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René Guénon, métaphysicien de la connaissance et

témoin de la Tradition

Par CEAPT Symbole copyright, vendredi 28 septembre 2007 à 11:32 - René Guénon
- #124 - rss
par Gérard de Sorval

René Guénon est un des plus singuliers penseurs du XXe siècle. Son œuvre échappe
aussi bien à la “création littéraire” qu’à la recherche universitaire. Celui qui, plus que
tout autre sans doute, combattit les erreurs et les conformismes de son époque et
condamna impitoyablement le monde moderne, ne revendiquait pourtant aucune
originalité ni génie propre.

René Guénon (1886-1951) au Caire.

En effet, cet auteur a constamment affirmé que ce qu’il écrivait ne concernait en aucun cas le
«personnage René Guénon» et que son individualité n’avait aucune espèce d’intérêt au regard
de ce qu’il concevait comme l’exposition de doctrines universelles qu’il ne faisait que
transmettre, transcrire et réaffirmer selon les besoins propres de son époque et du milieu dans
lequel il vivait. On aurait donc tort de chercher en lui un fondateur d’école de pensée,
l’élaborateur d’un système philosophique, ou même un maître instituant une lignée spirituelle.
En suivant sa préoccupation constante souvent réaffirmée, il ne saurait y avoir en toute
rigueur ni “guénoniens” ni “guénonisme” après lui. C’est en effet une des singularités
marquantes de cet auteur de s’être toujours défié de toute recherche de popularité, d’avoir
entouré de la plus extrême discrétion ce qui concernait son identité “profane” et d’avoir
adopté dans tous ses écrits publics un ton impersonnel. Ce qui donne d’ailleurs un tour très
particulier à son style, dénué de toute émotion, où chaque mot a une valeur exacte et precise,
dans une langue sobre et limpide aux articulations rigoureuses.
Si l’on veut bien considérer l’abondance de sa production, qui s’étend sur cinquante ans, la
diversité des sujets traités, son point de vue “unique”, et la manière de les aborder, il apparaît
que son œuvre est à la fois d’une puissance peu commune et inclassable dans les catégories
courantes des “genres littéraires”.
On peut dire que le point de départ de son travail a été l’observation des méfaits du monde
moderne. Dans les deux ouvrages intitulés La Crise du monde moderne (1927) et Le Règne de
la quantitê et les Signes des temps (1945), Guénon développe une critique implacable et
radicale des fondements de la civilisation occidentale moderne issue de la Renaissance et de
la Philosophie des Lumières. De ce point de vue les idées de Guénon se situent dans la lignée
des prises de position d’un Joseph de Maistre, d’un Léon Bloy, d’un William Blake, et se
rapprochent des thèmes développés par Julius Evola dans Rivolta contra il mondo moderno
(1951), par Gabriel Marcel dans Les Hommes contre l’humain (1951), ou par Aldous Huxley
dans The Perennial Philosopher (1945). Cependant, c’est vraisemblablement le premier
auteur à avoir condamné globalement l’ensemble des aspects de la civilisation moderne au
terme d’une analyse intellectuelle rigoureuse fondée sur des principes métaphysiques.
Tout découle en effet d’une vision anthropologique rappelant le statut ontologique de
l’homme et sa place dans l’échelle des êtres constituant la création, ou plutôt —pour employer
son vocabulaire —, la «Manifestalion Universelle». Contrairement à l’euphorie évolutionniste
voyant dans le cours de l’humanité une suite de progrès conduisant à un monde meilleur,
Guénon réaffirme les doctrines cyclologiques antiques, qui, dans toutes les traditions révélées,
placent le Paradis et l’Age d’Or au début de ce monde et non à la fin. A partir de la théorie
hindoue des Manvantaras, il rappelle que l’humanité contemporaine se situe dans l’âge de fer,
ou âge sombre (Kali yuga), et même à la période finale la plus chaotique de cette quatrième
ère du monde qui conduit à la “fin des temps”, c’est-à-dire à la fin de ce cycle.
Le monde moderne naît alors et peut être défini comme cette «volonté de tout réduire à des
proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d’ordre supérieur, et
pourrait-on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre».
(1)
Cette décadence et cet obscurcissement ont particulièrement affecté le monde occidental,
tandis que, pour lui, l’Orient a su préserver les principes de la sagesse traditionnelle. Cette
réduction des perspectives propre au matérialisme se constate notamment dans deux domaines
caractéristiques d’un amoindrissement de la connaissance : celui de la science moderne, dont
il dénonce la «myopie», et celui de la spiritualité où il stigmatise les faux-semblants du
spiritualisme contemporain.
"L’enseignement concernant l’inexprimable ne peut évidemment que le suggérer à l’aide
d’images appropriées qui seront comme les supports de la contemplation". (R. Guénon, in Le
Symbolisme de la Croix)..

Les deux piliers de l’ignorance : scientisme et spiritualisme

A cet égard, pour Guénon comme pour Rabelais, «Science sans conscience n’est que ruine de
l’âme» ; et il dénie aux savants modernes, attachés exclusivement à l’expérience sensible,
limitée aux facultes individuelles du chercheur, fragmentaire et extérieure, toute prétention à
affirmer autre chose que des hypothèses. Il n’y a en efffet de connaissance vraie et certaine
qu’universelle, c’est-à-dire fondée sur ce qui transcende l’individu et ressortit du domaine de
l’esprit pur.
Le matérialisme pragmatiste de la science moderne traduit à cet égard le mélange de la
recherche des pouvoirs dans une optique prométhéenne ou faustienne, et de l’ignorance
dangereuse de «l’apprenti sorcier». Cette science, qui repose sur «la négation de l’intuition
intellectuelle, en tant que celle-ci est essentiellement une faculté supra-individuelle, et de
l’ordre de connaissance qui est le domaine propre de cette intuition, c’est-à-dire la
métaphysique entendue dans son véritable sens» (2), n’est qu’un «savoir d’ordre inférieur qui
se tient tout entier au niveau de la plus basse réalité, et savoir ignorant de tout ce qui le
dépasse, ignorant de toute fin supérieure à lui-même comme de tout principe qui pourrait lui
assurer une place légitime, si humble soit-elle parmi les divers ordres de la connaissance
intégrale.» (3)
Parallèlement à cette dégradation de l’intellectualité profane, René Guénon n’a cessé de
dénoncer dans ses œuvres la décadence de la religion en Occident. Cela d’un double point de
vue. D’une part la religion, qui normalement doit informer et imprégner tous les actes de la
vie à laquelle elle confère la dimension sacrée et la signification spirituelle propre à toute
action humaine, tend à se rétrécir et à devenir une sorte d’activité séparée de la vie
quotidienne. D’autre part, cette désacralisation générale de la vie sociale, avec la laïcisation
de tous les cadres de l’existence, s’accompagne d’une dégradation du contenu même de la
religion. Celle-ci, depuis les débuts de l’ère moderne, s’est imprégnée de moralisme et de
religiosité sentimentale subjective, abandonnant progressivement le point de vue de la
métaphysique pure qui était notamment celui de la scolastique médiévale. Le mysticisme
dévotionnel affectif apparaît ainsi comme une déformation grave de l’authentique démarche
spirituelle qui consiste à pénétrer les mystères pour les comprendre. Les mystères eux-mêmes
ne sont plus conçus alors comme des objets de connaissance, mais comme des notions qui en
appellent à un assentiment vague et aveugle de la conscience subjective de chacun.
Pour Guénon «entre l’esprit religieux au vrai sens de ce mot et l’esprit moderne, il ne peut y
avoir qu’antagonisme.»

Par ailleurs, les mouvements de pensée spiritualistes contemporains qui prétendent restituer
une perspective sacrée à l’existence, outre le fait qu’ils sont des systèmes humains dépourvus
de principe traditionnel, voire de pures et simples sectes, sont le plus souvent imprégnés eux-
mêmes du matérialisme ambiant.
Les signes caractéristiques de cette «spiritualité au rebours» occultiste sont d’une part la
recherche effrénée des “pouvoirs” magiques, du «para-normal», et de la production de
phénomènes sensibles ; d’autre part, l’application aux réalités métaphysiques des notions
naturalistes d’énergies, de vibrations, de forces, transposant en fait la mécanique physique
dans le domaine surnaturel, qui par essence est au-delà des formes corporelles. Ce qui est
ainsi appréhendé à travers ces pratiques manipulatoires des systèmes spiritualistes est le
champ erratique des forces psychiques vitales, c’est-à-dire le domaine de l’illusion cosmique
et des états inférieurs. «Le tort de la plupart de ces doctrines soi disant spiritualistes, écrit
Guénon, c’est de n’être que du matérialisme transposé sur un autre plan, et de vouloir
appliquer au domaine de l’esprit les méthodes que la science ordinaire emploie pour étudier le
monde hylique. Ces méthodes expérimentales ne feront jamais connaître autre chose que de
simples phénomènes... D’ailleurs la prétention d’acquérir la connaissance du monde spirituel
par des moyens matériels est évidemment absurde ; cette connaissance, c’est en nous-mêmes
seulement que nous pourrons en trouver les principes, et non pas dans les objets extérieurs.»
(4)

"La métaphysique pure étant par essence en dehors et au-delà de toutes les formes et de
toutes les contingences, n’est ni orientale ni occidentale, elle est universelle." (R. Guénon, in
La Métaphysique orientale).

Les clefs de la connaissance


Le retour à la connaissance intégrale n’est possible qu’en revenant aux sources universelles de
la métaphysique. Tout redressement n’est en effet possible qu’à partir d’un retour à la
métaphysique pure : («Ce qui est métaphysique, c’est ce qui ne change pas, et c’est encore
l’universalité de la métaphysique qui fait son unité essentielle, exclusive de la multiplicité des
systèmes philosophiques comme de celle des dogmes religieux, et par suite de sa profonde
immutabilité.» (5) Guénon ajoute que «la métaphysique pure étant par essence en dehors et
au-delà de toutes les formes et de toutes les contingences, n’est ni orientale ni occidentale, elle
est universelle.» (6)
Cette connaissance universelle et principale est celle que véhicule la Tradition primordiale
d’origine non-humaine, c’est-à-dire le dépôt intemporel de la révélation divine, dont l’origine
se situe lors de la création même d’Adam.
En fait, l’unité de la doctrine et des points de vue exposés par René Guénon tient à la notion
centrale de Tradition, véritable pivot de sa pensée. Il ne s’agit nullement d’une espèce de
passéisme relevant de l’attachement traditionaliste à des formes figées d’une période de
l’histoire, mais du fond permanent, universel et originel de la pensée humaine. Jean Tourniac
(7) commentant Guénon, écrit qu’ «il s’agit de la source première et du fonds commun de
toutes les formes traditionnelles particulières, qui en procèdent par une adaptation aux
conditions spéciales de tel peuple ou de telle époque. Ce dépôt éternel de la doctrine et de la
connaissance, antérieur à l’histoire, est la norme et le pivot, le germe impérissable de tout le
“sacré”….» Universelle, la Tradition véhicule ici et maintenant, selon les formes adaptées à
chaque époque et région du monde, la connaissance des lois cosmiques et spirituelles émanées
du Principe éternel ; elle est donc, d’une certaine manière, l’Éternel présent qui contient la vie
du monde des hommes, et permet que leur langage ait un sens. La partie intérieure de la
Tradition est la métaphysique pure à laquelle toutes les autres sciences sont subordonnées
puisqu’elle est la connaissance même des principes transcendants de toute connaissance.

La connaissance métaphysique: réalisation de l’identité

Reprenant un axiome d’Aristote, René Guénon affirme que l’être est tout ce qu’il connaît,
étant entendu que la connaissance dont il s’agit n’est pas le savoir théorique mais
l’identification effective et vécue avec la réalité universelle. Ce qui est le principe même de la
«réalisation métaphysique» : celle-ci consiste dans « la prise de conscience de ce qui est,
d’une façon permanente et immuable, en dehors de toute succession temporelle ou autre, car
tous les états de l’être, envisagés dans leur principe, sont en parfaite simultanéité dans
l’éternel présent.» (8) Il ajoute qu’il ne s’agit pas d’opérer des «abstractions» quelconques,
mais de prendre une connaissance directe de la vérité telle qu’elle est.» (9)
Cette connaissance intuitive et immédiate de l’ordre de l’évidence illuminuatrice, est produite
par ce qu’il appelle l’intuition intellectuelle, qui relève de l’intellect transcendant. Celui-ci,
par rapport à la raison, est comme l’axe vertical ou le rayon lumineux par rapport au plan de
réflexion, et il est le centre de toute faculté cognitive. C’est pour cela que René Guénon
affirme que l’intuition intellectuelle «est absolument indépendante de l’exercice de toute
faculté d’ordre sensible ou même rationnel.» (10) Alors que la raison discursive, c’est-à-dire
le mental, relève de la sphère du psychisme et appartient au domaine individuel, l’intellect pur
(ou le noûs grec) est dans l’homme la manifestation de l’Esprit inconditionné et universel,
infaillible par essence.
Ce que l’âme, dans les limites individuelles des facultés affectives et mentales, ne peut
appréhender que par reflet, de façon médiate, limitée et incertaine, l’esprit le reconnaît et le
voit en lui-même directement et immédiatement, dans l’évidence du dévoilement de la
lumière intelligible. C’est par l’éveil de «l’Œil du Cœur» que l’homme accède à ce type de
connaissance certaine, qui est identification entre le sujet et l’objet, et qu’il réalise l’unité du
connaissant, du connu et de la connaissance au centre principiel de l’être.
C’est à travers l’exposé commenté des doctrines du Vêdânta que l’auteur de L’Introduction
générale à l’étude des doctrines hindoues, de L’Homme et son devenir selon la Vêdânta et des
États multiples de l’Être, a entrepris de rappeler aux Occidentaux la connaissance
métaphysique qu’ils ont perdue. Celle-ci enseigne à passer de l’extériorité de la manifestation
grossière aux états supérieurs inconditionnés, pour aboutir à l’Identité suprême avec le
Principe non manifesté. Cet éveil est procuré, pour Guénon, essentiellement par le processus
initiatique de transmission d’une influence spirituelle, dont la vertu est de permettre
d’actualiser et de développer ces possibilités latentes dans l’homme ordinaire.
La connaissance initiatique est de nature strictement supra-rationnelle, et la réalisation
personnelle qu’elle procure est incommunicable extérieurement. Ce qui peut seul être
transmis, c’est la doctrine et les moyens d’accès à celle-ci, transmission qui s’effectue dans
des organisations dépositaires du corpus traditionnel méta-temporel et qui s’enracine au-delà
des âges dans l’état édénique primordial. Rites, enseignement doctrinal et méthodique, ont
pour but d’éveiller l’être à cette connaissance libératrice et intemporelle de l’éternel présent
en provoquant une anamnèse de l’origine. Ce sont des supports qui, à travers des formes
appartenant à ce monde, mettent l’être dans les dispositions voulues et lui donnent un point
d’appui pour s’élever au-dessus de ce monde.

René Guénon et Fritjhjof Schuon (1907-1998) lors d'une de ses visites en Égypte.

Le symbolisme, langue universelle de la connaissance métaphysique

Le langage propre à la connaissance métaphysique est le symbole. En effet, «l’enseignement


concernant l’inexprimable ne peut évidemment que le suggérer à l’aide d’images appropriées
qui seront comme les supports de la contemplation.» (11). Le fondement de ce mode de
connaissance traditionnel, qui le distingue de la pensée profane, est dans la nature même des
êtres et des choses : «Chaque chose procédant essentiellement d’un principe métaphysique
dont elle tient toute sa réalité, traduit ou exprime ce principe à sa manière et selon son mode
d’existence, de telle sorte que d’un ordre à l’autre toutes choses s’enchaînent et se
correspondent pour concourir à l’harmonie universelle et totale qui est, dans la multiplicité de
la manifestation, comme un reflet de l’unité principielle elle même.» (12). Il ajoute : «La
Révélation primordiale, œuvre du Verbe comme la Création, s’incorpore pour ainsi dire elle
aussi dans les symboles qui se sont transmis d'âge en âge depuis les origines de l’humanité».
A travers son livre sur le Symbolisme de la Croix, ou les études regroupées dans les Symboles
fondamentaux de la Science Sacrée, René Guénon insiste sur le caractère universel du
symbolisme, qui forme un langage, d’une certaine manière pré-babélique. Le symbole est
essentiellement un moyen de connaissance méditative, dont la parlicularité est de faire entrer
le sujet dans la réalité intérieure inexprimable évoquée par sa forme. La vertu propre d’un
langage symbolique est donc d’être une ouverture sur l’absolu. Et les significations d’un
symbole ne peuvent être épuisées par aucune analyse, puisque, par nature, il est une fenêtre
sur l’infini. Les mythes et les rites sont la traduction en mode récitatif et en mode actif du
symbole. Du fait que celui-ci est un vecteur de correspondances ontologiques, il a le pouvoir
opératif de provoquer une résonnance dans l'âme de celui qui le contemple, et de l’éveiller
ainsi à la réalité signifiée.
C’est dire aussi que l’usage du symbolisme comporte des dangers que Guénon a bien mis en
lumière. Le premier est de s’arrêter à la vision du symbole au lieu de le considérer comme une
médiation. Car s’il a le pouvoir de révéler, il est encore un voile par rapport à la réalité qu’il
évoque ; et le véritable but de la connaissance est de s’identifier à cette réalité elle-même. Une
réduction, analogue à cette idolâtrie de la forme, consiste à ne voir dans le symbole que la
concrétisation objective de réalités psychologiques. Par ailleurs, l’inversion du sens de sa
lecture, qui se fait normalement du plan inférieur vers le supérieur, ou du visible à l’invisible,
conduit au renversement des symboles, c’est-à-dire au détournement de leur sens et des
puissances spirituelles évoquées, au service de fins matérielles, inférieures, voire sataniques,
Cette utilisation “à rebours” de la valeur des symboles par la «contre-initiation», fut en
particulier le cas pour le swastika par le nazisme.

Guénon face à l’avénement de la post-modernité

L’apport de l’œuvre de René Guénon à la pensé contemporaine est sans nul doute
considérable, encore que l’influence véritable soit difficile à mesurer. En dehors de ceux qui,
en France et dans le monde, se réclament ouvertement de la postérité de Guénon, on peut dire
que les retentissements de son œuvre sont comparables à quelque fleuve souterrain aux
ramifications innombrables, et dont on ne peut repérer vraiment l’étendue qu’aux points de
résurgence, aussi multiples que sa pensée a de facettes. Dans son excellent livre intitulé René
Guénon (13), qui analyse pertinement les répercussions de son œuvre, Paul Serant cite cette
phrase du critique Robert Kanters : «L’influence des douze ou quinze livres dans lesquels
depuis trente ans René Guénon a exposé sa conception de la tradition, est une des grandes
influences au second degré de notre époque». Il est d’abord certain que la lecture de cette
œuvre a provoqué pour beaucoup (14) un éveil à la recherche spirituelle, parce qu’elle fournit
une clef métaphysique de compréhension des traditions religieuses dans un langage d’une
rigueur quasi mathématique. Il est indéniable aussi que le renouveau de la pensée symbolique
et de l’intérêt pour les doctrines ésotériques en France, et aussi en Italie où son œuvre a été
très tôt connue, provient largement de ce rôle d’éveilleur.
D’un autre point de vue, sa condamnation sans appel de la science moderne est de nature à
choquer nombre de contemporains qui considèrent que l’évolution actuelle de cette dernière
l’amène à se rapprocher de certaines conclusions de la Tradition elle-même. Ce qui est vrai
sans doute, mais à condition d’ajouter que ce rapprochement est le fait de scientifiques qui
abandonnent les présupposés du scientisme classique sur le critère absolu de
l’expérimentation et sur la séparation radicale de la matière et de l’esprit. Une science qui
retrouverait la “conscience” et notamment celle de l’harmonie universelle de tous les degrés
de l’être ne serait plus ainsi celle de la postérité de Descartes condamnée par Guénon.
Cependant, la vision de Guénon ne cesse de s’affirmer par la justesse de ses jugements et de
ses previsions. Il est certain en effet que l’évolution de l’humanité décrite dans La crise du
Monde moderne, écrit en 1927, et dans Le Règne de la Quantité et les Signes des temps, écrit
en 1945, s’est déroulée selon les tendances précises qu’il a analysées lucidement à partir de
leurs causes, bien avant qu’elles n’apparaissent. Et la réalité du monde actuel, surtout depuis
la fin des années 1980, transparaît bien, pour des observateurs attentifs, comme celle de la
dissolution des bases du monde moderne, des «fissures de la Grande Muraille», du
renversement des symboles, du néo spiritualisme, de la pseudo-initiation, de la confusion du
psychisme et du spirituel, voire de la spiritualité à rebours.
On pourrait ajouter aussi que le mythe du Progrès Continu de l’Humanité et de l’Age Radieux
à venir s’est effondré et qu’au contraire le monde occidental, au terme de sa course au progrès
technique, a désormais accumulé des forces de destruction redoutables et sinistres qui font
elles aussi partie des «signes des temps».

"La vertu propre d’un langage symbolique est donc d’être une ouverture sur l’absolu."

L’œuvre de Guénon demeure par ailleurs d’une grande force dans la réaffirmation de la
primauté des valeurs de contemplation sur celles de l’action, de la qualité sur la quantité, de la
connaissance métaphysique sur les systèmes philosophiques ou idéologiques, au moment où
l’échec de ces derniers devient patent. Son apport le plus essentiel est certainement d’avoir
restitué le langage universel de la métaphysique et rouvert l’accès de la connaissance pure, en
rappelant notamment l’existence de l’intuition intellectuelle supra-rationnelle, qui permet de
comprendre les verités de Foi, auxquelles bien souvent le croyant occidental adhérait par
sentiment aveugle en leur déniant toute intelligibilité ; et d’avoir aussi remis en lumière la
vérité de la Tradition authentique, permanente et universelle, face aux traditionnalismes
passéistes figés et sectaires qui en dénaturent le sens. On peut dire qu’il a permis, au moment
de la prolifération des savoirs spécialisés, la prise de conscience de l’existence d’une
connaissance transcendante possible des Principes, qui ne soit pas seulement une théorie de
plus mais l’expression du regard de l’Unique dans sa manifestation. Il s’agit bien d’une gnose
véritable, de la sagesse pérenne, purifiée de ses déformations gnostiques ou occultistes, et
replacée dans l’orthodoxie de la Tradition révélée.
Il n’est pas douteux, enfin, que l’œuvre de Guénon puisse ouvrir à bien des esprits les
chemins de la reconnnissance des richesses des différentes traditions spirituelles du monde et
permette ainsi entre elles une meilleure compréhension par la conscience du sommet qui unit
leurs diverses voies d’approche.
Et l’une des originalités de cette pensée inclassable est de se situer au carrefour à la fois du
domaine de la théologie, de la philosophie, de l’épistémologie, de l’histoire des religions, et
de côtoyer celui des sciences dites occultes.
Il est sûr, de ce fait, que sa vision et son point de vue de métaphysicien traditionnel intéressent
des esprits de formations très diverses. Ils contribuent ainsi à éviter à certains de tomber dans
les pièges dangereux de l’illusion occultiste ou spirite, aux hommes de science de
méconnaître l’existence de sciences traditionnelles rigoureuses, aux théologiens d’évacuer la
dimension symbolique et proprement intellectuelle de la foi au profit d’un discours
historiciste réducteur, et aux historiens des religions de sous-estimer la permanence et
l’universalité des mythes issus de la Tradition primordiale.
L’œuvre de Guenon apparaît ainsi irreductible à aucune autre, fussent celles qui abordent les
mêmes thèses selon des optiques voisines. Et en cela elle est — comble du paradoxe pour
l’homme de la Tradition — forte d’un génie créateur authentique et exceptionnel. Elle
demeure, comme un mégalithe placé dans le champ de la pensée contemporaine, le témoin
inébranlable et unique d’une autre connaissance.
Et telle est peut-être la vocation ultime de cette œuvre : établir à la lumière de la Tradition
révélée, un carrefour entre les savoirs fragmentaires, et un pont entre la sagesse de l’Orient et
celle de l’Occident, en un point qui pourrait être celui de l’Invariable Milieu.

G. de S.

(1) La Crise du monde moderne, Neuvième édition, Gallimard, p. 26.


(2) Ibidem, p. 69.
(3) Ibidem, p. 66.
(4) Revue La Gnose, n° 2, décembre 1909.
(5) René Guénon, Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues, Deuxième
édition, Vega, 1932, pp. 125-126.
(6) René Guénon, La Métaphysique orientale, Cinquième edition, Éditions
Traditionnelles, 1979, p. 5.
(7) Jean Tourniac, Melkitsedeq ou la Tradition primordiale, Albin Michel, 1983, p. 27.
(8) René Guénon, La Métaphysique orientale, p. 15.
(9) Ibidem, p. 11.
(10) René Guénon, La Crise du monde modeme, p. 64.
(11) René Guénon, Aperçus sur l’Initiation, Première édition, Éditions Traditionnelles,
1946, p. 131.
(12) René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, Première édition, Véga, 1931, p. 11.
(13) René Guénon, Deuxième édition, Le Courrier du Livre, 1977, p. 21.
(14) Sur la reception et l’influence de l’œuvre de R. Guénon dans les milieux littéraires,
voir Xavier Accart, René Guénon ou le renversement des clartés - Influence d'un
métaphysicien sur la vie littéraire et intellectuelle française (1920-1970), Paris et Milan,
Edidit et Archè, 2005, 1222 p.

***

L’œuvre de René Guénon

Livres parus du vivant de R. Guénon :

- Introduction générale à l'étude des Doctrines Hindoues (1921) , Éditions de La Maisnie,


1987, 320 p.
- Le Théosophisme, histoire d'une pseudo-religion (1921), Éditions Traditionnelles, 1978,
478 p.
- L’Erreur Spirite (1923) , Éditions Traditionnelles, 1984, 408 p.
- Orient et Occident (1924), Éditions Guy Trédaniel, 1987 p., 231 p.
- L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta (1925), Éditions Traditionnelles, 1947, 198 p.
- L’Ésotérisme de Dante (1925) , Gallimard, coll. Tradition, 1957.
- Saint-Bernard (1926), Éditions Traditionnelles, 1959, 20 p.
- Le Roi du monde (1927), Gallimard, Coll. Tradition, 1991.
- La Crise du monde moderne (1927), Gallimard, Coll. Tradition, 1983.
- Autorité spirituelle et pouvoir temporel (1929), Éditions Guy Trédaniel, 1984, 121 p. -
Le Symbolisme de la Croix (1931), Éditions Guy Trédaniel, 1984, 158 p.
- Les États multiples de l’Être (1931), Éditions Guy Trédaniel, 1984, 107 p.
- La Métaphysique Orientale (1939).
- Le Règne de la quantité et le signe des temps (1945), Gallimard, Coll. Tradition, 1972,
274 p.
- Aperçus sur l’initiation (1946), Editions Traditionnelles, 1985, 303 p.
- Les Principes du calcul infinitésimal (1946), Gallimard, Coll. Tradition, 1997, 146 p.
- La Grande Triade (1946), Gallimard, Coll. Tradition, 1974, 214 p.

Recueils d’articles posthumes :

- Initiation et réalisation spirituelle (1952), Éditions Traditionnelles, 1967, 278 p.


- Aperçus sur l’Esotérisme Chrétien (1954), Éditions Traditionnelles, 1977, 112 p.
- Symboles fondamentaux de la Science Sacrée (1962), Gallimard, Collection Tradition et
1997, Gallimard, amputé de l’avant propos et des annexes de Michel Vâlsan, sous le titre
Symboles de la science sacrée, 437 p.
- Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage (1964), Éditions Traditionnelles,
316 p.
- Études sur l’Hindouisme (1968), Éditions Traditionnelles, 1976, 286 p. - Formes
traditionnelles et cycles cosmiques (1970).
- Comptes rendus (1973).
- Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme (1973), Gallimard.
- Mélanges (1978), Gallimard.
- Écrits pour Regnabit, Éditions Archè, 1999, 200 p.
- Articles et compte rendus, tome I, Éditions Traditionnelles, 2002, 268 p.

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