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En art, l’exactitude est la déformation et la vérité est le mensonge. Il n’y a rien d’absolument
exact et rien d’absolument vrai, ou plutôt il existe autant de vérités humaines que d’individus.
Nous avons bien assez de pénétrer en nous-mêmes, et d’analyser ce que nous voyons et ce que nous
sentons, pour que nous tentions par surcroît, de pénétrer dans l’être intime des autres et de substituer
nos yeux, nos nerfs, notre âme, aux yeux, aux nerfs, à l’âme des autres ? Pourquoi, d’ailleurs ? Le
véritable créateur est celui qui, dans ses œuvres, livre, tableau, symphonie, se crée lui-même, celui
qui, comme Baudelaire et Stendhal, met son âme propre dans le rêve de la vie, tel qu’il le conçoit et
tel qu’il le comprend, l’un avec sa forme exaspérée et inquiète, l’autre avec son implacable
tranquillité, tous les deux visionnaires, tous les deux artistes, tous les deux ravagés par la passion de
l’idéal et le rêve de l’amour. Rembrandt, en ressuscitant Jésus, s’est-il préoccupé de faire de
l’exactitude, et de donner à la résurrection du Dieu une allure mathématique et gourmée de
document ? Il a peint des Hollandais ; la lumière qui entre par la fenêtre entr’ouverte, c’est le jour
jaune de la Hollande. Et pourtant Rembrandt a fait un immortel chef-d’œuvre. Mantegna a crucifié
le Christ en un clair paysage d’Italie. La croix monte, chargée de son divin et sanglant fardeau, dans
le ciel tout bleu de Naples, et là-bas, tout près sur la montagne, ce n’est pas Jérusalem qui dresse ses
temples farouches, c’est une ville d’Italie tranquille et reposée, qui étale ses petites maisons
familières. Et pourtant Mantegna a fait un immortel chef-d’œuvre.
Vous voyez une femme, au théâtre, accoudée au rebord d’une loge. Tout en elle est à son
plan et en valeur, l’ombre qui l’enveloppe, les bijoux qui brillent à son cou, la fleur qui se fane au
corsage, et l’indécision, la vaporisation des traits de son visage… Elle vous a charmé, vous la
trouvez belle en cet éloignement, et véritablement elle est belle ainsi. Vos rêves s’en vont vers cette
forme exquise que vous parez vous-même. Il vous importe peu qu’elle soit bonne ou méchante,
intelligente ou sotte, elle est ce que vous la faites et ce que vous voulez qu’elle soit… Vous vous
approchez ; souvent le rêve est parti, il ne reste plus qu’une femme vieille et laide, aux chairs
tombantes, à la bouche crispée par un sourire bête… Eh bien, le naturalisme se rapproche toujours,
il ne voit jamais les êtres et les choses dans la vérité de l’éloignement, dans l’exactitude de l’ombre,
il les dépouille de ce charme flottant – vrai aussi – qui entoure les êtres et les choses, et qui est le
rêve ; c’est le miroir grossissant qui ne grandit que les défauts et ne reproduit que des images
horriblement déformées. Est-il donc vrai et exact ?
L’art n’est point fait pour nous apprendre quelque chose ; il est fait pour nous émouvoir,
pour nous bercer, pour nous charmer, pour nous faire oublier les réalités brutales et les dégoûts de
tous les jours, pour remuer dans l’homme ce qu’il y a de meilleur en lui, ce qu’il y a d’étouffé par la
vie, et de délaissé et d’endormi au fond de son être. À mesure que la science va le dépouillant de ses
espérances et de ses fiertés, l’art le relève et l’ennoblit. Il est la plus haute expression de l’amour, et
l’amour c’est le rêve, le grand rêve poursuivi de l’humanité. C’est pour cela que dans tous les
peuples, à toutes les époques, il a été, en quelque sorte, divinisé et qu’un grand artiste a toujours été
plus grand, plus fêté, plus acclamé, qu’un grand savant.
Gardons le rêve, car le rêve est notre plus précieux héritage. C’est lui qui fait le prêtre, le
soldat et l’artiste, cette trinité nécessaire à la vie sociale. La littérature et l’art seuls peuvent le
conserver au cœur de l’homme, et l’homme meurt de ses rêves brisés.
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