. La distinzione antica all’interno della retorica tra exornatio e
probatio è divenuta così (cum grano salis) un criterio di distinzione per le due
discipline del trivio, la retorica e la dialettica. Questa differenza non è co-
munque da sopravvalutare poiché tutte le “arti” che si occupano della lin-
gua, artes del logos, nel Medioevo costituivano un’unità inscindibile. A par-
tire dal XII sec. è stata definita semplicemente logica o eloquentia, e suddi-
visa in classificazioni in cui la retorica occupava un ambito a sé stante o ve-
niva inclusa come exornatio nella grammatica, cioè nella ratio loquendi, e
come probatio nella dialettica, cioè ratio disserendi26.

22. Quint. V 11-31 (exemplum); V 11.5: Similitudo adsumitur interim et ad orationis ornatus. Sed illa
cum res exiget; munc ea quae ad probationem pertinent, exsequar. Il rinvio si riferisce a VIII 2.72-81 (si-
militudo). Cfr. McCall (cit. n. 20), pp. 178 ss., 187 ss., 192 ss.; Lausberg (cit. n. 8) § 422.
23. Rhet. Her. IV 45.59-49.62 (i 4 causae dicendi per la similitudo); ibid., II 29.46 (exornatio); IV
49.62 (exemplum); Cic., De orat. 2.169; 3.205-206; Inv. 1.30.49 (tipi di confronto). Cfr. McCall (cit.
n. 20), pp. 57 ss., 76 ss., 87 ss.; von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 57 ss.
24. Ibid., pp. 58 s.; cfr. Louis Holtz, Donat et la tradition de l’enseignement grammatical …, Paris
1981, pp. 201 ss.; id., Grammairiens et rhéteurs romains en concurrence pour l’enseignement des figures de
rhétorique, in “La rhétorique à Rome”, Caesarodunum 14bis (1979), pp. 207-220.
25. Aristot. Rhet. I 2, 1356b-1357a-b; II 20, 1393a; Top. 1.1, 156b-157e soprattutto Anal. pr. II
24, 68b-69a, interprete Boeth., ed. L. Minio-Paluello (Aristoteles latinus III 1-4), pp. 134 s.; cfr. in-
fra, n. 27; William L. Benoit, Aristotle’s Example: The Rhetorical Induction, Quarterly Journal of Spee-
ch 66 (1980), pp. 182-192 s.; von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 188 ss., (Giovanni di
Salisbury, Metalogicon III 10).
26 Cfr. G. C. Garfagnini, Ratio disserendi e rationandi via: il “Metalogicon” di Giovanni di Salisbury,
Studi Medievali 12 (1971), pp. 915-954; M. Brasa Diez, Tres clases de logica en Juan de Salisbury, in
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264 entre histoire et littérature

Sarebbe errato fissare unilateralmente la retorica medievale ai trattati ri-


guardanti l’elocuzione, e che quindi scivolano naturalmente nella poetica
(come ad esempio in Matteo di Vendôme o in Goffredo di Vinsauf et al.).
Questo modo di procedere rientra nella semplificazione secondo la quale
solo nell’antichità esisteva eloquenza e necessità di formazione degli orato-
ri, mentre la retorica medievale si sarebbe degradata a cosmetica di bellet-
to. E pertanto vengono tralasciate le numerose possibilità di impiego del-
la logica di argomentazione retorico-dialettica per i vari compiti ammini-
strativi, dall’ambito notarile alle procedure giuridiche, alle dimostrazioni
scientifiche e alla comunicazione intellettuale in genere. Questi modi di
impiego seguirono, fin dalla Prescolastica, più o meno il modello della di-
sputa filosofico-teologica.
La teoria medievale dell’argomentazione sull’exemplum risale diretta-
mente o indirettamente ad Aristotele. La dottrina più nota fu sempre (an-
che già prima della riscoperta di tutto l’Organon nel XII secolo) quella
completamente astratta della forma logica dell’esempio negli Analytica
priora27: mentre la dimostrazione dialettica stringente completa si trova

“Sprache und Erkenntnis im Mittelalter” I (Miscellanea Medievalia 13.1) Berlin 1981, pp. 357-
367; J. J. Murphy, The Arts of discourse 1050-1400, MS 23 (1961), pp. 194-204; id., Rhetoric and
Dialectic in “The Owl and the Nightingale”, in “Medieval Eloquence” ed. J. J. Murphy, Berkeley-Los
Angeles-London 1978, pp. 198-230, specialmente pp. 203 ss.; P. Michaud-Quantin, L’emploi des ter-
mes logica et dialectica au Moyen Âge, in “Arts libéraux et philosophie au Moyen Âge”, Montréal-Pa-
ris 1969, pp. 855-872; J. E. Seigel, Rhetoric and Philosophy in Renaissance Humanism, Princeton 1968,
pp. 183 ss. (per il XII secolo); Gerhard Otte, Dialektik und Jurisprudenz, Frankfurt a.M. 1971,
pp. 92 ss.; von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 246 ss. – Alcuni esempi dalle divisiones scien-
tiae tra XII e XIII sec.: Giovanni di Salisbury (Metal. I 10, II 3 etc.): Philosophia = 1. ethica, 2. phy-
sica, 3. logica (= a) ratio loquendi o grammatica, b) ratio disserendi o dialettica [aa) probabilis, bb) de-
monstrativa, cc) sophistica]). – Ugone di S. Victor (Didasc. VI 14, ed. Buttimer, pp. 130 ss.): philoso-
pia – 1. theorica, 2. practica, 3. mechanica, 4. logica propter eloquentiam ivnenta (= a) grammatica, b) ra-
tio disserendi [= aa) probabilis, bb) necessaria, cc) sophistica]). – Gilbertus Porretanus, Comment. in
Boethii lb. de Trinitate I 2 8 (ed. Häring, p. 80; PL 64, 1265 c): scientiae = 1. theoricae/speculativae (=
a) physicae, b) ethicae, c) logicae), 2. practicae/activae. – Guillelmo di Conches, Glosae supe Platonem (ed.
E. Jeauneau, p. 62): scientia = 1. eloquentia (a) grammtica, b) rhetorica, d) dialectica), 2. sapientia (= a)
practica b) theorica). – Radolfo di Longchamp, In Anticlaudianum Alani commentum (ed. J. Sulowski,
Wroclaw-Gdánsk 1972, pp. 38 ss., tavv. 11-12): scientiae = I. philosophia (= 1. theorica [= a) theolo-
gia, b) physica, c), mathematica], 2. practica); II. eloquentia (= a) grammatica, b) rhetorica, c) logica [= aa)
dialectica temptativa, bb) demonstrativa, cc) sophistica]); III. mechanica, IV. poesis (= a) historia, b) fabu-
la, c) comedia); V. ars magica.
27. Il 24, 68b-69a, interpr. Boethio, ed. L. Minio-Paluello (cit. n. 25), pp. 134 s.: Exemplum au-
tem est quando medio extremum inesse ostenditur per id quod est simile tertio […] Eodem autem modo et si per
plura similia fides fiat medii ad extremum. Manifestum igitur quoniam exemplum est neque ut pars ad totum
neque ut totum ad partem, sed ut pars ad partem, quando ambo quidem insunt sub eodem, evidens autem alte-
rum. Et differt inductione quoniam haec quidem ex omnibus individuis extremum ostendebat inesse medio et ad
extremum non copulabat syllogismum, hoc autem copulat et non ex omnibus ostendit. Aristot. Top. VIII 1-2,
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sulla retorica dell’EXEMPLUM nel medioevo 265

nel sillogismo o nell’induzione, la dimostrazione retorica è una forma ab-


breviata del sillogismo o dell’induzione, cioè un entimema o un paradig-
ma. Così come dal sillogismo otteniamo una conclusione abbreviata o l’en-
timema, omettendo una premessa, così la completa dimostrazione dell’in-
duzione diviene una induzione abbreviata o l’esempio, se saltiamo un pas-
saggio logico (e precisamente la generalizzazione o deduzione di regole da
un sufficiente numero di dati singoli). A differenza dell’innalzamento in-
duttivo di casi singoli (esaurientemente rappresentati) alla generalità, l’e-
sempio è una conclusione “dal singolo al singolo” con la tacita premessa di
una conclusione “dal signolo al tutto e di ritorno al singolo”.
Questa teoria viene illustrata con il seguente caso logico28: se è male che
gli Ateniesi muovano guerra contro i confinanti Tebani, è altrettanto male
che i Tebani attacchino i vicini Focesi. Il tertium implicito nella frase se-
gnifica: è male muovere guerra contro i vicini. Nel primo libro della “Re-
torica” viene esaminata la stessa cosa sotto l’aspetto dell’effetto persuasi-
vo29: l’esempio deve provenire dalla medesima unità, o meglio tematica
(genos) del caso in questione. Gli ascoltatori conoscono la conclusione del
paradigma. Per questo l’oratore può fare una conclusione quasi prognosti-
ca per il caso problematico in questione. Sa ad esempio che Pisistrato, dopo
aver ingaggiato una guardia del corpo, divenne un tiranno. Se ora anche
Dionisio pretende una guardia del corpo, per gli ascoltatori diviene credi-
bile che pure Dionisio miri alla tirannide.
La dottrina più specifica riguardante la tematica dell’esempio si trova nel
secondo libro della “Retorica”30: Aristotele suddivide qui il paradeigma,
quale concetto superiore in a) esempi di fatti esistenti, realmente avvenuti,
e b) esempi creati, inventati, non reali. Il criterio determinante è in questo

155a-156b, 157a; Rhet. II 20, 1303a; I 2, 1356a; Boeth., In topica Ciceronis, PL 64, col. 1050 per la
teoria dell’exemplum come induzione abbreviata (e dell’entimema come sillogismo abbreviato). Cfr.
Benoit (cit. n. 25), pp. 184 ss.; von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 188 ss.
28. Anal. pr. loc. cit. Questa definizione dell’exemplum si trova colla stessa illustrazione nel Catho-
licon di Giovanni Balbi (Mainz 1460 - repr. 1971 s.v. exemplum; cfr. Bremond-Le Goff-Schmitt (cit.
n. 1), p. 30 senza indicazione della provenienza aristotelica.
29. Rhet. I 2, 1356b, 1357b; l’esempio del tiranno anche in Julius Victor, Ars rhetorica, (Rhet.
lat. min. ed. Halms Vi 3), p. 399: Si custodes corporis Dionysio dederitis, idem faciet quod Pisistratus, qui
quum a suis civibus custodes corpori postulasset, tyrannidem occupavit. Hoc enim manifestum est de Pisistrato,
dubium autem erat de Dioysio.
30. Rhet. II 20, 1393a-b; Quint. V 11.1; cfr. McCall (cit. n. 20), pp. 24 ss., 187 ss.; Benoit (cit.
n. 25), pp. 189 ss.; Franz Dornseiff, Literarische Verwendungen des Beispiels, Vorträge der Biliothek
Warburg 4 (1924-1925), pp. 206-228.
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266 entre histoire et littérature

caso chiaramente la realtà degli oggetti di paragone. Il paradeigma real-


mente accaduto è il precedente conveniente, l’esempio storico. Si chiama
pure paradeigma, ma in senso più stretto. Il duplice significato, ampio e ri-
stretto di paradeigma, ripreso espressamente più tardi da Quintiliano anche
per l’exemplum latino equivalente, può essere spiegato con il fatto che l’e-
sempio storico nella retorica antica serviva da modello descritto per tutti gli
argomenti di paragone, e costituiva praticamente l’argomento di confronto
per antonomasiam. Aristotele illustra il vero paradeigma storico con Dario e
Xerse31, due sovrani persiani che attaccarono l’Europa solo dopo aver con-
quistato l’Egitto. Questi eventi permettono all’oratore di concludere che
anche l’attuale re di Persia, conquistato l’Egitto, si spingerebbe verso l’Eu-
ropa; per questo si dovrebbe ostacolare la sua conquista dell’Egitto.
La categoria degli esempi liberamente creati consiste nelle forme di ar-
gomentazione quali parabola e favola. La parabola così “come ne faceva uso
Socrate”, era più vicino all’esempio storico, in quanto una realtà storica
ipotetica, un “come se” oppure “cosa sarebbe se …”, è di aiuto alla proba-
zione. Aristotele riporta come chiarimento il famoso paragone platonico
del nocchiero, cioè l’ipotesi assurda secondo la quale è gettando la sorte che
si sceglie il nocchiero tra l’equipaggio della nave32. Il secondo esempio li-
beramente creato è il logos o la favola di animali di tipo esopico riportata
con successo in determinate situazioni storiche33. Il paradeigma storico, la
parabola e la favola si trovano uno di seguito all’altro in successione calan-
te riguardo alla forza persuasiva: Aristotele sottolinea che gli esempi stori-
ci sarebbero “più difficili da reperire” ma più probanti, quelli liberamente
creati più facilmente reperibili, ma meno probanti34. Soprattutto alla fa-
vola, che si presta per discorsi di fronte al popolo bramoso di storie, man-
ca, secondo le parole del Jauss35, “nonostante ogni evidenza estetica data
dal vivo”, “la superiore forza di ciò che è realmente accaduto”. Nonostan-
te la categoria della favola venisse poi presa in eredità da alcuni teorici suc-
cessivi secondo l’esempio di Aristotele nella teoria retorica dell’exemplum,

31. Rhet. II 20, 1393a-b.


32. Ibid., 1393b; cfr. Quint. V 112.3; McCall (cit. n. 20), p. 27; von Moos, Geschichte als Topik
(cit. n. 1), pp. 52 s.
33. Rhet. II 20, 1393b-1394a; cfr. von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1.), pp. 53 ss.
34. Rhet. II 20, 1394a.
35. H. R. Jauss, Negativität und Identifikation, in “Positionen der Negativität” = Poetik und
Hermeneutik VI, München 1975, p. 311: “ästhetische Evidenz des Anschaulichen …”, “höhere
Kraft des Faktischen”.
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sulla retorica dell’EXEMPLUM nel medioevo 267

nella prassi letteraria dell’antichità la favola non solo non ebbe valore qua-
le esempio, bensì, come sottolinea il Nøjgaard36, fu proprio il contrario ri-
spetto all’exemplum prettamente storico e non inventato. Anche le teorie
dell’exemplum medievali di tutte le arti del trivio si rifanno principalmen-
te ad esempi storici, o quasi storici, il che corrisponde a definizioni famo-
se di autori latini come Quintiliano37: … rei gestae aut ut gestae utilis ad per-
suadendum id quod intenderis commemoratio; oppure quella della Rhetorica ad
Herennium38: … Alicuius facti aut dicti praeteriti cum certi auctoris nomine pro-
positio. Per tradizione questo exemplum definito quale evento trascorso ri-
mase ben distinto dagli altri tipi di paragone, specie dal confronto natura-
le, la rei similitudo39. Una semplice testimonianza del XII secolo illustra
perfettamente quanto rimase radicato il carattere storico dell’exemplum nel
Medioevo: Petrus Comestor notò nella sua Historia scholastica40 che il rac-
conto di Gesù del ricco epulone e del mendico Lazzaro per correttezza non
dovrebbe essere chiamato parabola bensì exemplum, poiché Lazzaro è effetti-
vamente vissuto e la storia è realmente accaduta.
Il problema qui non può essere quello di rendere sicure le tracce stori-
co-teoriche dal punto di vista delle fonti filologiche, in quanto Aristotele
ha formulato gli aspetti antropologico-strutturali preponderanti in una
teoria dell’esempio valida per tutti i tempi, così come presuppone Chaim
Perelman nel suo capitolo sul “cas particulier”, che illustra in modo con-
vincente con testimonianze dei tempi antichi e dell’era moderna41. Qua-
lunque sia la presa di posizione di fronte alla tesi di una “retorica genera-
le” o addirittura di una “linguistica pragmatica” generale, sono evidenti i
parallelismi metodici, ad esempio tra gli esempi prognostici citati dalla
storia bellica greca e il ricorso medievale a casi precedenti e già definiti in
situazioni deliberative, e non hanno da essere illustrati in questa sede. La

36. M. Nøjgaard, La fable antique, København 1964, p. 82; cfr. Karl Alewell, Das rhetorische Pa-
radeigma, Theorie, Beispielsammlungen, Verwendung in der römischen Literatur der Kaiserzeit, (Diss. Kiel)
Leipzig 1913, pp. 18 ss.; Peter L. Schmidt, Politische Argumentation und moralischer Appell: Zur Hi-
storizität der antiken Fabel im frähkaiserzeitlichen Rom, Deutschunterricht 31-36 (1979), pp. 74-89,
pp. 77 s.; von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 55 ss.
37. Quint., V 11.6.
38. Rhet. Her. IV 49.62; per la fortuna di queste definizioni nel Medioevo cfr. von Moos, Ge-
schichte als Topik (cit. n. 1), pp. 48 ss., 157 ss.
39. Cfr. ibid., pp. 48 ss.
40. Petrus Comestor (Manducator), Hist. schol. 103 (PL 198) col. 1589-1590.
41. Ch. Perelman, L’empire rhétorique, Rhétorique et argumentation, Paris 1977, cap. IX, pp. 119-
126 (L’argumentation par l’exemple, l’illustration et le modèle). Per il problema di un’antropolo-
gia dell’exemplum cfr. von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 22-38.
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268 entre histoire et littérature

letteratura polemica sulla lotta per le investiture consiste in gran parte in


questi exempla, come hanno dimostrato ampiamente i lavori di Gerhard
Ladner, Ludwig Buisson, Jürgen Ziese et al.42. Non è comunque superfluo
accennare a questo fatto dato per scontato in quanto il concetto omiletico
di exemplum minaccia nel frattempo di trascendere gli angusti limiti del ge-
nere; occasionalmente è divenuto addirittura una specie di concetto chiave
in quella interpretazione del Medioevo in cui dominano i toni cupi: dog-
matismo, indottrinamento e controllo del pensiero. L’altro exemplum, ari-
stotelico e propriamente retorico, è invece un mezzo strategico di perspi-
cacia di pensiero e di parola. Nelle grandi controversie ideologiche del Me-
dioevo ha avuto un ruolo centrale, non esclusivamente propagandistico, ma
spesso anche problematizzante e critico43.
Uno dei trattati più completi del Medioevo riguardanti la dimostrazio-
ne con exempla si trova nella Rhetorica ecclesiastica, composta dopo il 1160 a
Hildesheim, un manuale di diritto processuale canonico (cioè un ordo iudi-
ciarius), la cui popolarità è testimoniata da due versificazioni successive
(per la memorizzazione). Questa opera risale al periodo di transizione tra la
vecchia giurisprudenza, pienamente integrata nella retorica del trivio, e la
nuova scienza del diritto dei glossatori e canonisti, divenuta una discipli-
na a sé stante dopo il XII secolo44.
In una spiegazione introduttiva dei concetti base del procedimento, la
Rhetorica ecclesiastica definisce come il suo vero oggetto la causa, con una re-
miniscenza della definizione di exemplum dalla Rhetorica ad Herennium qua-
le disceptatio de certo dicto vel facto certae personae45. La definizione dell’exem-
plum stesso offerta successivamente è la seguente46: Exemplum est dictum vel
factum alicuius vel aliquarum personarum introducto simile negotio … ut id de quo
agitur faciendum vel non faciendum astruatur. La causa è quindi il dubium, la
controversia; l’exemplum è il caso evidente riportato per il confronto prag-

42. Supra, n. 7, infra, n. 53.


43. Questo è la tesi principale del mio saggio Geschichte als Topik (cit. n. 1).
44. Rhetorica ecclesiastica, ed. L. Wahrmund, Quellen zur Geschichte des römischkanonischen Prozesses
im Mittelalter I 4, Innsbruck 1905, repr. Aalen 1962; versificazioni di Eilhard di Bremen, ed. L.
Wahrmund, ibid., I 5, 1906-1962, e di Altmann di St. Florian; cfr. Emil Ott, Die Rhetorica eccle-
siastica, SB Vienna 125 (1892) 8; Lang (cit. n. 7), p. 97 s.; Winfried Stelzer, Gelehrtes Recht in Öster-
reich. Von den Anfängen bis zum 14. Jahrhundert (Mitteilungen des Instituts für österreichische Ge-
schichtsforschung, Erg. Bd 26), , Vienna 1982, pp. 59, 192 ss.
45. Rhet. eccl., p. 3; cfr. Rhet. Her. IV 49.62 supra, n. 38. Per una definizione analoga della cau-
sa presso Radolfo di Longchamp cfr. Geschichte als Topik (cit. n. 1) n. 554.
46. Rhet. eccl., p. 39.
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sulla retorica dell’EXEMPLUM nel medioevo 269

matico, il certum retorico con cui, una volta eliminato il dubbio, la possi-
bilità di agire o di non agire viene dimostrata. Ambedue i concetti sono
doppiamente definiti secondo la formula tradizionale quali dicta e facta
cioè espressioni citabili e fatti narrabili47. Nella descrizione della causa vie-
ne presa in considerazione l’antica dottrina della chria o del dictum persona-
le. La chria è il giudizio generato da un contesto di eventi storici concreti,
che come ogni hypothesis finita (legata alle circostanze) può venir trasfor-
mata in “sentenza” atemporale, cioè in thesis infinita o generalmente vali-
da48. Questo, in lingua giuridica, significa: il giudice deve trasporre il dic-
tum personale del caso nel suo proprio dictum impersonale, nella regola, nel
giudizio con valore di legge, generalizzabile (detto anche sententia). A que-
sto scopo le due parti in causa gli forniscono “informazioni”; lo “informa-
no” avvalendosi di tre tipi di autorità: in ordine discendente I) con la leg-
ge (lex), II) con il diritto consuetudinario (consuetudo), III) con gli exempla49.
Da queste poche indicazioni emerge che l’exemplum giuridico-retorico
del Medioevo non si basa più solo su realtà storiche (come presso Aristote-
le), ma anche sull’autorità dei testi; su parole, non solo su fatti. Poiché
inoltre gli eventi storici non potevano essere concepiti staccati dal medium
della loro trasmissione, e fungevano anche come una specie di “testo”, si
può persino dire che gli exempla medievali sono decisamente più dicta che
facta. In ogni caso non rientrano nella sfera dell’empiria, bensì dell’erme-
neutica o della semiotica: indipendentemente dal fatto che si tratti di
enunciazioni o azioni, decreti o azioni giuridiche, apoftegmi o aneddoti,
sono in linea di massima leggibili, interpretabili, discutibili nel loro si-
gnificato. Sono soggetti al “conflit des interprétations”.

47. Cfr. von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 381 ss.
48. Cfr. ibid., pp. 161 ss.; Prisciani Praeexerc. (Rhet. lat. min., ed. C. Halm), p. 552; Jul. Rufin.
(ibid.), pp. 44 s.; Quint. I 9.33 ss.; VIII 5.3; Isid. Etym. 2.11.1-2; cfr. Lausberg (cit. n. 8) § 1118.
– Rhet. eccl., p. 3: Causa est origo vel seminarium totius actionis vel ratio, unde sententia nascitur. Est au-
tem sententia, ut dicit Isidorus, dictum impersonale ut: “veritas odium parit, obsequium amicos”. Impersonale
dicitur ad differentiam personalis, qui est crion.
49. Ibid., p. 6 s. Quoniam autem suum est iudicis, lectione et meditatione se instruere, nostrum autem est,
praeceptione eum erudire; tripliciter instruemus eum auctoritatibus, legibus, exemplis, praeterea ratione et con-
suetudine, de quibus postea suo loco dicetur. Quoniam autem inter heac lex dignitor est, de ipsa primitus agen-
do assignemus, quid sit lex … Nonostante l’ambiguità implicita di questa classificazione il testo se-
guente è chiaramente diviso: pp. 7-35 de legibus, pp. 35-38 de consuetudinibus, pp. 39-50 de exemplis.
Tuttavia a p. 32 si trova anche questa divisione: quatuor diximus esse necessaria iudici ad officum suum
peragendum: consuetudines, auctoritates, exempla, rationes. L’equivoco proviene dalla posizione del ter-
mine ratio accanto alle auctoritates, sebbene “la ragione” trascenda e diriga gli altri tre tipi di auto-
rità; cfr. infra, pp. 126.
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270 entre histoire et littérature

La Rhetorica ecclesiastica poi pone l’accento sul carattere relativo o sussi-


diario della consuetudo o dell’exemplum. Non sono proprio principi di valore
assoluto come la lex, ma auctoritates ausiliarie e sostitutive nel caso di lacu-
ne delle leggi o della teoria (infatti pro lege cum lex deficit)50. Questo corri-
sponde evidentemente alle regole del diritto giustinianeo per i giudici: le-
gibus, non exemplis iudicandum est51, ricorda comunque profondamente la
grande trasformazone cristiana del concetto dell’exemplum romano, come
era attuata dai padri della Chiesa nella loro critica agli exempla maiorum e
alla consuetudo del culto religioso degli avi52. Per questo la Rhetorica eccle-
siastica riporta sotto la voce consuetudo anche quella lunga serie di canones,
che sottopongono i valori tradizionalmente ritenuti sacri alla critica della
nuova ratio fidei. Questi testi costituiscono, come ci ha insegnato Gerhart
Ladner, una base centrale di legittimazione della riforma ecclesiastica gre-
goriana53. La loro principale manifestazione s’appoggia sulla massima di
Tertulliano, assunta a parola d’ordine da Gregorio VII54: “Cristo non ha
detto: ‘io sono l’abitudine’, bensì: ‘io sono la verità’”. Se lo sviluppo del-
l’exemplum romano (osservazione per inciso) nei confronti del paradeigma ar-
gomentativo della retorica greca ha portato ad una materializzazione per-
sonalistica, ad una monumentalizzazione conservativa e ad un irrigidi-
mento moralmente eroicizzante, l’exemplum cristiano, specialmente nel di-

50. Rhet. eccl. (cit. n. 44), p. 35; cfr. Graziano D 9. c 7, XII c. 6 secondo Isidoro, Etym. II 10.2.
51. Cod. Just. 7.14.13.
52. Cfr. von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1) §§ 24 ss., n. 210 ss.
53. Rhet. eccl. (cit. n. 44), pp. 10-36; Graziano D 8 c. 5-9; D 9 c. 6-7.11. Per il complesso del-
l’antitesi exemplum/consuetudo verso ratio/veritas/reformatio in melius cfr. Gerhart B. Landner, Erneue-
rung, in “Reallexikon für Antike und Christentum” 6 (1966) coll. 240-275; 266 s.; id., The Idea of
Reform, Cambridge Mass. 1959, pp. 298 ss., 319 ss., 403 ss.; id., Die mittelalterliche Reform-Idee und
ihr Verhältnis zur Idee der Renaissance, Mitteilungen des Instituts fur Österreichische Geschichtsfor-
sch. 60 (1952), pp. 31-59, 36 ss.; id., Terms and Ideas of Renewal, in “Renaissance and Renewal in
the Twelfth century” ed. R. L. Benson, G. Constable, Oxford 1982, pp. 1-33; L. Buisson, Potestas
(cit. n. 7), pp. 26 ss.; id., Entstehung des Kirchenrechts (cit. n. 7); Ziese (cit. ibid.), pp. 7 ss.; Glenn
Olsen, The Idea of the ‘Ecclesia primitiva’ in the Writings of the Twelfth Century Canonists, in: Traditio
25 (1969), pp. 61-86, 62, 78 ss.; S. Kuttner, The Revival of Jurisprudence, in: “Renaissance and Re-
newal” op. cit., pp. 299-323; B. Smalley, Ecclesiastical Attitude to Novelty c. 1100-c. 1250, in “Chur-
ch, Society, and Politics”, ed. D. Baker, Oxford 1975, pp. 113-131, 104 ss.; J. Gilchrist, The Re-
ception of Pope Gregory VII into Canon Law, Zeitschr. f. Rechtsgesch., Kan. Abt. 90 (1973), pp. 35-
82; 97 (1980), pp. 192-229.
54. Tert., De virginibus velandis I 1 (CC lat. 2), p. 1209: Sed Dominus noster Christus veritatem se, non
consuetudinem cognominavit. Cypr. Ep. 74.9 (CSEL 3), p. 806, Sententiae LXXIC episcoporum (ed. H.v.
Soden, Göttingen 1909), p. 262 s., n. 30 (conc. di Cartago 256): In evangelio Dominus: “Ego sum”, in-
quit, “veritas”, “non dixit”: “Ego sum consuetudo” = Aug., De baptismo III 5-6 (CSEL 51), p. 203 segui-
to da: Itaque veritate manifesta cedat consuetudo veritati. Per gli altri auctoritates del Decretum Gratiani
D 8 c. 5 nella Rhet. eccl. (cit. n. 44), pp. 10, 36 cfr. von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1) n. 211.
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sulla retorica dell’EXEMPLUM nel medioevo 271

ritto ecclesiastico, può essere considerato come ringiovanimento del proce-


dimento logico, come riabilitazione della forma di pensiero originaria.
Agostino che si è adoperato più di tutti i padri della Chiesa per la distru-
zione degli esempi di eroi pagani, ci ha lasciato la massima più famosa del-
la citata catena di canones (che non a caso è stata attribuita nell’era moder-
na a Lutero)55: “Noi non discutiamo su quanto è avvenuto, ma su quanto
deve avvenire. La ragione è infatti da preferire agli esempi”. Le cose da
compiere (facienda) sono per questo diventate una sfida alle cose compiute
(facta), contro la potenza degli esempi eroizzanti. Nonostante l’accento cri-
stiano sulla novità e la discontinuità, questa critica all’exemplum romano si
rivolge in definitiva solo alla sua fossilizzazione e “iconizzazione” conser-
vativa; infatti viene realmente riproposto proprio come effettivo argomen-
to. L’appellarsi ad un principio di decisione razionale nell’applicazione di
esempi, a ciò che Cicerone chiama iudicium, rientra perfettamente nell’es-
senza dell’antico esempio probativo56. Il Medioevo non aveva più motivi
di svalutare apologeticamente exempla pagani; tuttavia la strumentalizza-
zione critica dell’exemplum, la sua subordinazione argomentativa alla ratio
fidei nel pensiero agostiniano fecero sì che nella storia ecclesiastica la sua
propria tradizione venisse sempre rimessa in discussione.
La Rhetorica ecclesiastica offre al riguardo materiale illustrativo di notevo-
le interesse, cosa che potrebbe colpire in un comune testo scolastico di di-
sciplina retorica, ma che non contrasta affatto con il particolare modo di im-
piego: il trattato pone sin dall’inizio l’accento sugli aspetti formali, sugli
esercizi di tipo scolastico, sull’allenamento strategico della perspicacia degli
scolari. Non è un caso che proclami la sua propria utilitas quale formazione
dell’avvocato nell’arte di trovare risposte sottili ed azzeccate ad ogni pro-
blema, e di abilitare il giudice a decisioni rapide, logiche ed eleganti57.

55. Trost der Christen zu Halle (Weimarer Ausgabe 23), pp. 414 s.: “hat nicht gesagt: ich bin
Gewohnheit und Brauch, sondern: ich bin die Wahrheit … wenn die Wahrheit offenbar wird, soll
Gewohnheit weichen”. Questo è attribuito solamente a Lutero da Gerhard Funke, Gewohnheit, (Ar-
chiv. für Begriffsgeschichte III) Bonn 1958 - Göttingen 1961, pp. 187 s. e id., Gewohnheit, in “Hi-
stor. Wörterbuch der Philosophie” 3 (1974), pp. 597-616, p. 610. – Aug. Civ. I 22 (CC lat. 47),
pp. 24.26 ss.: Non modo quaerimus utrum sit factum, sed utrum fuerit faciendum. Sane quippe ratio exem-
plis anteponenda est, cui quidem et exempla concordant, sed illa, quae tanto digniora sunt imitatione quanto
excellentiora pietate (= Graziano D 9 c. 11). Per la tradizione di questa auctoritas cfr. von Moos, Ge-
schichte als Topik (cit. n. 1) n. 214.
56. Cfr. ibid., n. 215, 765, 856; Lausberg (cit. n. 8) §§ 424, 1153.
57. Rhet. eccl. (cit. n. 44), p. 2: Materia huius lectionis est ecclesiasticae censurae disceptatio. Utilis eius
canonum cognitio, in ecclesiasticis negotiis circumspecta discretio, […] propositis quaestionibus subtilis et acu-
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272 entre histoire et littérature

L’opera riporta questo caso illustrativo per l’esempio58: la legge prescri-


ve che fino a che il vescovo è in vita il successore non debba venir nomi-
nato. Tuttavia Agostino salì alla sede episcopale di Ippona mentre il suo
predecessore Valerio era ancora in vita. Questo exemplum viene fatto armo-
nizzare con la legge in base a questo ragionamento: Agostino non sarebbe
“succeduto”, ma sarebbe stato “aggiunto” come aiuto (non successit, sed in
adiutorium accessit). L’exemplum quindi serve a formulare e a definire in modo
corretto un caso specifico, non compreso o forse non previsto dalle regole,
e a completare la legge in simili casi, quindi a precisarla in modo vinco-
lante. Si potrebbe avere l’impressione che l’exemplum sia caratterizzato nel
contenuto come auctoritas corrispondente al caso, e che disponendo di una
profonda conoscenza della storia ecclesiastica non si abbia che da trovarlo
e applicarlo, mentre molte ulteriori illustrazioni, che servono solo alla con-
futazione degli esempi (obiectio exemplorum), dimostrano che l’arte del coor-
dinamento di autorità esistenti, ma ambigue nei confronti di determinati
aspetti del caso, costituisce l’obiettivo di studio metodico centrale. Quan-
to affermato da Peter Weimar sulla logica giuridica del Medioevo in gene-
re riguarda in modo specifico gli exempla, e cioè che non era l’autorità di
un qualche testo di per se stesso ad essere in grado di risolvere un proble-
ma, di decidere un caso, bensì solo la convincente delimitazione ad hoc del-
la sua validità59. Questa delimitazione approvata dell’ambito di validità ha
comunque le sue proprie regole di persuasione, la sua topica formale. La
Rhetorica ecclesiastica annovera, secondo lo schema della dottrina retorica de-
gli status, i seguenti punti di vista da prendere in considerazione nella cri-
tica agli exempla60: I) tempus, anacronismo nel paragone storico degli esem-
pi61; II) causa, situazione storica o contestualità non paragonabili62; III) vo-

ta responsio, omnium controversiarum facilis et rationabilis terminatio. Intentio eius est, instruere personas in
iudicio constituendas, partim secundum normam canonum, partim secundum artificiosam doctrinam rhetorum.
58. Ibid., p. 39 (di seguito alla definizione citata supra, p. 124).
59. Peter Weimar, Argumenta brocardica, in “Collectanea S. Kuttner IV” (Studia Gratiana 14,
1967), pp. 89-124, pp. 117 s.; cfr. anche infra, n. 77.
60. Rhet. eccl. (cit. n. 44), p. 40: Amodo superest ostendere, quae et quot sint, quibus in exemplorum obiec-
tione possimus respondere. Sunt autem: tempus, causa, voluntas, personarum diversa qualitas, prophetiae com-
pletio (in examinatione) exemplorum, circumspecta interpretatio privilegiorum […] exemplorum contra exem-
pla inductio. Haec omnia in exemplo introducto debemus attendere et exemplum secundum hoc examinare. Per
la teoria degli status cfr. von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 273 ss., 423 ss.; Lang (cit.
n. 7), pp. 74 ss.; Johannes Gründel, Die Lehre von den Umständen der menschlichen Handlung im Mit-
telalter (Beitr. z. Gesch. der Philos. u. Theol. des Mittelalters 39.5), Münster 1963, pp. 16 ss.
61. Rhet. eccl. (cit. n. 44), pp. 40 s.: obiectio ex tempore.
62. Ibid., p. 41.
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sulla retorica dell’EXEMPLUM nel medioevo 273

luntas, divergenza d’intenzione con uguale azione63; IV) differentia persona-


rum, differenza determinante di classe (secondo il principio quod licet Iovi
non licet bovi)64; V) completio prophetiarum, valore posizionale differenziato di
un parallelismo storico in base alla storia della salvezza profetizzata e rea-
lizzantesi gradualmente65; VI) interpretatio privilegiorum, eccezioni non ge-
neralizzabili o “permessi speciali”66; VII) exemplorum contra exempla inductio,
ricorso ad esempi contrari67.
Regole di confutazione esistevano già nell’antica retorica dell’exemplum,
ed erano soprattutto dirette contro l’uso improprio o contro la stravaganza
inaccettabile di esempi, consigliando altrettanti exempla contraria68. Co-
munque una sistemazione così esauriente con materiale di esercitazione
così ricco, come la Rhetorica ecclesiastica e altri testi affini, è possibile solo a
partire dall’XI secolo, al più tardi dal Sic et non di Abelardo, risultante dal-
la combinazione delle exercitationes metodiche retorico-dialettiche del tra-
dizionale trivio con procedure di esegesi biblica dei Padri69. La nuova me-
todica comunque non è qui di aiuto alla soluzione ermeneutica dei pro-
blemi e per la concordantia discordantium canonum, ma alla formazione com-
battiva per la versatilità oratoria.
Prendo alcuni esempi a scelta: contro gli exempla dei patriarchi Abramo,
Giobbe, Davide a favore della poligamia, insorge la confutazione ex tempo-
re70: quanto era lecito prima del Vangelo, viene vietato sotto la piena dot-
trina di Cristo. Un esempio meno convenzionale illumina la responsio ex cau-
sa: ad un astuto avvocato che volesse difendere un ladro utilizzando l’exem-
plum del furto di oggetti preziosi egiziani commesso dagli ebrei, si potreb-
be ribattere che il fatto narrato nella Bibbia sarebbe avvenuto per altri mo-

63. Ibid., p. 42.


64. Ibid., pp. 42 s.
65. Ibid., pp. 43 s.
66. Ibid., p. 46.
67. Ibid., pp. 48-50.
68. Cfr. von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1) n. 654; Honstetter (cit. n. 7), pp. 191 ss.; Mc-
Call (cit. n. 20), p. 181; J. Martin, Antike Rhetorik, (Handbuch der Altertumswiss. II 3), München
1974, p. 119; per es. Ps-Aristotele (Anaximenes), Rhet. ad Alexandrum, 1403a; Quint. V 1.23-24.
69. Cfr. von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 238-285 (Verba auctorum und das neue
“Denken in Alternativen”) con un’analisi del prologo al Sic et non di Abelardo.
70. Rhet. eccl. (cit. n. 44), pp. 40 s.: Contra haec sic ratione temporis respondere poterimus quod videli-
cet, antequam Evangelium claresceret, multa permittebantur, quae tempore perfectioris doctrinae eliminantur.
Per questo argomento dell’anacronismo cfr. Lang (cit. n. 7), pp. 77 ss.; Gründel (cit. n. 60),
pp. 16 ss.; von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1) n. 486, 636, 654, 858; A. Borst, Geschichte an
mittelalterlichen Universitäten, Konstanz 1969, pp. 12 s., 21 ss.
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274 entre histoire et littérature

tivi, e cioè solo perché i cristiani – secondo l’allegoria ufficiale della spolia-
tio Aegyptiorum – possano servirsi di opere letterarie profane per scopi reli-
giosi71. Qui si può vedere come il sensus spiritualis (il bottino degli ebrei,
quale permesso di lettura delle opere poetiche) sia divenuto così usuale, es-
sendo stato facile allontanare il significato letterale, “storico”, a noi così evi-
dente. L’evento storico, che giustifica l’exemplum da Aristotele in poi, non è
avvenuto obiettivamente per se stesso, bensì “avvenne” come evento prov-
videnziale, quale auctoritas “per noi”, allo scopo di una particolare interpre-
tazione, la quale peraltro può suscitare una controversia ermeneutica72.
L’argomento della completio prophetiarum viene illustrato da questo esem-
pio73: Gesù non ha imposto a nessuno la fede; quindi missioni forzate non
sono leggittime. Contro questa riflessione (apparentemente eretica agli oc-
chi dell’autore della nostra Rhetorica) si raccomanda la refutatio seguente:
solo dopo l’imperatore Costantino si sarebbero “adempiute” le parole del
salmo 71.11 “e tutti i popoli lo adoreranno”; la fondazione della Chiesa di
stato avrebbe quindi costituito il diritto quasi tipologico della storia della
salvezza.
Un impiego pratico di più regole di confutazione ci è dato nella Rheto-
rica ecclesiastica a proposito dell’“idoneità” o qualifica dei giudici: per la tesi
che un criminale non può essere giudice, troviamo l’esempio di Gesù con
il dictum davanti all’adultera: “chi è senza colpa scagli la prima pietra!”. Sed
obicitur; i seguenti exempla contraria sarebbero da tener presenti: Saul avreb-
be giudicato il popolo nonostante il suo misfatto, Davide nonostante il suo

71. Rhet. eccl. (cit. n. 44), p. 41: Item si probetur rapinam licere exercere exemplo Israelitarum, qui a vi-
cinis Aegyptiis accomodatis sibi preciosis eorum abierunt. Hoc enim ad hoc illis fuit permissum, ut aliud in ec-
clesia significaret agendum, paginas videlicet philosophorum quasi quasdam domo Aegyptiorum spoliandas
exemplis et sententiis ibi quaestis et quodam ornatu verborum illius paginae quasi spoliis quibusdam deo con-
struendum tabernaculum, ut ipse apostolus et Augustinus et Hieronyumus fecerunt. Causa vero alia est signi-
ficationis, alia infirmitatis. – Per la traduzione del motivo degli spolia Aegyptiorum cfr. Chr. Gnilka,
Usus iustus, Ein Grundbegriff der Kirchenväter im Umgang mit der antiken Kultur, Archiv für Begriff-
sgeschichte 24 (1980), pp. 34-76, 71 ss.; H. de Lubac, Exégèse médiévale, Les quatre sens de l’Ecriture,
I, Paris 1959, pp. 300 ss. (sopratutto secondo Aug. Doctr. christ. II 40.60).
72. Cfr. von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), p. 539.
73. Rhet. eccl. (cit. n. 44), pp. 43 s.: si contendat hereticus, neminem invitum esse ad fidem trahendum,
[…] quod nec in evangelicis scriptis nec in apostolicis reperiatur exemplum, quo demonstretur aliquem ad fi-
dem coactum esse, possumus respondere, quod nondum impleta erat, quae propheta dicit: adorabunt eum omnes
reges terrae et timebunt gentes nomen tuum et omnes reges terrae gloriam tuam. Qua completa ius maioris pote-
statis ecclesiae permissum est quam prius […] Obicientibus ergo, quod in evangelio nemo invitus legitur ad fi-
dem conversus, expletionem prophetiae obicere possumus. Tempore Christi et evangelistarum paedicta prohetia
nondum erat impleta, sed postquam Constantinus et alii imperatores fidem Christi susceperant […] exinde om-
nes gentes quamvis nolentes ad fidem Christi erant trahendae et cogendae exemplo Christi, qui Paulum […]
potestate prostravit […].
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sulla retorica dell’EXEMPLUM nel medioevo 275

adulterio e tradimento, Salomone nonostante il suo culto idolatrico. In op-


posizione viene di nuovo proposta una obiectio exemplorum: 1) talis populus,
talis propheta; Israele peccatore si sarebbe meritato giudici peccatori (cioè ex
causa diversa); 2) gli esempi testimoniano quello che poteva accadere, non
quello che sarebbe dovuto accadere (ad es. ex tempore o ex privilegio) etc.74.
Queste sottigliezze biblioesegetiche fanno certamente parte in genere
dello stile clericale nella disputa colta, e della letteratura didattica del Me-
dioevo. Si pensi a Gerolamo, l’autore modello di scritti polemici imitati in
continuazione. I suoi Libri adversus Jovinianum sono un’abile confutazione
degli exempla dell’avversario favorevole al matrimonio, con sottili e sor-
prendenti reinterpretazioni allegoriche o letterali nel senso della propria
avversione al matrimonio, ad esempio seguendo questo modello75: Heno-
ch fu elevato non perché, bensì nonostante fosse sposato, esclusivamente
per la sua devozione; Isacco era sposato, ma solo come typus Christi e della
Chiesa; allo stesso modo le mogli di Giacobbe sono esclusivamente allego-
rie per Sinagoga e Chiesa; Davide e Salomone erano sposati più volte, per-
ché erano peccatori anche per il resto; tuttavia vediamo un netto progres-
so dal Vecchio al Nuovo Testamento: là il comandamento della fertilità
dalla Genesi, qui il comandamento della verginità; Zaccaria e Elisabetta
erano sposati perché non facevano ancora parte del Nuovo Testamento etc.,
etc. Quello che la Rhetorica ecclesiastica prepara in modo rudimentale per la
scuola lo vediamo qui in tutta la perfezione. Il principio metodico consi-
ste sempre in un cambiamento di dimensione semantica estraniante, una
sorprendente interpretazione diversa, a proprio favore, del senso dato dal-
l’avversario. Non solo le autorità degli exempla ma anche i criteri di inter-
pretazione vengono mutati a seconda della necessità. Se l’avversario si ser-
ve di exempla per provare la diffusione o l’accettazione generale di un feno-
meno, essi verranno respinti quali basse testimonianze del diffondersi di
malcostumi, della consuetudo lontana da ogni ratio. Esempi rari, ecceziona-
li vengono invece svalutati quali non rappresentativi, poiché poco diffusi.
Questo all’estremo va fino all’argumentum e silentio specifico: “Nulla leggo in
merito …, non trovo alcun esempio …” (si intende: nella Bibbia o nella let-

74. Ibid., p. 4: Ad hoc breviter respondere possumus: talis populus talem meretur prophetam et propter pec-
cata populi permittit deus ypocritam regnare. Vel quod his exemplis non ostenditur, quid fieri licuerit, sed quid
in vindictam excessuum illius populi dominus fieri permiserit.
75. Hieronymus, Lb. adv. Iovinian. I 17 ss. (PL 23) col. 247 ss.; cfr. Ilona Opelt, Hieronymus
Streitschriften, Heidelberg 1973, pp. 43 ss., 191.
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276 entre histoire et littérature

teratura canonica delle auctoritates). Un exemplum viene riportato oppure


confutato in senso letterale, un altro in senso figurato. I propri exempla ge-
neralmente seguono il metodo opposto al procedimento semantico dell’av-
versario, cosiché non ci si incontra mai sullo stesso livello di significato. In-
fatti l’exemplum non viene mai riportato per un qualche contenuto insito
nello stesso e chiaramente non ambiguo, e men che meno per pura infor-
mazione storica, bensì sempre in modo funzionale e circostanziato, quale
prova comprensibile solo dalle sue connotazioni. Si trova al di là del bene e
del male; solo l’obiettivo probante che persegue lo rende degno di valore76.
Questa utilizzazione degli exempla aveva un significato non solo letterario
e erudito, ma indubbiamente anche pratico e politico. Proprio perché il pas-
sato non aveva nessun valore come tale, ma solo come exemplum simbolico, e
perché d’altronde la maggior parte delle argomentazioni venivano condotte
con testimonianze del passato, la conseguenza non era paradossalmente un
qualche tradizionalismo, ma una libertà di interpretazione quasi giocoso-
aleatoria nei confronti della tradizione rigida e vincolante. La fede nell’au-
torità generò da se stessa per così dire l’antidoto: l’immunità ermeneutica e
retorica contro il puro e semplice argumentum ex auctoritate. Questo è il sen-
so profondo di una nota di Alano di Lilla divenuta una specie di definizio-
ne della cultura intellettuale del XII secolo77: Sed quia auctoritas cereum habet
nasum, id est in diversum potest flecti sensum, rationibus roborandum est.

76. Cfr. von Moos, Geschichte als Topik (cit. n. 1), pp. 328 ss. per una refutatio exemplorum molto
virtuosa di Giovanni di Salisbury.
77. Alan., De fide catholica IV (Pl 210) col. 333A; cfr. Wolfgang Kluxen, Der Begriff der Wissen-
schaft, in “Die Renaissance der Wissenschaften im 12. Jh.” ed. P. Weimar, Zurigo 1981, pp. 273-
293.
06-exemplprecheur 9-09-2005 10:33 Pagina 277

6. L’EXEMPLUM ET LES EXEMPLA DES PRÊCHEURS*

En comparant l’utilisation de l’exemplum dans la littérature latine cléri-


cale du Moyen Âge avec la matière narrative que les prédicateurs à partir
du XIIIe s. ont effectivement insérée dans les sermons adressés au “peuple”,
j’ai dû rejeter l’idée d’une différence essentielle entre ces deux formes d’ar-
gumentation.
Au lieu de souligner l’opposition entre deux sortes et deux niveaux
d’exemplum, j’aimerais plutôt montrer leur fond anthropologique com-
mun, tout en différenciant ultérieurement les formes particulières prises au
cours de l’histoire, en fonction du contexte rhétorique, du niveau d’éduca-
tion du public, des sources littéraires et orales, des types d’argumentation,
etc... Il me semble aujourd’hui que les recherches sur l’exemplum, les
miennes incluses, ont trop perdu de vue la forêt à force de vouloir distin-
guer les arbres. J’ai donc remplacé mon titre: “Exempla des prêcheurs, exem-
pla des intellectuels” par: “L’exemplum et les exempla des prêcheurs”, afin de
differencier non plus deux genres, mais le genre et un de ses sous-genres1.
On a sans doute le droit d’isoler les exempla des prédicateurs de la gran-
de famille de l’exemplum, et d’en décrire la spécificité, à condition de re-
connaître les limites de ce procédé artificiel. Soit à cause des hasards de la
tradition manuscrite, soit pour des raisons immanentes au procédé lui-

* Les exempla médiévaux: Nouvelles perspectives, éd. Jacques Berlioz - Anne Marie Polo de Beau-
lieu (Colloque de Saint-Cloud, 27-28 septembre 1994), Paris, Champion 1998, pp. 67-83.
1. En m’invitant au colloque J. Berlioz m’a demandé de “reprendre en français” la conférence
que j’avais faite en 1985 à Trieste, lors du congrès Retorica e poetica tra i secoli XII e XIV et dans la-
quelle, après le mémorable discours d’inauguration de Jacques Le Goff sur “L’exemplum et la rhéto-
rique de la prédication aux XIIIe et XIVe siècles” (pp. 3-29), j’avais à mon tour parlé “Sulla retori-
ca dell’exemplum nel Medioevo” (cf. supra, p. 257-276). Or, tandis que la recherche spécialisée sur
l’exemplum avançait constamment, et en particulier à Paris, dans l’équipe de l’EHESS, mes propres
recherches m’ont, pendant presque dix ans, dirigé vers de tout autres champs de travail, si bien
qu’en m’occupant à nouveau de ce sujet, j’ai dû reconsidérer mes positions et non pas seulement me
contenter de présenter les thèses soutenues à cette occasion et qui ont servi de base à mon livre sur
les histoires exemplaires chez Jean de Salisbury: Geschichte als Topik (bibliogr. N° 26 = GT).
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278 entre histoire et littérature

même, nous possédons bien plus d’exemples recueillis dans des collections
que d’exempla réellement employés dans des sermons. Est-ce que l’offre dé-
passait la demande? Quels étaient les vrais besoins des prédicateurs, que les
collectionneurs d’exempla imaginaient sans doute en quête permanente
d’historiettes?
Si des prédications comme celles de Jacques de Vitry ou de Bernardin
de Siène abondent en anecdotes, un grand nombre de sermons célèbres,
même postérieurs au XIIIe s., pour ne pas parler des sermons d’évêques de
l’époque précédante, en sont dépourvus, soit parce que leurs auteurs ne s’en
sont effectivement pas servi, soit parce que, dans la reportatio, on a omis de
les transcrire. Jacques de Vitry dit en effet que les exempla ne plaisent que
dans le vif d’un sermon prononcé, mais ennuient dans la forme écrite. S’il
les transcrit néanmoins dans sa collection de sermons, c’est uniquement
pour aider d’autres prédicateurs à trouver la materia2.
Le problème des Artes praedicandi est du même ordre: pourquoi ces ma-
nuels définissant les lois d’une rhétorique autonome et extrêmement raffi-
née du sermon médiéval, prêtent-ils si peu d’attention à l’insertion d’exem-
pla narratifs? Ils traitent abondamment de l’organisation logique des par-
ties du discours et des moyens topiques de la dilatatio materiae, surtout par
des procédés allégoriques. Seuls quelques-uns notent la possibilité de ré-
veiller un public endormi par des histoires plaisantes et inédites, tout en
avertissant contre l’abus de ces disgressions qui doivent rester un simple
condiment3. Y avait-il donc un usage non-officiel ou même sauvage des
exempla dans la pratique de l’évangélisation des masses incultes? Plusieurs
diatribes contemporaines, et la plus célèbre, celle de Dante contre le bavar-
dage divertissant des frères prêcheurs4, pourraient le laisser penser. Quoi
qu’il en soit, l’utilisation réelle de ce moyen de persuasion dans les sermons
est du plus haut intérêt pour les spécialistes de l’exemplum homilétique,
même si cette question doit peut-être rester en grande partie sans réponse.
Par ailleurs, si l’on se penche non plus sur la prédication, mais sur les
exempla eux-mêmes tels qu’ils nous ont étés transmis par les recueils desti-

2. The exempla... éd. Th. F. Crane, London 1890, p. XLIII: Illud insuper in huiusmodi....vulgaribus
exemplis adtendendum est, quod non possunt ita exprimi scripto, sicut gestu et verbo atque pronuntiandi
modo....Aliquando quidem cum audiuntur, placent; cum scripta leguntur, non delectant. Expedit tamen ut scri-
bantur, ut habeant materiam hiis quibus Deus dat gratiam auditores incitandi ex modo pronunciandi.
3. Cf. P. von Moos, Das argumentative Exemplum und die ‘wächserne Nase’ der Autorität, dans Exem-
plum et similitudo, éd. W. J. Aerts - M. Gosman, Groningen 1988, pp. 55-84, surtout pp. 57-58;
GT, pp. 199-201.
4. Cf. GT, pp. 131 sq.
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l’EXEMPLUM et les EXEMPLA des prêcheurs 279

nés aux prédicateurs, et que l’on analyse leur contenu ou leur structure nar-
rative, abstraction faite de leur utilisation pratique, une autre difficulté ap-
paraît. Grâce à la recherche la plus poussée en ce domaine, celle des folk-
loristes, qui s’intéresse à l’origine et à la migration des motifs dits “popu-
laires”, on sait bien que le sermon n’est pas le seul médium d’exempla et
qu’ils sont répandus dans tous les genres didactiques et narratifs, tels que
les “miroirs de princes” et les “miroirs de dames”, ou des œuvres de pur di-
vertissement, depuis les fabliaux jusqu’aux nugae curialium et otia imperia-
lia. On connaît l’interdépendance multiple de ces genres. De plus, l’in-
fluence du répertoire d’exempla antiques (ceux par ex. réunis dans les Dicta
et facta memorabilia de Valère Maxime) sur les récits des Frères Mendiants
est bien connue, ce qui rapproche ces derniers, nettement plus qu’on ne l’a
pensé autrefois, de la tradition classique et de la méthode rhétorique pré-
valante dans la soi-disant “haute littérature” des clercs5.
Par conséquent, les spécialistes des exempla homilétiques, ayant dépassé
l’engouement ancien pour la seule classification des motifs et le procédé
narratif du conte, admettent tous aujourd’hui, si je ne me trompe, que le
critère décisif pour distinguer divers genres d’exempla est leur fonction rhé-
torique déterminée par un objectif et un contexte précis. C’est le sens pri-
mordial et incontestable de la célèbre définition de l’exemplum des prédica-
teurs, proposée par J. Le Goff6: ... “un récit bref donné comme véridique
et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour
convaincre un auditoire par une leçon salutaire”. On a discuté plusieurs as-
pects de cette formule, trop large pour les uns, trop étroite pour les autres,
mais personne ne peut contester que ce qui différencie l’exemplum homilé-
tique d’une historiette quelconque est sa soumission à un argument de na-
ture religieuse, à “une leçon salutaire”. Il n’est jamais un récit autonome
ayant une vie indépendante du contexte dans lequel il est employé, mais
un récit essentiellement subordonné à sa fonction édifiante, qui exige briè-
veté et concentration sur le minimum nécessaire à la trame7. Il est bref par-
ce qu’il est un élément accessoire à l’intention édifiante du sermon, de
même que la forme narrative est secondaire par rapport à la substance de

5. Ibid., pp. 134-143.


6. L’exemplum, éd. C. Bremond - J. Le Goff - J.-Cl. Schmitt, (Typologie des sources du Moyen
Âge occidental 40) Turnhout 1982, pp. 37 sq.
7. Ceci ressort encore plus clairement de la contribution de J. Le Goff au Congrès de Trieste ci-
tée dans la n. 1.
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280 entre histoire et littérature

l’exemplum: son contenu8. Il est avant tout une pièce justificative d’un ar-
gument ou “d’une vérité”. Il n’est surtout pas un genre littéraire, mais une
méthode argumentative, un procédé de persuasion, même si les recueils
d’exempla constituent un genre littéraire ou plutôt un sous-genre du vaste
registre de la littérature encyclopédique9.
Or, puisque le même contenu narratif d’un exemplum peut réapparaître
dans d’autres genres que le sermon, y servir d’autres arguments que la “le-
çon salutaire” ou être raconté pour le seul plaisir littéraire, il est évident que
la différence spécifique de l’exemplum est son intentionnalité. En élargissant
légèrement la définition citée, nous arrivons à une conception anthropolo-
gique qui englobe les exempla de tous les temps et de toutes les argumenta-
tions possibles, et dont la plupart des théoriciens de la rhétorique, d’Aris-
tote à Chaim Perelman, sont partis: L’exemplum est un événement passé, rap-
pelé ou mentionné dans un discours, pour convaincre de l’objectif à at-
teindre10. C’est ainsi que je fais une sorte de “concordance des autorités dis-
cordantes”, rapprochant la définition de Le Goff, valable pour l’exemplum
homilétique, de celle de Quintilien, valable pour l’exemplum tout court11: rei
gestae aut ut gestae utilis ad persuadendum id quod intenderis commemoratio.
La simplicité abstraite de cette formule pourrait déconcerter l’historien,
habitué plutôt à classifier le réel qu’á définir des “universaux”. Mais l’avan-
tage et le désavantage de toute définition est d’être assez large pour cou-
vrir toutes les possibilités et trop imprécise pour décrire les particularités.
En descendant de la hauteur de l’abstraction, nous allons bientôt examiner
certains détails secondaires de cette définition.
Permettez-moi d’abord de jeter un regard sur quelques définitions que
le Moyen Âge lui-même, qui ignorait celle de Quintilien, a donné de
l’exemplum, ou plutôt, car il y en a peu d’explicites, de les déduire de l’usa-
ge du terme. Je passe à contre-cœur sur la plus célèbre, celle de la Rhetori-
ca ad Herennium, largement répandue et répétée sans cesse dans tous les ma-
nuels de rhétorique, mais considérée par certains médiévistes comme sus-
pecte d’être une pièce de “l’antiquité mal comprise” (pour m’exprimer
comme Curtius), transmise par de pures théoriciens et sans impact pra-

8. Cf. l’article très instructif à cet égard de Th. R. Jackson: Die Kürze des Exemplums. Am Beispiel
der ‘Elsässischen Predigten’, dans Kleinere Erzählformen im Mittelalter, éd. K. Grubmüller et al., Pader-
born 1988, pp. 213-223.
9. Cf. GT, pp. 44-48.
10. Ibid., pp. 39-80.
11. Inst. or. V 11, 6; cf. GT, pp. 48-57.
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l’EXEMPLUM et les EXEMPLA des prêcheurs 281

tique sur la conception des prédicateurs12: alicuius facti aut dicti praeteriti
cum certi auctoris nomine propositio. Cette définition est pourtant pres-
qu’identique à celle de Quintilien et parfaitement applicable à une grande
partie des exempla homilétiques, pourvu que l’on s’entende sur le sens de
“l’auteur certain” qu’il faut “nommer”, ce qui peut se traduire soit par “ce-
lui qui a fait ou dit quelque chose”, soit par “celui qui en témoigne”. Mais
je ne m’y arrêterai pas, ayant déjà assez, trop peut-être, fait l’exégèse de
cette vénérable formule.
Le mot exemplum se rencontre souvent, bien sûr, dans les recueils d’exem-
pla, ce qui a conduit l’abbé Welter, grand pionnier de ce champ de re-
cherche, à s’en servir le premier, en 1927, en lui conférant le sens d’un gen-
re littéraire particulier de “récit bref”. En intitulant son livre “L’Exem-
plum”, il a légué ce sens à des générations de médiévistes, alors que Lecoy
de la Marche, en 1877, utilisait encore dans le titre de son édition partiel-
le du recueil d’Etienne de Bourbon la formule beaucoup plus prudente
“Anecdotes historiques, légendes et apologues”.
Or, est-il sûr que le mot exemplum ait désigné l’anecdote elle-même et
non la leçon exemplaire incarnée par le héros, le saint ou le pécheur dont
il raconte une histoire? Dans la plupart des cas que je connais, l’emploi
reste équivoque et autorise les deux interprétations. Il ne permet pas de
dissocier la forme du contenu, l’historia de la res gesta. Mais il y des cas li-
mites et même des exceptions: Humbert de Romans13 cite comme exem-
plum la fameuse anecdote de Bède, qui met en scène un évêque cultivé,
échouant, malgré la “subtilité” de sa prédication, à convertir au christia-
nisme les Écossais têtus, tandis qu’un prêcheur moins érudit, plus simple,
y parvient grâce à exemplis et parabolis. Humbert ajoute que St. Augustin
a plus été touché ad exemplum mire conversionis Antonii heremite que par les
brillants sermons publics de St.Ambroise. Il se réfère au fameux épisode
des Confessions, dans lequel Ponticianus, au cours d’une conversation pri-
vée, raconte à Augustin la vie de St. Antoine14. Dans ce passage, les exem-
pla associés aux paraboles sont à la fois des moyens d’expression et des mo-
dèles humains. Ailleurs, Humbert réunit clairement les deux sens en di-
sant qu’un prédicateur avait exemplo Gregorii (en prenant modèle sur Gré-

12. Rhet. Her. IV 49, 62; cf. GT, pp. 57-69, 158-161.
13. Liber de abundantia exemplorum, cité d’après J.-Th. Welter, L’Exemplum...., Paris-Toulouse
1927, p. 72; cf. GT, p. 46.
14. Conf. VIII 6-7; cf. GT, pp. 97-104.
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282 entre histoire et littérature

goire) inséré dans son sermon unum vel duo exempla (donc des récits
d’exemples)15. Dans la préface au recueil d’exempla intitulé Alphabetum
narrationum on peut lire16: Antiquorum patrum exemplo didici nonnullos ad
virtutes fuisse inductos narrationibus aedificatoriis et exemplis, ce qui semble
distinguer les “narrations édifiantes” des exempla au sens propre
d’exemples vivants, de modèles. Il est en général difficile de trouver dans
de telles éloges de l’exemplum autre chose que la comparaison de l’exemple
existentiel, vu de près ou communiqué par un récit dans le style du sermo
humilis, à la pure parole discursive, non métaphorique, et dépourvue
d’images concrètes. Ce n’est d’ailleurs qu’une forme christianisée du topos
ancien prônant la supériorité des exempla sur les verba ou praecepta, c’est à
dire de la pratique sur la théorie17.
Un autre emploi du mot exemplum, particulièrement répandu dans les
artes praedicandi, fait partie de la triade d’origine théologique et juridique:
auctoritas, ratio, exemplum18. Il ne s’applique pas à des récits insérés dans un
sermon, mais au domaine beaucoup plus large de la sémantique spirituel-
le: aux analogies ou similitudines qui servent, à côté des “autorités” (le plus
souvent bibliques) et des “raisons” ou commentaires, à structurer et “am-
plifier” le sermon19. Robert de Basevorn recommande au prédicateur de
développer le sujet de l’orgueil per exemplum20, et ceci à quatre niveaux: 1.
exemplum in natura: une branche trop saillante est arrachée par le vent, 2.
exemplum in arte: une tour construite d’une façon trop élégante tombe du
toit, 3. exemplum in figura: la fable biblique de Jotam, celle des arbres de la
forêt échouant à élire un roi, parce qu’aucun d’entre eux ne voulait s’élever
au-dessus des autres, 4. exemplum in historia: dans le livre de Daniel, le rêve
de Nabuchodonosor annonçant sa chute prochaine. Dans tous ces cas
l’exemplum est la représentation symbolique de l’invisible, procédé séman-
tique, non rhétorique. Toutefois on peut relever la distinction entre les “si-
gnifiants” naturels et historiques.

15. Loc. cit., Welter, p. 175.


16. Cité d’après Histoire Littéraire de la France, vol. 20, 1842, p. 273.
17. Cf. GT, p. 650 s.l. “praecepta/exempla”.
18. Cf. D. Roth, Die mittelalterliche Predigttheorie und das Manuale Curatorum des Johannes Ulrich
Surgant (Basler Beiträge zur Geschichtswissenschaft 58), Bâle 1956, pp. 59-61; N. Horn, Argumen-
tum ab auctoritate in der legistischen Argumentationstheorie, dans Festschrift F. Wieacker, Göttingen 1978,
pp. 265-272.; GT, pp. 84 sq.
19. Cf. P. von Moos, Das argumentative Exemplum... (n. 3), pp. 56 sq.
20. Forma praedicandi, éd. Th.-M. Charland, Artes praedicandi, Paris-Ottawa 1936, pp. 314-316.
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l’EXEMPLUM et les EXEMPLA des prêcheurs 283

Jean de San Gimignano souligne nettement cette différence. Dans la


préface de son recueil allégorique Liber de exemplis et similitudinibus rerum21,
il écrit que les exempla historialia de la Bible, des Vies de Saints et des
“gestes des païens” ont déjà été collectionnés à satiété. Il se propose donc,
de son côté, de recueillir les “exemples de la nature”, trop négligés à son
avis: les animaux, les plantes, les pierres etc. En principe, l’exemplum, dans
ce sens symbolique, ne connaît pas de limites thématiques, puisqu’il en-
globe virtuellement l’univers entier des choses et des événements, le liber
creaturarum et le liber historiarum.
Avec cette conception sémantique de l’exemplum comme signifiant uni-
versel, nous sommes apparemment loin de sa définition pragmatique com-
me “fait historique ou cru historique, allégué pour faire accepter un argu-
ment” (pour le terme générique) ou bien comme “récit bref inséré dans un
sermon pour faire passer une leçon salutaire” (pour l’exemplum homilé-
tique). Afin de ne pas confondre des points de vue d’ordre différent, il me
semble utile de les hiérarchiser: s’il est accepté que l’intention de
convaincre est l’élément indispensable à tout exemplum – dans les artes prae-
dicandi l’intention d’évangéliser est trop omniprésente pour avoir besoin
d’être répétée à chaque instant –, nous pouvons nous servir au moins de
l’une des deux grandes catégories du système de correspondances entre le
visible et l’invisible: celle des exempla historialia, en laissant allégrement de
côté le vaste champs des exempla naturalia, appelés ainsi au sens le plus gé-
néral possible du terme, celui de: “tout ce qui a signification religieuse”.
Les exemples de l’histoire sont les seuls qui soient acceptés comme des
exempla par les deux terminologies, celle de la “sémiotique” spirituelle ubi-
quitaire et celle de la rhétorique, qui leur confère un sens intentionnel pré-
cis et les différencie de toutes autres sortes d’analogies, comparaisons, mé-
taphores et métonymies. Il paraît d’ailleurs, si la préface de Jean de San Gi-
mignano permet cette extrapolation hypothéthique, que, dans la pratique
de la prédication, les exempla historialia n’étaient pas seulement plus ré-
pandus, mais aussi plus anciens (peut-être enracinés dans la conception ori-
ginaire de l’exemplum) que les similitudines rerum, puisque Jean, prétendant
innover, défend les derniers contre la popularité des premiers.
Discutons maintenant, à un niveau inférieur d’abstraction, du “contenu
historique” de l’exemplum, puis des conditions et circonstances particulières

21. Cité d’après A. Vitale-Brovarone, L’exemplum tra due retoriche, dans Rhétorique et histoire, éd. J.
Berlioz - J. M. David (Mél. de l’Ecole française de Rome 92.1), Rome 1980, p. 97.
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284 entre histoire et littérature

qui le déterminent. Selon un précepte de la rhétorique ancienne repris dans


presque tous les traités de rhétorique médiévaux et effectivement appliqué
dans les écrits médiolatins de toute sorte, l’exemplum se réfère non pas à des
choses, mais à des hommes; non pas à des fables et à des fictions, mais à
des événements “véridiques” qui sont réellement arrivés (ou qui auraient
pu arriver) dans l’histoire humaine, ancienne ou récente; non pas à des in-
connus, mais à des hommes, soit grands et renommés, soit petits mais
connus par des témoignages fiables. Il a donc la valeur d’un précédent,
d’un point de comparaison applicable à la situation actuelle, à la leçon
qu’on veut enseigner ou à l’argument dont on veut convaincre22. Or, quel
est le “personnel” historique cité dans les exempla homilétiques? Comment
les sources écrites ou orales de cette prosopographie y sont-elles traitées?
Quelle stratégie permet de comparer l’événement révolu à l’actualité?
Pour ne pas rester dans l’abstrait, prenons au hasard et pêle-mêle
quelques exemples. Étienne de Bourbon, dans son chapitre sur “le don du
conseil” et la “prudence”23, avertit les prélats du danger à se servir de su-
bordonnés pour empêcher le concubinage du clergé et la dissipation des
biens de l’Église dans la luxure: “Le maître Jaques de Vitry disait que les
supérieurs agissaient comme une certaine femme (quedam mulier) dont les
souris mangeaient les fromages. Pour contrôler les souris, elle acheta des
chats. Les chats, pourchassant les souris, mangèrent et les souris et les fro-
mages”. – Le même Jacques de Vitry, qui vient d’être cité comme autori-
té, parle, dans un sermon aux gens mariés, d’un sujet voisin24:

J’ai entendu raconter l’histoire d’un prêtre qui avait été accueilli dans la maison
d’une brave femme et qui avait amené avec lui sa concubine. La nuit approchant,
comme il cherchait où avait été préparé le lit, la maîtresse de maison le conduisit aux
latrines. ‘Voici, dit-elle, la place préparée pour vous et votre concubine. Sachez que
sous mon toit vous ne coucherez pas ailleurs. Un tel lieu est fait pour vous’. Alors
rouges de confusion, ils quittèrent ce logis.

Jean Gobi, dans le chapitre sur les consolations et condoléances, cite un


exemple classique25: “Valère raconte, qu’à l’annonce de la mort de son fils,

22. Cf. GT, pp. XXIII-XXVI, 1-21, 48-68, 113-145.


23. Tractatus de diversis materiis praedicabilibus, éd. A. Lecoy de la Marche, Paris 1877, p. 420.
24. Cité d’après le choix de textes de J.-Cl. Schmitt, Prêcher d’exemples, Paris (Stock) 1985, p. 57.
25. Scala coeli, éd. M.-A. Polo de Beaulieu, Paris (CNRS) 1991, p. 291. Sur la vaste diffusion
médiévale de cette anecdote (Val. Max. X. 10, 3) cf. P. von Moos, Consolatio, vol. 3, München 1972,
pp. 288-289.
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l’EXEMPLUM et les EXEMPLA des prêcheurs 285

Anaxagore répondit: ‘Il ne m’est rien arrivé d’inattendu; je savais qu’aucun


être né de moi ne pouvait être immortel’.” – Étienne de Bourbon, parlant
de la noblesse du sang, raconte26 qu’il avait entendu (audivi) qu’un pauvre
mime était venu demander l’aide du roi Philippe Auguste en se disant son
parent pauvre du côté d’Adam; celui-ci lui donna une obole pour sa part
d’héritage, disant que s’il devait “faire de même avec tous ses frères et sem-
blables, il n’en resterait plus rien pour le royaume”. – Mentionnons enco-
re sans nous attarder trois exempla largement répandus dans de multiples
versions, en dehors et à l’intérieur des recueils homilétiques: l’histoire de
la veuve d’Éphèse, invention de Pétrone transmise comme fait historique,
pour illustrer la méchanceté des femmes27; la fille allaitant sa mère jetée
en prison, modèle de piété familiale ou de compassion puisé dans Valère
Maxime28; la célèbre anecdote classique de Menenius Agrippa racontant au
séditieux peuple romain la fable du combat entre les membres et l’estomac
pour rétablir l’ordre du “corps politique”29.
Le choix de ces échantillons est délibérément hétéroclite afin de mettre
en relief le problème des dénominateurs communs. Tous ces exemples se ré-
fèrent à des faits humains “historiques”, arrivés dans le temps historique et
non pas (comme le mythe ou la parabole) inscrits dans l’atemporel ou in illo
tempore. Cette référence est le plus souvent accompagnée d’une petite scène
de dialogue, d’une réponse spirituelle, d’une pointe (dictum, apologue,
apophtegme). Même si la leçon est véhiculée par des fables ou paraboles,
l’élément fictif est intégré dans une scène de la vie réelle. Les faits rappor-
tés proviennent de l’histoire quotidienne des petites gens ou de la grande
histoire; ils peuvent être des “faits divers”, des racontars de la “chronique
scandaleuse” récente, ou des faits héroïques d’un passé lointain et d’origine
presque mythique. On a souvent dit, et à juste titre, que les exempla homi-
létiques préfèrent les premiers aux seconds. Leur personnages sont plutôt
anonymes, désignés par un habituel quidam; la réalité historique de ces obs-
cures anecdotes est, en revanche, assurée par des témoins oraux ou par l’ex-
périence personnelle de celui qui parle et qui devient ainsi autorité histo-
riographique. Le prédicateur qui s’adressait à une foule ou du moins à un

26. Loc. cit. (n. 23), pp. 242 sq.


27. Cf. GT, pp. 47, 107, 222.
28. Jean Gobi, Scala (n. 25), p. 654; cf. B. Wachinger, pietas vel misericordia, Exempelsammlungen
des späten Mittelalters und ihr Umgang mit einer antiken Erzählung, dans Kleinere Erzählformen... (n. 8),
pp. 225-242.
29. Cf. GT, pp. 35, 53; D. Peil, Der Streit der Glieder mit dem Magen, München 1985, pp. 17-88.
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286 entre histoire et littérature

auditoire laïque de diverses conditions, avait en effet intérêt à présenter


l’histoire d’un homme ordinaire, à minimiser la différence entre le person-
nage de l’histoire et son public, tandis que le clerc érudit qui écrivait une
lettre privée à un collègue, préférait les personnages célèbres devenus des
loci communes du patrimoine culturel, dont il suffisait souvent de parler par
allusions ou antonomases. Après l’assassinat de Thomas Becket, la propa-
gande cléricale était pleine d’épithètes contre le roi Henri II: Néron, Héro-
de, Julien l’Apostat, Judas etc.30 Ces noms seuls suffisaient à suggérer au
lecteur connaissant tant soit peu l’histoire un point critique particulier. Au-
jourd’hui [1994] les journalistes, particulièrement friands de ces douteuses
mais impressionnantes comparaisons historiques, invoquent “Munich”
pour parler de la Yougoslavie, comme ils le faisaient hier pour caractériser
le problème posé par Sadam Hussein. Devant un public élevé par les mé-
dias, ce jargon est apte à évoquer beaucoup d’associations en peu de mots.
Or, les prédicateurs médiévaux comparaient de préférence des situations
historiques avec des problèmes moraux ou religieux plutôt qu’avec d’autres
situations historiques. Ils évitaient l’allusion à la grande histoire, qui au-
raient risqué d’être mal comprise, et préféraient un récit minimal de la vie
quotidienne qui faisait ressortir le tertium comparationis, la “pointe spiri-
tuelle” (dans les deux sens du mot). Leur exemplum n’est pourtant pas
exempt de grands noms de la galerie officielle des patriarches bibliques,
philosophes et rois antiques et saints chrétiens, parmi ceux connus des
laïques. Au besoin le prédicateur remplaçait un héros du passé par un roi
de France contemporain, ou le camouflait par l’anonymat, en le désignant
par rex quidam ou sapiens quidam, bien qu’il ait connu son vrai nom31. Par
conséquent, la liste des noms d’exemples célèbres cités dans des œuvres
“humanistes”, telle que le Policraticus de Jean de Salisbury, est bien plus
longue et diversifiée que celle des recueils d’exempla homilétiques. La sub-
stance des deux registres est néanmoins identique; ils se distinguent plu-
tôt comme le “code élaboré” et le “code restreint”, comme le discours éso-
térique et le discours exotérique.

30. Cf. P. Kirn, Das Bild des Menschen in der Geschichtsschreibung von Poybios bis Ranke, Göttingen
1955, p. 68.
31. Cf. GT, pp. XXV sq., 115 sq., 132; J. Berlioz, ‘Héros’ païen et prédication chrétienne. Jules César
dans les recueils d’exempla du dominicain Étienne de Bourbon, dans Exemplum et similitudo (n. 3), pp. 123-
144. – P. von Moos, Die Kunst der Antwort, Exempla und dicta im lateinischen Mittelalter, dans: Exem-
pel und Exempelsammlungen, éd. W. Haug et B.Wachinger, (Fortuna Vitrea 2), Tübingen 1991, pp.
24-58.
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l’EXEMPLUM et les EXEMPLA des prêcheurs 287

Dans le premier, on trouve même des noms fantaisistes, inventés par


leurs auteurs pour donner le change au lecteur initié et l’inciter à appro-
fondir sa culture historique. Les intellectuels étaient fiers de leurs connais-
sances littéraires et se référaient volontiers aux sources de leurs histoires, y
mêlant même des auctores ficti, des autorités inexistantes (comme c’est le
cas dans la fameuse institutio Traiani citée par Jean de Salisbury comme
œuvre de Plutarque32). Par ailleurs, ils aimaient transformer des histoires
livresques trop rebattues en récits autobiographiques: Jean de Salisbury
prétend que, lors d’un entretien qu’il avait avec lui à Bénévent, le pape Ha-
drien IV lui raconta la fable de la guerre des membres et du ventre com-
me s’il l’inventait lui-même ad hoc et comme si la vieille anecdote de Me-
nenius Agrippa n’existait pas33. Ces jeux d’esprit confirment l’appartenan-
ce des écrivains à l’élite culturelle, mais contredisent souvent la fonction-
nalité rhétorique de l’exemplum, qui, au lieu d’étayer une argumentation,
témoigne alors de l’érudition ou de l’habileté littéraire de leurs auteurs.
Pour les prédicateurs, par contre, l’efficacité du contenu est primordia-
le et les noms des héros, auteurs ou témoins, s’ils ajoutent une teinture
d’authenticité au récit, ne sont point indispensables, puisqu’un simple au-
divi d’un prédicateur respectable, supposé omniscient, peut les supplanter.
Si les conteurs humanistes d’exempla éblouissent par la découverte de nou-
velles sources ou par leur savoir polyhistorique, les prédicateurs étonnent
plutôt par la nouveauté de la matière racontée. Déjà, au XIIe siècle, Gui-
bert de Nogent, dans son traité “Dans quel ordre le sermon doit se faire”34,
recommande de ne pas puiser les exemples seulement dans le Nouveau
Testament mais aussi dans l’Ancien, “parce qu’ils sonnent plus nouveaux”;
de les chercher, non seulement dans la Bible, mais aussi et avant tout dans
ce qui nous entoure, “parce que nous sous-estimons les choses auxquelles
nous sommes habitués ... plus sunt gratiosiora quanto minus auditoribus usita-
ta ... Il n’y a d’autre raison à cela, dit-il, non sans ironie, que vana curiosi-
tas hominum. Il concrétise d’ailleurs son conseil d’innovation par une peti-
te bibliographie contenant les œuvres d’Augustin, Grégoire, Valère Maxi-
me, Sénèque, Macrobe, et Hélinand de Froidmont, qu’il loue plus que tous
les autres. Le cistercien de Froidmont, on le sait, a pillé presque tout le Po-

32. Cf. P. von Moos, Fictio auctoris, dans: Fälschungen im Mittelalter, Akten des Int. Kongresses
der MGH 1986, vol I, Hannover 1988, pp. 739-780.
33. Cf. GT, pp. 224-227.
34. Liber quo ordine sermo fieri debeat, PL 156, col. 25 et 30 A; éd. R. B. C. Huygens, CC cm 127,
1993, l. 173-196, 391-400.
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288 entre histoire et littérature

licraticus sans nommer sa source et a légué ainsi, à travers Vincent de Beau-


vais, qui l’exploita à son tour en son propre nom, un important fond com-
mun d’exempla antiques, souvent des plus extravagants, à des centaines de
prédicateurs et de collectionneurs de récits brefs35.
Les différences de ton et de goût caractérisant les deux types d’exempla
dépendent plus du niveau culturel des destinataires que de celui des au-
teurs, qui ont généralement bénéficié de la même éducation rhétorique du
trivium. Tandis que les uns mettent ce savoir scolaire en valeur, les autres le
négligent, conformément aux principes du IV livre du De doctrina christia-
na d’Augustin, qui est une méta-rhétorique et même une anti-rhétorique
chrétienne prônant la simplicité contre toute recherche dans l’éloquence sa-
crée36. Les exempla utilisés dans le monde des clercs-intellectuels et ceux des
prêcheurs remplissent néanmoins la même fonction persuasive: l’histoire
n’y est jamais considérée en elle-même comme source d’information, mais
est citée comme argument soutenant une cause actuelle. L’homme, célèbre
ou inconnu, donné en exemple, n’y est jamais présenté dans son unicité et
altérité historique, mais comme une sorte de carrefour, de récipient, de
nœud, de lieu (topos dans le sens aristotélicien) reliant les qualités qu’on
peut lui attribuer aux idées qu’on veut défendre ou répandre37.
Y aurait-il deux manières opposées de transposer le fait historique, ou pré-
tendu historique, dans le cadre de l’argumentation? On a voulu creuser un
fossé radical entre, d’une part, la méthode rhétorique de l’exemplum antique,
transmise aux clercs lettrés et cultivée par les théologiens, juristes, dialec-
ticiens et autres, qui cherchaient dans l’histoire un argument pour justifier
une thèse controversée, et, d’autre part, la technique des prédicateurs,
conscients de la psychologie des incultes et désireux de les impressionner au
moyen d’une rhétorique émotive – commotiva animarum, comme disait Alain
de Lille –, qui s’appuie, non pas sur des preuves et des raisonnements, mais
sur des images palpables et des sensations foudroyantes. Il est vrai que
l’exemple employé comme justification se distingue de celui de l’illustra-
tion. Le premier, en donnant au “précédent” valeur de “document”, sert à
établir une thèse, une règle qui n’est pas encore généralement admise; le se-
cond concrétise une vérité, un dogme, une règle universelle, déjà admise
mais insuffisamment comprise ou “visualisée”, et il la “met devant les yeux”

35. Cf. GT, pp. 138-141.


36. Cf. J. J. Murphy, Rhetoric in the Middle Ages, Berkeley-Los Angeles 1974, pp. 286 sq.
37. Cf. GT, pp. XXVI, 330-341.
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l’EXEMPLUM et les EXEMPLA des prêcheurs 289

pour la rendre applicable. J’ai moi-même basé ma théorie de l’exemplum sur


cette distinction entre l’exemple inducteur et l’exemple illustratif38. Au-
jourd’hui, sans l’abandonner complètement, je ne peux plus y voir que deux
modes du “paradigme”, qui, tantôt, tiennent plus de l’ethos, tantôt, plus du
pathos rhétorique, et sont employés selon les besoins et alternativement dans
un même texte et dans toute sorte d’argumentations. Ce ne sont certaine-
ment pas des caractéristiques exclusives de deux genres littéraires.
Ce qui, par contre, pourrait constituer la seule vraie différence entre
l’exemplum des prédicateurs et celui du discours général me semble échap-
per à la définition même de l’exemplum: c’est “le cas” (casus), l’exemple pro-
blématique ou paradoxal. Dans le cas la référence au passé ne vient pas sou-
tenir une règle, douteuse et donc à prouver, ou reconnue et donc simple-
ment à illustrer, mais, en présentant l’exception individuelle et inaltérable,
l’expérience qui fait sauter toute grille normative et mérite d’être méditée
pour elle-même, elle met en évidence la lacune de la règle et peut même
remettre la règle en question39. Le cas n’est pas cité comme preuve ou com-
me leçon; il est contraire au fonctionnalisme paradigmatique, même s’il a
la “fonction” d’inviter à la réflexion sur le concret, à la discussion sur les
leçons singulières et saugrenues de la vie. C’est l’exemple du Décaméron de
Boccace ou des Essais de Montaigne: “l’exemple comme histoire” des
poètes et philosophes, opposé à “l’histoire comme exemple” des prédica-
teurs, selon l’heureuse formule de K. H. Stierle40. Il faut cependant ajou-
ter que la littérature et l’historiographie médiévales, dont on a trop sou-
vent exagéré le didacticisme pour les opposer à la “modernité”, ne man-
quent point de cette forme de problématique. Faisant déjà partie de l’hé-
ritage des declamationes anciennes et du roman hellénistique, elle fut re-
nouvelée par l’influence des conteurs arabes et juifs à partir du XIIe s. Dans
mon livre sur l’exemplum ou “l’histoire comme topique”, j’ai voulu montrer
que Jean de Salisbury, au Moyen Âge, est un des plus éminents représen-
tants de cette forme. Même des œuvres narratives qui proposent explicite-
ment de “donner des leçons” par le biais d’“exemples”, comme le Conde Lu-
canor de Juan Manuel, déguisent, derrière une volonté didactique affichée,
leur doute sur l’induction hâtive de l’anecdote à la règle41. L’exemplum n’y

38. Ibid., pp. 17-39.


39. Ibid., pp. 27-31.
40. L’Histoire comme Exemple, l’Exemple comme Histoire, dans Poétique 10, 1972, p. 187.
41. Cf. P. von Moos, Die Kunst der Antwort (n. 31), pp. 54-57.
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290 entre histoire et littérature

est que le prétexte socratique pour renvoyer celui qui y cherche conseil à
l’utilisation de sa propre raison en face des ambiguités du réel.
Les exemples judicieusement utilisés, les facta et dicta appropriés au cas,
y ont un but plus méthodique que moral. Ils veulent entraîner à la “pru-
dence”, aiguiser la sensibilité aux expériences inattendues. Ces “exemples”
seront très vite considérés comme des “nouvelles”. Des “cas” extrêmes,
comme celui de Griselda, discuté et disputé déjà à l’intérieur du Décamé-
ron puis dans la riche réception ultérieure (même le Ménagier de Paris, ma-
nuel bourgeois profondément didactique, ne peut éviter “le pour et le
contre” de cette histoire extraordinaire42), sont évidemment des
“exemples” opposés aux exempla homilétiques. On devrait plutôt se de-
mander si l’on peut encore les ranger dans la catégorie de l’exemplum tout
court, car ils “ne rendent pas une chose douteuse certaine”, pour reprendre
la définition de la preuve par l’ancienne rhétorique, mais jettent au
contraire le doute sur une chose apparemment certaine, ce qui est plutôt
un procédé philosophique.
J’arrive ainsi ex negativo au même résultat: l’essence de l’exemplum, c’est
sa rhétorique, son intentionnalité, sa manipulation de l’âme ou de l’intelli-
gence par l’analogie historique (le plus souvent fausse), c’est sa profonde
méconnaissance de ce qui, bien avant Kant et déjà même au Moyen Âge, a
valorisé la raison comme le moyen d’être adulte et de savoir se diriger soi-
même. Si j’ose terminer par une opinion personnelle, je dirais que l’exem-
plum homilétique, tel qu’il a été conçu au XIIIe s., marque un progrès dans
l’histoire de la propagande, ou (si l’on veut) de l’endoctrinement, mais qu’il
n’est guère un avancement de l’histoire intellectuelle de l’Europe. Le casus
par contre, tel qu’il réapparaît au XIIe s. pour devenir la nouvelle du XIVe,
m’a attiré parce qu’il est un accomplissement dans l’histoire du penser du
Moyen Âge, et je crois toujours qu’il mérite autant d’intérêt que l’exemplum.

42. Ed. J. Pichon, Paris 1846, vol. I, pp. 99-126; cf. M. Zimmermann, Vom Hausbuch zur Novel-
le, Didaktische und erzählende Prosa im Frankreich des späten Mittelalters. Düsseldorf 1989, pp. 69-78.
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RHÉTORIQUE, DIALOGUE ET COMMUNICATION


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6. L’EXEMPLUM ET LES EXEMPLA DES PRÊCHEURS*

En comparant l’utilisation de l’exemplum dans la littérature latine cléri-


cale du Moyen Âge avec la matière narrative que les prédicateurs à partir
du XIIIe s. ont effectivement insérée dans les sermons adressés au “peuple”,
j’ai dû rejeter l’idée d’une différence essentielle entre ces deux formes d’ar-
gumentation.
Au lieu de souligner l’opposition entre deux sortes et deux niveaux
d’exemplum, j’aimerais plutôt montrer leur fond anthropologique com-
mun, tout en différenciant ultérieurement les formes particulières prises au
cours de l’histoire, en fonction du contexte rhétorique, du niveau d’éduca-
tion du public, des sources littéraires et orales, des types d’argumentation,
etc... Il me semble aujourd’hui que les recherches sur l’exemplum, les
miennes incluses, ont trop perdu de vue la forêt à force de vouloir distin-
guer les arbres. J’ai donc remplacé mon titre: “Exempla des prêcheurs, exem-
pla des intellectuels” par: “L’exemplum et les exempla des prêcheurs”, afin de
differencier non plus deux genres, mais le genre et un de ses sous-genres1.
On a sans doute le droit d’isoler les exempla des prédicateurs de la gran-
de famille de l’exemplum, et d’en décrire la spécificité, à condition de re-
connaître les limites de ce procédé artificiel. Soit à cause des hasards de la
tradition manuscrite, soit pour des raisons immanentes au procédé lui-

* Les exempla médiévaux: Nouvelles perspectives, éd. Jacques Berlioz - Anne Marie Polo de Beau-
lieu (Colloque de Saint-Cloud, 27-28 septembre 1994), Paris, Champion 1998, pp. 67-83.
1. En m’invitant au colloque J. Berlioz m’a demandé de “reprendre en français” la conférence
que j’avais faite en 1985 à Trieste, lors du congrès Retorica e poetica tra i secoli XII e XIV et dans la-
quelle, après le mémorable discours d’inauguration de Jacques Le Goff sur “L’exemplum et la rhéto-
rique de la prédication aux XIIIe et XIVe siècles” (pp. 3-29), j’avais à mon tour parlé “Sulla retori-
ca dell’exemplum nel Medioevo” (cf. supra, p. 257-276). Or, tandis que la recherche spécialisée sur
l’exemplum avançait constamment, et en particulier à Paris, dans l’équipe de l’EHESS, mes propres
recherches m’ont, pendant presque dix ans, dirigé vers de tout autres champs de travail, si bien
qu’en m’occupant à nouveau de ce sujet, j’ai dû reconsidérer mes positions et non pas seulement me
contenter de présenter les thèses soutenues à cette occasion et qui ont servi de base à mon livre sur
les histoires exemplaires chez Jean de Salisbury: Geschichte als Topik (bibliogr. N° 26 = GT).
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278 entre histoire et littérature

même, nous possédons bien plus d’exemples recueillis dans des collections
que d’exempla réellement employés dans des sermons. Est-ce que l’offre dé-
passait la demande? Quels étaient les vrais besoins des prédicateurs, que les
collectionneurs d’exempla imaginaient sans doute en quête permanente
d’historiettes?
Si des prédications comme celles de Jacques de Vitry ou de Bernardin
de Siène abondent en anecdotes, un grand nombre de sermons célèbres,
même postérieurs au XIIIe s., pour ne pas parler des sermons d’évêques de
l’époque précédante, en sont dépourvus, soit parce que leurs auteurs ne s’en
sont effectivement pas servi, soit parce que, dans la reportatio, on a omis de
les transcrire. Jacques de Vitry dit en effet que les exempla ne plaisent que
dans le vif d’un sermon prononcé, mais ennuient dans la forme écrite. S’il
les transcrit néanmoins dans sa collection de sermons, c’est uniquement
pour aider d’autres prédicateurs à trouver la materia2.
Le problème des Artes praedicandi est du même ordre: pourquoi ces ma-
nuels définissant les lois d’une rhétorique autonome et extrêmement raffi-
née du sermon médiéval, prêtent-ils si peu d’attention à l’insertion d’exem-
pla narratifs? Ils traitent abondamment de l’organisation logique des par-
ties du discours et des moyens topiques de la dilatatio materiae, surtout par
des procédés allégoriques. Seuls quelques-uns notent la possibilité de ré-
veiller un public endormi par des histoires plaisantes et inédites, tout en
avertissant contre l’abus de ces disgressions qui doivent rester un simple
condiment3. Y avait-il donc un usage non-officiel ou même sauvage des
exempla dans la pratique de l’évangélisation des masses incultes? Plusieurs
diatribes contemporaines, et la plus célèbre, celle de Dante contre le bavar-
dage divertissant des frères prêcheurs4, pourraient le laisser penser. Quoi
qu’il en soit, l’utilisation réelle de ce moyen de persuasion dans les sermons
est du plus haut intérêt pour les spécialistes de l’exemplum homilétique,
même si cette question doit peut-être rester en grande partie sans réponse.
Par ailleurs, si l’on se penche non plus sur la prédication, mais sur les
exempla eux-mêmes tels qu’ils nous ont étés transmis par les recueils desti-

2. The exempla... éd. Th. F. Crane, London 1890, p. XLIII: Illud insuper in huiusmodi....vulgaribus
exemplis adtendendum est, quod non possunt ita exprimi scripto, sicut gestu et verbo atque pronuntiandi
modo....Aliquando quidem cum audiuntur, placent; cum scripta leguntur, non delectant. Expedit tamen ut scri-
bantur, ut habeant materiam hiis quibus Deus dat gratiam auditores incitandi ex modo pronunciandi.
3. Cf. P. von Moos, Das argumentative Exemplum und die ‘wächserne Nase’ der Autorität, dans Exem-
plum et similitudo, éd. W. J. Aerts - M. Gosman, Groningen 1988, pp. 55-84, surtout pp. 57-58;
GT, pp. 199-201.
4. Cf. GT, pp. 131 sq.
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l’EXEMPLUM et les EXEMPLA des prêcheurs 279

nés aux prédicateurs, et que l’on analyse leur contenu ou leur structure nar-
rative, abstraction faite de leur utilisation pratique, une autre difficulté ap-
paraît. Grâce à la recherche la plus poussée en ce domaine, celle des folk-
loristes, qui s’intéresse à l’origine et à la migration des motifs dits “popu-
laires”, on sait bien que le sermon n’est pas le seul médium d’exempla et
qu’ils sont répandus dans tous les genres didactiques et narratifs, tels que
les “miroirs de princes” et les “miroirs de dames”, ou des œuvres de pur di-
vertissement, depuis les fabliaux jusqu’aux nugae curialium et otia imperia-
lia. On connaît l’interdépendance multiple de ces genres. De plus, l’in-
fluence du répertoire d’exempla antiques (ceux par ex. réunis dans les Dicta
et facta memorabilia de Valère Maxime) sur les récits des Frères Mendiants
est bien connue, ce qui rapproche ces derniers, nettement plus qu’on ne l’a
pensé autrefois, de la tradition classique et de la méthode rhétorique pré-
valante dans la soi-disant “haute littérature” des clercs5.
Par conséquent, les spécialistes des exempla homilétiques, ayant dépassé
l’engouement ancien pour la seule classification des motifs et le procédé
narratif du conte, admettent tous aujourd’hui, si je ne me trompe, que le
critère décisif pour distinguer divers genres d’exempla est leur fonction rhé-
torique déterminée par un objectif et un contexte précis. C’est le sens pri-
mordial et incontestable de la célèbre définition de l’exemplum des prédica-
teurs, proposée par J. Le Goff6: ... “un récit bref donné comme véridique
et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour
convaincre un auditoire par une leçon salutaire”. On a discuté plusieurs as-
pects de cette formule, trop large pour les uns, trop étroite pour les autres,
mais personne ne peut contester que ce qui différencie l’exemplum homilé-
tique d’une historiette quelconque est sa soumission à un argument de na-
ture religieuse, à “une leçon salutaire”. Il n’est jamais un récit autonome
ayant une vie indépendante du contexte dans lequel il est employé, mais
un récit essentiellement subordonné à sa fonction édifiante, qui exige briè-
veté et concentration sur le minimum nécessaire à la trame7. Il est bref par-
ce qu’il est un élément accessoire à l’intention édifiante du sermon, de
même que la forme narrative est secondaire par rapport à la substance de

5. Ibid., pp. 134-143.


6. L’exemplum, éd. C. Bremond - J. Le Goff - J.-Cl. Schmitt, (Typologie des sources du Moyen
Âge occidental 40) Turnhout 1982, pp. 37 sq.
7. Ceci ressort encore plus clairement de la contribution de J. Le Goff au Congrès de Trieste ci-
tée dans la n. 1.
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280 entre histoire et littérature

l’exemplum: son contenu8. Il est avant tout une pièce justificative d’un ar-
gument ou “d’une vérité”. Il n’est surtout pas un genre littéraire, mais une
méthode argumentative, un procédé de persuasion, même si les recueils
d’exempla constituent un genre littéraire ou plutôt un sous-genre du vaste
registre de la littérature encyclopédique9.
Or, puisque le même contenu narratif d’un exemplum peut réapparaître
dans d’autres genres que le sermon, y servir d’autres arguments que la “le-
çon salutaire” ou être raconté pour le seul plaisir littéraire, il est évident que
la différence spécifique de l’exemplum est son intentionnalité. En élargissant
légèrement la définition citée, nous arrivons à une conception anthropolo-
gique qui englobe les exempla de tous les temps et de toutes les argumenta-
tions possibles, et dont la plupart des théoriciens de la rhétorique, d’Aris-
tote à Chaim Perelman, sont partis: L’exemplum est un événement passé, rap-
pelé ou mentionné dans un discours, pour convaincre de l’objectif à at-
teindre10. C’est ainsi que je fais une sorte de “concordance des autorités dis-
cordantes”, rapprochant la définition de Le Goff, valable pour l’exemplum
homilétique, de celle de Quintilien, valable pour l’exemplum tout court11: rei
gestae aut ut gestae utilis ad persuadendum id quod intenderis commemoratio.
La simplicité abstraite de cette formule pourrait déconcerter l’historien,
habitué plutôt à classifier le réel qu’á définir des “universaux”. Mais l’avan-
tage et le désavantage de toute définition est d’être assez large pour cou-
vrir toutes les possibilités et trop imprécise pour décrire les particularités.
En descendant de la hauteur de l’abstraction, nous allons bientôt examiner
certains détails secondaires de cette définition.
Permettez-moi d’abord de jeter un regard sur quelques définitions que
le Moyen Âge lui-même, qui ignorait celle de Quintilien, a donné de
l’exemplum, ou plutôt, car il y en a peu d’explicites, de les déduire de l’usa-
ge du terme. Je passe à contre-cœur sur la plus célèbre, celle de la Rhetori-
ca ad Herennium, largement répandue et répétée sans cesse dans tous les ma-
nuels de rhétorique, mais considérée par certains médiévistes comme sus-
pecte d’être une pièce de “l’antiquité mal comprise” (pour m’exprimer
comme Curtius), transmise par de pures théoriciens et sans impact pra-

8. Cf. l’article très instructif à cet égard de Th. R. Jackson: Die Kürze des Exemplums. Am Beispiel
der ‘Elsässischen Predigten’, dans Kleinere Erzählformen im Mittelalter, éd. K. Grubmüller et al., Pader-
born 1988, pp. 213-223.
9. Cf. GT, pp. 44-48.
10. Ibid., pp. 39-80.
11. Inst. or. V 11, 6; cf. GT, pp. 48-57.
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l’EXEMPLUM et les EXEMPLA des prêcheurs 281

tique sur la conception des prédicateurs12: alicuius facti aut dicti praeteriti
cum certi auctoris nomine propositio. Cette définition est pourtant pres-
qu’identique à celle de Quintilien et parfaitement applicable à une grande
partie des exempla homilétiques, pourvu que l’on s’entende sur le sens de
“l’auteur certain” qu’il faut “nommer”, ce qui peut se traduire soit par “ce-
lui qui a fait ou dit quelque chose”, soit par “celui qui en témoigne”. Mais
je ne m’y arrêterai pas, ayant déjà assez, trop peut-être, fait l’exégèse de
cette vénérable formule.
Le mot exemplum se rencontre souvent, bien sûr, dans les recueils d’exem-
pla, ce qui a conduit l’abbé Welter, grand pionnier de ce champ de re-
cherche, à s’en servir le premier, en 1927, en lui conférant le sens d’un gen-
re littéraire particulier de “récit bref”. En intitulant son livre “L’Exem-
plum”, il a légué ce sens à des générations de médiévistes, alors que Lecoy
de la Marche, en 1877, utilisait encore dans le titre de son édition partiel-
le du recueil d’Etienne de Bourbon la formule beaucoup plus prudente
“Anecdotes historiques, légendes et apologues”.
Or, est-il sûr que le mot exemplum ait désigné l’anecdote elle-même et
non la leçon exemplaire incarnée par le héros, le saint ou le pécheur dont
il raconte une histoire? Dans la plupart des cas que je connais, l’emploi
reste équivoque et autorise les deux interprétations. Il ne permet pas de
dissocier la forme du contenu, l’historia de la res gesta. Mais il y des cas li-
mites et même des exceptions: Humbert de Romans13 cite comme exem-
plum la fameuse anecdote de Bède, qui met en scène un évêque cultivé,
échouant, malgré la “subtilité” de sa prédication, à convertir au christia-
nisme les Écossais têtus, tandis qu’un prêcheur moins érudit, plus simple,
y parvient grâce à exemplis et parabolis. Humbert ajoute que St. Augustin
a plus été touché ad exemplum mire conversionis Antonii heremite que par les
brillants sermons publics de St.Ambroise. Il se réfère au fameux épisode
des Confessions, dans lequel Ponticianus, au cours d’une conversation pri-
vée, raconte à Augustin la vie de St. Antoine14. Dans ce passage, les exem-
pla associés aux paraboles sont à la fois des moyens d’expression et des mo-
dèles humains. Ailleurs, Humbert réunit clairement les deux sens en di-
sant qu’un prédicateur avait exemplo Gregorii (en prenant modèle sur Gré-

12. Rhet. Her. IV 49, 62; cf. GT, pp. 57-69, 158-161.
13. Liber de abundantia exemplorum, cité d’après J.-Th. Welter, L’Exemplum...., Paris-Toulouse
1927, p. 72; cf. GT, p. 46.
14. Conf. VIII 6-7; cf. GT, pp. 97-104.
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282 entre histoire et littérature

goire) inséré dans son sermon unum vel duo exempla (donc des récits
d’exemples)15. Dans la préface au recueil d’exempla intitulé Alphabetum
narrationum on peut lire16: Antiquorum patrum exemplo didici nonnullos ad
virtutes fuisse inductos narrationibus aedificatoriis et exemplis, ce qui semble
distinguer les “narrations édifiantes” des exempla au sens propre
d’exemples vivants, de modèles. Il est en général difficile de trouver dans
de telles éloges de l’exemplum autre chose que la comparaison de l’exemple
existentiel, vu de près ou communiqué par un récit dans le style du sermo
humilis, à la pure parole discursive, non métaphorique, et dépourvue
d’images concrètes. Ce n’est d’ailleurs qu’une forme christianisée du topos
ancien prônant la supériorité des exempla sur les verba ou praecepta, c’est à
dire de la pratique sur la théorie17.
Un autre emploi du mot exemplum, particulièrement répandu dans les
artes praedicandi, fait partie de la triade d’origine théologique et juridique:
auctoritas, ratio, exemplum18. Il ne s’applique pas à des récits insérés dans un
sermon, mais au domaine beaucoup plus large de la sémantique spirituel-
le: aux analogies ou similitudines qui servent, à côté des “autorités” (le plus
souvent bibliques) et des “raisons” ou commentaires, à structurer et “am-
plifier” le sermon19. Robert de Basevorn recommande au prédicateur de
développer le sujet de l’orgueil per exemplum20, et ceci à quatre niveaux: 1.
exemplum in natura: une branche trop saillante est arrachée par le vent, 2.
exemplum in arte: une tour construite d’une façon trop élégante tombe du
toit, 3. exemplum in figura: la fable biblique de Jotam, celle des arbres de la
forêt échouant à élire un roi, parce qu’aucun d’entre eux ne voulait s’élever
au-dessus des autres, 4. exemplum in historia: dans le livre de Daniel, le rêve
de Nabuchodonosor annonçant sa chute prochaine. Dans tous ces cas
l’exemplum est la représentation symbolique de l’invisible, procédé séman-
tique, non rhétorique. Toutefois on peut relever la distinction entre les “si-
gnifiants” naturels et historiques.

15. Loc. cit., Welter, p. 175.


16. Cité d’après Histoire Littéraire de la France, vol. 20, 1842, p. 273.
17. Cf. GT, p. 650 s.l. “praecepta/exempla”.
18. Cf. D. Roth, Die mittelalterliche Predigttheorie und das Manuale Curatorum des Johannes Ulrich
Surgant (Basler Beiträge zur Geschichtswissenschaft 58), Bâle 1956, pp. 59-61; N. Horn, Argumen-
tum ab auctoritate in der legistischen Argumentationstheorie, dans Festschrift F. Wieacker, Göttingen 1978,
pp. 265-272.; GT, pp. 84 sq.
19. Cf. P. von Moos, Das argumentative Exemplum... (n. 3), pp. 56 sq.
20. Forma praedicandi, éd. Th.-M. Charland, Artes praedicandi, Paris-Ottawa 1936, pp. 314-316.
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l’EXEMPLUM et les EXEMPLA des prêcheurs 283

Jean de San Gimignano souligne nettement cette différence. Dans la


préface de son recueil allégorique Liber de exemplis et similitudinibus rerum21,
il écrit que les exempla historialia de la Bible, des Vies de Saints et des
“gestes des païens” ont déjà été collectionnés à satiété. Il se propose donc,
de son côté, de recueillir les “exemples de la nature”, trop négligés à son
avis: les animaux, les plantes, les pierres etc. En principe, l’exemplum, dans
ce sens symbolique, ne connaît pas de limites thématiques, puisqu’il en-
globe virtuellement l’univers entier des choses et des événements, le liber
creaturarum et le liber historiarum.
Avec cette conception sémantique de l’exemplum comme signifiant uni-
versel, nous sommes apparemment loin de sa définition pragmatique com-
me “fait historique ou cru historique, allégué pour faire accepter un argu-
ment” (pour le terme générique) ou bien comme “récit bref inséré dans un
sermon pour faire passer une leçon salutaire” (pour l’exemplum homilé-
tique). Afin de ne pas confondre des points de vue d’ordre différent, il me
semble utile de les hiérarchiser: s’il est accepté que l’intention de
convaincre est l’élément indispensable à tout exemplum – dans les artes prae-
dicandi l’intention d’évangéliser est trop omniprésente pour avoir besoin
d’être répétée à chaque instant –, nous pouvons nous servir au moins de
l’une des deux grandes catégories du système de correspondances entre le
visible et l’invisible: celle des exempla historialia, en laissant allégrement de
côté le vaste champs des exempla naturalia, appelés ainsi au sens le plus gé-
néral possible du terme, celui de: “tout ce qui a signification religieuse”.
Les exemples de l’histoire sont les seuls qui soient acceptés comme des
exempla par les deux terminologies, celle de la “sémiotique” spirituelle ubi-
quitaire et celle de la rhétorique, qui leur confère un sens intentionnel pré-
cis et les différencie de toutes autres sortes d’analogies, comparaisons, mé-
taphores et métonymies. Il paraît d’ailleurs, si la préface de Jean de San Gi-
mignano permet cette extrapolation hypothéthique, que, dans la pratique
de la prédication, les exempla historialia n’étaient pas seulement plus ré-
pandus, mais aussi plus anciens (peut-être enracinés dans la conception ori-
ginaire de l’exemplum) que les similitudines rerum, puisque Jean, prétendant
innover, défend les derniers contre la popularité des premiers.
Discutons maintenant, à un niveau inférieur d’abstraction, du “contenu
historique” de l’exemplum, puis des conditions et circonstances particulières

21. Cité d’après A. Vitale-Brovarone, L’exemplum tra due retoriche, dans Rhétorique et histoire, éd. J.
Berlioz - J. M. David (Mél. de l’Ecole française de Rome 92.1), Rome 1980, p. 97.
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284 entre histoire et littérature

qui le déterminent. Selon un précepte de la rhétorique ancienne repris dans


presque tous les traités de rhétorique médiévaux et effectivement appliqué
dans les écrits médiolatins de toute sorte, l’exemplum se réfère non pas à des
choses, mais à des hommes; non pas à des fables et à des fictions, mais à
des événements “véridiques” qui sont réellement arrivés (ou qui auraient
pu arriver) dans l’histoire humaine, ancienne ou récente; non pas à des in-
connus, mais à des hommes, soit grands et renommés, soit petits mais
connus par des témoignages fiables. Il a donc la valeur d’un précédent,
d’un point de comparaison applicable à la situation actuelle, à la leçon
qu’on veut enseigner ou à l’argument dont on veut convaincre22. Or, quel
est le “personnel” historique cité dans les exempla homilétiques? Comment
les sources écrites ou orales de cette prosopographie y sont-elles traitées?
Quelle stratégie permet de comparer l’événement révolu à l’actualité?
Pour ne pas rester dans l’abstrait, prenons au hasard et pêle-mêle
quelques exemples. Étienne de Bourbon, dans son chapitre sur “le don du
conseil” et la “prudence”23, avertit les prélats du danger à se servir de su-
bordonnés pour empêcher le concubinage du clergé et la dissipation des
biens de l’Église dans la luxure: “Le maître Jaques de Vitry disait que les
supérieurs agissaient comme une certaine femme (quedam mulier) dont les
souris mangeaient les fromages. Pour contrôler les souris, elle acheta des
chats. Les chats, pourchassant les souris, mangèrent et les souris et les fro-
mages”. – Le même Jacques de Vitry, qui vient d’être cité comme autori-
té, parle, dans un sermon aux gens mariés, d’un sujet voisin24:

J’ai entendu raconter l’histoire d’un prêtre qui avait été accueilli dans la maison
d’une brave femme et qui avait amené avec lui sa concubine. La nuit approchant,
comme il cherchait où avait été préparé le lit, la maîtresse de maison le conduisit aux
latrines. ‘Voici, dit-elle, la place préparée pour vous et votre concubine. Sachez que
sous mon toit vous ne coucherez pas ailleurs. Un tel lieu est fait pour vous’. Alors
rouges de confusion, ils quittèrent ce logis.

Jean Gobi, dans le chapitre sur les consolations et condoléances, cite un


exemple classique25: “Valère raconte, qu’à l’annonce de la mort de son fils,

22. Cf. GT, pp. XXIII-XXVI, 1-21, 48-68, 113-145.


23. Tractatus de diversis materiis praedicabilibus, éd. A. Lecoy de la Marche, Paris 1877, p. 420.
24. Cité d’après le choix de textes de J.-Cl. Schmitt, Prêcher d’exemples, Paris (Stock) 1985, p. 57.
25. Scala coeli, éd. M.-A. Polo de Beaulieu, Paris (CNRS) 1991, p. 291. Sur la vaste diffusion
médiévale de cette anecdote (Val. Max. X. 10, 3) cf. P. von Moos, Consolatio, vol. 3, München 1972,
pp. 288-289.
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l’EXEMPLUM et les EXEMPLA des prêcheurs 285

Anaxagore répondit: ‘Il ne m’est rien arrivé d’inattendu; je savais qu’aucun


être né de moi ne pouvait être immortel’.” – Étienne de Bourbon, parlant
de la noblesse du sang, raconte26 qu’il avait entendu (audivi) qu’un pauvre
mime était venu demander l’aide du roi Philippe Auguste en se disant son
parent pauvre du côté d’Adam; celui-ci lui donna une obole pour sa part
d’héritage, disant que s’il devait “faire de même avec tous ses frères et sem-
blables, il n’en resterait plus rien pour le royaume”. – Mentionnons enco-
re sans nous attarder trois exempla largement répandus dans de multiples
versions, en dehors et à l’intérieur des recueils homilétiques: l’histoire de
la veuve d’Éphèse, invention de Pétrone transmise comme fait historique,
pour illustrer la méchanceté des femmes27; la fille allaitant sa mère jetée
en prison, modèle de piété familiale ou de compassion puisé dans Valère
Maxime28; la célèbre anecdote classique de Menenius Agrippa racontant au
séditieux peuple romain la fable du combat entre les membres et l’estomac
pour rétablir l’ordre du “corps politique”29.
Le choix de ces échantillons est délibérément hétéroclite afin de mettre
en relief le problème des dénominateurs communs. Tous ces exemples se ré-
fèrent à des faits humains “historiques”, arrivés dans le temps historique et
non pas (comme le mythe ou la parabole) inscrits dans l’atemporel ou in illo
tempore. Cette référence est le plus souvent accompagnée d’une petite scène
de dialogue, d’une réponse spirituelle, d’une pointe (dictum, apologue,
apophtegme). Même si la leçon est véhiculée par des fables ou paraboles,
l’élément fictif est intégré dans une scène de la vie réelle. Les faits rappor-
tés proviennent de l’histoire quotidienne des petites gens ou de la grande
histoire; ils peuvent être des “faits divers”, des racontars de la “chronique
scandaleuse” récente, ou des faits héroïques d’un passé lointain et d’origine
presque mythique. On a souvent dit, et à juste titre, que les exempla homi-
létiques préfèrent les premiers aux seconds. Leur personnages sont plutôt
anonymes, désignés par un habituel quidam; la réalité historique de ces obs-
cures anecdotes est, en revanche, assurée par des témoins oraux ou par l’ex-
périence personnelle de celui qui parle et qui devient ainsi autorité histo-
riographique. Le prédicateur qui s’adressait à une foule ou du moins à un

26. Loc. cit. (n. 23), pp. 242 sq.


27. Cf. GT, pp. 47, 107, 222.
28. Jean Gobi, Scala (n. 25), p. 654; cf. B. Wachinger, pietas vel misericordia, Exempelsammlungen
des späten Mittelalters und ihr Umgang mit einer antiken Erzählung, dans Kleinere Erzählformen... (n. 8),
pp. 225-242.
29. Cf. GT, pp. 35, 53; D. Peil, Der Streit der Glieder mit dem Magen, München 1985, pp. 17-88.
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286 entre histoire et littérature

auditoire laïque de diverses conditions, avait en effet intérêt à présenter


l’histoire d’un homme ordinaire, à minimiser la différence entre le person-
nage de l’histoire et son public, tandis que le clerc érudit qui écrivait une
lettre privée à un collègue, préférait les personnages célèbres devenus des
loci communes du patrimoine culturel, dont il suffisait souvent de parler par
allusions ou antonomases. Après l’assassinat de Thomas Becket, la propa-
gande cléricale était pleine d’épithètes contre le roi Henri II: Néron, Héro-
de, Julien l’Apostat, Judas etc.30 Ces noms seuls suffisaient à suggérer au
lecteur connaissant tant soit peu l’histoire un point critique particulier. Au-
jourd’hui [1994] les journalistes, particulièrement friands de ces douteuses
mais impressionnantes comparaisons historiques, invoquent “Munich”
pour parler de la Yougoslavie, comme ils le faisaient hier pour caractériser
le problème posé par Sadam Hussein. Devant un public élevé par les mé-
dias, ce jargon est apte à évoquer beaucoup d’associations en peu de mots.
Or, les prédicateurs médiévaux comparaient de préférence des situations
historiques avec des problèmes moraux ou religieux plutôt qu’avec d’autres
situations historiques. Ils évitaient l’allusion à la grande histoire, qui au-
raient risqué d’être mal comprise, et préféraient un récit minimal de la vie
quotidienne qui faisait ressortir le tertium comparationis, la “pointe spiri-
tuelle” (dans les deux sens du mot). Leur exemplum n’est pourtant pas
exempt de grands noms de la galerie officielle des patriarches bibliques,
philosophes et rois antiques et saints chrétiens, parmi ceux connus des
laïques. Au besoin le prédicateur remplaçait un héros du passé par un roi
de France contemporain, ou le camouflait par l’anonymat, en le désignant
par rex quidam ou sapiens quidam, bien qu’il ait connu son vrai nom31. Par
conséquent, la liste des noms d’exemples célèbres cités dans des œuvres
“humanistes”, telle que le Policraticus de Jean de Salisbury, est bien plus
longue et diversifiée que celle des recueils d’exempla homilétiques. La sub-
stance des deux registres est néanmoins identique; ils se distinguent plu-
tôt comme le “code élaboré” et le “code restreint”, comme le discours éso-
térique et le discours exotérique.

30. Cf. P. Kirn, Das Bild des Menschen in der Geschichtsschreibung von Poybios bis Ranke, Göttingen
1955, p. 68.
31. Cf. GT, pp. XXV sq., 115 sq., 132; J. Berlioz, ‘Héros’ païen et prédication chrétienne. Jules César
dans les recueils d’exempla du dominicain Étienne de Bourbon, dans Exemplum et similitudo (n. 3), pp. 123-
144. – P. von Moos, Die Kunst der Antwort, Exempla und dicta im lateinischen Mittelalter, dans: Exem-
pel und Exempelsammlungen, éd. W. Haug et B.Wachinger, (Fortuna Vitrea 2), Tübingen 1991, pp.
24-58.
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l’EXEMPLUM et les EXEMPLA des prêcheurs 287

Dans le premier, on trouve même des noms fantaisistes, inventés par


leurs auteurs pour donner le change au lecteur initié et l’inciter à appro-
fondir sa culture historique. Les intellectuels étaient fiers de leurs connais-
sances littéraires et se référaient volontiers aux sources de leurs histoires, y
mêlant même des auctores ficti, des autorités inexistantes (comme c’est le
cas dans la fameuse institutio Traiani citée par Jean de Salisbury comme
œuvre de Plutarque32). Par ailleurs, ils aimaient transformer des histoires
livresques trop rebattues en récits autobiographiques: Jean de Salisbury
prétend que, lors d’un entretien qu’il avait avec lui à Bénévent, le pape Ha-
drien IV lui raconta la fable de la guerre des membres et du ventre com-
me s’il l’inventait lui-même ad hoc et comme si la vieille anecdote de Me-
nenius Agrippa n’existait pas33. Ces jeux d’esprit confirment l’appartenan-
ce des écrivains à l’élite culturelle, mais contredisent souvent la fonction-
nalité rhétorique de l’exemplum, qui, au lieu d’étayer une argumentation,
témoigne alors de l’érudition ou de l’habileté littéraire de leurs auteurs.
Pour les prédicateurs, par contre, l’efficacité du contenu est primordia-
le et les noms des héros, auteurs ou témoins, s’ils ajoutent une teinture
d’authenticité au récit, ne sont point indispensables, puisqu’un simple au-
divi d’un prédicateur respectable, supposé omniscient, peut les supplanter.
Si les conteurs humanistes d’exempla éblouissent par la découverte de nou-
velles sources ou par leur savoir polyhistorique, les prédicateurs étonnent
plutôt par la nouveauté de la matière racontée. Déjà, au XIIe siècle, Gui-
bert de Nogent, dans son traité “Dans quel ordre le sermon doit se faire”34,
recommande de ne pas puiser les exemples seulement dans le Nouveau
Testament mais aussi dans l’Ancien, “parce qu’ils sonnent plus nouveaux”;
de les chercher, non seulement dans la Bible, mais aussi et avant tout dans
ce qui nous entoure, “parce que nous sous-estimons les choses auxquelles
nous sommes habitués ... plus sunt gratiosiora quanto minus auditoribus usita-
ta ... Il n’y a d’autre raison à cela, dit-il, non sans ironie, que vana curiosi-
tas hominum. Il concrétise d’ailleurs son conseil d’innovation par une peti-
te bibliographie contenant les œuvres d’Augustin, Grégoire, Valère Maxi-
me, Sénèque, Macrobe, et Hélinand de Froidmont, qu’il loue plus que tous
les autres. Le cistercien de Froidmont, on le sait, a pillé presque tout le Po-

32. Cf. P. von Moos, Fictio auctoris, dans: Fälschungen im Mittelalter, Akten des Int. Kongresses
der MGH 1986, vol I, Hannover 1988, pp. 739-780.
33. Cf. GT, pp. 224-227.
34. Liber quo ordine sermo fieri debeat, PL 156, col. 25 et 30 A; éd. R. B. C. Huygens, CC cm 127,
1993, l. 173-196, 391-400.
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288 entre histoire et littérature

licraticus sans nommer sa source et a légué ainsi, à travers Vincent de Beau-


vais, qui l’exploita à son tour en son propre nom, un important fond com-
mun d’exempla antiques, souvent des plus extravagants, à des centaines de
prédicateurs et de collectionneurs de récits brefs35.
Les différences de ton et de goût caractérisant les deux types d’exempla
dépendent plus du niveau culturel des destinataires que de celui des au-
teurs, qui ont généralement bénéficié de la même éducation rhétorique du
trivium. Tandis que les uns mettent ce savoir scolaire en valeur, les autres le
négligent, conformément aux principes du IV livre du De doctrina christia-
na d’Augustin, qui est une méta-rhétorique et même une anti-rhétorique
chrétienne prônant la simplicité contre toute recherche dans l’éloquence sa-
crée36. Les exempla utilisés dans le monde des clercs-intellectuels et ceux des
prêcheurs remplissent néanmoins la même fonction persuasive: l’histoire
n’y est jamais considérée en elle-même comme source d’information, mais
est citée comme argument soutenant une cause actuelle. L’homme, célèbre
ou inconnu, donné en exemple, n’y est jamais présenté dans son unicité et
altérité historique, mais comme une sorte de carrefour, de récipient, de
nœud, de lieu (topos dans le sens aristotélicien) reliant les qualités qu’on
peut lui attribuer aux idées qu’on veut défendre ou répandre37.
Y aurait-il deux manières opposées de transposer le fait historique, ou pré-
tendu historique, dans le cadre de l’argumentation? On a voulu creuser un
fossé radical entre, d’une part, la méthode rhétorique de l’exemplum antique,
transmise aux clercs lettrés et cultivée par les théologiens, juristes, dialec-
ticiens et autres, qui cherchaient dans l’histoire un argument pour justifier
une thèse controversée, et, d’autre part, la technique des prédicateurs,
conscients de la psychologie des incultes et désireux de les impressionner au
moyen d’une rhétorique émotive – commotiva animarum, comme disait Alain
de Lille –, qui s’appuie, non pas sur des preuves et des raisonnements, mais
sur des images palpables et des sensations foudroyantes. Il est vrai que
l’exemple employé comme justification se distingue de celui de l’illustra-
tion. Le premier, en donnant au “précédent” valeur de “document”, sert à
établir une thèse, une règle qui n’est pas encore généralement admise; le se-
cond concrétise une vérité, un dogme, une règle universelle, déjà admise
mais insuffisamment comprise ou “visualisée”, et il la “met devant les yeux”

35. Cf. GT, pp. 138-141.


36. Cf. J. J. Murphy, Rhetoric in the Middle Ages, Berkeley-Los Angeles 1974, pp. 286 sq.
37. Cf. GT, pp. XXVI, 330-341.
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l’EXEMPLUM et les EXEMPLA des prêcheurs 289

pour la rendre applicable. J’ai moi-même basé ma théorie de l’exemplum sur


cette distinction entre l’exemple inducteur et l’exemple illustratif38. Au-
jourd’hui, sans l’abandonner complètement, je ne peux plus y voir que deux
modes du “paradigme”, qui, tantôt, tiennent plus de l’ethos, tantôt, plus du
pathos rhétorique, et sont employés selon les besoins et alternativement dans
un même texte et dans toute sorte d’argumentations. Ce ne sont certaine-
ment pas des caractéristiques exclusives de deux genres littéraires.
Ce qui, par contre, pourrait constituer la seule vraie différence entre
l’exemplum des prédicateurs et celui du discours général me semble échap-
per à la définition même de l’exemplum: c’est “le cas” (casus), l’exemple pro-
blématique ou paradoxal. Dans le cas la référence au passé ne vient pas sou-
tenir une règle, douteuse et donc à prouver, ou reconnue et donc simple-
ment à illustrer, mais, en présentant l’exception individuelle et inaltérable,
l’expérience qui fait sauter toute grille normative et mérite d’être méditée
pour elle-même, elle met en évidence la lacune de la règle et peut même
remettre la règle en question39. Le cas n’est pas cité comme preuve ou com-
me leçon; il est contraire au fonctionnalisme paradigmatique, même s’il a
la “fonction” d’inviter à la réflexion sur le concret, à la discussion sur les
leçons singulières et saugrenues de la vie. C’est l’exemple du Décaméron de
Boccace ou des Essais de Montaigne: “l’exemple comme histoire” des
poètes et philosophes, opposé à “l’histoire comme exemple” des prédica-
teurs, selon l’heureuse formule de K. H. Stierle40. Il faut cependant ajou-
ter que la littérature et l’historiographie médiévales, dont on a trop sou-
vent exagéré le didacticisme pour les opposer à la “modernité”, ne man-
quent point de cette forme de problématique. Faisant déjà partie de l’hé-
ritage des declamationes anciennes et du roman hellénistique, elle fut re-
nouvelée par l’influence des conteurs arabes et juifs à partir du XIIe s. Dans
mon livre sur l’exemplum ou “l’histoire comme topique”, j’ai voulu montrer
que Jean de Salisbury, au Moyen Âge, est un des plus éminents représen-
tants de cette forme. Même des œuvres narratives qui proposent explicite-
ment de “donner des leçons” par le biais d’“exemples”, comme le Conde Lu-
canor de Juan Manuel, déguisent, derrière une volonté didactique affichée,
leur doute sur l’induction hâtive de l’anecdote à la règle41. L’exemplum n’y

38. Ibid., pp. 17-39.


39. Ibid., pp. 27-31.
40. L’Histoire comme Exemple, l’Exemple comme Histoire, dans Poétique 10, 1972, p. 187.
41. Cf. P. von Moos, Die Kunst der Antwort (n. 31), pp. 54-57.
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290 entre histoire et littérature

est que le prétexte socratique pour renvoyer celui qui y cherche conseil à
l’utilisation de sa propre raison en face des ambiguités du réel.
Les exemples judicieusement utilisés, les facta et dicta appropriés au cas,
y ont un but plus méthodique que moral. Ils veulent entraîner à la “pru-
dence”, aiguiser la sensibilité aux expériences inattendues. Ces “exemples”
seront très vite considérés comme des “nouvelles”. Des “cas” extrêmes,
comme celui de Griselda, discuté et disputé déjà à l’intérieur du Décamé-
ron puis dans la riche réception ultérieure (même le Ménagier de Paris, ma-
nuel bourgeois profondément didactique, ne peut éviter “le pour et le
contre” de cette histoire extraordinaire42), sont évidemment des
“exemples” opposés aux exempla homilétiques. On devrait plutôt se de-
mander si l’on peut encore les ranger dans la catégorie de l’exemplum tout
court, car ils “ne rendent pas une chose douteuse certaine”, pour reprendre
la définition de la preuve par l’ancienne rhétorique, mais jettent au
contraire le doute sur une chose apparemment certaine, ce qui est plutôt
un procédé philosophique.
J’arrive ainsi ex negativo au même résultat: l’essence de l’exemplum, c’est
sa rhétorique, son intentionnalité, sa manipulation de l’âme ou de l’intelli-
gence par l’analogie historique (le plus souvent fausse), c’est sa profonde
méconnaissance de ce qui, bien avant Kant et déjà même au Moyen Âge, a
valorisé la raison comme le moyen d’être adulte et de savoir se diriger soi-
même. Si j’ose terminer par une opinion personnelle, je dirais que l’exem-
plum homilétique, tel qu’il a été conçu au XIIIe s., marque un progrès dans
l’histoire de la propagande, ou (si l’on veut) de l’endoctrinement, mais qu’il
n’est guère un avancement de l’histoire intellectuelle de l’Europe. Le casus
par contre, tel qu’il réapparaît au XIIe s. pour devenir la nouvelle du XIVe,
m’a attiré parce qu’il est un accomplissement dans l’histoire du penser du
Moyen Âge, et je crois toujours qu’il mérite autant d’intérêt que l’exemplum.

42. Ed. J. Pichon, Paris 1846, vol. I, pp. 99-126; cf. M. Zimmermann, Vom Hausbuch zur Novel-
le, Didaktische und erzählende Prosa im Frankreich des späten Mittelalters. Düsseldorf 1989, pp. 69-78.
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RHÉTORIQUE, DIALOGUE ET COMMUNICATION


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07-retnelmedioevo 9-09-2005 10:33 Pagina 293

7. LA RETORICA MEDIEVALE
COME TEORIA DELL’ARGOMENTAZIONE
ED ESTETICA LETTERARIA*

Questa breve introduzione non si prefigge lo scopo di offrire uno schiz-


zo della storia della retorica nel Medioevo, che risulterebbe necessariamen-
te sintetico. Simili compendi già esistono in gran numero.1 Nello spazio
ristretto che ci si offre non è possibile far fronte in maniera adeguata al du-
plice compito di presentare lo sviluppo della dottrina e della precettistica
di quest’arte, e anche la storia dell’eloquenza e della cultura retorica nella
realtà medievale. La retorica è una disciplina teorica con rilevanza pratica,
e questo è stato sentito sempre, già nel Medioevo, come un motivo di ten-
sione o come una contraddizione. Il rapporto che sussiste tra prassi e teo-
ria ritorna sempre in discussione nella manualistica scolastica medievale
sia che, senza prendere alcuna posizione, si distingua tra il rhetor che inse-
gna la dottrina, il sophista che prepara alla pratica e l’orator che esercita la
professione, tra il metalinguaggio e il linguaggio oggettivo, cioè tra l’ars
extrinsecus e l’ars intrinsecus,2 tra l’insegnamento de arte e l’applicazione ex

* La retorica, in Lo spazio letterario del Medio Evo, a cura di G. CAVALLO - C. LEONARDI - E. ME-
NESTÒ, vol I, 2: La produzione del testo, Roma (Salerno) 1993, pp. 231-271.
1. Cfr. M. CAMARGO, Rhetoric, in The Seven Liberal Arts in the Middle Ages, a cura di D. L. WA-
GNER, Bloomington, Indiana Univ. Press, 1986, pp. 96-124; ID., Ars dictaminis, Ars dictandi, in ID.,
Typologie des sources du Moyen Âge occidental, Turnhout, Brepols, 1991; R. MCKEON, Rhetoric in the
Middle Ages, in «Speculum», XVII 1942, pp. 1-32; J. J. MURPHY, Rhetoric in the Middle Ages, Berke-
ley-Los Angeles-London, Univ. of California Press, 1974 (trad. it. Napoli, Liguori, 1983); Medieval
Eloquence, a cura di J. J. MURPHY, ibid., 1978; Rhetoric Revalued, a cura di B. VICKERS, Binghamton-
New York, Univ. of California Press, 1982; F. BRUNI, L’ars dictandi e la letteratura scolastica, in Sto-
ria della civiltà letteraria in Italia, a cura di G. BARBERI SQUAROTTI, I, Torino, UTET, 1990, pp. 155-
210; F. GALLETTI, L’eloquenza (dalle origini al XVI sec.), Milano, Vallardi, 1938; vd. inoltre la bi-
bliografia di J. J. MURPHY, Medieval Rhetoric, Toronto, Univ. of Toronto Press, 19892.
2. Cosí si esprime il commento al De inventione di Vittorino in Rhetores Latini minores, a cura di
C. HALM, Leipzig, Teubner, 1863, pp. 170 sg., assai diffuso a partire dal sec. XI; cfr. J. WARD, Ar-
tificiosa eloquentia in the Middle Ages (tesi inedita), Toronto 1972, I, pp. 92-98, 185-187, 229, 302-
306, II, pp. 284-285, 292-296; H. CAPLAN, Of Eloquence. Studies in Ancient and Medieval Rhetoric,
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294 entre histoire et littérature

arte,3 tra la disciplina docens e la disciplina utens,4 sia che, invece, prendendo
posizione, si lamenti la frattura tra la scuola e la vita, la si difenda da un pun-
to di vista elitario, o la si metta in ridicolo quale forma di accademismo.5
Ciononostante in questa sede, per rendere sinteticamente giustizia a
questo rapporto ambivalente, bisognerà concentrarsi sulla considerazione
di cui godette la retorica nel giudizio medievale, quale si lascia cogliere da
significative affermazioni sulla sua essenza, sul suo compito, sul suo valo-
re. Quelle piú importanti non provengono dai docenti della materia, che
spesso avevano interessi diversi, troppo immediatamente intrinseci alla
stessa disciplina di insegnamento per riflettere sul significato del loro me-
stiere. Provengono invece da pensatori e scrittori illustri. Il principale in-
terrogativo, cui danno risposta le loro definizioni e valutazioni, è andato ri-
proponendosi continuamente a partire dal Medioevo via via sino alle mo-
derne discussioni teoriche tra i fautori di una retorica argomentativa (la
scuola di Bruxelles del Perelman) e i sistematici dello stile orientati in sen-
so linguistico (la “retorica generale” della scuola di Liegi):6 la retorica è ri-
volta anzitutto (o esclusivamente) alla convinzione pragmatica in situazio-
ni controverse, alla persuasione, all’assenso di un interlocutore incerto, op-
pure possiede anche (o addirittura prevalentemente) il valore di un’esteti-

Ithaca-London, Cornell Univ. Press, 1970, pp. 252-253; N. M. HARING, S. A. C., Thierry of Char-
tres and Dominicus Gundissalinus, in «Medieval Studies», XXVI 1964, pp. 271-286; K. M. FREDBORG,
The Commentary of Thierry of Chartres on Cicero’s De inventione, in «Cahiers de l’Institut du Moyen Âge
grec e latin», VII 1971, pp. 231-237.
3. Cosí si esprime CICERONE, De inventione, I 6 8, spesso collegato allo schema extrinsecus/intrin-
secus; cfr. R. W. HUNT, The Introduction to the ‘Artes’ in the Twelfth Century, in Studia Mediaevalia, in
onore di R. J. MARTIN, Bruges 1948, pp. 98-102; WARD, Artificiosa eloquentia, cit., I, pp. 302-306.
4. È questa la variante piú dialettica della coppia di concetti: cfr. E. GARIN, La dialettica dal se-
colo XI ai principi dell’età moderna, in «Rivista di filosofia», 1958, pp. 237-240; K. M. FREDBORG,
Buridan’s Quaestiones super Rhetoricam Aristotelis, in The Logic of John Buridan. Acts of the 3rd Euro-
pean Symposium on Medieval Logic and Semantics, a cura di J. PINBORG, Copenhagen 1976,
pp. 49-53; J. ISAAC, La notion de dialectique chez Saint Thomas, in «Revue des Sciences philos. et
théol.», XXXIV 1950, pp. 490-495.
5. Cfr. P. VON MOOS, Geschichte als Topik. Das rhetorische Exemplum von der Antike zur Neuzeit und
die historiae im ‘Policraticus’ Johanns von Salisbury, Hildesheim, Olms, 1988, pp. 291-294 (vd. ars
vs. usus nell’indice); ID., L’Ars arengandi italienne ..., in questo vol. infra N° 10, pp. 389-418. Per
il proseguimento umanistico cfr. L. G. JANIK, Lorenzo Valla: the primacy of rhetoric and the de-mora-
lization of history, in «History and Theory», XII 1973, pp. 389-404; GARIN, La dialettica, cit.,
pp. 244-249.
6. Sulla discussione tra le due scuole cfr. Figures et conflicts rhétoriques, a cura di M. MEYER e A.
LEMPEREUR, Bruxelles, Université de Bruxelles, 1990. Sulla dicotomia medievale cfr. l’eccellente
riassunto presentato da K. M. FREDBORG, The Scholastic Teaching of Rhetoric in Middle Age, in
«Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec et latin», X 1987, pp. 85-105.
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la retorica medievale 295

ca letteraria universale e autonoma? Per dirla con la terminologia propria


di questa disciplina, si tratta di una controversia tra la inventio topica e la
elocutio stilistica. Nel Medioevo il contrasto fu acuito principalmente dal-
l’esasperata specializzazione dell’istruzione: mentre i maestri di inventio, in
una ben definita tradizione esegetica orientata in senso filosofico, concepi-
vano il loro compito soprattutto nell’insegnamento degli status, razionaliz-
zando la retorica e avvicinandola alla dialettica,7 i numerosi insegnanti di
elocutio, invece, si concentravano unilateralmente sulle tecniche dell’ornatus
e della compositio, insegnando una stilistica generale in versi e in prosa e fa-
cendo della retorica una prosecuzione piú esigente della grammatica, sic-
ché essi non lavoravano necessariamente con manuali scolastici, ma spesso,
soprattutto nell’alto Medioevo, si dedicavano completamente all’imitatio,
l’esercizio tipico dei progymnasmata, che consisteva nell’imitazione di mo-
delli illustri.8 Ora però è il momento di mostrare che, nonostante le ten-
denze settoriali della prassi scolastica, qua e là si è conservato ben saldo il
senso della complementarietà delle due partes artis, dell’unità della retori-
ca come arte della persuasio, che può fondarsi ora su argomentazioni di tipo
prevalentemente logico, ora sulla capacità di suscitare emozioni grazie ai
suoi mezzi stilistici.
Anzitutto bisogna liberarsi di due frequenti malintesi:
1) non si dovrebbe valutare la retorica nel Medioevo soltanto sul metro
della sua antica interpretazione forense;
2) si riconoscerebbe soltanto la metà della sua importanza pratica se la
si intendesse unicamente come una tecnica volta alla produzione di discorsi
e non anche come un’ermeneutica, ovvero come un metodo interpretativo.
Regina del sistema educativo romano, la retorica preparava a tenere di-
scorsi persuasivi in tribunale e davanti al popolo. Secondo un’opinione dif-
fusa, già nella tarda antichità essa era decaduta al livello di disciplina vol-
ta all’educazione complessiva del discente e priva di uno specifico oggetto
di studio. Sotto l’egida del grammatico, la retorica si era ridotta a sempli-

7. Cfr. M. DICKEY, The Commentaries on the De inventione and Ad Herennium of the Eleventh and
Twelfth Century (tesi inedita), St. Hilda’s, Oxford 1953 (Bodleian Library, ms. B. litt. d. 150); solo
la prima parte è stata pubblicata con il titolo Some Commentaries on the De inventione and Rhetorica ad
Herennium of the 11th and 12th Centuries, in «Medieval and Renaissance Studies», VI 1968, pp. 1-41;
cfr. anche WARD, Artificiosa eloquentia, cit., e The Commentator’s Rhetoric: From Antiquity to the Re-
naissance: Glosses and Commentaries on Cicero’s Rhetorica, in Medieval Eloquence, cit., pp. 25-67.
8. Cfr. CAMARGO, Ars dictaminis, cit., pp. 17 sgg. Come secondo capitolo fondamentale del cor-
so veniva insegnata la dispositio. Sul significato di imitatio cfr. R. R. BOLGAR, The Teaching of Rheto-
ric in the Middle Age, in Rhetoric Revalued, cit., pp. 79-86.
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296 entre histoire et littérature

ce insegnamento propedeutico nell’ambito dell’istruzione letteraria, e sot-


to il predominio del teorico avulso dalla realtà era finita per diventare una
logica dei casi. L’intera storia della retorica, ed in particolare di quella me-
dievale, è stata descritta come un unico processo di riduzione delle sue fun-
zioni originarie.9 Gli specialisti piú competenti hanno visto in essa una
storia degli abusi piú che una storia della disciplina classica in sé, e si sono
meravigliati che nel Medioevo la retorica fosse sopravvissuta, dal momen-
to che in fondo non aveva piú nessun “contenuto specifico”, e cioè nessuna
funzione forense.10 Nell’ottica di una simile storia della decadenza dell’e-
redità antica non si tiene conto, da un lato, che il Medioevo ha già ricevu-
to dall’antichità una dottrina retorica priva di ogni funzionalità nei con-
fronti dell’oratoria pubblica, e dall’altro che, se certamente alcuni impor-
tanti settori dell’antica retorica – e in particolare gli esercizi della memoria
e dell’actio (pronuntiatio), legati unicamente alla declamazione orale – si era-
no completamente sclerotizzati, tuttavia proprio per questo una disciplina
che aveva perso vitalità nel suo terreno originario veniva ora posta al servi-
zio di nuove, diverse funzioni, e quindi non risultava affatto svuotata di si-
gnificato, ma piuttosto ne veniva arricchita. La retorica non era piú fina-
lizzata soltanto alla declamazione orale (e in particolare alla predicazione),
ma a ogni sorta di produzione letteraria, dall’epistola alla poesia sino al
trattato, e cosí pure ad ogni sorta di soluzione ermeneutica dei problemi,
dall’ambito giuridico a quello biblico-esegetico e persino a quello filosofi-
co-teologico. Essa diventò una vera e propria scuola della forma espressiva
e, nel campo ad essa peculiare della definizione e della classificazione dei
casi particolari, divenne una scuola del pensiero. Dipende da noi conside-
rare l’ampliamento della retorica dal campo forense a quello “generale”
come un progresso oppure come una forma di decadenza. In ogni modo, il
Medioevo ha contribuito in maniera determinante a questa universalizza-
zione della materia che oggi è fonte di tante rinnovate discussioni.11 È de-
gno di nota, perciò, il fatto che nel XIII secolo numerosi retori italiani sot-
tolinearono espressamente che questo ampliamento era soltanto un com-
pletamento, anzi un potenziamento della retorica di Cicerone, percepita

9. Cfr. P. BAGNI, L’inventio nell’Ars poetica latino-medievale, in Rhetoric Revalued, cit., p. 99.
10. Cfr. MCKEON, Rhetoric, cit., p. 2; WARD, Artificiosa eloquentia, cit., I, p. 27; P. O. KRISTEL-
LER, Rhetorik in Medieval and Renaissance Culture, in Renaissance Eloquence, a cura di J. J. MURPHY,
Berkeley-Los Angeles-London, Univ. of California Press, 1974, pp. 1-19.
11. Cfr. Rhetorik, a cura di J. KOPPERSCHMIDT, 2 voll., Darmstadt, Wissenschaftliche Buchge-
sellschaft, 1990-1991.
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la retorica medievale 297

come qualcosa di parziale, perché applicabile soltanto alle orazioni da te-


nersi in occasione di una controversia civile.12 Bene di Firenze lamenta il “ri-
duzionismo” ovvero l’imperfectio di Cicerone;13 Brunetto Latini si sente fru-
strato dai tre genera della retorica classica (giudiziario, deliberativo ed epi-
dittico) nella sua ambizione di insegnare una teoria complessiva del lin-
guaggio suasorio valida per qualsiasi argomento, e asserisce che, dei due
scopi principali della retorica – insegnare a dire e a dittare, cioè a parlare e
a scrivere (e specialmente a scrivere epistole) – Cicerone si è occupato sol-
tanto del primo, mentre egli intende cimentarsi con entrambi.14 Sono note
le roboanti invettive di Boncompagno contro Cicerone, al quale tuttavia
egli deve non poco. Anch’esse rivelano l’orgoglioso proposito innovativo di
superare e nel contempo di completare e di integrare l’antica disciplina
scolastica, per adeguarla alle esigenze del presente.15
Nelle pagine che seguono si cercheranno di chiarire i due principali svi-
luppi funzionali della retorica medievale: la particolare concezione, sorta
sostanzialmente con Boezio, di quest’arte come contraltare della dialettica,
e cioè come metodo argomentativo per l’analisi e l’interpretazione di casi
particolari; e la creazione – che risale soprattutto ad Agostino – di un’e-
stetica letteraria dell’anomalia dei tropi al servizio della produzione e del-
la ricezione della letteratura.16

12. Cfr. BRUNI, L’Ars dictandi, cit., pp. 160-167.


13. BENE FLORENTINI, Candelabrum, a cura di G. C. ALESSIO, Padova, Antenore, 1983, pp. 127-
128: ad quas [causas civiles] totam rethoricam Tullius reducere conabatur; cfr. p. 247.
14. B. LATINI, La Rettorica, a cura di F. MAGGINI, Firenze, Galletti e Cocci, 1915. Nuova edi-
zione a cura di C. SEGRE, Firenze, Le Monnier, 1968, pp. 3-4; cfr. p. 147. Cfr. anche P. SGRILLI, Re-
torica e società: tensioni anticlassiche nella ‘Retorica’ di Brunetto Latini, in «Medioevo romanzo», III 1976,
pp. 380-383.
15. Cfr. T. O. TUNBERG, What is Boncompagno’s ‘Newest Rhetoric’?, in «Traditio», XLII 1986,
pp. 299-334; F. BRUNI, Boncompagno da Signa, Guido delle Colonne, Jean de Meung: metamorfosi dei clas-
sici nel Duecento, in «Medioevo romanzo», XII 1987, pp. 103-128; anche in ID., Testi e chierici del me-
dioevo, Genova, Marietti, 1991, pp. 43-70; R. WITT, Medieval ‘Ars dictaminis’ and the Beginnings of
Humanism: a New Construction of the Problem, in «Renaissance Quarterly», XXXV 1982, pp. 1-35; ID.,
Boncompagno and the Defence of the Rhetoric, in «Journal of Medieval and Renaissance Studies», XVI
1986, pp. 1-31; R. B. L. BENSON, Protohumanism and Narrative Technique in Early Thirteenth Century
Italian ‘Ars dictaminis’, in Boccaccio: Secoli di vita. Atti del Convegno Internazionale su Boccaccio, Los
Angeles 1975, a cura di M. COTTINO-JONES e altri, Ravenna, Longo, 1977, pp. 31-50.
16. Ambedue le parti che seguono si rifanno sostanzialmente ai miei principali lavori: Rhetorik,
Dialektik und ‘civilis scientia’ im Hochmittelalter, in Dialektik und Rhetorik im früheren und hohen Mitte-
lalter (colloquio del 1992), a cura di J. FRIED (Schriften des Historischen Kollegs, Kolloquien 27),
München, Oldenbourg, 1997, pp. 133-157; Was galt im lateinischen Mittelalter als das Literarische an
der Literatur? Eine theologisch-rhetorische Antwort des 12. Jahrhunderts, in Literarische Interessenbildung
im Mittelalter, a cura di J. HEINZLE, Stuttgart, Metzler, 1993, pp. 431-451; “Was allen oder den mei-
sten oder den Sachkundigen richtig scheint”. Über das Fortleben des ‘endoxon’ im Mittelalter, in Historia phi-
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298 entre histoire et littérature

1. RETORICA E ARGOMENTAZIONE

Si deve a qualcosa di piú che ad una mera pedanteria di maniacali clas-


sificatori se l’interesse teorico per il ruolo della retorica nel Medioevo si è
sempre concentrato sulle sue affinità e differenze rispetto alla dialettica. A
partire da Aristotele la retorica è stata ritenuta essenzialmente una tecnica
dell’argomentazione che utilizza anche metodi non argomentativi. Retori-
ca e dialettica sono entrambe al servizio dell’arte di esprimere i propri pen-
sieri e le proprie opinioni in maniera tale da ottenere il consenso dell’in-
terlocutore – sia esso un singolo individuo, un giudice o un vasto pubbli-
co – per mezzo di una motivazione sufficientemente plausibile, e quindi
non attraverso una dimostrazione per cosí dire matematicamente cogen-
te.17 Entrambe cominciano la loro opera prendendo necessariamente le
mosse dall’esistenza di un consenso su un qualche argomento adeguato al-
l’oggetto (ad esempio su uno schema di pensiero o su una regola di con-
dotta unanimamente riconosciuta), che non deve per forza racchiudere una
verità assoluta, purché sia sufficientemente accettabile per mettere poi in
moto una discussione argomentativa, e cioè priva di violenza, sull’oggetto
in questione.18 Il nucleo comune e la pragmatica condicio sine qua non di
tutta la retorica e di tutta la dialettica si può definire come una strategia
volta a produrre consenso nelle controversie sulla base di una convergenza
topica sul punto di partenza.
All’interno di una classificazione sistematica, che resta fondamentale in
tutto il Medioevo e che elimina molte indeterminatezze e molte lacune del
procedimento aristotelico, Boezio ha cosí distinto le due discipline in base
all’oggetto, alla funzione, allo scopo:19
a) la materia della dialettica consiste in un problema generale, indipen-
dente da circostanze determinate, ed è detta tesi o quaestio infinita (esem-

losophiae medii aevi, II, a cura di B. MOJSISCH e O. PLUTA, Amsterdam, Grüner, 1991, pp. 711-744;
Introduction à une histoire de l’endoxon , in Lieux communs, topoi, stéréotypes, clichés, a cura di Chr. PLAN-
TIN, Paris, Kimé, 1994, pp. 3-17; L’Ars arengandi italienne, cit.
17. Cfr. CH. PERELMAN - L. OLBRECHTS TYTECA, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique,
Bruxelles, Université de Bruxelles, 19885, pp. 17-40.
18. Cfr. L. BORNSCHEUER, Topik. Zur Struktur der gesellschaftlichen Einbildungskraft, Frankfurt am
Main, Suhrkamp, 1976; VON MOOS, Geschichte als Topik, cit., pp. 246-309.
19. BOETHIUS, De differentiis topicis, IV, P.L. LXIV, coll. 1205C-1206C, 1208, 1215A; sull’impor-
tanza di Boezio per la filologia aristotelica cfr. H. THROM, Die Thesis, ein Beitrag zu ihrer Entstehung
und Geschichte, Paderborn, Schöningh, 1932, pp. 55-62; cfr. anche la traduzione commentata di E.
STUMP, Boethius’s De differentiis topicis, Ithaca-London, Cornell Univ. Press, 1978, pp. 159-178, 1-
25, 79 sg., 82 sg., 93 sg., 179-204.
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pio: se il mondo sia eterno); l’oggetto della retorica è una questione deter-
minabile in base alle sette circostanze quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur,
quomodo, quando, ed è l’ipotesi o causa (ad esempio, un concreto caso di omi-
cidio in tribunale);
b) l’usus della dialettica consiste nella discussione attraverso un’intercisa
oratio per domande e risposte, mentre quello della retorica nella persuasio-
ne ottenuta con un discorso continuo (oratio perpetua ovvero continua): a
questo fa riferimento l’allegoria del pugno chiuso e del palmo aperto;
c) il finis consiste nell’uno come nell’altro caso nel condurre l’interlocu-
tore dove si voglia. Che questo riesca dipende, per quanto riguarda la dia-
lettica, unicamente dall’avversario, poiché qui l’uno è giudice dell’altro;
nella retorica, invece, che, come si vede, risulta limitata al genere giudi-
ziario, il successo non dipende soltanto dall’avversario, cioè dal pubblico,
ma anche da un terzo, cioè dal giudice.
Quest’ultima distinzione, forse alquanto esteriore, appariva cosí ovvia
nel Medioevo che poteva rientrare, per esempio, anche in una singolare de-
finizione del dictamen epistolare: quando infatti, nel XIII secolo, avvenne
che l’ars dictaminis si trasformò da dottrina letteraria tradizionale in un’ar-
te del discorso argomentativo, la ripartizione dei dictamina in epistolari e
non epistolari (oratorii), in analogia con la differenza tra dialettica e reto-
rica, fu definita da Brunetto Latini in modo tale che per dictamen epistola-
re si intendesse un discorso tra due persone assenti, dette rispettivamente
respondens e opponens, mentre per quello non epistolare si intendesse un di-
scorso a tre, in cui due abili oratori si rivolgono a un giudice, a sua volta
presente davanti a loro.20
La definizione delle affinità e delle differenze tra le due materie, che è
stata or ora brevemente riassunta, fu sviluppata da Boezio soprattutto nel
De differentiis topicis, un’opera di cui i primi tre libri sono dedicati alla dia-
lettica, il quarto alla retorica. Già questa ripartizione mostra la maggiore
importanza riconosciuta alla dialettica, che peraltro viene anche formal-
mente motivata in base al fatto che, secondo Boezio, i topoi dialettici uni-
versali (come il genere, la specie, l’opposizione) sono utilizzabili anche in
campo retorico, mentre i topoi retorici, cioè gli status o constitutiones, fina-
lizzati alla determinazione di un singolo caso, si addicono soltanto alle ipo-

20. Cfr. SGRILLI, Retorica e società, cit., pp. 387 sg., a proposito di B. LATINI, La Rettorica, ed. cit.,
pp. 100-103.
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tesi particolari.21 La dialettica pertanto gode di un raggio d’azione supe-


riore a quello della retorica, e anzi non vi è dubbio che l’una includa l’al-
tra quale disciplina subordinata, nella stessa misura in cui in filosofia gli
universali e i semplici hanno la priorità sui particolari e sui molteplici sto-
ricamente determinati. Non a caso la tradizione manoscritta del De diffe-
rentiis topicis comprende un numero relativamente piccolo di testimoni
completi in rapporto ai numerosi esemplari che contengono soltanto i pri-
mi tre libri dedicati alla dialettica e a un numero ancora piú esiguo di co-
pie a sé stanti del quarto libro dedicato alla retorica, che venne utilizzato
isolatamente soprattutto quando, nella seconda metà del XIII secolo, tornò
a destare l’interesse dei filosofi e dei teologi (meno, invece, degli inse-
gnanti di retorica) in seguito alla scoperta della Retorica di Aristotele.22
Per quanto riguarda il rapporto tra dialettica e retorica, dopo Boezio la
seconda auctoritas medievale per importanza fu il suo precursore Mario Vit-
torino, commentatore di Cicerone e interessato anch’egli piú agli aspetti
filosofici che a quelli retorici.23 Quello che Vittorino tramandò al Medioe-
vo, in relazione ai punti di vista menzionati sopra, furono soprattutto le
sue riflessioni sulla definizione ciceroniana della retorica come maior pars
civilis scientiae, cioè come la componente piú importante della scienza poli-
tica. Poiché la retorica, a differenza della filosofia, non è interessata alla ve-
rità, ma alla persuasio, egli la include nel novero delle discipline utili allo
stato. Tra queste materie “politiche”, alcune si occupano dei facta, altre dei
dicta o delle dictiones, ovvero le une si occupano delle azioni e delle impre-
se, le altre dei problemi da superare verbalmente. I dicta o fatti verbali ri-
chiedono la sapientia (saggezza intesa come cognizione di causa) oppure
l’artificiosa eloquentia, cioè l’abilità di parlare ad arte, che risulta assai ben
distinta dal discorso semplicemente “ben fatto” dei poeti e dei filosofi, poi-
ché ha per scopo la persuasione in situazioni controverse.24 Quando non
sussista alcun caso controverso, allora la retorica non ha voce in capitolo.

21. De diff. top., col. 1215C; cfr. M. C. LEFF, The Topics of Argumentative Invention in Latin Rheto-
rical Theory from Cicero to Boethius, in «Rhetorica», I 1983, pp. 23-44, e in partic. pp. 39-41; ID.,
Boethius’ ‘De differentiis topicis’, Book IV, in Medieval Eloquence, cit., pp. 9-12.
22. Cfr. VON MOOS, Was allen, cit.
23. Vittorino è, accanto a Boezio, l’autorità piú importante nei commenti a Cicerone: cfr. WARD,
The Commentator’s Rhetoric, cit., p. 43; K. M. FREDBORG, Twelfth-Century Ciceronian Rhetoric: Its Doctri-
nal Development and Influences, in Rhetoric Revalued, cit., pp. 87-97, e Petrus Helias on Rhetoric, in «Cahiers
de l’Institut du Moyen Âge grec et latin», XIII 1974, pp. 35 sg.; DICKEY, Some Commentaries, cit., p. 20.
24. F. L. VICTORINI Explanationum in Rhetoricam M. Tullii Ciceronis l. II, I 4 5-5, in Rhetores lati-
ni minores, cit., pp. 171-173, p. 173, 110-112: Ergo officium oratoris est dicere, sed adposite ad persua-
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la retorica medievale 301

Questa teoria era stata recepita già nel XII e nel XIII secolo in un pre-
ciso filone della tradizione esegetica medievale (per lo piú inedita) relativa
al De inventione di Cicerone e all’Auctor ad Herennium, che, a parte autori
minori, comincia con Guglielmo di Champeaux, Manegoldo di Lautenba-
ch e alcune opere anonime della scuola di Laon e di Parigi, per continuare
con l’importante commentario al De inventione proveniente dall’Italia set-
tentrionale con incipit Ars rethorice, e con il commentario all’Auctor ad He-
rennium, forse di origine inglese, di un Alano (non di Lilla), e arrivare infi-
ne a Brunetto Latini.25 È stato soprattutto quest’ultimo che con la sua pa-
rafrasi in volgare le ha conferito anche un preciso significato pratico al di
là del ristretto ambiente scolastico. In questa tradizione si ritrovano le ri-
flessioni medievali piú importanti – attente anche alla realtà contempora-
nea – sul significato socio-politico del trivio, che è possibile riassumere si-
notticamente piú o meno cosí: la civilis scientia si occupa in minima parte
dei facta relativi alla conduzione dello stato e della guerra e di altre simili
“arti”, ma per lo piú dei dicta o azioni verbali di ogni tipo;26 dal canto loro
i dicta di cui si occupa il trivio possono essere o sine lite (non conflittuali) o
cum lite (conflittuali): non sono conflittuali le parole degli storici e dei poe-
ti utili allo stato, mentre sono conflittuali tutte le scienze che procedono
in base ad una strategia verbale, e particolarmente la dialettica e la retori-
ca, ma anche la medicina.27 Sotto l’aspetto della teoria letteraria è notevo-
le la rigorosa definizione della retorica, che di per sé, in quanto epidittica,
è soggetta a una situazione di conflitto (la sconfitta dei candidati rivali at-

sionem […]. Nam solum dicere non bene officium definit oratoris; […] nam et poetae et philosophi dicunt
(«Perciò compito dell’oratore è parlare, ma allo scopo di persuadere […]. Infatti il solo parlare non
definisce bene il compito dell’oratore; […] perché anche i poeti e i filosofi parlano»).
25. Su Guglielmo di Champeaux cfr. K. M. FREDBORG, The Commentaries on Cicero’s de inventione
and rhetorica ad Herennium by William of Champeaux, in «Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec et
latin», XVII 1976, pp. 1-39, e Twelfth-Century Ciceronian Rhetoric, cit., pp. 90-92; sull’Ars rethorice
cfr. i compendi del WARD, Artificiosa eloquentia, cit., II, pp. 121-132 (par. 16) e i passi paralleli alla
Rettorica di Brunetto Latini (che da essa per lo piú dipende) offerti da G. C. ALESSIO, Brunetto Lati-
ni e Cicerone (e i dettatori), in «Italia medioevale ed umanistica», XXII 1979, pp. 123-169, in partic.
pp. 132 sgg. Su Alano cfr. la sintesi di WARD, Artificiosa eloquentia, cit., II, pp. 284-309 (par. 28),
e CAPLAN, Of eloquence, cit., pp. 247-270. Per l’intera tradizione e per ulteriori opere cfr. i lavori del-
la DICKEY menzionati sopra, alla n. 7, nonché WARD, Artificiosa eloquentia, cit., I, pp. 41 sgg.; FRED-
BORG, Twelfth-Century Ciceronian Rhetoric, cit., pp. 87 sgg., e Petrus Helias, cit., pp. 31 sgg. Per gli
effetti sulla società cfr. E. ARTIFONI, I podestà professionali e la fondazione retorica della politica comuna-
le, in «Quaderni storici», LXIII 1986, pp. 687-719; ID., Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano, in
«Quaderni medievali», XXXV 1993, pp. 57-78.
26. VICTORINUS, ed. HALM cit., pp. 171, 24-29; 175, 5; ALESSIO, Ars rethorice, cit., pp. 148 sg.;
ALANUS, Artificiosa eloquentia, ed. WARD cit., II, pp. 287 sg.
27. VICTORINUS, ed. HALM cit., p. 171, 22-23; ALESSIO, Ars rethorice, cit., p. 149.
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302 entre histoire et littérature

traverso l’elogio ed il biasimo), a differenza di ogni forma di letteratura che


non prenda le mosse da una controversia, e in particolare della letteratura di-
dascalica o edificante, e a differenza di ciò che noi oggi chiameremmo “let-
teratura in senso puro”. Per la funzione specificamente retorica di un di-
scorso è fondamentale che i temi non abbiano ancora raggiunto lo stato
chiuso della “perfezione”, ma restino aperti ad una problematica ancora da
definire, e cioè alla civilis controversia.28 A questo proposito, dunque, al con-
cetto semiotico di “apertura”, proprio della moderna teoria della letteratu-
ra, si pone in evidente opposizione il corrispondente concetto di ambito re-
torico. Il commentario che inizia Ars rethorice è il piú radicale nello schie-
rarsi contro l’utilizzazione indifferenziata del concetto di retorica per qual-
siasi “bel discorso”.29 Secondo questo testo persino l’exhortatio e la consola-
tio non appartengono piú alla materia artis, dal momento che l’una si limi-
ta a richiamare alla memoria argomenti di cui già si ha conoscenza (cioè
non produce alcun mutamento d’opinione attraverso nuovi apporti), e l’al-
tra non deriva da un conflitto.30 Nella retorica deliberativa è invece conse-
guentemente incluso il dialogo che gli oratori devono sostenere con il pub-

28. WARD, Artificiosa eloquentia, cit., II, pp. 287 sg., a proposito di Alano. Secondo l’Ars rethori-
ce (p. 149) la legislazione è di competenza della scientia civilis cum lite, ma non è artificiosa, poiché, a
detta di Boezio, si fonda solo sull’autorità, cioè sul locus inartificialis ab auctoritate (De diff. top., III,
P.L. LXIV, col. 1199).
29. Ars rethorice, ed. ALESSIO cit., p. 150: ut ostenderet differentiam inter officium oratoris et officium
poetarum quia et si poete ornate loquantur in fabulis suis tamen non per suum ornatum reddunt credibilia ea
que volunt («per mostrare la differenza fra il compito dell’oratore e quello dei poeti, perché anche se
i poeti si esprimono con eleganza nelle loro narrazioni, tuttavia nemmeno con questa eleganza ren-
dono credibile ciò che vogliono»). Sui paralleli a questa teoria offerti dai commentari provenienti
dal nord della Francia (primi fra tutti quelli di Manegoldo e Teodorico) cfr. DICKEY, Commentaries,
cit., pp. 20, 25, 35 sgg.
30. Ibid., p. 156: cum persuasio […] fit de rebus que nondum ad animam pervenerunt cum controversia,
constat exhortationem et dehortationem non esse materiam artis quia exhortatio[nem] fit de rebus que iam ad
animam pervenerunt, veluti si quis haberet voluntatem legendi dialecticam et negligens esset, posset removeri ab
illa neglegentia per hortationem. Dehortatio similiter […] veluti si quis haberet voluntatem concumbendi cum
aliqua meretrice, posset removeri ab illo stupro per dehortationem […] et illa dehortatio fit de rebus illis que
ad animam pervenerant et ideo non erant materia artis. Consolatio […] quia fit sine controversia, ideo non est
materia eius, quia ipse quas vult non inducit rationes contra illum qui eum consolatur («poiché la persua-
sione riguarda cose controverse che non sono ancora arrivate alla coscienza, ne risulta che l’esorta-
zione e la dissuasione non sono oggetto dell’arte [retorica] perché l’esortazione riguarda cose già per-
venute alla coscienza: ad esempio, se uno avesse volontà di leggere la dialettica e fosse negligente,
da quella negligenza potrebbe essere scosso mediante un’esortazione. Analogamente la dissuasione
[…]: ad esempio, se uno avesse la volontà di giacere con una meretrice, potrebbe essere allontana-
to da quella turpitudine mediante dissuasione […] e questa dissuasione riguarda cose che erano
giunte alla coscienza e perciò non erano oggetto dell’arte [retorica]. La consolazione, che si esercita
senza controversia, non ne è oggetto perché chi è consolato non adduce argomenti contro chi lo con-
sola»); cfr. VICTORINUS, ed. HALM cit., p. 177, 16-19.
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la retorica medievale 303

blico in un’aula di consiglio o in un discorso davanti al popolo.31 La reto-


rica è in questo caso anche arte di parlare cum lite, e si sviluppa perciò in
una propria precettistica (e nella sua parodia) persino in un campo del tut-
to privato qual è il corteggiamento di una fanciulla ritrosa da parte di un
seduttore.32 Tutti i generi sine lite finiscono, però, per trovarsi al di fuori
della retorica e tutt’al piú possono contrarre con essa singoli prestiti, come
è avvenuto nella poesia panegiristica o nella storiografia, con i discorsi dei
comandanti che vi sono inseriti.33
L’arte retorica, perciò, è rigorosamente orientata alla contrapposizione
verbale, e questo potrebbe adattarsi bene ad un proposito polemico contro i
maestri di retorica che provenivano piuttosto dalla grammatica o dall’inse-
gnamento della letteratura e contro i loro criteri semantico-poetici (che trat-
teremo in un secondo tempo). In questa tradizione teorico-argomentativa la
retorica appare ora ulteriormente ripartita, sulla scia di Vittorino, in elo-
quentia artificiosa e eloquentia non artificiosa. A questo proposito risultava de-
terminante un criterio, che si addice all’importanza assunta nel Medioevo
dall’argumentum ab auctoritate: il discorso non è “artificioso” nel campo giu-
ridico, poiché si fonda senza alcun dubbio su delle autorità, cioè sulle leggi,
ma è “artificioso” nella retorica in senso piú stretto, dal momento che l’ora-
tore combatte con argomenti ed affetti per persuadere al bene e all’utile.34
Quantunque l’utilità della retorica per i giuristi fosse un punto fermo sin
dal tempo di Isidoro, tuttavia nel processo di rinnovamento dell’insegna-
mento del diritto era orgoglio professionale dei giuristi, e in particolare dei

31. Ars rethorice, p. 154: Deliberativa causa est illa in qua multe sententie dicuntur ut tandem pocior
eligatur cum disceptatione, id est controversia et cum consultatione civili, id est cum frequenti interrogatione fac-
ta a civibus («la causa deliberativa è quella in cui si esprimono molte opinioni, per scegliere la mi-
gliore attraverso un dibattito, cioè una controversia, e con consultazione civile, cioè con domande
frequenti dei concittadini»).
32. Cfr. A. P. CAMPBELL, The Perfection of Ars dictaminis in Guido Faba, in «Revue de l’Université
d’Ottawa», XXXIX 1969, pp. 315-321; F.-J. SCHMALE, Das Bürgertum in der Literatur des 12. Jhs., in
Probleme des 12. Jhs., Sigmaringen, Thorbeke, 1968, pp. 412 sgg.; J. PURKART, Boncompagno of Si-
gna and the Rhetoric of Love, in Medieval Eloquence, cit., pp. 319-332; BENSON, Protohumanism, cit.,
pp. 31-50, a proposito di Boncompagno e di Guido Faba; SGRILLI, Retorica e società, cit., pp. 390 sg.,
su Brunetto Latini.
33. Ars rethorice, p. 157, discute l’opinione, in contrasto con tutta la retorica antica, che l’epi-
dittica non appartenga alla retorica ma alla poesia: ideo dicebant demonstrationem non esse materiam huius
artis quia videbant demonstrationem pertinere ad poetas quia poetarum est commendare aliqua vel vituperare
(«dicevano che la dimostrazione non è oggetto di quest’arte perché vedevano che riguarda i poeti,
poiché è proprio dei poeti elogiare o biasimare qualcosa»).
34. VICTORINUS, ed. HALM cit., p. 172. Cfr. DICKEY, Some Commentaries, cit., pp. 35-41, e Com-
mentaries, cit., pp. 135 sgg., in merito alla doppia strategia realizzata con gli argumenta e i modi com-
movendi; FREDBORG, Twelfth-Century Ciceronian Rhetoric, cit., pp. 90-92.
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304 entre histoire et littérature

canonisti, non ostentare grandi parole nel perorare una causa in un proces-
so o in una disputa, ma fornire le citazioni giuste.35 Con l’altro e piú anti-
co concetto retorico, quello che includeva anche la giurisprudenza, si spie-
gano, nel XII secolo, manifestazioni cosí particolari come il titolo di Rheto-
rica ecclesiastica per un Ordo iudiciarius di diritto processuale canonico, che
soltanto marginalmente ha a che fare con l’ambito retorico,36 o come i die-
ci discorsi-tipo della Francia del nord, chiamati «plaidoiries» dall’editore, i
quali, a parte piccoli ingredienti retorici quali i topoi dell’esordio (elogio del
giudice, scuse per talune imperfezioni, ecc.), contengono pressoché soltanto
le citazioni dei canoni per impiantare dimostrazione e confutazione.37
In base alle implicazioni giuridiche, nella nostra letteratura teorica era
sentito cosí concretamente il postulato ciceroniano fondamentale dell’u-
nità di sapere ed eloquenza, che quanto nell’arte oratoria aveva a che fare
con la sapientia veniva riferito alla conoscenza del diritto, mentre quanto
aveva a che fare con l’eloquentia veniva riferito alla retorica in senso piú
stretto. Il maestro Alano38 spiegò l’epiteto ‘buono’ nella definizione cice-
roniana dell’oratore – vir bonus dicendi peritus – intendendo non un buon
cristiano, ma un conoscitore della prassi del diritto e dell’amministrazio-
ne. Rientrava in questo, però, anche la conoscenza della metodologia reto-
rica dell’inventio, che ora non serviva piú alla preparazione di un discorso,
ma alla delimitazione giuridico-filologica dei casi controversi, alla distin-
zione di aspetti sostanziali e accidentali nei testi o nelle azioni presi in esa-
me. Abelardo, per esempio, nel Sic et Non ha ulteriormente sviluppato un
procedimento derivato dalla canonistica, mentre ha trasferito una tecnica
argomentativa fondamentalmente retorica all’ermeneutica testuale e ha
classificato auctoritates contrapposte come nei casi giudiziari particolari, se-
condo “peristasi” e “status”.39

35. Vd. sopra, n. 28; VON MOOS, Geschichte als Topik, cit., pp. 254-257, 271-276; A. GIULIANI,
L’elemento ‘giuridico’ nella logica medioevale, in «Jus», XV 1964, pp. 163-190; G. OTTE, Dialektik und
Jurisprudenz. Untersuchungen zur Methode der Glossatoren, Frankfurt am Main, Klostermann, 1971,
pp. 227-230.
36. Edita da L. WAHRMUND, Innsbruck 1905 (rist. Aachen 1962); cfr. E. OTT, Die rhetorica ec-
clesiastica, in «Sitzungsberichte der Akad. der Wissenschaften in Wien», phil.-hist. Cl., VII 1892;
P. VON MOOS, Das argumentative Exemplum und die “wächserne Nase” der Autorität im Mittelalter, in
Exemplum et Similitudo, a cura di W. J. AERTS e M. GOSMAN, Groningen, Forste, 1988, pp. 55-84.
37. H. SILVESTRE, Dix plaidoiries inédites du XIIe s., in «Traditio», X 1954, pp. 373-397.
38. WARD, Artificiosa eloquentia, cit., II, pp. 288 e 293; si veda anche l’inglobamento di leges et
decreta nella retorica operato da RADULPHUS DE LONGO CAMPO, In Anticlaudianum Alani commentum,
a cura di J. SULOWSKI, Wroclaw-Warszawa 1972, pp. 135-171.
39. Cfr. GIULIANI, L’elemento ‘giuridico’, cit., pp. 163 sg., 170 sg.; VON MOOS, Geschichte als To-
pik, cit., pp. 266-271; W. HARTMANN, Manegold von Lautenbach und die Anfänge der Frühscholastik,
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la retorica medievale 305

Il dicendi peritus della formula ciceroniana ricorda, d’altra parte, la figu-


ra orfica del civilizzatore del De inventione (I 1 2), il magnus vir sapiens, che
ha persuaso gli uomini primitivi ancora allo stato ferino a vivere insieme
in città, nella concordia. Anche grazie a questo celebre mito è rimasta nel-
le coscienze in tutto il Medioevo la figura carismatica del grande oratore
come quintessenza dell’artificiosa eloquentia.40 Un contemporaneo della se-
conda crociata vide certamente la perdita di funzionalità dell’eloquenza
nella vita pubblica, allorché osservò quasi con dispiacere che il comanda-
mento cristiano della veridicità escludeva il seducente splendore verbale
dal codice di procedura canonico. Poi, però, si consolava con il trionfo del-
la retorica in un campo specificatamente cristiano, la predicazione, e si ab-
bandonava all’elogio piú appassionato di Bernardo di Clairvaux, l’oratore
piú grande del suo tempo, nonché vero vir bonus dicendi peritus.41 L’elo-
quente pacificatore dei tempi remoti è ora curiosamente risorto nelle vesti
di illustre predicatore della crociata. D’altro canto, questa è soltanto una
delle molte reincarnazioni medievali del magnus vir sapiens: altri lo vedono
nel Cristo o magari in Carlo Magno, in Francesco d’Assisi o nello stesso Ci-
cerone, l’eroe civile nella lotta per la repubblica e il Romani maximus auctor
eloquii (Lucano, VII 62).42
Questo schizzo del lavoro esegetico condotto su Cicerone nel corso del-
l’alto Medioevo dovrebbe aver mostrato come, nella tradizione che faceva
capo a Boezio e a Vittorino, era rimasta ininterrottamente viva l’idea por-
tante che collegava retorica e dialettica alla persuasio argomentativa o in-
tenzionalità pragmatica. L’opinione diffusa che nel Medioevo la retorica
fosse ormai intesa soltanto come disciplina generale della prosa d’arte e
come stilistica dell’ornatus non trova assolutamente alcun appiglio nella
letteratura teorica da noi esaminata. Le due tradizioni si distinguono nel

in «Deutsches Archiv», XXVI 1970, pp. 45-149; M. T. BEONIO-BROCCHIERI FUMAGALLI, Note per
un’indagine sul concetto di retorica in Abelardo, in Arts libéraux et philosophie au Moyen Âge, Montréal-
Paris, Vrin, 1969, pp. 829-832; cfr. infra, pp. 311-313.
40. BRUNI, Boncompagno da Signa, cit., pp. 108 sg.; CH. T. DAVIS, Brunetto Latini and Dante, in
«Studi medievali», VIII 1967, pp. 426-428; WARD, The Commentator’s Rhetoric, cit., pp. 45 sg.
41. WIBALDO DI CORVEY, P.L. CLXXXIX, coll. 1254B-1255C; cfr. K. M. FREDBORG, The Scholastic
Teaching of Rhetoric in the Middle Age, in «Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec et latin», X 1987,
pp. 89 sgg.
42. R. D. DI LORENZO, Rational Research in the Rhetoric of Augustine’s ‘Confessio’, in From Cloister
to Classroom, Monastic and Scholastic Approaches to Truth, Kalamazoo 1986, pp. 1-26; W. S. HOWELL,
The Rhetoric of Alcuin and Charlemagne, New York, Russel & Russel, 1965, pp. 67 sg.; GALLETTI, L’e-
loquenza, cit., I, pp. 85 sg., e VON MOOS, L’Ars arengandi italienne, infra, pp. 393 sg., a proposito del
concionator san Francesco; DAVIS, Brunetto Latini, cit., pp. 426-430, sulla figura di Cicerone.
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306 entre histoire et littérature

fatto che i commentatori che si riallacciano a Boezio cercano di far rientra-


re la retorica, insieme con la dialettica – intese come materie propedeuti-
che alla scienza –, all’interno della logica o della philosophia rationalis, men-
tre quelli che dipendono da Vittorino la intendono come componente
principale e indipendente di una scientia civilis non specificamente filosofi-
ca, comprendente giurisprudenza e arte dell’argomentazione. A partire
dall’alto Medioevo trovano origine in questa divergenza continue contro-
versie scolastiche sulla posizione della retorica e della dialettica nel siste-
ma delle scienze: tali polemiche, poi, si rinvigorirono in Francia allorché,
dal tardo XII secolo, fu meglio conosciuta in parecchi ambienti l’organiz-
zazione aristotelica delle discipline.43 Nella tradizione filosofica era con-
troversa la questione se la retorica fosse una sottosezione della logica o non
piuttosto della teoria etica e della politica, mentre gli insegnanti di reto-
rica piú retrivi si appoggiavano come sempre alla ripartizione tradizionale
del trivio e al generico concetto ciceroniano di civilis scientia: a partire da
Teodorico di Chartres si ribellarono continuamente e decisamente contro
l’inclusione della retorica nella logica oppure arrivarono a dei compromes-
si, come cambiare nome semplicemente a tutto il trivio, chiamandolo elo-
quentia o logica nel senso suggerito dalla doppia etimologia del termine lo-
gos (ratio-oratio).44 Quando, nel XIII secolo, i maestri italiani di ars dicta-
minis cercarono di sviluppare una vasta dottrina politicamente motivata e
orientata alla prassi, ponendola al servizio di chi, all’interno della comu-
nità municipale, avesse la necessaria predisposizione, trovarono in questa
tradizione della civilis scientia fondamentali basi teoriche. I commentatori
di Cicerone della Francia settentrionale del XII secolo, con il loro atteg-
giamento di fondo, considerato spesso puramente teorico e “accademico”,
contribuirono cosí, indirettamente, alla nascita sul suolo italiano della
nuova cultura retorica che annunciava l’umanesimo.45

43. FREDBORG, Petrus Helias, cit., pp. 31-41, e Buridan’s Quaestiones, cit., pp. 149-160; J. J.
MURPHY, Aristotle’s Rhetoric in the Middle Ages, in «Quarterly Journal of Speech», LII 1966, pp. 109-
115; GARIN, La dialettica, cit., pp. 232-240; J. B. KOROLEC, Jean Buridan et Jean de Jandun et la re-
lation entre la rhétorique et la dialectique, Berlin, de Gruyter, 1981, pp. 622-627; G. BRUNI, ‘De dif-
ferentia rhetoricae, ethicae et politicae’ of Aegidius Romanus, in «New Scholasticism», VI 1932, pp. 1-18;
O. LEWRY, Grammar, Logic and Rhetoric 1220-1320, in History of the University of Oxford, I, a cura di
J. I. CATTO - R. EVANS (The Early Oxford Schools), Oxford, Clarendon Press, 1984, pp. 401-433; J.
R. O’DONNEL, Commentary of Giles of Rome on the Rhetoric of Aristotle, in Essays in Medieval History pre-
sented to B. Wilkinson, Toronto 1969, pp. 139-156.
44. Cfr. MCKEON, Rhetoric, cit., pp. 16-17; WARD, Artificiosa eloquentia, cit., I, pp. 273-310 (ol-
tre a Teodorico ricordiamo tra tutti Bernardo Silvestre, Adelardo di Bath e Daniele di Morley); VON
MOOS, Geschichte als Topik, cit., pp. 246-249 (su Giovanni di Salisbury).
45. Cfr. CAMARGO, Ars dictaminis, cit., pp. 39 sgg.; J. R. BANKER, The Ars dictaminis and Rheto-
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la retorica medievale 307

La prima ars dictaminis del tardo XI e del XII secolo ha però ancora ben
poco a che fare con tutto questo. All’inizio non si tratta di una vera retori-
ca, ma di una stilistica che include piú o meno un elemento retorico, in
primo luogo per la produzione epistolare nella cancelleria papale e nei co-
muni italiani. Essa è innanzitutto al servizio della ritualizzazione delle for-
me scrittorie e dell’autorappresentazione, conforme alle circostanze, di per-
sone e di gruppi che, attraverso forme linguistiche degnamente ornate, vo-
levano sottolineare il loro potere, la loro maestà o la sovranità che detene-
vano o rivendicavano. Cosí, a cavallo tra XII e XIII secolo, si può osserva-
re per la prima volta nei comuni italiani una nuova autentica retorizzazio-
ne dell’ars dictaminis tradizionale, che è dovuta, in particolare, all’allarga-
mento ad ogni sorta di comunicazione orale della dottrina epistolare fino ad
allora utilizzata. La crescente necessità di sicurezza linguistica da parte di
cittadini insufficientemente istruiti, e specialmente dei piú ragguardevoli,
“consoli” o podestà, in questioni pubbliche o private – nei dibattiti del con-
siglio (consilia), nei discorsi di ambasceria (ambaxiatae), o nelle allocuzioni
davanti alle assemblee del popolo (contiones) – resuscitava nuovamente dal-
l’antichità i principi dell’eloquenza forense.46 Indipendentemente da que-
sto primo vero germoglio dell’ars dictaminis, la cosiddetta ars arengandi o
concionatoria, Boncompagno, allontanandosi intenzionalmente da una tale
arte, che per lui era troppo plebea, fondò la sua Rhetorica novissima per giu-
risti esordienti, che porta a ragione questo titolo allusivo, poiché dimostra
l’esigenza di far uscire dalla scuola la vecchia e la nuova Tulliana Rhetorica
(il De inventione e l’Ad Herennium) e di porre accanto a loro una pratica ora-
le di dictamina adeguata alle necessità dell’epoca.47 Questo rappresentò un
punto di riferimento per i piú tardi dictatores, sebbene difficilmente poté ri-
vestire una reale importanza per la prassi giudiziaria. D’ora in avanti il ca-
none ciceroniano non sarà mai piú commentato in forma meramente acca-

rical Textbooks at the Bolognese University in the 14th Century, in «Mediaevalia et Humanistica», n.s.,
V 1974, pp. 153-168; VON MOOS, L’Ars arengandi italienne, infra, pp. 394 sg.
46. Cfr. GALLETTI, L’eloquenza, cit., II, pp. 440-485; A. GAUDENZI, Sulla cronologia delle opere dei
dettatori bolognesi da Buoncompagno a Bene di Lucca, in «Bollettino dell’istituto storico italiano», XIV
1895, pp. 90-118; ARTIFONI, I podestà professionali, cit.; KRISTELLER, Rhetoric, cit., pp. 8-19; G. VEC-
CHI, Le arenghe di Guido Faba e l’eloquenza d’arte civile e politica duecentesca, in «Quadrivium», IV 1960,
pp. 61-90; E. VINCENTI, Matteo dei Libri e l’oratoria pubblica e privata nel ’200, in «Archivio Glotto-
logico Italiano», LIV 1969, pp. 227-237, e Matteo dei Libri, ‘Arringhe’, Milano-Napoli, Ricciardi,
1975; VON MOOS, L’Ars arengandi italienne, cit.; CAMARGO, Ars dictaminis, cit., pp. 39 sg.
47. Edizione di A. GAUDENZI, Bibliotheca iuridica Medii Aevi, II, Bologna 1892, pp. 251-298; si
vedano i lavori di Tunberg, Benson, Bruni e Witt menzionati sopra, alla n. 15.
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308 entre histoire et littérature

demica, ma sarà palesemente o nascostamente saccheggiato per procurarsi i


mezzi efficaci di una valida persuasio. Gli insegnanti di dictamen, materia
ampia che comprendeva il bene dicere / ben parlare, si sentivano senz’altro
consapevoli della novità del loro insegnamento in considerazione del cam-
biamento del mezzo di comunicazione, passato dalla parola scritta a quella
parlata. Essi si posero sempre in posizione polemica nei confronti di ogni
dottrina stilistica tendente al decorativismo fine a se stesso e sostenuta da
estetizzanti “disegnatori di lettere”, e particolarmente nei confronti della
tendenza orientata unicamente in senso poetico-grammaticale, che si era
diffusa in ambito francese e curiale, di curare alla perfezione il ritmo della
frase. La critica incessante alle pesanti regole del cursus, alla ridondanza che
complica l’intellegibilità del testo, all’uso di oscure metafore, ai proverbi di
esordio appiccicaticci, ha il suo fondamento piú solido nella ricerca dell’ef-
ficacia strategico-argomentativa e nella rinuncia a l’art pour l’art di un’elo-
cutio di pura rappresentanza, divenuta sterile da un punto di vista retorico,
e utilizzabile nel migliore dei casi a livello epidittico.48
In tutta quanta l’Europa è questo un particolare sviluppo bassomedieva-
le,49 che non dovrebbe eliminare l’illusione che altrove, in relazione con la
ricezione scolastica di Aristotele, la retorica sia divenuta l’oggetto di un’e-
rudizione tradizionale sempre piú svuotata di funzione dal punto di vista
pratico, sempre piú disprezzata dal punto di vista teorico. Come è noto, nel
XIII secolo, nella disputa per il primo posto nella gerarchia delle tre artes
sermocinales, anche all’interno delle istituzioni universitarie si delinea una
vittoria della dialettica sulla retorica, che era ancora dominante nel primo
Medioevo. Il posto d’onore tra le artes propedeutiche lo ottiene ora una lo-
gica generale, che serve da introduzione alla vera scienza “del generale e del
necessario” che ricorre ai principi primi. Per un’esigenza di ordine didatti-
co, essa doveva assicurare il passaggio diretto allo studio della teologia, del-

48. Cfr. WITT, Boncompagno, cit.; V. LICITRA, La Summa de arte dictandi di Maestro Goffredo, in «Stu-
di medievali», VIII 1966, pp. 865-913; TUNBERG, What is Boncompagno’s ‘Newest Rhetoric’, cit.,
pp. 311 sg.; M. CAMARGO, The Libellus de arte dictandi rhetorice attributed to Peter of Blois, in «Specu-
lum», LIX 1984, pp. 16-41; E. J. POLAK, A Textual Study of Jacques de Dinant’s ‘Summa dictaminis’,
Genève, Droz, 1975, pp. 26-31; F. J. WORSTBROCK, Die Frühzeit der Ars dictandi in Frankreich, in Prag-
matische Schriftlichkeit im Mittelalter, a cura di H. KELLER e altri, München, Fink, 1992, pp. 131-156.
49. A. WEISHEIPL, Classifications of the Sciences in Medieval Thought, in «Medieval Studies», XXVII
1965, pp. 54-90; R. KÖHN, Schulbildung und Trivium im lateinischen Hochmittelalter und ihr möglicher
praktischer Nutzen, in Schulen und Studium im sozialen Wandel des hohen und späten Mittelalters, a cura
di J. FRIED, Sigmaringen, Thorbecke, 1986, pp. 203-284; VON MOOS, Geschichte als Topik, cit.,
pp. 246-264.
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la retorica medievale 309

la giurisprudenza e della medicina, rivestendo il ruolo di metodo filosofico


generale, valido per tutte le Facultates superiori.50 Per la retorica, perciò,
non restava spazio in base alla ripartizione aristotelica della logica in un
ramo dialettico, uno analitico e uno sofistico; invece, in base a quella di Al-
Farabi e di Gundissalino, essa rimaneva ancora, insieme con la poetica, a li-
vello piú basso nella logica o philosophia rationalis,51 di cui si dirà presto che
è determinata non dall’intelletto, ma dalle forze dell’anima concupiscibi-
le.52 Dopo che, nel tardo XIII secolo, si diffuse la retorica aristotelica con
la definizione di antistrophé – rhetorica est assecutiva dialecticae, secondo la ver-
sione del Moerbeke –,53la retorica fu considerata una parte inferiore della
dialettica. Nel trattato di Pietro Ispano, che restò poi sempre canonico per
tutta la logica scolastica, essa divenne un metodo di ricerca al servizio del-
la costruzione delle ipotesi, una scuola primaria del pensiero finalizzata al-
l’inventio, alla quale forniva funzione e legittimazione soltanto la verifica,
immediatamente successiva e propriamente scientifica, condotta fino allo
iudicium,54 cioè alla conoscenza della verità. Mentre la retorica, nel campo
della conoscenza, porta tutt’al piú alla fides o magari soltanto alla suspitio, la
dialettica già raggiunge un’opinio verificabile, e infine soltanto con la logi-
ca apodittica l’intelletto consegue la sicura quiete del sapere.55 Le due Eti-
che e la Politica di Aristotele, d’altronde, spingono alcuni filosofi a ricolle-
gare di nuovo la retorica alla scientia civilis,56 sebbene per lo piú non allo
scopo di rivalutarla, ma allo scopo di allontanarla definitivamente dalle sa-

50. Cfr. W. J. ONG, S.J., Ramus, Method, and the Decay of Dialogue, Cambridge (Mass.)-London,
Harvard Univ. Press, 1983, pp. 53 sgg., 136 sgg.
51. MURPHY, Aristotle’s Rhetoric, cit., pp. 109-115; MCKEON, Rhetoric, cit., pp. 16-20; WARD, Ar-
tificiosa eloquentia, cit., I, pp. 273-310; W. BOGGESS, Hermannus Alemannus’ Rhetorical Translations, in
«Viator», II 1971, pp. 227-250, 249 sg. Gundissalino collega ancora, e certamente non senza con-
traddizioni, lo schema aristotelico con quello ciceroniano. Stranamente egli nomina anche la parte
poetica della civilis scientia; cfr. De divisione philosophiae (ed. L. BAUR, Münster 1903), p. 54: ipsa est
pars civilis sciencie que est pars eloquencie. Tuttavia ibid., p. 71, retorica e poesia vengono presentate, «se-
condo Alfarabi», come partes logicae. Il riassunto offerto a pp. 81 sg. mostra di nuovo la gerarchia sco-
lastica che assumerà particolare rilevanza in futuro, secondo la quale il livello piú basso è occupato
dalla eloquentia (grammatica, poesia, retorica), quello di mezzo dalla logica e quello piú alto dalla sa-
pientia/veritatis cognitio, consistente nella sapientia humana e divina (scienza della natura e teologia).
52. Cfr. FREDBORG, Buridan’s Quaestiones, cit., pp. 50-54.
53. MURPHY, Aristotle’s Rhetoric, cit., pp. 109-115; BRUNI, De differentia rhetoricae, cit., pp. 5-12;
O’DONNEL, Commentary of Giles of Rome, cit., pp. 139-148; BOGGESS, Hermannus Alemannus, cit.,
pp. 227-250.
54. Cfr. J. ISAAC, Le notion de dialectique chez Saint Thomas, in «Revue des Sciences philosophi-
ques et théologiques», XXXIV 1950, pp. 481-495.
55. Cfr. O’DONNELL, Commentary, cit., pp. 139-148.
56. Cfr. KOROLEC, Jean Buridan, cit., pp. 622-627.
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310 entre histoire et littérature

cre stanze della logica. Nel primato del valore della conoscenza essa con-
servò, in fin dei conti, ancora e soltanto una funzione di ripiego, per quel-
l’insignificante residuo di problemi che nessuna scienza può risolvere, per
giudizi sul singolare, sul particolare, sul mutevole, sul relativo. La dottrina
delle passioni di Aristotele, laddove fu conosciuta, diede alimento ulterio-
re alla svalutazione teorico-conoscitiva della retorica. Essa fu applicata prin-
cipalmente ai vantaggi secondari di quest’arte, dovuti all’influenza che ha
sul popolo ignorante e prigioniero dei sensi.57

2. RETORICA ED ESTETICA LETTERARIA. LE TESI DI ABELARDO

Proprio ciò che nella filosofia scolastica condusse alla svalutazione della
retorica, la sua “non scientificità”, il suo carattere immaginoso, il suo po-
tenziale di sollecitazione sensuale, la condusse altrove – e non soltanto
presso gli insegnanti professionali di retorica, ma anche all’interno della
disciplina piú alta e piú difficile dell’intero canone delle scienze, cioè nel-
la teologia medievale, e piú tardi nella difesa della poesia che ad essa fece
seguito nel XIV secolo con il nome di “altra teologia” – ad un’inattesa ri-
valutazione, che in un certo qual modo e su basi del tutto nuove, le resti-
tuí l’antica posizione di preminenza, e che, come ha già osservato E. R.
Curtius,58 rese possibile lo sviluppo fondamentale per la teoria letteraria
dell’era moderna, quello dal poeta theologus al theologus poeta.
Al centro della riflessione teologica sull’utilità della retorica per la vita
sta quella sezione della dottrina dei tropi che attiene non all’inventio, ma
all’elocutio, e che, racchiusa sotto il termine generico di transsumptio o di
translatio, ha portato a un confronto innovativo tra discorso metaforico e
discorso non-metaforico. Se ne darà qui un breve esempio illustrativo sul-
la base di alcune osservazioni di Abelardo e di Boccaccio, curiosamente si-
mili. Le affermazioni sparse nelle diverse opere di Pietro Abelardo sulla
poeticità – che è quanto dire sulla retoricità – della Bibbia si possono rie-
pilogare nelle tre tesi seguenti:59

57. Cfr. O’DONNELL, Commentary, cit., pp. 147-156.


58. Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Bern 1948, trad. it. Firenze, La Nuova Italia,
1992, capp. 11-12.
59. Le opere di Abelardo vengono abbreviate come segue: Comm. Rom. = Commentaria in episto-
lam ad Romanos, a cura di E. M. BUYTAERT, in PETRI ABELARDI Opera theologica, Turnhout, Brepols,
1969 (C.C.C.M., XI), pp. 1-340. SN = PIETRO ABELARDO, Sic et Non, a cura di B. B. BOYER e R.
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la retorica medievale 311

1) la lingua della Bibbia e dei dottori della Chiesa segue il principio re-
torico dell’aptum: si adatta a scopo pedagogico alla situazione concreta e
alla ricettività dei destinatari ed evita perciò la nitidezza e l’evidenza del
discorso denotativo;
2) essa preferisce l’ambiguità connotativa, l’uso delle metafore e l’in-
ventività, poiché in genere il messaggio può essere approssimativamente
espresso soltanto sotto un tale velo;
3) tale oscurità, però, offre lo stimolo intellettuale ed estetico al lavoro sul
tema piú alto e sostanzialmente irraggiungibile, a una decodificazione sem-
pre nuova di una “letteratura aperta”, che fino alla parusia non avrà pace.

a) Il ‘Sic et Non’
Tutte e tre le tesi compaiono insieme subito all’inizio del prologo del Sic
et Non. Di per sé la lingua dello Spirito Santo, sia pure articolata dall’au-
tore sacro, sarebbe superiore all’intelligenza del lettore, che magari non è
neppure illuminato dallo Spirito. Questa lingua è caratterizzata da «tra-
boccante ricchezza delle parole» (ridondanza ottenuta con l’omonimia e la
sinonimia), dall’imprecisione della lingua corrente (usus) e dalla sua plasti-
cità (evidentia) quale supporto alla comprensione per gli “incolti”, e dalla
difficoltà ermetica quale incitamento per i dotti, al fine di sondare per
quanto possibile gli occulta mysteria, ma anche di «rimettere allo Spirito»
ciò che è inconoscibile, quali domande aperte «che Egli faceva scrivere»,
affinché sia poi Lui, all’epoca prestabilita, a dare loro risposta attraverso al-
tri esegeti.60 I tre aspetti della polivalenza semantica, del carattere imma-
ginoso e dell’ambiguità si potrebbero definire come le “qualità letterarie”
della Bibbia e degli altri testi ispirati; tuttavia, il contesto li rappresenta
anzitutto come degli ostacoli alla comprensione e dei limiti per la comu-
nicazione, cioè come se avessero bisogno, se non di essere scusati, almeno
di essere difesi in relazione ad una posizione contraria.
Questa posizione contraria è l’ideale della proprietas nel senso della cor-
rispondenza non problematica tra res e verba. Le autorità citate in proposi-

MCKEON, Chicago-London 1976-1977. T chr = Theologia christiana, a cura di E. M. BUYTAERT, in


PETRI ABELARDI Opera theologica, Turnhout, Brepols, 1969 (C.C.C.M., XII), pp. 1-371. T Sch = Theo-
logia ‘Scholarium’, a cura di C. MEWS, Turnhout, Brepols, 1987 (C.C.C.M., XIII), pp. 310-549. T Sum
= Theologia ‘Summi boni’, a cura di C. MEWS, ibid., pp. 87-201. Sulla loro composizione cfr. C.
MEWS, General Introduction, ibid., pp. 15-81, e ID., On Dating the Works of Peter Abelard, in «Archi-
ves d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge», LII 1985, pp. 74-134.
60. SN, 11-18, 48-54; cfr. T Sch, II 61, p. 438.
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to, Prisciano e Agostino, sottolineano il contrasto tra una lingua scientifi-


ca tutta rivolta alle cose, indifferente a problemi di mediazione, e una lin-
gua didattica attenta ai destinatari, che si serve di mezzi retorici, qual è ad
esempio la variatio delectans raccomandata da Cicerone rispetto alla mono-
tona ripetizione di concetti sempre uguali per indicare la medesima cosa.61
Il fatto che non sia in gioco la differenza tra la lingua d’arte e la lingua di
tutti i giorni e neppure la tradizionale apologia della lingua della Bibbia
in base al sermo humilis cristiano, o magari in base al postulato omiletico
agostiniano della diligens negligentia, del volutamente disadorno per amor
di chiarezza,62 lo mostra l’osservazione che l’inusitatus locutionis modus di un
discorso ispirato rappresenta la nostra soglia di comprensione piú alta:
questa inusitatezza impedisce che il messaggio, «messo a nudo da parole
qualsiasi, si deprezzi». Perché «una cosa è tanto piú preziosa, quanto piú
appassionatamente la si indaghi e quanto piú difficile ne risulti la ricer-
ca».63 Si contrappongono cosí due maniere dell’“arte” o del lavoro appli-
cato alla lingua: l’una produce chiarezza, l’altra pienezza di espressione.
Ma neanche la proprietas del discorso consiste per Abelardo nella con-
venzionalità del linguaggio corrente o addirittura di quello popolare: è in-
vece un prodotto artistico o scientifico altamente sviluppato dal punto di
vista razionale, che lo sforzo e l’accordo dei dotti hanno innalzato al livel-
lo piú elevato nella cultura latina e hanno trasformato in uno strumento
unitario e stabile di facile comprensione. La sua normalità è un’acquisizio-
ne culturale fondata su regole precise: non naturalezza, ma “standardizza-
zione”, conseguita nello sforzo verso l’ideale di uno scambio di idee per
concetti astratti e senza contrasti.64 Partendo da questa definizione di pro-
prietas Abelardo ha sviluppato una concezione della lingua del tutto diver-
sa. È proprio il complesso delle regole umane, tendenzialmente monoliti-
che, sulla “scorrevolezza” espressiva, che egli vede regalmente attraversato
dalla lingua dello Spirito Santo: multiforme, ambigua, indeterminata, im-

61. SN, 12-43, con PRISCIANO, Inst., VII 28; CICERONE, De inven., I 41 76 (cfr. T Sum, II
pp. 77 sg.).
62. AGOSTINO, De doctr. chr., IV 9-10 (CICERONE, Or., 23 78).
63. SN, 15-18: oportet in eadem quoque re verba ipsa variare nec omnia vulgaribus et communibus denu-
dare verbis; quae, ut ait beatus Augustinus, ob hoc teguntur ne vilescant, et eo amplius sunt gratiora quo sunt
maiore studio investigata et difficilius conquisita (in base ad AGOSTINO, In psalm., 103, C.C., XL,
p. 1490, 22-24; De doctr. chr., II 6 7-8).
64. Cfr. J. JOLIVET, Arts du langage et théorie du langage chez Abélard, Paris, Champion, 1969,
pp. 85-94, 350-355; A. BORST, Der Turmbau von Babel, 11/2, Stuttgart, Hiersemann, 1959,
pp. 631-636.
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maginosa, “difficile”. Abelardo, che ha sempre dato rilievo alla sua evolu-
zione da filosofo a teologo (cioè da logico della lingua ad interprete della
Bibbia) come a una svolta, anzi come a una sorta di conversio, ha trovato le
basi storico-salvifiche delle sue riflessioni meno nella Genesi che negli Atti
degli Apostoli: il miracolo della Pentecoste rappresenta per lui, fondatore del
monastero del Paraclito ed autore di parecchi inni allo Spirito Santo, la de-
finitiva irruzione di Dio nella storia linguistica umana, il ribaltamento di
tutti i valori nella teoria della lingua.65 Con la Pentecoste – egli dice – i
Cristiani, scavalcando cosí tutta la logica scolastica, sono diventati gli uni-
ci veri logici, nel senso greco originario del termine: i veri «maestri della
sapienza e dell’eloquenza», poiché è stata conferita loro l’abundantia sermo-
nis, cioè non soltanto l’abbondanza linguistica, ma anche la bella varietà di
tutti gli stili e di tutte le forme del discorso, che nel contempo supera e
conduce a perfezione sacra l’arte ciceroniana della variatio retorica.66 Que-
sto evento salvifico della lingua rivela anche il senso riposto nella partico-
lare forma di rappresentazione che è alla base di tutta la Bibbia: «Dio si
rallegra talmente delle sue creature che preferisce essere raffigurato negli
oggetti naturali, da lui stesso creati, piuttosto che essere descritto con le
nostre parole. Egli gioisce piú della somiglianza (similitudo) con le cose che
della proprietà (proprietas) delle nostre parole. Cosí anche la Scrittura per
abbellire il discorso preferisce usare come termini di paragone gli oggetti
della natura, piuttosto che basarsi sulla nitidezza di un linguaggio appro-
priato (proprie locutionis integritas)».67 La Bibbia parla dunque in maniera
immaginosa e bella, cioè in forma retoricamente perfetta, partendo dalla
natura creata da Dio, e in modo non univoco nella lingua di comunicazio-
ne razionale allestita dagli uomini.

b) Il commento all’‘Epistola ai Romani’


La Scrittura deve essere intesa anche come opera d’arte oratoria di Dio.
Il suo studio necessita perciò, tra le discipline ermeneutiche di carattere
propedeutico, piú della retorica che della grammatica o della dialettica.

65. Cfr. E. R. SMITS, Peter Abelard, Lettres IX-XIV, diss. Groningen 1983, pp. 172-188.
66. Cfr. CH. BURNETT, Peter Abaelard Soliloquium, in «Studi medievali», XXV 1984, pp. 889 sg.,
e l’epistola XIII edita dallo SMITS (vd. n. 65), pp. 275 sg. Abelardo ammette che il senso da lui at-
tribuito alle parole – l’utilizzazione del termine logici per designare i cristiani illuminati dallo Spi-
rito Santo – non è quello abituale. Già a quell’epoca era metaforico.
67. T Sch, II 32, p. 423.
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314 entre histoire et littérature

Questo risulta chiaro dal prologo del commento all’Epistola ai Romani (ed.
Buytaert, pp. 41-44): Abelardo spiega qui innanzitutto il piano generale
della Bibbia secondo lo schema retorico-poetico dei tre scopi di docere, de-
lectare, movere (laddove il delectare poetico, che egli ricorda nel passo poco so-
pra citato a proposito della gioia di Dio, è ora tralasciato, o piuttosto, in
conformità all’orizzonte prevalentemente retorico, risulta senza dubbio su-
bordinato al movere). In modo lapidario sin dalla prima frase dichiara: Om-
nis scriptura divina, more orationis rhetoricae, aut docere intendit aut movere.68 In-
segnare significa indicare quel che si deve fare e quello che si deve evitare.
Commuovere vuol dire da un lato persuadere esortando (persuadere), dal-
l’altro dissuadere ammonendo (dissuadere). Perciò l’Antico e il Nuovo Te-
stamento sono distinti in tre parti: l’Antico Testamento anzitutto «inse-
gna» con la legge del Pentateuco, in secondo luogo «esorta» con i Profeti,
che commuovono l’animo portandolo all’obbedienza, ed infine «ammoni-
sce» insistentemente contro il Maligno, oltre che con alcuni profeti, so-
prattutto con i libri storici, fornendo chiari esempi di comportamenti vi-
ziosi. Il Nuovo Testamento insegna con il Vangelo e commuove attraverso
le esortazioni delle lettere degli Apostoli e dell’Apocalisse, e attraverso i rac-
conti storici degli Atti degli Apostoli (che qui, per amor di simmetria, van-
no considerati di carattere prevalentemente dissuasivo, anche se questo non
è detto esplicitamente).
Questa introduzione generale (pp. 41 sg.) mira a una interpretazione re-
torica assai originale dell’Epistola ai Romani, che viene esposta subito dopo
nella seconda parte, il prologus specialis (pp. 42 sgg.): le lettere di Paolo non
dovrebbero essere lette come doctrina, ma come admonitio, poiché altrimen-
ti il disconoscimento nella diversa intenzione dell’autore sacro porterebbe a
una accettazione testuale delle parole ermeneuticamente ingenua e antisto-
rica. Ciò che è detto ad hoc, in una situazione determinata e per interlocu-
tori determinati – è questo in altre parole il nucleo spinoso dell’argomen-
tazione sulla dottrina della grazia – non deve essere preso come se fosse una
prescrizione assoluta, valida indefettibilmente in tutte le epoche per il
«pubblico universale» (Ch. Perelman). Paolo si è espresso cioè more scriben-
tium epistolas (p. 47) e ha applicato i due procedimenti retorici dell’amplifi-
catio (da intendersi qui come auxesis) e dell’extenuatio (attenuatio), cosí da
«esagerare» per i Romani troppo orgogliosi l’effetto della grazia e da «smi-

68. Comm. Rom., p. 41: «Tutta la Sacra Scrittura vuole insegnare o commuovere alla maniera di
un discorso retorico».
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nuire» il valore delle opere, in modo da esortarli a essere piú modesti e a vi-
vere piú pacificamente gli uni con gli altri. Amplificazione e diminuzione
formano dunque lo specifico modus tractandi dell’Epistola ai Romani (p. 43).
Esso è provato con argomentazioni di carattere estetico: Abelardo fonda
le sue idee sulla legittimazione civile dell’arte oratoria operata da Cicero-
ne (De inventione, II 56), in base alla quale l’oratoria, a differenza della si-
curezza economica, non rientra tra gli elementi irrinunciabili, «necessari»
dello stato, ma è da annoverare tra quelli egregia, per esempio i begli edifi-
ci o le dominationes politiche, cioè tra quei beni che contribuiscono al cre-
dito e alla considerazione dello stato. La differenza tra condizioni suffi-
cienti e necessarie, in riferimento alla Scrittura, significa: senza dubbio
l’insegnamento del Vangelo basterebbe per la salvezza, ma non «per lo
splendore della Chiesa e per l’estensione della sua stessa salvezza» (ad eccle-
siae decorem vel ipsius salutis amplificationem). Perciò gli Apostoli e piú tardi
i Padri avrebbero aggiunto (superaddi) ancora molti instituta, quali sono le
lettere pastorali, i canoni, i decreti, le regole monastiche e altri scritti, che
sarebbero tutti «pieni di esortazioni», perché la Chiesa «sia resa piú bella,
piú grande e piú solida» (pp. 42 sg.). Nei concetti di «splendore» e di
«estensione» non si deve vedere affatto, per restare nell’immagine, un ad-
dobbo sovrapposto o un abbellimento supplementare. È proprio alla do-
manda continuamente risollevata nei precedenti commentari paolini a par-
tire da Pelagio – perché mai ci fosse ancora bisogno delle lettere degli Apo-
stoli, dal momento che tutto l’essenziale era già stato detto nei Vangeli69
–, è proprio a questa domanda che Abelardo vorrebbe fornire una risposta
basata su una comprensione della retorica assolutamente positiva; e questa
risposta non si può ridurre alla differenza tra involucro e sostanza, nello
spirito del moderno disprezzo per la retorica. Amplificatio si riferisce meno
alla dimensione che all’intensità. Poiché secondo il contesto tutte le parti
della Bibbia, anche gli insegnamenti mosaici ed evangelici, sono redatti
more orationis rhetoricae, le sezioni esortative si presentano non come appen-
dici, ma come incrementi psicagogici in quella stessa intenzione linguisti-
ca che, per esprimersi con la terminologia propria alla teoria degli atti del
discorso (speech acts), dapprima trasmette il messaggio in forma constativa,
poi lo sostiene in forma illocutoria.
Questa interpretazione delle lettere di Paolo come capolavori dell’arte
oratoria è senza dubbio un’eccellente testimonianza dell’importanza prati-

69. Cfr. R. PEPPERMÜLLER, Abaelards Auslegung der Römerbriefes, Münster 1972, pp. 16-22.
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ca – nel senso piú elevato del termine, quello cristiano – assunta dalla re-
torica nel Medioevo tanto per l’ermeneutica biblica quanto per l’omileti-
ca. Essa ha anche dato origine a una propria tradizione che prosegue nel
XIII secolo e che è rilevante per la gerarchia delle discipline del trivio.
Nell’Ysagoge della scuola di Abelardo70 si trova un passo importante, che
piú tardi ritorna anche nei manuali di retorica, a proposito del primato del-
la retorica dal punto di vista teologico. L’intero trivio è posto a servizio del-
l’eloquentia. Ciò che la grammatica insegna a capire, cioè l’intellectus delle
parole, la dialettica lo conduce ad una dimostrazione attendibile, che pro-
duce fides (cioè ‘plausibilità’, non ‘fede’); ma alla fine è la retorica che por-
ta a compimento questi due stadi, poiché aiuta a tradurre in azione quello
che è stato capito e ritenuto attendibile; perché essa sola facit velle, essa sola
è in grado di convertire lo spirito in pratica nel senso richiesto dalla fede
attiva e dal primato filosofico dell’etica.
La triade intellectus, fides, velle diviene poi uno schema largamente diffu-
so, recepito anche al di fuori dello sfondo teologico.71 Lo ritroviamo in un
contesto puramente laico presso i dictatores italiani del XIII secolo. Quasi
con le stesse parole dell’Ysagoge, per esempio, Bono di Lucca nel suo Cedrus
Libani scrive a proposito del Trivio, non piú chiamato complessivamente
eloquentia, bensí dictamen:72 «la grammatica illumina lo spirito, la dialetti-
ca conferisce attendibilità, ma è la retorica a determinare la volontà. Di
tutte e tre ha assai bisogno il dictator, il quale riesce a far sí che gli ascol-
tatori capiscano quello che dice, credano a quello che capiscono, e accetti-
no quello che credono». Brunetto Latini, infine, seguendo Vittorino, rias-
sume il trivio nella scientia civilis, perché la grammatica insegna a «dire e
dittare» bene, la dialettica insegna gli argomenti «che danno fede» e la re-

70. Ysagoge in Theologiam, a cura di A. LANDRAF, in ID., Écrits théologiques de l’école d’Abélard, Lou-
vain 1934, pp. 71 sg.; cfr. MCKEON, Rhetoric, cit., p. 22.
71. Il passo dell’Ysagoge è stato ripreso da Bernardo Silvestre nel suo commento all’opera di Mar-
ziano Capella. Esso svolge qui la difesa della preminenza pratica della retorica rispetto alle altre ma-
terie del trivio che producono l’eloquentia, in base alla sua rilevanza «politica»; cfr. Commentum in
Marcianum (a cura di H. J. WESTRA, Toronto-Leiden, Brill, 1986), II 131-134, p. 47; III 942-970,
pp. 79 sg.: Huius [eloquentie] autem tres sunt species: grammatica, dialectica, rhetorica, totidem efficacie sci-
licet intellectus, fides, persuasio […]. Grammatica namque manifestat intellectum, dialectica confert fidem,
rhetorica promovet persuasionem […]. Ecce habes quia eloquentia pellit silencium et facundiam format dum,
quod in principio facit intelligere, provectu facit credere, perfeccione velle. Questo passo si ritrova pressoché
identico anche nel commentario all’Eneide, Commentum supra sex libros Eneidos Vergilii, a cura di J. W.
e E. F. JONES, London-Lincoln, University of Nebraska Press, 1977, p. 31, 2-11.
72. A cura di G. VECCHI, Modena, STEM, 1963, pp. 8 sg.: grammatica illuminat intellectum, dia-
lectica fidem prestat et rhetorica facit velle; que tria multum expediunt dictatori, quod suum est facere, ut ea
que dicit intelligant auditores, intellecta credant, et creditis acquiescant.
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la retorica medievale 317

torica le parole belle, che conducono la volontà a mettere anche in pratica


quel che si è detto.73
Secondo Alano la retorica è una commotiva animorum,74 e in questo senso,
in cui per di piú si sottolinea la ricezione della dottrina aristotelica delle
passioni, recupera di nuovo qualcosa della sua antica posizione di premi-
nenza sulle altre discipline. Se perciò i filosofi desiderano senz’altro svalu-
tarla quanto piú possibile come mezzo di conoscenza, nella nuova teoria
della predicazione degli ordini mendicanti, cioè in quell’ars praedicandi che
Umberto da Romans esalta – con una percettibile punta antifilosofica –
come la piú alta di tutte le scienze, addirittura come l’unica scienza racco-
mandata direttamente da Dio, poiché insegnata da Gesú, questa «stimola-
trice della volontà» incontra persino una rivalutazione religiosa mai cono-
sciuta prima.75 Come l’azione pratica è superiore alla dottrina scritta, cosí
l’arte della persuasione, che motiva ad agire in un certo modo, supera la lo-
gica scientifica. Le artes praedicandi del XIII secolo realizzarono per la pri-
ma volta ciò che Agostino aveva sostanzialmente previsto nella sua meta-
retorica, una sistematica doctrina christiana del gioco delle parti di oratore,
discorso e pubblico, e dei pratici vademecum per predicatori da essa deri-
vati.76 E c’è di piú: Guglielmo d’Alvernia, con gli stessi presupposti spiri-
tuali, sulla base dell’incommensurabile primato della vita cristiana svilup-
pa addirittura una sua Rhetorica divina, una dottrina artistica della pre-
ghiera emozionalmente efficace, che induce Iddio-Giudice alla clemenza.77

c) La ‘Theologia’
Questa interpretazione omiletica della retorica mostra tuttavia soltanto
l’aspetto dell’intenzionalità pedagogico-pastorale, che è l’unico ad essere
determinante anche per la predica popolare, e dal quale già Abelardo ave-
va preso le mosse nel suo commentario alla Epistola ai Romani allo scopo di
difendere il carattere retorico della Bibbia. Sulle altre funzioni e sul mez-

73. La rettorica, 17, 19-20, ed. MAGGINI cit., pp. 34 sg.; cfr. SGRILLI, Retorica e società, cit.,
pp. 382 sg.
74. WARD, Artificiosa eloquentia, cit., II, p. 299, par. 43.
75. De eruditione Praedicatorum, a cura di M. DE LA BIGNE, Lyon 1677, p. 442; cfr. D. ROTH, Die
mittelalterliche Predigttheorie und das Manuale Curatorum des Johann Ulrich Surgant, Basel, Helbing,
1956, pp. 57-63; TH.-M. CHARLAND, Artes praedicandi, Paris-Ottawa, Vrin, 1936, p. 47.
76. Cfr. CAMARGO, Rhetoric, cit., pp. 111-124.
77. J. R. O’DONNELL, Rhetorica divina of William of Auvergne, in Images of Man in Ancient and Me-
dieval Thought in Honor of Verbeke, Leuven 1976, pp. 323-333.
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zo proprio dell’«oratoria divina» Abelardo si diffonde in parecchi passi


sparsi della sua Theologia, i quali offrono un sorprendente approfondimen-
to filosofico-poetico dell’apologia religiosa del retorico, che finora era sta-
ta presentata piuttosto come una tesi. Abelardo in primo luogo cerca di
confutare diffuse obiezioni rigoristiche contro la finzione poetica. Egli di-
stingue una poesia «simile a una prostituta», che Platone ha a buon dirit-
to scacciato dallo stato e Boezio dalla vicinanza della filosofia, da un’altra
poesia, rispettabile, ad solam utilitatem, cioè al servizio della conoscenza.
L’esempio famoso di Gerolamo che sogna di essere bastonato mostra nel
modo piú chiaro quello che ciò significhi: dopo la sua visione il Padre del-
la Chiesa si sarebbe convertito da una lettura dei classici limitata esclusi-
vamente al godimento (oblectatio) del dolce succo (succus), allo studio della
Bibbia precedentemente ritenuta sciatta fino al ribrezzo. Ciò però non si-
gnificò affatto che per questo motivo egli abbia poi disprezzato la retorica.
Da essa egli aveva appreso invece «ogni ornamento del discorso», «di cui
la Sacra Scrittura (piú delle altre scritture) è ricchissima», per poterne il-
luminare con cura la bellezza (decor) grazie a una simile conoscenza dell’ar-
te.78 Qui non si tratta soltanto della banale distinzione tra poesia di in-
trattenimento e poesia didattica, ma dell’esigenza filosofica, per cosí dire
letterario-antropologica (al di là di ogni scuola e di ogni particolare ideo-
logia) fino ad oggi continuamente riaffermata, che la poesia veritiera me-
riti intensa riflessione, al contrario della confortevole, culinaria autolimi-
tazione a un qualunque principio de l’art pour l’art. L’integrazione della
poetica in primo luogo nella retorica, e solamente in via secondaria e a sco-
po propedeutico nella grammatica, mostra già quest’esigenza, poiché fin
da principio è escluso il puro piacere di una bellezza che allontana dall’es-
senziale, cercata per se stessa, e quindi “vana” e “inutile”. Infatti soltanto
la lingua retorica è funzionale, essendo indirizzata verso un qualche fine,
potenzialmente anche verso il fine della conoscenza piú elevata.
La giustificazione piú profonda dell’approccio retorico alla Bibbia con-
siste però, per Abelardo, nel fatto paradossale che Dio è ineffabile, anzi in-
conoscibile, e che ciò nonostante la Rivelazione parla di lui in un modo che
può essere compreso razionalmente, cioè da un punto di vista teologico,
tutt’al piú con l’aiuto di un repertorio descrittivo approntato per l’arte ora-
toria. Abelardo formula questi pensieri accompagnandoli a piú riprese con

78. T Sch, II 25-28, pp. 418-420.


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punte polemiche contro la «temerità degli pseudodialettici», che sperano


di poter spiegare con le loro proprie cause razionali, puramente umane,
nella lingua della proprietas logica, «l’artefice della ragione».79 Quell’Abe-
lardo, che normalmente è considerato “razionalista”, si rivela qui come un
sostenitore della retorica e, ugualmente, come un rappresentante della teo-
logia negativa. Ogni ars – cosí egli dice all’inizio di una sua riflessione fon-
damentale80 – ha una sua propria concettualità, del tutto specifica, che non
può essere confusa con quella di altre artes in una spensierata mescolanza.
L’ars rhetorica, però, come mostra la sua citazione preferita dal De inventio-
ne (I 41), si fonda sul principio della “piacevole variazione”, poiché idemp-
titas mater est sacietatis. La retorica impedisce la fastidiosa identità dei pre-
dicati, «madre della noia», e non per amore degli effetti stilistici, ma per-
ché essa sin dall’origine è competente su ciò che è singolare, e pertanto in-
segna ad usare anche singularia verba. Questo richiama alla memoria la di-
stinzione tra l’essenza della dialettica e quella della retorica in base al crite-
rio della “materia” (per thesis e hypothesis):81 la seconda infatti tratta il caso
singolo determinato da specifiche circostanze in maniera particolare. Abe-
lardo, uno degli ultimi importanti rappresentanti della logica vetus, è anco-
ra lontano da quella piú tarda e pericolosa quaestio proposta dagli scolastici
di osservanza aristotelica, se la teologia sia una scienza dal momento che esi-
ste «scienza soltanto dell’universale», mentre Dio è particolare. Al contra-
rio, la particolarità divina è per lui illud ineffabile, illud incomprehensibile, per
cui «le parole generalmente e comunemente usate» (publicae et vulgares locu-
tiones) dalla scienza umana sono inadeguate, poiché essa riguarda soltanto le
cose rese accessibili all’intelligenza umana (le leggi cosmiche della natura e
della ragione), ma non il loro creatore.82 E invece è d’aiuto l’ars dell’espres-
sione non identica, variabile: la retorica, poiché tra tutte le arti libere sol-
tanto essa prepara l’orizzonte della comprensione ai molteplici approcci lin-
guistici all’ineffabile. Essa diviene perciò, in qualità di retorica del trascen-
dente, la disciplina fondamentale della logica christiana.

79. Ibid., II 32-33, pp. 423 sg.; II 93, p. 453; T Sum, II 75-80 (invectio in dialecticos), pp. 140 sg.;
T chr, III 135, p. 246.
80. T Sum, II 77-78, pp. 140 sg.; T Sch, II 90-91, p. 452; piú brevemente in T chr, 133-134,
pp. 245 sgg.
81. Cfr. sopra, p. 237 e n. 19.
82. T Sum, II 77, p. 140 (= T chr, III 133). Sulla funzione autodistruttiva per la teologia del con-
cetto aristotelico di scienza, cfr. il lavoro fondamentale di T. GREGORY, Forme di coscienza e ideali di
sapere nella cultura medievale, in «Archives internationales d’histoire des sciences», XXXVIII 1988,
121, pp. 187-242.
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Questa rappresentazione delle artes, scettica dal punto di vista scientifi-


co e perciò ottimistica dal punto di vista ermeneutico, fornisce anzitutto
una critica metodologica sul terreno della riflessione propriamente teolo-
gica, che viene sviluppata soltanto in considerazione della lingua esempla-
re della Bibbia. Il tratto strutturale decisivo della variatio or ora menzio-
nata Abelardo lo indica – “variando” qui egli stesso nella terminologia –
con concetti come: figuratio, similitudo, exemplum, involucrum, velamen, tran-
slatio, obscuritas, parabola, aenigma, ecc., ed intende cosí, nel senso piú lar-
go, tutto ciò che è traslato e indiretto, non certo solamente il metaforico e
il fittizio, ma tutto ciò che si sottrae in quanto arcanum all’espressione
“nuda” e alla comprensione immediata.83 La tesi di fondo suona: «Il Si-
gnore si rallegra nel riposare, per dir cosí, in un nascondiglio, perché piú
Egli si nasconde, piú è buono per coloro ai quali si mostra; e piú si è fati-
cato sull’oscurità della Scrittura, piú il lettore aumenterà i suoi meriti».84
Per motivare questa tesi, e non per un puro gusto accademico, Abelardo ri-
prende la dottrina platonica assai discussa dell’anima del mondo, poiché a
lui, che vedeva nei saggi dell’antichità, accanto ai profeti dei Giudei, de-
gli ispirati precursori del messaggio dello Spirito, interessa dimostrare, per
dir cosí, in forma tipologica, che anche la filosofia, laddove parla dell’Al-
tissimo, «cerca sempre di scegliere fabulosa quaedam involucra».85 Tra i pri-
mi filosofi greci vi sarebbero stati, secondo Agostino, molti monoteisti, ma
avrebbero camuffato davanti al popolo superstizioso il loro segreto “priva-
to” con la mitologia degli Dei – una finzione retorica rispondente alla si-
tuazione – finché Socrate, che era piú coraggioso, non si presentò con i suoi
discorsi nelle vesti di ydolatriae derisor e fu condannato a espiare la sua cri-
tica alla superstizione.86 Soltanto Platone, però, il vero teologo tra i filoso-
fi, ha poeticamente raffigurato lo Spirito Santo nella pulcherrima involucri fi-

83. Per le sfumature ugualmente sottese a questa definizione generale, cfr. E. JEAUNEAU, Lectio
philosophorum, Amsterdam, Hakkert, 1973, pp. 125 sgg. e 379, s.v. Abelardus; P. DRONKE, Fabula,
Leiden-Köln, Brill, 1974, pp. 32-67.
84. T Sch, I 160 sg., p. 384 (= T chr, I 100 sg., p. 113): quasi ergo in latebris dominus quiescere gau-
det, ut, quo magis se occultat, gratior fit illis quibus se manifestat, et quo magis ex difficultate scripture labo-
ratur, meritum lectoris augeatur […]. Quae quidem tanto cariora sunt intellecta quanto in his intelligendis
maior operae facta est impensa («perciò il Signore quasi si compiace di nascondersi, perché, quanto piú
si cela, tanto piú gradito diviene a coloro cui si manifesta, e quanto piú si fatica per la difficoltà del-
la Scrittura, tanto piú aumenta il merito del lettore. Perché quello che si capisce è tanto piú caro
quanto maggiore è lo sforzo fatto nel capirlo»).
85. T Sch, I 141-158, pp. 377-383; I 163, p. 385.
86. T Sch, I 97-114, pp. 356-363.
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gura dell’anima del mondo, con l’intenzione di “attirare” il lettore attra-


verso questa immagine. Il velo è ora per i mysteria non piú solamente di
protezione, ma anche di incentivo. Perciò, aggiunge Abelardo immediata-
mente dopo, varrebbero anche per i misteri della Bibbia sia la frase: tegun-
tur ne vilescant (Augustinus, De doctr. chr., II 6 8), sia l’altra: obscure dicta ad
enodandum labore et […] intellectum a fastidio revocandum.87 Soprattutto Ma-
crobio, in uno sguardo retrospettivo alla storia della filosofia, aveva trova-
to il criterio per distinguere i nudi figmenta non filosofici del poeta ciarla-
tano dai fabulosa involucra della filosofia: l’insostituibilità della lingua poe-
tica riguardo a ciò che non può essere nominato. Un gran numero di fon-
damentali testimonianze della teologia apofatica che cominciano con la fa-
mosa frase del Timeo:88 «Trovare il creatore è difficile, cosí com’è impossi-
bile esprimerlo una volta che lo si è trovato» – servono complessivamente
all’apologia di un originale metalinguaggio adeguato alla parola della Ri-
velazione, che rende giustizia alla sapienza che «intuisce» soltanto qualco-
sa della «maestà da assaporare» per speculum in aenigmate (I Cor., 13 12): ut
aliquid de illa ineffabili maiestate suspicando potius quam intelligendo degustemus
(«affinché assaporiamo qualcosa di quell’indicibile maestà intuendo, piú
che comprendendo»).89

d) “Improprietà” del testo letterario


Da tutto ciò, però, Abelardo non trae né conclusioni agnostiche né mi-
stiche, ma vi associa quella interpretazione zetetica della scienza che gli ha
sempre guadagnato la taccia di «interprete razionalistico», e che però è de-
scritta meglio di un analogo tentativo della mistica di strappare all’attività
dello spirito una dimensione erotica. La «chiave della sapienza» citata
spesso indipendentemente dal contesto ermeneutico del Sic et Non (rr. 338-
340) si richiama anzitutto alla «difficile oscurità» degli scripta sanctorum:
«Attraverso i dubbi giungiamo alla ricerca, nella ricerca apprendiamo la
verità, come dice la stessa verità: “cercate e troverete, bussate e vi sarà aper-

87. T Sch, I 157-159, p. 383 («vengono nascoste per non essere svilite […] è detto in modo oscu-
ro perché si possa far luce con la propria fatica e l’intelletto sia tenuto lontano dalla noia»).
88. T Sum, II 21, p. 121 = T chr, III 44 (Timaeus, 28C); cfr. P. VON MOOS, Literatur- und bildung-
sgeschichtliche Aspekte der Dialogform im Mittelalter, in Tradition und Wertung. Festschrift F. Brunhölzl,
Sigmaringen, Thorbecke, 1989, p. 200.
89. Sotto l’influsso del primato della degustatio sensoriale è qui rovesciato l’ordine gerarchico di
sapore intellettualistico della suspicio (sentore) e dell’intellectio (conoscenza), citato sopra.
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to”». Infatti non solamente le metafore e le finzioni della Bibbia – e anno-


vera fra queste, per esempio, l’apparizione della maga di Endor –90 ma an-
che altre forme, del tutto diverse, di allontanamento dalla proprietas, come
le allusioni intertestuali, le citazioni mascherate, le dichiarazioni elusive o
ironiche, le ambivalenze affidate alla riflessione, e via dicendo: tutte que-
ste translationes sono come sfide e incentivi alla comprensione rivolti ai let-
tori in ricerca, a coloro che cercano la verità ovvero ai “filosofi”, perché re-
stino coraggiosamente e fedelmente sulla strada della conoscenza, anche
quando, nello status viae, non arrivano alla meta. Sebbene i singularia verba
rinviino sempre e soltanto parzialmente a un’unica totalità inconoscibile,
pure mantengono in vita l’aspirazione alla conoscenza piú a lungo di quan-
to non facciano i communia verba facilmente comprensibili. I problemi del-
la comprensione sono come la resistenza nell’amore, una spina del deside-
rio: Et quoniam mortalium generi natura datum est ut abstrusa fortius querat, ut
negata magis ambiat, ut tardius adepta plus diligat, eo flagrantius animadverte-
retur veritas quo diutius desideratur […].91Anche le conoscenze ottenute con
fatica – a voler riconnettere il tipico paradosso abelardiano della storia d’a-
more per Eloisa con la teologia, dalla quale sicuramente deriva – sono tan-
to gratiora, quanto rariora.92
Dall’apologia abelardiana dell’estetica letteraria biblica, però, nessuna
via diretta e, in ogni modo, nessuna via intrinsecamente teologica conduce
alla produzione letteraria. Piú istruttivo in questo senso è un aspetto della
sua teoria ermeneutica, che si riferisce non alla Bibbia, ma ai testi dei Pa-
dri della Chiesa: se l’improprietà della lingua della Bibbia non soggiace ad
alcun arbitrio soggettivo, ma, «poiché Dio non fa nulla di superfluo», rap-
presenta anzi una necessità pura ed indiscutibile,93 questo tuttavia non vale
per la lingua delle altre auctoritates: come i poeti e i filosofi, dicono anch’esse
molte cose iuxta opinionem anziché iuxta rei veritatem.94 Il parlare secondo
opinioni, indiretto, peirastico, anzi scorretto appartiene, tanto quanto il

90. SN, rr. 143-149.


91. T Sch, I 99, p. 357, da CLAUDIANO MAMERTO, De statu animae, II 2, CSEL, II, p. 101: «poi-
ché la natura ha dotato il genere umano dell’impulso a ricercare fortemente ciò che è nascosto, ad
aspirare a ciò che non ha, e poiché di conseguenza l’uomo ama di piú ciò che ottiene piú tardi, al-
lora la verità desiderata piú a lungo è compresa piú appassionatamente».
92. «Quanto piú rari, tanto piú piacevoli». Sui gaudia che, a causa della separazione, risultano
piú rari (nella dehortatio a nuptiis di Eloisa, ripresa dal racconto di Abelardo), cfr. Historia calamita-
tum, a cura di J. MONFRIN, Paris, Vrin, 1967, pp. 78, 550 sg.
93. SN, rr. 296-304.
94. SN, rr. 149 sg. Si osservi il paragone con le poeticae seu [!] philosophicae scripturae.
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metaforico e il fittizio, alla dimensione dell’indeterminato, al contrario del-


la proprietas, e richiede la stessa arte interpretativa della difficultas della Bib-
bia. Oltre alla limitatezza umana – anche i migliori «non sono senza pec-
cato» nel multiloquium (SN, rr. 254 sg.; Prov., 10 19) – Abelardo indica una
causa assolutamente positiva per questa imperfezione: i Padri non hanno
sempre parlato in qualità di autorità, ma anche «per fare esercizio».95 Essi
hanno forse anche ripreso altrove degli errori per amor di completezza, sen-
za rendere sempre distinguibili citazione e loro opinione (rr. 96-130); si
sono espressi in maniera contraddittoria in epoche e situazioni diverse e poi
si sono corretti da sé (rr. 133-135); si sono espressi senza prove e in modo
problematico e hanno tenuto in sospeso la soluzione (rr. 110-114); hanno
esagerato a fini stilistici qualcosa o lo hanno liberamente inventato in nome
degli officiosa mendacia, permessi da Agostino.96 In breve, essi non hanno
scritto come dei letterati, non come degli scienziati, poiché presupponeva-
no nei lettori un senso di responsabilità ermeneutica e la libertà di giudi-
zio, cioè la capacità di assentire e di rifiutare, e perché volevano far sí che ai
posteri non mancasse la materia per «difficili problemi».97 La formula suo-
na cosí: «provate tutto, serbate ciò che è buono!» (I Thess., 5 21).
Oltre alla divina e sacrosanta oscurità della Bibbia, ce n’è dunque una
umana e letteraria, e anche quest’imperfetta “lingua altra” ha la medesima
utilitas estetico-intellettuale: è anch’essa uno stimolo e una provocazione
all’inquisitio veritatis. In relazione al linguaggio segreto dei libri canonici,
ha però una funzione piú metodico-formale: la problematicizzazione alle-
na l’intellectus, e cioè la competenza interpretativa in genere. La lingua non
scientifica si pone cosí al servizio della scienza. Ambiguità e velo allegori-
co, entrambi portatori di senso, dovunque si incontrino (nelle auctoritates
ecclesiastiche non diversamente che in Platone o in Virgilio), rappresenta-
no un eccellente campo di allenamento per il rigore filologico, piú che lo-
gico, della comprensione della Bibbia.98 Se noi oggi diamo per scontato
che la filologia è al servizio dei testi, senza dei quali non avrebbe alcun con-
tenuto, in questo caso però è vero anche l’opposto (almeno in campo extra-
biblico): i testi sono al servizio della filologia; essi sono stati scritti anzi-
tutto in vista del suo perfezionamento.

95. SN, rr. 276 sg., 353 sg.


96. SN, rr. 139-144, 149-175, 249-255, 293-329.
97. SN, rr. 279 sg., 285-291, 310, 324-329.
98. SN, rr. 280-283, 330-334.
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Si trova qui ora il decisivo punto di contatto tra i concetti letterari dei
teologi esegeti e quelli degli scrittori e dei poeti creativi. Il summenzionato
modello di legittimazione di una «letteratura per lettori» (H. Weinrich),
cioè di un allestimento dell’enigmatico e dell’ambivalente per l’acume degli
interpreti, si trova in effetti anche in numerose dichiarazioni metalinguisti-
che (per esempio, nei prologhi) della stessa letteratura latina e addirittura di
quella volgare. Si ricorderà soltanto l’autoattribuzione di Maria di Francia
alla tradizione della clergie: «Assez oscurement diseient / Pur ceus ki a venir
estaient […] ki peüssent gloser la lettre / E de lur sen le surplus mettre».99
Questo ideale del lettore esercitato da un punto di vista ermeneutico – un
ideale conosciuto soprattutto attraverso le ricerche su Chrétien, Dante e
Chaucer – non era esclusivamente clericale. Lo scrittore che tendeva ad esso
non dovrebbe neppure essere classificato come elitario, magari semplice-
mente con l’espressione “poeta doctus nel Medioevo”. La divisione della so-
cietà, spesso accentuata nel Medioevo, in simplices e sapientes non ha bisogno
di ricoprirsi necessariamente di una dicotomia sociale. È stata ricordata an-
che retoricamente o addirittura propagandisticamente, proprio allo scopo di
svegliare la multitudo imperita dal suo sonno culturale. Nessuno cui si rivol-
gesse la parola avrebbe voluto appartenere alla «stupida plebe». Cosí l’idea
dei «pochi eletti» rappresentava uno stimolo per passare dalla ruditas all’e-
ruditio. (Per coloro che non fossero interpellati in questa maniera, la mag-
gioranza effettiva della popolazione, erano a disposizione, almeno a partire
dal XIII secolo, anche i semplici mezzi di istruzione dell’aedificatio, che fu-
rono chiamati dai loro maggiori divulgatori, i frati mendicanti, nella chiara
conoscenza dell’alimentazione di base, «latte per bambini»).
Lo storico della letteratura mediolatina, cioè di una letteratura scritta dai
chierici per i chierici e per altri che avessero dovuto ricevere un’educazione
da chierici, non può trovare nessun motivo piú importante per la produzio-
ne letteraria che l’utopia didattica dell’uomo esperto nella lettura, che in-
tende servirsi in senso ampio della parola di Rom., 15 14, la cui applicazio-

99. Lais, a cura di A. EWERT, Oxford 1958, pp. 1 sg. Alcune analogie sono presenti anche nei
prologhi del Parsival di Wolfram o nel Tristano di Gottfried. Per il principio generale cfr. i lavori
di A. J. MINNIS, Medieval Theory of Authorship. Scholastic Literary Attitudes in the Later Middle Ages,
London, Scholar Press, 1984, e A. J. MINNIS - A. B. SCOTT, Medieval Literary Theory and Criticism
c. 1100 - c. 1375, Oxford, Clarendon Press, 1988, pp. 373 sgg.; altre indicazioni sono offerte dalla
bibliografia a p. 304, come anche dall’importante recensione a J. B. ALLEN, The Ethical Poetic of the
Middle Ages, Toronto-London 1982, in «Speculum», LIX 1984, pp. 363-366; cfr. anche F. BRUNI,
Semantica della sottigliezza, in: ID., Testi e chierici, cit. pp. 91-134 e VON MOOS, Geschichte als Topik,
cit., pp. 183 sgg.
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ne passa dalla Bibbia a tutti gli scritti: «Tutto ciò che è scritto, è scritto per
la nostra istruzione». L’«istruzione» era intesa qui sia contenutisticamente
che metodologicamente, non soltanto come morale cristiana, ma anche come
allenamento delle capacità interpretative. Abelardo chiamò questa istruzio-
ne «scienza» e la difese contro i rimproveri riferiti semplicisticamente al
contenuto: ogni scienza è buona, anche la scienza del maligno. Non è catti-
va la conoscenza dell’adulterio e dell’inganno, ma è cattivo commettere
adulterio ed ingannare.100 Il principale mezzo “scientifico” per la produzio-
ne e la comprensione della letteratura, ed in particolare della letteratura
enigmatico-metaforica, era però la translatio retorica nel senso piú ampio.

3. CONCLUSIONI

Questo sguardo paradigmatico sopra le affermazioni di un solo grande


pensatore del XII secolo sulla rilevanza estetico-letteraria della retorica
permettono, infine, di porre a confronto le ben note tesi con le quali mol-
to piú tardi Boccaccio, pur senza piú risalire espressamente alla retorica,
difese il suo concetto di poesia, sviluppatosi in particolar modo sul model-
lo della Divina Commedia, contro l’ostilità verso la poesia degli ambienti
scolastici e monastici. In conclusione, le sue affermazioni sono piú o meno
le stesse che ha sviluppato Abelardo per una migliore comprensione della
Bibbia, e che sono state premesse qui all’inizio con una terminologia non
teologica; tuttavia esse servono senza dubbio a una legittimazione univer-
sale della creatività poetica, che nella filologia moderna è divenuta celebre
come una sorta di magna charta dell’autonomia letteraria:101
1) come la Bibbia, cosí anche la poesia ha bisogno di una lingua confor-
me all’oggetto, superiore all’usus plebeo, e anch’essa dissimula sotto il velo

100. T Sum, II 7 sg., pp. 116 sg.; T Sch, II 29 sg., pp. 421 sg.; T chr, III 6 sg., pp. 196 sg.
101. Trattatello in laude di Dante, IX-X, a cura di P. G. RICCI, in Tutte le opere di Giovanni Boccac-
cio, III, Verona 1965; The Life of Dante, trad. di V. Z. BOLLETTINO, New York-London 1990, pp. 35-
41; Genealogiae Deorum, XIV 9-10, 12-14, ed. a cura di J. REEDY, in Boccaccio in Defense of Poetry, To-
ronto 1978, pp. 40 sgg., 50-54. Diversamente da Abelardo, Boccaccio vede il polo d’opposizione
alla obscuritas poetarum non nella proprietas dialettica, ma nella plana atque lucida oratio retorica (Ge-
neal., XIV 12, pp. 51 sg.). Quest’orientamento specificamente pragmatico dell’ars dictaminis italia-
na dovrebbe essere altrove confrontato con la concezione fortemente poetica della retorica nella tra-
dizione francese. Cfr. M. CAMARGO, A XIIth Century Treatise on ‘Dictamen’ and Methaphor, in «Tradi-
tio», LXVII 1992, pp. 161-213; WORSTBROCK, Die Frühzeit der Ars dictandi, cit.
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o l’apparenza delle parole inusuali e delle figurae immaginose, sotto finzio-


ni, obscuritates et ambiguitates, il prezioso nucleo di verità;
2) questo velame ha una doppia utilità: attira gli ignoranti e aguzza l’in-
gegno dei colti;
3) l’oscurità al posto della semplice chiarezza logica impedisce lo svili-
mento dovuto alla dimestichezza (ne vilescant familiaritate). Ciò che è stato
chiuso una volta per tutte produce nel tempo una ricchezza crescente di in-
terpretazioni e serve cosí come stimolo duraturo al lavoro dello spirito (la-
bor facit cariora; cariora sunt que cum difficultate quesivimus).
Può essere sufficiente qui, in questo sguardo d’insieme sui presunti ini-
zi della moderna estetica letteraria, aver mostrato che la speculazione teo-
logica del XII secolo sulla proprietas linguistica e la transsumptio retorica
non fu priva di conseguenze per la nascita di uno status proprio di ciò che
tra gli scripta è letterario. La questione ancora attuale è come si possa oggi
trovare, dopo il tramonto dell’estetica dell’espressione cosí come dell’este-
tica dell’autonomia, una adeguata definizione della letterarietà, nei con-
fronti della pragmatica non letteraria, che soddisfi l’irrinunciabile funzio-
ne dialogica e comunicativa della letteratura. Una delle risposte piú pro-
duttive si trova nel sostegno al vecchio criterio retorico dello scarto dalla
lingua normale.102 La dottrina dei tropi, che rappresentano delle «infra-
zioni contro l’usuale correlazione di parola e senso», delle «violazioni alle
regole vincolate da regole», contiene in germe la moderna teoria dell’écart
letterario. I teorici della lingua di oggi spiegano l’essenza del letterario non
diversamente da Abelardo, cioè in base non alla poetica, bensí ad una re-
torica che la permea. Comunque si intenda il poetico (in generale, oggi),
per il Medioevo era la letterarietà massima. Dagli altri scripta, con i quali
condivideva il compito di “utile” mediazione della conoscenza, la poesia
non si distingueva quanto ad esigenze né in base alla dottrina della mime-
si aristotelica né in base a evidenti criteri di tecnica formale, ma per lo sco-
po pressoché utopico di trasmettere la coscienza dell’incapacità della lin-
gua davanti agli ineffabilia religiosi o umani attraverso un metaforico ten-
tativo di trasgressione, cosicché i lettori (cioè gli interpreti) a cui ci si ri-
volge fossero indotti alla riflessione, al lavoro intellettuale sugli ultimi
enigmi. E questo è sempre, a livello superiore, un compito fondamental-
mente strumentale, dunque retorico.

102. Cfr. H. G. COENEN, Literarische Rhetorik, in «Rhetorik», VII 1988, 1, pp. 43-62, e l’intro-
duz. di VICKERS a Rhetoric Revalued, cit., pp. 16 sg.
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7. LA RETORICA MEDIEVALE
COME TEORIA DELL’ARGOMENTAZIONE
ED ESTETICA LETTERARIA*

Questa breve introduzione non si prefigge lo scopo di offrire uno schiz-


zo della storia della retorica nel Medioevo, che risulterebbe necessariamen-
te sintetico. Simili compendi già esistono in gran numero.1 Nello spazio
ristretto che ci si offre non è possibile far fronte in maniera adeguata al du-
plice compito di presentare lo sviluppo della dottrina e della precettistica
di quest’arte, e anche la storia dell’eloquenza e della cultura retorica nella
realtà medievale. La retorica è una disciplina teorica con rilevanza pratica,
e questo è stato sentito sempre, già nel Medioevo, come un motivo di ten-
sione o come una contraddizione. Il rapporto che sussiste tra prassi e teo-
ria ritorna sempre in discussione nella manualistica scolastica medievale
sia che, senza prendere alcuna posizione, si distingua tra il rhetor che inse-
gna la dottrina, il sophista che prepara alla pratica e l’orator che esercita la
professione, tra il metalinguaggio e il linguaggio oggettivo, cioè tra l’ars
extrinsecus e l’ars intrinsecus,2 tra l’insegnamento de arte e l’applicazione ex

* La retorica, in Lo spazio letterario del Medio Evo, a cura di G. CAVALLO - C. LEONARDI - E. ME-
NESTÒ, vol I, 2: La produzione del testo, Roma (Salerno) 1993, pp. 231-271.
1. Cfr. M. CAMARGO, Rhetoric, in The Seven Liberal Arts in the Middle Ages, a cura di D. L. WA-
GNER, Bloomington, Indiana Univ. Press, 1986, pp. 96-124; ID., Ars dictaminis, Ars dictandi, in ID.,
Typologie des sources du Moyen Âge occidental, Turnhout, Brepols, 1991; R. MCKEON, Rhetoric in the
Middle Ages, in «Speculum», XVII 1942, pp. 1-32; J. J. MURPHY, Rhetoric in the Middle Ages, Berke-
ley-Los Angeles-London, Univ. of California Press, 1974 (trad. it. Napoli, Liguori, 1983); Medieval
Eloquence, a cura di J. J. MURPHY, ibid., 1978; Rhetoric Revalued, a cura di B. VICKERS, Binghamton-
New York, Univ. of California Press, 1982; F. BRUNI, L’ars dictandi e la letteratura scolastica, in Sto-
ria della civiltà letteraria in Italia, a cura di G. BARBERI SQUAROTTI, I, Torino, UTET, 1990, pp. 155-
210; F. GALLETTI, L’eloquenza (dalle origini al XVI sec.), Milano, Vallardi, 1938; vd. inoltre la bi-
bliografia di J. J. MURPHY, Medieval Rhetoric, Toronto, Univ. of Toronto Press, 19892.
2. Cosí si esprime il commento al De inventione di Vittorino in Rhetores Latini minores, a cura di
C. HALM, Leipzig, Teubner, 1863, pp. 170 sg., assai diffuso a partire dal sec. XI; cfr. J. WARD, Ar-
tificiosa eloquentia in the Middle Ages (tesi inedita), Toronto 1972, I, pp. 92-98, 185-187, 229, 302-
306, II, pp. 284-285, 292-296; H. CAPLAN, Of Eloquence. Studies in Ancient and Medieval Rhetoric,
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arte,3 tra la disciplina docens e la disciplina utens,4 sia che, invece, prendendo
posizione, si lamenti la frattura tra la scuola e la vita, la si difenda da un pun-
to di vista elitario, o la si metta in ridicolo quale forma di accademismo.5
Ciononostante in questa sede, per rendere sinteticamente giustizia a
questo rapporto ambivalente, bisognerà concentrarsi sulla considerazione
di cui godette la retorica nel giudizio medievale, quale si lascia cogliere da
significative affermazioni sulla sua essenza, sul suo compito, sul suo valo-
re. Quelle piú importanti non provengono dai docenti della materia, che
spesso avevano interessi diversi, troppo immediatamente intrinseci alla
stessa disciplina di insegnamento per riflettere sul significato del loro me-
stiere. Provengono invece da pensatori e scrittori illustri. Il principale in-
terrogativo, cui danno risposta le loro definizioni e valutazioni, è andato ri-
proponendosi continuamente a partire dal Medioevo via via sino alle mo-
derne discussioni teoriche tra i fautori di una retorica argomentativa (la
scuola di Bruxelles del Perelman) e i sistematici dello stile orientati in sen-
so linguistico (la “retorica generale” della scuola di Liegi):6 la retorica è ri-
volta anzitutto (o esclusivamente) alla convinzione pragmatica in situazio-
ni controverse, alla persuasione, all’assenso di un interlocutore incerto, op-
pure possiede anche (o addirittura prevalentemente) il valore di un’esteti-

Ithaca-London, Cornell Univ. Press, 1970, pp. 252-253; N. M. HARING, S. A. C., Thierry of Char-
tres and Dominicus Gundissalinus, in «Medieval Studies», XXVI 1964, pp. 271-286; K. M. FREDBORG,
The Commentary of Thierry of Chartres on Cicero’s De inventione, in «Cahiers de l’Institut du Moyen Âge
grec e latin», VII 1971, pp. 231-237.
3. Cosí si esprime CICERONE, De inventione, I 6 8, spesso collegato allo schema extrinsecus/intrin-
secus; cfr. R. W. HUNT, The Introduction to the ‘Artes’ in the Twelfth Century, in Studia Mediaevalia, in
onore di R. J. MARTIN, Bruges 1948, pp. 98-102; WARD, Artificiosa eloquentia, cit., I, pp. 302-306.
4. È questa la variante piú dialettica della coppia di concetti: cfr. E. GARIN, La dialettica dal se-
colo XI ai principi dell’età moderna, in «Rivista di filosofia», 1958, pp. 237-240; K. M. FREDBORG,
Buridan’s Quaestiones super Rhetoricam Aristotelis, in The Logic of John Buridan. Acts of the 3rd Euro-
pean Symposium on Medieval Logic and Semantics, a cura di J. PINBORG, Copenhagen 1976,
pp. 49-53; J. ISAAC, La notion de dialectique chez Saint Thomas, in «Revue des Sciences philos. et
théol.», XXXIV 1950, pp. 490-495.
5. Cfr. P. VON MOOS, Geschichte als Topik. Das rhetorische Exemplum von der Antike zur Neuzeit und
die historiae im ‘Policraticus’ Johanns von Salisbury, Hildesheim, Olms, 1988, pp. 291-294 (vd. ars
vs. usus nell’indice); ID., L’Ars arengandi italienne ..., in questo vol. infra N° 10, pp. 389-418. Per
il proseguimento umanistico cfr. L. G. JANIK, Lorenzo Valla: the primacy of rhetoric and the de-mora-
lization of history, in «History and Theory», XII 1973, pp. 389-404; GARIN, La dialettica, cit.,
pp. 244-249.
6. Sulla discussione tra le due scuole cfr. Figures et conflicts rhétoriques, a cura di M. MEYER e A.
LEMPEREUR, Bruxelles, Université de Bruxelles, 1990. Sulla dicotomia medievale cfr. l’eccellente
riassunto presentato da K. M. FREDBORG, The Scholastic Teaching of Rhetoric in Middle Age, in
«Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec et latin», X 1987, pp. 85-105.
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ca letteraria universale e autonoma? Per dirla con la terminologia propria


di questa disciplina, si tratta di una controversia tra la inventio topica e la
elocutio stilistica. Nel Medioevo il contrasto fu acuito principalmente dal-
l’esasperata specializzazione dell’istruzione: mentre i maestri di inventio, in
una ben definita tradizione esegetica orientata in senso filosofico, concepi-
vano il loro compito soprattutto nell’insegnamento degli status, razionaliz-
zando la retorica e avvicinandola alla dialettica,7 i numerosi insegnanti di
elocutio, invece, si concentravano unilateralmente sulle tecniche dell’ornatus
e della compositio, insegnando una stilistica generale in versi e in prosa e fa-
cendo della retorica una prosecuzione piú esigente della grammatica, sic-
ché essi non lavoravano necessariamente con manuali scolastici, ma spesso,
soprattutto nell’alto Medioevo, si dedicavano completamente all’imitatio,
l’esercizio tipico dei progymnasmata, che consisteva nell’imitazione di mo-
delli illustri.8 Ora però è il momento di mostrare che, nonostante le ten-
denze settoriali della prassi scolastica, qua e là si è conservato ben saldo il
senso della complementarietà delle due partes artis, dell’unità della retori-
ca come arte della persuasio, che può fondarsi ora su argomentazioni di tipo
prevalentemente logico, ora sulla capacità di suscitare emozioni grazie ai
suoi mezzi stilistici.
Anzitutto bisogna liberarsi di due frequenti malintesi:
1) non si dovrebbe valutare la retorica nel Medioevo soltanto sul metro
della sua antica interpretazione forense;
2) si riconoscerebbe soltanto la metà della sua importanza pratica se la
si intendesse unicamente come una tecnica volta alla produzione di discorsi
e non anche come un’ermeneutica, ovvero come un metodo interpretativo.
Regina del sistema educativo romano, la retorica preparava a tenere di-
scorsi persuasivi in tribunale e davanti al popolo. Secondo un’opinione dif-
fusa, già nella tarda antichità essa era decaduta al livello di disciplina vol-
ta all’educazione complessiva del discente e priva di uno specifico oggetto
di studio. Sotto l’egida del grammatico, la retorica si era ridotta a sempli-

7. Cfr. M. DICKEY, The Commentaries on the De inventione and Ad Herennium of the Eleventh and
Twelfth Century (tesi inedita), St. Hilda’s, Oxford 1953 (Bodleian Library, ms. B. litt. d. 150); solo
la prima parte è stata pubblicata con il titolo Some Commentaries on the De inventione and Rhetorica ad
Herennium of the 11th and 12th Centuries, in «Medieval and Renaissance Studies», VI 1968, pp. 1-41;
cfr. anche WARD, Artificiosa eloquentia, cit., e The Commentator’s Rhetoric: From Antiquity to the Re-
naissance: Glosses and Commentaries on Cicero’s Rhetorica, in Medieval Eloquence, cit., pp. 25-67.
8. Cfr. CAMARGO, Ars dictaminis, cit., pp. 17 sgg. Come secondo capitolo fondamentale del cor-
so veniva insegnata la dispositio. Sul significato di imitatio cfr. R. R. BOLGAR, The Teaching of Rheto-
ric in the Middle Age, in Rhetoric Revalued, cit., pp. 79-86.
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ce insegnamento propedeutico nell’ambito dell’istruzione letteraria, e sot-


to il predominio del teorico avulso dalla realtà era finita per diventare una
logica dei casi. L’intera storia della retorica, ed in particolare di quella me-
dievale, è stata descritta come un unico processo di riduzione delle sue fun-
zioni originarie.9 Gli specialisti piú competenti hanno visto in essa una
storia degli abusi piú che una storia della disciplina classica in sé, e si sono
meravigliati che nel Medioevo la retorica fosse sopravvissuta, dal momen-
to che in fondo non aveva piú nessun “contenuto specifico”, e cioè nessuna
funzione forense.10 Nell’ottica di una simile storia della decadenza dell’e-
redità antica non si tiene conto, da un lato, che il Medioevo ha già ricevu-
to dall’antichità una dottrina retorica priva di ogni funzionalità nei con-
fronti dell’oratoria pubblica, e dall’altro che, se certamente alcuni impor-
tanti settori dell’antica retorica – e in particolare gli esercizi della memoria
e dell’actio (pronuntiatio), legati unicamente alla declamazione orale – si era-
no completamente sclerotizzati, tuttavia proprio per questo una disciplina
che aveva perso vitalità nel suo terreno originario veniva ora posta al servi-
zio di nuove, diverse funzioni, e quindi non risultava affatto svuotata di si-
gnificato, ma piuttosto ne veniva arricchita. La retorica non era piú fina-
lizzata soltanto alla declamazione orale (e in particolare alla predicazione),
ma a ogni sorta di produzione letteraria, dall’epistola alla poesia sino al
trattato, e cosí pure ad ogni sorta di soluzione ermeneutica dei problemi,
dall’ambito giuridico a quello biblico-esegetico e persino a quello filosofi-
co-teologico. Essa diventò una vera e propria scuola della forma espressiva
e, nel campo ad essa peculiare della definizione e della classificazione dei
casi particolari, divenne una scuola del pensiero. Dipende da noi conside-
rare l’ampliamento della retorica dal campo forense a quello “generale”
come un progresso oppure come una forma di decadenza. In ogni modo, il
Medioevo ha contribuito in maniera determinante a questa universalizza-
zione della materia che oggi è fonte di tante rinnovate discussioni.11 È de-
gno di nota, perciò, il fatto che nel XIII secolo numerosi retori italiani sot-
tolinearono espressamente che questo ampliamento era soltanto un com-
pletamento, anzi un potenziamento della retorica di Cicerone, percepita

9. Cfr. P. BAGNI, L’inventio nell’Ars poetica latino-medievale, in Rhetoric Revalued, cit., p. 99.
10. Cfr. MCKEON, Rhetoric, cit., p. 2; WARD, Artificiosa eloquentia, cit., I, p. 27; P. O. KRISTEL-
LER, Rhetorik in Medieval and Renaissance Culture, in Renaissance Eloquence, a cura di J. J. MURPHY,
Berkeley-Los Angeles-London, Univ. of California Press, 1974, pp. 1-19.
11. Cfr. Rhetorik, a cura di J. KOPPERSCHMIDT, 2 voll., Darmstadt, Wissenschaftliche Buchge-
sellschaft, 1990-1991.
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come qualcosa di parziale, perché applicabile soltanto alle orazioni da te-


nersi in occasione di una controversia civile.12 Bene di Firenze lamenta il “ri-
duzionismo” ovvero l’imperfectio di Cicerone;13 Brunetto Latini si sente fru-
strato dai tre genera della retorica classica (giudiziario, deliberativo ed epi-
dittico) nella sua ambizione di insegnare una teoria complessiva del lin-
guaggio suasorio valida per qualsiasi argomento, e asserisce che, dei due
scopi principali della retorica – insegnare a dire e a dittare, cioè a parlare e
a scrivere (e specialmente a scrivere epistole) – Cicerone si è occupato sol-
tanto del primo, mentre egli intende cimentarsi con entrambi.14 Sono note
le roboanti invettive di Boncompagno contro Cicerone, al quale tuttavia
egli deve non poco. Anch’esse rivelano l’orgoglioso proposito innovativo di
superare e nel contempo di completare e di integrare l’antica disciplina
scolastica, per adeguarla alle esigenze del presente.15
Nelle pagine che seguono si cercheranno di chiarire i due principali svi-
luppi funzionali della retorica medievale: la particolare concezione, sorta
sostanzialmente con Boezio, di quest’arte come contraltare della dialettica,
e cioè come metodo argomentativo per l’analisi e l’interpretazione di casi
particolari; e la creazione – che risale soprattutto ad Agostino – di un’e-
stetica letteraria dell’anomalia dei tropi al servizio della produzione e del-
la ricezione della letteratura.16

12. Cfr. BRUNI, L’Ars dictandi, cit., pp. 160-167.


13. BENE FLORENTINI, Candelabrum, a cura di G. C. ALESSIO, Padova, Antenore, 1983, pp. 127-
128: ad quas [causas civiles] totam rethoricam Tullius reducere conabatur; cfr. p. 247.
14. B. LATINI, La Rettorica, a cura di F. MAGGINI, Firenze, Galletti e Cocci, 1915. Nuova edi-
zione a cura di C. SEGRE, Firenze, Le Monnier, 1968, pp. 3-4; cfr. p. 147. Cfr. anche P. SGRILLI, Re-
torica e società: tensioni anticlassiche nella ‘Retorica’ di Brunetto Latini, in «Medioevo romanzo», III 1976,
pp. 380-383.
15. Cfr. T. O. TUNBERG, What is Boncompagno’s ‘Newest Rhetoric’?, in «Traditio», XLII 1986,
pp. 299-334; F. BRUNI, Boncompagno da Signa, Guido delle Colonne, Jean de Meung: metamorfosi dei clas-
sici nel Duecento, in «Medioevo romanzo», XII 1987, pp. 103-128; anche in ID., Testi e chierici del me-
dioevo, Genova, Marietti, 1991, pp. 43-70; R. WITT, Medieval ‘Ars dictaminis’ and the Beginnings of
Humanism: a New Construction of the Problem, in «Renaissance Quarterly», XXXV 1982, pp. 1-35; ID.,
Boncompagno and the Defence of the Rhetoric, in «Journal of Medieval and Renaissance Studies», XVI
1986, pp. 1-31; R. B. L. BENSON, Protohumanism and Narrative Technique in Early Thirteenth Century
Italian ‘Ars dictaminis’, in Boccaccio: Secoli di vita. Atti del Convegno Internazionale su Boccaccio, Los
Angeles 1975, a cura di M. COTTINO-JONES e altri, Ravenna, Longo, 1977, pp. 31-50.
16. Ambedue le parti che seguono si rifanno sostanzialmente ai miei principali lavori: Rhetorik,
Dialektik und ‘civilis scientia’ im Hochmittelalter, in Dialektik und Rhetorik im früheren und hohen Mitte-
lalter (colloquio del 1992), a cura di J. FRIED (Schriften des Historischen Kollegs, Kolloquien 27),
München, Oldenbourg, 1997, pp. 133-157; Was galt im lateinischen Mittelalter als das Literarische an
der Literatur? Eine theologisch-rhetorische Antwort des 12. Jahrhunderts, in Literarische Interessenbildung
im Mittelalter, a cura di J. HEINZLE, Stuttgart, Metzler, 1993, pp. 431-451; “Was allen oder den mei-
sten oder den Sachkundigen richtig scheint”. Über das Fortleben des ‘endoxon’ im Mittelalter, in Historia phi-
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1. RETORICA E ARGOMENTAZIONE

Si deve a qualcosa di piú che ad una mera pedanteria di maniacali clas-


sificatori se l’interesse teorico per il ruolo della retorica nel Medioevo si è
sempre concentrato sulle sue affinità e differenze rispetto alla dialettica. A
partire da Aristotele la retorica è stata ritenuta essenzialmente una tecnica
dell’argomentazione che utilizza anche metodi non argomentativi. Retori-
ca e dialettica sono entrambe al servizio dell’arte di esprimere i propri pen-
sieri e le proprie opinioni in maniera tale da ottenere il consenso dell’in-
terlocutore – sia esso un singolo individuo, un giudice o un vasto pubbli-
co – per mezzo di una motivazione sufficientemente plausibile, e quindi
non attraverso una dimostrazione per cosí dire matematicamente cogen-
te.17 Entrambe cominciano la loro opera prendendo necessariamente le
mosse dall’esistenza di un consenso su un qualche argomento adeguato al-
l’oggetto (ad esempio su uno schema di pensiero o su una regola di con-
dotta unanimamente riconosciuta), che non deve per forza racchiudere una
verità assoluta, purché sia sufficientemente accettabile per mettere poi in
moto una discussione argomentativa, e cioè priva di violenza, sull’oggetto
in questione.18 Il nucleo comune e la pragmatica condicio sine qua non di
tutta la retorica e di tutta la dialettica si può definire come una strategia
volta a produrre consenso nelle controversie sulla base di una convergenza
topica sul punto di partenza.
All’interno di una classificazione sistematica, che resta fondamentale in
tutto il Medioevo e che elimina molte indeterminatezze e molte lacune del
procedimento aristotelico, Boezio ha cosí distinto le due discipline in base
all’oggetto, alla funzione, allo scopo:19
a) la materia della dialettica consiste in un problema generale, indipen-
dente da circostanze determinate, ed è detta tesi o quaestio infinita (esem-

losophiae medii aevi, II, a cura di B. MOJSISCH e O. PLUTA, Amsterdam, Grüner, 1991, pp. 711-744;
Introduction à une histoire de l’endoxon , in Lieux communs, topoi, stéréotypes, clichés, a cura di Chr. PLAN-
TIN, Paris, Kimé, 1994, pp. 3-17; L’Ars arengandi italienne, cit.
17. Cfr. CH. PERELMAN - L. OLBRECHTS TYTECA, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique,
Bruxelles, Université de Bruxelles, 19885, pp. 17-40.
18. Cfr. L. BORNSCHEUER, Topik. Zur Struktur der gesellschaftlichen Einbildungskraft, Frankfurt am
Main, Suhrkamp, 1976; VON MOOS, Geschichte als Topik, cit., pp. 246-309.
19. BOETHIUS, De differentiis topicis, IV, P.L. LXIV, coll. 1205C-1206C, 1208, 1215A; sull’impor-
tanza di Boezio per la filologia aristotelica cfr. H. THROM, Die Thesis, ein Beitrag zu ihrer Entstehung
und Geschichte, Paderborn, Schöningh, 1932, pp. 55-62; cfr. anche la traduzione commentata di E.
STUMP, Boethius’s De differentiis topicis, Ithaca-London, Cornell Univ. Press, 1978, pp. 159-178, 1-
25, 79 sg., 82 sg., 93 sg., 179-204.
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pio: se il mondo sia eterno); l’oggetto della retorica è una questione deter-
minabile in base alle sette circostanze quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur,
quomodo, quando, ed è l’ipotesi o causa (ad esempio, un concreto caso di omi-
cidio in tribunale);
b) l’usus della dialettica consiste nella discussione attraverso un’intercisa
oratio per domande e risposte, mentre quello della retorica nella persuasio-
ne ottenuta con un discorso continuo (oratio perpetua ovvero continua): a
questo fa riferimento l’allegoria del pugno chiuso e del palmo aperto;
c) il finis consiste nell’uno come nell’altro caso nel condurre l’interlocu-
tore dove si voglia. Che questo riesca dipende, per quanto riguarda la dia-
lettica, unicamente dall’avversario, poiché qui l’uno è giudice dell’altro;
nella retorica, invece, che, come si vede, risulta limitata al genere giudi-
ziario, il successo non dipende soltanto dall’avversario, cioè dal pubblico,
ma anche da un terzo, cioè dal giudice.
Quest’ultima distinzione, forse alquanto esteriore, appariva cosí ovvia
nel Medioevo che poteva rientrare, per esempio, anche in una singolare de-
finizione del dictamen epistolare: quando infatti, nel XIII secolo, avvenne
che l’ars dictaminis si trasformò da dottrina letteraria tradizionale in un’ar-
te del discorso argomentativo, la ripartizione dei dictamina in epistolari e
non epistolari (oratorii), in analogia con la differenza tra dialettica e reto-
rica, fu definita da Brunetto Latini in modo tale che per dictamen epistola-
re si intendesse un discorso tra due persone assenti, dette rispettivamente
respondens e opponens, mentre per quello non epistolare si intendesse un di-
scorso a tre, in cui due abili oratori si rivolgono a un giudice, a sua volta
presente davanti a loro.20
La definizione delle affinità e delle differenze tra le due materie, che è
stata or ora brevemente riassunta, fu sviluppata da Boezio soprattutto nel
De differentiis topicis, un’opera di cui i primi tre libri sono dedicati alla dia-
lettica, il quarto alla retorica. Già questa ripartizione mostra la maggiore
importanza riconosciuta alla dialettica, che peraltro viene anche formal-
mente motivata in base al fatto che, secondo Boezio, i topoi dialettici uni-
versali (come il genere, la specie, l’opposizione) sono utilizzabili anche in
campo retorico, mentre i topoi retorici, cioè gli status o constitutiones, fina-
lizzati alla determinazione di un singolo caso, si addicono soltanto alle ipo-

20. Cfr. SGRILLI, Retorica e società, cit., pp. 387 sg., a proposito di B. LATINI, La Rettorica, ed. cit.,
pp. 100-103.
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tesi particolari.21 La dialettica pertanto gode di un raggio d’azione supe-


riore a quello della retorica, e anzi non vi è dubbio che l’una includa l’al-
tra quale disciplina subordinata, nella stessa misura in cui in filosofia gli
universali e i semplici hanno la priorità sui particolari e sui molteplici sto-
ricamente determinati. Non a caso la tradizione manoscritta del De diffe-
rentiis topicis comprende un numero relativamente piccolo di testimoni
completi in rapporto ai numerosi esemplari che contengono soltanto i pri-
mi tre libri dedicati alla dialettica e a un numero ancora piú esiguo di co-
pie a sé stanti del quarto libro dedicato alla retorica, che venne utilizzato
isolatamente soprattutto quando, nella seconda metà del XIII secolo, tornò
a destare l’interesse dei filosofi e dei teologi (meno, invece, degli inse-
gnanti di retorica) in seguito alla scoperta della Retorica di Aristotele.22
Per quanto riguarda il rapporto tra dialettica e retorica, dopo Boezio la
seconda auctoritas medievale per importanza fu il suo precursore Mario Vit-
torino, commentatore di Cicerone e interessato anch’egli piú agli aspetti
filosofici che a quelli retorici.23 Quello che Vittorino tramandò al Medioe-
vo, in relazione ai punti di vista menzionati sopra, furono soprattutto le
sue riflessioni sulla definizione ciceroniana della retorica come maior pars
civilis scientiae, cioè come la componente piú importante della scienza poli-
tica. Poiché la retorica, a differenza della filosofia, non è interessata alla ve-
rità, ma alla persuasio, egli la include nel novero delle discipline utili allo
stato. Tra queste materie “politiche”, alcune si occupano dei facta, altre dei
dicta o delle dictiones, ovvero le une si occupano delle azioni e delle impre-
se, le altre dei problemi da superare verbalmente. I dicta o fatti verbali ri-
chiedono la sapientia (saggezza intesa come cognizione di causa) oppure
l’artificiosa eloquentia, cioè l’abilità di parlare ad arte, che risulta assai ben
distinta dal discorso semplicemente “ben fatto” dei poeti e dei filosofi, poi-
ché ha per scopo la persuasione in situazioni controverse.24 Quando non
sussista alcun caso controverso, allora la retorica non ha voce in capitolo.

21. De diff. top., col. 1215C; cfr. M. C. LEFF, The Topics of Argumentative Invention in Latin Rheto-
rical Theory from Cicero to Boethius, in «Rhetorica», I 1983, pp. 23-44, e in partic. pp. 39-41; ID.,
Boethius’ ‘De differentiis topicis’, Book IV, in Medieval Eloquence, cit., pp. 9-12.
22. Cfr. VON MOOS, Was allen, cit.
23. Vittorino è, accanto a Boezio, l’autorità piú importante nei commenti a Cicerone: cfr. WARD,
The Commentator’s Rhetoric, cit., p. 43; K. M. FREDBORG, Twelfth-Century Ciceronian Rhetoric: Its Doctri-
nal Development and Influences, in Rhetoric Revalued, cit., pp. 87-97, e Petrus Helias on Rhetoric, in «Cahiers
de l’Institut du Moyen Âge grec et latin», XIII 1974, pp. 35 sg.; DICKEY, Some Commentaries, cit., p. 20.
24. F. L. VICTORINI Explanationum in Rhetoricam M. Tullii Ciceronis l. II, I 4 5-5, in Rhetores lati-
ni minores, cit., pp. 171-173, p. 173, 110-112: Ergo officium oratoris est dicere, sed adposite ad persua-
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la retorica medievale 301

Questa teoria era stata recepita già nel XII e nel XIII secolo in un pre-
ciso filone della tradizione esegetica medievale (per lo piú inedita) relativa
al De inventione di Cicerone e all’Auctor ad Herennium, che, a parte autori
minori, comincia con Guglielmo di Champeaux, Manegoldo di Lautenba-
ch e alcune opere anonime della scuola di Laon e di Parigi, per continuare
con l’importante commentario al De inventione proveniente dall’Italia set-
tentrionale con incipit Ars rethorice, e con il commentario all’Auctor ad He-
rennium, forse di origine inglese, di un Alano (non di Lilla), e arrivare infi-
ne a Brunetto Latini.25 È stato soprattutto quest’ultimo che con la sua pa-
rafrasi in volgare le ha conferito anche un preciso significato pratico al di
là del ristretto ambiente scolastico. In questa tradizione si ritrovano le ri-
flessioni medievali piú importanti – attente anche alla realtà contempora-
nea – sul significato socio-politico del trivio, che è possibile riassumere si-
notticamente piú o meno cosí: la civilis scientia si occupa in minima parte
dei facta relativi alla conduzione dello stato e della guerra e di altre simili
“arti”, ma per lo piú dei dicta o azioni verbali di ogni tipo;26 dal canto loro
i dicta di cui si occupa il trivio possono essere o sine lite (non conflittuali) o
cum lite (conflittuali): non sono conflittuali le parole degli storici e dei poe-
ti utili allo stato, mentre sono conflittuali tutte le scienze che procedono
in base ad una strategia verbale, e particolarmente la dialettica e la retori-
ca, ma anche la medicina.27 Sotto l’aspetto della teoria letteraria è notevo-
le la rigorosa definizione della retorica, che di per sé, in quanto epidittica,
è soggetta a una situazione di conflitto (la sconfitta dei candidati rivali at-

sionem […]. Nam solum dicere non bene officium definit oratoris; […] nam et poetae et philosophi dicunt
(«Perciò compito dell’oratore è parlare, ma allo scopo di persuadere […]. Infatti il solo parlare non
definisce bene il compito dell’oratore; […] perché anche i poeti e i filosofi parlano»).
25. Su Guglielmo di Champeaux cfr. K. M. FREDBORG, The Commentaries on Cicero’s de inventione
and rhetorica ad Herennium by William of Champeaux, in «Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec et
latin», XVII 1976, pp. 1-39, e Twelfth-Century Ciceronian Rhetoric, cit., pp. 90-92; sull’Ars rethorice
cfr. i compendi del WARD, Artificiosa eloquentia, cit., II, pp. 121-132 (par. 16) e i passi paralleli alla
Rettorica di Brunetto Latini (che da essa per lo piú dipende) offerti da G. C. ALESSIO, Brunetto Lati-
ni e Cicerone (e i dettatori), in «Italia medioevale ed umanistica», XXII 1979, pp. 123-169, in partic.
pp. 132 sgg. Su Alano cfr. la sintesi di WARD, Artificiosa eloquentia, cit., II, pp. 284-309 (par. 28),
e CAPLAN, Of eloquence, cit., pp. 247-270. Per l’intera tradizione e per ulteriori opere cfr. i lavori del-
la DICKEY menzionati sopra, alla n. 7, nonché WARD, Artificiosa eloquentia, cit., I, pp. 41 sgg.; FRED-
BORG, Twelfth-Century Ciceronian Rhetoric, cit., pp. 87 sgg., e Petrus Helias, cit., pp. 31 sgg. Per gli
effetti sulla società cfr. E. ARTIFONI, I podestà professionali e la fondazione retorica della politica comuna-
le, in «Quaderni storici», LXIII 1986, pp. 687-719; ID., Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano, in
«Quaderni medievali», XXXV 1993, pp. 57-78.
26. VICTORINUS, ed. HALM cit., pp. 171, 24-29; 175, 5; ALESSIO, Ars rethorice, cit., pp. 148 sg.;
ALANUS, Artificiosa eloquentia, ed. WARD cit., II, pp. 287 sg.
27. VICTORINUS, ed. HALM cit., p. 171, 22-23; ALESSIO, Ars rethorice, cit., p. 149.
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302 entre histoire et littérature

traverso l’elogio ed il biasimo), a differenza di ogni forma di letteratura che


non prenda le mosse da una controversia, e in particolare della letteratura di-
dascalica o edificante, e a differenza di ciò che noi oggi chiameremmo “let-
teratura in senso puro”. Per la funzione specificamente retorica di un di-
scorso è fondamentale che i temi non abbiano ancora raggiunto lo stato
chiuso della “perfezione”, ma restino aperti ad una problematica ancora da
definire, e cioè alla civilis controversia.28 A questo proposito, dunque, al con-
cetto semiotico di “apertura”, proprio della moderna teoria della letteratu-
ra, si pone in evidente opposizione il corrispondente concetto di ambito re-
torico. Il commentario che inizia Ars rethorice è il piú radicale nello schie-
rarsi contro l’utilizzazione indifferenziata del concetto di retorica per qual-
siasi “bel discorso”.29 Secondo questo testo persino l’exhortatio e la consola-
tio non appartengono piú alla materia artis, dal momento che l’una si limi-
ta a richiamare alla memoria argomenti di cui già si ha conoscenza (cioè
non produce alcun mutamento d’opinione attraverso nuovi apporti), e l’al-
tra non deriva da un conflitto.30 Nella retorica deliberativa è invece conse-
guentemente incluso il dialogo che gli oratori devono sostenere con il pub-

28. WARD, Artificiosa eloquentia, cit., II, pp. 287 sg., a proposito di Alano. Secondo l’Ars rethori-
ce (p. 149) la legislazione è di competenza della scientia civilis cum lite, ma non è artificiosa, poiché, a
detta di Boezio, si fonda solo sull’autorità, cioè sul locus inartificialis ab auctoritate (De diff. top., III,
P.L. LXIV, col. 1199).
29. Ars rethorice, ed. ALESSIO cit., p. 150: ut ostenderet differentiam inter officium oratoris et officium
poetarum quia et si poete ornate loquantur in fabulis suis tamen non per suum ornatum reddunt credibilia ea
que volunt («per mostrare la differenza fra il compito dell’oratore e quello dei poeti, perché anche se
i poeti si esprimono con eleganza nelle loro narrazioni, tuttavia nemmeno con questa eleganza ren-
dono credibile ciò che vogliono»). Sui paralleli a questa teoria offerti dai commentari provenienti
dal nord della Francia (primi fra tutti quelli di Manegoldo e Teodorico) cfr. DICKEY, Commentaries,
cit., pp. 20, 25, 35 sgg.
30. Ibid., p. 156: cum persuasio […] fit de rebus que nondum ad animam pervenerunt cum controversia,
constat exhortationem et dehortationem non esse materiam artis quia exhortatio[nem] fit de rebus que iam ad
animam pervenerunt, veluti si quis haberet voluntatem legendi dialecticam et negligens esset, posset removeri ab
illa neglegentia per hortationem. Dehortatio similiter […] veluti si quis haberet voluntatem concumbendi cum
aliqua meretrice, posset removeri ab illo stupro per dehortationem […] et illa dehortatio fit de rebus illis que
ad animam pervenerant et ideo non erant materia artis. Consolatio […] quia fit sine controversia, ideo non est
materia eius, quia ipse quas vult non inducit rationes contra illum qui eum consolatur («poiché la persua-
sione riguarda cose controverse che non sono ancora arrivate alla coscienza, ne risulta che l’esorta-
zione e la dissuasione non sono oggetto dell’arte [retorica] perché l’esortazione riguarda cose già per-
venute alla coscienza: ad esempio, se uno avesse volontà di leggere la dialettica e fosse negligente,
da quella negligenza potrebbe essere scosso mediante un’esortazione. Analogamente la dissuasione
[…]: ad esempio, se uno avesse la volontà di giacere con una meretrice, potrebbe essere allontana-
to da quella turpitudine mediante dissuasione […] e questa dissuasione riguarda cose che erano
giunte alla coscienza e perciò non erano oggetto dell’arte [retorica]. La consolazione, che si esercita
senza controversia, non ne è oggetto perché chi è consolato non adduce argomenti contro chi lo con-
sola»); cfr. VICTORINUS, ed. HALM cit., p. 177, 16-19.
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la retorica medievale 303

blico in un’aula di consiglio o in un discorso davanti al popolo.31 La reto-


rica è in questo caso anche arte di parlare cum lite, e si sviluppa perciò in
una propria precettistica (e nella sua parodia) persino in un campo del tut-
to privato qual è il corteggiamento di una fanciulla ritrosa da parte di un
seduttore.32 Tutti i generi sine lite finiscono, però, per trovarsi al di fuori
della retorica e tutt’al piú possono contrarre con essa singoli prestiti, come
è avvenuto nella poesia panegiristica o nella storiografia, con i discorsi dei
comandanti che vi sono inseriti.33
L’arte retorica, perciò, è rigorosamente orientata alla contrapposizione
verbale, e questo potrebbe adattarsi bene ad un proposito polemico contro i
maestri di retorica che provenivano piuttosto dalla grammatica o dall’inse-
gnamento della letteratura e contro i loro criteri semantico-poetici (che trat-
teremo in un secondo tempo). In questa tradizione teorico-argomentativa la
retorica appare ora ulteriormente ripartita, sulla scia di Vittorino, in elo-
quentia artificiosa e eloquentia non artificiosa. A questo proposito risultava de-
terminante un criterio, che si addice all’importanza assunta nel Medioevo
dall’argumentum ab auctoritate: il discorso non è “artificioso” nel campo giu-
ridico, poiché si fonda senza alcun dubbio su delle autorità, cioè sulle leggi,
ma è “artificioso” nella retorica in senso piú stretto, dal momento che l’ora-
tore combatte con argomenti ed affetti per persuadere al bene e all’utile.34
Quantunque l’utilità della retorica per i giuristi fosse un punto fermo sin
dal tempo di Isidoro, tuttavia nel processo di rinnovamento dell’insegna-
mento del diritto era orgoglio professionale dei giuristi, e in particolare dei

31. Ars rethorice, p. 154: Deliberativa causa est illa in qua multe sententie dicuntur ut tandem pocior
eligatur cum disceptatione, id est controversia et cum consultatione civili, id est cum frequenti interrogatione fac-
ta a civibus («la causa deliberativa è quella in cui si esprimono molte opinioni, per scegliere la mi-
gliore attraverso un dibattito, cioè una controversia, e con consultazione civile, cioè con domande
frequenti dei concittadini»).
32. Cfr. A. P. CAMPBELL, The Perfection of Ars dictaminis in Guido Faba, in «Revue de l’Université
d’Ottawa», XXXIX 1969, pp. 315-321; F.-J. SCHMALE, Das Bürgertum in der Literatur des 12. Jhs., in
Probleme des 12. Jhs., Sigmaringen, Thorbeke, 1968, pp. 412 sgg.; J. PURKART, Boncompagno of Si-
gna and the Rhetoric of Love, in Medieval Eloquence, cit., pp. 319-332; BENSON, Protohumanism, cit.,
pp. 31-50, a proposito di Boncompagno e di Guido Faba; SGRILLI, Retorica e società, cit., pp. 390 sg.,
su Brunetto Latini.
33. Ars rethorice, p. 157, discute l’opinione, in contrasto con tutta la retorica antica, che l’epi-
dittica non appartenga alla retorica ma alla poesia: ideo dicebant demonstrationem non esse materiam huius
artis quia videbant demonstrationem pertinere ad poetas quia poetarum est commendare aliqua vel vituperare
(«dicevano che la dimostrazione non è oggetto di quest’arte perché vedevano che riguarda i poeti,
poiché è proprio dei poeti elogiare o biasimare qualcosa»).
34. VICTORINUS, ed. HALM cit., p. 172. Cfr. DICKEY, Some Commentaries, cit., pp. 35-41, e Com-
mentaries, cit., pp. 135 sgg., in merito alla doppia strategia realizzata con gli argumenta e i modi com-
movendi; FREDBORG, Twelfth-Century Ciceronian Rhetoric, cit., pp. 90-92.
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304 entre histoire et littérature

canonisti, non ostentare grandi parole nel perorare una causa in un proces-
so o in una disputa, ma fornire le citazioni giuste.35 Con l’altro e piú anti-
co concetto retorico, quello che includeva anche la giurisprudenza, si spie-
gano, nel XII secolo, manifestazioni cosí particolari come il titolo di Rheto-
rica ecclesiastica per un Ordo iudiciarius di diritto processuale canonico, che
soltanto marginalmente ha a che fare con l’ambito retorico,36 o come i die-
ci discorsi-tipo della Francia del nord, chiamati «plaidoiries» dall’editore, i
quali, a parte piccoli ingredienti retorici quali i topoi dell’esordio (elogio del
giudice, scuse per talune imperfezioni, ecc.), contengono pressoché soltanto
le citazioni dei canoni per impiantare dimostrazione e confutazione.37
In base alle implicazioni giuridiche, nella nostra letteratura teorica era
sentito cosí concretamente il postulato ciceroniano fondamentale dell’u-
nità di sapere ed eloquenza, che quanto nell’arte oratoria aveva a che fare
con la sapientia veniva riferito alla conoscenza del diritto, mentre quanto
aveva a che fare con l’eloquentia veniva riferito alla retorica in senso piú
stretto. Il maestro Alano38 spiegò l’epiteto ‘buono’ nella definizione cice-
roniana dell’oratore – vir bonus dicendi peritus – intendendo non un buon
cristiano, ma un conoscitore della prassi del diritto e dell’amministrazio-
ne. Rientrava in questo, però, anche la conoscenza della metodologia reto-
rica dell’inventio, che ora non serviva piú alla preparazione di un discorso,
ma alla delimitazione giuridico-filologica dei casi controversi, alla distin-
zione di aspetti sostanziali e accidentali nei testi o nelle azioni presi in esa-
me. Abelardo, per esempio, nel Sic et Non ha ulteriormente sviluppato un
procedimento derivato dalla canonistica, mentre ha trasferito una tecnica
argomentativa fondamentalmente retorica all’ermeneutica testuale e ha
classificato auctoritates contrapposte come nei casi giudiziari particolari, se-
condo “peristasi” e “status”.39

35. Vd. sopra, n. 28; VON MOOS, Geschichte als Topik, cit., pp. 254-257, 271-276; A. GIULIANI,
L’elemento ‘giuridico’ nella logica medioevale, in «Jus», XV 1964, pp. 163-190; G. OTTE, Dialektik und
Jurisprudenz. Untersuchungen zur Methode der Glossatoren, Frankfurt am Main, Klostermann, 1971,
pp. 227-230.
36. Edita da L. WAHRMUND, Innsbruck 1905 (rist. Aachen 1962); cfr. E. OTT, Die rhetorica ec-
clesiastica, in «Sitzungsberichte der Akad. der Wissenschaften in Wien», phil.-hist. Cl., VII 1892;
P. VON MOOS, Das argumentative Exemplum und die “wächserne Nase” der Autorität im Mittelalter, in
Exemplum et Similitudo, a cura di W. J. AERTS e M. GOSMAN, Groningen, Forste, 1988, pp. 55-84.
37. H. SILVESTRE, Dix plaidoiries inédites du XIIe s., in «Traditio», X 1954, pp. 373-397.
38. WARD, Artificiosa eloquentia, cit., II, pp. 288 e 293; si veda anche l’inglobamento di leges et
decreta nella retorica operato da RADULPHUS DE LONGO CAMPO, In Anticlaudianum Alani commentum,
a cura di J. SULOWSKI, Wroclaw-Warszawa 1972, pp. 135-171.
39. Cfr. GIULIANI, L’elemento ‘giuridico’, cit., pp. 163 sg., 170 sg.; VON MOOS, Geschichte als To-
pik, cit., pp. 266-271; W. HARTMANN, Manegold von Lautenbach und die Anfänge der Frühscholastik,
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la retorica medievale 305

Il dicendi peritus della formula ciceroniana ricorda, d’altra parte, la figu-


ra orfica del civilizzatore del De inventione (I 1 2), il magnus vir sapiens, che
ha persuaso gli uomini primitivi ancora allo stato ferino a vivere insieme
in città, nella concordia. Anche grazie a questo celebre mito è rimasta nel-
le coscienze in tutto il Medioevo la figura carismatica del grande oratore
come quintessenza dell’artificiosa eloquentia.40 Un contemporaneo della se-
conda crociata vide certamente la perdita di funzionalità dell’eloquenza
nella vita pubblica, allorché osservò quasi con dispiacere che il comanda-
mento cristiano della veridicità escludeva il seducente splendore verbale
dal codice di procedura canonico. Poi, però, si consolava con il trionfo del-
la retorica in un campo specificatamente cristiano, la predicazione, e si ab-
bandonava all’elogio piú appassionato di Bernardo di Clairvaux, l’oratore
piú grande del suo tempo, nonché vero vir bonus dicendi peritus.41 L’elo-
quente pacificatore dei tempi remoti è ora curiosamente risorto nelle vesti
di illustre predicatore della crociata. D’altro canto, questa è soltanto una
delle molte reincarnazioni medievali del magnus vir sapiens: altri lo vedono
nel Cristo o magari in Carlo Magno, in Francesco d’Assisi o nello stesso Ci-
cerone, l’eroe civile nella lotta per la repubblica e il Romani maximus auctor
eloquii (Lucano, VII 62).42
Questo schizzo del lavoro esegetico condotto su Cicerone nel corso del-
l’alto Medioevo dovrebbe aver mostrato come, nella tradizione che faceva
capo a Boezio e a Vittorino, era rimasta ininterrottamente viva l’idea por-
tante che collegava retorica e dialettica alla persuasio argomentativa o in-
tenzionalità pragmatica. L’opinione diffusa che nel Medioevo la retorica
fosse ormai intesa soltanto come disciplina generale della prosa d’arte e
come stilistica dell’ornatus non trova assolutamente alcun appiglio nella
letteratura teorica da noi esaminata. Le due tradizioni si distinguono nel

in «Deutsches Archiv», XXVI 1970, pp. 45-149; M. T. BEONIO-BROCCHIERI FUMAGALLI, Note per
un’indagine sul concetto di retorica in Abelardo, in Arts libéraux et philosophie au Moyen Âge, Montréal-
Paris, Vrin, 1969, pp. 829-832; cfr. infra, pp. 311-313.
40. BRUNI, Boncompagno da Signa, cit., pp. 108 sg.; CH. T. DAVIS, Brunetto Latini and Dante, in
«Studi medievali», VIII 1967, pp. 426-428; WARD, The Commentator’s Rhetoric, cit., pp. 45 sg.
41. WIBALDO DI CORVEY, P.L. CLXXXIX, coll. 1254B-1255C; cfr. K. M. FREDBORG, The Scholastic
Teaching of Rhetoric in the Middle Age, in «Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec et latin», X 1987,
pp. 89 sgg.
42. R. D. DI LORENZO, Rational Research in the Rhetoric of Augustine’s ‘Confessio’, in From Cloister
to Classroom, Monastic and Scholastic Approaches to Truth, Kalamazoo 1986, pp. 1-26; W. S. HOWELL,
The Rhetoric of Alcuin and Charlemagne, New York, Russel & Russel, 1965, pp. 67 sg.; GALLETTI, L’e-
loquenza, cit., I, pp. 85 sg., e VON MOOS, L’Ars arengandi italienne, infra, pp. 393 sg., a proposito del
concionator san Francesco; DAVIS, Brunetto Latini, cit., pp. 426-430, sulla figura di Cicerone.
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306 entre histoire et littérature

fatto che i commentatori che si riallacciano a Boezio cercano di far rientra-


re la retorica, insieme con la dialettica – intese come materie propedeuti-
che alla scienza –, all’interno della logica o della philosophia rationalis, men-
tre quelli che dipendono da Vittorino la intendono come componente
principale e indipendente di una scientia civilis non specificamente filosofi-
ca, comprendente giurisprudenza e arte dell’argomentazione. A partire
dall’alto Medioevo trovano origine in questa divergenza continue contro-
versie scolastiche sulla posizione della retorica e della dialettica nel siste-
ma delle scienze: tali polemiche, poi, si rinvigorirono in Francia allorché,
dal tardo XII secolo, fu meglio conosciuta in parecchi ambienti l’organiz-
zazione aristotelica delle discipline.43 Nella tradizione filosofica era con-
troversa la questione se la retorica fosse una sottosezione della logica o non
piuttosto della teoria etica e della politica, mentre gli insegnanti di reto-
rica piú retrivi si appoggiavano come sempre alla ripartizione tradizionale
del trivio e al generico concetto ciceroniano di civilis scientia: a partire da
Teodorico di Chartres si ribellarono continuamente e decisamente contro
l’inclusione della retorica nella logica oppure arrivarono a dei compromes-
si, come cambiare nome semplicemente a tutto il trivio, chiamandolo elo-
quentia o logica nel senso suggerito dalla doppia etimologia del termine lo-
gos (ratio-oratio).44 Quando, nel XIII secolo, i maestri italiani di ars dicta-
minis cercarono di sviluppare una vasta dottrina politicamente motivata e
orientata alla prassi, ponendola al servizio di chi, all’interno della comu-
nità municipale, avesse la necessaria predisposizione, trovarono in questa
tradizione della civilis scientia fondamentali basi teoriche. I commentatori
di Cicerone della Francia settentrionale del XII secolo, con il loro atteg-
giamento di fondo, considerato spesso puramente teorico e “accademico”,
contribuirono cosí, indirettamente, alla nascita sul suolo italiano della
nuova cultura retorica che annunciava l’umanesimo.45

43. FREDBORG, Petrus Helias, cit., pp. 31-41, e Buridan’s Quaestiones, cit., pp. 149-160; J. J.
MURPHY, Aristotle’s Rhetoric in the Middle Ages, in «Quarterly Journal of Speech», LII 1966, pp. 109-
115; GARIN, La dialettica, cit., pp. 232-240; J. B. KOROLEC, Jean Buridan et Jean de Jandun et la re-
lation entre la rhétorique et la dialectique, Berlin, de Gruyter, 1981, pp. 622-627; G. BRUNI, ‘De dif-
ferentia rhetoricae, ethicae et politicae’ of Aegidius Romanus, in «New Scholasticism», VI 1932, pp. 1-18;
O. LEWRY, Grammar, Logic and Rhetoric 1220-1320, in History of the University of Oxford, I, a cura di
J. I. CATTO - R. EVANS (The Early Oxford Schools), Oxford, Clarendon Press, 1984, pp. 401-433; J.
R. O’DONNEL, Commentary of Giles of Rome on the Rhetoric of Aristotle, in Essays in Medieval History pre-
sented to B. Wilkinson, Toronto 1969, pp. 139-156.
44. Cfr. MCKEON, Rhetoric, cit., pp. 16-17; WARD, Artificiosa eloquentia, cit., I, pp. 273-310 (ol-
tre a Teodorico ricordiamo tra tutti Bernardo Silvestre, Adelardo di Bath e Daniele di Morley); VON
MOOS, Geschichte als Topik, cit., pp. 246-249 (su Giovanni di Salisbury).
45. Cfr. CAMARGO, Ars dictaminis, cit., pp. 39 sgg.; J. R. BANKER, The Ars dictaminis and Rheto-
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la retorica medievale 307

La prima ars dictaminis del tardo XI e del XII secolo ha però ancora ben
poco a che fare con tutto questo. All’inizio non si tratta di una vera retori-
ca, ma di una stilistica che include piú o meno un elemento retorico, in
primo luogo per la produzione epistolare nella cancelleria papale e nei co-
muni italiani. Essa è innanzitutto al servizio della ritualizzazione delle for-
me scrittorie e dell’autorappresentazione, conforme alle circostanze, di per-
sone e di gruppi che, attraverso forme linguistiche degnamente ornate, vo-
levano sottolineare il loro potere, la loro maestà o la sovranità che detene-
vano o rivendicavano. Cosí, a cavallo tra XII e XIII secolo, si può osserva-
re per la prima volta nei comuni italiani una nuova autentica retorizzazio-
ne dell’ars dictaminis tradizionale, che è dovuta, in particolare, all’allarga-
mento ad ogni sorta di comunicazione orale della dottrina epistolare fino ad
allora utilizzata. La crescente necessità di sicurezza linguistica da parte di
cittadini insufficientemente istruiti, e specialmente dei piú ragguardevoli,
“consoli” o podestà, in questioni pubbliche o private – nei dibattiti del con-
siglio (consilia), nei discorsi di ambasceria (ambaxiatae), o nelle allocuzioni
davanti alle assemblee del popolo (contiones) – resuscitava nuovamente dal-
l’antichità i principi dell’eloquenza forense.46 Indipendentemente da que-
sto primo vero germoglio dell’ars dictaminis, la cosiddetta ars arengandi o
concionatoria, Boncompagno, allontanandosi intenzionalmente da una tale
arte, che per lui era troppo plebea, fondò la sua Rhetorica novissima per giu-
risti esordienti, che porta a ragione questo titolo allusivo, poiché dimostra
l’esigenza di far uscire dalla scuola la vecchia e la nuova Tulliana Rhetorica
(il De inventione e l’Ad Herennium) e di porre accanto a loro una pratica ora-
le di dictamina adeguata alle necessità dell’epoca.47 Questo rappresentò un
punto di riferimento per i piú tardi dictatores, sebbene difficilmente poté ri-
vestire una reale importanza per la prassi giudiziaria. D’ora in avanti il ca-
none ciceroniano non sarà mai piú commentato in forma meramente acca-

rical Textbooks at the Bolognese University in the 14th Century, in «Mediaevalia et Humanistica», n.s.,
V 1974, pp. 153-168; VON MOOS, L’Ars arengandi italienne, infra, pp. 394 sg.
46. Cfr. GALLETTI, L’eloquenza, cit., II, pp. 440-485; A. GAUDENZI, Sulla cronologia delle opere dei
dettatori bolognesi da Buoncompagno a Bene di Lucca, in «Bollettino dell’istituto storico italiano», XIV
1895, pp. 90-118; ARTIFONI, I podestà professionali, cit.; KRISTELLER, Rhetoric, cit., pp. 8-19; G. VEC-
CHI, Le arenghe di Guido Faba e l’eloquenza d’arte civile e politica duecentesca, in «Quadrivium», IV 1960,
pp. 61-90; E. VINCENTI, Matteo dei Libri e l’oratoria pubblica e privata nel ’200, in «Archivio Glotto-
logico Italiano», LIV 1969, pp. 227-237, e Matteo dei Libri, ‘Arringhe’, Milano-Napoli, Ricciardi,
1975; VON MOOS, L’Ars arengandi italienne, cit.; CAMARGO, Ars dictaminis, cit., pp. 39 sg.
47. Edizione di A. GAUDENZI, Bibliotheca iuridica Medii Aevi, II, Bologna 1892, pp. 251-298; si
vedano i lavori di Tunberg, Benson, Bruni e Witt menzionati sopra, alla n. 15.
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308 entre histoire et littérature

demica, ma sarà palesemente o nascostamente saccheggiato per procurarsi i


mezzi efficaci di una valida persuasio. Gli insegnanti di dictamen, materia
ampia che comprendeva il bene dicere / ben parlare, si sentivano senz’altro
consapevoli della novità del loro insegnamento in considerazione del cam-
biamento del mezzo di comunicazione, passato dalla parola scritta a quella
parlata. Essi si posero sempre in posizione polemica nei confronti di ogni
dottrina stilistica tendente al decorativismo fine a se stesso e sostenuta da
estetizzanti “disegnatori di lettere”, e particolarmente nei confronti della
tendenza orientata unicamente in senso poetico-grammaticale, che si era
diffusa in ambito francese e curiale, di curare alla perfezione il ritmo della
frase. La critica incessante alle pesanti regole del cursus, alla ridondanza che
complica l’intellegibilità del testo, all’uso di oscure metafore, ai proverbi di
esordio appiccicaticci, ha il suo fondamento piú solido nella ricerca dell’ef-
ficacia strategico-argomentativa e nella rinuncia a l’art pour l’art di un’elo-
cutio di pura rappresentanza, divenuta sterile da un punto di vista retorico,
e utilizzabile nel migliore dei casi a livello epidittico.48
In tutta quanta l’Europa è questo un particolare sviluppo bassomedieva-
le,49 che non dovrebbe eliminare l’illusione che altrove, in relazione con la
ricezione scolastica di Aristotele, la retorica sia divenuta l’oggetto di un’e-
rudizione tradizionale sempre piú svuotata di funzione dal punto di vista
pratico, sempre piú disprezzata dal punto di vista teorico. Come è noto, nel
XIII secolo, nella disputa per il primo posto nella gerarchia delle tre artes
sermocinales, anche all’interno delle istituzioni universitarie si delinea una
vittoria della dialettica sulla retorica, che era ancora dominante nel primo
Medioevo. Il posto d’onore tra le artes propedeutiche lo ottiene ora una lo-
gica generale, che serve da introduzione alla vera scienza “del generale e del
necessario” che ricorre ai principi primi. Per un’esigenza di ordine didatti-
co, essa doveva assicurare il passaggio diretto allo studio della teologia, del-

48. Cfr. WITT, Boncompagno, cit.; V. LICITRA, La Summa de arte dictandi di Maestro Goffredo, in «Stu-
di medievali», VIII 1966, pp. 865-913; TUNBERG, What is Boncompagno’s ‘Newest Rhetoric’, cit.,
pp. 311 sg.; M. CAMARGO, The Libellus de arte dictandi rhetorice attributed to Peter of Blois, in «Specu-
lum», LIX 1984, pp. 16-41; E. J. POLAK, A Textual Study of Jacques de Dinant’s ‘Summa dictaminis’,
Genève, Droz, 1975, pp. 26-31; F. J. WORSTBROCK, Die Frühzeit der Ars dictandi in Frankreich, in Prag-
matische Schriftlichkeit im Mittelalter, a cura di H. KELLER e altri, München, Fink, 1992, pp. 131-156.
49. A. WEISHEIPL, Classifications of the Sciences in Medieval Thought, in «Medieval Studies», XXVII
1965, pp. 54-90; R. KÖHN, Schulbildung und Trivium im lateinischen Hochmittelalter und ihr möglicher
praktischer Nutzen, in Schulen und Studium im sozialen Wandel des hohen und späten Mittelalters, a cura
di J. FRIED, Sigmaringen, Thorbecke, 1986, pp. 203-284; VON MOOS, Geschichte als Topik, cit.,
pp. 246-264.
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la retorica medievale 309

la giurisprudenza e della medicina, rivestendo il ruolo di metodo filosofico


generale, valido per tutte le Facultates superiori.50 Per la retorica, perciò,
non restava spazio in base alla ripartizione aristotelica della logica in un
ramo dialettico, uno analitico e uno sofistico; invece, in base a quella di Al-
Farabi e di Gundissalino, essa rimaneva ancora, insieme con la poetica, a li-
vello piú basso nella logica o philosophia rationalis,51 di cui si dirà presto che
è determinata non dall’intelletto, ma dalle forze dell’anima concupiscibi-
le.52 Dopo che, nel tardo XIII secolo, si diffuse la retorica aristotelica con
la definizione di antistrophé – rhetorica est assecutiva dialecticae, secondo la ver-
sione del Moerbeke –,53la retorica fu considerata una parte inferiore della
dialettica. Nel trattato di Pietro Ispano, che restò poi sempre canonico per
tutta la logica scolastica, essa divenne un metodo di ricerca al servizio del-
la costruzione delle ipotesi, una scuola primaria del pensiero finalizzata al-
l’inventio, alla quale forniva funzione e legittimazione soltanto la verifica,
immediatamente successiva e propriamente scientifica, condotta fino allo
iudicium,54 cioè alla conoscenza della verità. Mentre la retorica, nel campo
della conoscenza, porta tutt’al piú alla fides o magari soltanto alla suspitio, la
dialettica già raggiunge un’opinio verificabile, e infine soltanto con la logi-
ca apodittica l’intelletto consegue la sicura quiete del sapere.55 Le due Eti-
che e la Politica di Aristotele, d’altronde, spingono alcuni filosofi a ricolle-
gare di nuovo la retorica alla scientia civilis,56 sebbene per lo piú non allo
scopo di rivalutarla, ma allo scopo di allontanarla definitivamente dalle sa-

50. Cfr. W. J. ONG, S.J., Ramus, Method, and the Decay of Dialogue, Cambridge (Mass.)-London,
Harvard Univ. Press, 1983, pp. 53 sgg., 136 sgg.
51. MURPHY, Aristotle’s Rhetoric, cit., pp. 109-115; MCKEON, Rhetoric, cit., pp. 16-20; WARD, Ar-
tificiosa eloquentia, cit., I, pp. 273-310; W. BOGGESS, Hermannus Alemannus’ Rhetorical Translations, in
«Viator», II 1971, pp. 227-250, 249 sg. Gundissalino collega ancora, e certamente non senza con-
traddizioni, lo schema aristotelico con quello ciceroniano. Stranamente egli nomina anche la parte
poetica della civilis scientia; cfr. De divisione philosophiae (ed. L. BAUR, Münster 1903), p. 54: ipsa est
pars civilis sciencie que est pars eloquencie. Tuttavia ibid., p. 71, retorica e poesia vengono presentate, «se-
condo Alfarabi», come partes logicae. Il riassunto offerto a pp. 81 sg. mostra di nuovo la gerarchia sco-
lastica che assumerà particolare rilevanza in futuro, secondo la quale il livello piú basso è occupato
dalla eloquentia (grammatica, poesia, retorica), quello di mezzo dalla logica e quello piú alto dalla sa-
pientia/veritatis cognitio, consistente nella sapientia humana e divina (scienza della natura e teologia).
52. Cfr. FREDBORG, Buridan’s Quaestiones, cit., pp. 50-54.
53. MURPHY, Aristotle’s Rhetoric, cit., pp. 109-115; BRUNI, De differentia rhetoricae, cit., pp. 5-12;
O’DONNEL, Commentary of Giles of Rome, cit., pp. 139-148; BOGGESS, Hermannus Alemannus, cit.,
pp. 227-250.
54. Cfr. J. ISAAC, Le notion de dialectique chez Saint Thomas, in «Revue des Sciences philosophi-
ques et théologiques», XXXIV 1950, pp. 481-495.
55. Cfr. O’DONNELL, Commentary, cit., pp. 139-148.
56. Cfr. KOROLEC, Jean Buridan, cit., pp. 622-627.
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310 entre histoire et littérature

cre stanze della logica. Nel primato del valore della conoscenza essa con-
servò, in fin dei conti, ancora e soltanto una funzione di ripiego, per quel-
l’insignificante residuo di problemi che nessuna scienza può risolvere, per
giudizi sul singolare, sul particolare, sul mutevole, sul relativo. La dottrina
delle passioni di Aristotele, laddove fu conosciuta, diede alimento ulterio-
re alla svalutazione teorico-conoscitiva della retorica. Essa fu applicata prin-
cipalmente ai vantaggi secondari di quest’arte, dovuti all’influenza che ha
sul popolo ignorante e prigioniero dei sensi.57

2. RETORICA ED ESTETICA LETTERARIA. LE TESI DI ABELARDO

Proprio ciò che nella filosofia scolastica condusse alla svalutazione della
retorica, la sua “non scientificità”, il suo carattere immaginoso, il suo po-
tenziale di sollecitazione sensuale, la condusse altrove – e non soltanto
presso gli insegnanti professionali di retorica, ma anche all’interno della
disciplina piú alta e piú difficile dell’intero canone delle scienze, cioè nel-
la teologia medievale, e piú tardi nella difesa della poesia che ad essa fece
seguito nel XIV secolo con il nome di “altra teologia” – ad un’inattesa ri-
valutazione, che in un certo qual modo e su basi del tutto nuove, le resti-
tuí l’antica posizione di preminenza, e che, come ha già osservato E. R.
Curtius,58 rese possibile lo sviluppo fondamentale per la teoria letteraria
dell’era moderna, quello dal poeta theologus al theologus poeta.
Al centro della riflessione teologica sull’utilità della retorica per la vita
sta quella sezione della dottrina dei tropi che attiene non all’inventio, ma
all’elocutio, e che, racchiusa sotto il termine generico di transsumptio o di
translatio, ha portato a un confronto innovativo tra discorso metaforico e
discorso non-metaforico. Se ne darà qui un breve esempio illustrativo sul-
la base di alcune osservazioni di Abelardo e di Boccaccio, curiosamente si-
mili. Le affermazioni sparse nelle diverse opere di Pietro Abelardo sulla
poeticità – che è quanto dire sulla retoricità – della Bibbia si possono rie-
pilogare nelle tre tesi seguenti:59

57. Cfr. O’DONNELL, Commentary, cit., pp. 147-156.


58. Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Bern 1948, trad. it. Firenze, La Nuova Italia,
1992, capp. 11-12.
59. Le opere di Abelardo vengono abbreviate come segue: Comm. Rom. = Commentaria in episto-
lam ad Romanos, a cura di E. M. BUYTAERT, in PETRI ABELARDI Opera theologica, Turnhout, Brepols,
1969 (C.C.C.M., XI), pp. 1-340. SN = PIETRO ABELARDO, Sic et Non, a cura di B. B. BOYER e R.
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la retorica medievale 311

1) la lingua della Bibbia e dei dottori della Chiesa segue il principio re-
torico dell’aptum: si adatta a scopo pedagogico alla situazione concreta e
alla ricettività dei destinatari ed evita perciò la nitidezza e l’evidenza del
discorso denotativo;
2) essa preferisce l’ambiguità connotativa, l’uso delle metafore e l’in-
ventività, poiché in genere il messaggio può essere approssimativamente
espresso soltanto sotto un tale velo;
3) tale oscurità, però, offre lo stimolo intellettuale ed estetico al lavoro sul
tema piú alto e sostanzialmente irraggiungibile, a una decodificazione sem-
pre nuova di una “letteratura aperta”, che fino alla parusia non avrà pace.

a) Il ‘Sic et Non’
Tutte e tre le tesi compaiono insieme subito all’inizio del prologo del Sic
et Non. Di per sé la lingua dello Spirito Santo, sia pure articolata dall’au-
tore sacro, sarebbe superiore all’intelligenza del lettore, che magari non è
neppure illuminato dallo Spirito. Questa lingua è caratterizzata da «tra-
boccante ricchezza delle parole» (ridondanza ottenuta con l’omonimia e la
sinonimia), dall’imprecisione della lingua corrente (usus) e dalla sua plasti-
cità (evidentia) quale supporto alla comprensione per gli “incolti”, e dalla
difficoltà ermetica quale incitamento per i dotti, al fine di sondare per
quanto possibile gli occulta mysteria, ma anche di «rimettere allo Spirito»
ciò che è inconoscibile, quali domande aperte «che Egli faceva scrivere»,
affinché sia poi Lui, all’epoca prestabilita, a dare loro risposta attraverso al-
tri esegeti.60 I tre aspetti della polivalenza semantica, del carattere imma-
ginoso e dell’ambiguità si potrebbero definire come le “qualità letterarie”
della Bibbia e degli altri testi ispirati; tuttavia, il contesto li rappresenta
anzitutto come degli ostacoli alla comprensione e dei limiti per la comu-
nicazione, cioè come se avessero bisogno, se non di essere scusati, almeno
di essere difesi in relazione ad una posizione contraria.
Questa posizione contraria è l’ideale della proprietas nel senso della cor-
rispondenza non problematica tra res e verba. Le autorità citate in proposi-

MCKEON, Chicago-London 1976-1977. T chr = Theologia christiana, a cura di E. M. BUYTAERT, in


PETRI ABELARDI Opera theologica, Turnhout, Brepols, 1969 (C.C.C.M., XII), pp. 1-371. T Sch = Theo-
logia ‘Scholarium’, a cura di C. MEWS, Turnhout, Brepols, 1987 (C.C.C.M., XIII), pp. 310-549. T Sum
= Theologia ‘Summi boni’, a cura di C. MEWS, ibid., pp. 87-201. Sulla loro composizione cfr. C.
MEWS, General Introduction, ibid., pp. 15-81, e ID., On Dating the Works of Peter Abelard, in «Archi-
ves d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge», LII 1985, pp. 74-134.
60. SN, 11-18, 48-54; cfr. T Sch, II 61, p. 438.
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312 entre histoire et littérature

to, Prisciano e Agostino, sottolineano il contrasto tra una lingua scientifi-


ca tutta rivolta alle cose, indifferente a problemi di mediazione, e una lin-
gua didattica attenta ai destinatari, che si serve di mezzi retorici, qual è ad
esempio la variatio delectans raccomandata da Cicerone rispetto alla mono-
tona ripetizione di concetti sempre uguali per indicare la medesima cosa.61
Il fatto che non sia in gioco la differenza tra la lingua d’arte e la lingua di
tutti i giorni e neppure la tradizionale apologia della lingua della Bibbia
in base al sermo humilis cristiano, o magari in base al postulato omiletico
agostiniano della diligens negligentia, del volutamente disadorno per amor
di chiarezza,62 lo mostra l’osservazione che l’inusitatus locutionis modus di un
discorso ispirato rappresenta la nostra soglia di comprensione piú alta:
questa inusitatezza impedisce che il messaggio, «messo a nudo da parole
qualsiasi, si deprezzi». Perché «una cosa è tanto piú preziosa, quanto piú
appassionatamente la si indaghi e quanto piú difficile ne risulti la ricer-
ca».63 Si contrappongono cosí due maniere dell’“arte” o del lavoro appli-
cato alla lingua: l’una produce chiarezza, l’altra pienezza di espressione.
Ma neanche la proprietas del discorso consiste per Abelardo nella con-
venzionalità del linguaggio corrente o addirittura di quello popolare: è in-
vece un prodotto artistico o scientifico altamente sviluppato dal punto di
vista razionale, che lo sforzo e l’accordo dei dotti hanno innalzato al livel-
lo piú elevato nella cultura latina e hanno trasformato in uno strumento
unitario e stabile di facile comprensione. La sua normalità è un’acquisizio-
ne culturale fondata su regole precise: non naturalezza, ma “standardizza-
zione”, conseguita nello sforzo verso l’ideale di uno scambio di idee per
concetti astratti e senza contrasti.64 Partendo da questa definizione di pro-
prietas Abelardo ha sviluppato una concezione della lingua del tutto diver-
sa. È proprio il complesso delle regole umane, tendenzialmente monoliti-
che, sulla “scorrevolezza” espressiva, che egli vede regalmente attraversato
dalla lingua dello Spirito Santo: multiforme, ambigua, indeterminata, im-

61. SN, 12-43, con PRISCIANO, Inst., VII 28; CICERONE, De inven., I 41 76 (cfr. T Sum, II
pp. 77 sg.).
62. AGOSTINO, De doctr. chr., IV 9-10 (CICERONE, Or., 23 78).
63. SN, 15-18: oportet in eadem quoque re verba ipsa variare nec omnia vulgaribus et communibus denu-
dare verbis; quae, ut ait beatus Augustinus, ob hoc teguntur ne vilescant, et eo amplius sunt gratiora quo sunt
maiore studio investigata et difficilius conquisita (in base ad AGOSTINO, In psalm., 103, C.C., XL,
p. 1490, 22-24; De doctr. chr., II 6 7-8).
64. Cfr. J. JOLIVET, Arts du langage et théorie du langage chez Abélard, Paris, Champion, 1969,
pp. 85-94, 350-355; A. BORST, Der Turmbau von Babel, 11/2, Stuttgart, Hiersemann, 1959,
pp. 631-636.
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maginosa, “difficile”. Abelardo, che ha sempre dato rilievo alla sua evolu-
zione da filosofo a teologo (cioè da logico della lingua ad interprete della
Bibbia) come a una svolta, anzi come a una sorta di conversio, ha trovato le
basi storico-salvifiche delle sue riflessioni meno nella Genesi che negli Atti
degli Apostoli: il miracolo della Pentecoste rappresenta per lui, fondatore del
monastero del Paraclito ed autore di parecchi inni allo Spirito Santo, la de-
finitiva irruzione di Dio nella storia linguistica umana, il ribaltamento di
tutti i valori nella teoria della lingua.65 Con la Pentecoste – egli dice – i
Cristiani, scavalcando cosí tutta la logica scolastica, sono diventati gli uni-
ci veri logici, nel senso greco originario del termine: i veri «maestri della
sapienza e dell’eloquenza», poiché è stata conferita loro l’abundantia sermo-
nis, cioè non soltanto l’abbondanza linguistica, ma anche la bella varietà di
tutti gli stili e di tutte le forme del discorso, che nel contempo supera e
conduce a perfezione sacra l’arte ciceroniana della variatio retorica.66 Que-
sto evento salvifico della lingua rivela anche il senso riposto nella partico-
lare forma di rappresentazione che è alla base di tutta la Bibbia: «Dio si
rallegra talmente delle sue creature che preferisce essere raffigurato negli
oggetti naturali, da lui stesso creati, piuttosto che essere descritto con le
nostre parole. Egli gioisce piú della somiglianza (similitudo) con le cose che
della proprietà (proprietas) delle nostre parole. Cosí anche la Scrittura per
abbellire il discorso preferisce usare come termini di paragone gli oggetti
della natura, piuttosto che basarsi sulla nitidezza di un linguaggio appro-
priato (proprie locutionis integritas)».67 La Bibbia parla dunque in maniera
immaginosa e bella, cioè in forma retoricamente perfetta, partendo dalla
natura creata da Dio, e in modo non univoco nella lingua di comunicazio-
ne razionale allestita dagli uomini.

b) Il commento all’‘Epistola ai Romani’


La Scrittura deve essere intesa anche come opera d’arte oratoria di Dio.
Il suo studio necessita perciò, tra le discipline ermeneutiche di carattere
propedeutico, piú della retorica che della grammatica o della dialettica.

65. Cfr. E. R. SMITS, Peter Abelard, Lettres IX-XIV, diss. Groningen 1983, pp. 172-188.
66. Cfr. CH. BURNETT, Peter Abaelard Soliloquium, in «Studi medievali», XXV 1984, pp. 889 sg.,
e l’epistola XIII edita dallo SMITS (vd. n. 65), pp. 275 sg. Abelardo ammette che il senso da lui at-
tribuito alle parole – l’utilizzazione del termine logici per designare i cristiani illuminati dallo Spi-
rito Santo – non è quello abituale. Già a quell’epoca era metaforico.
67. T Sch, II 32, p. 423.
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314 entre histoire et littérature

Questo risulta chiaro dal prologo del commento all’Epistola ai Romani (ed.
Buytaert, pp. 41-44): Abelardo spiega qui innanzitutto il piano generale
della Bibbia secondo lo schema retorico-poetico dei tre scopi di docere, de-
lectare, movere (laddove il delectare poetico, che egli ricorda nel passo poco so-
pra citato a proposito della gioia di Dio, è ora tralasciato, o piuttosto, in
conformità all’orizzonte prevalentemente retorico, risulta senza dubbio su-
bordinato al movere). In modo lapidario sin dalla prima frase dichiara: Om-
nis scriptura divina, more orationis rhetoricae, aut docere intendit aut movere.68 In-
segnare significa indicare quel che si deve fare e quello che si deve evitare.
Commuovere vuol dire da un lato persuadere esortando (persuadere), dal-
l’altro dissuadere ammonendo (dissuadere). Perciò l’Antico e il Nuovo Te-
stamento sono distinti in tre parti: l’Antico Testamento anzitutto «inse-
gna» con la legge del Pentateuco, in secondo luogo «esorta» con i Profeti,
che commuovono l’animo portandolo all’obbedienza, ed infine «ammoni-
sce» insistentemente contro il Maligno, oltre che con alcuni profeti, so-
prattutto con i libri storici, fornendo chiari esempi di comportamenti vi-
ziosi. Il Nuovo Testamento insegna con il Vangelo e commuove attraverso
le esortazioni delle lettere degli Apostoli e dell’Apocalisse, e attraverso i rac-
conti storici degli Atti degli Apostoli (che qui, per amor di simmetria, van-
no considerati di carattere prevalentemente dissuasivo, anche se questo non
è detto esplicitamente).
Questa introduzione generale (pp. 41 sg.) mira a una interpretazione re-
torica assai originale dell’Epistola ai Romani, che viene esposta subito dopo
nella seconda parte, il prologus specialis (pp. 42 sgg.): le lettere di Paolo non
dovrebbero essere lette come doctrina, ma come admonitio, poiché altrimen-
ti il disconoscimento nella diversa intenzione dell’autore sacro porterebbe a
una accettazione testuale delle parole ermeneuticamente ingenua e antisto-
rica. Ciò che è detto ad hoc, in una situazione determinata e per interlocu-
tori determinati – è questo in altre parole il nucleo spinoso dell’argomen-
tazione sulla dottrina della grazia – non deve essere preso come se fosse una
prescrizione assoluta, valida indefettibilmente in tutte le epoche per il
«pubblico universale» (Ch. Perelman). Paolo si è espresso cioè more scriben-
tium epistolas (p. 47) e ha applicato i due procedimenti retorici dell’amplifi-
catio (da intendersi qui come auxesis) e dell’extenuatio (attenuatio), cosí da
«esagerare» per i Romani troppo orgogliosi l’effetto della grazia e da «smi-

68. Comm. Rom., p. 41: «Tutta la Sacra Scrittura vuole insegnare o commuovere alla maniera di
un discorso retorico».
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nuire» il valore delle opere, in modo da esortarli a essere piú modesti e a vi-
vere piú pacificamente gli uni con gli altri. Amplificazione e diminuzione
formano dunque lo specifico modus tractandi dell’Epistola ai Romani (p. 43).
Esso è provato con argomentazioni di carattere estetico: Abelardo fonda
le sue idee sulla legittimazione civile dell’arte oratoria operata da Cicero-
ne (De inventione, II 56), in base alla quale l’oratoria, a differenza della si-
curezza economica, non rientra tra gli elementi irrinunciabili, «necessari»
dello stato, ma è da annoverare tra quelli egregia, per esempio i begli edifi-
ci o le dominationes politiche, cioè tra quei beni che contribuiscono al cre-
dito e alla considerazione dello stato. La differenza tra condizioni suffi-
cienti e necessarie, in riferimento alla Scrittura, significa: senza dubbio
l’insegnamento del Vangelo basterebbe per la salvezza, ma non «per lo
splendore della Chiesa e per l’estensione della sua stessa salvezza» (ad eccle-
siae decorem vel ipsius salutis amplificationem). Perciò gli Apostoli e piú tardi
i Padri avrebbero aggiunto (superaddi) ancora molti instituta, quali sono le
lettere pastorali, i canoni, i decreti, le regole monastiche e altri scritti, che
sarebbero tutti «pieni di esortazioni», perché la Chiesa «sia resa piú bella,
piú grande e piú solida» (pp. 42 sg.). Nei concetti di «splendore» e di
«estensione» non si deve vedere affatto, per restare nell’immagine, un ad-
dobbo sovrapposto o un abbellimento supplementare. È proprio alla do-
manda continuamente risollevata nei precedenti commentari paolini a par-
tire da Pelagio – perché mai ci fosse ancora bisogno delle lettere degli Apo-
stoli, dal momento che tutto l’essenziale era già stato detto nei Vangeli69
–, è proprio a questa domanda che Abelardo vorrebbe fornire una risposta
basata su una comprensione della retorica assolutamente positiva; e questa
risposta non si può ridurre alla differenza tra involucro e sostanza, nello
spirito del moderno disprezzo per la retorica. Amplificatio si riferisce meno
alla dimensione che all’intensità. Poiché secondo il contesto tutte le parti
della Bibbia, anche gli insegnamenti mosaici ed evangelici, sono redatti
more orationis rhetoricae, le sezioni esortative si presentano non come appen-
dici, ma come incrementi psicagogici in quella stessa intenzione linguisti-
ca che, per esprimersi con la terminologia propria alla teoria degli atti del
discorso (speech acts), dapprima trasmette il messaggio in forma constativa,
poi lo sostiene in forma illocutoria.
Questa interpretazione delle lettere di Paolo come capolavori dell’arte
oratoria è senza dubbio un’eccellente testimonianza dell’importanza prati-

69. Cfr. R. PEPPERMÜLLER, Abaelards Auslegung der Römerbriefes, Münster 1972, pp. 16-22.
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ca – nel senso piú elevato del termine, quello cristiano – assunta dalla re-
torica nel Medioevo tanto per l’ermeneutica biblica quanto per l’omileti-
ca. Essa ha anche dato origine a una propria tradizione che prosegue nel
XIII secolo e che è rilevante per la gerarchia delle discipline del trivio.
Nell’Ysagoge della scuola di Abelardo70 si trova un passo importante, che
piú tardi ritorna anche nei manuali di retorica, a proposito del primato del-
la retorica dal punto di vista teologico. L’intero trivio è posto a servizio del-
l’eloquentia. Ciò che la grammatica insegna a capire, cioè l’intellectus delle
parole, la dialettica lo conduce ad una dimostrazione attendibile, che pro-
duce fides (cioè ‘plausibilità’, non ‘fede’); ma alla fine è la retorica che por-
ta a compimento questi due stadi, poiché aiuta a tradurre in azione quello
che è stato capito e ritenuto attendibile; perché essa sola facit velle, essa sola
è in grado di convertire lo spirito in pratica nel senso richiesto dalla fede
attiva e dal primato filosofico dell’etica.
La triade intellectus, fides, velle diviene poi uno schema largamente diffu-
so, recepito anche al di fuori dello sfondo teologico.71 Lo ritroviamo in un
contesto puramente laico presso i dictatores italiani del XIII secolo. Quasi
con le stesse parole dell’Ysagoge, per esempio, Bono di Lucca nel suo Cedrus
Libani scrive a proposito del Trivio, non piú chiamato complessivamente
eloquentia, bensí dictamen:72 «la grammatica illumina lo spirito, la dialetti-
ca conferisce attendibilità, ma è la retorica a determinare la volontà. Di
tutte e tre ha assai bisogno il dictator, il quale riesce a far sí che gli ascol-
tatori capiscano quello che dice, credano a quello che capiscono, e accetti-
no quello che credono». Brunetto Latini, infine, seguendo Vittorino, rias-
sume il trivio nella scientia civilis, perché la grammatica insegna a «dire e
dittare» bene, la dialettica insegna gli argomenti «che danno fede» e la re-

70. Ysagoge in Theologiam, a cura di A. LANDRAF, in ID., Écrits théologiques de l’école d’Abélard, Lou-
vain 1934, pp. 71 sg.; cfr. MCKEON, Rhetoric, cit., p. 22.
71. Il passo dell’Ysagoge è stato ripreso da Bernardo Silvestre nel suo commento all’opera di Mar-
ziano Capella. Esso svolge qui la difesa della preminenza pratica della retorica rispetto alle altre ma-
terie del trivio che producono l’eloquentia, in base alla sua rilevanza «politica»; cfr. Commentum in
Marcianum (a cura di H. J. WESTRA, Toronto-Leiden, Brill, 1986), II 131-134, p. 47; III 942-970,
pp. 79 sg.: Huius [eloquentie] autem tres sunt species: grammatica, dialectica, rhetorica, totidem efficacie sci-
licet intellectus, fides, persuasio […]. Grammatica namque manifestat intellectum, dialectica confert fidem,
rhetorica promovet persuasionem […]. Ecce habes quia eloquentia pellit silencium et facundiam format dum,
quod in principio facit intelligere, provectu facit credere, perfeccione velle. Questo passo si ritrova pressoché
identico anche nel commentario all’Eneide, Commentum supra sex libros Eneidos Vergilii, a cura di J. W.
e E. F. JONES, London-Lincoln, University of Nebraska Press, 1977, p. 31, 2-11.
72. A cura di G. VECCHI, Modena, STEM, 1963, pp. 8 sg.: grammatica illuminat intellectum, dia-
lectica fidem prestat et rhetorica facit velle; que tria multum expediunt dictatori, quod suum est facere, ut ea
que dicit intelligant auditores, intellecta credant, et creditis acquiescant.
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la retorica medievale 317

torica le parole belle, che conducono la volontà a mettere anche in pratica


quel che si è detto.73
Secondo Alano la retorica è una commotiva animorum,74 e in questo senso,
in cui per di piú si sottolinea la ricezione della dottrina aristotelica delle
passioni, recupera di nuovo qualcosa della sua antica posizione di premi-
nenza sulle altre discipline. Se perciò i filosofi desiderano senz’altro svalu-
tarla quanto piú possibile come mezzo di conoscenza, nella nuova teoria
della predicazione degli ordini mendicanti, cioè in quell’ars praedicandi che
Umberto da Romans esalta – con una percettibile punta antifilosofica –
come la piú alta di tutte le scienze, addirittura come l’unica scienza racco-
mandata direttamente da Dio, poiché insegnata da Gesú, questa «stimola-
trice della volontà» incontra persino una rivalutazione religiosa mai cono-
sciuta prima.75 Come l’azione pratica è superiore alla dottrina scritta, cosí
l’arte della persuasione, che motiva ad agire in un certo modo, supera la lo-
gica scientifica. Le artes praedicandi del XIII secolo realizzarono per la pri-
ma volta ciò che Agostino aveva sostanzialmente previsto nella sua meta-
retorica, una sistematica doctrina christiana del gioco delle parti di oratore,
discorso e pubblico, e dei pratici vademecum per predicatori da essa deri-
vati.76 E c’è di piú: Guglielmo d’Alvernia, con gli stessi presupposti spiri-
tuali, sulla base dell’incommensurabile primato della vita cristiana svilup-
pa addirittura una sua Rhetorica divina, una dottrina artistica della pre-
ghiera emozionalmente efficace, che induce Iddio-Giudice alla clemenza.77

c) La ‘Theologia’
Questa interpretazione omiletica della retorica mostra tuttavia soltanto
l’aspetto dell’intenzionalità pedagogico-pastorale, che è l’unico ad essere
determinante anche per la predica popolare, e dal quale già Abelardo ave-
va preso le mosse nel suo commentario alla Epistola ai Romani allo scopo di
difendere il carattere retorico della Bibbia. Sulle altre funzioni e sul mez-

73. La rettorica, 17, 19-20, ed. MAGGINI cit., pp. 34 sg.; cfr. SGRILLI, Retorica e società, cit.,
pp. 382 sg.
74. WARD, Artificiosa eloquentia, cit., II, p. 299, par. 43.
75. De eruditione Praedicatorum, a cura di M. DE LA BIGNE, Lyon 1677, p. 442; cfr. D. ROTH, Die
mittelalterliche Predigttheorie und das Manuale Curatorum des Johann Ulrich Surgant, Basel, Helbing,
1956, pp. 57-63; TH.-M. CHARLAND, Artes praedicandi, Paris-Ottawa, Vrin, 1936, p. 47.
76. Cfr. CAMARGO, Rhetoric, cit., pp. 111-124.
77. J. R. O’DONNELL, Rhetorica divina of William of Auvergne, in Images of Man in Ancient and Me-
dieval Thought in Honor of Verbeke, Leuven 1976, pp. 323-333.
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zo proprio dell’«oratoria divina» Abelardo si diffonde in parecchi passi


sparsi della sua Theologia, i quali offrono un sorprendente approfondimen-
to filosofico-poetico dell’apologia religiosa del retorico, che finora era sta-
ta presentata piuttosto come una tesi. Abelardo in primo luogo cerca di
confutare diffuse obiezioni rigoristiche contro la finzione poetica. Egli di-
stingue una poesia «simile a una prostituta», che Platone ha a buon dirit-
to scacciato dallo stato e Boezio dalla vicinanza della filosofia, da un’altra
poesia, rispettabile, ad solam utilitatem, cioè al servizio della conoscenza.
L’esempio famoso di Gerolamo che sogna di essere bastonato mostra nel
modo piú chiaro quello che ciò significhi: dopo la sua visione il Padre del-
la Chiesa si sarebbe convertito da una lettura dei classici limitata esclusi-
vamente al godimento (oblectatio) del dolce succo (succus), allo studio della
Bibbia precedentemente ritenuta sciatta fino al ribrezzo. Ciò però non si-
gnificò affatto che per questo motivo egli abbia poi disprezzato la retorica.
Da essa egli aveva appreso invece «ogni ornamento del discorso», «di cui
la Sacra Scrittura (piú delle altre scritture) è ricchissima», per poterne il-
luminare con cura la bellezza (decor) grazie a una simile conoscenza dell’ar-
te.78 Qui non si tratta soltanto della banale distinzione tra poesia di in-
trattenimento e poesia didattica, ma dell’esigenza filosofica, per cosí dire
letterario-antropologica (al di là di ogni scuola e di ogni particolare ideo-
logia) fino ad oggi continuamente riaffermata, che la poesia veritiera me-
riti intensa riflessione, al contrario della confortevole, culinaria autolimi-
tazione a un qualunque principio de l’art pour l’art. L’integrazione della
poetica in primo luogo nella retorica, e solamente in via secondaria e a sco-
po propedeutico nella grammatica, mostra già quest’esigenza, poiché fin
da principio è escluso il puro piacere di una bellezza che allontana dall’es-
senziale, cercata per se stessa, e quindi “vana” e “inutile”. Infatti soltanto
la lingua retorica è funzionale, essendo indirizzata verso un qualche fine,
potenzialmente anche verso il fine della conoscenza piú elevata.
La giustificazione piú profonda dell’approccio retorico alla Bibbia con-
siste però, per Abelardo, nel fatto paradossale che Dio è ineffabile, anzi in-
conoscibile, e che ciò nonostante la Rivelazione parla di lui in un modo che
può essere compreso razionalmente, cioè da un punto di vista teologico,
tutt’al piú con l’aiuto di un repertorio descrittivo approntato per l’arte ora-
toria. Abelardo formula questi pensieri accompagnandoli a piú riprese con

78. T Sch, II 25-28, pp. 418-420.


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punte polemiche contro la «temerità degli pseudodialettici», che sperano


di poter spiegare con le loro proprie cause razionali, puramente umane,
nella lingua della proprietas logica, «l’artefice della ragione».79 Quell’Abe-
lardo, che normalmente è considerato “razionalista”, si rivela qui come un
sostenitore della retorica e, ugualmente, come un rappresentante della teo-
logia negativa. Ogni ars – cosí egli dice all’inizio di una sua riflessione fon-
damentale80 – ha una sua propria concettualità, del tutto specifica, che non
può essere confusa con quella di altre artes in una spensierata mescolanza.
L’ars rhetorica, però, come mostra la sua citazione preferita dal De inventio-
ne (I 41), si fonda sul principio della “piacevole variazione”, poiché idemp-
titas mater est sacietatis. La retorica impedisce la fastidiosa identità dei pre-
dicati, «madre della noia», e non per amore degli effetti stilistici, ma per-
ché essa sin dall’origine è competente su ciò che è singolare, e pertanto in-
segna ad usare anche singularia verba. Questo richiama alla memoria la di-
stinzione tra l’essenza della dialettica e quella della retorica in base al crite-
rio della “materia” (per thesis e hypothesis):81 la seconda infatti tratta il caso
singolo determinato da specifiche circostanze in maniera particolare. Abe-
lardo, uno degli ultimi importanti rappresentanti della logica vetus, è anco-
ra lontano da quella piú tarda e pericolosa quaestio proposta dagli scolastici
di osservanza aristotelica, se la teologia sia una scienza dal momento che esi-
ste «scienza soltanto dell’universale», mentre Dio è particolare. Al contra-
rio, la particolarità divina è per lui illud ineffabile, illud incomprehensibile, per
cui «le parole generalmente e comunemente usate» (publicae et vulgares locu-
tiones) dalla scienza umana sono inadeguate, poiché essa riguarda soltanto le
cose rese accessibili all’intelligenza umana (le leggi cosmiche della natura e
della ragione), ma non il loro creatore.82 E invece è d’aiuto l’ars dell’espres-
sione non identica, variabile: la retorica, poiché tra tutte le arti libere sol-
tanto essa prepara l’orizzonte della comprensione ai molteplici approcci lin-
guistici all’ineffabile. Essa diviene perciò, in qualità di retorica del trascen-
dente, la disciplina fondamentale della logica christiana.

79. Ibid., II 32-33, pp. 423 sg.; II 93, p. 453; T Sum, II 75-80 (invectio in dialecticos), pp. 140 sg.;
T chr, III 135, p. 246.
80. T Sum, II 77-78, pp. 140 sg.; T Sch, II 90-91, p. 452; piú brevemente in T chr, 133-134,
pp. 245 sgg.
81. Cfr. sopra, p. 237 e n. 19.
82. T Sum, II 77, p. 140 (= T chr, III 133). Sulla funzione autodistruttiva per la teologia del con-
cetto aristotelico di scienza, cfr. il lavoro fondamentale di T. GREGORY, Forme di coscienza e ideali di
sapere nella cultura medievale, in «Archives internationales d’histoire des sciences», XXXVIII 1988,
121, pp. 187-242.
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Questa rappresentazione delle artes, scettica dal punto di vista scientifi-


co e perciò ottimistica dal punto di vista ermeneutico, fornisce anzitutto
una critica metodologica sul terreno della riflessione propriamente teolo-
gica, che viene sviluppata soltanto in considerazione della lingua esempla-
re della Bibbia. Il tratto strutturale decisivo della variatio or ora menzio-
nata Abelardo lo indica – “variando” qui egli stesso nella terminologia –
con concetti come: figuratio, similitudo, exemplum, involucrum, velamen, tran-
slatio, obscuritas, parabola, aenigma, ecc., ed intende cosí, nel senso piú lar-
go, tutto ciò che è traslato e indiretto, non certo solamente il metaforico e
il fittizio, ma tutto ciò che si sottrae in quanto arcanum all’espressione
“nuda” e alla comprensione immediata.83 La tesi di fondo suona: «Il Si-
gnore si rallegra nel riposare, per dir cosí, in un nascondiglio, perché piú
Egli si nasconde, piú è buono per coloro ai quali si mostra; e piú si è fati-
cato sull’oscurità della Scrittura, piú il lettore aumenterà i suoi meriti».84
Per motivare questa tesi, e non per un puro gusto accademico, Abelardo ri-
prende la dottrina platonica assai discussa dell’anima del mondo, poiché a
lui, che vedeva nei saggi dell’antichità, accanto ai profeti dei Giudei, de-
gli ispirati precursori del messaggio dello Spirito, interessa dimostrare, per
dir cosí, in forma tipologica, che anche la filosofia, laddove parla dell’Al-
tissimo, «cerca sempre di scegliere fabulosa quaedam involucra».85 Tra i pri-
mi filosofi greci vi sarebbero stati, secondo Agostino, molti monoteisti, ma
avrebbero camuffato davanti al popolo superstizioso il loro segreto “priva-
to” con la mitologia degli Dei – una finzione retorica rispondente alla si-
tuazione – finché Socrate, che era piú coraggioso, non si presentò con i suoi
discorsi nelle vesti di ydolatriae derisor e fu condannato a espiare la sua cri-
tica alla superstizione.86 Soltanto Platone, però, il vero teologo tra i filoso-
fi, ha poeticamente raffigurato lo Spirito Santo nella pulcherrima involucri fi-

83. Per le sfumature ugualmente sottese a questa definizione generale, cfr. E. JEAUNEAU, Lectio
philosophorum, Amsterdam, Hakkert, 1973, pp. 125 sgg. e 379, s.v. Abelardus; P. DRONKE, Fabula,
Leiden-Köln, Brill, 1974, pp. 32-67.
84. T Sch, I 160 sg., p. 384 (= T chr, I 100 sg., p. 113): quasi ergo in latebris dominus quiescere gau-
det, ut, quo magis se occultat, gratior fit illis quibus se manifestat, et quo magis ex difficultate scripture labo-
ratur, meritum lectoris augeatur […]. Quae quidem tanto cariora sunt intellecta quanto in his intelligendis
maior operae facta est impensa («perciò il Signore quasi si compiace di nascondersi, perché, quanto piú
si cela, tanto piú gradito diviene a coloro cui si manifesta, e quanto piú si fatica per la difficoltà del-
la Scrittura, tanto piú aumenta il merito del lettore. Perché quello che si capisce è tanto piú caro
quanto maggiore è lo sforzo fatto nel capirlo»).
85. T Sch, I 141-158, pp. 377-383; I 163, p. 385.
86. T Sch, I 97-114, pp. 356-363.
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gura dell’anima del mondo, con l’intenzione di “attirare” il lettore attra-


verso questa immagine. Il velo è ora per i mysteria non piú solamente di
protezione, ma anche di incentivo. Perciò, aggiunge Abelardo immediata-
mente dopo, varrebbero anche per i misteri della Bibbia sia la frase: tegun-
tur ne vilescant (Augustinus, De doctr. chr., II 6 8), sia l’altra: obscure dicta ad
enodandum labore et […] intellectum a fastidio revocandum.87 Soprattutto Ma-
crobio, in uno sguardo retrospettivo alla storia della filosofia, aveva trova-
to il criterio per distinguere i nudi figmenta non filosofici del poeta ciarla-
tano dai fabulosa involucra della filosofia: l’insostituibilità della lingua poe-
tica riguardo a ciò che non può essere nominato. Un gran numero di fon-
damentali testimonianze della teologia apofatica che cominciano con la fa-
mosa frase del Timeo:88 «Trovare il creatore è difficile, cosí com’è impossi-
bile esprimerlo una volta che lo si è trovato» – servono complessivamente
all’apologia di un originale metalinguaggio adeguato alla parola della Ri-
velazione, che rende giustizia alla sapienza che «intuisce» soltanto qualco-
sa della «maestà da assaporare» per speculum in aenigmate (I Cor., 13 12): ut
aliquid de illa ineffabili maiestate suspicando potius quam intelligendo degustemus
(«affinché assaporiamo qualcosa di quell’indicibile maestà intuendo, piú
che comprendendo»).89

d) “Improprietà” del testo letterario


Da tutto ciò, però, Abelardo non trae né conclusioni agnostiche né mi-
stiche, ma vi associa quella interpretazione zetetica della scienza che gli ha
sempre guadagnato la taccia di «interprete razionalistico», e che però è de-
scritta meglio di un analogo tentativo della mistica di strappare all’attività
dello spirito una dimensione erotica. La «chiave della sapienza» citata
spesso indipendentemente dal contesto ermeneutico del Sic et Non (rr. 338-
340) si richiama anzitutto alla «difficile oscurità» degli scripta sanctorum:
«Attraverso i dubbi giungiamo alla ricerca, nella ricerca apprendiamo la
verità, come dice la stessa verità: “cercate e troverete, bussate e vi sarà aper-

87. T Sch, I 157-159, p. 383 («vengono nascoste per non essere svilite […] è detto in modo oscu-
ro perché si possa far luce con la propria fatica e l’intelletto sia tenuto lontano dalla noia»).
88. T Sum, II 21, p. 121 = T chr, III 44 (Timaeus, 28C); cfr. P. VON MOOS, Literatur- und bildung-
sgeschichtliche Aspekte der Dialogform im Mittelalter, in Tradition und Wertung. Festschrift F. Brunhölzl,
Sigmaringen, Thorbecke, 1989, p. 200.
89. Sotto l’influsso del primato della degustatio sensoriale è qui rovesciato l’ordine gerarchico di
sapore intellettualistico della suspicio (sentore) e dell’intellectio (conoscenza), citato sopra.
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to”». Infatti non solamente le metafore e le finzioni della Bibbia – e anno-


vera fra queste, per esempio, l’apparizione della maga di Endor –90 ma an-
che altre forme, del tutto diverse, di allontanamento dalla proprietas, come
le allusioni intertestuali, le citazioni mascherate, le dichiarazioni elusive o
ironiche, le ambivalenze affidate alla riflessione, e via dicendo: tutte que-
ste translationes sono come sfide e incentivi alla comprensione rivolti ai let-
tori in ricerca, a coloro che cercano la verità ovvero ai “filosofi”, perché re-
stino coraggiosamente e fedelmente sulla strada della conoscenza, anche
quando, nello status viae, non arrivano alla meta. Sebbene i singularia verba
rinviino sempre e soltanto parzialmente a un’unica totalità inconoscibile,
pure mantengono in vita l’aspirazione alla conoscenza piú a lungo di quan-
to non facciano i communia verba facilmente comprensibili. I problemi del-
la comprensione sono come la resistenza nell’amore, una spina del deside-
rio: Et quoniam mortalium generi natura datum est ut abstrusa fortius querat, ut
negata magis ambiat, ut tardius adepta plus diligat, eo flagrantius animadverte-
retur veritas quo diutius desideratur […].91Anche le conoscenze ottenute con
fatica – a voler riconnettere il tipico paradosso abelardiano della storia d’a-
more per Eloisa con la teologia, dalla quale sicuramente deriva – sono tan-
to gratiora, quanto rariora.92
Dall’apologia abelardiana dell’estetica letteraria biblica, però, nessuna
via diretta e, in ogni modo, nessuna via intrinsecamente teologica conduce
alla produzione letteraria. Piú istruttivo in questo senso è un aspetto della
sua teoria ermeneutica, che si riferisce non alla Bibbia, ma ai testi dei Pa-
dri della Chiesa: se l’improprietà della lingua della Bibbia non soggiace ad
alcun arbitrio soggettivo, ma, «poiché Dio non fa nulla di superfluo», rap-
presenta anzi una necessità pura ed indiscutibile,93 questo tuttavia non vale
per la lingua delle altre auctoritates: come i poeti e i filosofi, dicono anch’esse
molte cose iuxta opinionem anziché iuxta rei veritatem.94 Il parlare secondo
opinioni, indiretto, peirastico, anzi scorretto appartiene, tanto quanto il

90. SN, rr. 143-149.


91. T Sch, I 99, p. 357, da CLAUDIANO MAMERTO, De statu animae, II 2, CSEL, II, p. 101: «poi-
ché la natura ha dotato il genere umano dell’impulso a ricercare fortemente ciò che è nascosto, ad
aspirare a ciò che non ha, e poiché di conseguenza l’uomo ama di piú ciò che ottiene piú tardi, al-
lora la verità desiderata piú a lungo è compresa piú appassionatamente».
92. «Quanto piú rari, tanto piú piacevoli». Sui gaudia che, a causa della separazione, risultano
piú rari (nella dehortatio a nuptiis di Eloisa, ripresa dal racconto di Abelardo), cfr. Historia calamita-
tum, a cura di J. MONFRIN, Paris, Vrin, 1967, pp. 78, 550 sg.
93. SN, rr. 296-304.
94. SN, rr. 149 sg. Si osservi il paragone con le poeticae seu [!] philosophicae scripturae.
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metaforico e il fittizio, alla dimensione dell’indeterminato, al contrario del-


la proprietas, e richiede la stessa arte interpretativa della difficultas della Bib-
bia. Oltre alla limitatezza umana – anche i migliori «non sono senza pec-
cato» nel multiloquium (SN, rr. 254 sg.; Prov., 10 19) – Abelardo indica una
causa assolutamente positiva per questa imperfezione: i Padri non hanno
sempre parlato in qualità di autorità, ma anche «per fare esercizio».95 Essi
hanno forse anche ripreso altrove degli errori per amor di completezza, sen-
za rendere sempre distinguibili citazione e loro opinione (rr. 96-130); si
sono espressi in maniera contraddittoria in epoche e situazioni diverse e poi
si sono corretti da sé (rr. 133-135); si sono espressi senza prove e in modo
problematico e hanno tenuto in sospeso la soluzione (rr. 110-114); hanno
esagerato a fini stilistici qualcosa o lo hanno liberamente inventato in nome
degli officiosa mendacia, permessi da Agostino.96 In breve, essi non hanno
scritto come dei letterati, non come degli scienziati, poiché presupponeva-
no nei lettori un senso di responsabilità ermeneutica e la libertà di giudi-
zio, cioè la capacità di assentire e di rifiutare, e perché volevano far sí che ai
posteri non mancasse la materia per «difficili problemi».97 La formula suo-
na cosí: «provate tutto, serbate ciò che è buono!» (I Thess., 5 21).
Oltre alla divina e sacrosanta oscurità della Bibbia, ce n’è dunque una
umana e letteraria, e anche quest’imperfetta “lingua altra” ha la medesima
utilitas estetico-intellettuale: è anch’essa uno stimolo e una provocazione
all’inquisitio veritatis. In relazione al linguaggio segreto dei libri canonici,
ha però una funzione piú metodico-formale: la problematicizzazione alle-
na l’intellectus, e cioè la competenza interpretativa in genere. La lingua non
scientifica si pone cosí al servizio della scienza. Ambiguità e velo allegori-
co, entrambi portatori di senso, dovunque si incontrino (nelle auctoritates
ecclesiastiche non diversamente che in Platone o in Virgilio), rappresenta-
no un eccellente campo di allenamento per il rigore filologico, piú che lo-
gico, della comprensione della Bibbia.98 Se noi oggi diamo per scontato
che la filologia è al servizio dei testi, senza dei quali non avrebbe alcun con-
tenuto, in questo caso però è vero anche l’opposto (almeno in campo extra-
biblico): i testi sono al servizio della filologia; essi sono stati scritti anzi-
tutto in vista del suo perfezionamento.

95. SN, rr. 276 sg., 353 sg.


96. SN, rr. 139-144, 149-175, 249-255, 293-329.
97. SN, rr. 279 sg., 285-291, 310, 324-329.
98. SN, rr. 280-283, 330-334.
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324 entre histoire et littérature

Si trova qui ora il decisivo punto di contatto tra i concetti letterari dei
teologi esegeti e quelli degli scrittori e dei poeti creativi. Il summenzionato
modello di legittimazione di una «letteratura per lettori» (H. Weinrich),
cioè di un allestimento dell’enigmatico e dell’ambivalente per l’acume degli
interpreti, si trova in effetti anche in numerose dichiarazioni metalinguisti-
che (per esempio, nei prologhi) della stessa letteratura latina e addirittura di
quella volgare. Si ricorderà soltanto l’autoattribuzione di Maria di Francia
alla tradizione della clergie: «Assez oscurement diseient / Pur ceus ki a venir
estaient […] ki peüssent gloser la lettre / E de lur sen le surplus mettre».99
Questo ideale del lettore esercitato da un punto di vista ermeneutico – un
ideale conosciuto soprattutto attraverso le ricerche su Chrétien, Dante e
Chaucer – non era esclusivamente clericale. Lo scrittore che tendeva ad esso
non dovrebbe neppure essere classificato come elitario, magari semplice-
mente con l’espressione “poeta doctus nel Medioevo”. La divisione della so-
cietà, spesso accentuata nel Medioevo, in simplices e sapientes non ha bisogno
di ricoprirsi necessariamente di una dicotomia sociale. È stata ricordata an-
che retoricamente o addirittura propagandisticamente, proprio allo scopo di
svegliare la multitudo imperita dal suo sonno culturale. Nessuno cui si rivol-
gesse la parola avrebbe voluto appartenere alla «stupida plebe». Cosí l’idea
dei «pochi eletti» rappresentava uno stimolo per passare dalla ruditas all’e-
ruditio. (Per coloro che non fossero interpellati in questa maniera, la mag-
gioranza effettiva della popolazione, erano a disposizione, almeno a partire
dal XIII secolo, anche i semplici mezzi di istruzione dell’aedificatio, che fu-
rono chiamati dai loro maggiori divulgatori, i frati mendicanti, nella chiara
conoscenza dell’alimentazione di base, «latte per bambini»).
Lo storico della letteratura mediolatina, cioè di una letteratura scritta dai
chierici per i chierici e per altri che avessero dovuto ricevere un’educazione
da chierici, non può trovare nessun motivo piú importante per la produzio-
ne letteraria che l’utopia didattica dell’uomo esperto nella lettura, che in-
tende servirsi in senso ampio della parola di Rom., 15 14, la cui applicazio-

99. Lais, a cura di A. EWERT, Oxford 1958, pp. 1 sg. Alcune analogie sono presenti anche nei
prologhi del Parsival di Wolfram o nel Tristano di Gottfried. Per il principio generale cfr. i lavori
di A. J. MINNIS, Medieval Theory of Authorship. Scholastic Literary Attitudes in the Later Middle Ages,
London, Scholar Press, 1984, e A. J. MINNIS - A. B. SCOTT, Medieval Literary Theory and Criticism
c. 1100 - c. 1375, Oxford, Clarendon Press, 1988, pp. 373 sgg.; altre indicazioni sono offerte dalla
bibliografia a p. 304, come anche dall’importante recensione a J. B. ALLEN, The Ethical Poetic of the
Middle Ages, Toronto-London 1982, in «Speculum», LIX 1984, pp. 363-366; cfr. anche F. BRUNI,
Semantica della sottigliezza, in: ID., Testi e chierici, cit. pp. 91-134 e VON MOOS, Geschichte als Topik,
cit., pp. 183 sgg.
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la retorica medievale 325

ne passa dalla Bibbia a tutti gli scritti: «Tutto ciò che è scritto, è scritto per
la nostra istruzione». L’«istruzione» era intesa qui sia contenutisticamente
che metodologicamente, non soltanto come morale cristiana, ma anche come
allenamento delle capacità interpretative. Abelardo chiamò questa istruzio-
ne «scienza» e la difese contro i rimproveri riferiti semplicisticamente al
contenuto: ogni scienza è buona, anche la scienza del maligno. Non è catti-
va la conoscenza dell’adulterio e dell’inganno, ma è cattivo commettere
adulterio ed ingannare.100 Il principale mezzo “scientifico” per la produzio-
ne e la comprensione della letteratura, ed in particolare della letteratura
enigmatico-metaforica, era però la translatio retorica nel senso piú ampio.

3. CONCLUSIONI

Questo sguardo paradigmatico sopra le affermazioni di un solo grande


pensatore del XII secolo sulla rilevanza estetico-letteraria della retorica
permettono, infine, di porre a confronto le ben note tesi con le quali mol-
to piú tardi Boccaccio, pur senza piú risalire espressamente alla retorica,
difese il suo concetto di poesia, sviluppatosi in particolar modo sul model-
lo della Divina Commedia, contro l’ostilità verso la poesia degli ambienti
scolastici e monastici. In conclusione, le sue affermazioni sono piú o meno
le stesse che ha sviluppato Abelardo per una migliore comprensione della
Bibbia, e che sono state premesse qui all’inizio con una terminologia non
teologica; tuttavia esse servono senza dubbio a una legittimazione univer-
sale della creatività poetica, che nella filologia moderna è divenuta celebre
come una sorta di magna charta dell’autonomia letteraria:101
1) come la Bibbia, cosí anche la poesia ha bisogno di una lingua confor-
me all’oggetto, superiore all’usus plebeo, e anch’essa dissimula sotto il velo

100. T Sum, II 7 sg., pp. 116 sg.; T Sch, II 29 sg., pp. 421 sg.; T chr, III 6 sg., pp. 196 sg.
101. Trattatello in laude di Dante, IX-X, a cura di P. G. RICCI, in Tutte le opere di Giovanni Boccac-
cio, III, Verona 1965; The Life of Dante, trad. di V. Z. BOLLETTINO, New York-London 1990, pp. 35-
41; Genealogiae Deorum, XIV 9-10, 12-14, ed. a cura di J. REEDY, in Boccaccio in Defense of Poetry, To-
ronto 1978, pp. 40 sgg., 50-54. Diversamente da Abelardo, Boccaccio vede il polo d’opposizione
alla obscuritas poetarum non nella proprietas dialettica, ma nella plana atque lucida oratio retorica (Ge-
neal., XIV 12, pp. 51 sg.). Quest’orientamento specificamente pragmatico dell’ars dictaminis italia-
na dovrebbe essere altrove confrontato con la concezione fortemente poetica della retorica nella tra-
dizione francese. Cfr. M. CAMARGO, A XIIth Century Treatise on ‘Dictamen’ and Methaphor, in «Tradi-
tio», LXVII 1992, pp. 161-213; WORSTBROCK, Die Frühzeit der Ars dictandi, cit.
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326 entre histoire et littérature

o l’apparenza delle parole inusuali e delle figurae immaginose, sotto finzio-


ni, obscuritates et ambiguitates, il prezioso nucleo di verità;
2) questo velame ha una doppia utilità: attira gli ignoranti e aguzza l’in-
gegno dei colti;
3) l’oscurità al posto della semplice chiarezza logica impedisce lo svili-
mento dovuto alla dimestichezza (ne vilescant familiaritate). Ciò che è stato
chiuso una volta per tutte produce nel tempo una ricchezza crescente di in-
terpretazioni e serve cosí come stimolo duraturo al lavoro dello spirito (la-
bor facit cariora; cariora sunt que cum difficultate quesivimus).
Può essere sufficiente qui, in questo sguardo d’insieme sui presunti ini-
zi della moderna estetica letteraria, aver mostrato che la speculazione teo-
logica del XII secolo sulla proprietas linguistica e la transsumptio retorica
non fu priva di conseguenze per la nascita di uno status proprio di ciò che
tra gli scripta è letterario. La questione ancora attuale è come si possa oggi
trovare, dopo il tramonto dell’estetica dell’espressione cosí come dell’este-
tica dell’autonomia, una adeguata definizione della letterarietà, nei con-
fronti della pragmatica non letteraria, che soddisfi l’irrinunciabile funzio-
ne dialogica e comunicativa della letteratura. Una delle risposte piú pro-
duttive si trova nel sostegno al vecchio criterio retorico dello scarto dalla
lingua normale.102 La dottrina dei tropi, che rappresentano delle «infra-
zioni contro l’usuale correlazione di parola e senso», delle «violazioni alle
regole vincolate da regole», contiene in germe la moderna teoria dell’écart
letterario. I teorici della lingua di oggi spiegano l’essenza del letterario non
diversamente da Abelardo, cioè in base non alla poetica, bensí ad una re-
torica che la permea. Comunque si intenda il poetico (in generale, oggi),
per il Medioevo era la letterarietà massima. Dagli altri scripta, con i quali
condivideva il compito di “utile” mediazione della conoscenza, la poesia
non si distingueva quanto ad esigenze né in base alla dottrina della mime-
si aristotelica né in base a evidenti criteri di tecnica formale, ma per lo sco-
po pressoché utopico di trasmettere la coscienza dell’incapacità della lin-
gua davanti agli ineffabilia religiosi o umani attraverso un metaforico ten-
tativo di trasgressione, cosicché i lettori (cioè gli interpreti) a cui ci si ri-
volge fossero indotti alla riflessione, al lavoro intellettuale sugli ultimi
enigmi. E questo è sempre, a livello superiore, un compito fondamental-
mente strumentale, dunque retorico.

102. Cfr. H. G. COENEN, Literarische Rhetorik, in «Rhetorik», VII 1988, 1, pp. 43-62, e l’intro-
duz. di VICKERS a Rhetoric Revalued, cit., pp. 16 sg.
08-dialogetGRAZIEDIESISTE#5D12C 9-09-2005 10:34 Pagina 327

8. DIALOGUE ET MONOLOGUE.
POUR UNE ANTHROPOLOGIE HISTORIQUE
ET PHILOSOPHIQUE DE L’INTERACTION*

L’historien qui étudie l’évolution du dialogue ne peut négliger la thèse


de Mikhaïl Bakhtine qui oppose des «époques de dialogue» (l’Antiquité
gréco-romaine, dont le dialogue socratique est sans doute le premier et le
plus grand modèle en Occident, la Renaissance ou le XVIIIe siècle) à des
«époques de monologue» (comme le Moyen Âge et peut-être le XXe siècle).
Malgré des nuances sensibles apportées à l’image d’un Moyen Âge figé dans
les rituels de la disputatio formelle ou de l’enseignement par «catéchisme»,
malgré de remarquables exceptions dans les textes philosophiques et théo-
logiques de cette époque, la règle binaire de Bakhtine demeure une ques-
tion épineuse pour le médiéviste. D’après cette thèse, pendant presque un
millénaire de l’histoire occidentale, «les structures autoritaires du discours
monologique» auraient empêché le libre-échange des idées, inhibé la spon-
tanéité des rapports humains et entravé cette éducation éclairée qui, au
cours d’une commune recherche, engendre l’autonomie intellectuelle de
l’élève et rend subsidiaire l’apport du maître. Des analyses de détail risque-
raient de souligner des exceptions géniales sans pour autant contester ce ré-
sultat historique; il est donc préférable de discuter d’emblée le principe
même selon lequel toute l’histoire de la civilisation est à peser sur la balan-
ce «dialogue/monologue». Cela nous permet par ailleurs d’attirer l’atten-
tion sur l’actualité d’une nouvelle culture du monologue, d’un «nouveau
Moyen Âge» pour reprendre l’expression d’Umberto Eco, celui des inté-
grismes religieux, des nationalismes, racismes et communautarismes de

* Ce texte inédit est une version abrégée d’un projet présenté au Collège International de Phi-
losophie à Paris le 31 janvier 1992, qui est devenu la ligne directrice de mes travaux ultérieurs sur
l’interaction. La bibliographie sommaire est celle de 1992, mais les notes renvoient à la bibliogra-
phie générale à la fin du volume et signalent les études déjà achevées de ce projet.
08-dialogetGRAZIEDIESISTE#5D12C 9-09-2005 10:34 Pagina 328

328 entre histoire et littérature

toutes sortes qui, à la fin du XXe siècle, instaurent un climat mental qui
tend à «excommunier» l’Autre, à l’exclure de toute communication raison-
nable et humaine. La question se pose alors autrement: l’histoire n’est-elle
qu’un éternel retour, un nihil novum sub sole? L’opposition bakhtinienne, si
elle n’est pas uniquement une chimère née des obsessions d’un intellectuel
ayant vécu sous la terreur soviétique, contredit-elle ou confirme-t-elle la
thèse d’un «processus de la civilisation»?
Cette approche montre l’impact proprement philosophique du problè-
me: la vérité est-elle une donnée à transmettre, à enseigner, à prêcher ou
une inconnue à chercher, à désirer, à élaborer? Le dialogue au sens fort
(idéal) du terme n’a de sens que dans la deuxième option. Depuis Socrate
et Platon, ce dialogue n’est autre que la recherche en commun et sans pré-
suppositions de la vérité, par des êtres égaux et libres qui s’entretiennent
sans avoir recours, ni au pouvoir, ni à la ruse, ni à l’argument d’autorité1.
Même si ce dialogue idéal n’a jamais été pleinement réalisé, il a du moins
servi d’«idée régulatrice» pour certaines civilisations, ce qui nous permet
d’établir un pont entre l’histoire des mentalités et la philosophie. Entre ces
disciplines, un autre «dialogue», celui de l’interscience n’est guère suffi-
samment établi. Il y a quelques années, les historiens du Moyen Âge ont
privilégié le paradigme de «l’oral et de l’écrit» sans faire le lien avec celui
du «dialogue et du monologue». Ils étaient fascinés par l’énorme expan-
sion de l’écriture dans tous les domaines de la vie sociale à partir du XIIIe
siècle. Le dialogue écrit, fiction d’oralité, participe de diverses manières à
ce développement, soit comme préalable de l’oral (dans des textes didac-
tiques destinés à l’enseignement de l’art de la controverse ou de la conver-
sation), soit comme trace de l’oral (dans des procès-verbaux ou dans toutes
sortes de dialogues littéraires). Le Moyen Âge tardif intègre «une culture
orale résiduelle» (Walter Ong) au monde de l’écrit2. En théorie les rap-
ports de l’oral et de l’écrit sont intimement liés à ceux du dialogue et du
monologue. Une culture du livre sacré, fondée sur la parole de Dieu, valo-
rise la méditation silencieuse de la révélation et déprécie les moindres «pa-
roles oiseuses» des hommes, dont ils auront à «rendre compte au Jugement
dernier» (Matth. 12, 36). Une culture de la «voix vive» prône le discours
libre et ouvert, même conversationnel (académicien, tusculanéen ou «de
salon»), pourvu qu’il fasse jaillir l’étincelle de la sagesse, et elle abhorre ce

1. Biblio. N° 56 (1997), 60, 63 (1998), 67 (1999).


2. Biblio. N° 43, 44 (1993), 59 (1997).
08-dialogetGRAZIEDIESISTE#5D12C 9-09-2005 10:34 Pagina 329

dialogue et monologue 329

que Rabelais appelait «les paroles gelées» de l’autorité écrite3. La relation


entre oral et écrit s’inscrit en outre dans le cadre plus large du changement
technologique entre les médias, provoqué par (ou agissant sur) les habi-
tudes de comportement et les façons de penser, qu’il s’agisse du premier
passage de l’oral à l’écrit, de l’autographe aux manuscrits multipliés, de
ceux-ci à la reproduction typographique, ou bien de l’imprimé à l’audio-
visuel et au traitement électronique des textes. Plus on approfondit ces
liens, plus on souffre de l’absence d’un forum de chercheurs abordant en-
semble les multiples problèmes de l’interaction humaine, qui se posent
surtout à partir de la différence entre le dialogue et le monologue, la per-
suasion et la subordination, l’accord et le rapport de force, l’immédiat oral
et l’écrit figé.
Les recherches historiques peuvent avoir une valeur paradigmatique
pour l’anthropologie philosophique, à condition qu’elles ne restent pas re-
fermées sur elles-mêmes. Elles pourraient par exemple faire une comparai-
son d’histoire intellectuelle du dialogue, qui encadrerait le Moyen Âge par
l’Antiquité et par les temps modernes, pour démontrer à quel point l’Oc-
cident médiéval, bien qu’en principe imprégné par une culture monolo-
gique, voire anti-dialogique, est à l’origine d’un nouveau laboratoire de
dialogue authentique (Jean Scot Érigène, Abélard, maître Eckhart, Nico-
las de Cues et d’autres esprits souvent plus ou moins hétérodoxes)4. Cette
ambivalence, de plus en plus accentuée vers la fin du Moyen Âge, nous
permettrait de mieux comprendre une autre civilisation, également ti-
raillée entre le monologue dogmatique et le dialogue philosophique, celle
de l’Islam, dont nous partageons beaucoup plus profondément qu’il n’est
généralement admis les racines culturelles grecques et arabes, ce qu’Alain
de Libéra, en philosophe critique de l’histoire, vient de démontrer avec for-
ce. Le vaste horizon d’un dialogue multidimensionnel entre disciplines, ci-
vilisations, religions et pensées, peut être ancré de façon précise, derrière
l’apparence de doctrines établies, dans le dépistage des indices d’une paro-
le échangée au nom et au service de la recherche d’un inconnu pensable,
quel qu’il soit. Il s’agit de susciter la question, la proposition, la stimula-
tion et même la provocation contre l’esprit de la réponse définitive, de l’ac-
quis et de la somme. C’est dans cette voie que l’on peut parvenir à com-
prendre la dialectique du dynamisme engendrée par la cohabitation du

3. Biblio. N° 60-61 (1998).


4. Biblio. N° 32, 33 (1989), 38, 40 (1991), 56 (1997), 60, 63 (1998), 67 (1999), 83 (2002).
08-dialogetGRAZIEDIESISTE#5D12C 9-09-2005 10:34 Pagina 330

330 entre histoire et littérature

monologique et du dialogique dans une même civilisation. Dans cette


perspective la censure et le dogmatisme deviennent des opérateurs de li-
berté transformant les énoncés récriminés en hypothèses, en thèses qui sti-
mulent d’autant plus le dialogue zététique. Mais il faut auparavant en fi-
nir avec les clichés propagés par la Renaissance et la Réforme sur l’aristo-
télisme et la scolastique, ce que de Libéra résume ainsi: «Entre 1480 et
1550, en effet, sous le double patronage de l’élégance littéraire et de la
simplicité de la foi, ont été mis définitivement à bas dix siècles d’efforts
intellectuels»5.
Pour surmonter ce lieu commun colporté jusque dans l’enseignement
actuel, une étude comparée équitable des trois civilisations occidentales est
nécessaire. Les spécialistes de l’Antiquité et de l’époque moderne ouverts
aux questions théoriques ou philosophiques ignorent malheureusement
trop souvent le Moyen Âge, et la majorité des médiévistes hésite à en sor-
tir pour l’observer à distance, ce qui seul permettrait de lui donner sa jus-
te place dans le temps et l’espace. «Qui ne connaît que le Moyen Âge, ne
connaît même pas celui-ci» (Curtius). L’histoire comparée des conceptions
et habitudes du dialogue à travers ces trois âges me semble un champ idéal
pour contribuer à une réflexion sur l’interaction humaine. Cette réflexion
se poursuit dans plusieurs disciplines apparemment séparées mais liées en
profondeur par le même intérêt porté aux conditions générales de l’échan-
ge intersubjectif, dans la sociologie (Goffman, Schütz, Luckmann), la lin-
guistique (speech-act theory, conversation analysis), la psychanalyse et la psy-
chologie enfantine (R. Spitz, Piaget), l’herméneutique (Gadamer, Apel,
Ricoeur), la rhétorique de l’argumentation (Toulmin, Perelman et «l’école
de Bruxelles», Viehweg et les recherches sur la topique juridique), et sur-
tout dans la philosophie morale de l’Autre (Buber, Löwith, Lévinas) et la
philosophie sociale de la communication (Habermas, Francis Jacques,
Bernhard Waldenfels et autres).
L’objection la plus répandue à un tel programme provient des spécia-
listes. Selon une conception positiviste qui se contente de l’enregistrement
exhaustif d’un nombre réduit de textes et de questions, ce projet revien-
drait à vouloir assécher un océan avec une cuillère. La seule réponse pos-
sible est la critique du fossé méthodologique creusé entre les sciences dites
systématiques et les disciplines analytiques ou historiques, que seule l’éla-
boration de modèles théoriques permettrait de surmonter. Un modèle est

5. Dans le même sens cf. biblio. N° 48 (1994), 53-54 (1996), 56 (1997).


08-dialogetGRAZIEDIESISTE#5D12C 9-09-2005 10:34 Pagina 331

dialogue et monologue 331

une représentation de la réalité certes réductrice et subjective, mais juste.


Comme le peintre qui choisit l’essentiel dans un paysage ou comme le ju-
riste qui élimine les détails non indispensables à sa cause, le chercheur, –
même l’historien – doit faire œuvre d’abstraction. On ne reproduit pas le
concret. Ceci soit dit entre parenthèses autant contre le positivisme histo-
rique qui ambitionne la copie exacte (la carte géographique grandeur na-
ture de Lewis Carol) que contre la pure conceptualisation structurale. Des
recherches historiques détaillées on peut néanmoins tirer des simplifica-
tions exemplaires et les confronter avec celles des disciplines systématiques
proposant des théories du dialogue. Tout historien pourrait, avec plus de
raison et sans la moindre ironie, répéter la réponse de Michel Serres à un
journaliste zélé qui le qualifiait de «philosophe»: «J’essaie de le devenir».
Le programme d’une telle recherche se constituerait d’un cadre général, le
conflit millénaire entre rhétorique et philosophie, et de quelques centres
d’intérêt spécifiques de l’histoire du dialogue.

I. RHÉTORIQUE ET PHILOSOPHIE

La différence entre le dialogique et le monologique est fondamentale-


ment liée au conflit séculaire qui, depuis Platon, sépare les rhétoriciens et
les philosophes et qui s’est enfin philosophiquement résolu de nos jours.
Pour reprendre l’heureuse formule de Hans Blumenberg, la fin de cette
guerre a été décidée «à l’intérieur de la philosophie et contre la philoso-
phie». Pour l’ancienne métaphysique, le dialogue – élevé au niveau plus
noble de la dialectique – est anti-rhétorique par excellence, alors que pour
la sophistique il est l’aboutissement de la rhétorique. Pour la philosophie
traditionnelle, le dialogue par questions et réponses sert à «accoucher»
d’une vérité présupposée, «préconçue», ce qui pour la rhétorique n’est que
le travestissement d’un discours monologique imposé par l’autorité du
sage. Le philosophe reproche au rhétoricien son indifférence à la vérité, in-
différence qui conditionne l’éloquence conçue comme moyen de séduire le
public (oratio continua), alors que le rhétoricien revendique une valeur co-
gnitive propre, sans commune mesure avec la vérité des philosophes, donc
à l’évidence monologique. Il tente d’établir un consensus par des juge-
ments raisonnables mais révocables, développés dans un commun effort de
compréhension. C’est de ce dialogue sans contraintes qu’Habermas se ré-
clame aujourd’hui quand il affirme que la tradition de la rhétorique so-
08-dialogetGRAZIEDIESISTE#5D12C 9-09-2005 10:34 Pagina 332

332 entre histoire et littérature

phistique a, mieux que toute la philosophie jusqu’à Heidegger – tradition


qu’Adorno s’amusait à appeler «post-socratique» – su préserver l’héritage
socratique. Il faudrait donc choisir un champ sémantique et se situer soit
en deçà soit au-delà du changement décisif de perspective qui sépare les
siècles de la philosophia prima (ou perennis) et la nouvelle philosophie de la
communication, capable de valoriser et d’intégrer la rhétorique tout en dé-
passant l’ancien conflit entre les disciplines du langage. Les définitions du
dialogue dépendent de l’optique de l’historien ou du théoricien. Pour évi-
ter les malentendus, il faut à la fois distinguer ces deux points de vue et les
mettre en relation.
Tant que la philosophie s’est efforcée de surmonter le mythe par le logos,
d’éclaircir la structure du monde en s’assurant de vérités immuables et
éternelles, la rhétorique des sophistes était l’exemple même de la déchéan-
ce intellectuelle. C’est pourquoi toute discussion fondée sur le seul consen-
sus et non sur une certitude absolue était méprisée. Tant qu’entre le pro-
bable et le vrai il n’existe pas d’option (le probable n’étant que vraisem-
blable), la rhétorique demeure une pure technique exclue de l’empire de la
connaissance. Elle entre en conflit avec la philosophie au moment où le
probable peut représenter une «alternative». Dès que le choix entre le pro-
bable et le vrai est possible, la question centrale, dangereuse pour toute
métaphysique, devient inévitable: l’homme est-il capable de vérité? S’il
l’est, la rhétorique n’est autorisée qu’à transmettre ou administrer les ré-
sultats de la philosophie, les vérités acquises; dans le cas contraire, la rhé-
torique devient la première instance à traiter des «pénibles embarras ré-
sultant de l’impossibilité d’atteindre la vérité» (Blumenberg). Cette diffé-
rence de vues, outre l’incompatibilité traditionnelle de la philosophie et de
la rhétorique, implique deux conceptions anthropologiquement antago-
nistes à l’intérieur même de la rhétorique: cette discipline peut être conçue
comme un simple instrument linguistique communiquant des connais-
sances préalablement obtenues (ancilla philosophiae / theologiae) ou bien
comme productrice de connaissances nouvelles sui iuris. La tradition occi-
dentale est largement dominée par la première conception, à laquelle se
rattachent même des extrêmes comme saint Augustin et le comportemen-
talisme moderne. Car ce n’est pas l’orientation consensuelle de la rhéto-
rique qui l’a emportée, mais l’orientation instrumentaliste, la mesure du
succès ou de l’efficacité. Aujourd’hui encore, l’opinion générale considère
la rhétorique comme un simple moyen de communication, un travestisse-
ment qui, dans le meilleur des cas, permet d’imposer une vérité à un pu-
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dialogue et monologue 333

blic inculte. La deuxième conception, qui renonce à l’absolutisme méta-


physique et qui, à travers de rares intermédiaires, rapproche la sophistique
de la philosophie pratique moderne, fait de la rhétorique un lieu de ren-
contre entre des hommes «faillibles, nus et inermes» (Protagoras), qui se
regroupent sans présupposer de la vérité pour chercher un accord qui leur
permette de construire la polis, le monde transformable de leur vie com-
mune qu’ils veulent à leur taille (homo mensura). Elle offre une méthode
d’argumentation rationnelle, basée non sur des certitudes métaphysiques
ou scientifiques, mais sur l’endoxon ou «l’acceptable» social, qui reste sujet
à révision et à discussion selon le lieu et le temps. C’est une herméneutique
et une pragmatique du dialogue, dont il importe aujourd’hui de défendre
la dignité philosophique contre de nouvelles tendances dangereuses, la las-
situde à se servir de la raison pratique, la fuite dans la sécurité imaginaire
du mythe et la capitulation devant le monopole de la rationalité scienti-
fique des experts6.

II. LE DIALOGUE, LE VRAI ET LE PROBABLE

Les questions les plus importantes concernent les différentes concep-


tions de la vérité. Il faudrait dresser une typologie sémantique de notions
souvent confuses et abusivement entremêlées, comme celle de véracité
(sincérité) morale, d’exactitude (rectitude) scientifique et de «vérité» phi-
losophique au sens strict, puis discuter les disciplines qui dépendent vita-
lement de l’une ou de l’autre de ces notions (comme la psychanalyse et la
mathématique respectivement dépendent des deux premières), pour bien
distinguer le caractère propre, la prétention et la possibilité de la troisiè-
me. De même, il faudrait tracer un tableau des contre-concepts, qui ne se
limiteraient pas au mensonge et à l’erreur, mais engloberaient toute une
gamme de nuances sur la nature du probable (l’équité des juristes, l’accep-
table de la politique, le plausible des historiens, le convaincant dans toute
situation intersubjective etc.), pour parvenir à une nouvelle confrontation
et peut-être réconciliation de ce qu’on a appelé les «deux cultures», «la lo-
gique de la recherche et l’historicisme», «l’esprit de finesse et de géomé-
trie», «l’apodictique et le topique», ce qui rendra nécessaire la défense de
l’argument suffisant à son contexte, du “rasoir d’Ockham”, du dosage des

6. Biblio. N° 37 (1991), 49 (1994), 64, 65, 66 (1998-2000), 81 (2002), 103 (2005).


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334 entre histoire et littérature

“vérités” selon le supportable. (Rüdiger Safranski, «De combien de vérité,


l’homme a-t-il besoin?») Enfin, il est indispensable de discuter les condi-
tions prétendument sine qua non de la preuve et de la conviction (comme
l’absence de contradiction, le «nécessaire et l’universel», le contrôlable, le
révocable etc.), pour en tirer des conclusions sur la nature relative ou plu-
tôt relationnelle de chaque accord obtenu dans les dialogues de la re-
cherche et de la vie. Ces accords, dans un sens plus modeste, peuvent tenir
lieu de vérités. Aristote dit de la rhétorique qu’elle s’occupe de questions
pour lesquelles nous ne disposons pas de science, mais sur lesquelles nous
devons quand même délibérer et nous entendre. Selon les époques et les
milieux, ces problèmes pratiques sont négligeables ou vitaux. Le besoin de
coopération raisonnable sans recours à des vérités nécessaires et évidentes
est aujourd’hui plus urgent que celui de trouver des solutions apodic-
tiques. Le paradigme de la mathématique a cédé la place au paradigme du
forum, que Toulmin ramène à la question: «Comment choisir parmi les
opinions?». Ce qui importe, ce n’est pas de dévaluer la rationalité de la lo-
gique analytique, mais de lui assigner sa juste place, qui est aussi sa place
historiquement juste, de l’empêcher de se déclarer anachroniquement le
seul type de rationalité. Contre ce totalitarisme on peut toujours invoquer
le principe aristotélicien, bien connu même au temps du scientisme sco-
lastique, de la prééminence de la structure matérielle des problèmes sur le
type de raisonnement à utiliser.
Il faudrait également se préoccuper de la dimension historique du pro-
bable, qui implique un changement des valeurs, le relativisme, le scepti-
cisme et la critique des idéologies, et distinguer «topos» et cliché, la pen-
sée créative, qui à partir d’une base commune (common sense, bon sens)7, éta-
blit un dialogue ouvert à l’inconnu et à l’imprévisible et d’autre part la
pensée fixiste qui, par commodité ou par esprit de domination, ne doute
pas de l’évidence du dogme ou de la convention. Cette évidence («ce qui
va de soi», ce qui ne peut et ne doit être justifié), la Selbstverständlichkeit
d’une culture, d’une époque, n’est que le déguisement trompeur de son ca-
ractère foncièrement muable et historique. La question épineuse est de sa-
voir comment trouver les garanties suffisantes de «l’accord raisonnable»
sans sacrifier la «découverte fondamentale des sophistes que le monde est
transformable» (F. H. Tenbruck). Les réponses anciennes et modernes, jus-
qu’au postulat assez discutable «de la conscience la plus conforme à la

7. Biblio. N° 37 (1991), 49 (1994), 81 (2002), 103 (2005).


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dialogue et monologue 335

contemporanéité» (zeitadäquates Bewußtsein) d’Adorno et au pan-idéologis-


me de Mannheim, serviront de points de repère. Un problème voisin, es-
sentiellement politique et pédagogique, est incontournable: celui du plus
grand nombre qui, selon la définition de l’endoxon d’Aristote (ce qui est gé-
néralement accepté), représente la première garantie de tout raisonnement
sur la base de topoi. De tout temps, mais particulièrement dans les démo-
craties, les élites ont contesté ce principe (par des contre-principes comme
pars minor pars sanior). Aristote lui-même l’accompagne d’une restriction
qualitative (la garantie de la plus grande compétence des spécialistes). Ce
point conduit à des discussions d’actualité sur l’affadissement et la déna-
turation du consensus omnium par les médias de masse (et «l’état culture»),
sur la tyrannie de la majorité – pas toujours «silencieuse» –, sur les mino-
rités intellectuelles et autres, sur les institutions qui accaparent et renfor-
cent un endoxon perverti d’avance pour se rendre irremplaçables, et égale-
ment sur les moyens de contrôle de plus en plus difficiles d’une caste d’ex-
perts arrogants. Comment sauver la morale du dialogique sans abandonner
sa base rhétorique qui est consensuelle? Une réflexion sur les systèmes édu-
catifs pourrait fournir des réponses possibles.

III. LE DIALOGUE ET LES SILENCES

Si le monologue est le contraire absolu du dialogue, celui-ci implique


ou exclut néanmoins un certain nombre d’apparentes antinomies qui ap-
partiennent au non-dit: les phénomènes de communication non-verbale et
ceux de l’incommunicable et de l’indicible. La première catégorie pose le
problème tant psychologique que biophysiologique des premiers fonde-
ments du dialogue, étudiés surtout par la psychologie scientifique. Il
s’agit de savoir si les tout premiers rapports de la mère et de l’enfant,
avant l’apprentissage d’une langue et même avant la naissance, peuvent fi-
gurer comme modèle de philosophie herméneutique, en ce sens que l’es-
sence du dialogue ne serait pas le «duologue» entre deux personnes dis-
tinctes, mais la symbiose primordiale, sorte de paradis perdu de tous les
dialogues à venir (fussent-ils d’amour ou non) dont la réussite dépendra
de cette mémoire même, de la faculté de transcender même partiellement
et momentanément la dualité vers l’unité intersubjective. Une probléma-
tique semblable s’applique au langage corporel, à «la raison des gestes»,
sujet qui n’est pas le monopole des behaviourists modernes, mais qui, dans
08-dialogetGRAZIEDIESISTE#5D12C 9-09-2005 10:34 Pagina 336

336 entre histoire et littérature

la tradition sophistique et rhétorique, a toujours attiré l’attention de la


psychologie philosophique.
D’autre part, le dialogue est menacé et enrichi par toutes sortes de si-
lences, soit répressifs (les tabous, le refoulement), soit inspirés par le res-
pect des limites du langage. Il faut distinguer le «secret» ou ce qui ne doit
pas être dit, le «discret» ou ce qui ne veut pas être dit, et le «mystère» ou
ce qui ne peut être dit. Le secret est institutionnalisé pour protéger des rap-
ports de force et pour exclure les profanes de la communication par des
moyens de contrôle (censure, «ruse des prêtres», cartellisations acadé-
miques etc.) ou par un système d’intériorisation invisible; il n’abolit pas le
dialogue, mais l’inhibe et le fausse, surtout si le tabou est acculturé et in-
conscient, comme dans les sociétés modernes avec leurs réseaux de sociali-
sation inavouée (analysés par Pierre Bourdieu). Cela vaut aussi pour le dis-
cret, qui peut s’identifier au refoulement. L’arrangement psychanalytique
tente de briser cette sorte de discrétion par un dialogue spécifique qui fait
lui-même appel à une seconde discrétion, celle du cabinet fermé (sur ce pa-
radoxe voir ci-dessous: «Dialogue et soliloque»). Seul le mystère reste pro-
fondément ancré dans le dialogique et en est même un moteur. Se référant
à l’indicible, il stimule l’exploration des derniers confins du dire. Il pous-
se à l’extrême la volonté de communiquer, au risque du silence total. En ce
domaine, l’enseignement de Platon et des penseurs mystiques du Moyen
Âge pourraient être utilement comparés à celui de Diderot et de Freud: ce
ne sont pas uniquement l’Idée et le sacré qui sont inapprochables pour la
parole, mais également l’expérience érotique et l’opacité du Moi8.
En ce qui concerne la forme de l’énoncé dialogique, il faut se souvenir
de la théorie de certains stoïciens pour qui la concision (brevitas) est à la fois
une sorte d’ascèse verbale digne de l’innommable et l’un des raffinements
les plus subtils de la tyrannie du secret. Le genre des maximes du XVIIIe
siècle, inventé pour alimenter la conversation des salons, peut donner des
exemples de l’un et de l’autre.

IV. DIALOGUE ET SOLILOQUE

Le monologue qui, même sous l’apparence d’un dialogue est toujours la


parole d’un seul, doit être distingué de son sous-genre, le soliloque, mo-

8. Biblio. N° 51 (1995-1996), 58 (1997).


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nologue intérieur proche du dialogue de la confession, rencontre de deux


Moi imaginaires. L’orateur qui harangue un public condamné à la passivi-
té est monologique. Le pénitent solitaire qui s’accuse devant le prêtre, le
patient sur le divan qui cherche sérieusement à se connaître lui-même,
sont tous deux engagés dans un dialogue au second degré. Dans ces rap-
ports plus ou moins unilatéraux, le dialogue est partiellement confiné à
l’imaginaire, ce qui l’affaiblit du côté interactionnel, mais l’affermit du
côté intersubjectif (l’oreille n’étant pas un organe purement passif). Même
le soliloque pur du journal intime, de la correspondance (toute lettre véri-
table est un discours adressé à l’imaginaire, situé au-delà du rapport
concret entre l’expéditeur et le destinataire) peuvent être des réalisations
de dialogue valables. Le dialogue avec l’imaginaire n’est pas nécessaire-
ment un dialogue imaginaire.
Qu’en est-il de la littérature, qui semble quelquefois se nourrir d’un Toi
inconnu, d’un ami désespérément cherché, caché quelque part dans le
grand public anonyme? Les thèses de Bakhtin sur le «dialogisme» litté-
raire, bien qu’elles soient restées des aperçus, mériteraient un examen sé-
rieux. Si l’on accepte l’imaginaire comme partenaire possible, la littératu-
re sera dialogique, si l’on le refuse, elle sera monologique. Comme pour la
stimulante idée de «l’auditoire universel», proposée par Chaïm Perelman,
il faut pourtant se demander si cet imaginaire reste de même qualité quand
il se construit un partenaire unique (un correspondant, l’objet du transfert
analytique, le Moi propre) et quand il est constitué par un collectif anony-
me, plus ou moins dépersonnalisé dans la conscience de l’auteur même, qui
n’attend aucun feedback. Il y a probablement des degrés d’intersubjectivité
imaginaire, allant de la projection immédiate de la confession au discours
circulaire du Moi lyrique, adressé plutôt aux muses qu’au Toi du lecteur.
La notion de dialogue ne s’appliquant pas à toute littérature, il faut noter
que la critique littéraire s’en sert trop souvent d’une façon abusivement
métaphorique. Le métalangage sur la production littéraire et artistique
profiterait également de la thèse historico-sociologique de Sennett (Les ty-
rannies de l’intimité) sur les rapports du public et du privé9, radicalement
transformés dans les deux derniers siècles pour rendre possible le système
actuel, capable de confronter la subjectivité la plus narcissique à un public
indéfini, tendanciellement infini. La dédicace, l’avis au lecteur, la fiction

9. Biblio. N° 60, 61, 69, 70, 71 (1998), 75 (2000), 96 à par.


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338 entre histoire et littérature

épistolaire d’autrefois sont les indices d’un système de production et de ré-


ception substantiellement différent. L’artifice de ces procédés était
conscient et voulu. L’écrivain qui s’y pliait imaginait un «lecteur modèle»,
un public restreint, souvent concrètement prévisible, bien différent de ce-
lui qu’imagine son collègue moderne isolé, rejeté sur lui-même, confronté
à un public illimité et à des partenaires chimériques. Le paradoxe d’un
subjectivisme accru, parallèle au déclin social du dialogue, mériterait
beaucoup d’attention, d’autant plus qu’il est encore accentué, de manière
souvent pathologique, dans le monde médiatique des talk-shows. La rhéto-
rique du dialogue n’est pas destinée à l’orateur monologique (comme une
bonne part de l’ancienne discipline); elle n’est pas non plus une technique
pseudo-dialogale de diffusion de messages, mais une théorie de l’échange
réciproque et de la «vérité» du consensus.

V. LE DIALOGUE ET L’IMMÉDIAT

L’antagonisme entre les formes directes et indirectes du discours, selon


qu’il y a présence ou absence de partenaire, pose un certain nombre de
questions. Il faut tout d’abord entrer dans le débat sur les valeurs de l’oral
et de l’écrit, débat ouvert par Platon, réactivé aujourd’hui par les travaux
de Goody, Havelock ou Ong. Pour ne pas négliger l’impact philosophique
de ces problèmes, on peut comparer l’immédiat et la mémoire thésauri-
sante à la temporalité de l’énoncé spontané (Bergson, Bachelard, Jankélé-
vitch)10. Dans la théorie psychanalytique deux positions ont été soutenues:
Est-ce qu’un sentiment authentique est uniquement saisissable et expri-
mable en libre association grâce à la présence réelle de l’interlocuteur ana-
lytique, ou bien peut-il naître également en dehors du cabinet, dans une
réflexion solitaire ou “auto-analytique” (Karen Horney) qui continuerait,
tout en l’élaborant, l’expérience analytique, puisque, dans l’auto-analy-
se, «interminable» par définition, l’épreuve peut être reformulée, notée,
adressée à quelqu’un et même réintroduite, reproduite dans l’analyse? Le
problème de la fuite ou même de la perte de la spontanéité initiale lors de
cette seconde élaboration, peut servir de modèle à une discussion plus lar-
ge sur les bienfaits et les méfaits de l’écriture, ce qui avait déjà préoccupé
Platon. Il s’agit d’approfondir le caractère du kairos dialogique, sans com-

10. Biblio. N° 76 (2001).


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dialogue et monologue 339

mune mesure avec toute autre forme de discours, comparable seulement à


l’expérience musicale, qui est présence à la fois absolue et éphémère. Les
réflexions de George Steiner (Real presences) sur l’expérience esthétique et
religieuse ouvrent la théorie du dialogue à la philosophie de l’Augenblick
(moment/clin d’œil).
Il faudrait également traiter philosophiquement du spontané de la
conversation et du sociable11. Ce sujet digne de Cicéron, du Tasse et d’É-
rasme a été profondément censuré par les pères de l’Église. Dans son trai-
té anti-cicéronien De officiis, Ambroise ne manque pas d’attaquer le traite-
ment sérieux d’une telle frivolité comme logiquement ridicule. Contre
l’art du discours impliquant l’humanitas comme urbanitas, il recommande
en premier lieu son nouvel «art de se taire». D’autre part, le reproche le
plus virulent que Rutilius Namatianus, l’un des derniers païens, fait au
christianisme, est celui de l’érémitisme inculte, quod soli nullo vivere teste vo-
lunt. Cette influence chrétienne est peut-être encore sensible dans le fait
qu’il n’y a pas, pour ainsi dire, de traité moderne écrit par un philosophe
sur le sociable (à la seule exception près de celui de Georg Simmel, qui est
plutôt sociologue).

VI. LES PSEUDO-DIALOGUES

Enfin, pour terminer sans entrer dans le détail, on pourrait dresser une
liste sommaire de pseudo-dialogues (pré-dialogues, dialogues contrefaits
ou fictifs):
L’échange ritualisé et obligatoire, la parole prenant valeur de don (au
sens de M. Mauss).
Le discours phatique (small talk), qui proscrit le silence pour entrete-
nir l’impression d’une communauté («ça parle»).
L’enseignement par catéchisme, qui simule la réciprocité en présu-
mant la curiosité interrogative de l’élève.
Le dialogue purement éristique, qui vise la victoire sur l’adversaire au
lieu de la commune conviction (on peut partir de Platon, mais aus-
si de l’instruction magistrale partiellement parodique de Schopen-
hauer).

11. Cf. ma bibliographie N° 43 (1993), 60, 61 (1998), 76, 78-80 (2001), 95 (à par. 2005).
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340 entre histoire et littérature

L’invective, qui s’adresse à l’autre pour lui enlever sa qualité de par-


tenaire.
Le débat par la fenêtre ouverte, qui s’adresse au public en faisant sem-
blant de discuter avec un partenaire.
Le dialogue littéraire ou fictif (parfois considéré comme un «genre
faux»), qui tâche d’imiter l’immédiat discursif du dialogue en dé-
doublant l’auteur12. (Pour le soliloque véritable, où un auteur dé-
libère sur les deux aspects d’une question avec son Moi, voir plus
haut).
Le dialogue imaginaire de la littérature avec un lecteur, qui «est tou-
jours fictif» (Walter Ong) dans les conditions de l’imprimerie et de
la publication modernes. (La représentation d’une absence par la
correspondance, qu’on a appelé un «dialogue gelé», ne fait pour-
tant pas partie des pseudo-dialogues).
La prière qui s’adresse à Dieu, souvent pour édifier un auditoire (l’ob-
jectivité des réponses en mystique restant une question à part).
Toutes sortes d’interrogatoires à sens unique (inquisition religieuse,
instruction criminelle), qui le plus souvent suggèrent les réponses
attendues par des «questions obscènes» (Bodenheimer) touchant
l’indicible abominable (le nefandum)13.
Un sous-genre moderne de l’interrogatoire, l’enquête sociologique
(orale ou par questionnaire), qui, grâce au système binaire, exclut
artificiellement la vraie réponse (par un terrifiant tertium non datur).

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

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dialogue et monologue 341

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09-Evrarddypres 9-09-2005 10:34 Pagina 343

9. LE DIALOGUE LATIN AU MOYEN ÂGE:


L’EXEMPLE D’ÉVRARD D’YPRES*

I. LA FORME DIALOGUÉE AU MOYEN ÂGE

Les justes griefs des humanistes de la Renaissance envers certains aspects


de la mentalité scolastique se sont figés par la suite, on le sait, en un déni-
grement systématique du Moyen Âge et c’est pourquoi, dès leur origine,
les études médiévales se sont tout particulièrement appliquées à la réfuta-
tion des poncifs post-humanistes. Parmi ces stéréotypes figure en bonne
place l’idée que la Renaissance serait «l’âge d’or du dialogue» qui nous au-
rait délivrés de la rigidité médiévale dans les rapports humains et surtout
du hideux formalisme des disputes scolastiques. Lors d’un congrès sur la
théorie du dialogue les participants semblèrent revenir à la thèse de Mi-
khail Bakhtine, revalorisée par l’éminent romaniste Karlheinz Stierle1, et
selon laquelle «les structures autoritaires du discours monologique», la
manie de commenter les dogmes et les textes sacrés, auraient, au XVe
siècle, cédé la place au libre échange des idées, à une communication vi-
vante et ouverte.
C’est un vaste sujet que la comparaison des époques. Je ne peux ici qu’y
contribuer par un petit point d’interrogation. Pour Marc Fumaroli2, la no-
tion de littérature a profondément changé après le XVe siècle: l’avènement
combiné de l’imprimerie et de la Réforme menaçait la dimension orale,

* Version remaniée d’un article paru dans Annales E.S.C. 44.4 (1989) = N° spécial: Oral/écrit 2,
pp. 993-1028.
1. «Gespräch und Diskurs», dans Das Gespräch. Poetik und Hermeneutik, 11, K. Stierle, R. War-
ning éds., Munich, 1984, selon T. Todorov, Mikhail Bakhtine. Le principe dialogique, Paris, 1981.
2. Préface à la nouvelle édition des Essais des merveilles de nature et des plus nobles artifices d’Étien-
ne Binet S.J., 1621, Évreux, 1988; cf. M. Fumaroli, L’âge de l’éloquence. Rhétorique et «res literaria»
de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève-Paris, Droz, 1980; Claude Hagège, L’homme de
paroles, 2e éd., Paris, 1986, pp. 89-125 et surtout Paul Zumthor, La lettre et la voix. De la «littéra-
ture» médiévale, Paris, Seuil, 1987.
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344 entre histoire et littérature

une nouvelle technologie de la parole écrite et la religion du livre, devenue


«religion d’un seul livre», dévalorisaient l’éloquence et renversaient la pré-
pondérance de la voix sur l’écrit. Aujourd’hui, au terme de cette évolution,
il nous semble tout naturel d’associer au concept de littérature le mot de
«texte», mot rude dont la pesanteur, selon une conception prémoderne,
rappelle le mythe des «paroles gelées» de Rabelais. Ce processus de «tex-
tualisation» n’a pas manqué de susciter des réactions. Fumaroli étudie
l’éloquence des jésuites, ces «derniers défenseurs de la voix vive». D’autres
avocats de la parole vive, des «verbophiles», les avaient précédé pour plai-
der contre la parole figée prônée par les «scriptophiles». Peut-être le culte
des humanistes pour le dialogue constitue-t-il une tentative pour arracher
la parole à l’étouffement des textes dédiés, tels des urnes philologiques, à
la conservation des cendres de grands auteurs.
Le dialogue littéraire est nécessairement paradoxal: c’est un texte qui
tend à faire oublier qu’il est texte. Dans cet état désespéré qu’est l’écrit, il
cherche à reconstituer les conditions de la voix, simulant une voix enre-
gistrée. C’est une fiction d’oralité par compensation. On peut en tirer des
conclusions opposées: la floraison de dialogues écrits peut être l’indice
d’une culture orale épanouie débordant tout spontanément sur l’écrit; ou
bien d’une conscience malheureuse, d’une culture orale blessée qui cherche
son dernier souffle dans l’artifice de l’écrit, dans «un genre impossible» qui
renverrait, comme une sorte de «signe culturel», au lointain inaccessible
d’un paradis perdu du dialogue philosophique grec3. Qu’en est-il de la Re-
naissance? Serait-elle «l’âge du dialogue», par analogie avec un XVIIe
siècle considéré comme «l’âge de l’éloquence» pour avoir abrité l’agonie de
l’idée d’éloquence? On peut se le demander puisque, dans l’histoire des va-
leurs, ce ne sont pas toujours celles dont on fait le plus de cas qui sont les
mieux établies. D’autres au contraire peuvent sembler si naturelles qu’on
oublie d’en parler.
Il existe néanmoins une curieuse coïncidence chronologique entre l’in-
vention de l’imprimerie et la redécouverte de la spontanéité du dialogue.
Dans sa vaste perspective d’anthropologie historique, Walter J. Ong4
montre que le XVe siècle inaugure ce qu’il appelle une «civilisation typo-

3. M. Roblens, «Le dialogue philosophique, genre impossible? L’opinion des siècles classiques»,
dans Le dialogue, genre littéraire, Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, 24,
1972, p. 50.
4. Orality and Literacy, Londres, 1982, chap. IV, qui renvoie en particulier au livre magistral de
M. T. Clanchy, From Memory to Written Record, England 1066-1307, Londres, 1979.
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le dialogue latin au moyen âge 345

graphique» qui parvient au plus haut degré de «littérarisation», un degré


jamais connu avant l’ère informatique qui en est l’accomplissement. Mais,
en comparant ce «progrès» à la civilisation précédente, il constate que le
Moyen Âge est curieusement ambivalent quant aux rapports de l’écrit et
de l’oral. Loin de la culture populaire, le monde du latin médiéval, avec son
culte fervent du livre et de l’écriture, est profondément enraciné dans une
«culture orale résiduelle», dans une «seconde oralité» continuellement
nourrie par une éducation rhétorique et dialectique qui remonte à l’Anti-
quité gréco-romaine et accorde à la Voix le privilège sur la Lettre. C’est une
des raisons de l’immense diffusion d’œuvres rédigées sous forme dialoguée.
On peut supposer que cette abondance de dialogues signale le besoin de
dépasser tout naturellement les frontières de la forme écrite et monolo-
gique. Dès le Haut Moyen Âge la plupart des livres d’école, les innom-
brables traités sur les sujets les plus divers, et à leur tête les écrits de
controverse et de polémique doctrinale, sont composés sous forme de dia-
logue. De la confession autobiographique à l’éloge funèbre, de la légende
hagiographique et de la poésie liturgique aux fables et exempla, tous les
textes pouvaient être mis en dialogues. La Bible elle-même, dont nous
connaissons dés le Ve siècle de nombreuses transformations épiques à la
manière de Virgile, donne matière à des dialogues, comme le poème de
Fulcoie de Beauvais sur les Noces du Christ et de l’Église5, qui, au XIe siècle,
met en scène l’homme et le Saint-Esprit s’entretenant sur les événements
de l’Ancien et du Nouveau Testament. C’est que le dialogue n’est plus, au
Moyen Âge, un genre littéraire redevable aux seuls modèles classiques,
mais un simple procédé stylistique, une variation universellement appli-
cable sans égard au contenu ou à l’intention, mais particulièrement apte à
l’enseignement des arts et de la religion.
La célèbre théorie grammatico-rhétorique de Diomède, vulgarisée par
Isidore de Séville6, divise l’ensemble des écrits en trois catégories (characteres
– genera dicendi) selon la fréquence du discours direct des «personnages in-
troduits»: le genre narratif (diegematicon, enarrativum), où le poète parle seul
et ne rapporte qu’en discours indirect les paroles des autres protagonistes,
le genre dramatique (dramaticon, activum), où les personnages agissent seuls
sans que le poète intervienne, et enfin le genre mixte (micton, mixtum), où le

5. Utriusque. De nuptiis Christi et ecclesiae, M. I. J. Jogues éd., Washington, 1960.


6. Etym., VIII, 7, 11; cf. Diomedes, Grammatici Latini, M. Keil éd., t. 1, p. 482, 17; Servius,
Eclog., 3, 1.
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346 entre histoire et littérature

poète et les personnages parlent à tour de rôle. Il est évident que les deux
derniers de ces trois modes d’expression se distinguent par leur emploi du
dialogue. Cette division se réfère à une pratique scolaire bien réelle, héri-
tée de l’Antiquité tardive et tout à fait fondamentale pour la production
littéraire du Moyen Âge: celle des exercices de transformation ou de varia-
tion d’un même texte ou sujet d’une forme à l’autre, par exemple de prose
en vers, d’une version brève en version amplifiée, de l’énoncé abstrait et
atemporel à l’illustration particulière et historique, ou inversement7. Or,
parmi ces progymnasmata figure également la transformation de la forme
narrative en forme dialoguée.
Un nombre considérable d’œuvres appartenant au genre si particulière-
ment médiéval du «débat poétique» provient de la pratique scolaire qui
consiste à mettre en dialogue des fables apprises au cours de l’enseigne-
ment élémentaire. Le premier théoricien de l’école latine du Moyen Âge,
le grammairien Donat donne lui-même l’exemple pratique de cette varia
tractatio. Thierry de Chartres8 note expressément que dans les deux édi-
tions de sa grammaire, le Donatus minor et le Donatus maior, il emploie
d’abord ce que les Grecs appellent dialecticismus, le traitement par ques-
tions et réponses qui apprend aux novices à interroger leurs maîtres, puis
le soi-disant analecticismus, l’exposé simple et succinct des résultats de la re-
cherche, destiné lui aux élèves avancés. Le dialogue passait pour une forme
particulièrement pédagogique et nécessairement plus prolixe que l’exposi-
tion affirmative. C’est pourquoi, dans les Arts poétiques et rhétoriques du
XIIe siècle, la «prosopopée» et ses dérivés, figures du discours direct et du
dialogue, sont le plus souvent traitées dans le cadre des procédés de l’am-
plification. Parmi les «classiques» de la littérature médiolatine, l’exemple
le plus célèbre d’une transformation élaborée du genus diegematicon en genus
dramaticon est sans doute l’œuvre de Hrotsvitha de Gandersheim, qui trai-
te un même fonds hagiographique, d’abord à la manière des poètes
épiques, puis comme une «imitation» de Térence9. De même, dans la flo-
raison poétique du XIIe siècle, l’aetas Ovidiana, plusieurs imitations, tra-

7. Sur ces exercices cf. Alexandru Cizek, «Imitatio» und «tractatio». Die literarisch-rhetorischen
Grundlagen der Umsetzung epischer und historiographischer Vorlagen in der Anlike und im Mittelalter, Tü-
bingen 1994.
8. In Heptateucon, prologue, cité d’après A. Clerval, Les écoles de Chartres au Moyen Âge, Chartres,
1895, p. 224.
9. G. Brugnoli, «Azione e dialogo in Rosvita», Annali della Facoltà di lett. filos. e magistero d.
Univ. di Cagliari 28, 1960, pp. 501-527: C. Villa, La «lectura Terentii» t. 1, Padoue, 1984, p. 114.
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le dialogue latin au moyen âge 347

vestissements, fictions ou parodies sont issus de l’intention créative de sur-


passer le magister amoris par des dialogues épistolaires et dramatiques. Bau-
dri de Bourgueil applique la forme des Héroïdes, du dialogue par lettres
poétiques, à des sujets qui ne proviennent pas d’Ovide. Un autre poète fait
intervenir un correspondant qui répond par des consolations aux plaintes
du poète exilé. En outre, comme cela est généralement admis aujourd’hui,
plusieurs des «comédies dites élégiaques» du XIIe siècle ne sont que des
sortes de transposition dans le mode «dramatique» du dialogue de l’Art
d’aimer d’Ovide10.
Nous sommes partis de l’idée surprenante que le Moyen Âge était une
époque sans dialogue, idée qui semble particulièrement absurde si l’on
considère la tradition intellectuelle. Dans la seconde moitié du XIe siècle la
dispute dialectique a fait renaître une méthodologie platonicienne et aris-
totélicienne, profondément agonale, selon laquelle toute pensée est un dia-
logue intérieur, un dédoublement du penseur lui-même permettant l’ache-
minement de la connaissance et la confrontation in utramque partem des di-
verses faces d’une pensée. La disputatio scolastique, issue de cette concep-
tion, s’est développée comme le moyen de communication le plus ration-
nel, jusqu’à devenir quasiment le seul «instrument» capable de résoudre les
problèmes scientifiques et herméneutiques les plus ardus. Malgré certains
excès de logique formelle, exagérés à dessein depuis la critique humaniste,
le perfectionnement de la disputatio dans ses disciplines originelles (la phi-
losophie, la théologie et la jurisprudence) ainsi que son rayonnement sur
d’autres branches du savoir, y compris sur l’argumentation littéraire, peu-
vent être considérés comme un triomphe de la forme dialoguée. La disputa-
tio est d’ailleurs restée très répandue à la Renaissance et a survécu jusque
dans nos institutions académiques, sous forme, par exemple, de la soute-
nance de thèse, probablement parce que son principe éristique n’a pas per-
du son actualité. Ce principe suppose que l’acte de penser ne s’accomplit ni
dans la méditation solitaire, ni dans la lecture humaniste d’auteurs absents
ou morts, mais bien dans une véritable controverse orale avec des parte-
naires vivants et présents, rivalisant pour trouver le meilleur argument.
Ces considérations générales ne convaincront guère ceux qui ne croient
pas à une «culture dialogale» avant la Renaissance. Ils objecteront que l’en-

10. P. Dronke, «Pseudo-Ovid, Facetus, and the Arts of Love», Mittellateinisches Jahrbuch 11,
1976, pp. 126-142; F. Bertini, «La commedia latina del XII secolo», dans L’eredità classica nel me-
dioevo: il linguaggio comico. Atti del III Convegno di Studio sul teatro, Viterbe, 1978, pp. 63-80.
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348 entre histoire et littérature

seignement par questions et réponses de «catéchisme» ainsi que la quaestio


disputata scolastique ne sont que des formes dégénérées de dialogue et que
l’emploi universel de la forme dialoguée trahit sa nature réelle de simple
instrument au service du «discours autoritaire». Le dialogue véritable, di-
sons plutôt le dialogue idéal auquel ils font référence, est «philosophique»
au sens socratique. C’est la recherche commune de la vérité, par des sujets
égaux qui s’entretiennent sans avoir recours ni à la force, ni à la ruse, ni à
l’argument d’autorité; et même si la pédagogie intervient, elle est éclairée,
puisqu’elle engendre l’autonomie intellectuelle de l’élève et finit nécessai-
rement par rendre superflu l’apport du maître. Selon une opinion répandue
les ultimes traces anciennes de ce dialogue se trouveraient chez Augustin
ou Boèce, et les premiers signes de son retour, après le grand vide d’un
Moyen Âge dogmatique, dans les imitations humanistes de Cicéron au
XIVe siècle. Il ne faut pas, il est vrai, sous-estimer l’impact de la redécou-
verte de dialogues philosophiques anciens, inconnus avant la Renaissance
faute de transmission des textes. Kenneth J. Wilson, qui vient de publier
le plus important travail sur le dialogue de la Renaissance11, montre que la
nouvelle forme dialoguée des humanistes, plus souple, plus convaincante,
qu’il appelle «peïrastique», donc tentative expérimentale et spéculative,
pour la distinguer du mode didactique et éristique des écoles, est un ac-
complissement particulier dans l’art de représenter la subjectivité, une mi-
mesis de l’introspection, «imitation of the interior world of thought and
emotion» (p. 179). Pour lui, il ne s’agit là que d’un type particulier de dia-
logue, sur le modèle de grands auteurs comme Pétrarque, Érasme, Thomas
More, Giordano Bruno, qui coexisterait avec d’autres types plus conven-
tionnels toujours en usage, par exemple dans les pratiques scolaires, et pour
lesquels il serait une sorte de substrat naturel ou de sol végétal.
D’autre part, comment pouvons-nous certifier l’absence de tout dialogue
de type socratique au Moyen Âge, avant d’avoir au moins fait l’inventaire des
dialogues médiévaux? Car, il se pourrait que l’on ait comparé les exemples les
plus médiocres du Moyen Âge aux œuvres les plus achevées de la Renaissan-
ce. Or, si les études sur le dialogue de la Renaissance sont abondantes12, il n’y

11. K. F. Wilson, Incomplete Fictions, Washington D. C., 1985. Voir aussi le judicieux tour d’ho-
rizon d’Alain Michel sur la continuité du dialogue cicéronien à travers le Moyen Âge dans Le dia-
logue au temps de la Renaissance, voir note 12, pp. 9-23.
12. Voir la bibliographie de K. F. Wilson; David Marsh, The Quattrocento Dialogue Harvard,
1980; Le dialogue au temps de la Renaissance Centre de Recherche sur la Renaissance, M. T. Jones-Da-
vies éd., Paris, 1984.
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le dialogue latin au moyen âge 349

en a pour ainsi dire pas sur le dialogue médiéval, bien que les appels à écri-
re son histoire littéraire n’aient jamais fait défaut, à commencer par ceux
de Ludwig Traube13, fondateur de la philologie latine du Moyen Âge en
Allemagne, et de Martin Grabmann14, pionnier de l’histoire de la métho-
de scolastique, pour qui la disputatio est un sous-genre restreint de la caté-
gorie bien plus vaste du dialogue médiéval. On pourrait méditer ici sur les
causes de cette lacune. Hans Walther est l’un des rares érudits qui ait étu-
dié un domaine particulier du dialogue littéraire latin. Dans sa thèse de
1913 sur le débat poétique15, il dénonce le préjugé humaniste d’une pé-
nurie essentiellement due à la méconnaissance d’une immense littérature
latine inédite, que seule l’édition des textes permettrait d’apprécier plus
équitablement. Aujourd’hui, après plus de soixante-dix ans de recherches
philologiques, il faudrait non pas contester ce jugement, mais le complé-
ter. En effet, bien que de nombreux dialogues ne puissent être étudiés que
dans des manuscrits et de vieilles éditions, c’est pourtant moins la pénurie
que le foisonnement inquiétant de dialogues disponibles et imprimés qui
ont empêché leur étude. En abordant ce qui a l’apparence d’un genre lit-
téraire, l’érudit est aussitôt confronté à un océan de textes de toutes na-
tures, qui pour la plupart ne sont apparentés que très superficiellement par
ce procédé qu’est la forme ératopocritique des questions et réponses.
Le médiolatiniste se trouve dans une situation curieusement opposée à
celle du spécialiste du latin patristique. Peter Lebrecht Schmidt16, qui, à
mon avis, a écrit l’étude la plus approfondie qui existe sur le dialogue chré-
tien de l’Antiquité, reproche au livre de Bernd Rainer Voss sur le même
sujet d’épuiser les dialogues philosophiques d’inspiration platonicienne ou
cicéronienne de Minucius Felix à Augustin, qui dans l’ensemble de la pro-
duction de dialogues apparaissent comme d’éminentes exceptions, et, par
contre, de négliger l’immense majorité des dialogues didactiques et des
controverses doctrinales de l’Église ancienne qui sont le plus souvent des

13. Selon Walther, infra, n. 15, p. 2.


14. Geschichte der scholastischen Methode, Fribourg, 1909 (réimpr. 1961), t. 1, p. 318. Le dernier
en date à recommander ce projet a d’ailleurs été K. F. Wilson, op. cit. n. 11, p. 55, qui en a déjà pro-
posé certains jalons dans op. cit. chap. 3 et surtout dans «The Continuity of Post-Classical Dia-
logue», Cythara, 21, 1981, pp. 23-44.
15. Das Streitgedicht in der lateinischen Literatur des Mittelalters, Munich, 1920 (réimpr. Hilde-
sheim, 1983, pp. 2-3).
16. «Zur Typologie und Literarisierung des frühchristlichen Dialogs», dans Christianisme et
formes littéraires. Entretiens sur l’Antiquité classique 23, Genève, 1976, et compte rendu du livre de B.
R. Voss, Der Dialog in der frühchristlichen Literatur Munich, 1970, dans Poetica 5, 1972, pp. 121-126.
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350 entre histoire et littérature

textes d’usage, sans ambition littéraire. Peu importe le bien-fondé de cet-


te critique. Il suffit de se représenter l’interminable liste des altercationes,
disputationes, controversiae, collationes, colloquia, dialogi, portant sur des sujets
politiques, théologiques, pastoraux, pédagogiques, etc., même en se limi-
tant aux seuls textes contenus dans la Patrologie de Migne, pour se deman-
der s’il ne vaudrait pas mieux éliminer par un tri littéraire la masse de dia-
logues qui ne méritent pas cette dénomination parce que, n’ayant pas pour
sujet de vrais problèmes, ils ne perdraient rien à être traduits sous forme
de traité. Ne serait-il pas plus utile de se concentrer uniquement sur la mi-
norité des dialogues «dialectiques» au sens large du mot, qui s’organisent
autour d’une problématique et d’un conflit véritable. On peut, certes, dis-
cuter ce critère de choix; il aurait au moins l’avantage de contrebalancer la
tendance générale des spécialistes de la Renaissance à comparer les caté-
chismes et colloques scolaires les plus terre à terre du Moyen Âge aux
grandes imitations humanistes des dialogues de Cicéron ou d’Augustin.
Mais laissons les questions de méthode préliminaires! Le moment n’est
point venu de porter des jugements synthétiques sur la tradition du dia-
logue avant la Renaissance. J’aimerais plutôt attirer l’attention sur un
exemple concret, sur un seul texte, fort original, très peu connu, et dont
l’analyse détaillée peut prendre le contre-pied de la thèse d’un «Moyen
Âge dépourvu de dialogues véritables».

II. DIALOGUS RATII ET EVERARDI

Dans la dernière décennie du XIIe siècle, Évrard d’Ypres, moine cister-


cien et ancien professeur de droit canon à Paris, écrit, à la mémoire de son
maître aussi célèbre que contesté, Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers,
un curieux dialogue entre lui-même et un certain Ratius. Selon des normes
littéraires et pédagogiques, ce Dialogus Ratii et Everardi17 est sans doute un
dialogue parfait. Il contient en outre plusieurs indications théoriques sur
l’art d’enseigner en dialoguant. C’est un mélange de genres, à vrai dire in-
compatible avec la norme humaniste, qui combine le style de la comédie de
Térence et celui du dialogue cicéronien avec la quaestio disputata scolastique.
Les qualités littéraires de l’œuvre n’ont pas attiré jusqu’ici l’attention
qu’elles méritent, peut-être parce que son sujet principal, le conflit doc-

17. Nikolaus M. Häring éd., «A Latin Dialogue on the Doctrine of Gilbert of Poitiers», Me-
diaeval Studies 15, 1953, pp. 243-289 (= Dial.). Je renvoie aux pages et alinéas.
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le dialogue latin au moyen âge 351

trinal entre Gilbert et Bernard de Clairvaux, en a éclipsé tous les autres as-
pects. Un grand historien de la théologie, Nikolaus Häring, qui a le mé-
rite d’avoir édité ce texte en 1953 et d’en avoir identifié l’auteur en
195518, y voit la source la plus riche de ce qu’on pourrait appeler la «doc-
trine non écrite» du théologien Gilbert; il conseille néanmoins aux philo-
logues de s’attacher aux structures littéraires de ce qui, selon lui, est à lire
comme une pièce de théatre19. L’auteur y dramatise en effet les problèmes
théoriques afin de les rendre plus intelligibles et afin de mieux défendre la
position de Gilbert; son œuvre s’apparente au lointain modèle platonicien,
qu’il ne connaissait pourtant pas, car elle combine l’apologie d’un défunt,
l’historiographie philosophique et la mise en scène d’une pensée.
Parmi tous les textes dialogués du Moyen Âge que j’ai recueillis jus-
qu’ici, je n’en connais pas de plus rafraîchissant par son art du ridentem di-
cere verum. Le lecteur moderne est souvent intrigué par l’«altérité» que re-
présente ce balancement continuel entre le sérieux théologique et l’hu-
mour poétique. Le procédé dominant est une dilatatio materiae toute parti-
culière, retardant sans cesse l’exposé du sujet principal par d’interminables
digressions (et même par des digressions sur la nature de la digression) qui
créent une sorte de suspense et, en même temps, transgressent gaiement
les lois des genres officiels de l’exposé théologique. Ce sera la méthode de
Tristram Shandy, de Jacques le Fataliste et même du Nom de la Rose, dont
l’auteur, à mon avis, est un des rares connaisseurs et probablement le seul
imitateur moderne de ce texte.
Il est significatif que, dans l’unique manuscrit subsistant du Dialogus,
après le premier quart de l’ouvrage20, un glossateur ait noté en marge cet
avis au lecteur: «Si tu es pressé d’arriver aux solutions des problèmes, com-
mence ici et saute le reste!». Nous n’allons pas suivre ce conseil, mais plu-
tôt nous concentrer sur ce que les théologiens21 jugent superflu, sur l’as-
pect littéraire de cette «comédie théologique» pleine de saillies scéniques,
de subtiles citations parodiques et de brillants jeux de mots. Si je parle
d’«aspect littéraire», c’est précisément que le texte lui-même n’est pas

18. «The Cistercian Everard of Ypres and His Appraisal of the Conflict between St. Bernard and
Gilbert of Poitiers», Mediaeval Studies 17, 1955, pp. 142-172. J. Leclercq avait déjà publié une édi-
tion partielle dans la même revue, 14, 1952, pp. 116-127.
19. Op. cit. 1955, p. 156. Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu Paris, 1957, p. 134,
n. 5: «témoin de cet humour cistercien au sujet duquel il y aurait une belle étude à écrire».
20. Dial. p. 252, n. 59.
21. Pour la bibliographie voir infra, n. 57, 91.
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352 entre histoire et littérature

proprement littéraire, mais appartient à ce que, par commodité, on a l’ha-


bitude d’appeler la “littérature didactique”. Ceci nous met dans un certain
embarras, pourtant digne d’être exprimé pour des raisons de principe. Le
Moyen Âge, qui avait de la littérature une vision toute autre, nous a lais-
sé des chefs-d’œuvre littéraires étrangers aux canons officiels de la philolo-
gie latine. Faut-il les négliger pour la seule raison qu’ils dépassent nos spé-
cialisations postmédiévales? Ils sont au contraire un enjeu de l’esprit d’in-
terdisciplinarité.
Évrard naît à Ypres en Flandres vers 1120. Dès sa quinzième année il
devient l’élève de Gilbert de Poitiers. C’est à Chartres qu’il étudie d’abord
les arts libéraux chez ce maître, qui, alors, approche de la soixantaine. Il
l’accompagne à Paris en 1141 pour y suivre ses cours de dialectique et de
théologie. Quand, en 1142, Gilbert, devenu évêque, quitte l’enseigne-
ment, Évrard le suit à Poitiers et est le témoin privilégié du fameux conflit
qui oppose son maître à Bernard de Clairvaux lors du concile de Reims en
1148. Il reste avec Gilbert jusqu’à la mort de ce dernier en 1154. Nous
ignorons où et quand Évrard reçoit sa formation de juriste. Quoi qu’il en
soit, en 1181, il écrit un traité de droit canon, la Summula decretalium quaes-
tionum, également rédigé sous forme de dialogue. Dans la présentation
qu’il fait de lui-même dans le prologue de cette œuvre22, il met l’accent
sur sa formation de maître et d’érudit parisien plutôt que sur son état de
moine de Clairvaux:

Everardus natione Yprensis, professione monachus Claravallensis, sed liberalium studio ar-
tium et disciplina scholari aliarum facultatum Parisiensis.

Son éducation le prédisposait probablement à devenir «savant et ora-


teur» ou, comme il se décrit lui-même par le truchement de son interlo-
cuteur, «éminent professeur et prédicateur éloquent»23.
Il se vante à mots couverts de ses dons poétiques, puisqu’il cite l’épi-
taphe métrique de Gilbert qu’il prétend avoir lui-même composée (p. 252,
3). Il ironise sur la double fonction de l’Art poétique d’être “plaisant et uti-
le”: puisqu’il est “moine et non poète”, il peut être, sinon plaisant, du
moins utile et les deux à la fois, sinon envers autrui, du moins envers lui-

22. S. Kuttner, Repertorium der Kanonistik t. 1, Le Vatican, 1937, p. 187: manuscrit Reims 689
(s. XII) fos 1-74; Häring, op. cit. 1955, p. 143.
23. Dial. p. 258, 10.
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le dialogue latin au moyen âge 353

même24. Évrard se montre particulièrement fier de savoir écrire «des sa-


tires d’une mordante élégance»; c’est du moins ce que loue son correspon-
dant, “le frère B.”, après avoir lu le Dialogus Ratii25. Everardus défend lui-
même en termes analogues l’art de la satire et vante la politesse de l’élé-
gant satyricus Horace (p. 258, 8), qui, comme lui, attaque les défauts et
épargne les personnes. Dans un petit autoportrait ironique (p. 277, 3),
Évrard se glorifie de dire la vérité et se déclare exempt de deux vices: l’adu-
lation et l’hypocrisie. Il ajoute que, toujours selon Horace, les sots en évi-
tant certains vices tombent dans les vices opposés, façon indirecte de s’ac-
cuser, ou plutôt de s’excuser, du tranchant de ses attaques. Car Évrard fait
partie d’un groupe de «gens de lettres» ou d’«écrivains engagés» qui, dans
les controverses idéologiques du XIIe siècle, mettent leur verve polémique
au service des grands maîtres novateurs. Par certains aspects, il ressemble
à Bérenger de Poitiers26 qui, presqu’une génération plus tôt et dans la vil-
le même de Gilbert, avait lui aussi attaqué Bernard de Clairvaux pour dé-
fendre Abélard par tous les moyens de l’exagération pamphlétaire. Béren-
ger confessera plus tard que c’était surtout le plaisir littéraire d’un jeune
étudiant à donner libre cours à sa virtuosité de «déclamateur» d’école qui
l’avait amené à sauter sur la circonstance et à mettre son talent à l’épreu-
ve. Bernard n’a pas seulement soulevé d’importantes controverses doctri-
nales mais il a aussi, sans le vouloir, suscité toute une littérature satirique.
Pour revenir à Évrard, il écrit dans son dialogue (p. 287, 1) qu’il a
«vieilli dans le studium litteraturae». Cet homme de lettres a en effet envi-
ron soixante-dix ans quand il écrit son Dialogus Ratii, entre 1191 et 1198,
après des années d’enseignement à Paris. Peu de temps auparavant il avait
fait profession dans l’ordre cistercien, comme tant d’autres magistri qui s’as-
suraient ainsi contre la vieillesse et la mort27. Ce qui est pourtant étrange,
c’est qu’il a choisi le couvent fondé par Bernard lui-même. À Clairvaux
donc, le disciple de Gilbert, on s’en doute, a des difficultés d’adaptation.
Elles constituent un thème essentiel de notre dialogue. Ainsi, dans l’apolo-
gie de Gilbert s’inscrit une apologie d’Évrard. L’auteur se montre fier (p.

24. Dial. p. 245. 5; cette plaisanterie sur le «profit» personnel de la création poétique se re-
trouve aussi dans le prologue du «Geta» de Vitale de Blois; A. Paeske éd., Der «Geta» des Vitalis von
Blois Cologne, 1976, v. 11-22; infra, n. 60.
25. Ep. 2, infra, n. 29, p. 169, 3.
26. Apologia contra Bernardum, R. M. Thomson éd., Mediaeval Studies, 41, 1980, pp. 89-138.
27. J. Leclercq, L’amour des lettres, supra, n. 19, pp. 185 ss.; Grabmann, op. cit. supra, n. 14, t. II,
pp. 25 ss.
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354 entre histoire et littérature

287, 1) de n’avoir «rien fait d’autre de sa vie qu’enseigner et apprendre»,


mais d’être, hélas, à la fin de sa vie, obligé de composer avec des moines qui
semblent avoir «fait vœu de n’enseigner ni d’apprendre quoi que ce soit»,
des moines qui «préfèrent le voir couper du bois que de l’entendre résoudre
des problèmes théologiques complexes». Évrard se défend avant tout contre
certains moines de son couvent qui s’indignent de son amitié pour le plus
invincible adversaire de Bernard de Clairvaux et qui, a priori, détestent les
subtilités de la «grammaire spéculative». Poussé par une loyauté inébran-
lable envers son maître, il tente d’en justifier le style de pensée et d’ensei-
gnement et de propager les doctrines porrétaines jusque dans les couvents
cisterciens. Il s’en prend également aux positions adverses, à l’ignorantis-
me, au dogmatisme et à la paresse d’esprit, avec des pointes et des sarcasmes
qui annoncent Érasme. L’engagement personnel d’Évrard est celui d’un mé-
diateur entre les deux milieux «de l’école et du cloître», qu’il connaît d’ex-
périence de par sa fonction de vir utriusque vitae (p. 288, 5).
Avant d’analyser la tradition littéraire du Dialogus, j’aimerais m’arrêter
à un détail codicologique. Le seul manuscrit subsistant de notre texte (qui
comporte des gloses marginales) date du début du XIIIe siècle. Il provient
de la cathédrale de Cambrai et est toujours conservé à la bibliothèque mu-
nicipale de cette ville28. Il contient un recueil d’auteurs ecclésiastiques, es-
sentiellement des théologiens des XIe et XIIe siècles, de saint Anselme et
d’Hildebert de Lavardin à Rupert de Deutz et Hugues et Richard de Saint-
Victor. Ce recueil, probablement composé pour documenter des contro-
verses doctrinales, comporte trois textes constituant un ensemble homogè-
ne. Évrard en est soit l’auteur, soit le destinataire. Ils traitent tous du
même sujet: des problèmes qui ont opposé Bernard et Gilbert. Le premier
texte est une courte lettre d’Évrard adressée au pape Urbain III (1185-
1187), qui dénonce certaines erreurs sur la Trinité et sollicite une défini-
tion dogmatique qui y mette fin. Vient ensuite un texte plus long, le Dia-
logus Ratii, dont nous allons parler et, enfin, sur trois folios, une lettre à
Évrard, écrite par un correspondant inconnu, le moine désigné par l’ini-
tiale B (frère B.) qui demande des explications sur ce qui précède, la lettre
au pape et le dialogue. Il est donc évident que ces trois textes forment un
dossier homogène lié par des références internes. En raison de certaines in-
cohérences chronologiques, il est peu probable que la lettre au pape ait été
expédiée, et le caractère manifestement fictif du dialogue, auquel la troi-

28. Cambrai, manuscrit 259, fos 220 vo-240 ro, décrit par J. Lecercq, op. cit. n. 18, pp. 111-113.
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le dialogue latin au moyen âge 355

sième lettre fait écho comme s’il avait réellement eu lieu, nous permet de
supposer que la composition tripartite dans son ensemble est une fiction
littéraire, peut-être même écrite d’un seul jet29. On peut supposer qu’É-
vrard ait voulu imiter ainsi le célèbre modèle de Sulpice Sévère qui avait
défendu la mémoire de saint Martin par un arrangement de trois genres
différents: l’historiographie, l’épistolographie et le dialogue. Évrard se se-
rait ainsi abrité des critiques éventuelles par trois moyens: prendre le pape
lui-même comme destinataire de la première lettre; mettre les idées les
plus osées dans la bouche d’un tiers interlocuteur; et enfin, supposer un
correspondant inconnu dont on nous apprend seulement qu’il est un
confrère de l’auteur. Quoi qu’il en soit, le dossier comporte trois variations
du même thème: l’ouverture oratoire solennelle en stylus grandiloquus
adressée au pape, la simple conversation familière entre amis dans le stylus
humilis et l’invective de la troisième lettre, ouvertement sarcastique, écrite
dans le stylus medius de la satire et formant en même temps une sorte d’épi-
logue. Dans la forme, ces trois textes montrent une unité de genre, puisque
tous, même le dialogue, commencent par une formule de salutatio épisto-
lographique (début du dialogue: Suo suus). Par ailleurs, les deux dernières
pièces du dossier peuvent être considérées comme une sorte de dialogue
continu, car le frère B. de la lettre finale continue le dialogue d’Évrard à la
manière d’un interlocuteur absent qui commenterait, critiquerait et com-
pléterait ce qu’il a lu et qui, en fin de compte, demanderait à participer à
la poursuite du dialogue entre Ratius et d’Everardus. Il a la fonction d’un
lecteur idéal guidant les lecteurs réels d’Évrard d’Ypres.
Nous allons nous occuper principalement de la partie centrale de la col-
lection tripartite du dialogue vouée à la défense du théologien Gilbert. En
observant certains détails de la mise en scène, nous pouvons déceler les mo-
dèles de l’œuvre. Comme dans la plupart des «dialogues introspectifs» du
Moyen Âge30, le texte s’ouvre par une imitation combinée des Soliloques
d’Augustin et de la Consolation de Boèce. Dans cet exorde typique31, le nar-
rateur introduit tout d’abord son Moi dans le «rôle de l’auteur» avant de
revêtir celui de partenaire du dialogue.

29. 1. Häring, op. cit. 1955, supra, n. 18, pp. 162-168 (Ep. 1); 2. Dial., Häring, op. cit. 1953, su-
pra, n. 17; 3. Häring, op. cit. 1955, pp. 168-172 (Ep. 2). Je renvoie aux pages et à la numérotation
des alinéas de l’éditeur.
30. Schmidt, Zur Typologie ..., op. cit. n. 16, pp. 124 ss.
31. Seth Lerer, Boethius and Dialogue: Literary Method in the Consolation of Philosophy, Princeton,
1985, pp. 46 ss., 95 ss.
09-Evrarddypres 9-09-2005 10:34 Pagina 356

356 entre histoire et littérature

Selon la classification tripartite de Diomède32, dans ce cas le genre litté-


raire n’est pas purement «dramatique», mais «mixte», combiné avec le ré-
cit de l’auteur bien qu’avec une prépondérance nette des parties dialoguées.
Au XIIe siècle, un historien de la littérature, Conrad d’Hirsau, relève clai-
rement ce point en distinguant les trois personnages du dialogue de Boè-
ce33: «Le pauvre Boèce, qui demande à être consolé, Philosophie qui conso-
le, et Boèce l’auteur, qui parle de l’un et de l’autre». Les Soliloques augusti-
niens comportent également une introduction narrative de l’auteur avant
que le dialogue ne s’amorce dans le genus dramaticon. Évrard, lui aussi, com-
mence par raconter ce qui lui est arrivé, ou plutôt ce qui est arrivé à «Eve-
rardus». Le narrateur ne disparaît d’ailleurs jamais complètement, bien
qu’au cours du dialogue, qu’il rapporte en chroniqueur, ses interventions se
fassent de plus en plus rares. (Il va jusqu’à raconter les pensées secrètes de
l’un des personnages, imitant ainsi apartés et monologues scéniques34).
Chez Augustin et Boèce la persona auctoris commence par se plaindre de son
malheur ou de son aporie. De même, dans le Dialogus Ratii, Évrard intro-
duit son propre personnage, qui médite tristement sur l’abîme qui sépare
la réalité contemporaine et l’idéal du monachisme, en faisant allusion à cet-
te «échelle de Jacob» allégorique, extraite d’un passage de la règle béné-
dictine, qui est déjà le point de départ du traité de saint Bernard Sur les de-
grés de l’humilité et de l’orgueil35. Dans la tradition augustinienne et boécien-
ne, ce Moi de l’auteur rencontre alors un autre aspect de lui-même, un moi
idéal – la Raison, Ratio chez Augustin, «Philosophie» chez Boèce – et ce
«surmoi» vient consoler ou instruire l’âme accablée et confuse. Si ces deux
modèles investissent le «docteur intérieur», représentant de l’anamnèse
platonicienne, d’un caractère visionnaire et transcendant, notre dialogue,
lui, se situe à un niveau de style sensiblement inférieur: le sosie fictif d’É-
vrard, qui porte le nom masculin légèrement parodique de Ratius, est pri-
vé de tout rayonnement supérieur. Il ressemble moins à Philosophia qu’au
personnage d’un autre dialogue boécien, à Boèce lui-même, qui, dans son
commentaire sur les Isagogues de Porphyre36, s’entretient avec son jeune
ami Fabius pour l’initier aux éléments de la dialectique.

32. Supra, p. 345 ss.


33. Dialogus super auctores, R. B. C. Huygens éd., Accessus ad auctores Leyde, 1970, p. 108, 1151-
1153.
34. Dial. p. 246, 6.
35. Dial. p. 245, 1; cf. Regula Benedicti VII, De humilitate et Bernard de Clairvaux, De gradibus
humilitatis et superbiae, J. Leclercq, H. M. Rochais éds., S. Bernardi opera III, Rome, 1963, pp. 16 ss.
36. S. Brandt éd., CSEL 46, 1906, voir Lerer, op. cit. n. 31, pp. 69 ss.
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le dialogue latin au moyen âge 357

Ratius est l’égal de l’auteur Évrard, son ancien condisciple dans l’école
de Gilbert, un alter ego, à la fois double et ami. Everardus souligne plus
d’une fois qu’il ne fait qu’un avec lui, il l’appelle (p. 252, 5) «mon cher
ami de toujours, mais à cause de ton amour pour ce grand homme (Gil-
bert), devenu encore bien plus cher et inséparable» (praecordialis et indivi-
duus). Ratius de son côté décline un compliment d’Everardus par un vers
de Perse (p. 228, 2): «Au public les décorations! Moi je te connais à fond
et dans ta peau». Ad populum phaleras. Ego te intus et in cute novi (Sat. 3, 30),
ce qui laisse entendre que ces deux personnages, qui se connaissent si bien,
s’identifient à Évrard. En jouant sur les mots le narrateur assimile Ratius
avec sa propre raison introspective (p. 258, 3): Ratius rationabiliter secum ra-
tiocinans. Tout doute sur l’identité de Ratius nous est enlevé par un passa-
ge de la troisième pièce du dossier, la lettre du frère B. adressée à Évrard37:
Ratius tuus, immo ratio tua, signe clair du caractère fictif du dialogue.
On remarquera ici une subtilité dans la formule de salutation épistolai-
re du début du dialogue: Suo suus pulsanti vel leniter licet non leviter aperiri.
Évrard, avec une concision extrême, s’adresse à un ami qui n’est pas nom-
mé par ces mots: «Son ami (Évrard) à son ami qui frappe, en souhaitant
que les choses (on pense à une porte symbolisant un texte difficile) s’ou-
vrent doucement, sinon à la légère», ce qui rappelle la métaphore biblique
«à qui frappe, on ouvrira»38. On peut rapprocher ce vœu d’un passage de
la fin du dialogue (p. 288, 5) où Everardus, enchanté de la réconciliation
finale après tant de divergences d’opinion, se déclare prêt à mettre par écrit
tout ce qu’il a entendu et appris dans cet entretien. Il hésite pourtant un
peu, parce que les profondes réflexions de Ratius pourraient sembler trop
difficiles à un lecteur mal préparé: gravia forte nimis videbuntur quaerenti.
Ratius l’affermit en citant la belle image d’Augustin (prol. 3) dans son De
doctrina christiana: en astronomie il ne faut pas regarder le doigt levé du
professeur, mais les étoiles qu’il montre. Autrement dit: lire n’est pas se
laisser mener par des mots écrits, mais se concentrer sur les choses qu’ils
désignent. L’optatio initiale s’adresse donc à un lecteur actif «qui frappe»,
qui s’approche avec de véritables questions; l’auteur de son côté veut bien
lui venir en aide par une certaine complaisance stylistique qui ne trahit pas
la pensée. Le frère B. dans sa réponse39 reprend la métaphore de la porte en

37. Ep., 2, p.171, 8.


38. Matth., 7,7; même emploi dans le Sic et non d’Abélard, B. B. Boyer - R. McKeon éds., Chi-
cago-Londres, 1976, pp. 103 ss.
39. Ep. 2, p. 169, 3.
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358 entre histoire et littérature

disant: «Comme je suis moi-même intéressé à te questionner, vieille Mi-


nerve que tu es, tu devras, toi, te soucier de résoudre les problèmes …
Ouvre la porte à un frère et ami … Appelle Ratius, l’administrateur de ta
maison (dispensatorem domus tuae) et ouvre ton trésor, tire le verrou …».
Nous reviendrons sur les implications herméneutiques de ces passages;
pour le moment, il nous suffit de noter le caractère subjectif des deux per-
sonnages du dialogue, auxquels vient se joindre un troisième, le correspon-
dant et lecteur frater B., pour former un trio d’amis qui complètent les dif-
férents aspects de la personnalité de l’auteur. Le frère B. dévoile cette iden-
tité en plaisantant40: «C’est une vieille sentence que tout est commun aux
amis. C’est pourquoi, comptant sur notre amitié, voire sur notre fraternité,
j’ai pris ton manuscrit (il s’agit de celui du Dialogus), ou plutôt pour parler
correctement, j’ai pris notre manuscrit. Voici je te rends ce qui t’appartient,
si tant est que quelque chose t’appartienne». Ecce habes quod tuum est si ta-
men quicquam tuum est. B., qui habite le même couvent, a dû s’emparer du
manuscrit du Dialogue pour pouvoir en citer certains passages. Curieuse-
ment, il présente ces citations pour qu’Évrard n’ait pas besoin de se déran-
ger pour aller consulter le codex; ne te forte voluminis tui revolutio fatigaret41.
On ne pourrait trouver de façon plus sophistiquée pour justifier la publica-
tion d’un ouvrage prétendument écrit pour le tiroir ou la réflexion person-
nelle, d’autant plus que le dialogue épistolaire qui prolonge celui entre
Évrard et Ratius se situe à un plus haut degré de réalisme. Le dialogue est
censé restituer un entretien révolu qui sera lu par des lecteurs inconnus,
tandis que la lettre, elle, est directement adressée à un absent et fait donc
immédiatement partie de cet entretien même, le destinataire en étant né-
cessairement le premier lecteur. Replaçons-nous dans la situation imagi-
naire des deux moines qui s’entretiennent par lettres dans le même couvent:
le frère B., celui qui a volé ou emprunté ledit manuscrit, le rend ensuite à
Évrard. Il révèle son identité en disant qu’il ne fait qu’un avec son ami et
que, par conséquent, il partage avec lui la paternité de ce texte.
Ce jeu de masques cachant et dévoilant le moi de l’auteur n’a rien d’ex-
ceptionnel dans la littérature des dialogues: il ressemble par exemple à ce-
lui d’Abélard, qui, dans son Soliloque fait intervenir Petrus et Abaelardus42,
ou bien à celui du juif converti Petrus Alfonsi43, qui, dans son Dialogus,

40. Ibid., p. 172, 14.


41. Ibid., p. 170, 5.
42. C. Burnett, Studi Medievali, 45, 1984, pp. 857-893.
43. Dialogi dans PL 157, c. 535-671.
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le dialogue latin au moyen âge 359

décrit sa propre conversion en faisant s’entretenir Moses, son nom juif, et


Petrus, son nom chrétien ultérieur. Une caractéristique du genre dialogique
introspectif ou autobiographique est d’ailleurs le paradoxe rhétorique de
l’avocatio-revocatio par le biais duquel, l’auteur, tout en prétendant dérober
son sujet à la vue des profanes et ne le traiter que dans l’intimité de
quelques élus, renforce l’intention contraire: rendre public un plaidoyer
convaincant. Cela est particulièrement frappant dans notre dialogue si l’on
compare le passage final (p. 288, 5), dans lequel Everardus décide de faire
pour le lecteur le rapport écrit de l’entretien, avec celui du début (p. 248,
3), où il prie son ami de bien garder secret tout ce qui sera débattu – nolo
omnia omnibus publicari – et où celui-ci répond, indigné, qu’aucun sage ne
promulguera ce qui est révélé à lui seul – sermo celandus apud eum sepultus
est. Étant donné l’identité d’Everardus et de Ratius, c’est un autre indice
ironique du problème initial de l’écrivain: comment s’exprimer sans se
trahir? loquar an sileam44?
L’exorde de notre texte (p. 245) présente une autre analogie avec la
Consolatio Philosophiae, une analogie médicale. Accablé par le choc des évé-
nements, Boèce souffre d’abord de «stupeur» ou de «léthargie», symptô-
me physique de son «oubli de soi-même». Sa consolatrice va successive-
ment le guérir de ces maux du corps et de l’âme45. Or, dans notre dialogue,
Ratius, qui commence «à sa manière, en plaisantant», more suo iocose, cri-
tique d’emblée la méditation obstinée de son ami, en soulignant les dan-
gers physiques du studium, entendu au sens de concentration aiguë ou ten-
sion extrême de l’esprit. Selon l’Ars minor de Galène46, cette attitude de
l’âme «dessèche» le corps et amène le «spasme» ou la «contraction des
nerfs empêchant le mouvement volontaire». Ratius recommande comme
antidote «la joie humidifiante», car, d’après la règle médicale, «toute af-
fection psychique, exceptée la joie, dessèche». Il est curieux que dans le
plus célèbre texte pseudo-boécien du Moyen Âge, la Disciplina scolarium de
la fin du XIIIe siècle47, Boèce enseigne exactement la même théorie des
complexions, pour prévenir l’étudiant contre la mélancolie accrue par le

44. Sur ce sujet voir l’étude comparatiste d’Edward W. Said, Beginnings: Intention and Method,
New York, 1975.
45. W. F. Schmid, «Philosophisches und Medizinisches in der Consolatio des Boethius», 1953,
dans Römische Philosophie, G. Maurach éd., Wege der Forschung 193, Darmstadt, 1976, pp. 341-384;
Joachim Gruber, Kommentar zu Boethius De consolatione Philosophiae, Berlin, 1978, pp. 75 ss.
46. Ars medica, C. G. Kuehn éd., t. 1, Leipzig, 1821, p. 375.
47. O. Weijers éd., Leyde, 1976, pp. 108-109, 113-114.
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360 entre histoire et littérature

studium solitaire et pour le diriger vers les doux plaisirs d’une amitié qu’il
avait lui-même connu dans les écoles d’Athènes.
Le passage du dialogue d’Évrard que nous venons de mentionner renvoie
à la légitimation prophylactique de l’humour par l’humidité qui, du
Moyen Âge tardif jusqu’à Rabelais, a constitué l’argument le plus efficace
à l’encontre des préjugés ascétiques envers le rire et l’amusement48. Cela
permet de déceler un sous-entendu ironique précis. Bernard de Clairvaux
était connu pour avoir fait de tonnants sermons contre la levitas et l’inepta
laetitia (frivolité et gaieté inepte), deuxième et troisième degré de l’orgueil
selon le traité Sur les degrés …49. Évrard renverse ces concepts et prône io-
cus, gaudium et surtout lenitas, à la place de levitas.
Il se moque d’ailleurs plus de l’inepta meditatio que de l’inepta laetitia (p.
245, 1). Il définit le studium maladif dans des termes analogues à la défini-
tion de consideratio donnée par Bernard dans un autre ouvrage célèbre, le De
consideratione, pour distinguer parmi les genres de la méditation «la pensée
intense à la recherche de la vérité»50. Le lecteur de la première page du Dia-
logus Ratii ne peut que remarquer d’emblée le ton de conversation agréable
et détendue et en deviner l’intention tant didactique que thérapeutique. Ce
ton persiste pendant tout le dialogue. Même en face des problèmes les plus
difficiles, Ratius refuse toute crispation: «Apprends, dit-il à son ami, en ci-
tant Perse51, mais que de ton nez tombent d’abord la colère et la grimace
plissée», sed ira cadat naso rugosaque sanna. Une des dernières phrases du dia-
logue oriente l’œuvre entière dans le sens d’un «gai savoir» (p. 286, 6): Mos
est Graecorum … «C’est la façon des Grecs de toujours joindre la plaisante-
rie au sérieux et l’inverse; et hoc causa recreationis». Notons encore que les
premières dispositions thérapeutiques prises par Ratius semblent une fois
de plus transposer la Consolation de Boèce sur le mode inférieur du comique.
Petit à petit, par des questions adroites, tantôt provocantes, tantôt apai-
santes ou simplement dérivatives, Ratius parvient à motiver le «patient»
pour qu’il se décide enfin à exposer logiquement ses problèmes selon l’hy-
pothesis et selon la thesis, c’est-à-dire à révéler sa causa doloris, sa marginalité
dans le couvent, et à articuler sa quaestio principale, une thèse théologique
de Gilbert incriminée par les cisterciens52.

48. Glending Olson, Literature as Recreation in the Later Middle Ages, Ithaca-Londres, 1982, pp. 39 ss.
49. Op. cit. 35, pp. 14, 46.
50. S. Bernardi opera t. 3, 1963, pp. 468-469; supra, n. 35.
51. Dial. p. 257, 2; Perse, Sat. V, 91.
52. Infra.
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le dialogue latin au moyen âge 361

Qui sont ces Grecs qui savent si bien mêler iocosa et seria? Pour tout
connaisseur de la plus célèbre comédie du XIIe siècle, le Geta de Vitale de
Blois53, Grecorum studia est la métaphore d’un milieu intellectuel, celui des
grands maîtres scolastiques, de Paris ou d’ailleurs, inspirés par la philoso-
phie de Platon et d’Aristote. De plus, selon une anecdote répandue dans
les accessus Boethii, le fondateur de la logique ou plutôt le plus important
médiateur de la logique grecque en Occident, Boèce, passait pour avoir
étudié pendant presque vingt ans à Athènes54. Pour Gilbert, qui s’est
consacré à commenter ses opuscula sacra, il est sans doute l’autorité la plus
admirée55. Rien n’est donc plus naturel que de recourir à l’imaginaire géo-
graphique d’une Grèce académique pour localiser un entretien sur la doc-
trine porrétaine.
Le portrait fantaisiste de Ratius va nous apprendre d’autres détails (pp.
251-252). Ratius est originaire d’Athènes. Sa mère, s’appelle Ratio Athe-
niensis et sa sœur Sophia. C’est la famille des «sagesses» réunies. Or, Ratio
suit le conseil de Sophia et envoit Ratius étudier en France chez le célèbre
Gilbert. Après la mort du grand homme, Ratius rentre en Grèce plein de
dégoût pour l’ingratitude et l’ignorance des «Français bavards» (garrula
Francia). La patrie de Ratius est aussi celle de la logique. Gilbert, dit-il, s’il
avait vécu en Grèce, serait plus célèbre que Platon même. (Notons en pas-
sant que c’est Platon et non Aristote qui figure ici comme «le Philosophe»,
ce qui peut s’expliquer par le platonisme de l’école de Chartres représentée
par Gilbert, ou plus simplement par la formule consacrée Aristoteles philoso-
phus, Plato theologus, puisque Gilbert était théologien et non pas philo-
sophe). Rentré chez lui, Ratius peut au moins se consoler d’avoir ramené
avec lui les livres de Gilbert, un trésor qui le rend plus riche que Crésus (p.
252, 1). L’écriture, nous l’avons dit, est un succédané de la parole vive.
Comme nous sommes dans le panégyrique, une autre conclusion s’impose
encore: la bibliothèque des œuvres complètes de Gilbert, bien que réduite,
suffit à remplacer les écrits d’innombrables auteurs, car Gilbert avait la ré-
putation de posséder une mémoire littéraire extraordinaire. Plusieurs
sources confirment qu’il passait pour une sorte de «bibliothèque ambulan-
te». Ratius le rappelle en faisant allusion à un prologue de Gilbert56, dans

53. Supra, n. 24.


54. Supra, n. 47.
55. N. M. Häring, The Commentaries on Boethius by Gilbert of Poitiers, Toronto, 1966.
56. Ibid., p. 56, Prol. I.
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362 entre histoire et littérature

lequel le maître se défend du soupçon d’hérésie: celui-ci, dit-il, n’a pas écrit
un mot qu’on ne puisse retrouver dans «l’océan des livres authentiques»; il
a «volé aux autorités» ce qu’à première vue l’on pourrait croire de lui. Il va
sans dire que ce qui serait aujourd’hui un reproche de manque d’originali-
té, est, dans cette perspective médiévale, une louange de l’orthodoxie, du
génie mnémonique et de son accomplissement «intertextuel».
Ratius a donc étudié en France et, déçu, s’est réfugié en Grèce, sauvant
le patrimoine littéraire de Gilbert. Ainsi, la géographie symbolique habi-
tuelle est satiriquement retournée, puisque la direction normale de la
translatio studii va de l’est à l’ouest. À ce renversement il y a peut-être une
raison historique précise. Nous savons qu’au cours des dernières tentatives
occidentales d’union avec l’Église byzantine orthodoxe, tentatives réitérées
sous l’empereur Frédéric Ier dans la seconde moitié du XIIe siècle, tout un
corpus de textes théologiques grecs traduits a été transporté à l’ouest pré-
cisément par des défenseurs de la doctrine de Gilbert, par des Porrétains,
qui tentaient de réhabiliter certaines de ses thèses en faisant appel à des pa-
rallèles et analogies avec les textes des pères grecs nouvellement décou-
verts57. Il se pourrait donc que, par ce décor hellénisant, Évrard veuille se
référer à ces tendances, d’autant plus qu’il cite comme autorités préférées
de Gilbert les pères grecs, Basile, Eusèbe et le Pseudo-Denis (p. 252, 1).
Après ces années d’exil volontaire, Ratius revient en France et retrouve
son vieil ami, près du couvent, dans un endroit idyllique décrit en détail se-
lon le topos du locus amoenus (p. 251, 10). Les deux amis commencent leur
entretien en s’allongeant dans l’herbe au pied d’une colline ombragée, au
moment des moissons. Ils se revoient le lendemain (p. 258, 2), iuxta scrip-
torium in pomerio, lieu classique de colloques agrémentés par l’otium des vil-
las romaines58; mais hélas, la lune a changé, il pleut et les amis doivent se
retirer dans une sorte de grange ouverte, ironiquement décrite avec une pré-
cision technique digne d’un dictionnaire (p. 258, 14): tectum omni pariete des-
titutum ideoque non domus sed synedra vel exedra vocandum. Dans ces différentes
scènes champêtres, nos protagonistes disputent des sujets le plus divers, al-
lant de l’éthique à la grammaire et à la logique, mais aussi de la jurispru-

57. Walter Berschin, Griechisch-lateinisches Mittelalter, Berne-Munich, 1980, pp. 251 ss.; Lauge
O. Nielsen, Theology and Philosophy in the Twelfth Century. A Study of Gilbert Porreta’s Thinking, Ley-
de, 1982, pp. 284 ss.; N. M. Häring, «The Porretans and the Greek Fathers», Mediaeval Studies 24,
1962, pp. 181-109.
58. Cicéron disait, Fam. 9, 4, «que rien ne manque à celui qui possède hortum in bibliotheca»;
voîr Michel Ruch, Le préambule dans les œuvres philosophiques de Cicéron Paris, 1958, pp. 80 ss.
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le dialogue latin au moyen âge 363

dence à la médecine et même à la météorologie. Ils s’accordent sur un point,


sur le déclin intellectuel depuis la disparition de leur commun maître.
Dans un passage à la mémoire de Gilbert (pp. 251 ss.), le ton léger généra-
lement observé se transforme en un style plus pathétique rappelant les dia-
logues de Sulpice Sévère sur saint Martin. Après ce passage quasi hagiogra-
phique, écrit sur le mode mineur, sorte de laudatio funebris, le dialogue se
poursuit et retrouve son climat ordinaire. Une transition parodie légère-
ment les formules consacrées de la consolation chrétienne en y mêlant une
nuance intellectualiste (p. 252, 3-5). Ratius pleure, ce qui contredit le sens
profond, étymologique, de son nom. Everardus le corrige: Rati, irrationabi-
liter flere noli. Les larmes ne servent à personne, ni au défunt ni aux survi-
vants, mieux vaut prier pour son âme. Ratius, se ressaisissant, précise: «Gil-
bert n’a pas besoin de nos prières puisqu’il est passé des énigmes de la théo-
logie à la vision béatifique, mais le monde entier qui survit, privé des lu-
mières de son enseignement, est bien à plaindre».
Ratius est accompagné de trois serviteurs: Davus, Byrria et Sosias. Il
souligne (p. 251, 2) que ce sont là de vrais noms grecs, «bien qu’ils te
soient connus par ton ancienne lecture de Térence». On imagine l’auteur
cligner de l’œil en signalant ainsi son intérêt pour le genre comique et en
faisant allusion au caractère fictif de ses personnages. Un peu comme dans
le Décaméron, c’est un accident ou un événement extérieur qui fournit à la
fois l’occasion et le loisir nécessaire au dialogue (p. 251): Ratius ne peut
continuer son voyage parce qu’une ruade de cheval a malencontreusement
cassé la jambe de son valet Sosias qui a besoin de quinze jours de repos. Le
dialogue s’étend sur deux semaines; il est sans cesse interrompu par les
nuits, les repas, les heures liturgiques et il change souvent de lieu. Le mal-
heureux Sosias n’est pas un serviteur ordinaire. Pendant une absence de son
maître (p. 283, 11-12), il le remplace et continue l’entretien, qui portait
alors sur un problème aussi épineux que la définition de la vérité. Everar-
dus, qui répugne d’abord à discuter avec celui qu’il prend pour un «vil
laïque illettré», apprend que ce serviteur est en réalité le neveu érudit de
Ratius. Les bons arguments restent bons quel que soit celui qui les expo-
se. Ratius est d’ailleurs lui-même au-dessus des distinctions sociales. Il est
un philosophe venant d’un pays utopique. Ce sage universel est «un vrai
moine sans habit», appartenant à un ordre supérieur dépassant le concept
même d’ordre monastique, celui qui règne dans les cieux59. Ce qui est cu-

59. Dial. pp. 246, 9; 287, 5: ordini praecepto in paradiso non instituto in Monte Cassino vel in Cis-
tercio; Ep. 2, p. 168, 1.
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364 entre histoire et littérature

rieux, c’est qu’il est marié. Son épouse lointaine lui envoie un messager «à
travers les Alpes» pour le rappeler en Grèce, ce qui met fin au dialogue (p.
282, 4-5). Cette fiction se rapproche par plusieurs allusions de la comédie
du Geta de Vitale de Blois, pièce qui associe Paris et Athènes et se moque,
par l’intermédiaire du personnage ridicule du servus philosophus, de ses
contemporains présomptueux entichés d’une dialectique mal comprise60.
Ce que nous venons d’esquisser montre bien qu’Évrard se propose d’écri-
re un dialogue poétique, quasi dramatique, et non pas une dispute scolas-
tique dans les règles. Sans le savoir il réalise ainsi une idée fondamentale
d’Aristote, qui fait mention du dialogue philosophique employé par Socra-
te, non pas dans la Rhétorique ni dans l’Organon, mais dans la Poétique (1,
1447b), où il le compare à l’imitation du comportement humain par le
mime, mimesis à l’état brut. Évrard sait rendre les différents styles et habi-
tudes de ces dramatis personae: Everardus aime le genre fleuri et allégorique
à la manière des cisterciens alors que Ratius préfère les pointes du moralis-
te et la sécheresse du logicien. Les règles dont s’inspire l’auteur sont celles
de la prosopopée-éthopée (conformatio), règles qui insèrent en pleine rhéto-
rique une théorie de la fiction dramatique: l’art d’imiter l’action humaine61.
Il semble également qu’Évrard tente de combiner l’entretien philoso-
phique avec ce que le chapitre des genera narrationis de la rhétorique appelle
«l’argumentum à la manière des comédies»62. L’argumentum est défini com-
me «la représentation d’événements ni réels, ni fabuleux, mais possibles,
et cela dans un style simple et humble». Gilbert, dans ses commentaires
de Boèce, énumère trois types de conformatio ou de situation de dialogue
fictif servant à illustrer des idées (rationes) dignes de mémoire63: le premier
s’insère dans un discours «sérieux», comme le Pro Sexto Roscio ou le Pro
Marco Marcello de Cicéron; les deux autres se réclament de l’exercice ora-
toire ou du jeu poétique, ce qui est le cas des déclamations de Quintilien
et de Sénèque (sc. Pseudo-Quintilien et Sénèque l’Ancien) et des comédies
de Ménandre. Toutes ces formes sont «des fictions qui auraient pu adve-
nir», ce qui est littéralement de l’argumentum. Pour ce qui est du niveau in-
férieur de style, l’humilitas sermonis, Évrard l’introduit en se référant plu-
sieurs fois à la poésie pastorale de Virgile: «Je te réponds rusticus rustico,

60. Supra, n. 24; Wieland Schmidt, Untersuchungen zum «Geta» des Vitalis Blesensis, Düsseldorf,
1975.
61. H. Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, Munich, 1960, §§ 820 ss.
62. Ibid., § 290; Rhet. ad Herennium 1, 8, 13; Cicéron, De invent. 1, 19, 27.
63. Häring, 1966, op. cit. n. 55, Prol. II, 2-3, p. 57.
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le dialogue latin au moyen âge 365

comme un paysan (synonyme du berger poétique) des Bucoliques répond


à un autre paysan» (p. 278, 4).
Cependant, de tous les modèles littéraires tant théoriques que pratiques,
les plus importants sont de loin les premiers dialogues dits «de Cassicia-
cum» d’Augustin64, dont Évrard renforce le côté familier, voire humoris-
tique. Augustin, l’ancien rhéteur, las du grand geste de l’oratio continua so-
lennelle des panégyristes, y imite consciemment les genres du sermo quoti-
dien, le dialogue dit «des villas» de Cicéron et le feu roulant des questions
maïeutiques de Socrate, établissant ainsi une forme nouvelle de dissimula-
tio artis, l’art de cacher l’art, et un idéal de la spontanéité qu’il lègue au
Moyen Âge. Évrard qui l’imite, ajoute à son tour un accent particulière-
ment informel, celui de la «camaraderie» d’une dispute entre bons amis
qui s’approchent non a iurgio, sed a ioco, qui savent se taquiner, se harceler
même, sans se blesser (p. 245, 2). Dans ses passages divertissants, le Dia-
logus Ratii se fait peut-être aussi l’écho des canulars du milieu estudiantin
des écoles épiscopales, des plaisanteries qui attaquaient sans doute même
jusqu’aux sujets sérieux traités dans les cours65. De toute façon Évrard
cherche à créer un climat de nonchalance. C’est une diligens negligentia, une
nonchalance soignée, comme disait Augustin en citant Cicéron66.
La plupart des plaisanteries du dialogue ne concernent pas le sujet, mais
la forme de l’interaction. Ce sont souvent des critiques métalinguistiques
qui s’intercalent dans les passages où l’un des partenaires s’apprête à entrer
en matière ou à s’enflammer pour un argument. Son interlocuteur lui fait
alors perdre le fil en glosant sur son attitude, sa mimique, ses gestes: Nes-
cio quid cornicaris inepte. Quid meditaris? Quam invitus accedis! Quid rides?
Flendum tibi nunc potius esset. Nunc scio quod impatiens es irae. Quid asthmati-
zas? Quid taces? Quid me inspicis? Ces interruptions ont une valeur scénique
évidente; grâce à elles le lecteur ne se contente pas de lire ou entendre des
paroles, son imagination lui fait entrevoir des interlocuteurs, corps et âme.
Un grand nombre de ces gloses métalinguistiques provient de la rhéto-
rique ou de la dialectique, mais leurs règles sont transformées, adaptées à
l’art de la conversation. On pourrait à partir d’elles déduire ou reconstituer

64. Voir Voss, P. L. Schmidt, op. cit., supra, n. 16; Kurt Flasch, Augustin, Stuttgart, 1980, pp.
36 ss.
65. D’autres témoignages sont fournis par les «manuels de conversation» (dès le Xe siècle) dans
l’édition de W. H. Stevenson, Early Scholastic Colloquies, Oxford, 1929.
66. De doctrina christ., IV, 9, 23, cf. Cicéron, Orator, 78.
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366 entre histoire et littérature

certaines prescriptions de cette Ars dialogica67 dont le Moyen Âge latin n’a
pas laissé de théorie explicite et qui, probablement, étaient exclusivement
orales. Reconstruisons-en quelques-unes à partir de notre texte: Si l’on te
dit un mot dont tu doutes, s’il est agréable ou malveillant, il faut toujours
le prendre en bien (p. 245, 2), in meliorem interprerandum est partem. Ne
t’embrouille pas inutilement dans des questions d’étiquette comme celle
de savoir s’il est permis d’appeler un moine par son nom ou par son titre
de frater. Ne detineas diem vana loquendo commente Ratius, en citant Ovide,
pour presser Everardus de revenir à son sujet68. Il est grossier de passer sur
les questions du partenaire ou de les détourner en en faisant un point de
départ pour développer ses propres préoccupations (p. 246, 10). Celui qui
a une instantia, un argument irréfutable, qu’il le propose sans hâte, pa-
tiemment, modestement; car le ton fait la musique et le modus loquendi de
celui qui a raison pourrait paraître arrogant et provoquer une résistance ir-
réfléchie (p. 248, 5 ss.). L’impatience est le vice capital du dialogue et,
pour l’éviter, il ne faut craindre ni les longueurs ni les répétitions. Ratius
applique à l’impatient qui coupe la parole à son interlocuteur un locus me-
morialis de Juvénal69: il devance la pensée de l’autre et «comme un troisiè-
me Caton il tombe du ciel» pour interrompre le discours. Mais l’impatient
se nuit à lui-même, puisqu’il ne sait pas attendre le moment de la répon-
se; il s’égare semblable «au chien de chasse trop avide qui croit pourchas-
ser un verrat et ne trouve qu’un lapin» (p. 265, 7).

67. Abstraction faite du De oratore de Cicéron, l’Antiquité classique n’a pas connu un tel art.
C’est probablement une invention de la Renaissance. À des œuvres comme De dialogo liber de Ca-
rolus Sigonius, Venise, 1561, ou Discorso dell’arte del dialogo du Tasse, Venise, 1586, analysées par
Wilson, op. cit. n. 11, pp. 9-15, on ne peut évidemment pas comparer les quelques chapitres de mo-
rale générale sur les modi loquendi et tacendi dans la tradition des instructions monastiques reprise
dans les traités de pédagogie courtoise ou bourgeoise (voir Volker Roloff, Reden und Schweigen, Mu-
nich, 1973; Uwe Ruberg, Beredtes Schweigen in lehrhafter und erzählender deutscher Literatur des Mitte-
lalters, Munich, 1978; Jonathan Nichols, The Matter of Courtesy, Woodbritdge, 1985, pp. 15 ss.; C.
Casagrande, S. Vecchio, I peccati della lingua, Disciplina ed etica della parola nella cultura medievale,
Rome, 1987) ni les «manuels de conversation» dans l’enseignement des langues étrangères (dès le
IXe siècle, mais surtout après le XIVe siècle). Voir Stevenson, Op. cit. n. 65; G. N. Garmonsway,
«The Development of the Colloquy», dans The Anglo Saxons, P. Clemoes éd., Londres, 1959, pp.
248-261; Wilson, «The Continuity», op. cit., n. 14, pp. 26 ss.; Le livre des mestiers de Bruges el ses dé-
rivés, J. Gessler éd., Bruges, 1931; A. M. Kristol, éd., Manières de langage (1396,1399, 1415),
Londres 1995; A. Bömer, Die lateinischen Schülergespräche der Humanisten, Berlin, 1897; Gerhard
Streckenbach; Stiltheorie und Rhetorik der Römer im Spiegel der humanistischen Schülergespräche, Göttin-
gen, 1979; A. Goddard, «The Facetus, or the Art of Courtly Living», Allegorica, 2, 1977, pp. 27-
57 et infra, n. 85. Je reviendrai dans un autre article sur l’initiation à l’art du dialogue au Moyen
Âge [cf. dans la bibliographie N° 39, 43, 60, ainsi que supra le ch. 2 de ce volume].
68. Dial., p. 246, 4-5, Ov., Met., 1, 683.
69. Ibid., pp. 249, 3; 286, 2; Juv., Sat., 2, 40.
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le dialogue latin au moyen âge 367

Autre règle du dialogue: il ne faut pas sournoisement changer le code


sémantique. Everardus attaque les Grecs. Ratius répond70: «Voilà bien les
Latins: des ruisseaux qui oublient leur source! Ingrats, comme ton Virgile
avec son Timeo Danaos et dona ferentes!». Everardus: Laissons cela, quod poe-
tice dicitur pro poesi habeatur! En d’autres termes: ne prenons pas les méta-
phores poétiques au pied de la lettre. Quand, au début du dialogue, Ratius
s’évertue à distraire Everardus du studium en invoquant, comme nous
l’avons vu, la théorie médicale des affections desséchantes, celui-ci change
de registre en opposant les paroles de saint Paul sur la joie de souffrir pour
le Seigneur, ce qui n’est évidemment pas une affection desséchante. Ratius
hausse les épaules: «N’enfonçons pas de porte ouverte!»71, puisqu’il va de
soi qu’Everardus a commis ce que la dialectique appelle une deductio ad ab-
surdum, sophisme qui consiste à sauter insensiblement d’un sujet à l’autre
et à remplacer la conception de l’adversaire par une conception faussement
semblable pour en tirer des conclusions ridicules72.
La règle d’or du dialogue est celle du silence, l’art de savoir écouter. Noli
corvizari, «ne fais pas le corbeau!» (p. 252, 9) dit Ratius à son ami trop ba-
vard, en citant un vers de la fameuse fable d’Horace. Si le corbeau mangeait
en silence, il aurait plus de nourriture et moins de querelle: plus dapis et mi-
nus rixae haberet (Ep., I, 17, 50). C’est ainsi qu’il introduit l’un des plus
longs exposés, et, quand Everardus tâche de l’interrompre (p. 254, 4), il
soupire: Cito a promisso silentio resilis. Dans le duel verbal des deux amis de
nombreuses reparties mettent en valeur la psychologie et la logique de l’in-
teraction. Everardus refuse par exemple (p. 250, 1) une déduction de Ra-
tius en la qualifiant de «rebattue», trita teris. Celui-ci réplique: «Douce-
ment! Tu ne rougis donc même pas d’avoir été réfuté, mais par-dessus le
marché, tu oses atténuer mon argument afin d’avoir l’air d’avoir dit
quelque chose ..., ut sic aliquid dixisse videaris». Everardus de son côté ne
manque pas d’esprit quand il s’exclame (p. 268, 1): «Tu prophétises com-
me Caïphe, tu as prouvé le contraire de ce que tu as voulu prouver».
Caïphe, par «il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple» (Jn.
18, 14), alors qu’il ne voulait exprimer qu’une intention destructive, an-
nonça en fait la vérité de la rédemption; depuis Abélard73, il est devenu

70. Ibid., p. 248, 11; Aen., 2, 49.


71. Supra; Dial., pp. 245, 6-246, 2, citant Horace, Ars poet., 132: nimis morari circa patulum or-
bem.
72. Grabmann, op. cit., n. 14, t. 2, p. 559.
73. Theologia christiana, I, 117, Buytaerd éd. CC c.med., XII, 1969, p. 121.
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368 entre histoire et littérature

l’exemple même du décalage entre ce qu’on veut dire et ce qui est enten-
du. Ratius se sentant insulté, veut quitter les lieux; Everardus le rappelle
(p. 268, 8): «Maintenant enfin, je vois que tu es en colère. Voilà bien la
manière des professeurs: quand les questions les mettent au pied du mur
et qu’ils n’ont plus de réponses raisonnables, ils coupent court et se don-
nent un air irrité, tandis qu’un chercheur vraiment docte se réjouit de tou-
te occasion de résoudre des problèmes, car c’est dans la contradiction que
s’exerce la sagesse», quia in contradictione exercetur sapientia. On pourrait
multiplier les exemples de petites discussions sur les codes de communi-
cation qui abondent dans la grande disputatio théologique. La comparaison
avec d’autres dialogues du Moyen Âge contenant de semblables remarques
métalinguistiques permettrait peut-être l’ébauche d’une pragmatique de
la communication, un «comportementalisme» avant la lettre.

III. USAGES DU DIALOGUE

Pourquoi cette forme de causerie et cet intérêt curieux pour les lois de
la conversation? Évrard indique assez clairement que son sermo, son dis-
cours naturel, ou plutôt sa sermocinatio, donc l’imitation littéraire du lan-
gage familier, avec tout ce qu’il comporte d’imprévu, de désordonné, est
un déguisement délibéré qui doit servir son apologie. Pour faire accepter
la critique contre Bernard de Clairvaux et recommander la doctrine porré-
taine à des moines cisterciens, il fallait s’y prendre avec circonspection.
Évrard dévoile cette intention en citant expressément deux «recettes»
communément enseignées par les Arts du langage: la théorie rhétorique de
Cicéron sur l’exorde et les doctrines d’Aristote sur certains stratagèmes
dialectiques. Cicéron et l’Auctor ad Herennium, que l’on confondait avec lui,
distinguent deux sortes d’exorde selon le genre des «causes»74: le princi-
pium qui vaut pour les sujets insignifiants ou difficiles (causae humiles, cau-
sae obscurae), et qui est un acte de séduction avoué (captatio benevolentiae) par
lequel on attire et conserve l’attention et la bienveillance; puis l’insinuatio,
de rigueur pour les cas paradoxaux, provocants, répugnants, déconcertants
(causae admirabiles et turpes), et qui consiste à dissimuler le sujet déplaisant
par des ellipses et des digressions agréables pour gagner doucement la

74. De invent., 1, 20-26; Rhet. ad Herenn., I, 4, 6-8, 13.


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le dialogue latin au moyen âge 369

confiance d’un public sceptique. Ajoutons encore que, dans le chapitre gé-
néral sur les «vices» de l’exorde75, la Rhétorique à Herennius recommande de
préférer à un discours trop recherché ou travaillé (apparata oratio) un lan-
gage simple et naturel et un vocabulaire familier (lenis sermo et usitata ver-
borum consuetudo). Dans le VIIIe livre des Topiques et dans les Réfutations so-
phistiques76, Aristote conseille plusieurs moyens pour cacher l’intention et
frapper l’adversaire au bon moment par surprise: ce sont des manœuvres de
diversion, le bavardage fatigant, les faux problèmes, les questions dérou-
tantes et peïrastiques, etc., toutes sortes de ruses et même de «trucs».
Or, Évrard fait allusion à ces théories77. Il les met dans la bouche de ses
personnages, qui se reprochent mutuellement de ne pas les observer ou
d’en abuser, parce qu’il veut faire entendre un message applicable au dia-
logue entier. Il veut dévoiler sa méthode littéraire. Comme le sujet princi-
pal aurait pu en effet déconcerter ses lecteurs, il multiplie les digressions,
dans la première partie surtout. De plus, il étend à l’ensemble de l’œuvre
les procédés recommandés pour l’exorde, celui de la simplicité ou de la dis-
simulatio artis et celui de la diversion, particulièrement indiquée pour les
causae admirabiles. Il est toujours divertissant et primesautier pour faire
passer une critique qui pourrait heurter. Il applique les règles stratégiques
d’Aristote en les combinant expressément avec les préceptes de Cicéron et
adapte la formule canonique de la discors concordia à l’union de la rhétorique
et de la dialectique: «Ces auteurs, dit-il (p. 258, 1), divergent dans leurs
disciplines sans s’opposer dans leurs résultats»; diversos auctores in diversis
facultatibus diversa, sed non adversa afferentes.
D’autre part, la théorie du genus causae obscurum s’applique au sujet
même de l’œuvre, sujet abstrait, ardu, rébarbatif, qui exige une longue
préparation pour devenir accessible. C’est pourquoi Évrard refuse plusieurs
fois l’obscura brevitas, l’ellipse inintelligible, et prône, comme une sorte
d’habit de travail stylistique, l’exposé simple et détaillé78. La partie théo-
logique du dialogue semble s’inspirer de la maxime de Virgile: labor im-

75. Ibid., 1, 7, 11.


76. Particulièrement Topica, VIII, 1, 156a-157a, Elenchi soph., 12-15, 172a-174b.
77. Dial., pp. 257 s.: Tuus Tullius iubet vitare apparatus … Quod enim ex improviso in quaestionibus
videre est difficile, ut tuus in Elenchis ait Aristoteles, per vacationem est facile, Rhet. ad Herenn., 1,7, 11;
Aristote, Elench., I, I; Dial., 280, 1-3: Quia in admirabili genere causae versaris … a ridiculo exordiris
... tibi relinquo quia id Cicero vitium vulgare appellat. Rhet. ad Herenn., 1, 7, 10-11.
78. Dial., p. 256, 4 citant Horace, Ars poet., 25; Dial., pp. 266, 2; 285, 3; 286, 5; Ep., 2, p. 169, 3.
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370 entre histoire et littérature

probus omnia vincit79. La recherche par disputation exige un travail «achar-


né» grâce auquel les interlocuteurs ne craignent pas de devenir «impor-
tuns». Dans cette lutte, le De doctrina christiana d’Augustin (IV 9, 23-24)
permet même d’utiliser des vulgarités, pourvu qu’elles servent la clarté.
Dans la préoccupation didactique d’Évrard transparaît un accent d’apolo-
gie. Le style technique et savant de Gilbert de Poitiers passait pour inin-
telligible. (Son latin n’est, en effet, rien moins que facile, tout latiniste
peut en témoigner.) Son refus explicite de «s’abaisser au niveau intellectuel
du grand nombre» et d’aller discuter sur la foi avec un homme aussi peu
instruit que Bernard de Claivaux, son ésotérisme implacable qui faisait éli-
miner de ses cours les étudiants les moins doués, tales hominum monstra,
tout cela lui valut une réputation de «snob» intellectuel. Évrard n’élude
pas cette critique80. Quand il affirme que Gilbert «s’envolait au-dessus de
l’intelligence des hommes» (p. 252, 2), son panégyrique frôle l’ironie. Il
tente cependant de détourner la condamnation, tantôt en incitant ses lec-
teurs cisterciens à travailler la logique afin d’atteindre le niveau «supé-
rieur» de son maître, tantôt en démontrant que la fameuse «obscurité» de
Gilbert n’est que relative, qu’elle est franchissable pour ceux qui abandon-
nent leurs préjugés (p. 285, 3), et que, contrairement aux moines butés,
même des laïques ouverts sont capables de la comprendre. Sosie le servi-
teur est là pour le prouver. La légèreté du dialogue (lenitas selon la théorie
cicéronienne de l’exorde) n’est pas de la frivolité ou levitas. La porte de la
recherche s’ouvre leniter, licet non leviter81 (p. 245, 1). Au-dessus de la théo-
rie rhétorique des niveaux du style, se situe l’idéal du sermo rusticus chré-
tien, qui est un idéal démocratique. C’est ce qui explique l’accent morali-
sant et satirique avec lequel Évrard s’en prend à l’arrogance et à l’étroites-
se d’esprit de ses ennemis monastiques. Il les accuse d’être incapables de
discuter les arguments parce qu’ils ne s’attachent qu’au rang de l’orateur.
Après le dénouement du malentendu sur l’identité du serviteur philosophe
Sosie, Ratius le Grec dit au moine Everardus82: «Ne te soucie pas de celui
qui t’instruit pouvu que tu t’instruises; respecte plutôt le mot de l’Apôtre:
Les Grecs cherchent la sagesse, les Juifs demandent des signes», c’est-à-
dire les scholares de Paris et d’Athènes considèrent la substance, les moines
la caste. Ce lieu commun de la critique anti-intellectuelle du XIIe siècle,

79. Georg., 1, 146 dans Dial., pp. 251, 9; 269, 3.


80. Ibid., pp. 251, 12; 252, 2; Ep., 2, 169, 3.
81. Dial., pp. 283, 9-11; 245, 1; supra, p. 360.
82. Supra; Dial., p. 283, 11: cf. 1 Cor. 1, 22.
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le dialogue latin au moyen âge 371

Scientia inflat (Cor., 8, 1), qui a tant fait souffrir les dialecticiens depuis Bé-
renger de Tours et Abélard, retombe ici sur les moines qui s’en font l’écho
en une sorte d’argumentum ad hominem collectif, puisque, pour Évrard, l’in-
fatuation pharisienne constitue l’obstacle principal au dialogue véritable et
à la recherche dialectique (p. 247 s.).
Il y a donc deux motivations qui justifient le réalisme particulier de
notre dialogue: le badinage camoufle la polémique par une sorte d’insinua-
tio globale, et le discours scientifique, sobre et sans art, rend intelligible
une pensée extrêmement subtile. Ces deux aspects s’intègrent dans la no-
tion de disputatio, au sens que lui donne Évrard, et que nous traduirions par
«dialogue», car le mot est autant à sa place dans le titre des disputationes
Tusculanae que dans le terme scolastique de disputatio quaestionum83. Évrard
utilise en effet deux niveaux de dialogue. Premier niveau: il imite le dé-
cousu propre à une causerie sur des sujets accidentels tels que: «La patien-
ce vient-elle de ce qu’on réprime la colère ou la vengeance?» (p. 249);
«Une duperie ironique est-elle un mensonge?» (p. 255, 10-11); «Le pos-
sesseur légitime a-t-il le droit de reprendre de force ce qu’on lui a volé?»
(p. 250). Ces quaestiones quodlibetanae ont le caractère préparatoire qu’Aris-
tote, dans le VIIIe livre des Topiques, attribue à certains subterfuges per-
mettant de remplacer le sujet principal par des problèmes et des défini-
tions qui n’y sont reliés qu’en apparence et ainsi de jeter de la poudre aux
yeux de l’adversaire. (C’est d’ailleurs dans ce passage des Topiques qu’É-
vrard puise un des exemples précités: la comparaison de la colère et de la
vengeance84). Ces quaestiones, ou plutôt ces quaestiunculae, le plus souvent
morales, sont traitées dans un style haché qui rappelle l’oratio concisa para-
tactique des comédies de Térence. C’est un style plein d’asyndètes, d’in-
terjections, de calembours, de réparties spirituelles et surtout de fausses ci-
tations, parodies de vers classiques célèbres. Ces loci memoriales se succèdent
comme des balles de ping-pong, rappelant les vers goliardiques cum aucto-
ritate85. Les problèmes ne sont qu’énoncés; l’auteur n’a guère l’intention de

83. John W. Baldwin, Masters, Princes and Merchants. The Social Views of Peter the Chanter and his
Circle, Princeton, 1970, pp. 96-107 (disputatio); Wilson, «The Continuity», op. cit., n. 14, pp. 31-
37; P. Glorieux, «Techniques et méthodes en usage à la Faculté de théologie de Paris, au XIIIe
siècle», Archives d’Hist. Doctr. et Litt. du Moyen Âge, 35, 1968, pp. 65-186, surtout pp. 123 ss.; B.
C. Bazan et al., Les questions disputées et les questions quodlibétiques, Typologie des sources du Moyen
Âge occidental, Turnhout, 1985.
84. Topica. VIII. 156a-157a, 174a; 156a «colère et vengeance» dans Dial., pp. 249 ss.
85. P. G. Schmidt, «Das Zitat in der Vagantendichtung», Antike und Abendland, 20, 1974, pp.
74-87. Si l’on peut reconstituer les pratiques pédagogiques du Moyen Âge à partir des «manuels
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372 entre histoire et littérature

les résoudre et il se plaît à couper ces discussions par des intermèdes scé-
niques, une cloche sonnant vêpres, des pèlerins venant voir le couvent, un
messager fâcheux et autres interruptions.
Le deuxième niveau est celui du sujet principal qui – Évrard le répète86
– est «l’art de parler dignement de Dieu», apogée de tous les arts du lan-
gage selon la vieille définition que donne Anselme de la théologie. Or,
quand Évrard touche la matière théologique elle-même, il donne la parole
le plus souvent à Ratius et ne réserve à Everardus que quelques courts pas-
sages d’objections ou de questions intermédiaires. Dans cette perspective,
le Dialogue n’est sans doute pas un «dialogue philosophique» au sens so-
cratique du mot; il l’est pourtant au moins dans le sens protréptique et
éducatif de Boèce, puisqu’il combine deux styles de dialogue en un pru-
dent dosage et dans un ordre ascendant. Les commentateurs médiévaux ad-
mirent particulièrement dans la Consolation de Philsosophie ce double dis-
cours d’un orateur convaincant et d’un dialecticien contraignant, probabili-
ter suadens et stimulo necessitatis impellens pour citer Jean de Salisbury87.
Évrard lui aussi combine le dialogue de la delectatio poétique avec le dia-
logue de la necessitas scientifique. Par l’intermédiaire de Ratius (p. 257, 2),
il se plaint ironiquement de devoir unir en un seul discours deux exigences
aussi contraires que l’instruction et le débat, l’officium docendi et l’officium
disserendi, de devoir assumer, et le rôle de l’orator qui expose et discourt, et
celui du doctor qui discute et dispute, car l’enseignement doit s’adapter pé-
dagogiquement (et poétiquement) au niveau de l’élève, tandis que la dis-
putation est un combat impitoyable entre égaux.
Comme dans la plupart des dialogues médiévaux, l’exposition monolo-
gique de la théorie, l’oratio continua du maître, vient nécessairement cou-
ronner le dialogue proprement dit. La conversation, avec toute sa fraîcheur,
n’a qu’un caractère de préambule ou de transition. Il ne faut pas s’en éton-
ner. A cette époque les dialogues de Lucien sont complètement oubliés; de
ceux de Platon, tous, sauf le fragment du Timée, qui est son dialogue le

de conversation» du XVe siècle, on y trouve également des exercices sur l’art de la repartie consis-
tant à mémoriser et appliquer, en guise de répliques, des sentences, proverbes et «dits» d’auteurs;
voir Georg Zappert, «Ein für den Jugendunterricht Kaiser Maximilians I. abgefasstes lateinisches
Gesprächsbüchlein», Sitzungsberichte der Österreichischen Akademie der Wissenschaften Phil.-Hist. Clas-
se, 28, 2, Vienne, 1858, pp. 272-274 (avec des parallèles antérieurs).
86. Dial., pp. 272, 2; 247, 1-2. Anselme, Cur Deus homo, I, 1, Schmitt éd., 1960, p. 12.
87. Policraticus, VII, 15, Webb éd., 1909, t. 2, pp. 155-156; P. von Moos, Geschichte als Topik,
Hildesheim-New York, 1988, pp. 498 ss.; E. Rhein, Die Dialogstruktur der «Consolatio Philosophiae»
des Boethius, Francfort, 1963; Lerer, op. cit., n. 31.
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le dialogue latin au moyen âge 373

moins «dialogique», sont perdus et les grands modèles connus du dialogue


philosophique ancien – Cicéron, Augustin, Macrobe, Boèce – suivent sur-
tout la manière démonstrative, inaugurée par Aristote, dans laquelle un
échange d’opinions divergentes aboutit au traité magistral qui les balance
et les dépasse88. Mais ce qui est à remarquer, c’est que, dans des conditions
culturelles qui favorisent le discours suivi, monologique, du traité, le Dia-
logus Ratii réussit pourtant à évoquer un climat de vivacité presque socra-
tique, qui reflète sans doute moins une tradition littéraire que la vie réel-
le d’un scholaris et doctor Parisiensis devenu moine. Bien qu’Everardus reste
l’élève de Ratius, il se distingue du simple alumnus du dialogue didactique
ordinaire, qui pose de timides questions au maître omniscient. Il est le
«lecteur modèle», ou plutôt le «disputant modèle», sujet à une aporie tant
théorique qu’existentielle mais d’autant plus avide de résoudre les diffi-
cultés, un adversaire toujours prêt à s’opposer par des arguties. Ratius
l’apostrophe ainsi: Cavillator semper es ad opponendum paratus (p. 245, 5).
Une fois sorti de sa méditation solitaire initiale, c’est lui le véritable mo-
teur du dialogue; il retient continuellement son ami, l’empêche de conti-
nuer le voyage sans avoir répondu à ses questions. Ratius de son côté se
montre un «maître modèle», qui n’impose pas son enseignement mais ac-
cepte d’être critiqué, donc le contraire d’un pédant et d’un prêcheur. Au
cours du dialogue la participation de l’élève devient de plus en plus acti-
ve. C’est lui qui clôt le débat dans une syncrisis finale (p. 288, 1) qui conci-
lie le savant et le moine, et Ratius prend congé de lui en ces termes (p.
288, 4): «Vale, Everarde, vale, quand je rentrerai discuter avec toi, tu auras
en moi un compagnon et non plus un guide». Le maître quitte une scène
où il est dorénavant inutile. Le dialogue reste ouvert et un de ces lecteurs,
le frère B., vient en effet prolonger la discussion dans une lettre commen-
taire (Ep., 2) qui tient à la fois de l’épilogue et de la retractatio augusti-
nienne. Somme toute ce dialogue est un bel exemple d’un mode d’expres-
sion que Cicéron oppose pertinemment à la prédication: il est fait ad edo-
cendum et non pas ad impellendum, pour l’éducation philosophique et non
pour l’endoctrinement parénétique89.
On pourrait pourtant encore s’interroger sur la façon dont Évrard com-
bine ces deux formes de dialogue: la conversation à bâtons rompus (le quod-

88. P. Grimal, «De Lucilius à Cicéron. Caractères généraux du dialogue romain», L’information
littéraire, 7, 1955, pp. 192-198; Ruch, Op. cit., n. 58, pp. 39-55.
89. Ibid., p. 61.
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374 entre histoire et littérature

libet) et la dispute rigoureuse d’une quaestio. Les tensions, voire les incom-
patibilités, ne manquent pas. Le «vrai sujet», évoqué à plusieurs reprises
par quaestio illa principalis, principale propositum, risque d’être submergé par
les saillies et divagations d’un auteur «poète malgré lui». Mais Évrard
semble conscient de l’antagonisme des forces centrifuges et centripètes,
dont il fait un thème métalinguistique à l’intérieur du dialogue même. Il
s’en moque: c’est l’auteur du dialogue qui est visé quand ses personnages
se reprochent mutuellement certains vices du discours tels qu’une prolixi-
té déroutante ou une brièveté incompréhensible. Quand Ratius risque de
perdre le fil, il reproche à Everardus de le déranger par ses digressions (p.
269, 6): Tot sunt interposita quod vix principale recolere potest memoria. Mais
après une longue tirade sur la manie des professeurs à s’éloigner du sujet
pour faire montre de leur savoir, tirade qui évite à peine elle-même la fau-
te qu’elle critique (pp. 258-259), Everardus remercie ironiquement son
ami: «Que tu m’as bien instruit par ta digression». Celui-ci, non moins
ironique, répond: «Où vais-je trouver le charbon pour marquer en noir90
que tu aimerais entendre autre chose?», et Everardus le soupçonne de vou-
loir contourner le sujet qu’il a proposé: «Combien tu t’approches à contre-
cœur de la question principale!» Tout ce petit débat sur la digression, lui-
même déjà digression, risque de tourner en rond tel un regressus ad infini-
tum; il n’est, à vrai dire, qu’une transition destinée à retarder l’entrée en
matière. Ratius, impatient, se moque de la lenteur d’esprit d’Everardus
ainsi que des redondances du dialogue (p. 280, 1): «Tu es comme le milan
d’Ovide (Met., 2, 721), dit-il, qui contourne infiniment sa proie sans ja-
mais s’en emparer, et easdem circinat auras. Quaesita iterum et iterum quaeris,
tu ne cesses de demander ce que tu as déjà demandé, nec adhuc capis, et tu
ne comprends toujours rien». La lettre du frère B. a elle aussi une fonction
d’auto-accusation ironique (Ep. 2, 3). Le frère se plaint de l’obscura brevitas
des questions théologiques et demande des éclaircissements supplémen-
taires – lucidius atque plenius explanari (ibid., 14) –, tout en plaisantant sur
la longueur d’une œuvre qui endormirait son propre auteur lui-même. Et
effectivement, Évrard, à la fin du dialogue, est pris d’un profond sommeil.
Il est comparé à Homère: «plerumque bonus dormitat Homerus» (Horace, Ars
poet., 359) et à l’épouse-âme du Cantique des Cantiques dans les bras de l’É-
poux mystique (allusion au quiétisme monastique et à Bernard commen-

90. Unde mihi carbo ut notem? cf. Pers., Sat., V, 108: haec carbone notasti? (pour critiquer).
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le dialogue latin au moyen âge 375

tateur du Cantique). La lettre vise à éveiller ce sage somnolent: Expergiscere,


rogo, advoca Ratium, continuons la disputatio!
En ce qui concerne le sujet principal de l’œuvre, qui est théologique, je
me limiterai à un résumé rapide de ses liens avec l’histoire littéraire et in-
tellectuelle. Le Dialogus Ratii comporte un commentaire détaillé de la pro-
position centrale qui, au concile de Reims, a été vainement soupçonnée
d’hérésie91 Deus non est deitas, «Dieu n’est pas la déité». Cette formule de
Gilbert, exemple typique du «platonisme grammatical», contient l’idée
que Dieu ne doit pas être nommé par un adjectif (de qualité) substantivé,
parce qu’un prédicat tel que «divinité, essence, sagesse, bonté» est une en-
tité abstraite qui détermine et domine un sujet concret, donc «Dieu».
Dieu serait ainsi assujetti à un nomen abstractum et mathematicum, et pire, il
serait grammaticalement régi, donc ontologiquement causé, par une pro-
position comme «déité». Pour parler correctement, il faut donc remplacer
des phrases comme «Dieu est la vérité» par des constructions adjectivales
comme «Dieu est vrai».
Pour nous modernes, qui sommes tous plus ou moins nominalistes, un
tel exemple de «réalisme» platonicien ou de foi stoïcienne appliqué à l’adé-
quation des mots aux choses a peut-être une allure de chinoiserie. Mais,
dans cette théorie, l’aspect sémiologique présente un intérêt qui dépasse la
dimension historique. Gilbert et ses disciples faisaient le plus grand cas de
la distinction sémantique précise des différents niveaux du langage et de
leurs «arts» respectifs. Quand Everardus objecte (pp. 261-262) avec bon
sens que d’innombrables nomina Dei abstraits comme benignitas, paternitas,
etc., fourmillent dans le latin de la Bible, des pères et de la liturgie, et que
cette façon de parler est simplement du bon latin de tous les temps, Ra-
tius réplique par la distinction suivante: il faut discerner deux langages, un
langage figuré qui permet l’emploi de la métaphore, d’un tropus rhetorum
défini comme «expression détournée, circonlocution décorative», et un
langage «exact» désignant la chose elle-même en termes propres.

91. Dial., pp. 254, 256, 259-264; voir Nielsen, op. cit. n. 57, pp. 158-162; N. Häring, «Petrus
Lombardus und die Sprachlogik in der Trinitätslehre der Porretanerschule», Miscellanea Lombardia-
na, Novara, 1957, pp. 113-127; le même, «Die theologische Sprachlogik der Schule von Chartres
im 12. Jh.», Miscellanea Mediaevalia, Cologne, 13, 2, Berlin, 1980, pp. 930-963; H. C. Van Elswi-
jx, Gilbert Porreta, Louvain, 1966, pp. 77-127; Jean Jolivet, Alainde Libera, Gilbert de Poitiers et ses
contemporains, Naples, 1987 (voir surtout les articles de L. M. De Rijk, pp. 147-172, K. Schweiss,
pp. 219-229, M. L. Colish, pp. 229-250); J. Marenbon, «Gilbert of Poitiers» et «A Note on the
Porretani», dans A History of Twelfth-Century Western Philosophy, P. Dronke éd., Cambridge, 1988,
pp. 328-357 (surtout pp. 356 ss.).
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376 entre histoire et littérature

Pour illustrer ces deux langages Ratius cite un exemple bien connu de
la Rhetorica ad Herennium (IV 32, 43): «la prudence de Scipion a détruit
Carthage». C’est une phrase rhétorique qui n’exprime rien d’autre que: «le
prudent Scipion (Scipion par sa prudence) a détruit Carthage». Dans les li-
mites de son art, l’orateur se permet une sorte de «licence rhétorique», le
privilège de pouvoir jouer avec les mots dans ce qu’Évrard appelle locutio
emphatica ou bien rhesis. L’emphase est une figure rhétorique définie com-
me un manque de rigueur remplaçant ce qui est précis par ce qui l’est
moins, et laissant entendre plus que l’énoncé ne dit92. Évrard, fidèle à la
doctrine de Gilbert, confère un sens théorique profond à cette simple pe-
tite figure, qui devient la clé, le code même du langage rhétorique. Rhesis
ou emphasis est la dimension sémantique dans laquelle l’éloquence se pro-
duit et devient reconnaissable. Aux côtés de rhesis figurent deux autres
codes linguistiques, la grammaire, syntaxis, et la dialectique, lexis93. Les
trois disciplines du trivium que les Porrétains rassemblent sous le terme de
logica enseignent avant tout la distinction de ces niveaux sémantiques. Qui
ne l’a pas apprise est vite déconcerté, puisqu’une même phrase peut être
correcte à un niveau et absurde à un autre. La phrase: «une chimère
blanche est assise», est grammaticalement correcte, rhétoriquement plai-
sante, mais dialectiquement, c’est-à-dire logiquement et objectivement,
absurde. Ratius conclut en théologien (p. 271, 1): «Rien n’est plus aber-
rant selon lexis, rien n’est plus vrai selon rhesis» que l’emploi des mots
maiestas et aequalitas dans la préface liturgique de la Trinité telle qu’elle est
chantée dans toutes les églises: in maiestate adoretur aequalitas.
Cette curieuse théorie correspond à une conception d’inspiration néo-
platonicienne et stoïcienne très répandue au XIIe siècle, à l’idée d’un lan-
gage originel naturel et pur, d’inspiration divine, dans lequel les mots dé-
signent exactement les choses, et qui, au fil du temps, se serait peu à peu
dégradé pour aboutir à un langage conventionnel, encombré de péri-
phrases, métaphores et équivoques, à un langage «connotatif» pour em-
ployer un terme contemporain. La «science», dans cette conception, a pour
objectif de restaurer la proprietas verborum d’origine, en établissant un lan-
gage clair et précis, donc «dénotatif».
D’un point de vue humaniste tout cela peut paraître «scolastique» dans
le sens péjoratif du terme. Ce système dévalue la rhétorique et la poétique

92. Lausberg, op. cit., n. 61, §§ 578, 905.


93. Dial., pp. 270-271, suivant le commentaire de Gilbert sur Boèce, Contra Eutychen, 51, Hä-
ring, op. cit., pp. 279-280.
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le dialogue latin au moyen âge 377

au profit d’une dialectique seule garante d’un langage sans ambiguïtés et


destinée à dominer normativement toute autre forme du discours. On peut
pourtant relativiser cette interprétation. Dans notre contexte théologique,
c’est la rhétorique avec sa doctrine de l’emphase qui fournit l’argument clé
pour défendre la thèse de Gilbert sur la prédication de Dieu. Des recherches
récentes94 ont mis à jour un approfondissement extrêmement subtil des
doctrines de la Rhetorica ad Herennium dans la théologie porrétaine et dans
la logica modernorum en général. Cela nous oblige à réviser l’opinion com-
mune selon laquelle la dialectique aurait radicalement supplanté la rhéto-
rique au cours de l’ère dite scolastique. Cette rhétorique n’est plus une tech-
nique du discours mais un instrument herméneutique. Comme la gram-
maire avant elle, elle est devenue «spéculative», ce qui, aux yeux des phi-
losophes et théologiens, rehaussait particulièrement son prestige.
De plus, si l’on considère les ambitions littéraires d’Évrard, qui n’a rien
d’un logicien desséché, il serait insolite de le voir dénigrer l’art dans lequel
il réussit si élégamment son plaidoyer pour Gilbert. Non, ce qu’il veut dé-
montrer par cette théorie de lexis, syntaxis, rhesis, n’est pas l’ordre hiérar-
chique, mais l’interdépendance raisonnée de la grammaire, de la rhétorique
et de la dialectique. Leur interaction n’opère que par la connaissance du ca-
ractère spécifique de chacune d’elles. Ce que nous venons de citer à propos
de la concordia discors de Cicéron et d’Aristote – sur leurs recettes permet-
tant la «dissimulation de l’intention»95 – est applicable à l’union des trois
facultates dicendi du trivium. Évrard souligne expressément l’intérêt pratique
d’empêcher la confusion des trois niveaux sémantiques, c’est-à-dire d’em-
pêcher l’hérésie. Or, voilà le centre et le point délicat de tout le dialogue (p.
271, 4): cette confusion entre rhesis et lexis est l’erreur fondamentale com-
mise, faute d’une formation suffisante, par ce saint nouvellement canonisé,
Bernard de Clairvaux. Ratius le Grec l’exprime sans gêne: «Note bien que
chaque artisan n’est digne de foi que dans les limites de son métier, le lo-
gicien en logique, le géomètre en géométrie, le forgeron dans sa forge. Ce
saint-là, cependant, n’a appris aucun métier»; il est nullius artis artifex, l’ar-
tisan du «non-art» ou, pire, du «nul-art». Évrard lui concède une certaine
éloquence naturelle qui lui a permis de prononcer des discours efficaces en

94. I. M. Resnick, «Linga Dei, lingua hominis: Sacred Language and Medieval Texts», Viator 21
(1990), pp. 51-74; voir aussi l’article N° 7 dans ce volume.
95. Surtout J. Jolivet, «Rhétorique et théologie dans une page de Gilbert de Poitiers», dans Jo-
livet et Libera, op. cit., n. 91, pp. 183-198; K. M. Fredborg, «The Scholastic Teaching of Rhetoric
in the Middle Ages», Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec et latin, 10, 1987, pp. 85-105.
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378 entre histoire et littérature

théologie «pratique ou morale» (moralis peut être ici entendu dans le sens
de «moral» et d’«allégorique»). Mais ce don est bien restreint: il consiste
en quaedam ornata persuasio ad quosdam (une certaine facilité homélitique de
«faire croire» le grand public); les instruments dialectiques propres à ré-
soudre les problèmes théoriques lui font défaut. C’est un maître de l’elocu-
tio, non de la vera locutio. Son langage imagé et fleuri convient à quaedam
oratio (ce qui peut signifier tant prière que discours), mais non à la disputa-
tio, qui est le seul moyen d’expression rigoureux (pp. 274 ss.). Bref, Bernard
incarne le discours rhétorique «sauvage», comme Gilbert incarne le dis-
cours logique élaboré. Ce partage de travail serait irréprochable si le pre-
mier n’avait pas eu la prétention de «calomnier» le langage du second (p.
274, 1) pour la seule raison qu’il ne le comprenait pas, puisqu’il confondait
lexis et rhesis, proprie dictum et tropice dictum (p. 282, 1).
Cette critique posthume de Bernard reste pourtant modérée. Elle vise
plutôt à démontrer aux moines à quel point une formation approfondie en
«sémiotique» est indispensable. En revanche, Évrard lance ouvertement ses
sarcasmes contre ses confrères fainéants et terre à terre qui, loin d’éprouver
la soif de la connaissance, ne montrent de curiosité que pour des ragots ve-
nus de loin, qui détestent les théologiens savants et «embrassent les rumi-
geruli» des porteurs de rumeurs. Il invente à leur adresse un joli intermède
(p. 255): trois moines s’approchent de Ratius et d’Everardus, risquant d’in-
terrompre une discussion animée. Ratius, pour les éloigner, leur demande
s’ils ont déjà entendu la dernière nouvelle d’outre-mer. Ils s’approchent, cu-
rieux, pour en savoir davantage. Ratius: «Je viens d’arriver moi-même,
mais courez vite vers le portail du couvent avant que les pèlerins que j’y ai
vus n’aient continué leur chemin». Déjà les fâcheux sont partis. Cette scè-
ne, qui en rappelle une semblable dans le Contra Academicos d’Augustin (III
34), est d’ailleurs l’occasion d’un petit débat sur le mensonge.
Le reproche s’élargit aux excès de bouche, dans tous les sens possibles.
Plutôt que de s’entretenir de questions philosophiques, les moines discu-
tent gastronomie. Nouvel intermède: une grande agitation s’élève dans le
couvent à l’arrivée d’un grand prélat (pp. 268 ss.). Il faut le régaler d’un
repas extraordinaire. Les moines vont à la pêche, ramènent toutes sortes de
poissons, «de grands et de petits», et désignent «le poisson authentique
digne du ventre d’une telle autorité», piscis authenticus tantae auctoriatis
ventre dignus. Ils se disputent sur la préparation de ce «vrai poisson», d’une
façon quasi scientifique, tenant compte des divergences d’opinion; diversi
diversa sentiunt. Ratius, témoin amusé de tout ce va-et-vient, de ces «quaes-
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le dialogue latin au moyen âge 379

tiones sur un saumon», ajoute une réflexion traditionnelle dans le genre des
symposia philosophiques de Platon à Macrobe96: le poisson, une fois man-
gé, suscite le dégoût, mais le désir de savoir la vérité maintient un appétit
jamais rassasié.
Or, ces moines, considérés comme les pires philistins, ne craignent pour-
tant pas de faire appel au fondateur de leur ordre, Bernard, réformateur as-
cétique et autodidacte inspiré, pour décrier la dispute (p. 247, 1). Ils se jet-
tent sur tout esprit sérieux qui voudrait discuter avec eux des questions de
religion, en criant «quaestionator, disputator!» comme si c’étaient là des in-
jures, des synonymes de «fripon». Par un biais raffiné, par un argumentum
ad hominem étendu à tout l’ordre cistercien, Évrard invoque devant ses
confrères les sermons fulgurants de Bernard un demi-siècle auparavant
contre les péchés de la langue, comme si c’étaient des prophéties97: «Nous
devenons tièdes dans le cours du temps, nous perdons la ferveur, nous
sommes consumés par la chair, nous qui avons commencé par l’esprit. Nous
sommes bavards, curieux, bouffons, nous médisons, nous commérons, nous
nous amusons, nous fuyons le travail et la discipline. Verbosi, curiosi, faceti
etiam detractores et murmuratores, vacantes nugis. Quoi d’étonnant si la grâce
divine nous fait défaut? Dans la bouche d’un laïc les vanités sont vanités,
mais dans la bouche d’un prêtre les vanités sont blasphèmes. In ore laici nu-
gae sunt nugae, sed in ore sacerdotis nugae sunt blasphemiae».
Comme beaucoup d’humanistes du XIIe siècle, Évrard adhère au pro-
gramme culturel d’un autre Bernard, le sage légendaire de Chartres, qui
fut le maître direct de Gilbert. Jean de Salisbury et Hugues de Saint-Vic-
tor, les plus célèbres admirateurs de Bernard de Chartres, se sont réclamés
de lui contre les spécialistes bornés des écoles et les dilettantes qui les sui-
vent partout, les Cornificiani. Un reflet de cette critique se retrouve
d’ailleurs dans un des modèles littéraires d’Évrard, le Geta de Vitale de
Blois, qui raille l’infatuation de ces purs dialecticiens qui, «devenus stu-
pides par leur science», confondent naïvement les disciplines et réduisent
tout, même l’existence physique, à des problèmes de logique98. Évrard di-
rige une critique analogue contre les moines conservateurs. Si les dialecti-
ciens ridicules pèchent par spécialisation, les moines, eux, pèchent par
ignorantisme. Lui aussi aurait pu, comme Hugues, soutenir la maxime

96. Jacques Flamant, Macrobe et le néo-platonisme latin à la fin du IVe siècle, Leyde, 1977, pp. 211 ss.
97. Dial., pp. 246, 6; 287, 2, citant Bernard, Sermo in Cant., 63, 4 et De consideratione, 11,13, 22.
98. Supra n. 24.
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380 entre histoire et littérature

chartraine optimiste sur le polyhistorisme prophylactique: «Apprends


tout, tu verras plus tard que rien n’aura été superflu, car une science rétré-
cie n’est pas gaie»99.
Autant que l’idéal encyclopédique il défend le principe éminemment
«chartrain» de la division des disciplines contre le dilettantisme et l’in-
terdisciplinarité vague. Dans son fameux portrait intellectuel de Gilbert
de Poitiers, Jean de Salisbury insiste sur sa manière réfléchie et judicieu-
se de combiner les divers arts100: «il usait selon le besoin de toutes les dis-
ciplines, sachant que dans chacune d’elles réside le tout, à condition
qu’elles s’entraident. Il entrelaçait donc les disciplines et les faisait servir
à la théologie; mais il appliquait les règles méthodiques, spécifiques à cha-
cune, à l’intérieur de leurs propres limites, infra proprii generis limitem».
Évrard se montre fidèle disciple de Gilbert en préconisant un ordo artium
strictement fonctionnel et en réprouvant le flou de certaines habitudes
scolaires. Il s’élève par exemple contre les scolies aussi savantes que sau-
grenues du genre traditionnel du commentaire de texte qui a survécu à
l’école alexandrine. Ratius le Grec préfère ne pas répondre à certaines
questions d’Everardus (p. 258) parce qu’il abhorre la «manière des Latins»
de s’écarter du sujet «accidentellement et par amour de l’accidentel». Il
cite des exemples négatifs de la manie d’interdocere, «d’enseigner de tra-
vers» ou «par intercalations». Il évoque tel grammairien qui, ayant à ex-
pliquer un texte, arrive au mot «œil» et enchaîne aussitôt par une leçon
d’ophtalmologie sur les liquides et les membranes oculaires. Il cite l’anec-
dote du logicien dilettante qui abuse de «son Porphyre», de ce petit ma-
nuel pour débutants en dialectique, pour en tirer des leçons métaphy-
siques et, par là, malgré lui, est syllogistiquement contraint de conclure
que Dieu n’existe pas. Évrard s’en moque en y appliquant une citation
composite d’Horace101: «Tout intéressants que soient les lambeaux de
pourpre, ce n’était pas ici leur lieu, non erat his locus. Que les forgerons
s’occupent de leurs forges, tractent fabrilia fabri, theologica theologi», autre-
ment dit: «à chacun son métier».

99. Didascalicon, Buttimer éd., 1939, p. 115; cf. Jean de Salisbury, Policr., VII, 9, Webb éd.,
1909, II, p. 125; P. von Moos, op. cit. n. 87, pp. 377 ss.
100. Historia pontificalis, M. Chibnall éd., Londres 1956, p. 27.
101. Dial., p. 258, 5, citant Horace Ars poet., 16; 19 et Ep., II, 1, 116.
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le dialogue latin au moyen âge 381

IV. LA CULTURE DIALOGALE DU XIIe SIÈCLE

Le Dialogus Ratii est une œuvre extraordinaire. Sans doute en partie par-
ce que son auteur, à la personnalité complexe, était prisonnier d’une situa-
tion personnelle peu commune. Mais la biographie n’explique pas tout. Ce
dialogue devrait nous obliger à réviser certaines catégories établies parmi
les médiévistes, car il se situe au carrefour de plusieurs antagonismes à pre-
mière vue évidents, tels que «la culture monastique et la culture scolas-
tique», «la pensée humaniste et la pensée dialectique», «l’imagination
poétique et la rigueur scientifique», «l’école platonisante de Chartres et
l’aristotélisme parisien». Il se place en outre entre «belles lettres» et litté-
rature didactique, ou, si l’on veut, entre littérature au sens strict et litté-
rature appliquée au sens «d’écriture». (Le latin médiéval ne permet
d’ailleurs pas de faire cette différence; litterae couvre les deux sens).
Ce texte est-il unique, comme le pense Nikolaus Häring102? Sur un
point au moins, il me semble au contraire typique: c’est un remarquable
témoignage de ce que l’on pourrait appeler la nouvelle «culture dialogale»
du XIIe siècle. Dès la seconde moitié du XIe siècle, les outils du travail in-
tellectuel se diversifient. La forme, jusqu’alors dominante, du commentai-
re, consacrée par la lectio divina de la Bible, commence à céder la place à
une disputatio qui est un dialogue véritable et pas seulement didactique.
Pour le Haut Moyen Âge les livres saints et les textes classiques contien-
nent, ou plutôt recèlent, un sens profond tel un noyau. Le travail savant
consiste à conserver et à «énucléer» ces écritures, ce qui peut s’accomplir
tout aussi bien dans une cellule solitaire que dans une salle de classe.
À la fin du XIIe siècle le modèle de recherche et d’enseignement chan-
ge. L’autorité n’est plus la source dans laquelle on puise la vérité, mais un
instrument qu’on utilise pour la trouver soi-même. Selon un mot d’Au-
gustin103 souvent cité au XIIe siècle, l’autorité est un début, une aide pour
les incultes; l’érudit la traverse comme une porte (une fois de plus cette
métaphore), une porte qui le mène au travail de la raison discursive. Ce tra-
vail n’est plus solitaire, il s’accomplit en équipe, dans l’échange oral d’opi-
nions divergentes, dans une dispute amicale qui s’approche peu à peu de la
connaissance, sans nécessairement l’atteindre. En revanche, la simple trans-

102. Loc. cit. 1955, n. 18, p. 152.


103. De ordine, II, 9, 26; cf. supra.
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382 entre histoire et littérature

mission passive d’autorités acquises tombe en discrédit104. La sacralisation


de l’écrit est fonctionnalisée et redimensionnée. Ratius ridiculise ces claus-
trales litterati, ces moines dits lettrés qui se contentent de transcrire dans
leurs propres livres ce qu’ils trouvent dans ceux des patres orthodoxi, sans
éprouver le besoin de comprendre ce qu’ils copient ni de chercher l’aide de
ceux qui le comprennent, car «ils pensent que ce qu’ils ignorent eux-
mêmes, puisqu’ils sont des saints, les autres, qui sont des pécheurs, doivent
l’ignorer d’autant plus» (p. 277, 1). C’est ainsi qu’au possesseur arrogant
de la vérité s’oppose l’humble chercheur, au pharisien le philosophe.
En dépit de tout ce qui a été dit sur l’aristotélisme scolastique, au XIIe
siècle du moins, les défenseurs du dialogue zététique et de son art, la dia-
lectique, s’appuient sur la tradition augustinienne et platonicienne et ga-
gnent du terrain. Ils savent qu’Augustin concevait la dialectique comme
«la discipline des disciplines»105 et ils aiment citer une idée directrice de
sa sémiologie, expliquant ce privilège par la nature orale du dialogue106;
car la voix, seul outil de la parole vive qui est le signe de la chose ou de
l’état d’âme, est nécessairement supérieure à toute parole écrite, dérivée et
figée, vestige de la voix, donc signe d’un signe. C’est d’ailleurs un socra-
tisme et non un rationalisme triomphant qui inspire Abélard107 quand il
préconise la dialectique comme véritable via humilitatis et cite l’éminent
modèle du dialogue philosophique, Socrate lui-même, parce que cette per-
sona Platonis, avant de s’entretenir avec Timée in veritate discutienda (Abé-
lard est conscient de la fiction littéraire), s’adresse à Dieu pour demander
la grâce du savoir108. C’est peut-être en hommage à cette célèbre prière du
Timée (27 C), d’ailleurs déjà imitée par Augustin au début de ses Soliloques

104. B. C. Bazan, dans Les questions disputées, op. cit. n. 83, pp. 25 ss., caractérise cette évolution
de la lectio et de la quaestio à la disputatio comme un «détachement progressif à l’égard du texte». Ce
n’est pourtant qu’un aspect qu’il ne faut pas isoler: la disputatio ne mène point à la réduction des
auctoritates qui sont, au contraire, collectionnées dans toute leur ampleur et diversité parce qu’elles
doivent servir d’arguments in utramque partem pour d’innombrables débats. L’héritage écrit gagne
un prestige «stratégique» éminent, parfois même «superstitieux», à être ainsi fonctionnalisé dans
une attitude active et non plus contemplative. Voir aussi R. H. Rouse, «L’évolution des attitudes
envers l’autorité écrite. Le développement des instruments de travail au XIIIe siècle», Culture et tra-
vail intellectuel dans l’Occident médiéval, Paris, CNRS, 1981, pp. 215-244; P. von Moos, «Das argu-
mentative Exemplum und die “wächserne Nase” der Autorität im Mittelalter», Exemplum et simili-
tudo, W. J. Aerts, M. Gosman éds., Groningue, 1989, pp. 55-77.
105. De ordine, II, 13, 8.
106. De dialectica, 5; Jean Pépin, Augustin et la dialectique, Villanova, 1976, pp. 67 ss.
107. Theologia christiana, II, 36-37; III, 4, 9-53, loc. cit. n. 73, pp. 147, 195-196, 199-217.
108. Ibid., II, 35-36, p. 208.
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le dialogue latin au moyen âge 383

(12-16), qu’Everardus et Ratius, avant l’entrée en matière théologique,


prient le Saint-Esprit de leur inspirer de bons arguments (p. 252, 6). Ce-
pendant, il est tout aussi essentiel de noter ici la part active de la raison
dialectique, qui ne crée qu’après avoir travaillé dur. Car elle est confrontée
aux problèmes presque insurmontables de la transcendance et de l’ineffa-
bilité divine (pp. 265-266). Les partenaires de notre dialogue tombent
tout de suite d’accord sur une autre citation célèbre du Timée relative au
principe même de la théologie négative109: «Celui qui est aussi difficile à
trouver qu’à exprimer s’il est trouvé»; quem tam difficile est invenire quam in-
ventum digne profari. C’est l’une des phrases du Timée qui contribua à la re-
nommée de Platon comme «le théologien».
L’idéal de la méditation solitaire cède donc la place à l’idéal de la lutte
en commun sous forme de conflit ordonné et méthodique, qui, par la fric-
tion, fait jaillir les étincelles du savoir. Cette image platonicienne, trans-
mise par Cicéron, est reprise par Jean de Salisbury110 qui la combine avec
un jeu de mots sur collatio (colloque) et collisio (collision), pour souligner la
supériorité du dialogue oral sur la méditation d’un texte. Dans la filiation
d’Aristote, il identifie l’acte de penser lui-même, y compris celui du pen-
seur solitaire, à un débat, que ce soit avec autrui ou avec soi-même.
Cet idéal actif n’a pourtant rien de prométhéen. On a dit du dialogue en
Grèce, et ceci reste valable pour toute son histoire jusqu’à la psychanalyse,
qu’il est le fruit «de l’insuffisance du savoir humain»111. Augustin oppose
la «vision» directe de la vérité, la contemplation, dont il s’avoue pourtant
incapable, à un dialogue considéré comme un modeste instrument de tra-
vail, qu’il sent à sa portée parce qu’il permet de parvenir au savoir par dé-
tours et digressions, par un chemin plus long et plus compliqué112. Cette
distinction entre le raccourci contemplatif et la voie tortueuse du dialogue
permet à Évrard de justifier le cours capricieux de son œuvre, mais il l’uti-
lise surtout pour opposer de façon polémique les concepts de meditatio et
de disputatio. Il ironise sur la méditation «noire et inepte» du moine Eve-
rardus, que Ratius compare au studium monomane qui mène au «spasme»
mais aussi au ridicule furor poeticus satirisé par Perse (Sat., V 12): «Je ne sais

109. Timaeus 28 C, interpr. Chalcidio, Waszink éd., p. 21 (quam inventum impossibile digne profari).
110. Policr., VII, 8, Webb éd., II, p. 122, 11 ss., citant Cicéron, De offic., 2, 2, 7-8 qui fait al-
lusion à la septième lettre de Platon; Metalogicon, III, 10, Webb éd., pp. 162-163 (collatio meditatio-
ne utilior); cf. von Moos, op. cit., n. 87, pp. 246 ss.; pp. 291 ss.
111. Hermann Throm, Die Thesis, Paderborn, 1932, p. 10.
112. Soliloquia, I, 23, De quant. animae, 12; De ord., 2, 16; voir Voss, op. cit. n. 16, pp. 235-256.
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384 entre histoire et littérature

quels sons graves de la corneille tu murmures sottement en toi-même».


Nescio quid tecum grave cornicaris inepte (p. 245, 1). Si tout ceci reste genti-
ment taquin, à la fin du dialogue cependant, Évrard passe à l’attaque ou-
verte (p. 271, 5 ss.). Ratius se moque du mysticisme de ceux qui, plutôt
que de se servir de leur raison, se contentent de citer les soi-disant «révé-
lations privées» d’un saint, et il construit le syllogisme parodique suivant:
si Bernard a tout entendu du Christ qui est la vérité, il doit donc tout sa-
voir comme Celui qui est omniscient; par conséquent, sa pensée plane au-
dessus des disciplines du travail intellectuel. Laissant alors tomber l’ironie,
il conclut en s’adressant à Everardus: «Avec cela tu vas peut-être
convaincre ses moines (ceux de Bernard), mais pas moi». Le Dialogus Ratii
montre bien à quel point meditatio et disputatio sont devenues des notions
contraires. Si Anselme, premier moine scolastique, considère encore le dia-
logue comme une sorte de prolongation communicative de la prière, du
dialogue intérieur avec Dieu113, d’autres représentants de la spiritualité
monastique, dès le XIe siècle, discriminent par contre les dialecticiens
comme de purs ergoteurs et des sophistes prétentieux. Dans notre Dia-
logue, un maître parisien renvoie la balle en s’appuyant sur la théologie né-
gative du Pseudo-Denis et en enseignant l’art socratique du non-savoir
(pp. 265 ss.). Évrard propose une nouvelle conception «dialogale» de l’hu-
milité qu’il oppose à l’ignorantisme hautain de certains contemplatifs sûrs
de posséder une «sagesse» que l’apôtre attribue aux «sots»114.
Par ailleurs ce sont des motifs autres que diplomatiques qui poussent
Évrard à conclure son dialogue sur la réconciliation des deux positions du
moine et du maître scolastique. Malgré le ton parfois violent du débat, le
Dialogus Ratii reste une collatio, un entretien amical; il ne tombe jamais
dans l’altercatio, ou la contentio, la controverse doctrinale. Il ne s’agit pas de
faire triompher la vérité aux dépens d’une position adverse (ce qui consti-
tuerait une démarche rhétorique), mais, comme dans le dialogue philoso-
phique, de faire partager le chemin vers la vérité en pesant le pour et le
contre selon la méthode dialectique. Pour Augustin115 la fiction littéraire
d’un dialogue introspectif comme celui de ses Soliloques présente le grand
avantage d’épargner la défaite et la honte à celui qui s’est trompé, d’écar-

113. Brian Stock, The Implications of Literacy, Princeton, 1983, pp. 360 ss.
114. Dial., p. 277, 3, I Cor., I, 27: stultos huius mundi elegit deus.
115. Solil., II, 14-15, 1. Pour l’opposition générale entre le dialogue dialectique et le discours
rhétorique, entre communication et persuasion («parler avec» et «s’adresser à»), voir: H. Geissner,
«Gesprächsrhetorik», Lili (Zeitschrift für Literaturwissenschaft), 11, 1981, pp. 66-89.
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le dialogue latin au moyen âge 385

ter les complications psychologiques provenant de la vulnérabilité ou de


l’obstination d’un partenaire réel, bref, de garder pure l’intention d’ap-
prendre. Dans le Dialogus Ratii il n’y a ni vainqueur ni vaincu mais des
amis, et la réconciliation finale n’est qu’une façon plus ou moins arbitrai-
re de clore un débat amical qui aurait pu continuer indéfiniment. Cette de-
terminatio consiste en une sorte de jugement de Salomon qui concède à
l’état monastique des qualités pratiques incontestables tout en lui refusant
toute valeur épistémologique (p. 288, 2). Le monachisme garantit ainsi la
meilleure façon de vivre, à défaut de la meilleure façon de penser. Le dia-
logue, qui débute par une critique de la solitude et de la meditatio inepta
d’un moine, se termine donc par une apothéose de la vie cénobitique au
couvent (p. 288, 1-2). Si un moine vient à mourir, dit le vieil Évrard par
l’intermédiaire du personnage d’Everardus, le couvent se réunit autour de
son lit en chantant des psaumes et tous l’accompagnent. Si un scholaris
vient à mourir, il reste pour ainsi dire seul, peut-être avec quelque servi-
teur. Quelle mort misérable! Vae soli!
Cette citation de l’Ecclésiaste (4.10), condamnation de la solitude, l’an-
tipode du dialogue, nous incite à considérer non seulement les conditions
intellectuelles du renouveau de la forme dialoguée au XIIe siècle, mais éga-
lement un aspect de la vie pratique. Avant l’apparition des ordres men-
diants les couvents cisterciens pouvaient encore, malgré leur déclin (si c’en
est un), satisfaire à de réels besoins humains de communication et de sécu-
rité116. Ce milieu nous a légué d’innombrables dialogues littéraires et il se
trouve aussi à la source de ce qu’on a appelé la «découverte de l’amitié au
XIIe siècle». Certains passages du Dialogus Ratii se rapprochent de la doc-
trine d’Aelred de Rievaulx, imprégnée tant du Laelius de Cicéron que de la
tradition bénédictine de la confabulatio fraterna117. C’est ainsi que se fait le
pont entre les différentes «cultures dialogales» du cloître et de l’école.

Je terminerai en reprenant ma question initiale: les humanistes ont-ils


été les premiers à redécouvrir le dialogue après mille ans de culture mono-
logique? Je suppose qu’entre-temps cette question est devenue «rhéto-
rique». Mais une question plus sérieuse surgit: à une époque de littérari-

116. Il y aurait un grand livre à écrire sur les origines médiévales de ce besoin que Jean Delu-
meau, sous un titre trop général, étudie dans l’Occident postmédiéval: Rassurer et protéger. Le senti-
ment de sécurité dans l’Occident d’autrefois, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1989, p. 667.
117. Detleff Illmer, Formen der Erziehung und Wissensvermittlung im frühen Mittelalter, Munich,
1971, pp. 35 ss.; Hannes Kästner, Mittelalterliche Lehrgespräche, Berlin, 1978, pp. 250 ss.
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386 entre histoire et littérature

sation absolue, de culture électronique dévorante, que peuvent les histo-


riens pour sauver l’oralité du passé? Je ne pense ni aux bardes ni aux
scaldes, mais à la réalité de l’enseignement dialogué dans les écoles du
Moyen Âge, qui pouvait atteindre le plus haut niveau de la culture latine
savante. Comme témoin ou source de cet enseignement on cite souvent la
belle description de la classe de Bernard de Chartres par Jean de Salisbury,
bien que celui-ci n’ait pas connu personnellement le maître légendaire
dont il rapporte les apophthegmes118. Le dialogue d’Évrard m’apparaît
comme un témoignage sur l’histoire de l’éducation plus authentique, par-
ce que cette tentative de recommander et d’expliquer, par des moyens dra-
matiques ou mimétiques, la pensée de Gilbert à des moines récalcitrants
nous laisse un document qui ne se contente pas d’exposer une méthode
d’enseignement mais la reconstitue dans sa pratique. Dans son grand âge
Évrard ressuscite les plaisirs éphémères de sa jeunesse: l’enseignement de
la logique de Gilbert et l’atmosphère détendue des scholares. Il réussit une
sorte d’enargeia philosophique, la demonstratio ad oculos, la mise en scène
d’une pensée qui s’élabore119. A sa façon, cette tentative n’est pas indigne
de Platon.
Si cette conclusion s’applique surtout à l’histoire intellectuelle, elle n’est
pas dépourvue d’intérêt pour l’historien de l’anthropologie sociale: des
œuvres comme le Dialogus Ratii nous fournissent des indices précieux sur
le langage courant, sur la manière de s’entretenir, du moins dans un cer-
tain milieu intellectuel, indices moins facilement décelables dans les dia-
logues anciens de la tradition platonicienne, plus littéraires, souvent pur-
gés des «solécismes et barbarismes» qui font le charme de ces imitations
médiévales du simple sermo de l’époque. Évrard ne se propose pas seule-
ment de «mettre devant les yeux» (evidentia, enargeia) le dialogue d’un
grand penseur auquel on a intenté un procès injuste – Socrates redivivus –
pour témoigner apologétiquement de sa propre expérience philosophique,
mais il vise aussi à imiter le style d’une conversation familière entre étu-
diants, lenis sermo et usitata verborum consuetudo. Avec tout ce que cet «art de
cacher l’art», cette spontanéité orale fixée sur le parchemin, comporte de
factice et de paradoxal, le texte que nous pouvons encore lire au XXe siècle,

118. Metalog. I, 24; P. von Moos, op. cit. n. 87, pp. 241 ss., 257, 474.
119. G. Zanker, «Enargeia in Ancient Criticism of Poetry», Rheinisches Museum, 24, 1981, pp.
297-311, cf. Quintilien, VI, 2, 32; Cicéron, Part., VI, 20; J. Mittelstrass, «Versuch über den so-
kratischen Dialog», dans Das Gespräch, op. cit., n. 1 pp. 11-28.
09-Evrarddypres 9-09-2005 10:34 Pagina 387

le dialogue latin au moyen âge 387

reflète, en partie du moins, une réalité orale linguistique et interaction-


nelle, qui, sans lui, serait perdue. À part les «manuels de conversation»120,
dont les préceptes et les exemples, le plus souvent bien simples, se situent
au prodrome des entretiens réels, quelle meilleure source historique possé-
dons-nous que des dialogues littéraires (ou paralittéraires) du type de celui
que nous venons d’étudier, pour reconstituer les habitudes de l’entretien
oral, de la taquinerie et de la dispute dans la vie des «clercs», d’une époque
qui ne connaissait pas nos moyens techniques de reproduction? Ces textes
simulent des conversations réelles. Mon objectif, on l’aura compris, est de
considérer l’œuvre d’Évrard sous l’aspect «d’enregistrement», donc de
source historique, plutôt que «d’écriture littéraire».

120. Voir supra n. 67, 85.


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10. L’ARS ARENGANDI ITALIENNE DU XIIIe SIÈCLE.


UNE ÉCOLE DE LA COMMUNICATION*

Les sources qui nous permettent de reconstruire la communication ora-


le du Moyen Âge ne peuvent être que très indirectes puisqu’elles sont bien
évidemment écrites. Il s’agit de textes pédagogiques enseignant les vertus
sociales et les bonnes manières, particulièrement celles qui touchent à la
parole et aux gestes, de traités de philosophie morale et politique, de mi-
roirs de princes, d’institutiones monastiques et cléricales, de disciplinae pour
étudiants, de traités d’amitié, d’«arts d’aimer» et de toutes sortes de livres
de courtoisie annonçant, dès le XIIIe siècle, le Cortigiano de Castiglione. Ce
sont d’ailleurs plutôt des indices pour l’archéologue littéraire que des
sources proprement dites.
Mais c’est d’une autre «source» dont nous allons nous occuper ici, peut-
être la plus importante pour la connaissance de «la voix vive»1 d’une
époque révolue: une certaine catégorie de manuels de rhétorique. Nous
n’aborderons pas la longue tradition d’érudition exégétique consacrée aux
Tullianae rhetoricae (le De inventione et l’ad Herennium), non plus que le cou-
rant dominant d’une rhétorique pratique qui trouve son aboutissement
dans l’ars dictaminis (ou ars dictandi), réduction de l’ancienne rhétorique à
un simple art de la stylistique et de la composition (elocutio / dispositio). Si
l’on a pu considérer la rhétorique médiévale comme «l’abâtardissement»
de la rhétorique orale des anciens, ce jugement pourtant partiellement jus-
te ne peut pas s’appliquer au bas Moyen Âge. L’Italie communale du dé-
but du XIIIe siècle voit en effet émerger un nouveau genre d’instruction
rhétorique; nous assistons à la transformation de l’ars dictandi, l’art d’écri-

* Version française inédite, légèrement complétée, de l’article allemand: Aspekte der Dialogfor-
schung, Die italienische ars arengandi des 13. Jahrhunderts, dans Wissensliteratur im Mittelalter und
in der Frühen Neuzeit, éd. H. Brunner - N. R. Wolf, Wiesbaden 1993, 67-90. Dans les notes la bi-
bliographie a été mise à jour.
1. P. Zumthor, La lettre et la voix, De la «littérature» médiévale, Paris 1987, 37-59.
10-arsarengandi 9-09-2005 10:35 Pagina 390

390 entre histoire et littérature

re des lettres et des diplômes, en ars arengandi, l’art de la harangue et du


discours public, définition qui ne prend en compte que la fonction la plus
officielle et visible d’un enseignement qui englobe à vrai dire le champ
presque intégral de la communication orale.
Les divers traités de cette catégorie sont aujourd’hui désignés tantôt par
civil rhetoric, tantôt par Podestà-Literatur, tantôt par ars arengandi ou concio-
nandi. Cette ambivalence conceptuelle reflète la diversité des sujets traités
par une littérature didactique qui tente de définir les règles de la commu-
nication publique et privée, en mettant l’accent aussi bien sur les aspects
politiques et moraux que sur la forme de l’énoncé et de la mise en scène2.
L’ars dictandi est une invention plus ou moins originale de la fin du
XIe siècle qui doit peu à l’ancienne rhétorique, et qui a pour but d’aider par
des moyens simples les citadins à rédiger leur correspondance quotidienne.
Le succès de ce genre, qui a par la suite traversé l’Europe entière, tient à son
utilité pratique pour les laïcs des communes italiennes, dépourvus d’une
culture suffisante pour avoir recours aux livres de la rhétorique scolaire. Ces

2. Études de nature générale (par ordre alphabétique): E. Artifoni, I podestà professionali e la


fondazione retorica della politica comunale, Quaderni storici 63 (1986), 687-719; idem, Sull’elo-
quenza politica nel Duecento italiano, Quaderni Medievali 35 (1993), 57-78; idem, Gli uomini
dell’assemblea. L’oratoria civile, i concionatori e i predicatori nella società comunale, dans La predi-
cazione dei frati dalla metà del ’200 alla fine del ’300, Spoleto 1995, 143-188; idem, Orfeo conciona-
tore. Un passo di Tommaso d’Aquino e l’eloquenza politica nelle città italiane nel secolo XIII, dans
La musica nel pensiero medievale, éd. L. Mauro, Ravenna 2001, 137-149; J. R. Banker, The Ars dic-
taminis and Rhetorical Textbooks at the Bolognese University in the Fourteenth Century, Mediae-
valia et Humanistica N.S. 5 (1974), 153-168; R. B. L. Benson, Protohumanism and Narrative Tech-
nique in Early Thirteenth Century Italian «Ars dictaminis», dans Boccaccio: Secoli di vita; Atti del
Congresso Internazionale: Boccaccio, éd. M. Cottino-Jones et al., Ravenna 1977, 31-50; S. F. Cawsey,
King Pedro IV of Aragon, Royal Propaganda and the Tradition of Royal Speechwriting, Jounal of
Medieval History 25 (1999), 357-372; A. Galletti, L’eloquenza (dalle origini al XVI secolo), Storia dei
generi letterari Italiani, Milano 1938 en part. vol. 2, 411-597; A. Gaudenzi, Sulla cronologia delle
opere dei dettatori bolognesi da Buoncompagno a Bene di Lucca, Bullettino dell’istituto storico italia-
no 14 (1895), 90-118; F. Hertter, Die Podestàliteratur Italiens im 12. und 13. Jhs., Leipzig-Berlin
1910; M. D. Johnston, Parliamentary Oratory in Medieval Aragon, Rhetorica 10.2 (1992), 99-118;
P. Koch, Ars arengandi, dans G. Ueding (éd.), Historisches Wörterbuch der Rhetorik, vol. I (1992),
1033-1044; P. O. Kristeller, Rhetoric in Medieval and Renaissance Culture, dans Renaissance Elo-
quence, éd. J. J. Murphy, Berkeley-Los Angeles 1983, 1-19; N. Rubinstein, Political Rhetoric in the
Imperial Chancery during the Twelfth and Thirteenth Centuries, Medium Aevum 14 (1945), 21-43;
C. Segre, Le forme e le tradizioni didattiche, Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalters VI:
La littérature didactique, allégorique et satirique, Heidelberg 1968, vol. 1, 58-145, en part. 96-101,
121-123; vol. II, 297-201, en part. 143-161, 171-174; A. Sorbelli, I teorici del Reggimento co-
munale, Bullettino dell’Istituto storico italiano per il medio evo e Archivio Muratoriano 59 (1944), 31-136;
G. Vecchi, Le arenge di Guido Faba e l’eloquenza d’arte civile e politica duecentesca, Quadrivium 4
(1960), 61-90; E. Vincenti, Matteo dei Libri e l’oratoria pubblica e privata nel ‘200, Archivio glot-
tologico italiano 54 (1969), 227-237; J. Ward: «Artificiosa Eloquentia» in the Middle Ages, Thèse
dact., Toronto 1972, I 307-542.
10-arsarengandi 9-09-2005 10:35 Pagina 391

l’ARS ARENGANDI italienne du xiiie siècle 391

citadins, affranchis de la tutelle des pouvoirs féodaux, devaient mettre en


œuvre leur propre gouvernement3. L’établissement de l’ars dictandi s’inscrit
dans ce contexte, puisque les modèles épistolaires qu’elle propose répon-
daient au besoin croissant de lettres et d’actes juridiques tant publics que
privés. Ce n’était plus seulement l’art d’écrire qui devait être enseigné,
mais également celui de la parole, du comportement civique, de la com-
munication tout court. Aux gouvernements oligarchiques des consules et
aux expériences communales compromises par des litiges de familles et de
fractions succédait l’institution du podestà, sorte de système présidentiel
plus ou moins démocratiquement contrôlé par un gouverneur et juge, choi-
si chaque année, dans les villes voisines, parmi les personnalités dont la
neutralité n’était pas suspecte. Les affaires officielles étaient délicates pour
des marchands ou artisans qui n’avaient ni la facilité discursive ni le raffi-
nement de mœurs des nobles et des clercs. Les occasions officielles exigeant
une certaine élégance ne manquaient pas, à commencer par les fastes lors
des changements annuels de gouvernement. Il fallait envoyer des ambassa-
deurs d’une ville à l’autre, le podestà sortant et le podestà nouvellement élu
devaient s’adresser au peuple sur la grande place de la ville, l’arengo; le «sei-
gneur communal» devait faire des allocutions bien équilibrées à l’intérieur
du conseil. Cette situation nouvelle demandait une éducation rhétorique à
laquelle répondit une ample littérature de manuels sur les civilités de la
langue parlée et sur les finesses de l’art oratoire: l’ars aregandi.
Cette littérature, dont les premiers exemples datent de la fin du XIIe
siècle, développée d’abord comme une branche particulière de l’ars dicta-
minis, s’en émancipe peu à peu. Si, en théorie l’ars dictandi est l’art de l’ex-
pression en général, en pratique elle n’enseigne que l’art d’écrire des dicta-
mina, des lettres essentiellement. Progressivement la définition générale se
dote d’un sens pratique: dictamen devient le terme générique englobant dic-
tare (dettare), s’exprimer par écrit, et dicere (dire), s’exprimer oralement4. De
plus, l’ars dictaminis s’identifie peu à peu à la rhétorique dans son sens le
plus large, ainsi que l’exprime Brunetto Latini: è rettorica quella scienza per
la quale noi sapremo ornatamente dire e dittare. À partir du XIIIe siècle il y a

3. H. Keller, Die Aufhebung der Hörigkeit und die Idee menschlicher Freiheit in italienischen
Kommunen des 13. Jhs., dans Die abendländische Freiheit vom 10.-14. Jh., éd. J. Fried (Vorträge und
Forschungen 39), Sigmaringen 1991, 389-407.
4. Brunetto Latini, La Rettorica I 3-4, éd. F. Maggini, Firenze 1915, 4; cf. Rubinstein (n. 2), 101
s.; S. Heinimann, Umprägung antiker Begriffe in Brunetto Latinis Rettorica, dans Renatae Litterae,
Festschrift A. Buck, éd. K. Heitmann - E. Schroeder, Frankfurt 1973, 13-22, en part. 16 s.
10-arsarengandi 9-09-2005 10:35 Pagina 392

392 entre histoire et littérature

donc deux emplois du mot dictamen, l’ancien sens restreint (epistola, litte-
rae), ainsi qu’un sens élargi impliquant, à côté de l’écrit, toute une gamme
d’expressions orales publiques et privées: arenga, contio, parlamentum, dice-
ria, placitum, colloquium, etc., pour lesquelles naissent simultanément de
nouveaux enseignements5.
Les maîtres de cette rhétorique ou ars dictaminis élargie – contenant l’ars
arengandi – sont des professeurs du trivium ou de la jurisprudence, des no-
taires, copistes et chroniqueurs de la ville, cumulant souvent toutes ces
fonctions6. Ce sont des «intellectuels» dans le sens que Jacques Le Goff at-
tribue à ce terme, laïcs ou clercs, un groupe professionnel dont sortiront
ensuite la plupart des humanistes. Leurs manuels aident les rudes à rédiger
leurs textes: lettres, actes, chartes, testaments privés, etc. (Pour les actes
eux-mêmes, se développe à côté de l’ars arengandi une autre branche spé-
cialisée, l’ars notaria, sorte d’excroissance de l’ars dictandi7). Mais ces nou-
veaux dictatores enseignent aussi l’art de la parole, le bene dicere ou le ben par-
lare, pour les délibérations devant le conseil ou le peuple réuni à la contio;
ils sont en même temps les premiers théoriciens de l’art diplomatique dans
les ambaxiatae, et instruisent le podestà dans sa fonction judicative et les
avocats ou oratores pour leurs plaidoyers8.
Cette nouvelle discipline de rhétorique orale naît donc des exigences
pratiques de l’époque, auxquelles elle tente de répondre de la façon la plus
performante, tandis que partout ailleurs en Europe l’on cultive encore
comme un patrimoine culturel les restes d’une rhétorique ancienne que
l’on interprète et imite par écrit dans les exercices scolaires. Ce n’est pas
une coïncidence si, à la même époque et dans le pays même où naissent les
artes arengandi, une deuxième rhétorique orale se développe, qui répond à
de tout autres besoins pratiques, ceux de la prédication. Il serait intéres-

5. Boncompagno, ‘Rhetorica novissima’ (n. 18), 257-259, 294-297, présente une sorte de glossai-
re contenant les définitions de ces termes.
6. Cf. M. Giansante, Retorica e politica nel Duecento: I notai bolognesi e l’ideologia comunale, Roma
1999; M. Zabbia, I Notai e la cronachistica cittadina italiana nel Trecento, Roma 1999; F. Luzzati La-
ganà, Un maestro di scuola toscano del duecento: Mino da Colle di Valdelsa, Bollettino storico Pisa-
no 58 (1989), 53-82; Artifoni, Podestà (n. 2), 698-705; G. Arnaldi, Il notaio-cronista e le cronache
cittadine in Italia, dans La storia del diritto nel quadro delle scienze storiche, Firenze 1966, 293-309; G.
Vecchi, Il magistero delle «Artes» latine a Bologna nel Medioevo, Bologna 1958 (Pubblicaz. della Fac.
di Magistero, Univ. di Bologna 2).
7. G. Van Dievoet, Les coutumiers, les styles, les formulaires et les «Artes notariae», (Typologie des
sources du Moyen Âge occidental, fasc. 48), Turnhout 1986; G. Orlandelli, Genesi dell’ars notaria
nel sec. XIII, Studi Medievali 6.2 (1965), 329-326.
8. Cela vaut surtout pour Boncompagno et Jean de Viterbe, cf. infra, n. 18, 33.
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l’ARS ARENGANDI italienne du xiiie siècle 393

sant d’étudier les différences et recoupements de ces deux arts du discours.


Car, l’ars praedicandi inventée par les frères mendiants, elle non plus ne doit
presque rien à la rhétorique de Cicéron ou de Quintilien; elle puise ses
principes dans la dialectique enseignée par les écoles de philosophie et de
théologie et les applique à la construction rigoureusement logique du ser-
mon et à une topique facilement mémorisable9. À propos du parallèle
entre l’arenga laïque et les sermons des frères mendiants, on cite souvent
une anecdote rapportée par la chronique de Thomas de Split, et qui montre
bien l’importance de la voix vive dans ces deux domaines10. Le chroni-
queur, qui qualifie pourtant François d’Assise d’idiota, loue la verve ora-
toire du discours que celui-ci adressa au peuple lors de son arrivée à Bo-
logne en 1220, et que même les érudits ne purent qu’admirer. La raison en
était, écrit-il, qu’il ne se tenait point à la méthode habituelle des prédica-
teurs mais qu’il s’exprimait comme quelqu’un qui s’adresse au peuple,
donc comme un arengator: Nec tamen ipse modum predicantis tenuit, sed quasi
concionantis. L’effet était autant édifiant que politique. Le chroniqueur
continue: tous, même des familles depuis longtemps brouillées, après avoir
entendu le saint, se réconcilièrent et les nobles signèrent des traités de paix
entre eux. La concorde entre tous les membres de la commune, la paix in-
térieure, est l’un des sujets préférés des traités de rhétorique et de morale
politique que nous allons examiner. Pour le chroniqueur, l’épisode de Fran-
çois souligne l’effet pacificateur et unificateur de la parole convaincante, ce
qui est également la préoccupation essentielle de l’ars arengandi. Le poverel-
lo s’apparente au magnus vir sapiens de Cicéron (De inv. I 1), fondateur de la
rhétorique et de la vie civique. C’est la puissance de parole du grand ora-
teur qui, dans la nuit des temps, a rassemblé les hommes sauvages pour
qu’ils viennent tous s’établir en cives dans la ville, en citoyens capables de
coopérer harmonieusement. Cet autre Orphée qu’est le magnus vir sapiens
apaisant, non pas les animaux mais les hommes, est une figure célèbre de
l’imaginaire médiéval: dans le registre religieux elle peut désigner le

9. M. G. Briscoe, Artes praedicandi; B. H. Jaye, Artes orandi (Typol. des sources du Moyen Âge
occidental fasc. 61), Turnhout 1992; C. Delcorno, L’«ars praedicandi» di Bernardino da Siena, Let-
tere italiane 32 (1980), 441-475; D. Roth, Die mittelalterliche Predigttheorie und das Manuale Curato-
rum des Johann Ulrich Surgant (Basler Beiträge zur Geschichtswiss. 58), Basel 1956; P. von Moos,
Rhetorik, Dialektik und civilis scientia im Hochmittelalter, dans Dialektik und Rhetorik im früheren
und hohen Mittelalter, éd. J. Fried (Schriften des Historischen Kollegs 27), München 1997, 133-156.
10. Thomae archidiaconi Spalatensis Historia Salonitanorum pontificum atque Spalatensium 26, éd.
F. Racki, Zagreb 1894 (Monumenta spectantia historiam Slavorum meridionalium XXVI, Scriptores 3),
98; cf. Artifoni, Gli uomini (n. 2), 160-164; Galletti (n. 2), vol. I, L’eloquenza sacra in Italia, 85.
10-arsarengandi 9-09-2005 10:35 Pagina 394

394 entre histoire et littérature

Christ; dans celui de l’histoire politique Charlemagne. En la personne de


saint François les deux registres se rejoignent d’autant mieux que, selon la
légende, la parole qu’il adresse aux animaux est également celle qui paci-
fie les hommes11.
On peut distinguer quatre stades dans l’évolution de l’ars arengandi, en
relation avec les changements socioculturels du XIIIe siècle. Nous avons
déjà fait allusion au premier: le dictamen s’émancipe de son lien exclusif
avec l’écrit pour devenir l’arenga, mais conserve néanmoins certains traits
stylistiques de son origine écrite.
Dans un deuxième stade, la forme orale libère le dictamen de son lien
étroit avec la langue latine. Si, bien avant Dante, des documents en langue
italienne servaient déjà de modèles pour les arringhe volgari, l’auteur de cet-
te collection, Guida Faba, continue néanmoins à enseigner simultanément
l’ars dictandi latine. Cette émancipation n’est donc pas complète non plus.
Le latin reste la base traditionnelle et le métalangage théorique de l’ars
arengandi dans ce monde citadin plus ou moins bilingue.
Dans la troisième période, l’ars dictaminis des origines, dont Peatow dit
qu’elle n’est qu’un business course12 réduit à quelques rudiments de compo-
sition et d’ornement stylistique, devenue ars dicendi, se libère de ce prag-
matisme primaire, et devient alors rhétorique au sens plein du mot, art de
la persuasion fondé sur une connaissance approfondie du comportement
humain en société. C’est dans ce cadre qu’une des notions clés de l’ancien-
ne rhétorique est redécouverte et adaptée aux réalités de l’époque: celle de
la civilis scientia. Cette idée, liée au nom vénérable de Cicéron, rend à la rhé-
torique son sens intégral et politique d’un savoir destiné à guider les
hommes dans le bien commun de la civitas. Mais là encore ce changement
d’optique est loin d’être radical, car l’empreinte épistolographique de l’ars
dictaminis coexiste toujours avec cet essor d’une nouvelle rhétorique poli-
tique. Brunetto Latini considère sa propre rhétorique, sinon comme supé-
rieure à celle de Cicéron, du moins comme plus complète, puisqu’elle en-

11. F. Bruni, Boncompagno da Signa, Guido delle Colonne, Jean de Meung: metamorfosi dei
classici nel Duecento, Medioevo romanzo 12 (1987), 103-128, en part. 108 s.; C. T. Davis, Brunetto
Latini and Dante, Studi Medievali 8 (1967), 421-450, en part. 426-428; J. O. Ward, The commen-
tator’s rhetoric, From Antiquity to the Renaissance: Glosses and Commentaries on Cicero’s Rheto-
rica, dans J. J. Murphy (éd.), Medieval Eloquence, Berkeley 1978, 25-67, en part. 45 s.; Artifoni, Or-
feo concionatore (n. 2). – Augustin souligne déjà la supériorité de la rhétorique chrétienne sur cel-
le de Cicéron dans De vera religione I 1(CSEL 32), 187.
12. L. J. Paetow, The Arts Course at Medieval Univeristies, with Special Reference to Grammar and
Rhetoric, Champaign 1910, 67.
10-arsarengandi 9-09-2005 10:35 Pagina 395

l’ARS ARENGANDI italienne du xiiie siècle 395

seigne l’art de l’expression orale et de l’écriture. Il ne s’émancipe pas du


parti pris des dictatores qui placent l’écrit durable au-dessus de la parole
éphémère13.
Un dernier stade semble démentir les «émancipations» précédentes
dans lesquelles on pourrait déceler une note pré-humaniste. Passant des
modèles de l’écrit à ceux de l’oral, le caractère de l’intertextualité se trans-
forme curieusement. Dans l’ars dictaminis primitive la sentence et le pro-
verbe ont déjà la fonction topique d’un appel au sens commun, aux évi-
dences généralement admises pour forcer l’adhésion14. Avant d’attaquer le
cœur du problème, on consolide son autorité en ayant recours à des cita-
tions de sagesses approuvées. Or, après avoir quitté d’abord le milieu clé-
rical, puis la langue latine – la première ars dictaminis fut rédigée comme
on sait par le moine Albéric du Mt. Cassin – pour devenir laïque, bour-
geoise et vernaculaire, l’ars arengandi n’entraîne pas, comme on pourrait
l’attendre, une laïcisation des citations. Bien au contraire, alors que la cul-
ture littéraire du milieu élitiste des clercs englobe même les sources pro-
fanes, dans les arengae proposées comme modèles, les citations bibliques ou
édifiantes prennent une place nettement prépondérante, quelquefois même
exclusive. On y chercherait en vain la richesse et l’entrelacement raffiné des
auctoritates de toutes provenances, païennes, bibliques, patristiques, qui ca-
ractérise l’épistolographie latine des clercs du XIIe siècle autant que celle
des humanistes du XIVe-XVe15. Nous rentrons ici dans une atmosphère
stylistique pénétrée de tournures pieuses qui répandent une certaine mo-
notonie. On baigne dans un biblicisme épais. Il n’est pas même nécessaire
de nommer les auteurs ou les sources, des formules vagues comme quidam
dixit, quidam sapiens dixit, veritas dicit, suffisent. Les fausses attributions et
les confusions voulues ou involontaires abondent, toutes en faveur des
sources religieuses. L’on invoque «l’apôtre» en citant Sénèque ou de cé-

13. ‘La Rettorica’ I 1 (n. 4), 3: Rettorica è scienza di due maniere: una la quale insegna dire, e di ques-
ta tratta Tullio nel suo libro; l’altra insegna dittare, e di questa, perciò che esso non ne trattò così del tutto
apertamente, si ne tratterà lo sponitore nel processo del libro ... Cf. P. Sgrilli, Retorica e società: tensioni
anticlassiche nella «Retorica» di Brunetto Latini, Medioevo Romanzo 3 (1976), 380-393, en part.
380-382; Rubinstein (n. 2), 23 s.; von Moos, Rhetorik, Dialektik und civilis scientia (n. 9).
14. G. Vecchi, Il «proverbio» nella pratica letteraria dei dettatori della scuola di Bologna, Stu-
di mediolatini e volgari 2 (1954), 283-302; R. Witt, Boncompagno and the Defence of Rhetoric, The
Journal of Medieval and Renaissance Studies 16 (1986), 1-31, en part. 1-4; J. R. Banker, Giovanni di
Bonandrea and Civic Values in the Context of the Italian Rhetorical Tradition, Manuscripta 18
(1974), 3-20, en part. 8 s.
15. Cf. E. Vincenti (éd.), Matteo dei Libri, ‘Arringhe’, Milano-Napoli 1974, CVIII-CXXV. L’Oculus
pastoralis est un excellent exemple d’un style clérical plus raffiné (infra, n. 17).
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396 entre histoire et littérature

lèbres exempla de philosophes anciens. Plutôt que sur le nivellement de la


culture littéraire, il est préférable d’insister sur une donnée pragmatique
ou rhétorique: pour persuader un public qui est en même temps, et de plus
en plus, également celui des frères prêcheurs, l’orateur profane est sans
doute plus efficace quand il se réfère à une intertextualité connue de tous,
celle de l’Écriture sainte. Les arengae tardives ressemblent d’ailleurs de plus
en plus aux sermons, jusqu’à imiter la division scolastique d’un verset bi-
blique en prothema, distinctio, thema16. J’hésiterais pourtant à considérer les
dictamina et arengae du XIIIe siècle comme plus chrétiens. La couleur ec-
clésiastique y a un caractère fonctionnel, les paraboles et citations de l’É-
vangile ne servent que trop souvent à soutenir des arguments non seule-
ment profanes et utilitaristes, mais peu chrétiens, tels que l’incitation à la
haine et à la guerre contre des villes voisines ou même contre les ennemis
intérieurs. Le langage ne se fait plus chrétien que parce qu’il s’adresse à un
public habitué à la prédication.

Pour la présentation que je veux faire maintenant de quelques-uns des


ouvrages de l’ars arengandi et de l’enseignement rhétorico-politique, j’ai
choisi des exemples qui illustrent ces quatre stades de son évolution: l’es-
sor de l’oral, de la langue vulgaire, de la rhétorique de persuasion et du sty-
le édifiant. Si la chronologie des ouvrages n’est pas encore établie avec cer-
titude, nous avons néanmoins un repère sûr: l’écart est assez grand entre les
deux traités de rhétorique civile les plus anciens et ceux qui suivent.
L’Oculus pastoralis, ouvrage anonyme, hétéroclite, des années vingt du
Duecento, contient deux sections de nature différente: d’une part des ins-
tructions de morale générale à l’usage du podestà, de l’autre des discours
type, pièces de bravoure assez ampoulées dans le style des déclamations et
controversiae de l’Antiquité tardive, destinées aux grandes occasions et aux
joutes oratoires17.

16. C. B. Faulhaber, The Summa dictaminis of Guido Faba, dans Murphy, Medieval Eloquence (n.
11), 87-111, en part. 97 s.; Vecchi, Il «proverbio» (n. 14), 298-301, sur le rapport entre le thema ho-
milétique et l’exordium sententieux des dictamina et arengae. A l’époque de Frédéric II, cette tendan-
ce est encore renforcée par l’influence du stylus curialis de la propagande papale et impériale; cf. Th.
Haye, Oratio, Mittelalterliche Redekunst in lateinischer Sprache, Leiden 1999, 259-277; G. L. Haskins -
E. Kantorowicz, A diplomatic mission of Francis Accursius and his oration before Nicholas II, En-
glish Historical Review 58 (1943), 424-447; H. U. Kantorowicz, The Poetical Sermon of a Medieval
Jurist, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 2 (1938-1939), 26-27; Kristeller (n. 2), 14 s.
17. Oculus pastoralis pascens officia et continens radium dulcibus pomis suis, éd. D. Franceschi, Torino
1966 (Memorie dell’Accademia delle morali, storiche e filologiche ser. 4a, n. 11); cf. la même, L’Oculus pas-
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l’ARS ARENGANDI italienne du xiiie siècle 397

Le deuxième ouvrage, la Rhetorica novissima de Boncompagno da Signa,


achevée en 1235, est un manuel de rhétorique destiné aux étudiants en
droit civil et canon de Bologne18. Même s’il ne s’adresse pas au futur pu-
blic bourgeois des arengae, il vaut d’être cité parce qu’il le vise indirecte-
ment. Outre des préceptes rhétoriques, il contient des informations pré-
cieuses sur la vie sociale des villes et sur certaines doctrines scolaires, ainsi
que des parties didactiques définissant le comportement (les manières, la
gestuelle etc.) des avocats devant le juge.
Ces deux manuels ne sont guère les archétypes d’un nouveau genre, mais
les témoins intéressants du passage de la pratique sauvage à la technique
consciente du discours oral. L’Oculus pastoralis peut être partiellement
considéré comme un précurseur des futurs traités de regimine potestatis. Il est
à l’origine du jeu de mots célèbre sur le double sens de rectorizare, régner
et parler en rhéteur19. La Rhetorica novissima, par contre, est une œuvre tout
à fait exceptionnelle, ce qui explique qu’elle n’ait pas fait école20. Bon-
compagno était d’ailleurs célèbre moins pour ses ouvrages que pour des ex-
centricités qui firent le bonheur des chroniqueurs. Les deux auteurs, l’ano-
nyme de l’Oculus et Boncompagno, ont en commun un certain préjugé éli-
tiste qui leur rend malaisée une vulgarisation de l’art du discours. L’Oculus
pastoralis propose des modèles d’un maniérisme conforme à la rhétorique
traditionnelle des écoles, même si, dans le prologue et l’épilogue, l’auteur
prétend instruire «presque malgré lui» les simples dans un langage
simple21: In hoc opusculo quod rogatus quasi invitus agredior, stilo clariori et sim-
plici dictamine fungar, quoniam simplicitas est amica laicis rudibus et modice li-

toralis e la sua fortuna, Atti dell’Accademia delle Scienze II, Cl. di scienze morali, storiche e filologiche 98
(1963-1964), Torino 1964, 205-261; Haye, Oratio (n. 16), 250-258; Artifoni, Podestà (n. 2), 698,
715 s. sur le problème de la datation.
18. Boncompagni Rhetorica novissima, éd. A. Gaudenzi, Bibliotheca iuridica Medii Aevi II, Bologna
1892, 251-298. Cf. Il pensiero e l’opera di Boncompagno da Signa, éd. M. Baldini, Signa 2002; T. O.
Tunberg, What is Boncompagno’s «Newest Rhetoric»?, Traditio 42 (1986), 299-334; D. Goldin,
B come Boncompagno, Tradizione e invenzione in Boncompagno da Signa, Padova 1988; Witt (n. 14); Ben-
son (n. 2); Bruni (n. 11). Sur la personnalité de Boncompagno les travaux de C. Sutter Aus Leben
und Schriften des Magisters Boncompagno, Freiburg i.Br.-Leipzig 1894 et de G. Misch, Boncompagno,
dans sa Geschichte der Autobiographie III 2, Frankfurt 1962, 1099-1123, demeurent importants.
19. Prologue (n. 17), 23: ... ad utilitatem quorum, si qui quandoque ad locorum regimina sint assumpti,
sequentia componuntur, ut ex eis aliqua ... prelibare valeant, quibus rectoriçent in subiectos. Cf. infra, n. 43
(Brunetto Latini).
20. Sur la postérité de Boncompagno cf. G. Saitta, Tra i dettatori bolognesi: Boncompagno da
Signa, dans Prospettive storiche e problemi attuali dell’educazione, Studi in onore di E. Codignola, Firenze
1960, 16-27, en part. 16-17.
21. Oculus (n. 17), 23.
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398 entre histoire et littérature

teratis. Boncompagno, qui écrit pour des litterati, ne cesse de se moquer des
orateurs «naturels» de la contio, qui, faute de savoir s’exprimer, frappent le
sol de leur pied, parlent avec leur bras et se fient plus à la force de leur voix
qu’à leurs arguments. Après avoir ironisé sur l’éloquence sauvage de ces
concionatores, Boncompagno conclut qu’elle n’est pas un art mais une habi-
tude et qu’elle n’atteint pas à la dignité d’une discipline ou «science»: quia
non potest esse scientia naturalis. On a souvent cité son verdict méprisant sur
l’ars concionatoria ou arengandi naissante22: Verum quia contionandi officium
rarissime ad viros pertinet litteratos, idcirco hec plebeia doctrina est laicis Italie re-
linquenda. Tout en proclamant l’inutilité d’un enseignement de ce que cha-
cun sait faire naturellement, il en reconnaît l’existence dans le milieu des
laïcs italiens de l’époque.
L’Oculus et la Rhetorica novissima contribuent à rétablir une rhétorique
authentique destinée à la persuasion stratégique et dépassant le formalis-
me stylistique de l’ars dictandi précédente. Dans les modèles proposés par
l’Oculus se trouve le cas suivant: des naufragés, mécontents d’avoir été spo-
liés de leurs derniers biens par les citadins de la ville, envoient leur porte-
parole devant le podestà. Celui-ci tente avant tout de calmer les esprits. Il
faut d’abord, dit-il, vérifier l’accusation. Pour faire l’enquête nécessaire, le
conseil doit siéger tranquillement et secrètement; et il est préférable que
les naufragés rentrent chez eux, car leur présence comme accompagnement
ou comme support physique de l’accusateur est superflue23. Ainsi, par pro-
cédures et délais, le podestà rétablit l’ordre. Autre exemple: des jeunes gens
débattent pour ou contre la guerre. La question délibérative est de savoir
s’il vaut mieux rester en ville ou bien mettre son courage à l’épreuve en se
battant avec des étrangers. Les discours sont arrangées dialectiquement de
façon à exposer clairement les deux positions, et le dernier discours vient
conclure le débat à la façon d’une determinatio magistrale. À grand renfort

22. Rhetorica novissima (n. 18), 296 s. (De moribus contionatorum): Omnes contionatores habent contio-
nandi scientiam magis per consuetudinem quam naturam: quia non potest esse scientia naturalis. Depuis Gal-
letti (n. 2) II, 452-455 et Vecchi, Il magistero (n. 6), 21-24, on a souvent comparé le mépris éli-
tiste pour le peuple qui se manifesterait dans ce passage, avec l’enseignement populaire de l’élo-
quence en langue vulgaire par Guido Faba. Il ne faut cependant pas négliger les différents contextes
et publics de ces maîtres. La rhetorica novissima latine s’adresse à des juristes. Pour Gaudenzi (n. 2),
112 s., cet ouvrage «académique» n’est pas typique de la production de Boncompagno; il l’a
d’ailleurs écrit dans le but personnel d’obtenir un poste à la chancellerie pontificale. Dans toutes ses
autres œuvres il s’oppose au contraire à l’enseignement traditionnel de la rhétorique cicéronienne
et sert les besoins pragmatiques des citoyens de la commune; cf. Benson (n. 2), 34-40; Ward (n. 2)
I, 313-316, 387-389 et infra, n. 27.
23. Oculus III 6-7 (n. 17), 46-48.
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l’ARS ARENGANDI italienne du xiiie siècle 399

d’arguments et de citations du droit canon (en particulier sur la distinction


entre «guerre juste» et «injuste»), la querelle se termine par l’option paci-
fiste24. L’auteur, probablement clérical, donne ainsi à travers des modèles
de rhétorique une leçon de morale politique. Au lieu de faire une en-
nuyeuse prédication sur la valeur de la paix et contre la discorde, il met en
scène une joute oratoire fictive dont la conclusion peut en outre servir au
podestà de modèle d’argumentation dans un cas réel.
Si l’Oculus reste silencieux sur l’aspect technique de l’art de l’arenga et
se contente d’un peu de morale politique et de beaucoup de discours mo-
dèle, Boncompagno, par contre, revient souvent sur les points métalin-
guistiques de son art. Ce qui lui importe c’est une pragmatique persuasi-
ve. Dans cette optique, il fustige ses prédécesseurs et ses rivaux contem-
porains (les Français surtout), qui ne se soucient que d’un style raffiné et
d’ornements stériles; il attaque également la rhétorique traditionnelle des
écoles, qui se borne à gloser Cicéron en négligeant toutes les questions
d’utilité pratique. Il s’en prend à l’Art pour l’art, à l’académisme au nom
de la seule virtuosité25. Il qualifie ironiquement le diable de père de la rhé-
torique. Satan ne négligeait aucun moyen de ruse et de séduction, quand
il était Lucifer, pour inciter les autres anges à l’insurrection, et, devenu
serpent, pour séduire Adam et Ève. Le mythe exprime clairement que
l’orateur n’a pas comme le poète à plaire par de belles paroles, mais à ma-
nipuler les âmes26.
C’est seulement après ces deux ouvrages quelque peu erratiques que nous
trouvons des textes didactiques qui forment une tradition. On peut les clas-
ser par groupes thématiques et chronologiques, selon leur entrée en scène
et discerner trois types successifs: d’abord, dans la première moitié du XIIIe
siècle, les chapitres des artes dictaminis voués à l’art du discours; puis, autour
de 1250, les traités spécifiques consacrés au comportement, qui combinent
une morale politique dans la ligne des miroirs des princes avec des recueils

24. Ibid., IV 1-4, 57-63: De iuvene cupiente guerram, De alio affectante, De tertio recusante, De quar-
to monstrante pericula guerrae. Ces chapitres se lisent comme le dialogue d’une controversia reliée par
quatre discours particuliers. Cf. par contre infra, n. 39, sur l’influence de la disputatio scolastique
dans un débat analogue chez Jean de Viterbe.
25. Sur le paradoxe de sa critique de Cicéron malgré les imitations qu’il en fait cf. Tunberg (n.
18) passim et 332; Bruni (n. 11), 106-109; Benson (n. 2), 40 s.; Witt, Boncompagno (n. 14), 1-4.
26. Rhetorica noviss. (n. 18), 255: Prima persuasionis origo fuit in celis, quia probabile sine dubio esse vi-
detur, quod novem angelorum agmina in partem Luciferi sine aliqua persuasione se non traxissent ... Secunda
persuasionis origo fuit in paradiso deliciarum, videlicet quando serpens vetitum pomum exhibuit protoplastis.
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400 entre histoire et littérature

de discours modèle; et, enfin, dans la seconde moitié du siècle seulement,


les artes arengandi autonomes, détachées de l’ars dictaminis.
Entre 1220 et 1223, Bene de Florence rédige une des œuvres majeures
et des plus complètes de l’ars dictaminis, le Candelabrum, qui traite essen-
tiellement de règles épistolaires mais envisage pourtant leur extension à
d’autres formes d’expression, au discours en particulier; il n’ignore pas que
les deux tullianae rhetoricae s’appliquaient à l’oral et il tâche d’en extraire le
meilleur27.
Mais c’est Guido Faba qui est réellement le premier dictator à appliquer
au discours les règles épistolaires. Dans ses Parlamenta et epistole de 1242 il
combine systématiquement art d’écrire et art de «parler». C’est lui égale-
ment qui introduit pour la première fois des modèles en langue vulgaire.
La composition de ces Parlamenta et epistole est curieuse: les discours sont
en italien et introduisent des lettres sur un même thème, mais écrites en
latin. Il s’agit d’exercices d’élocution enseignant l’aptum, l’art de coordon-
ner le style à la situation, ainsi que l’art de la variatio et plus particulière-
ment l’alternance de l’amplificatio et de l’abbréviatio. Le parlamentum vulga-
re, modèle de discours oral qui ouvre ces «variations thématiques», la piè-
ce la plus élaborée, la plus longue et la plus solennelle, est écrite en un ita-
lien de Bologne du style le plus pur, un volgare illustre avant la lettre. Sui-
vent trois pièces épistolaires en latin: tout d’abord une lettre assez longue,
encore en style élevé, l’epistola maior, puis une lettre un peu plus courte,
l’epistola minor, et enfin, dans un raffinement réduit à l’argument, la lettre
brève, epistola minima. Le procédé n’est pas original; il est en usage depuis
les progymnasmata anciens, mais ce qui est particulier c’est l’alternance de
l’oral et de l’écrit. Le thème de chaque variation est encore repris dans une

27. Candelabrum, IV 16, éd. G. C. Alessio, Padova 1983, 137: De natura exordiorum plura dixi-
mus quam in epistolis requiratur ... Preterea sermocinantibus et causidicis, qui frequenter utuntur exordiis, cer-
tam viam exordiendi prestitimus et iuvamen. Ibid., IV 41, 150, sur la différence entre la conclusio de l’ora-
tio rethorica et celle de la lettre; cf. von Moos, Rhetorik (n. 9), 152 ss.; Candelabrum V 10, 161 s. sur
la différence entre punctus scripturalis et punctus vocalis; ibid., VI 1, 181: la définition du dictamen in-
clut une litteralis editio ... sermone prolata. La vox prolata (de la prononciation) fait partie de l’ensei-
gnement de la lettre écrite (infra, n. 70-72); ibid., VIII 52-54, 269 s.: la théorie de l’argumenta-
tion traite des moyens de l’inventio pour les decretiste, legiste et theologi sermocinantes: Huiusmodi ergo ar-
gumentationibus oratores utuntur, ut Boetius in Consolatione et Tullius in Paradoxis (ce qui indique la for-
me du dialogue), mais elle ne traite pas du iudicium établi par des allégations juridiques, parce que
cela fait partie de la dialectique; ibid., VIII 58, 273: pronunciatio igitur in voce, vultu et gestu dignam
moderationem observat, ut concilietur auditor ...; ibid., VIII 59, 274: Haec de inventione, dispositione, elo-
cutione, memoria et pronunciatione breviter dicta sufficiant, quia non de causis civilibus, sed de his que magis
operi nostro expediebant habuimus propositum pertractandi. Bene complète son ars dictandi par un manuel
de rhétorique générale.
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l’ARS ARENGANDI italienne du xiiie siècle 401

deuxième série symétrique – un parlamentum et trois epistolae – qui contient


les réponses. L’art de la variatio se résume donc au choix du niveau de sty-
le, de la langue, latin ou vernaculaire, et enfin au choix du rôle, proponens
ou respondens28.
Le recueil contient un grand nombre de simples échanges de politesses,
mais Guido Faba, afin de donner des leçons de stratégie persuasive, y insè-
re parfois de véritables débats. Pour ne citer qu’un exemple, extrait de la
vie privée29: Un père ordonne à son fils d’abandonner ses études à Bologne
pour se marier. L’étudiant répond en bon dialecticien: Il est vrai, dit-il, que
l’obéissance à l’autorité paternelle est un devoir, mais un père n’est pas
pour autant dispensé de respecter la logique et la nature des choses. Le fils
se présente comme un homme libre, il étudie les artes liberales et prend au
sérieux le sens étymologique du terme. Il serait contre nature que, de libre,
il devienne l’esclave d’une femme. Il trouvera toujours une épouse, mais la
science délaissée le restera pour la vie. Cet exemple montre d’ailleurs un
trait général de ces modèles: l’alternance de discours et de lettres ne cor-
respond pas à la logique de la situation concrète mais suit plutôt un prin-
cipe stylistique. L’éloignement géographique imposerait aux deux prota-
gonistes un échange de lettres, et non ces pompeux discours. D’ailleurs la
plupart des thèmes et situations se prêteraient mieux à un traitement épis-
tolaire. C’est pourquoi les parlamenta ne se distinguent que très peu des
epistolae. Les seules différences sont de petites marques stylistiques, comme
l’injonction d’écouter ou d’autres indices superficiels évoquant la présence
de l’interlocuteur. Comme beaucoup de discours et de lettres se rapportent
à la vie privée, il est douteux que Guido, par ses parlamenta, ait vraiment
voulu enseigner la joute oratoire. Peut-être n’a-t-il envisagé que des exer-
cices écrits et s’est-il amusé ensuite, pour varier le ton, à y ajouter ces ha-
rangues solennelles qui se détachent d’une façon quelquefois parodique de

28. Parlamenti ed epistole di Maestro Guido Faba, éd. A. Gaudenzi dans son I suoni, le forme e la pa-
role dell’odierno dialetto della città di Bologna, Torino 1898, 127-160. Cf. Vecchi (n. 2), 3; Faulhaber,
Summa (n. 16); E. H. Kantorowicz, An Autobiography of Guido Faba, Medieval and Ren. Studies 1
(1941), 253-280 et dans ses Selected Studies, Locust Valley, New York 1965, 194-279; A. P. Campbell,
The Perfection of Ars dictaminis in Guido Faba, Revue de l’Université d’Ottawa 39 (1969), 315-321.
29. Parlamenti ...(n. 28) N° 20-23, 133 s., ‘Ad patrem responsivum filii parlamentum’: ... Unde cum
çio sia cosa che la scientia rechera tuto ’omo, e la femina vogla che l’omo segua la sua voluntà, prego voi che de
omine libero no faça servo, e plaçeve k’eo in lu studio debia perseverare, ka muglere senpre poterò avere, ma la
scientia che perdesse mo non potrave mai revocare. – ‘Minor de eadem materia’: ... ut dicenti habeam licentiam,
reputo insipientiam propter mulierculam dimitere scientiam ... Cet argument n’est qu’ébauché dans l’epis-
tola minor et fait totalement défaut dans la minima, où la petitio se réduit à: me continuare studium per-
mitatis, considerantes quod non ab incepto opere desistendum, donec fructus respondeat laboranti.
10-arsarengandi 9-09-2005 10:35 Pagina 402

402 entre histoire et littérature

la banalité des sujets. C’est ce que semble confirmer le dernier modèle du


recueil, une controversia allégorique, un débat entre le Carnaval et le Carê-
me, composé de philippiques tonitruantes30. Les élèves du dictamen pou-
vaient s’en divertir tout en apprenant à attaquer un adversaire dans le sty-
le le plus efficace de l’invective.
La deuxième catégorie de manuels se rapproche des traités De regimine po-
testatis. Ils doivent moins à l’ars dictaminis qu’à une longue tradition d’ins-
truction morale et comportementale qu’ils enrichissent par des modèles ou
des points de vue rhétoriques31. Parmi leurs auteurs l’on trouve entre autres
les juristes Jean de Viterbe (vers 1250)32 et Albertano da Brescia (1245)33,
le poète Orfino di Lodi (1246)34 et le célèbre encyclopédiste Brunetto Lati-
ni (1263)35. Bien que ce dernier soit plus proche de la tradition essentielle-

30. Ibid., N° 81 s., 157 s.; cf. également la Littera carnisprivii contra quadragesimam adversariam
suam und Invectiva quadragesime contra carnisprivium inimicum suum dans un autre manuel de Guido
Faba, la Rota nova, éd. A. P. Campbell, thèse dact., Fordham University, New York 1959, 214-216.
A propos de cette altercatio en vogue dans l’ars dictaminis, à Florence particulièrement, cf. A.-M.
Turcan-Verkerk, Le formulaire de Tréguier revisité: Les carmina trecorensia et l’ars dictaminis,
A.L.M.A, Bull. Du Cange 52 (1994), 205-252; M. Feo, Due lettere del Medioevo fantastico, dans
Kontinuität und Wandel, Festschr. F. Munari, Hildesheim 1986, 531-539; G. Ciappelli, Carnevale e
Quaresima: rituali e spazio urbano a Firenze (secc. XIII-XVI), dans Riti e rituali nelle società medie-
vali, éd. J. Chiffoleau - L. Martines - A. Paravicini-Bagliani, Spoleto 1994, 159-174. – A propos
des alternances d’oral et d’écrit cf. également N° 33, 137-140: dans un parlamentum on demande à
un homme (la vostra presentia adomando cum prego audientia) si la rumeur qu’il est devenu évêque de
Florence est fondée. Qu’il réponde par écrit (per vestre littere), si cela est vrai! Le spécialiste du dicta-
men semble donc avoir oublié la présence réelle du destinataire (sauf hypothèse que l’arenga écrite
ait été prononcée par un messager).
31. En général cf. E. Artifoni, Retorica e organizzazione del linguaggio politico nel Duecento
italiano, dans Le forme della propaganda politica nel due e nel trecento, éd. P. Cammarosano (Coll. de l’É-
cole Française de Rome 201), Roma 1994, 157-182; idem, Sull’eloquenza politica (n. 2).
32. Iohannis Viterbensis liber de regimine civitatum, éd. C. Salvemini, dans A. Gaudenzi, Bibliotheca
iuridica Medii Aevi III, Bologna 1901, 217-282; cf. Hertter (n. 2) 43-71; C. Salvemini, Il ‘Liber de
regimine civitatum’ di Giovanni da Viterbo (1903), dans son La dignità cavalleresca nel commune di
Firenze e altri scritti, Milano 1972, 358-370; G. Folena, «Parlamenti» podestarili di Giovanni di Vi-
terbo, Lingua Nostra 20 (1959), 97-105; W. Stürner, Natur und Gesellschaft im Denken des Hoch-
und Spätmittelalters, Stuttgart 1975, 140-142.
33. Ars loquendi et tacendi, éd. T. Sundby, Della vita e delle opere di Brunetto Latini, Firenze 1884,
app. III, 475-506; Liber de doctrina dicendi et tacendi, éd. P. Navone, Firenze1998; cf. J. M. Powell,
Albertanus of Brescia, The Pursuit of Happiness in early Thirteenth Century, Philadephia 1992; C. Casa-
grande - S. Vecchio, I peccati della lingua, Disciplina ed etica della parola nella cultura medievale, Roma
1987, 91-102.
34. Orfini Laudensis poema ‘De regimine et sapientia potestatis’, éd. A. Ceruti, dans Miscellanea di sto-
ria Italiana ... della regia deputazione di storia patria VII, Torino 1869, 27-94; cf. Hertter (n. 2), 75-
78; Sorbelli (n. 2), 59-68.
35. La Rettorica (n. 4); Li livres dou Tresor, III, éd. F. J. Carmody, Berkeley-Los Angeles 1948,
317-422; cf. Sundby (n. 33) sur les sources; Davis (n. 11); Sgrilli (n. 13); Heinimann (n. 4); J. R.
East, Brunetto Latini’s Rhetoric of Letter Writing, Quarterly Journal of Speech 54, 1968, 241-246; B.
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l’ARS ARENGANDI italienne du xiiie siècle 403

ment française des commentaires de Cicéron, que nous avons opposée plus
haut à l’ars arengandi italienne, ce maître de Dante rentre dans le cadre de
notre sujet pour certaines idées directrices communes avec les traités De re-
gimine. Ces traités proviennent d’un même bagage littéraire, constitué par
les florilèges de sentences didactiques depuis les Disticha Catonis, la philo-
sophie morale de Cicéron et de Sénèque, le De officiis d’Ambroise et la Re-
gula pastoralis de Grégoire le Grand, puis par un intermédiaire particuliè-
rement important du VIe siècle: la Formula vitae honestae de Martin de Bra-
ga, attribuée à Sénèque; plus en aval le célèbre Dialogue d’Alcuin avec Char-
lemagne sur la rhétorique (qui est en même temps un «miroir des
princes»); au XIIe siècle, le Moralium dogma philosophorum et toutes sortes de
textes didactiques adressés à des élites particulières, comme les princes, les
clercs, les gens de cour, etc. Cet immense fleuve de directives sociales et po-
litiques qui aboutit aux traités De regimine du XIIIe siècle ne mérite guère
une analyse philologique de l’intertextualité36, puisque les vérités et sen-
tences rapportées ne relèvent que d’une koinè de topoï. Ce qui est plus in-
téressant c’est le nouvel emploi de ces formules sapientiales, qui sont choi-
sies pour leur double intérêt politique et rhétorique, soit pour donner aux
podestà des leçons de prudence, soit pour mettre une «grammaire» à sa por-
tée, un trésor de mots clé et d’évidences indiscutables. Ces discours modèles
ont également une application stratégique.
Si Albertano da Brescia compose, dans son Ars loquendi et tacendi, une
mosaïque de ces sagesses traditionnelles de sententiae ad filium, il écrit avant
tout une monographie sur la décence, l’aptum rhétorique. Il distingue les
situations où le silence est préférable de celles qui requièrent la parole37.
Jean de Viterbe ne cesse de relever la différence entre la discipline du
langage et le parler libre, incontrôlé, entre l’éloquence et le bavardage. Le
podestà, selon lui, doit devenir eloquentissimus, non tamen loquax38. Morale so-

Ceva, Brunetto Latini, L’uomo e l’opera, Milano-Napoli 1965, 151-189; H. Wieruszowski, Brunetto
Latini als Lehrer Dantes und der Florentiner, dans son Politics and culture in medieval Spain and Ita-
ly, Roma 1971, 515-562; R. Crespo, Brunetto Latini als vertaler van Cicero, Leiden 1973; C. Meier,
Cosmos politicus, Der Funktionswandel der Enzyklopädie bei Brunetto Latini, Frühmittelalterliche
Studien 22 (1988), 316-356; G. C. Alessio, Brunetto Latini e Cicerone (e i dettatori), Italia medioe-
vale e umanistica 22 (1979), 123-169; G. Baldassari, Ancora sulle fonti della Rettorica: Brunetto La-
tini e Teodorico di Chartres, Studi e problemi di critica testuale 19 (1979), 41-46.
36. Comme par ex. chez Sundby (n. 33) ou Vincenti (n. 15), CVIII-CLXIII.
37. Cf. n. 77-79.
38. De regimine IX (n. 32), 220 s.: Sit eloquentissimus et bonus orator, car il s’agit de gagner la be-
nevolentia de la foule; le jeune podestà doir néanmoins se soucier d’avantage de la modestiae gravitas
(cf. Cicéron, De off. I 16, 65,68, 96; II 48). Ibid., LXVI, 242 s.: De abstinentia multiloquii.
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404 entre histoire et littérature

ciale et rhétorique se confondent. Car la parole juste ou éloquente garantit


l’ordre politique et la paix intérieure des citadins, et c’est à cette fin ulti-
me que servent les préceptes et les discours exemplaires, qui se distinguent
sur ce point des arengae issues de l’ars dictaminis.
Jean de Viterbe établit des discours pour toutes les occasions de la pério-
de législative du podestà. Ils sont en italien quand le gouverneur s’adresse au
peuple lors de la contio; en latin, comme tout le reste du traité, quand il par-
le devant le conseil interne. Contrairement à Guido Faba, Jean propose ra-
rement des discours complets, mais des fragments dans lesquels on peut
puiser selon les besoins. Il n’est pas un maître du style mais du ton juste, du
tact. Il est cependant difficile de savoir ce qu’il entend par aptum, puisque
ses modèles sont tous dans le même style somptueux et cérémonieux. En les
comparant à ceux de l’Oculus pastoralis on peut néanmoins constater que le
contenu prévaut sur la forme. Si l’Oculus se plaît dans les constructions ma-
niérées des anciennes déclamations, Jean de Viterbe choisit ces mots selon
des principes moins rhétoriques que logiques. Ce juriste revendique la pré-
cision tout en aspirant à la dignité de l’expression. Ceci est manifeste dans
une série de plaidoyers pour et contre la sévérité des punitions, où la rigueur
(ius strictum) se dispute avec l’équité (aequitas). La forme technique de la
quaestio disputata scolastique devient l’ossature d’un véritable déployement
rhétorique. Dans les deux premiers discours le style atteint le pathétique,
pour aboutir dans le discours final, solutio en faveur de la clémence, à la pro-
clamation posée et solennelle d’un jugement équilibré39.
Relevons en passant quelques chapitres sur le règlement intérieur du
consilium, qui éclairent les rapports de l’oral et de l’écrit, du discours et du
procès-verbal. Jean prescrit que tout ce qui se dit dans l’assemblée soit lit-
téralement et complètement transcrit dans des actes de protocole obliga-
toirement signés par chaque membre du conseil40. Cette mesure n’est pas
due uniquement à un souci de documentation, elle dévoile la volonté d’un
contrôle de la parole qui empêche de dévier vers l’émotivité. Ce procédé,
retardant et compliquant le cours des pourparlers, oblige l’orateur à mieux
préméditer ce qu’il va dire et à s’exprimer d’une façon plus consciente.
Nous avons constaté qu’avec l’ars arengandi la parole vive s’émancipe de la

39. Ibid., CXXIV-CXXVI, 262-265 (précédé de recommandations pour la deliberatio cum consi-
lio super dubiis): De questione que habetur et tractari solet inter diversas potestates seu rectores civitatum ...;
Contra predicta ...; Solutio supradicte questionis ...
40. Ibid., CCV, CXX, 259, 261; cf. également Petrus a Vinea (?), ed. Vincenti (n. 15) N° 70,
189 s. sur la collaboration du notaire et du podestà dans l’établissement d’un règlement des débats.
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l’ARS ARENGANDI italienne du xiiie siècle 405

domination de la parole écrite de l’ars dictandi; sur un autre terrain, par


contre, celui de la réglementation des discours et de leur sauvegarde, l’écrit
revient pénétrer et guider l’oral. Cependant le document écrit ne se sub-
stitue pas à la libre discussion, qui reste le médium constitutif de la déli-
bération; le procès-verbal ne lui donne qu’appui et durée. Si l’adage quod
non est in actibus non est in rebus n’est pas tout a fait étranger à cette volon-
té d’archivage, force est de dire qu’il n’y aurait pas d’actes si l’on n’avait
pas, d’abord, parlé. Au Moyen Âge tardif les deux formes de communica-
tion, l’oral et l’écrit, ne rivalisent pas mais s’entre-aident dans une même
intention de rationalisation et de contrôle de l’expression. Ce phénomène
pourrait être illustré par un exemple pris dans un autre domaine: la tech-
nique de l’inquisition ecclésiastique. Cette méthode raffinée consiste en
principe à établir un procès-verbal minutieux qui fixe une fois pour toutes
l’aveu oral devant le confesseur juge. Cette parole immédiate et éphémère
devient par la suite le noyau d’une immense littérature écrite: des traités
quasiment scientifiques sur les méthodes d’interrogatoire s’accumulent et
la bureaucratie ecclésiale remplit et conserve les dossiers de milliers
d’aveux41. Il s’agit, en principe, de la même interdépendance de l’oral et
de l’écrit que Jean de Viterbe recommande pour les sessions du conseil.
Pour revenir aux traités De regimine, nous pouvons observer à quel point
la parole focalise tous les autres aspects de la morale politique, si nous les
comparons à la tradition voisine, bien plus célèbre, des miroirs des princes.
Ces manuels et sommes systématiques d’une philosophie pratique inspirée
de la Politique d’Aristote, tels ceux de Gilles de Rome ou d’Engelbert
d’Admont, sont destinés à l’éducation de fils de nobles ou de rois; dans
leurs vastes tableaux de distinctions et de préceptes ils n’omettent aucun
aspect de la vie sociale, mais on y chercherait en vain ces discours modèles
qui constituent la matière même de nos instructions de la gérance com-
munale. Quand, au XIVe siècle, l’influence des miroirs des princes scolas-
tiques s’étend jusqu’aux traités De regimine, l’apogée de l’art de l’arenga est
déjà dépassée. Le franciscain Paulus Minorita42 écrit alors son De regimine
rectoris. Il s’y efforce, il est vrai, de s’adapter à un public citadin bien diffé-

41. J. Chiffoleau, Dire l’indicible, Remarques sur la catégorie du nefandum du XIIe au XVe
siècle, Annales E.S.C 1990 (2), 289-324.
42. ‘De regimine rectoris’, éd. A. Mussafia, Wien-Firenze 1868 (sur les sources cf. 117-138); cf.
Segre (n. 2) I, 99-101; II, 147-151; sur le genre cf. W. Berges, Die Fürstenspiegel des hohen und spä-
ten Mittelalters, Stuttgart 1938.
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406 entre histoire et littérature

rent de celui des miroirs des princes. Il donne des préceptes plus détaillés
que ceux de Jean de Viterbe, destinés à régir même la vie privée du podestà,
son comportement envers les femmes ou bien la discipline à garder dans
les parties de jeux et dans la conversation quotidienne. Comme les miroirs
des princes, il contient une quantité d’anecdotes amusantes, puisées essen-
tiellement dans le Policraticus de Jean de Salisbury, véritable mine du gen-
re, pillé ou plutôt plagié par Hélinand de Froidmond, et que Vincent de
Beauvais exploite à son tour pour en faire la source majeure de tous les au-
teurs en philosophie politique (Paulus Minorita inclus). En somme le frè-
re mineur s’intéresse bien plus à la vie morale du podestà qu’à sa fonction
d’orateur. On ne trouve plus chez lui cette rettorica que ses prédécesseurs
du XIIIe siècle concevaient comme une rectorica, comme le seul et même
art du discours et du gouvernement43.
Il convient enfin de jeter un regard sur un troisième type de manuels
spécialisés dans la forme du discours. À partir de la seconde moitié du
XIIIe siècle apparaissent de plus en plus d’ouvrages traitant de l’ars aren-
gandi comme telle. Ce sont surtout les Arenge attribuées à Pierre de la
Vigne (Petrus a Vinea)44, les Arringhe de Matteo dei Libri45 et les Dicerie de
Filippo Ceffi46, le Flore de parlare de Jean de Vignano47 et plusieurs autres
manuels mineurs peu connus ou non-identifiés48. Leurs auteurs assurent la
continuité de l’ancienne ars dictandi; ils ont simplement changé de sous-
discipline à l’intérieur de cet art. Ils délaissent les lettres pour se vouer uni-
quement aux discours. Comme leurs prédécesseurs, ils donnent quelques
préceptes élémentaires et pragmatiques et surtout une abondance de mo-
dèles stylistiques. Leurs discours modèles se distinguent par un penchant

43. Heinimann (n. 4) 16 s. sur rhetorica/rectorica.


44. Dans l’annexe à l’éd. de Matteo dei Libri par Vincenti (n. 15) 183-227; cf. H. U. Kantoro-
wicz, Über die dem Petrus von Vinea zugeschriebenen Arenge, Mitteilungen des Instituts f. Österr.
Geschichtsforsch. 30 (1909), 651-654.
45. Ed. E.Vincenti (n. 15); cf. également n. 2; P. O. Kristeller, Matteo de’ Libri, Bolognese No-
tary of the Thirteenth Century, and his Artes Dictaminis, dans Miscellanea G. Galbiati II (Fontes Am-
brosiani 26), Milano 1951, 283-320.
46. Ed. G. Giannardi, Le ‘Dicerie’ di Filippo Ceffi, Studi di Filologia Italiana 6 (1942), 5-63;
47. Ed. Vincenti (n. 15), annexe 228-327; cf. C. Frati, ‘Flore de parlare’ o ‘Somma d’arengare’
attribuita a Ser Giovanni fiorentino da Vignano in un codice marciano, Giornale Storico della Lette-
ratura italiana 61 (1913), 1-31; 62 (1913), 228-265.
48. Chez Vincenti on trouve quelques modèles anonymes (n. 15), dans l’annexe, 205-228; cf. M.
Corti, Le fonti del ‘Fiore di virtù’ e la teoria della «nobiltà» nel Duecento, Giornale Storico della Let-
teratura italiana 136 (1959), 1-82; C. Frati, Dicerie volgari del sec. XIV aggiunte in fine del ‘Fior
di Virtù’, dans Studi ... dedicati a Pio Rajna, Firenze 1911, 313-337; A. Medin, Frammento di un
antico manuale di Dicerie, Giornale Storico della Letteratura italiana 23 (1894), 163-181.
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l’ARS ARENGANDI italienne du xiiie siècle 407

à la répétitivité et à la synonymie, ainsi que par ce biblicisme que nous


avons évoqué. Cela peut sans doute s’expliquer par le fait qu’ils veulent
proposer plusieurs options. Ils accumulent une foule de pièces de rechan-
ge dont l’utilisateur choisira ce qui lui plaira49. Les instructions dépassent
rarement le niveau de simples conseils de mise en scène, de retenue ges-
tuelle et comportementale ou de décence vestimentaire. L’arengator, qui
semble avoir gagné un statut professionnel de diplomate comparable à ce-
lui du héraut50, est prié de porter des habits élégants et à la mode, sans
pour autant être trop voyants; on lui conseille de toujours se faire voir en
bonne compagnie, avec des gens riches et puissants; on lui déconseille l’al-
coolisme, la fréquentation de bordels, les promenades dans des ruelles mal-
famées51. Un arengator n’a pas de vie privée: il doit être constamment vu
de tous et se montrer de préférence à l’église et sur la place du marché. Il
s’agit moins ici de morale que de la conformité des mœurs et de la sauve-
garde d’une bonne réputation. Les directives stylistiques tendent toutes
vers le même objectif, une expression recherchée évitant les solécismes et
les vulgarismes. Un bon arengator fuit les expressions courantes, même plus
compréhensibles, et les transpose en métaphores ou mots précieux, alors
que les prédicateurs de la même époque mettent en œuvre la célèbre devi-
se du De doctrina christiana d’Augustin: que celui qui s’adresse au peuple
n’hésite pas à se servir de mots crus, ou incorrects (mos vulgi), pour gagner
en clarté et en l’expressivité. L’ars arengandi enseigne un style de parade af-
fecté et artificiel qui fait «aristocratique»; elle enseigne au «bourgeois gen-

49. Vincenti (n. 15), CXXI, CXXVII et par ex. la glose dans Arenga 70, 189: Et sciat de predictis
arengis potest quilibet providus multas alias arengas formare, sicut eas viderit ad suum negotium pertinere.
50. G. Melville, Hérauts et héros, dans, European Monarchy, éd. H. Duchhardt et al., Stuttgart
1992, 81-97.
51. Jean de Vignano, ‘Flore de parlare’, 5-6, éd. Vincenti (n. 15), 234-238: ... considerando che’l
bon dicetore di’ essere ben custumato ...; dé andare ben vestito; dé raxonare e dire tra li çentili homigni e tra li
richi e tra li posenti e tra la bona çente ... no dé portare vistimente tropo desguisate, perço ch’ele mostrano l’omo
vano e de pocha substantia, me dé le portare bele e asunçe, ben calçato e ben petenato e ben fornito lo capo, se-
gondo lo so tempo e segondo l’usança del so paese. (cf. ‘Facetus’ Moribus. V. 111-118, éd. A. Morel-Fatio,
Romania 15 [1886], 226 s.) ... No dé usare lo çogo né lo bordelo, né dé esere bevetore, çoè invriago, me dé usa-
re la glesia et in le plaçe principale e dé andare per via honesta. Une remarque révèle la professionalisa-
tion de l’arengator: il n’a pas le droit d’exercer d’autre métier (arte), à l’exception du commerce ou
du notariat (l’arte de la merchandia o nodaro solamente), probablement parce que l’artisanat pourrait
nuire à sa réputation. Ceci est suivi d’un passage sur la pronunciatio et la gestuelle, paraphrase d’un
chapitre d’Albertano da Brescia (n. 33), 499, elle-même paraphrase de la Disputatio de Rhetorica et
virtutibus d’Alcuin (éd. W. S. Howell, New York 1965, 138-142). La première source de toutes ces
imitations sont les ‘Praecepta artis rhetoricae’ de Julius Victor 24 (éd. C. Halm, Rhetores latini minores,
Leipzig 1863, 440-443).
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408 entre histoire et littérature

tilhomme» à parler comme les grands52. À cause de l’importance attachée


aux missions d’ambassade, on a comparé ce sous-genre de l’ars dictaminis
aux futurs «miroirs de diplomates» de la Renaissance53. Quoi qu’il en soit,
on peut néanmoins dire que l’ars arengandi enseigne plus l’art diploma-
tique de la «langue de bois» que celui du franc-parler.
Ces textes, souvent maladroits et tortueux, sont tout sauf des modèles
du style didactique. Le plus remarquable de ces auteurs est sans doute Mat-
teo dei Libri, le seul d’ailleurs dont l’œuvre ait bénéficié d’une édition cri-
tique moderne. Ses discours modèles s’appliquent pour la plupart à des oc-
casions officielles, ce qui les distingue de ceux de Guido Faba. Ce sont des
allocutions d’ambassadeur ou de podestà. On y trouve, comme chez Guido
Faba, le même mélange de latin et d’italien, mais ici le latin, qui vient s’in-
sérer sporadiquement dans un ensemble en langue vulgaire, n’a plus
qu’une fonction technique ou métalinguistique. Il est utilisé exclusive-
ment pour donner des préceptes ou des conseils de mise en scène54. Le
contenu lui-même de ces morceaux de bravoure oratoire est en volgare bo-
lonais, qui atteint déjà à cette époque une certaine dignité littéraire55. Ce
sont des modèles abstraits; le sujet réel, le problème ou le cas à examiner
dans la narratio, n’est pas même traité, il est remplacé par des points de
suspension, après des transitions en latin comme: «A cet endroit l’arenga-
tor dira ce qu’il a à dire» ou bien «il exposera l’objet de sa demande», «ici
il fera ses excuses», etc. Les arringhe se réduisent à des exordia et conclusiones,
qui peuvent être modifiés, abrégés ou amplifiés56. Leur contenu est une ac-

52. Jean de Vignano, éd. Vincenti (n. 15) 6, 235, ajoute à la paraphrase citée dans la note pré-
cédente sur la pronunciatio cet avertissement contre trop d’expressivité affective: se credono piaçere a la
çente et essere meio intesi. – Augustin, De doctr. chr. IV 9-10.
53. Haskins-Kantorowicz (n. 16), 429 s.
54. Vincenti (n. 15) N° 46, 131 s.: Qualiter potest dicere qui primo arengat in conscilio (sic) ... Et di-
cat illud quod sibi videbitur bene aperte et distincte cum moderatione vocis et spiritus et cum modesto motu cor-
poris. Ceci est suivi par la même paraphrase d’Albertano da Brescia sur la pronunciatio dont se sert
également Jean de Vignano (supra, n. 51).
55. Sur la concurrence des langues, du latin et différents dialectes italiens avant Dante cf. Vec-
chi, Magistero (n. 6), 21-25; G. Nencioni, Dante e la retorica, dans Firenze e Bologna nei tempi di
Dante, Bologna 1967, 91-112.
56. Le manque de contenu concret de ces modèles tient également au partage du travail lors des
ambassades entre l’arengator semi-professionnel qui n’a qu’à préparer la rencontre en prononçant une
salutation cérémonieuse et l’ambassadeur lui-même, porteur du mandat de la commune, qui est
chargé d’expliquer le sens de sa mission de façon plutôt informelle, voire secrète. Dans beaucoup
d’exordia de Matteo (par ex. N° 1, 8-9, 3, 27, 31) l’orateur, avec une formule de modestie («si je
pouvais bien parler»), s’en remet à la prudence de ses mandataires et au compagnon plus compé-
tent qui complétera son discours. Ce motif apparaît parfois aussi dans la conclusio (par ex. N° 8, 10,
13s, 29, 36 s., 46 s., 48 s.) dans ce sens: «Vous êtes intelligents et m’aurez compris malgré mon
mauvais discours. Mon compagnon expliquera tout mieux que moi».
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l’ARS ARENGANDI italienne du xiiie siècle 409

cumulation de sentences proches de celles des traités De regimine. Outre la


bible, abondamment citée, l’auteur le plus souvent exploité (sans être
nommé) est Albertano da Brescia; c’est à travers ce compilateur que par-
vient à Matteo toute la tradition antérieure de morale politique (sur les
méfaits de la colère ou sur les origines de la discorde dans une cité, etc.).
Dans ce contexte les sagesses proverbiales ne sont pas enseignées pour
elles-mêmes, mais instrumentalisées et appliquées à des situations de per-
suasion précises57. C’est particulièrement flagrant dans les instructions sur
les façons d’exprimer un refus: nous sommes submergés de sentences in-
terminables prônant la vertu de la circonspection et la nécessité de réflé-
chir avant une décision. Ce sont de véritables exercices de politesse dila-
toire permettant d’adoucir un refus58.
Ajoutons encore un mot sur un auteur qui, tout en ayant écrit une Ars
arengandi, sort un peu du cadre général du genre: Jacques de Dinant. Cet
immigré français à Bologne est bien plus cultivé que la moyenne de ses
collègues italiens, qui sont avant tout des praticiens. Jacques de Dinant est
un théoricien de la rhétorique, élevé dans le milieu scolaire du nord de la
France qui cultive surtout les commentaires de Cicéron et d’autres rhéto-
riciens anciens. Il connaît déjà les traités d’Aristote sur l’éthique et la po-
litique. Mais, arrivé à Bologne, il calque ses ambitions sur celles des
maîtres italiens de l’ars dictandi et arengandi, donne des recettes et des
exemples à des citadins en quête d’instruction pratique. Alors que Bru-
netto Latini, qui a profité d’un séjour en France pour connaître l’enseigne-
ment supérieur de la rhétorique, reste fidèle à la tradition du commentai-
re scolastique, Jacques de Dinant marie deux courants normalement dis-
tincts: la rhétorique des écoles et l’ars dictaminis des communes, l’une sub-
tile et académique, l’autre utile, mais souvent terre à terre.
Son premier ouvrage, la Summa dictaminis écrite entre 1282 et 1295,
traite du dictamen dans le sens global d’une double rhétorique, celle de la
lettre et du discours59. Son Ars arengandi postérieure enseigne une sorte de
technique phonétique pour former la voix de l’orateur60. Plus que tout

57. De telles appels à la concorde chez Vincenti (n. 15) N° 4-6, 12-13; sur la réconciliation après
des conflits: N° 10-11, 21-24, 42-45.
58. N° 6, 22 s.; N° 10, 34 s.; N° 12, 43 s.; N° 13, 45 s.; N° 16, 54; N° 21, 66 s.; N° 23, 73
s.; N° 43, 121-123; N° 45, 129 s.
59. E. J. Polak (éd.), A textual study of Jacques de Dinant’s «Summa dictaminis», Genève 1975.
60. Ed. A. Wilmart, Analecta Reginensia (Studi e testi 50), Città del Vaticano 1933, 113-152:
L’ars arengandi de Jacques de Dinant, avec un appendice sur ses ouvrages De dictamine; cf. également
Ward (n. 2) I, 314-316.
10-arsarengandi 9-09-2005 10:35 Pagina 410

410 entre histoire et littérature

autre maître de l’art du discours il renouvelle l’ancien officium oratoris tom-


bé en désuétude au Moyen Âge: la pronunciatio ou actio, la doctrine du port
physique et du débit oral. Cette partie de la rhétorique, évidemment sans
utilité pour l’art épistolaire, déborde d’ailleurs un peu sur la morale socia-
le et l’instruction des bonnes manières. Il est d’autant plus curieux de no-
ter qu’à part Jacques, les professeurs de l’ars concionatoria se sont très peu
intéressés à cette partie de l’ancienne rhétorique. Sans doute parce qu’ils
sont toujours restés dans le sillon de l’ars dictandi, alors que lui est un vé-
ritable connaisseur de la Rhetorica ad Herennium.
J’aimerais pour terminer revenir à mon point de départ sur l’interaction
et le dialogue. Dans la recherche d’une rhétorique de la conversation – l’An-
tiquité même n’en connaissait qu’une seule, celle de Julius Victor –, il est
difficile de séparer catégoriquement les concepts de discours et de lettre, de
discours et de dialogue. Le colloquium n’est d’ailleurs pas un thème totale-
ment absent de nos textes61. Les instructions pour le podestà par exemple le
traitent dans les chapitres sur la deliberatio in consilio. Mais il reste marginal.
À côté de l’ars arengandi il n’y a pas d’ars colloquendi, comme plus tard chez
certains humanistes, que la découverte des lettres privées et du De oratore de
Cicéron a poussés (et non sans rencontrer des critiques d’autres humanistes)
à valoriser le style libre et spontané du sermo familier, tant dans l’épistolo-
graphie que dans la conversation. Ce renversement de valeurs ne se réalise
pleinement qu’au XVIIIe siècle, mais alors aux dépens de toute rhétorique
et de tout art dans un domaine considéré comme «naturel»62.
Comme raison à ce manque d’ars dialogica au Moyen Âge on peut invo-
quer une théorie répandue parmi les maîtres de l’ars dictandi et arengandi:
Le parler quotidien, le sermo, n’est pas jugé digne d’être enseigné puisqu’il
est naturel. Le dictamen sermocinale, plusieurs dictatores l’affirment, s’ap-
prend tout seul, par habitude et imitation. L’art, conçu comme discipline
et technique, s’oppose par définition à la nature; il commence là où les ca-
pacités naturelles ne suffisent plus. C’est pourquoi les artes dictandi et aren-
gandi ne s’intéressent qu’aux formes les plus difficiles du langage. La plus
haute perfection de l’art est atteinte dans la lettre, qui «permet à deux ab-

61. C’est avant tout dans la section deliberatio in consilio des traités De regimine que l’on trouve
des indications sur le dialogue; cf. le chapitre 13 de la Rhetorica novissima de Boncompagno (n. 18),
296: De colloquiis, immédiatement avant celui De contionibus. Pour les raisons expliquées plus haut
n. 22, ces deux formes du parler sont «naturelles» et donc exclues de l’art rhétorique.
62. Cf. P. von Moos, Gespräch, Dialogform und Dialog nach älterer Theorie, dans Gattungen mit-
telalterlicher Schriftlichkeit, éd. B. Frank - Th. Haye - D. Tophinke, Tübingen 1997, 235-260.
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l’ARS ARENGANDI italienne du xiiie siècle 411

sents de communiquer comme s’ils étaient présents». Celui qui possède cet
art suprême possède tous les autres arts de l’expression, parce que ceux-ci
sont plus faciles à apprendre. L’art d’écrire des lettres est donc devenu une
rhétorique par antonomase63.
Le chapitre sur l’ironie de la Rhetorica novissima est très révélateur: Bon-
compagno définit l’ironie comme un procédé qui fait entendre ce qu’on
veut dire en exprimant le contraire. À la lettre font défaut les moyens les
plus simples pour marquer l’intention ironique, l’intonation, le langage du
corps, la mimique, le clin d’œil; il faut donc leur substituer des procédés
purement littéraires, des indices annonçant le sous-entendu, la louange ex-
cessive indiquant la critique, etc. Il faut selon Boncompagno louer l’É-
thiopien pour la blancheur de sa peau64.
Si l’art s’oppose à la nature, le revers de la médaille s’appelle: ars imitatur
naturam. L’art supplante et compense la nature en créant à sa place une
deuxième nature, non pas copie, mais reconstruction de ses structures sous-
jacentes, ce qu’elle-même ne saurait faire. Ce principe revient dans nos
textes d’une manière particulière. Albertano da Brescia65 prétend que la dis-
positio rhétorique suit la base du «langage naturel», ce qu’il démontre en ci-
tant les paroles de l’ange lors de l’annonce faite à Marie, exemple d’un lan-
gage fondateur qui, selon Albertano, contient déjà in nuce les six parties d’un
dictamen bien composé de la salutatio à la conclusio. L’art de la lettre part donc
d’un fondement naturel. Ce n’est pas si loin des conceptions modernes d’une
«rhétorique générale»66 anthropologiquement bâtie sur le parler quotidien.
Mais laissons les anachronismes! Le langage naturel évoqué par nos dictatores
n’est pas celui du every day speech de la conversation, ni celui de l’«associa-
tion libre», moteur de la psychanalyse, mais plutôt la langue éternelle et
idéale des origines, celle des anges et d’Adam avant le péché, usée par la sui-
te jusqu’à devenir commune et vulgaire. L’ange Gabriel chez Albertano par-
le naturellement comme il faut parler et non comme on parle dans la rue.

63. Cf. Bene de Florence (n. 27), 137 et Boncompagno, Palma, éd. Sutter (n. 18), 106 s.; cf. éga-
lement Sutter, ibid., 51; Jacques de Dinant, éd. Polak (n. 59) 85, 98, 126 s.: Ideo si natura docet is-
tud, et ars incipit, ubi natura deficit ...
64. Boncompagno, ‘Boncompagnus’ I, Notula qua doctrina datur quid sit Yronia et eius effectus, éd.
V. Pini, Boncompagno da Signa, Testi riguardanti la vita degli studenti a Bologna nel sec. XIII, Bolo-
gna 1968, 11 et éd. J. F. Benton, Clio and Venus ..., dans F. X. Newman, The Meaning of Courtly
Love, Albany 1973, 19-42, en part. 37 (Appendice); cf. D. Knox, Ironia, Medieval and Renaissance
Ideas of Irony, Leiden 1989, 46 s., 58 s.
65. Ars loquendi ...(n. 33), 504 s.
66. L’homme et la rhétorique, L’École de Bruxelles, éd. A. Lempereur, Paris 1990.
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412 entre histoire et littérature

Cela permet de dissiper un malentendu: les auteurs des manuels de


comportement langagier n’ont certainement pas la moindre idée de ce qui
depuis le XVIIIe siècle est devenu une norme presque absolue: l’obligation
d’un parler direct, naturel et spontané. Au contraire, tout leur travail
consiste à propager l’artificialité et la difficulté stylistique. C’est pourquoi
la lettre est le paradigme de toute autre forme du discours. Les modèles des
artes arengandi ne sont apparemment que la transposition orale de mé-
thodes éprouvées par l’art épistolaire. Ce transfert était aisé puisque les dic-
tamina épistolographiques étaient toujours destinés à être lus à haute voix
devant des auditeurs, ce qui explique les procédés quasi musicaux du cur-
sus. Bene de Florence l’exprime clairement par une critique67: appliquer les
clausules du cursus pour des incultes est comme jouer du luth pour un
sourd. Cet art de l’écrit contient donc déjà une part importante de pres-
criptions pour l’oral, souvent traitées dans la rubrique pronunciatio. Jacques
de Dinant, qui attache tant d’importance aux sons et aux rythmes, expri-
me tout son dédain pour les dictatores qui, en composant leurs lettres, ou-
blient qu’ils s’adressent à des auditeurs, non à des lecteurs, et il les brocar-
de comme «scribes, écrivassiers et peintres» (dessinant des lettres)68.
La parole sonore est particulièrement importante pour les allocutions des
missions diplomatiques devant le conseil ou devant le peuple. Ce dont des
citoyens à la parole inexpérimentée ont d’abord besoin, quand par exemple
ils sont délégués pour représenter leur ville, devant le pape ou devant l’em-
pereur, c’est d’un répertoire de formules cérémonieuses et pompeuses qui
leur assurent une certaine dignité. L’ornatus stylistique est un signe de pres-
tige. L’exercice ritualisé des fonctions du podestà exige une topique adaptée
à toutes les situations. Les manuels mettent à sa disposition les formules
d’un langage officiel tout fait, qu’il lui suffit d’apprendre par cœur pour
éviter la plus honteuse des fautes: le bégaiement. Les qualificatifs les plus
fréquents qu’utilisent les historiographes pour louer les bons podestà sont fa-
cundus, acerrimus, et pour blâmer les mauvais, elinguis, balbutiens, traulus,
etc.69. L’Oculus pastoralis recommande expressément aux orateurs de «dans
son esprit trois fois faire sentir la lime» aux mots qu’il va prononcer70. Le

67. Candelabrum VI 2 (n. 27), 182.


68. Summa dictaminis (n. 59), 63; cf. Polak, ibid., 40
69. Sur cet aspect cf. Artifoni, Podestà (n. 2), 693-698.
70. Ed. Franceschi (n. 17), 69 s.: nec lingua sit balbuciens, sed expedita, et habeat aptitudinem in lo-
quendo ... provide in consciliis et astutus sermonem, quem pariturus est, prius in mente depingat et ter limam
sentiat, antequam ad linguam deveniat.
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l’ARS ARENGANDI italienne du xiiie siècle 413

dictamen mentale doit précéder le dictamen vocale71. Cet art du discours im-
plique même de petites prescriptions formelles, comme d’éviter le hiatus
en latin. Jacques de Dinant remarque à ce sujet que cette faute est plus par-
donnable à l’orateur improvisant librement qu’à l’épistolographe ayant
tout son loisir pour préparer un texte achevé72.
Dans toute cette ars dictaminis, écrite ou orale, l’idéal n’est point la spon-
tanéité mais la ritualisation. Celle-ci concerne aussi des occasions relative-
ment privées comme la condoléance ou la félicitation. Car le cérémonial
linguistique n’établit pas de différence substantielle, mais seulement gra-
duelle, entre les trois publics auquel, selon Brunetto Latini, un dictator doit
s’adresser: civitates, societates, amicitiae, les villes communales, les guildes ou
clubs et les parents ou amis73. Pour Alfredo Galletti, le seul monographe
de l’histoire de l’éloquence italienne du Moyen Âge, cet art se résume à
«dire les choses les plus simples d’une façon compliquée»74. Il s’agit, en
d’autres termes, d’une adaptation orale du style grave et impersonnel en
usage dans les chancelleries. Les habitudes du langage oral sont donc sou-
mises aux normes de l’écrit le plus raide. Si aujourd’hui c’est l’inverse qui
nous semble évident, dans ce milieu du dictamen, le seul principe qui
compte est: «Parles comme tu écris!»
Les rituels du parler ont, outre leur fonction immédiate de décor repré-
sentatif, une mission historique. Ils ont une place certaine dans le «pro-
cessus de la civilisation», si l’on pense à ces conciones tumultueuses, à ces
consilia chaotiques du XIIe siècle que rapportent les chroniqueurs et dont
Boncompagno se moque. D’après ces témoignages, peut-être exagérés, la
situation était telle, que les orateurs les plus brutaux et les voix les plus
fortes avaient le dessus dans les assemblées75. C’est plus tard seulement, si

71. Bene, Candelabrum VI 2 (n. 27), 181: Dictamen est congrua et apposita litteralis editio de aliquo
vel mente concepta, vel sermone vel litteris declarata. Unde sicut est triplex vox, scilicet imaginaria, scripta,
prolata, sic triplex videtur esse dictamen, scilicet mentale, scripturale, vocale. Voir également Jacques de Di-
nant, Summa dictaminis (n. 59), 65: Est autem dictamen mentale quo mens dicit dictum suum interius, et
dictum vocale per vocem que est exterius.
72. Ibid., 79: Sed hodie non tolleratur in dictamine talis hiatus vel vocalium concursus, licet tollerari pos-
sit in oratore, advocato, vel concionatore, et huius ratio est, quia orator, advocatus, et concionator non habent
in dicendo tale premeditacionis beneficium quale dictator, cuius est verba magis limare ut prius veniant verba
ad limam quam ad linguam, que etiam, cum ad linguam venerint, stilo non debent accomodari, nisi prius se-
pius relimentur.
73. Cf. Alessio, Brunetto Latini... (n. 35), 137 sur cette distinction dans la tradition des com-
mentaires sur Cicéron selon Victorinus I 1, éd. Halm (n. 51), 157.
74. L’eloquenza (n. 2), II 477.
75. Ibid., 452 s.
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414 entre histoire et littérature

nos manuels ne contiennent pas que des utopies, que nous voyons s’établir
des règles qui assurent des discussions ordonnées et calmes. La forme pré-
pare donc le terrain à la réflexion, consacrant ainsi la priorité de l’argument
sur la violence. Cela vaut aussi pour l’étiquette: elle contribue à affermir la
concordia civium, but central pour lequel les traités sur les arengae ont été
écrits.
Il nous est difficile d’apprécier cette valeur civilisatrice, nous dont les
goûts et les conceptions s’opposent foncièrement à toute domestication
linguistique. Comparé à notre idéal de discours libre et ouvert, l’idéal mé-
diéval d’un langage contrôlé représente une vraie «altérité» historique.
L’ars arengandi est un témoin parmi d’autres d’une mentalité et d’une hié-
rarchie de valeurs pour lesquelles le naturel doit avant tout être dominé et
dompté. Domestiquer ce qui est sauvage, élaguer l’excroissance, défricher
les zones incultivables, voilà des objectifs qui exigent des techniques, tan-
tôt ascétiques, tantôt civilisatrices. C’est dans ce large contexte structural
(que l’historien Jacques Le Goff et l’historien de la philosophie Tullio Gre-
gory décrivent sous différents angles), que l’on peut situer les efforts des
maîtres d’une rhétorique qui se définit avant tout comme une rectorica, on
pourrait même dire une via recta, ou une ars regendi et corrigendi. Cette rhé-
torique est une technique de maîtrise linguistique et politique76.
Parmi les innombrables textes philosophiques et parénétiques sur les
«péchés de la langue», que Carla Casagrande et Silvana Vecchio ont mi-
nutieusement décrits, figure en bonne place un ouvrage qui appartient
aussi à cette littérature didactique au service des communes: l’ars loquendi
et tacendi d’Albertano da Brescia. Le silence est valorisé aux dépens du lan-
gage. Cette rhétorique du dictamen n’a donc pas le même but que les rhé-
toriques ancienne et humaniste, elles, à la recherche de la richesse, de la co-
pia rerum et verborum. Malgré leur maniérisme, le dictamen et l’arenga pro-
posent une rhétorique pauvre, plus défricheuse et contrôlante qu’exubé-
rante et inventive. Nous avons vu que le dictamen oral est à la remorque du
dictamen écrit. Or, dans la littérature sur les vices de la langue étudiée par
Casagrande et Vecchio, nous trouvons un topos répandu: l’écriture est pro-
posée comme modèle pour la langue parlée dans un sens moral, parce

76. Cf. T. Gregory, La nouvelle idée de nature et de savoir scientifique au XIIe siècle, dans The
Cultural Context of Medieval Learning, éd. J. E. Murdoch - E. D. Sylla, Dodrecht-Boston 1975, 193-
218; J. Le Goff, L’imaginaire médiéval, Paris 1985, ch. II; W. Haug, Der ‘Ruodlieb’, dans son Struk-
turen als Schlüssel zur Welt, Tübingen 1990, 199-235, en part. 229-233.
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l’ARS ARENGANDI italienne du xiiie siècle 415

qu’elle est un symbole, une synecdoque du silence77. L’ars loquendi va à


l’école de l’ars scribendi et donc de l’ars tacendi, car on y apprend à réprimer
tout bavardage superflu, tout multiloquium, toute superfluitas verborum78.
L’une des sentences les plus connues au Moyen Âge, le premier vers des
Disticha Catonis, prône le silence, la domination de la langue comme la
base de toute vertu: virtutem primam puta compescere linguam. Ce silence, se-
lon une interprétation du psaume 45, 2, trouve sa métaphore dans le poin-
çon du copiste, le stilus ou calamus, qui doit être bien taillé pour glisser sur
le parchemin: lingua sapientis calamus est scribentis, autrement dit: la langue
parlée est achevée quand elle ressemble à une écriture serrée et rigoureu-
se79. Parle bien celui qui parle comme s’il écrivait. Ce présupposé moral
s’applique parfaitement à une rhétorique médiévale qui préfère la
contrainte et la discipline à l’expressivité.

77. Cf. P. von Moos, Zwischen Mündlichkeit und Schriftlichkeit: dialogische Interaktion im la-
teinischen Mittelalter, Frühmittelalterliche Studien 25 (1991), 300-314 en particulier sur l’importan-
ce de ‘De officiis’ d’Ambroise pour le Moyen Âge.
78. Vecchio-Casagrande (n. 33), 16, 28, 150-153.
79. Ibid., 28: Incipit du Dictum 54 du De lingua de Robert Grosseteste (ms. Oxford, Lincoln 56,
fol. 38 r).
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11. IDENTITÉ PERSONNELLE ET IDENTIFICATION


AVANT LA MDERNITÉ
CORRÉLATION ENTRE HÉTÉRONOMIE SOCIALE
ET AUTODÉFINITION DE L’INDIVIDU*

Le concept d’individualité avant l’époque moderne suscite depuis


quelques années l’intérêt des sciences sociales, au point même d’être deve-
nu un sujet à la mode si l’on en juge par le nombre de publications collec-
tives récentes sur ce sujet1. Si la fondation GIK/SCI2 se propose, néan-
moins, d’organiser un colloque sur les rapports entre société et individu,
c’est pour en isoler un sujet assez précis et original.
Le point de départ de cette délimitation est le principe “d’anachronisme
heuristique”, appliqué avec succès dans des cas analogues, principe qui
suppose qu’un phénomène apparemment exclusivement moderne se re-
trouve, même sous de tout autres formes, dans des conditions prémo-
dernes3. L’historien qui parcourt les publications sociologiques sur la ge-
nèse de la Modernité remarque vite que, dans les théories actuellement les
plus en vue, celles de Niklas Luhmann et de Charles Taylor4, les méandres

* Ce texte est la version française de l’introduction au colloque d’Auxerre (septembre 2002) sur
l’identité personnelle: Unverwechselbarkeit (2004, bibliogr. N° 88-89). Il a été publié en version
abrégée dans une brochure interne du CNRS (non repertoriée par ISSN/ISBN du marché interna-
tional): Etudes et travaux 2001-2002, Centre d’études médiévales (CEM) 6, Auxerre 2002, p. 134-155.
Les passages supprimés du texte allemand sont intégrés dans l’étude: “L’individu et les limites de
l’institution ecclésiale“, dans L’individu au Moyen Âge. Individuation et individualisation avant la mo-
dernité, éd. B. BEDOS-REZAK - D. IOGNA-PRAT, Flammarion, Paris 2005, p. 271-288.
1. Par ex. MARQUARD-STIERLE 1996; FRANK-HAVERKAMP 1988; AERTSEN-SPEER 1996; FETZ et
al. 1998; WILLEMS-HAHN 1999; FISCHER-WEBER 1999; BENOIST 1980; MICHON 1998; COLEMAN
1996; LAFOREST-DE LARA 1998; MOULINIER-BOUCHERON 1998; MCKEE 1999; ZIMMERMANN 2001.
2. “Gesellschaft und individuelle Kommunikation in der Vormoderne – Société et communica-
tion individuelle à l’âge prémoderne”, institution de droit privé rattachée au Séminaire d’Histoire
de l’Université de Lucerne (Suisse).
3. Cf. VON MOOS 1998, p. 3-32.
4. LUHMANN 1993; 1994, p. 346-379 et 1997, chap. 5; TAYLOR 1996 et 1999; cf. aussi les vo-
lumes collectifs: LAFOREST-DE LARA 1998 et TULLY 1994. Les thèses non moins importantes de L.
DUMONT (1983) semblent par contre attirer moins d’attention, en Allemagne du moins.
11-identite 9-09-2005 10:35 Pagina 420

420 entre histoire et littérature

de l’acheminement de “l’individu inclus” ou “sociétal” prémoderne vers


“l’individu exclu” ou “extrasociétal” moderne, “autonome” et “authen-
tique”, sont très subtilement analysés dans les différents secteurs culturels
de la période de transition du XVIe au XIXe siècle, qui amorce la “diffé-
renciation” moderne, alors que par contre le Moyen Âge est considéré plu-
tôt comme une sorte de “repoussoir” déjà suffisamment connu, un monde
sans problèmes, statique et même un peu monotone, dont on se débarras-
se par des catégories globales comme “société stratifiée”, “élan héroïque
vers le salut éternel”, “virtuosité religieuse” ou “unproblematic identity”,
etc.5 Le philosophe et le sociologue peuvent certes réduire la description de
la modernité à un petit nombre de caractères distinctifs dans le genre du
“type idéal” weberien et en montrer la genèse par des exemples pris dans
la période d’incubation des XVIIe et XVIIIe siècles. L’historien qui, lui,
veut connaître la “longue durée” des époques prémodernes, s’il peut re-
prendre de tels acquis théoriques, ne doit pas s’en servir comme de simples
règles, confirmables à l’infini par de nouvelles illustrations. Ils ne peuvent
être pour lui que des points de repère qu’il doit s’efforcer d’affiner et de
préciser, en se concentrant surtout sur les exceptions et anomalies négli-
gées par les théoriciens.
En posant la question élémentaire de la distinction entre l’individu, la
société, et les autres individus, et celle de l’articulation hétéroréférentielle
et autoréférentielle de cette différence, on pose une question dont l’impor-
tance est avant tout moderne. Cela n’empêche pas, cependant, qu’on puis-
se la poser également pour des époques où elle paraît secondaire et insi-
gnifiante, à condition que cette question soit reliée à un modèle universel
d’interaction humaine. Un tel modèle est proposé par le concept non
moins moderne de socialisation tel que le décrit par ex. Alois Hahn en
s’appuyant sur George Herbert Mead6: “Le grand mérite de la psychologie
sociale de Mead est d’avoir découvert que, non seulement chaque acte de
l’individu doit sa signification aux réactions du groupe social, mais aussi
que la conscience de l’identité personnelle est procurée à l’individu par le
milieu dans lequel il vit ... Comme dans un miroir, la spécificité d’un par-
ticulier se perçoit à travers les réactions du vis-à-vis social à son comporte-

5. Cf. la critique de LUHMANN par les médiévistes OEXLE 1991, p. 533-566 et HAUG 1987, p.
543-546; de TAYLOR par BRAGUE 1998, p. 217-229.
6. HAHN 2001, p. 79-81; cf. BOHN-HAHN 1999, p. 33-61; BOHN 2000; BAUMANN 1967, et
MEAD 1992.
11-identite 9-09-2005 10:35 Pagina 421

identité personnelle et identification avant le xixe siècle 421

ment. Grâce aux actes que le groupe attribue à un homme, l’assurant ain-
si de la réalité causale de sa propre activité, l’individu devient capable de
se comprendre lui-même comme l’identique et le constant dans les fluc-
tuations de ses différents actes ... Le lien entre l’acte et son auteur n’est ce-
pendant qu’indirect. Lesquelles de mes actions seront imputées à ma res-
ponsabilité ou attribuées à mon intention déclarée, lesquelles ne le seront
pas, cela dépend essentiellement de règles culturelles, variables d’une so-
ciété à l’autre ... De toute façon je ne deviens un moi agissant indépendent
avec une histoire propre, que lorsque le groupe a attribué et fixé le cadre
de ma responsabilité. Parce que le milieu me relie à ma biographie, je suis
moi-même lié par elle. Elle est un bien socialement partagé. Ceci est va-
lable sans exception pour la première phase de la constitution du moi. Mais
une fois constitué, le moi, selon les circonstances, peut s’émanciper par-
tiellement ou parfois même totalement des processus de communication
qui l’ont fait naître. La conscience peut être considérée comme l’instance
intérieure qui transforme un contrôle venant de l’extérieur en contrôle de
soi-même. Nous ne sommes nous-mêmes, qu’au moment où nous avons
intériorisé la perspective de ‘l’Autre généralisé’ au point de la percevoir
comme la nôtre. Devenir soi-même et être socialisé ne sont que deux as-
pects d’un seul et même développement”.
Charles Taylor commente la même idée de Mead, en mettant l’accent sur
la deuxième phase, celle de la constitution déjà accompli du moi7: «The ge-
neral feature of human life ... is its fundamentally dialogical character. We
become full human agents, capable of understanding ourselves, and hence
of defining an identity, through our acquisition of rich human languages of
expression ..., we are inducted in these in exchange with others. No one ac-
quires the languages needed for self-definition on their own ... Moreover,
this is not just a fact about genesis, which can be ignored later on. It’s not
just that we learn the languages in dialogue and then can go on to use them
for our own purposes on our own ... We define [our identity] always in dia-
logue with, sometimes in struggle against, the identities our significant
others want to recognize in us. And even when we outgrow some of the lat-
ter – our parents, for instance – and they disappear from our lives, the
conversation with them continues within us as long as we live».
Un mouvement réciproque entre, d’une part l’institution ou la
construction sociale du moi, et d’autre part la réponse personnelle (le

7. TAYLOR 1999, p. 32 s.
11-identite 9-09-2005 10:35 Pagina 422

422 entre histoire et littérature

“feedback”) de celui qui assume une responsabilité attribuée par autrui,


détermine un modèle, par définition historique, puisqu’il rend compte des
changements et des évolutions concomitantes du social et de l’individuel.
C’est pourquoi ce modèle semble bien plus apte à saisir les concepts
d’identité et d’individualité à travers les siècles que le critère moderne de
sujet autonome, auquel, de façon téléologique et anachronique, on a attri-
bué une “naissance” de plus en plus reculée, à la Renaissance d’abord, puis
au XIIe siècle, et enfin à l’époque carolingienne8. Bien avant cette course
aux “découvertes de l’individu”, Lucien Febvre, en 1938, attire l’attention
sur le concept beaucoup plus utile de la socialisation9: “L’individu n’est ja-
mais que ce que permettent qu’il soit et son époque, et son milieu social”.
Ce modèle a l’avantage paradoxal d’être universellement applicable, tout
en permettant de circonscrire un problème précis: selon quelles normes ou
valeurs sociales un individu devient-il une personne identifiable et recon-
naissable, et comment, selon les mêmes paramètres, cet individu peut-il
justifier de son identité en invoquant l’instance composite mais détermi-
née d’un moi d’abord socialement imposé, puis personnellement acquis?
Cette question se pose de façon neutre et heuristique, sans présupposer de
la valeur de l’individu autonome. De la sémantique la plus triviale aux jus-
tifications les plus exigeantes, toutes les possiblités d’identification méri-
tent attention. Ce problème concerne toutes les civilisations, même celles
qui, comme la civilisation chrétienne, sont hostiles au culte de la person-
nalité. Car le seul besoin pratique de distinguer les personnes afin d’éviter
les quiproquos de la vie quotidienne suffit pour que l’historien s’y intéres-
se, quelque soit le statut normatif, l’importance ou l’insignifiance de cette
distinction dans les valeurs de l’époque. Dans la théorie scolastique, l’in-
dividu et l’espèce ne coïncident que chez les anges; chez les hommes, par
contre, il n’y pas deux visages qui se ressemblent comme des gouttes
d’eau10. L’infini des moyens d’attribution ou de justification de l’identité
invite à passer de la théorie sociologique à une analyse qui englobe toutes

8. Cf. par ex. MORRIS 1987; GURJEWITSCH 1994; BAYER 1976, et pour la critique de cette ap-
proche: BYNUM 1982: chap. 3 et 1980, p. 1-17; LE GOFF 1996, p. 500-510; GÄBE 1999; SCHMITT
2001, p. 241-262.
9. FEBVRE 1992, p. 211.
10. L’introduction citée dans la n. 1, comprend un long développement sur ce sujet; cf. par ex.
Augustin, De civitate Dei, XXI 8, 1.69-80, CC 48, 2, Turnhout 1955, p. 772; De libero arbitrio II 7,
17 (ed. G. MADEC, Œuvres 6, 1976), p. 330-301; Jacob de Voragine, Legenda Aurea vulgo Historia
Lombardica dicta, ed. Th. GRAESSE, Dresden-Leipzig 1846 (repr. 1965), p. 20 et le prologue de Don
Juan Manuel à son El Conde Lucanor, ed, J. M. BECUA, Madrid 1986. Cf. aussi KARTSCHSCHOKE 1992.
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identité personnelle et identification avant le xixe siècle 423

les disciplines à dimension historique (théologie, philosophie, histoire du


droit, de la médecine, de la littérature et de l’art).
Parmi les époques prémodernes (IXe-XVIIIe siècles), le Moyen Âge,
nous l’avons dit, a été négligé. En dépit des jugements cités sur sa simpli-
cité, on s’y heurte à des difficultés énormes pour construire une anthropo-
logie quelque peu consistante de l’identité personnelle, à des conceptions
opposées et contradictoires. Je donnerai comme exemple la coexistence de
normes religieuses et aristocratiques.
Le message chrétien, dans l’absolu, privilégie plutôt le potentiel désindi-
vidualisant au détriment de la valeur de l’individu. Dans l’épître aux Ga-
lates les deux aspects se rencontrent de façon paradoxale. Le 2e chapitre (20)
exprime un refus de personnalisation: “si je vis, ce n’est plus moi qui vis,
c’est le Christ qui vit en moi”, mais un peu plus loin, dans le 4e chapitre (1-
7), Paul évoque la liberté et l’émancipation du chrétien adulte: “Aussi long-
temps que l’héritier est enfant, je dis qu’il ne diffère en rien d’un esclave,
quoiqu’il soit le maître de tout; mais il est sous le régime des tuteurs et des
intendants, jusqu’à la date fixée par son père. Nous aussi, durant notre en-
fance, nous étions sous l’esclavage des éléments du monde; mais quand vint
la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils ... afin de nous conférer l’adop-
tion filiale. Et parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans nos cœurs
l’Esprit de son Fils qui crie: Abba! Père! Aussi n’es-tu plus esclave, mais fils;
fils, et donc héritier de par Dieu”. Les deux passages renvoient au même pa-
radoxe d’une maturité et autonomie atteintes par l’effacement du moi dans
une sorte de “socialisation” spirituelle, qui mène de l’esclavage de l’ancien-
ne Loi à la liberté de la filiation divine. L’histoire de l’exégèse de ces pas-
sages montre lequel des deux aspects, celui de l’émancipation ou celui de
l’annihilation du moi, est privilégié. Dans des cas extrêmes, l’accent peut
être mis de façon quasi panthéiste sur la ressemblance divine des croyants
ou bien, de façon semi-pélagienne, sur le contrôle raisonnable de soi-même
par le sage chrétien. De toute façon, en face de cet idéal de perfection qu’est
l’imitiation radicale du Christ, la question de l’identité personnelle n’a pas
de sens. D’après l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe11, les martyrs de Lyon, in-
terrogés sur leur nom, leur lieu de naissance, leur âge, répondaient à chacu-
ne de ces questions: “Je suis chrétien”. Dans leurs catégories, incompréhen-
sibles aux bourreaux, ils n’étaient littéralement “personne”, seulement des
anonymes, puisant leur identité dans le seul Christ.

11. Cité d’après SCHMITT 2001, p. 260.


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424 entre histoire et littérature

Ce n’est pas sur cette base d’un idéal de dévouement total à Dieu, que
la question de l’identité personnelle peut se poser, mais sur celle de la réa-
lité du péché. Augustin, certes, est d’abord l’exemple de la dissolution du
moi dans l’ordre divin, mais, s’il est devenu le grand modèle de l’autobio-
graphie occidentale, ce n’est pas grâce à ce dessein dépersonnalisant, mais
parce que, dans les neuf premiers livres des ‘Confessions’, il décrit les dif-
ficultés, obstacles et rechutes de cette lente conversio avec un acuité et une
expressivité telles, que nous le connaissons peut-être mieux dans toute sa
singularité qu’aucun autre homme de l’Antiquité12: Bona mea instituta tua
et dona tua, mala mea delicta mea sunt et iudicia tua. “Le bien est en moi votre
ouvrage, votre don; le mal ne relève que de ma faute, et de votre justice”
(Conf. X 4, 5). Ce qui est propre à l’individu c’est son état de pécheur. À
l’universalité et l’unicité du bien divin s’oppose le particularisme et la
multiplicité du mal humain. La rédemption signifie d’abord la délivrance
du moi peccamineux et “haïssable” (bien que cet adjectif soit postmédié-
val), la libération de la regio dissimilitudinis ou de la faute d’avoir délibéré-
ment choisi le monde de la dissemblance entre Dieu et l’homme.
C’est néanmoins dans ce même moi que s’accomplit la grâce. Le moi
n’est pas seulement l’origine du mal, mais également le champ, la scène où
se joue le drame à la fois le plus universel et le plus individuel du salut de
l’âme. L’individu paraît devant son juge éternel en tant que non aliud
unique et irremplaçable, qui, malgré la dépendance de la grâce, est jugé
sur la responsabilité de ses propres décisions et actes, non sur ses relations
de groupe ou son mérite social. La finalité du Jugement post mortem condi-
tionne ce souci de soi eschatologique, besoin vital que Marc Bloch appelle
“l’égoïsme du salut personnel” de chaque homme en tant que “tout vi-
vant”13. Comme illustration on pourrait citer une phrase particulièrement
radicale du De consideratione de Bernard de Clairvaux, qui exhorte le pape à
ne pas oublier sa propre âme en prenant soin de la cura animarum de l’É-
glise14: “Quant aux fruits de la considération, il faut méditer quatre choses
l’une après l’autre: toi-même, ce qui est en-dessous de toi, ce qui est au-
tour de toi, et ce qui est au-dessus de toi. Par toi-même doit commencer
ta considération, afin de ne pas, en t’oubliant, t’étendre en vain à autre cho-
se. Que te servira-t-il donc de gagner le monde entier, si tu te ruines toi-

12. Cf. OLSEN 1987.


13. La société féodale, Paris 1939, p. 135.
14. De consideratione II 3. 6 (Bernardi opera III, p. 414-415).
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identité personnelle et identification avant le xixe siècle 425

même qui es unique, te unum perdens ... Quand tu connaîtrais tous les mys-
tères, la largeur de la terre, la hauteur des cieux et la profondeur de la mer,
si tu t’ignores, tu ressembleras à un homme qui bâtit sans fondement, pré-
parant la ruine, non l’édifice. Tout ce que tu construis en-dehors de toi, ne
sera que tas de poussière exposé au vent. Le sage est sage pour lui-même et
boit lui-même le premier à son puits. Commence donc ta considération par
toi-même! Mais cela ne suffit pas: elle doit aussi se terminer en toi ... Tu
es pour toi-même et le premier et le dernier … Pour acquérir le salut, per-
sonne n’est pour toi plus fraternel que toi-même, fils unique de ta mère.
Tu ne dois rien penser contre ton propre salut. En disant contre, j’affaiblis;
j’aurais dû dire hormis. Quel que soit le sujet qui s’offre à ta considération,
s’il ne touche pas, de quelque manière que ce soit, à ton propre salut, tu
dois le vomir”. Ce passage est bien connu dans les recherches sur le soi-di-
sant socratisme ou le “connais-toi toi-même” chrétien; mais il éclaire éga-
lement cet individualisme sotériologique, fondé sur ce que Simmel nom-
me la valeur éternelle de l’individu15.
Entre le jugement individuel qui suit immédiatement la mort et le Ju-
gement Dernier universel, l’âme gagne ou perd cette vision béatifique qui
inclut tous les bienheureux dans une seule et même perspective centrale,
et qui est à la fois une vision toute personnelle et un face à face avec Dieu.
Ce qu’exprime le mot de Job fréquemment commenté au Moyen Âge16:
quem visurus sum ego ipse ... et non alius, «Je le verrai de mes yeux, moi-même
et non un autre». À la fin des temps, les deux béatitudes, l’individuelle et
la collective, se renforcent mutuellement. L’être récupère ce qu’il a de plus
individuel, son corps, qui lui est rendu dans l’état de perfection, afin qu’il
puisse connaître et aimer Dieu non seulement par l’esprit, mais avec toutes
ses forces; alors que la communauté des Saints de tous les temps se réunit
au complet pour glorifier Dieu dans l’harmonie de voix faites d’unité et de
diversité17. Dans l’imaginaire de la Résurrection on observe donc une
conjonction paradoxale des plus hautes formes de la communauté et de
l’accomplissement personnel. L’histoire de l’évolution de la dimension col-
lective et de la dimension individuelle du dogme ne doit pas faire oublier

15. Cf. n. 19.


16. Au Moyen Âge la traduction de Job 19, 27 diffère de celle de la Bible de Jérusalem qui dit:
“celui que mes yeux regarderont ne sera pas un étranger”. Pour ce problème cf. KIENING 1991, p.
244-245.
17. Cf. la plus ample analyse dans VON MOOS 2002.
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426 entre histoire et littérature

qu’au Moyen Âge l’importance eschatologique du corps est le principe


d’individuation essentiel, lourd de conséquences sociales dans la culture de
la mémoire, le culte des morts, des reliques et des saints patrons. Pour ne
citer qu’un exemple, pour Anselme de Laon18, chaque bienheureux dans le
requiem interim reste intimement lié à son propre corps, dans une véritable
“union personnelle”: “l’âme de saint Pierre désire davantage le corps de
saint Pierre que celui de saint Paul”. D’où l’importance de lieux de mé-
moire tels que Rome ou Cluny.
S’il est légitime de parler d’individualisme ou de personnalisme chré-
tien19, c’est dans ce sens théologique de rapport du singulier à Dieu, et non
dans le sens sociologique des rapports à autrui. Dans l’essentiel cependant,
ce rapport religieux reste intérieur et invisible. Même la profession de foi
et la confession publiques (confessio laudis, confessio peccati) ne contredisent
en rien l’idée des occulta cordis: Dieu seul peut, à tout moment avant le der-
nier acte dramatique et crucial, connaître l’état sans cesse compromis et
fluctuant du salut de l’âme20. Dans un monde de bons et de méchants, la
civitas permixta d’Augustin, les hommes vivent sous des masques qui leur
cachent mutuellement l’état de leur salut, et ils ignorent même le sort
éternel des défunts, à moins qu’il ne leur soit révélé par des signes divins,
les miracles. Sur la base de cette ignorance profonde du seul avenir essen-
tiel, celui de l’au-delà, même si cette ignorance peut être compensée par la
grâce, par la foi et l’espoir, il serait théologiquement frivole ou téméraire
de distinguer concrètement les identités personnelles dans une dimension
sotériologique. (Dante, il est vrai, ose prendre cette liberté inouïe, parce
qu’il s’y sent autorisé par la poésie et la politique; mais Thomas de Cela-
no, dans son Dies irae, est plus représentatif de ce contexte religieux). C’est
pourquoi, en tant qu’observateur de la scène théologique qui s’ouvre sur le
problème terrible (protestant surtout) de la prédestination inconnaissable,
Niklas Luhmann parle de “l’état socialement inutilisable de la grâce” (“ge-
sellschaftliche Unbrauchbarkeit der Gnade”)21.
Si nous quittons maintenant le domaine des exigences maximales de la
religion pour nous occuper de la société médiévale réelle, qui, certes, se
considère profondément comme chrétienne, nous tombons sur une masse

18. Cf. ANGENENDT 2001, p. 17 d’après LOTTIN 5, p. 78.


19. Cf. SIMMEL 1957, p. 122-128; GILSON 1932, p. 195-216.
20. Cf. VON MOOS 1995-1996, infra, N° 16; id. 2005 à paraître.
21. LUHMANN 1993, p. 296.
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identité personnelle et identification avant le xixe siècle 427

de conceptions extrêment différentes, qui peuvent, et justifier notre re-


cherche sur l’identité personnelle, et peut-être aussi la banaliser. Car rien
n’est plus rebattu et faux dans les recherches sur le Moyen Âge, que cette
séparation moderne du réel et de l’imaginaire, du fait social et du fait re-
ligieux. C’est la tension consciente et insconsciente de ces deux modes de
vie, cette contradiction structurale de “longue durée”, qui doit être la pre-
mière préoccupation du médiéviste.
Ce monde, que Luhmann se plaît à classer dans la seule catégorie de la
“stratification hiérarchique”, celui de centres de pouvoir monarchiques,
aristocratiques, courtois, épiscopaux, etc., qui s’élèvent au-dessus d’un
peuple anonyme de laboratores de toute sorte (seulement démographique-
ment “dominant”), est absolument incompatible avec le principe spirituel
de l’effacement du moi, de l’invisibilité des vraies valeurs personnelles; ce
monde se nourrit de “grands noms” et de renommées, d’un honneur per-
sonnel et collectif qui noie l’individu dans un réseau d’appartenances fa-
miliales et sociales. Plus le rang occupé est élevé, plus visible est le presti-
ge d’une identité, non pas personnelle mais corporative, et plus conscien-
cieusement il faut observer les formes symboliques de la distinction,
puisque le moindre faux pas dans ce rituel interactionnel peut engendrer
des conflits de toutes sortes. On a déjà souvent remarqué que ce langage
de signes se déplace, au cours du Moyen Âge, de l’honneur familial vers
l’honneur personnel (de l’héraldique dynastique vers la devise personnelle,
de la gloire militaire du groupe vers celle du héros, du tournoi, collectif à
l’origine, vers le combat singulier et le duel, de la représentation d’une
charge vers le portrait de son détenteur etc.). On observe de même, qu’avec
le passage de l’oral à l’écrit, des formes d’authentification plus précises et
explicites, du sceau à la signature, de l’héritage oralement légué au testa-
ment écrit, prennent la relève de gestes et discours symboliques usés et in-
compréhensibles22. Pourtant, même dans les symbolismes identitaires du
groupe, l’identité personnelle n’est jamais complètement absente. Sim-
mel23 montre que l’honneur est le point sur lequel les intérêts collectifs et
individuels s’entrelacent le plus inextricablement. La contrainte du rôle re-
coupe indistinctement l’autonomie de l’acteur/actant, parce que la réputa-
tion forme une réalité indivisible, partagée par le porteur et les distribu-

22. Cf. BOUCHERON 1998, p. 51-57; BEDOS-REZAC 2000; JONES 1981; FABRE 2001; FRAENKEL
1992; PASTOUREAU 1985 et 1993; BELTING 2001.
23. SIMMEL 1992, p. 602.
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428 entre histoire et littérature

teurs, et qu’elle fixe le caractère dans le sens d’un comportement prévi-


sible. Harald Weinrich note24: “Le héros s’identifie à son honneur ...: l’in-
dividu s’identifie à une valeur supra-individuelle, qui doit totalement
remplir cette personne”. L’adoubement par ex. est un rite d’initiation aus-
si personnel que le baptême et atteste publiquement de la responsabilité
d’un individu majeur, coopté comme tel par ses pairs. La mise en scène,
non seulement du statut social, mais aussi de la participation inaliénable
de l’individu à ce statut, devient de plus en plus nécessaire quand, avec
l’usurpation d’attributs éprouvés de la distinction par des parvenus – l’ha-
bit, le style de comportement –, et avec le passage du rituel chevaleresque
du conflit à la pure efficacité stratégique, les fausses identités commencent
à circuler. Contre ce phénomène, il ne suffit plus d’afficher avec aplomb sa
propre légitimité, il faut des critères de distinction et de reconnaissance de
plus en plus fins et fiables25.
Tout cela semble confirmer la thèse de Luhmann que l’individualité pré-
moderne ne peut s’exprimer qu’en se situant dans les coordonnées d’un sys-
tème d’inclusion. Comparé à l’individu moderne socialement “atopique”,
“institution” spécifique à part entière, l’identité médiévale ne se définit ja-
mais de façon exclusivement autoréférentielle, mais toujours par rapport à
un lien social26. Le seul point faible de cette théorie réside cependant dans
la séparation totale de l’inclusion religieuse et de l’inclusion aristocratique.
Leurs tensions et concurrences continuelles vers une dévalorisation mu-
tuelle créent une ambiguïté dynamisante, non sans effet sur la conception
de l’identité personnelle. Si les saints charismatiques ont pu s’opposer au
puissant ordre séculier de l’honneur des tribus et corporations, jusqu’à re-
jeter l’usage même du patronyme – François d’Assise ne renonce pas seu-
lement à la propriété, mais également au nom de son père, pour se mettre
au service du seul Père céleste –, une grande partie du clergé, par contre,
adhère si bien aux intérêts et formes de représentation de l’aristocratie
laïque27, que le concile de Trente est contraint à des mesures disciplinaires
extraordinaires pour combattre ces abus. Les nouvelles normes dirigées
contre des coutumes médiévales bien établies exigent que les prêtres, dans
leurs apparences et manières, soient dorénavant de simples fonctionnaires

24. WEINRICH 1996, p. 642.


25. Cf. SCHWINGES 1987, p. 177-202; BACHORSKI 1997; DAVIS 2000; NORDMAN 1987; WEIN-
RICH 1996, p. 683-684; GROEBNER-BURKART 2000.
26. Cf. TIERNEY 1982, p. 36-38; 1997, p. 208-217.
27. Cf. CAROCCI 1999.
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identité personnelle et identification avant le xixe siècle 429

en uniforme, de purs individus détachés de leurs appartenances corporatives.


Leur identité se réduit à leurs devoirs de pastorat et à une vie privée confor-
me avec leur profession28.
Ce dernier exemple illustre une fois de plus la théorie de Luhmann sur
la différenciation fonctionnelle comme caractère essentiel de la modernité:
la décomposition d’une société hiérarchiquement stratifiée en des sous-sys-
tèmes définis par l’exercice de fonctions spécifiques, le religieux, le poli-
tique, l’économique, etc. Dans notre cadre, il est plus important de noter
le contraste du Moyen Âge avec ce processus. Le besoin de représenter sa
propre identité s’y limite aux couches dominantes corporativement orga-
nisées. Ces “personnes publiques”, laïques ou ecclésiastiques, se sont néan-
moins engagé à suivre des normes au fond contraires à leur style de vie,
comme celle qui exige le renoncement à l’identité séculière dans l’imita-
tion du Christ. L’équilibre précaire ou le compromis entre ces deux exi-
gences peut être déstabilisé à tout instant, moins par des mesures discipli-
naires comme celles de Trente, que par la contagion de mouvements reli-
gieux qui ont toujours su convertir au monachisme des membres de l’aris-
tocratie féodale29.
Sous un autre aspect, le besoin d’identification dépasse les frontières de
la hiérarchie sociale; il se diffuse au XIIIe siècle grâce à l’évangélisation des
frères mendiants, propagée par la prédication et la confession auriculaire et
adressée à chaque chrétien en particulier. Ce n’est pas un hasard si c’est
l’institution ecclésiastique qui, bien avant les bureaucraties étatiques, crée,
avec les registres paroissiaux et autres moyens de contrôle, les premiers
dossiers personnels, documents qui représentent aujourd’hui encore les
sources les plus importantes pour les études démographiques et prosopo-
graphiques de la fin du Moyen Âge et du début des Temps modernes30. Le
concept moderne de surveillance, dont Michel Foucault31 analyse les as-
pects répressifs, prend son premier essor dans des préoccupations qui re-
joignent celles des mouvements de réforme spirituelle, donc également
celles d’un personnalisme chrétien essentiellement antihiérarchique32. Si
son évolution bureaucratique ne permet plus guère de deviner ces origines

28. Cf. PROSPERI 1996, p. 302-325.


29. GRUNDMANN 1968; BOSL 1976; DINZELBACHER 1993.
30. PARAVICINI BAGLIANI-PASCHE 1995; LE BRAS 1955.
31. FOUCAULT 1997 et 1999.
32. Cf. DELUMEAU 1989 et 1990; VAUCHEZ 1987, p. 125-188.
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430 entre histoire et littérature

lointaines dans un contrôle non pas social mais spirituel, il est permis de
mettre en doute que “l’état de la grâce” soit aussi “socialement inutili-
sable” que ne le pense Niklas Luhmann. Les antagonismes entre le moi et
le sur-moi chrétien33, entre “l’individu d’inclusion” visible et “l’individu-
enfant de Dieu” invisible, imposent également de relativiser le cliché
d’une société médiévale statique et stratifiée.

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33. Pour cette variation ironique du concept de Freud cf. VON DEN STEINEN 1976, p. 107-113.
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12. PUBLIC ET PRIVÉ AU COURS DE L’HISTOIRE


ET CHEZ LES HISTORIENS*

I.

Les antonymes «public» et «privé» font aujourd’hui si naturellement


partie du vocabulaire moderne des civilisations occidentales que l’on oublie
facilement qu’ils ont une origine et une histoire. Ils n’existeraient pas si les
juristes romains de la fin de l’Antiquité n’avaient établi cette dichotomie
extrêmement générale afin de classifier l’ensemble de leurs problèmes so-
ciaux et de justifier le pouvoir absolutiste du bas Empire. Grâce au droit ro-
main en effet, les concepts de publicus et privatus font partie des catégories
fondamentales les plus répandues, non seulement dans la langue latine, de
l’Antiquité aux temps modernes, mais aussi, par emprunt ou traduction,
dans toutes les autres langues européennes1. Malgré son origine érudite, cet-
te étonnante continuité ne s’explique pas par la précision des termes, mais
au contraire par leur flou, par leur sémantique ouverte. C’est leur caractère
abstrait et polysémique, experience-distant, qui a assuré leur pérennité2. De

* Traduction inédite de l’article allemand: Die Begriffe «öffentlich» und «privat» in der Ges-
chichte und bei den Historikern, dans Saeculum 49.1 (1998), 161-192, présentée au colloque Au-
tour de la notion de public organisé par B. Bensaude-Vincent et J. Mouchon à l’Université Paris X -
Nanterre le 2 décembre 2002.
1. Hans Müllejans, «Publicus» und «Privatus» im Römischen Recht und im älteren Kanonischen Recht
unter besonderer Berücksichtigung der Unterscheidung von «Ius publicum» und «Ius privatum», (Münchener
theologische Studien 3.2) München 1961, 1964; Dieter Wyduckel, «Ius Publicum». Grundlagen und
Entwicklung des öffentlichen Rechts und der deutschen Staatsrechtswissenschaft, Berlin 1984; Max Kaser,
Ius publicum – Ius privatum, ZRG, Rom. Abt. 103 (1986), 1-101; Peter von Moos, Das Öffentliche
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1998, 3-83; idem, «Öffentlich» und «privat» im Mittelalter. Zu einem Problem historischer Begriffsbil-
dung, (Schriften der Philosophisch-historischen Klasse der Heidelberger Akademie der Wissen-
schaften 33), Winter, Heidelberg 2004.
2. Dario Castiglione - Lesley Sharpe (éd.), Shifting the Boundaries, Transformation of Languages of
Public and Private in the Eighteenth Century, Exeter 1995, Preface. A propos de la distinction «expe-
12-publicettprive 9-09-2005 10:36 Pagina 438

438 entre histoire et littérature

ces «mots-valises» qui ont concilié les phénomènes les plus divergents de
la vie sociale il existe une multitude de définitions, définitions qui ont tou-
jours été controversées et qui le resteront probablement. Car, pour citer
Nietzsche, on ne peut définir «que ce qui n’a pas d’histoire»: l’univoque3.
Reinhard Koselleck, l’un des fondateurs du dictionnaire Geschichtliche
Grundbegriffe, sépare distinctement l’histoire des mots de celle des
concepts, en définissant le mot comme univoque et le concept comme
équivoque4. Un regard rapide sur ce dictionnaire permet cependant d’ap-
préhender le problème majeur de l’histoire d’une telle polysémie. Si l’on
part de la signification actuelle du terme allemand Öffentlichkeit, on trou-
ve sous cette rubrique une longue dissertation sur «l’espace public» bour-
geois constitué au XVIIIe siècle et sur le développement sémantique de
cette notion5. Les acceptions plus anciennes ne sont traitées qu’en exergue,
de sorte que le spectre entier des significations d’Öffentlichkeit semble
quelque peu tronqué. L’auteur de l’article surexpose les connotations vi-
suelles et médiatiques qui dominent depuis l’époque des Lumières, au dé-
triment des implications politiques et sociales antérieures qui renvoient à
la res publica christiana ou à la societas civilis. Si, par contre, on cherche sous
une rubrique plus voisine de la racine latine, par exemple celle qui concer-
ne la prédication historiquement la plus importante de res, c’est-à-dire res
publica, on tombe sur Republik6. L’article correspondant expose de façon as-
sez complète et équilibrée les métamorphoses du concept depuis l’Anti-
quité et ne cache pas que, dans son sens moderne de démocratie, il n’est
qu’un rétrécissement, une réduction à l’univoque, de ce que res publica a si-
gnifié autrefois dans un ample panorama sémantique englobant tout ce qui
se rapportait à l’État, à la collectivité et à la communauté. Dans les langues

rience-near»/«experience-distant» cf. Heinz Kohut, The Analysis of the Self, New York 1971, Prefa-
ce; Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, New York 1973, ch. VII.
3. Zur Genealogie der Moral, II 13, Werke, éd. K. Schlechta, München 81977, vol. II, 820; cf.
Reinhard Koselleck, Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in
Deutschland, éd. Otto Brunner - Werner Conze - Reinhart Koselleck, Stuttgart (Klett-Cotta) 1972,
vol. I, Einleitung, XXIII; Karlheinz Stierle, Historische Semantik und Geschichtlichkeit der Be-
deutung, dans Semantik und Begriffsgeschichte, éd. Reinhart Koselleck, Stuttgart 1979, 154-189, en
part. 165 ss.
4. Einleitung (n. 3), XXII.
5. Lucian Hölscher, Öffentlichkeit, ibid., vol. 4 (1978), 413-467; du même auteur v. également
Öffentlichkeit und Geheimnis, Eine begriffsgeschichtliche Untersuchung zur Entstehung der Öffentlichkeit in
der frühen Neuzeit, Stuttgart 1979.
6. Wolfgang Mager, Grundbegriffe (n. 3), vol. V (1984), 549-651; cf. idem, Zur Entstehung des
modernen Staatsbegriffs, (Abh. der Akademie der Wissenschaften u. der Literatur in Mainz, geistes-
u. sozialwiss. Kl. 1968, 9) Wiesbaden 1968.
12-publicettprive 9-09-2005 10:36 Pagina 439

«public» et «privé» au cours de l’histoire 439

romanes et en anglais, plus qu’en allemand, ce vaste arrière-plan continue


encore aujourd’hui à imprégner les dérivés de publicus.
Nous abordons donc un problème crucial de l’histoire des concepts:
l’historien (du Moyen Âge par exemple) doit-il privilégier le sens d’origi-
ne ou le sens actuel? Koselleck opte pour le second, parce que la séman-
tique récente établie à partir du XVIIIe siècle, époque charnière (Sattelzeit)
entre l’ancien régime et la modernité, lui parait avoir plus de poids pour
l’usage contemporain de ces notions que les influences provenant de pé-
riodes plus éloignées. Cet argument a été à juste titre critiqué comme trop
généralisateur, puisque le renvoi à des couches plus anciennes ou profondes
de notre vocabulaire peut, dans bien des cas, se révéler plus important et
même s’imposer7. Je crois pourtant que l’option elle-même se défend pour
une raison simplement herméneutique. On ne peut pas historiciser entiè-
rement le passé en le décrivant uniquement dans la langue des sources, ni
rêver d’une copie grandeur réelle. Le résultat d’une recherche historique ne
peut se transmettre que par un discours descriptif contemporain8. Ce lan-
gage moderne, lui-même résultat sédimentaire d’une «langue» élaborée
sur une longue durée, ne doit pas être employé de façon naïve, mais méri-
te une attention proprement sémiologique. L’histoire des concepts peut se
justifier de plusieurs façons. Si elle est n’est guère un but en soi, mais seu-
lement un instrument indispensable au «métier d’historien», c’est avant
tout parce qu’elle permet de contrôler notre propre vocabulaire en lui res-
tituant sa perspective historique, de réfléchir aux raisons de ce qui semble
aller de soi9. Dans cette fonction modeste, elle implique aussi l’histoire des
idées, des idéologies et des sciences humaines.
Ceci vaut d’autant plus pour une situation comme la nôtre, où la signi-
fication actuelle des notions «public-privé» est loin d’être évidente. Dans
les études médiévales allemandes, leur emploi a été jusqu’à une époque ré-
cente l’objet d’une forte réticence, sans toutefois que leur application ex-
clusive à la modernité ait été ouvertement discutée10. Dans d’autres pays
par contre, les médiévistes n’ont presque jamais hésité à utiliser les termes

7. Koselleck (n. 3), XIII ss.; Hans Kurt Schulze, Mediävistik und Begriffsgeschichte, dans Festschrift
Helmut Beumann, éd. K.-U. Jäschke - R. Wenskus, Sigmaringen 1977, 388-405, en part. 388 s.
8. John G. A. Pocock, The concept of language and the «métier d’historien»: some considera-
tions on practice, dans The Langages of Political Theory in Early-Modern Europe, éd. Anthony Pagden
(Ideas in Context 4), Cambridge 1987, 19-38, en part. 27 ss.
9. Wolf Lepenies, Melancholie und Gesellschaft, Frankfurt a.M. 1972, 7.
10. Sur ce malaise cf. Martin Bauer, Die «gemain sag» im späteren Mittelalter, Studien zu einem Fak-
tor mittelalterlicher Öffentlichkeit, Erlangen-Nürnberg 1981, 1-15.
12-publicettprive 9-09-2005 10:36 Pagina 440

440 entre histoire et littérature

de «public» et «privé». Cette différence tient-elle à l’esprit des langues ou


aux traditions et habitudes nationales des études médiévales?
Prenons par exemple les travaux d’Otto Brunner, dont l’impact a été
considérable à cet égard. Je pense surtout à Land und Herrschaft (Territoire
et pouvoir seigneurial), paru en 1939 et réédité cinq fois. Brunner consi-
dère comme «stériles» les notions de «public» et «privé» appliquées à des
époques qui ne connaissent pas encore notre dissociation entre l’État sou-
verain et la société bourgeoise11. Ses conceptions, qui ont longtemps consi-
dérablement influencé le médiévisme allemand, sont depuis quelques an-
nées de plus en plus sérieusement remises en question12. La critique la plus
importante, aujourd’hui, porte sur la contradiction flagrante entre, d’une
part, un purisme néo-historiciste poussant le respect naturel de l’altérité
du passé jusqu’à l’interdiction radicale, voire obsessionnelle, de le décrire
autrement que dans le langage et les catégories d’autrefois et, d’autre part,
une conception moderne de «l’Ancienne Europe» qui se révèle de plus en
plus clairement être l’émanation de l’idéologie antidémocratique répandue
au temps de la République de Weimar. Cette «Ancienne Europe» est pré-
sentée comme une entité close, homogène et immuable, qui n’aurait pas
connu d’opposition entre droit et pouvoir, qui aurait établi entre les
hommes un rapport basé sur la réciprocité, réunissant harmonieusement le
peuple et l’autorité, le public et le privé dans un seul tout communautai-
re. Derrière cette image idéalisée se cache la vision antilibérale répandue
entre-deux-guerres, celle de la Volksgemeinschaft et de la konkrete Volksord-
nung (communauté et ordre concret du peuple), mots clés de la dictature
national-socialiste. Dès 1918 on les oppose à ce que l’on considère comme
une modernité importée de l’étranger, une pensée abstraite et rationaliste,

11. Otto Brunner, Land und Herrschaft, Grundformen der territorialen Verfassungsgeschichte Österreichs
im Mittelalter, Wien 1939, Brünn 1943, réimpr. Darmstadt 1973-1984, 123 s. A propos de son
concept de «public» cf. Rüdiger Brandt, Enklaven – Exklaven. Zur literarischen Darstellung von Öf-
fentlichkeit und Nichtöffentlichkeit im Mittelalter, München (Fink) 1993, 20-24.
12. Cf. les remarques critiques de Valentin Groebner, Außer Haus, Otto Brunner und die «al-
teuropäische Ökonomik», Geschichte in Wissenschaft und Unterricht 46 (1995), 69-80; Gadi Algazi,
Herrengewalt und Gewalt der Herren im späten Mittelalter (Historische Studien 17), Frankfurt-New
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12-publicettprive 9-09-2005 10:36 Pagina 441

«public» et «privé» au cours de l’histoire 441

un esprit de nivellement et de division qui transformerait la «communau-


té» en «société» et consacrerait la rupture entre «l’État et la société».
Afin d’écarter des études médiévales ce vocabulaire libéral, Brunner in-
vente des euphémismes, tels que Land und Herrschaft, Schutz und Schirm
(protection et refuge), Treueverband (union par fidélité) et Gefolgschaft (suite
obéissante) et autres archaïsmes du patrimoine germanique, d’ailleurs
presque aussi intraduisibles que le style étymologisant de Heidegger, ce
«jargon de l’authenticité» (Jargon der Eigentlichkeit) pour reprendre l’ex-
pression d’Adorno. Ce rapprochement n’est pas arbitraire puisque Heideg-
ger lui-même a fortement stigmatisé Öffentlichkeit, pour lui l’incarnation
même «de l’inauthentique de la civilisation de masse moderne»13. Des tra-
vaux récents ont montré que si quelques-unes des notions employées par ce
jargon médiévalisant se retrouvent effectivement éparpillées çà et là dans
les sources médiévales, elles n’y ont jamais le sens systématique que Brun-
ner attribue à ces Grundbegriffe. Elles sont avant tout le résultat des pré-
supposés idéologiques des années trente. Sous prétexte d’éviter un vocabu-
laire étranger au Moyen Âge (mittelalterfremd), Brunner commet un ana-
chronisme bien plus grave et global, qui porte atteinte à la structure même
de ce passé. Une complexité sociale souvent chaotique se transforme chez
lui en «totalité communautaire dans un ordre de droit indivisible»14.
Ce refus réactionnaire des mécanismes sociaux contemporains était parta-
gé par la plupart des érudits allemands de l’entre-deux-guerres, qui se ré-
clamaient d’une vieille tradition romantique et idéaliste. Cette attitude, loin
d’être morte avec eux, a durablement imprégné le style du discours médié-
viste, et même persisté dans la deuxième moitié du XXe siècle15. Le tabou
érigé contre l’emploi de «public» et «privé» en est un résidu inconscient.

13. Theodor W. Adorno, Jargon der Eigentlichkeit. Zur deutschen Ideologie, Frankfurt a.M. 1970;
Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris (Fayard) 1982, 171-
205; Peter L. Oesterreich, Philosophen als politische Lehrer: Beispiele öffentlichen Vernunftgebrauchs aus der
Antike und dem deutschen Idealismus, Darmstadt 1994, 24-31; Manfred Riedel, Gesellschaft, Ge-
meinschaft, dans Geschichtliche Grundbegriffe (n. 3) 2 (1979), 801-862, en part. 858 ss. sur la syno-
nymie de Man, Öffentlichkeit et Gesellschaft.
14. Algazi (n. 12), 252 s.
15. Cf. Otto Gerhard Oexle, Das Mittelalter und das Unbehagen an der Moderne: Mittelalter-
beschwörungen in der Weimarer Republik und danach, dans Spannungen und Widersprüche. Gedenk-
schrift f. Frantisek Graus, éd. S. Burghartz et al., Sigmaringen 1992, 125-153. Giles Constable re-
marque que les concepts européens du Moyen Âge sont dominés par leur contraste au présent, ce
qui n’est pas le cas chez les médiévistes américains: The Many Middle Ages. Medieval Studies in
Europe as seen from America, dans FIDEM, Textes et études du Moyen Âge 3, Louvain-la-Neuve 1995,
1-22. Tandis que sur le vieux continent et surtout en Allemagne on préfère accentuer la rupture de
la Révolution française et l’altérité radicale d’un Moyen Âge féodal, la recherche anglosaxonne et
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442 entre histoire et littérature

L’historien désireux de mieux comprendre le contenu actuel des notions


«public et privé» afin d’en évaluer la pertinence dans son champ de travail,
est donc avisé de se détourner du langage en cours dans sa propre discipli-
ne et de s’informer auprès des spécialistes en la matière, les sociologues.
L’ouvrage le plus célèbre sur ce sujet est sans doute la thèse de Jürgen Ha-
bermas Strukturwandel der Öffentlichkeit (La transformation structurelle de
la sphère publique), parue en 196216. Dans son orientation philosophique,
ce travail se situe, en effet, au pôle opposé de l’antimodernisme de Land
und Herrschaft. Habermas partage néanmoins avec Brunner le besoin radi-
cal d’opposer les époques, le Moyen Âge et la modernité, et insiste sur leur
discontinuité. Il emprunte à Brunner et également à Carl Schmitt
quelques catégories essentielles pour décrire l’arrière-plan «féodal» de son
propre sujet, qui est, bien sûr, l’espace public moderne17. Öffentlichkeit,
concept bourgeois du temps des Lumières, devient chez lui la base d’une
vision globale du politique. Il décrit tout d’abord la constitution au
XVIIIe siècle d’une instance publique de jugement fondée sur l’usage pri-
vé de la raison, dans des discours libres qui établissent une sorte de contre-
pouvoir critique à toute autorité étatique qui ne serait pas fondée sur la rai-
son discursive. De cet épisode historique il déduit un modèle de compor-
tement, critère suprême de l’action politique, valable pour les temps mo-
dernes. L’historique de cette idée régulatrice du «public actif et éclairé»
des XIXe et XXe siècles le conduit à en constater le déclin, le passage du
raisonnement critique d’une élite relativement close dans les salons, clubs
et coffee houses, au nivellement qualitatif du discours corrélatif à l’augmen-
tation du nombre des participants, ainsi qu’à la passivité de consomma-

française s’intéresse d’avantage aux continuités, aux origines médiévales de «l’État moderne», de la
souveraineté du peuple ou du parlementarisme, à «l’époque moderne avant l’époque moderne». Cf.
les introductions respectives à deux traductions allemandes de «classiques» de cette dernière ten-
dance: Josef R. Strayer, Die mittelalterlichen Grundlagen des modernen Staats, Köln 1975 (On the Me-
dieval Origins of the Modern State, Princeton 1970) par Hanna Vollrath, ainsi que Ernst Kantorowicz,
Die zwei Körper des Königs, München 1990, 21994 (The King’s Two Bodies, Princeton 1957) par Josef
Fleckenstein.
16. Jürgen Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit, Untersuchungen zu einer Kategorie der bür-
gerlichen Gesellschaft, Neuwied 1962, Frankfurt a.M. 1990, 1995 (avec nouvelle préface); trad.: L’Es-
pace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris (Payot)
1978; The Structural Transformation of the Public Sphere, An Inquiry into a Category of Bourgeois Society,
Cambridge Mass. 1989. La discussion sur cet ouvrage a été majoritairement orchestrée par des so-
ciologues et historiens des temps modernes; cf. Craig Calhoun (éd.), Habermas and the Public Sphere,
Cambridge Mass.-London 1992; Anthony J. La Vopa, Conceiving a Public: Ideas and Society in
Eighteenth-Century Europe, Journal of Modern History 64 (1992), 79-116; Dena Goodman, Public
Sphere and Private Life, History and Theory 31 (1992), 1-20; Castiglione-Sharpe 1995 (n. 2).
17. Cf. Brandt (n. 11), 24-28; Bauer (n. 10), 1-5.
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«public» et «privé» au cours de l’histoire 443

teurs culturels manipulés par les masse-medias, ces obscures instances mi-
privées du marché des opinions. L’espace public se voit ainsi transformé en
lieu de production de préjugés. Il s’est reprivatisé, et même, pour re-
prendre une expression rappelant les ténèbres du Moyen Âge, il s’est «re-
féodalisé». Ce sombre tableau cadre avec l’esprit pessimiste de l’école de
Francfort des années 50, dont Habermas s’émancipera plus tard, et qui,
dans Strukturwandel, est déjà tempéré par une sorte de credo sous-jacent,
l’espoir que l’idéal démocratique des origines ait assez de puissance libéra-
trice pour renverser l’évolution médiatique de l’espace public.
Vingt sept ans après la parution de Strukturwandel, Habermas, au cours
d’un colloque américain consacré à ce livre, a admis quelques lacunes et
imprécisions historiques tout en continuant à soutenir que le concept d’Öf-
fentlichkeit n’était utilisable qu’à partir de l’époque des Lumières et qu’il
était impossible de l’étendre aux XVIe et XVIIe siècles, «without somehow
changing the very concept to such a degree that it becomes something
else»18. Il faut en conclure a fortiori que ce serait un anachronisme de par-
ler d’une Öffentlichkeit médiévale. Habermas reprend donc l’idée directrice
de Brunner, dont il aurait sans doute récusé les raisons s’il les avait perçues,
lui pour qui la séparation de l’État et de la société est une réussite démo-
cratique capitale et non la perte du sens du grand tout social et de la com-
munauté19.
On a reproché à Habermas d’avoir érigé en norme contemporaine le
concept d’Öffentlichkeit constitué à une époque précise, celle des Lumières,
de l’avoir idéalisé et détaché de son contexte historique pour le fixer à ja-
mais dans une définition quasiment atemporelle. Ce glissement de l’his-
toire à la normativité serait cause d’un anachronisme plus grave qui inci-
terait à négliger l’analyse empirique des réalités essentiellement média-
tiques de la fin du XXe siècle20. Il n’est pas question ici, malgré ma sym-

18. Concluding Remarks, dans Calhoun (n. 16), 465; ceci est dirigé contre la contribution
fouillée de David Zaret, Religion, Science, and Printing in the Public Spheres in Seventeenth-Cen-
tury England, ibid., 212-235. Sur la préhistoire du concept bourgeois de «public» cf. l’important
travail d’Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris (Belles Lettres, Histoire)
1994, qui corrige Habermas a beaucoup d’égards.
19. Habermas ne semble pas avoir été conscient de l’idéologie conservatrice et antilibérale de
Brunner ou de Ferdinand Tönnies (cf. Riedel, n. 13), dont l’ouvrage Kritik der öffentlichen Meinung,
Berlin 1922, anticipe quelques-unes de ses thèses. Sur le concept idéologique de «communauté» cf.
Odo Marquard, «Das Über-Wir. Bemerkungen zur Diskursethik», dans Das Gespräch (Poetik und
Hermeneutik 11), éd. Karlheinz Stierle - Rainer Warning, München 1984, 29-44.
20. Cf. Arthur Imhof, «Öffentlichkeit» als historische Kategorie und als Kategorie der Histo-
rie, Schweizerische Zeitschrift für Geschichte (N° spécial: Öffentlichkeit) 46 (1996), 3-25; Karl-Siegbert
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444 entre histoire et littérature

pathie pour la position d’Habermas, d’entrer dans ce débat de sociologues.


Je voudrais seulement y apporter une considération philologique. Est-il
certain que les participants du colloque aient parlé de la même chose?
Etaient-ils conscients des malentendus possibles inhérents aux variations
de sens des mots dans des langues différentes?
La notion allemande d’Öffentlichkeit englobe un spectre sémantique bien
plus large que celle que les traductions univoques et spatiales de public spa-
ce ou «espace public» permettent de deviner. L’allemand est la seule langue
en Europe occidentale capable de cette hypostase qui consiste à dériver de
l’adjectif public le substantif abstrait Öffentlichkeit, singulier collectif qui
désigne une entité active et responsable. (Il faut souligner qu’en français
«le public» comme substantif, abstraction faite du sens étroit d’auditoire,
est seulement le terme générique de tout ce qui est public, et non pas une
personnification métaphysique). En outre, la signification primordiale
d’Öffentlichkeit n’est pas «peuple», «État» ou «fonction publique», mais
bien «visibilité», «transparence» et «notoriété». L’étymologie du mot,
l’ancien allemand offenlîch, qui signifie «ouvert» dans le sens de «manifes-
te», est presque toujours restée dominante du Moyen Âge à nos jours.
L’antonyme de «public» est plus ou moins bipolaire dans toutes les
langues, car son sens oscille entre «privé» et «secret». L’allemand met l’ac-
cent sur «secret», les langues romanes et l’anglais sur «particulier», «sans
fonction», «inofficiel», donc «privé». Une catégorie perceptive s’oppose à
une catégorie fonctionnelle. A l’époque moderne l’allemand a été néan-
moins contraint d’importer ou de naturaliser la dichotomie romane de
«public-privé» (ne fût-ce que pour traduire les termes du droit romain).
Une couche plus récente se superpose donc à l’ancienne sémantique. Il en
résulte dans l’allemand contemporain un amalgame curieux, car Öffentlich-
keit peut à la fois avoir le sens perceptif et visuel de «manifeste» et le sens
politico-social de collectivité universelle. Richesse ou manque de clarté?
Peut-être les deux à la fois ...
Par contre, en partant des dérivés actuels du latin publicus, contraction
de popolicus à poplicus, qui désigne à l’origine «ce qui se rapporte, appartient

Rehberg, Die «Öffentlichkeit» der Institutionen, dans Öffentlichkeit der Macht – Macht der Öffentli-
chkeit, éd. Gerhard Göhler, Baden-Baden 1995, 181-211; Rolf Ebbinghausen, Arkanpolitik und
ihre Grenzen unter den Bedingungen von bürgerlichem Verfassungsstaat und Parteiendemokratie,
ibid., 231-239, ainsi que plusieurs remarques critiques contre l’idéalisation excessive des Lumières
par Habermas chez Castiglione-Sharpe (n. 2), 6-19, 131-150, 172-176, 225-237 et Calhoun (n.
16), 73-98, 143-163; Michael Hofmann, Uncommon sense, Zur Kritik von Öffentlichkeit als demokrati-
schem Idol, Mainz 1988.
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«public» et «privé» au cours de l’histoire 445

ou revient au peuple»21, on constate facilement qu’öffentlich ne rend que


partiellement le sens institutionnel et collectif de «public» (fr. et angl.) ou
«pubblico» (it.), etc. Sémantiquement aussi riche que flou, il combine en
effet des connotations étatiques et autoritaires avec des associations ren-
voyant à la communauté et à la cohésion sociale. Pour citer quelques
exemples: en latin, le soleil peut être désigné par lux publica, Pétrarque
qualifie Adam de père de l’humanité, publicus pater22. Même res publica, no-
tion clé des Romains qui, dans son sens de «chose publique», a connu une
grande fortune dans le langage politique français, ne peut se traduire lit-
téralement en allemand par öffentliche Sache, mais doit faire appel à des ex-
pressions dérivées de la racine gemein (commun). Au Moyen Âge le concept
d’État res publica est traduit par gemeiner Nutzen, Gemeinnutz, qui signifie
également «bien commun», «intérêt général». Actuellement, on choisirait
plutôt Gemeinwesen (être commun)23. Car öffentlich ne désigne pas les choses
qui appartiennent à tous, mais celles qui peuvent être vues de tous. Né-
gligeant la sémantique de la possession ou de l’usage, ce mot dénote avant
tout la visibilité réelle et connote la visibilité virtuelle24.
On pourrait se livrer à des considérations analogues sur le concept de
«privé», qui a un sens plus étroit en allemand car il cerne plus sensible-
ment le domaine de l’intimité et de l’intériorité. Les autres langues ne
l’emploient souvent que comme synonyme abstrait et fonctionnel de «par-
ticulier» ou «quotidien»25. Mais je passe outre, parce que «privé» se défi-
nit le plus souvent comme une catégorie résiduelle de «public», et que

21. Cf. Hans Drexler, Res publica, Maia 9 (1957), 247-281.


22. Lux publica par ex. Cicéron, Verr. 2.5.3; Ovide, Met. 2.35; id., Ex Pont. Ep. IV 13.3; Sénèque,
Ep. 9; Petrarque, De viris illustribus, éd. G. Martellotti, Prose, Milano-Napoli 1955, 228: Primum in
hac acie, non quidem merito, sed etate, locum teneat ille generis nostri publicus pater, Adam, de quo ... quid
dicam? Cf. Hölscher 1979 (n. 5), 49 s.
23. Cf. Hölscher (n. 5), 58-61; Adolf Diehl, Gemeiner Nutzen im Mittelalter, Zeitschrift für
württembergische Landesgeschichte NF 1 (1937), 296-315, en part. 300 ss. sur des chartes suisses bi-
lingues qui traduisent res publica par Gemeinnutz; Winfried Eberhard, «Gemeiner Nutzen» als op-
positionelle Leitvorstellung im Spätmittelalter, dans Renovatio et Reformatio, Wider das Bild von «fins-
teren» Mittelalter, Fetschr. Ludwig Hödl, éd. M. Gerwin - G. Ruppert, Münster 1985, 195-214; Jörg
Rogge, Für den gemeinen Nutzen. Politisches Handeln und Politikverständnis in Augsburg im Spätmitte-
lalter (Studia Augustana 6), Tübingen 1996; Winfried Schulze, Vom Gemeinnutz zum Eigennutz, Über
den Normenwandel in der ständischen Gesellschaft der Frühen Neuzeit (Schriften des hist. Kollegs 13),
München 1987.
24. Hölscher 1979 (n. 5), 13.
25. Le titre des 3 vols. publiés par Philippe Ariès et Georges Duby (Paris 1985-1986), Histoire
de la vie privée, se réfère plus à la vie quotidienne qu’à la vie intime. La traduction allemande Ge-
schichte des privaten Lebens (Frankfurt a.M. 1990) est plus ambivalente à cet égard.
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446 entre histoire et littérature

c’est bien «public», et non «privé», qui est au centre des débats sur le sens
de ce double concept.
Ces différences sont loin d’être de simples curiosités linguistiques,
puisque la notion allemande, qui est visuelle, et la notion collective des
autres langues ont créé des interférences entre différentes habitudes de
penser, entre des traditions de recherche divergentes, de sorte que le débat
autour d’Habermas, mêle deux discours mal assortis. Dans öffentlich se
cache surtout un autre idéal politique, une autre idée régulatrice que dans
«public», ce qui est d’autant plus subtil à distinguer que le sens profond
de ces deux notions a été redécouvert presqu’en même temps, au XVIIIe
siècle. Ces deux concepts normatifs autorisent deux réponses à l’absolutis-
me, l’une intellectuelle et rationaliste, l’autre institutionnelle et démocra-
tique, qui se soutiennent mutuellement sans se confondre. Ainsi que le
montre le remarquable livre de Koselleck Kritik und Krise, l’absolutisme
trouve sa justification dans la volonté de mettre un terme à la «guerre ci-
vile» des religions en se réclamant de la ratio publicae utilitatis. A l’idée ro-
maine et surtout médiévale du bien commun, synonyme d’utilitas publica,
il substitue celle de «raison d’État». Les théoriciens de l’ordre absolutiste
en déduisent le monopole monarchique du pouvoir et la priorité des arca-
na imperii ou de la politique secrète. Ils dissocient les sphères non seule-
ment réelles, mais conceptuelles du politique (du public) et du privé avec
un tranchant spécifique jamais connu auparavant. C’est une «transforma-
tion structurelle de la sphère publique» peut-être encore plus importante
que celle qu’Habermas décrit. Pour garantir la paix confessionnelle le prin-
ce assume seul la responsabilité de l’État mais laisse à ses sujets la liberté
du forum internum, liberté de conscience et d’opinion sans incidence poli-
tique. C’est une compensation de la perte de leur liberté politique, de leur
obéissance passive, de leur mise sous tutelle. La notion de «public» est sé-
mantiquement rétrécie, réduite au monopole princier d’une politique dont
les citoyens sont désormais exclus26.
Dans les langues dérivées du latin, dans lesquelles l’ambivalence du
concept a toujours permis l’amalgame entre peuple et Etat, cette mystifi-

26. Reinhart Koselleck, Kritik und Krise, Eine Studie zur Pathogenese der bürgerlichen Welt, Frank-
furt a.M. 1959, 7e éd. 1992, 11-40; cf. également Merlin (n. 18), 52-57. Sur le caractère constitu-
tif (sous-estimé par Habermas) de ce changement pour la naissance de la société moderne cf. plu-
sieurs contributions dans Castiglione-Sharpe 1995 (n. 2) par ex. John Brewer (5-19); Edoardo Tor-
tarolo (131-150); Maria Luisa Pesante (172-195); Jonathan Barry (220-237) ainsi que Zaret (n. 18).
A propos du rapport entre «raison d’État» et «bien commun» cf. infra, n. 28.
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«public» et «privé» au cours de l’histoire 447

cation conceptuelle qui camoufle la dépréciation de l’espace public, est


sans doute moins sensible qu’avec le terme allemand öffentlich, qui induit
immédiatement la contradiction intrinsèque entre le mot et la chose, entre
transparence et dissimulation. Ce mot subsiste cependant dans le langage
officiel pour désigner les nouveaux rapports de pouvoir, parce qu’en tant
qu’antithèse radicale de «privé» (au sens d’insignifiant, négligeable, sans
intérêt), il rend un utile service d’exclusion. Öffentlich englobe tout ce qui
ne concerne que le seul souverain et sa bureaucratie27.
Il est donc logique qu’au XVIIIe siècle les cercles critiques allemands
transforment la signification nouvellement établie de öffentlich («non pri-
vé») en «visible» et «non secret», concept merveilleusement approprié à la
métaphore centrale des «Lumières», alors que d’autres pays se sont préoc-
cupés de rendre à «public», dont l’ambiguïté a permis à l’autoritarisme
une interprétation abusive, son premier éclat populiste de «pour tous»,
«non particulier», «non monarchique». Dans les langues latines et issues
du latin, on peut en effet, que ce soit dans la législation de Justinien, les
théories organologiques ou les mouvements communautaires du Moyen
Âge, désigner à la fois l’ensemble du peuple ou l’autorité solitaire par les
mêmes qualificatifs dérivés de cette notion universelle. La «tête» de l’ab-
solutisme ayant pour ainsi dire sémantiquement englouti le «corps poli-
tique» (comme le montre admirablement le bon mot apocryphe «L’État
c’est moi»28), il devient essentiel, en France surtout, de rétablir res publica
dans son premier sens volontariste de «chose du peuple» et d’en tirer le
postulat de la souveraineté du peuple29.
Ces deux exigences, transparence et participation générale, confluent
sans doute partout en Europe après 1789, mais ce n’est pas par hasard si

27. Cf. Hölscher 1979 (n. 5), 124-135; cf. ibid., 56 ss., la supposition raisonnable qu’au XVIIe
siècle öffentlich aurait supplanté l’anciennne traduction de publicus par gemein, parce que l’évocation
de la communauté et du lien social de gemein aurait trop explicité la perversion de l’ancienne sé-
mantique par l’absolutisme. Ceci va de pair avec l’établissement du nouveau sens péjoratif de gemein
pour «vil» et «roturier» et correspond également au refoulement de Gemeinwesen (chose publique,
commune) par Staat (État).
28. Cf. Ernst H. Kantorowicz, The Kings’s Two Bodies (1957), Princeton 1997, 264-265; Gaines
Post, Ratio publicae utilitatis, ratio status und «Staatsräson» (1961), dans idem, Studies in Medieval Le-
gal Thought, Public Law and the State, 1100-1322, Princeton 1964, 241-309).
29. Dans l’histoire du droit l’ébauche de cette souveraineté se trouve déjà dans la lex regia ro-
maine. A la fin du Moyen Âge, le concept fut réactivé dans le sens communal grâce au principe quod
omnes tangit ab omnibus approbetur; cf. Arthur P. Monahan, Consent, Coercion, and Limit. The Medieval
Origins of Parliamentary Democracy, Leiden 1987; Post, Studies (n. 28); Heinz Rausch (éd.), Die ges-
chichtlichen Grundlagen der modernen Volksvertretung, vol. 1, Darmstadt 1980.
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448 entre histoire et littérature

c’est en Allemagne, pays obéissant et soumis où le principe monarchique


survit encore pour longtemps, qu’un idéal de constitution raisonnable et
libre de l’opinion publique est, depuis Kant, au centre des discussions sur
le concept de public30. En dehors de l’Allemagne, par contre, cet idéal de
la «volonté générale» et du «contrat social» permet de concevoir et d’éta-
blir des institutions démocratiques, qui non seulement ouvrent à «l’opi-
nion publique» un espace d’expression, mais lui rendent, avec le scrutin,
le pouvoir de décision.
Pour nous en tenir à l’histoire des mots, bien qu’elle soit inséparable de
celle des choses, il est intéressant de noter la différence de problématiques,
en Allemagne et ailleurs, suscitée par le nouveau mot d’ordre d’«opinion
publique»31. Si ce concept moderne d’origine française et anglaise fait,
partout et tout au long des XIXe et XXe siècle, l’objet d’une vive discus-
sion sur sa légitimité de fait ou de droit, les réponses qui portaient aupa-
ravant essentiellement sur la composition de cette opinion sont aujour-
d’hui orientées sur la valeur des sondages. Pierre Bourdieu32 résume toute
une tradition critique, radicalement démocratique, sous le titre provoca-
teur: «L’opinion publique n’existe pas», en affirmant que cette idée est une
«imposition systémique» qui cache des intérêts privés: «... cette opinion
publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler
que l’état de l’opinion à un moment donné du temps est un système de
forces, de tensions et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter
l’état de l’opinion qu’un pourcentage».
Ce discours prend en Allemagne une connotation plutôt métaphysique.
C’est moins la composition réelle de «l’opinion» qualifiée de «publique»
qui passionne les esprits, que le porteur d’opinions lui-même, appelé
d’abord Publikum, plus tard Öffentlichkeit, et considéré comme l’instance de
jugement de la collectivité. Tout un vieux débat scolastique concernant la
réalité de «personnes fictives ou juridiques», de collectivités représentées,
est réactivé entre de nouveaux nominalistes et réalistes, parce que le
concept lui-même invite, soit à «l’essentialisme» et même à l’idolâtrie, soit

30. Cf. Imhof (n. 20), 7 s.; Wolfgang Labuhn, «Öffentliche Meinung», Zu ihrer Wort- und Be-
griffsgeschichte im Deutschen, Zeitschrift für deutsche Philologie 98 (1979), 209-217, en part. 213 s.;
Edoardo Tortarolo, Censorship and the Conception of the Public in late Eighteenth-Century Ger-
many: Or, are Censorship and Public Opinion Mutually Exclusive?, dans Castiglione-Sharpe (n. 2),
131-150.
31. Cf. Labuhn (n. 30).
32. L’opinion publique n’existe pas (1972), dans Questions de sociologie, Paris (Minuit) 1984, 224.
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«public» et «privé» au cours de l’histoire 449

au négativisme radical33. Citons quelques exemples «nominalistes»: en


1797 déjà, Friedrich Schlegel écrit34: «Plus d’un parle du public comme
de quelqu’un avec qui il aurait déjeuné à l’hôtel de Saxe, lors de la foire de
Leipzig. Qu’est-ce donc que ce public? Le public n’est pas une chose, mais
une pensée, un postulat, comme l’Église». Plus récemment, Arnold Geh-
len analyse Öffentlichkeit en ces termes35: «... on pense vaguement à
quelque chose comme une conscience collective supra-personnelle, à la-
quelle on attribue des opinions. C’est une fiction analogue à celle de l’idée
de l’Art ou de la Science. Le Public, à vrai dire, n’existe pas, mais seule-
ment un certain nombre d’auditoires continuellement changeant de com-
position et d’intersections, et pourtant il est une sorte de fétiche». Ceci
vaut d’être cité pour la seule raison qu’en allemand Öffentlichkeit désigne
surtout une instance substantialisée incarnant l’Opinion publique36.
Pour revenir à Habermas, on peut considérer qu’il écrit une critique so-
cio-philosophique allemande du «public porteur d’opinion publique»
dans la tradition normative de Kant, et que ses lecteurs non-allemands ris-
quent fort de la comprendre de travers en la mesurant à l’aune de Rousseau
et plus généralement de toute la théorie politique depuis Marsile de Pa-
doue. Ceci explique qu’on lui ait reproché à plusieurs reprises d’avoir li-
mité son concept de public à la période allant de la fin du XVIIIe siècle à
notre présent, en négligeant les étapes plus anciennes de l’idée démocra-
tique, les villes-cité italiennes, les confédérations et les mouvements reli-
gieux du XIVe siècle, et le prélibéralisme dont les premières théories ap-
paraissent déjà dans les villes de commerce allemandes au XVIe siècle37. A

33. Cf. Hölscher 1979 (n. 5), 111-117; Anthony La Vopa, Conceiving a Public: Ideas and So-
ciety in Eighteenth-Century Europe, Journal of Modern History 64 (1992), 79-116, sur la «trans-
cendance universalisante»; Merlin (n. 18), 24, distingue «public de fait» et «public de droit»; ibid.,
59-87, sur la réalité des personnes fictives. A propos des bases médiévales de ce problème cf. Pier-
re Michaud-Quantin, Universitas, Expressions du mouvement communautaire dans le Moyen Âge latin, Pa-
ris (Vrin) 1970, 201-218.
34. Kritische Fragmente (1797), dans ses Kritische Schriften, éd. W. Rasch, München 1964, 9.
Cf. Merlin (n. 18), 24-32, qui fait d’ailleurs de cette citation la devise de son livre.
35. Die Öffentlichkeit und ihr Gegenteil (1973), dans Gesamtausgabe, vol. 7, éd. Karl-Siegbert
Rehberg, Frankfurt a.M. 1978, 346; cf. Rehberg (n. 20), 200 ss.: «Die Öffentlichkeit» als institu-
tionelle Fiktion.
36. Cf. Dominique Reynié, ‘Opinion publique’, dans Dictionnaire de philosophie politique, Philip-
pe Raynaud - Stéphane Rials Paris (PUF) 1996, 441-447. – Une barrière linguistique analogue est
analysée par Riedel (n. 13) à propos de la différence spécifiquement allemande entre Gesellschaft (so-
ciété) und Gemeinschaft (communauté), qui n’a pas véritablement d’équivalent dans d’autres
langues.
37. Zaret (n. 18); Merlin (n. 18), 24-32, 65-87, 386-394; Wyduckel (n. 1), 35-42; W. Schulze
(n. 23) à propos de la constitution théorique du libéralisme.
12-publicettprive 9-09-2005 10:36 Pagina 450

450 entre histoire et littérature

la conception de repräsentative Öffentlichkeit, seule forme de public pour Ha-


bermas avant le XVIIIe siècle, on peut objecter que cette sorte de mise en
scène du pouvoir n’est qu’une manifestation spécifique de l’absolutisme,
que rien ne permet d’étendre à l’époque féodale tout entière. La démons-
tration des droits du seigneur devant un public passif, cet euphémisme de
la politique des secrets d’État, ne serait qu’une réaction autoritaire particu-
lière répondant, au XVIe siècle, à la crise du Moyen Âge finissant, aux mou-
vements populaires des bourgeois et des paysans et plus tard des militants
confessionnels, tous soucieux d’une participation plus grande dans les af-
faires de la communauté38. Il faut cependant comprendre que ces critiques,
sans doute fondées, ont pour base une autre conception du public, non pu-
bliciste mais politique, celle du corps social et du bien commun. En ce qui
concerne l’époque contemporaine, l’on peut certes ramener les concepts de
public avancés et par Habermas et par ses adversaires, à différentes utopies
introduites à des époques antérieures qui ne subsisteraient que dans la me-
sure où elles n’ont été qu’incomplètement réalisées. On pourrait également
évoquer Hannah Arendt, pour qui la polis athénienne est l’apogée et le mo-
dèle éternel de la sphère publique39, ou encore Richard Sennett rêvant du
public prémoderne, la civil society, dont il situe paradoxalement le déclin, le
Fall of Public Man, à l’époque des Lumières glorifiée par Habermas40. L’idée
platonique du public est décidément un caméléon.

38. Plusieurs observations critiques à propos d’Habermas, dans une perspective médiéviste, se
trouvent dans Das Öffentliche und das Private ... (n. 1). Cf. également Horst Wenzel, Repräsentation
und schöner Schein am Hof und in der höfischen Literatur, dans Höfische Repräsentation, Das Zere-
moniell und die Zeichen, éd. Hedda Ragotzky - Horst Wenzel, Tübingen 1990, 171-208; Bernd
Thum, Öffentlichkeit und Kommunikation im Mittelalter. Zur Herstellung von Öffentlichkeit im
Bezugsfeld elementarer Kommunikationsformen im 13. Jh., ibid., 65-87. Concernant la différen-
ce essentielle entre la présence visible du prince dans le sens de la gubernatio rei publicae et la mise
en scène absolutiste (puis totalitaire) de la «raison d’État» cf. Merlin (n. 18), 24-112; Michel Se-
nellart, Les arts de gouverner, Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris (Seuil) 1995, 279-
284; Bauer (n. 10), 161 ss., 248 ss.; Maurizio Viroli, From politics to reason of state. The acquisition and
transformation of the language of politics 1250-1600 (Ideas in context 22), Cambridge 1992, 252-295;
Andreas Kablitz, Der Fürst als Figur der Selbstinszenierung. Machiavellis «Principe» und der Ver-
fall mittelalterlicher Legitimationen der Macht, dans «Aufführung» und «Schrift» in Mittelalter und
Früher Neuzeit, éd. Jan-Dirk Müller, Stuttgart-Weimar 1996, 530-561; Herfried Münkler, Die Vi-
sibilität der Macht und die Strategien der Machtvisualisierung, dans Göhler (n. 20), 213-230.
39. Hannah Arendt, The Human Condition, New York 1958, ch. II: The public and the private
realm. Cf. Sheila Benhabib, Models of Public Space: Hannah Arendt, the Liberal Tradition, and Jür-
gen Habermas, dans Calhoun (n. 16), 73-98; Arlene W. Saxonhouse, Classical Greek Conceptions
of Public and Private, dans Benn-Gaus (n. 44), 363-384; cf. infra, n. 48 à propos de Swanson.
40. Richard Sennett, The Fall of Public Man, New York 1974; Les tyrannies de l’intimité, Paris
(Seuil) 1979.
12-publicettprive 9-09-2005 10:36 Pagina 451

«public» et «privé» au cours de l’histoire 451

II.

L’histoire des idées et des normes n’est donc pas la meilleure voie dans
la recherche du sens actuel de «public et privé», parce qu’elle se rattache
trop souvent à une époque particulière, admirée ou exécrée (comme celle
du Moyen Âge ou celle des Lumières). Pour dépasser la sémantique idéale,
nécessairement controversée dans une société pluraliste, on pourrait tenter
de trouver des définitions formelles, techniques, logiquement universelles,
dont le caractère transhistorique permettrait paradoxalement de mieux dé-
crire la spécificité historique des phénomènes. Dans cette direction, deux
approches me semblent particulièrement aptes à nous sortir de l’impasse
des imprécisions habermasiennes: la théorie de l’action du pragmatisme
philosophique, la version de John Dewey en particulier, et l’analyse des di-
mensions fondamentales du langage courant d’aujourd’hui, entreprise, il y
quelques années, par un groupe de politologues américains.
Dans son ouvrage de 1927, The Public and its Problems, John Dewey se
concentre sur la distinction entre «public» et «privé», à partir de laquelle
il tente d’échafauder une théorie de l’État ayant une «universalité suffi-
sante» pour s’appliquer aux formations politiques de tous temps et de
toutes cultures41. Son mode de généralisation repose sur un emploi exclu-
sivement «fonctionnel» (non structural) des concepts. Ni les structures va-
riables des états réels ou d’autres institutions politiques dans l’histoire, ni
«l’essence» terriblement controversée du zoon politikon naturel ou idéal, ni
même le critère classique selon lequel le monopole du pouvoir serait la
ligne de démarcation entre les états modernes et prémodernes, ne rentrent
dans ce modèle. Dewey accepte pour seul critère la différence de répercus-
sions possibles des actions sociales: soit les interactions entre humains ont
des conséquences qui ne retombent que sur les agents eux-mêmes, soit
elles se répercutent sur d’autres. Si ces suites touchent exclusivement les
acteurs, elles sont privées et n’ont pas besoin d’être contrôlées par la socié-
té; ce qui est normalement le cas dans les amitiés, les familles, les voisi-
nages et autres formes de face to face communities. Si, par contre, les consé-
quences transcendent les agents eux-mêmes et affectent des collectifs plus
ou moins grands qui les perçoivent comme des nuisances et des atteintes à
leur autonomie, le besoin commun de régularisation et d’endiguement de
ces conséquences crée, d’abord de façon informelle, la première fonction

41. John Dewey, The Public and its Problems, Chicago 1927, en part. ch. II.
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452 entre histoire et littérature

publique. Si les mesures prises sont efficaces et durablement organisées, de


ce «public» naît l’État, avec tout ce qui garantit le contrôle des effets gé-
néraux d’actions particulières, comme les contrats, les arbitrages, les asso-
ciations, jusqu’aux systèmes fiscaux et aux grandes bureaucraties. La fron-
tière entre le public et le privé est donc le besoin de contrôle des consé-
quences publiques d’action privées, frontière évidemment très floue et va-
riable selon les cultures. Si elle n’est pas stable, c’est surtout parce que les
représentants du «public» chargés de faire ce contrôle ont toujours ten-
dance à agir eux-mêmes dans leur intérêt privé. Ainsi les personnes pu-
bliques deviennent-elles à leur tour une menace pour ceux qu’elles doivent
protéger des ingérences «privées», qui vont naturellement eux-mêmes se
soulever contre les traîtres de la res publica.
L’État n’est donc pas un phénomène naturel à croissance organique, mais
une forme culturelle très tardive de l’association humaine, perpétuellement
changeante, dont la seule constante est purement formelle et abstraite: un
besoin général de régularisation publique des intérêts privés. Ce modèle,
malgré l’apport sans doute un peu simple du «nouveau libéralisme» philo-
sophique42, a l’avantage de nous libérer salutairement des poncifs de «pu-
blic» et «privé» concoctés dans la cuisine essentialiste de l’indestructible
idéalisme allemand. Permettez-moi une observation «privée»: Dans le
contexte international contemporain, Dewey me paraît beaucoup plus ac-
tuel qu’Habermas. Mais pour rester dans la sémantique historique, le mo-
dèle de Dewey a également l’avantage d’être plus proche des conceptions
romaines (libérales elles aussi) qui dominent toute l’histoire du concept jus-
qu’au XVIIIe siècle. Il est intéressant de noter que la traduction allemande
de The Public and its Problems utilise Öffentlichkeit dans son titre, malgré la
contradiction évidente avec le sens particulier, internationalement à la
mode aujourd’hui, qu’Habermas donne à ce mot, c’est-à-dire: «la discursi-
vité libre de la vie civile». La comparaison de ces deux philosophes montre
d’ailleurs bien ce que chacun isole et exagère dans le vaste champ séman-
tique de «public». Si Habermas néglige totalement le sens étatique de ce

42. Sur cette catégorie qui inclut entre autres L. T. Hobhouse, D. G. Ritchie, J. Rawls cf. Stan-
ley I. Benn - Gerald F. Gauss, The Liberal Conception of the Public and the Private, dans Benn-
Gauss (n. 44), 31-66, en part. 50-66; sur Dewey, ibid., 197-222, 203: «the most socialist of the
new liberals»; sur son pragmatisme philosophique cf. Robert B. Westbrook, John Dewey and the
American Democracy, Ithaca-London (Cornell UP) 1991, 293-230. Plus que d’autres représentants
d’un courant qui s’intéresse surtout aux aspects économiques de la société actuelle, Dewey souligne
l’universalité historique et ethnologique de son modèle, qui n’est ni mimétique ni utopique, mais
correspond plutôt au «type idéal» de Weber.
12-publicettprive 9-09-2005 10:36 Pagina 453

«public» et «privé» au cours de l’histoire 453

mot, Dewey refoule sa connotation médiatique et perceptive. Car «public»


est souvent à la fois ce qui concerne tous et ce qui est vu par tous43.

La deuxième méthode pour définir les notions de «public et privé», la


description sociolinguistique de leur usage dans le langage courant, me
semble plus prometteuse. Cette approche traite tout d’abord de la bizarre-
rie des homonymes. Quel rapport y a-t-il entre jardin public, fille pu-
blique, trésor public, opinion publique et salut public? Entre appartement
privé, audience privée, entreprise privée, école privée, chapelle privée ou
encore le Privatdozent allemand, «chargé de cours non-salarié»? Leur com-
mun dénominateur peut se comparer à celui de «fin» dans des expressions
comme «fine mouche», «fin connaisseur» et «fine lame». Dans tous ces
cas, il y a glissement de sens entre la proprieté et la métonymie. Les mul-
tiples connotations relationnelles ont tout au plus ce que Wittgenstein ap-
pelle un «certain air de famille». Pour mettre de l’ordre dans cet imbro-
glio, les politologues américains Stanley I. Benn et Gerald F. Gauss ont, en
1983, proposé de ne plus s’arrêter à la sémasiologie directe des concepts,
mais d’en chercher les universaux, les «dimensions», c’est-à-dire les ma-
nières dont les prédicats sont logiquement toujours et partout liés aux su-
jets44. Voyons si ces dimensions, qu’ils systématisent à partir de l’anglais
moderne, sont véritablement universelles, aptes à diviser l’ensemble des
usages possibles dans toutes les langues. Il y en a trois: access, agency, et in-
terest, accessibilité, capacité d’agir et intérêt. (Le langage scolastique les au-
rait appelés causa materialis, causa efficiens et causa finalis).
L’intérêt public et l’intérêt privé sont définis par leur but: l’intérêt du
plus grand nombre ou celui des individus. Il est général ou particulier
dans un sens neutre, altruiste ou égoïste dans un aspect moral. La capaci-
té d’agir est privée ou publique selon le rapport de l’action à la source de
sa légitimité ou motivation, qui peut être l’autorisation institutionnelle
ou la responsabilité personnelle. On peut agir par mandat ou en son
propre nom. L’accessibilité est la dimension sémantiquement la plus lar-

43. Une autre faiblesse du modèle est son ambivalence concernant le statut individuel ou col-
lectif de l’action, fondatrice d’institutions. Dewey, en libéral traditionnel, semble privilégier l’in-
dividu entouré de la famille, de la tribu ou d’autres petites communautés comme le primum movens
associatif, bien que son «fonctionnalisme orienté vers la communauté» implique une téléologie col-
lective.
44. Stanley I. Benn - Gerald F. Gaus, The Public and the Private: Concepts and Action, dans
Public and Private in Social Life, éd. Benn-Gaus, London 1983, 3-27.
12-publicettprive 9-09-2005 10:36 Pagina 454

454 entre histoire et littérature

ge: elle inclut des espaces, des activités, des informations et des moyens
économiques. La différence si importante en allemand entre «manifeste»
et «secret» y figure seulement comme un cas particulier de la sous-di-
mension access to information.
Ainsi la bipolarité essentielle de l’antonyme de «public» semble esca-
motée dans ce fourre-tout sémantique. Néanmoins la catégorie de l’accès à
l’information peut se défendre en principe par la priorité incontestable
qu’accorde le latin, et par conséquent également l’anglais, à «privé» sur
«secret», priorité qui se rencontre même en allemand dans certains cas
comme Privatbrief.
Ces trois dimensions peuvent se recouper ou diverger, elles créent un en-
semble de gradations sémantiques. Le CNRS est une institution de droit
public, d’accessibilité restreinte, destinée au profit intellectuel privé de
chercheurs qui travaillent en leur propre nom pour le bien public, pour le
progrès des sciences. Le mariage est une institution publique, autorisée par
l’État ou l’Église, utile instrument de contrôle social, bien qu’il soit l’in-
carnation même du privé pour les deux personnes concernées. Ces trois di-
mensions peuvent enfin être définies de façon descriptive ou normative.
C’est surtout dans la dimension de l’intérêt, que «public» et «privé»,
considérés comme notions de valeur ou de non-valeur, peuvent le plus fa-
cilement se transformer en dichotomie et écarter toute gradation descrip-
tive possible. Ces opposés subcontraires deviennent alors de vrais opposés
contraires. Le bien public et l’égoïsme privé s’excluent mutuellement, ce
qui n’est pas nécessairement le cas pour les notions «marché public» et
«marchands privés», «jardin public» et «rendez-vous amoureux». Actuel-
lement une «lettre privée» se définit de façon normative par l’exclusion de
tiers lecteurs. À la question de savoir si une lettre est privée, nous sommes
obligés de répondre par oui ou par non. On ne peut pas dire: «ma lettre
d’aujourd’hui est un peu plus privée que celle d’hier». Cette gradation se-
rait pourtant possible dans une culture qui ignorerait notre concept nor-
matif de secret épistolaire. Les lettres du Moyen Âge, même adressées à des
destinataires individuels, étaient le plus souvent également des «lettres
ouvertes»45.
En termes de valeurs, ce double concept prend naturellement un aspect
asymétrique, qui n’est toutefois pas toujours apparent. Si nous entendons

45. Cf. Giles Constable, Letter and Letter-Collections (Typologie des sources du Moyen Âge occi-
dental, Fasz. 17) Turnhout 1976, 22-25.
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«public» et «privé» au cours de l’histoire 455

«public» au sens d’intérêt général et de bien commun, le concept de «pri-


vé» se teinte facilement d’une couleur plus ou moins négative. C’est pour-
quoi, au Moyen Âge, «public» est souvent associé à l’amour du prochain,
«privé» à la tyrannie et à la discorde. L’inverse se produit, quand nous par-
lons de la valeur moderne de privacy, qui désigne la protection de la sacro-
sainte sphère privée contre tout intrus illégal et s’oppose au concept per-
vers de «public» dans le langage du journalisme à sensation, où, ainsi que
l’exprime Günther Anders, il absorbe si complètement son opposé que
«privé» ne signifie plus rien d’autre que «pudibond et démodé». «La
vieillerie du privé» fait partie de la «vieillerie de l’homme» (Die Anti-
quiertheit des Menschen)46. La parité descriptive des antonymes se transforme
ainsi en déséquilibre normatif. Pour Koselleck, ces «antonymes asymé-
triques», qu’il illustre par ceux de «Grecs et barbares», de «chrétiens et
païens» et d’«hommes et sous-hommes», sont par définition «destinés à
exclure la reconnaissance réciproque» de leurs pôles47. L’imparité profonde
des concepts de valeur qui se cache derrière la désignation neutre de leurs
homonymes descriptifs constitue l’un des problèmes d’interprétations les
plus importants dans l’histoire des notions «public et privé».
Il faut en outre relever un trait caractéristique du latin classique, lieu
d’origine de ces jumeaux conceptuels devenus plus tard si inégaux. Les Ro-
mains, dans un esprit préchrétien à la fois profondément individualiste et
politique, les équilibrent sagement afin d’en sauvegarder autant que pos-
sible la symétrie. Ils n’établissent pas d’opposition normative fondamenta-
le entre l’autonomie privée du pater familias et les offices tout aussi auto-
nomes de la res publica, dans lesquelles le citoyen s’accomplit et sans les-
quelles il est privatus, «privé de magistrature» – c’est le premier sens éty-

46. Die Antiquiertheit des Menschen, vol. 2: Über die Zerstörung des Lebens im Zeitalter der dritten in-
dustriellen Revolution, München 1980, 210-248; cf. également Carl D. Schneider, Shame, Exposure,
and Privacy, NewYork-London (1977) 1992, 40-55 et Hans Peter Duerr, Intimität, Der Mythos vom
Zivilisationsprozess, Frankfurt 1990, 258.
47. Reinhart Koselleck, Zur historisch-politischen Semantik asymmetrischer Gegenbegriffe, dans
idem, Vergangene Zukunft, Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Frankfurt a.M. 1979, 211-259, en part.
213. Melvin Richter, Reconstructing the History of Political Languages: Pocock, Skinner, and the
Geschichtliche Grundbegriffe, History and Theory, 29 (1990), 38-70, propose d’élargir ce concept (69) sur
les «deligitimizing functions» des antonymes asymétriques. Merlin remarque finement (n. 18), 42-
46, l’asymétrie morale de «public» et «privé» basée sur le cliché de la supériorité du tout sur les par-
ties. Développant une idée de Niklas Luhmann, Cornelia Klinger applique le concept de l’asymétrie
à la différence des sexes, l’attribution du féminin au privé et du masculin au public selon la logique:
omnis determinatio est negatio. La complémentarité montre la disparité et cache l’inégalité: Beredtes
Schweigen und verschwiegenes Sprechen: Genus im Diskurs der Philosophie, dans Genus. Zur Ges-
chlechterdifferenz in den Kulturwissenschaften, éd. H. Bußmann - R. Hof, Stuttgart 1995, 2-33.
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456 entre histoire et littérature

mologique du mot –, mais ils coordonnent et distribuent ces concepts de


façon purement fonctionnelle. Leur société n’est pas constituée de per-
sonnes indépendantes mais de relations contractuelles, si bien que le même
sujet juridique, placé dans plusieurs rapports d’interférence, peut agir à la
fois et comme homme privé et comme homme public. C’est seulement en
cas de conflit que l’utilitas publica prend la priorité sur les commoda singulo-
rum, priorité revendiquée dans presque toutes les civilisations48: utilitas pu-
blica praeferenda privatae, res publica suprema lex esto!
J’ai présenté jusqu’ici quelques remarques préliminaires à la conception
moderne de «public et privé», que l’on pourrait sans doute approfondir. Il
convient d’en souligner la relativité, car nous ne pouvons pas supposer la
constance ou l’universalité, ni même la continuité intraculturelle de ces
antonymes, mais seulement la nécessité universelle de leur différenciation.
Seule la distinction entre ces trois «dimensions» permet d’établir un mo-
dèle structural. Elles sont donc, d’une part, les perspectives de ce qui est
accessible, faisable et utile en général et, d’autre part, ce qui est accessible,
faisable et utile de façon restreinte. Partout et toujours des faits confiden-
tiels, des espaces exclusifs, des responsabilités personnelles, des affectations
spéciales doivent être, d’une manière ou d’une autre, distingués de leurs
contraires. Les recherches ethnologiques montrent que ce besoin de déli-
mitation existe même dans des civilisations sans aucun rapport avec notre
tradition romaine, et dont le langage conceptuel ignore ou désavoue ex-
pressément ces notions49. Il est d’autant plus justifié d’appliquer ces «di-
mensions» distinctives à l’étude de notre patrimoine culturel qu’elles y ont

48. Cf. Annapaola Zaccaria Ruggiu, Spazio privato e spazio pubblico nella città romana, Paris 1995
(Coll. de l’Ecole Française de Rome 210), 21-72, 41-49, 181-187, 260-263; Martin Krygier, Pu-
blicness, Privatness and «Primitive Law», dans Benn-Gauss (n. 44), 307-340; Alice Erh-Soon Tay
- Eugene Kamenka, Public Law – Private Law, ibid., 67-92; Beate Wagner -Hasel, «Das Private
wird politisch». Die Perspektive «Geschlecht» in der Altertumswissenschaft, dans Weiblichkeit in
geschichtlicher Perspektive, éd. Ursula A. J. Becher - Jörn Rüsen, Frankfurt a.M. 1988, 11-50. Contrai-
rement à la théorie d’Hannah Arendts (n. 39), Judith A. Swanson relève déjà dans la polis athé-
nienne un certain équilibre des dimensions et fait remonter l’origine du libéralisme moderne à Aris-
tote: The Public and the Private in Aristotle’s Political Theory, Ithaca-London (Cornell UP) 1992.
49. Cf. Barrington Moore, Jr., Privacy, Studies in Social and Cultural History, New York-London
1984; Krygier (n. 48); Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris (Minuit) 1980, 374-383 («Seuils et
passages») et idem, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève 1972; Jacques Chevalier et al., (éd.),
Public/privé, Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie, Paris
(PUF) 1995, 149-226 (III): Public/privé dans les sociétés extra-occidentales; Schneider (n. 46), 40-
55; Geertz (n. 2), 301-309; Duerr (n. 46), 257-262. Dans toutes ces études anthropologiques la
frontière n’est pas définie à partir de notre concept politico-juridique de «public», mais à partir
d’un privé non résiduel mais sacré, d’un «tabou» vital pour toute société sans État.
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«public» et «privé» au cours de l’histoire 457

effectivement servi à expliciter les concepts de «public» et «privé». Toutes


sont déjà présentes dans le droit romain et se retrouvent par la suite dans
d’innombrables gloses de la théorie du droit: utilitas «intérêt», auctoritas
«capacité d’agir», usus «accessibilité»50.

III.

Passons maintenant à un exemple historique: Le cas du meurtre du duc


d’Orléans est très révélateur des possibilités d’application contradictoires
du double concept «public-privé». Je résumerai brièvement les événe-
ments et emploierai sans commentaire les notions de «public» et «privé»
telles qu’elles se trouvent dans les sources, aussi éloignées soient-elles de
leurs significations actuelles. Le contexte lui-même renverra aux «dimen-
sions» qui les définissent. Nous verrons si la sémantique du XVe siècle est
encore compréhensible aujourd’hui, ou si elle a été complètement sup-
plantée par celle du présent.
Vers 1400, en pleine guerre de Cent Ans, époque de crise et de transi-
tion, le roi de France Charles VI, sujet à des crises de folie périodiques, est
pratiquement incapable de gouverner et son successeur est encore mineur.
Alors qu’à la même époque Wenceslas de Bohème et Richard II d’Angle-
terre, pour des raisons pourtant moins graves, ont été détrônés, Charles VI
reste roi toute sa vie. Ce vide du pouvoir exacerbe la rivalité des deux
proches parents du roi, son frère Louis, duc d’Orléans, et son cousin ger-
main Jean sans Peur, duc de Bourgogne. En 1407, à Paris, Jean sans Peur
fait assassiner Louis d’Orléans. En 1419, il est à son tour assassiné à Mon-
tereau par le Dauphin, le futur Charles VII. En 1420 enfin, le roi, indigné
par ce dernier acte de violence, déshérite son fils et donne sa fille en ma-
riage à Henri V, roi d’Angleterre, qui devient ainsi son successeur, et serait
devenu roi de France et d’Angleterre s’il n’était lui-même mort quelques
mois avant Charles. Le royaume de France se trouve alors dans une des
pires crises tant militaire que politique de son histoire51.

50. Par ex. ius publicum auctoriate et utilitate pour «droit public» opposé à ius publicum auctoritate
tantum pour «droit privé» institué par l’État. D’autres exemples se trouvent dans von Moos, Das
Öffentliche (n. 1), 30-32.
51. Cf. Bernard Guenée, Un meurtre, une société, L’assassinat du duc d’Orléans, 23 novembre 1407,
Paris (Gallimard) 1992; je suis redevable à cette excellente étude de tout ce qui concerne les évé-
nements, mais n’étudie cette «cause célèbre» que sous l’aspect des concepts «public/privé» que
12-publicettprive 9-09-2005 10:36 Pagina 458

458 entre histoire et littérature

Derrière ces événements se cache une autre histoire, moins spectaculaire


mais plus importante pour l’avenir, celle des institutions, dans laquelle le
royaume tire son remède du mal et sort raffermi de cette longue crise. Le
danger de dissolution de l’État est l’occasion d’un long débat d’interprétation
intellectuel et même théologique, qui transforme l’idée, déjà assez forte au
XIIIe siècle, de l’état central et suprapersonnel en véritable «mystique d’É-
tat». C’est sous l’angle de cette idéologie monarchique qu’il faut comprendre
la controverse qui suit le meurtre de Louis d’Orléans, et dont nous allons
nous occuper un peu plus en détail. L’idéologie corroborant la cohésion so-
ciale par le mot-clé de «chose publique» est la seule conviction fondamenta-
le qui soit partagée. Aucun des partis qui s’affrontent ne la met en doute. Au
contraire, tous aspirent à être reconnus comme son seul représentant.
L’un des protagonistes les plus importants dans ce débat, Jean Gerson,
chancelier de l’Université de Paris, résume le concept de «chose publique»
par la métaphore des «deux vies du roi» (variante de la célèbre image des
«deux corps du roi»). Le roi existe d’abord comme personne, et cette «pre-
mière vie» corporelle, fragile et mortelle, est momentanément «absente».
Mais, comme fonction et incarnation de «la chose publique» il a «une
deuxième vie», et celle-ci est «mystique», durable et omniprésente52. Cette
«vie publique du Roy et du Royaume» est la seule qui compte pour Gerson,
qui écrit: «La seconde vie est plus permanable, car elle se derive par succes-
sion legitime de royale lignie et est plus a aymer que la premiere de tant ...
que le bien commun vault mieulz que le particulier ou personnel»53. Elle
est incarnée en la personne même du dauphin, effectivement présent, mais
mineur et incapable de gouverner, car de la succession héréditaire découle
l’unité entre le père et le fils. Par un glissement de sens, Gerson rattache
cette idée d’une permanence dynastique qui exclut toute interruption du

Guenée ne traite qu’incidemment. Cf. également Joachim Ehlers, Vom Tyrannenmord zur Rache
als Staatsraison, dans Das Attentat in der Geschichte, éd. Alexander Demandt, Köln-Wien 1996, 107-
122; Françoise Autrand, Charles VI, La folie du roi, Paris 1986 et Richard Vaughan, John the Fear-
less, New York 1966. Pour l’histoire des idées concernant la discussion des thèses de Jean Petit cf.
mon étude beaucoup plus détailléee dans Das Öffentliche (n. 1), 46-83.
52. Jean Gerson, Sermon Vivat rex, dans Œuvres complètes, ed. Palémon Glorieux, Paris-Tournai-
Rome 1966, Vol. VII, 2, 1137-1185. Bien que la divisio annonce trois «vies» du roi – corporelle,
politique et spirituelle – tout l’accent est mis sur la «vie publique/politique/civile». Ibid., 1144, la
citation. Ibid., 1147 s.: «... le daulphin, son premier et vray heritier ... est comme une mesme per-
sonne avecquez le roy» ... «quelconque jonesse il ait, il est vray hoir et vit le roy en sa personne».
53. Ibid., 1149. A propos du principe juridique de l’unité du prédessesseur et du successeur cf.
Jacques Krynen, «Le mort saisit le vif», Genèse médiévale du principe d’instantanéité de la succes-
sion royale française, Journal des Savants 1984, 187-221; Kantorowicz (n. 28), 383-450.
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«public» et «privé» au cours de l’histoire 459

gouvernement à d’autres entités supra-personnelles qui la font apparaître


comme une partie intégrante du «bien commun» lui-même: la «couronne
corporative» inaliénable, la «commune patrie» dominant les «patries lo-
cales» (des provinces) et l’immortelle «dignité du roi très chrétien»54.
Toutes ces notions symboliques, qui ont pourtant une signification juri-
dique précise, sont réunies ainsi pour soutenir l’idée de l’identité parfaite
de la tête et des membres du corps politique dans une même volonté de
paix et de cohésion sociale, dans l’unanime refus de tout particularisme.
Cette construction élaborée de «la vie publique du roi» est développée par
Gerson dans son fameux sermon Vivat rex, prononcé en 1405 devant la cour
du roi, alors que la situation politique est extrêmement précaire, dans l’es-
poir de désamorcer le conflit55. Le principe d’unité qu’il invoque empêcha
au moins l’usurpation pure et simple du pouvoir.
L’affrontement entre Louis d’Orléans et Jean sans Peur commence par de
la propagande. Par des libelles, affiches, prédications de complaisance,
Jean tente de discréditer son rival. Il se gagne ainsi la sympathie du public
citadin et du clergé, tandis que Louis s’impose mieux à la cour56. Quand,
en 1405, la guerre civile devient imminente, plusieurs médiateurs (dont
Gerson) réussissent une sorte de pacte de non-agression. Devant la cour et
le roi, les deux rivaux échangent des baisers de paix et jurent solennelle-
ment de ne rien entreprendre qui nuise à la paix familiale des Valois et à
la paix générale de la chose publique. Peu de temps après, Louis se voit
confier la gestion des finances royales. Jean sans Peur en est tellement exas-
péré qu’il ne lui reste plus que «la voie des faits»57.
L’assassinat du duc d’Orléans en 1407 ne simplifie pas la situation. Le
crime est une «énormité», un scandale. L’honneur, ce «capital symbo-
lique», du duc de Bourgogne est en jeu, ainsi que la bonne renommée dont
il avait bénéficié jusqu’alors. Afin de prévenir «le murmure du peuple», il

54. Cf. Jacques Krynen, Idéal du prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Âge, Etude sur
la littérature politique du temps, Paris 1981, 333-337 et passim; idem, L’empire du roi. Idées et croyances
politiques en France XIIIe-XVe siècle, Paris 1993; Jean-Philippe Genet (éd.), Genèse de l’État moderne,
Paris 1990; Kantorowicz (n. 28), 207-231, 336-382; Arie Johan Vanderjagt, «Qui sa vertu anoblist»,
The Concepts of «noblesse» and «chose publicque» in Burgundian Political Thought, Groningen 1981.
55. Cf. Guenée (n. 51), 167-175.
56. Guenée (n. 51), 169 s.; Gerson fustige dans Vivat rex, Œuvres (n. 52), 1154: la «grant foison
de libelles diffamatoires, composeez partie par detraction ... et malebouche, partie par souspecon
melancolieux, partie par bruit de vile renommee qui dit tout a la volee, soit vray soit faulx ...».
57. Guenée (n. 51), 176-179. Une raison principale du conflit était que la politique financière
de Louis coupait à la Bourgogne les anciennes subventions provenant du fisc royal.
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460 entre histoire et littérature

entreprend une nouvelle campagne de diffamation, à titre posthume cette


fois-ci, mais qui, malgré le soutien de divers experts en théologie et juris-
prudence, ne réussit pas à convaincre l’opinion. L’apologie avait besoin
d’une mise en scène. Le duc exige alors du roi la convocation d’une assem-
blée publique. C’est pour lui l’occasion d’une entrée quasiment royale dans
Paris, avec une escorte imposante et sous les applaudissements du peuple58.
Pendant quatre heures, en présence de la famille royale, des princes du
sang, des évêques, des maîtres de l’Université et «d’une foule de gens de
tout état», Jean Petit, un théologien renommé, prend la parole au nom du
duc, déployant tous les moyens des artes scolastiques pour réussir le tour
de passe-passe qui consiste à faire de la victime un criminel, du meurtrier
un héros59.
Une ambition à vrai dire privée est transformée en cas éminent du droit
public, en crime de lèse-majesté. Dans la construction de Jean Petit, si le
duc d’Orléans n’avait pu mettre à exécution son sinistre plan d’assassinat du
roi, c’est que Jean sans Peur l’avait devancé par son tyrannicide, acte de
pure charité chrétienne et exécuté pour le plus grand bien de tous. La ques-
tion qui aurait intéressé un tribunal moderne, celle de prouver l’intention
criminelle de Louis, n’est même pas posée. Elle disparaît derrière une
longue dissertation sur la nature de la tyrannie, définie comme appropria-
tion égoïste de ce qui appartient à tous, comme «domination privée» de la
«chose publique» incarnée par la couronne. Jean Petit se fonde particuliè-
rement sur le principe de la «nécessité qui ne connaît pas de loi». Ce prin-
cipe de légitime défense, provenant du droit romain privé, avait été réac-
tualisé et étendu au politique dès le XIIe siècle. Il est à l’origine de la théo-
rie moderne de la «raison d’État». Selon ce principe, l’utilité publique sta-
tus rei publicae ou ratio rei publicae exige que l’institution politique veille
avant tout à sa propre conservation et emploie toutes les mesures, y com-
pris celles réprouvées par la morale privée, pour sauvegarder le tout social60.

58. Alfred Coville, Jean Petit, La question du tyrannicide au commencement du XVe siècle, Paris (Pi-
card) 1932, 98-150.
59. Sur cette cérémonie solennelle à l’Hôtel St-Paul cf. Coville, ibid., 106 ss.; Guenée (n. 51), 190-
201; une version abrégée de la Justification se trouve dans la Chronique d’Enguerrand de Monstrelet,
éd. L. Douët-d’Arcq, Vol. I, Paris 1908, 175-241. Description des autres versions par Coville.
60. Cf. Post 1961 (n. 28), 241-309; Kantorowicz (n. 28), 284-290; Mario Sbriccoli, Crimen lae-
sae maiestatis, Il problema del reato politico alle soglie della scienza penalistica moderna, Milano 1974, 128-
133, 364 s. Gerson accusa Jean Petit d’une fiction de necessitas; Œuvres (n. 52), VII 1029: «Vray est
que necessité n’a loy; mais on ne doit mie tantost faindre ou jugier necessité». Ibid., V 196, il ap-
pelle le principe de la necessitas le principalis locus refugii partis adversae (le principal échappatoire de
la partie adverse). Ce topos de justification a une longue histoire jusqu’au temps modernes. Carl
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«public» et «privé» au cours de l’histoire 461

Jean Petit en tire l’argument temporel justifiant le tyrannicide: l’urgence,


devant l’imminence d’un danger public, avait rendu nécessaire l’initiative
privée du duc. Par sa présence d’esprit celui-ci avait amputé à temps le
membre malade qui allait contaminer la tête pour détruire l’ensemble du
«corps politique». Son acte d’agression se justifie comme défense préven-
tive du bien commun61.
Après cette «justification», mise en scène à grands frais d’armes et de pa-
roles, les opinions restent partagées. Certaines circonstances favorisent
pourtant le parti bourguignon: le conseil royal s’évertue à dépolitiser l’af-
faire en la réduisant à une dispute interne entre princes du sang, et envoie
des appels au calme et à la réconciliation. La famille du duc d’Orléans ne
peut donc mettre en marche la Justice royale et se voit à son tour contrain-
te de chercher vengeance par voie de «guerre privée»62. Jean sans Peur, pour
sa part, ne manque pas une occasion de se faire fêter comme sauveur du
royaume et apôtre de la paix. Il divulgue dans tout le royaume des manus-
crits reproduisant le texte de Jean Petit, éditions de luxe illuminées sur par-
chemin pour l’aristocratie et éditions populaires sur papier pour les bour-
geois lettrés63. La longue guerre civile qui ravage le pays et le désir général
de paix accréditent le souhait des Bourguignons d’oublier l’affaire, mais
exaspèrent la famille d’Orléans qui considère que cette «justification» et la
publicité faite autour d’elle contribuent au contraire à retarder la paix.
Cette dernière position est également celle de Jean Gerson. Ce n’est
pourtant qu’en 1413 qu’il commence à réfuter la valeur théologique de la
justification de Jean Petit, mort entre-temps, justification qu’il juge héré-
tique et dangereuse pour le salut public parce qu’elle glorifie publique-
ment un péché mortel, l’homicide64. C’est moins le meurtre lui-même qui

Schmitt s’en sert encore pour justifier le putch des national-socialistes sous Röhm. Cf. Karl-Sieg-
bert Rehberg, «Ausnahmezustand» und «Außeralltäglichkeit» – Prätentionen der Regellosigkeit,
dans Regel und Ausnahme, Festschr. Hans Holländer, éd. H. H. Mann - P. Gerlach, Aachen-Leipzig-
Paris (Thouet) 1995, 11-38, en part. 13 s.
61. Sbriccoli (n. 60), 158, 364 s.; Post (n. 28), 241 ss. A propos de la dimension temporelle cf.
le vote d’un adversaire de Gerson à Constance: necessitas non habet legem, sapiens enim adaptat se tempo-
ri (Gerson, Opera [n. 64], V 730, 844; cf. Guenée [n. 51], 258). Gerson ne put y opposer que l’ar-
gument de la notorietas et de l’ordo iuris; cf. infra, n. 66, 69 et Œuvres (n. 52), X 210 s.: dicamus conse-
quenter quod si posset ostendere iudicialiter talem fuisse casum necessitatis inevitabilis, iudicaretur absolutus,
immo lauderetur. Sed si non vult aut non potest ostendere, tunc iudex publicus debet eum sicut verum homici-
dam reputare et damnare, non laudare.
62. Cf. Guenée (n. 51), 221-231, Coville (n. 58), 95-117; 403 ss.
63. Coville, 136-140; cf. Charity C. Willard, The Manuscipts of Jean Petit’s Justification: Some
Burgundian Propaganda Methods of the Early Fifteenth Century, Studi francesi 38 (1969), 270-280.
64. La documentation sur ce débat de plusieurs mois se trouve dans les Œuvres de Gerson (n.
52), Vol. 5, 7 et 10 (en part. 164-170 la synopsis chronologique de tous les textes 1407-1418) ain-
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462 entre histoire et littérature

l’intéresse que les assertions sophistiques de Jean Petit. Si le délit est de la


compétence d’un tribunal laïc, la doctrine, elle, l’est de celle de l’Église65.
Il énumère néanmoins plusieurs circonstances aggravantes du crime et
donc a fortiori de l’hérésie qui le justifie:
1. C’est bien Jean sans Peur qui, en exerçant une «justice privée» sans
en référer à la justice du roi, commet un crime de lèse-majesté, un acte de
«tyrannie» réel66.
2. Si, comme il l’a affirmé après le crime, il y a réellement eu danger pu-
blic et «machination» contre le prince, il aurait dû préalablement avertir
le roi et accuser Louis67. S’il ne l’a pas fait, c’est que le délit n’est ni public
ni notoire, mais intentionnel et intérieur. Il en a pourtant parlé comme si
Dieu, seul à même de percer les secrets du cœur, le lui avait révélé. Ironi-
quement Gerson ajoute68: «Nous n’avons pas encore lu une bulle là-des-
sus», car l’utilisation publique de révélations privées doit être approuvée
par le pape. La «machination» est, par définition, un crime secret, or les
secrets du cœur ne relèvent que du for intérieur de la conscience; person-
ne, pas même l’Église n’est autorisée à s’y immiscer (Ecclesia de occultis non
iudicat). Jean sans Peur n’a donc aucune légitimité pour juger et condam-
ner à mort un homme pour des péchés secrets69.

si que dans Joannis Gersonii Opera omnia, ed. Louis Ellies Du Pin, Anvers 1706, réimpr. Hildesheim
1987, vol. V. Sur le concept d’hérésie cf. la prochaine note. – Sur la guerre civile cf. Bernard
Schnerb, Les Armagnacs et les Bourguignons. La maudite guerre, Paris 1988.
65. Gerson, Œuvres (n. 52), V 202 s., 250, 254, X 258: magis ... consideranda errorum extirpatio
quam errantium correctio, nam primum magis est expediens fidei et rei publicae quam secundum. Ibid., V 199
s.: Concedamus in primis quod homicidium in se consideratum spectat ad causam sanguinis criminalem; sed ho-
micidii iustificatio, praesertim per ius divinum et canonicum, tamquam illud sit licitum, laudabile et merito-
rium, pertinet utique ad iudicium et iudices fidei.
66. Cf. ibid., 246: Ludovicus…frater unicus regis, neque subditus Ioannis ducis Burgundiae neque ius-
ticiabilis eius erat. Ibid., 424: qui inscio principe bellum gerit reus est laesae maiestatis. Ibid., X 191: alio-
quin ... periret omnis politia et dominationis auctoritas; et in regno et in civitate et in domo, et generaliter in
omni societate nemo sibi dicit ius … Talis tyrannus magis est iudicio Dei reservandus quam per privatam auc-
toritatem … occidendus … Ibid., X 194: quod non licet occidere quemcumque maleficum propria auctoritate,
hoc est sine mandato vel publica administratione aut inspiratione divina, quae mandati vicem habet. Ibid.,
213: nullus quantumque criminosus vel adversarius debet interfici privata auctoritate si potest per publicam
auctoritatem fieri iustitia de eo.
67. Ibid.: non fuit ... monitus vel diffidatus a duce Burgundiae super criminibus postmodum impositis nec
a suo iudice condemnatus, immo nec in aliquo monitus; nec iudex etiam, scilicet.
68. Ibid., 178 s.: Hoc est haeresis ... si non aliud allegetur et probetur quod hactenus publice fuit allega-
tum et probatum sicut esset divina revelatio. Sed bullam super hoc nondum vidimus. – Haec impositio est iudi-
cium temerarium ... contra illud dictum Christi recte intellectum: «nolite iudicare» (Matth. 7.1).
69. Ibid., X 189: «... un subjet peut machiner contre son roy tellement et si peu et si occulte-
ment, qu’on ne le pourroit de ce convaincre en jugement ou en public; et en tel cas dit la loy est
idem ad iudicium de his quae non fiunt et quae non apparent. Et tous docteurs ... qui parlent qu’on peut
occire tyrans, appliquent clairement de tyrans publics et nottoires». Ibid., 213: saepius evenit quod
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«public» et «privé» au cours de l’histoire 463

3. Il a rompu les serments de fidélité et les engagements de paix (ceux


de 1405). Tout en affichant «l’amitié en public et en privé», il a prémédi-
té une terrible trahison, tendu un piège au frère du roi et, contre tout hon-
neur, l’a fait abattre en pleine rue «comme un chien»70.
Gerson cherche manifestement à faire contrepoids à la rhétorique de
Jean Petit, en mettant également l’accent sur l’aspect «public» de ces évé-
nements, sur leurs répercussions sociales et politiques. Ceci est particuliè-
rement manifeste dans sa véhémente condamnation du parjure. Il ne fon-
de pas son accusation sur les critères de fidélité féodale, mais sur une
conception contractuelle et supra-personelle du politique: «Le parjure est
encore un plus grand crime que l’homicide», car le serment est «l’unique
lien assurant la conservation de la société humaine». C’est une exigence du
droit naturel: pacta sunt servanda, qu’il faut respecter même envers des en-
nemis et des païens. Sa rupture, quelles que soient les circonstances, en-
traîne l’intrusion de l’arbitraire privé et «le scandale et la ruine de toute la
chose publique»71.
Parmi les arguments dirigés spécialement contre les manipulations «hé-
rétiques» de Jean Petit, le plus important est sans doute celui qui concer-
ne le caractère public de son intervention. Les raisons invoquées par ce
théologien pour prouver le tyrannicide auraient peut-être pu se discuter
disputationis gratia entre érudits comme des problèmes d’école ou des hy-
pothèses, et ceci, bien sûr, en latin et dans le cadre restreint de la Faculté.
Mais Jean Petit a parlé en son nom propre, sans mandat, devant un public
laïc, et par un publicus sermo français, comme s’il s’agissait de certitudes et
de dogmes établis. C’est là un «scandale public et notoire», car les laïcs

talia sciri nequeant certitudinaliter ex notorietate, cum machinatio de vi vocabuli, et similiter fraus, notent se-
cretum vel celationem. Ibid., 248: machinari, fraus, dolus, sortilegium, malum ingenium, intentio dominan-
di, quae est actus intrinsecus. Ibid., 424: nemo debet incertis causis aut coniecturis vel ex eis quae secrete ge-
runtur, sicut sunt machinationes et cogitationes cordis, publice puniri praesertim ad mortem, quia cogitationis
poenam nemo meretur quoad forum scilicet praesentis vitae, secus quoad forum conscientiae. Cf. Stephan Kutt-
ner, Ecclesia de occultis non iudicat, dans Acta Congressus iuridici internationalis Romae ... 1931, 5 vols.,
Roma 1935-1937, vol. III, 225-246. Pour le concept occulta cordis cf. dans ce volume infra, N° 16.
70. Œuvres (n. 52), X 246: Cum etiam pararentur insidiae per sicarios vel assassinos pretio conductos,
plurima et varia familiaritatis et amicitiae signa, publice et privatim duci Aurelianensi saepius ostendebat ...
dum dominus Aurelianensis nihil adversi suspicans ... iuxta sanctum Paulum ipse subita et atrocissima mor-
te tamquam esset canis viliter oppressus est
71. Ibid., 242: Ratio autem quare tenetur observare iuramentum est utilitas reipublicae et humanae socia-
litatis, quia si cuilibet liceret frangere iuramentum ... rumperetur ... vinculum unicum societatis humanae
conservativum. Ibid., V 427: Cedit insuper in subversionem graviorem totius reipublicae dum vinculum eius
quod est iuramentum, rumpitur et dissolvitur. Ibid., 435: Nihil autem magis scire convenit in populo christia-
no et in omni republica quam quod servanda sunt pacta seu iuramenta ad Deum et proximum. Cf. B. Guenée,
Non perjurabis. Serment et parjure en France sous Charles VI, Journal des Savants (1989), 241-257.
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464 entre histoire et littérature

ignorants et illettrés qui jugent tout dans leur «rustique simplicité» n’ont
droit qu’à des vérités «claires, évidentes et manifestes». Jean Petit s’est
donc trompé de forum, c’est pourquoi multi simplices horribiliter sunt scan-
dalizati72. Parce que la «fausseté avait été publiquement semée», elle de-
vait donc être dénoncée publiquement, c’est-à-dire en public et par une
instance publique73.
Gerson réussit, en 1413, à faire condamner et brûler ce «libelle infer-
nal» par les théologiens de Paris. Afin de rendre cette condamnation en-
core plus publique, il se rend aussitôt au concile général de la Chrétienté
réuni à Constance, instance suprême de l’église. C’est un échec. Après trois
ans de débats acharnés le jugement de Paris est cassé, le concile estimant
que l’affaire relevait d’un tribunal laïc et non de la théologie74. Bien des
arguments sur le caractère public du sujet se retournent contre Gerson. On
lui reproche de prendre à la lettre le commandement «Tu ne tueras pas»,
dont il faut interpréter subtilement l’esprit, car il est écrit: «la lettre
tue»75. Si la légitime défense peut justifier un homicide privé, elle permet
d’autant plus d’excuser un tyrannicide préventif nécessaire à la sauvegarde
de la chose publique, parce que le meurtrier d’un subversor rei publicae pré-
vient les soulèvements et désordres possibles du peuple, tumultus in populo.
Le scandale provient du seul Gerson, accusateur non-attitré et présomp-
tueux, qui s’est mis en scène non par amour de la vérité mais poussé par
des «affects privés», la haine, la jalousie et l’ergoterie, pour condamner
l’écrit d’un collègue. Si le meurtre avait causé quelque scandale, l’Église,
en le couvrant, en a évité un plus grand. Elle a retenu la «vérité de la foi»
pour sauver la «paix séculière», de la même façon qu’elle tolère les bordels
pour éviter un préjudice social encore plus grave.

72. Cf. Guenée (n. 51), 237 s.; Gerson, Opera (n. 64), V 127, 188, 452, 763 s. u.a., X 262 s.;
Gerson n’emploie pas le terme simplices dans le sens d’une «spiritualité élitiste», mais le lie à son
idée pastorale du bien commun spirituel, qui exige la protection des incultes contre les subtilités
des théologiens qui pourraient les scandaliser. Cf. Klaus Schreiner, Laienfrömmigkeit – Frömmig-
keit von Eliten oder Frömmigkeit des Volkes? dans idem (éd.), Laienfrömmigkeit im späten Mittelal-
ter, Formen, Funktionen politisch-soziale Zusammenhänge (Schriften des hist. Kollegs 20), München
1992, 1-78, en part. 34 s., 43, 46, 50 s.; Christoph Burger, Aedificatio, Fructus, Utilitas. Johannes
Gerson als Professor der Theologie und Kanzler der Universität Paris, Tübingen 1986, 90, 133.
73. Gerson, Œuvres (n. 52), VII 218: «La fausseté est publiquement semée, si faut recourir à la
publication pour deraciner le publique vice ou scandalisation».
74. Cf. Guenée (n. 51), 255 s.; le procès-verbal de ces débats se trouve dans Opera (n. 64), V 52-
342. A Constance, Gerson prononça une longe dissertation sur la question de la compétence du tri-
bunal ecclésiastique, afin de prouver que des cas de morale peuvent être considérés comme des cas
impliquant la foi (Œuvres V 28-39).
75. Cf. Guenée (n. 51), 257; Gerson, Opera (n. 64), V 758.
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«public» et «privé» au cours de l’histoire 465

Gerson a pris la parole sans mandat, diffamé des princes respectables,


semé le doute sur la «chose publique» et porté atteinte au royaume tout
entier par un abominable «esclandre». Gerson est donc débouté au moyen
de sa propre argumentation sur le scandale. On lui reproche à lui aussi de
s’être scandaleusement trompé de forum76.
Son échec est encore accru, quelques années plus tard, par un événement
qui, selon un chroniqueur, le plonge pour toujours dans le silence. Le parti
qu’il avait si vigoureusement défendu contre un meurtrier tente à son tour
de transformer un homicide privé en acte «nécessaire à la sauvegarde de la
chose publique». En 1419, sur ordre et en présence du Dauphin lui-même,
Jean sans Peur est assassiné sur le pont de Montereau. Ce meurtre d’un
meurtrier est l’occasion d’une seconde bataille de propagande théologico-
juridique. Les clercs s’appliquent à nouveau, nuit et jour, à transcrire et di-
vulguer les versions différentes des deux partis77. Mais arrêtons-nous ici!
Les concepts de «public» et «privé» jouent sans doute dans ces événe-
ments un rôle non négligeable. Il semblerait que, quarante ans environ
avant l’invention de l’imprimerie, «l’opinion publique» ait déjà eu un rôle
politique important. Ce phénomène indique en tout cas une crise de
confiance envers les structures établies du pouvoir et son fonctionnement
institutionnel. Divisées entre elles, les élites, laïques et cléricales, se voient
placées devant le problème du «dire et mal dire des gens» qu’elles mépri-
sent et craignent tout autant. La rumeur, vana vox populi, commérage de la
foule ignorante, est pourtant prise au sérieux et considérée comme poten-
tiellement porteuse d’insurrection78. Mais s’il est permis de parler d’une
opinion publique pré-bourgeoise, il faut néanmoins en préciser l’origine.
Même si elle n’émerge pas encore comme une force oppositionnelle

76. Guenée, 258-264; cf. également B. Bess, Die Lehre vom Tyrannenmord auf dem Konstan-
zer Konzil, Zeitschrift für Kirchengeschichte 36 (1936), 1-61; Friedrich Schoenstedt, Der Tyrannenmord
im Spätmittelalter, Studien zur Geschichte des Tyrannenbegriffs und der Tyrannenmordtheorie insbesondere in
Frankreich, Berlin 1938, 5-25.
77. Cf. Bernard Guenée, Les campagnes de lettres qui ont suivi le meurtre de Jean sans Peur
Duc de Bourgogne (Septembre 1419 - Février 1420), Annuaire-Bulletin de la Société de l’histoire de
France 509 (1993, paru en 1994), 45-65.
78. Sur cette contradiction cf. Bauer (n. 10), 33-39, 153, 260-265 et passim; Claude Gauvard,
«De grace especial». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, 2 vols., Paris (Publ. de la Sor-
bonne) 1991, vol. I, 135-143, 201-217, ainsi que Rumeur et stéréotype à la fin du Moyen Âge,
dans La circulation des nouvelles au Moyen Âge, (Collection de l’Ecole française de Rome 190), Rom-
Paris 1994, 157-178 (mentionne aussi Gerson et Jean Petit); Jacques Verger, Théorie politique et
propagande politique, dans Le forme della propaganda politica nel due e nel trecento, éd. Paolo Camma-
rosano (Collection de l’Ecole française de Rome 201), Rom 1994, 29-44, en part. 35 ss.; Arlette
Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris (Seuil) 1992, 16-19.
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466 entre histoire et littérature

consciente, elle est déjà la hantise de l’autorité. Dés le XIVe siècle, des cam-
pagnes de propagande de plus en plus fréquentes s’inscrivent dans toute une
stratégie d’image-management destinée à prévenir des rumeurs possibles, pro-
bables, supposées, et d’autant plus dangereuses qu’elles sont mal connues.
Au lieu de nous préoccuper des précurseurs de nos réalités médiatiques
modernes, il vaut mieux nous concentrer sur le choix des termes qui, lors
du débat sur le meurtre de 1407, se rapprochent de ces deux concepts de
«public», celui de la publicité et celui du politique. II est très significatif
que le mot-clé le plus souvent utilisé pour désigner les phénomènes de la
«sphère publique» soit celui de «scandale». La seule valeur positive de
«public» (en allemand on peut très bien se servir ici de l’hypostase Öffent-
lichkeit), n’est pas médiatique mais politique: c’est «l’ordre du corps mys-
tique de la commune chose publique»79, ainsi que l’exprime Gerson, cet
idéal d’harmonie sociale du royaume dont le plus grand danger est préci-
sément le scandale. Les dimensions de la publicité et du tout politique
s’entrecroisent et glissent sans cesse de l’une à l’autre. Jean Petit, nous
l’avons vu, substitue à la perspective du scandale provoqué par un homici-
de réel, celle du scandale suprême que représenterait un attentat possible
contre le roi. La théorie de Thomas d’Aquin sur la hiérarchie des péchés a
pu l’aider dans ce «quid pro quo». Thomas mesure la gravité d’un péché à
l’aune de la valeur publique de la personne lésée80. «L’offense faite à une
personne publique de grand renom, comme le roi ou un prince, qui repré-
sente toute une multitude en sa personne, est plus grave que celle faite à
une personne privée, parce que ce péché a pour un très grand nombre un
retentissement de scandale et de trouble».
Nous avons vu que, lors de la réhabilitation de Jean Petit à Constance,
les mêmes concepts de «scandale» et «tumulte» réapparaissent dans un
contexte comparable. En substance, ils signifient que le calme ou la paix
sociale seraient plus dangereusement troublés si la famosa persona du duc de
Bourgogne était accusée d’un crime crapuleux et perfide et la version offi-
ciellement reconnue du tyrannicide altruiste et héroïque remise en cause.
Gerson, qui prêche tant la cohésion sociale, a dû voir dans un tel pragma-

79. Gerson, Œuvres (n. 52), VII 1030.


80. Summa Theol. Ia IIae, qu. 73, art. 9 (Utrum peccatum aggravetur secundum conditionem personae
in quam peccatur): Ex parte vero proximi tanto gravius peccatur, quanto peccatum plures tangit; et ideo pecca-
tum quod fit in personam publicam, puta regem, vel principem, qui gerit personam totius multitudinis, est gra-
vius quam peccatum quod committitur contra unam personam privatam ...; et similiter iniuria quae fit alicui
famosae personae, videtur esse gravior ex hoc quod in scandalum et turbationem plurimorum redundat.
12-publicettprive 9-09-2005 10:36 Pagina 467

«public» et «privé» au cours de l’histoire 467

tisme la perversion de son idéal de paix. Il y répond par un sarcasme, en


adaptant à la situation un mot célèbre de saint Augustin81: «Que sont les
règnes sans la justice sinon de grands brigandages, et qu’est-ce qu’une paix
sans la justice sinon une guerre couverte de vices et d’erreurs?». Le scan-
dale suprême, pour lui, est d’inviter les âmes candides des laïcs à interpré-
ter arbitrairement, en fonction d’intérêts privés, le sens strict de la loi: «Tu
ne tueras point; tu ne parjureras point». Rien, à ses yeux, n’est plus désas-
treux pour l’ordre public et la paix du royaume que cet affaiblissement de
l’impératif de non-violence.
S’il échoue à Constance, la raison principale en est sans doute qu’il mé-
connaît et transgresse une frontière déjà solidement établie entre deux es-
paces publics, celui d’un état laïc devenu autonome et celui d’une commu-
nauté de clercs devenue exclusivement ecclésiastique. Le concile lui re-
proche en effet d’abuser de sa compétence théologique en adoptant une po-
sition conservatrice hyper-moralisante et en s’ingérant dans les affaires du
gouvernement. Alors qu’il traite encore la politique comme une sous-disci-
pline de l’éthique, les pères du concile, eux, adoptent une conception plus
moderne, selon laquelle le théologien n’est responsable que de la vérité de
la foi et le prince de la sécurité de l’État, compétence régie par la raison d’É-
tat et non par la morale privée82. Nous ne sommes plus très loin de la sépa-
ration que l’absolutisme établira entre une «sphère publique», en réalité ex-
clusivement monarchique, et une sphère privée, celle de la religion. On ne
pourrait pas dissocier plus curieusement et plus clairement ces deux do-
maines et compétences que ne le fait à Constance un opposant de Gerson,
pour qui, si le meurtre de Jésus est bien un crime du point de vue de la théo-
logie ou scientia divina, il est au contraire du point de vue de la scientia poli-
tica une mesure raisonnable qui a permis d’éviter émeutes et tumultes83.
Cette guerre des mots et des concepts entre intellectuels scolastiques à
propos de la signification «publique ou privée» de l’assassinat du duc

81. Gerson, Œuvres (n. 52), V 252: Semota iustitia quid sunt regna, inquid Augustinus, nisi magna
latrocinia? Similiter sine iustitia quid est pax nisi guerra sub vitiis et erroribus involuta? (Enarr. in Ps. 63,
PL 36, 765).
82. Guenée (n. 51), 255 s., 263. Le principe moderne de la séparation des sphères provient d’un
rééel «changement de paradigme» dans la théorie politique; cf. Tilman Struve, Die Bedeutung der
aristotelischen «Politik» für die natürliche Begründung der staatlichen Gemeinschaft, dans Das
Publikum der politischen Theorie im 14. Jahrhundert, éd. Jürgen Miethke (Schriften des hist. Kollegs
21), München 1992, 127-171, en part. 168 ss.
83. Guenée (n. 51), 260, selon Gerson, Opera (n. 64), V 843 (parce que la crucifixion n’avait pas
lieu pendant un jour de fête juif).
12-publicettprive 9-09-2005 10:36 Pagina 468

468 entre histoire et littérature

d’Orléans est plus qu’une tempête dans un verre d’eau. Le résultat de ces
interminables débats confirme et fortifie idéologiquement l’idée de la rai-
son d’État et contribue, en France, à la naissance de l’état moderne, abs-
trait et absolu84. Ce résultat est historiquement significatif, peu importe
qu’on le juge un progrès du rationalisme ou de la barbarie. Par la force nor-
mative des faits, le grand Gerson avait fini par comprendre qu’il venait
trop tard et qu’à son époque une vérité mal placée pouvait provoquer un
scandale plus grand qu’un mensonge bien placé. Car le scandale se mesu-
re à l’aune d’une paix générale séculière définie comme absence de «tu-
multes», et garantie par «la personne publique», l’autorité incarnant la
«chose publique».
Les intérêts les plus divergents peuvent stratégiquement «prendre pos-
session» des concepts polyvalents de «public», qui désigne aussi bien la
«chose publique» que le bien commun, l’utilité publique, la majesté roya-
le, la voix du peuple, le consensus des sages etc. ... Son antonyme apparaît
le plus souvent comme son reflet négatif et même diabolique. Le privé
c’est l’égoïsme, la cupidité, l’hérésie, la rébellion, la tyrannie, etc. La règle
du jeu consiste à revendiquer le «public» pour sa propre cause, et à relé-
guer le «privé» dans le camp de l’adversaire.
S’il est possible d’esquisser en trois ou quatre phrases les étapes du pro-
cessus ultérieur, je dirais que cette source de conflit, l’attribution intéres-
sée de «public» et «privé», est bientôt neutralisée. Sous l’absolutisme tous
deviennent «privés». L’expansion sémantique banalise le concept. Le libé-
ralisme y contribue d’une autre façon: l’intérêt privé ne peut plus fonc-
tionner comme contraste démonisé de l’utilité publique parce qu’il de-
vient sa condition nécessaire et bénéfique85. Mais une ambivalence de l’an-
cienne sémantique de «public» garde peut-être encore son potentiel d’an-
tagonismes: l’amalgame entre autorité étatique et volonté collective. Dans
le pays qui, le premier, réalise «l’état rationnel», au sens où l’entend Max
Weber, et qui le perpétue sans remise en cause essentielle après la Révolu-
tion, la France, on assiste depuis quelque temps à un nouveau conflit de

84. Ceci est une pensée directrice du travail de Guenée (n. 51), 189, 191 s., 199 etc. Ehlers (n.
51), 117, la relativise un peu en rappelant à juste titre que l’histoire a été plus profondément dé-
terminée par des décisions personnelles que par des idées politiques. Néanmoins il concède lui-
même (114) que, si la faiblesse du pouvoir central sous Charles VI n’a pas amené la décomposition
du royaume et le chaos, c’est grâce à une cohésion déjà étonnemment affermie par des siècles de cen-
tralisme (j’ajoute: et de «théologie politique»).
85. Cf. Schulze (n. 23).
12-publicettprive 9-09-2005 10:36 Pagina 469

«public» et «privé» au cours de l’histoire 469

management of meaning où le concept de «public» est utilisé par les uns pour
défendre la légitimité du pouvoir des «élus du peuple», par les autres pour
revendiquer «le public de tous les citoyens». Les uns s’appuient sur la tra-
dition séculaire de la «chose publique» (autrefois celle du roi), tradition
enracinée dans les plus vieilles croyances de la France, même s’ils utilisent
le vocabulaire contemporain de Nation, État de droit et République; les
autres se réclament d’un idéal plus récent, d’origine anglo-saxonne mais
qui à vrai dire remonte aux corporations et confédérations du Moyen Âge,
afin de ranimer le sens fondamental d’une institution démocratique. Le dé-
bat ne porte pas sur l’opinion publique (la fameuse Öffentlichkeit de Ha-
bermas), bien qu’on veuille la gagner de part et d’autre, mais sur deux
concepts de «public»: la «sphère publique» où peut s’exercer non seule-
ment la libre discussion mais également la «désobéissance civique», et «le
domaine public» régi par l’autorité étatique. Dans un livre d’anthropolo-
gie politique qui colle de près à cette actualité immédiate, La démocratie
contre l’État, Miguel Abensour incite à combattre un «public» par l’autre86.
On peut y trouver l’ironie d’une réponse tardive, peut-être éphémère, à une
étatisation précoce, durablement établie et mal vieillie, qui constitue une
des multiples «exceptions françaises».

86. Miguel Abensour, La démocratie contre l’État, Marx et le moment machiavélien, Paris (PUF)
1997.
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13. LE “BIEN COMMUN” ET “LA LOI DE LA CONSCIENCE”


(LEX PRIVATA) À LA FIN DU MOYEN ÂGE*

Nec ulla magis res aliena quam publica


Tertullien, De corona 11, 7

I. LES CONCEPTS ET LES DISCOURS

L’histoire des concepts et représentations de “public” et “privé” au


Moyen Âge et au début de l’époque moderne est généralement approchée
de deux manières différentes. Les historiens des mœurs et coutumes par-
tent de la séparation des sphères de public et privé telle que nous la prati-
quons aujourd’hui pour étudier ensuite la réalité factuelle d’un passé qui
distinguait autrement les deux dimensions, apparemment moins nette-
ment, et nous confronte à des problèmes d’appréciation casuelle. Les his-
toriens des idées et des discours écartent délibérément les connotations
contemporaines pour se concentrer essentiellement sur la sémantique an-
cienne de ces antonymes et, remontant le fil du temps, en considèrent les
transformations successives jusqu’à nos jours1. Ces deux approches sont lé-
gitimes et complémentaires; elles contribuent toutes deux à mettre en re-
lief l’altérité historique.
Si, pour ma part, je préfère la deuxième voie, l’histoire des concepts ab
ovo à une retrospective phénoménologique2, ce n’est pas par engouement
pour le “tournant linguistique” à la mode, mais simplement parce qu’ain-

* Version remaniée de l’article paru dans Studi medievali 41 (2000), pp. 505-548.
1. De ces deux méthodes c’est la première qui prédomine clairement dans le volume collectif
que je viens de publier avec Gert MELVILLE: Das Öffentliche und das Private in der Vormoderne (Norm
und Struktur 10), Cologne etc. 1998.
2. Comme je l’ai déjà fait dans Das Öffentliche und das Private im Mittelalter Für einen kontrollier-
ten Anachronismus ibid., pp. 3-86 et dans Public et privé au cours de l’histoire et chez les historiens, dans
ce vol. supra, N° 12, pp. 437-439 (entre autres à propos des thèses de O. BRUNNER et de J. HA-
BERMAS, sur lesquelles je ne reviendrai plus ici).
13-biencommun 9-09-2005 10:36 Pagina 472

472 entre histoire et littérature

si la distance entre nos propres présupposés et la connaissance historique


s’impose avec plus d’évidence. Dans un livre récent sur les “publics” du dé-
but de l’époque moderne3, Esther-Beate Körber choisit la méthode oppo-
sée, mais le résultat auquel elle parvient me semble parfaitement justifier
l’exclusion préliminaire du sens actuel de “public” et “privé”. Elle montre
en effet que l’emploi moderne du concept de “public” monopolise le sens
médiatique “d’accès à l’information”, tout comme autrefois l’absolutisme
a monopolisé celui de “pouvoir étatique”. Un autre sens de “public”, celui
de collectivité fondée sur le programme normatif d’une élite religieuse ou
culturelle, alimente des concepts tels que “communauté”, “solidarité cor-
porative”, “société civile”. Pour Körber, ce sens, le seul qui se rapproche en
partie encore de la réalité médiévale, a une survie précaire dans les temps
modernes: son acception chrétienne à laquelle, au XVIe siècle, la rivalité
des deux confessions après la Réforme permet une ultime réactualisation,
se perd au XIXe siècle avec l’échec pédagogique des Lumières dans la so-
ciété industrielle pour céder définitivement la place à l’hégémonie de la sé-
mantique informationnelle. Il n’est donc pas indispensable au médiéviste
d’insister sur une évolution tardive qui réduit la complexité et l’ambiguï-
té du rapport entre public et privé à la seule opposition entre la publicité
médiatique et les secrets de l’intimité4. L’approche historique des concepts
me semble plus utile et plus aisée, si, partant des sources, nous examinons
ce que les termes publicus et privatus, catégories fondamentales du droit ro-
main, deviennent en cette fin de Moyen Âge, véritable plaque tournante
entre les époques.
Il ne s’agit pas de se limiter à un travail de lexicologue. Koselleck, le
maître de l’histoire de la sémantique sociale, établit une distinction claire
entre les mots et les concepts, soulignant l’univocité des uns et l’équivocité
des autres. Les concepts, seuls, méritent l’intérêt de l’historien, précisément
parce qu’ils sont indéfinissables5. “Public” et “privé” font partie de ces

3. E.-B. KÖRBER, Öffentlichkeiten der Frühen Neuzeit, Teilnehmer, Formen, Institutionen und Entschei-
dungen öffentlicher Kommunikation im Herzogtum Preussen von 1525-1618 Berlin 1998, pp. 1-23, 388-
403. Les trois formes de public: “Machtöffentlichkeit”, “Bildungsöffentlichkeit”, “Informationsöf-
fentlichkeit” constituent la structure des chapitres principaux; cf. également A. GESTRICH, Absolu-
tismus und Öffentlichkeit. Politische Kommunikation in Deutschland zu Beginn des 18 Jahrhunderts, Göt-
tingen 1994.
4. Il suffit à cet égard de se rappeler l’étonnante trivialité des récentes discussions à propos du
“Monicagate” et de Lady Diana.
5. R. KOSELLECK, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Francfort 1979, pp. 107-
129 (Begriffsgeschichte und Sozialgeschichte). Les aspects précis de la “Begriffsgeschichte” que je
13-biencommun 9-09-2005 10:36 Pagina 473

le “bien commun” et “la loi de la conscience” 473

mots-clé historiques qui tirent leur force et leur pérennité d’une ambiguïté
abstraite qui facilite leur exploitation par les intérêts les plus divergents6.
Le flottement et l’indétermination de ce réseau sémantique tiennent
surtout à un glissement toujours possible entre le sens descriptif et le sens
normatif. Dans son sens normatif, le double concept “public-privé” prend
un aspect asymétrique, qui n’est toutefois pas toujours évident. Si nous
prenons “public” dans son sens de “chose publique”, de “bien commun”,
le concept “privé” se teinte facilement d’une nuance péjorative. Au Moyen
Âge, “public” est souvent associé à charité, “privé” à tyrannie, discorde, hé-
résie. C’est l’inverse qui se produit si nous partons de la valorisation mo-
derne de “privacy”, qui désigne la protection de la sacro-sainte sphère pri-
vée contre les intrus. “Privé” s’oppose alors au concept pervers de “public”,
dans le langage d’un journalisme à sensation qui prétend détenir le droit
universel à l’information. La parité descriptive des antonymes se transfor-
me ainsi en déséquilibre normatif entre “antonymes asymétriques” au sens
de Koselleck, “destinés à exclure la reconnaissance réciproque de leurs
pôles”7. Ils ont ce que Michael Richter, à propos de la différence des sexes,
qualifie de “deligitimizing function”8. (Dans cet exemple ils mettent en
cause la légitimité du féminin). L’imparité profonde des concepts de valeur
qui se cache derrière la désignation neutre de leurs homonymes descriptifs
constitue un des aspects les plus importants de l’histoire du concept de
“public et privé”.

vais relever ici gardent une valeur pratique évidente. Il n’est donc pas indispensable d’en rediscuter
la position théorique, assez controversée dans les années 70 et 80; cf. par ex. les contributions ré-
unies dans Historische Semantik und Begriffsgeschichte, éd. R. KOSELLECK, Stuttgart 1978, ainsi que P.
VEYNE, L’histoire conceptualisante, dans J. LE GOFF - P. NORA (éd.), Faire l’histoire, vol. I, Paris 1974,
pp. 62-92; I. VEIT-BRAUSE, A note on “Begriffsgeschichte”, dans History and Theory 20 (1981), pp. 61-
67; M. RICHTER, Conceptual History (Begriffsgeschichte) and Political Theory, dans Political Theory 14
(1986), pp. 604-637; J. RAYNER, On Begriffsgeschichte, ibid 16 (1988), pp. 496-501. Cette théorie
est peut-être dépassée aujourd’hui par d’autres paradigmes, tels que celui du discours foucaultien.
J’y reviens dans “Öffentlich” und “privat” im Mittelalter, 2004 (bibliogr. N° 97). D’excellentes appli-
cations des nouvelles méthodes en sémantique historique sont réunies par B. JUSSEN - C. KOSLOF-
SKY (éd.), Kulturelle Reformation Sinnformationen im Umbruch 1400-1600 (Veröffentlichungen des Max-
Planck-Instituts für Geschichte 145), Göttingen 1999.
6. Cf. dans ce vol. supra, N° 12, p. 438.
7. Cf. KOSELLECK, Vergangene Zukunft cit. dans n. 5, pp. 211-225 (Zur historisch-politischen Se-
mantik asymmetrischer Gegenbegriffe).
8. M. RICHTER, Reconstructing the History of Political Languages: Pocock Skinner and the Geschicht-
liche Grundbegriffe, dans History and Theory 29 (1990), pp. 38-70, ici pp. 69-70. Pour l’aspect des
sexes cf. C. KLINGER, Beredtes Schweigen und verschwiegenes Sprechen: Genus im Diskurs der Philosophie,
dans H. BUßMANN - R. HOF (éd.), Genus. Zur Geschlechterdifferenz in den Kulturwissenschaften, Stutt-
gart 1995, pp. 2-33.
13-biencommun 9-09-2005 10:36 Pagina 474

474 entre histoire et littérature

Ceci n’était pas encore le cas chez les Romains, qui, dans leur esprit pré-
chrétien à la fois profondément individualiste et politique, les avaient
équilibré sagement afin d’en sauvegarder autant que possible la symétrie9.
C’était seulement en cas de collision entre les rôles, que l’utilitas publica
prenait la priorité sur les commoda singulorum, priorité d’ailleurs anthropo-
logique, revendiquée dans presque toutes les civilisations. Mais, si des
aphorismes vénérables tels que: utilitas publica praeferenda privatae ou salus
populi suprema lex esto étaient inattaquables, ils n’avaient cependant qu’ex-
ceptionnellement une utilité pratique ou une force contraignante10. En
règle générale, les Romains étaient plutôt “libéraux” que “socialistes”,
quand ils n’étaient pas tout simplement “mafieux”, pour reprendre un mot
d’esprit consciemment anachronique de Paul Veyne11.
Deux maximes socio-politiques de la fin du Moyen Âge illustrent bien
le contraste entre cette conception pragmatique, relativement neutre, de
public et privé, et la tension normative, parfois idéologique, dont ces
mêmes notions ont été chargées au cours des siècles chrétiens12: un pro-
verbe allemand “Gemeinnutz geht vor Eigennutz”, l’intérêt général prime
l’intérêt particulier13 (l’exception des Romains érigée en “règle d’or”), et
son contraire, un principe ecclésiastique extrait du droit canon, dignior est
lex privata quam publica “la loi privée est plus digne que la loi publique”.
Il s’agit du canon Duae sunt leges, introduit dans le droit de l’Église vers
1100 et qui prit une importance croissante du XIIIe au XVe siècle14.

9. Cf. dans ce vol. supra, N° 12, p. 455.


10. Pour l’histoire juridique de ces lieux classiques de Justinien, Codex VI 51; XCII 62. 3 et de
la Loi suprème des XII tables discutée par Cicéron, De legibus III 3, 8 cf. J. GAUDEMET, Utilitas pu-
blica dans Rev historique de droit français et etranger 29 (1951), pp. 465-499; N. BOBBIO, Pubblico/pri-
vato, dans Enciclopedia Einaudi, vol. 11, Torino 1980, pp. 401-415 et Stato, governo, società: Per una
teoria generale della politica, Torino 1985, pp. 3-22 (La grande dicotomia: pubblico/privato); W.
WEHLEN, Geschichtsschreibung und Staatsauffassung im Zeitalter Ludwigs des Frommen (Historische Stu-
dien 418), Lübeck-Hamburg 1970, pp. 9-21. Malgré les restrictions analysées plus loin, ce princi-
pe fut également appliqué à l’église par Gratien, Decretum II c. 7, qu. 1.35, éd. FRIEDBERG (1897-
1959), I, col. 580: plurimorum utilitas unius utilitati vel voluntati praeferenda est.
11. P. VEYNE, L’Empire romain, dans PH. ARIÈS - G. DUBY (éd.), Histoire de la vie privée vol. I, Pa-
ris 1985, pp. 104-112.
12. J’écarterai ici tout ce qui relève soit de “l’opinion publique”, de “l’espace public”, du “no-
toire et manifeste”, soit de “la sphère privée”, “de l’intime” ou de l’ésotérique, notions qui ne sor-
tent aucunement, bien sûr, de la compétence du médiéviste. Je les étudie dans Das Öffentliche cit.
dans n. 2, pp. 32-46, et dans “Öffentlich” und “privat”, cit. dans n. 5.
13. Voir un résumé de l’ample bibliographie sur ce sujet dans Das Öffentliche cit. dans n. 2, pp.
60-61 (n.).
14. Decretum magistri Gratiani Dict. ad C. 19 pr. (Duae sunt leges) éd. Friedberg, I col. 839; cf.
infra, n. 40 et 114.
13-biencommun 9-09-2005 10:36 Pagina 475

le “bien commun” et “la loi de la conscience” 475

Le sens concret de cette dernière formule, qui valorise de manière sur-


prenante l’autonomie de l’individu face à l’institution, sera analysé plus
loin, je me contenterai ici d’en relever l’enjeu, car elle se réfère essentielle-
ment à un problème longuement débattu par les théologiens, philosophes
et juristes médiévaux: jusqu’à quel point le salut public, le bien commun
mérite-t-il le sacrifice de l’individu, de la “personne privée”? Autrement
dit: comment concilier l’exigence religieuse du salut éternel de l’âme avec
celle de la collectivité, du tout social? Formulée ainsi, la question semble
relever d’un même discours doctrinal. Thomas d’Aquin et d’autres théori-
ciens de l’ordre social et religieux la posent, en effet, de cette façon subti-
lement abstraite, afin d’y apporter des solutions équilibrées et harmo-
nieuses15. Dans la réalité par contre, les réponses qui lui furent données
s’avérèrent souvent extrêmement contradictoires. Pour des raisons parti-
sanes la question elle-même fut refoulée au profit des rhétoriques et des
champs sémantiques de deux discours indépendants et irréconciliables.

II. UN DISCOURS “SCOLASTIQUE”

C’est ce clivage entre un discours “collectiviste” et un discours “indivi-


dualiste” qui suscite plus particulièrement mon intérêt. Pour mieux le
comprendre, il est auparavant indispensable de décrire les équilibrages
théoriques, “scolastiques” dans le sens classificatoire habituel, et dans ce-
lui plus vaste que Pierre Bourdieu lui a donné, en le dérivant de l’état de
“skholè”, c’est à dire loisir, distance au monde et à la pratique16. Ces théo-
rèmes “bien tempérés” appartiennent, eux aussi, à un discours particulier,
qu’on aurait tort de confondre avec une sorte de doctrine officielle. C’est
un discours spécialisé, mais spécialisé sur le général. Pour reprendre les
termes que l’ethnologue Clifford Geertz emprunte à la psychanalyse, ce
langage “scolastique” utilise des concepts qui distancient l’expérience. Ils
sont “experience-distant”, non “experience-near”17. De la même façon que

15. Thomas d’Aquin, Summa theologica I-II, q. 90-95 (la loi); II-II, q. 43 (le scandale); ib. q. 47-
50 (la prudence), voir plus loin; cf. P. MICHAUD-QUANTIN, La conscience individuelle et ses droits chez
les moralistes de la fin du Moyen Âge, dans Universalismus und Partikularismus im Mittelalter, (Miscella-
nea Mediaevalia 5), Berlin 1968, pp. 42-56.
16. P. BOURDIEU, Méditations Pascaliennes, Paris (Seuil) 1997, pp. 24-67, 147-151.
17. C. GEERTZ,The Interpretation of Cultures New York (Basic Books) 1973, ch. 7, se basant sur
H. KOHUT, The Analysis of the Self New York 1971.
13-biencommun 9-09-2005 10:36 Pagina 476

476 entre histoire et littérature

nous utilisons “lien affectif” pour amour, “phobie” pour angoisse, “préca-
rité” pour pauvreté, etc., le discours scolastique médiéval substitue “mul-
titude” à peuple, universitas à “corps” ou corporation, “chose publique” à
cité, “bien commun” à patrie. Ces deux dernières formules introduisent
une nuance entre les presque synonymes “commun” et “public”, nuance si
infime comparée à leur fonction commune de distanciation, qu’elle ne mé-
rite ici qu’une petite glose.
Au Moyen Âge, “commun” est toujours plus extensif et plus chrétien
que “public”. L’Église primitive, le monachisme, puis la Réforme, placent
vita communis parmi les concepts les plus sacrés18, tandis que “salut public”
reste lié à l’autorité politique et au droit romain19. Dans le discours des ju-
ristes, utilitas communis désigne généralement le profit de chacun des
membres d’une communauté, utilitas publica celui de l’ensemble du corps
politique20. Cette distinction n’obéit cependant à aucune règle fixe,
puisque l’adjectif “public” qualifie également des phénomènes universels
comme l’air, le soleil ou des événements de l’Histoire du Salut. Pour Pé-
trarque par exemple, Adam est le “père public” de l’humanité21. La préfé-
rence accordée, soit aux concepts de res publica, salus publica, utilitas publi-
ca, soit à bonum commune, reflète des variations de goût et d’options intel-
lectuelles d’ordre linguistique et régional. Si les combinaisons avec publi-
cus dominent dans les textes inspirées du droit romain, bonum commune, tra-
duction de koinonia de la ‘Politique’ d’Aristote, a plus tard la faveur de la

18. Cf. H.-J. DERDA, Vita communis. Studien zur Geschichte einer Lebensform in Mittelalter und Neu-
zeit, Cologne etc. 1992.
19. Le lieu classique de la distinction entre commune, publicum, privatum est Cicéron, De invent I
27.40: Publicum est quod civitas universa aliqua de causa frequentat ut ludi dies festus bellum Commune
quod accidit omnibus eodem fere tempore ut messis vindemia calor frigus Singulare autem est quod aliqua de
causa privatim alicui solet accidere ut nuptiae sacrificium funus convivium somnus. Cf. F. STARK, Res pu-
blica, dans H. OPPERMANN (éd.), Römische Wertbegriffe, Darmstadt 1967, pp. 42-110, ici pp. 80-85;
L. HÖLSCHER, Öffentlichkeit und Geheimnis. Eine begriffsgeschichtliche Untersuchung zur Entstehung der
Öffentlichkeit in der frühen Neuzeit, Stuttgart 1979, pp. 51-57; H. MÜLLEJANS, Publicus und Privatus
im Römischen Recht und im älteren Kanonischen Recht unter besonderer Berücksichtigung der Unterscheidung
von Ius publicum und Ius privatum (Münchener theologische Studien 3.2), Munich 1964, pp. 1-14; GAU-
DEMET, Utilitas publica cit. dans n. 10, pp. 493-499; L. GÉNICOT, Sur la survivance de la notion d’É-
tat dans l’Europe du Nord au haut Moyen Âge. L’emploi de publicus dans les sources belges antérieures à l’an
mil, dans Institutionen Kultur und Gesellschaft im Mittelalter (Festschrift J FLECKENSTEIN), Sigmarin-
gen 1984, pp. 147-164.
20. Cf. G. POST, Ratio publicae utilitatis ratio status und “Staatsräson”, dans Welt als Geschichte 21
(1961), pp. 8-28, 71-99, ici 19-21 (en anglais aussi dans Studies cit. infra, n. 32, pp. 241-309).
21. De viris illustribus dans Petrarca, Prose, éd. G. MARTELLOTTI, Milano-Napoli 1955, p. 228:
Primum in hac acie non quidem merito sed etate locum teneat ille generis nostri publicus pater, Adam, de quo
... quid dicam? Voir les exemples analogues chez HÖLSCHER, Öffentlichkeit cit. dans n. 19, pp. 49-50.
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 477

philosophie, avant que les humanistes ne lui préfèrent à nouveau res publi-
ca pour son aura romaine ou sa coloration républicaine22.
Sans m’attarder sur une question assez complexe qui concerne d’ailleurs
moins l’histoire que la linguistique, j’aborderai d’emblée la plus célèbre
synthèse scolastique des rapports entre l’intérêt général et les droits de l’in-
dividu, celle de Thomas d’Aquin. La préférence fréquemment accordée à
ses écrits proprement politiques sur la ‘Somme théologique’ a pu entraîner
une surévaluation des aspects collectivistes. Certes, la lecture d’Aristote
permet à Thomas de dépasser “l’augustinisme politique” et les idées théo-
cratiques réduisant la fonction du Prince à un pouvoir coercitif, concédé
par Dieu pour contenir les sequelles du péché originel23. Si le politique ac-
quiert chez lui une dignité éthique et une certaine autonomie par rapport
à la tutelle de l’Église, il faut cependant souligner le caractère profondé-
ment hiérarchisé d’une construction de “finalités” qui s’écarte de la ‘Poli-
tique’ aristotélicienne par la place éminente qu’elle accorde à la personne
humaine, créé à l’image de Dieu et rachetée par la grâce dans le baptême24.
Il ne suffit pas de reconnaître que “l’ordre de la nature”, dont fait partie le
bonum commune, est inférieur à “l’ordre de la grâce” qui l’accomplit par les
sacrements de l’Église. Il ne faut pas oublier que le fondement de cet ordre
de la grâce est individuel. Chez Aristote, la polis est “par nature antérieure

22. Sur ce sujet, que je traite ailleurs (n. 5), voir en général par ex. I. Th. ESCHMANN, A Tho-
mistic Glossary on the Principle of the Preeminence of a Common Good, dans Mediaeval Studies 5 (1943),
pp. 142-165; W. MAGER, “Republik”, dans Geschichtliche Grundbegriffe, cit. dans n. 5, vol. 5 (1984),
pp. 549-651, ici pp. 563-587 et Spätmittelalterliche Wandlungen des politischen Denkens im Spiegel des
res publica-Begriffs, dans J. MIETHKE - K. SCHREINER (éd.), Sozialer Wandel im Mittelalter, Sigmarin-
gen 1994, pp. 401-412; P. HIBST, Utilitas Publica – Gemeiner Nutz – Gemeinwohl. Untersuchungen zur
Idee eines politischen Leitbegriffs von der Antike bis zum späten Mittelalter, Francfort 1991, pp. 55-72; à
propos de la préférence accordée, dès le XIIIe siècle, à communis sur publicus cf. W. EBERHARD, “Ge-
meiner Nutzen” als oppositionelle Leitvorstellung im Spätmittelalter, dans Renovatio et Reformatio. Wider das
Bild von “finsteren” Mittelalter, (Festschrift L. HÖDL), éd. M. GERWING - G. RUPPERT, Münster 1985,
pp. 195-214; pour le retour humaniste de res publica cf. A. LÖTHER, Bürger- Stadt- und Verfassungs-
begriff in frühneuzeitlichen Kommentaren der Aristotelischen Politik dans R. KOSELLECK - K. SCHREINER
(éd.), Alteuropäische und moderne Bürgerschaft. Rezeption und Innovation der Begrifflichkeit, Stuttgart
1994, pp. 90-128; M. VIROLI, From politics to reason of state. The acquisition and transformation of the
language of politics 1250-1600, Cambridge 1992, pp. 73-82.
23. Cf. W. ULLMANN, The Individual and Society in the Middle Ages, Baltimore 1966 (Individuum
und Gesellschaft im Mittelalter, Göttingen 1974, pp. 88-93); W. STÜRNER, Peccatum und potestas. Der
Sündenfall und die Entstehung der herrscherlichen Gewalt im mittelalterlichen Staatsdenken, Sigmaringen
1987, pp. 186-191; T. STRUVE, Die Entwicklung der organologischen Staatsauffassung im Mittelalter,
Stuttgart 1978, pp. 151-179; M. SENELLART, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de
gouvernement, Paris 1995, pp. 164-173.
24. Cf. W. BERGES, Die Fürstenspiegel des hohen und späten Mittelalters, Stuttgart 1938 (repr. 1952),
pp. 116-120.
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478 entre histoire et littérature

à chacun de nous pris individuellement”. Thomas d’Aquin, tout en se ral-


liant à sa conception de l’homme naturaliter animal sociale et politicum, le
contredit sur l’essentiel: l’homme, quoique dévoué à la cité ou au bonum
commune, transcende le “citoyen”, car il est d’abord dévoué à Dieu, au sum-
mum bonum25.
Toute la théorie politique de Thomas repose sur le principe théologique
du primat de l’homo sur le civis mais n’établit pas d’opposition entre eux.
Cette hiérarchie concerne d’abord le statut de la discipline qui traite de la
cité: la “politique”, la plus haute des sciences purement humaines (princi-
palissima in genere quae sunt circa res humanas), est dépassée par la théologie
ou scientia divina quae est respectu omnium principalissima26. Cette hiérarchie
réapparaît entre le bonum secundum quid, bien relatif proportionné à une fin
humaine qui inclut le “bien commun” politique, et le bonum simpliciter,
bien absolu et suprême, désiré pour lui-même (propter se non propter aliud)27.
On la retrouve encore à l’intérieur même du bonum commune dans la diffé-
rence subtile entre deux dimensions de l’éthique classique, honestas et uti-
litas, transposées au niveau spirituel et identifiées à “l’honnête” bonum in
communi, salut éternel de chacun et finalité transcendantale à la fois la plus

25. Sent 29, 1, 5; Summa theol I-II 113, 9; II-II 26, 4-5; ibid., I 60, 5 Resp., le sacrifice de l’in-
dividu à la cité sert d’exemple pour illustrer l’amour naturel de Dieu; le principe aristotélicien de
“l’animal naturellement politique” y est délibérément mis au subjonctif: si homo esset naturalis pars
huius civitatis, haec inclinatio esset ei naturalis (voir aussi plus loin la n. 76). Cf. B. GUENÉE, L’Occident
aux XIVe et XVe siècles. Les États, Paris 31993, pp. 105-106; M. S. KEMPSHALL, The Individual Good
in Late Medieval Scholastic Political Thought, dans J. A. AERTSEN (éd.), Individuum und Individualität
im Mittelalter (Miscellanea Mediaevalia 24), Berlin 1996, pp. 494-510 (Je n’ai pas encore lu le livre
récent du même auteur sur ce sujet: The Common Good in Late Medieval Political Thought Oxford
1999); voir aussi A. P. VERPAALEN, Der Begriff des Gemeinwohls bei Thomas von Aquin. Ein Beitrag zum
Problem des Personalismus, Heidelberg 1954, pp. 53-68; EBERHARD, Gemeiner Nutzen cit. dans n. 22,
pp. 196-198. On n’est pas tenu de distinguer les concepts d’individu et de personne, parce que ces
catégories sont en réalité inséparables. Pour certains néo-thomistes, “individu” a le sens de membre
d’une communauté politique et “personne” celui de l’âme en quête du salut éternel. Cette distinc-
tion dualiste ne se retrouve d’ailleurs pas plus dans les textes de Thomas que l’application généra-
le du mot “individuel”, tant dans le domaine politique que religieux. Ces deux conceptions mo-
dernes sont des “anachronismes contrôlés” (cf. n. 2), qui soulignent différents aspects de la pensée
complexe du Stagirite. Cf. par ex. É. GILSON, L’esprit de la philosophie médiévale, Paris 1932, ch. 10;
T. GILBY, Principality and Polity. Aquinas and the Rise of State Theory in the West, London 1938, pp.
190-261; I. T. ESCHMANN, Bonum commune melius est quam bonum unius. Eine Studie über den Wertvor-
rang des Personalen bei Thomas von Aquin, dans Mediaeval Studies 6 (1944), pp. 62-120.
26. Sententia libri ethicorum I 2.32
27. Par ex. Summa theol II-II 21.4 ad 3; Sent 35, 1, 4a; cf. aussi Albert le Grand, Super Ethica V
4.327; V 16.385. Hiérarchie ne signifie pas opposition ou exclusion mutuelle; dans sa forme idéa-
le la valeur supérieure inclut l’inférieure, ce qui est le cas quand toutes deux sont complètement
orientées vers la même “cause finale” spirituelle. C’est pourquoi, dans la terminologie polyvalente
de Thomas, Dieu même peut être qualifié de bonum commune (par ex. dans S Th I-II 90.2), ce qui ne
contredit pas la distinction essentielle entre bien commun politique et Summum bonum.
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 479

personnelle et la plus universelle28, et à “l’utile” bonum communitatis ou com-


munis utilitas, c’est à dire l’autarcie, la sufficientia immanente, qui s’ap-
plique à la “bonne conversation”, la paix, le “bien vivre”, le bonheur de la
société, tous sens confondus, moral, économique et même convivial29.
La seule question épineuse dans toute cette gradation idéale de biens su-
périeurs et inférieurs concerne leurs limites et leurs collisions possibles.
Comment les responsabilités sont-elles réparties? Dans l’ordre naturel du
politique, la “prudence privée” ou obéissance suffit au simple civis alors
que le prince, première persona publica qui représente le bien commun dans
la forme idéale de gouvernement qu’est la monarchie, doit développer
toutes les qualités morales et professionelles requises par la “prudence po-
litique” pour l’exercice de sa fonction. Il doit devenir le bonus vir par ex-
cellence, réaliser la perfection naturelle, par procuration en quelque sor-
te30. Le but de ses actions doit être le bien de tous, seul critère absolu qui
le distingue du tyran pour qui l’intérêt privé l’emporte31. Si, guider les fi-
dèles vers le summum bonum est de la compétence de “l’ordre surnaturel” de
l’Église, c’est au prince qu’il appartient de garantir les conditions favo-
rables à l’exercice de la religion, et même, en tant que medicus rei publicae,
d’assister ses sujets dans leur quête du salut éternel32.
L’incapacité de l’homme à parvenir seul à la perfection est tout autant
du domaine du bien spirituel que de celui du bene vivere politique. Cette
insufficientia fait partie de la contingence, de ce qu’Augustin, dans son an-
thropologie négative, conçoit comme une déficience postlapsaire légiti-
mant l’emploi de la contrainte par le prince33. Mais, plutôt que de relever
la séparation entre pouvoir séculier et pouvoir spirituel, d’ailleurs beau-
coup moins nette chez Thomas qu’elle ne le deviendra chez ses successeurs,
dans les théories politiques curialistes et anticurialistes34, il faut insister

28. Cf. G. SIMMEL, Vom Heil der Seele dans Brücke und Tor. Essays, éd. M. LANDMANN, Stuttgart
1957, pp. 122-128.
29. Cf. l’analyse détaillée de KEMPSHALL, cit. dans n. 25, pp. 498, 502-505.
30. Summa theol I-II 92. 1 ad 3; II-II 50. 1 ad 1 et 50. 2 resp.
31. Ibid., I-II 96. 4 resp. (voir plus loin); De regimine princip. I 3, I 5.
32. De regimine princip. I 2, I 15; cf. STRUVE, cit. dans n. 23, pp. 159-162. Sur les conséquences
pratiques de cette théorie voir G. POST, Studies in Medieval Legal Thought, Public Law and the State
1100-1322, Princeton 1964, 380-385; J. LE GOFF, Saint Louis, Paris 1996, pp. 512-515.
33. Cf. STÜRNER, cit. dans n. 23, pp. 30-33, 186-193; KEMPSHALL, cit. dans n. 25, pp. 208-209;
GUENÉE, L’Occident cit. dans n. 25, pp. 105-106; il faut cependant remarquer que cet aspect pessi-
miste est beaucoup moins évident dans la Somme théologique et dans le De regno que dans le De regi-
mine principum antérieur.
34. Cf. STÜRNER, cit. dans n. 23, pp. 193-241 et STRUVE, cit. dans n. 23, pp. 165-288, sur Pto-
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480 entre histoire et littérature

sur ce qui en constitue l’unité: la participation de toutes les fonctions so-


ciales, quels que soient leurs moyens respectifs, à une même fin surnaturel-
le, la béatitude. Le bonum commune ne peut, en principe, s’opposer au summum
bonum désiré par tous, de la plus humble persona privata à la plus haute per-
sona publica. La conscience individuelle doit intérioriser cette forme particu-
lière de charité qu’est l’amour du bien commun, et le Prince, en assurant le
bien de tous dans un cadre politique, est également responsable devant Dieu
des conditions du libre exercice de la conscience de chacun35. Pour Aristo-
te la polis est un gouvernement d’hommes libres et égaux, tandis que la fa-
mille, l’oikos, est une domination exercée sur des esclaves et des êtres plus ou
moins sous tutelle (les femmes, les enfants)36. Il se peut que Thomas com-
prenne mal cette dicotomie entre l’oikonomia despotique de la “maison” et la
koinonia politike des citoyens autonomes, car la société “non-différenciée” de
son époque distingue mal les fonctions familiales (dynastiques) et pu-
bliques37. Mais l’ensemble de sa pensée socio-politique indiquerait plutôt
qu’il atténue délibérément cette opposition en la faisant entrer dans une
gradation d’ordre moral et religieux plus que social: la cité chrétienne de-
vient, sous cet angle, une polis plus large et plus libre que celle des Grecs,
parcequ’elle intègre la valeur éternelle de l’individu dans la communauté, et
que toutes les formes de gouvernement, celle du père de famille tout autant
que celle de la ville-état ou du prince, sont “politiques” dés lors qu’elles ren-
dent possibles (ou du moins n’entravent pas) l’amour du prochain et le libre
exercice de la foi38. Tout se tient, en effet, dans cet admirable édifice de cor-

lémée de Lucqes, Gilles de Rome, Jean Quidort d’une part, sur Engelbert d’Admont, Dante, Mar-
sile de Padoue et Guillaume d’Ockham d’autre part; voir plus loin ch. IV.
35. Summa theol II-II 26.8 et 13 (ordo charitatis) et ibid, II-II 90.3; 96.5 plus loin n. 43, 140 (par-
ticipation politique de la conscience); sur l’unité idéale du bien commun et du salut spirituel cf.
EBERHARD, Gemeiner Nutzen cit. dans n. 22, pp. 196-198 et W. ULLMANN, Individuum und Gesell-
schaft im Mittelalter, Göttingen 1974, pp. 14-28; cet aspect identitaire sera poussé à l’extrême par
Savonarole; cf. G. C. GARFAGNINI, La predicazione sopra Aggeo e i Salmi dans Savonarola e la politica,
ed. G. C. GARFAGNINI, Firenze 1998, pp. 3-25, ici pp. 12-14; voir aussi plus loin l’instrumentali-
sation homilétique et politique de Thomas par Remigio de’ Girolami. H. MERLIN, Public et littéra-
ture en France au XVIIe siècle, Paris 1994, pp. 66-70, montre que, sous des formes moins “flam-
boyantes”, l’idée de la “complémentarité harmonieuse du prince et des sujets” (grâce à la participa-
tion intérieure des deux à la chose publique) a une longue postérité jusqu’au début des Lumières.
36. Cf. S. KRÜGER, Zum Verständnis der Oeconomica Konrads von Megenberg. Griechische Ursprünge der
spätmittelalterlichen Lehre vom Hause, dans Deutsches Archiv 20 (1964), pp. 475-461, ici pp. 488-490.
37. Cf. par ex. A. LÖTHER, Unpolitische Bürger. Frauen und Partizipation in der vormodernen prakti-
schen Philosophie, dans KOSELLECK-SCHREINER, cit. dans n. 22, pp. 239-273, ici pp. 248-253; G.
DROSSBACH, Die “Yconomia” des Konrad von Megenberg. Das Haus als Norm für politische und soziale
Strukturen, Cologne 1997, pp. 13-17, 23-29 (sur Aristote et Thomas).
38. Voir l’excellente synthèse de L. HONNEFELDER, Die ethische Rationalität des mittelalterlichen
Naturrechts. Max Webers und Ernst Troeltschs Deutung des mittelalterlichen Naturrechts und die Lehre vom
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 481

respondances entre public et privé, qui, malgré le bouleversement anthro-


pocentrique apporté par la lecture d’Aristote, garde une empreinte essen-
tiellement théocentrique, sans pour autant devenir théocratique.
Les collisions possibles entre individu et société sont d’un intérêt histo-
rique encore plus grand. Sur ce point, Thomas se montre moins précis.
Prudent, il n’avance d’argument général qu’il ne relativise aussitôt par des
considérations particulières. Ainsi, logiquement, le pouvoir inférieur ne
peut pas intervenir au niveau du pouvoir supérieur, car le forum conscientiae
de chacun est du ressort de la juridiction divine et dépasse tout iudicium de
la “multitude” ou de la “personne publique” qui en a la charge39. Thomas
emprunte expressément ici le concept canoniste de lex privata en lui don-
nant un sens plus général. Cette “loi privée” est celle que le Saint Esprit a
inscrite dans le cœur. Quiconque participe à l’ordre divin agit selon sa
propre loi, sans pouvoir être contraint par la “loi publique”40. Ces deux
lois, que Thomas distingue clairement, celle du législateur, lex in regulan-
te, et celle du sujet, lex in regulato41, se rapprochent de ce que les juristes
modernes appellent le droit objectif et le droit subjectif, à ceci près, que ce
soi-disant “droit subjectif” est lui-même objectif puisqu’il provient de
Dieu et que cela lui confère une supériorité absolue. Le terme traditionnel
de “loi” est donc bien choisi, même s’il s’applique à ce que nous considé-
rerions aujourd’hui plutôt comme un “droit”, car lex privata contient aus-
si une obligation, celle d’obéir à la conscience et, à travers elle, de partici-
per à l’ordre institué par la loi divine.
Thomas analyse les possibilités de conflit entre ces deux lois dans un
long développement systématique, De lege, destiné manifestement à en re-

natürlichen Gesetz bei Thomas von Aquin, dans W. SCHLUCHTER (éd.), Max Webers Sicht des okzidentalen
Christentums, Francfort 1988, pp. 254-275, ici pp. 260-263, 268-271, qui conteste les deux inter-
prétations, opposées en apparence, mais complémentaires, du néo-thomisme et du libéralisme pro-
testant. Tous deux, en effet, méconnaissent l’apport de Thomas à la philosophie moderne de la li-
berté. Cf. aussi W. KLUXEN, Philosophische Ethik bei Thomas von Aquin, Darmstadt 31998, pp.
65-80, 195-211; A. BLACK, Society and the Individual from the Middle Ages to Rousseau, dans History of
Political Thought 1 (1980), pp. 145-166 et l’introduction à IDEM, Political Thought in Europe 1250-
1450, Cambridge 1992.
39. Summa theol. I-II 90.3, resp. et 96.4.1
40. Ibid., I-II 96.5.2 avec la citation de Gratien Dict. ad C. 19 pr. (cf. infra, n. 114):Praeterea
Urbanus II papa dicit: “Qui lege privata ducitur nulla ratio exigit ut publica constringatur.” Lege autem pri-
vata Spiritus sancti ducuntur omnes viri spirituales qui sunt filii Dei secundum illud ad Romanos [81]: “Qui
spiritu Dei aguntur hi filii Dei sunt”.
41. Ibid., I-II 90.3 ad 1: lex est in aliquo non solum sicut in regulante, sed etiam participative sicut in
regulato. Et hoc modo unusquisque sibi est lex, in quantum participat ordinem alicuius regulantis; unde et ibi-
dem [Rom. 2.14] subditur: “Qui ostendunt opus legis scriptum in cordibus vestris”.
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482 entre histoire et littérature

duire le nombre. Quand la loi publique, purement humaine, est juste et


cohérente avec sa finalité, le bien commun, elle l’est également avec la loi
divine, source de toute loi privée42. La contradiction n’est alors qu’appa-
rente et la lex Spiritus sancti ne peut être invoquée contre la lex humanitatis
puisque “cela même rentre dans la conduite de l’Esprit Saint que les
hommes spirituels se soumettent aux lois humaines”43. En revanche, des
lois publiques injustes, que ce soit par la négligence du bien commun (ex
fine), par l’incompétence du législateur (ex auctore), ou par l’inégalité de ré-
partition des charges, même motivée par l’intérêt général (ex forma), non
seulement magis sunt violentiae quam leges mais ne méritent pas même le
nom de loi, puisque l’essence même de la loi est la justice44. À propos de
la loi injuste ex forma, Thomas relève d’ailleurs une perversité particulière:
“elle opprime les pauvres” au nom du bien commun. C’est une allusion cri-
tique à la fameuse théorie de l’urgence publique, de “la nécessité qui ne
connaît pas de loi”, théorie qui sert à justifier les exactions princières en
temps de guerre, en soi exceptionelles, mais en pratique souvent de règle.
Le théologien rejette cette invention de juristes, origine lointaine du
concept moderne de la “raison d’État”45. Pour Thomas toutes ces lois in-
justes n’obligent personne “dans le for de sa conscience”46.
Le terme de forum conscientiae met moins l’accent sur la désobéissance que
sur l’intériorité. Après avoir déclaré: “de telles lois n’obligent pas”, Tho-
mas ajoute: “sinon peut-être pour éviter le scandale ou le tumulte”47. Cet-
te clause restrictive en rappelle une autre, mieux connue. Si Thomas justi-
fie la résistance au tyran et le tyrannicide, qui ne peuvent être assimilés ni
à la rebellion ni au crime de lèse-majesté dès lors qu’ils rétablissent un bien

42. Ibid., I-II 96.4 resp.: leges positae humanae ... vel sunt iustae vel iniustae. Si quidem iustae sint,
habent vim obligandi in foro conscientiae a lege aeterna a qua derivantur.
43. Ibid., I-II 96.5 ad 2: lex Spiritus sancti est superior omni lege humanitus posita ... spirituales non
subduntur legi quantum ad ea quae repugnant ductioni Spiritus sancti; sed tamen hoc ipsum est de ductu Spi-
ritus sancti quod homines spirituales legibus humanis subdantur (selon I Petr. 2.13).
44. Ibid., I-II 96.4 resp. (cf. supra, n. 41 et ibid., II-II 69, 4; 104.5).
45. Ibid.: iniustae autem sunt leges ... vel etiam forma, puta cum inaequaliter onera multitudini dispen-
santur, etiamsi ordinentur ad bonum commune. Une loi juste ex forma répartirait les charges selon la “jus-
tice distributive”. Cf. POST, Ratio publicae utilitatis cit. n. 20.
46. Dans un cadre plus général cf. MICHAUD-QUANTIN, La conscience individuelle cit. dans n. 15,
p. 50: “La réponse unanime des moralistes est que l’homme doit écouter et suivre ce que lui dicte
sa conscience. Qui facit contra conscientiam, aedificat ad gehennam” (Gratien, C. 28 q. 1 d. a.c. 15).
47. Summa Theologiae I-II 96.4, resp.: unde tales leges non obligant in foro conscientiae, nisi fore prop-
ter vitandum scandalum vel turbationem; ibid., ad 3: unde nec in talibus homo obligatur ut obediat legi, si
sine scandalo vel maiori detrimento resistere possit. Cf. MICHAUD-QUANTIN, loc. cit., p. 49 pour la tradi-
tion de cette exception.
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 483

commun ruiné par la volonté privée du souverain, il les soumet cependant


strictement à cette même condition de la vitatio scandalorum qui rentre
dans une logique du moindre mal public. Le désordre inhérent à tout
changement social ne doit pas excéder les maux qu’il est sensé guérir48. Il
est difficile d’imaginer l’application concrète d’une règle qui suppose que
le renversement d’un puissant se déroule sans éclat, dans la décence et la
clandestinité. Le scandale est d’ailleurs une notion assez ambiguë chez
Thomas. Il le considère, tantôt comme une “occasion” de pécher involon-
tairement fournie à autrui, tantôt comme un péché par omission provenant
de l’inattention à la faiblesse d’autrui, et il le légitime même, s’il permet
d’éviter un péché, car “le souci de son propre salut est plus important que
celui du salut d’autrui”49. Quelle est alors la valeur morale précise d’un
scandale politique inspiré par l’observation consciencieuse de la lex priva-
ta? Pour Thomas la question ne se pose pas ainsi, mais dans les termes plus
spéculatifs des deux grands ordres qui régissent le monde et la société, ce-
lui de la nature et celui de la grâce.
Tout ce que nous venons de citer jusqu’ici à propos de la mise en cause
du “bien commun” par des lois injustes, se situe dans le registre inférieur
du naturel. Mais il existe une toute autre catégorie de lois injustes: celles
qui s’opposent au “bien divin”, comme les lois tyranniques qui prescrivent
l’idolâtrie. Thomas n’admet plus alors la moindre ambiguïté: “Il n’est ja-
mais permis d’observer de telles lois, car il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux
hommes (Act. 5, 29)”50. On pourrait s’arrêter ici et résumer la pensée de
Thomas d’Aquin par la conclusion générale de l’étude de Gaines Post sur
les relations entre public et privé au Moyen Âge: le seul droit privé recon-
nu comme valeur absolue, primant toutes les lois “d’utilité publique”, est
bien celui du salut individuel de l’âme51. Cette exigence se retrouve, au-

48. Ibid., II-II 42 a.2, ad 3: ... nisi forte quando sic inordinate perturbaretur tyranni regimen, quod
multitudo subiecta maius dampnum pateretur ex perturbatione consequenti, quam ex tyranni regimine.
49. Ibid., II-II 43; surtout 43.7 resp.: Manifestum est autem quod nullus debet mortaliter peccare, ut
alterius peccatum impediat quia plus debet homo suam salutem spiritualem diligere quam alterius. Cf. VON
MOOS, Das Öffentliche, cit. dans n. 2, pp. 41-45.
50. Ibid., I-II 96, 4 resp.: Iniustae autem sunt leges dupliciter. Uno modo per contrarietatem ad bonum
humanum ... Alio modo ... per contrarietatem ad bonum divinum, sicut leges tyrannorum inducentes idola-
triam, vel ad quodcumque aliud quod sit contra legem divinam: et tales leges nullo modo licet observare, quia
sicut dicitur, Act 5 29, “obedire oportet Deo magis quam hominibus”. Sur cette hiérarchie fondamentale
voir les références dans n. 25 et 38.
51. POST, Studies cit. dans n. 32, p. 13. Cf. aussi SIMMEL, cit. dans n. 28, p. 127: “Den ganzen
Individualismus des christlichen Heilsbegriffs hat man verkannt ...; ... je mehr das Heil des Men-
schen nur auf dem beruht, was er ganz allein, vielleicht mit keinem andern vergleichbar, ist, ... des-
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484 entre histoire et littérature

jourd’hui encore, dans le canon final du Corpus Iuris Canonici, qui renverse
explicitement la hiérarchie fondamentale du Corpus Iuris Civilis en substi-
tuant au principe romain salus publica suprema lex esto une “ultime raison”
contraire: salus animarum in Ecclesia suprema semper lex esse debet52.

III. LE DISCOURS COMMUNAUTAIRE

Le discours scolastique, essentiellement orienté vers la synthèse et


l’équilibre, concilie donc la supériorité absolue de l’individuel, en tant que
valeur spirituelle, avec la supériorité relative de la communauté, en tant
que valeur humaine ou naturelle. Dès que l’on aborde d’autres discours,
plus proches de la casuistique particulière du concret, l’on ne peut que
s’étonner des applications partielles, voire partiales, d’un modèle général à
deux niveaux, et des contradictions inhérentes à un système de valeurs des-
tiné a priori à les exclure. Ceci concerne de près le métier d’historien et
l’histoire des concepts en particulier. Face à la disparité des discours, trois
méthodes se présentent: une recherche limitée à un seul type de textes, ju-
ridiques, théologiques, pragmatiques, etc., qui risque de devenir elle-
même un “discours” spécialisé sans problème général; une recherche glo-
bale, affranchie des barrières discursives du passé, qui néglige les champs
contextuels précis pour en tirer des conclusions souvent hâtives (par
exemple sur le “processus de la civilisation”); enfin, une approche compa-
rative des concepts, considérés tant dans leurs différents registres que dans
leurs interférences et coïncidences. Cette troisième voie devrait permettre
d’écarter les pièges des deux autres53.

to gefährlicher ist das Leben, desto ... umfassender seine Verantwortlichkeit für sich selbst. Darum
hat Nietzsche das Christentum völlig mißverstanden, wenn er es für eine Art Volksversicherung
hält”. Je préfère cette citation, qu’on ne peut pas soupçonner de néo-thomisme, à beaucoup de ré-
férences analogues soutenant le personnalisme transcendantal contre les interprétations trop “cor-
poratistes” de certains historiens de la théorie politique; cf. par ex. GILSON, GILBY et ESCHMANN cit.
dans n. 25.
52. CIC (1983), c. 1752 et Cicéron, De legib 3.3.8 (suprema lex) cf. plus haut n. 10. Interpréter
le pluriel animarum dans un sens totalisant pourrait amener à relever l’analogie entre ces deux “su-
prêmes lois” au détriment de leur opposition. Mais on négligerait ainsi le caractère essentiellement
composite d’une communauté formée d’âmes individuelles (la civitas permixta augustinienne). MI-
CHAUD-QUANTIN, La conscience individuelle, cit. dans n. 15, p. 54, remarque donc à juste titre que
c’est seulement en cas d’hérésie que la “suprême loi” chrétienne rejoint la loi païenne, car l’héré-
tique perd tout droit “privé” à la liberté de la conscience à cause du danger spirituel qu’il repré-
sente pour le peuple de Dieu tout entier.
53. La séparation des “discours” est aujourd’hui souvent prôné comme le remède universel
contre l’impressionnisme d’une certaine histoire culturelle globale; cf. par ex. R. SCHNELL, The dis-
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 485

L’anecdote qu’Ernst Kantorowicz met en exergue de son étude Pro pa-


tria mori54 peut servir à illustrer ce point. En 1914, dans la Belgique oc-
cupée par les Allemands, le cardinal Mercier fit circuler une lettre pasto-
rale pour défendre une idée profondément enracinée dans un discours pa-
triotique datant du Moyen Âge: tout soldat mort sur le champ de bataille
réaliserait “un acte d’amour parfait” qui “effaçe une vie entière de péché”.
Pareil sacrifice fairait de lui “instantanément un saint” couronné par le
Christ dans l’au-delà. Un autre prélat, le cardinal Billot, plus “moderne”,
en tout cas plus proche des idées de Trente sur la purification du catholi-
cisme de ses résidus “médiévaux”, scandalisé par les paroles de son confrè-
re, critiqua sévèrement cette substitution de la patrie terrestre à Dieu, cet-
te méconnaissance du sens profond, transcendantal, du péché et du pardon
divin. Dans la suite de son étude, Kantorowicz laisse de côté la contre-ar-
gumentation du cardinal Billot pour ne s’intéresser qu’à la position pa-
triotique du cardinal Mercier et à ses antécédents. Il se concentre donc sur
un discours caractérisé par la priorité absolue de la res publica, et, ce faisant,
néglige l’historique d’une controverse qui relève d’une collision entre deux
discours le plus souvent séparés et remonte au moins jusqu’au temps des
croisades. Mais, en 1949, quand il écrit cet article, son intérêt porte ex-
clusivement sur la “théologie politique” du Moyen Âge, dans laquelle il
entrevoit les origines lointaines des aberrations nationalistes de la premiè-
re moitié de notre siècle55.

course on marriage in the Middle Ages, dans Speculum 73 (1998), pp. 771-786. Il faut néanmoins re-
connaître que les historiens travaillant avec des méthodes traditionnelles ont toujours su faire la part
des genres, styles, convenances et topoï de leurs sources, sans pour autant renier leur intérêt pour
les “faits” (réels et mentaux) qui relient ces différentes “façons de parler” entre elles. En ce sens, la
grande entreprise de la Typologie des sources du Moyen Âge occidental (éd. L. GÉNICOT) est aussi utile
que par ex. l’effort de Jacques LE GOFF pour retrouver le “saint Louis historique” derrière les diffé-
rents styles hagiographiques et biographiques (n. 32). C’est ce que, pour des raisons légèrement dif-
férentes, G. O. OEXLE appelle “la troisième voie” entre la naïveté objectiviste de la défense des “faits
en tant que faits” et le linguistic turn, la pure histoire des idées, le postmodernisme subjectiviste,
dans Im Archiv der Fiktionen, dans Rechtshistorisches Journal 18 (1999), pp. 511-525, article essentiel
commençant par cette judicieuse épigraphe: “Das Höchste wäre zu begreifen, dass alles Faktische
schon Theorie ist”.
54. E. KANTOROWICZ, “Pro patria mori” in Medieval Political Thought, dans American Historical
Review 56 (1951), pp. 472-492 (sur la base d’une conférence de 1949), repris dans E. K., Selected
Studies, New York 1965, pp. 308-324, et résumé dans The King’s Two Bodies, Princeton (1957),
1997, ch. V; je citerai aussi la traduction de L. MAYALI, dans E. K., Mourir pour la patrie, Paris 1984,
pp. 105-141.
55. Dans sa préface de 1957 à The King’s Two Bodies, l’auteur se défend d’avoir voulu dresser une
généalogie des idéologies les plus néfastes du XXe siècle. Mais ce n’est là qu’une mise en garde mé-
thodologique contre une certaine histoire actualisante. Kantorowicz ne renie point son intérêt pour
la continuité des axiomes de la “théologie politique” médiévale dans “les aberrations ultérieures”.
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486 entre histoire et littérature

Un autre exemple d’une méthode qui consiste à suivre la piste d’un dis-
cours unique, nous vient du grand historien du droit canon, Brian Tierney,
qui analyse de près la genèse médiévale des droits subjectifs en général et
des droits de l’homme en particulier56. Dans ce contexte, il insiste sur
l’importance de la lex privata, du primat de la conscience personnelle sur
l’institution de l’Église. De se limiter au discours des canonistes le dis-
pense de s’interroger sur les raisons pour lesquelles, à l’exception de
quelques théologiens, les théoriciens du politique, glossateurs, légistes ou
philosophes, n’ont guère recours à cette “loi privée” de la liberté chrétien-
ne dont l’impact sur les conceptions d’ordre et de légitimité n’est pourtant
pas négligeable. Son propos n’est pas non plus de rechercher les causes qui
font, qu’avant le XVIIe siècle, ce discours sur les droits subjectifs ne s’im-
pose pas vraiment en dehors du droit canon ou de la théologie. Les plus
grands penseurs, tant politiques qu’ecclésiologiques, tels Guillaume
d’Ockham ou Marsile de Padoue, n’établissent pas le pont que nous au-
rions attendu entre le discours sur le droit “subjectif” de l’homme spirituel
dans l’Église et celui de l’immunité de l’individu face au pourvoir séculier
et aux exigences de l’utilitas publica semper praeferenda privatae. Ils refusent
au contraire cet amalgame57. Tierney a le grand mérite de ne pas faire fu-
sionner artificiellement des discours inconciliables à cette époque.

Ce qu’il refuse c’est le renversement du bon ordre de la recherche. Il affirme n’avoir découvert les
liens profonds entre Moyen Âge et modernité qu’une fois achevé un travail d’historien concentré
sur les origines des symboles de la souveraineté de l’État (p. XVIII). Pour l’historique de ce texte cf.
C. VISMANN, Formeln des Rechts – Befehle des Krieges. Notiz zu Kantorowicz’ Aufsatz “Pro Patria Mori”,
dans Geschichtskörper. Zur Aktualität von Ernst H Kantorowicz, éd. W. ERNST - C. VISMANN, Munich
1998, pp. 129-144. Cet article, qui traite surtout du développement postmédiéval du thème, ex-
plicite ce que K. s’est pudiquement abstenu d’afficher: le chemin qui mène de l’idée du sacrifice hé-
roïque du soldat à l’efficacité des grandes nations modernes, efficacité mesurée à l’aune de la quan-
tité de “chair à canon” disponible. Je ne crois d’ailleurs pas que la réticence de K. à étudier ces pro-
longements modernes, soit dû, comme le suggère VISSMANN, à son admiration nostalgique des ver-
tus militaires d’antan. La raison légèrement “historiciste” qu’il invoque lui-même dans sa préface
me semble suffisante pour expliquer cette discrétion.
56. B. TIERNEY, The Idea of Natural Rights Studies on Natural Rights Natural Law and Church Law,
Emory 1997 et Religion and Rights. A Medieval Perspective, dans Journal of Law and Religion 5 (1987),
pp. 163-175. Pour l’auteur, la valeur de la conscience individuelle comme principe de la liberté
chrétienne n’est pas le seul aspect de cette genèse. Il s’intéresse surtout au cadre plus large des
“droits naturels” applicables à l’humanité toute entière; il les illustre par de nombreux exemples du
droit canon dont nous ne parlerons pas ici, tels que l’autorisation du vol dans l’extrême nécessité,
le droit à l’immunité physique qui autorise un condamné à mort à s’évader, ou le droit pour les
païens à refuser une conversion forcée. Sur la genèse des droits de l’homme cf. également Th. KO-
BUSCH, Die Entdeckung der Person. Metaphysik der Freiheit und modernes Menschenbild, Darmstadt 1997,
pp. 23-54.
57. Pour ne citer que quelques études synthétiques, cf. par ex. H. BIELEFELDT, Von der päpstlichen
Universalherrschaft zur autonomen Bürgerrepublik, dans Zeitschr. der Savigny Stiftung für Rechtsgeschichte,
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 487

On peut enfin citer un autre courant de l’histoire des idées politiques,


qui, confronté à ce même problème, ne respecte pas les limites du discours
de l’État et de celui de l’Église. En tentant de prouver l’origine médiévale
de la conception moderne de la souveraineté du peuple58, ce courant pri-
vilégie les théories conciliaristes, celle de Guillaume d’Ockham en parti-
culier, sur le consensus d’une communauté, non pas corporativement re-
présentée, mais identiquement incarnée par chacun de ses membres. On
oublie trop souvent le fait capital que cette communauté n’est pas le corps
politique, mais l’Église invisible des élus, la “Cité de Dieu”. L’importance
accordée à l’opinion du simple croyant ne préfigure pas les valeurs démo-
cratiques de l’Individu et de l’Égalité, mais exprime la confiance en l’Es-
prit Saint qui n’abandonne jamais l’Église et dont la grâce manifeste la vé-
rité de la foi dans le moindre fidèle, fut-ce “un bouvier ou une petite
vieille”59. L’apparente modernité de ces idées ne devrait pas nous inciter à
les extraire de leur contexte d’origine, spécifiquement religieux. Si leur in-
fluence s’est néamoins exercée plus tard dans d’autres domaines, l’historien
de la fin du Moyen Âge doit se contenter du constat d’un rendez-vous
manqué entre le discours ecclésiastique et le discours politique.

Il est cependant essentiel de comparer ces différents discours au moment


où ils se recoupent et s’affrontent réellement. Le Moyen Âge tardif est un
excellent champ d’expérimentation pour ce genre d’études. Dans un article

kanon. Abt. 73 (1987), pp. 70-130, ici pp. 111-120; H. HOFMANN, Repräsentation. Studien zur Wort-
und Begriffsgeschichte von der Antike bis ins 18 Jahrhundert (Schriften zur Verfassungsgeschichte 22), Ber-
lin 1974, pp. 236-242; J. QUILLET, Un exemple de nominalisme politique de la scolastique tardive: les doc-
trines de Guillaume d’Ockham, dans Aspects de la genèse médiévale dans la philosophie politique moderne, Pa-
ris 1999, pp. 61-66. J’y reviens dans Krise und Kritik der Institutionalität. Die mittelalterliche Kirche
als “Anstalt” und “Himmelreich auf Erden”, dans G. MELVILLE (éd.), Institutionalität und Symbolisierung
(Sonderforschungsbereich 537, Dresde), Cologne etc. 2001, pp. 293-340.
58. Par ex. A. P. MONAHAN, Consent, Coercion, and, Limit. The Medieval Origins of Parliamentary
Democracy, Leyde 1987; G. MENSCHING, Das Allgemeine und das Besondere. Der Ursprung des modernen
Denkens im Mittelalter, Stuttgart 1992. Le court-circuitage moderniste n’est contesté ici qu’en rai-
son de la confusion des discours et des contextes idéologiques; il y a de nombreuses autres raisons
de le critiquer; H. KELLER souligne celles qui concernent une réalité institutionnelle, profondément
hiérarchique, même dans ses formes apparemment les plus proches de nos conceptions démocra-
tiques: “Kommune”: Städtische Selbstregierung und mittelalterliche “Volksherrschaft” im Spiegel italienischer
Wahlverfahren des 12-14 Jhs., dans G. ALTHOFF (éd.), Person und Gemeinschaft. Festschrift K. SCHMID,
Sigmaringen 1988, pp. 573-616.
59. Cf. B. TIERNEY, “Only truth has authority”: The problem of “reception” in the Decretists and in Jo-
hannes de Turrecremata (dans Law, church, and society. Essays in honor of S KUTTNER, Philadelphia 1977),
repr. dans son recueil: Church, Law, and Constitutional Thought in the Middle Ages, Londres 1979, pp.
69-96, ici pp. 69-70 (sur Ockham); K. W. NÖRR, Kirche und Konzil bei Nicolaus de Tudeschis (Panor-
mitanus), Cologne etc. 1964, pp. 130-133; sur le contexte voir plus loin ch. IV.
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488 entre histoire et littérature

précédent, j’ai pris comme exemple le long débat mi-ecclésiastique, mi-po-


litique qui, en 1407, suivit le meurtre du duc Louis d’Orléans par Jean sans
Peur. La “Justification” de cet attentat par Jean Petit et sa réfutation par
Gerson furent controversées jusqu’au concile de Constance60. Je ne reprends
ici qu’un point particulièrement important pour mon propos: cette contro-
verse porte précisément sur la compatibilité des discours sur public et pri-
vé et sur les définitions du “bien commun”. Jean Petit et ses défenseurs jus-
tifient le meurtre par la nécessité de prévenir un tyrannicide, crime abomi-
nable de lèse-majesté, qu’ils définissent comme appropriation égoïste de ce
qui appartient à tous, comme “domination privée” de la “chose publique”
incarnée par la couronne. Gerson et son parti utilisent un argument struc-
turellement semblable, mais transposé au niveau religieux. Pour eux, le
comble du scandale et de l’atteinte au bien commun est l’hérésie qui consis-
te à glorifier publiquement un homicide en le métamorphosant en acte ver-
tueux. Les sophismes du théologien Jean Petit, en incitant le peuple tout
entier, et plus particulièrement les simples laïques, à douter de cette loi ab-
solue: “tu ne tueras point”, seraient une hérésie au sens classique du mot.
L’obstination dans le “choix” d’une opinion “privée” contraire à celle de la
communauté des fidèles, non seulement affaiblirait la cohésion et la paix du
royaume, mais renverserait “l’ordre du corps mystique de la commune cho-
se publique”, ce dernier concept étant entendu dans le sens d’un salut pu-
blic englobant le salut éternel de chacun de ses membres61.
Au concile, cet argument quelque peu théocratique ne trouva pas l’ad-
hésion souhaitée, pour la simple raison qu’il semblait confondre le discours
de la foi avec celui du politique. Une des idées majeures de l’étude appro-
fondie de Bernard Guenée sur le meurtre du duc d’Orléans est que ce
conflit confirme la solidité des frontières déjà établies entre des compé-
tences devenues plus ou moins autonomes62. Alors que Gerson traite enco-
re traditionnellement la politique comme une sous-discipline de la théolo-
gie morale, la majorité du concile adopte une conception plus moderne, se-
lon laquelle le théologue n’est responsable que de la vérité de la Foi et le
prince de la sécurité de l’État, fonction régie par la “raison d’état” ou “pru-
dence politique”, et non par la morale privée du simple chrétien.

60. Cf. VON MOOS, Das Öffentliche cit. dans n. 2, pp. 46-83 et Public et privé, dans le vol. supra
N° 12, ch. III.
61. Gerson, Œuvres complètes éd. P. GLORIEUX, Paris 1960-1973, vol. V, pp. 199-200, vol. VII,
p. 1030; voir plus haut n. 52.
62. B. GUENÉE, Un meurtre une société L’assassinat du duc d’Orléans ... 1407, Paris 1992, pp. 255-
256, 263.
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 489

Si le débat acharné sur cette séparation des domaines est un dialogue de


sourds, c’est que chaque parti, dans son discours, son “management of mea-
ning”, revendique la “chose publique” comme valeur suprême et rejette sur
son adversaire l’abjection du “privé”. Ainsi, par des acrobaties sémantiques
réciproques, la “couronne corporative” s’oppose à la tyrannie et le “corps
mystique” à l’hérésie. Ce n’est pas seulement parce que dans son aspect po-
sitif, celui de la lex privata, le “privé” sort du cadre d’un débat portant sur
les sens multiples du bien commun, qu’il est à ce point discrédité. Les ger-
soniens, indignés par l’audace d’un théologien semant la confusion morale
dans les cœurs simples, auraient pu facilement insister sur l’inviolabilité de
la foi des “privés”, mais ils n’utilisent que des arguments d’importance pu-
blique. La dépréciation du privé, commune aux deux camps, tient surtout
à un langage rhétorique qui semble recueillir la plus large adhésion quand
il tend à absorber toute valeur autre que collective63.

Le concept idéologique de la cohésion sociale s’établit et se répand alors


de façon inflationniste. C’est ce que montre encore mieux le fossé creusé,
depuis le XIVe siècle, entre le discours communautaire de certains prédi-
cateurs de la “religion civique” et le discours personnaliste des théologiens
de l’Église spirituelle. On pourrait, par exemple, opposer la politique sa-
cralisée de Savonarole à l’ecclésiologie spiritualiste de Wyclif64. Je citerai
volontairement quelques cas extrêmes.
En Italie, le passage du système communal au système seigneurial a sus-
cité, de Dante à Marsile de Padoue, des pensées politiques d’un radicalisme
et d’une originalité sans équivalent ailleurs. Remigio de’Girolami, prêcheur
dominicain et prédécesseur du célèbre Giordano de Pise au “Studio” de Flo-
rence, écrit, entre 1302 et 1304, deux traités, le De bono communi et le De
bono pacis, qui systématisent les thèmes de ses propres sermons populaires en
langue vulgaire65. Ces œuvres, la première surtout, soutiennent la primau-

63. Cf. VON MOOS, Das Öffentliche cit. dans n. 2, pp. 69-74.
64. En général cf. d’un côté A. VAUCHEZ (éd.), La religion civique à l’époque médiévale et moderne
(Chrétienté et Islam), Rome 1955 (Coll. de l’École française de Rome 213), de l’autre VON MOOS, Krise
und Kritik cit. dans n. 57; pour les exemples voir n. 35 (Savonarole) et M. CONETTI, La sfida al cos-
tantinismo di John Wyclif, dans Studi Medievali 38 (1997), pp. 139-201.
65. M. C. DE MATTEIS, La “teologia politica communale” di Remigio de’ Girolami, Bologne 1977 (in-
trod. et éd. du De bono communi, De bono pacis et des Sermons sur la paix). Sur Remigio voir aussi VI-
ROLI, cit. dans n. 22, pp. 46-48; Ch. T. DAVIS, An early Florentine Political Theorist: Fra Remigio de’
Girolami, dans Proceedings of the American Philosophical Society 104 (1960) pp. 662-676 et Ptolemy of
Lucca and the Roman Republic, ibidem, 118 (1974), pp. 30-50, ici pp. 33-34, 45-46; KANTOROWICZ,
The Kings’s Two Bodies cit. dans n. 54, pp. 479-481.
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490 entre histoire et littérature

té absolue du bien commun sur les valeurs individuelles avec une intransi-
geance qu’on n’avait peut-être jamais encore osé afficher au Moyen Âge. À
l’opposé des préoccupations théoriques de Thomas dont il s’inspire pour-
tant en grande partie, loin également du programme de pure édification
morale et de pénitence prôné par son successeur Giordano, ce livre est l’ex-
pression d’un engagement politique concret pour un système communal
déchiré par les luttes de plus en plus désastreuses entre les fractions. C’est
ce qui peut en expliquer le manque de pondération66. Le De bono communi
n’est pourtant pas une œuvre de propagande mais le fruit d’une méditation
théologique profonde. Il concilie curieusement quelques idées politiques
d’Aristote avec la spiritualité d’Augustin, pour aboutir à ce qu’on pourrait
appeler un “intégrisme” à la fois théocratique et communautariste.
Pour Girolami, le tout social engloutit intégralement les parties; “la par-
tie sans le tout n’est même pas une partie”, elle n’est rien. Pars extra totum
existens non est pars67. La distinction subtilement anti-aristotélicienne que
Thomas établit entre l’homme et le citoyen disparaît complètement dans la
formule: si non est civis, non est homo68. En dehors de la cité, ni humanité ni
salut. “L’homme n’est pas né pour lui seul”69. Aristote acceptait la solitude
du sage comme l’exception à sa propre règle du zoon politikon, de l’homme
naturellement politique; Girolami l’en blâme, Bible à l’appui. La condam-
nation de la solitude, le Vae soli, s’applique sans exception à tous les hu-
mains70. Dieu seul se suffit à lui-même. Bonus solitarius non est censendus
homo, sed Deus71. Pour Girolami, c’est une vérité universellement admise
que le bien ne peut être que partagé et qu’il n’y a aucun bien particulier en
soi72. Le moteur de cette idéologie du tout intégral est la charité chrétien-
ne, entendue dans le sens de l’amour désintéressé de Dieu. Le summum bo-
num est l’équivalent du bonum commune, ce qui gomme une autre distinction

66. DE MATTEIS, cit. dans n. 65, pp. XX-XXV, XLII-XLV.


67. De bono communi ibid., p. 17 comme commentaire à Aristote, Phys. I 8 et VII 5, suivi de: Ite-
rum esse partis dependet ab esse totius et non e contrario, sicut posterius dependet a priori et non e contrario, unde
philosophus in I Polit. [1252a-1253a] “prius itaque civitas quam domus et unusquisque nostrum est: totum
enim prius nesessarium est esse parte”. La même idée réapparait dans le De bono pacis ibid., p. 61.
68. Ibid., p. 18, pour Thomas voir n. 25.
69. Ibid., p. 5: Item in libro De officiis “preclare scriptum est a Platone non nobis solum nati sumus ...”
(Cicéron, De off. I 1).
70. Ibid., p. 26 contre Aristote, Ethic. VIII, 1155a. Sur cette exception, trop peu soulignée par
les historiens de la théorie politique, cf. J. A. SWANSON, The Public and the Private in Aristotle’s Po-
litical Philosophy, Ithaca 1994, pp. 156-174.
71. Ibid., p. 47 citant un autre mot d’Aristote (Eth. X, 1177b), de même pp. 36-37.
72. Ibid., p. 43, De bono pacis 61; cf. DE MATTEIS, cit. dans n. 65, pp. CXXXIV-CXXXVII.
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 491

essentielle de Thomas. Dieu et la cité sont quasiment confondus73. Ainsi


l’ordo caritatis prend une dimension vertigineuse: une pensée d’origine mys-
tique se transforme en principe politique. Selon un courant traditionnel de
la spiritualité, la plus haute forme de l’amour de Dieu consiste à l’aimer
pour lui-même, pour sa perfection et non pour l’espoir d’une récompense,
à lui sacrifier sans réserve tout amour-propre, à renoncer même éventuelle-
ment à la béatitude promise. Cette théorie du pur amour, d’ailleurs
constamment controversée par les théologiens, d’Abélard et Bernard de
Clairvaux à Fénelon et Bossuet74, devient chez Girolami le fondement in-
dubitable de l’amour de la patrie. Il reprend les topoi du pro patria mori de
la littérature romaine pour les appliquer au sacrifice non seulement de la vie
corporelle, mais aussi de la vie spirituelle. Patria mihi vita multo carior est.
Selon Jean 11, 49, “il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple”.
Le citoyen doit préférer l’Enfer à la destruction de la communauté, et même
“se réjouir” d’une condamnation pour une si belle cause75.

73. De bono communi, p. 19: iuxta illud Cor. XV “Ut sit Deus omnia in omnibus” [I Cor. 15.28] ...
itaque manifeste colligitur quod tanto quis plus habet de participatione divinitatis, quanto plus habet de amo-
re communitatis ... p. 43: et dicendum quod commune ... pertinet ad Deum, in quantum scilicet Deus est com-
mune et totale bonum omnium ... Et ideo bene philosophus in I Ethic. [1094b] coniungit communis amorem
cum Deo asserens quod “melius et divin[i]us est amare commune quam unum solum”. Pour divinius cf. n. 91.
74. Cf. par ex. É. GILSON, La théologie mystique de Saint Bernard, Paris 1947, pp. 183-189; P.
ROUSSELOT, Pour l’histoire du problème de l’amour au Moyen Âge (Beitr zur Geschichte der Philosophie des
Mittelalters VI 6), Münster 1908; L. COGNET, Crépuscule des mystiques: le conflit Fénelon-Bosssuet, Tour-
nai 1958; voir aussi la prochaine note.
75. De bono communi, p. 3: “expedit vobis ut unus moriatur homo pro populo et non tota gens pereat”. Item
[I Cor. 13.5] dicitur: “Caritas non querit que sua sunt”; ibid., pp. 7-9, 20-21 (exemples de sacrifices
pour la patrie); ibid., pp. 42-43: Ergo homo tenetur preamare commune sibi ... Et ideo est ibi offensa Dei
quem tenemur preamare toti mundo et propter amorem ipsius gaudere de pena inflicta etiam infernali quando-
cumque communi a Deo propter offensam ipsius Dei, iuxta illius Ps. [57.11] “letabitur iustus cum viderit vin-
dictam”. Si autem quantacumque pena posset esse sine culpa, ex virtute amoris ordinati homo deberet potius ip-
sam velle pati cum immunitate communis, quam quod commune suum ipsam incurreret cum immunitate sui, in
quantum est pars communis; cf. DE MATTEIS, cit. dans n. 65, pp. CXXXII-CXXXIII. Ceci est sans doute le
passage le plus souvent invoqué pour démontrer le radicalisme de Girolami; cf. les références dans
n. 65 et J. K. HYDE, Contemporary Views on Faction and Civil Strife in Thirteenth and Fourteenth Centu-
ry Italy, dans L. MARTINES (éd.), Violence and Disorder in Italien Cities 1200-1500, Berkeley 1972, pp.
273-307, ici p. 303. Si on replace ce passage dans la tradition du “pur amour”, négligée par les
études citées, il faut cependant noter la prudence théologique de notre auteur sur la question du sa-
crifice spirituel de soi, dont des solutions extrêmes, telles celles d’Abélard ou de Fénelon, ont été
condamnées par l’Église. La célèbre “supposition impossible” débattue au XVIIe siècle dans la que-
relle du quiétisme et concernant le sacrifice de la béatitude personnelle au nom de l’amour désinté-
ressé de Dieu, a déjà traversée le Moyen Âge, mais sous une forme bien plus mitigée. Elle y est liée
à la tradition exégétique de deux passages de la Bible: Exode 32, 31: Aut dimitte eis hanc noxam, aut
dele me de libro tuo quem scripsisti et de Rom. 9, 3: Optabam ... ego anathema esse a Christo pro fratribus
meis. Girolami s’est appliqué à commenter ces deux lieux classiques dans la lignée des interprétations
modérées des autorités les plus reconnues. La première citation, la prière de Moïse désireux d’être
puni à la place de son peuple idolâtre, est un impossibile dictum quasi “sicut impossibile est ut me deleas,
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492 entre histoire et littérature

Pour ériger ainsi le “bien commun” de la res publica en principe ultime


sans scandaliser ni frôler l’hérésie, il fallait tout un échafaudage théolo-
gique. Girolami perçoit les objections possibles, mais les réfute en s’ap-
puyant sur la doctrine augustinienne de l’homme déchu par le péché, sau-
vé par la grâce. S’il est vrai, écrit-il, que nous soyons naturellement enclins
à aimer davantage ce qui nous est proche, notre mère plutôt que la patrie,
une partie de la patrie plutôt que le tout, c’est que l’enfant à sa naissance
n’est qu’un quoddam individuum, lié à sa mère plus qu’à un père qui est
pourtant le principe de la procréation et le premier lien à la patria. La pré-
férence irait à la patrie des pères, “si nous n’étions pas empêchés par la
contamination du péché originel” (nisi peccati originalis infectio impediret)76.
Aimer sa mère, sa famille, ses amis, plus que le bien commun n’est donc
qu’une conséquence du péché. Girolami n’ignore pas non plus que dans la
hiérarchie de l’amour, Dieu a la première place, mais il n’y voit aucune ob-
jection à son collectivisme, car Dieu est lui-même tout en tout, commune et
totale bonum omnium, et les formes inférieures de l’amour ne subsistent que
per quandam redundantiam, par une “surabondance” qui en découle77.
L’amour de Dieu et celui du bien commun se confondent dans un amour

sic oro posse fieri quin dimictas” ... quasi “si non deles me, dimicte eis” selon Petrus Comestor, Hist. scolas-
tica, Liber Exodi (PL 168, col. 1190-1191), cité pp. 11-12, et la seconde, le vœux de sacrifier son
propre salut à la conversion du peuple juif, est qualifié d’un “optatif au passé”: ... attende quod “op-
tabam” ait, non “opto”, quia scit talem, idest tam honestum membrum nullo precedente vitio non posse separa-
ri a Christo, tamen affectionem et dilectionem circa eos ostendit, selon Glossa in Rom. IX 3 (dans Biblia cum
glossis, Venetiis 1603, VI, col. 453) cité p. 13. Il ne faudrait pourtant pas déduire de cet emploi du
subjonctif, que Girolami ait voulu mettre de l’eau dans son vin. Ces passages se trouvent dans l’in-
troduction de l’œuvre, qui réunit plusieurs exemples héroïques d’altruisme et d’amour du bien
commun, et non dans le contexte étudié ici (pp. 42-43), qui refuse toute restriction à la règle de
l’amour commandant le sacrifice des biens spirituels à la “commune”. Je remercie Alois Hahn
d’avoir attiré mon attention sur le problème des formes légitimes et illégitimes du désintéressement
ou de l’amour-propre à travers les siècles.
76. Ibid., p. 44. La question scolastique amplement débattue utrum homo naturalis diligat Deum
plus quam semetipsum, sujet principal du livre de ROUSSELOT, cit. dans n. 74 (particulièrement pp. 1-
11), n’est donc pas résolue en termes thomistes, mais augustiniens. Pour Thomas l’amour de soi est
la mesure de tous les amours: quod quanto aliquid est alicui propinquius magis naturaliter amatur (S. Th.
II-II 24, 4; 26.7, Resp.), mais c’est ce même amour naturel qui amène la créature à préférer le Créa-
teur qui est bonum totius universi et omnium partium eius, ce qui explique que secundum hanc naturalem
inclinationem et secundum politicam virtutem, bonus civis mortis periculo se exponit pro bono communi (Quod-
lib. 1 a. 8, cf. S. Th. I 60, 5, Resp. supra, n. 25). Alors que chez Thomas l’exemple politique sert à
illustrer l’axiome métaphysique, l’inverse se produit chez Girolami: la métaphysique sert d’appui à
un impératif politique.
77. De bono comm, p. 43; cf. supra, n. 73; Thomas valorise au contraire l’amour naturel pour les
propinquiores, cf. n. 76; voir aussi sa solution équilibrée du problème d’un conflit entre l’amour des
parents et le bien commun ibid., 31.3 ad 3: parentes omnibus aliis praeferendi nisi nesessitas ex alia par-
te praeponderaret, vel alia conditio, puta communis utilitas Ecclesiae vel reipublicae
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 493

qui est principalissima virtus, la vertu “civile et architectonique”, somme de


toutes les autres vertus78.
C’est essentiellement l’apport théologique qui fait la nouvauté de cette
construction anti-individualiste. Elle s’inscrit dans un courant de “religion
civique”, dont André Vauchez remarque à juste titre qu’il ne s’explique pas
par la “sécularisation” du religieux, mais par la “sursacralisation” du poli-
tique79. Dès le XIIIe siècle, ces idées collectivistes, même les plus hardies
de Girolami concernant la prédominance du bien commun sur le bien par-
ticulier, se retrouvent un peu partout, particulièrement chez les juristes et
les philosophes du politique, qui pourtant ne militent pas nécessairement
pour le système communal ni pour la cité religieuse.
Une règle romaine des Digestes (11.7.35), qui légitimait, au nom de la
patria, le meurtre d’un père ou d’un fils, est souvent interprétée comme
une dispense générale, au nom du bien public, des interdits de la morale
privée, ce qui rentre dans les arguments fondant la “raison d’État” par la
necessitas80. Chez les juristes français de la couronne, ce topos prend une
tournure centraliste en harmonie avec l’évolution monarchique “de la su-
zeraineté à la souveraineté”81. Si le meurtre d’un père pro patria peut être
justifié, combien plus encore la lutte du vassal contre un seigneur féodal
cantonné dans sa localis patria, car le vassal se bat au nom d’une communis
patria identifiée à la personne d’un “roi très chrétien” qui a plena potestas
pour interpréter le sens du bien commun82.
L’État, en passe de devenir l’instance morale suprême, s’approprie éga-
lement le principe de la dispense écclésiastique, qui tolère un moindre mal

78. De bono comm., p. 5 selon Aristote, Eth. I 1094a; sur le sens restreint de cette définition chez
Thomas voir plus haut (n. 26). Placées dans un contexte purement théologique, ces pensées, il est
vrai, ne s’éloigneraient guère de la doctrine traditionnelle de la caritas ordinata, essentiellement fon-
dée sur la règle de Matth. 22, 37-40, qui établit la priorité absolue de l’amour de Dieu sur celui du
prochain et de soi-même, parce qu’il les inclut tous deux (cf. la synthèse de la tradition d’Augustin
au XVIIe siècle par F. OHLY, Goethes “Ehrfurchten” – ein “ordo caritatis”, dans IDEM, Ausgewählte und
neue Schriften, Stuttgart 1995, pp. 237-310). Mais, malgré quelques ambivalences, le cadre de
l’œuvre montre clairement que cette hiérarchie, en soi parfaitement orthodoxe, est élaborée par Gi-
rolami dans un but politique et au service d’une rhétorique homilétique contre l’égoïsme et la dis-
corde dans les villes-états italiennes.
79. Vauchez, La religion civique, cit. dans n. 64, Introd., p. 3.
80. POST, Ratio cit. dans n. 20, pp. 23-26; IDEM, Studies cit., n. 32, pp. 442-444; cf. plus haut
(n. 45).
81. J. KRYNEN, L’empire du roi. Idées et croyances politiques en France (XIIIe-XVe s.), Paris 1993, pp.
67-80.
82. Cf. POST, Ratio cit. dans n. 20, pp. 75-78; KANTOROWICZ,The King’s Two Bodies cit. dans n.
54, pp. 246-249 et Mourir pour la patrie cit. ibid., pp. 105-141; POST, Studies cit. dans n. 32, pp.
336-344, 446-447 et R. FEENSTRA, Fata iuris Romani. Études d’histoire du droit Leyde 1974, pp. 298-
320 (sur Jean Blanot et Jacques de Révigny).
13-biencommun 9-09-2005 10:36 Pagina 494

494 entre histoire et littérature

(comme la prostitution) pour en prévenir un plus grand83. Un cas hypo-


thétique du droit canon semble préfigurer les applications séculières de ce
principe: une religieuse peut-elle rompre son vœu de chasteté, pour s’unir
à un tyran musulman qui menacerait la chrétienté? Oui, répond Gérard
d’Abbeville, en se référent, non à la Bible, mais au droit romain, pécher
pour le salut public est préférable au salut privé, parce que publica utilitas
praeferenda est privatae84.
Dès que cette “utilité publique” devient synonyme de chose publique,
donc d’État85, cette règle d’évaluation des minora et maiora mala peut s’ap-
pliquer parfaitement au pire des maux, la destruction du status rei publicae.
Ainsi caritas, vertu chrétienne par excellence, se teinte partout de conno-
tations politiques. L’amour du bien public ou de la patrie devient alors la
valeur la plus haute après l’amour de Dieu, et ces deux amours peuvent
même coïncider, ainsi que nous l’avons vu chez Girolami86. Cette même
“morale politique”, tantôt condamne le suicide comme trahison égoïste
privant le corps social de l’un de ses membres87, tantôt l’exalte comme un
sacrifice héroïque à la patrie, comparable à celui de Caton, “père et mari de
la République”, qui se donna la mort pour dénoncer la tyrannie de César88.
Ptolémée de Lucques, continuateur du De regimine principum de Thomas
d’Aquin, assimile caritas et amor patriae89. Henri de Gand compare la mort

83. POST, Studies cit. dans n. 32, pp. 548-556; VON MOOS, Das Öffentliche cit. dans n. 2, pp. 43-46.
84. POST, Ratio cit. dans n. 20, pp. 25-27 cité d’après un Quodlibet alors inédit. Dans la polémique
entre le clergé séculier et les frères mendiants, dont Gérard fut une figure de proue, ces exemples ex-
trêmes d’utilité publique servirent à défendre la supériorité de la vie active sur la vie contemplative;
cf. P. GLORIEUX, Prélats français contre religieux mendiants. Autour de la bulle ‘Ad fructus uberes’ 1281-
90, dans Revue d’histoire de l’Eglise de France II (1925), pp. 309-331, 471-495; P. DE LAGARDE, La nais-
sance de l’esprit laïque au déclin du Moyen Âge, vol. II, Louvain-Paris 1958, pp. 170-185.
85. Cf. W. MAGER, Spätmittelalterliche Wandlungen des politischen Denkens im Spiegel des res publica-
Begriffs, dans MIETHKE-SCHREINER 1994, cit. dans n. 22, pp. 401-412, ici pp. 401-403; HIBST, cit.
dans n. 22, pp. 71-72; A. J. VANDERJAGT, “Qui sa vertu anoblist”. The Concepts of “noblesse” and “cho-
se publicque” in Burgundian Political Thought, Groningue 1981.
86. Par ex. Nicole Oresme, Le livre de Ethiques d’Aristote, Prologue, éd. A. D. MENUT, New York
1940, p. 99; Ptolémée de Lucques, De regimine prinicipum III 4, éd. J. MATHIS, Torino 1924, p. 41; Dan-
te, De monarchia II V; cf. KANTOROWICZ, Mourir pour la patrie cit. dans n. 54, pp. 123-124, 133-139.
87. IDEM, The King’s Two Bodies cit. dans n. 54, pp. 15 et 268-269.
88. Par ex. Ptolémée de Lucques, Determinatio compendiosa de iurisdictione imperii c. 21, éd. M.
KRAMMER, MGH, Fontes iuris germanici antiqui I, pp. 42-44; Dante, De monarchia II 5, 15; Girola-
mi, De bono communi cit. dans n. 65, p. 11; cf. KANTOROWICZ, cit. dans n. 54, pp. 214, 245); DA-
VIS, Ptolomy cit. dans n. 65, p. 34; IDEM, Roman Patriotism and Republican Propaganda, dans Speculum
50 (1975), pp. 411-433.
89. Determinatio, cit. dans n. 88 et De regimine prinicipum III 4, cit. dans n. 86, p. 50; sur sa cri-
tique implicite d’Augustin, parce que celui-ci assimile le patriotisme romain à de l’égoïsme poli-
tique, et le range dans la catégorie des “vertus des païens – vices splendides” (dans De civ Dei V 18)
cf. DAVIS, Ptolemy cit. dans n. 65, p. 33.
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 495

pour la patrie, pure de tout désir de gloire militaire ou d’héroïsme indivi-


duel, au martyr et au sacrifice du Christ sur la croix90. Le grand légiste Bal-
de célèbre le meurtre “d’ennemis bestiaux” comme un opus divinum et un
sacrifice de sang, offert à Dieu et inspiré par fervor publicae caritatis pour le
“bien commun” de la patrie, “la plus commune” et donc “la plus divine”
de toutes les formations sociales91. Un autre juriste, Philippe de Leyde, va
jusqu’à prôner le civisme absolu d’une res publica définie comme res totius
populi et qui se doit d’écarter tout ce qui est individuel, donc privé et rela-
tif. Le souci de soi, même religieux, est soupçonné d’égoïste course aux
“privilèges”: in praeiudicium reipublicae respectus religionis seu religiosorum non
habetur92.
Tout cela est bien connu par les travaux de Kantorowicz, Post, Davis et
autres. Il suffit de souligner qu’à la fin du Moyen Âge, sur les fondements
ancestraux d’une théologie de la charité et du bien commun, s’établit un
discours essentiellement politique, celui du grand tout social qui domine
et engloutit ses parties. Derrière ce discours se profile de plus en plus l’au-
tonomie rationelle de l’État, ce qui explique son exacerbation dans les uto-
pies politiques du XVIe siècle (en particulier celles de Campanella et de
Thomas More) et sa continuité anachronique et hypocrite jusqu’au libéra-
lisme moderne. On peut cependant se demander si cette rhétorique de l’al-
truisme chrétien exprime vraiment, même dans son origine médiévale, le
regain d’un sentiment religieux et communautaire, ou si elle ne cache pas
plutôt la crise de l’ancienne res publica christiana face au “temps des mar-
chands” et à la dévotion privatisée93. Machiavel, déjà, est sans illusions sur

90. Quodlibeta 15 qu. 16, cf. KANTOROWICZ, cit. dans n. 54, pp. 243-244; cf. POST, Ratio cit.
dans n. 20, pp. 87-89.
91. Consilia 3, 264.1: Qui fervore publicae charitatis pro tutela naturalis patriae accensus cruentissimum
eiusdem patriae hostem occidit, non dicitur fratricida, sed pugnans pro patria nuncupatur opus divinum faciens
plenum laudis, si quidem convenit hostiles belvas mactare, et fit sacrificium creatori cf. KANTOROWICZ, cit.
dans n. 54, pp. 245-247; Commentaria in D. 1.3.2: Quanto bonum est communius tanto divinius, cf. VI-
ROLI, cit. dans n. 22, pp. 59-60; c’est d’ailleurs un topos aristotélicien (NE I, 1084 b 10); cf. par ex.
Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles III 24; II Sent. 11, 1, 2; S. Th. I-II 48, 2 ad 3; 97, 4, 1.
92. De cura rei publicae et sorte principantis éd. P. C. MOLHUYSEN, La Haye 1915, pp. 369, 35, 66-
68; cf. BERGES, cit. dans n. 24, pp. 249-266, surtout p. 260; ibid., p. 270 sur l’idée analogue de
Raoul de Presles: la vie contemplative pour Dieu comme forme d’égoïsme faisant tort à la vraie di-
vinité du bien commun.
93. Cf. W. EBERHARD, Kommunalismus und Gemeinnutz im 13 Jahrhundert, dans F. SEIBT (éd.), Ge-
sellschaftsgeschichte, Festschrift K. BOSL, Munich 1988, pp. 271-294; W. SCHULZE, Vom Gemeinnutz zum
Eigennutz. Über den Normenwandel in der ständischen Gesellschaft der Frühen Neuzeit, (Schriften des hist.
Kollegs, Vorträge 13), Munich 1987; R. SAAGE, Politische Utopien der Neuzeit, Darmstadt 1991, pp.
17-68; HIBST, cit. dans n. 22, pp. 75-79, 102-114 (le “bien commun” et l’absolutisme); DERDA,
cit. dans n. 18, pp. 183-212 (Thomas More). A propos de la continuité souvent méconnue de la mé-
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496 entre histoire et littérature

ce point: l’analyse brutale des méchancetés humaines l’autorise à refuser


toute valeur propre à l’individu et à justifier la priorité absolue de l’inté-
rêt d’État, même sur le salut religieux; si l’individu n’est pas, de lui-même,
attaché à la recherche du salut public et refuse le sacrifice pour la patrie, il
faut l’y contraindre par tous les moyens possibles, discipline militaire, re-
ligion et lois. Ce discours, épuré de tout ingrédient moral ou religieux,
n’est plus que politique. Une génération plus tard par contre, le même réa-
lisme anthropologique amènera Montaigne à exalter l’individu en tant que
“moi” inaliénable, à la fois méta-politique et méta-spirituel. Il dénoncera
la fiction de l’amour du bien commun, ce “simulacre du corps politique”,
et substituera au paradigme démodé du “sacrifice”, celui du “prêt” ou du
rôle de théâtre joué pour un “public” qui n’est plus la res publica94.

IV. LE DISCOURS PERSONNALISTE

C’est, paradoxalement, à cette même époque, aux XIVe et XVe siècles,


que culmine le discours sur la défense des valeurs individuelles. On fait
souvent du premier humanisme italien, effectivement contemporain du
paroxysme de la “religion civique” que nous venons d’illustrer, l’origine de
la naissance de l’individu moderne. Mais faut-il prendre l’étiquette pour le
vin95? Des humanistes comme Salutati, taxés, depuis Hans Baron, de “ci-
viques”, se grisent de ce même patriotisme anti-individualiste mais l’ha-
billent d’une rhétorique ostentativement classiciste96. La seule forme d’in-

taphysique médiévale du “bien commun” sous l’Ancien Régime cf. tout le livre d’H. MERLIN, cit.
dans n. 35, en particulier pp. 65-68.
94. Pour Machiavel cf. VIROLI, cit. dans n. 22, pp. 238-280; A. RIKLIN, Gemeinwohl und Volks-
souveränität, dans P. KOSLOWSKI (éd.), Das Gemeinwohl zwischen Universalismus und Partikularismus
(Collegium Philosophicum 3), Stuttgart 1999, pp. 75-100, ici pp. 76-79 sur Discorsi I 3, II 2o, III 4,
Principe XII-XIII, XVIII, Tutte le opere, Florence (Sanzoni), pp. 81-82, 176, 249, 275-280, 282; dans
les Istorie fiorentine ibid., p. 696, Machiavel glorifie des citoyens de Florence ayant sacrifié le salut
de leur âme à la patrie. Dans une lettre à Francesco Vettori (16 avril 1527), écrite deux mois avant
sa mort, ibidem, 1250, il confesse préférer la patrie à son âme. – Pour Montaigne cf. J. STAROBINS-
KI, Montaigne et la dénonciation du mensonge, dans O. MARQUARD - K. STIERLE (éd.), Identität (Poetik
und Hermeneutik 8), Munich (1979) 1996, pp. 463-801 et la pénétrante analyse des Essais III 9-10
par MERLIN, cit. dans n. 35, pp. 89-91.
95. Cf. dans ce sens cf. le livre salutairement polémique de J. HEERS, Le Moyen Âge une impostu-
re, Paris 1992, surtout pp. 45-102.
96. Cf. KANTOROWICZ, cit. dans n. 54, pp. 245-246 et les articles de DAVIS, cit. dans n. 65 et
88, avec une critique fondamentale des thèses de H. BARON, The crisis of the early Italian Renaissan-
ce, Princeton 1955-1966. Une laïcisation plus profonde de cette tradition médiévale n’apparaîtra
que chez Machiavel, Guicciardini ou Palmieri. Le topos de la religion civique qui prescrit “d’aimer
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 497

dividualisme attribuable à l’humanisme est celui que prône une petite éli-
te intellectuelle dans la lignée de Pétrarque, qui, par réaction à la “vulga-
rité” des mythes scolastiques du “grand tout social” et contre la propagan-
de communautariste des frères mendiants, vit consciemment en marge de
la société, dans une “anachorèse savante” mêlant le souci de soi religieux
aux études des belles lettres, l’idéal de la Chartreuse à celui de Tusculum97.
La coïncidence chronologique entre ces deux grands courants d’idées op-
posées doit trouver une explication plus satisfaisante, que je chercherais
dans une toute autre direction. Le débat pour ou contre l’individualisme
touche de près à l’enjeu foncièrement ecclésiologique et spirituel de
l’époque: le conflit entre les partisans du concile et ceux de l’absolutisme
pontifical concernant le rôle des simples croyants dans l’Église.
Pour ne pas tomber dans l’anachronisme, il convient, au préalable, de ci-
ter le sociologue Niklas Luhmann, pour qui, avant le XIXe siècle, il n’y
avait pas “d’individu extra-sociétal”98. On ne peut parler de valeurs indi-
viduelles au Moyen Âge sans prendre en compte les différentes commu-
nautés dans lesquelles elles s’intègrent, car, malgré des ressemblances ter-
minologiques et des emprunts mutuels, l’individuel a un tout autre statut
dans le discours de l’Église et dans celui des systèmes politiques. Si, dans
un cas extrême, l’individu peut être absorbé par la “Cité” (religieuse ou
non), l’Église, elle, ne peut le sacrifier sans se priver d’une dernière instan-
ce de sa légitimité99.
C’est que l’Église ne se définit pas d’abord comme institution, mais com-
me la communauté par excellence, la communio sanctorum invisible, formée
par tous les chrétiens morts, présents et à venir, ou, pour citer Yves
Congar100, “le nous des chrétiens, identifié à la Cité de Dieu d’Augustin”.

la patrie plus que son âme” prend alors une tournure manifestement non religieuse; cf. supra, n. 94
et J.-L. FOURNEL - J.-CL. ZANCARINI, La “civiltà” à Florence au temps des guerres d’Italie dans L. BO-
ROT (éd.), Civisme et citoyenneté une longue histoire Montpellier 1999, pp. 51-92, surtout pp. 62-65.
97. Cf. E. KANTOROWICZ, Die Wiederkehr gelehrter Anachorese im Mittelalter (1937), dans IDEM, Se-
lected Studies cit. dans n. 54, pp. 339-351; P. VON MOOS, Les solitudes de Pétrarque. Liberté intellectuel-
le et activisme urbain dans la crise du XIVe siècle, dans ce vol. infra, N° 17. Un article de Gadi ALGA-
ZI fait partie d’un projet de recherche sur l’histoire de l’habitus intellectuel depuis Pétrarque: Ge-
lehrte Zerstreutheit und erlernte Vergeßlichkeit Bemerkungen zu ihrer Rolle bei der Formierung des Gelehrten-
habitus dans P. VON MOOS (éd.), Der Fehltritt. Vergehen und Versehen in der Vormoderne (Norm und Struk-
tur 15), Cologne 2001, pp. 235-250.
98. N. LUHMANN, Gesellschaftsstruktur und Semantik, vol. 3, Francfort 1989, pp. 259-357; Funk-
tion der Religion, ibid. 1977.
99. Ce qui suit dans ce chapitre est une version abrégée de la deuxième partie de ma contribu-
tion allemande Krise und Kritik der Institutionalität, cit. dans n. 57.
100. Y. CONGAR, L’ecclésiologie du haut Moyen Âge, Paris 1968, pp. 64 et 84; cf. également A. AN-
13-biencommun 9-09-2005 10:36 Pagina 498

498 entre histoire et littérature

Chaque membre distinct, de par son destin éternel, représente ce corps mys-
tique, non pas par délégation, mais par identité. À l’opposé d’une apparte-
nance abstraite à une “personne morale ou fictive” – un état, une corpora-
tion, un collège (ce qu’on appelait universitas à la fin du Moyen Âge101) –, il
est cette communauté, il incarne l’Église parce qu’uni au corps du Christ.
Certes, l’Église est également l’église visible, une institution adminis-
trative sur le modèle de n’importe quelle autre organisation sociale, qui re-
présente ses membres par autorité ou mandat. Entre ces deux Églises, l’une
transcendentale et communautaire, l’autre institutionelle et politique, la
tension a toujours existé, du moins depuis Constantin, parce que personne
ne peut appartenir à la seconde sans l’être à la première. Cette tension, la-
tente d’abord, puis de plus en plus apparente vers la fin du Moyen Âge, n’a
jamais été abolie au profit d’une interprétation unilatéralement hiérocra-
tique. Elle éclate au XIIIe siècle, alors que les prétentions papales à la ple-
nitudo potestatis sont à leur apogée, et que les idées de Joachim de Flore sur
l’avènement d’une Église du Saint Esprit se répandent et se mêlent à l’ap-
pel fransciscain d’un retour à l’Église primitive102. Les deux conceptions
du “pouvoir des clés” et de la communauté charismatique s’affrontent alors
dans une dynamique d’intensification mutuelle qui ne connaîtra plus de
repos avant la Réforme, dont ce conflit est d’ailleurs à l’origine.
Il est particulièrement remarquable que la discipline spécialisée sur les
questions institutionelles de l’Église, le droit canon, ait conservé et même
renforcé quelques principes essentiellement charismatiques et personna-
listes, inattendus à l’époque de l’hégémonie papale. C’est principalement

GENENDT, Geschichte der Religiosität im Mittelalter, Darmstadt 1997, pp. 295-350; M. HEINZELMANN,
‘Adel’ und ‘Societas sanctorum’. Soziale Ordnungen und christliches Weltbild von Augustinus bis zu Gregor
von Tours, dans O. G. OEXLE - W. PARAVICINI (éd.), Nobilitas Funktion und Repräsentation des Adels in
Alteuropa, Göttingen 1997, pp. 216-256, ici pp. 223-230; HOFMANN, Repräsentation cit. dans n. 57,
pp. 237-240 et M. T. FUMAGALLI BEONIO BROCCHIERI (éd.), Le due chiese. Progetti di riforma politica-
religiosa nei secoli XII-XV, Milan 1998.
101. Cf. P. MICHAUD-QUANTIN, Universitas. Expressions du mouvement communautaire dans le Moyen
Âge latin, Paris 1970.
102. Cf. M. REEVES, The Influence of Prophecy in the Later Middle Ages. A Study in Joachimism
(1969), Notre Dame-Londres 1993; H. GRUNDMANN, Studien über Joachim von Fiore (1927), Darm-
stadt 1966; H. FELD, Franziskus von Assisi und seine Bewegung, Darmstadt 1994, pp. 486-495; G. G.
MERLO, Eretici ed eresie medievali, Bologna 1989, pp. 119-126 etc. L’opposition entre l’institution ec-
clésiale et la communauté des fidèles va de pair avec l’antagonisme épistémologique, de plus en plus
aigu depuis le XIIIe siècle, du savoir théologique et de l’acte de la foi, du rationalisme scolastique
et du fidéisme individuel, sujet que j’aborde plus amplement dans Krise und Kritik, cit. dans n. 57,
ch. V-VI; cf. aussi le petit article substantiel d’A. Boureau: Foi, dans J. LE GOFF - J.-CL. SCHMITT
(éd.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris 1999, pp. 422-434.
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 499

chez Nicolas de Tudeschis, dit Panormitanus, grand canoniste du XVe


siècle et continuateur d’une longue tradition, que je choisirai deux for-
mules juridiques qui soulignent la valeur fondamentale de l’individu dans
l’Église: la règle fides in uno solo, et la lex privata déjà évoquée plus haut103.
La première repose sur l’exégèse de la parole de Jésus à Pierre (Luc. 22,
31-32): “Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés ... mais j’ai prié
pour toi, afin que ta foi ne défaille pas”. La tradition exégétique du Moyen
Âge y voit la promesse que l’Église, coextensive à la Foi, ne serait pas dé-
truite avant la fin des temps et, plus précisément, qu’en matière de foi elle
reste infaillible104. Ce n’est pas l’infaillibilité du pape qui est en jeu, mais
bien celle de l’Église105. Pierre n’est pas encore “la pierre” fondatrice de l’É-
glise mais le simple Simon, et le Christ ne s’adresse donc pas au prince des
apôtres mais à un de ses disciples, symbole de l’Église toute entière, in per-
sona ecclesiae. La phrase signifie donc que même dans les pires crises l’Église
ne peut faillir, mergitur nec submergitur, parce que la foi subsiste toujours chez
quelques uns, ou même chez un seul, qu’il s’appelle Simon, Pierre ou Paul.
Vera fides remanet in uno solo. L’exemple le plus souvent invoqué est celui de
la Vierge Marie sous la croix, seul être humain, une femme de surcroît,
confiante en la résurrection du Christ, alors que les apôtres, Pierre en parti-
culier, ont tous perdu la foi dans l’épreuve106. Une autre figure embléma-
tique est celle du prophète Élie, qui croit être le dernier juste à craindre
Dieu et, seul contre tous, combat son peuple tombé dans l’erreur107.

103. Panormitanus, Commentaria in V Decretalium libros, Venetiis 1617; cf. NÖRR, Kirche und
Konzil, cit. dans n. 59, pp. 14-59; B. TIERNEY, Natural Rights, cit. dans n. 56; Church Law and
Constitutional Thought in the Middle Ages, Londres 1979, ch. XIV, et Foundations of the Conciliar Theo-
ry (1955), Leyde 1997.
104. Cf. TIERNEY, Truth, cit. dans n. 59, pp. 69-71; NÖRR, cit. dans n. 59, pp. 19, 104-106,
126-133, 163 s.; HOFMANN, Repräsentation, cit. dans n. 57, pp. 241-245.
105. Cf. B. TIERNEY, Origins of Papal Infallibility, Leyde 1972 et Freedom and the Modern Church,
dans R. W. DAVIS (éd.), The Origins of Modern Freedom in the West, Stanford 1995, pp. 64-81, ici pp.
72-76.
106. Cf. Y. CONGAR, Incidence ecclésiologique d’un thème de dévotion mariale, dans Mélanges de science
religieuse 7 (1950), pp. 277-291; TIERNEY, Foundations, cit. dans n. 103, pp. 41, 44, 204; IDEM, Tru-
th, cit. dans n. 59, p. 69; HOFMANN, cit. dans n. 57, pp. 241-242; NÖRR, cit. dans n. 59, pp. 19,
104-106, qui cite le commentaire inédit du Panormitain sur c. 4 X, I, 6 n. 3, p. 105: ista est illa ec-
clesia quae errare non potest, ... unde possibile est quod vera fides Christi remaneret in uno solo, ita quod ve-
rum est dicere quod fides non deficit in ecclesia, sicut ius universitatis potest residere in uno solo aliis peccanti-
bus ... Hoc patuit post passionem Christi, nam fides remansit dumtaxat in Beata Virgine; quia omnes alii
scandalizati sunt, et tamen Christus ante passionem oraverat pro Petro, ut non deficeret fides sua ... Et forte
hinc dixit ... quod ubi sunt boni, ibi est ecclesia Romana.
107. Guillaume d’Ockham, Dialogus, I 7, 47, éd. M. H. GOLDAST, Monarchia SRomani Imperii,
II (1604), repr. Graz 1960, p. 704; cf. R. E. LERNER, Ecstatic Dissent, dans Speculum 67 (1992), pp.
33-57, ici p. 52, sur François d’Assise comme “autre Élie”. L’intérêt général de la fin du Moyen Âge
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500 entre histoire et littérature

Les conséquences institutionelles de ce paradigme sont aussi considé-


rables que juridiquement impondérables. Il invite à une approche positive
du plus simple fidèle, fût-ce un laïc, fût-ce une femme, puisque ce simplex
et rusticus ignoré de l’Église officielle peut être le seul et dernier réceptacle
de la foi. Aucune relation automatique entre la position hiérarchique d’un
prélat et la foi n’est admise.
Ce principe a alimenté les discussions, d’actualité depuis Boniface VIII,
sur la possibilité d’un pape hérétique. Pour l’opinion commune, un pape,
même seulement suspect d’hérésie, s’exclut lui-même de la communauté
chrétienne pour devenir “plus méprisable que le moindre des catholiques”108.
Qui est autorisé à le juger et déposer109? Le concile lui-même n’a pas né-
cessairement l’apanage de la foi véritable. Il ne fait pas exception à la règle
qui attribue l’infaillibilité non à une institution, mais à l’Église invisible,
éventuellement à la foi survivant dans une minorité ou même dans un seul
être110. Mais, si le concile lui-même peut être induit en erreur, il n’est pas
non plus exclu qu’un haut prélat, le pape même, non de par sa fonction of-
ficielle, mais comme personne privée, puisse être le dernier refuge de la foi
quand la majorité sombre dans l’hérésie111. Comment, parmi tant de pos-

pour les visionnaires et autres personnes charismatiques est étroitement lié au désir d’identifier les
rares vrais fidèles de l’Eglise invisible; cf. A. VAUCHEZ, Prophétesses visionnaires et mystiques en Occident
aux derniers siècles du Moyen Âge, dans B. CHEVALIER - R. SAUZET (éd.), Les réformes: enracinement socio-
culturel, 25e Colloque international d’études humanistes, Tours 1985, pp. 65-72 et IDEM, Les laïcs au
Moyen Âge pratiques et expériences religieuses Paris 1987, pp. 239-291.
108. Cf. TIERNEY, Natural Rights, cit. dans n. 56, pp. 94-97 sur Ockham et la querelle de la pau-
vreté; NÖRR, cit. dans n. 59, pp. 58-59, 106-122 sur la distinction du Panormitain entre la potes-
tas incontestable dans le domaine du droit positif et administratif, et l’exercitium toujours contes-
table en matière de foi; pp. 126-127 sur la doctrine traditionnelle de la faillibilité du pape; pp. 128-
129 sur la vieille tradition du principe: in eo quod papa est hereticus minor est quolibet catholico; pp. 133-
135 sur l’extension de la notion de “pape hérétique” à celle de pape pécheur et scandaleux. (“L’in-
corrigibilité” et le mépris pour le Concile suffisent pour accuser le pape d’hérésie). Voir aussi STRU-
VE, cit. dans n. 23, pp. 251-273 sur des idées analogues de Jean Quidort à propos du conflit entre
Philippe le Bel et Boniface VIII.
109. Cf. B. SCHIMMELPFENNIG, Das Papsttum im hohen Mittelalter eine Institution?, dans G. MEL-
VILLE (éd.), Institutionen und Geschichte, Cologne etc. 1992, pp. 209-230, ici pp. 216-217; NÖRR, cit.
dans n. 59, pp. 129, 134-136.
110. Sur cette question controversée voir NÖRR, cit. dans n. 59, pp. 104-105, 131; HOFMANN,
cit. dans n. 57, pp. 241-248; B. TIERNEY, Religion Law and the Growth of Constitutional Thought,
1150-1650, Cambridge 1982, pp. 48-50; IDEM, Truth cit. dans n. 59, pp. 72-74, 87-89.
111. Cf. NÖRR, cit. dans n. 59, pp. 132-133; TIERNEY, Truth, cit. dans n. 59, pp. 69-70 (Ock-
ham). La séparation de la personne privée du pape et de sa dignité ou charge publique rentre tradi-
tionnellement dans un discours d’humilité chrétienne, opposé à un discours politique triomphalis-
te qui sacralise les “deux corps du roi”; cf. A. BOUREAU, Le simple corps du roi. L’impossible sacralité des
souverains français, XVe-XVIIe siècle, Paris 1988, pp. 43-48; A. PARAVICINI BAGLIANI, Il corpo del papa,
Turin 1994, pp. 5-81.
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 501

sibilités, reconnaître les vrais détenteurs de la foi et comment établir une


règle juridique dans un domaine qui, a priori, échappe à toute réglemen-
tation? L’opposition entre les deux Églises est aussi inquiétante que la pro-
messe évangélique de la foi indestructible rassurante. Si le concile de
Constance, qui vint à bout du grand schisme, puis celui de Bâle, moins ef-
ficace, mais tout aussi engagé, sont nés de ces considérations ambiguës et
angoissées, ce n’est cependant pas en termes politiques de représentation
corporative qu’il faut apprécier cet étonnant résultat.
Le concile est, comme l’indique l’etymologie d’ekklesia, l’assemblée de
tous. Confronté à l’impossibilité pratique de réunir la chrétienté toute en-
tière, le concile du XVe siècle veut du moins symboliser cette ekklesia112.
Il se fonde sur l’espoir de trouver parmi ses représentants, pourtant choisis
selon des critères plutôt obscurs, quelques vrais croyants, identifiables seu-
lement par Dieu, et grâce auxquels la promesse de l’infaillibilité de l’Égli-
se peut se réaliser. C’est pourquoi la hiérarchie ecclésiastique, évêques et
abbés, y est effectivement minoritaire face aux nombreux moines et doc-
teurs d’université et que des laïcs même, bien que simples consultants, y
sont admis113. Malgré toutes ses failles (nous en avons évoqué une, celle
qui fit l’échec de Gerson), le concile de Constance est, paradoxalement,
l’alliance, unique dans l’histoire, entre une institution hiérarchiquement
organisée et une communauté de simples individus. L’ultime fondement
de cette assemblée est la confiance en la direction charismatique du Saint
Esprit. C’est, bien sûr, le contraire de la devise politique alors à la mode,
qui veut que le bien privé soit toujours sacrifié au bien public, puisque,
dans l’optique conciliariste par essence anti-politique, sans la foi solitaire
l’institution ecclésiastique pourrait devenir la proie de Satan. Sur ce point,
le discours de l’Église se sépare radicalement de celui de l’État.
Une conclusion analogue s’impose, quand on résume l’histoire du
deuxième principe canoniste privilégiant l’individu au détriment de la so-
ciété, celui de la supériorité de la “loi privée” sur la “loi publique”114. Il

112. Cf. J. MIETHKE, Konziliarismus – die neue Doktrin einer neuen Kirchenverfassung, dans I.
HLAVÁCEK - A. PATSCHOVSKY (éd.), Reform von Kirche und Reich zur Zeit der Konzilien von Konstanz und
Basel, Constance 1996, pp. 29-60; D. IOGNA-PRAT, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face
à l’héresie au judaïsme et à l’Islam, 1000-1150, Paris 1998, pp. 164-169; HOFMANN, cit. dans n. 57,
pp. 247-248, 306-313.
113. NÖRR, cit. dans n. 59, pp. 162-164; TIERNEY, Natural Rights, cit. dans n. 56, pp. 221-223.
HOFMANN, cit. dans n. 57, pp. 272-279.
114. Gratien, Decretum II, causa XIX, qu. 2, éd. FRIEDBERG, I, col. 839-840; j’y reviens de façon
plus détaillée à la fin de mon étude Krise und Kritik cit. dans n. 57; cf. TIERNEY, Natural Rights cit.
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502 entre histoire et littérature

s’agit d’un canon qui concerne à l’origine un cas très particulier, mais
s’étend ensuite à l’évaluation générale des rapports entre l’Église spirituel-
le et l’Église institutionelle. Giles Constable, fin connaisseur de la spiri-
tualité du Moyen Âge, estime impossible d’exagérer l’importance histo-
rique d’un principe pourtant peu connu des médiévistes115. Il l’illustre par
de nombreuses citations d’auteurs monastiques, inspirées principalement
par I Tim. 1, 9: “la loi n’est pas faite pour les justes” et son corrolaire dans
le De ordine d’Augustin: “Où règne le bien, point n’est besoin d’ordre”116.
Cette tradition dévotionnelle nous intéresse ici, non pour elle-même,
mais pour son influence sur les textes de juristes et d’administrateurs de
l’Église. Dans le “Décret”, livre fondamental de tout le droit canon, Gra-
tien pose la question suivante: un prêtre ou un chanoine régulier, a-t-il le
droit de quitter sa charge ou sa communauté pour entrer dans un ordre
monastique, contre l’approbation épiscopale? Gratien cite plusieurs auto-
rités qui justifient ou condamnent cette désobéissance, parmi lesquelles un
texte attribué au pape Urbain II est clairement positif: “Il y a deux lois,
l’une publique, l’autre privée. La loi publique contient tout ce que les
saints Pères ont écrit ou confirmé, dont le droit canon. La loi privée est cel-
le, qui, par l’inspiration du Saint Esprit, est écrite dans le cœur”. Suit alors
la formule lapidaire déjà citée, qui se rapporte à l’Epître aux Romains 2,
14-15, sur la loi inscrite dans le cœur, et 2, 17, sur la liberté de l’Esprit de
Dieu, ainsi que la conclusion: “La loi privée est plus digne que la loi pu-
blique”117. Alors que lex publica semble se rapprocher du “droit public”

dans n. 56, pp. 58-69; IDEM, Freedom cit. dans n. 105, pp. 64-82; P. LANDAU, Officium und Libertas
Christiana, (Bayerische Akademie der Wissensch.), Munich 1991, pp. 55-96 (Die “Duae leges” im
kanonischen Recht des 12 Jhs.); IDEM, Reflexionen über Grundrechte der Person in der Geschichte des kanoni-
schen Rechts, dans Theologia et Jus Canonicum, Festgabe H HEINEMANN 1995, pp. 517-535; IDEM, Die
Anfänge der Unterscheidung von ‘ius publicum’ und ‘ius privatum’ in der Geschichte des kanonischen Rechts,
dans MELVILLE-VON MOOS, cit. dans n. 1, pp. 629-638.
115. G. CONSTABLE, The Reformation of the Twelfth Century, Cambridge 1996, pp. 262-318, ici
pp. 262-263.
116. De ordine 2, 1, 2 (CC 29, 1970), pp. 107, 26-27: Ubi omnia bona sunt, ... ordo non est. Est
enim summa aequalitas quae ordinem nihil desiderat. Sa plus célèbre maxime Dilige et quod vis fac (In
Epist Joan V 4 et V 12) rentre dans le même cadre d’idées; cf. G. CONSTABLE, “Love and do what you
will”. The medieval History of an Augustinian Precept (Morton W Bloomfiled Lectures IV), Kalamazoo
1999; J. GALLAY, “Dilige et quod vis fac”. Notes d’éxégèse augustinienne, dans Recherches de science religieuse
45 (1955), pp. 545-555.
117. Loc. cit. dans n. 114, c. XIX qu. 2, c. 2: Duae sunt, inquit, leges: una publica, altera privata.
Publica lex est, que a sanctis Patribus scriptis est confirmata, ut lex est canonum, que quidem propter trans-
gressiones est tradita ... Lex vero privata est, que instinctu S. Spiritus in corde scribitur, sicut de quibusdam
dicit Apostolus: Qui habent legem Dei scriptam in cordibus suis, et alibi: Cum gentes legem non habeant, si na-
turaliter ea que legis sunt faciunt, ipsi sibi sunt lex. Si quis horum in ecclesia sua sub episcopo ... seculariter
vivit, si afflatus Spiritu sancto in aliquo monasterio vel regulari canonica salvare se voluerit, quia lege priva-
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 503

moderne, car le droit canon du Moyen Âge remplit en effet une fonction
comparable118, lex privata n’a rien à voir avec ce que nous appelons “droit
privé”. Il s’agit de l’opposition entre la liberté du chrétien et le droit posi-
tif de l’Église, entre “l’équité” et la lettre de la loi, entre la responsabilité
personnelle et l’institution119. L’autorisation et l’obligation pour chacun de
suivre sa propre conscience sont ainsi confrontées à toutes les prescriptions
et interdictions du droit canon.
En d’autres termes, à la loi écrite est opposée la Loi Naturelle, traditio-
nellement identifiée à la Loi Divine, nécessairement antérieure à toute lé-
gislation ou raison humaine concernant le bien commun. Seul l’individu,
inspiré par le Saint Esprit, peut revendiquer cette Loi. Elle est, de plus, in-
contrôlable, parce qu’elle fait partie des “secrets du cœur” que Dieu seul
peut voir et qui, selon la célèbre maxime ecclesia de occultis non iudicat, sont
indéchiffrables par le Tribunal de l’Église120. L’importance du terme lex
privata se mesure d’ailleurs à l’aune du vocabulaire traditionnel. D’Isidore
au lexique juridique moderne, ce mot désigne habituellement un “privilè-
ge”, ce qui lui confère la connotation plutôt négative d’exception à la
règle121. Par le canon Duae sunt leges, la tradition ecclésiastique s’enrichit

ta ducitur, nulla ratio exigit, ut a publica lege constringatur. Dignior est enim lex privata quam publica ...
quis est, qui possit sancto Spiritui digne resistere? Quisquis igitur hoc Spiritu ducitur, etiam episcopo contra-
dicente, eat liber nostra auctoritate. Iusto enim lex non est posita, sed ubi Spiritus Dei, ibi libertas, et si Spi-
ritu Dei ducimini, non estis sub lege. Sur la question institutionelle de la conversion monastique des
chanoines cf. G. MELVILLE, Zur Abgrenzung zwischen Vita canonica und Vita monastica. Das Übertritts-
problem in kanonistischer Behandlung von Gratian bis Hostiensis, dans Secundum regulam vivere, Festschrift
N. BACKMUND, Windberg 1978, pp. 205-244.
118. MIETHKE, Konziliarismus cit. dans n. 112, p. 40.
119. Sur le rapport entre lex privata, droit naturel et aequitas (“épicie”) voir R. WEIGAND, Die
Naturrechtslehre der Legisten und Dekretisten ... (Münchener theologische Studien Kanon. Abt. 26), Muni-
ch 1967, pp. 130-131, 175-176, 205-206, 232-233.
120. Cf. St. KUTTNER, Ecclesia de occultis non iudicat, dans Acta Congressus iuridici internationalis
Romae 1931, 5 vols., Rome 1935-1937, vol. III, pp. 225-246; P. VON MOOS, Occulta cordis, dans ce
vol. N° 16, pp. 579-610.
121. Isidore, Etym 5.18.1, également cité dans le Décret de Gratien D 3.3 et sous la forme qua-
si lex dans C 25.1. Dict Gratiani pars 2 post c.16: Privilegia namque dicuntur quasi privata legia, eo
quod privatam legem singulis generent. Cf. MÜLLEJANS, cit. dans n. 19, pp. 70-71, 102-103, 125, 142-
143 sur la continuité dans le droit canon du double emploi de lex privata, qui désigne tantôt le “pri-
vilège”, tantôt la “loi de la conscience”. LANDAU, Officium, cit. dans n. 114, p. 72, ne la relève, dans
les textes antérieurs à 1100, que dans son premier sens de privilège, ce qui démontre l’innovation
sémantique du XIIe siècle. À l’époque moderne lex privata se traduit de préférence par “privilège”.
J. H. ZEDLER, dans son Großes vollständiges Universallexikon aller Wissenschaften und Künste, vol. 29,
Halle-Leipzig 1741, col. 589, explique “privilège” par priva lex: “ein Gesetz oder Verordnung, die
einzelne Personen insonderheit betrifft”. “Das Gesetz [wird] entweder gantz oder auch in gewissen
Stücken aufgehoben”. Sur la disparition du sens de “loi de la conscience” dans le droit canon mo-
derne voir n. 137.
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504 entre histoire et littérature

non seulement de l’idée d’un “droit subjectif” avant la lettre, mais aussi
d’une nouvelle valorisation linguistique du concept de privé122.
Le problème concret d’un profès contre la volonté d’un supérieur conti-
nua, il est vrai, d’être débattu parmi les canonistes post-gratiens, d’autant
plus que ce problème rentrait dans le cadre des rivalités aiguës entre
moines et chanoines réguliers. L’authenticité du fameux texte d’Urbain II
a été, non sans raison, contestée. Il aurait été élaboré précisément pour ren-
forcer la position monastique dans ce conflit123. La plupart des canonistes
hésitèrent d’ailleurs à étendre à l’évêque ou au pape ce droit de renonce-
ment à une charge124. Le canon sur la priorité fondamentale du “privé”
dans la religion resta néanmoins en vigueur et donna lieu à des applica-
tions de plus en plus extensives même en dehors du droit canon.
Il ne pouvait pas être absent des discussions de principe sur l’abdication
du pape Célestin V125, et nous avons vu à quel haut niveau théologique
Thomas d’Aquin l’élève pour circonscrire les limites de la “loi humaine” de
l’État126. On ne peut donc soutenir la thèse de certains historiens du droit,
pour qui la lex privata fut marginalisée par l’orthodoxie comme susceptible
de saper les bases de tout ordre institutionnel par une sorte “d’éthique si-
tuationniste”127. Ce risque fut consciemment assumé par l’Église officielle.
Peter Landau montre que le problème particulier de la conversion, à l’ori-
gine de ce canon, entraîne, dès la fin du XIIe siècle, des restrictions crois-
santes de l’autorité et du droit positif, phénomène encore accentué par la

122. C’est ce que démontrent bien les travaux de P. LANDAU cités plus haut, tandis que K. W.
NÖRR, dans un tout récent article, continue à dénier catégoriquement toute origine médiévale au
concept des “droits subjectifs”: Ehe und Ehescheidung aus der Sicht des Rechtsbegriffs: ein historischer Ex-
kurs, dans KOSLOWSKI, Gemeinwohl cit. dans n. 94, pp. 265-290, ici pp. 267, 275. Contre cette opi-
nion cf. aussi la n. 56 sur TIERNEY. – La revalorisation spécifique du concept de “privé” se conçoit
d’autant mieux sur le fond de la sémantique médiévale dominante de cette notion, que j’ai décrite
dans Das Öffentliche (cit. dans n. 2), car celle-ci est profondément négative.
123. Cf. LANDAU, Officium, cit. dans n.114, pp. 74-75, 83, qui suppose plutôt l’origine orale du
concept, peut-être un sermon d’Urbain II.
124. À propos de l’abdication des hauts prélats cf. LANDAU, Anfänge, cit. dans n. 114, pp. 635-
636; POST, Studies, cit. dans n. 32, p. 13; G. CONSTABLE, Three studies in medieval religious thought,
Cambridge 1995, pp. 86-92.
125. Cf. A. PARAVICINI BAGLIANI, Il trono di Pietro. L’universalità del papato da Alessandro III a Bo-
nifacio VIII, Rome 1996, pp. 41-44; P. GOLINELLI, Il papa contadino. Celestino V e il suo tempo, Firen-
ze 1996, pp. 172-175, 239-250.
126. Voir plus haut ch. II.
127. Par ex. WEIGAND, cit. dans n. 119, pp. 130-131; cf. LANDAU, Officium cit. dans n. 114, pp.
60-61 et Grundrechte cit. dans n. 114, pp. 524-525 (avec d’autres références). Voir aussi les re-
marques faites plus loin n. 137 sur le catholicisme posttridentin et moderne qui pourraient expli-
quer cette réticence des historiens à prendre au sérieux une “loi” si éloignée de l’esprit des lois.
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 505

décrétale d’Alexandre III qui, s’autorisant de son pouvoir récemment acquis


de créer du ius novum, rejette toutes réserves concernant les compétences de
l’évêque ou de l’abbé et impose comme seul critère objectif celui de la maior
et arctior religio. D’après ce critère, l’entrée en religion ne peut admettre
d’objections, s’il est établi, qu’en termes religieux ou ascétiques, le couvent
choisi est effectivement préférable à l’état abandonné128.
Le canoniste Étienne de Tournai, quoique peu convaincu par cette évo-
lution anti-hiérarchique, trouve pourtant des accents presque lyriques
pour justifier le sens profond de ce canon129: “Loin de moi de vouloir ré-
sister au Saint Esprit, de vouloir éteindre l’Esprit, de vouloir empêcher la
liberté de l’Esprit!”. D’autres canonistes, encore plus réticents envers un
droit préjudiciable à l’institution, se résignent à accepter une loi confirmée
par plusieurs papes: Roma locuta causa finita. Une lex privata établie par la
“loi publique” devient donc elle-même lex publica. Huguccio s’étonne de
ce paradoxe: “ainsi la loi publique porte préjudice à la loi publique”. Se-
cundum hoc lex publica praeiudicat legi publicae130. Guillaume d’Ockham, par
contre, se réjouit de cet ancrage d’un droit subjectif fondamental dans une
loi positive du droit canon. Il l’utilise, entre autres arguments, pour étayer
sa thèse majeure que l’Évangile est essentiellement une lex libertatis dépas-
sant la loi de Moïse et excluant a priori toute “plénitude de pouvoir” du
pape sur la liberté du chrétien. Ubi spiritus Domini ibi libertas131.
Bien plus tard, Panormitanus, dont nous venons d’exposer la théorie sur
la foi individuelle salvatrice de l’Église, applique également la lex privata
à l’ecclésiologie toute entière et, en particulier, aux rapports du pape et du
concile, ce qui montre une fois de plus qu’à la fin du Moyen Âge le prin-
cipe est devenu une sorte d’impératif catégorique dépassant largement son
étroit contexte d’origine132.
À propos de l’hypothèse d’un pape vivant dans le péché, le canoniste uti-
lise d’abord la sémantique négative du “privé” (celle du discours sur le
“bien commun”). Pareil pape cesserait d’être pape pour n’être plus qu’une

128. LANDAU, Officium cit. dans n. 114, pp. 88-96; IDEM, Die Durchsetzung neuen Rechts im Zei-
talter des klassischen kanonischen Rechts, dans MELVILLE, Institutionen und Geschichte, cit. dans n. 117,
pp. 137-156.
129. Ep 71, (PL 211), col. 369: Nollem Spiritui sancto resistere, nollem Spiritum extinguere, nollem li-
bertatem spiritus impedire. Cf. LANDAU, Officium cit. dans n. 114, pp. 89-90.
130. Summa Decreti (inédit) d’après LANDAU, ibid., pp. 86-87.
131. Dialogus, éd. GOLDAST, cit. dans n. 107, pp. 777-778; cf. LANDAU, Grundrechte, cit. dans
n. 114, pp. 529-531.
132. NÖRR, cit. dans n. 59, pp. 76-79, 129-133.
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506 entre histoire et littérature

“personne privée”, envers laquelle la désobéissance est non seulement lici-


te, mais préscrite. L’obéissance devient dans ce cas “un péché irrémissible”,
le pape n’ayant reçu que le seul pouvoir de lier et de remettre les péchés,
non celui d’en dispenser, et encore moins celui d’en commettre lui-même;
non recepit potestatem peccandi. Alors que l’hérésie était jusqu’alors considérée
comme la limite absolue du pouvoir pontifical, c’est maintenant le simple
“péché” qui constitue cette limite. Cette sévérité accrue dans la restriction
de la potestas s’explique par ce même principe sacro-saint que Thomas in-
voque contre les lois injustes, non du pape, mais du prince: “il faut obéir
à Dieu plus qu’aux hommes”. Le Panormitain l’exprime succinctement:
“contre la loi de la conscience il ne faut pas obéir au supérieur, fût-il pape”.
“La loi est double, loi privée de la conscience, et loi publique”. Privata est
potentior publicae133. On comprend pourquoi le dignior de la formule tradi-
tionnelle est remplacée par potentior. Il s’agit de démontrer que l’immense
potestas du pape, revendiquée par les curialistes, n’est pas absolue (plena),
mais limitée, et par son propre péché, et par la conscience privée du simple
chrétien, tenu de transgresser la “loi publique” de l’Eglise si celle-ci s’op-
pose à sa conscience et d’accepter punition et excommunication plutôt que
de commettre un péché irrémissible contre le Saint Esprit (Luc. 12,10).
Nous retrouvons encore cette idée dans un autre contexte. Si Panormi-
tanus la justifie d’abord, dans son sens d’origine, comme le droit de passer
d’un ordre monastique à un autre plus sévère contre l’avis d’un supérieur,
il en tire une conclusion plus générale: le pape n’a pas le droit d’intervenir
par des lois positives dans ce qui est de l’ordre de la conscience et ne peut
déposer un prélat d’une charge que celui-ci a obtenue par vocation divi-
ne134. La papauté avait fait sienne la lex regia du droit romain, qui stipu-
lait que l’Empereur était “délié des lois”, legibus solutus, parce que sa vo-
lonté était la loi. Cette idée est à l’origine de toutes les constructions ab-
solutistes, du Moyen Âge aux temps modernes, et en particulier de la théo-
rie papale de la “plénitude du pouvoir”. Le Panormitain lui ajoute une dis-
tinction subtile135: “Le pape est délié de ses propres lois, non de la loi di-

133. Commentaria in V Decretalium libros, in c. 6 X, I 31 et in c. 44, V, 39 n. 3, Venetiis 1617;


cf. NÖRR, cit. n. 59, pp. 138-140; pour Thomas voir plus haut n. 50.
134. Ibid., in c. 18, X, III, 31, n. 2; Ep. 15; cf. NÖRR, cit. dans n. 59, pp. 76-77.
135. Ibid., in c. 6, X, III, 6 n. 2 et III 266 n. 4; cf. NÖRR, cit. n. 59, p. 76. Sur l’appropriation
papale du principe legibus solutus voir J. MIETHKE, Die Anfänge des säkularisierten Staates in der politi-
schen Theorie des späteren Mittelalters dans Entstehung und Wandel verfassungsgeschichtlichen Denkens (Der
Staat, Beiheft 11), Berlin 1997, pp. 18-20.
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vine, puisqu’un inférieur ne peut abolir la loi d’un supérieur”. Mais celle-
ci, lex divina de iure naturali, n’est autre que l’aspect objectif de ce droit
subjectif qu’est la “loi privée”. L’idée est paradoxale mais parfaitement lo-
gique: le plus haut placé dans la hiérarchie de la “loi publique” est im-
puissant contre la “loi privée” de ses inférieurs, qui est également celle de
son supérieur, de Dieu lui-même.

V. LA SÉPARATION DES DISCOURS

Ce panorama des différents antagonismes normatifs entre public et pri-


vé appelle deux remarques générales: pour illustrer ces principes de liber-
té individuelle et d’immédiateté de la foi, nous avons eu recours, non à des
textes d’auteurs charismatiques, spirituels, mystiques, hérétiques, etc.,
mais à ceux de sobres juristes et de responsables administratifs de l’Église.
On peut se demander si ces praticiens de l’institution ont perçu le poten-
tiel explosif de leurs idées sur la conscience et la foi, dernières instances de
toute légitimité, à une époque déjà bouleversée par des tendances subver-
sives, millénaristes, prophétiques, anti-cléricales, un ou deux siècles avant
Luther136. Malgré une persistante tendance à endiguer d’éventuels abus
subjectivistes du recours à la liberté de conscience137, la plupart de ces
hommes de la loi ont préféré maintenir intacte cet apriori du personnalis-
me chrétien, ce qui est d’autant plus remarquable que la lex privata a été
radiée du droit canon de l’Église catholique moderne138.

136. La doctrine de la lex privata n’a qu’une influence indirecte sur Luther (à travers son fonde-
ment paulinien): cf. P. LANDAU, Luther und die Tradition der Demokratie, dans H. BUNGERT (éd.),
Martin Luther. Eine Spiritualität und ihre Folgen, Ratisbonne 1983, pp. 89-105 et IDEM, Grundrechte,
cit. dans n. 114, p. 529.
137. Le travail de MICHAUD-QUANTIN, La conscience individuelle, cit. dans n. 15, souligne surtout
cet aspect négatif (pp. 49-53 sur la conscience erronée) dans un souci légitime d’éviter la confusion
anachronique de cette liberté, catégorie objective de la religion, avec le droit subjectif moderne,
qui, lui, inclut le droit à l’erreur, l’hérésie et l’incroyance. Cf. aussi W. J. HOYE, Die Wahrheit des
Irrtums. Das Gewissen als Individualitätsprinzip in der Ethik des Thomas von Aquin, dans AERTSEN-
SPEER, Individuum cit., dans n. 25, pp. 419-435; B. GUGGENBERGER, Das Menschenrecht auf Irrtum.
Anleitung zur Unvollkommenheit, Munich 1987.
138. À quel moment a-t-elle été abolie? Pour A. PROSPERI, Tribunali della coscienza, Turin 1996
c’est probablement au Concile de Trente (pp. 213-214): “La genealogia del mondo moderno radi-
cata nel principio della libertà di coscienza ha sempre visto il contributo cattolico e tridentino sot-
to l’aspetto del rifiuto e della chiusura difensiva. Nel far questo, accoglieva la stessa immagine che
di se stessa aveva dato ufficialmente la Chiesa tridentina, con la sua sdegnata ripulsa del principio
della libertà di coscienza come massima eresia”. J’ai d’abord cru que le canon sur la “loi privée” avait
été sacrifié à cet esprit tridentin, dont PROSPERI tend à accentuer le côté répressif; cf. ma contribu-
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508 entre histoire et littérature

L’une des raisons de ce respect pour le libre choix de la “loi du cœur”


peut être éclaircie par une deuxième constatation concernant la montée
d’un discours opposé à la tolérance du discours “individualiste” de l’Égli-
se, un discours politique sur le “bien commun”, qui peut aller jusqu’à la
négation totalitaire de toute valeur individuelle. Ces deux discours
contraires ont en commun de prôner tous deux la “séparation des pouvoirs”
dans son sens le plus large, celui du religieux et du profane, alors que le
Moyen Âge précédent se caractérisait par le mélange des genres ou “lan-
gages institutionnalisés”. La religion n’y était pas un monde à part, mais
imprégnait toutes les manifestations de la vie sociale, jusqu’aux plus éloi-
gnées de ce que nous entendons par transcendance divine, et ce que nous
appelons “culture profane” infiltrait de façon tout aussi capillaire le do-
maine de la foi. De part et d’autre la fusion, parfois même la confusion de
sphères aujourd’hui séparées, était inextricable, si bien que la rhétorique
de la prédication se mêlait tout naturellement à celle de la propagande po-
litique. Tierney a bien résumé ce phénomène139: “L’Église devait d’abord
devenir une espèce d’État pour que l’État puisse devenir une espèce d’É-
glise”. A la fin du Moyen Âge c’est précisement ce chassé croisé, ce rap-
prochement mutuel des pouvoirs, devenu intolérable pour les penseurs ri-
goureux du politique et du religieux, qui fait naître l’idéal de la double
Réforme du Royaume (ou de l’Empire) et de l’Église, idéal qui repose es-
sentiellement sur la volonté de rendre à chaque domaine sa “pureté”, son

tion à Discussione su Adriano PROSPERI “Tribunali della coscienza” dans Quaderni storici, 102 (1999), pp.
781-795; une plus ample version à la fin du présent volume (N° 19). Il n’en est rien. Je remercie
M. LANDAU de m’avoir indiqué le vrai tournant décisif du Codex Iuris Canonici: ce canon sur la li-
berté de la conscience n’a pas été éliminé avant la réforme du C.I.C. de 1917 (Can. 542.2). J’ajou-
terais que Can. 632 contient même une règle contraire sur le point précis de l’entrée en religion:
Religiosus nequit ad aliam religionem etiam strictiorem transire sine auctoritate Apostolicae Sedis (voir par
contre n. 128 sur maior et arctior religio). Cependant, en cette fin du XXe siècle, il est intéressant de
noter, sinon le retour, au sein de la doctrine catholique officielle, de ce canon, celui du moins du
principe qui l’a inspiré, et ce dans un contexte hautement politique, celui des minorités chrétiennes
dans le monde. En novembre 1999, en Inde, Jean Paul II a promulgué une exhortation “Église en
Asie”, qui invoque “le droit humain fondamental” à la liberté religieuse, au libre choix de la
conscience, ce qui revient à une reconnaissance d’un droit subjectif, qu’on pourrait croire d’origine
essentiellement laïque si l’on ignorait ses antécédents dans le droit canon médiéval. Il est néanmoins
évident qu’au point de vue rhétorique le pape s’appuie moins sur la lex que instinctu S. Spiritus in cor-
de scribitur que sur la Déclaration des Droits de l’Homme, bien que celle-ci implique également le
droit à l’incroyance. On assiste donc à une confluence assez contradictoire, peut-être même ins-
consciente, de courants d’idées anciennes et modernes, qui mériterait d’être élucidée par les socio-
logues de la religion.
139. Natural Rights, cit. dans n. 56, p. 110; pour la fusion antérieure des rhétoriques cf. P. CAM-
MEROSANO (éd.), Le forme della propaganda politica nel due e nel trecento (Coll. de l’École française de Rome
201), Rome 1994.
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le “bien commun” et “la loi de la conscience” 509

autonomie, sans toutefois exclure la possibilité d’une certaine coopération


fonctionnelle entre eux140.
Les canonistes perçoivent alors la valeur fondatrice d’un “spirituel”
d’ordre privé, les légistes celle d’un “temporel” d’ordre public. Pour mieux
comprendre cette évolution il faut revenir à Thomas d’Aquin. En élaborant
sa Somme théologique, véritable cathédrale de toutes les responsabilités
sociales et individuelles possibles devant Dieu, seul souverain dans sa cité,
il ne peut concevoir d’opposition nette entre public et privé, politique et
religieux. L’éventualité de cette opposition, conséquence possible du péché
originel, ne peut générer de désordres que la “loi privée” de la conscience
ne puisse résoudre, puisque l’ordre public fait précisément partie de ses ob-
jectifs. L’hypothèse d’une anarchie totale n’est pas même imaginable141.
Ce n’est plus le cas au XVe siècle. L’anarchie est à la porte, purifier de-
vient necessaire. L’État de Marsile de Padoue ou de Machiavel, émancipé
professionellement de la tutelle morale de l’Église, assume seul la respon-
sabilité d’un gouvernement qui ne s’exerce plus par les “pater noster” de la
piété privée, et l’Église, prenant le contre-pied des convictions thomistes de
Gerson, se libère de l’obligation de garantir l’ordre public et d’intervenir
n’importe où, même dans les rivalités entre princes. Le champ de l’action
ecclésiastique se rétrécit de plus en plus pour se cantonner à celui du dog-
me et de la dévotion142. Il n’y a pas signe plus évident de la modernité de

140. Le livre monumental de PROSPERI, cit. dans n. 138, montre bien les divers aspects de cette
“purification” de l’Église post-tridentine, à l’origine inspirée par la volonté d’écarter les dangers de
“l’hérésie protestante”, mais s’attaquant également à tous les “mélanges” du profane et du religieux
hérités du Moyen Âge (rituels populaires, superstitions, coutumes vestimentaires du clergé, etc.).
Dans le volume collectif de JUSSEN-KOSLOFSKY, cit. dans n. 5, pourtant consacré à l’évolution sé-
mantique de “réforme” et “réformation” entre 1400 et 1600, le concept de “différenciation fonc-
tionnelle” semble plus ou moins absent, peut-être parce que les auteurs s’intéressent davantage à la
dissolution de différenciations traditionnelles essentiellement “segmentaires” et hiérarchiques, qu’à
l’émergence de nouveaux types d’identité, basés sur l’autonomie des fonctions, tels que la sociologie
moderne les a conceptualisés. Ce point méthodologique mériterait d’être discuté dans un autre cadre.
141. MICHAUD-QUANTIN, La conscience individuelle, cit. dans n. 15, pp. 54-55, résume bien cet-
te théorie parfaitement “scolastique” dans le sens évoqué plus haut: “... l’obéissance à la loi n’entre
en conflit avec la liberté que chez le méchant ...; l’antagonisme entre la liberté individuelle dans
son exercice et les cadres sociaux auxquels elle a le devoir de se soumettre, est déjà par sa seule exis-
tence une déficience et une déviation”.
142. Cf. par ex. SENELLART, cit. dans n. 23, pp. 211-227; VIROLI, cit. dans n. 22, pp. 126-158;
J. MIETHKE, Marsilius von Padua. Die politische Philosophie eines lateinischen Aristotelikers des 14Jhs.,
dans H. BOOCKMANN et al. (éd.), Lebenslehren und Weltentwürfe im Übergang vom Mittelalter zur Neu-
zeit Göttingen 1989, pp. 52-76; BIELEFELDT, cit. dans n. 57, pp. 115-120; STÜRNER, cit. dans n.
23, pp. 202-207. On pourrait objecter que, dans la réalité de l’Ancien Régime, les mélanges de
fonctions ne faisaient pas défaut, que Louis XIV par ex., en tant que “roi très chrétien”, se sentait
encore personnellement responsable de l’unité confessionnelle de son royaume (cf. aussi plus haut
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510 entre histoire et littérature

la fin du Moyen Âge que cette différenciation systémique, dont les consé-
quences ultérieures sont si bien conceptualisées par Niklas Luhmann143.
Il serait hors de propos, ici, d’esquisser cette évolution postmédiévale.
Je concluerai par une citation d’Henri V de Shakespeare144. La veille de la
bataille d’Azincourt, le roi Henri se déguise en simple officier, en “homme
privé”, afin de mieux connaître le moral de sa troupe. Ce rôle lui fait com-
prendre que le roi, ses charges et “cérémonies” mises à part, “n’est qu’un
homme, un homme nu”, comme il s’en plaint par la suite. Henri entend
ses gens d’arme évoquer sa responsabilité devant Dieu pour la vie de
chaque soldat, pour celle du corps autant que pour celle de l’âme, puisque
tous risquent une mort sans confession. Pour encourager ses soldats le roi
se sert d’un aphorisme qui résume à merveille tout ce que nous avons dit
sur la séparation du politique et du religieux, de la charge publique et de
la conscience privée, ainsi que de l’autonomie rassurante des secteurs et
discours respectifs: “Every subject’s duty is the king’s; but every subject’s
soul is his own”.

n. 35 et 93); mais la recherche fondamentale ne peut éviter quelques simplifications, quand il s’agit
de relever une tendance dominante. Pour plus de précision voir la fine analyse des limites nationales
du concept de la différenciation fonctionnelle par A. HAHN, Identité et nation en Europe, dans Sociétés
61.3 (1998), pp. 39-52.
143. Voir la n. 98 ainsi que le numéro spécial La différenciation de la revue Sociétés cité dans la
note précédente; cf. H. SCHILLING, “Vita religiosa” des Spätmittelalters und frühneuzeitliche Differenzie-
rung der “christianitas”. Beobachtungen zu Wegen und Früchten eines Gesprächs zwischen Spätmittelalter-
und Frühneuzeithistorikern, dans “Vita Religiosa” im Mittelalter. Festschrift für Kaspar ELM, Berlin 1999,
pp. 785-798; A. HAHN, Religion und Welt in der französischen Gegenreformation, dans D. BAECKER et
al. (éd.),Theorie als Passion (Festschrift N. LUHMANN), Francfort 1987, pp. 84-106; IDEM, Religion, Sä-
kularisierung und Kultur; dans H. LEHMANN, Säkularisierung, Dechristianisierung, Rechristianisierung im
neuzeitlichen Europa, Göttingen 1997, pp. 16-31; VON MOOS, “Tribunali” cit. dans n. 118. En insis-
tant sur les prémisses médiévales de la séparation de public et privé, je ne prétends pas nier l’in-
fluence capitale des guerres de religion sur la scission de ces concepts. Celles-ci ont accéléré une dis-
tinction entre raison d’État et conscience religieuse, elle-même à l’origine de celle entre État et so-
ciété civile (cf. MERLIN, cit. dans n. 35, pp. 52-57; KOERBER, cit. dans n. 3, pp. 4-14). Les disputes
de la fin du Moyen Âge sur l’autonomie de l’Église et du Prince anticipent, du moins théorique-
ment, la décomposition du “corps mystique et politique” médiéval (cf. n. 60 sur Gerson).
144. King Henry V, act IV, sc. 1.
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14. INTRODUCTION À UNE HISTOIRE DE L’ENDOXON*

Selon l’un des préceptes les plus élémentaires de la rhétorique, celui qui
veut prendre la parole doit d’abord se justifier; il doit s’identifier à son pu-
blic et s’adapter à son horizon. Il y parvient en proposant une opinion ac-
ceptée et reconnue par tous, de préférence une opinion courante ou “res-
pectable”. C’est ce qu’Aristote nomme endoxon1. J’en prendrai un exemple
actuel qui exprime bel et bien une conviction répandue aujourd’hui, du
moins parmi les intellectuels, les linguistes et les sémiologues, et pourtant
contredit totalement le motif profond qui amène Aristote à valoriser
“l’opinion généralement approuvée”.

Roland Barthes, dans sa célèbre leçon inaugurale au Collège de France,


en 1977, s’est attaqué à la répétition et au le stéréotype qui lui apparais-
saient comme l’essence même de toute langue2. Il s’est élevé contre cette
“grégarité” institutionnalisée, ce système de contrainte sociale qui oblige
à choisir à l’intérieur d’un code préétabli, entre le masculin et le féminin,
entre le tu et le vous (du moins en français, l’anglais ayant des moyens
d’échapper à ce joug), etc. Il a revendiqué la liberté du sujet de dire n’im-
porte quoi, pourvu que ce soit avec ses propres mots, en dehors de “ce qui
traîne dans la langue” et du “Grand Usage”. Avec des formules délibére-
ment provocantes (non seulement pour son honorable public), formules
qui démontrent pratiquement son dédain pour la règle de l’endoxon évo-
quée plus haut, il est allé jusqu’à affirmer que “parler n’est pas communi-
quer mais assujettir”, que toute langue est “fasciste”. Il a ainsi, malgré lui,
créé un nouveau stéréotype, abondamment répété par la suite, même par

* Version remaniée de l’article paru pour la première fois dans Lieux communs, topoï, stéréoptypes,
clichés, (Actes du Colloque intern., Université Lumière Lyon 2, Mai 1992) éd. Ch. PLANTIN, Éd.
Kimé 1994, pp. 3-16.
1. Topiques I 1, 100 a 18; 100b 21-23.
2. La Leçon, Paris, Éd. du Seuil 1978, pp. 14-21.
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512 entre histoire et littérature

les médias. Je dirais même que cette boutade est devenue un poncif bana-
lisant le sens précis des mots. Ce qui ne manque pas d’ironie, puisque
Barthes, pour combattre ce piège topique, recommande deux moyens qui
contournent la langue, qui trichent avec elle, à savoir la littérature et la sé-
miologie. Il le dit très clairement3: “Le Texte contient en lui la force de fuir
infiniment la parole grégaire; ... il repousse toujours plus loin, ... ailleurs,
vers un lieu inclassé, atopique, si l’on peut dire, loin des topoï de la cultu-
re politisée, ‘cette contrainte à former des concepts, des espèces, des
formes, des fins, des lois ... ce monde des cas identiques’ dont parle
Nietzsche, il soulève cette chape de généralité, d’in-différence (séparons
bien le préfixe du radical) qui pèse sur le discours collectif”. Or Barthes
était trop fin connaisseur de la rhétorique ancienne4 pour ne pas avoir vou-
lu faire allusion à l’antagonisme radical qui sépare l’idéal moderne de la
différence individuelle et le présupposé optimiste d’une autre culture, ci-
vique et rhétorique, qui fait confiance au consensus, au “discours collectif”.

Il ne s’agit pas ici de rouvrir le débat sur la Leçon de Barthes, puisque


les sociologues et les critiques littéraires5, mais aussi ses collègues sémio-
logues (comme U. Eco6), et pour finir Barthes lui-même, dans son dernier
essai “La chambre claire” de 1980 (qui est une sorte de rétractation de cet-
te leçon au second ou même au troisième degré7), ont suffisamment insis-
té sur l’impossibilité d’échapper à la langue comme à tout système sym-
bolique d’une culture, dont les éléments et les lieux communs, bien loin
de représenter un pouvoir central absolu, ne fût-ce que celui de la banali-
té et de la bêtise, sont plutôt les parties d’un jeu combinatoire ouvert à
l’infini, les pierres à bâtir d’une déstructuration et restructuration conti-
nuelle, les filtres sociaux inévitables (heureusement) qui, dès notre nais-
sance, médiatisent le premier rapport au réel, les points de repère, les ré-
ductions et simplifications bénéfiques nous permettant de nous orienter un
peu dans un monde de plus en plus compliqué, de moins en moins acces-

3. Ibid., pp. 52-53.


4. Cf. son essai “L’ancienne rhétorique” dans L’aventure sémiologique, Paris, Éd. du Seuil 1985, pp.
85-166.
5. Cf. Ruth AMOSSY, Les idées reçues, Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan 1991, pp. 77-96 [et
postérieur au présent article: Hélène MERLIN-KAJMAN, La langue est-elle fasciste? Langue, pouvoir, en-
seignement, Paris, Éd. du Seuil 2003].
6. Sette anni di desiderio, Milan, Bonpiani 1986, pp. 183-195: “La lingua, il potere, la forza”.
7. Éd. du Seuil 1989; cf. l’excellente analyse de ce développement chez AMOSSY, op. cit., ch. III:
“Le vertige stéréotypique, Roland Barthes et la photo de famille”.
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introduction à une histoire de l’ENDOXON 513

sible à l’expérience directe (“le nouvel embrouillement” selon Habermas8).


Le lieu commun est une construction commode, utile à débloquer une ré-
action nerveuse devant le choc de l’inconnu, à adapter le psychisme à de
nouvelles informations en les présentant comme du déjà-vu, donc sous la
forme d’une fiction communicative. Par sa fonction identificatrice il sert à
inspirer la confiance9. Quoique ce sujet ne soit pas le nôtre, il me semble
pourtant utile de le prendre comme point de départ d’une réflexion sur
l’immense abîme historique qui s’ouvre entre les mots endoxon et “stéréo-
type”. La méfiance barthésienne envers le lieu commun et le consensus,
cette hantise généralisée de la doxa, si moderne, exprime la dernière étape
d’un développement poussant à l’extrême un individualisme de plus en
plus vertigineux, accélerant la dénaturation de la sphère publique (ce que
Richard Sennet appelle “the fall of public man”10). Les symptômes de cet-
te décadence sont d’ailleurs plus visibles dans l’esthétique autodestructice
des avant-gardes littéraires et artistiques que dans les rapports interac-
tionnels de la communication ordinaire qui nous occupe ici.

Plaçons-nous maintenant sur un tout autre terrain, celui d’un passé mil-
lénaire, de fait dominé par le paradigme de l’endoxon, bien qu’en droit (ou
en théorie) la dignité du “sens commun” soit loin d’être généralement re-
connue. Héritage conceptuel des sophistes grecs, l’endoxon a pourtant tou-
jours été contesté depuis Platon par une forte tradition philosophique11, à
laquelle on pourrait être tenté de relier la réflexion de Barthes sur la Ter-
reur de l’opinion publique, si ce n’était là qu’un anachronisme facile. La ré-
volte actuelle contre le stéréotype, toute subjectiviste, empiriste ou esthé-

8. Jürgen HABERMAS, Die Neue Unübersichtlichkeit, Francfort, Ed. Suhrkamp 1321, 1985, pp.
141-166. – Cf. AMOSSY, op. cit., pp. 25-26 suivant Walter LIPPMANN, Public Opinion, New York,
Penguin Books 1922, réimpr. Pelican Books 1946, p. 62 sur ce filtrage du réel.
9. Cf. Regina PODLEWSKI, Rhetorik als pragmatisches System, Hildesheim, Olms 1982, pp. 112-
115, sur cette fonction communicatrice dans la rhétorique délibérative. À propos de discours sur la
mort, j’analyse quelques exemples de clichés rassurants par leur “banalité” même: Consolatio, Stu-
dien zur mittellatainischen Trostliteratur ..., Münstersche Mittelalterschriften III 1-4, Münich, Fink
1971-1972, vol. I, pp. 33-38.
10. Harvard, Knopf 1974; trad.: Les tyrannies de l’intimité, Paris, Éd. du Seuil 1979; voir aussi
Jürgen HABERMAS, Strukturwandel der Oeffentlichkeit, Neuwied-Berlin, Luchterhand 1962, pp. 172-
216.
11. Cf. Lothar BORNSCHEUER, Topik, Zur Struktur der gesellschaftlichen Einbildungskraft, Francfort,
Suhrkamp 1976; Klaus OEHLER, “Der Consensus omnium als Kriterium der Wahrheit in der anti-
ken Philosophie und in der Patristik”, Antike und Abendland 10 (1961), pp. 103-129; Ruth SCHIAN,
“Untersuchungen über das argumentum e consensu omnium”, Munich (Spudasmata 28) 1973; Helmut
SCHANZE - Josef KOPPERSCHMIDT (éd.), Rhetorik und Philosophie, Munich, Fink 1989.
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514 entre histoire et littérature

tique, ne peut en aucun cas se confondre avec l’opposition ou la tension que


les philosophes prémodernes relèvent sans cesse entre l’opinion confiée au
langage et la vérité des idées. Pour saisir toute la différence il suffit de
confronter le négativisme linguistique de Barthes avec quelques célèbres
passages de saint Augustin, apparemment inspirés d’un scepticisme ana-
logue et aboutissant à une semblable résignation apophatique. Ces pas-
sages sont encore imprégnés du néoplatonisme de sa jeunesse et résument
bien certains griefs majeurs de la philosophie ancienne contre le langage et
la communication, griefs dont le Moyen Âge héritera fatalement à travers
lui. Augustin a presque physiquement souffert de la déchéance du langa-
ge, du décalage entre les mots et les choses, de la perte de sens par la fric-
tion des réutilisations, bref: du “vain bruit des mots”. Pour lui, nous
sommes contraints aux mots quotidiens, usés par la vie; “ils sont, dit-il,
tous salis au contact de choses viles”12. De même que la matière nous em-
pêche de voir la pureté de l’Esprit, le langage, pétri de sensible et de tem-
porel, barre l’accès à l’Unité du vrai. S’il n’est déjà pas possible de rendre
exactement nos pensées et de les communiquer sans équivoque, le fossé qui
se creuse entre la langue et la connaissance de l’Altérité divine, de l’Ins-
crutable, de l’Inexprimable, est absolu. À tous les niveaux, le langage ne
manifeste que des ombres et des vestiges de l’essentiel et s’avilit au frotte-
ment des hommes, “il meurt d’usure”. Conclusion: le langage est une émi-
nente conséquence du péché, la punition de Babel, une expression du mal,
un symbole de la regio dissimilitudinis. Il ne nous reste qu’à l’abandonner, à
nous taire, ou plutôt à méditer et nous préparer au ravissement exta-
tique13. On voit bien que dans cette critique radicale du langage, “la pa-
role grégaire”, si elle peut se cacher derrière “l’usure des mots”, ne repré-
sente qu’un aspect secondaire. Elle ne s’oppose pas comme un tyran omni-
puissant à l’intention de représenter l’unicité du Moi, que Barthes a juste-
ment appelé “la différence irreductible du corps”14; au contraire, elle fait
partie de l’impuissance générale de toute langue humaine, condamnée à la
contingence corporelle (à la voix, à l’écrit), à réaliser sa fonction première,
celle de permettre la communication entre les âmes et de retrouver l’Esprit

12. De ordine II, 19.51 éd. Corpus Christianorum 29, p. 135: ... quid loquamur? Cotidiana verba oc-
currunt et sordidata sunt omnia vilissimis rebus.
13. Cf. G.-H. ALLARD, “Arts libéraux et langage chez saint Augustin”, Arts libéraux et philoso-
phie au Moyen Âge, Actes du IVe congrès intern. de philosophie médiévale, Paris-Montréal, Vrin 1969, pp.
481-492, surtout sur Confessiones IV 2 et 15; VII 2; XI 22; De ordine II 14.39-16.44, 19.51.
14. Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil 1975, p. 177.
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introduction à une histoire de l’ENDOXON 515

des choses. Ce n’est pas une crise d’originalité, c’est une crise de significa-
tion, et, à travers l’échec même, cette crise confirme plutôt qu’elle ne nie
l’aspiration philosophique à une entente commune dans le Logos. Si
Barthes désespère d’exprimer le particulier, l’irremplaçable, le concret, Au-
gustin désespère de dire le général, l’éternel, l’Un.

Pourtant cette vieille quête de la vérité par la parole philosophique ne


sombre pas toujours dans le désespoir: elle est souvent sûre de son
triomphe, et c’est surtout dans ses moments d’optimisme qu’elle s’oppose
à un autre usage des mots, purement pragmatique et rhétorique, qui se
contente de susciter l’adhésion en se servant de quasi-vérités ou de simples
probabilités, d’idées reçues ou d’opinions régnantes qui “traînent” dans le
social du language et des croyances: dans les endoxa. C’est pourquoi dans
l’histoire de la philosophie les voix sont plutôt rares qui ont justifié cet
emploi relatif de la langue, relatif par rapport au seul but de convaincre et
de persuader. Mais c’est néanmoins une minorité bien qualifiée puisque le
premier et le plus important théoricien en a été Aristote15. À vrai dire le
Stagirite n’est pas l’inventeur du discours à partir de l’endoxon, mais il en a
découvert le concept après en avoir observé la pratique, courante depuis les
sophistes et affinée ensuite par Socrate16. C’est lui qui en donne la première
définition, longtemps canonique, même dans des siècles qui n’avaient plus
la moindre idée concrète du milieu athénien dont elle était issue. Cela est
d’autant plus remarquable qu’Aristote n’a pas cru bon de définir convena-
blement l’autre mot clé: topos, ni dans ses “Topiques”, ni dans sa “Rhéto-
rique”, probablement parce que cette notion était suffisamment connue
dans son entourage. Parmi les commentateurs, de l’Antiquité jusqu’à nos
jours, cela a suscité un inextricable débat sur le statut inférenciel du topos
qui se situe quelque part à mi-chemin entre l’endoxon, dont il est tiré, et
l’argument, auquel il aboutit. Pour être bien clair, nous ne parlerons pas
ici du topos mais de l’endoxon, notion relativement négligée par les érudits

15. Cf. G. E. L. OWEN (éd.), Aristotle on Dialectic: The Topics, Oxford 1968; L. BORNSCHEUER, op.
cit. (n. 11); IDEM, “Topik” dans Reallexikon der deutschen Literaturgeschichte, vol. 4 (1981), pp. 455-
475; W. A. DE PATER, S.C.J., Les topiques d’Aristote et la dialectique platoniciennne, Fribourg (Études
Thomistiques 10) 1965; Eugene E. Ryan, Aristotle’s Theory of Rhetorical Argumentation, Montréal
1984; L.-M. Régis, L’opinion selon Aristote, Paris-Ottawa (Vrin) 1935; Peter VON MOOS, “Was allen
oder den meisten oder den Sachkundigen richtig scheint”, Über das Fortleben des ‘endoxon ‘ im Mit-
telalter, Historia Philosophiae Medii Aevi, Festschrift für Kurt Flasch, éd. B. MOJSISCH - O. PLUTA, Am-
sterdam, Grüner 1992, vol. II, pp. 711-744.
16. DE PATER, op. cit., p. 67: “... il a dématérialisé, ‘déniaisé’ les lieux”.
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516 entre histoire et littérature

de tous temps, peut-être parce qu’elle semblait aller de soi ou qu’elle gê-
nait à cause de l’estime accordé au “common sense”, antipode de toute phi-
losophie qui se respecte17. En voici la définition, telle qu’elle se trouve au
début des “Topiques”, traité consacré à la dialectique18: “C’est ce qui pa-
raît (on peut compléter: ce qui paraît manifeste, vrai, respectable) soit à
tous, soit à la plupart, soit aux sages; et parmi ceux-ci, soit à tous, soit à la
plupart, soit aux plus célèbres et aux plus respectables”. (Ce dernier adjec-
tif substantivé est la traduction d’endoxoi. Ce qui est à définir revient ainsi
curieusement comme une propriété à l’intérieur de cette définition. Celle-
ci n’est pourtant pas imprécise si l’on considère l’homonymie du mot, qui
fait le lien entre le sens logique et le sens moral: l’opinion des sages est res-
pectable ou plausible, parce qu’ils sont eux-mêmes respectables, c’est-à-
dire “dignes de foi”19).

Les endoxa sont donc des opinions suffisamment acceptables (le contrai-
re positif des adoxa et paradoxa, opinions honteuses ou problématiques) et
ils reposent sur un consensus général ou du moins représentatif. Ils sont le
matériau de la méthode dialectique qui consiste à former des arguments
sur tous les problèmes proposés. (Ajoutons: a fortiori ils le sont aussi de la
rhétorique, qui est une sorte de dialectique appliquée aux trois genres du
discours public). Aristote insiste plusieurs fois sur leur différence avec les
principes vrais et prouvés des sciences spéciales, dont se sert la méthode
analytique ou apodictique. Nous en retenons surtout le parallèle entre les
endoxa “probables” et les principes “nécessaires”: leur “dignité”, comme on
le dira au Moyen Âge; ce sont les derniers fondements valables des deux
seuls chemins de l’argumentation, soit dialectique soit scientifique (si on
laisse de côté le troisième, sophistique ou éristique, qui n’est pas valable).
Dans la formule, le pemier garant de l’endoxon, pasin, “tous” est souvent
traduit par “tous les hommes”, ce qui peut conduire à l’extension à “l’hu-

17. Cf. Francis JACQUES: “Paradoxies sur le sens commun”, dans Gilbert VARFET et al. (éd.), La
communication, Actes du XVe congrès de l’ass. des Sociétés de Philosophie de langue française, Montréal 1971,
pp. 114-117: “Le sens commun, ce fut longtemps l’anti-philosophie”. Voir aussi J. KOPPERSCH-
MIDT, “Philosophie und Rhetorik – das Ende einer Konfliktbeziehung”, dans Philosophie und Rheto-
rik, op. cit. (n. 11), pp. 341-364.
18. Aristoteles latinus, V 1-3, Topica, ed. L. MINIO-PALUELLO, Bruxelles-Paris 1969, 5.18-6.1
(Top. I 1, 100 a 18; 100b 21-23): probabilia autem quae videntur omnibus aut pluribus aut sapientibus,
et his vel omnibus vel pluribus vel maxime notis et probabilibus.
19. Cf. DE PATER, op. cit. (n. 15), pp. 75-80; Th. DEMAN, “Probabilis”, Rev. des sciences philos. et
théologiques 23 (1933), pp. 260-290; A. GARDEIL, La “Certitude probable”, Rev. des sciences philos. et
théologiques 5 (1911), pp. 237-266, 441-757.
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introduction à une histoire de l’ENDOXON 517

manité entière”, à partir de laquelle un petit pas, à la manière des Stoïciens


et plus tard des scolastiques, permet facilement de franchir le seuil séman-
tique vers “la nature humaine”, l’Inné anthropologiquement universel20.
On oublie trop aujourd’hui qu’Aristote s’addressait d’abord aux citoyens
d’Athènes compétents et disposés à s’entendre dans un discours raison-
nable (à l’exclusion par exemple des déments, des esclaves et des barbares).
Car, pour bien voir les transformations idéologiques qu’a encourues le
concept au cours des âges, il importe de ne pas projeter de spéculations ul-
térieures sur sa signification originelle.

Le point le plus intéressant est sans doute le changement de dimension,


peut-être même la tension, entre l’aspect quantitatif et l’aspect qualitatif,
entre la majorité et la minorité qualifiée, entre le consensus omnium et le
consensus philosophorum. À voir de près, ou plutôt de loin, (puisque l’histo-
rien doit mettre de la distance entre son objet et ses propres concepts), cet-
te différence n’est pas essentielle, mais graduelle: “Ce que tous croient”
c’est la règle. Si ce n’est pas “tous”, c’est au moins “presque tous”. Dans sa
Rhétorique Aristote dit21: “La plupart vaut autant que tous”. La règle ad-
met quelques exceptions (ou portes de secours) si l’opinion commune fait
défaut. Ces options ou pis-aller sont structurés selon le schéma a maiore ad
minus: on descend l’échelle de la représentativité la plus directe, “la majo-
rité”, à la plus indirecte, “les experts”. Pour bien relier ces derniers au prin-
cipe de consensus universel, Aristote les hiérarchise en une deuxième gra-
dation reflétant exactement la première. Et enfin, comme s’il voulait sou-
ligner le caractère publiquement reconnu de la compétence individuelle, il
ferme le cercle par le mot qu’il se propose de définir. L’endoxon, en fin de
compte, ce sont les endoxoi qui le constituent. Les autorités généralement
reconnues comme dignes de créance peuvent aussi parler à la place de tous;
elles remplacent le consensus omnium, elles en forment une synecdoque qui
ne fait pas grand cas de cette opposition entre l’élite et la multitude qui
nous préoccupe tant. D’autre part, le temps présent de la définition se ré-
fère à l’application de l’endoxon plutôt qu’à sa provenance; il semble impli-
quer aussi des jugements antérieurs, consacrés par la tradition ou par les
coutumes. “Ce qui paraît à tous” peut aussi bien être une opinion qui s’est

20. Cf. la remarque critique de BORNSCHEUER, op. cit. (n. 11), p. 223, contre l’interprétation de
K. OEHLER, op. cit. (n. 11), pp. 105-106.
21. Rhétorique I, 1383 a 9.
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518 entre histoire et littérature

déjà avérée bonne à d’autres occasions. C’est pourquoi Aristote répète


presque littéralement la définition de l’endoxon dans sa Rhétorique quand
il traite d’un topos particulier, celui du “jugement valable” qui a fait ses
preuves dans des cas analogues ou contraires du passé (c’est le 11e de son
catalogue, qui s’appellera plus tard locus ab auctoritate ou a praeiudicio)22.
Entre parenthèses j’aimerais citer l’ajout particulièrement rhétorique de ce
passage, qui illustre la situation concrète de l’emploi de topoi à partir d’en-
doxa: Après avoir énuméré les trois degrés de l’opinion respectable – tous,
la plupart, les experts – Aristote continue23: ... “et puis ceux qu’on ne peut
contredire, comme son propre seigneur, et ceux qu’on ne doit pas contre-
dire, comme les dieux, son propre père et les maîtres”. Cette sorte “d’opi-
nion régnante qui est l’opinion des régnants” aurait bien cadré avec la
conception médiévale de la souveraineté, mais cela est encore une compo-
sante élémentaire du sens commun dans la démocratie athénienne, bien
différente d’ailleurs de celle des “droits de l’homme”.

Respectabilité; voilà le mot clé de cette théorie du critère qui détermi-


ne la base, le point de départ de toute argumentation non-scientifique ou
pré-scientifique. L’équivalent latin d’endoxon est probabile. Boèce a légué la
définition d’Aristote à tout le Moyen Âge dans la version suivante24: pro-
babilia autem [sunt] quae videntur omnibus aut pluribus aut sapientibus, et his
vel omnibus vel pluribus vel maxime notis et probabilibus. Probabilis montre
mieux encore le caractère social et moral de cette opinion commune géné-
ratrice de topoi, puisque son sens premier ne se rapporte pas à des choses
mais à des personnes. Probabilis ne signifie pas “vraisemblable”, mais, “ap-
prouvé”, “probe”, “honorable”. Dans son sens premier c’est un synonyme
de honestus25, dans son sens secondaire, logique, de probabilis: “probable,
probant” est dérivé de ce champ sémantique qui indique un procès d’ap-
probation. Probabilis est “ce qui peut être approuvé”, et de là “ce qui peut
être prouvé”, une virtualité donc (comme visibilis n’est pas ce que l’on voit,
mais ce qu’on peut voir26). Cette potentialité implique à la fois le sujet et

22. Ibid. II, 1398b 6-10; cf. RYAN, op. cit. (n. 15), p. 101.
23. Ibid., 1398b 21-26; cf. BORNSCHEUER, op. cit. (n. 11), pp. 46-50.
24. De differentiis topicis I, MIGNE PL 64, col. 1180 C-D.
25. Dans la tradition rhétorique latine concernant les genera causarum, le mot grec endoxon est
rendu par honestum: Rhet. ad Herennium I.5; Cicéron, De inventione I.20. Cf. DEMAN, loc. cit. (n. 19),
pp. 260-262.
26. Cf. G. R. EVANS, “Probabilis and Proving”, Archivum Latinitatis Medii Aevi, Bulletin Du Can-
ge 42 (1979, paru en1982), pp. 138-140.
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introduction à une histoire de l’ENDOXON 519

l’objet. Il faut le souligner parce que dans l’éxégèse d’Aristote un problè-


me majeur est posé en termes objectivants et réifiants: le probable est-il
approuvé de fait ou de droit par tous, par plusieurs, par les sages27? L’en-
doxon est-il vrai ou vraisemblable? ou plus subtilement: est-il suffisam-
ment vraisemblable ou est-il seulement vraisemblable? Est-ce une condi-
tion suffisante ou nécessaire d’une argumentation valable? À partir
d’autres passages, de la Rhétorique en particulier, concernant le vraisem-
blable – “ce qui arrive le plus souvent”, ut in pluribus (dira Thomas) –, le
Père de Pater a trouvé une formule élégante pour résoudre ce problème28:
“Ce probable à toute chance d’être vrai; ... il est plus que probable”.

Mais, si les opinions valables peuvent en effet être vraies, elles ne doivent
pas nécessairement l’être. L’endoxon n’est pas défini par une quelconque qua-
lité noétique mais par sa seule fonction, qui est de créer l’adhésion raison-
nable d’un partenaire au dialogue dialectique, d’un public au discours rhé-
torique, grâce au crédit qui lui est généralement accordé. Il est par défini-
tion au-delà du vrai et du faux, puisqu’il suffit qu’il soit accepté. Il a valeur
sociale. Dans la preuve analytique au contraire, c’est la vérité qui compte et
elle restera éternellement ce qu’elle est, même si par hasard elle ne trouve
pas l’adhésion d’un sujet borné ou incompétent29. À la lumière de l’œuvre
entière du philosophe, en particulier des traités concernant l’éthique et la
politique, il faut pourtant se garder de tirer des conclusions cyniques ou re-
lativistes de cette indifférence foncière de l’endoxon vis-à-vis de la vérité.
Aristote a une vision optimiste du progrès possible de la connaissance hu-
maine; l’homme selon lui “est capable de vérité”. Commentant une idée
d’Hésiode: “Nulle réputation ne meurt toute entière quand nombreux sont
ceux qui l’ont proclamée”, il écrit: “Soutenir ... que l’objet qui excite le dé-
sir de tous les êtres n’est pas un bien, ce n’est rien dire de sérieux, car ce que
tout le monde pense doit selon nous être vrai, et celui qui repousse cette
croyance ne peut rien lui substituer qui soit plus croyable qu’elle”30. En va-

27. GARDEIL, op. cit. (n. 19), pp. 257-258 souligne qu’il n’est qu’approuvable, donc uniquement
appouvé de fait.
28. Op. cit. (n. 15), p. 76. Concernant la fréquence selon Aristote, Rhet. 1357a 24-25 cf. RYAN,
op. cit. (n. 15), pp. 64-65; chez Thomas cf. GARDEIL, op. cit. (n. 19), pp. 240-245 et DEMAN, op. cit.
(n. 19), pp. 271-274; chez les juristes médiévaux cf. Alessandro GIULIANI, Il concetto di prova, contri-
buto alla logica giuridica, Milan, Giuffrè 1961, pp. 153-158, 233-235.
29. Topique 100 b 2; Analytiques pr. 24a 22f.; cf. Hermann THROM, Die Thesis, Paderborn 1932,
pp. 22-23.
30. Eth. Nic. VII 14, 1135 b 27 et X 2, 1172 b 38; cf. RÉGIS, op. cit. (n. 15), pp. 137-139 ain-
si que SCHIAN, op. cit. (n. 11), pp. 95-101 sur Rhét. I 1355 a 15-18; De Pater, op. cit. (n. 15), pp.
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520 entre histoire et littérature

lorisant le consensus ou, si l’on veut, le “bon sens”, il donne un fondement


heuristique à toute discussion portant sur des questions pour lesquelles il
n’existe pas ou pas encore de science apodictique ou exacte, ce qui est le cas
pour les problèmes pratiques de la vie en société. Au Moyen Âge, Thomas
d’Aquin interprète d’ailleurs cette idée d’une façon restrictive, excluant
définitivement l’application de la méthode scientifique ou “démonstrati-
ve” au champ social et psychologique: In actibus humanis ... non potest habe-
ri certitudo demonstrativa ...; et ideo sufficit probabilis certitudo, quae ut in pluri-
bus veritatem attingat31.

C’est à la contingence des “actions humaines” que fait penser la fameuse


règle d’économie intellectuelle qu’Aristote donne dans son Éthique: “il ne
faut pas vouloir être plus exact que le problème posé l’exige”, ni “deman-
der au mathématicien de persuader et à l’orateur de donner des preuves dé-
monstratives”32. On peut appliquer cette règle à la conception consensuel-
le de la méthode topique elle-même. Aristote la développe et non sans ri-
gueur, en empruntant à la logique formelle, pour la raison d’ailleurs évi-
dente que plus un topos est général ou abstrait, plus il est acceptable à tous
et plus il est possible d’en tirer des arguments particuliers33. Il est généra-
lement admis parce qu’il est général. Sa généralité est double: logique, par-
ce que réduite aux principes élémentaires de l’inférence, et subjective, par-
ce que dépendante de l’assentiment universel34. Mais la base de tout ce pro-
cédé, l’endoxon, ne trouve pas de justification précise, c’est “une notion
confuse”. Il n’y a pas d’instance logique ni de norme métaphysique au-des-
sus de cette “respectabilité” sociale. La philosophie ultérieure restera sur sa
faim. (Victorinus exprimera clairement sa déception en disant que “le pro-
bable c’est l’indéfinissable”35). On a construit à l’endoxon des supports tels

76-77 sur Eth. Nic. VI 12, 1143 b 12-14; OEHLER, op. cit. (n. 11), pp. 106-107 sur Métaphys. 993a
30-b 19.
31. Somme théologique IIa IIae, q. 70, art. 2, resp.; cf. RÉGIS, op. cit. (n.15), pp. 198-200. Deman,
op. cit. (n. 19), pp. 268-271, 282-287, donne plusieurs curieux exemples de problèmes de morale,
de droit et même de théologie, résolus par des rationes satis probabiles.
32. Eth. Nic. I 3, 1094 b 23 ss., rapprochement déjà fait par rapport à la fameuse devise de Karl
POPPER dans l’excellent article de Jozef A. R. KEMPER: “Topik in der antiken rhetorischen Techne”,
dans Topik, éd. D. BREUER - H. SCHANZE, Munich, Fink 1981, pp. 17-32, p. 32; cf. aussi DEMAN,
op. cit. (n. 19), pp. 271-274; GARDEIL, op. cit. (n. 19), pp. 245-251.
33. Cf. RYAN, op. cit. (n. 15), pp. 40-41; RÉGIS, op. cit. (n. 15), pp. 145-147; DE PATER, op. cit.
(n. 15), pp. 118-122.
34. Cf. GARDEIL, op. cit. (n. 19), p. 754.
35. Victorinus, Commentum in Ciceronis Rhetoricam, ed. C. Halm, Rhetores latini minores, Leipzig
1863, 234.33 s.: Probabili itaque solo omnis fides nititur ... Probabile autem per se ipsum non potest defini-
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introduction à une histoire de l’ENDOXON 521

que l’intuition, l’évidence, la donnée immédiate, l’inspiration divine, etc.,


mais pour Aristote il ne peut ni ne doit être justifié, puisqu’il justifie lui-
même toute argumentation probable. On pourrait tout au plus en expliquer
le motif profond, qui semble peut-être banal, par la confiance d’Aristote en
la capacité des humains à trouver des solutions équitables à tous leurs pro-
blèmes, pourvu qu’ils coopèrent et s’entendent sur leurs opinions. Cette
conviction est pour ainsi dire l’endoxon derrière l’endoxon.

Ce n’est pas mon propos de développer ici en détail la fortune ancienne


et médiévale de la conception de l’endoxon. Il suffira de renvoyer à d’autres
travaux (en langue allemande) dans lesquels je pose les premiers jalons de
cette histoire doctrinale36 et d’en donner un bref résumé français. Un sa-
voir fondé sur le seul consensus omnium est théoriquement négligeable et
même inconcevable pour une époque hantée par la quête d’une certitude
absolue et par les prétentions d’une logique nécessaire ou apodictique37.
Grâce à la légère transformation apportée par Boèce, “ce que tout le mon-
de accepte” devient une “évidence” naturelle, une vérité, que personne ne
peut contester (“self-evident truth”), et “ce qu’acceptent la plupart ou les
sages” est simplement remplacé par “l’argument d’autorité” dans un sens
plus dogmatique que consensuel. Un concept d’herméneutique de com-
munication se fige en principe ou axiome logique. Ce qui est un point de
départ à la discussion et à la persuasion dans le domaine du probable, se
mue en intuition inéluctable de la nature humaine commune, constante et
invariable. Le sens commun se transforme en impératif contraignant ou
même en interdit de la pensée38. Ce constat général n’a pourtant pas em-

ri neque in praeceptum quoddam exprimi, sed probabile est argumentum pro moribus patriae, populi, temporis.
Neque enim omnibus unum atque idem probabile est; illud enim iustum Romanis, aliud barbaris videtur.
36. Peter VON MOOS, Geschichte als Topik, Das rhetorische Exemplum von der Antike zur Neuzeit und
die “historiae” im Policraticus Johanns von Salisbury, Hildesheim, Olms 1988 (v. index s.l. “Endoxa”);
et surtout “Was allen ...”, op. cit. (n. 15) [Pour les travaux ultérieurs cf. la bibliogr. N° 65-67, et
dans ce volume, infra, N° 15].
37. Cf. Tullio GREGORY, “Forme di conoscenza e ideali di sapere nella cultura medievale”, Ar-
chives internales d’Histoire des sciences 38 (1988), pp. 189-242.
38. VON MOOS, “Was allen ...”, op. cit. (n. 15), pp. 722-732, 739-744. Cf. Eleonore STUMP, Boe-
thius’s ‘De differentiis topicis’, Ithaca-London 1978, EADEM, “Boethius’ Theory of Topics and its Pla-
ce in Early Scholastic Logic”, dans L. OBERTELLO (éd.), Congresso internazionale di studi Boeziani, Atti,
Rome 1981, pp. 249-262; EADEM, “Topics: their development and absorption into consequences”,
dans N. KRETZMANN et al. (éd.), The Cambridge History of Later Medieval Philosophy 1000-1600,
Cambridge 1982, pp. 273-299; Niels J. GREEN-PEDERSEN, The Tradition of the Topics in the Middle
Ages, The Commentaries on Aristotle’s and Boethius’ Topics, Munich-Vienne, Philosophia Verlag 1984;
O. BIRD, “The Tradition of the Logical Topics: Aristotle to Ockham”, Journal of the History of Ideas
14-endoxon 9-09-2005 10:37 Pagina 522

522 entre histoire et littérature

pêché certains penseurs isolés de retrouver plus ou moins (même à travers


Boèce) le sens originel de la formule aristotélicienne: Cassiodore déjà, dans
son effort pour combattre les prétentions logiques et métaphysiques des
stoïciens et néo-platoniciens, guidé par l’esprit d’humilité chrétienne, pro-
pose une dialectique nouvelle, l’opinabilis scientia39, et plus tard, Abélard40
et son élève Jean de Salisbury41 revalorisent un savoir approximatif, fondé
non sur la déduction nécessaire à partir de principes universels – qui selon
Jean serait “une science à la taille des anges, non des hommes”42 –, mais
sur la persuasion raisonnable, ad hoc, suffisamment plausible, par une dis-
cussion du pour et du contre à partir de données contingentes et muables.
Ad usum vitae non scholae!43 Ce sont surtout les juristes, les canonistes et les
“glossateurs”, qui, dans leurs discussions sur le droit naturel et le droit po-
sitif, et dans leur souci de donner une base rationnelle à “l’équitable”, se
sont servis de la définition aristotélicienne de l’endoxon44. C’est donc dans
la seule discipline qui ne se concevait pas comme une “science”, mais com-
me une “prudence”, qu’elle a le mieux survécu.

Cette étude mériterait d’être étendue à la fin du Moyen Âge, où, après
l’échec définitif de la théologie comme “science (du nécessaire et du géné-
ral)”, une nouvelle philosophie du concret acceptant l’expérience du sin-
gulier tourne une page de l’histoire du penser et du sentir45. Pour être bref,

23 (1963) pp. 307-323; O. LEWRY, O.P., “Boethian Logic in the Medieval West”, dans M. GIBSON
(éd.), Boethius, His Life, Thought and Influence, Oxford 1981, pp. 90-134; G. R. EVANS, “Communis
animi conceptio, The Self-evident Statement”, Archivum Latinitatis Medii Aevi, Bulletin Du Cange 41
(1977-1978), pp. 123-126.
39. VON MOOS, “Was allen ...”, op. cit. (n. 15), pp. 736-739; cf. Giulio D’ONOFRIO, “Fons scien-
tiae”, La dialettica nell’Occidente tardo-antico, Naples 1986, pp. 61-68.
40. ‘Logica ingredientibus’, Super topica glossae, dans M. DAL PRÀ, Pietro Abelardo, Scritti di logi-
ca, Florence 1969, pp. 204-330, surtout pp. 306 ss.; cf. M. T. BEONIO-BROCCHIERI FUMAGALLI,
“Note per un indagine sul concetto di retorica in Abelardo”, dans Arts libéraux et Philosophie ..., op.
cit. (n. 13), pp. 829-833.
41. VON MOOS, Geschichte ..., op. cit. (n. 36), pp. 238-308; cf. Hanna-Barbara GERL, Rhetorik und
Philosophie im Mittelalter, dans Rhetorik und Philosophie, op. cit. (n. 15), pp. 99-119.
42. Metalogicon III 10, éd. J. B. HALL, Corpus Christianorum, Cont. med. 93, Turnhout, Brepols
1991, p. 139, l. 270-271.
43. Cf. ibid., II 11, p. 73, l. 5 et VON MOOS, Geschichte ..., op. cit. (n.36), pp. 291-294.
44. Cf. VON MOOS, Geschichte ..., op. cit. (n. 36), pp. 1-5; GIULIANI, Il concetto di prova ..., op. cit.
(n. 28), pp. 116-119, 231-237; IDEM, “L’elemento ‘giuridico’ nella logica medioevale”, Jus 15
(1964), pp. 163-190; Gerhard OTTE, Dialektik und Jurisprudenz, Untersuchungen zur Methode der Glos-
satoren, Francfort, Ius Commune (no spécial 1) 1971, pp.186-188, 223-225; E. M. MEYERS, “Le
conflit entre l’équité et la loi chez les premiers glossateurs”, Rev. d’hist. du Droit, Tijdschrift voor
Rechtsgeschiedenis 17 (1941), pp. 117-135.
45. Cf. GREGORY, op. cit. (n. 37); Kurt FLASCH, “Wozu erforschen wir die Philosophie des Mit-
telalters?”, dans Die Gegenwart Ockhams, éd. W. VOSSENKUHL - R. SCHÖNBERGER, Weinheim, VCH
14-endoxon 9-09-2005 10:37 Pagina 523

introduction à une histoire de l’ENDOXON 523

le point central de cette enquête sur les vicissitudes de la définition aristo-


télicienne de l’endoxon est celui-ci: la Scolastique, en adoptant la méthode
déductive (valable en fait uniquement pour les mathématiques) aboutit à
une certaine stérilité. En voulant trop assurer ses arrières, elle fait du ‘sur
place’. C’est une conception plus pragmatique (inductive), moins exigean-
te quant aux fondements même du savoir, qui permet l’extension de la
connaissance. Ce processus ébauché ici et là au XIIe siècle est brutalement
interrompu au siècle suivant, à cause notamment de l’action dominatrice
et répressive de l’Université de Paris dans laquelle les Mendiants jouent un
rôle prédominant. On ne saurait omettre de tenir compte de la présence
d’un souci permanent d’apologétique. Ces hommes veulent avant tout se
rassurer. Leur vie et la société dans laquelle ils vivent reposent sur des pos-
tulats historico-religieux dont ils ne peuvent pas ne pas entrevoir la fragi-
lité. Ils tentent donc déséspérement de se persuader que ces croyances sont
établies sur un roc.

Tout cela, il faut le dire, ne concerne que l’histoire des idées, histoire ex-
trêmement minoritaire ou “élitiste”, chose ironique s’agissant d’un
concept fondé sur la raison du plus grand nombre et, en outre, si parfaite-
ment ouvert à l’histoire des mentalités. (Qu’est-ce qu’il y a de plus histo-
riquement conditionné que “ce que tout le monde tient pour vrai”, ce qui
va de soi? Dans le registre culturel du symbolique, l’opinion publique mé-
rite la première place, bien avant les habitudes du quotidien, les goûts, les
modes vestimentaires, etc.). C’est pourquoi je ne voudrais pas terminer ces
prolégomènes sans présenter au moins un exemple concret de ce que l’en-
doxon – entendu non comme idée philosophique, mais comme besoin an-
thropologique – signifie à une époque théoriquement si éloignée du para-
digme consensuel qu’est le Moyen Âge. Dans la Règle de St. Benoît nous
trouvons un curieux écho de la gradation aristotélicienne: “tous, la plupart,
les sages”, provenant probablement du droit romain. Il s’agit du chapitre
64 sur l’élection de l’abbé, dont on a décelé le parallèle (d’un impact poli-
tique considérable) avec toute sorte d’autres élections, celle des évèques,
des rois, des empereurs, et même des papes. Nous y lisons ceci46:

1990, pp. 393-409; Eugenio GARIN, “La dialettica dal scecolo XII ai principi dell’età moderna”,
Rivista di filosofia (1958), pp. 228-253.
46. Benedicti Regula c. 64 , éd. Sources chrétiennes 183, 1972, p. 648: In abbatis ordinatione illa
semper consideretur ratio, ut hic constituatur quem sibi omnis concors congregatio secundum timorem Dei, sive
etiam pars quamvis parva congregationis saniore consilio elegerit. Vitae autem merito et sapientiae doctrina ele-
14-endoxon 9-09-2005 10:37 Pagina 524

524 entre histoire et littérature

Dans l’ordination de l’abbé, on prendra toujours pour règle d’instituer celui que se sera
choisi soit toute la communauté unanime dans la crainte de Dieu, soit encore une partie
de la communauté, si petite soit-elle, en vertu d’un jugement plus sain ... Si même tou-
te la communauté choisissait d’un commun accord une personne complice de ses vices –
a Dieu ne plaise! –, et que ces vices viennent à la connaissance de l’évêque ... et des abbés
ou des chrétiens du voisinage, ils empêcheront l’accord des méchants de l’emporter, et ils
institueront ... un administrateur digne de la maison de Dieu.

Dans un article de 1964 devenu célèbre, Herbert Grundmann, analyse


merveilleusement ce passage47, qui frappe par son éclatant manque de ri-
gueur juridique, puisqu’il laisse ouvertes plusieurs options contradictoires,
sans préciser d’autre critère institutionnel que celui de la profonde convic-
tion que la Volonté de Dieu l’emportera. Cette conception magnanime
d’un consensus omnium bonorum est fondée sur la crainte de Dieu, ou plutôt
sur la confiance que l’électeur supérieur, l’Esprit Saint se manifestera à tra-
vers le consensus général ou la minorité saine, à travers le sens commun et
le bon sens (en allemand ce dernier mot se traduit par “gesunder Men-
schenverstand”). Grundmann compare cette conception souverainement
floue et celles des institutions électorales à partir du XIIIe siècle, telle cel-
le des Mendiants, qui dépendront uniquement de la majorité arithmétique
des voix, ce qui cadre bien avec une époque qui calcule, organise et admi-
nistre le social selon des principes de plus en plus juridiques, rationnels,
“positifs”, de la même façon qu’elle mesure presque tout l’univers naturel
et “supra-naturel” à l’aune de la logique démonstrative. Le “règne de la
qualité”, devenu suspect, trop peu solide, vertigineux pour des esprits en
crise “d’apologétique”, cède la place au nombre pur, à la forme, à l’abstrait.
J’aimerais ajouter que dans le chapitre 64 de la règle bénédictine, si l’on
s’attache à l’aspect moins religieux qu’au caractère optimiste de cette
confiance souveraine et imperturbable accordée à la victoire du “jugement
plus sain” ou simplement du “meilleur argument”, nous retrouvons ce qui
au IVe siècle avant J. Chr. constituait l’essence même de l’endoxon, notion
nécessairement vague: l’endoxon est “un indice non vérifié de la vérité” du
dialogue48.

gatur, qui ordinandus est, etiam si ultimus fuerit in ordine congregationis. Quod si etiam omnis congregatio vi-
tiis suis – quod quidem absit! – consentientem personam pari consilio elegerit et vitia ipsa aliquatenus in no-
titia episcopi ..., vel ad abbates aut christianos vicinos claruerint, prohibeant pravorum praevalere consensum,
sed domui Dei dignum constituant dispensatorem ...
47. “Pars quamvis parva, Zur Abtwahl nach Benedikts Regel”, dans Festschrift Percy Ernst
Schramm, Wiesbaden, Steiner 1964, pp. 237-251.
48. DE PATER, op. cit. (n. 15), p. 76.
15-sens commun 9-09-2005 10:38 Pagina 525

15. LE SENS COMMUN AU MOYEN ÂGE:


SIXIÈME SENS ET SENS SOCIAL
ASPECTS ÉPISTÉMOLOGIQUES, ECCLÉSIOLOGIQUES
ET ESCHATOLOGIQUES*

Hoc primum philosophia promittit,


sensum communem, humanitatem et congregationem.
Sénèque, Ep. 5, 4

Sensus communis a toujours été depuis l’Antiquité un terme à double ac-


ception: il désigne, et le sens interne qui coordonne dans l’âme les données
des cinq sens externes, et la capacité de l’homme raisonnable à reconnaître
l’évidence d’une opinion, notre sens commun, bon sens actuel, le common sense
anglais, le gesunder Menschenverstand allemand1. Ces deux notions d’origine
hétéroclite, l’une physio-psychologique, l’autre rhétorique et morale, ne
semblent être, à première vue, que des homonymes accidentels, sans rela-
tion entre eux. Dans l’histoire des idées, dans la pensée moderne post-hu-
maniste du moins, ces deux concepts et leurs champs sémantiques sont ef-
fectivement souvent liés et fondent toute une théorie de la connaissance in-
tuitive et de l’action raisonnable. Hans Georg Gadamer en trace l’évolu-
tion dans ses grandes lignes, de l’herméneutique de Vico à la philosophie
anglo-saxonne du common sense (Hume, Berkeley, Shaftesbury, l’école écos-
saise) et au pragmatisme du XXe siècle2. Je me contenterai de citer trois
textes célèbres qui mettent bien en relief la synthèse de la double signifi-
cation, sensorielle et pratique, de «sens commun».

* Texte retravaillé d’une conférence présentée au congrès “The Medieval Senses” (à Stanford du
30 novembre au 2 décembre 2000), et publié pour la première fois dans Studi medievali, 43, 1
(2002), pp. 1-58.
1. DIHLE, Vom gesunden Menschenverstand. (Voir la bibliographie pour les titres souvent cités).
2. GADAMER, Wahrheit und Methode, pp. 24-47 (Sensus communis); cf. également le numéro spécial
de la Revue de métaphysique et de morale 96.4, 1991: Le sensible – Transformations du sens commun d’Aris-
tote à Reid; DEWENDER et al., Sensus communis.
15-sens commun 9-09-2005 10:38 Pagina 526

526 entre histoire et littérature

Rousseau dans «Émile ou de l’Éducation»3 parle «d’une espèce de sixiè-


me sens, appelé sens commun, moins parce qu’il est commun à tous les
hommes que parce qu’il résulte de l’usage bien réglé des autres sens»; sans
«organe particulier, il ne réside que dans le cerveau». C’est la «raison sen-
sitive ou puérile» qui «consiste à former des idées simples par le concours
de plusieurs sensations», tandis que «la raison intellectuelle ou humaine
consiste à former des idées complexes par le concours de plusieurs idées
simples». Nous verrons que ce n’est là qu’une version simplifiée de la théo-
rie scolastique du sensus communis psychologique; l’aspect collectif de ce
sens passe au second plan.
Dans son discours: «Le bon sens et les études classiques»4, Henri Berg-
son part également de la puissance unificatrice des cinq sens, mais y ajoute
une dimension pratique et sociale: «Le rôle de nos sens, en général, est
moins de nous faire connaître les objets matériels que de nous en signaler
l’utilité ... ils nous servent avant tout à nous orienter dans l’espace» et cet
espace est moins le «milieu matériel» que le «milieu social». «Prévoir ou
plutôt pressentir» les conséquences de nos actions, «choisir, parmi les di-
vers partis possibles celui qui donnera la plus grande somme de bien, non
pas imaginable, mais réalisable, voilà semble-t-il, l’office du bon sens. C’est
donc bien un sens à sa manière, mais, tandis que les autres sens nous met-
tent en rapport avec les choses, le bon sens préside à nos relations avec les
personnes». Dans une définition qui rappelle celle de l’instinct ou vis aesti-
mativa des scolastiques5, Bergson insiste sur le caractère pragmatique et
flexible d’un bon sens qui vise non pas «à la vérité universelle, mais à celle
de l’heure présente» et se distingue de l’esprit scientifique abstrait autant
qu’il s’oppose à l’automatisme des conventions, clichées et stéréotypes. Il
exige «une activité incessamment en éveil, un ajustement toujours renou-
velé à des situations toujours nouvelles»… Il est «une vision ou plutôt un
tact de la vérité pratique», et encore «la rectitude du jugement qui vient
de la droiture de l’âme ..., l’énergie intérieure d’une intelligence qui se re-
conquiert à tout moment sur elle-même, éliminant les idées faites pour
laisser place libre aux idées qui se font, et se modelant sur le réel par l’ef-
fort continu d’une attention perséverante ... On pourrait presque dire que

3. Ch. II. 5 (Éducation sensorielle), Garnier-Flammarion, Paris 1966, p. 202.


4. Le bon sens et les études classiques (1895), dans Écrits et paroles, éd. R.-M. MOSSÉ-BASTIDE,
Paris 1957, vol. I, pp. 84 sqq.
5. Cf. infra, n. 43-44.
15-sens commun 9-09-2005 10:38 Pagina 527

le sens commun au moyen âge 527

le bon sens est l’attention même, orientée dans le sens de la vie»6. Bergson
prend soin d’exclure du terme une ambiguïté souvent critiquée. Ce qu’il
entend par bon sens n’est pas la «voix du peuple» ou «le gros bon sens» du
juste milieu, mais la justesse individuelle de «l’homme juste». Il n’aurait
pas, comme Kant7, traduit gesunder Menschenverstand par «jugement préten-
dument sain de l’homme vulgaire», mais par jugement de l’homme sain ou
sensé. En éclaircissant ainsi la valeur morale du «bon sens», il obscurcit in-
évitablement la dimension collective de «sens commun».
Un troisième exemple, plus proche de nous, transcende cette alternati-
ve. C’est celui qui me semble le plus profondément lier la sémantique du
sensus communis psychologique à celle du «common sense» pratique, et
même à celle du «sens politique»8. Hannah Arendt donne une dimension
ontologique à la définition de Thomas d’Aquin9: sensus communis radix et
principium exteriorum sensuum. Ce sens, source et principe des cinq autres, est
pour elle «le sens du réel», la confiance en la réalité de l’objet, perçu par
d’autres sous des perspectives certes différentes, mais sans contestation de
son identité réelle. À la distinction kantienne entre «sens commun» (Ge-
meinsinn) et «sens privé» (Privatsinn), elle associe une maxime dérivée de
«l’impératif catégorique» qui prescrit de «peser son propre jugement sur
la balance de la raison collective de l’humanité»10. Arendt conclut que les
perceptions des cinq sens sont d’ordre privé, subjectif, et donc incommu-
nicables. Pour les élever vers «le monde commun», tant vers celui de l’en-
semble de nos différents sens que vers celui que nous partageons avec les
autres, nous avons besoin d’un «sens commun» universel et normatif, res-

6. Cf. VON MOOS, Attentio est quaedam sollicitudo, pp. 91-105. Lors de la rédaction de cet article
je ne connaissais pas encore ce passage sur «l’attention au moment présent». Il aurait mérité d’y
trouver sa place, car il correspond parfaitement aux idées de Pierre HADOT sur les «exercices spiri-
tuels», dont je suis parti. Bachelard et Jankélévitch, que je cite, se sont d’ailleurs surtout inspirés
de Bergson.
7. Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, Werke, ed. W. WEISCHEDEL, vol. 5, Francfort
1977, p. 117. Le problème est déjà ancien. Dans son analyse de la notion communis animi conceptio
chez Boèce, notion très répandue au Moyen Âge, TUNINETTI (‘Per se notum’, p. 51) propose la tra-
duction «conception commune [de l’âme]», bien que l’origine stoïcienne de la formule impose plu-
tôt: «conception d’une âme commune».
8. Hannah ARENDT, The Life of the Mind, vol. I, Thinking, New York 1971, ch. I, 7.
9. Summa theol. I 78, 4 ad 1.
10. Cf. Immanuel KANT, Kritik der Urteilskraft, § 39-40, Werke, ed. W. WEISCHEDEL, vol. 10;
Anthropologie in praktischer Hinsicht, ibid., vol. 7, p. 219: «Das einzige allgemeine Merkmal der
Verrücktheit ist der Verlust des Gemeinsinns (sensus communis) und der dagegen eintretende logische
Eigensinn (sensus privatus)». Cf. Onora O’NEILL, Constructions of Reason. Explorations of Kant’s Practi-
cal Philosophy, Cambridge 1989, pp. 44-50.
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528 entre histoire et littérature

pectueux des opinions et de l’assentiment des autres: ce sens doit être à la


fois reality sense et community sense. La science en est «le prolongement affi-
né»; faillible et corrigible comme lui, elle stimule inlassablement la re-
cherche et reste, à la longue, le seul garant pour l’humanité d’une approche
progressive du réel. Arendt rejoint ainsi la «reality theory of community»
de Charles Sanders Peirce, qui compare lui-même son réalisme eschatolo-
gique, «the cheerful hope of all followers of science», au consensus catholicus
médiéval. À l’instar de la communio sanctorum, la communauté des cher-
cheurs a pour «final belief» d’atteindre un jour la connaissance absolue11.
«Sens commun» n’est qu’un autre terme pour exprimer l’idée régulatrice
et futuriste d’un ultime consensus omnium.
Est-il anachronique de rechercher les antécédents médiévaux de cette
synthèse du sensorium commun et du consensus des opinions? Si une cer-
taine influence scolastique est perceptible chez Rousseau, Bergson, Arendt
et Peirce, il faut néanmoins préciser qu’elle provient de disciplines et de
registres différents, de la psychologie (une branche de la “physique”), de la
logique, de la métaphysique, de l’ecclésiologie, etc. Il ne semble pas qu’au
Moyen Âge ces discours se soient rencontrés dans ce que nous appellerions
une discussion transdisciplinaire sur le sensus communis; au contraire, dès la
fin du XIIe siècle, le respect des limites de chaque discipline devient une
exigence de plus en plus rigoureuse12. Traiter, par exemple, des «arts du
langage» ne permet pas d’empiéter sur le terrain de la physique ou de la
psychologie, et l’inverse. Cette tendance à la spécialisation explique
qu’avec la découverte du De anima d’Aristote, sensus communis (koinê aisthê-
sis) soit devenu un terme purement technique, éloigné de l’usage ordinai-
re du mot: il désigne le plus élémentaire des sens intérieurs, quelquefois
aussi le plus élaboré des sens extérieurs. On comprend donc pourquoi les
travaux d’histoire de la philosophie consacrés au «sens commun», dont
l’excellente étude de Gadamer déjà citée, ne détectent pas les significations
plus complexes du terme avant l’humanisme du XVIe siècle, ce qui les
conduit à différencier deux conceptions successives: l’une, «ancienne» ou
médiévale, serait sensorielle, l’autre, «nouvelle» ou moderne, sociale. Si

11. Cf. par ex. Collected Papers, ed. Ch. HARTSHORNE - P. WEISS, Cambridge Mass. 1960, §§ 5.
311, 356, 402-410; 8. 11-15, 113. Il serait intéressant de chercher les antécédents de cette image,
à la fois moderniste et traditionaliste, dans la conception de la «République des Lettres», sorte
d’église laïque invisible.
12. Cf. Theo KOBUSCH, dans son introduction au volume collectif Philosophen des Mittelalters,
Darmstadt 2000, pp. 1-17 sur l’aspect instituitonnel de cette compartimentation.
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le sens commun au moyen âge 529

l’on n’exclue pas les textes non-scolastiques et si l’on ne s’en tient pas seu-
lement aux mots, mais aussi aux synonymes et champs sémantiques, on
perçoit vite le sens plus large de sensus communis au Moyen Âge. Son origi-
ne romaine le prédestinait à devenir le terme le plus usuel pour désigner
les opinions, idées, jugements, conceptions, partagés par plusieurs per-
sonnes ou par une communauté, ce qui explique sa synonymie avec sensus
publicus13. Au-delà de ces évidences linguistiques une question plus déli-
cate se pose: est-ce que, dans les textes médiévaux, les doctrines consacrées
à l’un des signifiants de «sens commun» prennent l’autre en considération?
Est-ce que le discours de la perception permet de décrypter également les
résonances du discours communautaire et le discours communautaire
celles de la perception? Je tâcherai d’y répondre en distinguant d’abord ra-
pidement deux théories de l’Antiquité, celle de la connaissance sensorielle
(I) et celle de l’opinion générale (II), et j’aborderai ensuite, séparément, les
différences et transformations de ces notions dans un christianisme qui les
applique à des valeurs spirituelles telles que la certitude de la foi, l’unani-
mité des fidèles (III), la vision béatifique et la résurrection (IV)14.

I. UN SENS INTERNE CENTRAL


Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur la psychologie des sens du De ani-
ma d’Aristote, qui, filtré par les commentaires arabes, a, dès le XIIIe siècle,

13. Cf. Tertullien, De anima 2: de publico sensu selon A. BLAISE, Dictionnaire latin-français des au-
teurs chrétiens, Turnhout 1954, col. 752b, dans le sens de communis animi conceptio des stoïciens; cf. in-
fra, n. 67.
14. Cette recherche ne concerne pas la lexicographie du terme sensus communis, mais les différents
champs sémantiques et la fréquence des synonymes pour des concepts tels que «synergie sensoriel-
le», «raison pratique» (sensus combiné avec les adjectifs: communis, bonus, incolumis ou iudicium rec-
tum), «opinion commune», «évidence» (communis combiné avec les substantifs sensus, sermo, senten-
tia, opinio, conceptio, notitia, intellectus, regula; ainsi que probabilitas, consensus, credibilitas, sensus publi-
cus, locus communis, communiter videtur, etc.). Une recherche de «sensus + communis» sur le CD-Rom
du Corpus Christianorum (CETEDOC) montre en effet que la période patristique ne connaît que la
sémantique romaine (sens de la communauté, raison, bon sens, consensus) et que la plupart des
exemples venant de la Continuatio mediaevalis désignent le ‘sens commun’ psychologique dans la tra-
dition aristotélicienne, ce qui ne reflète que l’état actuel encore assez fragmentaire de cette collec-
tion de textes, en cours de parution. Si cette banque de données est un instrument très utile pour
trouver les emplois précis de tel concept, il me semble encore trop incomplet pour permettre de vé-
ritables recherches statistiques. Un groupe de chercheurs du Max-Planck-Institut à Göttingen es-
saie néanmoins de développer une «sémantique historique» sur la base du CETEDOC. Sur les pro-
blèmes méthodologiques cf. B. JUSSEN, Religious Language of the Gift in the Middle Ages. Se-
mantic Observations, dans Negotiating the Gift in the Middle Ages, éd. G. ALGAZI - V. GROEBNER -
B. JUSSEN, Göttingen 2003 (MPIG 188), pp. 173-192; IDEM, Nicht einmal zwischen den Zeilen,
dans VON MOOS (éd.), Der Fehltritt, pp. 97-108.
15-sens commun 9-09-2005 10:38 Pagina 530

530 entre histoire et littérature

une influence considérable, quoique limitée au genre particulier des trai-


tés sur les puissances de l’âme15. Dans cette tradition, la doctrine origina-
le a souvent été déformée par des adjonctions de classifications supplé-
mentaires de plus en plus compliquées et par des connotations néoplato-
niciennes. Il nous suffit de noter que sensus communis est le plus souvent la
capacité centrale de coordonner les impressions fournies par les organes ex-
térieurs ou les différentes qualités d’un même objet et de les évaluer par un
jugement synthétique (synthesis) qui transforme les sensations en percep-
tion16. Le sens commun a également la fonction spécifique de reconnaître
des «sensibles communs» (koinà aisthetà), des qualités d’objets, non pas
particulières à l’un des sens, mais communes à tous, comme le mouve-
ment, le nombre, la grandeur. Il rend compte enfin, non seulement de la
réalité des objets, mais de sa propre activité. Il est reflexive awareness17, une
attention éveillée qui nous permet «de sentir que nous sentons». On peut
sentir qu’on voit, non voir qu’on voit, et l’on ne sent rien de précis quand
on «regarde sans voir». Le sens commun se distingue des autres sens in-
ternes, tels que l’imagination et la mémoire, par la présence de l’objet trans-
mis simultanément par les cinq sensus proprii externes, alors que l’élabora-
tion ultérieure des données du sens commun en représentations mentales
ou phantasmata peut se faire en l’absence de l’objet. Plus une sensation est
simple et proche de l’objet, plus elle est fiable. Si les sens particuliers ne se
trompent jamais, le sens commun, lui, le peut, moins cependant que les

15. De anima II 6, 418a7 sqq.; III 1, 425a14 sqq. Bien qu’il y eût déjà, dans la deuxième moi-
tié du XIIe siècle, deux traductions du grec (dont l’une de Jacques de Venise), une connaissance
complète de l’œuvre n’est possible qu’au XIIIe siècle, où elle est discutée à partir des commentaires
arabes d’Avicenne, Averroès et autres. Cf. Lorenzo MINIO-PALUELLO, Opuscula, The Latin Aristotle,
Amsterdam 1972, pp. 570-573.
16. Cf. WELSCH, Aisthesis; MODRAK, Aristotle – The Power of Perception; S. EVERSON, Aristotle on
Perception, Oxford 1999; CESSI, Erkennen und Handeln, pp. 79-95; DEWENDER et al., «Sensus com-
munis»; DE LIBÉRA, Le sens commun au XIIIe s.; J. BRUNSCHWIG, Les multiples chemins aristotéliciens de
la sensation commune; Giorgio SALATIELLO, L’autocoscenza come riflessione originaria del soggetto su di sé in
San Tommaso d’Aquino, Ed. Gregoriana, Rome 1996, pp. 85-120; G. SPINOSA, Neologismi aristote-
lici e neoplatonici nelle teorie medievali della conoscenza, dans J. HAMESSE (éd.): Aux origines du
lexique philosophique européen, L’influence de la latinitas, FIDEM, Textes et études 8, Louvain-la-Neu-
ve 1997, pp. 181-220, 204 sqq.; TELLKAMP, Sinne, Gegenstände und Sensibilia, pp 160-166, 245-252;
THEISS, Wahrnehmungspsychologie; L. LIESER, Vincenz von Beauvais als Kompilator und Philosoph. Eine
Untersuchung seiner Seelenlehre im Speculum maius, Leipzig 1928; M. L. BIANCHI (éd.), Sensus – sensatio,
(Lessico intelletuale Europeo 66), Rome 1996. – Je ne présente ici que la synthèse des théories les
plus courantes, sans m’attarder sur les questions controversées parmi les spécialistes de l’âme, telles
que: le sens commun est-il le premier des sens internes ou le dernier des sens externes? est-il défi-
ni par son objet, les sensibles communs, ou par son activité synergétique? est-il un organe particu-
lier localisé soit dans le cœur soit dans le cerveau? etc.
17. MODRAK, Aristotle, p. 62.
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le sens commun au moyen âge 531

phantasmata, qui sont à la fois plus composites, plus constructifs et plus


éloignés de l’objet matériel18. Paradoxalement, l’homme dont l’infaillibi-
lité sensorielle est commune à celle de l’animal et s’élève au-dessus de lui
par sa capacité de retenir la sensation actuelle et de l’élaborer en logos, est
sujet à l’erreur de par précisément sa supériorité humaine, la perception
créative qu’Aristote appelle «une espèce de penser» (noesis tis), l’inverse de
ce que la neurophysiologie moderne conçoit comme réception passive et
automatique de «stimuli»19.
L’essentiel de cette théorie réside dans la solution hylomorphique du
problème posé par Platon: comment un objet matériel peut-il entrer dans
une âme immatérielle, puisque la pierre affecte l’œil mais n’y pénètre pas?
Aristote dépasse le dualisme inhérent à cette question par le concept d’une
forme actualisant une puissance. «Pour toute sensation, il faut entendre
que le sens est la faculté apte à recevoir les formes sensibles sans la matiè-
re, de même que la cire reçoit l’empreinte sans le fer ni l’or»20. Cette mé-
taphore concerne le tout premier instant, fondamental et indispensable, de
la connaissance, quand l’organe, encore passif ou en état de «puissance»,
est sollicité par un stimulus matériel à se mettre en action et à transformer
l’objet extérieur en forme «abstraite», dépouillée de sa matière. Tout un
processus d’abstractions progressives en découle, menant les puissances
post-sensorielles jusqu’à l’acte volontaire et à l’intellection. Parmi les sens

18. Aristote, De anima 418 a 11-12; 427 b12; 430 b 1-5; Thomas d’Aquin, De anima cit. 3, 6,
n. 664-665: sed magis sunt falsi in absentia sensibilis quam sunt quando sunt procul. Cf. TELLKAMP, Sin-
ne, pp. 178-181; CESSI, Erkennen, pp. 65-68, 79-85. A propos de la «précision» du toucher cf. in-
fra, n. 32-33.
19. Cf. Aristote, Anal. Post A, 18, B 19 (81 a-b9 et 99b 30-100b5); De anima 427 b-428a; 433
a9-10; cf. CESSI, Erkennen, pp. 52-54; 95 sq., 116 sq. Le truisme que l’homme est supérieur à l’ani-
mal par sa raison n’a pas empêché, de l’Antiquité au Moyen Âge, de poser également la question de
la supériorité des sens humains. Les réponses sont fonction de la valeur accordée au corps humain.
Curieusement, ceux qui, comme Aristote, ne le déprécient pas, sont plutôt prêts à concéder l’avan-
ce physique des animaux (cf. infra, n. 33), contrairement aux idéalistes qui, depuis Platon, voient
dans la rationalité un absolu marquant nécessairement toutes autres facultés humaines. Ce problè-
me mériterait à lui seul une étude séparée. Sur la supériorité sensorielle de l’animal: Sénèque, Ep.
76, 8-9; Boèce, Cons. Philos. III pr. 8, 7-11 et V pr. 5, 1-6 repris par Laurentius Dunelmensis, Conso-
latio de morte amici, pr. 11-12; m. 12 (ed. U. KINDERMANN, Nuremberg 1969), pp. 171-175: huic
[homini] aper auditu prior est et aranea tactu, / vultur odoratu, linx visu, simia gustu; cf. VON MOOS, Conso-
latio, vol. II, pp. 244 sq., 268. Sur la supériorité sensorielle des hommes cf. Ovide, Metam. I 85-88;
Isidore de Séville, Etym. XI 1, 4-5, repris par Bernard Silvestre, Cosmographia X 23-33 (ed. P. DRON-
KE, Leiden 1978), p. 141: Cum superis commune bonum rationis habebit: / Distrahet a superis linea parva
hominem. / Bruta patenter habent tardos animalia sensus, / Cernua deiectis vultibus ora ferunt. Au colloque
«Medieval Senses» (cf. n. 1) Max GROSSE a présenté, à propos de ce deuxième aspect, un exposé in-
téressant «L’anthropologie du regard et l’allégorie».
20. Aristote, De anima 424 a 17-24; cf. CESSI, Erkennen, pp. 58 sq.
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532 entre histoire et littérature

internes qui construisent la perception du singulier, c’est le sens commun


qui, grâce à sa fonction synergétique, fait le relais entre l’extérieur et l’in-
térieur, ce qui explique pourquoi, dans la tradition médiévale, il devient
un véritable sixième sens, un organe physique (normalement localisé dans
le cerveau) apte à diriger les autres sens, à les utiliser comme des récepteurs
tentaculaires21. Après ce travail d’unification et de filtrage des sens in-
ternes, l’appétit ou la raison pratique savent ce qu’il faut chercher ou évi-
ter, et l’intellect, enfin, faisant abstraction du singulier, est capable de
transformer les images perçues en concepts généraux22.
L’important, ici, c’est que le principe aristotélicien de la dignité pri-
mordiale des sens corporels, base infaillible de toute connaissance, est
connu et apprécié bien avant les traductions du De anima. Jean de Salisbu-
ry, déjà, se réfère aux œuvres logiques, à l’Organon du Stagirite pour ex-
pliquer l’induction23: «Le sens corporel, qui est la première puissance ou

21. Cf. Raymond Lulle, Ars generalis ultima (op. 128) 9, 6, l. 73 (CC cm 75): Sensus communis est
medium, sensus autem particulares sunt extremitates; sicut circumferentia centri est extremitas ipsius centri …
Ibid., l. 76: Et in isto passu cognoscit intellectus, quod sensus communis est causa sensatorum, in quantum sen-
sata sunt, ipso sensu communi utente suis particularibus sensibus tamquam instrumentis; sicut pomum, quod est
sensatum per sensum communem, utentem gustu, odoratu, uisu, tactu et affatu. Pour affatus cf. infra, n. 40.
22. La doctrine médiévale du sensus communis la plus élaborée se trouve dans les commentaires
d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin; cf. par ex. Albert, De anima (ed. C. STROICK, Münster
1968), p. 159: Est enim determinatio huius quaestionis totius, quod videmus nos videre et sentimus nos audi-
re et secundum quemlibet sensum operari sensu communi, qui aliquo modo est idem cum particulari et aliquo
modo diversus. Sunt enim omnes sensus unum in forma virtutis sensitivae, quae fons est virtutum particularium
sensuum, et ipsi particulares sensus sunt sicut rivi ex communi fonte derivati, et hoc sensu communi est iudicium
circa particulares actiones quae sunt sensatorum particularium. Et hoc modo reflectitur virtus sensitiva super
se, quando iudicat de seipsa; sensus enim communis, qui formalis est, reflectitur super particularem iudicando
sensibiliter de actione et operatione eius. Et hoc modo nihil prohibet quin idem sit activum et passivum; agere
enim quoddam est iudicare et comparare componendo et dividendo, et hoc est communis sensus, qui est formalis;
recipere autem et habere formas sensibiles est pati, et hoc est sensuum particularium. Thomas, De anima 2, 13
(éd. A. M. PIROTTA, Turin 1959), n. 390: Sensus enim communis est quaedam potentia, ad quam termi-
nantur immutationes omnium sensuum. Summa theol. I 78, 3-5: sensus communis radix et principium exte-
riorum sensuum et ibid., I 1, 3 ad 2 cf. infra, n. 43. Une définition en forme de maxime se trouve
dans les Auctoritates Aristotelis, op. 6 (ed. J. HAMESSE, 1974), sent. 107: Sensus communis est potentia
animae quae discernit sensibilia diversorum sensuum in uno et eodem tempore sicut dulce et album in lacte.
23. Jean de Salisbury, Metalogicon, IV 8, ed. J. B. HALL (CCcm 98), Turnhout 1991, l. 34-48:
Communes itaque conceptiones animi praecedunt, deinde per se nota et ex his demonstrativa exoritur ... Com-
munes enim conceptiones a singulorum inductione fidem sortiuntur ... Fit ergo ex sensu memoria, ex memoria
multorum saepius iterata, experimentum, ab experimentis scientiae aut artis, ratio manat ... Sic itaque sensus
corporis qui prima vis, aut primum exercitium animae est, omnium artium praeiecit fundamenta, et praeexis-
tentem format cognitionem quae primis principiis viam non modo aperit sed parit. – Ibid., IV 12. l. 14-18:
... scientia de sensu trahit originem. Nam ... multi sensus aut etiam usus memoriam unam, multae memoriae
experimentum, multa experimenta regulam, multae regulae reddiderunt unam artem, ars vero facultatem. Cf.
Aristote, An. post. 2, 19, 100 a 3 sqq.; correspondant à Metaph. I 1, 4, 980b, lieu cité presque dans
les mêmes termes par Thomas d’Aquin, Summa contra gentiles II 76, 7. – Dans son traité de psycho-
logie, De intellectibus, Abélard, lui-aussi, utilise d’autres sources aristotéliciennes que le De anima, et
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le sens commun au moyen âge 533

la première opération de l’âme, préétablit le fondement de toutes les dis-


ciplines du savoir. La science tire son origine des sens. Beaucoup de per-
ceptions font la mémoire, beaucoup de réminiscences l’expérience, beau-
coup d’expériences la règle et beaucoup de règles la méthode, mais la mé-
thode (ars) crée la science». L’idée d’une instance sensorielle centrale, d’une
sorte de commutateur entre les sens externes et internes, ne provient pas
non plus uniquement du concept formel du sensus communis d’Aristote, on
la rencontre bien avant le XIIIe siècle. Si, dans l’exemple cité, cette fonc-
tion centralisatrice est assumée par memoria, troisième sens interne, elle
peut l’être également par le deuxième, imaginatio ou phantasia24, ou bien
par opinio, instance rationnelle qui juge à la fois de la perception et de
l’imagination et propose son jugement à l’intellect25. Dans la tradition au-
gustinienne l’instance perceptive centrale s’appelle sensus interior (au sin-
gulier)26, mais elle peut également être remplacée par l’un des cinq sens,

particulièrement le De interpretatione; cf. Des intellections, 2-3, éd. P. MORIN, Paris 1994, pp. 25 sq.:
cum sensu autem intellectus tum origine tum etiam nomine coniunctus est ... Visum quoque pro intellectu, tam
Aristotiles quam plerique alii frequenter ponunt. (Periermen. 9, 19a7). On peut constater dans d’autres
domaines également que le néoplatonisme ambiant du Haut Moyen Âge est largement surmonté
par l’aristotélisme boécien bien avant l’aristotélisme de la scolastique classique; cf. HEINZMANN,
Unsterblichkeit, pp. 246-248; C. J. NEDERMAN, Knowledge, virtue and the path to wisdom; the
unexamined Aristotelianism of John of Salisbury’s ‘Metalogicon’, dans Medieval Studies 51 (1989),
pp. 268-286; IDEM, Aristotelian Ethics and John of Salisbury’s letters, dans Viator 18 (1987), pp.
161-174; IDEM - J. BRÜCKMANN, Aristotelianism in John of Salibury’s ‘Policraticus’, dans Journ. of
the Hist. of Philos. 21 (1983), pp. 203-229; TUNINETTI, Per se notum, pp. 48 sq.: «So wichtig die aris-
totelischen Werke für die mittelalterliche Scholastik auch waren, sie waren also nicht, wenigstens
nicht unmittelbar, der entscheidende Faktor in der Entwicklung der scholastischen Denkweise im
12. Jahrhundert ... Boethius war der erste und wichtigste Vermittler ...».
24. Cf. infra, n. 56. Abélard, De intellectibus, cit., 12-21, pp. 33 sqq. sur l’imagination, qui rap-
pelle en d’autres termes quelques traits du sensus communis d’Aristote; cf. VON MOOS, Endoxon IV, pp.
21-25, ibid., III, pp. 358-360. Voir également Bruno MAIOLI, Gilberto Porretano, Dalla grammatica
speculativa alla metafisica del concreto, Rome 1979, pp. 108-111 sur Contra Eutycen et Nestorium I 1-9,
dans The Commentaries on Boethius by Gilbert of Poitiers, ed. N. M. H. HÄRING, Toronto 1966, pp.
246 sq.: «la imaginatio gilbertina è uno status della coscienza, dopo la percezione sensoriale della
cosa e prima dell’apprensione e del giudizio intellettivo; una rappresentazione oggettiva, ma anco-
ra confusa che attende la riflessione dell’intelletto».
25. Cf. infra, ch. II. Tertullien, De anima 17: unde opinio si non a sensu? Le texte le plus intéres-
sant sur les rapports de vérité et d’erreur entre sensus et opinio se trouve chez Augustin, De libero ar-
bitrio III 9, 22-23 (éd. MADEC, Œuvres 6, 1976, pp. 424-428); cf. EVANS: Getting it Wrong, pp. 167
sqq.; Jean de Salisbury, Metalogicon, loc. cit. IV 11. 5 sqq.: Primum enim iudicium viget in sensu ... Se-
cundum vero imaginationis est ... Hoc autem alterutrius iudicium opinio appellatur. Cf. Maurice DE GAN-
DILLAC, La philosophie de Nicolas de Cues, Paris 1941, p. 201: pour le Cusain, opinio ou «connaissan-
ce vague» est un intermédiaire entre imagination et raison qui ne ressemble plus du tout à la doxa
platonicienne.
26. Pour la théorie du sens intérieur cf. Augustin, De libero arb. II 3, 8-6, 13, (éd. MADEC, pp.
278-295), en particulier II 3, 8 (p. 280): Magis arbitror nos ratione comprehendere esse interiorem quen-
dam sensum ad quem ab istis quinque cuncta referantur ... quaeque ceteris capiuntur corporis sensibus vel ad-
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534 entre histoire et littérature

le plus souvent par la vue, sens le plus spirituel qu’Augustin appelle sensus
generalis, car c’est par analogie avec lui que les quatre autres sens voient ou
comprennent. C’est pourquoi le mot «voir» s’applique aussi à l’ouïe, com-
me dans la phrase: «Regardes ce que cela sonne bien!»27.
Ces différentes classifications suscitent nécessairement des controverses
sur la hiérarchie des sens, dont il suffit de relever ici celles qui concernent
le caractère universel («commun») du sensus communis ou des autres sens su-
périeurs. Raymond Lulle conteste la supériorité cognitive de la vue. Elle
n’est qu’un instrument du sens commun qui seul peut juger des différences
entre les objets visibles28. Chaque sens propre a le même rapport au sensus
communis que la partie au tout et la perception est impossible sans cette
centrale synesthétique29.
Plus curieux est le cas du toucher, généralement considéré comme le sens
le plus bas parce qu’il n’a pas la tête, partie la plus noble du corps, pour siè-
ge et qu’il est chargé d’opérations sensuelles jugées bestiales30. C’est un
sens «commun» dans le sens le plus péjoratif du terme, parce que commun
aux hommes et aux animaux31. Ce sens est considéré comme inférieur aux

petunt animalia delectata et adsumunt vel offensa devitant et respuunt; ibid., II 5, 12 (p. 290): (A) ... illum
sensum interiorem, quem quidem infra rationem et adhuc nobis communem cum bestiis ... indagauimus, dubi-
tabisne huic sensui praeponere, quo corpus adtingimus et quem ipsi corpori praeponendum esse dixisti? (E) Nul-
lo modo dubitaverim. Sur l’analogie substantielle entre le sensus communis aristotélicien et le sensus in-
terior augustinien, cf. MADEC, pp. 566 sq.; DEWENDER et al., Sensus communis, col. 627. Cf. plus bas
(ch. III 1 et 3) pour les connotations mystiques.
27. In Jo. 121, 5 (CC 36), p. 667 sq.: Non ait: tetigisti me; sed vidisti me; quoniam generalis quo-
dammodo sensus est visus. Nam et per alios quatuor sensus nominari solet, velut cum dicimus: Audi et vide quam
bene sonet ... cf. SCHLEUSENER-EICHHOLZ, Das Auge, pp. 198-214; SPINOSA, Visione sensibile e intellet-
tuale, pp. 119-134. Alexandre d’Aphrodise attribuait déjà à la vue la fonction de la koinê aisthesis: In
Aristot. De sensu comm. (Comm. in Arist. graeca 3.1, 1901), 12, 27 sqq.; Thomas, Summa theol. I 78,
3 resp: visus est maxime spiritualis; perfectior inter omnes sensus et communior. Georg SIMMEL semble se rap-
porter à cette tradition; cf. sa Soziologie der Sinne, p. 287: «man sieht an einem Menschen in viel hö-
herem Maße das, was ihm mit anderen gemein ist, als man dies Allgemeine an ihm hört».
28. Raymond Lulle, Principia philosophiae (op. 86, Translatio) 1.3, l. 723 (CC cm 111): Vtrum ui-
sus sit magis cognoscens? Obiectio: Visus non potest esse magis cognoscens, cum ita sit, quod ipse sit una poten-
tia sensus communis, qui iudicium facit de differentia, quae est inter unum obiectum uisibile et aliud, et po-
tentia uisiua est instrumentum.
29. Idem, De ascensu et descensu intellectus (op. 120) 2, l. 125 (CC cm 35): Et tunc iudicat intellectus,
quod sensibile et sensitiuum et sentire sunt partes coessentiales sensus communis et etiam naturales, ex quibus est
sensus communis constitutus, sicut totum ex suis partibus. – Idem, Liber nouus physicorum et compendiosus (op.
157) 3, l. 586 (CC cm 33): Sensus communis quandoque est in continuo motu cum uno sensu particulari, quan-
doque cum alio, ut puta, quando uides et non gustas aut quando audis et non uides; et sic de aliis.
30. Aristote, Eth. Nic. X 5, 1118 c 26 (dans l’éthique, la valorisation du De anima est renversée).
31. Cf. par ex. Jean de Salisbury, Policraticus VIII 8, éd. WEBB II, p. 276, l. 19: Cum enim de quin-
quepertito sensuum fonte uoluptas oriatur, illam quae est gustus et tactus, id est cibi et uentris, solam homini-
bus communem [Aristotiles] dicit esse cum beluis, et iccirco in pecudum ferorum que animalium numero habetur
quisquis hac uoluptate ferarum occupatur. La citation attribuée à Aristote vient des ‘Saturnales’ de Ma-
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le sens commun au moyen âge 535

autres à cause de «l’altération» physique directe qui l’accompagne: la main


qui touche un objet chaud devient chaude elle-même, tandis que l’œil, plus
spirituel, plus éloigné de la matière, voyant un objet rouge ne devient pas
rouge lui-même32. Avant le XIIIe siècle, par contre, le toucher est souvent
favorablement qualifié de sensus communis parce qu’il se rapproche de la fonc-
tion synergétique du sens commun décrite jusqu’ici: comme celui-ci, le
toucher n’a pas d’organe spécifique, mais s’étend sur tous les membres du
corps-peau. Aristote se demande déjà si ce sens «multiple», supérieur aux
autres par sa fonction vitale et une «précision» (akrasia) due au contact di-
rect avec les objets, n’est pas «quelque autre organe interne»33. Ce n’est pas
de lui cependant que le Moyen Âge pré-scolastique hérite l’idée du «tou-
cher-sens commun», mais du commentaire du Timée de Platon par Chalci-
dius – qui ne la mentionne d’ailleurs que comme opinion erronée des mé-
decins34. Communis sensus est tactus, sed fit proprius ob diversitatem membrorum
quibus sentimus. Ce passage est à l’origine d’un topos fréquent chez les auteurs
spirituels et dans les contextes allégoriques35. Parce que le toucher n’est pas
confiné dans la tête mais répandu à travers tout le corps, il devient symbo-
le de justice, de pureté rituelle, d’universalité et autres vertus.

crobe (II 8, 10 sqq.). Abélard, Theologia christiana I 106, l. 1370 (CC cm 12) sur l’âme du monde:
Quis autem ex quinque sensibus mundo inesse poterit nisi forte tactus, qui omnibus est communis animalibus.
32. Cf. TELLKAMP, Sinne, pp. 123 sq., 197 sqq. et Thomas d’Aquin, Summa theol. I 78. 3 resp.
pour la différence entre immutatio naturalis et immutatio spiritualis (infra, n. 177).
33. De anima II 11, 422b-423a; III 11, 434 b 10sqq; cf. RHOMEYER-DHERBEY, Voir et toucher,
pp. 448-454. Cf. TELLKAMP, Sinne, pp. 206-211 pour l’élaboration de cette idée chez Thomas
d’Aquin, qui, plus encore qu’Aristote, insiste sur la «précision» du toucher humain. Tandis que le
Stagirite la croit supérieure chez un grand nombre d’animaux, Thomas, lui, affirme que l’homme,
grâce à la mollesse de sa chair, possède le sens tactil le plus affiné de tous les êtres vivants (cf. éga-
lement supra, n. 19 et infra, n. 45).
34. Comm. in Timaeum II c. 214, ed. J. H. WASZINK, 1975, p. 229.13.
35. Par ex. Bède, De tabernaculo III, l. 924 (CC 119A): Verum quia sensus quinque sunt corporis ui-
sus auditus gustus olfactus et tactus quorum primi quattuor proprie capitis ultimus toto est corpori communis,
tunica haec quam diximus utraque proprie continentiam tactus et iustitiam designat, consequenter uero et alio-
rum quattuor sensuum quam sit uel curanda innocentia uel sanctificatio conquirenda figurato pontificis habi-
tu monstratur cum dicitur: et tiaram byssinam facies; ibid., l. 944: Curandum et de quinto sensu qui toto est
corpori communis ut fiat illud propheticum: recedite recedite exite inde pollutum nolite tangere; et sicut ammo-
net apostolus: mundemus nos ab omni inquinamento carnis et spiritus perficientes sanctificationem in timore dei.
Beatus de Liebana et Eterius Oxon., Aduersus Elipandum 2. 51, l. 1405 (CC cm 59): Et qum sit caput
et corpus una substantia, tamen multum distat inter caput et corpus, cum tantum unum sensum habeat com-
munem et ceteros quattuor solus sibi uindicat caput. Bernard de Clairvaux, Sententiae 3. 70, ed. LECLERCQ-
ROCHAIS, vol. 6.2, p. 105, l. 21: Oculi sunt angeli propter contemplationis subtilitatem; aures, patriarchae
propter oboedientiae virtutem; nares vel odoratus, prophetae, propter rerum absentium notitiam; tactus est vero
communis sensus. Raymond Lulle, Liber de experientia realitatis artis ipsius generalis (op. 138) 5. 677 (CC
cm 37): respondendum est, quod in potentia tactiua, eo quia tactiua est magis communis, quam aliae poten-
tiae sensitiuae.
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536 entre histoire et littérature

Une autre hiérarchie des sens, celle de l’épistémologie augustinienne,


prend en compte la dimension sociale du sens commun: l’ouïe et la vue qui
représentent les sens les plus communicatifs sont au sommet de l’échelle:
«Parmi les signes dont les hommes se servent pour communiquer entre
eux ce qu’ils ressentent, certains relèvent de la vue, la plupart de l’ouïe, très
peu des autres sens»36. En outre ces deux sens sont les plus objectifs parce
qu’ils permettent de partager simultanément une même perception37:
«pour toute figure qui tombe sous les yeux, autant en voit l’un, autant en
voit l’autre en même temps», ce qui n’est le cas, ni du goût, ni de l’odo-
rat, sens essentiellement subjectifs: «Mon sens est entièrement à moi, et le
tien à toi, même si nous ne percevons l’un et l’autre qu’une seule odeur ou
une seule saveur ... L’aliment ne peut être absorbé tout entier par moi et
tout entier par toi, contrairement à une parole, qui est entendue tout en-
tière par moi et tout entière par toi en même temps, et une figure quel-
conque, qui est vue par moi telle qu’elle l’est par toi en même temps»38.
De même qu’Augustin, le Moyen Âge attribue l’excellence spirituelle et
intersubjective des sens supérieurs, tantôt à la conjonction de l’ouïe et de
la vue, tantôt à la seule vue. Le statut de l’ouïe reste controversé, parce qu’il
est le récepteur d’une parole qui est, pour Aristote, l’objet «le plus uni-
versel» et, pour les fidèles à l’écoute de Dieu, le plus divin qu’un sens puis-
se recevoir39. La confusion des objets sonores, du vulgaire bruit à la mu-

36. De doctrina christiana 2. 3. 1 (CC 32): signorum igitur, quibus inter se homines sua sensa commu-
nicant, quaedam pertinent ad oculorum sensum, pleraque ad aurium, paucissima ad ceteros sensus.
37. De libero arbitrio II 14, 38 (éd. G. MADEC, Œuvres 6, 1976), p. 344: species omnis quae oculis
adiacet, quanta videtur ab uno, tanta et ab alio simul. Dans son dialogue de jeunesse Contra Academicos,
Augustin soutient la thèse opposée, l’incommunicabilité du «savoir» subectif venant des sens, afin
de combattre le scepticisme de l’Académie; cf. Therese FUHRER, Skeptizismus und Subjektivität:
Augustins antiskeptische Argumentation und das Konzept der Verinnerlichung, dans Geschichte und
Vorgeschichte morderner Subjektivität, éd. R. L. FETZ - R. HAGENBÜCHLE - P. SCHULZ, Berlin 1998, vol.
1, pp. 319-339.
38. Ibid, II 7, 17 cit. pp. 300 sq.: ... sed prorsus mihi meus sensus sit et tuus tibi, etiam si unus aut
odor aut sapor ab utroque sentiatur: hinc ergo isti sensus inueniuntur habere aliquid tale quale illi duo in uisu
et auditu; sed in eo dispares sunt, quantum ad id quod nunc agimus pertinet, quod, etsi unum aerem naribus
ambo trahimus aut unum cibum gustando capimus, non tamen eam partem aeris duco quam tu nec eandem par-
tem cibi sumo quam tu, sed aliam ego, aliam tu ... Et cibus quamvis unus et totus ab utroque absumatur, non
tamen et a me totus et a te totus absumi potest, quomodo verbum et ego totum audio et tu totum simul, et spe-
ciem quamlibet quantam ego video tantam et tu simul.
39. Aristote, De sensu, 437 b 5-17; Metaphys. I 1, 980 a-b 21. Pour la controverse sur la hiérar-
chie de ces deux sens cf. GADAMER, Hören – Sehen – Lesen; STOCK, Augustine the Reader…, pp. 12-
16, 41 sq.; Guy-H. ALLARD, Arts libéraux et langage chez Saint Augustin, dans Arts libéraux et phi-
losophie au Moyen Âge, Montréal-Paris 1969, pp. 481-492; VON MOOS, Attentio, pp. 91-94; GIAL-
LONGO, L’avventura dello sguardo, pp. 23-41; SCHLEUSENER-EICHHOLZ, Das Auge, pp. 188-237 et in-
fra, n. 91 à propos de Bernard de Clairvaux.
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le sens commun au moyen âge 537

sique (humaine et astrale) et à la parole signifiante de la révélation, trouble


si bien Raymond Lulle qu’il suppose un sixième sens, le sensus affativus,
sens de l’allocution et de l’écoute, sens «dialogique» de même registre que
les «sens communs» communicatifs40.
Les successeurs scolastiques d’Aristote, Thomas d’Aquin en particulier,
attribuent l’objectivité intersubjective des sens supérieurs, non seulement
à l’observation simultanée d’un même objet, sensation pure, toujours vraie
et incontestable, mais aussi à son élaboration intérieure, dont le résultat
n’est que «probable», plausible, souvent vrai, parfois faux. Cette fiabilité
relative des sens internes repose sur une opinion empiriquement éprouvée
et partagée par tous. Dire, s’appuyant sur la seule perception subjective,
«que le soleil n’est pas plus grand qu’un pied», est s’exposer à la réfutation
d’une autorité collective qui sait par expérience «que le soleil est plus
grand que la terre»41. L’évidence de cette opinion, ou plutôt cette «convic-
tion» contraire à «l’apparence» perçue par l’œil individuel, provient d’une
interprétation commune de la valeur et du contexte d’un objet (appelée
«intention objective»). Elle n’a pas besoin de déductions proposition-
nelles, mais jaillit d’une intuition immédiate, corroborée par l’expérience.
C’est la théorie de «l’empirisme logique» avant la lettre. De même que
l’expérience «privée» s’appuie sur la répétition de perceptions semblables,
l’expérience «publique» ou collective s’autorise du consensus de tous les
témoins d’un même stimulus au cours des siècles42. Pour l’Aquinate, à vrai
dire, cette opération ne s’apparente pas au sensus communis mais au plus par-
fait des sens internes, à la vis cogitativa, qui est rationnelle et non intellec-

40. Liber correlatiuorum innatorum (op. 159), 9, l. 711 (CC cm 33): Ab ipso sensu communi descen-
dunt sensus particulares, qui sunt eius potentiae, ut puta potentia uisiua, auditiua, gustatiua, odoratiua, tac-
tiua et affatiua. – Ars generalis ultima (op. 128), 9, l. 76 (CC cm 75): sicut pomum, quod est sensatum
per sensum communem, utentem gustu, odoratu, uisu, tactu et affatu, per quem est nominatum pomum, et au-
ditu, per quem est auditum. – Liber nouus physicorum et compendiosus (op. 157), 3, l. 459 (CC cm 33): ...
oculus est instrumentum potentiae uisiuae et lingua potentiae affatiuae; et sic de aliis. – Raymond Lulle in-
siste plusieurs fois sur la valeur du sixième sens, sur lequel, selon la bibliographie de sa Uita coae-
tanea (op. 189) l. 749, n. 73 (CC cm 33) il aurait écrit un Liber de sexto sensu; cf. aussi Ars breuis…
(op. 127) 5, l. 573 (CC cm 38): Sensus communis continet in se sex potentias particulares, sibi coessentiales,
substantialiter ipso existente indiuiso. – De ascensu et descensu intellectus (op. 120) 8, l. 324 (CC cm 35): ...
sensum communem, qui habet sex particulares sensus sub se.
41. Aristote, De anima 428 b 3 sqq.; cf. TELLKAMP, Sinne, pp. 20 sq.; CESSI, Erkennen, pp. 115-
120 et le commentaire de Thomas d’Aquin, De anima III 5, cit. n. 653, p. 160: contingit aliquando
quod aliqua falsa apparent secundum phantasiam, quae est a sensu: et de illis et de eisdem rebus, homo habet
veram opinionem. Sicut secundum sensum apparet, quod sol non excedit quantitatem unius pedis, quod falsum
est. Sed secundum veram opinionem creditur esse maior ‘habitatione’, idest tota terra, in qua habitamus.
42. Cf. TELLKAMP, Sinne, pp. 19-22, 175-177 sur les «observation sentences» chez QUINE.
15-sens commun 9-09-2005 10:38 Pagina 538

538 entre histoire et littérature

tuelle ou réflexive43. C’est le pendant humain de la vis aestimativa, l’ins-


tinct animal nécessaire à la subsistance de l’espèce. Grâce à cet instinct le
mouton comprend que telle forme noire, qu’il voit de ses yeux, n’est pas
seulement un objet particulier, mais que c’est sub natura communi le mé-
chant loup, l’ennemi qu’il doit fuir44. Thomas accorde donc aux sens une
part d’universel, puisque c’est par eux que les hommes et les animaux sont
capables d’une connaissance empirique, immédiate et communicable, sans
le recours au raisonnement conceptuel45. En ceci comme à beaucoup
d’autres égards, il s’oppose clairement à l’interprétation répandue, sim-
pliste et exclusive, de l’axiome logique d’Aristote, confondu avec un prin-
cipe de la métaphysique néoplatonicienne: intellectus est universalium, sensus
autem particularium. La formule ne déprécie pas les sens en faveur de l’in-
tellect, mais les intègre au contraire dans une épistémologie réaliste: sans
aisthesis aucune connaissance supérieure n’est possible; c’est la perception
qui alimente l’intellection46. Aristoteles ait, omnia superiora de inferioribus
praedicari et omnis intellectus universalium ex particularibus47.

43. Cf. ibid., pp. 281-285 et supra, n. 19 pour l’origine aristotélicienne de vis cogitativa. – On
est néanmoins autorisé à utiliser dans ce sens le terme sensus communis, que Thomas emploie lui-
même par analogie, quand dans Summa theol. I 1, 3 ad 2, il lui compare la théologie, science la plus
haute englobant toutes les autres (quaedam impressio divinae scientiae quae est una simplex omnium), au
sens commun: quod inferiores potentias ... diversificari circa illas materias quae communiter cadunt sub una
potentia ... superiori, quia superior potentia respicit obiectum sub universaliori ratione; sicut obiectum sensus
communis est sensibile, quod comprehendit sub se visibile et audibile. Unde sensus communis cum sit una poten-
tia, extendit se ad omnia obiecta quinque sensuum.
44. Ibid., I 78, 4 c; In De anima II, 13; TELLKAMP, Sinne, pp. 165-174, 273-285; cf. également
Pierre MICHAUD-QUANTIN, La psychologie de l’activité chez Albert le Grand, Paris 1966, pp. 67 sqq.
45. Frances A. YATES, The Art of Memory, Chicago 1966, pp. 70 sqq. remarque à juste titre que,
pour Thomas d’Aquin, l’homme est supérieur aux animaux non seulement par sa raison, mais aus-
si par la partie sensitive de sa connaissance (cf. également n. 33). – Malgré son hostilité à l’idée aver-
roïste de l’unité de l’intellect, Thomas donne comme argument en faveur de l’unité de la percep-
tion, sa communicabilité. Chez son maître Albert le Grand par contre, on trouve une notion ou-
vertement averroïste et néoplatonicienne du «sens commun, numériquement un dans chaque sujet,
mais ... en même temps universel au titre d’une cause précontenant formellement tout ce qui éma-
ne d’elle», comme écrit DE LIBÉRA, Le sens commun, pp. 494-496 sur le De anima d’Albert, II 4, 11;
cf. également Th. DEWENDER, ‘Sensus agens’, dans Historisches Wörterbuch der Philosophie, vol. 9
(1995), pp. 618-622.
46. Cf. Analyt. post. 81 a 8-b 9; 99 b30-100 b5; CESSI, Erkennen, pp. 51-53; DAY, Intuitive cogni-
tion, pp. 3-7, 169 sqq.; TELLKAMP, Sinne, pp. 172 sqq. Pour le Moyen Âge finissant, et pour la cri-
tique moderne du néo-thomisme, le soi-disant «intellectualisme» de Thomas devient l’objet d’exa-
gérations de toutes sortes au détriment d’une lecture précise.
47. Cette sentence est d’un disciple de Gilbert de Poitiers, mais elle résume bien l’aristotélisme
épistémologique menant à Thomas: Évrard d’Ypres, Dialogus Ratii, éd. HÄRING, dans Medieval Stu-
dies 15 (1953), p. 256.
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le sens commun au moyen âge 539

II. «L’OPINION RESPECTABLE» ET «LE BON GOÛT»

Inversons maintenant notre question: en quoi les théories de l’opinion


font-elles appel à la perception sensorielle? Tout d’abord ce rapprochement
se présente le plus souvent sous une lumière négative. Un néoplatonisme
ambiant, alourdi par une morale ascétique encline à confondre sensation et
sensualité, est à l’origine d’une dépréciation globale, et de la doxa du grand
nombre, et de la fiabilité des sens. Selon un véritable poncif médiéval (par-
fois aussi des médiévistes) ils seraient les deux sources principales d’erreur
et de péché48. Si, pour nous, qui sommes tous plus ou moins constructi-
vistes, ce sont les préjugés sociaux ou les classifications pré-acquises, les
«idées reçues», qui troublent les perceptions49, dans la conception idéaliste
et ascétique du Moyen Âge, ce sont les sens, parce qu’ils sont corporels, qui
corrompent une opinion qui peut, elle, se rattacher à une tradition intel-
lectuelle. Au XIIe siècle, la spiritualité monastique et l’intellectualisme des
premiers dialecticiens, connus pour leur antagonisme, se rejoignent dans le
mépris de ces deux formes de connaissance: «tromperies vulgaires» que
l’homme spirituel et le philosophe doivent absolument dépasser50. Cet
amalgame péjoratif de la stultorum opinio de ceux qui nihil nisi corporeum conci-
piunt dans un communis populi sensus (pour ne citer qu’Abélard51) est pourtant
à l’origine d’une réhabilitation de l’opinion et de la perception, rendue pos-
sible par la connaissance de plus en plus approfondie des écrits d’Aristote.
Je ne m’attarderai pas ici sur un sujet que j’ai déjà traité ailleurs, la théo-
rie de l’endoxon, de «l’opinion respectable»52. Aristote, au début de ses To-

48. Cf. OEHLER, Consensus, pp. 103 sqq.; VON MOOS, Endoxon I, pp. 734-737.
49. Walter LIPPMANN, Public Opinion, London-New York 1922-1946, pp. 80 sq.: «For the most
part we do not first see, and then define, we define first and then see ... We imagine most things
before we experience them ...». Ruth AMOSSY, Les idées reçues, Sémiologie du stéréotype, Paris 1991, pp.
12 sqq., 35 sqq.
50. Cf. VON MOOS, Introductio à l’endoxon, supra, pp. 212 sq.
51. Abélard, Collationes, ed. Marenbon-Orlandi, cit. (supra, p. 81), § 8, p. 10: ille firmissimus in
fide dicitur, qui communem populi non excedit sensum. Quod profecto inde certum est accidere, quod nemini apud
suos, quid sit credendum, licet inquirere nec de his, quae ab omnibus dicuntur, impune dubitare. Ibid., § 171,
p. 180: non ita, ut vulgus, quae dicuntur, acciperes. Cuius profecto si communem sequaris opinionem nec eo-
rum fidem tua transcendat intelligentia, qui nihil nisi corporeum vel admodum rei corporee mente concipiunt,
in tantum utique dilaberis errorem. Ces diatribes sont dirigées contre les conceptions anthropomorphes
de Dieu et somatomorphes de l’au-delà; cf. infra, ch. III 3 et P. VON MOOS, Les Collationes d’Abé-
lard et la «question juive» au XIIe siècle, supra, pp. 75-78. Pour distinguer opinio ou sensus de son
pendant péjoratif, on se sert souvent de l’adjectif vulgaris; cf. par ex. Pierre Damien, Ep. 159, MGH,
Briefe der deutschen Kaiserzeit IV 4, p. 99, l. 3: quantum ad vulgarem pertinet sensum, quoniam Hierosoli-
mi passus est Dominus, universis aecclesiis non Romana, sed Hierosolimitana potius praeesse deberet aecclesia.
52. Cf. VON MOOS, Introduction et Endoxon I-IV.
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540 entre histoire et littérature

piques53, définit ainsi ce qui pour lui est le fondement de tout raisonne-
ment probable: «Est respectable ce qui est admis par tous ou par la plu-
part ou par les sages, et parmi ceux-ci, soit par tous, soit par la plupart,
soit par les plus illustres et respectables (endoxoi)». Dans cette définition,
la gradation mi-quantitative, mi-qualitative des représentants de l’opinion
probable est sans doute le point principal, mais le verbe auxiliaire assez
pâle dokounta, rendu en latin par videtur, mérite autant d’attention, à cau-
se de l’ambiguïté qu’il induit entre opinion, apparence et évidence senso-
rielle. Dans la pensée médiévale ce verbe – «ce qui paraît ou se voit», mais
aussi «ce qui est reçu et cru» – est le point de départ de distinctions entre
l’être et le paraître, l’opinion et la vérité, et entre la subjectivité et l’objec-
tivité relative des «points de vue» partagés par la majorité ou garantis par
l’autorité. Abélard, par exemple, accentue la dimension visuelle du pro-
bable en l’opposant sans nuances à une réalité indépendante de nous54: Se-
cundum visum égale pour lui secundum quod cuilibet videtur. Multa videntur
quae non sunt et multa sunt quae non videntur. Probabilitas itaque ad visum re-
ferendum est, veritas autem sola ad rei existentiam. Plus tard, Thomas d’Aquin
s’intéresse de près à la valeur épistémologique de ce «voir» dans videtur et,
glosant la psychologie aristotélicienne55, établit une ligne continue et as-
cendante entre sensation, imagination et opinion56: «L’imagination (phan-
tasia) est autre chose que la sensation et l’intellect, et pourtant elle ne se
produit pas sans la sensation…, et, sans l’imagination, il n’y a pas non plus
d’opinion. L’imagination semble donc être à la sensation ce que l’opinion
est à l’intellect. Dans les sensibles, quand nous sentons quelque chose,
nous affirmons que cela est. Si, par contre quelque chose est vu selon l’ima-
gination, nous ne disons pas que cela est, mais qu’il paraît ou nous appa-
raît ainsi…De même, dans les intelligibles, quand nous comprenons
quelque chose, nous affirmons qu’il en est ainsi. Mais quand nous opinons,

53. Top. I 1, 100 a 18; pour le relation entre opinion et perception cf. RÉGIS, L’opinion, pp. 81-
123, 277; CESSI, Erkennen, pp. 113-120.
54. Dialectica, ed. L. M. DE RIJK, Assen 1970, p. 272, l. 2-6; cf. VON MOOS, Endoxon III, pp.
353 sq.
55. De anima III 3, 427 b 16-428 b 4.
56. De anima III 4, cit. n. 632, p. 156: Phantasia aliud est a sensu et ab intellectu, et tamen phanta-
sia non fit sine sensu, ... et sine phantasia non fit opinio. Ita enim videtur se habere phantasia ad sensum, si-
cut opinio ad intellectum. In rebus autem sensibilibus, cum aliquid sentimus, asserimus sic esse. Cum autem se-
cundum phantasiam aliquid videtur, non asserimus sic esse, sed sic videri vel apparere nobis… Et similiter cir-
ca intelligibilia, cum aliquid intelligimus, asserimus sic esse. Cum autem opinamur, dicimus sic videri, vel ap-
parere nobis. Sicut enim intelligere requirit sensum, ita et opinari requirit phantasiam.
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le sens commun au moyen âge 541

nous disons que cela paraît ou nous apparaît ainsi. Comme l’intellection a
besoin de la sensation, l’opinion a besoin de l’imagination». De l’avis
même des classicistes modernes, ce passage est une excellente interpréta-
tion de la pensée d’Aristote sur la hiérarchie des puissances de l’âme57: la
faculté sensorielle la plus haute, la phantasia, sert de transition avec la fa-
culté intellectuelle la plus basse, l’opinion. Aux deux bouts de l’échelle, il
y a certitude. La perception des «sensibles propres» par les sens externes,
dont «la vue est le sens par excellence», est toujours vraie, comme nous
l’avons vu58, de même que l’intellection parfaite (ou «la science») ne se
trompe pas. Entre ces extrêmes, les deux formes de connaissance – sans
doute les plus répandues –, l’imagination, la libre construction d’images
intéreures, et l’opinion, la croyance ou conviction «qui n’est pas en notre
pouvoir»59, sont seulement probables. Dans sa psychologie, Aristote se
contente de les décrire, dans sa dialectique, il développe une méthode pour
les utiliser raisonnablement.
Le rapprochement entre sensation et opinion est encore plus clair dans la
mise en garde des Topiques contre le manquement au bon sens60: «Il ne
faut pas discuter de n’importe quel problème, mais seulement de ceux qui
exigent une solution raisonnable, et non pas un châtiment ou l’usage des
yeux. Celui qui, par exemple, s’interroge sur la nécessité d’honorer les dieux
et d’aimer ses parents, n’a besoin que d’une bonne correction, et celui qui
se demande si la neige est blanche, n’a qu’à ouvrir les yeux». Aristote prend
pour exemple deux sortes d’adoxoi ou d’insensés, ceux qui s’écartent du bon
sens social (et socialisé) et ceux qui manquent de sens du réel61. Un passa-
ge de l’Éthique à Nicomaque62 associe également évidence et consensus:
«Soutenir ... que l’objet qui excite le désir de tous n’est pas un bien, ce n’est
rien dire de sérieux, car nous disons qu’une chose est ce qu’elle paraît à tout

57. Voir la pénétrante analyse de CESSI, Erkennen, pp. 113-120.


58. Voir plus haut n. 41 et texte correspondant.
59. Cf. Thomas d’Aquin commentant 427b dans son De anima III 4, n. 633, p. 156: Passio phan-
tasiae est in nobis cum volumus, quia in potestate nostra est formare aliquid, quasi apparens ante oculos nos-
tros, ut montes aureos, vel quicquid volumus ... Sed opinari non est in potestate nostra; quia necesse est, quod
opinans habeat rationem, per quam opinetur vel verum vel falsum; ergo opinio non est idem quod phantasia.
60. Top. I 11, 105a 3-9, cité par Jean de Salisbury, Metalogicion II 8, l. 46-54; cf. VON MOOS, En-
doxon IV, pp. 11 sq.
61. Sur ces deux formes d’assombrissement de la connaissance du particulier cf. Risto SAARINEN:
Weakness of the Will in Medieval Thought. From Augustine to Buridan, Leiden 1994, pp. 91 sqq.; CES-
SI, Erkennen, ch. VI (akrasia).
62. Eth. Nic. X 2, 1172 b 36; cf. OEHLER, Consensus, pp. 105 sq.
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542 entre histoire et littérature

le monde, et celui qui refuse créance à cette façon de voir, ne peut rien lui
substituer qui soit plus crédible». Tout autant que les «sensibles», les ais-
theta sont le point de départ de toute connaissance, les «crédibles» ou en-
doxa sont le point de départ de toute argumentation plausible. Dans les
deux cas, Aristote s’appuie sur un principe de confiance: la conviction op-
timiste que «chacun a un penchant naturel vers la vérité», parce que la na-
ture ne fait rien par hasard et qu’elle a donné à l’homme – non à l’individu
éphémère, mais à l’espèce, la capacité d’atteindre le vrai63. Au cours des
siècles, l’humanité enrichit son savoir de manière à la fois cumulative et cri-
tique. Dans de nombreux passages Aristote réitère la règle méthodologique
qui exige la prise en compte des opinions de nos prédécesseurs, afin de pro-
fiter de leurs vérités et d’éviter leurs erreurs. Le progrès du savoir résulte
d’une confrontation qui ressemble à celle du juge donnant sa sentence après
avoir délibéré sur tous les partis. Cette méthode permet d’approcher la vé-
rité, ou du moins le probable, «le semblable du vrai»64. Aristote prend soin
de bien distinguer et délimiter les domaines spécifiques du vrai et du vrai-
semblable. Le vrai est le propre de la logique apodictique et des sciences (la
physique et la métaphysique), qui procèdent par démonstration nécessaire
à partir des premiers principes universels; le vraisemblable est l’objet des
disciplines qui s’occupent des phénomènes contingents, en particulier des
actes humains, donc de la rhétorique, de la dialectique, de l’éthique et de
la politique, disciplines qui toutes procèdent par conjecture sur la base du

63. RÉGIS, L’opinion, pp. 138 sqq.; OEHLER, Consensus, pp. 108 sq.
64. Par ex. De an., I 2, 403b-405b; Metaph. a 993a30-b 19; cf. DIHLE, Menschenverstand, pp. 19
sq.; OEHLER, Consensus, pp. 107 sq. Il faut insister sur la différence essentielle entre ce
«probable/vraisemblable» et la probabilité moderne. Leibniz l’a bien remarqué, qui fait grief au
Stagirite de fonder son endoxon sur le poids des opinions et non sur la probabilité des choses et des
faits; cf. G. W. LEIBNIZ, Neue Abhandlungen über den menschlichen Verstand, ed. C. SCHAARSCHMIDT,
Leipzig 1904, pp. 393 sq.: «Der Fehler der ... fahrlässigen Moralisten hat zum großen Teile darin
bestanden, daß sie einen zu beschränkten Begriff des Wahrscheinlichen gehabt haben, welches sie
mit dem endoxon oder dem Angenommenen des Aristoteles verwechselt haben; denn Aristoteles hat in
seiner Topik sich nur den Meinungen anderer, wie Rednern und Sophisten, anbequemen wollen.
“Endoxon” ist ihm das, was von der größten Zahl oder von den besten Autoritäten angenommen
ist: er hat Unrecht, seine Topik darauf beschränkt zu haben, und dieser Gesichtspunkt ist der
Grund, daß er sich nur an angenommene, größtenteils unsichere Grundsätze gehalten hat, als ob
man nur mittels eines Quodlibets oder Sprichwörter Schlüsse ziehn wollte. Das Wahrscheinliche
aber hat einen größeren Umfang; man muß es aus der Natur der Dinge gewinnen, und die Mei-
nung derer, deren Autorität Gewicht hat, ist nur einer der Umstände, welche dazu beitragen kön-
nen, eine Meinung wahrscheinlich zu machen, aber nicht von der Art, die Wahrscheinlichkeit in
ihrer Ganzheit voll zu machen. Während Kopernikus fast allein seiner Meinung war, war sie im-
merhin unvergleichlich wahrscheinlicher, als die der übrigen Menschheit».
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le sens commun au moyen âge 543

croyable65. La séparation de ces domaines est indispensable car «il ne faut


pas vouloir être plus exact que le problème posé ne l’exige» (le rasoir
d’Ockham avant la lettre), ni «demander au mathématicien de persuader et
à l’orateur de donner des preuves démonstratives»66.
Cette théorie, transmise et un peu trahie par Boèce, est mal comprise
par un Haut Moyen Âge qui n’a encore pour tout bagage intellectuel que
l’œuvre logique du Stagirite. Pour Boèce, l’endoxon se confond avec le per se
notum, concept vague qui associe l’axiome de la logique démonstrative à
l’idée innée des néoplatoniciens et à la «notion commune» des stoïciens67.
Ce transfert dans la logica vetus, permet néanmoins à la méthode scolastique
d’établir très tôt ses bases: la comparaison des opinions discordantes, la
quaestio disputata, et l’idée d’un progrès intellectuel fondé sur le respect cri-
tique de la tradition, ce que la parabole «des nains juchés sur les épaules
de géants» exprime à merveille68.
Mais c’est seulement avec la connaissance des œuvres de la philosophie
pratique d’Aristote que l’on prend pleinement conscience de la différence

65. Rhet. 1387 a 16; Eth. Nic. 1140 b 20 sqq.; 1141 b 14; 1142 b 23 sqq.; cf. VON MOOS, En-
doxon II, pp. 147-152; DIHLE, Menschenverstand, pp. 19 sq.; Rüdiger BUBNER, Dialektik als Topik,
Francfort 1990, pp. 58 sqq.
66. Eth. Nic. I 3, 1094 b 24; cf. le commentaire de Thomas d’Aquin In I Ethic. III, lect. 11.
67. Cf. VON MOOS, Endoxon I, pp. 721 sqq.; Endoxon II, pp. 148 sqq.; TUNINETTI, Per se notum,
pp. 48-67; J. SCHNEIDER, «Notiones communes», dans Historisches Wörterbuch der Philosophie 6
(1984), col. 938-940. – Je n’ai pas encore étudié la postérité de l’endoxon dans les ouvrages de lo-
gique arabes traduits et commentés par les scolastiques. Selon un passage d’Algazel (Logica IV, ed.
Ch. LOHR 1965, p. 276) sur les différentes sortes de prémisses (primae, sensibiles, experimentales, fa-
mosae, opinabiles, maximae etc.), il semble que la confusion, courante chez les latins depuis Boèce,
entre axiome et endoxon (probabile) y est évitée, car ce dernier correspond à une opinion du bon sens,
dont le contraire n’est pas nécessairement une opinion fausse, mais absurde, inhabituelle ou sim-
plement non-plausible: Et haec [maximae] sunt ea quae saepe audivit homo a pueritia, in quibus conveniunt
plures gentes causa communis utilitatis. Has ergo facile recipit animus, eo quod consuevit in illis ... Contra-
dictoria maximae non est illa quae est falsa, sed quae est absurda. Et multa falsa diliguntur et sunt maxi-
mae. Non est dubium primas et aliquas sensibilium et famosarum et experimentalium esse maximas, in quibus
nihil aliud attendimus nisi probabilitatem. TUNINETTI, Per se notum, p. 70 sq., 84 sq. montre qu’Albert
le Grand a mal compris cette phrase. Thomas d’Aquin, par contre, quand il refuse la thèse que
l’existence de Dieu est per se notum, donc un axiome ou communis animi conceptio au sens de Boèce, ré-
duit cette thèse à une sorte de préjugé dû à la socialisation, ce qui, dans les termes, rappelle un peu
l’endoxon d’Algazel, cf. Summa contra gentiles I 11: Praedicta autem opinio provenit partim quidem ex
consuetudine qua ex principio assueti sunt nomen Dei audire et invocare. Consuetudo autem et praecipue quae
est a puero, vim naturae obtinet, ex quo contingit ut ea quibus a pueritia nimis imbuitur, ita firmiter teneat
ac si essent naturaliter et per se nota. Partim vero contingit ex eo quod non distinguitur quod est notum per se
simpliciter, et quod est quoad nos per se notum ... quia hoc ipsum quod Deus est, mente concipere non possumus,
remanet ignotum quoad nos. Un autre argument contre l’évidence (per se notum) de l’existence de Dieu
est donnée dans In I Sent. 3, 1, 22 resp.: l’évidence vient toujours des sens; Dieu ne peut donc être
connu visis sensibilibus; de plus, son existence a trop souvent été niée, pour qu’il soit per se notum. Cf.
TUNINETTI, cit. pp. 13-26 et passim; VON MOOS, Endoxon II, pp. 148 sq.
68. Cf. VON MOOS: Geschichte als Topik, pp. 238 sqq., 379 sqq.
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544 entre histoire et littérature

fondamentale de méthode entre les disciplines ayant pour objet un néces-


saire scientifique qui n’admet pas d’exception et les disciplines qui ont
pour objet le contingent, «ce qui peut être autrement». Thomas d’Aquin
exclut catégoriquement toute application de l’argumentation démonstra-
tive au champ social et psychologique69: in actibus humanis … non potest ha-
beri certitudo demonstrativa ...; sufficit probabilis certitudo, quae ut in pluribus ve-
ritatem attingat, etsi in paucioribus deficiat. L’éthique et la politique doivent
se contenter d’une conjecture qui ne prétend qu’à une vérité probable et
approximative. Évaluer les «actes humains» signifie juger ou discerner,
mais cette opération, le discernement – Thomas le souligne à plusieurs re-
prises –, a la même fonction dans la connaissance pratique que dans la
connaissance sensible. C’est pourquoi, dans son analyse des vertus de la jus-
tice et de la prudence, il établit un parallèle entre le iudicium rectum ou sy-
nêsis et la sensation fournie par un organe en bonne santé. Jouant sur l’éty-
mologie de sapientia a sapore, il recommande «de ne pas rechercher un ju-
gement sur les biens de l’homme auprès des sots ou insensés, mais auprès
des sages (sapientes), de même que l’on consulte, pour juger des saveurs,
ceux qui ont le goût juste», iudicium saporum ab his qui habent gustum bene
dispositum, donc les fins gastronomes70. Ce sont les détenteurs de la synêsis,
les eusynêtoi, en latin sensati ou homines boni sensus, qui agissent de manière
judicieuse, tandis que d’autres ne sont que consiliativi; «beaucoup sont de
bon conseil qui ne sont pas cependant de bon sens, c’est-à-dire doués d’un
jugement droit ...; la cause en est un défaut de l’intelligence, lui-même dû
surtout à une mauvaise disposition du sens commun qui juge mal», ex
mala dispositione communis sensus non bene iudicantis71. Nous voyons émerger

69. Thomas d’Aquin, Summa theol. II-II 70, 2 resp.; cf. ibid., 60, 3 1; I II, 94, 4 resp.; I-II 96,
1, 3 et ad 3; cf. Th. DEMAN: Probabilis, dans Revue des Sciences philos. et théol. 22 (1933), pp. 260-
290; A. GARDEIL: La certitude probable, ibid. 5 (1911), pp. 237-266, 441-485, 750-757, surtout
245 sqq.
70. Thomas, Summa theol. I-II 2, 1 ad 1; cf. aussi In Eth., lect. 13, n. 160: Qui (studiosus) cum ha-
beat rectum sensum circa operabilia humana, verum habet iudicium circa ea; sicut ille qui habet gustum sa-
num, verum habet iudicium circa sapores; et Summa theol. I-II 46, 1 resp., 2 resp.; cf. Isidore, Etym. X
240; GARCEAU, ‘Judicium’, pp. 241 sqq.
71. Thomas, Summa theol. II-II 51, 3 resp.: synesis importat iudicium rectum, non quidem circa specu-
labilia, sed circa particularia operabilia, circa qua etiam est prudentia. Unde secundum synesim dicuntur ali-
qui synetoi, i.e. sensati, vel eusynetoi, i.e. homines boni sensus, sicut e contrario qui carent hac virtute di-
cuntur asynetoi, i.e. insensati ... multi enim sunt bene consiliativi, qui tamen non sunt bene sensati, quasi rec-
te iudicantes, sicut enim in speculativis aliqui sunt bene inquirentes, propter hoc quod ratio eorum prompta est
ad discurrendum per diversa; quod videtur provenire ex dispositione imginativae virtutis quae de facili potest
formare diversa phantasmata, et tamen huiusmodi quandoque non sunt boni iudicii, quod est propter defectum
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le sens commun au moyen âge 545

ici ce qui deviendra chez les modernes le «bon sens» et le «sens commun».
À vrai dire, Thomas dissimule habilement derrière un hellénisme savant
l’emploi le plus courant du mot «sens», celui de raison. Tant en latin que
dans les langues romanes, sensus et ses dérivés s’appliquent, non pas d’abord
aux cinq sens, mais à la raison pratique, à une intelligence éveillée, ca-
pable, dans l’action, d’apercevoir rapidement l’essentiel72. (C’est d’ailleurs
le sens premier de l’ancien grec aisthesis, qui, avant Platon, ne distingue
pas appréhension sensorielle et intellectuelle73). En ancien français, sens,
même dépourvu des adjectifs alors quasiment tautologiques de «bon»,
«commun», «droit», «sain», «naturel», «intègre», désigne avant tout la
disposition naturelle, partagée par tous les hommes sensés, à distinguer les
qualités du réel. C’est «la tête bien faite» opposée aux subtilités de la «tête
bien pleine»74.

intellectus, qui maxime contingit ex mala dispositione communis sensus non bene iudicantis. Et ideo oportet ...
esse aliam virtutem, quae est bene iudicativa, et haec dicitur synesis. Cf. également ibid., II-II 46 2 resp. sur
stultitia ou sensus ineptus.
72. Pour sensus = ratio, il suffit de noter cet emploi prédominant dans la Vulgate (cf. par ex. Sap.
9, 15, infra, n. 114). Augustin, afin d’éviter la confusion de cette sémantique avec celle de la sen-
sation, écrit dans De Trin. XII 13, l. 15 (CC 50): sensus excellit, non ille de quo scriptum est in epistula
quae est ad Hebraeos, ubi legitur perfectorum esse solidum cibum qui per habitum exercitatos habent sensus ad
separandum bonum a malo (illi quippe sensus naturae rationalis sunt ad intellegentiam pertinentes), sed iste
sensus qui est quinquepertitus in corpore per quem non solum a nobis uerum etiam a bestiis corporalis species mo-
tusque sentitur. – Un des meilleurs exemples de sensus-intellectus est l’apophtègme d’un père du dé-
sert, cité dans des contextes ascétiques ou anti-intellectualistes, mais quelquefois également dans
des contextes contraires; Athanasius, Vita Antonii, interp. Evagrio (PL 73), col. 184 CD: cum huma-
ne rationis sensus inventor fuerit litterarum, cui sensus est incolumis, ei minime necessarie sint littere. Pierre
Damien par ex. le cite ainsi dans Ep. 117, MGH, Briefe der deutschen Kaiserzeit IV 3, p. 321, l. 10 et
325, l. 4: Nam cum litterae oriantur ex sensu, non sensus procedat ex litteris, cui sensus incolomis est, litteras
non requirit ... Unde recte vir sapiens ait: Melior est homo qui deficit sapiencia et deficiens sensu in timore
quam qui abundat sensu et transgreditur legem altissimi. Dans les Collationes, par contre, Abélard s’en
sert pour attaquer l’aveugle respect des autorités, ed. cit. § 73, p. 92: Adeo autem ipsorum quoque iu-
dicio auctoritati ratio preponitur, ut, sicut vester meminit Antonius: «cum humane rationis sensus inventor fue-
rit litterarum, cui sensus est incolumis, ei minime necessarie sint littere». Sensus ici équivaut au «jugement
sain» qui s’oppose aux connaissances livresques (cf. VON MOOS, Les Collationes, supra, pp. 72-73, et
supra, n. 23, une autre identification de sensus et intellectus dans le De intellectibus d’Abélard). – Pour
«sens» en ancien français cf. l’amusant exemple tiré d’un fabliau par P. ROMAGNOLI, Amour, argent
et sens à la foire de Champagne: «La bourse pleine de Sens», dans Le Moyen Âge 106 (2000. 2), pp.
323-347.
73. Cf. Thomas SCHIRREN, Aisthesis vor Platon, Eine semantisch-systematische Untersuchung zum Pro-
blem der Wahrnehmung, Stuttgart-Leipzig 1998, pp. 45 sqq. (Thucydide), 144 sqq. (Xénophane);
Bruno SNELL, Die Ausdrücke für den Begriff des Wissens in der vorplatonischen Philosophie, Berlin 1924,
pp. 40-59. Aristote critique expressément cette identification, pour lui désuète, de l’intelligence et
de la sensation dans De anima III 3, 427 a-429a.
74. RAY, Dict. historique, pp. 3458 sq. trouve cette sémantique de ‘sens’ et ‘bon sens’ à partir du
XIIe s.; cf. ci-dessus n. 23 (Abélard). Sur le rôle central du concept de «sens bon», «sens naturel»
chez Commynes cf. mon introduction, ch. III 3, à Der Fehltritt.
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546 entre histoire et littérature

III. NOTIO COMMMUNIS – SENSUS SPIRITUALIS – CONSENSUS CATHOLICUS

Nous nous sommes jusqu’à présent confinés au domaine relativement


transparent de la connaissance naturelle. Les choses se compliquent quand
nous abordons celui de la connaissance surnaturelle ou religieuse. Dans
l’histoire du christianisme, ces deux registres ont été longtemps confon-
dus. Dans la période qui s’étend d’Augustin à Abélard, la connaissance ne
peut provenir que de la foi et la philosophie est nécessairement théologie75.
Finalement séparés par la nécessité de prouver la religion du Livre par l’hy-
pothèse heuristique de la religion naturelle76, leur opposition s’accentue
avec l’introduction progressive, au XIIIe siècle, de ce corps profondément
étranger au christianisme qu’est l’aristotélisme. Si le «Docteur angélique»
hiérarchise si harmonieusement le naturel et le surnaturel, c’est pour ré-
pondre à un besoin de clarté; et pourtant cette merveilleuse synthèse n’est
pas la fin d’un antagonisme, mais le début – peut-être même la génératri-
ce – de nouvelles pensées extrêmes, polarisations et crises.
Pour ne relever que les problèmes les plus épineux, sans décrire les dé-
bats qu’ils ont suscités, il faut tout d’abord souligner qu’au Moyen Âge la
foi est interprétée comme un troisième mode épistémologique, un inter-
médiaire entre perception et intellection. «Est douteux, écrit Jean de Sa-
lisbury, tout ce qui n’est pas assuré par la foi, les sens ou la raison éviden-
te»77. Le statut d’objectivité propre à la foi s’échelonne entre deux ex-
trêmes, une évidence absolue plus sûre que celle des sens et de la logique,
et une confiance affective, dispensée au contraire de toute évidence. Ces ex-
trêmes se touchent pourtant, puisque toute position ramène à la conviction
que Dieu lui-même inspire la foi. Par son origine divine, cette connais-
sance spirituelle est donc plus fiable que toute autre connaissance. Elle est
par contre, de par l’absence ou la transcendance de son objet, moins évi-
dente, moins directe que les autres connaissances. En outre, elle dépasse le
statut cognitif pur, puisqu’elle est également vertu, «volonté d’adhésion
ferme», ce que les scolastiques ont justifié par les concepts aristotéliciens
de l’habitus moral inébranlable et de l’opinio vehemens de la persuasion rhé-

75. Voir la pénétrante synthèse de l’histoire de la pensée médiévale par Tullio GREGORY, Forme
di conocscenza e ideali di sapere nella cultura medievale, dans Archives int. d’histoire des sciences 38
(1988), pp. 189-242, réimpr. dans Mundana sapientia, Rome 1992, pp. 1-59.
76. Cf. tout mon article sur les Collationes d’Abélard, supra ch. 2.
77. Policraticus VII 2 (ed. WEBB, vol. II), p. 98: sunt autem dubitabilia sapienti quae nec fidei nec
sensus aut rationis manifestae persuadet auctoritas.
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le sens commun au moyen âge 547

torique. Selon une formule du XIIe siècle devenue topique, la foi est «une
certitude volontaire des choses absentes située au-dessus de l’opinion et en
dessous de la science»78. Or, les différentes théories du sens commun que
nous venons d’esquisser sont en effet plus ou moins heureusement appli-
quées à cette problématique. Quelques exemples seront choisis dans trois
secteurs: l’épistémologie (1), l’ecclésiologie (2) et l’eschatologie (IV).

1. Les premiers Pères de l’Église, dans un souci apologétique de prouver


la rationalité de la foi chrétienne, ont légué au Moyen Âge et aux Temps
Modernes (pensons à Descartes) l’argument profondément néoplatonicien
de la «notion commune» de Dieu, que Boèce considère comme une évi-
dence aussi immédiate qu’un axiome géométrique d’Euclide. Cette notion
peut également être comprise dans le sens romain du consensus gentium ou
de la communis animae conceptio des stoïciens, notion naturelle, innée et par-
tagée par l’humanité tout entière79. Tertullien soutient cette dernière po-
sition, quand, dans une sorte de «retour à la nature», il invoque pathéti-

78. Jean de Salisbury, Metalogicon, cit. IV 13, l. 7-23: Potest tamen esse fidelis opinio, ut cum post noc-
tem sol creditur rediturus. Unde quia humana transitoria sunt, certum de eisdem nequit esse iudicium, nisi
raro. Si autem quod non usquequaque certum est, pro certo statuatur, fit accessus ad fidem, quem Aristotiles
definit esse vehementem opinionem [Top. 4.5, 126a18]; fides autem in humanis quam in divinis rebus maxi-
me necessaria est, cum nec contractus sine ea celebrari inter homines possent aut aliqua exerceri commercia. In-
ter Deum quoque et homines meritorum praemiorumque nequit esse commercium, fide subtracta. Haec est ... me-
dia inter opinionem et scientiam, quoniam per vehementiam certum asserit, ad cuius certitudinem per scientiam
non accedit. Unde magister Hugo: Fides est voluntaria certitudo absentium supra opinionem infra scientiam
constituta. Cf. Hugues de St. Victor, Summa sent. I 1 (PL 176), col. 43, et les analogies ibid., col. 35
et 330 ainsi que Jean de Salisbury, Policraticus II 29 (ed. WEBB, vol. I), p. 167, l. 19f.: Ubi vero de-
ficit intellectus, fidei ratione deducta, quae media est, restat sola opinio. Cf. VON MOOS, Endoxon IV, pp.
21-25, 38-45; pour firmitas adhaesionis, opinio vehemens cf. RÉGIS, L’opinion, pp. 190 sqq.
79. La connaissance naturelle et évidente de Dieu grâce à un «sens», une «notion», un
«concept» commun à tous les hommes serait un sujet à traiter à part. Dans l’Antiquité cette idée
est partagée par presque toutes les écoles philosophiques, même par le scepticisme d’un Sextus Em-
pricus (cf. DIHLE, Menschenverstand, pp. 20-24); dès le début, les chrétiens s’en servent d’argument
apologétique afin de convertir les infidèles, ce qui est encore l’arrière-plan pour Anselme de Can-
terbury ou Nicolas d’Amiens (cf. TUNINETTI, pp. 27-123; Ch. BURNETT, Scientific Speculations,
dans P. DRONKE, éd., A History of Twelfth-Century Western Philosophy, Cambridge 1988, pp. 151-
176). La réfutation par Thomas de la thèse deum esse per se notum (cf. plus haut n. 67) n’a pas été sui-
vie par tous les théologiens de la fin du Moyen Âge (cf. Norbert HEROLD, Menschliche Perspektive und
Wahrheit, Zur Deutung der Subjektivität in den philosophischen Schriften des Nikolaus von Kues, Münster
1975, 12 sqq.). La thèse revient en force dans les temps modernes chez Hume, Pascal, Fénelon, Des-
cartes, Buffier, La Mennais et autres (cf. DEWENDER et al., ‘Sensus communis’, col. 639 sqq.; OEH-
LER, Consensus, pp. 124-128; Henri BREMOND, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, vol I,
Paris 1916, pp. 487-496), dont la variante piétiste chez Oetinger me semble la plus intéressante,
parce qu’elle renoue avec la théologie affective du Moyen Âge (cf. GADAMER, Wahrheit und Methode,
pp. 34 sqq.).
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548 entre histoire et littérature

quement le témoignage d’une âme «commune ou simple»80: «L’âme que


j’appelle, ce n’est pas toi, qui formée dans les écoles, exercée dans les bi-
bliothèques et nourrie dans les portiques athéniens, prêches la sagesse. Je
m’adresse à toi, âme simple, ignorante, sans culture …, telle que te possè-
dent ceux qui n’ont que toi, issue des carrefours, des places publiques, des
ateliers ... Je ne demande que ce que tu apportes avec toi à l’homme, que
tu as appris à connaître de toi-même ou de ton créateur, quel qu’il soit».
Peu importe ici la différence entre une religion naturelle évidente à tous et
une religion révélée, historiquement unique et non acceptée par tous, car
la confusion des deux sert encore la dernière81: Nunc enim communibus pluri-
mum sensibus ... fidem sternimus. Le «sens commun au service de la foi», c’est
sans doute l’acception la plus répandue du concept dans la première litté-
rature latine chrétienne!82
Augustin, dans l’Empire christianisé post-constantin, ne semble plus
apprécier cet argument d’évidence et le range plutôt du côté des lieux
communs d’un traditionalisme romain qu’il déteste. Il est significatif qu’il
refuse d’appliquer un critère aussi rudimentaire que le «sens commun» à
la vérité d’une foi qui se fonde sur l’autorité de l’Évangile83. Sa propre

80. De testimonio animae I 6-7 (CC 1), p. 176: Non eam te advoco, quae in scholis formata, bybliothe-
cis exercitata, academiis et porticibus Atticis pasta sapientiam ructas. Te simplicem et rudem et impolitam et
idioticam compello qualem te habent qui te solam habent, illam ipsam de compito, de trivio, de textrino totam
... Ea expostulo quae tecum homini infers, quae ex temetipsa aut ex quocumque auctore tuo sentire didicisti; cf.
Jean-Claude FREDOUILLE, Tertullien et la conversion de la culture antique, Paris 1972, pp. 188-190.
81. Adversus Marcionem I 16 (CSEL 47, 1890, p. 311); cf. Michel SPANNEUT, Le stoïcisme des pères
de l’Église de Clément de Rome à Clément d’Alexandrie, Paris 1957, p. 277.
82. Arnobe, Adv. nationes IV 9 (éd. C. MARCHESI, 1953), p. 211. 19: Non istud nos soli, sed veri-
tas ipsa dicit et ratio et ille communis qui est cunctis in mortalibus sensus. – Hilaire de Poitiers, De Trinit.
IX 59, 1 (CC. 62A): Ac primum antequam dicti ratio et causa memoratur, sensu communis iudicii sentien-
dum est, an credibile esse possit, ut aliquid ex omnibus nesciat, qui omnibus ad id quod sunt adque erunt auc-
tor est. Ibid., XII 18. 1: nos cum semper Filium fuisse dicamus, neque aliquid aliquando fuisse quo non fuit,
sine natiuitate eum per id quod semper fuerit praedicare: quia humani sensus opinione id quod semper fuit non
patiatur ut natum sit, nascendi autem causa sit, ut sit quod non erat, esse uero quod non fuit, nihil aliud sub
communi sensu esse quam nasci. – Tertullien, Ad nationes II 5, p. 48. 3 (CC. 1): Quin ergo ad humanio-
rem aliquanto con<uertim>ur opinionem, quae de communi omnium sensu et simplici con<ie>ctura deducta ui-
deatur? Idem, De resurr. mortuorum 3, l. 5 (CC 2): Vtar ergo et sententia platonis alicuius pronuntiantis:
omnis anima inmortalis; utar et conscientia populi contestantis deum deorum; utar et reliquis communibus sen-
sibus, qui deum iudicem praedicant: deus uidet et deo commendo. – Naturellement cette signification per-
siste pendant tout le Moyen Âge; cf. par ex. Rupert de Deutz, Comm. in ev. Joh. V, p. 269, l. 1152
(CC cm 9): Mentiebantur ergo quia non solum secundum caelestem ueritatem sed et secundum communem ho-
minum sensum uel morem qui non honorificat filium non honorificat patrem qui misit illum. Ibid., IX, p.
530, l. 2220: O malum stultiloquium dicentium daemonium habere et communi sensu carere dei filium.
83. Ep. 143 (CSEL 44. 3), p. 253. 3: haec ideo scripsi, ut, quisquis illarum quattuor de anima sen-
tentiarum aliquam uoluerit adstruere atque defendere, talia proferat uel de scripturis in auctoritatem eccle-
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le sens commun au moyen âge 549

conception du sensus communis chrétien est plus personnelle, plus affective:


c’est Dieu lui-même, non la notion de son existence, mais sa présence in-
térieure en tant que magister interior se manifestant à l’expérience indivi-
duelle, et enseignant, outre la vérité de la foi, la connaissance de toute cho-
se84: «Ceux qui voient par ton esprit, c’est toi qui vois en eux». Cette illu-
mination, génératrice de tout savoir, passe par une introspection person-
nelle qui se sert, comme d’un organe, de ce que plus tard on appellera sen-
sus spiritualis85. Pour Augustin ce sens spirituel ou mystique ressemble au
sensus interior psychologique par sa capacité à centraliser des expériences
multiples en une synesthésie. Du point de vue de l’observateur historique
cette analogie apparaît plutôt comme une métaphore, mais, dans la tradi-
tion dévotionnelle, elle est sans doute de l’ordre d’une croyance vécue86.
Thomas d’Aquin, pourtant peu amateur de métaphores mystiques, com-
mente ainsi l’Épître aux Philippiens (2, 5): «Hoc enim sentite in vobis quod et
in Christo Iesu. Voilà pourquoi il dit: sentez, c’est-à-dire saisissez par expé-
rience (experimento) ce qui s’est passé dans le Christ Jésus! Remarquons bien
que nous devons sentir cela de cinq manières, c’est-à-dire par le moyen des
cinq sens. D’abord regardez son amour, pour, ainsi illuminés, devenir sem-
blables à lui ...! En deuxième lieu: entendez sa sagesse pour en être rem-

siasticam receptis, quae non possint aliter accipi, ..., uel ratione tam certa, ut contradictio aut nulla existat aut
insaniae similis merito iudicetur ..., quam sit hoc uerum, scripturarum auctoritas necessaria est ac non sensus
ipse communis ita uerum esse perspicua ratione proclamat, ut, quisquis contradixerit, dementissimus habeatur.
84. Conf. 13, 31: Qui autem per spiritum tuum vident ea, tu vides in eis. Ergo cum vident quia bona sunt,
tu vides quia bona sunt ... (suivi de I Cor. 2, 11); cf. aussi ibid., 10, 6; Sermo 159, 3-4. Cf. Josef LOSSL:
‘Intellectus gratiae’, Die erkenntnistheoretische und hermeneutische Dimension der Gnadenlehre Augustins von
Hippo (Vigiliae Chr. Suppl. 38), Leiden 1997.
85. E. SCHEERER, ‘Sinne’, col. 834-838; M. CANEVET, «Sens spirituel», dans Dict. de spiritualité
14, Paris 1990, col. 598-617; BALTHASAR, La gloire, pp. 309-366; RAHNER, Sens spirituels, pp. 113-
145. – Anselme de Canterbury parle déjà de quinque sensus animae (Proslog. ed. SCHMITT, 1962, 112
sq.) dirigés par le iudicium animae synthétique qui est tota in singulis (ibid., 111; cf. KÜLLING, Wah-
rheit als Richtigkeit, pp. 139-146); Jean de Salisbury reprend la gradation des connaissances citée
plus haut (n. 23) en l’appliquant à la «sagesse venant des sens par la grâce» dans Metalogicon IV 19,
l. 10-25: ... timor ipse qui est initium sapientiae, de sensu vel imaginatione poenae contingit. Qui cum solli-
citetur ne vapulet, punientis habens memoriam, ipsius declinat offensam ... Si vero assuescat experientiae, ex
consuetudine gerendorum provenit fortitudo. Ut autem obsequium rationabile ... praestet, consilium delibera-
tionis super actis vel agendis oboritur. Deliberationem sequitur intellectus ... Versatur enim in divinis quorum
gustus et amore et inhaerentia, vera demum sapientia est. Hos tamen gradus non operatur natura sed gratia,
quae de fonte sensuum pro arbitrio suo elicit varios rivulos scientiarum ... et hominem Deo unit.
86. Cf. Chr. MEIER-STAUBACH, Ruperts von Deutz literarische Sendung. Der Durchbruch eines
neuen Autorbewußtseins im 12. Jahrhundert, dans Wolfram-Studien 16 (2000), pp. 29-52 pour un
bel exemple d’auto-légitimation par l’inspiration divine; Angela GIALLONGO: L’avventura dello
sguardo, Bari 1995, pp. 31 sqq. pour le conflit continuel, au Moyen Âge, entre une théologie scien-
tifique et élitiste et une dévotion, appelée «théologie affective» à la fin du Moyen Âge.
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550 entre histoire et littérature

plis de béatitude ... En troisième lieu: sentez le parfum des grâces de sa


bonté ...!», et ainsi de suite87. Le «sentir» de l’âme dépasse toute connais-
sance rationnelle; il est le plus haut degré de l’expérience religieuse88. Au
Moyen Âge sensus spiritualis devient un terme précis et désigne une véri-
table fonction épistémologique, notitia experimentalis de spiritualibus, ca-
pable de diriger vers Dieu cinq sens spirituels spécifiques, de même que le
sensus communis guide les sens corporels dans le monde89. Leur hiérarchie est
variable: dans la tradition augustinienne, nous l’avons déjà remarqué, la
vue est le premier sens, non seulement parce qu’il est le plus dématériali-
sé et le plus synthétique, mais aussi parce qu’il s’inscrit dans une perspec-
tive eschatologique; car la vue ébauche ici-bas per speculum in aenigmate ce
qui sera achevé après cette vie quand nous verrons «face à face» dans la vi-
sion béatifique (I Cor. 13, 12)90. Pour Bernard de Clairvaux, par contre, la
foi a tout d’abord besoin de l’ouïe, fides ex auditu, pour entendre la parole
divine, ce qui est une forme de l’obéissance, mais cette ouïe n’est que «la
condition du mérite, dont la vue sera la récompense»91. Ce léger renverse-

87. In Philipp., II 2, 5 (éd. MARIETTI, II, p. 91): ... ideo «hoc sentite», id est, experimento tenete quod
fuit «in Christ Iesu». Notandum quod quinque modis debemus hoc sentire, sc. quinque sensibus. Primo videre
eius charitatem, ut ei conformemur illuminati ... Secundo audire eius sapientiam, ut beatificemur ... Tertio odo-
rare gratias suae mansuetudinis, ut ad eum curramus ... BALTHASAR, La gloire, p. 321 compare ce texte
avec un passage analogue d’Augustin, Confessions 10, 6. Quant à l’impossibilité de distinguer sens
métaphorique et sens propre dans ce domaine, cf. Jean Gerson, De oculo, dans Œvres complètes (éd. P.
GLORIEUX, vol VIII, Paris 1971), pp. 149-154, qui énumère toutes sortes d’yeux (l’œil intellectuel,
sensoriel, charnel intérieur, charnel extérieur, divin, angélique, etc.); cf. SPINOSA, Visione, 119-134;
KIENING, Gradus visionis, pp. 251 sqq. sur l’apport de l’optique dans la description de la vision béa-
tifique chez Nicolas de Cues; SCHLEUSENER, Das Auge, p. 105 distingue trois types de vision chez
Roger Bacon, innovateur en optique: une vision incertaine ici-bas, moyenne dans l’interim et par-
faite après la résurrection, parce qu’elle seule sera capable de n’être pas aveuglée par la lumière di-
vine. Où est la métaphore?
88. KÜLLING, Wahrheit, p. 145, sur Anselme, Proslog. (éd. SCHMITT), pp. 111 sq.
89. Pierre d’Ailly, cit. d’après RAHNER, Sens spirituels, p. 293; cf. SCHEERER, Sinne, col. 837.
90. Augustin, De Trin. 9. 1. 1: Certa enim fides utcumque inchoat cognitionem: cognitio vero certa non
perficitur nisi post hanc vitam cum videbimus facie ad faciem.
91. Sermones super Cantica Cant. 28, I 5, S. Bernardi opera (ed. J. LECLERCQ et al., Rome 1957, vol.
I), pp. 195 sq.: Non autem credidit ex eo quod vidit, sed ex eo procul dubio quod audivit, quia ‘fides ex au-
ditu’ [ Rom. 10, 17]. Dignum fuerat per superiorem oculorum fenestras veritatem intrare in animam; sed hoc
nobis, o anima, servatur in posterum, cum videbimus facie ad faciem ... Ergo auditus ad meritum, visus ad
praemium. Unde Propheta: ‘Auditui meo’, inquit, ‘dabis gaudium et laetitiam’ [Ps. 50, 10], quod fidelis re-
tributio auditionis beata visio sit, et beatae meritum visionis fidelis auditio. ‘Beati autem mundi corde, quo-
niam ipsi Deum videbunt’ [ Matth. 5, 8]. Porro fide oportet mundari oculum qui videat Deum. Pour la hié-
rarchie des deux sens supérieurs cf. Horst WENZEL, Hören und Sehen, Schrift und Bild. Kultur und
Gedächtnis im Mittelalter, Munich 1995, pp. 59 sqq. et supra, n. 27-29. Pour l’étymologie cf. Isi-
dore de Séville, Etym. X 196 (oboedire) obaudire, ab aure, «prêter l’oreille»; l’allemand «gehorchen»
en est un calque du XIIIe s. Selon Ambroise (De off. ministr. I 2, 7) le péché originel vient d’un dé-
faut de l’ouïe: Eva lapsa est quia locuta est viro, quod non audierat a domino Deo suo. Prima vox Dei dicit
tibi: ‘Audi!’ Cf. VON MOOS, Attentio, p. 110.
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le sens commun au moyen âge 551

ment de la hiérarchie classique des sens s’accentue encore dans la spiritua-


lité monastique. Quand il s’agit de décrire les jouissances quasi-senso-
rielles de la méditation, la première place revient souvent aux sens généra-
lement considérés comme inférieurs: au toucher, au goût et à l’odorat, pro-
bablement parce que leur approche de l’objet est plus directe et immédia-
te92. Mais cela ne contredit en rien la supériorité de la vision spirituelle post
mortem, quand justement l’intuitus ou l’intuitio, l’évidence absolue, prend la
relève de la foi et de la praegustatio93.
2. Le sensus communis religieux a également une dimension sociale. Il
s’agit moins ici de la communicabilité d’une expérience mystique, réservée
à l’élite de ceux qui spiritualia sapiunt, que de deux dimensions de la chari-
té chrétienne: la compassio (sympathia) mutuelle et surtout l’unanimité ou
unité d’esprit de tous les fidèles, membres du même corps du Christ, unis
par la «présence réelle» de l’Eucharistie et guidés par la présence vitale du
Saint-Esprit94. Le premier emploi de «sens commun» – «réjouissez-vous
avec qui se réjouit, pleurez avec qui pleure!» (Rom. 12, 15) – accentue mé-
taphoriquement le côté sensoriel et même passionnel de la charité:[caritas]
undique et undecumque causas gemituum habens, cum infirmantibus dolet, uritur
cum scandalizatis, communemque induens sensum idipsum cum omnibus sapit, nec
sua considerat, sed quae aliorum95. Le second aspect de «sens commun», ec-
clésiologique et spirituel, est proche du consensus omnium. Ce que l’âme est
au corps, dit Pierre Lombard, le Saint-Esprit l’est aux membres du corps
mystique du Christ96. Sous forme de promesse divine et de norme institu-
tionnelle, c’est en effet «l’unité de doctrine» dont la réalité est constatée par
les Actes des Apôtres (4, 32): «la multitude n’avait qu’un cœur et une
âme», et dont l’idéal est proposé par la fameuse définition de la «catholici-

92. Cf. FARYNO, Die Sinne, pp. 659-661 sur le toucher de Marie Madeleine et de l’apôtre Tho-
mas (Jo. 20, 17 et 20, 25-31); TELLKAMP, Sinne, pp. 205 sq. sur l’excellence du toucher chez Tho-
mas d’Aquin, et supra, n. 33.
93. Voir infra, ch. IV. C’est à partir du concept de l’intuition angélique ou béatifique que Duns
Scot et Guillaume d’Ockham développent leur critique de l’aristotélisme épistémologique: la
connaissance immédiate d’un singulier présent est nécessairement supérieure à toute intellection
abstractive de l’universel; cf. DAY, Intuitive Cognition, pp. 49-70, 76-88, 169-200.
94. Pour l’arrière-plan patristique de ces deux notions de sensus communis cf. OEHLER, Consensus,
pp. 117-120 et Hélène PÉTRÉ, Caritas, Étude sur le vocabulaire latin de la charité chrétienne, Louvain
1948, pp. 320-329, 339-348. C’est de cette forte tradition que provient encore le «Gemeinsinn»
de Kant.
95. Jean de Ford, Sermones s. extremam partem Cant. cant. 55, l. 253 (CC cm 17); cf. I Cor. 12, 26-
13, 4.
96. In I Cor. (PL 191), col. 1654 sqq.
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552 entre histoire et littérature

té»97: Magnopere curandum est ut id teneamus quod ubique, quod semper, quod ab
omnibus creditum est, hoc est enim vere proprieque catholicum. Bernard de Clair-
vaux définit simplement l’Église par «unanimité»98: Ecclesiae nomine non una
anima, sed multorum unitas vel potius unanimitas designatur. Ce consensus si
parfait et total nie la possibilité même, intra ecclesiam, de voix discordantes,
hérétiques par définition, et qui s’excommunieraient d’elles-mêmes. L’ins-
titution chargée de la vérité unique est chargée également de l’imposer à ses
membres, ainsi que le prescrit la première Lettre aux Corinthiens (1, 10):
«qu’il n’y ait point parmi vous de divisions», non sint schismata.
Cette «concordance catholique» reposant sur l’obligation du dogme
semble l’opposé extrême de l’endoxon du Stagirite, qui prône comme mé-
thode de s’en tenir à la majorité qualifiée, dans le libre jeu de la joute dia-
lectique. Cette opposition n’est pourtant que relative. Les définitions
qu’Aristote donne de «l’opinion respectable» se retrouvent déjà en sub-
stance dans la Règle de St. Benoît (chapitre LXIV sur l’élection de l’ab-
bé)99 et sont même entrées dans le droit canon de l’Église (elles sont
presque littéralement citées dans les commentaires du Décret de Gratien
sous la rubrique de sermo communis)100. C’est encore une forme christianisée
de l’endoxon qui s’exprime dans des formules aussi répandues que: «seul le
fou (au sens biblique: insipiens, insanus) ne croit pas voir ce que voient
tous»; «ce que tout le monde dit, ne peut pas être entièrement faux»; «ce
qui est accepté par tous, doit être vrai»; «de nombreux témoins sont plus

97. Vincent de Lerins, Commonitorium pro catholicae fidei antiquitate 2. 5; cf. OEHLER, Consensus,
pp. 122 sqq.
98. Sermo super Cant. 61. 2; cf. Pierre MICHAUD-QUANTIN, Universitas, Paris 1970, pp. 271-274.
99. Cf. VON MOOS, Intorduction, supra, pp. 523-524; IDEM, Das Öffentliche, pp. 32-39.
100. Brian TIERNEY: «Only truth has authority»: the problem of «reception» in the Decretists
and in Johannes de Turrecremata, (1977), dans IDEM, Church Law, pp. 69-96 sur Turrecremata, In
Gratiani Decretorum primam ... commentaria, Venetiis 1578, D 19 c 6, p. 169: quae ab omnibus asse-
runtur non possunt omnino carere veritate ut dicit Philos., primo Rhetorices et 7 Ethicorum ... sermo communis
non est omnino falsus, ut Philosophus dicit primo rhetorices, ... ut dicit Philosophus primo topicorum, probabi-
le verum est, quod a pluribus et sapientibus dicitur. Tout cela s’applique au passage du Décret, 19, 6, CIC
(ed. Friedberg, Graz 1959) vol I, col. 62: Tenebit igitur hunc modum in scripturis canonicis, ut eas, quae
ab omnibus recipiuntur ecclesiis, preponat eis, quas quidam non accipiunt. In eis, vero, que non accipiuntur ab
omnibus, preponat eas, quas plures gravioresque accipiunt, eis, quas pauciores minorisque auctoritatis ecclesiae
tenent. Si autem alias invenerit a pluribus, alias a gravioribus haberi (quamquam hoc inveniri non possit)
equalis tamen auctoritatis eas habendas puto. Pour l’importance de l’endoxon dans un droit médiéval es-
sentiellement anti-positiviste, voir les pages classiques de Fritz KERN, Recht und Verfassung im Mit-
telalter (Hist. Zeitschr. 120, 1919, 1-79), repr., Darmstadt 1992, par ex. p. 63: «Für das naive Emp-
finden, in welchem ein Stück Mittlelalter fortlebt, ist es eine unheimliche Sache, daß alles Recht
in Büchern stehe und nicht dort, wo Gott das Recht hervorwachsen ließ, im Gewissen und der ge-
meinen Meinung, in der Gewohnheit und dem gesunden Menschenverstand».
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le sens commun au moyen âge 553

proches de la vérité qu’un seul», testis unus testis nullus, règle juridique qui
peut s’appliquer aux témoignages des apôtres sur le Christ. Ces maximes
apparemment triviales se rapportent à un consensus fidelium, constitué, et
par le nombre, et par la sincérité de la foi et de la conscience individuelle.
Ceux qui la possèdent, sont directement instruits par «l’Esprit qui est en
eux» et s’accordent donc nécessairement101. Les divergences d’opinion et
les erreurs sont fruits du mal, du solipsisme. Pour citer Ambroise102: «Le
sot est sot pour lui-même, le sage goûte la sagesse pour lui et pour plu-
sieurs». Le vrai savoir ne peut donc être que partagé.
Il est difficile d’extraire de ces maximes le principe de méthode que
prône Aristote. Malgré son idéal d’unité, les divisions et les désaccords ont
toujours existé dans l’histoire de l’Église, soit dans les controverses entre
contemporains sur l’interprétation de la parole divine, soit dans les diver-
gences doctrinales entre les autorités de la tradition. Comment expliquer
les conflits, patents dès les premiers débats sur la constitution des dogmes,
si, à travers les fidèles, c’est toujours et partout le Paraclet qui enseigne la
même vérité? Grégoire le Grand résout ce problème en transposant sur le
plan spirituel la conception augustinienne de l’objectivité intersubjective
des deux sens supérieurs. Celle-ci est discrètement mise en cause par la
théorie de l’intervention divine dans la perception103: «Vous entendez tous
la voix d’un homme qui parle de la même façon, mais vous ne percevez pas
de la même façon la signification de la voix entendue; pourquoi alors,
puisque la voix n’est pas différente, dans vos cœurs la compréhension est-
elle différente, si ce n’est parce que le maître intérieur instruit quelques-
uns de façon spéciale sur l’intellection de ce que la voix enseigne de façon
commune». Ce passage est plusieurs fois cité par Abélard104, un des fon-
dateurs d’une nouvelle théologie rationnelle. Il ne le fait certes pas pour

101. Pour ces maximes cf. EVANS, Getting it Wrong, pp. 130-152 («The commonness of shared
knowledge»), pp. 153-166 («Wisdom and folly») et TIERNEY, Church law, pp. 72-84; pour l’aspect
du témoignage cf. Alessandro GIULIANI: Il concetto di prova: Contributo alla logica giuridica, Milano
1961, pp. 158-187, et la note précédente.
102. De Noa et arca 6. 18: Stultus sibi soli stultus est, sapiens autem sibi et plurimis sapit (basé sur
Pov. 9, 12). Cf. EVANS, cit., pp. 121 sqq.
103. Voir supra, n. 36-39 (Augustin) et n. 40 (sensus affativus). Grégoire, Hom. in Evang. II 30
(PL 76), col. 1222A: Ecce unam loquentis vocem omnes pariter auditis, nec tamen pariter sensum auditae vo-
cis percipitis. Cum ergo vox dispar non sit, cur in cordibus vestris dispar est vocis intelligentia, nisi quia per
hoc quod vox loquentis communiter admonet, est magister interior qui de vocis intelligentia quosdam speciali-
ter docet.
104. Theologia summi boni (ed. E. BUYTAERT - C. MEWS, CCcm 13, 1987), II 18-20; Theologia
christiana (ed. E. M. BUYTAERT, CCcm 12, 1969), II 30-31, 33, 36.
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554 entre histoire et littérature

nier la condition indispensable de toute intellection, la présence du magis-


ter interior, mais pour mieux montrer le problème posé par ces trois fac-
teurs: une «voix commune», plusieurs écoutes, l’inégale et invisible dis-
tribution des dons du Saint-Esprit. Comment se faire comprendre et trou-
ver un accord sans l’aide supplémentaire de certaines règles herméneu-
tiques permettant de choisir l’opinio vera parmi tant d’interprétations,
d’harmoniser les oppositions, de transformer des exégèses «adverses» en
positions seulement «diverses»? Dans ce laboratoire d’unification et de fil-
tration des «autorités» qu’est la scolastique, le principe de l’endoxon rend
un service inestimable105. La méthode qui consiste à respecter la quantité
d’opinions tout en la pesant à l’aulne de la qualité, est d’ailleurs fructueu-
se dans tous les domaines, même en politique, où elle a donné naissance au
fameux critère pars maior et sanior106.
Mais que devient cette confiance qui, chez Aristote, est le fondement de
l’endoxon, l’espoir que, de génération en génération, l’homme s’acheminera
vers sa finalité, la connaissance du vrai? Cette perspective «profane» d’un
progrès scientifique n’est-elle pas l’opposé même d’une religion gardienne
de la vérité unique, révélée et acquise une fois pour toutes? Depuis Abélard,
et même peut-être avant lui, la réponse est un Sic et non. Si la vérité divine
reste identique à elle-même, sa révélation correspond à un moment histo-
rique précis. La faiblesse humaine la comprend mal si le Saint-Esprit ne
l’assiste dans les explications et les discussions du sens de l’Écriture, si bien
qu’avec le temps la vérité devient «plus claire, plus pleine, plus familiè-
re»107. Quoad nos, en ce qui nous concerne, il y a donc un «progrès des
dogmes», une «croissance de la foi». Crevit per tempora fides, écrit Hugues de
St-Victor108, et Jean de Salisbury rejoint l’optimisme intellectuel d’Aristo-
te quand il fait l’éloge d’une fides qui englobe l’opinion plausible, la
confiance (personnelle et systémique) et la fiabilité sociale109. Elle est in-

105. Cf. VON MOOS, Geschichte als Topik, pp. 238-308; Endoxon I et II; Das Oeffentliche, pp. 32-46.
106. Hasso HOFMANN, Repräsentation. Studien zur Wort- und Begriffsgeschichte von der Antike bis ins
18. Jh., Berlin 1974, pp. 223 sqq.; Brian TIERNEY: Religion, Law, and the Growth of Constitutional
Thought, 1150-1650, Cambridge 1982, pp. 60-73; IDEM, Church law, pp. 72-82.
107. Jean de Salisbury, Metalogicon III 1, l. 122; cf. VON MOOS, Endoxon IV, pp. 25 sqq.
108. De sacramentis I 10, 6 (PL 176), col. 339C; pour d’autres citations cf. VON MOOS, Geschich-
te als Topik, p. 381; TIERNEY, Church law, p. 72: «progressive reception» dans le droit canon. Pour
la confiance («personnelle et systémique») cf. Niklas LUHMANN, Vertrauen. Ein Mechanismus der Re-
duktion sozialer Komplexität, Stuttgart 1989.
109. Metalogicon IV 13, l. 7-23, déjà cité plus haut dans la note 78; cf. VON MOOS, Endoxon IV,
pp. 22-24.
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le sens commun au moyen âge 555

dispensable «en toutes choses humaines et divines», écrit-il, car, sans foi, il
n’y aurait «ni de contrats entre les hommes, ni d’échange (commercium) entre
Dieu et les hommes». La foi dépasse donc le sens étroit de la contrainte
dogmatique. Inspirée par la grâce du Saint-Esprit, en quelque sorte le sen-
sus communis du corps mystique, la foi devient la certitude eschatologique
qu’en toutes choses, tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre, la vérité divi-
ne l’emportera sur les erreurs humaines. Pour des raisons bien différentes,
mais dans un même élan de confiance réaliste très éloignée de nos soucis
modernes, ni Aristote ni ses successeurs chrétiens du Moyen Âge n’auraient
pu imaginer que tout un peuple ou toute une époque, corrompus par
quelque mauvais génie, puissent sombrer dans une névrose collective110.

IV. LE «SENS COMMUN» ET LES FINS DERNIÈRES

Parmi les aspects du sens commun moderne préfigurés par la sémantique


chrétienne du Moyen Âge, il nous reste encore à examiner ceux que Peirce
a rattaché à la dimension eschatologique. Si, jusqu’ici, notre champ d’in-
vestigation a été le Moyen Âge tout entier, et particulièrement sa fin, il faut
maintenant nous tourner vers ses origines. Nous avons vu qu’une meilleu-
re connaissance d’Aristote contribue, à partir du XIIe-XIIIe siècle, à réha-
biliter les réalités physiques, le corps, les sensibles, le «sens du réel» et le
«sens social». Dans l’eschatologie chrétienne par contre, l’aristotélisme fa-
vorise plutôt la dépréciation du corps au profit d’une conception intellec-
tualiste de la vision béatifique et de la résurrection111. C’est pourquoi je
préfère présenter d’abord quelques textes patristiques (1) et revenir en gui-
se d’épilogue à une scolastique, qui, souvent, ne les comprend plus (2-3).

1. Les pères de l’Église latine défendent, plus radicalement que leurs


confrères orientaux, la résurrection de la chair, ultime fondement de la foi.

110. OEHLER, Consensus, pp. 108 sq. L’hypothèse d’un «sens commun» créé par un «être faux et
méchant», afin d’induire les hommes à l’erreur de par leur consensus même, est en effet exprimée
par Pascal dans son résumé légèrement parodique du scepticisme de Montaigne; cf. Entretien avec
M. de Sacy extrait des ‘Mémoires’ de Fontaine, dans Blaise Pascal, Œuvres complètes éd. M. LE GUERN,
Bibl. de la Pléiade, vol. II, Paris 2000, p. 90.
111. Outre les aspects développés ici, il faut noter un problème spécifique de la théorie de l’hy-
lomorphisme et de l’adaequatio intellectus et rei à un objet surnaturel: il aboutit nécessairement au
panthéisme, comme celui des amalriciens et des averroïstes; cf. TROTTMANN, La vision béatifique, pp.
14 sqq., 125-165.
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556 entre histoire et littérature

Les Épîtres aux Corinthiens112 en font un absolu qui ne tolère aucun inflé-
chissement platonisant, gnostique ou transcendantaliste. Si la construction
de deux phases distinctes de la béatitude – l’une immédiatement après la
mort, l’autre après la résurrection – est essentiellement une théorie médié-
vale, elle est néanmoins ébauchée très tôt, dès que la croyance en l’immi-
nence de la fin des temps décline113. Mais ce n’est pas par concession à la
philosophie de l’immortalité de l’âme que les pères, Cyprien en particulier,
désignent par les métaphores poétiques de dormitio, requiem et refrigerium
interim, l’état des âmes séparées de leur corps, mais comme réconfort pour
des fidèles impatients de revoir leurs proches dans la résurrection généra-
le. Jamais cette conception d’un lieu de paix et d’attente n’est dissociée de
sa finalité incomparable, la restitution de l’intégralité de chaque personne,
corps et âme, et de la communauté des élus. Le provisoire et l’insuffisance
de l’état intermédiaire renforce au contraire l’espoir de la perfection finale,
et ceci malgré des images spiritualistes alors conventionnelles – le vol de
l’âme, le poids du corps, la mort frère du sommeil, etc.114 Ces images ne
soulignent généralement que l’aspect transitoire. S’il y a sommeil, c’est
dans l’attente du réveil, s’il y a séparation de partenaires, c’est dans le dé-
sir de la réunion, s’il y dépôt sous terre, c’est dans l’expectative de la resti-
tution. Si l’attente confère à l’au-delà une dimension temporelle, ce n’est
que comme préparation à l’éternel présent, abolition totale du temps115. La
mort et la corruption, conséquences du péché originel, ne sont pas, com-
me celui-ci, abolies par la rédemption. Selon la logique de la felix culpa,
elles sont l’humiliation, la punition et la purgation nécessaires à l’exalta-

112. Cf. Paul HOFFMANN, Die Toten in Christus. Eine religionsgeschichtliche und exegetische Untersu-
chung zur paulinischen Eschatologie, Münster 1966, pp. 337 sq.
113. Cet aspect temporel est bien relevé par Joseph A. FISCHER, Studien zum Todesgedanken in der
alten Kirche, Munich 1954, pp. 226 sqq.
114. Ces images topiques ne sont pas toutes gréco-romaines, cf. par ex. Sap. 9, 15: Corpus quod
corrumpitur adgravat animam, et terrena inhabitatio deprimit sensum multa cogitantem. Elles sont le plus
répandues dans les épitaphes, mais leur arrière-plan néoplatonicien est contrebalancé par l’évocation
de l’attente de la résurrection des corps; cf. Gabriel SANDERS, Licht en diusternis in de christelijke Graf-
schriften, Bruxelles 1965, pp. 725 sqq.; en général cf. VON MOOS, Consolatio, vol. III, pp. 172-218.
Ce chapitre sur la résurrection et le problème des rapports entre corps et âme est assez sommaire et
ne contient que les citations les plus importantes, parce que l’analyse que j’en ai faite aurait large-
ment dépassé le cadre thématique de Consolatio, déjà assez volumineux. Je l’ai donc mise de côté
dans l’intention de la publier séparément, ce qui ne s’est jamais fait. Le présent travail m’a fait re-
découvrir un manuscrit vieux de trente ans que j’espère pouvoir mettre à jour et publier bientôt.
115. Pour ce dernier aspect essentiel, généralement peu connu, cf. HOYE, Actualitas, p. 214 sq.
sur Thomas, Summa theol. I-II 67, 1.
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le sens commun au moyen âge 557

tion finale du corps116. L’interim n’est pas un état de séparation totale de


l’âme et du corps, mais au contraire un lieu d’échange entre deux formes
de continuité disparates mais orientées vers leur réunion. De même que
«l’apôtre Pierre est au ciel et à Rome», chaque élu est simultanément dans
le repos éternel et dans ses os réduits en poussière117. Le saint vit «en éveil»
auprès de Dieu, mais reste en parfaite «union personnelle» avec sa dé-
pouille terrestre, qui attend «en sommeil» et protège les vivants dans l’en-
tourage de la tombe. Tout défunt dont le salut est objet d’espoir, repose
dans la paix du sol et dans le «sein d’Abraham», où il est «chéri» par Dieu
en attendant d’être restitué, «au son de la trompette», à ceux qui l’ont
aimé, amis, époux, parents118. Le lien entre ces deux états post mortem
n’est pas purement spirituel, mais également de l’ordre du sensible. La
mort ne détruit pas le corps, mais seulement le corps corruptible du péché,
et elle est sans pouvoir, non seulement sur l’âme, mais sur l’homme tout
entier, sur l’ensemble de ses désirs et «pulsions», fides, spes, affectus, qui ten-
dent vers la résurrection119. Face à cette absorption du présent par l’avenir

116. Cf. ibid., pp. 182-184; deux citations médiévales particulièrement concises rendent bien
cette pensée patristique: Bernard de Clairvaux, Sermo I in transitu S. Malachiae 4 (PL 183), col.
483D: victa plane mors, opus diaboli, et peccati poena, victum peccatum, causa mortis; victus et malignus ipse,
et peccati auctor et mortis. Nec modo victa sunt haec sed et iudicata iam et damnata. Definita quidem, sed non-
dum promulgata sententia est. Hildebert de Lavardin, Ep. I 12 (PL 171), col. 174 A: O nunquam puni-
ta satis transgressio! ... In ea concipimur puniendi etiam in sepulcro. Ce sujet semble peu connu parmi les
médiévistes, du moins parmi ceux qui ont contribué à «Il cadavere, The corpse», Micrologus VII,
1999. Pour felix culpa cf. la belle étude de K. SCHREINER, Adams und Evas Griff nach dem Apfel –
Sündenfall oder Glücksfall? dans VON MOOS, Der Fehltritt, pp. 363-376.
117. Cf. plus bas n. 119. Le témoignage le plus émouvant de cette conception est peut-être l’au-
to-épitaphe de l’évèque Bernward de Hildesheim; cf. W. VON DEN STEINEN, Bernward von Hilde-
sheim über sich selbst, dans Menschen im Mittelalter, éd. P. VON MOOS, Berne 1967, pp. 121-149.
118. C’est ce qui ressort par ex. de la célèbre lettre de Pierre le Vénérable à Héloïse, transmise
au Paraclet avec la dépouille d’Abélard, Ep. 115, éd. G. CONSTABLE, Harvard 1967, vol. I, pp. 307
sq.: Hunc ergo venerabilis et carissima in domino soror, cui post carnalem copulam tanto validiore, quanto me-
liore divinae caritatis vinculo adhesisti, cum quo et sub quo diu domino deservisti, hunc inquam loco tui, vel
ut te alteram in gremio confovet, et in adventu domini, in voce archangeli, et in tuba dei descendentis de caelo,
tibi per ipsius gratiam restituendum reseruat. Cette idée que M. T. CLANCHY, comme GILSON avant lui,
trouve «baffling» (Abelard. A Medieval Life, Oxford 1997, pp. 158 sq.), n’a pourtant rien d’extra-
vagant pour l’imaginaire monastique du XIIe siècle; cf. supra ch. 1 et VON MOOS, Consolatio, vol.
III, pp. 199-400 (en général), 224-259 (sur Pierre le Vénérable en particulier).
119. Sur tout cela, il y a un ensemble de beaux textes de Geoffroy d’Auxerre, qui par leurs ci-
tations peuvent presque servir d’anthologie patristique. J’aimerais y revenir ailleurs avec plus de dé-
tails et me borne à indiquer les réferences: Vita pima S. Bernardi, Lb. III, prol. (PL 185), col. 301;
Epistola de obitu S. Bernardi ad Heschilum, ed. A. H. BREDERO, dans Scriptorium 13 (1959), p. 32: Si-
quidem Bernardus amicus vester dormit, sed non totus dormit; vigilat, vigilat cor illius. Caro illius requiescit
in spe, donec veniat qui a somno exitet illam. Nam spiritus quidem nunc maxime vigilans non dormit ali-
quando nec dormitat, ... Idem, Sermo in natale S. Benrardi, ed. J. LECLERCQ, Etudes sur S. Bernard et
le texte de ses écrits, dans Anal. S. ord. Cisterciensium 9 (1953), pp. 161 sq.: Docebat namque non om-
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558 entre histoire et littérature

– sacramentum futuri – tout dualisme devient insignifiant. C’est ce qui res-


sort d’un passage insolite de l’oraison funèbre d’Ambroise pour l’Empereur
Valentinien. Il démonte l’ancien argument philosophique selon lequel la
mort n’est pas un mal. Si l’âme est immortelle, elle est bienheureuse; si elle
est mortelle, elle ne ressent plus de douleur, donc la mort n’est rien. Am-
broise en fait un a fortiori pour la résurrection120: Sed quaero utrum aliquis
sit post mortem sensus an nullus? «Après la mort, y aura-t-il sensibilité ou
non? S’il y en a, le défunt vit; mais que dis-je: parce que la sensibilité exis-
te, il se réjouit de la vie éternelle. Comment pourrait-il ne pas avoir de
sens, celui dont l’âme vit et fleurit et retournera auprès de son corps, afin
de le faire revivre? ... Les païens qui n’ont pas l’espoir de la résurrection se
consolent de ce que les défunts manquent de sensibilité pour souffrir; com-
bien plus grand est notre réconfort, puisque ... la vie est restituée par la ré-
surrection ... Si nous gagnons une plus haute récompense, il faut bien aus-
si que nous soyons plus patients»121.
Il n’y a guère de texte eschatologique plus célèbre au Moyen Âge que les
derniers chapitres de la Cité de Dieu d’Augustin122. Tout ici se rapporte à
la résurrection et il n’est pas question d’autre finalité dans l’au-delà. Si Au-
gustin parle de l’immortalité de l’âme, c’est pour réfuter les philosophes an-
ciens qui en font le fondement exclusif de leur métaphysique du monde su-

nimodis animas decedentium a corporibus separari nec personalis vinculum unionis aliquando posse dissolvi. Se-
parari tradebat a carne animam quantum ad sensificationem et vivificationem, semper tamen unionem perso-
nalem manere ... Sic unus et idem Petrus Romae est et in caelo. Et nunc viderint qui detractant credere isti sanc-
to, quo vel quanto tueantur iudice vel patrono ... Ergo ... quoties ad sepulcrum eius accessero, praesentem invo-
co et qui vere est, non qui desiit esse, vel esse coepit anima quae prius ipse non fuit ... Cf. VON MOOS, Conso-
latio, vol. II, pp. 205, 210 sq., 216-233; M. B. PRANGER, Bernard of Clairvaux and the Shape of Mo-
nastic Thought. Broken Dreams, Leiden 1994, pp. 275-313.
120. Ambroise, De obitu Valentiniani 44-45 (CSEL 73, p 350 sq.): Si est, vivit; immo quia est, vita
iam fruitur aeterna. Quomodo enim non habet sensum, cuius anima et vivit et viget et remeabit ad corpus et fa-
ciet illud, cum refusa fuerit, revivescere? Clamat apostolus «Nolumus autem vos ignorare, fratres de dormien-
tibus, ut non tristes sitis sicut ceteri, qui spem non habent. Nam si credimus, quod Iesus mortuus est et resur-
rexit, ita et deus illos, qui dormierunt, per Iesum adducet cum ipso» (I Thess. 4, 13). Manet ergo eos vita,
quos manet resurrectio. Quod si gentes quae spem resurrectionis non habent, hoc uno se consolantur, quo dicant,
quod nullus post mortem sensus sit defunctorum ac per hoc nullus remaneat sensus doloris, quanta magis nos
consolationem recipere debemus, quia mors metuenda non sit, eo quod finis sit peccatorum, vita autem desperan-
da non sit, quae resurrectione reparatur?
121. Dans l’oraison funèbre de son frère, Ambroise exprime la même pensée, mais la termine
ainsi, De escessu fratris I 71 (ibid., pp. 245 sq.): Nos vero, ut erectiores praemio, ita etiam patientiores so-
lacio esse debemus; non enim amitti, sed praemitti videntur, quos non adsumptura mors, sed aeternitas receptu-
ra est.
122. De civitate Dei XXII (CC 48). Un développement analogue se trouve dans le Sermo 362, pro-
bablement pseudo-augustinien (PL 39), col. 1717 sq.
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le sens commun au moyen âge 559

praterrestre123. Il perpétue ainsi l’apologétique de Paul et des premiers


pères, défenseurs d’un dogme difficile à propager dans un monde imprégné
de néoplatonisme et d’autres idéalismes. Mais, chez Augustin, la polémique
anti-philosophique est tempérée par l’assurance que lui donne l’histoire du
salut. Cette conviction est telle, qu’il peut même utiliser l’argument du
consensus omnium et constater qu’à son époque, dans l’Empire post-constan-
tinien, presque tous croient à la résurrection et qu’il ne restent que de très
rares obstinés pour en douter124. C’est la preuve que l’expansion de la foi
promise par Dieu est déjà réalisée: Ecce iam mundus credidit sublatum terrenum
Christi corpus in caelum. La résurrection du Christ, «prémice de ceux qui sont
endormis», anticipe la nôtre. C’est un fait historique, prouvé par des té-
moins oculaires et transmis «par des pêcheurs incultes au monde entier».
Tous, aujourd’hui, «les simples, les nobles, les doctes», en sont persuadés.
«Si ce n’était pas crédible, pourquoi tout le globe terrestre l’aurait déjà
cru?»125. C’est bien là l’endoxon philosophique, mais transposé par la rhéto-
rique romaine et l’optimisme charismatique en «sublime lieu commun»126.
Le merveilleux, l’étonnant, dès que tous le tiennent pour vrai, devient une
évidence auto-poétique inscrite dans l’histoire du salut.
Cette permutation paradoxale du normal et de l’exceptionnel domine
les deux derniers livres de la Cité de Dieu. La nature produit des miracles
et nous nous méprenons souvent sur la normalité véritable. Quoi de plus
miraculeux, en effet, que la diversité des visages, alors que notre apparte-
nance à une même espèce devrait nous rendre tous semblables? C’est au
contraire la ressemblance trop parfaite de deux êtres qui nous semble
anormale127. L’association d’une âme immatérielle avec un corps matériel

123. De civitate Dei XXII 4; XXII 11, l. 32-46; cf. XIII 16. Augustin le dit de façon clairement
polémique dans Enarr. in Ps. LXXXVIII, II, 5 (CC 39), p. 1237: In nulla ergo re tam vehementer, tam
pertinaciter, tam obnixe et contentiose contradicitur fidei christianae, sicut de carnis resurrectione. Nam de ani-
mae immortalitate multi etiam philosophi gentium multa disputaverunt ...; cum ventum fuerit ad resurrectio-
nem carnis, non titubant, sed apertissime contradicunt, et contradictio eorum talis est, ut dicant fieri non posse
ut caro ista terrena possit in caelum adscendere. Ideo ... adversus omnes contradictores testis in coelo fidelis. Na-
turellement, dans d’autres contextes, surtout pastoraux, Augustin n’omet pas les considérations ré-
confortantes sur la dormitio et le refrigerium des âmes séparées, dont nous venons de parler; cf. par ex.
Sermo 172, I 1 (PL 38), col. 936: ideo dormientes eos appellat scripturae veracissima consuetudo, ut cum dor-
mientes audivimus, evigilantes minime desperemus… Unde etiam cantatur in psalmo (40, 9): «Numquid qui
dormit non adiciet ut resurgat»? De même Ep. 263, 4 (CSEL 57); Enarr. in Ps. LXV 17-18 (CC 39),
pp. 851 sq.; ibid., LXXXVIII, II 5-16, pp. 1236-1244.
124. De civitate Dei XXII 5.
125. Ibid., l. 38 sq.: si credibilis non est, unde toto terrarum orbe iam credita est [resurrectio].
126. Francis GOYET, Le sublime du lieu commun. L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Re-
naissance, Paris 1996; cf. VON MOOS, Endoxon II, pp. 157-161.
127. De civitate Dei XXI 5; 7-8; en particulier XXI 8, l. 66-83.
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560 entre histoire et littérature

n’est-elle pas plus étonnante que l’inverse? La sublimation post mortem du


corps terrestre en corps céleste est plus naturelle, parce que vraiment
digne de l’âme. L’habitude seule nous fait accepter comme normal ce que
nous voyons tous les jours et comme extraordinaire ce que nous n’avons
jamais vu; et pourtant le manque d’expérience ne réfute pas le cours na-
turel des choses128.
L’argument de l’expérience physique est également le point de départ
apophatique des chapitres consacrés à l’évocation des joies du corps glo-
rieux. Ce sont des conjectures, des opinions personnelles qui ne prétendent
pas expliquer «ce que l’œil n’a pas vu et l’oreille n’a pas entendu»129. Cet-
te mise en garde sans cesse réitérée montre à quel point Augustin s’inté-
resse aux aspects sensoriels ou émotionnels d’une béatitude qui dépasse
concrètement ce que les scolastiques appelleront «la parfaite connaissance
intellectuelle de l’essence divine». Il n’invoque pas quelque «docte igno-
rance» ou théologie négative face à un Dieu transcendant, mais simple-
ment l’inexpérience et l’indicible130: ipso adiuvante, coniciamus, ut possumus,
quantum sit illud quod non experti utique digne eloqui valemus.
Pourtant, il ne conçoit pas sa description de la «gloire» comme entière-
ment hypothétique ou spéculative, car il recourt à la facticité de l’appari-
tion sensible du Christ ressuscité. Ce concret historique, relaté en détail
par les Évangiles, est «le gage d’une vision de tout l’homme et comme son
commencement voilé», l’anticipation d’une expérience qui sera généra-
le131. Le Christ a été vu et touché – palpate et videte –, il a mangé, quoique
n’ayant plus besoin de nourriture132; nous conserverons également les
mêmes sensations. De même que les anges, et contrairement à Adam avant
la chute, nous serons capables de manger sans en avoir besoin133. Le Christ
est mort à trente ans: nous aurons tous cet âge idéal, que nous l’ayons at-

128. Ibid., XXII 4, l. 11-38.


129. Par ex. ibid., XXII 21, l. 21 sqq.; XXII 29, l. 1-49; XXII 30, l. 15-17, 27-39.
130. Ibid., XXII 21, l. 27-29.
131. Ibid., XXII 5, l. 7-39; cf. BALTHASAR, La gloire, p. 309.
132. Ibid., XXII 19, l. 50 sqq.
133. Ibid., XIII 20, l. 20 sqq. Sur la manducation des anges au Moyen Âge cf. M. VON DER
LUGT, La personne manquée. Démons, cadavres et opera vitae du début du XIIe s. à S. Thomas, dans
«Il cadavere», Micrologus 7 (1999), pp. 205-221. Ni les anges ni les résuscités ne digèrent ou n’as-
similent la nourriture, mais tandis que les premiers n’ont qu’un corpus assumptum, une sorte de vê-
tement temporaire, les corps glorieux du Christ et des ressuscités possèdent toutes les puissances du
corps vivant, même si elles ne sont plus nécessaires à leur subsistance; cf. Thomas d’Aquin, Summa
theol. I 51, 3 ad 5 et plus bas n. 176.
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le sens commun au moyen âge 561

teint ou non134. Il était d’une beauté rayonnante et sans faille mais mon-
trait ces plaies aux apôtres: nous garderons toutes nos qualités extérieures
sauf nos imperfections et difformités. Les martyrs, par contre, ne perdront
probablement pas les traces de leurs peines, parce que ce sont des signes
d’honneur135. De même que le sculpteur peut refondre une statue pour en
faire une autre plus parfaite, nous garderons notre matière en entier et per-
drons toute défiguration136. «À la résurrection, on ne prend ni femme ni
mari» (Mt 22, 30); nous serons pourtant homme et femme, parce que le
sexe féminin n’est pas un défaut, mais nature137. Qu’en sera-t-il de nos
cheveux tondus, de nos ongles coupés ou des parties du corps dévorées et
assimilées par des animaux ou cannibales? Nous n’aurons plus besoin de
nos déchets, mais ce qui nous est essentiel sera restitué par Dieu138. Si les
médiévistes ont souvent cité ces exemples pour leur bizarrerie, il faut ce-
pendant insister sur l’effort littéraire et rhétorique qui a rassemblé toutes
les images susceptibles de combattre des vues spiritualistes ou gnostiques
diminuant la portée physique et sensible de la promesse.
Ce n’est guère dans ce registre légèrement apologétique qu’intervien-
nent les conceptions de sensus interior (l’équivalent du sensus communis psy-
chologique), de sensus spiritualis ou vision de la foi et du «corps mystique»
ecclésial, dont nous avons parlé. Elles s’annoncent, transposées au niveau
eschatologique, quand Augustin tâche d’expliquer le paradoxe de la trans-
formation du corps naturel en «corps spirituel». La question principale est
la suivante: de quelle qualité seront les yeux qui verront non seulement le
Christ dans son deuxième adventus, mais qui verront «face à face» Dieu lui-
même qui est esprit? Ils seront corporels, mais en quoi se distingueront-ils
des yeux profanes dont nous nous servons maintenant? Après une nouvel-
le réserve apophatique devant la difficulté de la question, Augustin tente
une réponse139: Il faut que ces yeux ne soient pas seulement plus aigus,
comme ceux des aigles, mais d’une tout autre nature, bien que toujours
sensibles. La raison véritable se moque «du raisonnement des philosophes
qui n’attribuent à l’esprit que des objets intelligibles, aux sens corporels
que des objets sensibles, de sorte que ni les intelligibles ne peuvent être

134. De civitate Dei XXII 12, l. 6 sqq.; XXII 15-16.


135. Ibid., XXII 19, l. 66-80.
136. Ibid., l. 19-38.
137. Ibid., XXII 17.
138. Ibid., XXII 12.
139. Ibid., XXII 29, l. 98-125.
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562 entre histoire et littérature

vus par le corps ni les sensibles par l’esprit»140. Dieu lui-même, sans être
corps, connaît les choses corporelles, et l’homme est capable, grâce à son
«sens intérieur», de voir plus qu’il ne voit. Nous voyons que l’animal qui
bouge est vivant, bien que les yeux ne voient pas la vie mais un phénomè-
ne en mouvement. Pourquoi alors l’œil en tant que «face de l’homme in-
térieur» ne pourrait-il pas, par l’intermédiaire du corps, voir le Dieu in-
corporel, de la même façon que, par cet organe, nous voyons maintenant
les choses de la nature?141 Il le pourra d’autant plus que ce sera un autre
œil, semblable à l’esprit, tout en ne l’étant pas, ainsi que l’exprime ce
chiasme d’oxymorons: «Alors la chair spirituelle sera soumise à l’esprit,
mais restera chair, comme l’esprit charnel a été soumis à la chair, tout en
étant esprit et non chair. Et ceci nous le savons d’expérience ...»142. Nous
n’ouvrirons plus ni ne fermerons nos yeux pour voir ou ne pas voir, parce
qu’ils ne seront plus un simple organe, mais «l’œil du cœur», complexe et
affectif, qui verra Dieu. C’est Dieu lui-même qui se révélera à l’intérieur
de chacun, car il sera «tout en tous», et nous le verrons autant l’un dans
l’autre qu’en nous-mêmes143. «Les membres du corps dont le Christ est la
tête» et qui, maintenant, «s’accroissent de jour en jour», seront enfin au
complet, et cette plénitude entraînera d’elle-même l’intégrité de chacun
des membres144. Ils ne seront pas tous semblables, mais différents par leurs
mérites individuels et disposés selon une hiérarchie analogue à celle des
anges, où personne n’enviera le rang de l’autre. Car, de même que dans le
corps, chaque membre se contente de sa fonction propre – «l’œil ne désire
pas être le doigt» –, le même amour des parties pour le tout fera que «per-
sonne ne demandera plus qu’il n’a reçu»145. On peut en conclure que les

140. Ibid., l. 159-164: Ratiocinatio quippe illa philosophorum, qua disputant ita mentis aspectu intel-
ligibilia videri et sensu corporis sensibilia, id est corporalia, ut nec intelligibilia per corpus, nec corporalia per
se ipsam mens valeat intueri, si posset nobis esse certissima, profecto certum esset per oculos corporis etiam spiri-
talis nullo modo posse videri Deum. Sed istam ratiocinationem et vera ratio et prophetica inridet auctoritas.
141. Ibid., l. 164-195.
142. Ibid., XXII 21, l. 10-13: Erit ergo spiritui subdita caro spiritalis, sed tamen caro, sicut carni sub-
ditus fuit spiritus ipse carnalis, sed tamen spiritus, non caro. Cuius rei habemus experimentum. Ep. 118, 3
(PL 33), col. 439, cité par Thomas d’Aquin dans la n. 181. Cf. plus bas n. 159 une application spi-
ritualiste de cette idée par Nicolas de Cues.
143. Ibid., l. 195-212; 46-97. On pourrait rappeler ici ce que SIMMEL, Soziologie der Sinne, p.
277, dit de la réciprocité de la vue. La vue est le sens communicatif par excellence, parce que ca-
pable de prendre et donner en même temps, tandis que l’ouïe est «le sens le plus égoïste» qui ne
peut que prendre.
144. De civitate Dei XXII 18, l. 17-43.
145. Ibid., XXII 30, l. 32-48.
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le sens commun au moyen âge 563

multiples aspects du «sens commun» se focalisent à la manière de deux


cercles concentriques: le corps de la communauté des saints rassemble ses
membres de la même façon que le corps irremplaçable de chaque élu asso-
cie ses sens dans une même vision synergétique de Dieu qui est omnia in
omnibus (I Cor. 15, 28), à la fois objet et source de toute connaissance.
Ceci constitue, dans ses grandes lignes, l’anthropologie eschatologique
d’Augustin, dont il faut souligner le refus de tout intellectualisme. Par la
suite, et jusqu’au XIIe siècle, cette tendance se renforce encore. Quelques
exemples: Grégoire le Grand est plus catégorique encore qu’Augustin dans
sa critique de l’interprétation gnostique146. Commentant les versets de Job
«Je verrai Dieu dans ma chair» et «Je le verrai de mes yeux, moi-même et
non un autre»147, il attaque la thèse origéniste selon laquelle après la résur-
rection le corps ne sera pas palpable, mais quelque subtilitas invisible, com-
me si la substance de la chair ne soit pas la même, et que ce soit l’un qui
meurt, et un autre qui resurgit ... Nous par contre croyons que la chair sera
la même par la nature, diverse par la gloire; ... subtile parce qu’incorrup-
tible; palpable, parce que sans perte de la vraie nature»148. Grégoire s’at-
taque en particulier à Eutychios de Constantinople qui, pour se conformer
à la parole de l’apôtre, «la chair et le sang ne peuvent hériter du royaume de
Dieu» (I Cor. 15, 50), défend un corps glorieux «plus subtil que le vent».
Grégoire critique cette confusion ascétique et spiritualiste des deux sens du
terme «chair», celui de la sensualité et corruptibilité, caro secundum culpam,
et celui de la sensibilité du corps naturel, caro secundum naturam, dont il est
dit «le Verbe s’est fait chair et habita parmi nous». C’est dans ce second sens
que l’homme entrera en chair et en os dans le royaume céleste149.

146. Moralia in Iob XIV 56, 72-56, 77 (CC 143 A), pp. 743-746.
147. Au Moyen Âge, Job 19, 27: quem visurus sum ego ipse et oculi mei conspecturi sunt et non alius
... n’a pas encore été traduit comme dans l’exégèse moderne: «celui que mes yeux regarderont ne
sera pas un étranger»; pour ce problème d’interprétation cf. KIENING, Gradus visionis, pp. 244 sq.
148. Moralia in Iob XIV 56, 77: Si enim, sicut quidam errorum sequaces arbitrantur quia post resur-
rectionem corpus palpabile non erit sed invisibilis corporis subtilitas caro vocabitur, quamvis substantia car-
nis non sit, profecto alius est qui moritur, alius qui surgit. ... Nos autem ... corpus palpabile veraciter cre-
dentes, fatemur carnem nostram post resurrectionem futuram et eamdem et diversam: eamdem per naturam, di-
versam per gloriam. Erit subtilis, quia incorruptibilis. Erit palpabilis qui non amittet essentiam veracis na-
turae. Cf. aussi Julien de Tolède, Prognosticon futuri saeculi III 17 (PL 96), col. 504: Nullo modo au-
diendi sunt qui pro carne nescio quod corpus resurrecturum fabulantur aerium. Sed iuxta sacrae historiae ve-
ritatem, in hoc quod quisque vivit, resurrecturus est corpore. On pourrait citer encore de nombreux pas-
sages analogues soutenant exactement le contraire de ce qui sera la doctrine commune des scolas-
tiques sur «le corps fait d’air».
149. Moralia, ibid., 56, 72, l. 32-53; cf. ibid., 56, 73-74.
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564 entre histoire et littérature

2. Ces passages des Moralia in Iob150 sont, avec ceux d’Augustin déjà ci-
tés, la base de tous les développements ultérieurs de l’eschatologie, que
l’on peut grossièrement diviser en deux genres: les réflexions proprement
théologiques issues des ‘Sentences’ de Pierre Lombard, et les livres didac-
tiques destinés aux laïcs, sur le modèle de l’Elucidarium d’Honorius Au-
gustodunensis151. Dans ces deux types d’écrits, la résurrection n’est plus le
seul ni même nécessairement le plus important sujet eschatologique. Elle
représente l’un des deux volets du diptyque des fins dernières, le jugement
particulier de l’individu après sa mort et le jugement dernier de tous à la
fin des temps; le sort immédiat de l’âme séparée du corps – béatitude,
damnation ou purgatoire – et le destin éternel de l’homme intégral, corps
et âme, dans «un ciel nouveau, une terre nouvelle» (Ap. 21, 1). Vers la fin
du Moyen Âge, malgré une radicalisation du dogme exacerbée par les hé-
résies dualistes du XIIe et XIIIe siècle, hostiles à la résurrection de la chair,
le centre d’intérêt se déplace sensiblement de la résurrection générale au
salut de l’âme individuelle.
Il n’est pas nécessaire de revenir sur un sujet qui concerne plutôt le déclin
que l’essor du sensus communis. Il suffit de relever que ce déplacement d’inté-
rêt ne se fait pas de la même manière dans les deux genres de traités qu’on
vient de distinguer. Le très populaire Elucidarium d’Honorius, rédigé au dé-
but du XIIe siècle, est un curieux mélange d’encyclopédisme et de catéchis-
me. Traduit ou adapté dans toutes les langues vernaculaires, il reste jusqu’à
la fin du Moyen Âge une des sources les plus importantes des croyances re-
ligieuses et le modèle d’une foisonnante littérature didactique152. Le genre

150. Thomas d’Aquin les cite encore contre l’error Eutychii dans Summa theol. III 54, 3 Resp. La
traduction de la Somme théologique chez Du Cerf (1993-1996) traduit Eutychius par «Eutychès»,
confondant ainsi le patriarche du VIe s., qui a d’ailleurs, avant de mourir, révoqué son opinion sur
la résurrection, avec le célèbre hérétique du IVe siècle qui nia les deux natures du Christ.
151. Caroline Walker BYNUM, Fragmentation and Redemption, Essays on gender and the human body
in medieval religion, Cambridge 1991, ch. V; IDEM, The Resurrection of the Body, ch. VII; COLISH, Pe-
ter Lombard, ch. 8; HEINZMANN, Unsterblichkeit; VON MOOS, Consolatio, vol. IV, p. 112, s.l. Aufers-
tehung. Cette division, que je dois à COLISH, part d’une théologie scolastique institutionnalisée de-
puis les Sentences du Lombard; elle ne prend pas en compte un développement préscolastique qui
oscille encore entre les extrêmes d’un néoplatonisme ne reconnaissant le statut de personne intégrale
qu’à l’âme libérée de son corps (Hugues de St-Victor, Robert de Melun) et une conception de l’uni-
té personnelle totale de l’âme et du corps, dont la fragmentation met la résurrection au centre de
l’intérêt théologique (Gilbert de Poitiers, Guillaume d’Auvergne); cf. HEINZMANN, loc. cit., pp.
246-248; H. C. VAN ELSWIJK, Gilbert Porreta, Louvain 1966, pp. 394 sqq.; Commentarius Porretanus
in primam epistolam ad Corinthios, ed. A. M. LANDGRAF, Vatican 1945, pp. 4, 28 sq., 73.
Honorius Aug., Elucidarium 3, 79-121, ed. Yves LEFÈVRE, L’Elucidarium et les lucidaires, Paris
1954, pp. 463-477.
152. LEFÈVRE, loc. cit.; Ernstpeter RUHE (éd.), Elucidarium und Lucidaires, Zur Rezeption des Werks von
Honorius Augustodunensis in der Romania und in England, (Wissensliteratur im MA 7), Wiesbaden 1993.
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le sens commun au moyen âge 565

des «lucidaires», généralement fidèle aux autorités patristiques, tente d’ex-


primer la réalité physique du corps glorieux par une accumulation de détails
concrets et imaginaires. On y lit par exemple que les bienheureux portent
des vêtements de couleurs différentes afin que chacun puisse distinguer im-
médiatement une vierge, un martyr, un confesseur, etc.153 Mais ces descrip-
tions ne se limitent pas au jugement dernier et à la résurrection. Malgré le
caractère non-corporel des demeures d’attente, leur représentation ne
manque pas d’éléments physiques; «les justes verront les damnés dans leurs
tourments pour mieux se réjouir d’y avoir échappé; les damnés verront les
justes dans leur gloire pour souffrir davantage de l’avoir méprisée»154. Joies
et peines de l’imagination et de la mémoire en présence sensible des odeurs
du paradis terrestre, du feu et de la puanteur de l’enfer! Les justes prient pour
leurs amis et pour ceux qui les invoquent, parce qu’ils désirent une réunion
plus rapide155. Les âmes du purgatoire, «avec la permission des anges», ap-
paraissent aux vivants sous forme de corps aérien, pour demander des prières
ou annoncer leur libération156. Cet échange entre les vivants et les morts
tend, il est vrai, vers la communion finale des saints, et la mise en scène des
sens emprunte quelque chose à la vision des corps ressuscités, ce que Caroli-
ne Bynum appelle un reflet «somatomorphique» de l’état final sur l’état in-
termédiaire157. Nous n’y trouvons cependant pas ce qui fait le centre de la
pensée patristique sur la résurrection, la métamorphose simultanée de cha-
cun en homme parfait intégral et des individus en un seul corps glorifié en
Dieu, qui est tout en tous. L’intérêt se déplace vers un autre centre: le sort
des particuliers et leurs solidarités familiales et amicales. À la matérialisation
de l’âme s’ajoute donc une certaine privatisation des rapports humains158.

153. Honorius Aug., Elucidarium 3, 79-121, pp. 463-477.


154. Ibid., 3, 19-21, pp. 449 sq.
155. Ibid., 3, 25-26, pp. 450 sq.
156. Ibid., 3, 30-31, p. 452.
157. BYNUM: The Resurrection, pp. 290-298. Cette observation, juste en soi, met sur le compte
d’une originalité enracinée dans la dévotion populaire ce qui, à mon avis, n’est que le signe d’un
conservatisme plus résistant, fidèle à la spiritualité traditionelle patristique et monastique au dé-
triment d’une théologie «moderne», devenue exsangue, abstraite et incompréhensible.
158. Cette individualisation de l’au-delà a souvent été relevée; cf. Alois HAHN, Konstruktionen
des Selbst, der Welt und der Geschichte, Francfort 2000, pp. 119-196. Elle est à la fois cause et consé-
quence de l’importance croissante du purgatoire vers la fin du Moyen Âge; cf. Jacques LE GOFF, La
naissance du purgatoire, Paris 1981; Michel VOVELLE, Les âmes du purgatoire ou le travail du deuil, Pa-
ris 1996. Récemment Jérôme BASCHET l’a relevée dans l’évolution iconographique qui mène d’un
«sein d’Abraham», dans lequel tous les élus se ressemblent comme des frères, à la «cour céleste»,
diversifiée, centralisée et individualisée: cf. Le sein du Père. Abraham et la paternité dans l’Occident mé-
diéval, Paris 2000.
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566 entre histoire et littérature

Les traités théologiques, en revanche, évitent soigneusement l’impréci-


sion métaphorique du discours patristique et toute représentation trop
concrète ou «matérialiste» de la résurrection, à laquelle ils accordent beau-
coup moins d’attention qu’à la vision béatifique post mortem. L’âme séparée
n’a pas à vrai dire de «vision» mais une intellection de l’essence de Dieu.
Cette béatitude intellectuelle est parfois imaginée comme une simple pro-
longation de la contemplation du philosophe sur terre. Elle se poursuit
substantiellement de la même manière après le jugement dernier et la ré-
surrection des corps. Cela évite de mettre en question la supériorité des fa-
cultés intellectuelles sur la perception sensitive. Les deux béatitudes sont
harmonisées «par en haut», par l’intellect, ce qui permet de se débarrasser
des images trop palpables d’une «théologie affective», censée dépassée et
naïve. La plupart des théologiens modernes et «scientifiques» pensent en
effet que le corps, à la fin des temps, se joint à l’âme qui le met pour ain-
si dire «en cocon», afin de poursuivre une contemplation de l’essence di-
vine commencée dès la mort159. La comparaison du discours pastoral des
«lucidaires» avec celui de la théologie scolastique met en évidence deux
tendances en apparence contradictoires, mais réunies dans une même lo-
gique d’harmonisation, qui matérialise les âmes séparées après la mort et
spiritualise les corps des ressuscités à la fin des temps160.
J’ai, jusqu’ici, mis entre parenthèses la pensée de Thomas d’Aquin, car,
cette fois, malgré sa modération et son équilibre habituel, elle représente
plutôt une exception dans le courant dominant de la théologie scolastique,
ce qui est peu connu et mérite d’autant plus de s’y attarder que le plus
grand conflit doctrinal du Moyen Âge sur l’eschatologie, celui déclenché
par Jean XXII, s’explique mieux sur cet arrière-plan thomiste161. La doc-

159. L’un des textes les plus spiritualistes est bien celui de Nicolas de Cues dans son De docta igno-
rantia, III 10, ed. R. KLIBANSKY - H. G. SENGER, Hambourg 1999, vol. III, pp. 70-72: Intellectualis
natura ... naturali motu ad veritatem movetur abstractissimam, quasi ad finem desideriorum suorum ac ad ul-
timum obiectum delectabilissimum ... ita quod corruptibile in incorruptibile, animale in spirituale resolvitur, ut
totus homo sit suus intellectus, qui est spiritus, et corpus verum sit in spiritu absorptum, ut non sit corpus in se,
…sed translatum in spiritum, quasi contrario modo ad hoc nostrum corpus, ubi non videtur intellectus sed cor-
pus, in quo ipse intellectus quasi incarceratus apparet, – ibi vero corpus est ita in spiritu, sicut hic spiritus in
corpore, et propter hoc ut hic anima aggravatur per corpus, ita ibi corpus alleviatur per spiritum: hinc ut gau-
dia spiritualia vitae intellectualis sunt maxima quae et ipsum corpus glorificatum in spiritu participat ... Cf.
KIENING, Gradus visionis, passim. L’idée de la domination inversée est augustinienne (cf. supra, n.
142); elle permet des interprétations plus ou moins spiritualistes ou somatophiles. Pour l’envelop-
pement du corps par l’esprit cf. BYNUM, Resurrection, pp. 283, 290 sqq. et infra, n. 181.
160. Pour la convergence de l’illuminisme des Bégards et de l’aristotélisme intellectualiste cf.
TROTTMANN, Vision béatifique, pp. 4-6.
161. Voir plus loin le paragraphe 3.
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le sens commun au moyen âge 567

trine de Thomas sur la résurrection est peut-être individualiste, mais,


contrairement à une opinion admise, elle n’est pas intellectualiste et se
rapproche bien plus de l’ancienne tradition augustinienne que de la tradi-
tion scolastique. La Somme théologique ne contient qu’une seule quaestio
(I-II 3, 3) qui aborde le problème de la résurrection, elle se contente d’ex-
pliquer un aspect de la vision béatifique, «l’activité de la partie sensible de
l’âme», et se termine par un renvoi: «c’est ce qu’on verra plus clairement
quand nous traiterons de la resurrection». Or ce traité n’existe pas, du
moins pas à l’intérieur de la Somme. Comme Thomas a amplement dis-
serté sur la résurrection dans d’autres ouvrages, il se peut qu’au cours de la
rédaction de cette vue d’ensemble ou «vulgate» de la doctrine chrétienne
qu’est la Somme théologique, il ait changé d’avis, préférant réserver une
matière si délicate, difficile à exposer sans contradictions, à des écrits plus
spécialisés. Quoi qu’il en soit, grâce à une savante transposition et extra-
polation de quelques notions clé du De anima d’Aristote, il réussit une syn-
thèse très élégante des aspects physiques et sensoriels de la béatitude, sans
sacrifier la primauté de l’âme intellectuelle162.
Ce sont l’hylomorphisme et l’immortalité de l’âme qui, selon Thomas,
exigent logiquement la résurrection et démontrent le statut temporaire du
requiem interim. Si l’on distingue les deux définitions de l’âme: principe vi-
tal et actualisation d’une puissance, la vie de l’âme n’est pas amoindrie
après la mort, mais souffre pourtant de ne plus être la «forme du corps»163.
L’ultime fin de l’âme étant de régir tous les actes humains, jusqu’aux per-
ceptions et passions, elle est incomplète sans le corps. «Une âme séparée
ne peut pas être appelée une personne164». Cependant «certains ont pré-
tendu que tout l’homme est dans l’âme, et que l’âme se servirait du corps
comme d’un instrument, comme le capitaine du navire, et selon cette opi-
nion, il n’est que conséquent qu’uniquement l’âme ... serait bienheureuse
et qu’il ne faut pas poser la résurrection». Mais il faut plutôt écouter Aris-
tote: «Puisque l’âme est unie au corps comme la forme à la matière et que
l’homme dans cette vie ne peut être bienheureux, il est nécessaire de poser

162. Cf. HOYE, Actualitas, pp. 192-232; cette importante analyse néglige l’influence de l’ais-
thesis aristotélicienne, de même que TELLKAMP (Sinne), de son côté, ne s’intéresse guère à l’impact
eschatologique de la perception. Pour une autre explication du silence de la Somme sur la résur-
rection cf. infra, n. 189.
163. Cf. HOYE, Actualitas, pp. 213-215.
164. III Sent. (ed. Mandonnet 1929) 5, 3, 2, resp, N° 111-215: ideo anima separata non potest dici
persona. De même De potentia 9, 2 ad 14: Anima separata…non est persona.
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568 entre histoire et littérature

la résurrection165». De même, l’intérim de l’âme séparée ne peut être que


provisoire: «Il est contre-nature que l’âme soit sans le corps, et rien de ce
qui est contre-nature ne peut durer éternellement. Donc l’âme ne sera pas
pour toujours sans le corps; comme elle vit éternellement, il faut qu’elle
soit de nouveau réunie avec son corps, ce qui veut dire, resurgir. L’immor-
talité de l’âme exige donc la résurrection future des corps»166. À une
époque où l’Église met tout l’accent sur la première visio beatifica, entre la
mort et la résurrection, et «invente» le purgatoire167 pour consoler les uns
par l’espoir, contrôler les autres par l’angoisse, qualifier cet état intermé-
diaire de «contre-nature» me semble ne pas manquer d’audace.
Tout chez Thomas est un système de perfection naturelle, couronnée par
la perfection surnaturelle, dont fait partie le visus corporis perfectissimus168.
L’âme privée de son corps garde un désir de plénitude et de perfection.
C’est le contraire des théories platonisantes: l’âme n’est pas libérée par la
mort d’un poids qui empêcherait la vision béatifique sur terre, mais elle est
«détournée» de la contemplation de Dieu, fin ultime de l’homme, par sa
quête de complétude avant la résurrection169. Augustin relève surtout l’as-
pect négatif de ce «désir»170: «il n’y a pas le moindre doute que l’esprit
sans la chair ne peut pas voir l’essence inchangeable de Dieu comme la
voient les anges, parce qu’il possède un appétit naturel de gérer son corps;
et, par cet appétit, il est en quelque sorte retenu de parvenir avec toute son

165. IV Sent 43, 1, sol. 1: Quidam vero posuerunt totam hominis naturam in anima constare, ita ut ani-
ma corpore uteretur sicut instrumento aut sicut nauta navi; unde secundum hanc opinionem sequitur quod sola
anima beatifica naturali desiderio beatitudinis non frustraretur; et sic non oportet ponere resurrectionem. Sed
hoc fundamentum sufficienter Philosophus in De anima destruit, ostendens animam corpori sicut formam ma-
teriae uniri. Et sic patet quod si in hac vita homo non potest esse beatus, necesse est resurrectionem ponere.
166. De anima, 19 ad 2: Est enim contra naturam animae absque corpore esse. Nihil autem quod est
contra naturam potest esse perpetuum. Non igitur perpetuo erit anima absque corpore. Cum igitur perpetuo ma-
neat, oportet eam corpori iterato coniungi, quod est resurgere. Immortalitas igitur animarum exigere videtur re-
surrectionem corporum futuram.
167. Le purgatoire, dont Jacques LE GOFF situe la «naissance» au XIIe siècle (Paris 1981), n’est
pas, à vrai dire, une invention de cette époque, mais une nouvelle prise de conscience d’une croyan-
ce aussi vieille que l’Ascension; cf. TROTTMANN, La vision béatifique, pp. 802 sq. qui voit dans ce
triomphe de l’idée du purgatoire une confirmation des tendances individualistes et spiritualistes
dans l’eschatologie scolastique. BYNUM, Resurrection, pp. 280 sq.: «Purgatory reinforced rather than
undercut age-old concerns with reward and punishment».
168. IV Sent. 44, 2 sol. 4 ad 3.
169. Summa contra gentiles III 25: Est igitur ultimus finis totius hominis et omnium operationum et de-
sideriorum eius, cognoscere primum verum, quod est Deus.
170. De Genesi ad litt. XII 35 (CSEL 28. 2), 432-433: minime dubitandum est et raptam hominis a
carnis sensibus mentem et post mortem ipsa carne deposita ... non sic videre posse incommutabilem substantiam,
ut sancti angeli vident, ... quia inest ei naturalis quidam adpetitus corpus administrandi: quo appetitu retar-
datur quodammodo, ne tota intentione pergat in illud summum caelum, quamdiu subest corpus, cuius admi-
nistratione appetitus ille conquiescat.
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le sens commun au moyen âge 569

attention dans ce plus haut ciel ...». Cet appétit comblé, rien n’empêche
plus cette intentio ou attention. Thomas, en revanche, met l’accent sur la
perfection substantielle de la vision béatifique par la présence du corps: ne-
cessitas resurrectionis est ad consequendam ultimam perfectionem171. Avant la ré-
surrection l’âme reste imparfaite parce qu’elle n’a son corps qu’en puissan-
ce, «endormi» sous terre, radicaliter, comme la racine d’une plante dans
l’attente du printemps172.
Ces axiomes, dont le prétendu naturalisme et formalisme logique seront
d’ailleurs mis à mal par différents courants mystiques de la fin du Moyen
Âge173, ne servent, à vrai dire, que de cadre général à des considérations à
la fois plus osées et plus concrètes. De quelle qualité sensitive seront les
perceptions, passions et joies de l’homme ressuscité? Très curieusement
Thomas applique à ce problème les idées mêmes d’Aristote sur la hiérar-
chie des sens. Toutes les puissances psycho-physiologiques, tous les organes
et membres du corps (le sexe lui-même174) contribuent à la complétude de
cet homme enfin parfait, plus accompli encore qu’Adam avant la chute.
Mais, dans cette perfectio corporis, partie consubstantielle de la béatitude,
quelques fonctions restent seulement virtuelles, d’autres actives, et cela se-
lon un critère simple et contraignant: tout ce qui se rapporte à la vie éter-
nelle persiste, tout ce qui n’a servi que de remède contre la contingence et
la corruption de la vie terrestre (medicinae contra defectum) est inutile et
«désactivé», pour utiliser le langage des informaticiens175. Des cinq sens,
seul le toucher (et donc également le goût, ce «toucher lingual») disparaît,
car, toujours selon Aristote, son excellence spécifique consiste à garantir la
subsistance, soit par la sexualité orientée vers la procréation (usus proportio-
natus generationi), soit par la nourriture. Il est donc superflu dans la vie éter-
nelle176. Un autre argument contre sa persistance chez les ressuscités est la

171. IV Sent. 44, 1, 3 sol 4. Pour cette comparaison cf. HOYE, Actualitas, pp. 205 sq.; cf. égale-
ment IV Sent. 44, 2, 1, sol. 3, ad 4: quia Deus apprehenditur a sanctis ut ratio omnium quae ab eis agen-
tur vel cognoscentur, ideo occupatio eorum circa sensiblia sentienda, vel quaecumque alia contemplanda vel agen-
da, in nullo impediet divinam contemplationem, nec e converso.
172. Summa theol. I-II 67, 1, ad 3: ante resurrectionem partes irrationales non erunt actu in anima, sed
solum radicaliter in essentia ipsius. De anima 19, ad 2: hiusmodi potentiae dicuntur in anima separata re-
manere ut in radice, non quia sint actu in ipsa, sed quia anima separata est talis virtutis ut si uniatur cor-
pori iterum potest causare has potentias in corpore, sicut et vitam.
173. Voir Richard CROSS, Duns Scotus, Oxford 1999, pp. 78 sqq.
174. Voir chez HOYE, Actualitas, pp. 221-232, le surprenant chapitre «Sex in heaven».
175. Cf. Summa contra gentiles IV 83; IV Sent 44, 1, 3, sol. 4 ad 4; In VII Eth., 1, 14, N° 1525
sq.; HOYE, pp. 225 sq.
176. Quaest. disp. de malo (ed. Marietti 1949) 15, 2 ad 18; cf. HOYE, pp. 223 sq.
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570 entre histoire et littérature

contradiction que représenterait, dans le «corps spirituel» paulinien, un


organe destiné au contact immédiat avec la matière. Les autres sens sont,
sur terre déjà, capables de sensations spirituelles d’objets distanciés, parce
que leur rapport avec eux est «intentionnel», non «matériel», qu’il ne se
produit donc aucune altération de l’organe. «L’œil voyant du blanc ne de-
vient pas blanc». Les «corps glorieux», a fortiori, ne ressentent que «l’in-
tention de la qualité et non la qualité elle-même»177. Mais cette percep-
tion est nécessairement plus parfaite, plus affinée que sur terre. «Dans les
corps glorieux, l’odorat connaîtra non seulement les plus exquises des
odeurs, mais distinguera aussi les moindres nuances parmi elles»178. Il y a
donc delectationes corporales, soit par les qualités des objets sensibles, soit par
l’exercice et la conscience d’un corps parfait, ce qui est un bonum corporale
dans l’âme même. Beatitudo tunc erit non solum in anima, sed etiam in corpore
... Anima non solum gaudebit de bono proprio, sed etiam de bono corporis179. La
thèse spiritualiste: beatitudo non consistit in corporalibus, est rangée parmi les
objections relativisées180:«Augustin cite… les mots de Porphyre: “pour
que l’âme soit heureuse, il faut fuir ce qui est corporel”. Mais ceci est in-
admissible. Car, puisqu’il est dans la nature de l’âme d’être unie à un corps,
il n’est pas possible que la perfection de l’âme exclue ce qui lui est une per-
fection naturelle».
Le problème le plus épineux qui se pose alors est celui de la vision béa-
tifique de «l’Esprit infini et incréé» par la créature composée de chair et
d’esprit. Dans l’essentiel, la solution proposée par Thomas rejoint, il est
vrai, celle d’Augustin, répandue depuis Pierre Lombard: l’âme, enfin maî-
tresse d’un corps qui n’a été sur terre qu’un corpus animale, le rendra entiè-
rement spirituale181. Avant la béatitude, «dans cette vie imparfaite, l’intel-

177. IV Sent. 44, 2 a 1, sol 3: sensus corporum gloriosorum erit per susceptionem a rebus quae sunt extra
animam. Sed sciendum est quod organa sentiendi immutantur a rebus ... dupliciter: immutatione naturali ...
sicut manus fit calida et adusta ex tactu rei calidae… immutatione spirituali: quando recipitur qualitas sen-
siblis ... secundum esse spirituale, idest species sive intentio qualitatis, et non ipsa qualitas, sicut pupilla reci-
pit speciem albedinis et tamen ipsa non efficitur alba ... Unde ista [prima] immutatio non erit in corporibus
gloriosis, sed secunda ... quae per se facit sensum in actu, et non immutat naturam recipientis.
178. Ibid., sol. 4 ad 3: Sed in corporibus gloriosis erit odor in ultima sua perfectione ... et sensus odora-
tus in sanctis ... cognoscet non solum excellentias odorum ... sed etiam minimas odorum differentias.
179. IV Sent. 49, 1, 4 sol 1.
180. Summa theol. I-II 4, 6 obi. 1 et resp.: Unde Augustinus 12 de civit. Dei, cap. 26, in princip. in-
troducit verba Porphyrii dicentis quod ad hoc quod sit beata anima, omne corpus fugiendum est. Sed
hoc est inconveniens. Cum enim naturale sit animae corpori uniri, non potest esse quod perfectio animae natu-
ralem eius perfectionem exludat.
181. Summa contra gentiles IV 86: Spirituale quidem corpus resurgentis erit: non quia sit spiritus, ut qui-
dam male intellexerunt ... sive aer aut ventus, sed quia erit omnino subiectum spiritui; sicut et nunc dicitur co-
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le sens commun au moyen âge 571

lect a besoin des sens, car nous ne pouvons penser sans images, comme dit
Aristote». (Pour Thomas, les cinq sens spirituels sont indispensables à la
contemplation, et celle-ci anticipe la béatitude182). «Dans la parfaite béati-
tude, qui est attendue après la résurrection, ainsi que l’explique saint Au-
gustin, la béatitude de l’âme refluera pour ainsi dire sur le corps et sur les
sens corporels pour rendre leurs activités plus parfaites ... Mais, dans cet
état, l’activité par laquelle l’esprit de l’homme sera uni à Dieu ne dépendra
pas des sens». Car, ceux-ci sont enveloppés ou absorbés par l’âme dans une
chair tout autre, un corps transfiguré. C’est l’inversion de l’épistémologie
naturelle: sur terre, l’intellect dépend des sens, du «sens commun» et de la
conversio ad phantasmata, et la partie inférieure contribue à parfaire la partie
supérieure; «la béatitude parfaite, par contre, parfera tout l’homme grâce à
une répercussion de la partie supérieure sur la partie inférieure»183.
Thomas ne se contente pas de ce lieu commun scolastique, qui se re-
trouve d’ailleurs uniquement dans la Somme théologique. Il examine éga-
lement la possibilité que les sens corporels, outre leur fonction de parfaire
l’intégralité de la personne, puissent contribuer à la joie de la connaissan-
ce divine. Ses réponses se rapprochent plutôt de la spiritualité patristique
et monastique. Tout comme Grégoire le Grand, il récuse le malentendu de
quidam, qui croient que le «corps spirituel» est un «esprit ou de l’air ou du
vent»; ce vrai corps est spirituel parce que «sujet à l’esprit»184. Si les corps
glorieux sont appelés «impassibles», cela «n’exclut pas la passion dans
l’ordre des sens; car ils se servent des sens pour la jouissance de ce qui ne

pus animale, non quia sit anima, sed quia anmalibus passionibus subiacet, et alimonia indiget. – Summa
theol. I-II 3, 3, 1: Videtur quod beatitudo consistat etiam in operatione sensus. Nulla enim operatio invenitur
in homine nobilior operatione sensitiva, nisi intellectiva. Sed operatio intellectiva dependet in nobis ab opera-
tione sensitiva; quia «non possumus intelligere sine phantasmate» ut dicitur in III de Anima [III 7, 431 a
16] ... Resp. Essentialiter quidem non potest pertinere operatio sensus ad beatitudinem. Nam beatitudo homi-
nis consistit essentialiter in coniunctione ipsius ad bonum increatum, …cui homo coniungi non potest per sensus
operationem ... Possunt autem operationes sensus pertinere ad beatitudinem antecedenter et consequenter… An-
tecedenter quidem secundum beatitudinem imperfectam, qualis in praesenti vita haberi potest, nam operatio in-
tellectus praeexigit operationem sensus. Consequenter autem in illa perfecta beatitudine ..., quia post resurrec-
tionem «ex ipsa beatitudine animae», ut Augustinus dicit in epist. ad Dioscurum [Ep. 118. 3, PL 33, col.
439; cf. supra, n. 142], «fiet quaedam refluentia in corpus et sensus corporeos ut in suis operationibus perfi-
ciantur» ... Non autem tunc operatio qua mens humana Deo coniungitur, a sensu dependebit ...
182. Voir plus haut ch. III 1, et VON MOOS, Attentio, pp. 99-104 sur sa théorie de la prière af-
fective.
183. Summa theol. I-II 3, 3, ad 3: dicendum quod in perfecta beatitudine perficitur totus homo, sed in in-
feriori parte per redundantiam a superiori. In beatitudine autem imperfecta praesentis vitae e converso a perfec-
tione inferioris partis proceditur ad perfectionem superioris.
184. Summa contra gentiles IV 86, cité dans la n. 181.
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572 entre histoire et littérature

répugne pas le statut de l’incorruptibilité»185. Il explique ainsi le verset de


Job: visurus sum ego ipse ... et non alius: «pas seulement mon âme, mais moi-
même, qui subsiste corps et âme». Oculi mei conspecturi sunt signifie: «non
pas que mes yeux verront l’essence divine, mais mes yeux verront Dieu fait
homme et ils verront également la gloire de Dieu resplendissant dans sa
créature»186. Ce petit commentaire de Job contient tout ce qui sera en jeu
dans le futur conflit autour de la vision béatifique: l’essence de Dieu est
vue par l’intellect dès le requiem interim; mais dans l’ultime perfection, ce
sont des yeux plus «complets», spirituels autant que corporels, qui voient
l’humanité du Christ et, puisque toutes les créatures individuelles sont
transcendantalement contenues en Dieu187, la visio beatifica sera aussi la re-
connaissance de tous les êtres aimés; unumquodque, inquantum amatur, effi-
citur delectabile188.

3. Il faut le répéter: ces pensées ne sont ni les plus connues ni les plus
représentatives de la théologie scolastique du XIIIe siècle et elles ne sont
pas développées systématiquement dans un traité sur la résurrection, mais
dispersées à travers l’œuvre de l’Aquinate, ce qui explique certaines contra-
dictions189. La tendance générale, au contraire, néglige de plus en plus la

185. Ibid.: Impassibilitas non excludit ab eis passionem quae est de ratione sensus: utentur enim sensibus
ad delectationem secundum illa quae statui incorruptionis non repugnant.
186. Expositio in Job (ed. Vives, vol. 18), XIX lect. 2: «Quem visurus sum ego ipse», quasi dicat: Non
solum anima mea Deum videbit, «sed ego ipse», qui ex anima et corpore subsisto. Et ut ostendat quod illius vi-
sionis etiam suo modo erit particeps corpus, subiungit: «Et oculi mei conspecturi sunt»: non quia oculi corporis
divinam essentiam sint visuri: sed quia oculi corporis videbunt Deum hominem factum, videbunt etiam gloriam
Dei in creatura refulgentem.
187. Cf. HOYE, Actualitas, pp. 217-219 sur De anima 20c; II Sent. 3, 3, 3 ad 1; De veritate 2, 6;
10, 5; Summa theol. I 86, 1. Ces passages montrent bien que toute la psychologie du De anima d’Aris-
tote est utilisée pour expliquer la perception enfin parfaite des sensibles individuels, dans un au-
delà peuplé de créatures renouvelées.
188. Summa theol. I-II 31, 6 c.
189. Sur l’ambivalence de Thomas, oscillant entre le mépris néoplatonicien des sens et l’aristo-
télisme épistémologique, cf. Estanislao ARROYABE, Das reflektierende Subjekt, Zur Erkenntnistheorie des
Thomas von Aquin, Francfort 1988, pp. 1-14; selon HOYE, Actualitas, pp. 1-12, 206 sqq., le problè-
me des contradictions s’explique par les différentes phases biographiques du philosophe-théologien.
Selon TROTTMANN, Deux interprétations contradictoires, pp. 368-371, Thomas aurait changé d’avis
entre son commentaire sur les Sentences du Lombard (1253-1256) et la rédaction de la Somme (à
partir de 1265), ce qui expliquerait la position plus spiritualiste de celle-ci, cf. n. 181 (et peut-être
également le peu d’intérêt, signalé plus haut, pour la résurrection). Bien qu’un plus ample traite-
ment de la question se trouve, en effet, dans des œuvres de jeunesse (Summa contra gentiles, In libros
Sententiarum), cette observation ne me semble pas contraignante. Le travail de HOYE montre bien
que d’importantes réflexions sur la résurrection se retrouvent également dans des œuvres de la
même époque ou plus tardives que la Somme (De anima, De potentia, De malo).
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le sens commun au moyen âge 573

résurrection de la chair en faveur d’une béatitude des âmes individuelles


dès la mort, béatitude définie comme connaissance intellectuelle parfaite
de l’essence de Dieu. Ce glissement spiritualiste est à l’origine du célèbre
conflit sur la vision béatifique, déclenché en 1331 par Jean XXII190. Les
problèmes qui, pour de raisons institutionnelles plus que théologiques,
préoccupent ce deuxième pape d’Avignon peuvent se résumer ainsi: À quoi
bon le jugement dernier, si chacun a sa rétribution dès son jugement par-
ticulier? La même cause peut-elle être jugée deux fois? À quoi bon une ré-
surrection qui ne serait qu’une amplification d’une béatitude déjà existan-
te? En quoi ce changement est-il substantiel, et non accidentel? Quand les
bienheureux verront-ils Dieu: dès leur jugement particulier ou après le Ju-
gement dernier avec tous les élus? Jean XXII fit scandale par ses positions
tranchantes191: L’âme purifiée doit se contenter de voir l’humanité du
Christ, elle n’entre pas dans la pleine joie de Dieu sans son corps ni sans
les saints du «corps mystique» (dont le pape reste vicaire sur terre jusqu’à
la fin des temps) et l’avènement de l’empire de Dieu le Père. L’enjeu poli-
tique de ce nouvel argument pour la plenitudo potestatis papale mis à part,
cette théorie reprend la pensée des Pères de l’église et d’un courant mo-
nastique du XIIe siècle, représenté par Bernard de Clairvaux. Les disputes
acharnées qu’elle suscita, envenimées encore par les débats sur la possibili-
té d’un «pape hérétique», montrent bien ce que Christian Trottmann, qui
en retrace l’évolution dans une thèse très fouillée, qualifie de «symptôme
du retour de l’eschatologique refoulé»192. La hiérarchie entre les deux béa-
titudes avait été si subtilement renversée dans la période précédente que la
majorité des théologiens dits «modernes» fut scandalisée par sa réhabilita-
tion. À leurs yeux ce rappel pur et simple de la doctrine «littérale» de la
résurrection détruisait leurs propres efforts pour spiritualiser et individua-
liser la finalité post mortem de l’homme, et enlevait à la pratique pastora-
le l’un des plus puissants moyens de contrôle des fidèles, l’espoir proche et
non différé dans la nuit des temps d’un bonheur surnaturel.

190. TROTTMANN, Vision béatifique, pp. 417-744; IDEM, Facies et essentia, pp. 3-18.
191. M. DYKMANS, Les sermons de Jean XXII sur la vision béatifique, (Miscellanea Historiae Pontifi-
cae 34), Rome 1973. TROTTMANN ne semble pas avoir remarqué que Thomas d’Aquin, dont il fait
un peu le chef de file de la théorie spiritualiste des Dominicains, distingue lui-même très claire-
ment la vision de l’essence de Dieu et la vision de l’humanité du Christ. Mais, tandis que pour Jean
XXII l’ère du corpus Christi mysticum, dont font partie les âmes séparées et leur vision de Dieu res-
treinte à l’humanité du Christ, s’achève par la béatitude parfaite dans l’ère du Père, Thomas attri-
bue la plus grande perfection finale à la vision corporelle du Dieu incarné et du reflet de Dieu dans
toute créature (cf. supra, n. 186).
192. TROTTMANN, Facies et essentia, p. 17.
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574 entre histoire et littérature

En 1336, le cistercien Jacques Fournier, successeur de Jean XXII sous le


nom de Benoît XII, qui avait écrit plusieurs traités sur ce problème des
deux béatitudes et fut probablement élu parce que cela le qualifiait pour
dénouer la crise, promulgua une bulle ou constitution dogmatique Benedic-
tus Deus qui régla définitivement la question193. Il y prend le contre-pied
des thèses de son prédécesseur et affirme que les âmes séparées atteignent la
vision béatifique ou la damnation, immédiatement, et non pas seulement
après le jugement dernier. La vision sera toutefois plus parfaite, à la fin des
temps, grâce à la glorification du corps. En attendant ce moment, l’insatis-
faction de l’âme qui aspire à régir son corps entrave la vision plénière. Ré-
unie avec lui, elle pourra enfin concentrer toute son attention sur Dieu.
La tentative de Jean XXII et de ses défenseurs pour sauver la théologie
augustinienne de la résurrection ne rencontra pas seulement la résistance
de la théologie intellectualiste, dominicaine surtout, qui prônait la vision
béatifique pleine et immédiate avant le Jugement, mais également celle de
la dévotion laïque individualiste et ritualiste. Les mouvements charisma-
tiques des spirituels franciscains, des Bégards et de la devotio moderna, alors
en plein essor, cherchaient à relativiser les valeurs institutionnelles et mé-
diatrices de l’Église au profit de valeurs subjectives, de la conscience pri-
vée, de l’approche directe de Dieu, du «souci de soi» eschatologique, pour
ne pas dire de l’égoïsme sotériologique. Lors de la querelle sur la pauvreté
du Christ, le deuxième pape d’Avignon avait déjà attaqué la position ex-
trême des franciscains spirituels. En rappelant les vertus collectives, so-
ciales, ecclésiales de la seconde béatitude et sa supériorité sur celle des
âmes séparées, il s’aliéna, non seulement des exaltés, mais une bonne par-
tie de la société cléricale et laïque de tous rangs. Son combat pour le bonum
commune final de l’Église, auquel s’opposaient, et l’intellectualisme théolo-
gique, et l’individualisme dévotionnel, était perdu d’avance194.
Ce n’est pas sur cet aspect négatif que je voudrais terminer. Trottmann
compare attentivement le texte officiel de Benedictus Deus avec les vues ex-

193. IDEM, Vision béatifique, pp. 745-812.


194. Il serait intéressant de comparer ce conflit sur les deux eschata avec la crise politique et ec-
clésiale du «bien commun» qui oppose à la même époque des courants collectivistes et individua-
listes de plus en plus exacerbés; cf. P. VON MOOS, «Public» et «privé» à la fin du Moyen Âge: Le
«bien commun» et «la loi de la conscience», supra, pp. 471-510. J’y ai noté (pp. 491 sq.) qu’au
point de vue sotériologique, cette crise anticipe la célèbre controverse sur le «pur amour» du XVIIe
siècle. Comme la justification individuelle devient alors la raison d’être normale du christianisme,
la thèse extrême du sacrifice de la béatitude personnelle au nom de plus hautes valeurs commu-
nautaires pourrait s’expliquer comme réaction et recours aux sources du «sens social» paléochrétien.
15-sens commun 9-09-2005 10:38 Pagina 575

le sens commun au moyen âge 575

primées par le cistercien dans ses traités antérieurs à sa bulle pontificale, et


y constate la suppression de tous les points précédemment soutenus par Jean
XXII sur la dimension collective et ecclésiale de la communion des
saints195. Dans sa bulle, Benoît XII se plie prudemment à «l’individualisme
d’une scolastique prête à attribuer aux âmes leur béatitude essentielle dès le
jugement particulier»196, mais dans son œuvre théologique, qui est en
quelque sorte l’aboutissement de longs débats et de réflexions antérieures
sur le sujet, il développe plusieurs arguments en faveur de l’intensification
de la vision béatifique. L’un d’entre eux, assez original, bien qu’inspiré par
Augustin et Bernard de Clairvaux, se rapporte justement à ce que nous
avons appelé le sensus communis social197: dans la vie nous souffrons de ne
connaître que les apparences d’autrui, de ne pas pouvoir pénétrer les «secrets
du cœur», visibles à Dieu seul «qui scrute les reins». Nous ignorons les mé-
rites et les démérites de chacun; la justice de la prédestination nous est in-
compréhensible. Les desseins insondables de Dieu nous font même souvent
paraître les destinées humaines injustes et absurdes (en particulier celles des
nouveaux-nés morts non-baptisés)198. Or, ces énigmes, qui suscitent une cu-
riosité légitime, ne sont pas abolies par la vision béatifique des âmes sépa-
rées puisque même les anges ne peuvent les résoudre. C’est seulement le jour
du Jugement, quand le grand Livre de la prescience sera ouvert, que tous les
élus se verront simultanément tels qu’ils sont et comprendront la justice du
jugement dernier, le sort des «deux cités» de l’humanité et le sens de l’his-
toire tout entière. «Ils n’auront plus à s’instruire mutuellement», parce
qu’ils seront illuminés directement par Dieu qui rendra visible et public ce
qui avait été caché jusqu’alors. Il y aura donc une intensification de la béa-
titude grâce à la connaissance totale et immédiate des choses humaines199.
Si l’on s’en tient plutôt à la large sémantique romaine du mot clé que nous

195. TROTTMANN, Vision béatifique, pp. 772 sq., 795, 798-802; IDEM, Facies et essentia, p. 11.
196. IDEM, Vision béatifique, p. 810.
197. Ibid., pp. 750-757, 766-772, 822 sq. avec des extraits du traité inédit de Jacques Fournier
De statu animarum sanctorum ante generale iudicium (ms. Vat. Lat. 4006).
198. Cf. P. VON MOOS, Occulta cordis, infra, pp. 579-610, et bibliogr. N° 93 et 98.
199. La curiosité et le besoin d’un tel savoir universel sont attestés par toute la littérature sur
les apparitions et visions de l’au-delà, qui cherche à dévoiler du moins une partie des destins éter-
nels, malgré la réticence des théologiens, dans la tradition augustinienne en particulier, à accepter
l’objectivité de tels dévoilements; cf. Jean-Claude SCHMITT, Les revenants. Les vivants et les morts dans
la société médiévale, Paris 1994, pp. 31-49. À l’analyse théologique de la doctrine de Jacques Four-
nier sur l’invisibilité de la prédestination avant la parousie, on peut comparer l’ambition poétique
de Dante d’anticiper le Jugement par sa fresque totale de l’au-delà; cf. Jérôme BASCHET, Les justices
de l’au-delà, Rome 1993, pp. 477-479.
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576 entre histoire et littérature

venons d’analyser qu’au sens restreint de l’aisthesis aristotélicienne, on


n’hésitera pas à qualifier cet ultime apogée de la connaissance de sensus com-
munis des saints. La citation de Sénèque que j’ai mise en exergue peut ain-
si préfigurer celle d’Augustin sur laquelle j’aimerais terminer200: Commu-
nis est omnibus veritas. Non est nec mea, nec tua; non est illius aut illius; omnibus
communis est.

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200. Enarr. in ps. 103, s. 2, 11; sur le concept spirituel de «public et privé» voir aussi De Trin. XII
10, 15 et Conf. XII 25, 34; cf. MADEC, pp. 543 sqq., 566 sq. Pour le sens non-technique de sensus com-
munis voir n. 70-74. L’ambivalence qui règne dans tout l’exposé eschatologique d’Augustin sur la fonc-
tion des sens corporels après la résurrection peut permettre (malgré l’avertissement de MADEC) un pru-
dent rapprochement du «sens intérieur» (sc. commun/synesthétique) et du «sens de l’homme inté-
rieur» (sens spirituel), dont l’objet, par définition, ne peut être que commun et partagé.
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16. OCCULTA CORDIS.


CONTRÔLE DE SOI ET CONFESSION AU MOYEN ÂGE*

I. FORMES DU SILENCE

Les recherches sur le dialogue au Moyen Âge1, tel qu’il est prôné par la
littérature didactique relative aux bonnes manières, montrent à quel point
sa conception est dominée par un scepticisme linguistique singulier. Ce
scepticisme n’est guère comparable à la tendance moderne, toute désabu-
sée et élitiste, qui consiste à refuser le “bavardage universel” pléthorique;
il semble plutôt précéder toute interaction et dénoncer une méfiance fon-
damentale à l’égard de l’herméneutique intersubjective. Puisque ce thème,
que l’on pourrait aussi nommer la supériorité absolue du silence sur le ver-
be, ne constitue que l’arrière-plan de l’étude qui suit, je me bornerai à en
ébaucher rapidement les grandes lignes.
Depuis le début du Moyen Âge, nous pouvons distinguer deux modèles
de silence normatif: celui de l’ascèse monastique, et celui de la prudence
stratégique prisée dans l’aristocratie laïque et cléricale. Ces deux modèles
de comportement s’opposent diamétralement à l’idéal antique de “l’huma-
nité” et de son synonyme “l’urbanité”, à cette culture de convivialité spon-
tanée, gratuite et désintéressée, qui règne par exemple dans les entretiens
cicéroniens de Tusculum, et qui n’est pas encore éteinte dans ceux du jeu-
ne Augustin et de ses amis de Cassiciacum. Elle réapparaîtra après une
longue éclipse chez Pétrarque. Il est curieux de noter que le premier théo-
ricien de cette culture raffinée de la causerie à bâtons rompus en est en

* Version remaniée de l’article paru en deux parties dans Médiévales 29 (1995), pp. 131-140 et
ibid. 30 (1996), pp. 117-137 [Autor. Presses Universitaires de Vincennes].
1. Cf. P. VON MOOS, “Le dialogue latin au Moyen Âge”, dans ce volume, supra, N° 9; ID., “Zwi-
schen Schriftlichkeit und Mündlichkeit: Dialogische Interaktion im lateinischen Hochmittelalter”,
Frühmittelalterliche Studien 25 (1991), pp. 300-314; ID., “L’ars arengandi italienne du XIIe siècle. Une
école de communication”, dans ce volume supra, N° 10.
16-occulta cordis 9-09-2005 10:38 Pagina 580

580 entre histoire et littérature

même temps le dernier: au IVe siècle, le rhétoricien Jules Victor, s’inspi-


rant de Cicéron, écrit ses chapitres sur la conversation et la lettre privée en
prenant soin de distinguer les formes du discours associatif, donc essen-
tiellement a-rhétorique, de toute composition oratoire préméditée2. Il est
le seul à aborder cette forme de discours avant les Castiglione, Sigonius ou
Guazzo aux XVe et XVIe siècles. La chouette de Minerve se lève tard: la
théorie de ce qui va de soi s’épanouit quand la pratique ne va plus de soi.
Peu après Jules Victor, dans cette période de transition qu’Eric Dodds
appelle “l’âge de l’anxiété”3, l’on voit s’établir des couvents qui jouent le
rôle d’abris ou à de refuges contre la crise ambiante de l’Empire romain et
imprègneront longtemps le monachisme et la religion par leur program-
me essentiellement ascétique. L’astreinte au silence y fait partie d’une mé-
thode de mortification globale, visant surtout à déshabituer les moines de
leurs styles de vie antérieurs, à les dégoûter du luxe d’une civilisation
conviviale occupée de “futilités” comme l’élégance et l’humour de la
conversation. L’application de cette nouvelle discipline se substitue au but
premier d’éducation religieuse ou mystique4. Dès le début cependant, son
radicalisme est l’objet de critiques, tant païennes que chrétiennes, repro-
chant aux moines leur isolement “inhumain” ou sauvage, leur égoïsme in-
solent et leur pure virtuosité ascétique. Dans ces exercices d’endurcisse-
ment, le silence peut en effet devenir un but en soi. L’ascèse, prenant la re-
lève du martyre des premiers siècles sous le nom métaphorique de “mar-
tyre quotidien” manifeste une volonté d’accomplir des “records” d’abnéga-
tion héroïque5. Le silence n’y a donc pas nécessairement le caractère initia-
tique qu’il a dans d’autres religions, qui exigent le sacrifice de la langue en
présence de l’arcane. Dépourvu de contenu et de mystère, il n’est plus que
le signe d’une brillante technique de mortification, d’un accomplissement
quasi sportif.
Un deuxième type de silence, qu’il vaut mieux appeler stratégique que
profane, a, malgré son origine aristocratique, pénétré l’éthique de toutes les
couches sociales cultivées du Moyen Âge. Il est déjà l’objet du manuel sco-
laire des Disticha Catonis, qui, depuis l’antiquité tardive, est la base de tou-

2. Éd. C. HALM, Rhetores latini minores, Leipzig 1868, pp. 446-447.


3. E. R. DODDS, Pagan and Christians in an Age of Anxiety, Cambridge 1965.
4. Cf. F. PRINZ (éd.), Mönchtum und Gesellschaft im Frühmittelalter, (Wege der Forschung 312),
Darmstadt, Wissensch. Buchgesellschaft 1976, pp. 151-160, 450-460.
5. Cf. G. BAUER, Claustrum animae, Untersuchungen zur Geschichte der Metapher vom Herzen als Klos-
ter, München, Fink 1973, pp. 70-83.
16-occulta cordis 9-09-2005 10:38 Pagina 581

OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 581

te éducation élémentaire, le livre le plus répandu du Moyen Âge après la


Bible, bien que curieusement rebelle à tout effort de révision ou de réin-
terprétation chrétiennes6. Les Disticha, comme tant d’autres textes didac-
tiques qui en dépendent – livres de proverbes, institutions pour novices,
“disciplines” pour étudiants, miroirs des princes et introductions à la vie de
cour, etc. – ne font que décliner une seule règle: l’homme doit rester sur ses
gardes, surtout quand il ouvre la bouche. Car il est dangereux de laisser les
mots s’échapper de la forteresse. Parler pourrait donner prise à l’adversaire
et exposer à des retours de “boomerang”. Le silence est donc d’une égale im-
portance dans cette tradition. Mais ce n’est pas un silence vide, pratiqué
pour l’accomplissement de soi ou la “virtuosité religieuse”, c’est un silence
dissimulant un contenu. Ce qu’il faut cacher, dans l’optique de ces manuels
de conduite sociale, c’est le Moi intime, cet être vulnérable, désarmé, nu et
perdu, exposé aux intempéries de la jungle humaine. Sa défense, sa cape qui
le rend invisible, s’appelle l’honneur, la dignité ou la bonne renommée (ho-
nestas, honor, dignitas, fama). Dès la prime enfance l’homme doit apprendre
l’art de se faire valoir, en se moulant dans un rôle, dans une persona respec-
table. Il ne peut commettre de pire faute que de se confier trop vite à au-
trui. La méfiance est surtout recommandée à l’égard des femmes et des faux
amis, qui, une fois franchi le seuil de la forteresse intérieure, y font fonction
de cheval de Troie. Rester sur ses gardes, regarder à deux fois avant d’ap-
procher l’autre, savoir dissimuler et simuler en connaissance de ses propres
faiblesses, ce sont les maximes les plus souvent répétées dans cette littéra-
ture pédagogique, qui ne se tarira pas au seuil des temps modernes, mais
connaîtra une belle postérité dans les innombrables traités de “l’homme de
cour”. C’est en effet un phénomène de “la très longue durée”. Par leurs ac-
cents paranoïaques, ces manuels se rattachent à cette angoisse de l’Antiqui-
té tardive qui est également à la base du modèle ascétique de la fuite du
monde. Dans ces documents d’éducation élémentaire du Moyen Âge, il n’y
a pas trace de cette conception moderne ou post-rousseauiste qui passe pour
simplement chrétienne, et qui assimile l’amour du prochain à la confiance
en l’autre. La guerre y reste la mère de toute chose, comme la ruse est la
mère de toute sagesse.
Les deux enseignements, celui de l’ascèse monastique et celui de la pru-
dence mondaine, tout différents qu’ils soient, ont en commun l’idéal d’un
homme entièrement contrôlé, qui bride sa langue, et qui, selon un stéréo-

6. Cf. R. HAZELTON, “The Christianization of Cato”, Medieval Studies 19, 1957, pp. 157-173.
16-occulta cordis 9-09-2005 10:38 Pagina 582

582 entre histoire et littérature

type répandu, se distingue essentiellement de l’enfant et de la femme, de


ces êtres spontanés, babillards et incapables de retenue. Toute la pédagogie
médiévale, tant religieuse que profane, exalte le silence pour lui-même, ou
comme arrière-fond d’une parole prudente. Ce n’est pas par hasard qu’une
abondante littérature traite spécialement des “péchés de la langue”7. Le si-
lence devient le fondement de toute vertu sociale: Virtutem primam esse puta
compescere linguam. “Pense que la première vertu consiste à maîtriser la
langue!” (Distica Catonis I 3).
Or, du poids normatif du silence dépendent nos questions sur le secret.
Au Moyen Âge le seuil de la honte qui sépare la sphère du privé et du pu-
blic se situe probablement à un niveau bien plus élevé qu’aujourd’hui, où
chacun peut mettre ses expériences intimes à la disposition du voyeurisme
général. À cet égard du moins, la thèse de Norbert Elias sur le “processus
de la civilisation” – se développant de la liberté médiévale à la pudibon-
derie et au “self-control” moderne – devrait être sérieusement reconsidé-
rée, parce qu’Elias commence son étude au XIVe siècle, époque déjà pré-
moderne sous beaucoup d’aspects, et néglige quasi totalement le millénai-
re précédent8. On pourrait au contraire risquer l’hypothèse que le Moyen
Âge connaît une forme toute particulière de contrainte et même de vio-
lence, qui consiste à manipuler le secret de l’homme singulier, sa propre
identité, son talon d’Achille. Les stratégies de précaution et d’autodéfense
que recommandent nos manuels de bienséance ont toutes pour objectif de
protéger le Moi contre le danger d’être démasqué et ridiculisé. L’exemple
célèbre de Pierre Abélard montre bien à quel point un simple acte de ven-
geance privée pouvait anéantir la persona, confondre la respectabilité d’un
homme publique. Sa castration a dû vivement et longtemps impressionner
l’opinion du Moyen Âge, d’une façon qui dépasse de loin le fait divers lui-
même, comme le symbole de la chute d’un héros dans l’ignominie. Aussi,
dans l’Historia calamitatum, l’événement prend-il les couleurs d’un trauma-
tisme insupportable causé par la honte d’une mise à nu du Moi intime. Ce

7. Cf. C. CASAGRANDE - S. VECCHIO, I peccati della lingua, Disciplina ed etica della parola nella cul-
tura medioevale, Roma, BB, 1987.
8. Cf. N. ELIAS, Der Prozess der Zivilisation, 2 vols., Frankfurt a.M. 1977, pp. 158-159; H. P.
DUERR, Der Mythos vom Zivilisationsprozess, Frankfurt a.M. 1988; P. GLEICHMANN (éd.), Materialien
zu Norbert Elias’ Prozess der Zivilisation, Frankfurt a.M., stw 233, 1977; R. BRANDT, Enklaven – Exk-
laven, Zur literarischen Darstellung von Oeffentlichkeit und Nicht-Oeffentlichkeit im Mittelalter, München,
Fink 1993, pp. 117-126. [Ce problème est repris dans mon article sur le faux pas de 1999, cf. bi-
blio., N° 80].
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 583

dommage moral est ressenti comme incomparablement plus douloureux


que le dommage physique. L’épisode permet d’ailleurs un curieux rappro-
chement entre les deux formes de protection du Moi, l’une monastique,
l’autre sociale, puisque Abélard est, par la suite, entré dans le couvent de
St-Denis, non pour des raisons religieuses, mais pour y cacher sa honte9.

Il y a plusieurs chemins conduisant à la compréhension historique du se-


cret de l’identité du Moi, si précieux et menacé. Je n’en choisis qu’un, ce-
lui indiqué par le titre de cet article. Occulta cordis, arcana cordis, secreta cor-
dis sont des termes établis de la littérature patristique et médiévale pour
désigner la non-transparence de l’âme pour autrui10. Ils se réfèrent tous à
l’idée biblique que Dieu seul peut voir l’intérieur de l’homme, selon le
mot du livre de la Sagesse 1. 6: (Deus) examinator cordium, scrutator renum;
“Dieu est le sondeur des cœurs et le scrutateur des reins”. Abélard résume
succinctement ce principe par11: soli Deo corda et cogitationes pate<a>nt,
“pour Dieu seul les cœurs et les pensées sont manifestes”, principe à pre-
mière vue anti-psychologique. Il met l’accent soit sur un secret que person-
ne ne doit connaître parce qu’il ne regarde que Dieu, soit sur un mystère que
personne ne peut connaître puisque Dieu seul en a la clé. L’exégèse porte sur
le péché de curiosité et interdit d’ouvrir témérairement ce que Dieu a ca-
ché aux yeux des hommes. L’âme fait partie de ces régions défendues, com-
me la magie ou l’astrologie, où l’on n’entre que par transgression. Elle est
donc tabou. Pourtant, si l’âme n’est visible que pour Dieu, les anges et les
saints, certains signes la rendent néanmoins partiellement déchiffrable ou
lisible aux hommes. Tous les esprits, selon leur degré d’intelligence, peu-
vent l’interpréter, la reconstruire, donc lui rendre une transparence relati-
ve en bien ou en mal. Le maître le plus astucieux, le plus prompt et zélé
dans cet art de l’interprétation ou de la conjecture psychologique, c’est
l’ange déchu, Satan, bien que lui non plus n’ait pas accès direct à la vision
du cœur et reste donc confiné à des duperies herméneutiques.

9. Cf. M. McLAUGHLIN, “Abelard as Autobiographer”, Speculum 42, 1967, pp. 463-488, surtout
pp. 474 sq.; A. J. GURJEWITSCH, Das Individuum im europäischen Mittelalter, München, Beck 1994,
pp. 171-183.
10. Cf. L. J. FRIEDMAN, Occulta cordis, Romance Philology 11, 1957, pp. 103-119.
11. Sic et non, éd. B. B. BOYER - R. McKEON, Chicago-London 1976, p. 91, l. 45.
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584 entre histoire et littérature

Or, le cœur est également la scène et l’acteur principal d’une “psycho-


machie” de puissances: il peut devenir le “temple du Saint Esprit” ou le
bouge des démons, sans être pour autant un simple récipient, le jouet pas-
sif de forces étrangères12. Son secret, ou plutôt son mystère le plus profond,
se trouve dans la destination éternelle de l’âme que, Dieu excepté, person-
ne ne peut prévoir, et dont chacun est néanmoins personnellement respon-
sable. Aron Gourevitch se sert de la formule de “l’individu ineffable” pour
démontrer que le Moyen Âge ne dispose pas encore de concept pour dési-
gner l’entité personnelle13. C’est l’exagération d’une idée juste: le centre de
l’unicité individuelle passe pour caché, mais non pour inexistant. Il dépas-
se l’entendement humain; il est indicible, et ceci précisément à cause de son
caractère eschatologiquement dramatique. Formulons-le dans les termes de
la doctrine augustinienne de la prédestination, dont Kurt Flasch a fait une
pénétrante analyse dans son livre La logique de la terreur14: l’âme singulière
de l’homme se débat et s’angoisse sa vie durant dans ce “for intérieur”, dé-
sireux sans certitude aucune d’appartenir à la “Cité de Dieu” qu’habitent les
très rares élus, sachant que la “masse damnée” du commun des mortels fait
partie de la “cité du diable” et ira avec lui peupler l’Enfer. Mais l’homme
ne sait pas et n’a pas même le droit de savoir qui, concrètement, dans cet-
te “cité mixte” de la vie sur terre, appartient à l’un ou à l’autre camp. Dans
cette doctrine rigoureuse, plusieurs fois allégée au cours de sa survie mé-
diévale, se trouve peut-être le pivot de la théorie des “obscurités du cœur”,
qui est avant tout une psychologie du salut. Elle ne se borne cependant pas
à la seule problématique de la prédestination, mais la dépasse dans plu-
sieurs directions pratiques, même en dehors du domaine religieux.
Le secret du cœur est inconnaissable, mais partiellement lisible. La doc-
trine des occulta cordis fait donc partie du modèle général d’une explication
symbolique du monde qui fait correspondre les choses intérieures et in-
abordables et les signes extérieurs et manifestes. “L’homme extérieur” n’est
pas seulement le corps, mais tout ce qui apparaît aux autres; il donne à in-
terpréter des indices, des ombres, des voiles, des miroirs, des fragments,
par lesquels on accède indirectement et partiellement à “l’homme inté-

12. Cf. BAUER, loc. cit. (n. 5), pp. 70-83.


13. A. J. GURJEWITCH,Das Weltbild des mittelalterlichen Menschen, München, Beck, 1982, pp.
327-330; cf. aussi: ID., Das Individuum ... 1994, loc. cit. (n. 9), ch. III.
14. Logik des Schreckens, Augustinus von Hippo, Die Gnadenlehre von 397, Mainz, DVB 1990. [Sur
ce sujet, j’ai nuancé mon appréciation dans mes articles sur la prédestination au Moyen Âge, biblio.,
N° 93 et 98].
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 585

rieur”, qui en serait la lumière, la nudité, le noyau, le Tout d’une réalité


inaccessible en tant que telle. L’exterior homo est le signifiant de l’interior
homo, dont la psyché invisible forme le signifié. Si la relation entre ces deux
entités ne manque pas d’une certaine transparence herméneutique, le de-
gré de cette transparence est une question longuement débattue dans la lit-
térature théologique et philosophique: les réponses optimistes mettent
l’accent sur l’unité et la simultanéité des mouvements psychiques et des ré-
actions extérieures, et les réponses pessimistes conçoivent le corps avant
tout comme l’obscurité de l’âme, obscurité qui, pour Vincent de Beauvais,
peut être si totale15 que l’âme ne s’y reconnaît même plus elle-même. Mais
je passe sur cette question, qui touche à l’immense discussion du Moyen
Âge néoplatonicien sur les relations de l’âme et du corps, pour soulever
quelques conséquences pratiques de la théorie des occulta cordis dont je
viens d’esquisser le fond commun.
Une conclusion littéraire a déjà été tirée de cette valorisation du secret
personnel. Par une sorte de respect antipsychologique, par une sainte horreur
de la transgression qui consisterait à s’arroger le privilège divin de la connais-
sance de l’âme, les écrivains médiévaux, les conteurs et les historiens, se mon-
trent la plupart du temps réticents à décrire les phénomènes psychiques; ils
les donnent à entendre de façon stéréotypée, simple et rudimentaire, pour ne
pas dire primitive, en représentant à leur place des manifestations exté-
rieures, des comportements, des gestes, bref, des actes symboliques16. Dans
notre contexte, une autre observation me semble plus pertinente encore: la
distance intersubjective, la méfiance envers le dialogue spontané, dont nous
avons parlé, s’explique par la crainte que suscite le langage du corps comme
expression involontaire et comme indice plus ou moins déchiffrable de l’âme.
Richard de St-Victor l’exprime clairement17: “Le mouvement du cœur sort
immédiatement et sans contradiction par le mouvement du corps”. De
même, dans les manuels enseignant la prudence, lit-on très souvent, parti-
culièrement dans leurs introductions, qu’il n’est pas donné à l’homme de ca-
cher toutes ses pensées, parce que, par le corps et par son organe le plus sub-
til, la langue, il en émet inévitablement des signes compromettants; c’est
pourquoi les préceptes réunis dans ces livres sont-ils surtout destinés à aguer-
rir le corps et la langue dans l’exercice de la contenance.

15. Speculum naturale, Douai 1624, 26. 70.


16. Cf. FRIEDMAN, loc. cit. (n. 10), pp. 113-115.
17. Benjamin maior, PL 196, col. 97.
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586 entre histoire et littérature

On pourrait s’étonner d’un aspect paradoxal de cette littérature: la gran-


de popularité dont jouissent les maximes stoïciennes sur l’apathie s’y op-
pose à autant de sentences antistoïciennes énonçant la puissance invincible
de la passion. Mais les unes et les autres servent le même objectif d’auto-
protection en inculquant l’impassibilité extérieure et en avertissant des
dangers intérieurs et de la perméabilité du corps. Cette autoprotection
peut même prendre un caractère apotropéique, puisque c’est par les signes
du corps que, mieux qu’aucun ennemi humain, le diable sait pénétrer le
Moi, l’arx mentis17a. C’est la morale qui détermine les règles du maintien.
Comme le corps est autant une voie de sortie qu’une voie d’entrée, il doit
être gardé dans les deux sens: il doit éviter d’exposer le cœur, mais aussi de
l’influencer par ses gestes, qui, tout innocents qu’ils paraissent, peuvent
préparer le péché. Le moine, par exemple, qui jette des regards avides sur
une femme, ou celui qui, affamé, lève les yeux au ciel pour savoir l’heure
solaire, invitent le mal à entrer sous forme de luxure ou de gloutonnerie.
De même, un visage pâlissant ou rougissant peut devenir un aveu invo-
lontaire et justifier la condamnation, car selon le droit romain et la rhéto-
rique médiévale ce “signe” pouvait tenir lieu de preuve; c’était une des
preuves dites “inartificielles”18. Les paroles peuvent tromper; le corps ne
ment jamais.
L’interdépendance psychosomatique radicale du corps et de l’âme, dont
se chargent la médecine et la philosophie morale, est donc une source de
risques incalculables. Selon la doctrine des passions, l’amour et la colère,
pour des raisons physiologiques, ne peuvent être cachés, à moins de possé-
der des forces héroïques et surhumaines: doctrine particulièrement inquié-
tante pour une mentalité foncièrement soucieuse de fortifier l’autoprotec-
tion. Les manuels de bienséance tâchent donc de remédier à cette faiblesse
humaine par l’enseignement de diverses techniques de dissimulation et de
camouflage. Cette littérature véhicule le lieu commun qu’il est plus diffi-
cile de contrôler l’âme qu’une langue déjà entraînée au silence. La maxime
n’est d’ailleurs qu’une variante un peu triviale de la théorie scolastique des
primi motus, des premiers mouvements irrésistibles des affects, théorie selon
laquelle les “suggestions du diable” ne peuvent être repoussées, et que
l’homme n’en est donc pas responsable, pourvu qu’il refuse d’y consentir

17a. Cf. FRIEDMAN, pp. 104-106. À propos de Vincent de Beauvais, Spec. nat., Douai 1624,
XXVI, 70: “Quod [Diabolus] non videt animae interiora”; Jérôme, Comm in Ev. Matth. XV, PL 26,
c. 113; Cassien, Coll. VII 15; Augustin, Retract. II 3o.
18. Cf. H. LAUSBERG, Handbuch der literarischen Rhetorik, vol. 1, München 1960, §§ 358 sqq.
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 587

par la suite19. Ce principe, qui joue un peu, au Moyen Âge, le rôle de notre
“inconscient” actuel, est à l’origine de longs débats sur la nature de ces sug-
gestiones diaboli, sur la délimitation des différents états affectifs primaires,
comme les “fantaisies et pollutions nocturnes” des moines20, la sexualité ju-
vénile crue irrépressible et donc sans péché, l’apport inévitable du plaisir
dans le mariage21 et les méfaits des somnambules22. La formule juridique
necessitas non habet legem, “necessité fait loi”, s’applique à la morale et devient
ainsi l’objet de débats des plus subtils sur les limites de la responsabilité.
Car s’il paraissait évident, malgré l’opinion stoïcienne, que l’homme ne ré-
sistait pas au premier assaut de la passion, personne en revanche ne doutait
de la force de l’intellectus ou de la volonté d’en pouvoir rationnellement re-
pousser et dominer les mouvements ultérieurs. Michel Foucault, écrit à
propos de l’ascèse monastique23: “Tout le travail du moine sur lui-même
consiste à ne jamais laisser engager sa volonté dans ce mouvement qui va
du corps à l’âme et de l’âme au corps et sur lequel la volonté peut avoir pri-
se, pour le favoriser ou pour l’arrêter, à travers le mouvement de la pensée”.
Il ne faut donc pas s’étonner si certains maîtres plus rigoristes de la disci-
pline de l’âme et du corps sont allés jusqu’à recommander des recettes
contre des réactions physiologiques involontaires, comme certains tics, – le
froncement des sourcils, le tremblement des lèvres, le croisement des
jambes, le balancement des pieds, etc. – et même contre les mouvements
du dormeur. Du beau livre de J.-Cl. Schmitt sur “la raison des gestes”24 on
pourrait, dans notre cadre, tirer la conclusion que rien n’est plus suspect
pour le Moyen Âge que la spontanéité, devenue, bien plus tard, une valeur
éminente et un signe de santé psychique. Le modèle stoïcien de l’ataraxie
est par contre revendiqué pour le domaine corporel.

*
19. Cf. R. SCHNELL, Causa amoris, Liebeskonzeption und Liebesdarstellung in der mittelalterlichen Li-
teratur, Bern-München, Francke 1978, pp. 413-430.
20. Cf. P. BROWE, Beiträge zur Sexualethik des Mittelalters, Breslau 1932, pp. 80-90.
21. Cf. D. JACQUART - C. THOMASSET, Sexualité et savoir médical au Moyen Âge, Paris, PUF 1985,
pp. 208-220; J.-L. FLANDRIN, Le sexe et l’Occident, Paris, Seuil 1981, pp. 279-282; P. LEGENDRE,
L’amour du censeur, Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, Seuil 1978, pp. 157-163.
22. G. A BOUREAU, “La redécouverte de l’autonomie du corps: l’émergence du somnambule
(XIIe-XIVe s.)”, Micrologus I: I discorsi dei corpi/Discourses of the Body, Turnhout, Brepols 1993, pp.
27-42; “Pierre de Jean Olivi et le semi-dormeur. Une élaboration médiévale de l’activité incons-
ciente”, Nouvelle Revue de la Psychanalyse 48, 1993, pp. 231-238; “Satan et le dormeur. Une
construction de l’inconscient au Moyen Âge”, Terrains 14, 1991-1993, pp. 41-61.
23. “Le combat de la chasteté”, dans Sexualités occidentales, éd. Ph. ARIES et A. BÉJIN, Communi-
cations 35, Paris, 1982, p. 35.
24. Paris, nrf 1990.
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588 entre histoire et littérature

Des vues synthétiques tirées d’un champ de recherche spécifique25,


telles que celles que je viens d’exposer, risquent de réduire la complexité
d’une époque aussi contradictoire que le Moyen Âge. Pour atténuer ce
risque, je vais les négliger provisoirement, ou plutôt les mettre en symé-
trie avec d’autres vues en apparence synthétiques. J’éviterai ainsi le piège
d’une certaine “histoire des mentalités”, avec laquelle Geoffrey Lloyd vient
“d’en finir”26, parce qu’il la conçoit ou plutôt construit comme celle d’une
même façon de penser et de sentir, monolithique et absolue, afin de mieux
pouvoir la détruire ensuite en lui opposant l’histoire de la pluralité des sys-
tèmes de croyance. Il est vrai que le concept des occulta cordis constitue un
modèle de comportement dominé par le contrôle de soi, qu’il justifie le pa-
raître social, le mimétisme décent, et même un certain manque de sincéri-
té. Mais le revers de la médaille est tout aussi significatif: aucune civilisa-
tion n’a, comme la chrétienne, contribué autant à développer le sens de
l’introspection et de l’auto-analyse. Augustin passe à juste titre pour le
fondateur du genre autobiographique, et l’ouvrage monumental de Georg
Misch27 sur l’autobiographie prouve suffisamment que le Moyen Âge n’a
jamais cessé, même dans ses premiers siècles, plus silencieux à cet égard,
de produire des témoignages individuels souvent dramatiques de ce qui
s’appelait alors la confessio dans un sens très large. À partir du XIIe siècle,
selon l’heureuse expression du Père Chenu28, “l’éveil de la conscience”
prend son essor et les formes et genres littéraires les plus divers viennent
confirmer que l’expression de l’expérience subjective devient un véritable
idéal culturel. Il n’est pas besoin de l’illustrer une fois de plus. Ce déve-
loppement peut être considéré comme la préhistoire du subjectivisme mo-
derne, et l’on peut se demander si la littérature intimiste romantique ou la
psychanalyse auraient jamais vu le jour sans une tradition auto-analytique
aussi profondément enracinée dans notre passé culturel. Il faut donc égale-
ment envisager le secret de l’identité individuelle sous l’angle de ce mo-
dèle apparemment contraire, et peser la relation particulière qui existe

25. Les résultats en seront prochainement publiés dans un livre sur les formes d’interaction à
travers la littérature didactique du Moyen Âge. [Aujourd’hui ce travail est toujours en préparation;
cf. des études préliminaires selon la bibliographie, N° 39, 43, 80, 96].
26. Pour en finir avec les mentalités, Paris, La Découverte 1993. Ce genre de critique semble être
à la mode surtout en-dehors de la France; cf. aussi L. RAPHAEL, Die Erben von Bloch und Febre. “An-
nales”-Geschichtsschreibung und “nouvelle histoire” in Frankreich 1945-1980, Stuttgart, Klett 1994.
27. Geschichte der Autobiographie, 8 vols., Frankfurt a.M. (1907) 31949-1969; cf. Die Autobiogra-
phie, éd. G. NIGGL, (Wege der Forschung 565), Darmstadt, Wiss. Buchgesellschaft 1989.
28. M.-D. CHENU, L’éveil de la conscience dans la civilisation médiévale, Montreal-Paris 1969.
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 589

entre la volonté de manifester et celle d’occulter le Moi; il faut voir les


deux faces de la médaille.

II. FORMES DE LA CONFESSION

Le concept des occulta cordis – l’invisibilité du Moi intérieur comme don-


née ou comme exigence – constitue, au Moyen Âge, un modèle de com-
portement prônant avant tout le silence et le contrôle de soi. Comment le
mettre en relation avec un autre idéal, apparemment contraire, celui de la
confessio, de l’expression sincère des expériences subjectives? Les deux vi-
sions ont au moins un point commun: le “secret du cœur” y a une conno-
tation négative. Ce qu’il faut, soit garder pour soi, soit confesser, ce sont
les faiblesses, souffrances et péchés intimes; et puisqu’il n’y a que Dieu
pour les voir, pour entendre les paroles de plainte ou d’aveu, la dissimula-
tion devant les hommes et la franchise devant Dieu font bon ménage.
Beaucoup de récits historiques, hagiographiques et autobiographiques du
Moyen Âge, en particulier quand ils traitent du deuil, montrent un mo-
dèle de comportement qu’Augustin, le premier, décrit de façon exemplai-
re en évoquant ses sentiments après la mort de sa mère (Confessions IX 12).
Ce modèle consiste dans un mouvement allant d’une radicale maîtrise de
soi en public à l’effusion sans réserve des sentiments dans la solitude:
J’adoucissais une torture que vous connaissez, mais qu’eux ne soupçonnaient pas: ... ils
s’imaginaient que je n’avais pas de chagrin. Mais moi, près de votre oreille, là où nul
d’entre eux ne pouvait entendre, je gourmandais mon cœur d’être si faible, j’essayais de
contenir le flot de ma douleur, je réussissais à le refouler peu à peu; mais il reprenait son
élan sans que cela allât toutefois jusqu’au jaillissement des larmes, ni à l’altération de mon
visage. Je savais, moi, tout ce que je comprimais dans mon cœur ... Puis ce fut l’enterre-
ment. J’y allai; j’en revins sans une larme ... pas même au moment des prières je ne pleu-
rai. Mais pendant toute la journée je sentais dans le secret de moi-même l’accablement de
ma tristesse ... Mais quand j’étais seul au lit ... je sentis la douceur de pleurer, en votre
présence, sur ma mère et pour elle, sur moi et pour moi. Je donnais libre cours aux larmes
que je contenais, je les laissai couler tant qu’elles voulurent.

Outre la motivation d’Augustin – respecter en tant que prêtre la foi des


ouailles –, il y a bien d’autres raisons de refouler les sentiments29; je n’en

29. Je les ai énumérées dans ma thèse sur le deuil et la consolation: Consolatio, 4 vols., München,
Fink 1971-1972.
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590 entre histoire et littérature

voudrais relever que la plus saillante, celle connue sous le nom de la “joie
de cour”.
Cet idéal altruiste d’harmonie et de sérénité communautaire n’est pour-
tant pas réservé à la seule cour. Un des plus beaux exemples de cet idéal se
trouve, au XIe siècle, dans le poème germano-latin du Ruodlieb. Une scène
située justement dans le monde précourtois, plutôt rural et domestique,
montre le départ du jeune héros, pour l’aventure qui le mènera plus tard à
la cour du “grand roi”. Toute la familia, mais surtout la mère de Ruodlieb,
souffre de cette séparation. Prenant congé de son fils, elle reste cependant
d’une contenance proprement virile. Réprimant sa douleur profonde, elle
va, sans une larme, réconforter les domestiques qui accourent pour la
consoler (I 58-59):

Quae simulando spem, premit altum corde dolorem,


Consolatur eos, dum male se cernit habere.

Les notions de “simulation” et de “dissimulation”, que l’on rencontre


très souvent dans de semblables contextes, n’ont rien de moralement ré-
préhensible. Elles indiquent de façon stéréotypée le même constant rap-
port du public au privé, de la sauvegarde du decorum civilisé (ou politesse)
à la violence d’une émotion qui s’épanche dans les coulisses. Lorsque Dan-
te, dans sa Vita nuova (ch. 31, 52 sqq.), évoque la perte de sa bien-aimée,
il utilise la même dialectique sociale en l’intériorisant, en la remplaçant
par les deux pôles subjectifs de la honte et de la plainte:

... E si fatto divento,


Che dalle genti vergogna mi parte.
Poscia piangendo, sol nel mio lamento.

La “vergogne” le sépare du monde social; les larmes le rendent solitaire.

L’intimité, qui permet l’effusion du sentiment, ne se confine pourtant


pas toujours aux quatre murs d’une cellule. Souvent, dans les descriptions
de scènes de deuil, les affligés sont montrés en compagnie d’amis ou de
confidents. Bernard de Clairvaux se laisse aller à pleurer son frère parce
qu’il est entouré de ses moines familiers, et cela, au milieu d’un sermon
sur le Cantique des Cantiques (26) dont il semble perdre le fil, tombant
dans une “confession fraternelle” du chagrin qui l’oppresse. Il transforme
ainsi en oraison funèbre ce qui aurait dû être une homélie sur la joie mys-
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 591

tique30. Pierre le Vénérable de Cluny, dans le récit qu’il fait de la vie de sa


mère (Ep. 53), raconte la scène suivante: durant l’enterrement de son mari,
elle resta immobile au milieu des lamentations générales, pratiquant une
“dissimulation” exemplaire. Mais, la nuit suivante, elle retourna clandes-
tinement au lieu de sépulture, comme Nicodème quand il s’est rendu chez
le Christ. Elle était seulement accompagnée d’un moine prêtre, “vicaire du
Christ”. Arrivée au tombeau, elle s’y jeta en pleurant et confessa les péchés
du mariage. Pierre le Vénérable se livre à des métaphores exubérantes qui
évoquent la pluie et l’inondation31: O inaudita devotio! sepulcrum coniugis
adiit et clam universis presente tantum iam dicto monacho se supra illud proiecit et
lacrimarum fonte laxato, largis illud imbribus inundavit.
Ce ne sont cependant pas seulement les affects, que l’homme médiéval
doit cacher et ne peut montrer qu’à Dieu seul: dialectique, qui harmonise
aisément code social et code religieux. Une toute autre logique, inquié-
tante et même terrifiante, régne sur les secrets du péché, surtout du péché
mêlé à l’affect. En ce domaine, l’alternative commode entre l’intérieur et
l’extérieur, le paraître et l’être, n’a pas prise. Au contraire, depuis le mot
de l’apôtre: “Confessez-vous l’un à l’autre vos péchés” (Ep. de Jacques 5.
16), ce secret du cœur n’est plus entièrement affaire privée et réservée à
l’œil de Dieu. Il n’empêche que la connaissance véritable et intégrale des
péchés demeure un monopole divin. L’obligation consiste à dire ses propres
péchés, et non pas à scruter ceux d’autrui, même si la différence nous
semble mince. Dans l’histoire de la confession, on constate un lent et
constant processus de privatisation. Le premier paradigme en est la correp-
tio publica, la “pénitence publique”, la révélation solennelle et unique du
secret d’une culpabilité personnelle devant la communauté réunie, acte de
grande humilité, le plus souvent remis aux dernières années ou même aux
derniers moments de la vie.
Le monachisme instaure ensuite le colloquium fraternum, l’aveu confiden-
tiel et régulier devant l’abbé ou devant des frères élus. Il doit avoir lieu au
moins “avant le coucher du soleil” du jour où le moine pèche. Ce modèle
s’est peu à peu répandu en-dehors des couvents. À partir du IXe siècle
s’institutionnalise – à des rythmes différents selon les régions – la confes-
sion privée, de bouche à oreille, au prêtre tenant de Dieu le pouvoir d’ab-

30. Ibid., vol. I, pp. 278-330.


31. Ibid., vol. I, pp. 224-259. The Letters of Peter the Venerable, vol. I, éd. G. CONSTABLE, Harvard
UP. 1967, p. 160.
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592 entre histoire et littérature

soudre. Mais il faut souligner, qu’au-delà du caractère officiellement sacra-


mentel de cette pénitence, l’un des principaux objectifs de l’institution est
d’atteindre une humiliation toute spécifique. L’homme médiéval, ou, pour
être plus précis, l’aristocrate médiéval, est avant tout habitué à sauver les
apparences, à s’appuyer sur l’honneur d’une lignée et à jouer en société un
rôle altier qui l’oblige au contrôle de la langue, à la dissimulation et au “se-
cret du cœur”, comme nous l’avons dit. Or, dans la confession, cet homme
se trouve contraint d’inverser son code moral: il doit, sans réserve, se
mettre à nu en disant l’indicible social. Cela répresente une exigence ter-
rifiante, demandant un ascétisme extrême, puisqu’il faut exceptionnelle-
ment exprimer ce qu’on tait habituellement. Plus la honte publique est
crainte, plus la mise à nu du Moi est une souffrance. La confession privée
a par conséquent la fonction d’alléger la peur de l’humiliation publique;
demeurant un secret entre deux êtres, elle facilite la sincérité; de plus, si
les pécheurs sont des personnages haut placés comme des évêques ou des
cardinaux, elle préserve la société ou l’Église du scandale. Le mode privé
de la confession est donc à l’origine une concession à la faiblesse humaine.
Ce ne sera cependant pas toujours, comme nous le verrons, son caractère le
plus frappant.
Il serait évidemment téméraire de vouloir résumer, ou même seulement
ébaucher, l’histoire de la confession à travers les siècles32. Mais nous pou-
vons essayer d’en illustrer le développement général, en opposant quelques
moments marquants du début et de la fin du Moyen Âge; car cette évolu-
tion se divise grosso modo en deux longues périodes, entre lesquelles la fron-
tière, voire la rupture, est constituée par un événement institutionnel pré-
cis: l’obligation pour chaque chrétien, sous peine d’excommunication, de
se confesser à Pâques ou au moins une fois par an (paragraphe 21 du IVe
concile du Latran de 1215). On a souvent, et à juste titre, relevé le fait qu’il
n’y a guère eu en Occident de mesure plus incisive, plus influente sur la
psychologie collective que ce simple acte de législation, et qu’aucune autre
religion n’a, depuis, attribué une telle valeur à la confession détaillée et ré-
pétée de tous les péchés, réussissant ainsi à transformer profondément les

32. Cf. par ex. J. DELUMEAU, L’aveu et le pardon, Les difficultés de la confession, XIIIe-XVIIIe siècle,
Paris (Fayard) 1990; idem, Le péché et la peur, La culpabilisation en Occident XIIIe-XVIIIe siècles, Paris
(Fayard) 1983, ch. II 6; P. J. PAYER, Sex and the Penitentials, The Development of a Sexual Code 500-
1150, Toronto-London 1984; P. MICHAUD-QUANTIN, Sommes de casuistique et manuels de confession au
Moyen Âge (XII-XVI siècles), Louvain-Lille-Montreal 1962; C. VOGEL, Pécheur et pénitence dans l’église
ancienne, Paris (Cerf) 1966, Le pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Paris (Cerf) 1969.
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 593

consciences et à stabiliser sa propre institution. C’est pourquoi il n’est pas


inutile de comparer ce que la confession a été avant et après ce tournant
historique de 1215.
À l’origine de cette histoire bipartite, nous voyons surgir de grands di-
recteurs de conscience: Jean Cassien, comme maître du monachisme, et
Grégoire le Grand, comme maître de l’activité pastorale. Ce sont des gé-
nies de l’introspection, que l’on pourrait, ainsi que cela a été fait, considé-
rer cum grano salis comme de lointains précurseurs de la psychanalyse, que
Freud pourtant distingue expressément de la confession, en affirmant que
cette dernière ne dévoile que des fautes conscientes. Je ne suis pas sûr qu’il
aurait soutenu cette distinction s’il avait lu ces deux auteurs patristiques33.
Il est curieux à cet égard de citer le mot de Cassiodore sur l’art socratique
de Jean Cassien34: “D’une façon si géniale il fait deviner ... les mouvements
nocifs de l’âme, qu’il contraint l’homme à voir clairement et à éviter les
fautes qu’il ignorait auparavant, dans la confusion de son brouillard inté-
rieur”. Cassien et Grégoire cherchent une méthode apte à décharger l’âme,
à l’affranchir d’elle-même, afin de la mettre à l’aise dans l’approche du sa-
cré. Leur principale préoccupation est, au fond, de combattre ce que Freud
appellera les mécanismes de défense, et en premier lieu le refoulement.
Cassien parle du feu qui continue à brûler à l’intérieur comme une braise
cachée, pour désigner la maligna taciturnitas, le mutisme arrogant ou le si-
lence hypocrite dissimulant une haine profondément enracinée (Coll. 16.
18). Grégoire, de son côté, utilise l’image du hérisson pour décrire l’âme
“qui se réfugie en elle-même” accumulant ses sentiments sous une carapa-

33. Jean Cassien, Collationes, CSEL 13, 1886; Institutiones, CSEL 17, 1888; Grégoire le Gr., Re-
gula pastoralis, PL 77; S. FREUD, Die psychoanalytische Technik (dans Abriss der Psychoanalyse, 1940),
Fischer Studienausgabe, Erg.-Bd: Schriften zur Behandlungstechnik, Frankfurt a.M. 1975, pp. 412-
424. – Concernant l’empirisme thérapeutique de Grégoire cf. C. DAGENS, St. Grégoire le Grand, Cul-
ture et expérience chétiennes, Paris 1977. Je mets en lumière l’aspect d’introspection et d’intériorisa-
tion, typique pour l’évolution de la patristique et du XIIe s., pour mieux le distinguer de l’institu-
tionnalisme ultérieur. Dans une autre perspective toute aussi légitime, plusieurs travaux d’A. HAHN
mettent en relief l’impact de toute l’histoire de la confession sur le développement de l’auto-analy-
se en Occident: cf. “Zur Soziologie der Beichte und anderer Formen institutionalisierter Bekennt-
nisse: Selbstthematisierung und Zivilisationsprozess”, Kölner Zeitschrift für Soziologie u. Sozialpsycho-
logie 34, 1982, pp. 408-434; “La sévérité raisonnable. La doctrine de la confession chez Bourdaloue”,
Biblio 17, 1984, pp. 19-43, également dans M. TIETZ - V. KAPP (éd.), La pensée religieuse dans la lit-
térature et la civilisation du XVIIe siècle en France, Paris etc. 1984, pp. 641-662; “Identität und Selbst-
thematisierung”, dans Selbstthematisierung und Selbstzeugnis ..., éd. A. HAHN et V. KAPP, Frankfurt
a.M., stw. 643, 1987, pp. 9-24; “Beichte und Therapie als Formen der Sinngebung”, dans Die See-
le, Ihre Geschichte im Abendland, éd. G. JÜTTEMANN et al., Weinheim 1991, pp. 493-511.
34. De instit. div. lit. 29, PL 70, col.1144A: ... his (vitiis) noxios motus animae ita competenter insi-
nuat, ut excessus suos hominem paene videre faciat et vitare compellat, quos antea confusione caliginis ignorabat.
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594 entre histoire et littérature

ce impénétrable et sans ouverture, envenimant la vie en société (Reg. past.


3. 11). L’un et l’autre s’attaquent à l’ascèse purement extérieure, qui ne
s’accompagne pas d’une mutation intérieure, et ils proposent des tech-
niques extrêmement subtiles pour détecter les vices cachés derrière des ver-
tus apparentes et affichées. L’objectif de leur thérapie est essentiellement
religieux. Il s’agit pour eux, bien plus de libérer l’âme des contraintes du
mal, grâce à l’intelligence auto-analytique, que d’établir un rituel d’expia-
tion et de pénitence.
Cassien destine ses Conférences et ces Institutions cénobitiques à l’usage per-
sonnel de ses moines. Il enseigne à ces orants perpétuels à retrouver la “pu-
reté du cœur”, condition essentielle de la prière, dont ils ont été détournés
par les péchés les plus graves: les péchés mentaux, tristesse (acedia), rancu-
ne ou envie. Ce sont des occulta cordis dans un sens très particulier: des se-
crets de la malignité “obscurcissant la lumière du Saint-Esprit”. Le remè-
de préconisé pourrait s’appeler “Aufklärung” (ce qui couvre sémantique-
ment l’éclaircissement et “les Lumières”). Ce travail d’élucidation res-
semble moins à la future confession privée qu’à une sorte de “dynamique
de groupe”, dans laquelle chacun tâche de déceler les tensions latentes, les
conflits inavoués de la communauté, avant qu’il ne soit trop tard et qu’ils
ne s’incrustent. L’idée directrice en est “l’entretien fraternel” instantané,
ainsi que le prescrit l’Épître aux Éphèséens 4. 26 (Coll. 16. 16): “Que le so-
leil ne se couche pas sur votre colère”.
Grégoire écrit sa Règle pastorale pour ses collègues, les directeurs de
conscience du clergé. Il leur propose expressément un “art” de la discretio,
ce qui veut dire du discernement. Il enseigne comment, dans leur pratique
quotidienne, ils peuvent distinguer les catégories de péchés et de pécheurs.
L’observation médicale ou le diagnostic, qui inclue l’examen de conscien-
ce du “pasteur” lui-même, mène à une stratégie quasiment rhétorique, une
thérapie langagière, qui vise à stimuler la coopération et la confiance du
pénitent qu’il faut amener à jeter le masque. L’œuvre contient des ré-
flexions étiologiques nourries des catégories de l’ancienne inventio juridico-
rhétorique, par exemple celles des circonstances (quis, quid, ubi ... person-
ne, objet, lieu, temps, mode, etc.), et qui tendent à pénétrer de plus en plus
profondément dans un processus “d’inquisition spirituelle” à partir des
phénomènes visibles, des signa, “indices” ou symptômes. Mais elle déploie
également tout un spectre de thérapies adaptables à chaque cas particulier.
La force psychique du patient y conditionne choix et dosage de la métho-
de allopathique, plus sévère, ou de la méthode homéopathique, plus dou-
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 595

ce. Le principe dominant toute cette théorie, non seulement de la péni-


tence mais de la médecine de l’âme, est la volonté empirique de s’orienter
constamment d’après les particularités personnelles et sociales de chacun et
les situations concrètes rencontrées (Reg. past. 3. 1 sqq.). Grégoire l’expri-
me d’une façon paradigmatique, qui me semble justifier la comparaison
qu’on en a fait avec la psychologie moderne (Homil. in Ezech. 1. 11): “Ce
qui peut être un mot approprié à telle personne singulière, peut se révéler
faux, quand il est adressé à une autre ..., voire, selon les circonstances dans
lesquelles elle se trouve, la même personne peut être une autre”.
Les deux ouvrages de la cura animarum, dont nous venons de parler, font
partie du patrimoine spirituel le plus essentiel de tout le Moyen Âge. Mais
il convient d’ajouter que les leçons qu’on en a tirées ne sont pas nécessai-
rement celles, essentiellement thérapeutiques, que leurs auteurs ont voulu
enseigner. Il faut souligner ici que l’influence de la méthodologie grégo-
rienne a été surtout décisive pour le droit canon, qui s’appropria cette tech-
nique rationnelle d’analyse de chaque cas particulier et de ses circons-
tances, pour en faire la base d’un système de taxation et de classification de
plus en plus complexifié jusqu’à aboutir à une véritable discipline scienti-
fique spécialisée dans la casuistique des péchés et de leurs peines respec-
tives. Dans les “comptabilités” de ce “système tarifé”, l’on voit les objec-
tifs correctionnels se rapprocher des considérations pénitentielles, le juge
prendre la place du père spirituel. La pénitence y devient matière juridique
et même arithmétique.
On a pris l’habitude de décrire le développement de la pénitence mé-
diévale uniquement comme un processus d’intériorisation: la confession
tarifée du Haut Moyen Âge, que l’on a tendance à considérer comme ru-
dimentaire et primitive, repose en effet sur l’aveu d’actes visibles, jugés et
expiés selon le degré de leur gravité extérieure et sociale. Ce n’est pas
l’aveu, mais l’expiation, visible elle aussi, – la satisfactio – qui est au centre
du sacrement. En revanche, au XIIe siècle, la notion de péché se déplace de
l’acte à l’intention. Au lieu de la “satisfaction”, c’est le refus conscient du
mal, le repentir, qui décide du pardon. Je suis loin de nier ce changement
bien connu et évident, dont dépend si fondamentalement l’histoire de la
subjectivité, mais je voudrais déplacer l’optique en partant de l’opposition,
non seulement des actes et des sentiments, mais surtout du secret et de
l’aveu, de l’intériorité cachée et de l’intériorité visible.
Sous cet angle, on constate entre les fondateurs patristiques et les théo-
logiens du Moyen Âge classique, une période de pénitence extériorisée et
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596 entre histoire et littérature

même matérialisée. Mais cela ne prouve pas qu’en dehors de l’administra-


tion pénitentielle l’introspection et l’auto-accusation devant Dieu aient ja-
mais cessé de rester un idéal, du moins monastique. C’est précisément par-
ce que cette pratique fait partie des impondérables de la dévotion privée,
des occulta cordis, que la confession tarifée ne s’en préoccupe pas, se limitant
strictement aux aspects perceptibles, aux péchés évidents et aux expiations
manifestes. Son caractère extériorisé tient à des soucis pratiques: il faut ad-
ministrer les peines ou taxes pénitentielles de façon équitable et cohéren-
te. La substance théologique n’en est pas atteinte: avant la fin du XIIe
siècle, le critère décisif d’une pénitence efficace n’est pas encore celui de la
confession dans l’oreille du prêtre et de l’absolution; le seul critère du par-
don demeure bien celui de la “contrition”, c’est à dire du repentir sincère
devant Dieu, témoin unique de cet acte purement intérieur, dont person-
ne d’autre ne connaît le secret; et cette douleur est elle-même une grâce,
celle “du don des larmes”. En sus, la pénitence, au sens d’une peine impo-
sée après la confession, n’est qu’un moyen d’expiation parmi d’autres, com-
me l’aumône ou le jeûne35.
Pour ne citer qu’un exemple: l’œuvre de Pierre Abélard, l’Éthique ou, se-
lon son titre socratique, “Connais-toi toi-même” (Scito te ipsum), fut
condamnée comme hérétique à cause des conséquences extrêmes de sa
“morale de l’intention”; mais le chapitre sur la confession exprime une opi-
nion qui, avant le IVe concile du Latran, est encore, pour ne pas dire en-
tièrement commune, du moins largement répandue et parfaitement ortho-
doxe. Nous y lisons ceci: au moment où le pécheur, ayant considéré son pé-
ché, “pousse un cri de douleur sincère” devant Dieu, il est immédiatement
délivré du mal. L’aveu devant un homme, en revanche, n’est point indis-
pensable; tout au plus peut-il ajouter à la pénitence un mérite ascétique
supplémentaire, celui d’un acte d’auto-humiliation. Abélard invoque l’au-
torité de saint Pierre qui, au cri du coq, après avoir trois fois renié le
Christ, pleura amèrement tout seul sa trahison, mais cacha sa honte; car la
prudence lui conseillait de garder pour lui un secret qui eût “fait rougir
l’Église”36. Pourtant, l’ordre juridique de l’Église, autant pénal que péni-
tentiel, n’est pas mis en cause par ce monopole divin d’accepter la contri-
tion toute intérieure et individuelle de l’âme. Abélard en déduit même un

35. Cf. M.-D. CHENU, loc. cit. (n. 28) et supra, n. 32.
36. Peter Abelard’s “Ethics”, éd. D. E. LUSCOMBE, Oxford Medieval Texts, Oxford 1971, pp. 98-
112.
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 597

argument pour justifier la rigueur du droit canon par son caractère social:
précisément parce que les hommes ne peuvent juger et punir que les actes
visibles, et qu’ils doivent s’abstenir de scruter les intentions secrètes,
connues de Dieu seul, les sanctions institutionnelles sont nécessaires; elles
doivent “prévenir des dommages publics” en définissant des moyens d’ex-
piation et de dissuasion utiles à la société ou à l’Église. La mère, qui, dans
l’exemple classique de la casuistique des pénitentiels, étouffe son enfant en
voulant le rechauffer, cette mère, selon Abélard37, est innocente et par-
donnée par Dieu, quoique punissable par les hommes “afin que les autres
femmes prennent plus de précautions”.
À la même époque, au XIIe siècle, les péchés sont classés de plus en plus
complètement et systématiquement, puisqu’ils incluent non seulement les
actes, mais également les pensées. Néanmoins, toute cette activité quasi
bureaucratique n’abolit pas encore le principe sous-jacent dont nous
sommes partis: le secret du cœur et les manifestations sociales de l’indivi-
du, invisibilia cordis et hominibus manifesta, demeurent rigoureusement dis-
tincts; le Moi profond, la conscience elle-même, se dérobe toujours au
contrôle humain et reste soumise au seul regard de Dieu. En 1140, il est
vrai, Bernard de Clairvaux fit condamner Abélard pour avoir mis en cause
le “pouvoir des clefs”, le monopole de l’Église pour “lier et délier”. Pour-
tant, ce même Bernard est le digne successeur du psychologue Jean Cas-
sien, lorsqu’il écrit dans son livre Sur les degrés de l’humilité une satire pers-
picace et foudroyante des moines hypocrites qui s’accusent eux-mêmes de
leurs péchés pour se vanter et paraître plus humbles devant les hommes
(les confesseurs), au lieu de se repentir silencieusement devant l’œil de
Dieu. Comme Abélard, il insiste sur la marque (character) indélébile de la
contrition subjective, seule condition d’une pénitence valable, et met au
second rang la “satisfaction” extérieure38.
Cette conception intériorisante est également celle des grands textes sur
le droit canon et la théologie morale du XIIe siècle, de Gratien à Pierre
Lombard, et même, après 1215, de Thomas d’Aquin et d’autres représen-
tants de la haute théologie “scientifique” du XIIIe siècle. Partout, on peut
lire que le pardon vient uniquement de “l’instant des larmes” versées se-

37. Ibid., p. 38; cf. L. MAURO, “Tra publica damna e communis utilitas, L’aspetto sociale della mo-
rale di Abelardo e i libri paenitentiales”, Medioevo 13, 1987, pp. 103-122.
38. De gradibus humilitatis, S. Bernardi opera vol. II, Roma 1963, pp. 51-52; cf. CHENU, loc. cit.
(n. 28), pp. 33-40.
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598 entre histoire et littérature

crètement, et non pas de l’aveu devant un prêtre39. Innocent III lui-même,


qui préside le fatidique concile de Latran de 1215, a une idée si libérale de
l’intériorité individuelle qu’il statue dans une de ses décrétales (Friedberg
II, p. 287) que le chrétien doit plutôt accepter l’excommunication qu’agir
contre sa conscience.
Dans la pratique réelle et quotidienne de la Pénitence, l’année 1215
marque une véritable inversion de l’ancienne conception de l’aveu et du
pardon que nous venons d’évoquer. Dans son livre critique, voire polé-
mique, “L’amour du censeur”, Pierre Legendre40, historien du droit formé
à l’école de la psychanalyse, estime que la législation de Latran IV sur la
confession privée obligatoire est, dans l’histoire mondiale, l’unique cas
“d’exploitation du sentiment coupable” consolidant le pouvoir politique
d’une institution. L’Église, selon lui, s’est alors emparée du contrôle abso-
lu des fidèles, grâce à la condamnation symbolique, dramatisée à dessein,
du péché mortel, et surtout de celui plus difficilement évitable, de la chair.
Elle prétend rassurer, en sauvant les âmes des affres de l’enfer par l’aveu dé-
taillé et complet des péchés. Sous l’angle de la psychologie sociale, toujours
selon Legendre, les conséquences furent catastrophiques: infantilisation
générale des laïques face aux pasteurs, intériorisation d’un discours auto-
accusatoire préfabriqué ainsi que soumission volontaire et même ardem-
ment désirée des ouailles à la puissance paternelle.
On peut sans doute voir les choses un peu différemment. Jean Delumeau,
qui décrit le développement de l’angoisse et de la culpabilisation en Occi-
dent à partir du XIIIe siècle41, se sert de termes moins psychanalytiques
qu’historiques, pour arriver pourtant à des conclusions substantiellement
assez semblables. En 1990 cependant, dans un petit livre: L’aveu et le par-
don. Les difficultés de la confession (n. 4), il tente de “dédramatiser”, de neu-
traliser le phénomène a priori susceptible d’interprétations opposées puis-
qu’il englobe “la confidence volontaire” et “l’aveu autoritairement décrété”.
Le procédé en est simple: Delumeau adopte le point de vue des confesseurs
eux-mêmes, comme s’il fallait, après tant d’intérêt accordé aux pauvres pé-
cheurs exploités par l’Église, “entendre aussi l’autre partie” pour atteindre
à l’objectivité. Or, ces confesseurs étaient extrêmement surmenés par la
nouvelle exigence pastorale à laquelle ils n’étaient pas préparés. Ceci nous

39. Cf. CHENU, loc. cit. (n. 28), pp. 23-30.


40. P. LEGENDRE, L’amour du censeur, Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, Seuil 1978, p. 152.
41. La peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècles, Paris (Fayard) 1981; Le péché et la peur, loc. cit. (n. 32).
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 599

fait voir le revers de la médaille: car, même en admettant que la confession


privée obligatoire soit née d’une volonté sérieuse d’évangéliser le peuple en-
tier, d’établir “une méthode efficace d’acculturation religieuse”, l’effet ma-
nifeste en a été l’accroissement du pouvoir ecclésiastique et, par ricochet, la
mise en cause de l’objectif spirituel à atteindre. Delumeau le concède dis-
crètement lui-même (p. 12): “en prenant ces décisions lourdes d’avenir, l’É-
glise romaine ne mesurait sans doute pas dans quel engrenage elle mettait
le doigt”. Peu importe donc d’interpréter en bien ou en mal les intentions
du concile du Latran, si l’on est d’accord sur leurs conséquences historiques.
Dans notre contexte, il faut relever que la sémantique même du”secret in-
térieur” en a été profondément altérée. S’il est vrai que depuis longtemps
les théologiens débattaient de la question spécifique de l’harmonisation du
“pouvoir des clés” et du privilège divin de “scruter les reins”, ce problème
changea de nature quand il devint une préoccupation pastorale applicable à
la foule de tous les chrétiens. Par un souci d’objectivité formelle ou juri-
dique, il fut résolu par l’abolition pure et simple des occulta cordis, concept
trop flou et laissant trop de place au subjectivisme personnel. Du Moyen
Âge tardif à l’époque moderne, ce secret du cœur devient visible pour
l’homme, du moins pour le prêtre, vicaire de Dieu dans le confessionnal; et
tous, jusqu’au paysan inculte et incapable de s’exprimer, sont, pour le
meilleur et pour le pire, obligés à le révéler.
Quel a été l’accueil du paragraphe 21 du Concile Latran IV dans la pra-
tique pastorale des XIIIe et XIVe siècles? Les ordres mendiants étaient les
principaux promoteurs et protagonistes de l’évangélisation interne et de la
confession auriculaire régulière, faute d’autres ministères capables d’assu-
rer une diffusion suffisante à un programme si global et si intense. De tou-
te façon, les curés locaux, auxquels le concile croyait encore pouvoir réser-
ver cette tâche, ne suffisaient point à la remplir. Les frères mendiants eux-
mêmes, spécialistes de la prédication, eurent au début beaucoup de peine
à inculquer la nouvelle obligation et à rompre les réticences prévisibles
contre ce qui pouvait apparaître comme une atteinte à la “propriété privée”
du psychisme. Pour mieux persuader les fidèles de l’utilité salutaire de la
confession, ils eurent recours à plusieurs stratégies de propagande. Jacques
Berlioz analyse toute une catégorie d’exempla, dont ils truffaient leurs ser-
mons pour précisément promouvoir la nécessité de l’aveu pénitentiel42.

42. “Les ordalies dans les exempla de la confession (XIIe-XIVe siècles)”, L’aveu. Antiquité et Moyen
Âge, Actes de la table ronde ... 1984, Collection de l’École française de Rome 88, Rome 1986, pp.
315-340.
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600 entre histoire et littérature

J’aimerais reprendre une anecdote typique, dont il existe plusieurs va-


riantes narratives: un grand pécheur, assassin, voleur, fornicateur ou adep-
te d’autres vices, fut accusé devant un tribunal et soumis à l’ordalie. Ce ju-
gement de Dieu par le feu, le fer rouge ou d’autres épreuves, était une mé-
thode depuis longtemps désuète dans la réalité judiciaire du XIIIe siècle,
mais dont la tradition littéraire se perpétuait pour souligner le caractère
public et théâtral de la justice séculière. Or, avant l’ordalie, le coupable,
sous le sceau du silence, confessa son péché mortel; puis, devant le tribu-
nal, passa miraculeusement l’épreuve comme s’il n’avait pas commis de
crime et s’en alla disculpé, son intégrité ayant été officiellement reconnue.
La leçon de l’histoire est claire: la confession secrète a vaincu la logique de
la justice humaine. Le “for intérieur” du procès pénitentiel a la force qua-
si magique d’abolir les effets du “for extérieur”. Un grand public était
venu voir le spectacle, et, s’attendant à la confusion et à l’exécution du pé-
cheur notoire, il se vit, à la fin, trompé dans ses pronostics. Le prédicateur
pouvait en tirer l’enseignement voulu: il était profitable de surmonter le
seuil de la honte, d’avoir le courage de l’aveu. Car, si l’aveu judiciaire de-
vant un tribunal public aurait mené directement à la condamnation, l’aveu
clandestin devant le tribunal privé du prêtre et de Dieu, au contraire, ob-
tenait le rétablissement miraculeux de l’innocence. Il était donc incompa-
rablement plus facile de murmurer ses péchés secrets à l’oreille du confes-
seur que de risquer d’être contraint à les avouer dans l’embarras extrême
d’une scène publique.
De plus, les métaphores du procès et, tout particulièrement, celle de
l’ordalie du feu, évoquent le Jugement dernier et les flammes du supplice
éternel, thèmes majeurs de la prédication depuis le XIIIe siècle, qui, de-
vant le peuple, s’appuye sur une rhétorique de la peur. De même que, dans
notre exemplum, les spectateurs de la scène judiciaire ont été déçus, le
diable, le jour de l’ouverture du grand livre qui contient tous les péchés du
monde, n’obtiendra pas ce qu’il a attendu. Il suffit qu’au bon moment, au
plus tard avant “l’heure incertaine de la mort certaine”, le cœur peccami-
neux se soit épanché devant un représentant du pouvoir des clefs, capable
“de lier et de délier sur la terre comme au ciel”. Avant le XIIIe siècle, une
doctrine floue, adaptée aux besoins spirituels d’une minorité monastique
ou cléricale, enseignait que Dieu seul détient les secrets du pécheur et par-
donne le repentant sincère; après 1215, l’administration générale du sa-
crement de Pénitence y remédie avec une clarté juridique sans faille. C’est
dorénavant l’aveu suivi de l’absolution qui constitue ce sacrement, en ver-
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 601

tu du principe ex opere operato validant ces deux actes objectifs, et non point
quelque disposition subjective complexe et insaisissable. Un critère simple
et formel – l’aveu complet et véridique du pécheur qui se soumet au juge-
ment du prêtre – vient ainsi remplacer l’ancienne exigence première de la
contrition intérieure. Notre anecdote, par ses connotations juridiques, sou-
ligne la simplicité de cet acte autant que les conséquences incommensu-
rables qu’il engendre. La confession écarte le danger de l’ordalie, de même
qu’elle a le pouvoir d’atténuer la rigueur du Jugement dernier, dont le
prêtre, union personnelle du père et du juge, anticipe et abolit à la fois les
terreurs, car, en tant que représentant du Juge céleste, il est à même d’épar-
gner la condamnation éternelle au coupable qui avoue ses péchés.
En introduisant la confession privée régulière et obligatoire, l’Église,
par le détour de sa fonction médiatrice, se substitue au “scrutateur des
reins”. Ce résultat est dû, en quelque sorte, à une ruse de l’histoire: le
grand modèle de l’intériorisation du XIIe siècle, “l’éveil de la conscience”,
qui se nourrit essentiellement de la “morale de l’intention” d’Abélard, a
produit au XIIIe siècle des effets contraires, nullement prévisibles. L’impé-
ratif de la contrition sincère devant le seul regard de Dieu, qui faisait le
tourment de beaucoup de religieux et de religieuses (à commencer par Hé-
loïse, incapable de se repentir d’un amour qu’elle désirait toujours), cet im-
pératif devient trop subtil et trop vague à la fois pour être transposé de l’É-
glise des élites spirituelles et des “virtuoses religieux” à l’Église du peuple.
Le repentir demeure une condition, mais l’exigence en est atténuée: ce
n’est plus la contrition, mais “l’attrition” ou le repentir imparfait ou mi-
nimal, inspiré par la peur de l’Enfer, qui suffit à valider la confession. Grâ-
ce à l’ancien paradigme de l’introspection et de la contrition, les évangéli-
sateurs des foules savent néanmoins distinguer les péchés cogitatione, verbo et
opere. Or, bons connaisseurs de la logique systématique des anciens “livres
de pénitence”, qui traitent pourtant plutôt d’actions objectives comme
l’homicide et l’adultère que d’intentions subjectives, ils étendent leur lo-
gique taxinomique aux recoins les plus secrets de la conscience et inventent
des classifications de plus en plus raffinées, capables d’englober le spectre
entier des péchés. Il faut rappeler ici “la question disputée” des primi motus
concernant les passions (supra, p. 586 sq.): les “premiers mouvements de
l’âme”, irrésistibles mais suivis de réactions physiques contrôlables par la
volonté. Cette conception multiplie les péchés; puisque la nature humaine
ne parvient pas à s’en tenir à cette distinction abstraite, chacun devient po-
tentiellement un pécheur sexuel. Avant le concile de Latran IV déjà, et plus
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602 entre histoire et littérature

encore par la suite, toute une littérature pénitentielle commence à foison-


ner (cf. n. 32): de simples “manuels de confesseurs” à la portée du curé de
village, des “sommes de confession” érudites représentant de véritables en-
cyclopédies de péchés, des traités de casuistique destinés à aiguiser la pers-
picacité des théologiens à l’égard des ruses infinies du diable, ainsi que
l’immense production homilétique et les textes d’édification s’adressant
directement aux pénitents “simples et rudes”. On distribue des représen-
tations graphiques, telles que “les arbres de péchés”, qui montrent les fi-
liations du mal sous forme d’arbres généalogiques. Un de ces arbres com-
porte ainsi 87 branches et 261 rameaux, ce qui fait la somme totale de 783
péchés possibles à mémoriser. C’est d’ailleurs un exemple parmi d’autres,
qui illustre, au Moyen Âge “flamboyant”, ce curieux engouement de la
piété pour la quantification et la comptabilité43.
Tout cela, il est vrai, perpétue la vieille tradition des livres pénitentiels,
si abondants de Burchard de Worms à Alain de Lille. Néanmoins, dans
l’histoire des mentalités, l’année 1215 amorce un changement tant qualita-
tif que quantitatif, car l’immense production ultérieure de textes de toutes
sortes, centrés sur les ramifications du péché et s’adressant à tous les niveaux
de la société, répond, pour des lecteurs préoccupés d’un salut tributaire
d’une confession complète, à un besoin accru. Après cette date, les ouailles
se montrent de plus en plus scrupuleuses, jusqu’à l’obsession collective. À
la fin du Moyen Âge, l’angoisse de manquer une bonne confession est telle-
ment répandue et contagieuse, que le grand théologien Jean Gerson pré-
vient les laïcs contre cette inflation dans un traité de consolation destiné à
tranquilliser les âmes trop anxieuses. La principale cause de cette inquiétu-
de généralisée est l’idée précise, sans cesse dramatisée par les prêcheurs dès
le XIIIe siècle, que le pécheur non-confessé pourrait être surpris par une
mort subite et perdre la vie éternelle par accident. Autant la conception du
pardon immédiat, obtenu par le simple aveu et l’absolution, peut s’expli-
quer par une volonté pastorale charitable, autant la dimension du temps qui
passe, l’imprévisibilité de l’heure de la mort, transforme l’espoir temporai-
re en angoisse permanente. Car le chrétien ordinaire, à la différence du moi-

43. Cf. J. CHIFFOLEAU, “Dire l’indicible. Remarques sur la catégorie du nefandum du XIIe au XVe
siècle”, dans: Annales E.S.C. 1990, 2, mars-avril, pp. 289-324 (p. 104: arbres de péchés); idem, La
comptabilité de l’au-delà (...), Collection de l’École française de Rome 47, Rome 1980; idem, “Sur
l’usage obsessionnel de la messe pour les morts à la fin du Moyen Âge”, dans Faire croire, Modalités
de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XVe siècle, Collection de l’École fran-
çaise de Rome 51, Rome 1981, pp. 341-380.
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 603

ne ou de l’ermite, n’a pas le loisir de se préoccuper constamment de son sa-


lut; il passe nécessairement plus de temps dans le monde des tentations et
des péchés qu’en prière. Ce constat pourrait sembler banal, si l’on ne voyait
pas apparaître, au Moyen Âge tardif, et sur toute l’échelle sociale, la même
préoccupation fébrile de vivre près des confesseurs. Les pauvres et les
simples laïques fréquentent, ou plutôt envahissent, le prêtre local, heureux
de se décharger de temps en temps sur les frères mendiants ambulants qui
viennent périodiquement prêcher et entendre confesse. Les personnes haut
placées et riches se payent le luxe d’un directeur de conscience privé44, sou-
ci de sécurité comparable à celui de beaucoup de nos contemporains de ne
pas trop s’éloigner des bienfaits de la santé publique: médecins, ambulances,
hôpitaux, etc. Il serait d’ailleurs erroné de croire que le phénomène ne
touche que la piété populaire et les milieux incultes. Même un prince de
l’esprit, le protohumaniste Pétrarque, est profondément hanté par la peur de
gaspiller son temps en occupations stériles qui pourraient le détourner du
seul “souci de soi”, compris comme examen de conscience continuel et mé-
ditation sur la mort imminente, ce qui lui fait préférer la solitude à la vie
active, et admirer par-dessus tout le monachisme des Chartreux45.
Dès le XIIIe siècle, le foisonnement de la littérature pénitentielle est dû
non seulement à la “demande” des confesseurs et des pécheurs, mais plus
encore à la nature même du péché qui fait de plus en plus figure de puits
sans fond. L’inventivité théologique et l’observation pastorale de la réalité
quotidienne augmente le nombre et la complexité des péchés, à tel point
que le besoin de clarté et d’orientation systématique devient primordial.
Pour ne citer qu’un exemple: du IXe au XIIe siècle, l’onanisme n’est guè-
re considéré comme un péché grave par les livres pénitentiels, qui, de tou-
te façon, ne prévoyent que des peines assez modérées pour ce genre de pra-
tiques sexuelles. Au XIVe siècle, en revanche, celles-ci sont soigneusement
décrites et classées parmi les pires péchés mortels auxquels seul l’évêque a
pouvoir de donner l’absolution. Selon Jean-Louis Flandrin, cette valorisa-
tion négative s’intensifie après le Moyen Âge, au fur et à mesure de l’étran-
ge progression commune de la répression et de l’érotisme46. La sévérité pé-

44. Cf. DELUMEAU, Le péché et la peur, loc. cit. (n. 32), pp. 222-235; J. CHIFFOLEAU, La religion
flamboyante, Histoire de la France religieuse, éd. J. LE GOFF et R. RÉMOND, vol 2, Paris (Seuil) 1988,
pp. 103 sqq.
45. Cf. “Les solitudes de Pétrarque, Liberté intellectuelle et activisme urbain dans la crise du
XIVe s.”, dans ce volume infra, N°17.
46. J.-L. FLANDRIN, Le sexe et l’Occident, Paris, Seuil 1981, pp. 296 sq.
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604 entre histoire et littérature

nitentielle s’explique par le fait que l’onanisme solitaire est le plus secret
des péchés de la chair, ce qui, sous un autre aspect, celui de l’effet social,
aurait pu le faire bénéficier de circonstances atténuantes. Mais c’est préci-
sément son caractère subreptice qui le rend condamnable. On peut en dé-
duire que, depuis le Concile de Latran IV, la hiérarchie des péchés se règle
de plus en plus sur le degré de clandestinité et en raison inverse de l’effi-
cacité du contrôle ecclésiastique. J’oserais même avancer l’hypothèse,
qu’après la mutation de 1215, “le secret du cœur”, ancien fondement de la
pénitence purement contritionniste, devient d’autant plus suspect qu’il se
situe au pôle opposé de la transparence exigée par la prétention à l’omni-
science du nouveau “pouvoir des clés”.
Sous un autre angle, les péchés les plus cachés suscitent parmi les pas-
teurs de curieuses discussions sur cette délicate question: à quel degré de
détail l’interrogatoire du confesseur doit-il atteindre? Faut-il lui imposer
un certain degré d’autocensure? Car toute question peut également, selon
le cas, véhiculer une information. Les manuels appellent donc les confes-
seurs à la prudence, afin d’éviter qu’ils n’interrogent un ingénu sur des pé-
chés dont il n’aurait peut-être jamais eu conscience en dehors de la confes-
sion (les exemples les plus fréquemment cités sont le coït interrompu et la
variation des positions dans l’acte sexuel47). Ce n’est pas par hasard qu’un
motif répandu dans la littérature des exempla est celui du diable adminis-
trant la confession48.
On aurait tort de croire que, dans les temps modernes, le contrôle des
secrets par la confession a trouvé des formes plus douces. D’un certain
point de vue, et c’est essentiel, on peut au contraire constater que les exi-
gences deviennent bien plus sévères après le Concile de Trente. Ce que
nous avons appelé la simplicité de l’opus operatum, l’aveu s’accompagnant
tout au plus du repentir “attritionnel”, change radicalement: l’intention
“contritionnelle” du pénitent reprend tout le poids qu’elle avait encore au
XIIe siècle. Les jansénistes surtout, mais également les jésuites, commen-
cent à insister sur la “sincérité pathétique”, à exiger la dramatisation du re-
pentir afin de convaincre le confesseur de l’authenticité de la contrition. Si
le XIIe siècle prônait le repentir profond et solitaire devant Dieu, et si, du
XIIIe au XVIe siècle, l’intégrité et la régularité de l’aveu devant le prêtre

47. D. JACQUART - C. THOMASSET, Sexualité et savoir médical au Moyen Âge, Paris, PUF 1985, pp.
122 sqq.
48. A. MEICHE, Sagenbuch des Königreichs Sachsen, Leipzig 1903, p. 462.
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étaient au centre de l’intérêt pastoral, le catholicisme post-tridentin réunit


ces deux exigences: la confession salvatrice se définit dorénavant comme
dévoilement total de soi-même suivi du “cri de douleur” dont parlait déjà
Abélard mais doit également s’exprimer ici devant le prêtre avec une sin-
cérité et une persuasion absolues49. Ce n’est d’ailleurs plus un simple
confesseur qui entend cette effusion de douleur, mais un “directeur de
l’âme”, auquel il faut rester fidèle toute la vie, plus longtemps même que
de nos jours à l’analyste. Bourdaloue le dit clairement dans son sermon sur
la confession50: “Je ne parle pas de ce Peccavi superficiel, qui n’est que sur
le bord des lèvres et qui ne part pas du cœur; je ne parle pas de ce Peccavi
contraint et forcé ... réprouvé par Dieu. Je parle de ce Peccavi sincère et
douloureux qui est le symbole de la confession des Justes”. Et à propos de
ceux qui refusent le directeur personnel pour lui préférer le premier confes-
seur venu, il remarque: “Ils veulent, disent-ils, des confesseurs, et non des
directeurs; comme si l’un pouvait être séparé de l’autre, et que le confes-
seur, pour s’acquitter de son devoir et pour assurer l’ouvrage de la grâce, ne
fût pas obligé d’entrer dans le même détail que le directeur”.

De la confession, un chemin direct mène à la Sainte Inquisition, à cet


interrogatoire qui ne s’attache pas aux péchés pardonnables, mais à ceux,
impardonnables, commis “contre le Saint-Esprit”, à l’apostasie, à l’hérésie,
au blasphème et à la sorcellerie. (Occasionnellement on y range aussi l’ho-
mosexualité, considérée comme péché contre nature, donc contre son Créa-
teur). Si cette institution ne s’installe qu’au Moyen Âge tardif, c’est sans
doute en raison de la relative homogénéité idéologique de la société anté-
rieure, dans laquelle la dissidence pouvait passer inaperçue, alors qu’elle
suscite, à partir du XIIe siècle, un véritable scandale et le besoin impérieux
d’inventer des instruments efficaces d’éradication. C’est encore du secret
qu’il s’agit; car le pire des péchés en pensée, le plus secret, l’hérésie, est dé-
couvert à un moment où il s’est déjà répandu parmi le peuple, et risque de
compromettre les institutions avec comme conséquence pour les élites éta-
blies, la terreur de ce virus invisible dont le diable aurait contaminé le
peuple. Cette panique est aggravée par le comportement des hérétiques,

49. Cf. HAHN, “La sévérité raisonnable”, loc. cit. (n. 33).
50. Ibidem, pp. 27, 29; Œuvres de Bourdaloue, Besançon-Lille-Paris 1850, vol III, pp. 196, 202.
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606 entre histoire et littérature

qui, accusés, ne confessent que rarement leur hétérodoxie et protestent au


contraire d’une innocence qui les rend d’autant plus suspects que toutes
leurs déclarations peuvent alors apparaître comme des subterfuges. Afin de
détecter, malgré cet obstacle, le secret diabolique, les frères mendiants in-
ventent une méthode d’interrogation qu’on peut juger plus diabolique en-
core, et dont l’efficacité decoule de son caractère radicalement secret et
d’une stricte dialectique de déduction qui mène logiquement à l’aveu. Le
procès, mené par un inquisiteur qui unit en sa personne les trois fonctions
d’accusateur, de juge et de confesseur, aboutit nécessairement à l’alternati-
ve, soit du bûcher, soit de la pénitence et de la réclusion perpétuelle dans
les cas plus rares où les coupables se convertissent. L’authenticité d’une tel-
le conversion se mesure d’ailleurs à l’aune du nombre de dénonciations de
complices que le supposé converti est prêt à faire51.
C’est précisément le caractère purement spirituel, caché, et sournoise-
ment contagieux du crime qui inspire ce procédé. On le justifie par le rai-
sonnement logique que la ruse invisible du Diable ne peut être vaincue
que par une ruse au moins aussi raffinée et qu’il faut le combattre avec ses
propres armes. Dans son article Dire l’indicible, Jacques Chiffoleau montre
que cette stratégie de détection n’aurait pas été viable si de grands prin-
cipes et des notions juridiques établis n’avaient été soumis à une réévalua-
tion fondamentale. C’est ainsi que la justice pénale publique et “accusa-
toire” est mise hors jeu, et qu’une procédure exceptionnelle du droit ro-
main, réservée au seul crime de lèse-majesté, est utilisée de façon systéma-
tique: l’interrogation secrète, accompagnée de la torture, devient un pro-
cédé normal, applicable au crimen laesae maiestatis divinae, à l’offense envers
Dieu, la plus haute et la plus universelle des Majestés52. Contre le Diable,
tous les moyens sont permis. Dieu lui-même, le premier, nous dit un in-
quisiteur, a inventé la méthode inquisitoire: au Paradis il interrogeait
Adam et Ève de manière à ce qu’ils ne pussent plus donner de réponses
évasives ni se défendre, et surtout qu’ils n’eussent plus le temps d’aller
chercher l’aide du diable (qui figure comme le suprême symbole de la ruse
des avocats53).

51. Cf. CHIFFOLEAU, Dire l’indicible, loc. cit. (n. 43); N. COHN, Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen
Âge, Paris 1982; P. SEGL (éd.), Die Anfänge der Inquisition im Mittelalter, Mit einem Ausblick auf das
20. Jh. ..., Köln-Weimar-Wien (Böhlau) 1993.
52. Loc. cit. (n. 43), pp. 290-293.
53. Cf. H. Ch. LEA, Die Inquisition, (History of Inquisition, vol. I, New York 1905), Nördlingen
1985, p. 216.
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 607

On peut dire, sans exagérer, que, dans l’histoire du secret personnel,


c’est l’inquisition qui lance l’attaque la plus violente contre les occulta cor-
dis, contre l’opacité et l’inaliénabilité de la conscience, et mène à son abou-
tissement ce que l’institution de la confession régulière obligatoire avait
préparé: la mainmise sur des âmes éduquées à la transparence. C’est un
combat contre l’indicible, mené avec toutes les armes de la rationalité ju-
ridique et de la dialectique aristotélicienne, une lutte obscure, un “sha-
dow-boxing” inquiétant entre deux dispositifs aussi clandestins l’un que
l’autre: le tribunal secret des inquisiteurs et le secret diabolique, le crime
caché de lèse-majesté des hérétiques. En effet, à part le bûcher final, so-
lennellement mis en scène, tout, dans cette procédure, est secret, depuis la
dénonciation et la recherche d’indices suspects (cueillis surtout dans la ru-
meur), jusqu’à la convocation secrète devant le juge sur la base d’une ac-
cusation dont le motif reste inconnu, et enfin l’interrogatoire et la torture
clandestine pour extorquer l’aveu. L’aveu lui-même est gardé secret, parce
que le nefandum, l’indicible qu’il contient, le péché impardonnable contre
l’Esprit Saint, est si horrible que même le rapporter serait péché. Une fois
avoué, et bien qu’il soit enregistré, il doit être verrouillé comme un venin
dangereux. L’écrit, comme dans d’autres cas, montre bien ici une de ses
fonctions paradoxales, pour ne pas dire perverses, celle de conserver et de
taire à la fois, les archives étant autant sépulture que mémoire. (Le célèbre
registre modèle de l’inquisiteur Bernard Gui n’est qu’apparemment une
exception à cette règle de discrétion, puisqu’il a été conçu comme une ins-
truction confidentielle à la portée d’autres inquisiteurs, afin qu’ils puissent
ainsi profiter du savoir secret de leur grand collègue).
L’invention de l’interrogatoire inquisitorial, que j’ai voulu présenter
comme une lutte systématique et institutionnalisée contre le secret, eut
des conséquences de longue durée. Au XIVe siècle déjà, mais ce n’est là que
le début d’un développement culminant au XVIIe, la pression des enquêtes
conduit à l’aveu de plus en plus détaillé de péchés inexistants et imagi-
naires54. L’un des plus répandus est le coït avec le diable, dont l’aveu, grâ-
ce à la curiosité des inquisiteurs, s’accompagne souvent de descriptions
concrètes, par exemple sur la couleur et le degré de chaleur du sperme, la
forme du pénis satanique, etc. ... Que s’est-il donc passé de nouveau depuis
le XIIIe siècle, pour que de telles vésanies soient devenues des croyances

54. Cf. JACQUART-THOMASSET, loc. cit. (n. 47), pp. 202 sqq.
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608 entre histoire et littérature

générales? Le paragraphe 21 du Concile de Latran IV s’est imposé d’une


manière inattendue. L’aveu en tant qu’aveu développe sa loi propre, dépas-
sant de loin son premier objectif de révélation de fautes commises; grâce à
la fantaisie inventive des confesseurs et des inquisiteurs, il devient une ma-
chine à produire des péchés. De nouveaux méfaits inouïs commencent à
voir le jour et à se multiplier, tant dans l’imaginaire que dans la réalité.
La sorcellerie n’en est que la conséquence la plus spectaculaire. Sans en-
trer dans ce sujet, aujourd’hui étrangement populaire, je n’en voudrais que
relever un aspect lié à mon thème principal: une fois de plus ce sont des
porteurs de secrets, d’invisibles ennemis conjurés des institutions établies,
qui sont soupçonnés et persécutés. Grand nombre de sorcières brûlées
étaient, comme on sait, des femmes exerçant des métiers de l’ombre, com-
me ceux d’entremetteuse, de devineresse, d’avorteuse ou de sage-femme.
Comme Danielle Jacquart et Claude Thomasset l’ont bien mis en lumière,
on comptait parmi elles les praticiennes gynécologues les plus recherchés
au Moyen Âge, parce qu’elles jouissaient d’une confiance que les femmes
souffrantes n’avaient point envers les médecins, devant lesquels elles crai-
gnaient, par pudeur, de montrer leurs secrets physiques55. Le secret per-
sonnel – occulta corporis cette fois, et non occulta cordis – découle ici de la dif-
férence entre les sexes. Le pouvoir de l’Église, allié à celui de la science
masculine, le combat par les moyens éprouvés du dévoilement clandestin.
Dans ce domaine surtout, la contrainte de l’aveu produit une abondance de
diableries occultes qui ne dissimulent que le simple fait que les sages-
femmes exerçaient une activité sociale indispensable, mais officieuse. La
chasse aux sorcières est une autre forme de la lutte contre le secret, contre
un savoir populaire utile, échappant au contrôle du pouvoir officiel56.
L’inquisition a produit aussi des effets moins spectaculaires, mais peut-
être plus profonds dans la “longue durée”: de nos jours encore, l’interroga-
toire de l’agent de police ou du juge d’instruction en l’absence d’avocat
reste un sujet de débats politiques. Or, il est démontré que la justice in-
quisitoriale de l’Église était d’une telle efficacité, qu’elle suscita l’intérêt
de la justice pénale séculière, laquelle commença à l’imiter à sa façon57. À
cet égard les retentissants procès des Templiers et de Jeanne d’Arc repré-

55. Ibid., pp. 167-179.


56. Cf. CHIFFOLEAU, La religion flamboyante, loc. cit. (n. 44), pp. 127, 163.
57 Cf. CHIFFOLEAU, Dire l’indicible, loc. cit. (n. 43); cf. aussi La religion flamboyante, loc. cit., pp.
57 sqq.
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sentent des précédents, puisque, pour la première fois, le pouvoir tempo-


rel sait y mettre à profit la technique de l’interrogatoire ecclésiastique. À
partir du XVe siècle au plus tard, il s’en sert dans son propre intérêt, ne se-
rait-ce que pour arrêter de petits brigands. On ne sait plus guère que l’in-
quisition est le modèle indirect de la juridiction moderne en matière pé-
nale. Pourtant, des états absolutistes aux totalitarismes du XXe siècle, et
même jusqu’à quelques démocraties actuelles, elle a laissé des traces dans
l’instruction criminelle et le jugement des tribunaux.
De manière globale, on peut dire que l’Inquisition se situe ainsi à la char-
nière de la théocratie médiévale et des états séculiers modernes58, mais ce
qui mérite plus d’attention dans notre contexte, c’est qu’elle continue sur
le terrain administratif et juridique un processus d’éclaircissement général
dirigé contre les obscurités de l’âme, qui commence au XIIe siècle par
l’éthique de l’intention et qui se poursuit au XIIIe dans la casuistique
confessionnelle. C’est un progrès de la rationalisation, bien qu’il ait eu les
suites les plus irrationnelles. Du point de vue de l’histoire du droit, l’In-
quisition a aboli l’ancienne procédure accusatoire fondé sur la logique du
“suffisamment probable”, en évaluant les témoins et en explorant le pour et
le contre de la cause dans un débat dialectique ou rhétorique, utilisant des
arguments de persuasion, non de démonstration59. À la même époque où la
logique démonstrative scolastique et aristotélicienne repousse de plus en
plus les argumentations topiques ou probables par ses prétentions scienti-
fiques, la jurisprudence est saisie d’une semblable obsession d’atteindre la
certitude. Le droit pénal se donne alors pour but de détecter la vérité uni-
voque et complète du mal. Le procédé inquisitoire se définit comme re-
cherche positive de la vérité, au-delà et au-dessus des méthodes floues, in-
ductives de l’inventio rhétorique, du prudent examen des témoins, de l’équi-
té des jugements “de Salomon” et des acquittements cléments au bénéfice
du doute. La nouvelle technique est rigoureuse et péremptoire: combinant
l’expérience psychologique du confesseur avec la logique des questions ser-
rées et suggestives du dialecticien, elle amène inévitablement l’aveu des
crimes, même de crimes impossibles à commettre. Nul secret ne peut glis-
ser à travers les mailles étroites que ce filet lui tend. Il est difficile de com-

58. Cf. B. SCHIMMELPFENNING, “Des Grossen Bruders Grossmutter. Die christliche Inquisition
als Vorläuferin des modernen Totalitarismus”, Die Anfänge der Inquisition ..., loc. cit. (n. 23), pp. 285-
296.
59. Cf. P. VON MOOS, “Introduction à une histoire de l’endoxon”, dans ce volume, supra, N° 14.
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610 entre histoire et littérature

prendre aujourd’hui qu’une méthode aussi sophistique se soit targué de sa


logique scientifique. Mais ce n’est là qu’un aspect de l’esprit scolastique
dont on a souvent dit qu’il excelle, selon une syllogistique impeccable, à
déduire de prémisses incertaines des conclusions certaines. Ceci implique
qu’en tendant à l’inculpé des pièges subtils pour l’empêtrer logiquement
dans des auto-contradictions, l’inquisition accomplit une tâche rationnelle;
en le convainquant de son crime, elle ne manifeste le plus souvent que la
pétition de principe, selon laquelle un jugement se déduit d’un préjugé.
Avec ces observations, nous atteignons “l’automne du Moyen Âge”,
mais frôlons également le “printemps” des Temps Modernes, si cette mé-
taphore convient pour désigner l’accomplissement des structures rationa-
listes, formalistes et bureaucratiques qui ont continué et perfectionné l’an-
cienne exorcisation des occulta cordis. Les formes de manipulation du secret
personnel, héritées du Moyen Âge, survivent encore aujourd’hui. On peut
penser au droit pénal de plusieurs pays du monde, sur lesquels “amnesty
international” ne cesse de nous fournir des rapports inquiétants. On peut
évoquer un sujet plus délicat: la culture occidentale de “la haine de soi” qui
nourrit nos psychothérapeutes, et que Delumeau relie en ligne directe à la
“névrose collective de culpabilité” produite par une éducation pénitentiel-
le séculaire60: “Aujourd’hui encore, dit-il en parlant de la confession mé-
diévale, nous restons marqués par cette formidable contribution à la
connaissance de soi”. Historiquement parlant, l’essentiel me semble ce-
pendant le fait que, malgré la tendance inhérente à tout pouvoir de vou-
loir s’implanter dans l’intériorité des sujets, cette tentative n’a encore ja-
mais été couronnée d’un succès durable, ni dans les tyrannies anciennes, ni
dans les totalitarismes modernes61. À cet égard peut-être, la seule réussite
de longue durée est celle de l’Église.

60. Le péché et la peur, loc. cit. (n. 32), pp. 331 sqq.; cf. aussi K. DESCHNER, Das Kreuz mit der
Kirche, Eine Sexualgeschichte des Christentums, Düsseldorf-Wien 1974, p. 383 sur la haine de soi, cul-
tivée dans le christianisme plus que dans toute autre religion.
61. Cf. SCHIMMELPFENNING, loc. cit. (n. 58).
16-occulta cordis 9-09-2005 10:38 Pagina 579

16. OCCULTA CORDIS.


CONTRÔLE DE SOI ET CONFESSION AU MOYEN ÂGE*

I. FORMES DU SILENCE

Les recherches sur le dialogue au Moyen Âge1, tel qu’il est prôné par la
littérature didactique relative aux bonnes manières, montrent à quel point
sa conception est dominée par un scepticisme linguistique singulier. Ce
scepticisme n’est guère comparable à la tendance moderne, toute désabu-
sée et élitiste, qui consiste à refuser le “bavardage universel” pléthorique;
il semble plutôt précéder toute interaction et dénoncer une méfiance fon-
damentale à l’égard de l’herméneutique intersubjective. Puisque ce thème,
que l’on pourrait aussi nommer la supériorité absolue du silence sur le ver-
be, ne constitue que l’arrière-plan de l’étude qui suit, je me bornerai à en
ébaucher rapidement les grandes lignes.
Depuis le début du Moyen Âge, nous pouvons distinguer deux modèles
de silence normatif: celui de l’ascèse monastique, et celui de la prudence
stratégique prisée dans l’aristocratie laïque et cléricale. Ces deux modèles
de comportement s’opposent diamétralement à l’idéal antique de “l’huma-
nité” et de son synonyme “l’urbanité”, à cette culture de convivialité spon-
tanée, gratuite et désintéressée, qui règne par exemple dans les entretiens
cicéroniens de Tusculum, et qui n’est pas encore éteinte dans ceux du jeu-
ne Augustin et de ses amis de Cassiciacum. Elle réapparaîtra après une
longue éclipse chez Pétrarque. Il est curieux de noter que le premier théo-
ricien de cette culture raffinée de la causerie à bâtons rompus en est en

* Version remaniée de l’article paru en deux parties dans Médiévales 29 (1995), pp. 131-140 et
ibid. 30 (1996), pp. 117-137 [Autor. Presses Universitaires de Vincennes].
1. Cf. P. VON MOOS, “Le dialogue latin au Moyen Âge”, dans ce volume, supra, N° 9; ID., “Zwi-
schen Schriftlichkeit und Mündlichkeit: Dialogische Interaktion im lateinischen Hochmittelalter”,
Frühmittelalterliche Studien 25 (1991), pp. 300-314; ID., “L’ars arengandi italienne du XIIe siècle. Une
école de communication”, dans ce volume supra, N° 10.
16-occulta cordis 9-09-2005 10:38 Pagina 580

580 entre histoire et littérature

même temps le dernier: au IVe siècle, le rhétoricien Jules Victor, s’inspi-


rant de Cicéron, écrit ses chapitres sur la conversation et la lettre privée en
prenant soin de distinguer les formes du discours associatif, donc essen-
tiellement a-rhétorique, de toute composition oratoire préméditée2. Il est
le seul à aborder cette forme de discours avant les Castiglione, Sigonius ou
Guazzo aux XVe et XVIe siècles. La chouette de Minerve se lève tard: la
théorie de ce qui va de soi s’épanouit quand la pratique ne va plus de soi.
Peu après Jules Victor, dans cette période de transition qu’Eric Dodds
appelle “l’âge de l’anxiété”3, l’on voit s’établir des couvents qui jouent le
rôle d’abris ou à de refuges contre la crise ambiante de l’Empire romain et
imprègneront longtemps le monachisme et la religion par leur program-
me essentiellement ascétique. L’astreinte au silence y fait partie d’une mé-
thode de mortification globale, visant surtout à déshabituer les moines de
leurs styles de vie antérieurs, à les dégoûter du luxe d’une civilisation
conviviale occupée de “futilités” comme l’élégance et l’humour de la
conversation. L’application de cette nouvelle discipline se substitue au but
premier d’éducation religieuse ou mystique4. Dès le début cependant, son
radicalisme est l’objet de critiques, tant païennes que chrétiennes, repro-
chant aux moines leur isolement “inhumain” ou sauvage, leur égoïsme in-
solent et leur pure virtuosité ascétique. Dans ces exercices d’endurcisse-
ment, le silence peut en effet devenir un but en soi. L’ascèse, prenant la re-
lève du martyre des premiers siècles sous le nom métaphorique de “mar-
tyre quotidien” manifeste une volonté d’accomplir des “records” d’abnéga-
tion héroïque5. Le silence n’y a donc pas nécessairement le caractère initia-
tique qu’il a dans d’autres religions, qui exigent le sacrifice de la langue en
présence de l’arcane. Dépourvu de contenu et de mystère, il n’est plus que
le signe d’une brillante technique de mortification, d’un accomplissement
quasi sportif.
Un deuxième type de silence, qu’il vaut mieux appeler stratégique que
profane, a, malgré son origine aristocratique, pénétré l’éthique de toutes les
couches sociales cultivées du Moyen Âge. Il est déjà l’objet du manuel sco-
laire des Disticha Catonis, qui, depuis l’antiquité tardive, est la base de tou-

2. Éd. C. HALM, Rhetores latini minores, Leipzig 1868, pp. 446-447.


3. E. R. DODDS, Pagan and Christians in an Age of Anxiety, Cambridge 1965.
4. Cf. F. PRINZ (éd.), Mönchtum und Gesellschaft im Frühmittelalter, (Wege der Forschung 312),
Darmstadt, Wissensch. Buchgesellschaft 1976, pp. 151-160, 450-460.
5. Cf. G. BAUER, Claustrum animae, Untersuchungen zur Geschichte der Metapher vom Herzen als Klos-
ter, München, Fink 1973, pp. 70-83.
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 581

te éducation élémentaire, le livre le plus répandu du Moyen Âge après la


Bible, bien que curieusement rebelle à tout effort de révision ou de réin-
terprétation chrétiennes6. Les Disticha, comme tant d’autres textes didac-
tiques qui en dépendent – livres de proverbes, institutions pour novices,
“disciplines” pour étudiants, miroirs des princes et introductions à la vie de
cour, etc. – ne font que décliner une seule règle: l’homme doit rester sur ses
gardes, surtout quand il ouvre la bouche. Car il est dangereux de laisser les
mots s’échapper de la forteresse. Parler pourrait donner prise à l’adversaire
et exposer à des retours de “boomerang”. Le silence est donc d’une égale im-
portance dans cette tradition. Mais ce n’est pas un silence vide, pratiqué
pour l’accomplissement de soi ou la “virtuosité religieuse”, c’est un silence
dissimulant un contenu. Ce qu’il faut cacher, dans l’optique de ces manuels
de conduite sociale, c’est le Moi intime, cet être vulnérable, désarmé, nu et
perdu, exposé aux intempéries de la jungle humaine. Sa défense, sa cape qui
le rend invisible, s’appelle l’honneur, la dignité ou la bonne renommée (ho-
nestas, honor, dignitas, fama). Dès la prime enfance l’homme doit apprendre
l’art de se faire valoir, en se moulant dans un rôle, dans une persona respec-
table. Il ne peut commettre de pire faute que de se confier trop vite à au-
trui. La méfiance est surtout recommandée à l’égard des femmes et des faux
amis, qui, une fois franchi le seuil de la forteresse intérieure, y font fonction
de cheval de Troie. Rester sur ses gardes, regarder à deux fois avant d’ap-
procher l’autre, savoir dissimuler et simuler en connaissance de ses propres
faiblesses, ce sont les maximes les plus souvent répétées dans cette littéra-
ture pédagogique, qui ne se tarira pas au seuil des temps modernes, mais
connaîtra une belle postérité dans les innombrables traités de “l’homme de
cour”. C’est en effet un phénomène de “la très longue durée”. Par leurs ac-
cents paranoïaques, ces manuels se rattachent à cette angoisse de l’Antiqui-
té tardive qui est également à la base du modèle ascétique de la fuite du
monde. Dans ces documents d’éducation élémentaire du Moyen Âge, il n’y
a pas trace de cette conception moderne ou post-rousseauiste qui passe pour
simplement chrétienne, et qui assimile l’amour du prochain à la confiance
en l’autre. La guerre y reste la mère de toute chose, comme la ruse est la
mère de toute sagesse.
Les deux enseignements, celui de l’ascèse monastique et celui de la pru-
dence mondaine, tout différents qu’ils soient, ont en commun l’idéal d’un
homme entièrement contrôlé, qui bride sa langue, et qui, selon un stéréo-

6. Cf. R. HAZELTON, “The Christianization of Cato”, Medieval Studies 19, 1957, pp. 157-173.
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582 entre histoire et littérature

type répandu, se distingue essentiellement de l’enfant et de la femme, de


ces êtres spontanés, babillards et incapables de retenue. Toute la pédagogie
médiévale, tant religieuse que profane, exalte le silence pour lui-même, ou
comme arrière-fond d’une parole prudente. Ce n’est pas par hasard qu’une
abondante littérature traite spécialement des “péchés de la langue”7. Le si-
lence devient le fondement de toute vertu sociale: Virtutem primam esse puta
compescere linguam. “Pense que la première vertu consiste à maîtriser la
langue!” (Distica Catonis I 3).
Or, du poids normatif du silence dépendent nos questions sur le secret.
Au Moyen Âge le seuil de la honte qui sépare la sphère du privé et du pu-
blic se situe probablement à un niveau bien plus élevé qu’aujourd’hui, où
chacun peut mettre ses expériences intimes à la disposition du voyeurisme
général. À cet égard du moins, la thèse de Norbert Elias sur le “processus
de la civilisation” – se développant de la liberté médiévale à la pudibon-
derie et au “self-control” moderne – devrait être sérieusement reconsidé-
rée, parce qu’Elias commence son étude au XIVe siècle, époque déjà pré-
moderne sous beaucoup d’aspects, et néglige quasi totalement le millénai-
re précédent8. On pourrait au contraire risquer l’hypothèse que le Moyen
Âge connaît une forme toute particulière de contrainte et même de vio-
lence, qui consiste à manipuler le secret de l’homme singulier, sa propre
identité, son talon d’Achille. Les stratégies de précaution et d’autodéfense
que recommandent nos manuels de bienséance ont toutes pour objectif de
protéger le Moi contre le danger d’être démasqué et ridiculisé. L’exemple
célèbre de Pierre Abélard montre bien à quel point un simple acte de ven-
geance privée pouvait anéantir la persona, confondre la respectabilité d’un
homme publique. Sa castration a dû vivement et longtemps impressionner
l’opinion du Moyen Âge, d’une façon qui dépasse de loin le fait divers lui-
même, comme le symbole de la chute d’un héros dans l’ignominie. Aussi,
dans l’Historia calamitatum, l’événement prend-il les couleurs d’un trauma-
tisme insupportable causé par la honte d’une mise à nu du Moi intime. Ce

7. Cf. C. CASAGRANDE - S. VECCHIO, I peccati della lingua, Disciplina ed etica della parola nella cul-
tura medioevale, Roma, BB, 1987.
8. Cf. N. ELIAS, Der Prozess der Zivilisation, 2 vols., Frankfurt a.M. 1977, pp. 158-159; H. P.
DUERR, Der Mythos vom Zivilisationsprozess, Frankfurt a.M. 1988; P. GLEICHMANN (éd.), Materialien
zu Norbert Elias’ Prozess der Zivilisation, Frankfurt a.M., stw 233, 1977; R. BRANDT, Enklaven – Exk-
laven, Zur literarischen Darstellung von Oeffentlichkeit und Nicht-Oeffentlichkeit im Mittelalter, München,
Fink 1993, pp. 117-126. [Ce problème est repris dans mon article sur le faux pas de 1999, cf. bi-
blio., N° 80].
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 583

dommage moral est ressenti comme incomparablement plus douloureux


que le dommage physique. L’épisode permet d’ailleurs un curieux rappro-
chement entre les deux formes de protection du Moi, l’une monastique,
l’autre sociale, puisque Abélard est, par la suite, entré dans le couvent de
St-Denis, non pour des raisons religieuses, mais pour y cacher sa honte9.

Il y a plusieurs chemins conduisant à la compréhension historique du se-


cret de l’identité du Moi, si précieux et menacé. Je n’en choisis qu’un, ce-
lui indiqué par le titre de cet article. Occulta cordis, arcana cordis, secreta cor-
dis sont des termes établis de la littérature patristique et médiévale pour
désigner la non-transparence de l’âme pour autrui10. Ils se réfèrent tous à
l’idée biblique que Dieu seul peut voir l’intérieur de l’homme, selon le
mot du livre de la Sagesse 1. 6: (Deus) examinator cordium, scrutator renum;
“Dieu est le sondeur des cœurs et le scrutateur des reins”. Abélard résume
succinctement ce principe par11: soli Deo corda et cogitationes pate<a>nt,
“pour Dieu seul les cœurs et les pensées sont manifestes”, principe à pre-
mière vue anti-psychologique. Il met l’accent soit sur un secret que person-
ne ne doit connaître parce qu’il ne regarde que Dieu, soit sur un mystère que
personne ne peut connaître puisque Dieu seul en a la clé. L’exégèse porte sur
le péché de curiosité et interdit d’ouvrir témérairement ce que Dieu a ca-
ché aux yeux des hommes. L’âme fait partie de ces régions défendues, com-
me la magie ou l’astrologie, où l’on n’entre que par transgression. Elle est
donc tabou. Pourtant, si l’âme n’est visible que pour Dieu, les anges et les
saints, certains signes la rendent néanmoins partiellement déchiffrable ou
lisible aux hommes. Tous les esprits, selon leur degré d’intelligence, peu-
vent l’interpréter, la reconstruire, donc lui rendre une transparence relati-
ve en bien ou en mal. Le maître le plus astucieux, le plus prompt et zélé
dans cet art de l’interprétation ou de la conjecture psychologique, c’est
l’ange déchu, Satan, bien que lui non plus n’ait pas accès direct à la vision
du cœur et reste donc confiné à des duperies herméneutiques.

9. Cf. M. McLAUGHLIN, “Abelard as Autobiographer”, Speculum 42, 1967, pp. 463-488, surtout
pp. 474 sq.; A. J. GURJEWITSCH, Das Individuum im europäischen Mittelalter, München, Beck 1994,
pp. 171-183.
10. Cf. L. J. FRIEDMAN, Occulta cordis, Romance Philology 11, 1957, pp. 103-119.
11. Sic et non, éd. B. B. BOYER - R. McKEON, Chicago-London 1976, p. 91, l. 45.
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584 entre histoire et littérature

Or, le cœur est également la scène et l’acteur principal d’une “psycho-


machie” de puissances: il peut devenir le “temple du Saint Esprit” ou le
bouge des démons, sans être pour autant un simple récipient, le jouet pas-
sif de forces étrangères12. Son secret, ou plutôt son mystère le plus profond,
se trouve dans la destination éternelle de l’âme que, Dieu excepté, person-
ne ne peut prévoir, et dont chacun est néanmoins personnellement respon-
sable. Aron Gourevitch se sert de la formule de “l’individu ineffable” pour
démontrer que le Moyen Âge ne dispose pas encore de concept pour dési-
gner l’entité personnelle13. C’est l’exagération d’une idée juste: le centre de
l’unicité individuelle passe pour caché, mais non pour inexistant. Il dépas-
se l’entendement humain; il est indicible, et ceci précisément à cause de son
caractère eschatologiquement dramatique. Formulons-le dans les termes de
la doctrine augustinienne de la prédestination, dont Kurt Flasch a fait une
pénétrante analyse dans son livre La logique de la terreur14: l’âme singulière
de l’homme se débat et s’angoisse sa vie durant dans ce “for intérieur”, dé-
sireux sans certitude aucune d’appartenir à la “Cité de Dieu” qu’habitent les
très rares élus, sachant que la “masse damnée” du commun des mortels fait
partie de la “cité du diable” et ira avec lui peupler l’Enfer. Mais l’homme
ne sait pas et n’a pas même le droit de savoir qui, concrètement, dans cet-
te “cité mixte” de la vie sur terre, appartient à l’un ou à l’autre camp. Dans
cette doctrine rigoureuse, plusieurs fois allégée au cours de sa survie mé-
diévale, se trouve peut-être le pivot de la théorie des “obscurités du cœur”,
qui est avant tout une psychologie du salut. Elle ne se borne cependant pas
à la seule problématique de la prédestination, mais la dépasse dans plu-
sieurs directions pratiques, même en dehors du domaine religieux.
Le secret du cœur est inconnaissable, mais partiellement lisible. La doc-
trine des occulta cordis fait donc partie du modèle général d’une explication
symbolique du monde qui fait correspondre les choses intérieures et in-
abordables et les signes extérieurs et manifestes. “L’homme extérieur” n’est
pas seulement le corps, mais tout ce qui apparaît aux autres; il donne à in-
terpréter des indices, des ombres, des voiles, des miroirs, des fragments,
par lesquels on accède indirectement et partiellement à “l’homme inté-

12. Cf. BAUER, loc. cit. (n. 5), pp. 70-83.


13. A. J. GURJEWITCH,Das Weltbild des mittelalterlichen Menschen, München, Beck, 1982, pp.
327-330; cf. aussi: ID., Das Individuum ... 1994, loc. cit. (n. 9), ch. III.
14. Logik des Schreckens, Augustinus von Hippo, Die Gnadenlehre von 397, Mainz, DVB 1990. [Sur
ce sujet, j’ai nuancé mon appréciation dans mes articles sur la prédestination au Moyen Âge, biblio.,
N° 93 et 98].
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 585

rieur”, qui en serait la lumière, la nudité, le noyau, le Tout d’une réalité


inaccessible en tant que telle. L’exterior homo est le signifiant de l’interior
homo, dont la psyché invisible forme le signifié. Si la relation entre ces deux
entités ne manque pas d’une certaine transparence herméneutique, le de-
gré de cette transparence est une question longuement débattue dans la lit-
térature théologique et philosophique: les réponses optimistes mettent
l’accent sur l’unité et la simultanéité des mouvements psychiques et des ré-
actions extérieures, et les réponses pessimistes conçoivent le corps avant
tout comme l’obscurité de l’âme, obscurité qui, pour Vincent de Beauvais,
peut être si totale15 que l’âme ne s’y reconnaît même plus elle-même. Mais
je passe sur cette question, qui touche à l’immense discussion du Moyen
Âge néoplatonicien sur les relations de l’âme et du corps, pour soulever
quelques conséquences pratiques de la théorie des occulta cordis dont je
viens d’esquisser le fond commun.
Une conclusion littéraire a déjà été tirée de cette valorisation du secret
personnel. Par une sorte de respect antipsychologique, par une sainte horreur
de la transgression qui consisterait à s’arroger le privilège divin de la connais-
sance de l’âme, les écrivains médiévaux, les conteurs et les historiens, se mon-
trent la plupart du temps réticents à décrire les phénomènes psychiques; ils
les donnent à entendre de façon stéréotypée, simple et rudimentaire, pour ne
pas dire primitive, en représentant à leur place des manifestations exté-
rieures, des comportements, des gestes, bref, des actes symboliques16. Dans
notre contexte, une autre observation me semble plus pertinente encore: la
distance intersubjective, la méfiance envers le dialogue spontané, dont nous
avons parlé, s’explique par la crainte que suscite le langage du corps comme
expression involontaire et comme indice plus ou moins déchiffrable de l’âme.
Richard de St-Victor l’exprime clairement17: “Le mouvement du cœur sort
immédiatement et sans contradiction par le mouvement du corps”. De
même, dans les manuels enseignant la prudence, lit-on très souvent, parti-
culièrement dans leurs introductions, qu’il n’est pas donné à l’homme de ca-
cher toutes ses pensées, parce que, par le corps et par son organe le plus sub-
til, la langue, il en émet inévitablement des signes compromettants; c’est
pourquoi les préceptes réunis dans ces livres sont-ils surtout destinés à aguer-
rir le corps et la langue dans l’exercice de la contenance.

15. Speculum naturale, Douai 1624, 26. 70.


16. Cf. FRIEDMAN, loc. cit. (n. 10), pp. 113-115.
17. Benjamin maior, PL 196, col. 97.
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586 entre histoire et littérature

On pourrait s’étonner d’un aspect paradoxal de cette littérature: la gran-


de popularité dont jouissent les maximes stoïciennes sur l’apathie s’y op-
pose à autant de sentences antistoïciennes énonçant la puissance invincible
de la passion. Mais les unes et les autres servent le même objectif d’auto-
protection en inculquant l’impassibilité extérieure et en avertissant des
dangers intérieurs et de la perméabilité du corps. Cette autoprotection
peut même prendre un caractère apotropéique, puisque c’est par les signes
du corps que, mieux qu’aucun ennemi humain, le diable sait pénétrer le
Moi, l’arx mentis17a. C’est la morale qui détermine les règles du maintien.
Comme le corps est autant une voie de sortie qu’une voie d’entrée, il doit
être gardé dans les deux sens: il doit éviter d’exposer le cœur, mais aussi de
l’influencer par ses gestes, qui, tout innocents qu’ils paraissent, peuvent
préparer le péché. Le moine, par exemple, qui jette des regards avides sur
une femme, ou celui qui, affamé, lève les yeux au ciel pour savoir l’heure
solaire, invitent le mal à entrer sous forme de luxure ou de gloutonnerie.
De même, un visage pâlissant ou rougissant peut devenir un aveu invo-
lontaire et justifier la condamnation, car selon le droit romain et la rhéto-
rique médiévale ce “signe” pouvait tenir lieu de preuve; c’était une des
preuves dites “inartificielles”18. Les paroles peuvent tromper; le corps ne
ment jamais.
L’interdépendance psychosomatique radicale du corps et de l’âme, dont
se chargent la médecine et la philosophie morale, est donc une source de
risques incalculables. Selon la doctrine des passions, l’amour et la colère,
pour des raisons physiologiques, ne peuvent être cachés, à moins de possé-
der des forces héroïques et surhumaines: doctrine particulièrement inquié-
tante pour une mentalité foncièrement soucieuse de fortifier l’autoprotec-
tion. Les manuels de bienséance tâchent donc de remédier à cette faiblesse
humaine par l’enseignement de diverses techniques de dissimulation et de
camouflage. Cette littérature véhicule le lieu commun qu’il est plus diffi-
cile de contrôler l’âme qu’une langue déjà entraînée au silence. La maxime
n’est d’ailleurs qu’une variante un peu triviale de la théorie scolastique des
primi motus, des premiers mouvements irrésistibles des affects, théorie selon
laquelle les “suggestions du diable” ne peuvent être repoussées, et que
l’homme n’en est donc pas responsable, pourvu qu’il refuse d’y consentir

17a. Cf. FRIEDMAN, pp. 104-106. À propos de Vincent de Beauvais, Spec. nat., Douai 1624,
XXVI, 70: “Quod [Diabolus] non videt animae interiora”; Jérôme, Comm in Ev. Matth. XV, PL 26,
c. 113; Cassien, Coll. VII 15; Augustin, Retract. II 3o.
18. Cf. H. LAUSBERG, Handbuch der literarischen Rhetorik, vol. 1, München 1960, §§ 358 sqq.
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 587

par la suite19. Ce principe, qui joue un peu, au Moyen Âge, le rôle de notre
“inconscient” actuel, est à l’origine de longs débats sur la nature de ces sug-
gestiones diaboli, sur la délimitation des différents états affectifs primaires,
comme les “fantaisies et pollutions nocturnes” des moines20, la sexualité ju-
vénile crue irrépressible et donc sans péché, l’apport inévitable du plaisir
dans le mariage21 et les méfaits des somnambules22. La formule juridique
necessitas non habet legem, “necessité fait loi”, s’applique à la morale et devient
ainsi l’objet de débats des plus subtils sur les limites de la responsabilité.
Car s’il paraissait évident, malgré l’opinion stoïcienne, que l’homme ne ré-
sistait pas au premier assaut de la passion, personne en revanche ne doutait
de la force de l’intellectus ou de la volonté d’en pouvoir rationnellement re-
pousser et dominer les mouvements ultérieurs. Michel Foucault, écrit à
propos de l’ascèse monastique23: “Tout le travail du moine sur lui-même
consiste à ne jamais laisser engager sa volonté dans ce mouvement qui va
du corps à l’âme et de l’âme au corps et sur lequel la volonté peut avoir pri-
se, pour le favoriser ou pour l’arrêter, à travers le mouvement de la pensée”.
Il ne faut donc pas s’étonner si certains maîtres plus rigoristes de la disci-
pline de l’âme et du corps sont allés jusqu’à recommander des recettes
contre des réactions physiologiques involontaires, comme certains tics, – le
froncement des sourcils, le tremblement des lèvres, le croisement des
jambes, le balancement des pieds, etc. – et même contre les mouvements
du dormeur. Du beau livre de J.-Cl. Schmitt sur “la raison des gestes”24 on
pourrait, dans notre cadre, tirer la conclusion que rien n’est plus suspect
pour le Moyen Âge que la spontanéité, devenue, bien plus tard, une valeur
éminente et un signe de santé psychique. Le modèle stoïcien de l’ataraxie
est par contre revendiqué pour le domaine corporel.

*
19. Cf. R. SCHNELL, Causa amoris, Liebeskonzeption und Liebesdarstellung in der mittelalterlichen Li-
teratur, Bern-München, Francke 1978, pp. 413-430.
20. Cf. P. BROWE, Beiträge zur Sexualethik des Mittelalters, Breslau 1932, pp. 80-90.
21. Cf. D. JACQUART - C. THOMASSET, Sexualité et savoir médical au Moyen Âge, Paris, PUF 1985,
pp. 208-220; J.-L. FLANDRIN, Le sexe et l’Occident, Paris, Seuil 1981, pp. 279-282; P. LEGENDRE,
L’amour du censeur, Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, Seuil 1978, pp. 157-163.
22. G. A BOUREAU, “La redécouverte de l’autonomie du corps: l’émergence du somnambule
(XIIe-XIVe s.)”, Micrologus I: I discorsi dei corpi/Discourses of the Body, Turnhout, Brepols 1993, pp.
27-42; “Pierre de Jean Olivi et le semi-dormeur. Une élaboration médiévale de l’activité incons-
ciente”, Nouvelle Revue de la Psychanalyse 48, 1993, pp. 231-238; “Satan et le dormeur. Une
construction de l’inconscient au Moyen Âge”, Terrains 14, 1991-1993, pp. 41-61.
23. “Le combat de la chasteté”, dans Sexualités occidentales, éd. Ph. ARIES et A. BÉJIN, Communi-
cations 35, Paris, 1982, p. 35.
24. Paris, nrf 1990.
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588 entre histoire et littérature

Des vues synthétiques tirées d’un champ de recherche spécifique25,


telles que celles que je viens d’exposer, risquent de réduire la complexité
d’une époque aussi contradictoire que le Moyen Âge. Pour atténuer ce
risque, je vais les négliger provisoirement, ou plutôt les mettre en symé-
trie avec d’autres vues en apparence synthétiques. J’éviterai ainsi le piège
d’une certaine “histoire des mentalités”, avec laquelle Geoffrey Lloyd vient
“d’en finir”26, parce qu’il la conçoit ou plutôt construit comme celle d’une
même façon de penser et de sentir, monolithique et absolue, afin de mieux
pouvoir la détruire ensuite en lui opposant l’histoire de la pluralité des sys-
tèmes de croyance. Il est vrai que le concept des occulta cordis constitue un
modèle de comportement dominé par le contrôle de soi, qu’il justifie le pa-
raître social, le mimétisme décent, et même un certain manque de sincéri-
té. Mais le revers de la médaille est tout aussi significatif: aucune civilisa-
tion n’a, comme la chrétienne, contribué autant à développer le sens de
l’introspection et de l’auto-analyse. Augustin passe à juste titre pour le
fondateur du genre autobiographique, et l’ouvrage monumental de Georg
Misch27 sur l’autobiographie prouve suffisamment que le Moyen Âge n’a
jamais cessé, même dans ses premiers siècles, plus silencieux à cet égard,
de produire des témoignages individuels souvent dramatiques de ce qui
s’appelait alors la confessio dans un sens très large. À partir du XIIe siècle,
selon l’heureuse expression du Père Chenu28, “l’éveil de la conscience”
prend son essor et les formes et genres littéraires les plus divers viennent
confirmer que l’expression de l’expérience subjective devient un véritable
idéal culturel. Il n’est pas besoin de l’illustrer une fois de plus. Ce déve-
loppement peut être considéré comme la préhistoire du subjectivisme mo-
derne, et l’on peut se demander si la littérature intimiste romantique ou la
psychanalyse auraient jamais vu le jour sans une tradition auto-analytique
aussi profondément enracinée dans notre passé culturel. Il faut donc égale-
ment envisager le secret de l’identité individuelle sous l’angle de ce mo-
dèle apparemment contraire, et peser la relation particulière qui existe

25. Les résultats en seront prochainement publiés dans un livre sur les formes d’interaction à
travers la littérature didactique du Moyen Âge. [Aujourd’hui ce travail est toujours en préparation;
cf. des études préliminaires selon la bibliographie, N° 39, 43, 80, 96].
26. Pour en finir avec les mentalités, Paris, La Découverte 1993. Ce genre de critique semble être
à la mode surtout en-dehors de la France; cf. aussi L. RAPHAEL, Die Erben von Bloch und Febre. “An-
nales”-Geschichtsschreibung und “nouvelle histoire” in Frankreich 1945-1980, Stuttgart, Klett 1994.
27. Geschichte der Autobiographie, 8 vols., Frankfurt a.M. (1907) 31949-1969; cf. Die Autobiogra-
phie, éd. G. NIGGL, (Wege der Forschung 565), Darmstadt, Wiss. Buchgesellschaft 1989.
28. M.-D. CHENU, L’éveil de la conscience dans la civilisation médiévale, Montreal-Paris 1969.
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 589

entre la volonté de manifester et celle d’occulter le Moi; il faut voir les


deux faces de la médaille.

II. FORMES DE LA CONFESSION

Le concept des occulta cordis – l’invisibilité du Moi intérieur comme don-


née ou comme exigence – constitue, au Moyen Âge, un modèle de com-
portement prônant avant tout le silence et le contrôle de soi. Comment le
mettre en relation avec un autre idéal, apparemment contraire, celui de la
confessio, de l’expression sincère des expériences subjectives? Les deux vi-
sions ont au moins un point commun: le “secret du cœur” y a une conno-
tation négative. Ce qu’il faut, soit garder pour soi, soit confesser, ce sont
les faiblesses, souffrances et péchés intimes; et puisqu’il n’y a que Dieu
pour les voir, pour entendre les paroles de plainte ou d’aveu, la dissimula-
tion devant les hommes et la franchise devant Dieu font bon ménage.
Beaucoup de récits historiques, hagiographiques et autobiographiques du
Moyen Âge, en particulier quand ils traitent du deuil, montrent un mo-
dèle de comportement qu’Augustin, le premier, décrit de façon exemplai-
re en évoquant ses sentiments après la mort de sa mère (Confessions IX 12).
Ce modèle consiste dans un mouvement allant d’une radicale maîtrise de
soi en public à l’effusion sans réserve des sentiments dans la solitude:
J’adoucissais une torture que vous connaissez, mais qu’eux ne soupçonnaient pas: ... ils
s’imaginaient que je n’avais pas de chagrin. Mais moi, près de votre oreille, là où nul
d’entre eux ne pouvait entendre, je gourmandais mon cœur d’être si faible, j’essayais de
contenir le flot de ma douleur, je réussissais à le refouler peu à peu; mais il reprenait son
élan sans que cela allât toutefois jusqu’au jaillissement des larmes, ni à l’altération de mon
visage. Je savais, moi, tout ce que je comprimais dans mon cœur ... Puis ce fut l’enterre-
ment. J’y allai; j’en revins sans une larme ... pas même au moment des prières je ne pleu-
rai. Mais pendant toute la journée je sentais dans le secret de moi-même l’accablement de
ma tristesse ... Mais quand j’étais seul au lit ... je sentis la douceur de pleurer, en votre
présence, sur ma mère et pour elle, sur moi et pour moi. Je donnais libre cours aux larmes
que je contenais, je les laissai couler tant qu’elles voulurent.

Outre la motivation d’Augustin – respecter en tant que prêtre la foi des


ouailles –, il y a bien d’autres raisons de refouler les sentiments29; je n’en

29. Je les ai énumérées dans ma thèse sur le deuil et la consolation: Consolatio, 4 vols., München,
Fink 1971-1972.
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590 entre histoire et littérature

voudrais relever que la plus saillante, celle connue sous le nom de la “joie
de cour”.
Cet idéal altruiste d’harmonie et de sérénité communautaire n’est pour-
tant pas réservé à la seule cour. Un des plus beaux exemples de cet idéal se
trouve, au XIe siècle, dans le poème germano-latin du Ruodlieb. Une scène
située justement dans le monde précourtois, plutôt rural et domestique,
montre le départ du jeune héros, pour l’aventure qui le mènera plus tard à
la cour du “grand roi”. Toute la familia, mais surtout la mère de Ruodlieb,
souffre de cette séparation. Prenant congé de son fils, elle reste cependant
d’une contenance proprement virile. Réprimant sa douleur profonde, elle
va, sans une larme, réconforter les domestiques qui accourent pour la
consoler (I 58-59):

Quae simulando spem, premit altum corde dolorem,


Consolatur eos, dum male se cernit habere.

Les notions de “simulation” et de “dissimulation”, que l’on rencontre


très souvent dans de semblables contextes, n’ont rien de moralement ré-
préhensible. Elles indiquent de façon stéréotypée le même constant rap-
port du public au privé, de la sauvegarde du decorum civilisé (ou politesse)
à la violence d’une émotion qui s’épanche dans les coulisses. Lorsque Dan-
te, dans sa Vita nuova (ch. 31, 52 sqq.), évoque la perte de sa bien-aimée,
il utilise la même dialectique sociale en l’intériorisant, en la remplaçant
par les deux pôles subjectifs de la honte et de la plainte:

... E si fatto divento,


Che dalle genti vergogna mi parte.
Poscia piangendo, sol nel mio lamento.

La “vergogne” le sépare du monde social; les larmes le rendent solitaire.

L’intimité, qui permet l’effusion du sentiment, ne se confine pourtant


pas toujours aux quatre murs d’une cellule. Souvent, dans les descriptions
de scènes de deuil, les affligés sont montrés en compagnie d’amis ou de
confidents. Bernard de Clairvaux se laisse aller à pleurer son frère parce
qu’il est entouré de ses moines familiers, et cela, au milieu d’un sermon
sur le Cantique des Cantiques (26) dont il semble perdre le fil, tombant
dans une “confession fraternelle” du chagrin qui l’oppresse. Il transforme
ainsi en oraison funèbre ce qui aurait dû être une homélie sur la joie mys-
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 591

tique30. Pierre le Vénérable de Cluny, dans le récit qu’il fait de la vie de sa


mère (Ep. 53), raconte la scène suivante: durant l’enterrement de son mari,
elle resta immobile au milieu des lamentations générales, pratiquant une
“dissimulation” exemplaire. Mais, la nuit suivante, elle retourna clandes-
tinement au lieu de sépulture, comme Nicodème quand il s’est rendu chez
le Christ. Elle était seulement accompagnée d’un moine prêtre, “vicaire du
Christ”. Arrivée au tombeau, elle s’y jeta en pleurant et confessa les péchés
du mariage. Pierre le Vénérable se livre à des métaphores exubérantes qui
évoquent la pluie et l’inondation31: O inaudita devotio! sepulcrum coniugis
adiit et clam universis presente tantum iam dicto monacho se supra illud proiecit et
lacrimarum fonte laxato, largis illud imbribus inundavit.
Ce ne sont cependant pas seulement les affects, que l’homme médiéval
doit cacher et ne peut montrer qu’à Dieu seul: dialectique, qui harmonise
aisément code social et code religieux. Une toute autre logique, inquié-
tante et même terrifiante, régne sur les secrets du péché, surtout du péché
mêlé à l’affect. En ce domaine, l’alternative commode entre l’intérieur et
l’extérieur, le paraître et l’être, n’a pas prise. Au contraire, depuis le mot
de l’apôtre: “Confessez-vous l’un à l’autre vos péchés” (Ep. de Jacques 5.
16), ce secret du cœur n’est plus entièrement affaire privée et réservée à
l’œil de Dieu. Il n’empêche que la connaissance véritable et intégrale des
péchés demeure un monopole divin. L’obligation consiste à dire ses propres
péchés, et non pas à scruter ceux d’autrui, même si la différence nous
semble mince. Dans l’histoire de la confession, on constate un lent et
constant processus de privatisation. Le premier paradigme en est la correp-
tio publica, la “pénitence publique”, la révélation solennelle et unique du
secret d’une culpabilité personnelle devant la communauté réunie, acte de
grande humilité, le plus souvent remis aux dernières années ou même aux
derniers moments de la vie.
Le monachisme instaure ensuite le colloquium fraternum, l’aveu confiden-
tiel et régulier devant l’abbé ou devant des frères élus. Il doit avoir lieu au
moins “avant le coucher du soleil” du jour où le moine pèche. Ce modèle
s’est peu à peu répandu en-dehors des couvents. À partir du IXe siècle
s’institutionnalise – à des rythmes différents selon les régions – la confes-
sion privée, de bouche à oreille, au prêtre tenant de Dieu le pouvoir d’ab-

30. Ibid., vol. I, pp. 278-330.


31. Ibid., vol. I, pp. 224-259. The Letters of Peter the Venerable, vol. I, éd. G. CONSTABLE, Harvard
UP. 1967, p. 160.
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592 entre histoire et littérature

soudre. Mais il faut souligner, qu’au-delà du caractère officiellement sacra-


mentel de cette pénitence, l’un des principaux objectifs de l’institution est
d’atteindre une humiliation toute spécifique. L’homme médiéval, ou, pour
être plus précis, l’aristocrate médiéval, est avant tout habitué à sauver les
apparences, à s’appuyer sur l’honneur d’une lignée et à jouer en société un
rôle altier qui l’oblige au contrôle de la langue, à la dissimulation et au “se-
cret du cœur”, comme nous l’avons dit. Or, dans la confession, cet homme
se trouve contraint d’inverser son code moral: il doit, sans réserve, se
mettre à nu en disant l’indicible social. Cela répresente une exigence ter-
rifiante, demandant un ascétisme extrême, puisqu’il faut exceptionnelle-
ment exprimer ce qu’on tait habituellement. Plus la honte publique est
crainte, plus la mise à nu du Moi est une souffrance. La confession privée
a par conséquent la fonction d’alléger la peur de l’humiliation publique;
demeurant un secret entre deux êtres, elle facilite la sincérité; de plus, si
les pécheurs sont des personnages haut placés comme des évêques ou des
cardinaux, elle préserve la société ou l’Église du scandale. Le mode privé
de la confession est donc à l’origine une concession à la faiblesse humaine.
Ce ne sera cependant pas toujours, comme nous le verrons, son caractère le
plus frappant.
Il serait évidemment téméraire de vouloir résumer, ou même seulement
ébaucher, l’histoire de la confession à travers les siècles32. Mais nous pou-
vons essayer d’en illustrer le développement général, en opposant quelques
moments marquants du début et de la fin du Moyen Âge; car cette évolu-
tion se divise grosso modo en deux longues périodes, entre lesquelles la fron-
tière, voire la rupture, est constituée par un événement institutionnel pré-
cis: l’obligation pour chaque chrétien, sous peine d’excommunication, de
se confesser à Pâques ou au moins une fois par an (paragraphe 21 du IVe
concile du Latran de 1215). On a souvent, et à juste titre, relevé le fait qu’il
n’y a guère eu en Occident de mesure plus incisive, plus influente sur la
psychologie collective que ce simple acte de législation, et qu’aucune autre
religion n’a, depuis, attribué une telle valeur à la confession détaillée et ré-
pétée de tous les péchés, réussissant ainsi à transformer profondément les

32. Cf. par ex. J. DELUMEAU, L’aveu et le pardon, Les difficultés de la confession, XIIIe-XVIIIe siècle,
Paris (Fayard) 1990; idem, Le péché et la peur, La culpabilisation en Occident XIIIe-XVIIIe siècles, Paris
(Fayard) 1983, ch. II 6; P. J. PAYER, Sex and the Penitentials, The Development of a Sexual Code 500-
1150, Toronto-London 1984; P. MICHAUD-QUANTIN, Sommes de casuistique et manuels de confession au
Moyen Âge (XII-XVI siècles), Louvain-Lille-Montreal 1962; C. VOGEL, Pécheur et pénitence dans l’église
ancienne, Paris (Cerf) 1966, Le pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Paris (Cerf) 1969.
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 593

consciences et à stabiliser sa propre institution. C’est pourquoi il n’est pas


inutile de comparer ce que la confession a été avant et après ce tournant
historique de 1215.
À l’origine de cette histoire bipartite, nous voyons surgir de grands di-
recteurs de conscience: Jean Cassien, comme maître du monachisme, et
Grégoire le Grand, comme maître de l’activité pastorale. Ce sont des gé-
nies de l’introspection, que l’on pourrait, ainsi que cela a été fait, considé-
rer cum grano salis comme de lointains précurseurs de la psychanalyse, que
Freud pourtant distingue expressément de la confession, en affirmant que
cette dernière ne dévoile que des fautes conscientes. Je ne suis pas sûr qu’il
aurait soutenu cette distinction s’il avait lu ces deux auteurs patristiques33.
Il est curieux à cet égard de citer le mot de Cassiodore sur l’art socratique
de Jean Cassien34: “D’une façon si géniale il fait deviner ... les mouvements
nocifs de l’âme, qu’il contraint l’homme à voir clairement et à éviter les
fautes qu’il ignorait auparavant, dans la confusion de son brouillard inté-
rieur”. Cassien et Grégoire cherchent une méthode apte à décharger l’âme,
à l’affranchir d’elle-même, afin de la mettre à l’aise dans l’approche du sa-
cré. Leur principale préoccupation est, au fond, de combattre ce que Freud
appellera les mécanismes de défense, et en premier lieu le refoulement.
Cassien parle du feu qui continue à brûler à l’intérieur comme une braise
cachée, pour désigner la maligna taciturnitas, le mutisme arrogant ou le si-
lence hypocrite dissimulant une haine profondément enracinée (Coll. 16.
18). Grégoire, de son côté, utilise l’image du hérisson pour décrire l’âme
“qui se réfugie en elle-même” accumulant ses sentiments sous une carapa-

33. Jean Cassien, Collationes, CSEL 13, 1886; Institutiones, CSEL 17, 1888; Grégoire le Gr., Re-
gula pastoralis, PL 77; S. FREUD, Die psychoanalytische Technik (dans Abriss der Psychoanalyse, 1940),
Fischer Studienausgabe, Erg.-Bd: Schriften zur Behandlungstechnik, Frankfurt a.M. 1975, pp. 412-
424. – Concernant l’empirisme thérapeutique de Grégoire cf. C. DAGENS, St. Grégoire le Grand, Cul-
ture et expérience chétiennes, Paris 1977. Je mets en lumière l’aspect d’introspection et d’intériorisa-
tion, typique pour l’évolution de la patristique et du XIIe s., pour mieux le distinguer de l’institu-
tionnalisme ultérieur. Dans une autre perspective toute aussi légitime, plusieurs travaux d’A. HAHN
mettent en relief l’impact de toute l’histoire de la confession sur le développement de l’auto-analy-
se en Occident: cf. “Zur Soziologie der Beichte und anderer Formen institutionalisierter Bekennt-
nisse: Selbstthematisierung und Zivilisationsprozess”, Kölner Zeitschrift für Soziologie u. Sozialpsycho-
logie 34, 1982, pp. 408-434; “La sévérité raisonnable. La doctrine de la confession chez Bourdaloue”,
Biblio 17, 1984, pp. 19-43, également dans M. TIETZ - V. KAPP (éd.), La pensée religieuse dans la lit-
térature et la civilisation du XVIIe siècle en France, Paris etc. 1984, pp. 641-662; “Identität und Selbst-
thematisierung”, dans Selbstthematisierung und Selbstzeugnis ..., éd. A. HAHN et V. KAPP, Frankfurt
a.M., stw. 643, 1987, pp. 9-24; “Beichte und Therapie als Formen der Sinngebung”, dans Die See-
le, Ihre Geschichte im Abendland, éd. G. JÜTTEMANN et al., Weinheim 1991, pp. 493-511.
34. De instit. div. lit. 29, PL 70, col.1144A: ... his (vitiis) noxios motus animae ita competenter insi-
nuat, ut excessus suos hominem paene videre faciat et vitare compellat, quos antea confusione caliginis ignorabat.
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594 entre histoire et littérature

ce impénétrable et sans ouverture, envenimant la vie en société (Reg. past.


3. 11). L’un et l’autre s’attaquent à l’ascèse purement extérieure, qui ne
s’accompagne pas d’une mutation intérieure, et ils proposent des tech-
niques extrêmement subtiles pour détecter les vices cachés derrière des ver-
tus apparentes et affichées. L’objectif de leur thérapie est essentiellement
religieux. Il s’agit pour eux, bien plus de libérer l’âme des contraintes du
mal, grâce à l’intelligence auto-analytique, que d’établir un rituel d’expia-
tion et de pénitence.
Cassien destine ses Conférences et ces Institutions cénobitiques à l’usage per-
sonnel de ses moines. Il enseigne à ces orants perpétuels à retrouver la “pu-
reté du cœur”, condition essentielle de la prière, dont ils ont été détournés
par les péchés les plus graves: les péchés mentaux, tristesse (acedia), rancu-
ne ou envie. Ce sont des occulta cordis dans un sens très particulier: des se-
crets de la malignité “obscurcissant la lumière du Saint-Esprit”. Le remè-
de préconisé pourrait s’appeler “Aufklärung” (ce qui couvre sémantique-
ment l’éclaircissement et “les Lumières”). Ce travail d’élucidation res-
semble moins à la future confession privée qu’à une sorte de “dynamique
de groupe”, dans laquelle chacun tâche de déceler les tensions latentes, les
conflits inavoués de la communauté, avant qu’il ne soit trop tard et qu’ils
ne s’incrustent. L’idée directrice en est “l’entretien fraternel” instantané,
ainsi que le prescrit l’Épître aux Éphèséens 4. 26 (Coll. 16. 16): “Que le so-
leil ne se couche pas sur votre colère”.
Grégoire écrit sa Règle pastorale pour ses collègues, les directeurs de
conscience du clergé. Il leur propose expressément un “art” de la discretio,
ce qui veut dire du discernement. Il enseigne comment, dans leur pratique
quotidienne, ils peuvent distinguer les catégories de péchés et de pécheurs.
L’observation médicale ou le diagnostic, qui inclue l’examen de conscien-
ce du “pasteur” lui-même, mène à une stratégie quasiment rhétorique, une
thérapie langagière, qui vise à stimuler la coopération et la confiance du
pénitent qu’il faut amener à jeter le masque. L’œuvre contient des ré-
flexions étiologiques nourries des catégories de l’ancienne inventio juridico-
rhétorique, par exemple celles des circonstances (quis, quid, ubi ... person-
ne, objet, lieu, temps, mode, etc.), et qui tendent à pénétrer de plus en plus
profondément dans un processus “d’inquisition spirituelle” à partir des
phénomènes visibles, des signa, “indices” ou symptômes. Mais elle déploie
également tout un spectre de thérapies adaptables à chaque cas particulier.
La force psychique du patient y conditionne choix et dosage de la métho-
de allopathique, plus sévère, ou de la méthode homéopathique, plus dou-
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 595

ce. Le principe dominant toute cette théorie, non seulement de la péni-


tence mais de la médecine de l’âme, est la volonté empirique de s’orienter
constamment d’après les particularités personnelles et sociales de chacun et
les situations concrètes rencontrées (Reg. past. 3. 1 sqq.). Grégoire l’expri-
me d’une façon paradigmatique, qui me semble justifier la comparaison
qu’on en a fait avec la psychologie moderne (Homil. in Ezech. 1. 11): “Ce
qui peut être un mot approprié à telle personne singulière, peut se révéler
faux, quand il est adressé à une autre ..., voire, selon les circonstances dans
lesquelles elle se trouve, la même personne peut être une autre”.
Les deux ouvrages de la cura animarum, dont nous venons de parler, font
partie du patrimoine spirituel le plus essentiel de tout le Moyen Âge. Mais
il convient d’ajouter que les leçons qu’on en a tirées ne sont pas nécessai-
rement celles, essentiellement thérapeutiques, que leurs auteurs ont voulu
enseigner. Il faut souligner ici que l’influence de la méthodologie grégo-
rienne a été surtout décisive pour le droit canon, qui s’appropria cette tech-
nique rationnelle d’analyse de chaque cas particulier et de ses circons-
tances, pour en faire la base d’un système de taxation et de classification de
plus en plus complexifié jusqu’à aboutir à une véritable discipline scienti-
fique spécialisée dans la casuistique des péchés et de leurs peines respec-
tives. Dans les “comptabilités” de ce “système tarifé”, l’on voit les objec-
tifs correctionnels se rapprocher des considérations pénitentielles, le juge
prendre la place du père spirituel. La pénitence y devient matière juridique
et même arithmétique.
On a pris l’habitude de décrire le développement de la pénitence mé-
diévale uniquement comme un processus d’intériorisation: la confession
tarifée du Haut Moyen Âge, que l’on a tendance à considérer comme ru-
dimentaire et primitive, repose en effet sur l’aveu d’actes visibles, jugés et
expiés selon le degré de leur gravité extérieure et sociale. Ce n’est pas
l’aveu, mais l’expiation, visible elle aussi, – la satisfactio – qui est au centre
du sacrement. En revanche, au XIIe siècle, la notion de péché se déplace de
l’acte à l’intention. Au lieu de la “satisfaction”, c’est le refus conscient du
mal, le repentir, qui décide du pardon. Je suis loin de nier ce changement
bien connu et évident, dont dépend si fondamentalement l’histoire de la
subjectivité, mais je voudrais déplacer l’optique en partant de l’opposition,
non seulement des actes et des sentiments, mais surtout du secret et de
l’aveu, de l’intériorité cachée et de l’intériorité visible.
Sous cet angle, on constate entre les fondateurs patristiques et les théo-
logiens du Moyen Âge classique, une période de pénitence extériorisée et
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596 entre histoire et littérature

même matérialisée. Mais cela ne prouve pas qu’en dehors de l’administra-


tion pénitentielle l’introspection et l’auto-accusation devant Dieu aient ja-
mais cessé de rester un idéal, du moins monastique. C’est précisément par-
ce que cette pratique fait partie des impondérables de la dévotion privée,
des occulta cordis, que la confession tarifée ne s’en préoccupe pas, se limitant
strictement aux aspects perceptibles, aux péchés évidents et aux expiations
manifestes. Son caractère extériorisé tient à des soucis pratiques: il faut ad-
ministrer les peines ou taxes pénitentielles de façon équitable et cohéren-
te. La substance théologique n’en est pas atteinte: avant la fin du XIIe
siècle, le critère décisif d’une pénitence efficace n’est pas encore celui de la
confession dans l’oreille du prêtre et de l’absolution; le seul critère du par-
don demeure bien celui de la “contrition”, c’est à dire du repentir sincère
devant Dieu, témoin unique de cet acte purement intérieur, dont person-
ne d’autre ne connaît le secret; et cette douleur est elle-même une grâce,
celle “du don des larmes”. En sus, la pénitence, au sens d’une peine impo-
sée après la confession, n’est qu’un moyen d’expiation parmi d’autres, com-
me l’aumône ou le jeûne35.
Pour ne citer qu’un exemple: l’œuvre de Pierre Abélard, l’Éthique ou, se-
lon son titre socratique, “Connais-toi toi-même” (Scito te ipsum), fut
condamnée comme hérétique à cause des conséquences extrêmes de sa
“morale de l’intention”; mais le chapitre sur la confession exprime une opi-
nion qui, avant le IVe concile du Latran, est encore, pour ne pas dire en-
tièrement commune, du moins largement répandue et parfaitement ortho-
doxe. Nous y lisons ceci: au moment où le pécheur, ayant considéré son pé-
ché, “pousse un cri de douleur sincère” devant Dieu, il est immédiatement
délivré du mal. L’aveu devant un homme, en revanche, n’est point indis-
pensable; tout au plus peut-il ajouter à la pénitence un mérite ascétique
supplémentaire, celui d’un acte d’auto-humiliation. Abélard invoque l’au-
torité de saint Pierre qui, au cri du coq, après avoir trois fois renié le
Christ, pleura amèrement tout seul sa trahison, mais cacha sa honte; car la
prudence lui conseillait de garder pour lui un secret qui eût “fait rougir
l’Église”36. Pourtant, l’ordre juridique de l’Église, autant pénal que péni-
tentiel, n’est pas mis en cause par ce monopole divin d’accepter la contri-
tion toute intérieure et individuelle de l’âme. Abélard en déduit même un

35. Cf. M.-D. CHENU, loc. cit. (n. 28) et supra, n. 32.
36. Peter Abelard’s “Ethics”, éd. D. E. LUSCOMBE, Oxford Medieval Texts, Oxford 1971, pp. 98-
112.
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 597

argument pour justifier la rigueur du droit canon par son caractère social:
précisément parce que les hommes ne peuvent juger et punir que les actes
visibles, et qu’ils doivent s’abstenir de scruter les intentions secrètes,
connues de Dieu seul, les sanctions institutionnelles sont nécessaires; elles
doivent “prévenir des dommages publics” en définissant des moyens d’ex-
piation et de dissuasion utiles à la société ou à l’Église. La mère, qui, dans
l’exemple classique de la casuistique des pénitentiels, étouffe son enfant en
voulant le rechauffer, cette mère, selon Abélard37, est innocente et par-
donnée par Dieu, quoique punissable par les hommes “afin que les autres
femmes prennent plus de précautions”.
À la même époque, au XIIe siècle, les péchés sont classés de plus en plus
complètement et systématiquement, puisqu’ils incluent non seulement les
actes, mais également les pensées. Néanmoins, toute cette activité quasi
bureaucratique n’abolit pas encore le principe sous-jacent dont nous
sommes partis: le secret du cœur et les manifestations sociales de l’indivi-
du, invisibilia cordis et hominibus manifesta, demeurent rigoureusement dis-
tincts; le Moi profond, la conscience elle-même, se dérobe toujours au
contrôle humain et reste soumise au seul regard de Dieu. En 1140, il est
vrai, Bernard de Clairvaux fit condamner Abélard pour avoir mis en cause
le “pouvoir des clefs”, le monopole de l’Église pour “lier et délier”. Pour-
tant, ce même Bernard est le digne successeur du psychologue Jean Cas-
sien, lorsqu’il écrit dans son livre Sur les degrés de l’humilité une satire pers-
picace et foudroyante des moines hypocrites qui s’accusent eux-mêmes de
leurs péchés pour se vanter et paraître plus humbles devant les hommes
(les confesseurs), au lieu de se repentir silencieusement devant l’œil de
Dieu. Comme Abélard, il insiste sur la marque (character) indélébile de la
contrition subjective, seule condition d’une pénitence valable, et met au
second rang la “satisfaction” extérieure38.
Cette conception intériorisante est également celle des grands textes sur
le droit canon et la théologie morale du XIIe siècle, de Gratien à Pierre
Lombard, et même, après 1215, de Thomas d’Aquin et d’autres représen-
tants de la haute théologie “scientifique” du XIIIe siècle. Partout, on peut
lire que le pardon vient uniquement de “l’instant des larmes” versées se-

37. Ibid., p. 38; cf. L. MAURO, “Tra publica damna e communis utilitas, L’aspetto sociale della mo-
rale di Abelardo e i libri paenitentiales”, Medioevo 13, 1987, pp. 103-122.
38. De gradibus humilitatis, S. Bernardi opera vol. II, Roma 1963, pp. 51-52; cf. CHENU, loc. cit.
(n. 28), pp. 33-40.
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598 entre histoire et littérature

crètement, et non pas de l’aveu devant un prêtre39. Innocent III lui-même,


qui préside le fatidique concile de Latran de 1215, a une idée si libérale de
l’intériorité individuelle qu’il statue dans une de ses décrétales (Friedberg
II, p. 287) que le chrétien doit plutôt accepter l’excommunication qu’agir
contre sa conscience.
Dans la pratique réelle et quotidienne de la Pénitence, l’année 1215
marque une véritable inversion de l’ancienne conception de l’aveu et du
pardon que nous venons d’évoquer. Dans son livre critique, voire polé-
mique, “L’amour du censeur”, Pierre Legendre40, historien du droit formé
à l’école de la psychanalyse, estime que la législation de Latran IV sur la
confession privée obligatoire est, dans l’histoire mondiale, l’unique cas
“d’exploitation du sentiment coupable” consolidant le pouvoir politique
d’une institution. L’Église, selon lui, s’est alors emparée du contrôle abso-
lu des fidèles, grâce à la condamnation symbolique, dramatisée à dessein,
du péché mortel, et surtout de celui plus difficilement évitable, de la chair.
Elle prétend rassurer, en sauvant les âmes des affres de l’enfer par l’aveu dé-
taillé et complet des péchés. Sous l’angle de la psychologie sociale, toujours
selon Legendre, les conséquences furent catastrophiques: infantilisation
générale des laïques face aux pasteurs, intériorisation d’un discours auto-
accusatoire préfabriqué ainsi que soumission volontaire et même ardem-
ment désirée des ouailles à la puissance paternelle.
On peut sans doute voir les choses un peu différemment. Jean Delumeau,
qui décrit le développement de l’angoisse et de la culpabilisation en Occi-
dent à partir du XIIIe siècle41, se sert de termes moins psychanalytiques
qu’historiques, pour arriver pourtant à des conclusions substantiellement
assez semblables. En 1990 cependant, dans un petit livre: L’aveu et le par-
don. Les difficultés de la confession (n. 4), il tente de “dédramatiser”, de neu-
traliser le phénomène a priori susceptible d’interprétations opposées puis-
qu’il englobe “la confidence volontaire” et “l’aveu autoritairement décrété”.
Le procédé en est simple: Delumeau adopte le point de vue des confesseurs
eux-mêmes, comme s’il fallait, après tant d’intérêt accordé aux pauvres pé-
cheurs exploités par l’Église, “entendre aussi l’autre partie” pour atteindre
à l’objectivité. Or, ces confesseurs étaient extrêmement surmenés par la
nouvelle exigence pastorale à laquelle ils n’étaient pas préparés. Ceci nous

39. Cf. CHENU, loc. cit. (n. 28), pp. 23-30.


40. P. LEGENDRE, L’amour du censeur, Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, Seuil 1978, p. 152.
41. La peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècles, Paris (Fayard) 1981; Le péché et la peur, loc. cit. (n. 32).
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 599

fait voir le revers de la médaille: car, même en admettant que la confession


privée obligatoire soit née d’une volonté sérieuse d’évangéliser le peuple en-
tier, d’établir “une méthode efficace d’acculturation religieuse”, l’effet ma-
nifeste en a été l’accroissement du pouvoir ecclésiastique et, par ricochet, la
mise en cause de l’objectif spirituel à atteindre. Delumeau le concède dis-
crètement lui-même (p. 12): “en prenant ces décisions lourdes d’avenir, l’É-
glise romaine ne mesurait sans doute pas dans quel engrenage elle mettait
le doigt”. Peu importe donc d’interpréter en bien ou en mal les intentions
du concile du Latran, si l’on est d’accord sur leurs conséquences historiques.
Dans notre contexte, il faut relever que la sémantique même du”secret in-
térieur” en a été profondément altérée. S’il est vrai que depuis longtemps
les théologiens débattaient de la question spécifique de l’harmonisation du
“pouvoir des clés” et du privilège divin de “scruter les reins”, ce problème
changea de nature quand il devint une préoccupation pastorale applicable à
la foule de tous les chrétiens. Par un souci d’objectivité formelle ou juri-
dique, il fut résolu par l’abolition pure et simple des occulta cordis, concept
trop flou et laissant trop de place au subjectivisme personnel. Du Moyen
Âge tardif à l’époque moderne, ce secret du cœur devient visible pour
l’homme, du moins pour le prêtre, vicaire de Dieu dans le confessionnal; et
tous, jusqu’au paysan inculte et incapable de s’exprimer, sont, pour le
meilleur et pour le pire, obligés à le révéler.
Quel a été l’accueil du paragraphe 21 du Concile Latran IV dans la pra-
tique pastorale des XIIIe et XIVe siècles? Les ordres mendiants étaient les
principaux promoteurs et protagonistes de l’évangélisation interne et de la
confession auriculaire régulière, faute d’autres ministères capables d’assu-
rer une diffusion suffisante à un programme si global et si intense. De tou-
te façon, les curés locaux, auxquels le concile croyait encore pouvoir réser-
ver cette tâche, ne suffisaient point à la remplir. Les frères mendiants eux-
mêmes, spécialistes de la prédication, eurent au début beaucoup de peine
à inculquer la nouvelle obligation et à rompre les réticences prévisibles
contre ce qui pouvait apparaître comme une atteinte à la “propriété privée”
du psychisme. Pour mieux persuader les fidèles de l’utilité salutaire de la
confession, ils eurent recours à plusieurs stratégies de propagande. Jacques
Berlioz analyse toute une catégorie d’exempla, dont ils truffaient leurs ser-
mons pour précisément promouvoir la nécessité de l’aveu pénitentiel42.

42. “Les ordalies dans les exempla de la confession (XIIe-XIVe siècles)”, L’aveu. Antiquité et Moyen
Âge, Actes de la table ronde ... 1984, Collection de l’École française de Rome 88, Rome 1986, pp.
315-340.
16-occulta cordis 9-09-2005 10:38 Pagina 600

600 entre histoire et littérature

J’aimerais reprendre une anecdote typique, dont il existe plusieurs va-


riantes narratives: un grand pécheur, assassin, voleur, fornicateur ou adep-
te d’autres vices, fut accusé devant un tribunal et soumis à l’ordalie. Ce ju-
gement de Dieu par le feu, le fer rouge ou d’autres épreuves, était une mé-
thode depuis longtemps désuète dans la réalité judiciaire du XIIIe siècle,
mais dont la tradition littéraire se perpétuait pour souligner le caractère
public et théâtral de la justice séculière. Or, avant l’ordalie, le coupable,
sous le sceau du silence, confessa son péché mortel; puis, devant le tribu-
nal, passa miraculeusement l’épreuve comme s’il n’avait pas commis de
crime et s’en alla disculpé, son intégrité ayant été officiellement reconnue.
La leçon de l’histoire est claire: la confession secrète a vaincu la logique de
la justice humaine. Le “for intérieur” du procès pénitentiel a la force qua-
si magique d’abolir les effets du “for extérieur”. Un grand public était
venu voir le spectacle, et, s’attendant à la confusion et à l’exécution du pé-
cheur notoire, il se vit, à la fin, trompé dans ses pronostics. Le prédicateur
pouvait en tirer l’enseignement voulu: il était profitable de surmonter le
seuil de la honte, d’avoir le courage de l’aveu. Car, si l’aveu judiciaire de-
vant un tribunal public aurait mené directement à la condamnation, l’aveu
clandestin devant le tribunal privé du prêtre et de Dieu, au contraire, ob-
tenait le rétablissement miraculeux de l’innocence. Il était donc incompa-
rablement plus facile de murmurer ses péchés secrets à l’oreille du confes-
seur que de risquer d’être contraint à les avouer dans l’embarras extrême
d’une scène publique.
De plus, les métaphores du procès et, tout particulièrement, celle de
l’ordalie du feu, évoquent le Jugement dernier et les flammes du supplice
éternel, thèmes majeurs de la prédication depuis le XIIIe siècle, qui, de-
vant le peuple, s’appuye sur une rhétorique de la peur. De même que, dans
notre exemplum, les spectateurs de la scène judiciaire ont été déçus, le
diable, le jour de l’ouverture du grand livre qui contient tous les péchés du
monde, n’obtiendra pas ce qu’il a attendu. Il suffit qu’au bon moment, au
plus tard avant “l’heure incertaine de la mort certaine”, le cœur peccami-
neux se soit épanché devant un représentant du pouvoir des clefs, capable
“de lier et de délier sur la terre comme au ciel”. Avant le XIIIe siècle, une
doctrine floue, adaptée aux besoins spirituels d’une minorité monastique
ou cléricale, enseignait que Dieu seul détient les secrets du pécheur et par-
donne le repentant sincère; après 1215, l’administration générale du sa-
crement de Pénitence y remédie avec une clarté juridique sans faille. C’est
dorénavant l’aveu suivi de l’absolution qui constitue ce sacrement, en ver-
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 601

tu du principe ex opere operato validant ces deux actes objectifs, et non point
quelque disposition subjective complexe et insaisissable. Un critère simple
et formel – l’aveu complet et véridique du pécheur qui se soumet au juge-
ment du prêtre – vient ainsi remplacer l’ancienne exigence première de la
contrition intérieure. Notre anecdote, par ses connotations juridiques, sou-
ligne la simplicité de cet acte autant que les conséquences incommensu-
rables qu’il engendre. La confession écarte le danger de l’ordalie, de même
qu’elle a le pouvoir d’atténuer la rigueur du Jugement dernier, dont le
prêtre, union personnelle du père et du juge, anticipe et abolit à la fois les
terreurs, car, en tant que représentant du Juge céleste, il est à même d’épar-
gner la condamnation éternelle au coupable qui avoue ses péchés.
En introduisant la confession privée régulière et obligatoire, l’Église,
par le détour de sa fonction médiatrice, se substitue au “scrutateur des
reins”. Ce résultat est dû, en quelque sorte, à une ruse de l’histoire: le
grand modèle de l’intériorisation du XIIe siècle, “l’éveil de la conscience”,
qui se nourrit essentiellement de la “morale de l’intention” d’Abélard, a
produit au XIIIe siècle des effets contraires, nullement prévisibles. L’impé-
ratif de la contrition sincère devant le seul regard de Dieu, qui faisait le
tourment de beaucoup de religieux et de religieuses (à commencer par Hé-
loïse, incapable de se repentir d’un amour qu’elle désirait toujours), cet im-
pératif devient trop subtil et trop vague à la fois pour être transposé de l’É-
glise des élites spirituelles et des “virtuoses religieux” à l’Église du peuple.
Le repentir demeure une condition, mais l’exigence en est atténuée: ce
n’est plus la contrition, mais “l’attrition” ou le repentir imparfait ou mi-
nimal, inspiré par la peur de l’Enfer, qui suffit à valider la confession. Grâ-
ce à l’ancien paradigme de l’introspection et de la contrition, les évangéli-
sateurs des foules savent néanmoins distinguer les péchés cogitatione, verbo et
opere. Or, bons connaisseurs de la logique systématique des anciens “livres
de pénitence”, qui traitent pourtant plutôt d’actions objectives comme
l’homicide et l’adultère que d’intentions subjectives, ils étendent leur lo-
gique taxinomique aux recoins les plus secrets de la conscience et inventent
des classifications de plus en plus raffinées, capables d’englober le spectre
entier des péchés. Il faut rappeler ici “la question disputée” des primi motus
concernant les passions (supra, p. 586 sq.): les “premiers mouvements de
l’âme”, irrésistibles mais suivis de réactions physiques contrôlables par la
volonté. Cette conception multiplie les péchés; puisque la nature humaine
ne parvient pas à s’en tenir à cette distinction abstraite, chacun devient po-
tentiellement un pécheur sexuel. Avant le concile de Latran IV déjà, et plus
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602 entre histoire et littérature

encore par la suite, toute une littérature pénitentielle commence à foison-


ner (cf. n. 32): de simples “manuels de confesseurs” à la portée du curé de
village, des “sommes de confession” érudites représentant de véritables en-
cyclopédies de péchés, des traités de casuistique destinés à aiguiser la pers-
picacité des théologiens à l’égard des ruses infinies du diable, ainsi que
l’immense production homilétique et les textes d’édification s’adressant
directement aux pénitents “simples et rudes”. On distribue des représen-
tations graphiques, telles que “les arbres de péchés”, qui montrent les fi-
liations du mal sous forme d’arbres généalogiques. Un de ces arbres com-
porte ainsi 87 branches et 261 rameaux, ce qui fait la somme totale de 783
péchés possibles à mémoriser. C’est d’ailleurs un exemple parmi d’autres,
qui illustre, au Moyen Âge “flamboyant”, ce curieux engouement de la
piété pour la quantification et la comptabilité43.
Tout cela, il est vrai, perpétue la vieille tradition des livres pénitentiels,
si abondants de Burchard de Worms à Alain de Lille. Néanmoins, dans
l’histoire des mentalités, l’année 1215 amorce un changement tant qualita-
tif que quantitatif, car l’immense production ultérieure de textes de toutes
sortes, centrés sur les ramifications du péché et s’adressant à tous les niveaux
de la société, répond, pour des lecteurs préoccupés d’un salut tributaire
d’une confession complète, à un besoin accru. Après cette date, les ouailles
se montrent de plus en plus scrupuleuses, jusqu’à l’obsession collective. À
la fin du Moyen Âge, l’angoisse de manquer une bonne confession est telle-
ment répandue et contagieuse, que le grand théologien Jean Gerson pré-
vient les laïcs contre cette inflation dans un traité de consolation destiné à
tranquilliser les âmes trop anxieuses. La principale cause de cette inquiétu-
de généralisée est l’idée précise, sans cesse dramatisée par les prêcheurs dès
le XIIIe siècle, que le pécheur non-confessé pourrait être surpris par une
mort subite et perdre la vie éternelle par accident. Autant la conception du
pardon immédiat, obtenu par le simple aveu et l’absolution, peut s’expli-
quer par une volonté pastorale charitable, autant la dimension du temps qui
passe, l’imprévisibilité de l’heure de la mort, transforme l’espoir temporai-
re en angoisse permanente. Car le chrétien ordinaire, à la différence du moi-

43. Cf. J. CHIFFOLEAU, “Dire l’indicible. Remarques sur la catégorie du nefandum du XIIe au XVe
siècle”, dans: Annales E.S.C. 1990, 2, mars-avril, pp. 289-324 (p. 104: arbres de péchés); idem, La
comptabilité de l’au-delà (...), Collection de l’École française de Rome 47, Rome 1980; idem, “Sur
l’usage obsessionnel de la messe pour les morts à la fin du Moyen Âge”, dans Faire croire, Modalités
de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XVe siècle, Collection de l’École fran-
çaise de Rome 51, Rome 1981, pp. 341-380.
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 603

ne ou de l’ermite, n’a pas le loisir de se préoccuper constamment de son sa-


lut; il passe nécessairement plus de temps dans le monde des tentations et
des péchés qu’en prière. Ce constat pourrait sembler banal, si l’on ne voyait
pas apparaître, au Moyen Âge tardif, et sur toute l’échelle sociale, la même
préoccupation fébrile de vivre près des confesseurs. Les pauvres et les
simples laïques fréquentent, ou plutôt envahissent, le prêtre local, heureux
de se décharger de temps en temps sur les frères mendiants ambulants qui
viennent périodiquement prêcher et entendre confesse. Les personnes haut
placées et riches se payent le luxe d’un directeur de conscience privé44, sou-
ci de sécurité comparable à celui de beaucoup de nos contemporains de ne
pas trop s’éloigner des bienfaits de la santé publique: médecins, ambulances,
hôpitaux, etc. Il serait d’ailleurs erroné de croire que le phénomène ne
touche que la piété populaire et les milieux incultes. Même un prince de
l’esprit, le protohumaniste Pétrarque, est profondément hanté par la peur de
gaspiller son temps en occupations stériles qui pourraient le détourner du
seul “souci de soi”, compris comme examen de conscience continuel et mé-
ditation sur la mort imminente, ce qui lui fait préférer la solitude à la vie
active, et admirer par-dessus tout le monachisme des Chartreux45.
Dès le XIIIe siècle, le foisonnement de la littérature pénitentielle est dû
non seulement à la “demande” des confesseurs et des pécheurs, mais plus
encore à la nature même du péché qui fait de plus en plus figure de puits
sans fond. L’inventivité théologique et l’observation pastorale de la réalité
quotidienne augmente le nombre et la complexité des péchés, à tel point
que le besoin de clarté et d’orientation systématique devient primordial.
Pour ne citer qu’un exemple: du IXe au XIIe siècle, l’onanisme n’est guè-
re considéré comme un péché grave par les livres pénitentiels, qui, de tou-
te façon, ne prévoyent que des peines assez modérées pour ce genre de pra-
tiques sexuelles. Au XIVe siècle, en revanche, celles-ci sont soigneusement
décrites et classées parmi les pires péchés mortels auxquels seul l’évêque a
pouvoir de donner l’absolution. Selon Jean-Louis Flandrin, cette valorisa-
tion négative s’intensifie après le Moyen Âge, au fur et à mesure de l’étran-
ge progression commune de la répression et de l’érotisme46. La sévérité pé-

44. Cf. DELUMEAU, Le péché et la peur, loc. cit. (n. 32), pp. 222-235; J. CHIFFOLEAU, La religion
flamboyante, Histoire de la France religieuse, éd. J. LE GOFF et R. RÉMOND, vol 2, Paris (Seuil) 1988,
pp. 103 sqq.
45. Cf. “Les solitudes de Pétrarque, Liberté intellectuelle et activisme urbain dans la crise du
XIVe s.”, dans ce volume infra, N°17.
46. J.-L. FLANDRIN, Le sexe et l’Occident, Paris, Seuil 1981, pp. 296 sq.
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604 entre histoire et littérature

nitentielle s’explique par le fait que l’onanisme solitaire est le plus secret
des péchés de la chair, ce qui, sous un autre aspect, celui de l’effet social,
aurait pu le faire bénéficier de circonstances atténuantes. Mais c’est préci-
sément son caractère subreptice qui le rend condamnable. On peut en dé-
duire que, depuis le Concile de Latran IV, la hiérarchie des péchés se règle
de plus en plus sur le degré de clandestinité et en raison inverse de l’effi-
cacité du contrôle ecclésiastique. J’oserais même avancer l’hypothèse,
qu’après la mutation de 1215, “le secret du cœur”, ancien fondement de la
pénitence purement contritionniste, devient d’autant plus suspect qu’il se
situe au pôle opposé de la transparence exigée par la prétention à l’omni-
science du nouveau “pouvoir des clés”.
Sous un autre angle, les péchés les plus cachés suscitent parmi les pas-
teurs de curieuses discussions sur cette délicate question: à quel degré de
détail l’interrogatoire du confesseur doit-il atteindre? Faut-il lui imposer
un certain degré d’autocensure? Car toute question peut également, selon
le cas, véhiculer une information. Les manuels appellent donc les confes-
seurs à la prudence, afin d’éviter qu’ils n’interrogent un ingénu sur des pé-
chés dont il n’aurait peut-être jamais eu conscience en dehors de la confes-
sion (les exemples les plus fréquemment cités sont le coït interrompu et la
variation des positions dans l’acte sexuel47). Ce n’est pas par hasard qu’un
motif répandu dans la littérature des exempla est celui du diable adminis-
trant la confession48.
On aurait tort de croire que, dans les temps modernes, le contrôle des
secrets par la confession a trouvé des formes plus douces. D’un certain
point de vue, et c’est essentiel, on peut au contraire constater que les exi-
gences deviennent bien plus sévères après le Concile de Trente. Ce que
nous avons appelé la simplicité de l’opus operatum, l’aveu s’accompagnant
tout au plus du repentir “attritionnel”, change radicalement: l’intention
“contritionnelle” du pénitent reprend tout le poids qu’elle avait encore au
XIIe siècle. Les jansénistes surtout, mais également les jésuites, commen-
cent à insister sur la “sincérité pathétique”, à exiger la dramatisation du re-
pentir afin de convaincre le confesseur de l’authenticité de la contrition. Si
le XIIe siècle prônait le repentir profond et solitaire devant Dieu, et si, du
XIIIe au XVIe siècle, l’intégrité et la régularité de l’aveu devant le prêtre

47. D. JACQUART - C. THOMASSET, Sexualité et savoir médical au Moyen Âge, Paris, PUF 1985, pp.
122 sqq.
48. A. MEICHE, Sagenbuch des Königreichs Sachsen, Leipzig 1903, p. 462.
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OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 605

étaient au centre de l’intérêt pastoral, le catholicisme post-tridentin réunit


ces deux exigences: la confession salvatrice se définit dorénavant comme
dévoilement total de soi-même suivi du “cri de douleur” dont parlait déjà
Abélard mais doit également s’exprimer ici devant le prêtre avec une sin-
cérité et une persuasion absolues49. Ce n’est d’ailleurs plus un simple
confesseur qui entend cette effusion de douleur, mais un “directeur de
l’âme”, auquel il faut rester fidèle toute la vie, plus longtemps même que
de nos jours à l’analyste. Bourdaloue le dit clairement dans son sermon sur
la confession50: “Je ne parle pas de ce Peccavi superficiel, qui n’est que sur
le bord des lèvres et qui ne part pas du cœur; je ne parle pas de ce Peccavi
contraint et forcé ... réprouvé par Dieu. Je parle de ce Peccavi sincère et
douloureux qui est le symbole de la confession des Justes”. Et à propos de
ceux qui refusent le directeur personnel pour lui préférer le premier confes-
seur venu, il remarque: “Ils veulent, disent-ils, des confesseurs, et non des
directeurs; comme si l’un pouvait être séparé de l’autre, et que le confes-
seur, pour s’acquitter de son devoir et pour assurer l’ouvrage de la grâce, ne
fût pas obligé d’entrer dans le même détail que le directeur”.

De la confession, un chemin direct mène à la Sainte Inquisition, à cet


interrogatoire qui ne s’attache pas aux péchés pardonnables, mais à ceux,
impardonnables, commis “contre le Saint-Esprit”, à l’apostasie, à l’hérésie,
au blasphème et à la sorcellerie. (Occasionnellement on y range aussi l’ho-
mosexualité, considérée comme péché contre nature, donc contre son Créa-
teur). Si cette institution ne s’installe qu’au Moyen Âge tardif, c’est sans
doute en raison de la relative homogénéité idéologique de la société anté-
rieure, dans laquelle la dissidence pouvait passer inaperçue, alors qu’elle
suscite, à partir du XIIe siècle, un véritable scandale et le besoin impérieux
d’inventer des instruments efficaces d’éradication. C’est encore du secret
qu’il s’agit; car le pire des péchés en pensée, le plus secret, l’hérésie, est dé-
couvert à un moment où il s’est déjà répandu parmi le peuple, et risque de
compromettre les institutions avec comme conséquence pour les élites éta-
blies, la terreur de ce virus invisible dont le diable aurait contaminé le
peuple. Cette panique est aggravée par le comportement des hérétiques,

49. Cf. HAHN, “La sévérité raisonnable”, loc. cit. (n. 33).
50. Ibidem, pp. 27, 29; Œuvres de Bourdaloue, Besançon-Lille-Paris 1850, vol III, pp. 196, 202.
16-occulta cordis 9-09-2005 10:38 Pagina 606

606 entre histoire et littérature

qui, accusés, ne confessent que rarement leur hétérodoxie et protestent au


contraire d’une innocence qui les rend d’autant plus suspects que toutes
leurs déclarations peuvent alors apparaître comme des subterfuges. Afin de
détecter, malgré cet obstacle, le secret diabolique, les frères mendiants in-
ventent une méthode d’interrogation qu’on peut juger plus diabolique en-
core, et dont l’efficacité decoule de son caractère radicalement secret et
d’une stricte dialectique de déduction qui mène logiquement à l’aveu. Le
procès, mené par un inquisiteur qui unit en sa personne les trois fonctions
d’accusateur, de juge et de confesseur, aboutit nécessairement à l’alternati-
ve, soit du bûcher, soit de la pénitence et de la réclusion perpétuelle dans
les cas plus rares où les coupables se convertissent. L’authenticité d’une tel-
le conversion se mesure d’ailleurs à l’aune du nombre de dénonciations de
complices que le supposé converti est prêt à faire51.
C’est précisément le caractère purement spirituel, caché, et sournoise-
ment contagieux du crime qui inspire ce procédé. On le justifie par le rai-
sonnement logique que la ruse invisible du Diable ne peut être vaincue
que par une ruse au moins aussi raffinée et qu’il faut le combattre avec ses
propres armes. Dans son article Dire l’indicible, Jacques Chiffoleau montre
que cette stratégie de détection n’aurait pas été viable si de grands prin-
cipes et des notions juridiques établis n’avaient été soumis à une réévalua-
tion fondamentale. C’est ainsi que la justice pénale publique et “accusa-
toire” est mise hors jeu, et qu’une procédure exceptionnelle du droit ro-
main, réservée au seul crime de lèse-majesté, est utilisée de façon systéma-
tique: l’interrogation secrète, accompagnée de la torture, devient un pro-
cédé normal, applicable au crimen laesae maiestatis divinae, à l’offense envers
Dieu, la plus haute et la plus universelle des Majestés52. Contre le Diable,
tous les moyens sont permis. Dieu lui-même, le premier, nous dit un in-
quisiteur, a inventé la méthode inquisitoire: au Paradis il interrogeait
Adam et Ève de manière à ce qu’ils ne pussent plus donner de réponses
évasives ni se défendre, et surtout qu’ils n’eussent plus le temps d’aller
chercher l’aide du diable (qui figure comme le suprême symbole de la ruse
des avocats53).

51. Cf. CHIFFOLEAU, Dire l’indicible, loc. cit. (n. 43); N. COHN, Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen
Âge, Paris 1982; P. SEGL (éd.), Die Anfänge der Inquisition im Mittelalter, Mit einem Ausblick auf das
20. Jh. ..., Köln-Weimar-Wien (Böhlau) 1993.
52. Loc. cit. (n. 43), pp. 290-293.
53. Cf. H. Ch. LEA, Die Inquisition, (History of Inquisition, vol. I, New York 1905), Nördlingen
1985, p. 216.
16-occulta cordis 9-09-2005 10:38 Pagina 607

OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 607

On peut dire, sans exagérer, que, dans l’histoire du secret personnel,


c’est l’inquisition qui lance l’attaque la plus violente contre les occulta cor-
dis, contre l’opacité et l’inaliénabilité de la conscience, et mène à son abou-
tissement ce que l’institution de la confession régulière obligatoire avait
préparé: la mainmise sur des âmes éduquées à la transparence. C’est un
combat contre l’indicible, mené avec toutes les armes de la rationalité ju-
ridique et de la dialectique aristotélicienne, une lutte obscure, un “sha-
dow-boxing” inquiétant entre deux dispositifs aussi clandestins l’un que
l’autre: le tribunal secret des inquisiteurs et le secret diabolique, le crime
caché de lèse-majesté des hérétiques. En effet, à part le bûcher final, so-
lennellement mis en scène, tout, dans cette procédure, est secret, depuis la
dénonciation et la recherche d’indices suspects (cueillis surtout dans la ru-
meur), jusqu’à la convocation secrète devant le juge sur la base d’une ac-
cusation dont le motif reste inconnu, et enfin l’interrogatoire et la torture
clandestine pour extorquer l’aveu. L’aveu lui-même est gardé secret, parce
que le nefandum, l’indicible qu’il contient, le péché impardonnable contre
l’Esprit Saint, est si horrible que même le rapporter serait péché. Une fois
avoué, et bien qu’il soit enregistré, il doit être verrouillé comme un venin
dangereux. L’écrit, comme dans d’autres cas, montre bien ici une de ses
fonctions paradoxales, pour ne pas dire perverses, celle de conserver et de
taire à la fois, les archives étant autant sépulture que mémoire. (Le célèbre
registre modèle de l’inquisiteur Bernard Gui n’est qu’apparemment une
exception à cette règle de discrétion, puisqu’il a été conçu comme une ins-
truction confidentielle à la portée d’autres inquisiteurs, afin qu’ils puissent
ainsi profiter du savoir secret de leur grand collègue).
L’invention de l’interrogatoire inquisitorial, que j’ai voulu présenter
comme une lutte systématique et institutionnalisée contre le secret, eut
des conséquences de longue durée. Au XIVe siècle déjà, mais ce n’est là que
le début d’un développement culminant au XVIIe, la pression des enquêtes
conduit à l’aveu de plus en plus détaillé de péchés inexistants et imagi-
naires54. L’un des plus répandus est le coït avec le diable, dont l’aveu, grâ-
ce à la curiosité des inquisiteurs, s’accompagne souvent de descriptions
concrètes, par exemple sur la couleur et le degré de chaleur du sperme, la
forme du pénis satanique, etc. ... Que s’est-il donc passé de nouveau depuis
le XIIIe siècle, pour que de telles vésanies soient devenues des croyances

54. Cf. JACQUART-THOMASSET, loc. cit. (n. 47), pp. 202 sqq.
16-occulta cordis 9-09-2005 10:38 Pagina 608

608 entre histoire et littérature

générales? Le paragraphe 21 du Concile de Latran IV s’est imposé d’une


manière inattendue. L’aveu en tant qu’aveu développe sa loi propre, dépas-
sant de loin son premier objectif de révélation de fautes commises; grâce à
la fantaisie inventive des confesseurs et des inquisiteurs, il devient une ma-
chine à produire des péchés. De nouveaux méfaits inouïs commencent à
voir le jour et à se multiplier, tant dans l’imaginaire que dans la réalité.
La sorcellerie n’en est que la conséquence la plus spectaculaire. Sans en-
trer dans ce sujet, aujourd’hui étrangement populaire, je n’en voudrais que
relever un aspect lié à mon thème principal: une fois de plus ce sont des
porteurs de secrets, d’invisibles ennemis conjurés des institutions établies,
qui sont soupçonnés et persécutés. Grand nombre de sorcières brûlées
étaient, comme on sait, des femmes exerçant des métiers de l’ombre, com-
me ceux d’entremetteuse, de devineresse, d’avorteuse ou de sage-femme.
Comme Danielle Jacquart et Claude Thomasset l’ont bien mis en lumière,
on comptait parmi elles les praticiennes gynécologues les plus recherchés
au Moyen Âge, parce qu’elles jouissaient d’une confiance que les femmes
souffrantes n’avaient point envers les médecins, devant lesquels elles crai-
gnaient, par pudeur, de montrer leurs secrets physiques55. Le secret per-
sonnel – occulta corporis cette fois, et non occulta cordis – découle ici de la dif-
férence entre les sexes. Le pouvoir de l’Église, allié à celui de la science
masculine, le combat par les moyens éprouvés du dévoilement clandestin.
Dans ce domaine surtout, la contrainte de l’aveu produit une abondance de
diableries occultes qui ne dissimulent que le simple fait que les sages-
femmes exerçaient une activité sociale indispensable, mais officieuse. La
chasse aux sorcières est une autre forme de la lutte contre le secret, contre
un savoir populaire utile, échappant au contrôle du pouvoir officiel56.
L’inquisition a produit aussi des effets moins spectaculaires, mais peut-
être plus profonds dans la “longue durée”: de nos jours encore, l’interroga-
toire de l’agent de police ou du juge d’instruction en l’absence d’avocat
reste un sujet de débats politiques. Or, il est démontré que la justice in-
quisitoriale de l’Église était d’une telle efficacité, qu’elle suscita l’intérêt
de la justice pénale séculière, laquelle commença à l’imiter à sa façon57. À
cet égard les retentissants procès des Templiers et de Jeanne d’Arc repré-

55. Ibid., pp. 167-179.


56. Cf. CHIFFOLEAU, La religion flamboyante, loc. cit. (n. 44), pp. 127, 163.
57 Cf. CHIFFOLEAU, Dire l’indicible, loc. cit. (n. 43); cf. aussi La religion flamboyante, loc. cit., pp.
57 sqq.
16-occulta cordis 9-09-2005 10:38 Pagina 609

OCCULTA CORDIS. contrôle de soi et confession au moyen âge 609

sentent des précédents, puisque, pour la première fois, le pouvoir tempo-


rel sait y mettre à profit la technique de l’interrogatoire ecclésiastique. À
partir du XVe siècle au plus tard, il s’en sert dans son propre intérêt, ne se-
rait-ce que pour arrêter de petits brigands. On ne sait plus guère que l’in-
quisition est le modèle indirect de la juridiction moderne en matière pé-
nale. Pourtant, des états absolutistes aux totalitarismes du XXe siècle, et
même jusqu’à quelques démocraties actuelles, elle a laissé des traces dans
l’instruction criminelle et le jugement des tribunaux.
De manière globale, on peut dire que l’Inquisition se situe ainsi à la char-
nière de la théocratie médiévale et des états séculiers modernes58, mais ce
qui mérite plus d’attention dans notre contexte, c’est qu’elle continue sur
le terrain administratif et juridique un processus d’éclaircissement général
dirigé contre les obscurités de l’âme, qui commence au XIIe siècle par
l’éthique de l’intention et qui se poursuit au XIIIe dans la casuistique
confessionnelle. C’est un progrès de la rationalisation, bien qu’il ait eu les
suites les plus irrationnelles. Du point de vue de l’histoire du droit, l’In-
quisition a aboli l’ancienne procédure accusatoire fondé sur la logique du
“suffisamment probable”, en évaluant les témoins et en explorant le pour et
le contre de la cause dans un débat dialectique ou rhétorique, utilisant des
arguments de persuasion, non de démonstration59. À la même époque où la
logique démonstrative scolastique et aristotélicienne repousse de plus en
plus les argumentations topiques ou probables par ses prétentions scienti-
fiques, la jurisprudence est saisie d’une semblable obsession d’atteindre la
certitude. Le droit pénal se donne alors pour but de détecter la vérité uni-
voque et complète du mal. Le procédé inquisitoire se définit comme re-
cherche positive de la vérité, au-delà et au-dessus des méthodes floues, in-
ductives de l’inventio rhétorique, du prudent examen des témoins, de l’équi-
té des jugements “de Salomon” et des acquittements cléments au bénéfice
du doute. La nouvelle technique est rigoureuse et péremptoire: combinant
l’expérience psychologique du confesseur avec la logique des questions ser-
rées et suggestives du dialecticien, elle amène inévitablement l’aveu des
crimes, même de crimes impossibles à commettre. Nul secret ne peut glis-
ser à travers les mailles étroites que ce filet lui tend. Il est difficile de com-

58. Cf. B. SCHIMMELPFENNING, “Des Grossen Bruders Grossmutter. Die christliche Inquisition
als Vorläuferin des modernen Totalitarismus”, Die Anfänge der Inquisition ..., loc. cit. (n. 23), pp. 285-
296.
59. Cf. P. VON MOOS, “Introduction à une histoire de l’endoxon”, dans ce volume, supra, N° 14.
16-occulta cordis 9-09-2005 10:38 Pagina 610

610 entre histoire et littérature

prendre aujourd’hui qu’une méthode aussi sophistique se soit targué de sa


logique scientifique. Mais ce n’est là qu’un aspect de l’esprit scolastique
dont on a souvent dit qu’il excelle, selon une syllogistique impeccable, à
déduire de prémisses incertaines des conclusions certaines. Ceci implique
qu’en tendant à l’inculpé des pièges subtils pour l’empêtrer logiquement
dans des auto-contradictions, l’inquisition accomplit une tâche rationnelle;
en le convainquant de son crime, elle ne manifeste le plus souvent que la
pétition de principe, selon laquelle un jugement se déduit d’un préjugé.
Avec ces observations, nous atteignons “l’automne du Moyen Âge”,
mais frôlons également le “printemps” des Temps Modernes, si cette mé-
taphore convient pour désigner l’accomplissement des structures rationa-
listes, formalistes et bureaucratiques qui ont continué et perfectionné l’an-
cienne exorcisation des occulta cordis. Les formes de manipulation du secret
personnel, héritées du Moyen Âge, survivent encore aujourd’hui. On peut
penser au droit pénal de plusieurs pays du monde, sur lesquels “amnesty
international” ne cesse de nous fournir des rapports inquiétants. On peut
évoquer un sujet plus délicat: la culture occidentale de “la haine de soi” qui
nourrit nos psychothérapeutes, et que Delumeau relie en ligne directe à la
“névrose collective de culpabilité” produite par une éducation pénitentiel-
le séculaire60: “Aujourd’hui encore, dit-il en parlant de la confession mé-
diévale, nous restons marqués par cette formidable contribution à la
connaissance de soi”. Historiquement parlant, l’essentiel me semble ce-
pendant le fait que, malgré la tendance inhérente à tout pouvoir de vou-
loir s’implanter dans l’intériorité des sujets, cette tentative n’a encore ja-
mais été couronnée d’un succès durable, ni dans les tyrannies anciennes, ni
dans les totalitarismes modernes61. À cet égard peut-être, la seule réussite
de longue durée est celle de l’Église.

60. Le péché et la peur, loc. cit. (n. 32), pp. 331 sqq.; cf. aussi K. DESCHNER, Das Kreuz mit der
Kirche, Eine Sexualgeschichte des Christentums, Düsseldorf-Wien 1974, p. 383 sur la haine de soi, cul-
tivée dans le christianisme plus que dans toute autre religion.
61. Cf. SCHIMMELPFENNING, loc. cit. (n. 58).
17-les solitudes 9-09-2005 10:39 Pagina 611

17. LES SOLITUDES DE PÉTRARQUE.


LIBERTÉ INTELLECTUELLE ET ACTIVISME URBAIN
DANS LA CRISE DU XIVe SIÈCLE*

La solitude, plus que d’autres états, jouissances ou privations, est soumi-


se à l’histoire des valeurs. Elle est succeptible de jugements extrêmement di-
vergents selon les codes culturels dominants. Notre époque la considère uni-
quement comme isolement, névrose ou dérangement narcissique, auxquels
il faut porter remède. D’autres époques l’ont exaltée comme la forme de vie
la plus parfaite, celle du sage et du saint, comme “l’autarcie” élevant l’hom-
me à l’égal de Dieu, qui, riche de sa propre essence, se suffit à lui-même.
Il n’y a pas aujourd’hui d’histoire générale de la solitude1. On peut
néanmoins poser comme hypothèse que les civilisations ont évolué vers un
certain idéal de solitude, parallèlement au progrès de l’individualisme à
travers les siècles. L’Égypte ancienne, dominée par l’idéal d’une cohésion
totale de tous les êtres, la “ma’at” (à traduire par “vérité, justice, ordre”),
avait stigmatisé la solitude comme le souverain mal. La solitude égale la
mort, et la société ou la civilisation qui la transcende est synonyme de vie
et de survie. La plus vieille tradition juive concentre toute une mentalité
communautaire en deux mots: vae soli (Eccles. 4, 10), “malheur au solitai-
re”. Dans la pensée hébraïque, même Dieu n’est pas seul, il a besoin de l’al-
liance avec son peuple, son épouse si souvent infidèle. Pour les Grecs, il n’y
a pire punition, que le bannissement de la cîté, considéré comme une so-
litude pire que la mort. Timon d’Athène est chez eux l’exemple-clé de la
fausse route, celle de la solitude misanthropique2.

* Version remaniée de l’article paru dans Rassegna Europea di Letteratura Italiana 7, 1996 (paru
en 1998), pp. 23-58, qui reprend la conférence “Petrarcas Einsamkeiten” du colloque de Bad Hom-
burg 1994: Einsamkeit, Archäologie der literarischen Kommunikation VI, éd. Aleida et Jan ASSMANN,
Munich (Fink) 2000, pp. 213-238.
1. Les actes cités(*) ont inspiré la brève introduction synthétique qui suit.
2. Cf. dans les actes cités (*) J. ASSMANN, “Literatur und Einsamkeit im alten Ægypten”, pp.
17-les solitudes 9-09-2005 10:39 Pagina 612

612 entre histoire et littérature

Il me semble curieux cependant que la solitude ait été souvent défendue


dans des périodes de mutation ou de crise historique. Quand la connexion
sociale établie devient ou trop pesante ou trop relâchée, elle suscite des ré-
actions individualistes. Les Romains commencèrent à apprécier les bon-
heurs privés de la vie solitaire et à se plaire dans leurs villas de campagne
vers la fin de la République, quand les vertus civiques perdirent leur fonc-
tion réelle. Nous le savons surtout par les critiques que certains intellec-
tuels, fidèles aux valeurs anciennes, lancèrent contre cet absentéisme quié-
tiste. Ils y voyaient un danger public qu’il fallait surmonter par le juste
équilibre entre l’otium philosophique et le negotium social. Pendant le Prin-
cipat, la culture aristocratique des villas était à son apogée. Un Empereur
même, le sage de Salona, préférait terminer ses jours en “cultivant son jar-
din” que de régner et de se sentir responsable de la catastrophe ambiante3.
Le christianisme, héritier autant du dialoguisme juif que de la philoso-
phie populaire grecque et des thaumaturges hellénistiques, apporte une
ambivalence particulière4. Le Nouveau Testament perpétue l’orientation
communautaire juive, tout en la brisant et en la spiritualisant. Le contemp-
tus mundi, renversement de toutes les valeurs du monde, inclut également
la société et surtout son noyau, la famille, qui sont dévalorisées au nom
d’une communauté postmortelle et charismatique qui les transcende. La
fuite du monde et la solitude, comme anticipations symboliques de la
mort, deviennent des impératifs majeurs. Ils sont la racine du monachisme,
qui tire son nom du concept même de solitude – “monos pros monos” – et
qui est en quelque sorte une communauté de solitaires. Depuis l’antiquité
tardive la religion se définit, en Occident par la perfection ascétique des
“anachorètes du désert”, en Orient par celle des stylites héroïques manifes-
tement élevés au-dessus de la foule. Pendant tout le Moyen Âge l’éloge de
la vie solitaire ou érémitique comme union avec le Dieu solitaire est un
genre édifiant établi5. En dehors même de la littérature religieuse, beau-

97-112, W. MAGASS, “Weh dem der allein ist!” (Pred. 4,10), pp. 145-152, T. BORSCHE, “Die Ein-
samkeit des Denkens”, pp. 45-58.
3. Cf. K. A. E. ENENKEL, Francesco Petrarca, De vita solitaria, Buch I, Krit. Textausgabe und ideen-
geschichtlicher Kommentar, Leiden, Brill 1990, pp. 490-496. – Concernant Dioclétien cf. Francesco Pe-
trarca, De vita solitaria, livre II, éd. G. MARTELLOTTI, La letteratura italiana vol. 7, Milano, Ricciar-
di 1955, pp. 544-546 (éd. M. NOCE, Milano, Oscar classici 228, 1992, pp. 298-303). Dorénavant
le premier livre du De vita solitaria sera cité d’après ENENKEL et le second d’après MARTELLOTTI.
4. Cf. B. LANG, “Einsamkeit als Charisma. Ehelosigkeit im Urchristentum”, dans les actes du
colloque cité (*), pp. 173-188.
5. Cf. ENENKEL, loc. cit. (n. 3), pp. 168-176.
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les solitudes de pétrarque 613

coup de héros, tels Perceval et Tristan, sont au moins temporairement so-


litaires, ce qui les immunise contre les méfaits de la cour ou de la société.
On voit pourtant, à partir du XIe siècle environ, surgir des débats sur la
valeur de la solitude par rapport aux vertus sociales, sur la hiérarchie entre
la vie contemplative et la vie active, sur les limites de l’érémitisme et sur
les possibilités d’une vie mixte comme celle des chanoines réguliers ou des
frères mendiants. Nous retrouverons ces discussions médiévales chez Pé-
trarque, premier théoricien d’une solitude à la fois religieuse et profane
dont il fut également l’historien. Après lui, Montaigne, Pascal, Rousseau,
Senancour, Joubert, Schopenhauer, Nietzsche, Tolstoi, Kierkegaard, Hesse
et d’autres ont défendu la solitude pour différents motifs. Je n’aimerais pas
oublier ce curieux médecin et érudit suisse-allemand du XVIIIe siècle, Jo-
hann Georg Zimmermann qui, voulant imiter et perfectionner le traité de
Pétrarque, écrivit toute une encyclopédie en quatre volumes “Über die
Einsamkeit”, sans doute l’œuvre la plus monumentale qui ait jamais été
consacrée à la solitude6.
Cependant les adeptes de la solitude ont toujours dû se justifier vis-à-
vis de la pensée communautaire dominante, de la doctrine antique de la
nature sociable de l’homme, du mythe de la création de la femme comme
compensation à la solitude masculine, du commandement de l’amour du
prochain dont découle la doctrine du “moi haïssable”. Rares sont, comme
Nietzsche qui proclame l’unicité du génie, les défenseurs d’une solitude
absolue. Tout au long de son histoire intellectuelle, la solitude a eu ses en-
nemis, théoriciens de la vie politique, prédicateurs de la charité active,
apôtres de la littérature engagée ou apologétiques de la civilité et de la
conversation mondaine. Les mythes et figures littéraires incarnant le mal
ou le ridicule de la solitude sont plus nombreux et puissants que les
exemples contraires. Parmi les plus connus des temps modernes, citons le
Richard III de Shakespeare, le Satan de Milton, le Misanthrope de Moliè-
re, le Gobsek de Balzac, l’Oblomov de Gontcharov ou le Frankenstein de
Mary Shelley7. À y regarder de près, les partisans de la solitude défendent
presque toujours une solitude relative ou “peuplée”, intégrant plus ou
moins l’idéal communautaire. Ils cherchent plutôt à lui donner sa juste
place dans la hiérarchie des valeurs et des non-valeurs, à pondérer, d’une

6. Karlsruhe 1784-1785; cf. M. WALTER-EGELHAAF, “Unheilbare Phantasie und heillose Ver-


nunft, J. G. Zimmermann, Über die Einsamkeit “, actes du colloque (*), pp. 265-280.
7. Cf. A. ASSMANN, “Die Einsamkeit des Bösen”, ibid., pp. 129-144.
17-les solitudes 9-09-2005 10:39 Pagina 614

614 entre histoire et littérature

part les relations positives entre l’oisiveté et le travail, la vie contemplati-


ve et la vie active, “le souci de soi” et la responsabilité sociale, l’indépen-
dance intellectuelle et l’altruisme, l’amour désintéressé des lettres et le de-
voir de communiquer son savoir, et d’autre part les relations négatives
entre la paresse et l’affairement, le solipsisme et le conformisme ou la per-
te de soi dans la foule, la réclusion dans la tour d’ivoire et la vulgarisation
lucrative du savoir. C’est pourquoi l’équilibre entre ces options est toujours
fragile et conduit à des paradoxes et même à des contradictions.
Le seul fait qu’il y ait eu une incessante discussion à travers les siècles
sur le droit à la vie solitaire malgré les avantages de la société est d’une im-
portance historique extrême, parce que, comme nous l’avons vu, ce débat
s’éteint quasiment au XXe siècle, pour laisser place à des considérations
surtout thérapeutiques contre l’isolement. Si l’idéal de la solitude absolue
est une exception historique, celui de la communication absolue, le nôtre,
ne l’est pas moins. Notre civilisation fonctionnalisée et médiatisée res-
semble, à cet égard au moins, à celle de l’Égypte archaïque qui ne fait au-
cune place aux fugitifs de la société. Elle ne conçoit aucune dialectique
entre bonne solitude et bonne communication. Le sociologue américain
Thomas Riesman en donne une explication dans son célèbre livre sur la
“foule solitaire”8. Il insiste sur la relève de “l’homme guidé de l’intérieur”
par “l’homme guidé de l’extérieur”, le premier sachant remplir sa solitude
par la richesse de sa propre personnalité et le second la refoulant “en se
noyant dans la foule des contemporains”, s’anesthésiant ainsi contre ce qui,
pour Pascal, représente le malheur le plus grand, ne pouvoir rester “seul
dans une chambre”. Une deuxième cause plus actuelle de ce silence sur la
solitude idéalisée me semble provenir de ce qu’on pourrait appeler “l’au-
tarcie câblée”. Les nouveaux médias ont le pouvoir presque magique d’al-
ler quérir, voire violer l’individu dans sa solitude pour le mettre en com-
munication (pour le “brancher”) avec les autres, autrement dit, de le
mettre hors de contact avec ces vrais amis et prochains pour lui suggérer
la sociabilité artificielle de l’écran. L’artifice technique le dispense autant
d’une réelle communication que d’une réelle solitude. Une nouvelle men-
talité médiatique vient ainsi parfaitement neutraliser l’ancien antagonisme
entre vie solitaire et vie communautaire.
Cette introduction un peu trop générale devrait servir à préparer le ter-
rain historique, à annoncer l’étrangeté que représente pour nous le thème

8. The Lonely Crowd, New York 1958.


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les solitudes de pétrarque 615

de la solitude tel que Pétrarque l’aborde. On en trouve déjà un signe tan-


gible dans l’histoire de la diffusion de son livre majeur sur la question: le
De vita solitaria. C’est, du XIVe au XVe siècle, avec son De remediis utriusque
fortunae, de loin l’ouvrage le plus lu et le plus copié de Pétrarque. Il en exis-
te plus de 120 manuscrits provenant de cette période9. Par la suite, l’inté-
rêt pour le théoricien de la solitude baisse continuellement, au profit de
l’engouement pour le poète amoureux du “canzoniere” italien, modèle du
pétrarquisme préromantique. Aujourd’hui, De vita solitaria, ainsi que son
pendant le De otio religioso10, écrit à la même époque et traitant spéciale-
ment de la solitude monastique, passent plutôt pour des œuvres mineures
du “protohumaniste”. Les deux traditions littéraires, celle du Moyen Âge
finissant et celle des temps modernes, évoluent en sens contraire. Cela est
d’autant plus significatif que, dans ses œuvres latines, Pétrarque s’inspire
plus qu’ailleurs de la tradition religieuse du Moyen Âge. La popularité ini-
tiale du De vita solitaria, qui peut nous étonner, doit être jugée à l’aune des
besoins et des préoccupations qui marquent la crise du XIVe siècle, et aux-
quels ce texte a sans doute réussi à proposer les réponses que certaines caté-
gories de lecteurs attendaient11. Il reflète et tâche de surmonter des inquié-
tudes collectives. L’historien d’aujourd’hui devrait s’inspirer de cette dia-
lectique plutôt que de se rallier aux habituels débats sur la position de Pé-
trarque entre le Moyen Âge et la Renaissance. Je ne parlerai donc pas de
l’humaniste (mot d’ailleurs inventé seulement un bon siècle après lui), mais
de l’homme ou, comme il se voyait lui-même, de la victime du XIVe siècle.
Le thème de la solitude a constamment hanté Pétrarque. Il ne lui a pas
seulement consacré les deux grandes monographies citées tout à l’heure, il
s’y est voué toute sa vie dans ses poésies, dans plusieurs passages de ses
œuvres didactiques et polémiques, et surtout dans ses lettres où il ne ces-
se de repenser et d’approfondir ses différents aspects. La solitude accom-
pagne son souci d’une image de lui-même, satisfaisante et pour lui et pour
son public, lui permet d’affirmer son identité de créateur, son nouveau sta-
tut d’intellectuel libre en-dehors des institutions établies. Pétrarque est
peut-être le premier écrivain qui ait fait de son écriture le programme d’un

9. Cf. ENENKEL, loc. cit. (n. 3), pp. 42-51.


10. De otio religioso, ed. A. BUFANO, Opere latine di Francesco Petrarca, vol. I, Torino 1975.
11. Cf. N. STAUBACH, “Christianam sectam arripe, Devotio moderna und Humanismus zwischen
Zirkelbildung und gesellschaftlicher Integration “, K. GARBER - H. WISMANN (éd.), Europäische So-
zietätsbewegung und demokratische Tradition. Bürgerlich-gelehrte Organisationsformen zwischen Renaissance
und Revolution, Colloque international de Paris 1989, Niermeyer, Tübingen 1996, pp. 112-167.
17-les solitudes 9-09-2005 10:39 Pagina 616

616 entre histoire et littérature

accomplissement existentiel de soi-même. Dans un sonnet du Canzoniere


(35), il se définit comme “solo e pensoso”, seul et méditatif, et en tant que
tel il est devenu le modèle de l’écrivain postmédiéval, solitaire par voca-
tion. Devant ses amis il aime se surnommer silvanus ou silvius, ce qui dé-
signe emblématiquement sa forme particulière de vie comme “solitude des
bois” ou de la “selve”12. Elle est autant sujet que condition de son travail.
Son activité littéraire est le pivot de sa solitude.
Pour décrire cette thématique il serait imprudent de synthétiser les ré-
flexions de notre auteur et de les mettre sur un seul plan synchronique13.
Son œuvre est une constante élaboration auto-analytique d’un certain
nombre d’interrogations et de convictions privilégiées, qu’il formule, reje-
te, retravaille, enrichit sans cesse au gré des nouvelles expériences que la
vie ou la lecture lui apportent. Son évolution littéraire a été fort bien défi-
nie comme “une autobiographie en devenir”14. Il en résulte un style asso-
ciatif, combinatoire, calleidoscopique et spontané, qui se distingue volon-
tairement de celui d’un traité systématique à la manière scolastique. Le
procédé en lui-même n’est pas nouveau. Techniquement il se relie à toute
une tradition antique et médiévale de mélanges, pastiches, memorabilia va-
riés, écrits à bâtons rompus, dont les meilleurs exemples se trouvent dans
l’épistolographie. Ils représentent les ébauches de ce qui, depuis Mon-
taigne, constitue le genre des “essais”. L’habitude de retravailler toute une
vie les mêmes textes est depuis longtemps répandue dans plusieurs genres
(en témoignent les divers stades de la Théologie d’Abélard); ce qui est nou-
veau et particulier à Pétrarque, et ce qui complique aussi l’approche histo-
rique de son œuvre, c’est sa double volonté de relater sincèrement ses ex-
périences et en même temps de les structurer, de leur donner une forme
symbolique, de transformer les faits et les dates afin de rendre organique
et exemplaire une vie qui fut, en réalité, discontinue et bouleversée. Bien
que mon intérêt ne soit pas biographique, je ne peux, dans ce cas, éviter
une certaine micro-histoire qui respecte la chronologie et qui compare les

12. Cf. ENENKEL, loc. cit. (n. 3), p. 252.


13. Cf. mon compte-rendu, critique à cet égard, du commentaire d’ENENKEL (n. 3), Mittellatei-
nisches Jahrbuch 28. 2, 1994, pp. 47-53.
14. T. P. C. ZIMMERMANN, “Bekenntnis und Autobiographie in der frühen Renaissance” (1971),
Die Autobiographie, éd. G. NIGGL (Wege der Forschung 565), Darmstadt, Wiss. Buchgesellschaft
1989, pp. 354 sq.; cf. aussi R. ANTONELLI, “Rerum vulgarium fragmenta di Francesco Petrarca “, Let-
teratura italiana (Einaudi). Le Opere I: Dalle Origini al Cinquecento; Torino 1992, pp. 381-471; A. J.
GURJEWITSCH, Das Individuum im europäischen Mittellater, München, Beck (Europa bauen, éd. J. Le
Goff) 1994, ch. 10.
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les solitudes de pétrarque 617

étapes de la vie de Pétrarque avec l’auto-interprétation qu’il en a faite pour


construire son mythe de lui-même. Convaincu de l’inextricable interdé-
pendance du social et de l’individuel, que N. Elias15 souligne dans son der-
nier livre, je ne reviendrai à l’histoire sociale que pour conclure le long che-
min que je parcourrai à travers l’histoire individuelle.
À la fin de sa vie, Pétrarque en évoque les débuts, en achevant son au-
tobiographie symbolique par le récit de son enfance et de sa jeunesse16. Il
le fait pour focaliser tous les choix essentiels de sa vie, son refus des rôles
sociaux auxquels l’origine et le milieu l’ont prédestiné et sa lutte conti-
nuelle pour l’indépendance intellectuelle. Il se rapporte d’abord au fait que
son père et son grand-père étaient notaires. Ce détail seul en dit long sur
l’histoire sociale de l’Italie. De père en fils ses ancêtres appartiennent à cet-
te classe professionnelle qui, au XIIIe siècle, joue un rôle éminent dans le
progrès de l’organisation des communes, invente des techniques nouvelles
pour rationaliser l’administration judiciaire et politique et contribue à éta-
blir dans les villes une culture civique et rhétorique. Brunetto Latini, dans
ses encyclopédies et son commentaire sur la rhétorique de Cicéron, repré-
sente sans doute le mieux la prétention de ce groupe d’intellectuels prag-
matiques à diriger les citadins commerçants et artisans en leur enseignant
les moyens de faire respecter les lois, de communiquer d’une façon ordon-
née et éloquente et de sauvegarder la paix intérieure17. Le père de Pé-
trarque est sans doute un homme de cette culture pragmatique. Notaire à
Florence, il connaît personnellement Dante, élève de Brunetto Latini, et
sait inspirer à son fils l’amour de Cicéron rhétoricien, que celui-ci com-
mence bientôt à lire avec des intérêts plus philosophiques et littéraires que
rhétoriques. Mais, au XIVe siècle, la phase constructive des communes est
dépassée; les guerres intestines entre Guelfes et Gibelins et autres factions
divisent les villes, le nouveau pouvoir autoritaire des “signorie”, plus effi-
cace, prend la relève des anciens gouvernements alternants, mi-démocra-
tiques mi-oligarchiques, des “podestà” professionnels18.

15. Die Gesellschaft der Individuen, Frankfurt a.M. 1988.


16. Seniles XVI 1 (Le Senili, ed. G. MARTELLOTTI, Torino 1976); cf. U. DOTTI, Vita di Petrarca,
Roma-Bari 1992, pp. 5-27.
17. Cf. E. ARTIFONI, “Podestà professionali e la fondazione retorica della politica comunale”,
Quaderni storici, n.s. 63, 1986, pp. 687-719 et “Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano”, Qua-
derni medievali 35, 1993, pp. 57-78; vON MOOS, L’ars arengandi italienne du XIIIe siècle, supra, N°
10 de ce volume; R. WITT, “Medieval Ars dictaminis and the Beginnings of Humanism, A new
Construction of the Problem”, in: Renaissance Quarterly 35, 1982, pp. 1-35.
18. Cf. C. SALINARI, Introduzione al Trecento, Antologia della letteratura italiana, I, dir. M. VITA-
LE, Milano 1965.
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618 entre histoire et littérature

Quand Pétrarque nait à Arezzo en 1304, sa famille est en fuite, proscri-


te de Florence. Après quelques séjours provisoires dans d’autres villes ita-
liennes, elle se rend à Avignon, où son père obtient une charge adminis-
trative bien payée auprès de la cour papale qui vient de s’y installer. Pé-
trarque, alors âgé de huit ans, demeure encore quatre ans dans cette ville
qu’il détestera toute sa vie pour être celle de son exil personnel plus enco-
re que celui de la papauté. C’est de cette nouvelle Babylone qu’il s’enfuira
plus tard vers le paradis de sa solitude rurale. Lorsqu’il a douze ans, son
père, convaincu des avantages lucratifs de la profession de juriste, décide
de l’envoyer étudier le droit à Montpellier et à Bologne, sans faire cas des
prédilections littéraires et du profond dégoût de son fils pour le droit. Pé-
trarque, dans une de ses dernières lettres (Seniles XVI 1), revenant sur cet-
te décision paternelle dans laquelle il voit la cause fatale et catastrophique
de la longue fausse route de sa vie, raconte une anecdote dont il est diffi-
cile de mesurer la part de vérité et de symbole. Il avait alors, écrit-il, caché
en lieu sûr les livres chéris de son Cicéron et de quelques poètes pour aller
les y lire secrètement. Le père un beau jour les trouve cependant, et les
considérant comme “un obstacle insurmontable aux études qu’il croit une
source sûre de bons gains”, les jette au feu, “comme si c’étaient des docu-
ments d’ignominie hérétique”. Seuls les cris désespérés du garçon le flé-
chissent; et deux manuscrits déjà noircis par le feu, ceux de Virgile et des
rhétoriques cicéroniennes, sont sauvés, permettant à l’étudiant en herbe
d’avoir au moins quelques passe-temps agréables pendant ses études de
droit. De façon emblématique Pétrarque résume ainsi le traumatisme
d’une situation initiale qui contrariait sa vocation, qui l’aliénait à lui-
même en l’obligeant à lutter des années durant contre la banalité matéria-
liste de son sort et pour l’émancipation de l’esprit. Cette anecdote, qui aura
bien des parallèles dans les biographies d’écrivains et d’érudits des siècles
à venir, montre, pour la première fois peut-être, l’antagonisme fondamen-
tal qui opposera de plus en plus le bourgeois et l’intellectuel. Pour Pé-
trarque, c’est le point de départ de ses multiples arguments anti-utilita-
ristes pour défendre la solitude contre le monde du gain et des occupations
stériles. La culture littéraire aimée pour elle-même et le travail intellectuel
utile et rémunéré commencent à s’exclure par principe. Un siècle seule-
ment après Pétrarque, Leon Battista Alberti écrira une fulminante diatri-
be, le De commodis litterarum atque incommodis, contre ces “lettrés”, soit naïfs
soit intéressés, qui croient toujours servir le bien commun en perdant leur
temps à rédiger des actes à la manière de comptables, à écrire l’histoire pa-
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les solitudes de pétrarque 619

négyrique des villes et de leurs mesquineries et à s’occuper des negotia ter-


re-à-terre des citadins, au lieu de se vouer exclusivement à la philosophie.
L’utopie de la culture communale et du rôle dominant de l’intellectuel,
utopie dont les maîtres de l’ars dictaminis, les auteurs de miroirs de “po-
destà” au XIIIe siècle, ne rêvent pas moins que les soi-disant “humanistes
civiques” au XIVe, devient un beau rêve désuet au XVe19.
Pétrarque, après ses premières mauvaises expériences avec le monde des
affaires, fait tout pour assurer sa subsistance par d’autres moyens que le tra-
vail rémunéré. Malgré son dédain de l’argent, il finit cependant par deve-
nir un homme riche, un peu à la manière de son grand modèle Sénèque.
Pour en parler, nous devons, bien sûr, quitter le niveau symbolique de ses
autoportraits, où ce sujet n’est guère abordé. Il se peut même que sa déci-
sion d’embrasser la cléricature fasse partie de sa stratégie économique. De
toute façon, grâce surtout à des donations papales, il réussit à accumuler
plusieurs prébendes et canonicats qui étaient de pures sinécures. Il a l’oc-
casion d’accéder à des postes ecclésiastiques élevés mais laborieux, tels
l’épiscopat, que lui propose Clément VI, ou la position de “secrétaire apos-
tolique”. Il les refuse comme toute autre carrière officielle, ce qui prouve
son réel besoin de liberté intellectuelle20. Il est vrai qu’après ses études de
droit il entre comme “chapelain” au service du cardinal Giovanni Colonna
à Avignon. Mais celui-ci lui confie surtout des tâches de représentation et
des missions diplomatiques. Il dispense généreusement et pour de longues
périodes son “intellectuel de cour”, qui est déjà un poète célèbre, de tout
travail administratif. Malgré de telles vacances sabbatiques, Pétrarque
trouve son poste de plus en plus fatigant, voire insupportable, et à la fin de
1347 il le quitte définitivement, juste après une phase de réflexions in-
tenses sur la solitude21. Outre son existence de rentier ecclésiastique, il
profite d’une deuxième source de revenus: le mécénat princier. Il est sou-
tenu par le roi angevin Robert de Naples, par les familles des Correggio de
Parme, des Visconti de Milan et des Carrara de Padoue, qui se sentent ho-
norés de pouvoir mettre à la disposition du grand écrivain toute sorte de
propriétés et de maisons.

19. Cf. DOTTI, loc. cit. (n. 16), pp. 6-8, 48-60. M. REGOLIOSI, “Gerarchie culturali e sociali nel
De commodis litterarum atque incommodis di Leon Battista Alberti”, dans Sapere è potere, vol. I, éd. L.
AVELLINI, Bologna 1990, pp. 151-170.
20. Cf. ENENKEL, loc. cit. (n. 3), pp. 364-365.
21. Cf. DOTTI, loc. cit. (n. 16), pp. 28-42.
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620 entre histoire et littérature

À cet égard, il est intéressant de voir comment il justifie sa décision de


s’établir en 1353 à la cour du seigneur et archevêque de Milan, Giovanni
Visconti. Cette décision est un vrai scandale pour beaucoup de ses amis flo-
rentins, qui stigmatisent ce puissant prince comme le “tyran de l’Italie”.
Contre eux Pétrarque se sert d’un argument purement privé22: “Quand je
suis venu à Milan, le plus grand de tous les italiens m’a pris par la main
avec tant de douceur et de déférence, que je ne méritais, ni n’espérais, ni,
pour dire la vérité, ne souhaitais. J’aurais pu faire valoir mes travaux, ma
haine de la foule, ma nature incline à la tranquillité, s’il ne m’avait pas lui-
même devancé au moment même où je m’apprêtai à parler. Prévoyant tout,
il me promit la solitude et l’oisiveté au milieu d’une ville si grande et si
peuplée; jusqu’à présent il a tenu sa promesse”. Dans la première moitié de
sa vie, Pétrarque, cet intellectuel à la recherche de la quiétude, réussit donc
à trouver l’indépendance matérielle du clerc médiéval; dans la deuxième,
il y ajoute celle de l’homme de cour prémoderne. Les deux options, mais
surtout la seconde, le libèrent des contraintes de la bourgeoisie urbaine. Il
est en cela le précurseur d’une forme de vie privilégiée par les écrivains et
les peintres du début des Temps modernes, qui, comme le montre le beau
livre de Martin Warnke23, trouvent plus de sécurité économique et de li-
berté d’invention sous un prince cultivé que dans une cité de marchands.
Pétrarque l’exprime d’ailleurs clairement dans une lettre à Boccacce, qui,
plus citadin que lui, a critiqué ce choix. Bien qu’il soit convaincu comme
d’autres philosophes que “tout pouvoir est mauvais”, il compare sans illu-
sions la cour princière au mal plus grand que représentent les oligarchies
urbaines24: “Bon gré, mal gré, nous sommes toujours sujets au pouvoir.
Pourvu que l’esprit puisse rester libre, je supporte mieux un seul puissant
que tout un peuple de tyrans”. La haine implacable de Pétrarque contre
toutes les villes, pas seulement contre celle dont son père dut s’enfuir, le
dégoût profond de l’activisme commercial et de la concurrence conflic-
tuelle de tous dans cet univers étroit, s’accordent parfaitement avec tout ce
qu’il écrit sur la tranquillité de l’âme, sur la beauté de la nature, sur l’ami-

22. Familiares XVI 11,9 (Le Familiari, ed. V. ROSSI - U. BOSCO, Firenze 1933-1942).
23. Hofkünstler, Zur Vorgeschichte des modernen Künstlers, Köln 1985; cf. aussi J. HEERS, Le Moyen
Âge une imposture, Paris (Perrin) 1992, pp. 52-60.
24. Seniles VI 2; ENENKEL, loc. cit. (n. 3), pp. 343-347 souligne à juste titre que, dans De vita so-
litaria, la critique de la cour est manifestement moins sévère que celle des villes et des commer-
çants. L’homme courtois parasitaire y est plutôt pris en pitié à cause de sa “perte de soi”, tandis que
l’occupatus citadin personnifie l’union de tous les vices.
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les solitudes de pétrarque 621

tié cultivée en petits cercles, sur l’autarcie quasi-monastique nourrie


d’études littéraires et sur le recueillement philosophique et religieux né-
cessaire à la connaissance de soi.
Il faut éviter ici de commettre un anachronisme: on ne juge pas Pé-
trarque selon les normes de notre civilisation régie par un emploi du
temps, du travail et du temps libre, si différent de celui du Moyen Âge tar-
dif25, amalgame de structures féodales, théocratiques et précapitalistes
dont l’hétérogénéité particulière, en mêlant l’ancien au nouveau, laisse des
failles dans lesquelles l’autonomie intellectuelle peut se nicher. En ne te-
nant pas compte de ces refuges, nécessaires à la survie, on pourrait consi-
dérer Pétrarque comme une espèce de rentier retiré et asocial. En vérité, il
est tout le contraire d’un ermite bizarre. Il connaît la gloire tôt et s’en sert
pour acquérir une indépendance et une neutralité relatives. Ce n’est pas
pour se soustraire aux préoccupations de son temps qu’il en a besoin, mais
pour prendre position et faire jouer son influence. Il le peut grâce surtout
aux relations qu’il entretient avec toutes les personnalités puissantes de
l’époque. Il soutient la cause révolutionnaire de Cola de Rienzo à Rome, ce
qui le brouille avec le cardinal Colonna, son supérieur à la cour papale, il
écrit des lettres exhortatives à l’empereur Charles IV et à beaucoup d’autres
princes, il s’échauffe contre le scandale de la guerre de Cent ans, tout en
soutenant en compensation la guerre sainte, une nouvelle croisade contre
les oppresseurs de Jérusalem. Curieusement c’est au milieu de ses médita-
tions sur le bonheur tranquille de la solitude qu’il le fait26. Dans ses der-
nières années encore, il rédige, pour guider son mécène, le seigneur de Pa-
doue, Francesco da Carrara, un miroir des princes plein d’idées pragma-
tiques27. L’une de ses préoccupations majeures, celle de restaurer l’ancien-
ne grandeur de Rome, n’inspire pas seulement un programme littéraire et
philologique, mais également un réel projet politique, ce qui n’empêche
pourtant pas son échec28. Il faut souligner qu’il ne conçoit pas ces engage-
ments comme opposés à sa solitude d’écrivain, mais au contraire comme le
fruit et l’accomplissement d’une “oisiveté utile”. “Par indignation, écrit-il
à la fin de son livre sur la vie solitaire29, j’ai pris le glaive ardent de la lit-
térature; car c’était la seule chose que je pouvais faire”. Sa raison politique

25. Cf. VON MOOS, compte rendu loc. cit. (n. 13).
26. De vita solitaria II 9.
27. Seniles XIV 1.
28. Cf. HEERS, loc. cit. (n. 23), pp. 46-55.
29. De vita solitaria, II 9, éd. MARTELLOTTI (n. 3), p. 498.
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622 entre histoire et littérature

ne coïncide pas avec le pouvoir politique; il se sert de l’une pour corriger


ou atténuer les dérives de l’autre.
D’un point de vue sociologique, force est de constater qu’avec ses idées
particulières sur la solitude, Pétrarque est un pionnier pour son groupe so-
cial, les intellectuels, ou du moins pour une minorité d’entre eux qui, com-
me lui, se sentent écartelés entre les institutions et n’ont, malgré des inté-
rêts différents, d’autre choix que la prêtrise ou le couvent, l’administration
ou l’enseignement universitaire30. Bien plus tard ils seront appelés “hu-
manistes”. S’il ne faut pas faire de Pétrarque leur père fondateur, il
convient néanmoins de reconnaître qu’il a préparé leur statut social et
idéologique. En leur ouvrant, à travers les institutions, une brèche vers les
cercles d’élite, il leur lègue un idéal identificateur fondé essentiellement
sur le refus des buts ordinaires de la société utilitaire. Cette orientation an-
tifonctionnelle et antimatérialiste deviendra topique dans les Temps mo-
dernes31. Elle s’est perpétuée dans les “académies” et les “sociétés sa-
vantes”, en Europe, et surtout en Allemagne, où au XIXe siècle, Schiller,
Guillaume de Humboldt, Fichte et d’autres, rêvant d’une nouvelle uni-
versité, prennent le risque de transformer le modèle humaniste en idéal
d’éducation générale. Nous voyons mieux aujourd’hui que cet effort géné-
reux tâchait de résoudre le problème de la quadrature du cercle puisqu’il
se proposait d’ouvrir à tous le style de vie élitaire d’une classe oisive et de
rémunérer comme fonctionnaires des intellectuels qui tiraient leur fierté
de leur indépendance. Le sociologue Helmut Schelski, dans un livre sur la
réforme de l’université, célèbre en Allemagne dans les années 60 à 70, met
le doigt précisément sur cette union paradoxale qui dépasse d’ailleurs lar-
gement celle de la recherche avec l’enseignement. En exergue de ce livre,
on trouve une petite histoire du développement des institutions acadé-
miques qui commence par Pétrarque32. Car c’est lui, en effet, qui crée le
modèle anachorétique et ascétique de l’érudit et un idéal exclusif de “ré-
publique des lettres”, idéal qui s’est longtemps opposé à celui de l’univer-
sité, avant de se fondre avec elle dans l’idéalisme allemand. L’étude de
Schelski qui se voulait provocatrice à l’époque, porte un beau titre, em-
prunté à une citation de Humboldt: “Einsamkeit und Freiheit” (Solitude

30. Cf. E. SAVONA, (1979) Intellettuali e pubblico nell’età comunale, Introduzione, Messina-Firenze
1979, pp. 72-98.
31. Cf. STAUBACH, loc. cit. (n. 11).
32. Einsamkeit und Freiheit, Idee und Gestalt der deutschen Universität und ihrer Reformen (rde 17/2),
Reinbek b. Hamburg 1963, pp. 79-90.
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les solitudes de pétrarque 623

et liberté). Cette formule montre bien la permanence de notre sujet, l’op-


position des intellectuels au pragmatisme dominant de la société moderne
qui s’annonce déjà au XIVe siècle.
C’est dans les années 1346 à 1353 que Pétrarque élabore son projet de
défense de la solitude, ou plutôt de sa propre solitude. En 1337 déjà, par
mépris pour la ville d’Avignon, il avait acheté un domaine à Vaucluse, près
de la source de la Sorgue. Dans cette Arcadie il se retire avec tous ses livres,
et n’envisage de la quitter que pour ses déplacements professionnels au ser-
vice du cardinal Colonna, en laissant son fidèle majordome s’occuper du né-
cessaire pendant ses absences. En réalité il est plus souvent absent que pré-
sent à Vaucluse. Par ailleurs, ce domaine, qu’il appelle son “Hélicon trans-
alpin”, n’est pas son seul refuge champêtre; il en possède un autre, près de
Parme, son “Hélicon italien”, qui est sa résidence principale à partir de
1343 et où il écrit plusieurs œuvres. En 1345 il aurait préféré rester dans
ce site idyllique, qu’il compare au Tivoli d’Horace, plutôt que de rentrer en
Provence, près de cet Avignon exécré, si les guerres civiles, chroniques en
Italie, ne l’en avaient chassé. De retour à Vaucluse en 1346, il exalte ce-
pendant sa gentilhommière provençale, centre de ses intérêts vitaux et lieu
qui lui est le plus cher au monde. L’année suivante pourtant, on le retrou-
ve en Italie du nord, à Parme surtout et à Padoue, et il ne revient à Vau-
cluse, hésitant et malgré lui, que pendant l’été 1351. Ce fut son tout der-
nier séjour dans cet exil provençal. En effet, il le quitte définitivement en
mai 1353. Ces détails biographiques sont nécessaires pour déceler le sens
symbolique de son éloge de Vaucluse. Exul ab Italia, il veut proposer un
mythe personnel géographiquement centré sur ce “lieu de mémoire”, la
fontaine de la Sorgue, qui matérialise son évolution intérieure pendant les
années 1346 à 1353 qu’il juge essentielles. À Vaucluse, en effet, commen-
çe une période de murissement littéraire et existentiel, qu’il glorifira plus
tard à plusieurs reprises, pour avoir été le début d’une “vita nuova” com-
parable à celle de Dante, passage décisif de l’esclavage à la liberté33.
Beaucoup de ses contemporains, amis et ennemis, ne comprennent pas
cet amour de la retraite et de la campagne. Ils le soupçonnent peut-être
même de pencher vers l’isolement solipsiste et égoïste, vers la vie sauvage
inhumaine et non-urbaine. On peut le déduire du ton souvent polémique
de son autodéfense34, si l’on n’oublie pas de faire la part de ce que Hanna

33. Cf. DOTTI, loc. cit. (n. 16), pp. 48-60, 136-175.
34. Cf. ENENKEL, loc. cit. (n. 3), pp. 543-591.
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624 entre histoire et littérature

Arendt appelle “la manie de la persécution” des grands penseurs. Comme


le penser est toujours acte solitaire, dit-elle, beaucoup de philosophes se
croient poursuivis par la haine de la multitude, laquelle en vérité, par in-
différence les laisse bien en paix35. Dans l’ordre chronologique, le premier
ouvrage de Pétrarque sur la solitude, le De vita solitaria, est le plus forte-
ment imprégné de son besoin d’autojustification. C’est une apologie de son
mode de vie, ou bien, comme il le dit lui-même dans la préface, “un comp-
te rendu sur l’emploi utile de son temps d’oisiveté”. L’occasion immédiate
en est la rencontre d’un bon ami, Philippe de Cabassoles, évêque de Ca-
vaillon, donc du diocèse auquel appartenait Vaucluse. Peu de temps avant
de commencer à écrire, Pétrarque l’a invité à passer deux semaines sur les
lieux même de sa vie solitaire pour s’entretenir avec lui sur divers sujets,
dont précisément celui de la solitude. C’est à cet ami qu’il adresse person-
nellement ce livre écrit sous forme épistolaire. Il l’écrit d’un seul jet, ex
tempore, en quelques semaines durant le carême de l’année 1346. Par la sui-
te il le retravaille et l’enrichit continuellement, jusqu’à ce qu’il se décide
enfin, vingt ans plus tard, à l’envoyer à Philippe de Cabassoles, qui entre-
temps est devenu cardinal et patriarche de Jérusalem36. L’œuvre, ainsi ac-
crue, se subdivise en deux livres: le second, presque deux fois plus long que
le premier, contient une collection commentée d’exemples historiques.
Cette galerie de solitaires célèbres est en grande partie composée bien plus
tard. C’est avant tout une accumulation de références patristiques et ha-
giographiques glanées au cours de ses lectures. Pétrarque, non sans ironie,
en prend conscience à la fin de l’ouvrage (II 15, p. 588): “J’ai cru écrire une
lettre et j’ai écrit un livre”. S’il est en partie possible de reconstituer la ge-
nèse du texte, de son noyau premier et de ses couches et additions posté-
rieures, il ne faut pas perdre de vue que l’auteur a voulu faire apparaître le
tout comme le témoignage vécu d’une période précise, celle de l’année
1346, passée à Vaucluse. Il est primordial de comprendre De vita solitaria
comme un maillon dans une chaîne d’œuvres ultérieures, formant en-
semble une extravagante biobibliographie à double visage.
Dans l’été de la même année il compose son Bucolicum carmen en hom-
mage au poèmes virgiliens sur la vie rurale. L’année suivante, en 1347, à
nouveau pendant le carême, il entreprend sa seconde monographie sur la
solitude, le De otio religioso (sur l’oisiveté monastique). Ce qui est particu-

35. H. ARENDT, Vom Leben des Geistes, vol. I: Das Denken, München-Zürich 1979, p. 87.
36. Cf. ENENKEL, loc. cit. (n. 3), pp. 141-146.
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les solitudes de pétrarque 625

lièrement significatif c’est, qu’à la même époque, bien qu’il prétende


l’avoir écrite en 1342-1343, il commençe à rédiger son œuvre la plus per-
sonnelle, le Secretum, auto-analyse sous forme de dialogue avec saint Au-
gustin. On peut ajouter encore les Sept Psaumes de pénitence, très probable-
ment composés en 1348, eux aussi antidatés du début des années quaran-
te, ainsi que plusieurs lettres des Familiares de la même période clé des der-
niers séjours à Vaucluse avant son départ définitif pour l’Italie. Parmi
celles-ci se trouve la lettre relatant sa célèbre ascension du Mont Ventoux,
écrite en 1353 et fictivement replacée dans l’année 1336. Grâce surtout
aux études de Giuseppe Billanovich37, de Francisco Rico38 et de quelques
autres philologues perspicaces, nous sommes à même aujourd’hui de dis-
tinguer plus ou moins sûrement les dates biographiques authentiques des
dates littéraires ou imaginaires de cette production. Avec pour objectif ma-
jeur de deviner les raisons intimes de ce jeu de miroirs, l’explication la plus
convainquante qu’on en a donné est sans doute celle d’une perpective
orientée plutôt vers l’avenir que vers le passé, plus futuriste qu’historique.
On a parlé d’un “wishful thinking” caractéristique de Pétrarque, d’une
tentative pour réécrire sa vie, non telle qu’elle fut, mais telle qu’elle aurait
dû être, d’une autobiographie idéale, dressant un projet existentiel à par-
tir de certains faits réels. En effet, Pétrarque élabore soigneusement l’iti-
néraire symbolique de son âme, afin de stimuler son propre accomplisse-
ment et de proposer à ses lecteurs l’image exemplaire de cet autre lui-
même qu’il cherche à devenir. Les dates réelles et prétendues de ses écrits
sont pour lui des étapes ou plutôt des jalons “uchroniques”, sur le chemin
menant à une perfection toujours désirée, jamais atteinte.
Il s’agit maintenant, puisque cela n’a pas été fait, d’interroger en détail
les textes de notre auteur sur la solitude et la vie solitaire des années 1346
à 1353, sous l’angle de cette mémoire auto-analytique comprise comme
programme de vie, et d’en déceler le développement. Ces textes entretien-
nent un rapport plus ou moins étroit avec, d’une part, ses intenses lectures,
pendant cette période, des œuvres de saint Augustin, des Confessions surtout,
et d’autre part, sa fascination pour le monachisme comme forme de vie par-
faite, double source d’inspiration dans sa volonté d’atteindre un mode de

37. Cf. surtout “Petrarca e il Ventoso”, Italia medioevale e umanistica 9, 1966, pp. 389-401.
38. Vida y obra de Petrarca I: Lectura del “Secretum”, Padova 1974. “Ubi puer, ibi senex, un libro de
Hans Baron y el Secretum de 1353”, Atti del Convegno intern. “Il Petrarca latino e le origini dell’umanesi-
mo”, Firenze 1991, pp. 1-73. “Secretum meum di Francesco Petrarca”, Letteratura italiana (Einaudi). Le
Opere I: Dalle Origini al Cinquecento; Torino 1992, pp. 351-378; cf. aussi ANTONELLI, loc. cit. (n. 14).
17-les solitudes 9-09-2005 10:39 Pagina 626

626 entre histoire et littérature

conversion religieuse à la mesure de ses propres besoins et aptitudes. Dans


son auto-apologie De vita solitaria, cet aspect spirituel, sans être absent,
tient moins de place que dans les autres œuvres. Pétrarque s’y attache sur-
tout aux avantages extérieurs d’une solitude liée à un lieu propice aux acti-
vités de l’esprit. Il distingue d’ailleurs trois concepts de solitude (II 6, pp.
454 sq.), celui du lieu, du temps (le repos nocturne) et celui de l’âme (l’ex-
tase): solitudo loci, temporis, animae, et désigne expressément le premier com-
me sujet principal de l’ouvrage. C’est pourquoi il y oppose d’emblée la vil-
le à la campagne, la vie tourmentée et agitée des citadins à la tranquillité de
l’âme du solitaire, fruit des agréments ruraux39. Il le fait de manière polé-
mique et exhortative, en noir et blanc, avec les généralités et exagérations
qui sont caractéristiques de la syncrisis, genre rhétorique qui compare deux
caractères opposés. On y trouve une splendide satire de la vie urbaine en gé-
néral, de sa course à l’argent, de son affairisme stérile, l’occupatio, des por-
traits au vitriol d’avocats pourris, de marchands cupides, de courtisans pa-
rasites, de professeurs prostituant le savoir et vendant cher leurs balivernes,
de prêcheurs hypocrites pratiquant le contraire de ce qu’ils enseignent, tous
insidieusement assimilés à des vendeurs à la criée. Pour mieux vitupérer la
dépendance de l’argent, Pétrarque met en scène tout un enfer citadin de tor-
tures. Les occupati y tendent leurs pièges avec hyperactivité, déploient autant
d’énergie à éviter ceux des autres, toujours contraints à la célérité et as-
phixiés par le manque de temps, secoués par toutes les passions inassouvies
jusqu’à en devenir neurasthéniques, persécutés par la mauvaise conscience
constante et sournoise jusqu’à en perdre le sommeil. Ils doivent supporter
un environnement pollué et bruyant, avec pour toute consolation des ri-
pailles et des beuveries suivies de nausées et de torpeurs engourdissant pro-
fondément leurs corps. À cette charmante description, qui n’a peut-être pas
perdu toute son actualité, Pétrarque oppose celle du campagnard solitaire
vivant modestement une existence se suffisant à elle-même et qu’il qualifie
de “vie angélique”, métaphore d’ailleurs spécifiquement monastique. Il se
réjouit du chant des oiseaux et de la beauté des arbres, se sent en parfaite
harmonie avec la nature qui règle sa journée sur le temps du soleil et des
heures canoniales et non pas sur celui de l’horloge des marchants. Il a une
âme saine dans un corps sain, puisqu’il ne fait rien d’autre que d’employer
son temps à se promener, à prier, à se connaître lui-même, à se préparer à la
mort, à s’entretenir avec ses amis et à se consacrer aux “études honnêtes”.

39. Cf. ENENKEL, loc. cit. (n. 3), pp. 191-205 sur De vita solitaria I 6-8.
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les solitudes de pétrarque 627

D’autres chapitres du De vita solitaria sont destinés à réfuter les argu-


ments adverses. Dans ce contexte, Pétrarque abandonne les contrastes ac-
cusés que nous venons d’évoquer pour des différenciations plus subtiles. Ce
qui pourrait sembler contradictoire est dû au changement de registre al-
lant de la syncrisis polarisante à l’examen équilibré. Les ennemis de la soli-
tude pouvaient lui faire grief d’un quiétisme excessif en se rattachant à
quatre thèses traditionnelles40. Pour Aristote et Cicéron la nature humai-
ne est essentiellement sociale. Selon la Bible, il n’est pas bon que l’homme
reste seul, car le solitaire néglige l’amour du prochain, commandement
principal des chrétiens. Pour Sénèque, le sage n’a pas besoin de s’enfuir
dans les forêts, puisqu’il peut atteindre à la solitude au milieu même de la
mêlée humaine s’il possède l’art de la retraite intérieure. Enfin, pour
l’ordre social, la solitude est une forme de vie réservée aux seuls moines,
que des intellectuels libres, des pécheurs ordinaires n’ont pas le droit
d’usurper. Pétrarque répond à ces critiques de façon assez cohérente, mal-
gré un amas de citations et disgressions érudites qui pourraient dérouter
un lecteur peu familiarisé avec une argumentation s’appuyant sur des
exemples et des autorités. Sa réponse se résume par ce simple paradoxe, at-
tribué à Scipion l’Africain qu’il cite plusieurs fois à des moments culmi-
nants de sa réflection41: “Jamais le sage n’est moins seul que quand il est
seul”. Car le solitaire idéal se trouve toujours en bonne compagnie avec
Dieu, avec lui-même et avec ses amis présents ou absents, et surtout avec
ses livres, ses amis les plus vrais. Avec eux il entretient un dialogue tonique
et interminable. Ces autres amis sont les grands esprits de tous les siècles,
les anciens, bien sûr, mais plus encore, il faut le souligner, les Pères de l’É-
glise qui ont eux-mêmes dialogué avec Platon, Cicéron et Sénèque. La fou-
le des contemporains réels en revanche est tellement déchue qu’elle ne mé-
rite pas que l’on s’en occupe. Il n’y a plus que quelques saints exception-
nels qui puissent présumer d’assez de force pour corriger et guider cette co-
hue corrompue. Les autres, les philosophes, parmi lesquels Pétrarque se
compte lui-même, feraient mieux de ne pas se surestimer. Qu’ils évitent de
s’exposer à la contagion d’une société contaminée! Le risque d’être empor-
té par les autres dépasse de loin la chance de les guérir. Qui veut aider des
naufragés doit prendre garde à ne pas être englouti par les flots. Pétrarque

40. Cf. ENENKEL, pp. 534-591 sur le ch. I 7; mais cf. aussi ch. II 15 de l’œuvre.
41. Cf. Cicéron, De officiis III 1; De vita solitaria I 2, 14; 6,6; II 4, 432; 13, 552; cf. ENENKEL,
pp. 290 sq., 506-516.
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628 entre histoire et littérature

concentre tout cela42


dans la formule: “J’aime les hommes, mais je hais les
vices de la ville” .
Que reste-t-il? Pour contribuer au bien public le meilleur moyen est de
se renouveler soi-même, de développer sa propre personnalité dans l’espoir
qu’un jour elle fera exemple et agira sur la réforme générale (I 3, p. 77 sq.).
Ce n’est pas le peuple, mais le petit groupe des amis unis par les mêmes
idées qui relie l’homme solitaire à la communauté. C’est seulement, dans
une communauté restreinte, réelle ou imaginaire, que l’on évite le plus
grand mal du siècle, l’écart pathologique entre les paroles et les actes, entre
le savoir et la vie (II 14, p. 568). Pour Pétrarque cette schizophrénie endé-
mique se propage d’ailleurs le plus visiblement dans l’activité des domini-
cains, qui prêchent dans les rues comme des médecins incapables de se
guérir eux-mêmes, et qui, dans les universités, enseignent scolastiquement
une literata stultitia, une stupidité érudite. C’est la contradiction insup-
portable entre la religion vécue et la religion institutionnalisée qui est au
cœur de son idéal de solitude; il propose une nouvelle forme de vie chré-
tienne, quasi-monastique et apte à rassembler les élites intellectuelles res-
tées intactes43. Le fait que Pétrarque insiste en même temps sur le carac-
tère personnel de cette option, dont il prétend qu’elle correspond le mieux
à sa nature et à son tempérament, a été avancé pour en déduire une contra-
diction entre l’objectivité de l’idéal et son subjectivisme. Il prétend, en ef-
fet, écrire une apologie de sa façon de vivre et non pas une législation ap-
plicable à tout le monde44. L’exclusivité de la norme est la conséquence lo-
gique de ce recours à l’expérience personnelle. Elle s’inscrit dans le courant
plus général d’une privatisation des valeurs, fondée précisément sur le be-
soin de l’accomplissement personnel au-delà du paraître et en-dehors des
cadres scolaires et écclésiastiques établis. Pétrarque prend soin de délimi-
ter son idéal: d’un côté sa solitude vouée à “l’amour de Dieu et des livres”
n’est pas faite pour le grand nombre; elle serait même nocive pour la plu-
part des hommes et surtout pour les incultes et les jeunes gens. Les pre-
miers s’y ennuieraient dès qu’ils se verraient confrontés à leur propre vide
intérieur et les seconds, à défaut de divertissements urbains, y seraient en-
core plus dangereusement troublés par les passions de leur âge45. D’autre

42. De vita solitaria I, prohem. 7; II 14, p. 568; cf. STAUBACH, loc. cit. (n. 11), pp. 37 sq.
43. Cf. STAUBACH, loc. cit. (n. 11), pp. 32-40; ANTONELLI, loc. cit. (n. 14), pp. 715-725.
44. Cf. ENENKEL, loc. cit. (n. 3), pp. 418-420.
45. Cf. ibid., pp. 584-589.
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les solitudes de pétrarque 629

part, sa conception de la solitude se distingue de la forme de vie parfaite


des moines, vouée à la prière ininterrompue. La solitude idéale de Pé-
trarque est moyenne et bien tempérée. Elle comporte autant de dédain du
commun des mortels que de modestie devant les “records” de la vie reli-
gieuse et morale. Ce n’est pourtant pas la distinction sociale qui l’inspire,
mais une volonté ascétique qui connaît ses propres limites. Pétrarque com-
pose avec son incapacité à convertir les autres ou à sacrifier ses plaisirs
d’homme cultivé à la perfection religieuse. Il sous-entend: “Je n’y peux
rien, je suis fait comme je suis fait”, ce qui est sans doute un mode de pen-
ser nouveau au XIVe siècle. Une glose marginale, significative à cet égard,
est celle que Pétrarque note en marge de son manuscrit de Quintilien, à
l’endroit où celui-ci prescrit une discipline rigoureuse dans les études et
critique ces promeneurs solitaires qui préfèrent les bois aux bibliothèques:
“Tu (lui) répondras dans ton traité sur la vie solitaire”, et plus loin: Feci ut
potui, “j’ai fait aussi bien que j’ai pu”46.
Feci ut potui pourrait servir tout autant de devise pour son deuxième ou-
vrage sur la solitude, le De otio religioso47, parce que ces mots résument bien
l’attitude de douce résignation qui pénètre même le dithyrambe de la vie
de ces “âmes saintes” que sont les moines. Moins Pétrarque se sent à la hau-
teur d’une telle forme de vie, plus il semble l’admirer. De vita solitaria et
De otio religioso se complètent comme un dyptique, ainsi qu’il l’écrit dans
la préface du second texte. Il les a composés l’un après l’autre, parce que
leur contenu suit également un ordre naturel (ordo rerum). Après la critique
du travail stérile, il veut écrire l’éloge de l’oisiveté féconde (p. 582). Les
deux textes sont présentés comme des étapes sur le même chemin menant
de l’activisme vain au recueillement religieux. L’inspiration de la deuxiè-
me œuvre a pour origine la visite que Pétrarque fit en 1347 à son frère Gé-
rard, devenu moine quelques années auparavant à la chartreuse de Mon-
trieux. Ce bref séjour en ce lieu de prière et de silence a dû tellement im-
pressionner le visiteur sensible que, de retour à Vaucluse, il se met aussi-
tôt à cet ouvrage en forme de lettre adressée aux chartreux de Montrieux.
C’est en vérité un long sermon expressément destiné à sa propre âme pour
l’inciter à une solitude plus accomplie. Comme plus tard dans le Secretum,
il s’y dissocie en deux Moi, l’un instruisant et exhortant l’autre. Par
son contenu l’ouvrage s’insère entre le De vita solitaria et le Secretum. Il in-

46. Cf. ibid., p. 535.


47. Ed. A. BUFANO, Opere latine di Francesco Petrarca, vol. I, Torino 1975, pp. 568-808.
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siste d’avantage sur les difficultés et les obstacles à la tranquillité intérieu-


re, tentations diaboliques et maladies de l’âme, et il peint en couleurs
sombres les vanités de la vie terrestre et les terreurs de la mort48. À la fin
de l’œuvre, Pétrarque fait une déclaration personnelle, dont la portée est
controversée (p. 730): il y résume son développement personnel qu’il pré-
sente comme un changement d’intérêt littéraire. Après l’engouement ex-
cessif de sa jeunesse pour la littérature profane, il prétend avoir atteint la
maturité digne de son âge pour étudier les litterae sacrae, la Bible et les
Pères de l’Église. Bien qu’il soit imprudent d’en tirer des conclusions glo-
bales, l’œuvre exprime la conviction intérieure, confirmée d’ailleurs par
beaucoup d’autres témoignages personnels, qu’à cette époque précise, sur-
tout après l’expérience de Montrieux, il se croit plus proche que jamais
d’un changement spirituel ou même d’une conversion. Cette mutation
s’annonçe depuis 1333, date symbolique à laquelle un ami lui a donné un
manuscrit portatif des Confessions de Saint Augustin, qui, depuis lors, l’ac-
compagne partout49. Le jeune Augustin a exercé une influence capitale sur
Pétrarque, parce qu’il avait comme lui souffert du conflit entre la culture
ancienne et l’exigence chrétienne et qu’il l’avait surmonté de façon exem-
plaire, en partie grâce à Cicéron, philosophe chéri entre tous par Pétrarque.
En effet, après sa lecture de l’Hortensius, Augustin avait loué le penseur
païen comme l’aiguillon de sa propre conversion50.
Les témoignages les plus connus de cette influence augustinienne sont la
lettre sur l’ascension du Mont Ventoux et le Secretum. L’épisode du Ventoux,
emblème d’un changement de perspective, d’un retour du monde extérieur
à l’intériorité, s’achève sur la lecture fortuite d’un passage des “Confessions”
(Familiares IV 1); le “Secret” est un dialogue confessionnel entre le person-
nage fictif d’Augustin et Pétrarque intervenant sous le prénom de François.
Si la réflexion solitaire, inspirée par le Père de l’Église, est à l’origine des
deux textes, la solitude constitue l’un des sujets principaux du deuxième.
Or, on est étonné de voir que le Secretum51 ne vient pas seulement complé-
ter ou approfondir certaines idées du De vita solitaria, mais qu’il en contre-
dit aussi quelques autres. Il semble que Pétrarque ait voulu exprimer en son
propre nom ce qu’il avait auparavant abordé, soit par allusion, soit par des

48. Cf. DOTTI, loc. cit. (n. 16), pp. 151-154.


49. Ibid., pp. 34-42.
50. Cf. K. FLASCH, Das philosophische Denken im Mittelalter, Stuttgart 1986, pp. 495 sqq.
51. Ed. E. CARRARA, (Classici Ricciardi 38), Milano (1955), 1977; trad. F. DUPUIGRENET DES-
ROUSSILLES, Mon secret (Rivages poche 52), Paris 1991.
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les solitudes de pétrarque 631

généralités. On peut même supposer qu’il se soit proposé de mettre en re-


lief certains points obscurs et pénibles à exprimer, qui étaient dissimulés
dans son précédent plaidoyer en faveur de sa vie solitaire. Comme le titre et
les premières pages l’indiquent, le Secretum est un “livre secret”, soustrait à
la publication parce qu’il contient le résultat d’un examen de conscience
privé. Selon l’opinion commune, cette intention est en apparente contra-
diction avec l’accomplissement littéraire de ce chef-d’œuvre. Pourtant, le
dialogue ne fut pas publié du vivant de son auteur. Rico explique cette
contradiction en supposant que Pétrarque, selon sa méthode habituelle,
voulait retravailler le texte avant de le mettre à la disposition de ses lec-
teurs. De fait il s’est intensément voué à ce travail, surtout pendant les trois
périodes de 1347 à Vaucluse, 1349 à Parme et 1353 de nouveau à Vauclu-
se. Pour des raisons inconnues, il l’a abandonné par la suite52.
Les événements biographiques et historiques de ces années ne sont pas
pour rien dans la genèse du texte. En 1348 Pétrarque vient de quitter son
service auprès du cardinal Colonna, qui meurt peu après. La même année
il apprend la nouvelle de la mort de Laure. Et c’est alors surtout que la pre-
mière grande épidémie de peste lui enlève la plupart de ses amis. Les Fa-
miliares de cette époque (I 1-2; VIII 7-8 etc.) abondent en plaintes émou-
vantes et de sombres méditations sur la fugacité de la vie, sur son propre
délaissement et sur sa mort qu’il croit imminente. En 1349, peut-être sous
l’influence de la culture des villas romaines, représentée par les Tusculanes
cicéroniennes et par les dialogues augustiniens de Cassiciacum, il envisage
une nouvelle forme de vie philosophique, et décide, avec deux amis, de
fonder en Italie une communauté de vie. Alors qu’il est en quête d’un ma-
noir propice à ce dessein, il apprend que ses deux compagnons ont été as-
saillis par des brigands, que l’un est mort, l’autre porté disparu. Pétrarque
doit donc renoncer à ce beau projet53. On a tout lieu de penser que cette
accumulation de catastrophes n’a pas été sans laisser d’empreintes sur son
idéal de solitude et sur la conception de son dialogue avec Augustin. Pé-
trarque cependant ne fait point passer le Secretum pour un document de ces
années noires. Il le replace dans les années 1342 à 43, alors qu’il avait exac-
tement quarante ans et se trouvait donc, selon les catégories médiévales, au
seuil symbolique entre la jeunesse et la vieillesse. C’est à la même époque
que son frère Gérard était devenu chartreux, ce qui l’avait profondément

52. RICO, Secretum meum, loc. cit. (n. 38), pp. 351-360.
53. Cf. DOTTI, loc. cit. (n. 16), pp. 34-42, 154-175, 194-202.
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impressionné et, peut-être par identification, lui fit croire que cette
conversion était aussi un tournant de sa propre vie.
Le Secretum est un soliloque méditatif sur l’urgence de changer de vie et
sur les heurs et malheurs de cette mutatio vitae. Ce n’est pas un témoigna-
ge rétrospectif comme les “Confessions” de Saint Augustin, mais une pro-
fession prospective, une déclaration de bonne volonté. En l’antidatant fic-
tivement, Pétrarque pourrait avoir voulu lui donner un sens apologétique
caché. En 1353 il a cinquante ans. Depuis dix ans déjà, selon la catégorie
médiévale citée, il est un vieillard, mais sa gloire littéraire de poète et
d’historien couronné, poeta et historicus laureatus, se fonde sur des accom-
plissements, qui, par leur caractère et leur contenu, peuvent passer pour
des œuvres de jeunesse: sa poésie nostalgique glorifiant Laure et sa poésie
historique exaltant la Rome antique. À ses yeux, le monde n’a pas encore
suffisamment pris conscience de ce qu’il est devenu ou plutôt veut deve-
nir: un philosophus christianus. L’échange de dates entre la cinquantième et
la quarantième année pourrait ainsi vouloir montrer que le changement
auquel il aspire a déjà eu lieu, s’est même affirmé par la suite, et qu’il est
en parfait accord avec son âge physique. Dans la tradition médiévale, le
“vieillard amoureux” est une figure ridicule de comédie, et tous les lettrés
connaissent les passages devenus topiques où Sénèque se moque du senex
elementarius, du vieillard qui n’a pas cessé de se passionner pour des pédan-
teries d’école et de vaines questions scientifiques au lieu de penser au sens
de sa vie54. Dans le Secretum Pétrarque évoque en effet ces aspects critiques
fondés sur la dignité de l’âge en se servant de couleurs assez sarcastiques55.
Or, le problème de la conduite adaptée à l’âge touche de près à ses ré-
flexions sur la solitude. Dans le IIe livre du Secretum, le confesseur Augus-
tin rappelle à François qu’il a quitté la route du vulgaire, que la campagne
l’a arraché à la ville. Tout en le louant de ce choix, il lui reproche cepen-
dant deux vices qu’il n’a pas perdus malgré sa retraite: l’orgueil et la tris-
tesse, superbia et accidia. “Rabaisser les autres est un genre d’orgueil beau-
coup plus insupportable que de s’élever soi-même”(p. 60). François se jus-
tifie un peu, comme dans De vita solitaria, en invoquant son pessimisme
face à un siècle corrompu et sa profonde sollicitude pour ses excellents
amis. Mais, au cours de l’interrogatoire confessionel, il finit par avouer

54. Cf. ANTONELLI, loc. cit. (n. 14), pp. 383-390; RICO, Secretum meum, loc. cit. (n. 38), pp. 363-
367.
55. Par ex. I, p. 52; II, pp. 72, 86-88; III, pp. 150-152, 178-179.
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les solitudes de pétrarque 633

qu’il a emporté avec lui à la campagne certaines mauvaises habitudes qu’il


avait prises en ville, maladies de l’âme qui l’empêchent de se concentrer
sur l’essentiel, d’accomplir un retour à soi en méditant sur la mort (p. 74):
“Ainsi, s’écrie-t-il, j’aurais quitté les villes pour rien! J’ai méprisé le mon-
de et les affaires publiques, j’ai cherché le profond des bois et le silence des
champs, j’ai méprisé les vains honneurs, et tout cela pour rien, puisque je
me sens toujours accusé d’ambition!” Augustin le réconforte – la cam-
pagne a développé sa sobriété et sa frugalité (p. 76) –, mais il continue (pp.
85-88) en lui montrant qu’il est “en proie à une terrible peste de l’âme, la
tristesse, aujourd’hui appelée accidia, chez les anciens aegritudo”. On pour-
rait s’attendre au mot de “mélancolie”, qui n’est pourtant pas employé,
probablement parce que le sens médical dominant occulte à l’époque de
Pétrarque le sens prémoderne d’un malaise propre aux génies tel qu’on le
trouve dans la “Politique” d’Aristote56. François se plaint amèrement de
cette passion enracinée et constante, qu’il n’arrive pas à extirper parce qu’il
y prend un plaisir pervers, et qu’il explique par les coups d’une fortune ad-
verse et par son profond dégoût de la condition humaine en général et
d’Avignon en particulier, “la plus bruyante des villes, sentine étroite et re-
culée où convergent les ordures du monde entier” (p. 100). Augustin met
à nouveau en évidence que sa fuite misanthropique vers les champs et “la
forêt amie des muses” ne l’a en rien guéri de ce mal (ibid.): “Si le tapage de
ton imagination cessait, crois-moi, le vacarme qui t’entoure ne troublerait
plus ton âme”. C’est l’argument de la retraite intérieure impliquant l’in-
différence à tout endroit concret, argument dont Pétrarque a fait peu de
cas dans son De vita solitaria. Augustin lui rappelle un livre qui illustre
particulièrement bien cette idée, celui de Sénèque Sur la tranquillité de
l’âme, et lui reproche de l’avoir souvent lu sans en appliquer les leçons. Le
IIe livre se termine par l’explication d’une technique permettant de mé-
moriser plus efficacement les maximes des sages (p. 102).
Le IIIe livre se concentre sur deux problèmes existentiels de Pétrarque
déjà généralement abordés dans le IIe livre sous la forme des deux péchés
Tristesse et Ambition. Il s’agit de son amour pour Laure et de son désir de
gloire littéraire. Ces deux inclinations, que François croit valorisantes et

56. Cf. E. Loos, “Die Hauptsünde der acedia in Dantes Commedia und in Petrarcas Secretum. Zum
Problem der italienischen Renaissance”, Petrarca 1304-1374, éd. F. SCHALK, Frankfurt a.M. 1975,
pp. 156-183; M. WAGNER-EGELHAAF, Die Melancholie der Literatur. Diskursgeschichte und Textfigura-
tion, Stuttgart, Metzler 1997.
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634 entre histoire et littérature

qu’Augustin estime de terribles dangers pour le salut de l’âme, sont le su-


jet d’un débat échauffé. Dans ce contexte, les arguments majeurs du De vita
solitaria en faveur de la solitude rurale et du choix de Vaucluse comme lieu
salutaire ne sont évoqués que pour être complètement récusés au nom d’un
idéal de purification intérieure. Puisque le “Secret” est le monologue d’un
Moi divisé en deux rôles, on peut en comparant les deux textes y trouver
l’application du vieux principe topique que Pétrarque a appris chez Cicéron,
la discussion ambivalente, in utramque partem. Comme le philosophe scep-
tique, il aurait pu dire (Tusc. III 46): Cupio refelli, “je désire être réfuté”. La
discussion porte d’abord sur un sujet que Pétrarque aborde dans d’autres
textes autobiographiques, mais sur lequel il se tait dans De vita solitaria.
Dans sa solitude idyllique il ne s’est pas uniquement adonné “à Dieu et aux
études honnêtes”, mais a consacré beaucoup de son temps à languir de sa
Dame bien-aimée, inapprochable bien que toute proche d’Avignon, à chan-
ter son désir et dépit amoureux dans la plus belle tradition de l’amour cour-
tois. Avide de Laura et laurea, de Laure et du laurier poétique, il a tout fait
pour sa propre gloire. La solitude n’a donc pas calmé sa passion, elle l’a ex-
citée de plus belle57. Dans un célèbre sonnet du Canzoniere (234), il contre-
dit manifestement son éloge de la solitude philosophique, qualifie la ville
de Laure de “baume” désiré qui seul pourrait le guérir de l’abandon dont il
souffre à Vaucluse: “Tal paura ò di ritrovarmi solo” (J’ai une telle angoisse
de me retrouver seul). Augustin, dans le “Secret”, lui rappelle ainsi cette ob-
session et cette perte de temps en occupations futiles (p. 136): “Songe que
du jour où cette lèpre a envahi ton cœur, tu n’as plus fait que gémir, et tu
en es arrivé à ce point de misère que tu as fini par aimer perversement tes
larmes et tes soupirs. Tu as passé des nuits entières sans sommeil avec à la
bouche le nom de ta bien-aimée, tu as méprisé le reste du monde, tu as dé-
testé la vie, aimé la mort, adoré la solitude, et fui les hommes”. Augustin
continue à décrire cet état de délire et ses symptômes selon la tradition mé-
dicale de la pathologie amoureuse. Cette description reflète curieusement
celle que Pétrarque, dans De vita solitaria, a donnée des “affairés” de la vil-
le, persécutés par le dégoût de la vie, par leur vide intérieur, par leurs in-
somnies et leur neurasthénie diffuse. Mais ici ces maux affectent plus gra-
vement parce que plus sournoisement le solitaire, le poète d’amour, qui,
croyant fuir les hommes, n’a fui que lui-même. C’est à lui que s’applique le
vers d’Horace (Ep. I 11, 27): Coelum non animum mutant qui trans mare currunt

57. Cf. DOTTI, loc. cit. (n. 16), pp. 48 sq., 57 sq.
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les solitudes de pétrarque 635

(ceux qui courent au-delà des mers changent de climat sans changer d’âme).
Il a quitté la ville pour trouver la paix et se retrouve à la campagne avec le
même cœur tumultueux qu’il avait négligé de calmer avant son départ.
Même l’avantage principal de la solitude, tant loué dans De vita solitaria, ce-
lui de pouvoir converser avec des absents comme s’ils étaient présents, perd
ici toute valeur. Augustin appelle amantum infame privilegium, infâme privi-
lège des amants, ce pauvre subterfuge de la passion, ce prétexte permettant
de rester “retenu en prison par des chaînes d’or” (p. 146).
La deuxième problématique, celle de la gloire littéraire, de la réputation
de l’écrivain dans le monde, est, elle aussi, en relation avec le thème de la
solitude. Dans le De vita solitaria Pétrarque affirme désirer vivre à l’écart des
contemporains par mépris de la foule et par besoin de s’entretenir seule-
ment avec les plus grands esprits de tous les temps. Or, cette sublime pen-
sée est réduite à l’absurde par l’Augustin du Secretum (pp. 178 sq.): “Quel-
le contradiction! ... Tu as mis tous tes soins à plaire à ceux qui te répugnent,
cueillant les fleurs de la poésie, de l’histoire, de toute éloquence pour flat-
ter l’oreille de tes auditeurs”. Il lui reproche d’avoir cherché une fausse gloi-
re, celle qui rend dépendant du jugement de la foule, la popularité. La vraie
gloire en revanche “s’obtient plus, moins elle est recherchée”. Nous savons
que, dans la deuxième moitié de sa vie, Pétrarque écrivain suit d’une façon
particulière ce conseil de ne pas loucher vers le public, puisqu’il ne s’écarte
pas seulement du vulgaire, mais également du “volgare”, de la langue ver-
naculaire, dont il va même jusqu’à reprocher l’emploi à Dante. De plus en
plus, il préfère écrire en latin à ses amis. Dans sa dernière œuvre autobio-
graphique, l’Epistola posteritati, il ne s’adresse même plus qu’à la postérité,
montrant ainsi une autre forme de solitude, son éloignement de ses lecteurs
anonymes dont jeune il avait apparemment recherché les applaudissements.
Un bon siècle avant la naissance de la “littérature” au sens moderne de pro-
duction littéraire autonome, indépendante de lieux de représentation pré-
cis, distribuée à un public virtuellement infini grâce aux moyens nouveaux
de reproduction et au marché, nous voyons déjà surgir un des paradoxes fu-
turs de cette littérature, celui de l’insularité de l’écrivain face à un grand
nombre de lecteurs inconnus, eux-mêmes aussi solitaires que lui. Presqu’un
siècle avant l’invention de Gutenberg, un problème moderne s’ébauche, ce-
lui de la solitude soutenue par l’écrit, de la communication littéraire désin-
carnée de ses attaches humaines concrètes58. Pétrarque, conscient de ce pro-

58. Cf. H. U. GUMBRECHT, “Beginn von Literatur –Abschied vom Körper”, Der Ursprung von Li-
teratur, éd. G. SMOLKA-KOERDT et al., München 1988, pp. 15-50. On impute trop souvent ce chan-
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636 entre histoire et littérature

blème, le repousse. Il refuse la communication abstraite en la compensant


par son option élitiste d’écrire exclusivement pour un groupe restreint de
lecteurs élus, mi-reels, mi-imaginaires, mais jamais anonymes59.
Dans le Secretum, les idées les plus expressément opposées à celles du De
vita solitaria et à son exaltation de la solitude de Vaucluse s’expriment dans
le curieux débat sur le vitium loci, le vice du lieu (III, p. 149): François se
plaint de ne pas trouver de remède contre son dépit amoureux tant qu’il
habite l’endroit même de ses douleurs invétérées. Augustin lui donne rai-
son. Le poète languissant, ayant quitté une ville qui abrite toujours l’objet
de son désir, ressemble à un prisonnier évadé qui viendrait “rôder autour
de sa prison”. D’où le conseil impérieux de changer de lieu: “Bien des
portes, bien des routes te sont ouvertes, et tant de ports prêts à te recevoir.
Je sais que tu aimes par-dessus tout l’Italie ... Va donc en Italie ... Pars où
ton inclination te portera. Va sans crainte, et hâte toi! Ne reviens plus!
...Trop longtemps tu es resté loin de ta patrie, trop loin de toi-même ...
Une dernière chose, j’allais oublier: évite la solitude avant d’être débarras-
sé de ton mal!” (pp. 152 sq.). En théorie, ce conseil ne contredit pas le De
vita solitaria, qui lui aussi déconseille aux jeunes asservis à la passion les
lieux saints de la solitude. Il ne contredit pas non plus l’autobiographie
idéale que Pétrarque nous suggère en déplaçant sa crise salutaire dans les
années 1342-1343, se montrant ainsi en 1346-1347 comme le maître sou-
verain de la tranquillité de l’âme.
Quoi qu’il en soit, la diatribe d’Augustin contre la mélancolie obses-
sionnelle en pleine nature témoigne néanmoins d’une ambivalence, de l’in-
quiétude réelle dans laquelle Pétrarque se trouve probablement au moment
où il rédige l’éloge d’une solitude sans ombres et qui se révèle quand la
vraie patrie du poète est évoquée dans la perspective du départ définitif de
Vaucluse pour l’Italie en 1353. Comme une prophétie ex eventu sonnent
d’autre part les considérations du “Secret” sur la mort peut-être imminen-
te de Laure (elle est réellement morte en 1348), qui s’accompagnent d’ar-
guments exceptionnellement macabres dramatisant à dessein le thème du

gement à la seule invention de l’imprimerie, au lieu de comprendre la mentalité du culte du livre


(représentée par ex. par la devotio moderna, principal relais de distribution du De vita solitaria de Pé-
trarque) qui, à la fin du Moyen Âge, prépare la reproduction technique de l’écrit. Dans cette pers-
pective, cf. J.-D. MÜLLER, “Ich Ungenant und die leüt. Literarische Kommunikation zwischen münd-
licher Verständigung und anonymer Öffentlichkeit in Frühdrucken”, Der Ursprung von Literatur, loc.
cit., pp. 149-174.
59. Cf. SAVONA, loc. cit. (n. 30), pp. 72-80.
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les solitudes de pétrarque 637

memento mori, de pensées sur la putréfaction du corps et les affres de l’ago-


nie. Cela a été interprété comme des concessions à la sensibilité religieuse
du XIVe siècle60, comme s’il fallait excuser ces accès d’humeur médiévale.
Je préfère y voir l’indice d’une préoccupation toute personnelle causée par
les événements catastrophiques vécus dans les années 1348-135061. Ils sont
l’arrière-plan devant lequel les sages propos sur l’heureuse vie solitaire de
l’écrivain érudit ne manquent pas de produire un effet de contraste. Sans les
désavouer, ce fond noir leur ôte l’univocité irénique. Dans l’opinion com-
mune des pétrarquisants, l’auteur, en ne concluant pas la discussion entre
François et Augustin à la fin du Secret, montre que malgré ses doutes et an-
goisses temporaires, il n’est pas parvenu à une conversion de “l’humanisme”
en “christianisme médiéval”. Passant sur ces dernières catégories et sur leur
dichotomie quelque peu simpliste, j’aimerais seulement souligner que Pé-
trarque n’a pas besoin de se décider pour “le désir de Dieu” au dépens de
“l’amour des lettres”, pas plus d’ailleurs qu’un moine ordinaire du Moyen
Âge62. L’exigence de l’Augustin du Dialogue est plus subtile.
Son “docteur intérieur”, son Moi idéal, l’exhorte à un autre niveau: il in-
siste sur la dimension du temps et de la temporalité. Il demande que l’âge
physique soit en harmonie avec l’âge de l’âme, pour éviter la puérilité sé-
nile ou la sénilité puérile d’un garçon de “quatre-vingts ans” (pp. 156 sq.).
Ce bout de vie qui reste à l’homme mûr est la dernière chance pour deve-
nir philosophe au sens de la définition antique: “Philosopher c’est ap-
prendre à mourir” (p. 190). La devise implique avant tout la connaissance
de soi, l’auto-analyse, et “le souci de soi”, le sibi non aliis vivere (vivre pour
soi, non pour les autres), entendu au sens de l’autarcie spirituelle opposée
à l’aliénation, à la perte de soi dans le divertissement et l’activisme. Ces
pensées qui sont au centre, et du De vita solitaria, et du Secretum, exprimées
de façon affirmative dans l’un, de façon autocritique dans l’autre, ces pen-
sées s’inspirent surtout d’une œuvre de jeunesse de Saint Augustin, que
Pétrarque a assidument lue, le De vera religione. Cette œuvre est d’ailleurs
si profondément imprégnée de stoïcisme et de néoplatonisme, si dissem-
blable de l’enseignement chrétien du futur Père de l’Église, qu’on a long-
temps méconnu son influence comme source médiatrice entre Pétrarque et

60. DOTTI, loc. cit. (n. 16), p. 161.


61. Cf. RICO, Secretum meum, loc. cit. (n. 38).
62. J. LECLERCQ, L’amour des lettres et le désir de Dieu, Initiation aux auteurs monastiques du Moyen
Âge, Paris (Cerf) 1957.
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638 entre histoire et littérature

des philosophes comme Sénèque ou Cicéron63. Or, puisque la cura sui (le
souci de soi) concerne aussi les choix de l’écrivain et de l’érudit, le “Secret”
souligne un problème situé bien au-dessus de la simple opposition entre la
religion et les lettres. Augustin constate (p. 186): Teipsum derelinquere ma-
vis quam libellos tuos. “Tu préfères t’abandonner toi-même que d’abandon-
ner tes livres”. Selon le contexte, le reproche n’oppose pas le Moi aux
Lettres, ni à tous les livres, fussent-ils à lire ou à écrire, mais vise une acti-
vité littéraire précise qui empêche l’écrivain de se concentrer sur lui-
même. Le confesseur fait allusion à des distractions, des allotria, comme
l’historiographie, telle l’Africa, poème épique sur Scipion que Pétrarque
est en train d’achever et qui représente l’ambition majeure de ses précé-
dentes années. “Laisse l’Afrique aux Africains!” (p. 186). Son sermon
contre les futilités littéraires contient également un volet positif qui, par
contre, prône une lecture et une écriture utiles à la réflexion sur soi-même
et sur la fugacité du temps. À la fin du dialogue, après avoir remercié son
directeur de conscience, François prend une résolution qui montre qu’il l’a
compris (p. 194): “Je m’aiderai moi-même du mieux que je pourrai. Je re-
cueillerai les fragments épars de mon âme, et je veillerai sur moi”. Nous
savons ce que sont devenus ces “fragments épars de l’âme”. En 1350, an-
née critique de la peste noire, dans l’attente de sa propre mort et préparant
ses valises pour l’au-delà, Pétrarque commence à brûler un grand nombre
d’écrits personnels, puis se ravisant, il décide de les garder, de les retra-
vailler, d’en composer des recueils pour mieux s’orienter vers “une re-
cherche du temps perdu” avant la lettre (Familiares I 1,1-2). C’est avec ces
textes qu’il compose les Familiares, les Epystole et les Rerum vulgarium frag-
menta auxquels fait allusion la phrase du Secretum64. C’est ainsi qu’il suit le
conseil principal du père spirituel (p. 192): “Pourvu que tu ne t’aban-
donnes pas toi-même, tu auras gagné”.
Une dernière petite escarmouche termine le débat selon un procédé ha-
bituel de ce genre littéraire. Le ton final du dialogue est allégé par le re-

63. Cf. Cf. ENENKEL, loc. cit. (n. 3), pp. 502-506; K. FLASCH, Augustin, Einführung in sein Den-
ken, Stuttgart (Reclam)1980, pp. 99-126.
64. Selon M. SANTAGATA (I frammenti dell’anima. Storia e racconto nel “Canzoniere” del Petrarca, Bo-
logna 1992), le Canzoniere fait partie de ce projet d’une autobiographie idéale. ANTONELLI (loc. cit.
n. 14, pp. 385 sqq.) souligne que, dans Rerum vulgarium fragmenta, le thème de l’amour est essen-
tiellement sublimé par analogie à la “Vita nuova” de Dante après la date symbolique de la mort de
Laure, ce qui relativise l’objection prévisible que Pétrarque n’a, en fait, jamais abandonné les sujets
profanes de sa jeunesse.
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les solitudes de pétrarque 639

tour à la simple causerie. François demande un sursis: “J’ai hâte de retour-


ner à mes occupations pour en avoir plus vite terminé avec elles. Je sais
bien qu’il vaudrait mieux me vouer tout de suite à la seule chose nécessai-
re, l’étude de mon âme ... Mais je ne peux pas freiner mon désir”. Augus-
tin, sur un ton moqueusement résigné, lui concède ce répit, effet inévitable
de ce qu’il diagnostique comme une insuffisance de la volonté. François,
de son côté, le quitte en affirmant une dernière fois le sérieux de son in-
tention. Cette ambivalence finale, qui ne manque pas d’auto-ironie, évite
de tomber dans un récit de conversion pharisaïque. Pétrarque ne parle pas
de l’accomplissement, mais du début d’un changement existentiel. Il est
vrai que, pendant tout le dialogue, les deux partenaires ne s’accordent ja-
mais sur un point essentiel: sur le libre arbitre. Augustin croit fermement
à l’efficacité de la volonté seule pour atteindre le bien. L’auteur encore as-
sez stoïcien du De vera religione, qui défend ici ce point de vue quelque peu
pélagien, s’est plus tard complètement démenti sur ce point, pour devenir
l’éminent Docteur de la “seule Grâce”65. Il est impensable que Pétrarque
n’ait pas connu ce revirement radical du saint Augustin authentique, qui
avait évolué de la position de l’Augustin du dialogue à celle de François.
L’amène scepticisme de Pétrarque à l’égard de la force du libre arbitre,
outre qu’il exprime bien plus une expérience personnelle qu’une convic-
tion théologique, pourrait cacher une manière secrète de s’identifier avec
son modèle patristique, dont la vie et les idées avaient été une perpétuelle
remise en cause, et dont il admire justement une souplesse et une com-
plexité de vues opposée à l’exécrable apodicité et univocité scolastique.
Les trois œuvres analysées jusqu’ici dans l’ordre chronologique de leur
première rédaction ont sans doute beaucoup de points communs, ce qui n’a
rien d’étonnant, puisqu’entre 1347 et 1353 l’auteur les retravaille simul-
tanément. Elles laissent néanmoins voir une évolution du concept de soli-
tude qui s’approfondit et s’intériorise. Le premier livre du De vita solitaria
est dominé par une réaction négative, par la fuite loin de la réalité des
villes. Le second livre du même traité et le De otio religioso sont des monu-
ments d’exaltation admirative et hagiographique, en l’honneur des grands
modèles de solitude religieuse ou philosophique. Dans le Secretum, l’idéal
devient une provocation personnelle, un tua res agitur, qui tend à se réali-
ser activement. La solitude est donc d’abord définie comme l’opposé idyl-

65. Cf. K. FLASCH, Augustin, loc. cit. (n. 63), pp. 104-117 et Logik des Schreckens, Augustinus von
Hippo, Die Gnadenlehre von 397, Mainz (DVB) 1990.
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640 entre histoire et littérature

lique et élitiste de la cité, “officine de tous les malheurs”, et des occupa-


tions inutiles du grand nombre, de “la foule”. Elle est ensuite le lieu bien-
heureux des plus grands exploits des “âmes saintes”, qui ne dépassent pas
seulement la foule, mais également l’intellectuel Pétrarque lui-même et
ses semblables. Elle se transforme enfin en “solitude intérieure”, impératif
proposé à l’âme qui doit se dominer elle-même. Cette solitude s’élève au-
dessus du locus amoenus, paysage idyllique du promeneur solitaire, mais res-
te en-dessous de la solitude mystique, condition de la rencontre de l’âme
avec Dieu, solus cum solo66. Il est plus révélateur de noter les divergences
que les convergences de ces trois œuvres. On est surtout frappé par l’accent
dramatique et personnel de la troisième, qui porte comme second titre
“Du secret conflit de mes soucis”. Si l’explication biographique suffisait,
on pourrait expliquer cette expressivité par une angoisse temporaire cau-
sée par l’expérience de la mort et de la peste. Mais au lieu de marquer les
rapports réels entre cette catastrophe et le Secretum, Pétrarque préfère le
placer chronologiquement au début de la production littéraire de cette pé-
riode, parce que selon toute évidence, il veut en faire le commencement et
le point d’orientation future de sa vita nuova et peut-être même présenter
un jour à ses lecteurs cette version symbolique des faits. Qu’en est-il de sa
sincérité et de sa conscience d’être exemplaire? Ce sont là des questions
psychologiques auxquelles l’historien a peu de chance de trouver une ré-
ponse. Terminons donc notre analyse textuelle sur ce non-lieu.
Comment situer le culte que Pétrarque voue à la solitude dans l’histoi-
re intellectuelle et sociale du XIVe siècle? Dans la tradition chrétienne la
solitude est une condition de la “vie contemplative”, donc monastique.
Comme telle, elle a sa place dans les discussions sur l’interdépendance et
la hiérarchie des deux formes de vie, celle de l’“action” et celle de la
“contemplation”. La prééminence de la vie contemplative n’est guère
contestée, en théorie du moins, avant la fin du Moyen Âge67. Cette supré-
matie n’empêche pas, bien sûr, les conflits d’interprétation à propos de la
valeur de la vie active et même de sa priorité sur une autre hiérarchie, cel-
le des ministères de l’Église. Elle est depuis longtemps une pomme de dis-
corde entre les moines et les évêques. Dans la tradition évangélique, Ma-
rie, symbole de la vie contemplative, a choisi “la meilleure part”, tandis
que sa sœur Marthe, ménagère active, a au moins trouvé “la bonne part”.

66. Cf. Cf. ENENKEL, loc. cit. (n. 3), pp. 442-463.
67. Cf. ibid., pp. 362-365, 595-599.
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les solitudes de pétrarque 641

Aujourd’hui, grâce aux recherches entreprises ces dernières années à la sui-


te de l’article pionnier de Jacques le Goff sur le “temps du travail” au XIVe
siècle68, nous savons mieux qu’à partir du XIIIe siècle, les villes, dominées
par le commerce et l’artisanat, sont la scène de transformations idéolo-
giques et mentales décisives, propagées par les frères mendiants eux-
mêmes, qui, cherchant à convertir le peuple, le grand nombre, la foule ur-
baine, deviennent ainsi paradoxalement des moines actifs. En tant que pré-
dicateurs, ils prétendent être les ouvriers les plus utiles dans la vigne du
Seigneur. Rappelons ici que les concepts et les valeurs qui nous intéressent
en sont profondément affectés et même renversés. Marthe est réhabilitée au
dépens de Marie. Les prédications destinées au peuple passent du second
au premier rang, parce qu’elles prétendent imiter celles de Jésus, dont on
commençe à estimer mieux l’activité publique que la prière solitaire sur les
montagnes. Une nouvelle théologie du travail s’établit, qui valorise toutes
les activités professionelles, jusqu’au travail manuel, faisant de l’oisiveté un
péché capital69. Sans entrer dans les détails, j’aimerais ajouter une seule re-
marque générale à propos de cette réalité, aujourd’hui mieux connue. La
discussion sur la hiérarchie des deux modes de vie s’est toujours organisée
au niveau des institutions, des ordres, des corporations et autres formations
sociales. Ce n’est pas un sujet à débattre entre individus, mais entre repré-
sentants de différents groupes. Même l’ermite et la recluse appartiennent
à des institutions officiellement reconnues comme telles.
Pétrarque réagit contre ce courant “travailliste”, moderne alors. Idéolo-
giquement, il recourt aux positions conservatrices de la spiritualité mo-
nastique, en valeur avant l’émergence des villes; sociologiquement, il
s’écarte délibérément de toute appartenance à un groupe existant pour pré-
parer la future modernité de l’individu indépendant. Il est curieux de l’ob-
server éviter le sens institutionnel de la double notion actio/contemplatio. En
suivant les modèles de l’histoire ecclésiastique qu’il recueille en grand
nombre dans son De vita solitaria, on constate rapidement qu’il s’agit des

68. “Le temps du travail dans la ‘crise’ du XIVe siècle: du temps médiéval au temps moderne”,
Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident, Paris (NRF) 1977, pp. 66-79; cf. aussi
ibid., pp. 162-180.
69. Cf. Le GOFF, loc. cit. (n. 68); K. SCHREINER, “Diversitas temporum. Zeiterfahrung und Epo-
chengliederung im späten Mittelalter “, Poetik und Hermeneutik vol. IX: Epochenschwelle und Epochen-
bewußtsein, éd. R. HERZOG - R. KOSELLECK, München (Fink) 1987, pp. 381-428; B. VICKERS (éd.),
Arbeit, Musse, Meditation. Betrachtungen zur Vita activa und Vita contemplativa, Zürich 1985; G. HA-
SENOHR - J. LONGÈRE (éd.), Culture et travail intellectuel dans l’Occident médiéval, Paris (CNRS) 1981.
17-les solitudes 9-09-2005 10:39 Pagina 642

642 entre histoire et littérature

saints traditionnellement cités dans les éloges de la vie contemplative. Il


est significatif que, même le titre de son ouvrage sur la solitude des moines
contourne le mot contemplatio et le remplace par otium, oisiveté, mot qui
chez lui a quelque saveur antique, sans pour autant rendre le sens social des
Romains. Il évite autant le mot que l’idée de l’actio comme contrepartie
positive de la contemplation, bien qu’il ait suffisamment d’occasions de re-
venir sur cette interdépendance. En effet, parmi les ermites et les moines
qu’il exalte dans sa collection d’exempla, peu ont vécu seuls leur vie durant.
Avant ou après leur retraite dans la solitude, la plupart sont des missio-
naires, des princes de l’Église, des prédicateurs ou des professeurs. Dans la
tradition hagiographique, leur période de vie active n’est pas exempte de
mérites qui rehaussent même ceux de leur vie contemplative. Pétrarque,
cependant, veut seulement démontrer qu’ils se sont démis de leurs charges
ou les ont acceptées à contrecoeur, par nécessité sociale. Jésus lui-même est
pour lui l’anti-modèle du prédicateur: s’il était resté seul sur les mon-
tagnes, le peuple ne l’aurait pas crucifié (II 10).
Prenons un exemple moins sophistique, celui du pape Célestin V (II 7,
pp. 474 sqq.). Ce bénédictin octogénaire, Pierre de Morrone, devenu er-
mite sur une montagne près de L’Aquila en 1294, fut poussé par les fran-
ciscains et par Charles II d’Anjou, qui s’opposaient aux desseins des cardi-
naux rivaux Colonna et Orsini, à monter sur le trône papal, ce qu’il ne fit
qu’après une longe résistance. Cinq mois plus tard, il abdiqua pour in-
compétence administrative. Par la suite Boniface VIII, qui lui avait
conseillé cette démission afin de lui succéder, le mit en prison où il mou-
rut misérablement deux ans plus tard. Pour Pétrarque, cette histoire tirée
de la chronique scandaleuse de la ville des villes, démontre une fois de plus
le bonheur des ermites et le malheur des fonctions sociales, cela d’autant
plus que Dante, que, dans le fond de son cœur, il n’aime pas trop et qu’il
critique plusieurs fois de façon détournée, situe Célestin, dont il est
contemporain, parmi les lâches du troisième cercle de l’Enfer, pour avoir
“refusé une grande mission”. Trois générations après Dante, au moment où
Pétrarque écrit cette méditation, ce pape malgré lui est déjà canonisé et
entré dans la légende populaire du “pape angélique”, du saint de la pau-
vreté. Pétrarque le loue d’abord globalement comme ermite souveraine-
ment élevé au-dessus de la pagaille humaine et triomphant des pires coups
de Fortune. Il le compare ensuite aux apôtres, qui ont quitté toutes activi-
tés lucratives pour suivre Jésus dans sa pauvreté (p. 476). Après cette poin-
te évangélique dirigée contre la papauté ambitieuse d’Avignon, il en insè-
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les solitudes de pétrarque 643

re une autre, assez amère, peut-être, contre Dante, son rival secret (pp. 478
sq.): “Ceux qui l’ont vu, se moquent de lui [Célestin]. À nous par contre,
qu’il nous soit permis de l’admirer comme un des plus grands humains et
de plaindre notre malheur de ne l’avoir pas vu de nos propres yeux”. Pé-
trarque place l’Église officielle et ses hiérarchies sur le même plan que “ce
monde” qu’il faut absolument fuir pour suivre le Christ. Il n’y a guère de
meilleure explication à son incapacité à valoriser cette vita activa, traditio-
nellement conçue comme travail au service de l’Église. Pour Pétrarque,
l’ancienne comparaison entre la bonne action et la contemplation meilleu-
re n’a plus de sens. Il la remplace par du noir et blanc. La seule valeur po-
sitive s’appelle solitudo ou otium; le concept opposé est radicalement péjo-
ratif, ce n’est ni l’actio ni le negotium, c’est l’occupatio, l’affairisme, la course
absurde au gains, aux honneurs, au pouvoir.
La réserve que Pétrarque montre à l’égard de la distinction traditionelle
entre contemplation et action s’explique parfaitement par son attitude fon-
damentalement individualiste. Il ne s’identifie à aucune institution, classe
ou groupe. S’il en avait été autrement, ce clerc et chanoine aurait dû dé-
fendre la position inverse, celle de la vie active. Mais, comme autodidacte
et “outsider”, il parle consciemment et en son propre nom de son expérien-
ce singulière, tout en prétendant rendre service aux autres comme exemple
à comparer et non pas comme modèle à suivre. Il se perçoit avant tout com-
me un intellectuel extra-professionnel, écarté des cadres de l’activité intel-
lectuelle et surtout de celui des écoles. Un de ses exempla historiques est
éclairant à cet égard. En s’appuyant sur l’Historia calamitatum70, dont il est,
en son temps, un des rares lecteurs, il raconte comment Pierre Abélard, en
1121-1922, choisit la solitude près de Troyes. Pétrarque ne voit pas ou ne
veut pas voir le sens manifeste que sa source donne à cet épisode. Le grand
maître s’y peint lui-même comme traversant un tournant de sa vie. Dans
son ambition de conquérir Paris, nouvelle Athènes dont dépend la gloire
intellectuelle, le maître subit un double échec, la castration et la condam-
nation par le concile de Soissons. Profondément humilié, rempli de honte
et de désespoir, il se cache dans ce lieu sauvage près de Troyes, qu’il bapti-
se plus tard “Paraclet”. Mais, à peine installé dans sa solitude imposée, de
nombreux étudiants viennent l’y rejoindre. Faisant de nécessité vertu, il
fonde avec eux une petite communauté dans laquelle il continue son ensei-
gnement. Le texte veut montrer qu’en dépit de sa déconfiture apparente, le

70. Ed. J. MONFRIN, Paris (Vrin) 1967, l. 1038 sqq.


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644 entre histoire et littérature

grand maître, comme par miracle, réussit à regagner l’estime du monde et


à reprendre le chemin de sa mission, qui le ramènera plus tard aux écoles
de Paris71. Depuis le livre de J. le Goff sur les intellectuels au Moyen Âge72,
on a souvent dit que cet épisode est un paradigme qui annonce la nouvelle
profession urbaine de professeur vivant de son travail intellectuel, dans les
écoles cléricales d’abord, puis dans les universités.
Pétrarque en donne une interprétation contraire. Dans le manuscrit de
l’Historia calamitatum qu’il possède, il note en marge le mot solitudo; c’est
apparemment le seul aspect qui l’intéresse. Puis, dans le De vita solitaria (II
12, p. 528) il raconte l’histoire à sa façon. Abélard y est l’exemple d’un
homme destiné à la solitude qui n’a pas réussi à accomplir son vœu de res-
ter longtemps seul, parce que deux forces ennemies lui ont enlevé son bon-
heur: invidia et fama, la jalousie de ses rivaux, et sa propre renommée. La
différence entre l’intellectuel du XIIe siècle et celui du XIVe est tangible:
Abélard s’oriente vers la ville, souffre de son exclusion et lutte pour être ré-
intégré et reconnu dans son métier d’intellectuel urbain. Pétrarque rejette
toute appartenance à un groupe, qu’il soit professionnel ou ecclésiastique,
et cherche son salut en lui-même et auprès d’une élite intellectuelle culti-
vant l’amitié hors de toute institution73.
Ce besoin de faire appel à la subjectivité, de se créer un asile d’autono-
mie relative ne mène pourtant pas au triomphalisme. D’un point de vue
philosophique, il aboutit au scepticisme intellectuel, au refus des préten-
tions scientistes des maîtres scolastiques; il conduit à l’option socratique
ou morale de se limiter à un savoir utile pour la vie. D’un point de vue re-
ligieux, cette attitude correspond à un penchant de plus en plus répandu
au XIVe siècle, qui privilégie la piété privée, la morale de l’intention, l’exa-
men de conscience scrupuleux et la retraite spirituelle dans de petits
cercles. “Solitude” sonne comme le mot de passe de ces milieux désireux
d’accomplir une vie chrétienne authentique en dehors d’une Église qui
confond religion et pouvoir et ne suffit plus à freiner ce que J. Chiffoleau
appelle “atomisation” et “orphelinisation” d’une société déracinée74. Au

71. Cf. M. MCLAUGHLIN, “Abelard as Autobiographer”, 2


Speculum 42,1967, pp. 463-488.
72. Les intellectuels au Moyen Âge (1957), Paris (Seuil) 1985.
73. Cf. F. BRUNI, “Historia calamitatum, Secretum, Corbaccio: tre posizioni su luxuria (-amor) e su-
perbia (-gloria)”, Boccaccio in Europe, éd. G. Tournoy, Louvain 1977, pp. 23-52; M. GUGLIELMINETTI,
Petrarca fra Abelardo ed Eloisa, Bari 1969, pp. 11-45.
74. Cf. J. CHIFFOLEAU, “Ce qui fait changer la mort dans la région d’Avignon à la fin du Moyen
Âge”, Death in the Middle Ages, Louvain 1983, pp. 117-133.
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les solitudes de pétrarque 645

XIIIe siècle, la papauté s’appuie encore sur le mouvement de la réforme


pastorale lancé par les frères mendiants. Les effets profondément para-
doxaux et inattendus que cette évangélisation extensive produit un siècle
plus tard, grâce à l’instauration de la confession privée obligatoire dès
1225, sont connus. Le sens de l’introspection et de l’auto-anaylse s’aiguise
généralement, la cura sui, le souci de soi (dans un sens différent de celui de
Foucault), l’inquiétude de perdre le salut éternel devient une hantise col-
lective. L’invention du Purgatoire, qui aurait dû alléger l’épouvante de
l’Enfer, ne manque pas de susciter des angoisses plus subtiles. Ce qui est
particulièrement important, c’est que si l’intensification du sentiment re-
ligieux permet de mieux voir et critiquer l’Église, les scrupules et la peur
individuelle de l’au-delà empêchent toute révolte et tout changement. Le
résultat est une fuite individualiste, une débandade résignée vers quelques
lieux sûrs. Dans cette crise des institutions et de la connexion sociale, Pé-
trarque a sans doute trouvé un cri de ralliement. Grâce à sa lecture des
“Confessions”, il ose se présenter lui-même comme le symbole de l’hom-
me de son temps déchiré, isolé et angoissé, qui pourtant sait faire de né-
cessité vertu en cherchant à réaliser l’idéal, pour ne pas dire l’utopie, de la
“vie solitaire”. Le succès de son De vita solitaria prouve qu’il est considéré
comme un maître penseur par un groupe particulier de lecteurs sensibles à
ces problèmes. Au XVe siècle, son livre sur la solitude devient la lecture
préférée des communautés laïques de la devotio moderna75, qui cultivent
l’intériorisation et l’accomplissement personnel de l’évangile, la prière pri-
vée, la simplicité de l’âme et le souci du salut individuel. Ces communau-
tés représentent une réponse pré-protestante et même pré-piétiste à la cri-
se de l’Église. Contrairement aux thèses de Burckhardt, on a souvent fait
remonter l’individualisme moderne à ces racines pessimistes et quié-
tistes76, dont on oublie qu’elles descendent jusqu’au soi-disant préhuma-
nisme italien du XIVe siècle. Bien avant Érasme, l’alliance entre l’huma-
nisme et les pensées individualistes de devotio moderna est préparée par Pé-
trarque.
Le Secretum aussi, bien qu’il ne soit devenu célèbre que plus tard, est, si-
non le modèle, du moins l’expression de ce courant que J. Delumeau résu-
me par le seul titre de son livre “La peur en Occident du XIVe au XVIIIe

75. Cf. STAUBACH, loc. cit. (n. 11); K. A. E. ENENKEL, “Der andere Petrarca: Francesco Petrarcas
De vita solitaria und die Devotio moderna”, in: Quaerendo 17, 1987, pp. 137-147.
76. Cf. E. GARIN, Medioevo e Rinascimento, Bari 1954, pp. 75-90; R. STADELMANN, Vom Geist des
ausgehenden Mittelalters (1929), Stuttgart 1966, pp. 74-82; SCHREINER, loc. cit. (n. 69).
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646 entre histoire et littérature

siècle”77. Si l’on aborde l’auto-exhortation de Pétrarque sur son arrière-plan


de confessions autobiographiques du XIIe siècle, on est surtout frappé par
l’importance démesurée que prend chez lui la dimension du Temps. Le
temps est chez lui un bien extrêmement précieux, un capital à bien garder
et faire fructifier. Du plus profond de son être, il justifie le besoin de soli-
tude par le souci de bien employer son temps à des fins littéraires et reli-
gieuses, à la mémoire et à la réflection sur la vie, à la méditation sur la
mort. L’occupatio, l’activité affairée, est maudite, surtout parce qu’elle repré-
sente un gaspillage de temps. De la satire de Jean de Salisbury “sur les fu-
tilités des hommes de cour” jusqu’à la condamnation du “divertissement”
par Pascal, toutes sortes de “foires aux vanités”, curiales, urbaines et autres,
sont expliquées par l’incapacité du commun des humains à s’isoler pour se
concentrer sur des objets dignes d’attention. La spécificité de Pétrarque,
dans ce concert d’invectives contre les distractions, réside dans la véhémen-
ce avec laquelle il confronte l’insouciance des gens “occupés” à l’écoulement
du temps, dans la dramatisation de la peur de perdre et de laisser échapper
les meilleurs moments de la vie avant d’avoir accompli l’essentiel78.
Pour lui, l’essentiel n’est pas simplement la spiritualité chrétienne, la
prière comme louange de Dieu, c’est avant tout l’examen de conscience et
l’accomplissement de soi-même face à la mort. C’est une sorte d’investis-
sement dans le salut de l’âme. Car seul l’homme solitaire trouve assez de
loisir pour s’examiner scrupuleusement, pour se demander chaque jour si
l’ouvrier qu’il doit être dans la vigne du Seigneur a assez travaillé pour fai-
re fructifier les talents qui lui ont été octroyés et dont il devra rendre
compte. Les misérables affairés des villes peuvent en revanche être surpris
par une mort subite au milieu de leur activisme absurde sans avoir eu la
chance de se repentir, sans avoir eu le temps de s’analyser minutieusement.
En ce sens, l’oisiveté signifie donc tout autre chose que la douce fainéanti-
se, pour ne pas parler du loisir du consommateur moderne. L’otium de Pé-
trarque est paradoxalement défini comme travail, mais exclusivement
comme travail intellectuel et spirituel, utile à lui-même et au monde. Il le
dit clairement à la fin du De vita solitaria (II 14, pp. 554 sq.): “Je veux une
solitude non solitaire, solitudinem non solam, une oisiveté non inerte ni in-

77. Paris (Fayard) 1978.


78. Cf. G. FICARA, “Introduzione” à l’éd. du De vita solitaria par M. NOCE, loc. cit. (n. 3), pp.
XXII sq.; M. GRONEMEYER, Das Leben als letzte Gelegenheit, Sicherheitsbedürfnisse und Zeitknappheit,
Darmstadt (Wiss. Buchgesellschaft) 1994.
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les solitudes de pétrarque 647

utile, otium non iners nec inutile, mais qui par la solitude profite à beaucoup
d’hommes, qui e solitudine prosit multis”. À la fin du Secretum, Augustin de-
mande à François comment il se comporterait s’il savait qu’il n’a plus
qu’une seule année à vivre, une année assurée (p. 176): “Quel usage en fe-
rais tu?” Celui-ci répond: “J’en serais très parcimonieux, très ménager, et
ne la passerais qu’à des occupations sérieuses”. En dépit de son mépris pour
la comptabilité mercantile du temps, Pétrarque participe, sémantique-
ment au moins, au changement de valeurs d’un siècle qui remplace “le
temps de l’Église par celui du marchand”, le rythme solaire de la cam-
pagne par l’horloge de la ville79. D’une manière subtile, le solitaire oisif est
devenu un homo faber bourgeois, comptable de son temps. La solitude de
Pétrarque est l’expression d’un “souci de soi” profondément avare du
temps.
On pourrait se demander si les idées de Pétrarque sur la solitude sont
médiévales ou modernes, mais il vaut mieux déplacer la question. Si l’on
demandait à Pétrarque où il se situe dans le cours de l’histoire, il répon-
drait peut-être: “dans la solitude qui est en-dehors et au-dessus du temps”.
Il est en effet prophète sans le savoir, anticipant les temps modernes dans
la mesure même où il rejette la modernité de son époque80. Il recherche la
vérité dans le recueillement, dans son temps propre, celui de sa vie, et non
de la société, des modes et des tendances de ses contemporains.

79. Cf. J. Le GOFF, “Au Moyen Âge: Temps de l’Église et temps du marchand”, Pour un autre
Moyen Âge, loc. cit. (n. 68), pp. 66-79; A. J. GOUREVITCH, “Le marchand”, L’homme médiéval, éd. J.
LE GOFF, Paris, Seuil 1989, pp. 267-314; Ph. BRAUNSTEIN, “Approches de l’intimité, XIVe-XVe s.”,
Historie de la vie privée, 2, éd. Ph. ARIÈS ET G. DUBY, Paris, Seuil 1985, pp. 605-619.
80. Je viens de faire une réflexion semblable à propos d’un érudit du XXe s., dans: “Wolfram von
den Steinen, ein Historiker des Überhistorischen”, Mittellateinisches Jahrbuch 28. 1, 1994, pp. 1-14.
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LES ÉTUDES MÉDIÉVALES: HIER ET AUJOURD’HUI


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18. MURATORI ET LES ORIGINES DU MÉDIÉVISME ITALIEN*

Ludovico Antonio Muratori (1672-1750) passe pour le fondateur des


études médiévales en Italie, réputation justifiée, si l’on considère l’ampleur
de ses publications. Parmi les 93 ouvrages parus sous son nom et les
quelques 28 000 lettres de sa correspondance avec la “République des
Lettres” européenne1, ce sont surtout les 27 volumes in-folio de ses Rerum
Italicarum Scriptores2 et les 6 volumes de ses Antiquitates Italicae medii aevi3
qui ont fondé sa gloire de médiéviste. Il y avait effectivement avant lui des
érudits italiens qui s’étaient penchés sur le Moyen Âge, essentiellement
des historiens d’église tels que Baronius et le Père Bacchini dont il fut
l’élève, et qui avaient attiré son attention sur les méthodes rigoureuses des
Mauristes et des Bollandistes4. Mais Muratori, laïcisant le travail philolo-
gique de ces derniers, est le premier à entreprendre sur le Moyen Âge un
travail de grande envergure qui englobe l’histoire ecclésiastique et profa-
ne, l’histoire sociale, économique, culturelle, voire ethnologique, littéraire
et linguistique du “peuple italien”5.
On pourrait supposer que son extraordinaire productivité de médiévis-
te, “surhumaine”, “titanique” et “prométhéenne”6, a pour origine un grand

* Version remaniée de l’article paru dans Romania 114 (1996), pp. 203-224, qui reprend la
conférence prononcée lors du colloque organisé par A. BOUREAU et H. BLOCH sur Gaston Paris et
les débuts du médiévisme (Cerisy la Salle, 23 au 30 juillet 1994). L’abondance des références pos-
sibles à l’œuvre de Muratori, ainsi qu’à l’immense littérature de recherche dont elle a été l’objet au
cours des dernières décennies, m’oblige à simplifier les notes de cette contribution de synthèse, en
renvoyant aux études les plus importantes par les abbréviations de la bibliographie finale.
1. Dont plus de 6000 de sa main; éd. M. CAMPORESI, Epistolario di L. A. Muratori, Modena
1898-1922 (= Epistolario).
2. Edition de Milan 1723-1751; nouvelle édition augmentée: Città di Castello 1900-1935 (=
RIS); cf. BERTELLI, pp. 259-361; FASOLI; MOR.
3. Milano 1738-1743 (= Antiquitates); version italienne: Dissertazioni sopra le Antichità italiane,
Napoli 1783 (= Antichità); cf. BERTELLI, pp. 362-419.
4. Cf. NEVEU; RAIMONDI; ANDREOLI (1972), pp. 81-105 (sur Bacchini)
5. Cf. MORGHEN, pp. 292-295; NEVEU, pp. 265 sq., 295; COLLOTTI, pp. 400-404; DUPRONT,
pp. 47-50, 136 sq.
6. Par ex. par TELLENBACH, p. 320; DUPRONT, pp. 3, 52.
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enthousiasme pour cette époque. Or, pour simplifier un peu, Muratori


n’aime pas le Moyen Âge. Même s’il peut l’excuser ou le plaindre, c’est,
pour lui comme pour la plupart de ses contemporains, le temps des té-
nèbres, de la barbarie et de l’ignorance, avec parfois quelques lumières et
vertus. J’aimerais m’occuper ici de ce paradoxe apparent: comment et
pourquoi le médiévisme italien naît-il, non pas d’une nostalgie pour un
passé glorieux, mais plutôt d’une aversion surmontée envers les structures
dominantes d’une époque “grossière “, d’un “âge de fer”?7 Ce n’est pas un
problème propre au XVIIIe siècle, exprimant les partis-pris du temps des
pré-Lumières et du post-humanisme. Aujourd’hui encore, ainsi que
Jacques Heers le montre dans son livre “Le Moyen Âge, une imposture”8,
nous sommes toujours plus ou moins dans le sillon de cette ancienne
contradiction entre deux Moyen Âges: celui qui intéresse l’érudition, et ce-
lui de l’opinion courante, qui est, de par son nom seul, une insulte.
Il faut tout d’abord noter que Muratori n’emploit que très rarement le
terme de “Moyen Âge”. Dupré Theseider a montré qu’il ne s’en sert
qu’après 1717, quand son correspondant Leibniz lui suggéra la périodisa-
tion tripartite établie en Allemagne par Cellarius. Bien qu’il se soit servi de
ce terme dans le titre de ses Antiquitates, il continue à préférer des expres-
sions comme “temps barbares, obscurs, grossiers” à medium aevum, qu’il uti-
lise plutôt comme une formule convenue: “le soi-disant Moyen Âge”, medii
ut aiunt aevi. La raison profonde de cette réserve tient à sa conception même
de l’histoire. Convaincu de sa mission de “décrire toute la face de l’Italie”9,
de suivre l’unité culturelle et linguistique de son pays et sa continuité à tra-
vers les siècles, il refuse toutes les frontières de périodisation limitative, que
ce soit celle entre la République et l’Empire romain, entre la Rome païen-
ne et chrétienne, celle de la chute de l’Empire et de l’invasion des Ger-
mains, ou encore celle des renatae litterae prônée par les humanistes. Il ne re-
connaît ni sauts ni ruptures dans l’histoire, qu’il considère comme un flux
continuel depuis ses origines, un bloc massif, qu’il appelle sans distinctions
et dans le sens le plus large “les antiquités”. Par instinct, il refuse le préju-

7. Voir surtout la pénétrante analyse de DUPRÉ THESEIDER; cf. GIARRIZZO, pp. 1-42; BERTEL-
LI, pp. 370-395; ANDREOLI (1972), p. 11, voit en Muratori, érudit et chercheur, un médiéviste
éminent, par contre: “come educatore e vagheggiatore di umane idealità è un <antimedievalista>
...”. – Pour l’époque cf. VOSS, pp. 180-246; NOYER-WEIDNER, pp. 34-96; VENTURI (1969), pp.
137-185.
8. Paris (Perrin) 1992; cf. MOOS, passim.
9. Voir note 16.
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muratori et les origines du médiévisme italien 653

gé humaniste qui réduit mille ans de passé national à une transition négli-
geable entre deux “âges d’or”. Il ne connaît qu’une seule Italie10.
S’il isole l’époque comprise entre le VIe et le XVIe siècle, c’est pour des
raisons purement techniques: d’une part, l’antiquité romaine est déjà assez
explorée, connue à satiété, d’autre part, les deux derniers siècles fournissent
une documentation trop abondante pour qu’un seul érudit puisse la maî-
triser11. Ce que nous appelons le Moyen Âge était alors encore une terra in-
cognita, explorable grâce à la modicité des sources manuscrites. Muratori ne
l’exalte pas comme une entitée distincte de l’Antiquité classique et des
temps modernes; il le décrit comme une période de malheur que le peuple
italien a traverséa avant d’arriver à des temps meilleurs, période qui méri-
te notre respect ou plutôt notre compassion. Dans sa célèbre préface aux
RIS, il fait des études sur le Moyen Âge la curieuse apologie que voici12:

Il y a des gens qui n’admirent que les écrivains du temps de la floraison des an-
ciens Grecs et Romains ... Les siècles postérieurs à la chute de l’Empire romain ne

10. DUPRÉ THESEIDER, passim; cf. aussi DUPRONT, pp. 150-152; RAIMONDI I, pp. 462-470;
MOOS, pp. 34-36.
11. DUPRÉ THESEIDER, pp. 423, 432 à propos de la préface aux Antiquitates.
12. Je cite l’édition Ricciardi La letteratura italiana, storia e testi, vol 44. 1: Dal Muratori al Ce-
sarotti, Opere di Ludovico Antonio Muratori, éd. G. FALCO - F. FORTI, Milano-Napoli 1964 (= Opere),
pp. 486-525, 490-492: Sunt enim, quibus ii tantum scriptores in admiratione ac pretio habentur, qui dum
res graeca et romana stetit, floruere ... Subsequuta vero secula, ex quo nempe romanum declinavit imperium, eo-
rum oculis nil nisi barbariem, horrorem, ac vitia sive in literis, sive in moribus spirant. Hinc in historiam,
scriptoresque inferioris aevi praeceps contemtus, ne dicam nausea, et aversus animus ad attingendam, nedum elu-
cidandam infelicium illorum seculorum eruditionem. Et ne quid dissimulem, olim et ego adolescens in ea eram
sententia, quam tamen subinde exui, atque ab ea recessurum puto, quicumque rem serio et acute mentis adhibi-
ta secum tacite versaverit. Nam aut nimium superbientis, aut delicati, dicam etiam ingrati animi est, Italiam
tantummodo victricem et triumphantem velle nosse, victam vero atque ab exteris nationibus subactam aversari.
Eadem est in utroque rerum statu mater nostra, atque illius non minus felicem, quam adversam fortunam co-
gnoscere ad filios potissimum spectat ... Nam quod ab anno quingentesimo occurrat nimis afflicta, et lacerata
Italiae facies atque fortuna, et vitia innumera, et bella perpetua, intestinaeque factiones, ingentium malorum
origo ac fomentum, in oculos incurrant, et praeter haec ignorantia late regnans, et non laicorum solum, sed et
clericorum deformati mores: tanti non sunt haec, ut ab eorum temporum historia avertere mentem nostram pos-
sint, aut debeant. Etenim ea cognoscere, pars non est exigua eruditionis ... Quid? ... ipsorumque monstrorum,
dummodo nocere non possint, aspectus, delectationem secum adferre semper solet. Certe ea ipsa secula, licet fer-
rea, iustam legentium curiositatem mirifice pascunt. ... Postremo, ut alia omittam, legenti rudium ac infeli-
cium seculorum historiam, praestantissimus ille fructus obveniet, nempe comparatione instituta sentire nos pos-
se, et manu, ut ita dicam, tangere, quam felicia sint tempora nostra prae illis ... Nemo dona haec, Dei optimi
maximi benignitate aevo nostro collata, tam bene novit, ac sentit, quam qui diligenter scrutatur, perspectamque
habet calamitatum seriem, quae retroactis seculis ... Italiam ab honoris ac felicitatis culmine in ima deiecerunt.
Les mêmes idées se retrouvent dans la préface aux Antiquitates (Opere, pp. 585-603) et, plus ample-
ment développées, dans la lettre autobiographique adressée au comte Prorcía, Opere, pp. 26-36. (ici
p. 27). L’argument essentiel concernant la comparaison entre passé et présent y est teinté d’une
nuance esthétique: “Anche quel barbaro, anche quel orrido ... ha il suo bello e il suo dilettevole, sic-
come l’ha nelle tragedie e nelle pitture, perche infine quel brutto può solo istruire ed erudire e non
può piu nuocere, oltre di che la verità per se stessa è sempre un gran bello ...”.
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654 entre histoire et littérature

respirent à leurs yeux que la barbarie, l’horreur, les vices, que ce soit dans les lettres
ou dans les mœurs. De là le dédain, pour ne pas dire le dégoût, pour l’histoire et les
écrivains de cet âge inférieur, la répugnance à poursuivre, pour ne pas dire approfon-
dir, la connaissance de ces siècles malheureux. Pour être sincère, j’ai moi-même par-
tagé cette opinion quand j’étais jeune. Je l’ai pourtant bien vite abandonnée, ainsi je
crois, que le ferait quiconque s’étant sérieusement penché sur ce point. Car, c’est la
marque d’une âme trop orgueilleuse et délicate, je dirais même trop ingrate, de ne
vouloir connaître que l’Italie victorieuse et triomphante, et de détourner ses yeux de
l’Italie vaincue et assujettie à d’autres nations. Elle reste notre mère, dans un cas com-
me dans l’autre, et il incombe à ses fils de connaître autant son malheur que son bon-
heur ... En effet, si, après l’an 500, la physionomie et le sort de l’Italie apparaissent
trop affligés et déchirés, si d’innombrables vices, des guerres perpétuelles, des dis-
cordes intérieures sautent aux yeux, si, en outre, l’ignorance est largement répandue,
les mœurs, non seulement des laïques mais, qui plus est, des clercs, sont corrompue,
tout cela ne peut ni ne doit suffire à détourner notre esprit de l’histoire de ces temps.
Cette connaissance est une part non négligeable de l’érudition. ... Quoi donc? La vue
des monstres, quand ils ne peuvent plus nuire, comporte toujours un certain plaisir.
Ces siècles, fussent-ils de fer, nourrissent merveilleusement la curiosité des lecteurs ...
Enfin, pour être bref, celui qui lit l’histoire des siècles malheureux et grossiers ga-
gnera l’avantage extrêmement précieux de pouvoir sentir et pour ainsi dire toucher
de sa main à quel point, en comparaison, notre temps est heureux ... Personne mieux
que celui qui a soigneusement scruté et recherché la chaîne des calamités qui au cours
des siècles antérieurs (...) ont jeté l’Italie de l’apogée de l’honneur et du bonheur dans
le gouffre de la misère, ne connaît ni n’apprécie les dons que l’immense bonté de Dieu
a accordé à notre âge.

Cette citation, à laquelle on pourrait en ajouter des douzaines d’autres,


résume bien les trois raisons essentielles des études médiévales de Murato-
ri: le patriotisme d’un Italien qui a cessé de croire à la “renaissance” par la
seule identification aux glorieux Anciens, l’amour de l’érudition histo-
rique, ou plutôt la curiosité d’explorer des régions négligées par d’autres
chercheurs, et, surtout, le besoin de valoriser le présent en l’opposant à un
passé déplorable, de lui attribuer un sens positif capable d’animer la pour-
suite des réformes et progrès en cours.
Muratori est sans doute un précurseur du “risorgimento”. Il souffre de
la décadence de l’Italie, toujours perçue comme la glorieuse Rome ancien-
ne tombée dans les vicissitudes des dominations étrangères, dont celles des
Goths et des Lombards, qui, vite civilisés par le contact avec les Romains,
sont pour lui parmi les plus supportables13. Il fait tout pour démontrer que

13. Cf. BEVILACQUA, pp. 171-187; NEVEU, pp. 274-276.


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muratori et les origines du médiévisme italien 655

l’Italie moderne est issue de la période des invasions, et il se moque des


descendances pseudo-généalogiques toujours en vigueur, qui rattachent à
tout prix l’origine de telle ville, de telle dynastie aux Romains, Grecs ou
Troyens14. Pour lui, l’origine authentique de la plupart des institutions et
modes de vie de ses contemporains est médiévale; l’Italie réelle est celle du
“melting pot” entre les Germains et les Romains, ce qui l’amène à détrui-
re bien des mythes fondateurs. Pour des raisons évidentes – l’Italie de son
temps était tiraillée par les dominations étrangères –, il n’a de sympathie,
ni pour les Anjou de Naples, ni pour les Empereurs teutoniques, ni pour
les papes d’Avignon, “esclaves des Français”, ce qui, malgré sa profession
de foi d’historien impartial, se fait sentir partout dans des commentaires
acerbes contre “les autres nations” usurpant le sol italien15.
Mais, plus que de ces considérations politiques liées à l’objet de ses
études, le patriotisme de Muratori se nourrit de son ambition d’érudit de
procurer à son pays une vaste “peinture” historique à partir d’un grand re-
cueil de sources16. Il ne cesse de répéter que les historiens d’autres pays,
tels que la France, l’Angleterre et l’Allemagne, se sont déjà engagés dans
des entreprises similaires, qu’ils sont même assidûment venus braconner
des documents dans les bibliothèques italiennes, tandis que “l’Italie fai-
néante a honteusement dormi”, négligeant son propre passé à cause de cet-
te néfaste inhibition particulière, inconnue au nord des Alpes, qui consis-
te à rêver la seule grandeur de Rome et à refouler les développements plus
proches et plus importants pour nous17. La fierté nationale de Muratori se
manifeste surtout dans la rivalité intellectuelle avec d’autres membres de
la “République des lettres” européenne. Il aurait voulu fonder une super-
académie italienne sur le modèle de l’Académie française, en regroupant
toutes les petites académies locales dispersées à travers le pays, et il publia
dans ce but son manifeste Primi disegni della Repubblica letteraria d’Italia18.
Par ailleurs, avant même de devenir historien, dans deux ouvrages de théo-
rie poétique et culturelle, Della perfetta poesia italiana et Riflessioni sopra il

14. Ibid.; GIARRIZZO, pp. 9-12; RAIMONDI I, pp. 460-470.


15. Lettre au comte Porcía, in: Scritti autobiografici, Opere, pp. 26-32; cf. NEVEU, pp. 274, 292-
296.
16. On cite souvent comme clé de l’œuvre muratorienne la préface aux Antiquitates, Opere, p.
594: ... mihi proposui, quibus possem viribus, faciem italici populi delineare.
17. ANDREOLI (1972), pp. 277 sq.; NEVEU, pp. 241-248, 256-258; LEICHT, pp. 37 sq.; MOR-
GHEN, pp. 292-294.
18. Manifeste paru à Naples en 1703 sous le pseudonyme de Lamindo Printanio; Opere, pp. 177-
198; ANDREOLI (1972), pp. 143-178; FALCO (1964), pp. 26 sq.
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656 entre histoire et littérature

buon gusto19, il prit position contre la tyrannie du classicisme français,


contre Boileau et l’abbé Bouhours, qui avaient dénigré la poésie italienne
comme décadente et maniériste. Dans la fameuse “Querelle des Anciens et
des Modernes” il se rallia résolument à ces derniers, refusant, sur le plan
tant esthétique qu’historique, la vieille image des nains modernes juchés
sur l’épaule des géants anciens. C’est par “nationalisme littéraire” qu’il
opte ainsi pour le progrès. Toute son activité est orientée par la concurren-
ce avec d’autres pays, surtout avec la France de Louis XIV, soupçonnée
d’établir la dictature intellectuelle de l’Europe20.
L’aspect patriotique du médiévisme muratorien est également étroite-
ment lié au second intérêt, celui de la curiosité érudite. On a souvent dit
que le grand historien, le Varron de l’Italie moderne, n’aurait pas accom-
pli son immense œuvre encyclopédique s’il n’avait pas eu un penchant ba-
roque ou poly-historique pour la recherche pure21. Cette opinion est en ef-
fet confirmée par quelques remarques de Muratori, par exemple celle que
je viens de citer sur le plaisir intrinsèque de la connaissance, fût-elle celle
des monstres, ou cette autre, écrite dans la fougue de la jeunesse22: “Étu-
dier pour plaire à autrui est d’une grande saveur, mais plus considérable
encore est le plaisir que l’on se fait à soi-même”. À en juger par son abon-
dante correspondance à propos de manuscrits disséminés dans des biblio-
thèques éloignées, il est indéniable que Muratori est un vrai chasseur de
gibier. Fier du butin de ses RIS, il écrit à un ami: Vide quot et quanta tene-
bris eduxerim!23 Il sait pourtant justifier cette frénésie de collecte par un ar-
gument pratique, valable de tout temps: on ne peut jamais trop “racco-
gliere et pubblicare”, car c’est “mettere in salvo le reliquie della storia”,
préserver de la destruction ce qui reste de l’histoire. Il faut, à tout prix et
aussi vite que possible, imprimer les textes, répandre plus largement un sa-
voir, jusque-là transmis par de rares manuscrits toujours menacés par les
guerres, incendies et autres catastrophes24. “En négligeant ce travail, dit-

19. Della perfetta poesia italiana, Modena 1706; Riflessioni sopra il buon gusto (paru également sous
le pseudonyme de Lamindo Printanio), Venezia 1708; Opere, pp. 59-176, 222-285 (extraits).
20. FORTI (1953), pp. 5-27, 233-236; KRÖMER, pp. 27-37; RUSCHIONI, pp. 114-136; LUGLI, pp.
135-141; ANDREOLI (1972), pp. 28-47; FALCO (1950), pp. 12-15; FALCO (1964), pp. 26-28.
21. TABACCO, pp. 3-6; NEVEU, pp. 241-243; DUPRONT, pp. 52-61; FUMAGALLI, pp. 42-46.
22. Lettre du 12 décembre 1696, Epistolario I, 202: “Studiare per piacere solamente agli altri è
un gusto grande, ma è più considerabile quello del piacere ancora a se stesso”.
23. Epistolario IX, 3863; cf. DUPRONT, pp. 63-65, 135 et ANDREOLI (1972), pp. 14-21 sur l’am-
bition et le désir de “gloire” érudite de Muratori.
24. Préface aux RIS, Opere, p. 514; ANDREOLI (1972), pp. 257-278; FASOLI, pp. 38 sq.; DU-
PRONT, pp. 59-63, 131-135.
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il, nous négligeons notre postérité. ... Nos successeurs se réjouiront de


connaître leur passé et de voir ce qui a été accompli à travers les siècles et
dont les Anciens n’avaient pas même idée25”.
Par ailleurs, en exaltant la précision de la critique textuelle de Mabillon
et de la congrégation de St. Maur, l’élève du Père Bacchini veut perpétuer
la tradition bénédictine selon laquelle le travail érudit, comme n’importe
quel travail, est en soi une œuvre d’ascèse méritoire, “atto d’umiltà”26.
Comme prêtre, il prône l’idéal du clerc savant. Il cite la parole divine adres-
sée au prêtre qui fait périr le peuple faute de science (Osée 4. 6): “Puisque
tu as rejeté la science, je te rejetterai de mon sacerdoce”27. Mais, c’est sur-
tout son admiration toute moderne pour les progrès scientifiques de Gali-
lée, Bacon et Newton, qui lui inspire l’idée essentielle que la méthode ex-
périmentale est en elle-même un bienfait pour l’humanité, et qu’il faut
l’appliquer non seulement à la science ou “philosophie naturelle”, mais éga-
lement à la recherche historique ainsi qu’à tous les autres secteurs de la cul-
ture et de l’éducation. Ceci d’autant plus, que cette méthode inductive a ef-
ficacement confondu l’autorité d’Aristote, de Galène et de Ptolémée, tou-
jours aveuglément adorés et enseignés dans les universités scolastiques de
son temps. Mettre au jour des documents fiables revient pour lui à une opé-
ration novatrice analogue à celle de l’expérimentation physique qui, elle
aussi, oppose l’authentique, le réel, la vérité des faits concrets aux préjugés
traditionnels et aux vaines spéculations métaphysiques28. Tout cela, ainsi
que l’étendue de ses intérêts, le conduit à écrire, entre autres, sur la numis-
matique antique, la poétique et la critique littéraire, la jurisprudence, la
psychologie, la liturgie, la philosophie morale, l’hygiène sociale, l’économie
et la politique, et nous montre un Muratori plus séduit par le travail intel-
lectuel en général que par le Moyen Âge en particulier.
Si cet homme universel, après quelques hésitations de jeunesse, choisit
pourtant le Moyen Âge comme domaine de recherche privilégié, avec la
conviction d’y faire œuvre nouvelle et indispensable, ce choix découle sur-

25. Rifl. sopra il buon gusto II, c. XIII; cf. ANDREOLI (1972), pp. 62 sq.
26. ANDREOLI (1972), pp. 100 sq. et RAIMONDI I, pp. 436 sur Bacchini; cf. DUPRONT, pp. 49
sq. sur l’idéal ascétique dans la “République des Lettres”.
27. Vita del proposto Ludovico Antonio Muratori ... par son neveu Gian Francesco Soli Muratori,
Naples 1758, pp. 220 sq.; cf. DUPRONT, pp. 46 sq.
28. Epistolario IX, 3863; cf. DUPRONT, pp. 47 sq., 62 sq.; GIARRIZZO, pp. 24 sq.; NOYER-WEID-
NER, pp. 39-42; MOMIGLIANO, pp. 56 sq.; FALCO (1950), pp. 13 sq.; CESSI, p. 5 sq., 8; MORGHEN,
pp. 293 sq.; ANDREOLI (1972), pp. 33 sq., 102 sq.; BERTELLI, pp. 375-383; COCHRANE, pp. 50-59;
NONIS (1959), pp. 300-309.
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tout du troisième intérêt évoqué dans la préface aux RIS: celui de contri-
buer à ce qu’il appelle tantôt “l’utilité de la République des Lettres”, tan-
tôt “la félicité publique de ces temps illuminés” (il est d’ailleurs un des
premiers à désigner ainsi son siècle)29. Il peut être étonnant que ce prêtre
catholique, un des premiers défenseurs italiens de l’idée de progrès, du ra-
tionalisme et des lumières, se félicite et remercie sans cesse Dieu de vivre
dans un “âge d’or” définitivement éloigné des misères du Moyen Âge30.
Cette conviction peut aller si loin qu’il réfléchit parfois d’une façon uchro-
nique à ce que certains accomplissements indéniables du Moyen Âge au-
raient étés, si leurs auteurs avaient vécu au XVIIIe siècle. Dans cette hy-
pothèse, saint Thomas d’Aquin, par exemple, aurait sans doute écrit des
œuvres beaucoup plus “miraculeuses”, qui dépasseraient l’aride formalis-
me du latin scolastique31. Ce n’est pas par hasard que, de Gibbon à Stend-
hal, beaucoup de lecteurs célèbres se sont précisément émerveillés de la li-
berté d’esprit et de l’absence “des préjugés d’un prêtre catholique” dans
l’œuvre de Muratori32.
Cet optimisme est d’autant plus curieux que l’autre grand penseur de
l’histoire, le laïque Gian Battista Vico, son contemporain à quelques années
près et son correspondant, se sentait vivre dans une époque de décadence
profonde, qu’il qualifiait de “barbarie de la réflexion” par opposition à la
“barbarie des sens” précédente. Il craignait même, conformément à sa théo-
rie des cycles, le prochain “ricorso” d’un nouveau Moyen Âge encore plus
terrible33. Par une coïncidence presque symbolique, cette même année
1708 parurent deux ouvrages programmatiques de l’un et de l’autre, symp-
tomatiques de ce que Paul Hazard nomme la “crise de la conscience euro-

29. Cf. VENTURI (1969), pp. 177-181 à propos de Della pubblica felicità, Venezia 1749.
30. BERTELLI, pp. 369-371 à propos de Riflessioni sopra il buon gusto II, p. 45; pp. 442-449, sur
les Annali d’Italia; DUPRÉ THESEIDER, pp. 425 sq.; GIARRIZZO, pp. 1-42; SOLÉ, pp. 356-359; GOSS-
MANN, pp. 76 sq.
31. NONIS (1959), pp. 295, 302 sur Riflessioni sopra il buon gusto II, c. X, pp. 176 sq.: “dove quel
grand’uomo fosse vivuto ne’ tempi nostri, cioè dopo l’incredibile e glorioso risorgimento delle Let-
tere in Europa, egli può credersi, che avrebbe fatto vederci degli altri miracoli del suo ingegno, e
avrebbe conceputo cose ancora più perfette ...”. Il est curieux de voir U. ECO, dans son “Eloge sur
Thomas d’Aquin” (Dalla periferia dell’impero, Milan 1977), employer, aujourd’hui encore, ce même
argument. Cf. aussi FORTI (1973), pp. 70 sq. sur l’idée de Muratori que les hommes du Moyen Âge
eux-mêmes, s’ils vivaient “al nostro tempo, di gran lunga più fortunato e illuminato per le scienze
e per l’arti che non furono i passati dal 1100 al 1500”, auraient, comme nous modernes, fait des
progrès.
32. Cf. GOSSMAN, p. 77 (Gibbon); CORDIÉ (1950), pp. 606-609 (Stendhal).
33. BURKE, pp. 67-71 sur Principi di una scienza nuova, ed. F. Nicolini, Bari, pp. 191-141, 1106;
cf. GIARRIZZO, pp. 5-16; MORGHEN, pp. 295 sq.; ANDREOLI (1951), pp. 59 sq.; BONOMO, p. 396.
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péenne”: le De nostri temporis studiorum ratione de Vico et les Riflessioni sopra


il buon gusto de Muratori. Les deux hommes, dont le commun anti-cartésia-
nisme a été souvent comparé depuis Manzoni et Croce34, se distinguent en
bien des points, mais surtout par leur appartenance spirituelle, l’un à un
XVIIe siècle désabusé et résigné, l’autre à un XVIIIe siècle optimiste et en-
treprenant par réaction naturelle aux sentiments de décadence du précé-
dent35. Or, l’optimisme de Muratori, comme celui, plus philosophique, de
son célèbre correspondant Leibniz, détermine une vue de l’histoire qui os-
cille entre le providentialisme chrétien et son contrepoint sécularisé, l’idée
de progrès. On trouve chez lui des phrases qui annoncent Voltaire,
d’ailleurs un des ses grands admirateurs. Celui-ci fait, par exemple sur le
bienfait des contrastes historiques, une remarque proche de celle de Mura-
tori dans sa préface aux RIS36: “La comparaison de ces siècles avec le nôtre
(quelques perversions et quelques malheurs, que nous puissions éprouver)
doit nous faire sentir notre bonheur, malgré ce penchant, presqu’invincible,
que nous avons à louer le passé au dépens du présent”.
À la fin de sa vie, Muratori tempéra quelque peu son optimisme par des
considérations religieuses concernant la persistance du péché originel et du
mal dans l’exil de l’homme sur terre37. Il ne l’abandonna pourtant pas,
mais le relativisa. Dans la préface de son dernier ouvrage historique, les
Annali d’Italia, après avoir averti le lecteur qu’il ne le conduirait pas dans
de “jolis jardins”, mais à travers “des forêts vierges et des rochers horribles
à voir”, parce que, “dans l’histoire d’Italie, il y a bien plus de ce qui peut
nous rendre triste que de ce qui serait capable de nous réjouir”, il termine
néanmoins ce sombre tableau par l’exaltation de “nos jours, qui ne man-
quent certes pas de maux, mais qui sont de loin moins méchants et moins
douloureux que les vieux siècles”38. “Le genre humain, écrit-il ailleurs, a
toujours été divisé en deux groupes, les bons et les méchants. Dans les
temps barbares, les derniers prévalaient”39. L’idée de la constance du mal,

34. ANDREOLI (1972), pp. 32 sq.; FORTI (1953), pp. 234 sq.
35. Cf. NONIS (1960); NOYER-WEIDNER, pp. 11-15.
36. Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, dans Œuvres complètes, Paris 1785, XIX, 384. Mura-
tori, dans Antiquitates I,col. 104 s’indigne contre “l’âme de la décadence italienne” avec un argu-
ment semblable: dum propria sentit ..., aliena vero, ac praecipue vetera ignorat, in sua facile tempora inve-
hitur, ac “mundum in deteriora ruere ad inane sui solatium clamitat”. A propos de Voltaire admirateur
de Muratori, cf. DUPRONT, pp. 8 sq.
37. SERRA, pp. 575-578; RAIMONDI I, pp. 460 sq.; II, pp. 168-170; FALCO (1964), pp. 24 sq.,
IDEM (1950), pp. 12 sq.; NONIS (1960).
38. Ai lettori, dans Opere, pp. 1024 sq. Cf. aussi BERTELLI, pp. 442-448 sur les Annali d’Italia.
39. Antichità III, p. 537; cf. GIARRIZZO, pp. 40-42.
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660 entre histoire et littérature

lieu commun des historiographes depuis Thucydide, revient également


chez Voltaire, mais dépourvue de tout accent religieux et plus catégorique.
Celui-ci, malgré sa foi dans le progrès, pense de l’histoire entière qu’elle
n’est “qu’une vaste scène de brigandage abandonnée à la fortune”40.
Muratori n’est cependant pas seulement un homme des lumières, ca-
pable d’enthousiasme pour l’invention de l’éléctricité41, pour la découver-
te du Nouveau Monde et pour toutes les “investigations” scientifiques42,
il est aussi un homme de la contre-réforme catholique. À plusieurs re-
prises, il donne un vague terminus a quo de l’amélioration survenue après les
ténèbres du Moyen Âge, au cours “des trois siècles derniers”43. Si, dans ses
Réflexions sur le bon goût, ce changement est encore interprété à l’aune des
normes humanistes, dans son œuvre d’historien, il se réfère avant tout au
concile de Trente auquel il croit être redevable de l’abolition des corrup-
tions, des inquinamenta, des “souillures” de l’Église médiévale, et qu’il
considère comme l’initiateur d’un processus de renouveau général, par le-
quel il se sent personnellement concerné44. Son travail de médiéviste n’est
compréhensible que sur le fond d’un engagement dépassant de loin le
cadre purement ecclésiastique et englobant des activités profanes, sociales
et politiques, qu’il rapproche lui-même simplement de la morale chré-
tienne. “Dans ces temps illuminés, écrit-il, l’objectif de chacun doit être
celui d’améliorer son petit ou son grand monde”45. Son champ de “mi-
glioramento” est surtout celui d’un combat acharné pour la vérité, contre
le mensonge sous quelque forme qu’il se présente46, contre “l’hérésie” pro-
testante d’abord, mais plus encore contre les superstitions, légendes,
croyances “abusives”, faux privilèges, et autres survivances de la tradition
médiévale à l’intérieur du catholicisme. Comme son modèle Mabillon, jus-

40. Cf. NOYER-WEIDNER, p. 171.


41. Cf. FALCO (1964), p. 33 sur le traîté de la “Félicité publique”.
42. CESSI, pp. 5-8; ANDREOLI (1972), pp. 102-105; BERTELLI, pp. 375-380; RAIMONDI I, pp.
453-456; VENTURI (1969), pp. 177-186; concernant l’admiration répandue des érudits du XVIIIe
s. pour les progrès scientifiques v. supra, p. 657, et COCHRANE, pp. 50-60; GOSSMANN, pp. 107-109;
MOMIGLIANO, pp. 56-58.
43. Dans la préface aux Antiquitates (Opere, p. 602) M. définit le mot “barbare” par ce critère
chronologique: ... mores ..., quos barbaricos ea de causa appellare consuevimus, quod collati cum elegantia et
doctrina trium saeculorum proxime praeteritorum, barbariem praeferre nobis videantur.
44. BERTELLI, pp. 458-467; DUPRONT, pp. 60 sq., 96-99; RAIMONDI I, pp. 453-457; CATTANEO,
pp. 51-97.
45. Della pubblica felicità, Venezia 1749, p. 51. Cf. son Trattato della Carità Cristiana, in quanto
essa è amore del prossimo, Modena 1723; cf. MORGHEN, pp. 295 sq.; FALCO (1950), pp. 15-18; BER-
TELLI, pp. 458-467.
46. MORGHEN, pp. 293 sq.; ANDREOLI (1972), pp. 100-105; GOSSMANN, pp. 74-76.
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muratori et les origines du médiévisme italien 661

tement considéré comme un précurseur des Lumières, il entend combattre


les Protestants avec leurs propres armes, les détromper en épurant l’Église
de “la barbarie” et de “l’ignorance” d’autrefois par une sorte de rationalis-
me dévot47. C’est le sens moderne et pratique de sa volonté de “dare lume
alle tenebre dei secoli rozzi”48. Car ces ténèbres ne sont pas seulement
celles d’un passé révolu, que l’érudit “antiquaire” va éclaircir ou explorer
comme une terre inconnue et exotique. Ce sont les ténèbres, en grande par-
tie encore persistantes, des institutions, coutumes et comportements, des
“rites”, comme il dit, encore en vigueur, qu’il faut repousser en révélant
par des documents vrais leurs origines troubles49. Si, dans les siècles
d’ignorance, les impostures étaient plus ou moins excusables par l’absence
de méthode critique, Muratori se fait un devoir de démasquer celles de son
époque50. Car “nous vivons, dit-il, dans des temps où les gens cultivés ne
se laissent plus tromper comme autrefois”51. Il insiste sur l’utilité publique
d’un tel travail au service de la vérité, le comparant sarcastiquement à cet-
te sorte d’érudition “non digérée par la philosophie” qui consiste à exhu-
mer des “broutilles sèches et stériles”, sans valeur pour “la félicité de
l’homme” et sans enseignements “per l’uso della vita nostra52. Ses Ré-
flexions sur le bon goût, programme d’un renouveau général de la culture ita-

47. RAIMONDI I, pp. 436 sq.; II, pp. 154-166.


48. Epistolario IX, 3882.
49. FALCO (1964), pp. 35 sq.; CATTANEO, pp. 54-56. – L’engagement politique et pratique est,
selon MOMIGLIANO, pp. 71-73, une attitude commune à beaucoup d’érudits “antiquaires” du XVIIe
et XVIIIe s., qu’il compare aux “historiens” conformistes, travaillant au service des pouvoirs établis.
“Antiquarian research” est, par son impartialité scientifique même, destructrice d’idéologies
fausses, et sert ainsi des causes d’actualité. Pour Muratori l’opposition entre érudition pure et his-
toire pragmatique ne se pose donc pas encore dans les termes du XIXe s. Par ailleurs, c’est en éru-
dit cherchant à établir la vérité des faits, que M. combat le providentialisme apologétique de Baro-
nius, historien de la contre-réforme; cf. MORGHEN, pp. 34-40; GIARRIZZO, pp. 24 sq.; RAIMONDI
II, pp. 173-175.
50. Rifl. sopra il buon gusto II, p. 45: “Poteano avere qualche plausibile scusa, e meritar compas-
sione gli scrittori de’ secoli barbari, cadendo in questa semplicità; perchè i libri a que’ tempi erano
radi, l’ignoranza somma, il buon gusto affatto smarrito. Ma ora che la facilità e la gran copia d’ot-
timi libri sì moderni, come antichi, e il buon gusto ristabilito, e sono un sì autorevole incentivo a
gli studiosi per nobilmente e sanamente esercitaresi nelle materie erudite; strana cosa è, che osino
tanti di comparire in un mondo così pulito e gentile con tutti i difetti de’ secoli corrotti”. Antichità
III 230 sq.: “Nei secoli dell’ignoranza ... troppo facile era il fabbricar da capriccio Vite di Santi Mar-
tiri, chiamate poscia leggende, quando mancavano i veri atti del loro martirio ...” suivi d’une élo-
ge des Bollandistes. Cf. BERTELLI, pp. 398 sq.
51. Cf. NONIS (1959), pp. 300, 303 et RAIMONDI I, pp. 453-456: M. contre la tyrannie des “au-
torités”.
52. Rifl. sopra il buon gusto II, pp. 65-68; cf. BERTELLI, pp. 273-275; CAPUCCI, pp. 108-110; FAL-
CO (1950), pp. 16-18; BONOMO, pp. 382-385; COLLOTTI, pp. 403 sq.; COCHRANE, pp. 46 sq.
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662 entre histoire et littérature

lienne53, se terminent par une maxime qui résume bien son pragmatisme
intellectuel fondamental: Scit homo quantum operatur.
Il est significatif que Muratori ait commencé à s’intéresser au Moyen
Âge pour une raison autre que l’érudition, quand, après 1700, devenu bi-
bliothéquaire de la maison d’Este à Modène, il dut défendre les droits du
dûché sur le domaine de Comacchio contre le pouvoir temporel du Saint
Siège. La dispute, qui impliquait la vieille théorie des “deux glaives”, ne
pouvait pas se résoudre par les seules “autorités” canoniques ni par l’invo-
cation d’une légendaire descendance de Charlemagne. Il fallait des docu-
ments authentiques pour prouver si, oui ou non, la dynastie d’Este avait
été investie de la propriété de Comacchio au Xe siècle. Muratori archiviste
se fait ainsi l’avocat du duc et de l’Empire. Après de longues recherches gé-
néalogiques qui le mettent en relations suivies avec Leibniz, qui travaille
alors sur la dynastie de Brunswick, il publie sa Piena esposizione dei diritti
imperiali ed estensi sopra la città di Comacchio. L’échec politique de ce plai-
doyer contre le pouvoir séculier du Pape le rend suspect auprès des milieux
curialistes jusqu’à être décrié comme gibellin, janséniste et même franc-
maçon, mais ne l’empêche pas de continuer ces recherches et d’en réunir
les documents et résultats dans son premier travail d’histoire médiévale,
les Antichità Estensi. L’enquête systématique qu’il fit à travers les biblio-
thèques lombardes et toscanes pour soutenir les prétentions territoriales de
son maître, le conduisit, par la suite, à concevoir l’histoire de l’Italie com-
me une sorte d’appendice à ces études généalogiques. C’est donc un enga-
gement politique concret qui est à l’origine des deux plus grands monu-
ments de l’historiographie italienne du XVIIIe siècle, les Rerum Italicarum
Scriptores et les Antiquitates Italicae Medii Aevi54.
Le caractère pragmatique et engagé du travail historique de Muratori
se manifeste surtout dans ses intérêts pour les “costumi e riti” du peuple,
intérêts que l’on qualifierait aujourd’hui de folkloriques ou d’ethnolo-
giques. C’est, sans doute, l’aspect le plus original et moderne d’un mé-
diévisme qui dépasse les limites de l’historiographie dynastique et ecclé-
siastique en cours pour s’acheminer vers “l’histoire totale” et, en quelque
sorte, vers l’histoire des mentalités et croyances, de l’imaginaire et de la
sensiblité. À sa façon un peu baroque, il énumère ainsi les objets de son

53. ANDREOLI (1972), pp. 28-30; FORTI (1973), p. 73.


54. BERTELLI, pp. 362-364; LEICHT, pp. 36-42; COCHRANE, pp. 42-46; FORTI (1973), pp. 69-74;
DUPRONT, pp. 81 sq.,129 sq.
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muratori et les origines du médiévisme italien 663

érudition55: “Connaître toutes les choses et tous leurs effets ainsi que les
actions humaines des différents temps et lieux, les temps et les lieux eux-
mêmes, le corps et l’âme des hommes, les rites des peuples et les opinions
des lettrés, ... Décrire les coutumes, les manières de s’habiller, de faire la
conversation, de gouverner, de fabriquer, de naviguer ... et cent autres
choses similaires qui sont arrivées ou qui existent dans le monde”. On a
souvent répété, à la suite de Benedetto Croce, que Muratori est le premier
représentant italien de la “Kulturgeschichte”56.
Mais, pour ne pas le moderniser à l’excès, il faut d’emblée souligner que
cette vision globale de “la vita sociale”, de “la vie des peuples” (il employe
souvent ce pluriel), est avant tout critique, moins encline à la compréhen-
sion de l’autre, de la beauté des comportements pré-rationaux – dont son
contemporain Vico est beaucoup plus proche –, qu’à la destruction de pré-
jugés, de mythes et de superstitions57. Muratori a, à plusieurs reprises, cri-
tiqué les pratiques dévotionnelles ou les coutumes aristocratiques de son
temps. Dans sa correspondance, il attaque constamment, d’une part, les
nouveaux miracles, le culte de reliques suspectes, les canonisations hâtives,
les phantasmes des légendes hagiographiques et les visions de mystiques
exaltés (comme celles de Marguerite Alacoque)58, d’autre part, les duels,
les fidéicommis, le dédain de la noblesse pour le travail productif, les
droits seigneuriaux abusifs, le culte des valeurs guerrières et autres sé-
quelles féodales d’une époque “infatuée de la parole d’honneur”59. Il récla-
me, par exemple, pour des raisons économiques et sociales, la réduction du
nombre des fêtes de saints60; il s’indigne contre le “vœu du sang”, serment
instauré par une congrégation mariale et exigeant de défendre, même jus-
qu’à la mort, l’Immaculée Conception de la Sainte Vierge. Ce vœu lui
semble une “mariolâtrie” pompeuse et bouffonne61. Il prit le parti des Bol-

55. Rifl. sopra il buon gusto II cap. XIII, 41 sq.; v. aussi la lettre autobiogrphique au comte Porcía,
Opere 29; cf. ANDREOLI (1972), pp. 62 sq.; BERTELLI, pp. 371 sq.; FASOLI, pp. 24-27; CATTANEO, pp.
51 sq.
56. B. CROCE, Conversazioni critiche I, Bari 1918, p. 209 concernant les Antiquitates: “una vera e
propria Kulturgeschichte Italiens im Mittelalter”. BERTELLI, p. 364; MORGHEN, p. 294 sq.; TA-
BACCO, p. 5
57. BERTELLI, pp. 394 sq.; FASOLI, p. 28; BONOMO, pp. 392-396; CROCIONI, pp. 411 sq.; GIAR-
RIZZO, pp. 16-20; COLLOTTI, pp. 400-410.
58. CATTANEO, pp. 54-57; FALCO (1950), pp. 13-15; DUPRONT, pp. 75-98; GOSSMANN, pp. 74-76.
59. BERTELLI, pp. 395 sq.; DUPRONT, p. 88; FALCO (1964), pp. 29 sq.; GIARRIZZO, pp. 1-12, 31-
36; TABACCO, pp. 13-20; FORTI (1973), pp. 77-82.
60. CATTANEO, pp. 54-56; DUPRONT, pp. 89-93.
61. NASELLI, pp. 456-470; DUPRONT, pp. 86 sq.; MORGHEN, pp. 296 sq.
18-muratori 9-09-2005 10:39 Pagina 664

664 entre histoire et littérature

landistes, que les Carmes accusaient auprès du Saint Siège d’avoir détruit
la légende de leur descendance miraculeuse du prophète Élie. Devant tant
“d’aveuglement et de perfidie”, sa première réaction est le rire, la seconde
la colère62. Dans son Del governo della peste, à propos des mesures à prendre
en cas de peste, il s’élève contre la croyance moyenâgeuse, toujours vivan-
te, en de prétendues punitions divines et contre la désignation de boucs
émissaires en lieu et place des pratiques hygiéniques prônées par la méde-
cine avancée63. Il a également publié trois livres de réfutation des
croyances populaires: De ingeniorum moderatione, De superstitione vitanda et
Della regolata devozione dei cristiani, qui résument bien toute son horreur de
l’irrationnel, de ce qu’il aime appeler les “puérilités ridicules” des temps
d’ignorance64.
Il recherche systématiquement les sources médiévales de ces “aberra-
tions”, travail d’une utilité ethnographique encore valable aujourd’hui. Il
ne cache guère son partis-pris de chrétien éclairé et de pasteur zélé contre
ces “fausses croyances se mettant à la place de la vraie religion” dont il dé-
fend avant tout la transcendance divine65. Dans la dissertation 60 de la ver-
sion italienne des Antiquitates66: “Sur la semence des superstitions dans les
temps obscurs d’Italie”, il veut épargner au lecteur un excès de détails:
“Nous nous étonnerions de l’abondance de rites et coutumes curieuses, si
nous connaissions tous les ridicules de nos ancêtres”. C’est la répugnance
qui pousse cet esprit encyclopédique, tourné vers l’exhaustivité, à sélec-
tionner et fragmenter son matériel. Il ne faut pas, dit-il, “raconter toutes
les superstitions. Il suffit d’en citer quelques-unes pour se réjouir de notre
plus grande sagesse”67. Un de ses contemporains remarque déjà, dans un
compte rendu du “Journal de Trévoux”, certaines coupures et corrections
dans l’édition des RIS, et les critique poliment pour des raisons philolo-
giques68: “ M. Muratori que le torrent ou le préjugé public n’entraîna ja-
mais, a examiné la chronique [de Jacques de Voragine] par elle-même.
C’était à la vérité un travail bien degoûtant que d’essuyer les puérilités, les
fables, les digressions qui s’y offrirent souvent sous ses yeux ... Il a cru har-

62. GAIFFIER, pp. 135-151; DUPRONT, pp. 78-81.


63. Modena 1714; Opere, pp. 773-791 (extraits); cf. GOSSMANN, pp. 76 sq.; NASELLI, pp. 462 sq.
64. Respectivement Paris 1714, Venezia 1742, ibid. 1747; cf. CATTANEO, pp. 54 sq.
65. NASELLI, p. 467; DUPRONT, pp. 84-90.
66. Antichità III, p. 305; cf. NEUVEU, pp. 277 sq.
67. BONOMO, p. 392.
68. Mémoires de Trévoux, mars 1752, pp. 479 sq., cité d’après NEVEU, p. 275; cf. NASELLI, p. 469.
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muratori et les origines du médiévisme italien 665

diment la publier avec les retranchements convenables, épurée par là de


tout ce qu’elle aurait de trop et qu’il soupçonne avoir empêché jusqu’ici
qu’on l’ait mise à jour. Telle liberté n’appartient pas à tout éditeur ... Mais
outre qu’à chaque moment qu’il retranche il en avertit fidèlement et don-
ne ses raisons, la sagacité de son goût est assez connue pour mériter qu’on
s’en repose sur lui”. Muratori est le théoricien du bon goût, qu’il définit
comme “la manière de bien penser”, opposée à l’opinion courante69. Com-
me historien, quand, avec les amendements textuels, il bannit en même
temps les “fables”, légendes et apocryphes risquant d’exposer l’Église ca-
tholique à la dérision des Protestants, il croit parvenir à faire, à la maniè-
re des Bollandistes, la lumière sur une tradition mal fondée70. “Il vaut
mieux, déclare-il, que nous disions nous-même les vérités plutôt que de les
entendre dire avec dédain par nos ennemis. ... Dieu merci, la sainte Église
n’a ni besoin de mensonges ni peur de la vérité”71.
Néanmoins, son intérêt érudit pour le folklore est authentique, ce qui
est particulièrement manifeste quand il s’occupe de sujets plus éloignés de
son combat pour un christianisme éclairé. Antonio Viscardi a relevé un ex-
cellent exemple de sa méthode d’histoire culturelle dans la 29e dissertation
des “Antiquités italiennes” sur les spectacles du haut Moyen Âge72. Mura-
tori était un grand amateur de théâtre, admirateur, entre autres, de Raci-
ne et de Molière. Dans sa jeunesse, il s’en faisait même le critique littérai-
re, et dans une œuvre de vieillesse, Della pubblica felicità, qui contient la
somme de son engagement “civique”, il recommande au prince éclairé
d’améliorer l’éducation du peuple en le divertissant par de bonnes comé-
dies73. Or, en tant que médiéviste, intrigué par le silence des sources sur
un sujet qui lui tient à cœur, il se demande: “si, dans les siècles barbares,
il y avait des tragédies et des comédies dans les jeux publics”. Comme il
n’en trouve que quelques vestiges après le XIe siècle, il répond par une hy-
pothèse à vérifier: “l’art histrionique des anciens Romains n’a jamais été

69. FALCO (1950), pp. 13 sq.


70. NASELLI, pp. 462 sq.
71. Epistolario IX, 4075:”Meglio è che le diciamo noi le verità, più tosto che sentircele dette con
ischierno da nemici ... Per grazia di Dio, la Chiesa santa non ha bisogna di menzogne, né ha paura
della verità”. Cf. GOSSMAN, pp. 75; BERTELLI, pp. 397-400; COCHRANE, pp. 49 sq.; DUPRONT, pp.
75-77; RAIMONDI II, pp. 166 sq.
72. VISCARDI, pp. 751-756; Antichità III, pp. 154 sqq.; pour d’autres exemples de l’intérêt pour
la continuité des “rites” et l’approche méthodique des “vides de l’histoire” cf. BONOMO, pp. 384-
390, DUPRONT, pp. 143-146.
73. Cf. FUBINI (1954), pp. 72-74.
18-muratori 9-09-2005 10:39 Pagina 666

666 entre histoire et littérature

perdu au point que sa pratique et tradition aient été complètement abolis


chez les Italiens. Je suppose donc que ce genre, autrefois pratiqué par des
mimes ou des contorsionnistes, a toujours été vivant; que quelque chose de
cette informe comédie qu’on pratique encore aujourd’hui à Rome sous le
nom de “giudiate” a toujours existé chez les Italiens”. Pour étayer cette
thèse, il cherche des documents, non pas dans l’histoire littéraire, mais
dans l’histoire ecclésiastique, dans les actes synodaux du IXe siècle qui in-
terdisaient aux prêtres d’assister à des spectacles théâtraux, et dans les cri-
tiques sévères de certains hommes d’église contre les histriones, mimi, scur-
rae, saltatores, ioculatores prisés par les laïques. En lisant ainsi les sources,
avec un intérêt autre que celui pour lequel elles ont été écrites, c’est à dire
celui de promouvoir la discipline ecclésiastique, le folkloriste rétablit la
continuité entre la comédie ancienne, les jongleurs médiévaux et la “com-
media dell’arte” de son temps, résultat qui contient déjà tout ce que les re-
cherches du XXe s. depuis Faral n’ont que confirmé et approfondi.
Cet exemple focalise bien les trois préoccupations majeures de Murato-
ri: la curiosité érudite de l’inédit ou l’esprit d’investigation, le souci de la
connaissance des “rites et coutumes” populaires “della madre nostra Italia”,
et le besoin d’expliquer par l’histoire les problèmes et phénomènes mo-
dernes. Si Muratori est autant médiéviste par son travail, qu’anti-médié-
viste par “goût”, s’il oscille entre la compréhension, la compassion et la
condamnation du Moyen Âge, dans une contradiction permanente entre la
glorification des racines nationales et la pathographie des survivances “bar-
bares”, nous ferions peut-être bien de ne pas trop vite crier aux préjugés du
siècle des Lumières. Aujourd’hui encore, après la fin du romantisme nos-
talgique et de l’historisme relativiste, ce paradoxe mérite d’être discuté.
Un excellent historien français du Moyen Âge, considérant l’histoire, au-
delà de l’érudition pure, dans ses implications actuelles, écrivait, il y a
quelques années74: “Si je vois le Moyen Âge partout, c’est ... parce qu’il
continue dans l’ignorance générale à marquer nos comportements”. C’est
également, nous l’avons vu, le credo de Muratori médiéviste.

74. R. FOSSIER, dans Médiévales 7 (“Moyen Âge, mode d’emploi”) 1948, p. 46; cf. MOOS, pp. 59-63.
18-muratori 9-09-2005 10:39 Pagina 667

muratori et les origines du médiévisme italien 667

BIBLIOGRAPHIE

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19-prosperi 9-09-2005 10:40 Pagina 671

19. I «TRIBUNALI DELLA COSCIENZA»:


RIFLESSIONI DI UN MEDIEVISTA*

Le trop d’attention qu’on a pour le danger,


fait le plus souvent qu’on y tombe.
[La troppa attenzione al pericolo
fa spesso sì che vi si cada]
(La Fontaine, Fables, XII,18)

Da medievista non italiano, privo di qualsiasi competenza nel campo


della storia della Chiesa nella prima età moderna, non mi sarei mai per-
messo di stendere una recensione sul più affascinante fra i nuovi libri sul
cattolicesimo post-tridentino apparsi in Italia1, se la redazione di «Qua-
derni storici» non avesse chiesto esplicitamente di avere il «parere» di un
esterno. Il presente contributo alla discussione non si limiterà, come è pro-
prio di una recensione, a trattare del tema ben delimitato del volume, ma
si interrogherà su aspetti comparativi ai suoi margini, che lo introducono
in un più ampio contesto cronologico e spaziale.
C’è una tesi di fondo che percorre l’intera opera, e riguarda il corso com-
plessivo della storia della Chiesa, anzi il «processo di civilizzazione»: con
le novità prodotte dal clima generale del concilio di Trento si realizzò un
«salto di qualità» all’interno delle istituzioni ecclesiastiche esistenti, una
trasformazione che avrebbe contribuito – in maniera decisiva, più massic-
cia che il protestantesimo – alla nascita del mondo moderno, e avrebbe se-
gnato per lungo tempo con la sua impronta l’Italia moderna. Una tesi così

*Prima pubblicato in «Quaderni storici», 102 (1999), pp. 781-795. Le note sono state aggiun-
te per questo volume (cfr. bibliografia n. 74). Traduzione dal tedesco di Michele Sampaolo (testo) e
di Lorenzo Argentieri (note).
1. Adriano Prosperi, Tribunali della coscienza. Inquisitori, confessori, missionari, Torino 1996; cfr.
anche la revisione pubblicata dopo l’apertura dell’archivio dell’Inquisizione: Un’esperienza di ricerca
all’archivio del Sant’Uffizio, «Rendiconti dell’Accademia Nazionale dei Lincei – cl. di scienze mora-
li», serie IV, vol. 9 (1998), pp. 433-468.
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672 entre histoire et littérature

netta ha diversi buoni fondamenti, di cui avremo modo qui di parlare, ma


inutilmente si cercherebbe nella voluminosa opera una definizione concet-
tuale delle categorie temporali di Medioevo e di Età moderna, una presa di
posizione teorica nel dibattito sulla modernità2 (per esempio in riferimen-
to a Max Weber, a Norbert Elias, a Michel Foucault, ad Alain Touraine o
a Niklas Luhmann). Il Medioevo viene qualificato spesso con aggettivi
quali «vecchio», «tradizionale», «tuttora perdurante» o addirittura
«atemporale», una specie di preistoria che non ha bisogno di ulteriore de-
finizione, mentre il concetto di modernità si colora a seconda dei casi come
un insulto o un titolo di nobiltà: in un momento compare come il relitto
di un illuminismo già superato da un cattivo presente, e subito dopo come
progresso di razionalità organizzativa e «disincanto» nel senso weberiano
diventato ormai di uso corrente3. Infine anche il concetto centrale di «sal-
to di qualità» è ambivalente, dal momento che significa insieme conti-
nuità e discontinuità, una continuazione dell’identico, solo con mezzi mi-
gliori (e qui forse gioca un ruolo la trasformazione della quantità in qua-
lità). In ogni caso, esso esime elegantemente dal fornire una definizione più
precisa del nuovo che emerge gradualmente e che è nuovo nella sostanza.
Per il medievista, questa indeterminatezza teorica non è per nulla sor-
prendente: da tempo si succedono titoli di libri che esaltano il Medioevo
come «moderno», solo perché a livello di coscienza comune continua a es-
sere pur sempre «oscuro». Ma non sono solo motivi pubblicitari a spinge-
re a questa esaltazione; ci sono invece anche buone ragioni: la ricerca pre-
sta oggi maggiore attenzione ai semi invisibili e alle piante in lenta cre-
scita nel periodo di latenza e di incubazione che ha portato all’età moder-
na, come la «genesi dello Stato moderno», la scoperta dell’individuo, «l’é-
veil de la conscience» (Chenu), l’ondata di codificazione scritta della razio-
nalità amministrativa e così via. Il ruolo di battistrada esercitato dalla
Chiesa e dal diritto ecclesiastico in tutti questi campi è oggi largamente
riconosciuto. Anzi, la sua tendenza unificante transpersonale, antifeudale,
antietnica, antiparticolaristica, romano-imperiale è vista addirittura in ge-
nerale come una delle più importanti forze di modernizzazione del Me-

2. Si vedano tuttavia, alla fine, le osservazioni storico-teoretiche su un’altra pubblicazione di P.


3. Non si capirebbe altrimenti perché P. critichi l’idea della modernità del Protestantesimo; pro-
babilmente si riferisce alla «tesi del capitalismo», che però negli studi odierni su Max Weber è pro-
prio la più criticata; cfr. W. Schluchter (ed.), Max Webers Sicht des okzidentalen Christentums, Frank-
furt a.M. 1998. Inoltre le idee di Lutero nella storia della filosofia e della teologia compaiono più
che altro come una «ricaduta» in una fase anteriore del pensiero medievale; cfr. Kurt Flasch, Das
Philosophische Denken im Mittelalter, Stuttgart 1986, pp. 563-567.
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i «tribunali della coscienza»: riflessioni di un medievista 673

dioevo. Lo storico dell’età moderna, che si occupa della fase successiva di


fenomeni del genere, quella del pieno dispiegamento e della realizzazione,
tanto più ha ragione di utilizzare il concetto di modernità in questo senso
tecnicamente neutro. Sotto questo aspetto, «salto di qualità» è addirittura
una formula piuttosto modesta che rispetta le «modernità» medievali, a
differenza per esempio del pathos umanistico-illuministico con cui si evo-
cano fratture e inizi completamente nuovi. Ma nelle pagine che seguono
intendo sostenere un concetto dell’età moderna più preciso e più preten-
zioso sul piano teorico, tanto più che Prosperi fornisce tutto il materiale
necessario per una sua definizione. E con questo spero magari di portare ul-
teriore sostanziale appoggio alla sua tesi principale, pur con alcune riserve.
Al di là della questione del «da dove» e «verso dove» nella «lunga du-
rata», il contributo dato da Prosperi sta nel fatto di aver illuminato in
qualche modo nella condizione dell’isolamento analitico un segmento del
passato nazionale piuttosto trascurato4, anzi rimosso perché doloroso, nel-
la ricerca storica italiana (a differenza per esempio di quella spagnola): il
disciplinamento integrale della società attraverso un complesso program-
ma, in sé contraddittorio, di metodi violenti di polizia e della più sottile
azione pastorale, che rendeva possibile all’autorità ecclesiastica di penetra-
re fin nell’intimo, nella «coscienza» dei fedeli. Suo merito principale è si-
curamente di aver esposto con efficacia questo paradosso (presente certo già
nel Medioevo) di «repressione» inquisitoriale e di «persuasione» pastora-
le, indirizzate entrambe in fin dei conti allo stesso scopo di una completa
e sincera obbedienza di fede5, nella situazione unica e senz’altro nuova del
cattolicesimo dopo lo scisma della Chiesa, prendendo in esame in maniera
integrata le tre istanze di controllo dell’Inquisizione, della confessione e

4. Come sottolinea anche D. Solvi, La parola all’accusa. L’inquisitore nei risultati della recente storio-
grafia, «Studi Medievali», 39 (1998), pp. 367-395 (spec. 369-340): «Può darsi che la sensibilità con-
temporanea, così attenta ... al diritto alla libertà d’espressione e ostile al concetto stesso di “reato d’o-
pinione”, si senta a disagio di fronte ad un’istituzione che potrebbe costituirne la cattiva coscienza
storica, che ritenga l’inquisizione un vicolo cieco della storia ... un ramo secco della ricerca, sul qua-
le, eccezione fatta per occasionali puntualizzazioni tecniche, nient’altro più c’è da aggiungere».
5. A questo riguardo l’antitesi repressione-persuasione, giudice-medico (padre) non è abbastan-
za sfumata, in quanto anche la metafora dell’assistenza medica è essenzialmente energica, anzi re-
pressiva, come mostra in modo convincente J. Chiffoleau, Sur la pratique et la conjoncture de l’aveau
judiciaire en France du XIIe au XVe siècle, in L’aveau. Antiquité et Moyen Âge, «Coll. de l’École françai-
se de Rome» 88, Rome 1986, pp. 341-380. L’articolo è fondamentale anche per le origini (non trat-
tate da P.) della confusione delle due «confessioni», quella religiosa e quella giudiziaria. Ne risulta
inoltre ben chiaro che il comportamento disinvolto degli inquisitori verso il segreto confessionale
non è affatto un fenomeno limitato all’età moderna, ma è una «confusion de fors» derivata dalle
condizioni strutturali delle due istituzioni, che a partire dal 1215 vennero spesso regolate insieme.
19-prosperi 9-09-2005 10:40 Pagina 674

674 entre histoire et littérature

della missione interna (spesso analizzate separatamente). Per quanto non si


occupi molto degli sviluppi di più lungo periodo, egli riesce tuttavia a do-
cumentare in modo convincente, per l’arco di tempo relativamente breve
che va dal 1520 circa fino alla metà del XVII secolo, una certa trasforma-
zione: dopo aver costruito una diga efficace contro l’«eresia» protestante,
l’Inquisizione romana del Sant’Uffizio, per non rimanere senza nulla da
fare, si volse ad altri compiti, come la persecuzione delle streghe, la lotta
contro la bestemmia, e il controllo generale dei costumi. Ma insieme do-
vette lasciare subito il passo a preoccupazioni terapeutiche e civilizzatrici
di istanze soprattutto pastorali, dal momento che si manifestarono con
chiarezza gli effetti negativi collaterali del suo primo imponente interven-
to (la distruzione della coesione sociale a seguito della dilagante rete di de-
latori, lo svuotamento di senso del sacramento della confessione per l’ec-
cessiva disinvoltura nei confronti del segreto confessionale, la devozione
puramente formale e conformistica e il «nicodemismo» a protezione con-
tro l’occhio pubblico del Grande Fratello). Veniva così a ripetersi in una
versione nuova un cammino storico già osservato dal XII al XIII secolo,
quando alla «crociata contro gli albigesi» lanciata in una situazione quasi
di panico fece seguito un accurato lavoro di evangelizzazione svolto a fon-
do dai membri degli ordini mendicanti che ascoltavano le confessioni e
predicavano. Nell’insieme, il processo che si realizzò nella prima età mo-
derna può essere sintetizzato anche con la formula «dall’inquisitore, al pa-
dre confessore e al missionario» o «dalla repressione romana alla persua-
sione episcopale e gesuitica»6. Prosperi ha delimitato con precisione il suo
oggetto non soltanto nel tempo, ma anche dal punto di vista degli attori:
al centro dell’interesse non sono le «vittime» o i fedeli, di cui finora gli
storici si sono per lo più (e secondo Prosperi troppo unilateralmente) inte-
ressati, né il dialogo del popolo della Chiesa con le guide delle anime, ma
l’autocomprensione, le motivazioni e soprattutto le strategie e i principi
organizzativi dei funzionari ecclesiastici di tutte le risme. Prosperi scrive
una storia dell’istituzione nel suo complesso, che combina aspetti giuridi-
co-normativi e pratico-laici della migliore qualità, non una storia della
cultura dell’Italia nella prima età moderna.

6. Bisognerebbe provare se le eccezioni vescovili (come Carlo Borromeo) confermassero questa


regola, poiché nel Medioevo, al contrario, spesso i vescovi intervennero contro gli eretici in modo
molto più duro dell’Inquisizione romana; vedi H. Grundmann, Ketzergeschichte des Mittelalters, in Die
Kirche in ihrer Geschichte, vol. II, G, Göttingen 1978, pp. 34-39.
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i «tribunali della coscienza»: riflessioni di un medievista 675

In un programma di questo tipo, definito con tanta precisione dal pun-


to di vista cronologico e istituzionale, il medievista può prima di tutto tro-
vare una conferma per i propri interessi: la tradizionale soglia del Rinasci-
mento viene ancor più affievolita a favore dello scisma della Chiesa, so-
stanzialmente più incisivo; alcuni degli «orrori» e delle «tenebre» addebi-
tati al Medioevo non possono più ora essere messi in contrasto ingenua-
mente con la luce dell’Illuminismo, dal momento che – dopo un salto di
qualità (spesso direi piuttosto: salto di perversione) – essi raggiunsero pun-
ti culminanti di efficienza nel periodo di transizione di impronta tutta ri-
goristica che inizia col XVI secolo, di fronte al quale il Medioevo appare
quasi un campione di tolleranza7, e arriva al XVIII secolo quando diedero
luogo al ben noto risultato della scristianizzazione8. Anche qui, d’altron-
de, vediamo ritornare una vecchia dialettica: mentre da un lato la Chiesa
grazie alle più gravi crisi è stata capace di rinnovarsi in chiave autocritica
e di rafforzarsi, dall’altro lato in prospettiva più lunga le sue vittorie sulle
fasi di crisi si sono risolte in irreparabili vittorie di Pirro proprio a motivo
di un’eccessiva consapevolezza del successo.
Dal punto di vista metodologico considero un modello per i medievisti
anche la concentrazione di Prosperi sulla gerarchia: l’epoca della «persecu-
ting society» (Moore), della «culpabilisation» (Delumeau) e della «puni-
tion généralisée» (Foucault) non viene illustrata precipitosamente dal pun-
to di vista dei «perseguitati» o degli «erranti», a noi evidentemente più
simpatici, le cui visioni conosciamo quasi soltanto dallo specchio defor-
mante dei controllori; è piuttosto questo specchio che viene studiato in se
stesso, il che è raccomandabile in sostanza già solo per il fatto che dalle mo-
tivazioni soggiacenti alle sue deformazioni si possono ricavare anche indi-
spensabili indizi per le nostre ricostruzioni degli elementi patologici o di
devianza della realtà9. Al centro della prima parte c’è il profilo spirituale o
«univers mental» dell’inquisitore, i cui tratti dominanti erano molto più

7. Imperdibili al riguardo due studi di K. Schreiner: «Tolerantia». Begriffs- und wirkungsgeschi-


chtliche Studien zur Toleranzauffassung des Kirchenvaters Augustinus, Sigmaringen 1998, pp. 335-389,
e «Duldsamkeit» (tolerantia) oder «Schrecken» (terror), in D. Simon (ed.), Religiöse Devianz, Frankfurt
a.M. 1990, pp. 159-210, oltre a H. Grundmann, Oportet et haereses esse, «Archiv für Kulturgeschi-
chte», 45 (1963), pp. 129-164, che tra l’altro mostrano come la parabola della zizzania e del grano
(Matth. 13, 24-30), il cui senso venne totalmente stravolto dagli inquisitori post-tridentini, nel Me-
dioevo fosse recepita come una difesa della pazienza e della tolleranza nei confronti degli eretici.
8. Cfr. Georges Minois, Histoire de l’athéisme, Paris 1998, pp. 340-343 sulla miscredenza pro-
dotta dal rigorismo post-tridentino.
9. Cfr. Solvi, op. cit. a n. 4, pp. 370-372; Chiffoleau, op. cit. a n. 5, pp. 341-343 e 370-374, cri-
tico verso gli studi di Carlo Ginzburg.
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676 entre histoire et littérature

paternalistici o paranoici che cinici o sadici, ma soprattutto burocratici e


impersonalmente funzionalistici10.
Nel descriverlo, Prosperi si sente impegnato a compiere un’«operazione
non pacifica» (p. 213), che nella storia dell’età moderna – a differenza che
nella medievistica – solleva diffidenze di parte, soprattutto in un paese
come l’Italia che già dal Medioevo è forse il più cattolico e il più anticle-
ricale insieme dell’Europa. E per farlo cerca evidentemente di attenersi al
postulato dell’obiettività, di «descrivere» non di «sollecitare» la politica
ecclesiastica11, di tenersi a distanza tanto dall’apologetica confessionale
quanto dalla polemica laicista, senza tuttavia cadere in uno storicistico
«tout comprendre, c’est tout pardonner» (che avrebbe potuto suscitare un
altro Historikerstreit). Non riabilita in alcun modo l’Inquisizione, ma cerca
piuttosto di oggettivarla nella razionalità dei suoi scopi. Indaga non con
categorie morali ma con categorie funzionali i problemi, le difficoltà, i suc-
cessi e le delusioni di un «ufficio» – oggi visto per lo più con disgusto in
quanto tale –, la cui semantica nel corso del tempo si trasformò caratteri-
sticamente dall’officium come «compito» o dovere di cura in quella di uf-
ficio burocratico, di posto di polizia e centrale di spionaggio12.
Per quanto legittima possa essere la delimitazione dell’ambito del lavo-
ro e per quanto ricco possa risultare il frutto nel campo della storia istitu-
zionale, lo specialista del Medioevo vorrebbe tuttavia sapere qualcosa di
più preciso su che cosa sia cambiato per quanto riguarda l’epoca di cui si
occupa. Alcune lacune che il libro rivela da questo punto di vista potreb-
bero essere dovute non tanto al modo di lavorare dell’autore quanto piut-
tosto alle condizioni strutturali imposte dalla divisione delle discipline ac-
cademiche. La medievistica e la modernistica si sono sviluppate in un con-
fronto reciproco nel settore della storia della Chiesa e della religione forse
più che in altri settori, quasi che fossero condannate a perpetuare oggi, at-
traverso la loro divisione specialistica nella pratica degli studi, la grande

10. Si veda una caratteristica molto simile dell’inquisitore medievale in Solvi, op. cit. a n. 4, pp.
382-385.
11. Riprendo l’espressione da Jan Assmann, Politische Theologie zwischen Ägypten und Israel, Mün-
chen 1992, p. 24: «[scil. la teologia politica] viene praticata (betrieben) da quelli che vi assumono
una posizione precisa e descritta (beschrieben) da quelli che si interessano della storia del problema».
12. Prosperi, Un’esperienza (op. cit. a n. 1), pp. 454-459, in un eccellente paragone delle due op-
poste concezioni dell’ufficio dei cardinali Pole e Carafa; per la tradizione del concetto etico, però,
sarebbe stato meglio citare Ambrogio che Cicerone. Inoltre il significato istituzionale di officium era
comune già nel Medioevo: parallelamente a ordo, veniva contrapposto al meritum nella discussione
sulla distribuzione dei sacramenti da parte di sacerdoti indegni; cfr. Grundmann, Ketzergeschichte, op.
cit. a n. 6, pp. 18, 30.
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frattura che spaccò l’unità della respublica christiana esente da concorrenzia-


lità in due comunità religiose in lotta fra loro nel rivendicare alla propria
parte l’interpretazione più autentica del cristianesimo. La responsabilità
principale in tutto questo ricade forse ancora sui medievisti, abituati a con-
siderare la fase finale della loro grandiosa epoca come una lunga crisi, come
decadenza o «autunno» senza futuro13. In tempi più recenti, invece, è an-
data via via diffondendosi la consapevolezza che la devotio moderna rappre-
senta un importante elemento di sutura fra la spiritualità tardomedievale,
l’umanesimo, la Riforma e la Controriforma, e in certo qual modo la radi-
ce religiosa comune di entrambe le confessioni14, e che il movimento de-
gli hussiti – come prima «Chiesa particolare» territoriale e organizzata in
alternativa a Roma e da questa tollerata suo malgrado – costituisce un mo-
dello decisivo per l’uguale successo conseguito da Lutero con l’appoggio
del potere statale15. Questo recupero di attenzione vale soprattutto per la
storia degli eretici medievali d’Italia, che in questo periodo evidenzia piut-
tosto un eclissarsi delle eresie, una frantumazione dei movimenti sociore-
ligiosi un tempo collettivi in conventicole e individualità staccate con con-
notati fra l’esaltato e il mistico16, quasi che questo isolamento o questa
«orfanizzazione» dei cristiani da parte della Chiesa ufficiale, che li abban-
donava alle loro personali paure e private preoccupazioni di salvezza, non
fosse uno dei presupposti fondamentali della svolta imminente17. La va-
lenza traumatica per gli avvenimenti di cent’anni dopo va riconosciuta an-
che al concilio di Costanza, in cui è vero che Hus fu bruciato come ereti-
co, ma allo stesso tempo – e in sostanza, certo, con lo scopo di far fuori un
papa eretico – per la prima volta nella storia della Chiesa un papa fu inse-
diato dall’«assemblea dei fedeli», sicché tutta la successione dei papi da al-

13. Mi sembra sintomatico che il lavoro di Solvi (n. 4), peraltro eccellente, non citi neanche una
volta in nota il capolavoro degli studi sull’età moderna cui qui si allude.
14. Cfr. i numerosi studi di N. Staubach, tra cui «Christianam sectam arripe: Devotio moderna» und
Humanismus zwischen Zirkelbildung und gesellschaftlicher Integration, in K. Garber - H. Wismann (edd.),
Europäische Sozietätsbewegung und demokratische Tradition, Tübingen 1996, pp. 112-167 oppure Von der
persönlichen Erfahrung zur Gemeinschaftsliteratur, «Ons geestelijk erf», 68 (1994), pp. 200-228.
15. F. Graus, Ketzerbewegungen und soziale Unruhen, «Zeitschrift für historische Forschung», 1
(1974), pp. 3-21; A. Patschovsky, Über die politische Bedeutung von Häresie und Häresieverfolgung im
mittelalterlichen Böhmen, in P. Segl (ed.), Die Anfänge der Inquisition im Mittelalter, Köln 1993, pp.
236-252.
16. Cfr. la panoramica sugli studi in Mario Sanfilippo, Dentro il Medioevo, Firenze 1990, pp.
137-143.
17. J. Chiffoleau, Ce qui fait changer la mort dans la région d’Avignon à la fin du Moyen Âge, in Death
in the Middle Ages, Louvain 1983, pp. 117-133; P. von Moos, Les solitudes de Pétrarque, in questo vo-
lume, supra, n. 17, pp. 611-650.
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lora fino a oggi dipende in ultima analisi dalla grazia di quella elezione per
maggioranza18. Com’è noto, lo spettro del conciliarismo tardomedievale
contribuì in maniera decisiva all’irrigidimento autoritario di Roma, e fece
sì che a Trento si creasse quel clima di rifiuto di dialogo per cui non furo-
no mai pronunciate una sola volta parole concilianti, e per cui la tradizio-
nale mancanza di comprensione della Chiesa ufficiale per le opinioni de-
vianti fu acuita a tal punto che da allora il semplice fatto di discutere su
«quello che Santa Madre Chiesa crede», indipendentemente dai contenu-
ti, cominciò a essere visto come l’eresia principale, come una messa in di-
scussione del primato papale, come un reato di lesa maestà contro il pote-
re delle chiavi.
Mentre il medievista termina il suo lavoro sull’affermazione che gli ere-
tici in senso stretto non possono essere considerati precursori della Rifor-
ma, in quanto in mancanza dell’appoggio statale non hanno mai distrutto
l’unità della Chiesa, lo storico dell’età moderna inizia con la storia di varie
confessioni religiose che egli, contro il tenore delle sue fonti ma in base a
una obbligata neutralità, non può più designare come eresie se non fra vir-
golette. E tuttavia, un leitmotiv di Tribunali della coscienza è proprio che a
innescare tutte le innovazioni cattoliche o «salti di qualità» rispetto alle
forme medievali della disciplina della fede fu appunto la portata del peri-
colo di un’«eresia» a nord delle Alpi che si sarebbe potuta rapidamente
diffondere e installare pienamente a livello istituzionale, e che, grazie alla
stampa, avrebbe potuto dilagare spiritualmente dovunque, diventando un
focolaio di contagio straniero, un’importazione transalpina19. Quello di
eresia è fondamentalmente un concetto dell’autorità ecclesiastica, che mai
nessun eretico si è sognato di attribuirsi. La sua semantica per lo storico
non dipende dai contenuti giusti o sbagliati degli insegnamenti, ma solo
dal mutamento delle istituzioni dominanti e dei rapporti di potere20. Sia-
mo quindi già in ritardo nella necessaria opera di collegare la prospettiva
medievistica con quella degli storici dell’età moderna e di accordare i loro
discorsi. È un’operazione che, naturalmente, non può essere fatta da nessun

18. Brian Tierney, Foundations of the Conciliar Theory, Leiden 19973; I. Hlavacek - A. Patschov-
sky (edd.), Reform von Kirche und Reich zur Zeit der Konzilien von Konstanz und Basel, Konstanz 1996.
19. Questa tesi viene indebolita dall’affermazione (p. 134) per cui probabilmente la causa dello
sviluppo dell’Inquisizione è l’autoriproduzione dell’apparato di potere piuttosto che l’emergenza
del pericolo eretico.
20. L. Paoletti, L’eresia e l’inquisizione, in G. Cavallo et al. (edd.), Lo spazio letterario del Medioevo,
I.2: La circolazione del testo, Roma 1994, pp. 361-405, spec. 361-364.
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singolo, ma deve essere il frutto di un dialogo continuo fra le discipline.


Uno dei meriti principali di Prosperi sta nel fatto di aver reso evidente
questa esigenza.
Per avviare una simile discussione, ho cercato di individuare in tutto il
libro prima di tutto gli elementi che indubitabilmente non ricorrono an-
cora nel Medioevo e sulla cui novità è facile trovare un consenso generale.
Ma le novità che si riescono a trovare sono pochissime, e per di più so-
prattutto di carattere tecnico-formale; la grande maggioranza dei fenome-
ni descritti oscilla fra continuità e discontinuità, dipende cioè dall’inter-
pretazione, dalla prospettiva da cui si guarda, che li si designino come vec-
chi o nuovi21. Una delle innovazioni più vistose è per esempio l’introdu-
zione dell’«Indice dei libri proibiti» centralizzato. Sorprendentemente,
Prosperi ne parla solo marginalmente, soprattutto per sottolineare la realtà
del pericolo rappresentato dal nuovo mezzo di comunicazione della stam-
pa. Questo strumento di censura22, che fin dall’inizio fu adoperato in ma-
niera incoerente e arbitraria ed ebbe notevole peso nel far sì che l’Italia, già
culturalmente preminente nell’Europa medievale, perdesse col tempo i
collegamenti intellettuali con il resto del mondo e si provincializzasse23,
non era evidentemente adatto ad attestare la modernità della Controrifor-
ma da Prosperi rivendicata appunto per la penisola.
Un’altra indiscutibile novità è l’invenzione del confessionale, la cui
componente principale, la grata, era destinata a impedire la sollicitatio ad
turpia, la seduzione delle donne da parte del prete confessore (in realtà,
come Prosperi vede col suo occhio attento agli eufemismi misogini e di al-
tro tipo, per proteggere i confessori dalle donne tentatrici). Questa curio-
sità architettonica è d’altronde sintomatica dell’atmosfera soffocante che
cominciò a dominare da quando il nemico esterno dell’eresia non rappre-
sentò più un pericolo, e la Chiesa come nel tardo Medioevo poté sempre
più concentrarsi sulle diavolerie interne, di cui i peccati sessuali rappre-
sentavano la parte preponderante. Il fatto che ora i sacerdoti stessi diventi-
no oggetto di una campagna di disciplinamento e di riduzione all’unifor-

21. Praticamente tutte le tematiche di P. vengono toccate nel volume miscellaneo Faire croire.
Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XVe s., «Coll. de l’École
française de Rome» 51, Rome 1981.
22. Un bell’esempio è il caso di Machiavelli; cfr. Peter Godman, From Poliziano to Machiavelli,
Princeton 1998, pp. 305-333; cfr. id., Weltliteratur auf dem Index. Die geheimen Gutachten des Vatikans,
Berlin-München 2001, pp. 116-122.
23. Sulla desolata situazione dell’editoria italiana all’inizio del XVIII secolo vedi Renato Pasta,
Editoria e cultura nel Settecento, Firenze 1997, cap. 1.
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mità ricorda – benché i suoi metodi di controllo dei costumi siano tecni-
camente incomparabili con quelli dell’età moderna – gli inizi dottrinali
della lotta contro gli eretici dell’XI secolo, quando la Chiesa della riforma
gregoriana definiva la simonia e il nicolaitismo come vere e proprie eresie
e le combatteva con estrema durezza. La prima «eresia» del Medioevo non
fu in senso stretto una dottrina errata, ma un comportamento scandaloso
dei preti secolarizzati24. In età moderna lo scandalo era rappresentato da-
gli abusi nella somministrazione del sacramento della confessione e dalla
condotta di vita non confacente allo status sacerdotale, cui un’autorità at-
tenta alla dignità cercò di porre rimedio con misure tutte materiali. Il con-
fessionale divenne così un nuovo pezzo dell’arredo delle chiese, ma insie-
me un simbolo dei più antichi problemi della disciplina ecclesiastica.
A parte queste e poche altre vere innovazioni, in tutti gli ambiti tema-
tici toccati dal libro sembrano intersecarsi vecchio e nuovo, che si tratti di
abbassamenti o di rivalutazioni, oppure di inasprimenti dell’esistente. E si
discute pertanto solo con le categorie del «più» o del «meno». Nell’insie-
me, dunque, il concilio di Trento appare insieme come la conclusione e il
coronamento del concilio Lateranense del 1215 e come l’apertura dell’età
moderna, non in quanto esso stesso «moderno» ma in quanto foriero della
modernità in senso dialettico (per le reazioni che scatenò).
Anche l’Inquisizione, quanto a procedura, non si può dire sia una vera
innovazione del XVI secolo, nonostante la sua centralizzazione in uno spe-
ciale vertice romano, l’appena creato Sant’Uffizio. Questo istituto si ri-
chiamava già esso stesso esplicitamente ai suoi precursori medievali, per-
ché questo corrispondeva alla sua coscienza storico-giuridica e non solo per
legittimare sotto il mantello della tradizione una vera e propria «rivolu-
zione», come insinua Prosperi (generalizzando la posizione di Peña-Eyme-
ric). Si era detto che il Medioevo aveva conosciuto solo inquisizioni, men-
tre soltanto a partire dal 1542 si può parlare della Inquisizione25. Ma con
questa argomentazione di carattere giuridico formale-organizzativo con-
trasta in maniera eclatante la prassi, sia prima che dopo quella data. Già da
tempo il papato aveva aspirato a una concentrazione burocratica della vi-
gilanza sulla fede, e sotto Innocenzo IV fu anche ufficialmente introdotta.

24. Grundmann, Ketzergeschichte, op. cit. a n. 6, pp. 12-15. E’ d’altronde interessante che all’ini-
zio anche la «inquisizione» fosse una procedura usata non per perseguitare gli eretici ma per disci-
plinare i sacerdoti, come ha spesso sottolineato W. Trusen, ad es. in Von den Anfängen des Inquisi-
tionsprozesses zum Verfahren bei der Inquisitio hereticae pravitatis, in Segl, op. cit. a n. 15, pp. 39-76.
25. P. Segl, Zur Einführung, ibid., pp. 1-38.
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In età moderna – Prosperi lo conferma con l’analisi di numerosi casi – que-


sta aspirazione poté realizzarsi certo in maniera più efficiente, peraltro in
misura nient’affatto complessiva e a raggio europeo, sia perché i conflitti
di competenza all’interno della Chiesa fra l’Inquisizione e i suoi supposti
collaboratori – i vescovi, gli ordini mendicanti, i gesuiti e i parroci, non-
ché i poteri secolari – ne frenarono la presa «totale» persino sulla penisola
italiana, sia perché la sorveglianza suprema sull’ortodossia in territori più
lontani doveva essere delegata per via di privilegi ad altre «centrali» (per
esempio al regno spagnolo o francese). Anche nell’età moderna ci fu una
molteplicità di inquisizioni. (Si aggiungevano persino – horribile dictu, per
i protestanti – i calvinisti a Ginevra).
Rimane senz’altro vero che in Italia l’efficacia d’azione del Sant’Uffizio
fu ostacolata in minima misura. Da questo, Prosperi deduce (soprattutto
nella sua Premessa) che la Roma pontificia ha offerto un contributo all’u-
nificazione politica dell’Italia. Un’affermazione del genere può avere un
certo fondamento sul piano della storia delle mentalità per quel che ri-
guarda i metodi di psicologia sociale profonda del disciplinamento; ma le
formulazioni di tipo politico – anche se intese come consapevolmente pro-
vocanti –, che vorrebbero far credere si debba accreditare all’Inquisizione
l’«italianizzazione» dell’Italia in età moderna, suscitano inutili equivoci26.
È un dato di fatto che almeno a partire da Gregorio VII la Chiesa fu l’uni-
ca istituzione centrale in un paese che andava sempre più sprofondando
nello stato di semplice «espressione geografica»27. La dichiarazione di Cro-
ce secondo la quale la Chiesa perlomeno conservò alla penisola politica-
mente frantumata l’unità di fede non può essere stirata fino al punto da
dire che essa abbia fatto qualcosa per la nazione. La sua centralità conti-
nuava a poggiare su una pretesa di universalità sovraitaliana, che non po-
teva essere rinchiusa in nessuno schema provinciale. D’altro canto, dopo la
divisione fra territori statali dell’Europa e la perdita della Germania da
parte della Chiesa, la sua principale influenza politica si concentrò in
realtà, «in mancanza di meglio», sulla regione più vicina, sullo Stato del-

26. P. sottolinea soprattutto l’unificazione linguistica operata dal «toscano ecclesiastico» impo-
stosi nella corrispondenza tra clero inferiore e gerarchia, un contributo che però non si può in alcun
modo paragonare all’enorme importanza della Bibbia di Lutero per il nuovo alto tedesco.
27. Criticando l’eccessiva importanza data da Paolo Grossi alla varietà del diritto consuetudina-
rio e all’autonomia locale, ho sottolineato il ruolo religioso (ma non politico) di centralizzazione del-
la Chiesa accanto a quello anche politico dello Ius commune in Das Öffentliche und das Private im Mit-
telalter. Für einen kontrollierten Anachronismus, in G. Melville - P. von Moos (edd.), Das Öffentliche und
das Private in der Vormoderne, Köln 1998, pp. 3-86, spec. 78-83.
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la Chiesa e i suoi comuni fedeli al papa (in parte già dal XIII secolo), che
collaboravano con l’Inquisizione28. Ma qui la Chiesa divenne una delle tan-
te forze particolari che si opponevano all’unificazione nazionale. Sotto en-
trambi gli aspetti – come effettiva potenza territoriale e come nelle inten-
zioni potenza spirituale mondiale – essa era in fondo più un corpo estraneo
che una forza trainante per l’integrazione nazionale.
Attenendomi qui a quanto esposto dai Tribunali della coscienza, ai miei
occhi il cambiamento più radicale portato dalla Controriforma fu l’aboli-
zione, o quanto meno messa in discussione, della «libertà del cristiano».
Prosperi fa ripetutamente riferimento a questo concetto come un postulato
tipicamente protestante e quindi come l’«eresia più alta» per i cattolici (p.
214), e non è del tutto chiaro se lo dica in senso ironico o ritenga invece
come semplicemente cattolica l’incondizionata obbedienza a prescindere
dalla convinzione personale. Ma al riguardo non fa cenno ad alcun cambia-
mento dottrinale, nonostante che la libertà di coscienza sia sempre stata una
delle fondamentali categorie teologiche della Chiesa, che dal XII secolo era
ancorata come diritto soggettivo nella codificazione canonica e che (soprat-
tutto nei dibattiti sul concilio di Costanza) non poté mai essere sacrificata
dai funzionari dell’amministrazione pontificia sull’altare dell’ordine gerar-
chico ufficiale29. Su questa trasformazione tridentina, se pure ebbe luogo,
bisognerebbe scrivere un altro libro. Esula dalle mie competenze di verifi-
care in chiave teologica l’esposizione di Prosperi su questo punto. Posto che
sia corretta anche solo nelle grandi linee, il richiamo di Lutero alla fede e
allo «Spirito che è in noi» avrebbe provocato nell’avverso campo cattolico
una reazione epocale, che avrebbe radicalmente distrutto il fin allora neces-
sariamente sempre paradossale e teso rapporto fra Chiesa dello Spirito e
Chiesa ufficiale30. I suoi due poli di «carisma e istituzione» (Weber) si sa-
rebbero allora divisi fra le due confessioni in maniera tale che l’originaria

28. Cfr. Thomas Scharff, Häretikerverfolgung und Schriftlichkeit. Die Wirkung der Ketzergesetze auf
die oberitalischen Kommunalstatuten im 13. Jh., Frankfurt a.M. (...) 1996; H. G. Walther, Ziele und
Mittel päpstlicher Ketzerpolitik in der Lombardei und im Kirchenstaat 1884-1252, in Segl, op. cit. a n. 15,
pp. 103-130.
29. Knut W. Nörr, Kirche und Konzil bei Nicolaus de Tudeschis (Panormitanus), Köln-Wien 1964,
pp. 76-80, 104-106, 126-143, 163 sg.; Peter Landau, Reflexionen über Grundrechte der Person in der
Geschichte des kanonischen Rechts, in Festg. H. Heinemann, Theologia et Jus Canonicum, 1995, pp. 517-
532; P. von Moos, Krise und Kritik der Institutionalität. Die Mittelalterliche Kirche als «Anstalt» und als
«Himmelreich auf Erden», in Institutionalität und Symbolisierung, Köln 2001, pp. 293-340.
30. M. T. Fumagalli Beonio Brocchieri (ed.), Le due Chiese. Progetti di Riforma politico-religiosa nei
secoli XII-XV, Milano 1998.
31. Marie-Dominique Chenu, L’éveil de la conscience dans la civilisation médiévale, Montréal-Paris
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i «tribunali della coscienza»: riflessioni di un medievista 683

definizione della Chiesa come «comunità dei credenti» avrebbe lasciato una
sua interpretazione unilateralmente spirituale e liberale sul versante prote-
stante e un’interpretazione altrettanto unilateralmente istituzionale e disci-
plinare sul versante cattolico. È forse questo ciò che è effettivamente acca-
duto? Nel Medioevo, comunque, non ci fu nessuna riduzione a eresia della
coscienza, la quale almeno dal XII secolo era considerata come una legge di-
vina «scritta nel cuore» di ognuno singolarmente. Ed è significativo che
persino il papa Innocenzo III avesse decretato che, in caso di dubbio, il cri-
stiano dovesse piuttosto accettare la scomunica che scontrarsi con la sua
propria coscienza, ultima istanza davanti a Dio31. Se a Trento questa aper-
tura spirituale fu davvero buttata a mare o no – mi è difficile immaginarlo
– è un’autentica questione storica per storici dell’età moderna imparziali,
che non si lascino contagiare dalla temperie di «disgelo» ecumenico né dal-
la retroguardia neoguelfa ma conservino il distacco scientifico nei confron-
ti di un oggetto attualissimo e «non pacifico».
Fra i temi più difficili da collocare nella logica di continuità e disconti-
nuità vanno annoverati gli sforzi specificamente pastorali, cui nelle sezio-
ni «La confessione» e «La missione» Prosperi dedica le pagine più convin-
centi del suo libro scritte per lo più con molta sensibilità psicologica e so-
ciale. Il primo è quello della valutazione del grande contributo, sotto mol-
ti aspetti innovativo, dei gesuiti, un contributo che tuttavia deve alla tra-
dizione patristica e medievale (anche secondo ciò che gli stessi gesuiti pen-
savano) molto più di quanto Prosperi non dica. Nella lotta per la fede, nel-
la propagatio fidei (e qui Prosperi sottolinea che da questa espressione deri-
va il senso secondario del moderno concetto di propaganda), l’ordine dei
gesuiti assunse subito lo stesso ruolo di avanguardia papale con privilegi
operativi trasversali rispetto alle istituzioni esistenti che trecento anni pri-
ma era stato affidato agli ordini mendicanti (nel frattempo diventati trop-
po indipendenti per la centrale romana). L’ordine gesuitico rappresenta
quindi un nuovo fattore nel gioco di forze delle responsabilità pastorali e
tuttavia ricalca una funzione di élite già collaudata. A differenza dai «pre-
dicatori» domenicani (al tempo attivi mercanti delle indulgenze), i gesui-
ti si concentrarono soprattutto sulla interiorizzazione delle norme cristia-

1969; P. von Moos, Le “bien commun” et la “loi de la conscience”, in questo volume, supra, n. 13; id.,
Occulta cordis, ibid., supra, n. 16; Giles Constable, The Reformation of the Twelfth Century, Cambridge
1996, pp. 262-295; Arnold Angenendt, Geschichte der Religion im Mittelalter, Darmstadt 1997, pp.
192-201.
32. Per la fase anteriore vedi Pierre Hadot, Exercises spirituels et philosophie antique, Paris 1981; P.
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ne di vita attraverso una più raffinata prassi confessionale e la «direzione


spirituale» di carattere individuale. Come giustamente sottolineato da
Prosperi, essi più di tutti hanno contribuito a far sì che l’ideale di perfe-
zione monastico si allargasse a progetto di vita generale da proporre a ogni
cristiano. Il giovane ordine, pieno di ottimismo, intendeva rendere vinco-
lante per tutti il «virtuosismo religioso» (Weber), con tutti i suoi tratti
introspettivi, personalistici, di etica dell’intenzione. Gli «esercizi spiri-
tuali» sotto la guida di un «padre spirituale» secondo il collaudato mo-
dello neoplatonico-patristico dovevano rendere anche tecnicamente possi-
bile a ognuno il diuturno lavoro su se stesso, il perfezionamento nel «sou-
ci de soi» (Foucault)32. Forse Prosperi avrebbe potuto mettere in eviden-
za più di quanto non faccia l’importanza di questa cultura della interio-
rizzazione nella formazione del moderno individualismo. Questo aspetto,
infatti, merita davvero come pochi altri l’attributo della modernità, tanto
più che troppo spesso viene ascritto al «progressismo» protestante33. In
generale, certo, la Chiesa riformata influenzò la «vecchia» Chiesa impo-
nendole la pressione di una concorrenza in direzione più morale-spiritua-
listica, come Prosperi accenna ripetutamente in riferimento ad altri setto-
ri34, per cui di sicuro il peso assegnato da entrambe le confessioni all’esa-
me di coscienza e alla tematizzazione del sé non fu una concordanza ca-
suale; ma una tecnica della contemplazione così scientificamente fondata,
come quella sviluppata dai gesuiti, la si cercherebbe invano nell’altro
«campo». D’altro canto, se Prosperi sottolinea la differenza fra l’autoedu-
cazione protestante in base a un’unica conversione di vita e l’eterodeter-

von Moos, Attentio est quaedam sollicitudo. Die religiöse, ethische und politische Dimension der Aufmerk-
samkeit im Mittelalter, in A. Assmann (ed.), Aufmerksamkeit, München 2001, pp. 91-127. Qui l’ac-
cento è posto sulla perfezione metodica, non sull’idea basilare (già interamente medievale) della
«monacizzazione dei laici» (A. von Harnack); cfr. Schreiner, Laienfrömmigkeit ... in id. (ed.), Laien-
frömmigkeit im späten Mittelalter, München 1992, pp. 1-78, spec. 29-33.
33. Ciò è mostrato in modo incisivo da vari studi di Alois Hahn, ad es. Confession et mentalité mo-
derne, «Regards sociologiques» 1992, pp. 1-10; Religion und Welt in der französischen Gegenreforma-
tion, in D. Baecker et al. (edd.), Theorie als Passion. Festschrift N. Luhmann, Frankfurt a.M. 1987, pp.
84-106; La discipline de soi comme base de la personnalité moderne. Différenciation, processus de civilisation,
religion: aspects d’une théorie de la modernité, «Recherches sur la philosophie et le langage» 17 (1995),
pp. 127-566; cfr. anche A. Hahn - V. Kapp (edd.), Selbstthematisierung und Selbstzeugnis: Bekenntnis
und Geständnis, Frankfurt a.M. 1987.
34. Soprattutto nei capitoli su forme di «superstizione» e falsa santità (vedi sotto). Mi chiedo per-
ché non menzioni un’attività della Controriforma tanto importante e dovuta alla critica protestante
come la filologia agiografica dei Maurini e dei Bollandisti, che ha ispirato in modo decisivo Mura-
tori; cfr. P. von Moos, Muratori et les origines du médiévisme italien, in questo volume, supra, n. 18.
35. Cfr. A. Hahn, La discipline de soi ..., op. cit. a n. 34, pp. 139-140.
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minazione cattolica tramite l’attività pastorale di un somministratore di


sacramenti, bisogna dire che furono proprio i gesuiti a ridurre notevol-
mente questa differenza, dal momento che si proponevano di guidare i fe-
deli solo in vista di metterli in grado di procedere a un certo punto con le
proprie forze a condurre in autonomia la loro «vita nuova» e di trasfor-
mare la «direzione» in «autodirezione»35.
In questo quadro Prosperi si è spinto a proporre una visione affascinan-
te la cui importanza teorica potrà essere ulteriormente approfondita: la raf-
finata arte dei gesuiti (e anche di altri confessori) della guida delle anime
ha condotto a una «femminilizzazione» della religione, poiché erano so-
prattutto le donne a frequentare il confessionale, e nella loro meticolosa
sorveglianza e introspezione di se stesse si spingevano a volte fino alla scru-
polosità o all’«intimismo» mistico-visionario, mentre gli uomini, meno
aperti al soffio dello Spirito, si comportavano in maniera conformistica sul
piano religioso e guardavano con sufficienza la devozione esaltata e il bi-
gottismo delle donne36. Di conseguenza il mondo maschile dell’economia
e della politica fu lasciato a se stesso e si emancipò dal controllo ecclesia-
stico. E questo, a parte la questione di storia della differenza di genere, mi
pare fornisca una duplice pista esplicativa della successiva secolarizzazione:
l’arrischiato allargamento dell’originario programma monastico di perfe-
zione all’intero popolo laico suscitò da un lato esigenze eccessive dall’altro
una spinta verso l’indifferenza. Una minoranza di cristiani, costituita so-
prattutto da donne, ma anche da altri «devoti», cercavano con la cosiddet-
ta ascesi interiore di vivere «nel mondo, senza essere del mondo» e speri-
mentavano se possibile bisogni, tentazioni e sentimenti di impotenza an-
cora maggiori che i monaci nella loro più protetta separazione anche ester-
na da questo mondo37. La tiepida maggioranza rimaneva invece per così
dire fuori della Chiesa, davanti alla porta, relativamente soddisfatta di una
vita imperfetta. Nulla si presta meglio a confermare la teoria della moder-
nità quale l’ha sviluppata N. Luhmann: la «differenziazione» di sottosiste-
mi particolari (come religione, scienza, politica, economia ecc.) dall’unico
sistema di partenza, nel nostro caso dal complessivo ordine religioso che le-
gava indissolubilmente tutti i campi parziali38. Questa è la modernità

36. Minois, op. cit. a n. 8, pp. 98-101 annovera questo ideale di virilità tra i motivi già medie-
vali di indifferenza religiosa.
37. Cfr. A. Hahn, Religion und Welt ..., op. cit. a n. 33, soprattutto su Bourdaloue.
38. Niklas Luhmann, Gesellschaftsstruktur und Semantik, «Studien zur Wissenssoziologie der mo-
dernen Gesellschaft», vol. 3, Frankfurt a.M. 1989, pp. 259-357; Funktion der Religion, Frankfurt
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inosservata della Controriforma: un’azione pastorale sempre più professio-


nale, con la sua simultanea intensificazione e globalizzazione, dispiegò in
misura eccessiva le sue possibilità e produsse, se non l’uscita in massa dal-
la Chiesa, la sua trasformazione in una istituzione particolare per una de-
vozione privata «femminilizzata» e la sua perdita di peso presso il mondo
«maschile».
Certo, all’epoca dei Tribunali della coscienza queste conseguenze non era-
no ancora visibili, e Prosperi non era quindi tenuto ad anticiparle. Un al-
tro tema importante della sua opera mostra un’analoga ambivalenza fra
Medioevo ed età moderna: la lotta della Chiesa contro i «residui pagani»
nelle usanze popolari (la magia nera, la stregoneria e i tanti altri fenomeni
raccolti nei testi ecclesiastici sotto la voce «superstizione»). Come abbia-
mo già rilevato, ci viene illustrato in maniera convincente che la tardività
di questa «azione di pulizia» si spiega con la precedenza data all’urgente
lotta contro l’eresia, la quale pertanto appare come una momentanea cesu-
ra fra la persecuzione delle streghe avviata nel XIV secolo e il loro mo-
mento culminante nel XVII secolo39. Trovo condivisibile anche che questo
argomento venga trattato nella parte del libro dedicata alla pastorale, non
in quella dedicata all’Inquisizione, dal momento che la Chiesa italiana (a
differenza di quella del Nord e dai tribunali secolari) era nell’insieme in-
teressata più alla pedagogia dell’acculturazione che alle sanzioni e allo ster-
minio. Anche in questo campo i gesuiti hanno messo a frutto le loro capa-
cità di riflessione intellettuale, in quanto, forti delle loro esperienze nelle
«lontane Indie» d’America, affrontarono i «selvaggi interni» delle «vicine
Indie» del continente con un certo interesse etnografico (peraltro in chia-
ve strategica) in atteggiamento pedagogico e di civilizzazione. Centri di
potere meno animati da sentimenti missionari intralciarono certo a più ri-
prese con misure repressive la loro azione, la quale senza dubbio può esse-
re qualificata per questo come modernizzante, anzi sotto certi aspetti per-
sino come illuministica40. Rimane la questione del perché proprio l’Italia,
o comunque l’Italia meridionale, ancora oggi si trovi a far parte dei più ar-

a.M. 1977.
39. Analogamente si spiega la convivenza pacifica di usanze popolari e chiesa ufficiale prima del
XIV secolo: nel XIII secolo il pericolo eretico teneva ancora molto occupati i giudici della fede. Cfr.
H. Martin, Mentalités médiévales. XIVe-XVe s., Paris 1996, pp. 252-256.
40. Da questo punto di vista il rapporto tra Controriforma e Illuminismo si nota meglio che al-
trove in Muratori; vedi von Moos, Muratori, op. cit. a n. 34.
41. Cfr. i celebri studi di E. De Martino, soprattutto l’appendice a Sud e magia, Milano 1998.
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caici o, se si vuole, più «arretrati» territori d’Europa e perché il protestan-


tesimo nel Nord abbia avuto molto maggiore successo nell’espellere la
mentalità magica e nel «disincantare» completamente le anime41. Si deve
questo fatto alle più profonde radici delle «credenze» medievali, all’atteg-
giamento più comprensivo dei missionari italiani nei confronti del popolo
o alla (arrogante) posizione critica clericale verso le pure e semplici alluci-
nazioni, prive di contenuti di realtà, comunque sempre ispirate dal diavo-
lo? Qua e là Prosperi accenna a simili possibili risposte nel suo variegato e
ricco affresco, senza tuttavia discutere esplicitamente il problema, ingom-
brante per la tesi della modernità. Forse (sulla base di sue specifiche osser-
vazioni) esiste una spiegazione più semplice: molte pratiche di incantesi-
mo, cioè tutte le forme di magia nera che provocavano danni a livello di
rapporti interpersonali o sociali, ricadevano già in partenza nel campo del-
la giustizia secolare, competente per i reati di lesa maestà, di congiura, di
sovversione, di disturbo della quiete pubblica42. Solo pochi procedimenti
magici, e per l’esattezza solo quelli (peraltro difficili da definire) «che puz-
zavano di eresia», ricadevano nella competenza dei tribunali della fede. La
maggior parte delle altre usanze e cerimonie non cristiane o precristiane ri-
manevano in un territorio intermedio di cui non si occupavano i «tribu-
nali» e che venivano tollerate da preti di villaggio incolti, e spesso «su-
perstiziosi» essi stessi. Ci si può anche spingere ad avanzare la seguente
ipotesi: proprio perché da quel momento l’Italia divenne il paese della
Chiesa cattolica nel senso di Prosperi, sopravvisse in questo paese contadi-
no più che altrove una delle più elevate (secondo Bachtin e i suoi ammira-
tori) realizzazioni culturali del Medioevo, la controcultura sincretistica uf-
ficialmente più o meno tollerata, per cui «Cristo si è fermato a Eboli».
Come che sia, non fu in Italia ma in territori di più attivo scambio cul-
turale fra le confessioni che si rivelò quella radicale spinta alla moderniz-
zazione – per l’Occidente, a quanto pare, definitiva –, messa in moto dal-
la liberazione della religione dall’intreccio con altri ambiti della vita per-
sonale e sociale. Non soltanto per togliere argomenti alla polemica prote-
stante, ma anche per proprio impulso interno la Chiesa post-tridentina fece
di tutto per trascendentalizzare il cristianesimo, per liberarlo dalle scorie
troppo umane, secolari, primitive, magiche e «antirazionali». Il suo prin-

42. Cfr. J. Chiffoleau, La religion flamboyante, in J. Le Goff - R. Remond (edd.), Histoire de la


France religieuse, 2, Paris 1988, pp. 160-163.
43. Martin, op. cit. a n. 39, p. 254 spiega questa scissione con una «cristianizzazione sempre più
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cipale apporto in quest’epoca sta nell’accurata distinzione dei concetti di


«sacro» e «profano». Uno «scherzo della storia» ne fece in tempi successi-
vi un fattore di autodistruzione per la sua posizione di potere43. Questa pu-
rificazione post-tridentina, infatti, ha portato come ultima conseguenza
anche alla separazione fra Stato e Chiesa44, che, nonostante tutte le confu-
sioni tuttora esistenti, si è realizzata pure in Italia. Il fatto che ora la mo-
nocultura dell’alleanza fra sacro e profano di trono e altare in Occidente ab-
bia ceduto il passo dappertutto al «libero mercato» delle opinioni e delle
appartenenze religiose, non è per lo storico né una fortuna né una disgra-
zia, ma non è nemmeno una banalità, bensì un dato di fatto che tocca la
storia mondiale, che non fa altro che rendere significativa la questione del-
la alterità storica: perché prima le cose stavano in maniera diversa?45

Appendice sugli aspetti teorici

Solo dopo che avevo finito di stendere il contributo sopra riportato sono
venuto a conoscenza del sostanzioso saggio di Prosperi, Cristianesimo e reli-
gioni primitive nell’opera di Robert Hertz46, che mi costringe ad un’aggiunta:
qui l’autore rivela una sorprendente conoscenza dei dibattiti di fondo fra so-
ciologi, etnologi e storici sul senso delle scienze umane all’inizio del XX se-
colo. Ne deduco che l’assenza di teoria che mi aveva colpito in Tribunali del-
la coscienza potrebbe corrispondere a una precisa scelta dettata proprio da
motivi teorici nell’ottica di una storia di processo, e comunque non era frut-
to di un capriccio corporativo per il Solo-Storico. Al centro del saggio su
Robert Hertz, antropologo ingiustamente trascurato della scuola di
Durkheim e amico di Marcel Mauss, ci sono appunto temi come il male e
il suo superamento o la damnatio memoriae, la colpa e l’espiazione attraverso

fitta», causa principale già della caccia alle streghe nel XIV secolo e che così, per quanto possa suo-
nare strano, contribuisce a quella «de-profanizzazione» essenzialmente moderna della religione vol-
ta a conferirle una sacralità lontana dalla vita e ascetica, e non a caso raggiunge il suo culmine nel
XVII secolo. P. Chaunu, Le défi du siècle, in id. et al. (edd.), Le basculement religieux de Paris au XVIIIe
s., Paris 1998, pp. 385-472, spiega l’Ecrasez l’infame di Voltaire come una conseguenza diretta del-
l’educazione gesuitica sulla spiritualizzazione della religione.
44. Cfr. Minois, op. cit. a n. 8, pp. 339-343.
45. Riprendendo uno spunto essenziale di Karl-Ferdinand Werner, ho sviluppato più ampia-
mente questo punto in Gefahren des Mittelalterbegriffs. Diagnostische und präventive Aspekte, in J.
Heinzle (ed.), Modernes Mittelalter, Frankfurt a.M. 1994, pp. 33-66.
46. Introduzione alla traduzione, da lui curata, di R. Hertz, La preminenza della destra e altri sag-
gi, Torino 1994 (=Sociologie religieuse et folklore, Paris 1928).
47. Ho chiarito questo aspetto in un ritratto del mio maestro, che fu ispirato dalla critica cul-
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il giudizio e la confessione. Essi vengono tutti ricondotti complessivamen-


te a un unico «rito di passaggio» elementare, alla transizione dal negativo
al positivo, da «sinistra» a «destra». Benché non mi trovi d’accordo con
questa interessante teoria, individuo in essa un motivo del disinteresse di
Prosperi per gli sviluppi di lungo periodo e per le diacronie. Nell’elogio ri-
servato all’etnologo si intravede così qualcosa che assomiglia a una dichia-
razione a favore dell’«archeologia» nel lavoro storico, della ricerca degli
strati profondi antropologicamente costanti delle «rappresentazioni» col-
lettive. Lo storico pertanto non ha da descrivere le «civiltà» (al plurale) in
trasformazione o che magari progrediscono verso livelli culturali superiori
o da disegnare la lunga strada che dall’animismo porta fino alle «religioni
superiori» spiritualizzate, ma piuttosto ha da aiutare l’antropologo a riesu-
mare i resti – seppelliti appunto dai sedimenti della civilizzazione e della
«modernizzazione» – dell’unica, antichissima e sempre uguale «civiltà», in
cui non ci sono primitivi e civilizzati, ma soltanto l’«uomo quale è, sempre
fu e sarà» (J. Burckhardt). A questo punto, la mia domanda su quali siano
gli elementi medievali e quelli che condussero alla nostra concreta moder-
nità dei Tribunali della prima età moderna non può che apparire superficia-
le. Quello che interessa infatti a Prosperi non sono determinati gradini
temporali dello sviluppo europeo, ma la mitica «meraviglia di un mondo
antichissimo» e la «modernità»: sineddoche per le macerie dell’intero pro-
cesso di civilizzazione, che vale la pena di rimuovere «con cognizione di
causa». Questo paradigma, che in effetti può contribuire a una salutare eli-
minazione dell’etnocentrismo europeo, viene oggi in generale molto ap-
prezzato, ma un po’ meno fra gli storici, che continuano a credere al per-
corso speciale della cultura occidentale e la cui attività concreta continua a
essere indirizzata alla cronologia. Per questo forse di questo si parla soltan-
to nel breve saggio antropologico-teorico, e non nel ponderoso e solido la-
voro dello storico della prima età moderna. Ma se, partendo da un modo
contrario di porre le questioni, faccio riferimento a questa fuga dal tempo
nella metastoria47, è per riprendere la discussione di fondo sulla «antropo-

turale dell’anteguerra: Wolfram von den Steinen, ein Historiker des Überhistorischen. Zum 100. Geburtstag
W. von den Steinens, «Mlat. Jb.» 28.1 (1993), pp. 1-17; cfr. anche il convincente affresco della si-
tuazione dell’epoca (che forse oggi si sta in un certo senso ripresentando) di O. G. Oexle, Das Mit-
telalter und das Unbehagen an der Moderne: Mittelalterbeschwörungen in der Weimarer Republik und dana-
ch, in S. Burghartz et al. (ed.), Spannungen und Widersprüche. Gedenkschrift für Frantisek Graus, Sig-
maringen 1992, pp. 125-153.
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logia storica» e la «critica della cultura» quale si sviluppò all’inizio del no-
stro secolo, prima di estinguersi repentinamente con le successive catastro-
fi. Il «disagio della cultura» (e della «dialettica dell’illuminismo»), infatti,
non si è nel frattempo attenuato, e «il ritorno alla natura» sembra trovare
sempre più adepti contro la storia e la sua prosecuzione, sicché il postmo-
derno si sta forse già trasformando in antimoderno.

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