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science économique
par Ludwig von Mises
2. Sur l'action
L'épistémologie traite des phénomènes mentaux de la vie humaine,
de l'homme tel qu'il pense et agit. L'insuffisance principale des
tentatives épistémologiques traditionnelles doit être vue dans leur
négligence des aspects praxéologiques. Les épistémologues ont traité
la pensée comme si elle était un domaine distinct coupé des autres
manifestations du comportement humain. Ils ont traité des problèmes
de la logique et des mathématiques, mais ils n'ont pas vu les aspects
pratiques de la pensée. Ils ont ignoré l'a priori praxéologique.
Les points faibles de cette approche sont devenus manifestes dans les
enseignements de la théologie naturelle en tant que distincte de la
théologie révélée. La théologie naturelle a vu la marque
caractéristique de la divinité dans l'absence de limitations présentes
dans l'esprit humain et dans la volonté humaine. La divinité est
omnisciente et toute-puissante. Mais dans l'élaboration de ces idées,
les philosophes n'ont pas vu qu'un concept de divinité qui implique
un dieu agissant, c'est-à-dire un dieu se comportant de la manière
dont l'homme se comporte dans l'action, est une contradiction en soi.
L'homme agit parce qu'il est mécontent de la situation telle qu'elle
prévaut en l'absence de son intervention. L'homme agit parce qu'il
manque du pouvoir de rendre les conditions entièrement
satisfaisantes et doit recourir aux moyens appropriés afin de les
rendre plus satisfaisantes. Mais pour un être suprême tout-puissant, il
ne peut pas y avoir de mécontentement quant au cours des choses. Le
tout-puissant n'agit pas, parce qu'il n'y a aucune situation qu'il ne
puisse rendre entièrement satisfaisante sans agir, c'est-à-dire sans
avoir recours à des moyens. Pour lui, la distinction entre fins et
moyens n'existe pas. C'est de l'anthropomorphisme que d'attribuer
une action à Dieu. À partir des limitations de sa nature humaine, le
raisonnement discursif de l'homme ne peut jamais circonscrire et
définir l'essence de l'omnipotence.
Néanmoins, il doit être souligné que ce qui a empêché les personnes
de porter leur attention sur la praxéologie n'était pas des
considérations théologiques. Ce fut le désir passionné de réaliser la
chimère utopique du pays de Cocagne. Puisque la science
économique, la partie jusqu'à présent la mieux élaborée de la
praxéologie, a détruit les erreurs de toutes les sortes d'utopie, elle a
été proscrite et stigmatisée comme non scientifique.
Le trait le plus caractéristique de l'épistémologie moderne est sa
négligence complète de la science économique, cette branche du
savoir dont le développement et l'application pratique furent
l'événement le plus spectaculaire de l'histoire moderne.
3. Sur l'économie
L'étude de l'économie a été, encore et toujours, dévoyée par l'idée
vaine qu'elle devrait procéder selon le modèle d'autres sciences. Le
préjudice qui découle de ces mauvaises constructions ne peut pas être
évité en exhortant l'économiste à cesser de jeter des regards envieux
sur d'autres domaines de la connaissance ou même à les ignorer
complètement. L'ignorance, quel qu'en soit l'objet, n'est en aucun cas
une qualité qui pourrait être utile dans la recherche de la vérité. Ce
qu'il faut pour empêcher un savant de dénaturer les études
économiques par le recours aux méthodes des mathématiques, de la
physique, de la biologie, de l'histoire ou du droit, ce n'est pas ignorer
et négliger ces sciences, mais au contraire essayer de les comprendre
et de les maîtriser. Celui qui veut réaliser quelque chose en
praxéologie doit être au courant des mathématiques, de la physique,
de la biologie, de l'histoire et du droit, pour éviter de confondre les
tâches et les méthodes de la théorie de l'action humaine avec les
tâches et les méthodes d'une de ces autres branches du savoir. Ce qui
était erroné avec les différentes Écoles historiques de l'économie était
avant tout que leurs adeptes étaient de simples dilettantes dans le
domaine de l'histoire. Aucun mathématicien compétent ne peut
manquer d'identifier les erreurs fondamentales de toutes les variétés
de ce que l'on appelle l'économie mathématique et particulièrement
de l'économétrie. Aucun biologiste n'a jamais été trompé par
l'organicisme plutôt amateur d'un auteur tel que Paul de Lilienfeld.
Quand il m'est arrivé une fois d'exprimer cet avis dans une
conférence, un jeune homme dans l'auditoire a élevé une objection.
« Vous demandez trop d'un économiste, » a-t-il observé, « personne
ne peut me forcer à employer mon temps dans l'étude de toutes ces
sciences. » Ma réponse fut : « Personne ne vous demande ni ne vous
force à devenir un économiste. »
6. Causalité et téléologie
L'action est une catégorie que les sciences naturelles ne prennent pas
en considération. Le scientifique agit quand il se lance dans son
travail de recherche, mais dans l'orbite des événements naturels du
monde extérieur qu'il explore, l'action est absente. Il y a de
l'agitation, il y a du stimulus et de la réaction, et, quelles que soient
les objections de philosophes, il y a la causalité. Il y a ce qui semble
être une régularité inexorable dans la concaténation et la séquence
des phénomènes. Il y a des relations constantes entre les entités qui
permettent au scientifique d'établir le processus que l'on appelle la
mesure. Mais il n'y a rien qui suggérerait qu'il y a des fins qui sont
poursuivies : il n'y a aucun but décelable.
Les sciences naturelles sont la recherche de la causalité ; les sciences
de l'action humaine sont téléologiques. En établissant cette
distinction entre les deux domaines de la connaissance humaine,
nous n'exprimons aucun avis sur la question de savoir si le cours de
tous les événements cosmiques est en fin de compte déterminé par la
volonté d'un être surhumain. L'examen de ce grand problème dépasse
les limites de la raison humaine et est en dehors du domaine de toute
science humaine. Cela relève du domaine que la métaphysique et la
théologie s'auto-attribuent.
L'objet auquel les sciences de l'action humaine font référence n'est
pas les plans et les moyens de Dieu, mais les fins recherchées par les
hommes agissant dans la poursuite de leurs propres projets. Les
efforts entrepris par la discipline métaphysique habituellement
dénommée philosophie de l'histoire pour découvrir dans le cours de
l'Histoire les plans cachés de Dieu ou d'une entité mythique (comme,
par exemple, dans le système de Marx, les forces matérielles de
production) ne sont pas de la science.
En traitant d'un fait historique bien défini, par exemple de la
Première Guerre mondiale, l'historien doit découvrir les fins
poursuivies par les différentes personnes et groupes de personnes qui
contribuaient à l'organisation de ces campagnes ou à combattre les
agresseurs. Il doit examiner le produit des actions de toutes les
personnes impliquées et le comparer à la situation antérieure ainsi
qu'aux intentions des parties en lice. Mais ce n'est pas le rôle de
l'historien que de chercher après un sens « plus élevé »ou « plus
profond » manifesté dans les événements ou réalisé à travers eux.
Peut-être y a-t-il un tel but ou sens caché « plus élevé » ou « plus
profond » dans le cours de l'Histoire. Mais pour l'homme mortel, il
n'existe aucune possibilité d'apprendre quelque chose sur ces vérités
« plus élevées » ou « plus profondes ».
7. La catégorie de l'action
Tous les éléments des sciences théoriques de l'action humaine sont
déjà contenus dans le concept d'action et doivent être rendus
explicites en exposant son contenu. Comme parmi ces éléments
téléologiques se trouve également le concept de causalité, le concept
d'action est le concept fondamental de l'épistémologie, le point de
départ de toute analyse épistémologique.
La catégorie ou le concept même d'action comprend les concepts de
moyens et de fins, celui de préférer et mettre de côté, autrement dit
d'évaluer, ceux du succès et de l'échec, du profit et de la perte, de
coût. Puisqu'aucune action ne pourrait être entreprise sans idées
précises sur la relation de cause à effet, la téléologie présuppose la
causalité.
Les animaux sont forcés de s'adapter aux conditions naturelles de
leur environnement : s'ils ne réussissent pas ce processus
d'adaptation, ils sont éliminés. L'homme est le seul animal qui peut –
dans certaines limites – volontairement adapter son environnement
pour qu'il lui convienne mieux.
Nous pouvons penser l'Évolution qui a transformé les ancêtres non
humains des Hommes en êtres humains comme une succession de
changements, petits et progressifs, apparus sur des millions d'années.
Mais on ne peut pas concevoir un esprit dans lequel la catégorie de
l'action aurait été présente seulement sous une forme incomplète. Il
n'existe rien entre un être conduit exclusivement par les instincts et
les impulsions physiologiques et un être qui choisit des fins et les
moyens pour l'accomplissement de ces fins. On ne peut pas
concevoir un être agissant qui ne distinguerait pas in concreto ce
qu'est une fin et ce qu'est un moyen, ce qu'est le succès et ce qu'est
l'échec, ce qu'il aime plus et ce qu'il aime moins, ce qui est son profit
ou sa perte suite à l'action, et ce que sont ses coûts. En pensant à
toutes ces choses, il peut, bien sûr, se tromper dans ses jugements
quant au rôle joué par les divers matériaux et événements externes
sur la structure de son action.
Un mode donné de comportement est une action seulement si ces
distinctions sont présentes dans l'esprit de l'Homme concerné.
Notes
1. R.W. Emerson, Brahma.
2. Bentham, « Essay on Nomenclature and Classification, » Annexe
numéro IV à Chrestomathia (Works, éd. par Browning, VIII, p. 84 et
88).
I. L'esprit humain
1. La structure logique de l'esprit humain
Sur la terre, l'Homme occupe une position particulière qui le
distingue et l'élève au-dessus de toutes les autres entités constituant
notre planète. Tandis que toutes les autres choses, animées ou
inanimées, se comportent selon des modes déterminés, seul l'Homme
semble disposer – dans certaines limites – d'un minimum de liberté.
L'Homme pense aux conditions de son bien-être et de son
environnement, conçoit une situation qui, ainsi qu'il le croit, lui
conviendrait mieux que la situation présente et tente, par une
conduite intentionnelle, de substituer un état plus désiré à un autre
qui l'est moins et qui prévaudrait s'il n'intervenait pas.
Il y a dans l'étendue infinie de ce qui est appelé l'univers ou la nature
un petit domaine dans lequel la conduite consciente de l'homme peut
influencer le cours des événements.
C'est ce fait qui pousse l'Homme à distinguer le monde extérieur
soumis à l'inexorable et inextricable nécessité, de sa faculté de
penser, de connaître et d'agir. L'esprit ou la raison se distingue de la
matière, la volonté des impulsions involontaires, des instincts et des
processus physiologiques. Pleinement conscient du fait que son
propre corps est soumis aux mêmes forces qui déterminent toutes les
autres choses et êtres, l'Homme attribue sa capacité de penser, de
vouloir et d'agir à un facteur invisible et intangible qu'il appelle son
esprit.
Il y a eu, dans les premiers temps de l'humanité, des tentatives pour
attribuer cette faculté de penser et de poursuivre des fins
volontairement choisies à beaucoup, voire à toutes les choses non
humaines. Plus tard, les gens ont découvert qu'il était vain de traiter
des choses non humaines comme si elles étaient dotées de quelque
chose d'analogue à l'esprit humain. Ensuite, la tendance opposée s'est
développée. On a essayé de réduire les phénomènes mentaux à
l'opération de facteurs qui n'étaient pas spécifiquement humains.
L'expression la plus radicale de cette doctrine était déjà impliquée
dans la célèbre maxime de John Locke selon laquelle l'esprit est une
feuille de papier vierge sur lequel le monde extérieur écrit sa propre
histoire.
Une nouvelle épistémologie du rationalisme chercha à réfuter cet
empirisme intégral. Leibniz ajouta à la doctrine selon laquelle il n'y a
rien dans l'intellect qui n'ait été préalablement dans les sens la clause
conditionnelle : excepté l'intellect lui-même. Kant, réveillé par Hume
de son « sommeil dogmatique », mit la doctrine du rationalisme sur
une nouvelle base. L'expérience, enseigna-t-il, ne fournit que la
matière première dont l'esprit forme ce qu'on appelle la connaissance.
Toute la connaissance est conditionnée par les catégories qui
précèdent, chronologiquement et logiquement, toute donnée issue de
l'expérience. Les catégories sont a priori ; elles sont l'équipement
mental de l'individu qui lui permet de penser et – pouvons-nous
ajouter – d'agir. Puisque tout raisonnement présuppose les catégories
a priori, il est vain de s'engager dans des tentatives pour les prouver
ou les réfuter.
La réaction empiriste contre l'apriorisme se concentre sur une
interprétation trompeuse des géométries non-euclidiennes, la
contribution la plus importante du dix-neuvième siècle aux
mathématiques. Elle souligne le caractère arbitraire des axiomes et
des prémisses et le caractère tautologique du raisonnement déductif.
La déduction, enseigne-t-elle, ne peut pas ajouter quoi que ce soit à
notre connaissance de la réalité. Elle rend simplement explicite ce
qui était déjà implicite dans les prémisses. Comme ces prémisses
sont simplement des produits de l'esprit et qu'ils ne proviennent pas
de l'expérience, ce qui en est déduit ne peut pas établir quoi que ce
soit sur l'état de l'univers. Ce que la logique, les mathématiques et les
autres théories déductives a priori apportent sont au mieux des outils
commodes ou pratiques pour les opérations scientifiques. C'est l'une
des tâches incombant au scientifique que de choisir pour son travail,
parmi la multiplicité des différents systèmes existants de logique, de
géométrie et d'algèbre, le système qui est le plus commode pour son
but spécifique 1. Les axiomes, à partir desquels un système déductif
est édifié, sont arbitrairement sélectionnés. Ils ne nous disent rien sur
la réalité. Il n'y a pas de principes premiers a priori donnés à l'esprit
humain 2. Telle est la doctrine du fameux « Cercle de Vienne » et
d'autres écoles contemporaines de l'empirisme radical et du
positivisme logique.
Pour examiner cette philosophie, il faut se référer au conflit entre la
géométrie euclidienne et les géométries non-euclidiennes qui ont
donné lieu à ces polémiques. C'est un fait indéniable que la
planification technologique guidée par le système euclidien a abouti
aux effets qui devaient être attendus conformément aux inférences
découlant de ce système. Les bâtiments ne s'effondrent pas et les
appareils fonctionnent de la manière prévue. L'ingénieur de terrain ne
peut pas nier que cette géométrie l'a aidé dans ses efforts pour
détourner les événements du monde extérieur réel du cours qu'ils
auraient pris en l'absence de son intervention et pour les diriger vers
les objectifs qu'il voulait atteindre. Il doit en conclure que cette
géométrie, bien que basée sur certaines idées a priori, affirme
quelque chose sur la réalité et la nature. Le pragmatiste est obligé
d'admettre que la géométrie euclidienne travaille de la même façon
que les sciences de la nature expérimentales qui fournissent toute la
connaissance a posteriori. Indépendamment du fait que la disposition
des expériences en laboratoire présuppose déjà et implique la validité
du système euclidien, on ne doit pas oublier que le fait que le pont
George Washington sur la rivière Hudson et que des milliers d'autres
ponts rendent les services que les constructeurs en attendaient
confirme la vérité pratique, non seulement des enseignements
appliqués de la physique, de la chimie et de la métallurgie, mais aussi
de ceux de la géométrie d'Euclide. Cela signifie que les axiomes dont
se sert Euclide nous disent quelque chose sur le monde extérieur qui
n'est pas moins « vrai » que les enseignements des sciences de la
nature expérimentales.
Les critiques de l'apriorisme font référence au fait que, pour le
traitement de certains problèmes, le recours à l'une des géométries
non-euclidiennes semble plus commode que le recours au système
euclidien. Les corps solides et les rayons de la lumière de notre
environnement, dit Reichenbach, se comportent selon les lois
d'Euclide. Mais cela, ajoute-t-il, est simplement « un fait empirique
heureux. » Au-delà de l'espace de notre environnement, le monde
physique se comporte selon d'autres géométries 3. Il est inutile de
discuter ce point. Car ces autres géométries se servent également
d'axiomes a priori, et non de faits expérimentaux. Ce que les
panempiricistes n'arrivent pas à expliquer est comment une théorie
déductive, partant de postulats prétendument arbitraires, rend des
services précieux et même indispensables dans les efforts faits pour
décrire correctement les conditions du monde extérieur et pour les
utiliser avec succès.
Le fait empirique heureux auquel Reichenbach fait référence est le
fait que l'esprit humain a la capacité de développer des théories qui,
bien qu'a priori, sont déterminantes dans nos efforts de construire
tout système a posteriori de connaissance. Bien que la logique, les
mathématiques et la praxéologie ne découlent pas de l'expérience,
elles ne sont pas arbitraires mais nous sont imposées par le monde
dans lequel nous vivons et agissons et que nous voulons étudier 4.
Elles ne sont pas vides, dépourvues de sens et purement verbales.
Elles sont – pour l'Homme – les lois les plus générales de l'univers, et
sans elles aucune connaissance ne serait accessible à l'Homme.
Les catégories a priori sont la dotation qui permet à l'homme
d'atteindre tout ce qui est spécifiquement humain et qui le distingue
de tous les autres êtres. Leur analyse est l'analyse de la condition
humaine, du rôle que l'Homme joue dans l'univers. Elles sont la force
qui permet à l'Homme de créer et de produire tout ce que l'on appelle
la civilisation humaine.
2. Une hypothèse sur l'origine des
catégories a priori
Les concepts de la sélection et de l'évolution naturelles permettent de
développer une hypothèse sur l'émergence de la structure logique de
l'esprit humain et de l'a priori.
Les animaux sont entraînés par les impulsions et les instincts. La
sélection naturelle a éliminé les spécimens et les espèces ayant
développé des instincts qui étaient un handicap dans la lutte pour la
survie. Seuls ceux dotés d'impulsions utiles à leur conservation
survécurent et purent propager leur espèce.
On ne peut pas éviter de supposer que sur le long chemin qui a mené
des ancêtres non humains de l'Homme à l'émergence de
l'espèce Homo sapiens, certains groupes d'anthropoïdes avancés ont
expérimenté, pour ainsi dire, des concepts de catégorie différents de
ceux des Homo sapiens et ont essayé de les utiliser pour orienter leur
conduite. Mais comme ces pseudo-catégories n'étaient pas adaptées
aux conditions de la réalité, le comportement dirigé par un quasi
raisonnement basé sur elles était certain d'échouer et d'être un
désastre pour ceux qui en relevaient. Seuls pouvaient survivre les
groupes dont les membres agissaient en conformité avec les bonnes
catégories, c'est-à-dire avec celles qui étaient conformes à la réalité,
autrement dit – pour utiliser le concept des pragmatiques – qui
marchaient 5.
Néanmoins, la référence à cette interprétation de l'origine des
catégories a priori ne nous autorise pas à les qualifier de précipité
d'expérience, comme si c'était une expérience pré-humaine et pré-
logique 6. On ne doit pas masquer la différence fondamentale entre
présence et absence de finalité.
Le concept Darwinien de sélection naturelle essaie d'expliquer le
changement phylogénétique sans avoir recours à la finalité en tant
que phénomène naturel. La sélection naturelle est en état de
fonctionnement non seulement sans aucune interférence
intentionnelle de la part des éléments externes, mais elle fonctionne
également sans aucun comportement intentionnel de la part des
différents spécimens concernés.
L'expérience est un acte mental d'hommes pensant et agissant. Il est
impossible de lui assigner le moindre rôle dans une chaîne purement
naturelle de causalité dont la marque caractéristique est l'absence de
comportement intentionnel. Il est logiquement impossible d'avoir
autre chose qu'objectif ou absence d'objectif. Les primates qui ont
disposé des catégories utiles n'ont pas survécu parce que, après avoir
eu l'expérience que leurs catégories étaient utiles, ils ont décidé de
s'accrocher à elles. Ils ont survécu parce qu'ils n'ont pas recouru à
d'autres catégories qui auraient abouti à leur propre éradication. De la
même façon que le processus évolutionnaire a éliminé tous les autres
groupes dont les individus, en raison des propriétés spécifiques de
leurs organismes, n'étaient pas adaptés à la vie dans les conditions
spéciales de leur environnement, il a éliminé également les groupes
dont les esprits se sont développés d'une manière telle que leur
utilisation était nuisible à leur comportement.
Les catégories a priori ne sont pas des idées innées. Ce que l'enfant
normal – en bonne santé – hérite de ses parents ne sont pas des
catégories, des idées, ou des concepts, mais l'esprit humain qui a la
capacité d'apprendre et de concevoir des idées, la capacité de
permettre à celui qui en est doté de se comporter comme un être
humain, c'est-à-dire d'agir.
Quoi que l'on pense de cette distinction, une chose est certaine.
Puisque les catégories a priori émanant de la structure logique de
l'esprit humain ont permis à l'homme de développer les théories dont
l'application pratique l'a aidé dans ses efforts pour s'en sortir dans la
lutte pour la survie et pour atteindre les différentes fins poursuivies,
ces catégories fournissent certaines informations sur la réalité de
l'univers. Elles ne sont pas simplement des hypothèses arbitraires
sans aucune valeur informative, de simples conventions qui
pourraient indifféremment être remplacées par d'autres. Elles sont
l'outil mental nécessaire pour assembler les données issues de nos
sens d'une manière systématique, les transformer en faits
d'expérience, puis transformer ces faits en briques pour la
construction de théories, et finalement ces théories en techniques
pour atteindre les fins poursuivies.
Les animaux aussi sont équipés de sens ; certains d'entre eux sont
même capables de détecter des stimulus qui échappent aux sens de
l'homme. Ce qui les empêche de tirer profit de ce que leurs sens leur
apportent comme le fait l'Homme n'est pas une infériorité de leur
équipement en matière de sens mais le fait qu'ils ne disposent pas de
ce que l'on appelle l'esprit humain, avec sa structure logique, ses
catégories a priori.
La théorie, à la différence de l'histoire, est la recherche de relations
constantes entre les entités ou, ce qui revient au même, d'une
régularité dans la succession des événements. En établissant
l'épistémologie comme théorie de la connaissance, le philosophe
suppose implicitement ou affirme qu'il y a dans l'effort intellectuel de
l'Homme quelque chose qui reste inchangé, à savoir la structure
logique de l'esprit humain.
S'il n'y avait rien de permanent dans les manifestations de l'esprit
humain, il ne pourrait pas y avoir de théorie de la connaissance, mais
uniquement un enregistrement des différentes tentatives faites par les
Hommes pour acquérir la connaissance. L'état de l'épistémologie
ressemblerait à celui des différentes branches de l'histoire, par
exemple à ce que l'on appelle la science politique. De la même façon
que la science politique enregistre simplement ce qui a été fait ou
suggéré dans son domaine par le passé mais est incapable de dire
quoi que ce soit sur les relations invariables entre les éléments qu'elle
examine, l'épistémologie devrait restreindre son travail à
l'assemblage de données historiques sur les activités mentales
passées.
En soulignant le fait que la structure logique de l'esprit humain est
commune à tous les spécimens de l'espèce Homo sapiens, nous ne
voulons pas affirmer que cet esprit humain tel que nous le
connaissons est le seul ou le meilleur outil mental possible qui puisse
être conçu, ou le seul qui puisse exister. En épistémologie, ainsi que
dans toutes les autres sciences, on ne traite ni de l'éternité, ni des
conditions des parties de l'univers desquelles aucun signe n'atteint
notre orbite, ni de ce qui peut arriver dans des temps infinis futurs.
Peut-être y-a-t-il quelque part dans l'univers infini des êtres dont
l'esprit dépasse le nôtre de la même façon que nos esprits dépassent
ceux des insectes. Peut-être y aura-t-il un jour quelque part des êtres
vivants qui nous regarderont avec la même condescendance que celle
avec laquelle nous regardons les amibes. Mais la pensée scientifique
ne peut pas se livrer à une telle imagerie. Elle se borne à se limiter à
ce qui est accessible à l'esprit humain tel qu'il est.
3. L'a priori
On n'annule pas l'importance cognitive de l'a priori en le qualifiant de
tautologique. Une tautologie doit ex definitione être tautologie –
réaffirmation – de quelque chose déjà dit précédemment. Si on
qualifie la géométrie euclidienne de système hiérarchique de
tautologies, on peut dire : Le théorème de Pythagore est tautologique
puisqu'il exprime simplement quelque chose qui est déjà implicite
dans la définition d'un triangle rectangle.
Mais la question est : Comment avons nous obtenu dans un premier
temps la proposition – originelle – de laquelle la deuxième
proposition – dérivée – est simplement une tautologie ? Dans le cas
des différentes géométries, les réponses données aujourd'hui sont soit
(a) par un choix arbitraire, soit (b) à cause de sa commodité ou de
son aptitude. Cette réponse ne peut pas être donnée en ce qui
concerne la catégorie de l'action.
On ne peut pas non plus interpréter notre concept d'action comme un
précipité d'expérience. Cela a un sens de parler d'expérience dans les
cas où quelque chose de différent de ce qui a été expérimenté in
concreto aurait pu être attendu avant l'expérience. L'expérience nous
dit quelque chose que l'on ignorait précédemment et que l'on ne
pouvait pas apprendre sans elle. Mais la caractéristique de la
connaissance a priori est que l'on ne peut pas penser sa négation ou
quelque chose qui serait en désaccord avec elle. Ce que l'a priori
exprime est nécessairement implicite dans chaque proposition
concernant la question en jeu. Elle est implicite dans toute pensée et
action.
Si on qualifie un concept ou une proposition d'a priori, on veut dire :
tout d'abord, que la négation de ce qu'il affirme est impensable pour
l'esprit humain et lui apparaît comme absurde ; deuxièmement, que
ce concept ou cette proposition a priori est nécessairement implicite
dans notre approche mentale de tous les problèmes concernés, c'est-
à-dire dans notre façon de penser et d'agir en ce qui concerne ces
problèmes.
Les catégories a priori sont l'équipement mental à l'aide desquelles
l'Homme peut penser et éprouver et ainsi acquérir la connaissance.
Leur vérité ou leur validité ne peuvent pas être prouvées ou réfutées
comme peuvent l'être celles des propositions a posteriori, parce
qu'elles sont précisément les instruments qui nous permettent de
distinguer ce qui est vrai ou valide de ce qui ne l'est pas.
Ce que nous savons est ce que la nature ou la structure de nos sens et
de notre esprit nous rend compréhensible. Nous voyons la réalité,
non telle qu'elle « est » et peut apparaître à un être parfait, mais
seulement telle que la qualité de notre esprit et de nos sens nous
permet de la voir. L'empirisme radical et le positivisme ne veulent
pas l'admettre. Tel qu'ils le décrivent, la réalité écrit, comme
l'expérience, sa propre histoire sur les feuilles vierges de l'esprit
humain. Ils admettent que nos sens sont imparfaits et ne reflètent pas
entièrement et fidèlement la réalité. Mais ils n'examinent pas le
pouvoir de l'esprit de produire, à partir de la matière fournie par les
perceptions, une représentation sans distorsion de la réalité. En
traitant de l'a priori, on traite des outils mentaux qui nous permettent
d'éprouver, d'apprendre, de connaître et d'agir. Nous traitons du
pouvoir de l'esprit, et cela implique que nous traitons des limites de
son pouvoir.
On ne doit jamais oublier que notre représentation de la réalité de
l'univers est conditionnée par la structure de notre esprit et de nos
sens. Nous ne pouvons pas exclure l'hypothèse qu'il y ait des
caractéristiques de la réalité qui échappent à nos facultés
intellectuelles mais qui pourraient être remarquées par des êtres
équipés d'un esprit plus efficace et certainement par un être parfait.
On doit essayer de prendre conscience des caractéristiques et des
limites de notre esprit pour ne pas tomber dans l'illusion de
l'omniscience.
La suffisance positiviste de quelques-uns des précurseurs du
positivisme moderne s'est manifestée de la façon la plus flagrante
dans la maxime : Dieu est un mathématicien. Comment les mortels,
équipés de sens manifestement imparfaits, peuvent-ils prétendre que
leur esprit ait la faculté de concevoir l'univers de la même façon que
l'être parfait peut le concevoir ? L'homme ne peut pas analyser les
caractéristiques essentielles de la réalité sans l'aide fournie par les
outils des mathématiques. Mais l'être parfait ?
Après tout, il est tout à fait surérogatoire de perdre son temps dans
des polémiques concernant l'a priori. Personne ne nie ou ne pourrait
nier qu'il n'existe ni raisonnement humain ni recherche humaine de la
connaissance qui puissent se passer de ce que ces concepts,
catégories et propositions a priori nous disent. Aucune chicanerie ne
peut affecter en quoi que ce soit le rôle fondamental joué par la
catégorie de l'action pour tous les problèmes de la science de
l'homme, de la praxéologie, de l'économie et de l'histoire.
5. L'induction
Le raisonnement est toujours nécessairement déductif. Cela a été
implicitement admis par toutes les tentatives de justifier l'induction
ampliative par la démonstration ou la preuve de sa légitimité logique,
c'est-à-dire par la production d'une interprétation déductive de
l'induction. Le problème de l'empirisme consiste précisément dans
son incapacité à expliquer de façon satisfaisante comment il est
possible d'inférer de faits observés quelque chose concernant des
faits encore inobservés.
Toute connaissance humaine relative à l'univers présuppose et repose
sur la connaissance de la régularité dans la succession et la
concaténation des événements observables. Il serait vain de chercher
après une règle s'il n'y avait aucune régularité. L'inférence inductive
est une conclusion à partir de prémisses qui comprennent
invariablement la proposition fondamentale de la régularité.
Le problème pratique de l'induction ampliative doit être clairement
distingué de son problème logique. Car les hommes qui s'engagent
dans l'inférence inductive sont confrontés au problème du bon
échantillonnage. Avons-nous, parmi les caractéristiques
innombrables du cas singulier ou des cas observés, choisi celles qui
sont appropriées pour la production de l'effet en question ? De graves
défauts dans les efforts entrepris en vue d'apprendre quelque chose
sur la réalité, que ce soit dans la recherche courante de la vérité dans
la vie quotidienne ou dans la recherche scientifique systématique,
sont dus à des erreurs dans ce choix. Aucun scientifique n'a de doute
quant au fait que ce qui est correctement observé dans un cas doit
également être observé dans tous les autres cas offrant les mêmes
conditions. Le but des expériences en laboratoire est d'observer les
effets du changement d'un seul facteur, tous les autres facteurs restant
inchangés. Le succès ou l'échec de telles expériences présuppose,
évidemment, le contrôle de toutes les conditions qui entrent dans
l'agencement de l'expérience. Les conclusions dérivées de
l'expérimentation ne sont pas basées sur la répétition de la même
disposition, mais sur l'hypothèse que ce qui est arrivé dans un cas
doit nécessairement arriver également dans tous les autres cas du
même type. Il serait impossible d'inférer quoi que ce soit d'un cas ou
d'une série innombrable de cas sans cette hypothèse, qui implique la
catégorie a priori de régularité. L'expérience est toujours expérience
d'événements passés et ne pourrait pas nous enseigner quoi que ce
soit sur les événements futurs si la catégorie de régularité était
simplement une hypothèse vaine.
L'approche probabiliste des panphysicalistes du problème de
l'induction est une tentative avortée visant à traiter de l'induction sans
référence à la catégorie de régularité. Si on ne tient pas compte de la
régularité, il n'y a pas la moindre raison d'inférer de tout ce qui est
arrivé dans le passé ce qui arrivera dans le futur. Dès que l'on essaie
de se passer de la catégorie de régularité, tout effort scientifique
semble inutile, et la recherche de la connaissance de ce qui est
populairement appelé les lois de la nature devient vide de sens et
futile. Quel est l'objet des sciences de la nature si ce n'est la régularité
dans le flux des événements ?
Pourtant, la catégorie de régularité est rejetée par les champions du
positivisme logique. Ils prétendent que la physique moderne a
conduit à des résultats incompatibles avec la doctrine d'une régularité
universellement présente et a montré que ce qui a été considéré par
« l'école de la philosophie » comme étant la manifestation d'une
régularité nécessaire et inexorable est simplement le produit d'un
grand nombre d'événements minuscules. Dans la sphère
microscopique, ils affirment qu'il n'y a pas la moindre régularité. Ce
que la physique macroscopique est habituée à considérer comme le
résultat de l'opération d'une stricte régularité est simplement le
résultat d'un grand nombre de processus élémentaires purement
accidentels. En réalité, les lois de la physique macroscopique ne sont
pas des lois strictes mais des lois statistiques. Il pourrait arriver que
les événements dans la sphère microscopique produisent dans la
sphère macroscopique des événements qui soient différents de ceux
décrits par les lois simplement statistiques de la physique
macroscopique, bien qu'ils admettent que la probabilité d'un tel
événement soit très petite. Mais, prétendent-ils, la connaissance de
cette possibilité démolit l'idée qu'il prévaut dans l'univers une
régularité stricte dans la succession et la concaténation de tous les
événements. Les catégories de régularité et de causalité doivent être
abandonnées et être remplacées par les lois de la probabilité 8.
Il est vrai que les physiciens contemporains sont confrontés à un
comportement, de la part de certaines entités, qu'ils ne peuvent pas
décrire comme le produit d'une régularité discernable. Néanmoins, ce
n'est pas la première fois que la science est confrontée à ce problème.
La recherche humaine de la connaissance doit toujours rencontrer
une chose qu'elle ne peut pas faire remonter à quelque chose d'autre,
de laquelle elle apparaîtrait comme étant l'effet nécessaire. Il y a
toujours en science des données ultimes. Pour la physique
contemporaine, le comportement des atomes semble être une donnée
ultime. Les physiciens sont aujourd'hui incapables de réduire certains
processus atomiques à leurs causes. On ne déprécie pas les
réalisations merveilleuses de la physique en établissant le fait que
cette situation correspond à ce que l'on appelle habituellement
l'ignorance.
Ce qui permet à l'esprit humain de s'orienter dans la multiplicité
déconcertante des stimulus externes qui affectent nos sens, d'acquérir
ce que l'on appelle la connaissance, et de développer les sciences de
la nature est la connaissance d'une régularité et d'une uniformité
inévitables prévalant dans la succession et la concaténation de ces
événements. Le critère qui nous incite à distinguer différentes classes
de choses est le comportement de ces choses. Si une chose, à
seulement un égard, se comporte (réagit à un stimulus défini)
différemment d'autres choses auxquelles elle est identique à tous
autres égards, on doit l'assigner à une classe différente.
On peut considérer les molécules et les atomes dont le comportement
est à la base des doctrines probabilistes comme les éléments
originaux ou comme dérivés des éléments originaux de la réalité. Le
choix de l'une ou de l'autre de ces solutions n'a pas d'importance.
Car, de toute façon, leur comportement est le résultat de leur nature
même (pour le dire plus correctement : c'est leur comportement qui
constitue ce que nous appelons leur nature). Comme nous le voyons,
il y a différentes classes chez ces molécules et atomes. Ils ne sont pas
uniformes ; ce que l'on appelle molécules et atomes sont des groupes
composés de différents sous-groupes, les membres de chaque sous-
groupe ayant des comportements qui, à certains égards, diffèrent de
ceux des autres sous-groupes. Si le comportement des membres des
différents sous-groupes était différent de ce qu'il est ou si la
répartition numérique entre sous-groupes était différente, l'effet
conjoint produit par le comportement de tous les membres des
groupes serait lui aussi différent. Cet effet est déterminé par deux
facteurs : le comportement spécifique des membres de chaque sous-
groupe et la taille de chaque sous-groupe.
Si les défenseurs de la doctrine probabiliste de l'induction avaient
reconnu le fait qu'il existe différents sous-groupes d'entités
microscopiques, ils auraient réalisé que l'effet conjoint de l'opération
de ces entités aboutit à ce que la doctrine macroscopique appelle une
loi sans exception aucune. Ils auraient dû admettre que l'on ne sait
pas aujourd'hui pourquoi les sous-groupes diffèrent les uns des autres
à certains égards ni comment, de l'interaction des membres des
différents sous-groupes, émerge l'effet conjoint dans la sphère
macroscopique. Au lieu de cette procédure, ils attribuent
arbitrairement aux différentes molécules et atomes la faculté de
choisir parmi différentes possibilités de comportement. Leur doctrine
ne diffère pas essentiellement de l'animisme primitif. Tout comme
les primitifs attribuaient à « l'âme » de la rivière le pouvoir de choisir
entre couler tranquillement dans son lit usuel ou d'inonder les
domaines adjacents, ils croient que ces entités microscopiques sont
libres de déterminer certaines caractéristiques de leur comportement,
par exemple la vitesse et la trajectoire de leurs mouvements. Dans
leur philosophie, il est implicite que ces entités microscopiques sont
des êtres agissant tout comme les hommes.
Mais même si nous devions accepter cette interprétation, on ne doit
pas oublier que l'action humaine est entièrement déterminée par
l'équipement physiologique des individus et par toutes les idées qui
sont à l'œuvre dans leur esprit. Comme on n'a aucune raison de
supposer que ces entités microscopiques sont dotées d'un esprit
produisant des idées, on doit supposer que ce qui est appelé leurs
choix correspond nécessairement à leur structure physique et
chimique. L'atome, ou la molécule individuelle, se comporte dans un
certain environnement et dans certaines conditions précisément
comme sa structure l'ordonne. La vitesse et la trajectoire de ses
mouvements et sa réaction à la rencontre des facteurs extérieurs à sa
propre nature ou structure sont strictement déterminées par cette
nature ou structure. Si on n'accepte pas cette interprétation, on se
livre à l'hypothèse métaphysique absurde que ces molécules et
atomes sont équipés du libre-arbitre que les doctrines les plus
radicales et naïves de l'indéterminisme attribuaient à l'homme.
Bertrand Russell essaie d'illustrer le problème en comparant la
position de la mécanique quantique à propos du comportement des
atomes à celle d'un chemin de fer relativement au comportement des
personnes utilisant ses équipements. L'employé du bureau de
réservations de Paddington peut découvrir, s'il le souhaite, quelle
proportion de voyageurs va de cette gare à Birmingham, quelle
proportion va à Exeter, et ainsi de suite, mais il ne connaît rien des
différentes raisons qui mènent à un choix dans un cas et à un autre
choix dans un autre cas. Mais Russell doit admettre que les situations
ne sont pas « pleinement analogues » car l'employé, pendant son
temps libre, peut découvrir des choses sur les êtres humains qu'ils ne
mentionnent pas quand ils prennent des billets, tandis que le
physicien, dans l'observation des atomes, n'a pas la même
possibilité 9.
Il est caractéristique du raisonnement de Russell qu'il illustre son
propos en se référant à l'esprit d'un employé subalterne à qui on
assigne la tâche immuable d'un nombre strictement limité
d'opérations simples. Ce qu'un tel homme (dont le travail pourrait
indifféremment être effectué par un distributeur automatique) pense
de choses qui dépassent la sphère étroite de ses fonctions n'est
d'aucune aide. Aux yeux des promoteurs qui ont pris l'initiative du
projet de chemin de fer, des capitalistes qui ont investi dans la
société, et des directeurs qui administrent les opérations, les
problèmes impliqués apparaissent sous un jour très différent. Ils ont
construit et gèrent la voie parce qu'ils prévoient le fait qu'il y a
certaines raisons qui inciteront un certain nombre de personnes à
voyager d'un point de leur itinéraire à un autre. Ils connaissent les
conditions qui déterminent le comportement de ces personnes, ils
savent également que ces conditions sont changeantes, et ils
cherchent à influencer l'importance et le sens de ces changements
dans le but de préserver et d'augmenter leur clientèle et les recettes
de l'entreprise. La conduite de leurs affaires n'a rien à voir avec la
croyance en l'existence d'une mythique « loi statistique ». Elle est
guidée par l'idée qu'il y a une demande latente d'équipements de
transport de la part d'un nombre de personnes de sorte qu'il est
rentable de la satisfaire au moyen d'un chemin de fer. Et ils sont
pleinement conscients du fait que la quantité de service qu'ils
peuvent vendre pourrait, un jour, être brutalement réduite à un point
tel qu'ils seraient forcés de fermer leur entreprise.
Bertrand Russell et tous les autres positivistes qui font référence à ce
qu'ils appellent des « lois statistiques » commettent une sacrée
bourde dans leur commentaire des statistiques humaines, c'est-à-dire
des statistiques traitant des faits de l'action humaine en tant que
distincts des faits de la physiologie humaine. Ils ne prennent pas en
considération le fait que tous ces chiffres statistiques changent
continuellement, plus ou moins rapidement selon les cas. Il n'y a pas
dans les évaluations que font les êtres humains et donc dans les
actions humaines la même régularité que celle existant dans le
domaine étudié par les sciences de la nature. Le comportement
humain est guidé par des motifs, et l'historien traitant du passé tout
comme l'homme d'affaires cherchant à prévoir l'avenir doivent
essayer de « comprendre » ce comportement 10.
Si les historiens et les individus agissants n'étaient pas capables de
réaliser cette compréhension spécifique du comportement de leurs
congénères, et si les sciences de la nature et les individus agissants
n'étaient pas en mesure de saisir quelque chose sur la régularité dans
la concaténation et la succession des événements naturels, l'univers
leur apparaîtrait comme étant un chaos inintelligible et ils ne
pourraient combiner de moyens pour l'accomplissement d'une
quelconque fin. Il n'y aurait pas de raisonnement, pas de
connaissance ni de science, et il n'y aurait pas d'intervention
intentionnelle de l'homme sur les conditions de son environnement.
Les sciences de la nature ne sont possibles que parce que prévaut la
régularité dans la succession des événements externes. Bien sûr, il y
a des limites à ce que l'homme peut apprendre de la structure de
l'univers. Il y a ce qui n'est pas observable et il y a des relations sur
lesquelles la science n'a pas, jusqu'à présent, fourni d'interprétation.
Mais la conscience de ces faits ne réfute pas les catégories de
régularité et de causalité.
6. Le paradoxe de l'empirisme probabiliste
L'empirisme proclame que l'expérience est la seule source de
connaissance pour l'homme et rejette comme préjugé métaphysique
l'idée que toute expérience présuppose des catégories a priori. Mais à
partir de son approche empirique, il postule la possibilité
d'événements qui n'ont jamais été expérimentés par personne. Ainsi,
nous dit-on, la physique ne peut pas exclure la possibilité que
« quand vous mettez un glaçon dans un verre d'eau, l'eau commence
à bouillir et le glaçon devient aussi froid que l'intérieur d'un
congélateur. » 11
Néanmoins, ce néo-empiricisme est loin d'être cohérent dans
l'application de sa doctrine. S'il n'y a aucune régularité dans la nature,
rien ne justifie la distinction entre différentes classes de choses et
d'événements. Si on appelle certaines molécules oxygène et d'autres
azote, on signifie que chaque membre de ces classes se comporte
d'une certaine façon, qui est différente du comportement des
membres d'autres classes. Si on fait l'hypothèse que le comportement
d'une molécule individuelle peut dévier de la façon dont les autres
molécules se comportent, on doit, soit l'affecter à une classe spéciale,
soit supposer que sa déviation a été induite par l'intervention de
quelque chose auquel les autres membres de sa classe n'ont pas été
exposés. Si on dit qu'on ne peut pas exclure la possibilité « qu'un
jour, les molécules composant l'air de la pièce, par un complet
hasard, parviennent à un ordonnancement tel que les molécules
d'oxygène soient assemblées d'un côté de la pièce et celles d'azote de
l'autre, » 12 on implique qu'il n'y a rien, ni dans la nature de l'oxygène
et de l'azote ni dans l'environnement dans lequel ils demeurent, qui
induit la façon dont ils sont répartis dans l'air. On suppose que le
comportement des différentes molécules, à tous autres égards, est
déterminé par leur constitution, mais qu'elles sont « libres » de
choisir l'espace qu'elles occupent. On suppose assez arbitrairement
que l'une des caractéristiques des molécules, à savoir leur
mouvement, n'est pas déterminé, tandis que toutes leurs autres
caractéristiques le sont. On sous-entend qu'il y a quelque chose dans
la nature des molécules – on est tenté de dire : dans leur « âme » –
qui leur donne la faculté de « choisir » la façon d'errer. On ne réalise
pas qu'une description complète du comportement des molécules doit
également comprendre leurs mouvements. Elle aurait à traiter du
processus qui associe les unes avec les autres les molécules
d'oxygène et d'azote de la façon dont elles le font dans l'air.
Si Reichenbach avait vécu comme contemporain des magiciens et
des guérisseurs primitifs, il aurait fait valoir : certaines personnes
sont affligées d'une maladie dont les symptômes sont mortels ;
d'autres restent saines et vivantes. On ne connaît pas le facteur dont
la présence causerait la souffrance de ceux accablés et dont l'absence
serait à l'origine de l'immunité des autres. Il est évident que ces
phénomènes ne peuvent pas être traités scientifiquement si vous vous
accrochez au concept superstitieux de causalité. Tout ce que nous
pouvons connaître à leur sujet est la « loi statistique » selon laquelle
X% de la population a été atteint et que le reste ne l'a pas été.
7. Matérialisme
Le déterminisme doit être clairement distingué du matérialisme. Le
matérialisme déclare que les seuls facteurs produisant le changement
sont ceux qui sont accessibles à la recherche par les méthodes de
sciences de la nature. Il ne nie pas nécessairement le fait que les
idées humaines, les jugements de valeur, et la volonté sont également
réels et peuvent produire certains changements. Mais dans la mesure
où il ne le nie pas, il affirme que ces facteurs « idées » sont le résultat
inévitable d'événements externes qui engendrent nécessairement dans
la structure corporelle des hommes certaines réactions. C'est
seulement l'insuffisance actuelle des sciences de la nature qui nous
empêche d'imputer toutes les manifestations de l'esprit humain aux
événements matériels – physiques, chimiques, biologiques et
physiologiques – qui les ont amenées. Une connaissance plus
parfaite, affirme-t-il, montrera comment les facteurs matériels ont
nécessairement produit chez l'individu Mahomet la religion
musulmane, chez l'individu Descartes la géométrie des coordonnées,
et chez l'individu Racine Phèdre.
Il est inutile d'argumenter contre les défenseurs d'une doctrine qui se
contente d'établir un programme sans indiquer comment il pourrait
être mis en application. Ce qui peut et doit être fait est de révéler
comment ses défenseurs se contredisent et quelles conséquences
doivent résulter de son application effective.
Si l'émergence de chaque idée doit être traitée comme on traite
l'émergence de tous les autres événements naturels, il n'est plus
admissible de distinguer entre vraies et fausses propositions. Alors
les théorèmes de Descartes ne sont ni meilleurs ni pires que les ratés
de Pierre, candidat peu doué à un diplôme, dans sa copie d'examen.
Les facteurs matériels ne peuvent pas se tromper. Ils ont produit chez
l'individu Descartes la géométrie des coordonnées et chez l'individu
Pierre quelque chose que son enseignant, non éclairé par l'évangile
du matérialisme, considère comme absurde. Mais qu'est-ce qui
autorise cet enseignant à émettre un jugement sur la nature ? Qui sont
les philosophes matérialistes pour condamner ce que les facteurs
matériels ont produit dans les organismes des philosophes
« idéalistes » ?
Il ne serait d'aucune utilité pour les matérialistes de faire référence à
la distinction pragmatique entre ce qui marche et ce qui ne marche
pas. Car cette distinction introduit dans la chaîne de raisonnement un
facteur qui est étranger aux sciences de la nature, à savoir, la finalité.
Une doctrine ou une proposition marche si une conduite dirigée par
elle conduit à l'objectif visé. Mais le choix de la fin est déterminé par
les idées, il est en soi un fait mental. L'est aussi le jugement selon
lequel la fin choisie a ou non été atteinte. Pour le matérialisme
cohérent, il n'est pas possible de distinguer entre l'action
intentionnelle et une vie simplement végétative, du type de celle des
plantes.
Les matérialistes pensent que leur doctrine élimine simplement la
distinction entre ce qui est moralement bon et moralement mauvais.
Ils ne voient pas qu'elle élimine également toute différence entre ce
qui est vrai et ce qui est inexact et prive ainsi tous les actes mentaux
de toute signification. Si, entre les « choses vraies » du monde
extérieur et les actes mentaux, il ne reste rien qui puisse être
considéré comme essentiellement différent de l'opération des forces
décrites par les sciences de la nature traditionnelles, alors on doit
aborder ces phénomènes mentaux de la même manière que l'on
répond aux événements naturels. Car, pour une doctrine qui affirme
que les pensées sont au cerveau ce que la bile est au foie 13, il n'est
plus permis de faire davantage de distinction entre vraies et fausses
idées qu'entre vraie et fausse bile.
Notes
1. Cf. Louis Rougier, Traité de la connaissance (Paris, 1955), pp. 13
et suivantes.
2. Ibid., pp. 47 et suivantes.
3. Cf. Hans Reichenbach, The Rise of Scientific Philosophy
(University of California Press, 1951), p. 137.
4. Cf. Morris Cohen, A Preface to Logic (New York : Henry Holt &
Co., 1944), p. 44 et 92 ; Mises, Human Action (Traduction française :
L'Action humaine), pp. 72-91.
5. Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine),
pp. 86 et suivantes.
6. Comme le suggère J. Benda, La Crise du rationalisme (Paris,
1949), pp. 27 et suivantes.
7. A propos du « protocole du langage, » voir Carnap, « Die
physikalische Sprache als Universalsprache der Wissenschaft, »
Erkenntnis, II (1931), pp. 432-465 et Carnap, « Über
Protokollsätze, » Erkenntnis, III (1932/33), pp. 215-228.
8. Cf. Reichenbach, op. cit., pp. 157 et suivantes.
9. B. Russel, Religion and Science (Londres : Home University
Library, 1936), pp. 152 et suivantes.
10. Sur la « compréhension », voir plus loin, au chapitre II, pp. 49 et
suivantes.
11. Cf. Reichenbach, op. cit., p. 162.
12. Ibid., p. 61.
13. Karl Vogt, Köhlerglaube und Wissenschaft (deuxième édition,
Giessen, 1855), p. 32.
14. Cf. Mises, Theory and History (Traduction française : Théorie et
Histoire), pp. 108 et suivantes.
15. Cf. Karl Marx, Zur Kritik der politischen Ökonomie, édité par
Kautsky (Stuttgart, 1897), pp. x-xii. [Contribution à la critique de
l'économie politique, Éditions sociales (Paris : 1977), Préface]
16. Marx, op. cit., p. xi.
17. Marx et Engels, The Communist Manifesto [Le Manifeste
communiste], I.
18. Marx, Das Kapital (7ème édition, Hambourg, 1914), volume I,
chapitre xxiv, p. 728. Pour une analyse critique de ce raisonnement,
voir Mises, Theory and History(Traduction française : Théorie et
Histoire), p. 102 et suivantes.
II. La base activiste de la
connaissance
1. L'Homme et l'action
Le trait caractéristique de l'Homme est l'action. L'Homme cherche à
changer certaines conditions de son environnement afin de substituer
un état de choses qui lui convient mieux à un autre qui lui convient
moins bien. Toutes les manifestations de la vie et du comportement
dans lesquelles l'Homme se différencie de tous les autres êtres et
choses qu'il connaît sont des exemples d'action et ne peuvent être
traitées que depuis ce que nous pouvons appeler un point de vue
activiste. L'étude de l'Homme, tant qu'il ne s'agit pas de biologie,
commence et se termine par l'étude de l'action humaine.
L'action est une conduite intentionnelle. Ce n'est pas un simple
comportement, mais un comportement suscité par des jugements de
valeur, poursuivant une fin donnée et guidé par des idées sur le fait
que des moyens conviennent ou non. Il est impossible de traiter de
l'action sans les concepts de causalité et de finalité. C'est un
comportement conscient. Agir, c'est choisir. C'est vouloir : l'action
est une manifestation de la volonté.
L'action est parfois considérée comme la variante humaine de la lutte
pour la survie commune à tous les êtres vivants. Cependant
l'expression « lutte pour la survie » telle qu'on l'applique aux
animaux et aux plantes est une métaphore. Ce serait une erreur de
déduire quoi que ce soit de son usage. En appliquant littéralement le
terme de lutte aux animaux et aux plantes on leur attribuerait le
pouvoir de prendre conscience des facteurs menaçant leur existence,
la volonté de préserver leur propre intégrité et la faculté mentale de
trouver des moyens pour la préserver.
D'un point de vue activiste, la connaissance est un instrument de
l'action. Son rôle est d'aider l'Homme à procéder dans ses tentatives
d'élimination de son malaise. Aux stades supérieurs de l'évolution
humaine, des conditions de l'Âge de Pierre à celles de l'ère de
capitalisme moderne, le malaise est également ressenti par la simple
prédominance de l'ignorance de la nature et de la signification des
choses, que cette connaissance des choses fondamentales puisse ou
non avoir une application pratique pour une quelconque réalisation
technologique. Vivre dans un univers dont la structure finale et réelle
n'est pas familière crée en soi un sentiment d'anxiété. Pour éliminer
cette angoisse et donner aux Hommes une certitude quant aux choses
finales, il y a eu dès les premiers temps la sollicitude de la religion et
de la métaphysique. Plus tard la philosophie des Lumières et les
écoles affiliées promirent que les sciences de la nature résoudraient
tous les problèmes sous-jacents. En tout cas, c'est un fait que méditer
sur l'origine et l'essence des choses, la nature humaine et son rôle
dans l'univers, est une préoccupation de nombreuses personnes. Vue
sous cet angle la recherche pure de la connaissance, non motivée par
le désir d'améliorer les conditions extérieures de sa vie, est aussi une
action, c'est-à-dire un effort cherchant à atteindre un état de choses
plus souhaitable.
Une autre question est de savoir si l'esprit humain est capable de
résoudre pleinement les problèmes sous-jacents. On peut soutenir
que la fonction biologique de la raison est d'aider l'Homme dans sa
lutte pour la survie et l'élimination de son malaise. Tout pas au-delà
des limites tracées par cette fonction, dit-on, amène à des
spéculations métaphysiques inouïes ne pouvant être ni démontrées ni
réfutées. L'omniscience est pour toujours niée à l'Homme. Toute
recherche de la vérité doit, tôt ou tard mais inévitablement, conduire
à une donnée ultime 1.
Le concept d'action est le concept fondamental de la connaissance
humaine. Il implique tous les concepts de la logique ainsi que les
concepts de régularité et de causalité. Il implique le concept de temps
et celui de valeur. Il comprend toutes les manifestations spécifiques
de la vie humaine qui se séparent des manifestations de la structure
physiologique de l'Homme qu'il a en commun avec tous les autres
animaux. En agissant, l'esprit de l'individu se voit différent de son
environnement, du monde externe, et essaie d'étudier cet
environnement afin d'influer sur le cours des événements qui s'y
passent.
2. La finalité
Ce qui sépare le champ de l'action humaine du champ des
événements externes qu'étudient les sciences de la nature, c'est le
concept de finalité. Nous ne savons rien des causes finales opérant
dans ce que nous appelons la nature. Mais nous savons que l'Homme
poursuit certains buts choisis. Dans les sciences de la nature nous
cherchons des relations constantes entre les différents événements.
En traitant de l'action humaine nous cherchons les fins que l'agent
veut ou voulait atteindre et le résultat auquel son action a abouti ou
aboutira.
La distinction nette entre un domaine de la réalité sur lequel
l'Homme ne peut rien apprendre d'autre que le fait qu'il se caractérise
par une régularité dans la séquence et l'enchaînement des événements
et un domaine dans lequel il y a une poursuite intentionnelle de fins
choisies est l'aboutissement d'une longue évolution. L'Homme, lui-
même être agissant, était d'abord enclin à expliquer tous les
événements comme la manifestation de l'action d'êtres agissant d'une
manière qui n'était pas fondamentalement différente de la sienne.
L'animisme attribuait à toutes les choses de l'univers la faculté
d'action. Quand l'expérience fit abandonner cette croyance aux gens,
on supposa encore que Dieu, ou la nature, agissait d'une façon peu
différente des modèles de l'action humaine. L'émancipation par
rapport à cet anthropomorphisme est l'un des fondements
épistémologiques de la science moderne de la nature.
La philosophie positiviste, qui se qualifie elle-même de nos jours de
philosophie scientifique, croit que ce rejet du finalisme par les
sciences de la nature implique la réfutation de toutes les doctrines
théologiques ainsi que celle des enseignements des sciences de
l'action humaine. Elle prétend que les sciences de la nature peuvent
résoudre tous les « mystères de l'univers » et fournir une réponse
prétendument scientifique à toutes les questions qui peuvent troubler
l'humanité.
Toutefois, les sciences de la nature n'ont pas contribué et ne peuvent
en rien contribuer à la clarification des problèmes que la religion
essaie de traiter. La reniement de l'anthropomorphisme naïf qui
imaginait un être suprême, soit comme un dictateur soit comme un
gardien, était le résultat de la théologie et de la métaphysique. En ce
qui concerne la doctrine disant que Dieu est tout autre que l'Homme
et que son essence et sa nature ne peuvent pas être saisies par un
simple mortel, les sciences de la nature et une philosophie qui en
découle n'ont rien à dire. La transcendance est au-delà du domaine
sur lequel la physique et la physiologie nous donnent des
informations. La logique ne peut ni prouver ni réfuter le cœur des
doctrines théologiques. Tout ce que la science – en dehors de
l'Histoire – peut faire à cet égard est d'exposer les erreurs de la magie
et des superstitions et pratiques fétichistes.
En niant l'autonomie des sciences de l'action humaine et de leur
concept de causes finales, le positivisme énonce un postulat
métaphysique qu'il ne peut pas étayer avec la moindre découverte des
méthodes expérimentales des sciences de la nature. C'est un passe-
temps gratuit que d'appliquer à la description du comportement
humain les méthodes que les sciences de la nature utilisent pour
étudier le comportement des souris ou du fer. Les mêmes événements
externes produisent différentes réactions chez des différentes
personnes et chez la même personne à différents moments. Les
sciences de la nature sont impuissantes face à cette « irrégularité ».
Leurs méthodes ne peuvent traiter que d'événements gouvernés selon
un modèle régulier. De plus elles ne laissent aucune place aux
concepts de sens, de jugement de valeur et de fins.
3. Le jugement de valeur
Juger est la réaction émotionnelle de l'Homme aux divers états de son
environnement, que ce soit ceux du monde externe ou ceux des
conditions physiologiques de son propre corps. L'Homme fait une
distinction entre les états plus souhaitables et les états moins
souhaitables, comme diraient les optimistes, ou entre de grands maux
et de moindres maux comme les pessimistes seraient disposés à le
dire. Il agit quand il croit que l'action peut aboutir à substituer un état
plus désirable à un état qui l'est moins.
L'échec des tentatives d'application des méthodes et des principes
épistémologiques des sciences de la nature aux problèmes de l'action
humaine résulte de ce que ces sciences n'ont pas d'outil pour traiter
du jugement de valeur. Dans la sphère des phénomènes qu'ils
étudient il n'y a pas de place pour un quelconque comportement
intentionnel. Le physicien lui-même et sa recherche en physique sont
des entités échappant à l'orbite qu'il étudie. Les jugements de valeur
ne peuvent pas être perçus par les attitudes d'observation de
l'expérimentateur et ne peuvent pas être décrits dans les énoncés
protocolaires du langage de la physique. Pourtant ce sont, également
du point de vue des sciences de la nature, des phénomènes réels, car
ils constituent un maillon nécessaire dans la chaîne des événements
produisant des phénomènes physiques donnés.
Le physicien peut rire aujourd'hui de la doctrine qui interprétait
certains phénomènes comme étant l'effet d'une « horreur du vide ».
Mais il n'arrive pas à comprendre que les postulats du
panphysicalisme sont tout aussi ridicules. Si l'on élimine toute
référence aux jugements de valeur, il est impossible de dire quoi que
ce soit des actions de l'Homme, c'est-à-dire de tout comportement qui
n'est pas une simple conséquence de processus physiologiques se
déroulant dans le corps humain.
4. La chimère d'une Science unifiée
Le but de toutes les variantes du positivisme est de faire taire les
sciences de l'action humaine. Pour les besoins du raisonnement nous
pouvons nous abstenir d'analyser les contributions du positivisme à
l'épistémologie des sciences de la nature à la fois quant à leur
originalité et quant à leur validité. Nous n'avons pas à nous étendre
non plus trop longtemps sur les motifs qui poussaient les auteurs
positivistes à attaquer passionnément la « procédure non
scientifique » de l'économie et de l'histoire. Ils défendaient des
réformes politiques, économiques et culturelles bien précises qui, à
ce qu'ils croyaient, apporteraient le salut de l'humanité et
l'établissement d'un bonheur éternel. Comme ils ne purent pas réfuter
la critique dévastatrice que leurs plans invraisemblables
rencontrèrent de la part des économistes, ils voulurent supprimer la
« science lugubre ».
La question de savoir si le terme de « science » ne devrait être
appliqué qu'aux sciences de la nature ou aussi à la praxéologie et
l'histoire, est purement linguistique et sa solution diffère selon les
usages des différentes langues. En anglais le terme « science » ne se
réfère pour beaucoup de gens qu'aux sciences de la nature 2. En
allemand il est habituel de parler d'une Geschichtswissenschaft
[science de l'histoire] et de qualifier diverses branches de l'histoire de
Wissenschaft, comme par exemple Literaturwissenschaft,
Sprachwissenschaft, Kunstwissenschaft, Kriegswissenschaft. On peut
abandonner ce problème en le considérant comme purement verbal,
comme une querelle de mots inutile.
Auguste Comte a posé le principe d'une science empirique qui,
façonnée selon le modèle de la mécanique classique, devrait traiter
des lois de la société et des faits sociaux. Les plusieurs centaines et
milliers d'adeptes de Comte se qualifiaient de sociologues et
appelaient les livres qu'ils publiaient des contributions à la
sociologie. En réalité ils traitaient de divers chapitres plus ou moins
négligés de l'histoire et se conformaient en règle générale aux
méthodes éprouvées de la recherche historique et ethnologique. Peu
importe qu'ils mentionnent ou non dans le titre de leurs ouvrages la
période et la région géographique qu'ils étudient. Leurs études
« empiriques » font nécessairement toujours référence à une époque
donnée de l'histoire et décrivent des phénomènes qui se sont passés,
qui ont changé et qui ont disparu dans le cours du temps. Les
méthodes des sciences de la nature ne peuvent pas être appliquées au
comportement humain parce que ce dernier, en dehors de ce qui fait
qu'on le qualifie d'action d'humaine et qui est étudié par la science a
priori de la praxéologie, manque de la particularité qui caractérise les
événements relevant du domaine des sciences de la nature, à savoir la
régularité.
Notes
a. Le terme « Verstehen », « understanding » en anglais, veut dire
« compréhension » mais a été associé par Mises lui-même à
l'intuition bergsonienne (on le traduit parfois aussi par interprétation).
NdT.
1. Voir ci-dessous, p. 53.
2. Voir R. G. Collingwood (The Idea of History [Oxford, 1946],
p. 249): « Il y a un usage argotique, comme celui dans lequel « hall »
signifie music hall ou « pictures » des films [moving pictures], où
« science » signifie science de la nature. » Mais « dans la tradition du
discours européen [...] qui a continué sans interruption jusqu'à nos
jours, le mot « science » signifie tout corpus de connaissance
organisé. » Sur l'usage en français, voir Lalande, Vocabulaire
technique et critique de la philosophie (5ème édition : Paris, 1947),
pp. 933-40.
3. Otto Neurath, Foundations of the Social Sciences (International
Encyclopedia of Unified Science, Vol. II, No. 1 [3ème impression ;
University of Chicago Press, 1952]), p. 9.
4. Ibid., p. 17.
5. Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine),
pp. 237 et suivantes.
6. T. Kotarbinski, « Considérations sur la théorie générale de la
lutte, » Annexe à Z Zagadnien Ogólnej Teorii Walki (Varsovie,
1938), pp. 65-92 ; et du même auteur, « Idée de la méthodologie
générale praxeologique, » Travaux du IXe Congrés International de
Philosophie (Paris, 1937), IV, 190-94. La théorie des jeux n'a aucun
lien avec la théorie de l'action. Bien entendu, jouer un jeu est une
action, tout comme fumer une cigarette ou mâcher un sandwich. Voir
ci-dessous, pp. 87 et suivantes.
7. Voir ci-dessous, p. 67.
8. Mises, Theory and History (Traduction française : Théorie et
Histoire), pp. 264 et suivantes.
9. Quand H. Taine écrivit en 1863 : « L'histoire au fond est un
problème de psychologie » (Histoire de la littérature anglaise
[10ème édition ; Paris, 1899], Vol. I, Introduction, p. xlv), il n'avait
pas conscience que le type de psychologie qu'il avait à l'esprit n'était
pas ce que les sciences de la nature appellent la psychologie
expérimentale mais ce type de psychologie que nous appelons
thymologie, et que cette thymologie est en elle-même une discipline
historique, une Geisteswissenschaft dans la teminologie de W.
Dilthey (Einleitung in die Geisteswissenschaften [Leipzig, 1883]). R.
G. Collingwood (The Idea of History [Oxford, 1946], p. 221) établit
une distinction entre « la pensée historique » qui « étudie l'esprit en
tant qu'agissant de certaines manières bien précises dans certaines
situations bien précises » et une autre manière problématique
d'étudier de l'esprit, à savoir en « étudiant ses caractéristiques
générales, coupées de toute situation particulière ou de toute action
particulière. » La seconde serait « non de l'histoire, mais la science
de l'intellect, la psychologie, ou philosophie de l'esprit. » Une
« science positive de l'intellect se situant au-dessus de la sphère
historique et établissant les lois permanentes et immuables de la
nature humaine », souligne-t-il (p. 224), n'est « possible qu'à une
personne qui confond les conditions transitoires d'une certaine
période historique avec les conditions permanentes de la vie
humaine. »
10. Language, Thought and Culture, édité par Paul Henle (University
of Michigan Press, 1958), p. 48. Bien entendu, l'analogie n'est pas
totale, car l'immense majorité des gens arrêtent leur évolution
culturelle bien avant d'avoir atteint les niveaux thymologiques de leur
époque.
11. Mises, Theory and History (Traduction française : Théorie et
Histoire), pp. 140 et suivantes.
III. Nécessité et volonté
1. L'infini
La négation, notion de l'absence ou de la non existence de quelque
chose ou de la dénégation d'une proposition, est concevable à l'esprit
humain. Mais la notion d'une négation absolue de tout, la
représentation d'un rien absolu, est au-delà de la compréhension de
l'Homme. Il en est de même de la notion de l'émergence de quelque
chose à partir de rien, de la notion d'un début absolu. Le Seigneur,
enseigne la Bible, a créé le monde à partir de rien, mais Dieu lui-
même était là de toute éternité et sera là pour toute l'éternité sans
début ni fin.
Pour l'esprit humain tout ce qui se passe, se passe pour quelque chose
qui existait auparavant. L'émergence de quelque chose de nouveau
est considéré comme l'évolution – l'arrivée à maturité – d'une chose
qui était potentiellement déjà présente dans ce qui existait
auparavant. La totalité de l'univers tel qu'il était hier inclut déjà
potentiellement la totalité de l'univers tel qu'il est aujourd'hui.
L'univers est un contexte comprenant tous les éléments, un
continuum s'étendant à l'infini dans le passé et dans l'avenir, une
entité pour laquelle attribuer une origine ou une fin est au-delà des
capacités mentales de l'Homme.
Tout ce qui est, est tel qu'il est et non quelque chose de différent,
parce que ce qui l'a précédé avait une forme et une structure données
et non une forme et une structure différentes.
Nous ne savons pas ce qu'un surhomme, un esprit totalement parfait,
penserait de ces questions. Nous sommes de simples hommes,
équipés d'un esprit humain qui ne pouvons même pas imaginer la
possibilité et la capacité d'un tel esprit plus parfait, essentiellement
différent de nos capacités mentales.
3. Les statistiques
Les statistiques représentent la description en termes numériques
d'expériences concernant des phénomènes non soumis à une
uniformité régulière. Dans la mesure où il existe une régularité
discernable dans la succession des phénomènes, le recours aux
statistiques est inutile. L'objectif des statistiques sur la vie n'est pas
d'établir le fait que tous les hommes sont mortels, mais de donner des
informations sur la durée de la vie humaine, grandeur qui n'est pas
uniforme. Les statistiques sont donc une méthode spécifique de
l'histoire.
Quand il y a régularité les statistiques ne pourraient pas montrer autre
chose que « A est suivi dans tous les cas de P, et dans aucun cas de
quelque chose de différent de P. Si les statistiques montrent que A est
dans X % des cas suivi de P et dans (100-X) % des cas de Q, nous
devons supposer qu'une connaissance plus parfaite devrait
diviser Aen deux facteurs B et C le premier étant suivi de manière
régulière par P et le second par Q.
Les statistiques sont l'une des ressources de la recherche historique. Il
existe dans le domaine de l'action humaine certaines occurrences et
certains événements dont les traits caractéristiques peuvent être
décrits en termes numériques. Ainsi, par exemple, l'impact d'une
doctrine donnée sur l'esprit des gens ne permet aucune expression
numérique. Sa « quantité » ne peut être estimée qu'avec la méthode
de l'intuition spécifique aux disciplines historiques 2. Mais le nombre
de gens qui ont perdu la vie dans les luttes pour obtenir, au moyen de
guerres, de révolutions et d'assassinats, des conditions sociales en
accord avec une doctrine donnée peut être déterminé par des chiffres
si toute la documentation requise est disponible.
Les statistiques fournissent des informations numériques sur les faits
historiques, c'est-à-dire sur des événements qui se sont produits à une
époque donnée pour des gens donnés dans une région donnée. Elles
traitent du passé et non de l'avenir. Comme toute expérience passée,
elle peut occasionnellement rendre d'importants services dans la
planification du futur, mais elle ne dit rien qui vaille directement
pour l'avenir.
Il n'existe pas de lois statistiques. Les gens ont recours aux méthodes
statistiques précisément quand ils ne sont pas en mesure de trouver
une régularité dans l'enchaînement et la succession des événements.
La réalisation statistique la plus saluée, les tables de mortalité, ne
montre pas une stabilité mais des changements dans les taux de
mortalité de la population. La durée de vie moyenne de la vie
humaine change au cours de l'histoire, même si aucun changement
n'émerge dans l'environnement naturel, parce que de nombreux
facteurs qui la touchent résultent de l'action humaine, par exemple de
la violence, du régime alimentaire, des mesures médicales et
prophylactiques, de la quantité de denrées alimentaires et autres.
Le concept de « loi statistique » est né lorsque certains auteurs, en
traitant du comportement humain, n'ont pas réussi à saisir que
certaines données statistiques ne changent que lentement et qu'ils ont
identifié, avec un enthousiasme aveugle et à la hâte, la lenteur du
changement à l'absence de changement. Ils ont ainsi cru eux-mêmes
avoir découvert des régularités – des lois – dans le comportement des
gens pour lesquelles ni eux ni personne d'autre n'avaient d'explication
autre que l'hypothèse – sans fondement, il faut le souligner – que les
statistiques les avaient démontrées 3. Les physiciens ont emprunté à
la philosophie fragile de ces auteurs le terme de « loi statistique »,
mais ils lui donnent une connotation différente de celle qui y est
attachée dans le domaine de l'action humaine. Il ne nous revient pas
de traiter du sens que ces physiciens et les générations de physiciens
qui leur ont succédé donnent à ce terme ou des services que les
statistiques peuvent rendre à la recherche expérimentale et à la
technologie.
L'orbite des sciences de la nature est le domaine dans lequel l'esprit
humain est capable de découvrir des relations constantes entre les
divers éléments. Ce qui caractérise les sciences de l'action humaine
est l'absence de relations constantes en dehors de celles que traite la
praxéologie. Dans le premier groupe de sciences il y a des lois (de la
nature) et des mesures. Dans le second il n'y a ni mesures ni – en
dehors de la praxéologie – de lois ; il n'y a que l'histoire qui
comprend statistiques.
4. Le libre-arbitre
L'homme n'est pas, au contraire des animaux, le jouet servile des
instincts et des pulsions de ses sens. L'homme a le pouvoir de
supprimer les désirs instinctifs, il a une volonté qui lui est propre, il
choisit entre des fins incompatibles. En ce sens il est une personne
morale ; en ce sens il est libre.
Il n'est toutefois pas permis d'interpréter cette liberté comme une
indépendance vis-à-vis de l'univers et de ses lois. L'homme est lui
aussi un élément de l'univers, descendu de l'X originel à partir de
quoi tout s'est développé. Il a hérité de la ligne infinie de ses ancêtres
l'équipement physiologique de son être ; au cours de sa vie postnatale
il a été exposé à une variété d'expériences physiques et
intellectuelles. Il est à tout instant de sa vie – de son pèlerinage
terrestre – un produit de toute l'histoire de l'univers. Toutes ses
actions sont le résultat inévitable de son individualité telle qu'elle a
été modelée par tout ce qui a précédé. Un être omniscient pourrait
avoir correctement anticipé tous ses choix. (Nous n'avons cependant
pas à parler des problèmes théologiques complexes que soulève le
concept d'omniscience.)
La liberté de l'arbitre a ne signifie pas que les décisions qui guident
l'action d'un homme sortent pour ainsi dire hors de l'usine de
l'univers et y ajouté quelque chose qui n'a aucun lien avec les
éléments ayant formé l'univers auparavant et qui en est indépendant.
Les actions sont gouvernées par les idées et les idées sont des
produits de l'esprit humain, qui fait définitivement partie de l'univers
et dont le pouvoir est strictement limité par toute la structure de
l'univers.
Ce à quoi l'expression « liberté de l'arbitre » se réfère est au fait que
les idées qui poussent un homme à prendre une décision (à faire un
choix), comme toutes les autres idées, ne sont pas « produites » par
des « faits » extérieurs, qu'elles ne sont pas un « reflet » de la réalité
et ne sont pas « déterminées de manière unique » par un quelconque
fait extérieur auquel nous pourrions les imputer à la manière dont
nous pouvons imputer dans tous les autres cas un effet à une cause
précise. On ne peut rien faire d'autre dans un cas donné d'une action
et d'un choix d'un homme que de les attribuer à l'individualité de cet
homme.
Nous ne savons pas comment, de la rencontre d'une individualité
humaine, c'est-à-dire d'un homme tel qu'il a été formé par tout ce
dont il a hérité et par tout ce qu'il a connu, et d'une nouvelle
expérience, il naît des idées données qui déterminent la conduite de
cet individu. Nous n'avons même pas la moindre hypothèse à
formuler sur la façon dont une telle connaissance pourrait être
acquise. Plus encore, nous nous rendons compte que si une telle
connaissance pouvait être obtenue par les hommes et si, en
conséquence, la formation des idées et donc de l'arbitre pouvait être
manipulée à la façon dont les machines sont opérées par l'ingénieur,
la condition humaine serait fondamentalement altérée. Il existerait un
gouffre béant entre ceux qui manipuleraient les idées et la volonté
des autres et ceux dont les idées et la volonté seraient manipulées.
C'est précisément l'absence d'une connaissance de ce genre qui crée
la différence fondamentale entre les sciences de la nature et les
sciences de l'action humaine.
En faisant référence au libre-arbitre nous indiquons que dans la
production des événements quelque chose peut avoir un rôle sans que
les sciences de la nature ne puissent donner la moindre information à
son sujet, quelque chose que les sciences de la nature ne peuvent
même pas remarquer. Or notre impuissance à établir une origine
absolue à partir de rien nous oblige à supposer que cette chose
invisible et intangible – l'esprit humain – est une partie inhérente de
l'univers, un produit de toute son histoire 4.
Le traitement traditionnel du problème du libre-arbitre se réfère à
l'indécision de l'acteur avant la résolution finale. A ce stade l'acteur
hésite entre différents modes d'action dont chacun semble avoir
certains mérites et inconvénients que les autres n'ont pas. En pesant
le pour et le contre il veut trouver la décision conforme à sa
personnalité et aux conditions spécifiques du moment telles qu'ils les
envisagent, satisfaisant ainsi au mieux tous ses intérêts. Cela veut
dire que son individualité – le produit de tout ce dont il a hérité à la
naissance de ses ancêtres et de tout ce qu'il a lui-même connu
jusqu'au moment critique – détermine la résolution finale. S'il revient
plus tard sur son passé, il est conscient du fait que son comportement
dans toutes les situations était parfaitement déterminé par le type
d'homme qu'il était à l'instant de l'action. Peu importe que
rétrospectivement lui-même ou un observateur neutre puisse ou non
décrire clairement tous les facteurs qui ont joué un rôle dans la
formation de sa décision passée.
Personne n'est en mesure de prédire avec l'assurance qu'ont les
sciences de la nature quand elles font des prédictions, la façon dont
lui-même et les autres personnes agiront dans le futur. Il n'existe
aucune méthode qui puisse nous permettre d'apprendre sur la
personnalité d'un homme tout ce qui serait nécessaire pour faire des
pronostics ayant le degré de certitude que la technologie atteint dans
ses prédictions.
La manière dont les historiens et les biographes procèdent en
analysant et en expliquant les actions des hommes qu'ils étudient
reflète une vision plus exacte des problèmes sous-jacents que les
volumineux traités sophistiqués de la philosophie morale. Les
historiens se réfèrent au milieu spirituel et à l'expérience passée de
l'acteur, à sa connaissance ou à son ignorance de toutes les données
qui ont pu influencer sa décision, à son état de santé et à de
nombreux autres facteurs qui ont pu jouer un rôle. Mais alors, même
après avoir accordé toute son attention à ces sujets, il reste quelque
chose qui défie toute tentative d'interprétation supplémentaire, à
savoir la personnalité ou l'individualité de l'acteur. Quand tout est dit
du cas, il n'y a finalement pas d'autre réponse à la question de savoir
pourquoi César a franchi le Rubicon que de dire : parce que c'était
César. Nous ne pouvons pas éliminer toute référence à la
personnalité de l'acteur quand nous traitons de l'action humaine.
Les hommes sont inégaux ; les individus sont différents les uns des
autres. Ils diffèrent parce que leurs histoires prénatale et postnatale
ne sont jamais identiques.
5. L'inéluctabilité
Tout ce qui se passe devait, dans les conditions en vigueur,
nécessairement de se produire. Cela s'est produit parce que les forces
qui poussaient en faveur de l'événement étaient plus puissantes que
les forces qui s'y opposaient. L'événement était en ce sens inévitable.
Cependant l'historien qui parle après coup d'inéluctabilité ne se laisse
pas aller à un pléonasme. Ce qu'il veut faire, c'est désigner un
événement donné ou un ensemble d'événements donnés A comme la
force motrice à l'origine d'un deuxième événement B ; la clause
restrictive : à condition qu'aucun facteur suffisamment puissant
agissant en sens contraire n'apparaisse est sous-entendue. Si un tel
contrepoids était absent, A devait conduire à B et il est acceptable de
dire que le résultat B était inévitable.
En prévoyant des événements futurs, en dehors du champ couvert par
les lois praxéologiques, la référence à l'inéluctabilité est une fleur du
langage qui ne signifie rien. Cela n'ajoute rien à la force d'une
prédiction et n'atteste que de l'engouement de l'auteur. C'est tout ce
qu'il y a à dire sur les effusions prophétiques des divers systèmes de
philosophie de l'histoire 5. « L'inexorabilité d'une loi de la nature »
(Notwendigkeit eines Naturprozesses) que Marx revendique pour sa
prophétie 6 est juste une ruse rhétorique.
Les changements momentanés du cours de l'histoire des hommes et
de l'univers sont l'effet composite d'une multitude d'événements.
Chacun des événements qui y contribuent est rigoureusement
déterminé par les facteurs qui l'ont précédé, de même que l'est la part
que chacun joue dans la production du changement du moment. Mais
si et dans la mesure où les chaînes de causalité dont dépend
l'occurrence de ces divers éléments contributeurs sont indépendantes
les unes des autres, il peut en résulter une situation qui a poussé
certains historiens et philosophes à exagérer le rôle que joue le
hasard dans l'histoire de l'humanité. Ils n'ont pas réussi à comprendre
que les événements doivent être évalués selon leur importance du
point de vue du poids de leurs effets et de leur participation à la
production de l'effet global. Si un seul des événements mineurs est
modifié, l'influence sur le résultat total ne sera elle aussi que faible.
Il est plutôt peu satisfaisant de raisonner en disant : Si la police de
Sarajevo avait été plus efficace le 28 juin 1914, l'archiduc n'aurait
pas été tué et la Première Guerre mondiale ainsi que ses
conséquences désastreuses auraient été évitées. Ce qui rendait – au
sens évoqué plus haut – la grande guerre inévitable, c'était d'une part
les conflits irréconciliables entre les divers groupes linguistiques
(entre les diverses nationalités) de la monarchie des Habsbourg et
d'autre part les tentatives allemandes visant à mettre sur pied une
marine suffisamment forte pour battre les forces navales
britanniques. La révolution russe devait arriver car le système tsariste
et ses méthodes bureaucratiques étaient violemment rejetés par
l'immense majorité de la population ; le déclenchement de la guerre
n'a pas accéléré sa venue, il l'a plutôt retardé pendant quelque temps.
Le nationalisme et l'étatisme violents des peuples de l'Est ne
pouvaient pas ne pas conduire à la guerre. Tels étaient les facteurs
qui rendaient la grande guerre et ses conséquences inévitables, que
les nationalistes serbes aient réussi ou échoué dans leurs tentatives
d'assassiner l'héritier du trône autrichien.
Les affaires politiques, sociales et économiques résultent de la
coopération de tout le monde. Bien qu'il y ait des différences
considérables en ce qui concerne l'importance des diverses
contributions individuelles, elles sont comparables et en règle
générale susceptibles d'être remplacées par celles d'autres individus.
Un accident qui détruit le travail de quelqu'un, quand bien même il
s'agirait d'une personne éminente, ne détourne que légèrement le
cours des événements de la ligne qu'il aurait suivi si cela ne s'était
pas produit.
Il en va différemment dans le domaine des performances
intellectuelles et artistiques. Le destin du génie est d'être hors du flux
habituel des affaires humaines. Le génie est lui aussi sur de
nombreux points déterminé par les conditions de son environnement.
Mais ce qui donne un lustre particulier à son œuvre est quelque chose
d'unique, qui ne peut être produit par personne d'autre. Nous ne
savons ni quelle combinaison de gènes produit les potentialités
innées du génie, ni quel type de conditions environnementales est
nécessaire pour l'amener à se concrétiser. S'il réussit à éviter tous les
dangers qui pourraient lui nuire et nuire à ses réalisations, l'humanité
s'en trouvera mieux. Si un accident le fait disparaître, tout le monde
perd quelque chose d'irremplaçable.
Si Dante, Shakespeare ou Beethoven étaient morts durant leur
jeunesse, l'humanité aurait perdu ce qu'elle leur doit. Nous pouvons
en ce sens dire que le hasard joue un rôle dans les affaires des
hommes. Mais souligner ce point ne contredit en rien le concept a
priori de déterminisme.
Notes
a. Arbitre pris au vieux sens de volonté et qui a donné libre-arbitre.
NdT.
1. L. Wittgenstein [cousin de F.A. Hayek, NdT], Tractatus Logico-
Philosophicus (New York, 1922), pp. 188 et suivantes.
2. Voir ci-dessous, p. 65.
3. Sur le cas le plus éminent de cette doctrine, celui de H. Th.
Buckle, voir Mises, Theory and History (Traduction française :
Théorie et Histoire), pp. 84 et suivantes.
4. Sur ces problèmes voir Mises, Human Action (Traduction
française : L'Action humaine), pp. 76-93.
5. Sur la philosophie de l'histoire, voir Mises, Theory and
History (Traduction française : Théorie et Histoire), pp. 159 et
suivantes.
6. Marx, Das Kapital, Vol. I, ch. xxiv, point 7.
IV. Certitude et incertitude
1. Le problème de la précision quantitative
Les expériences de laboratoire et l'observation des phénomènes
externes permettent aux sciences de la nature de procéder à la mesure
et à la quantification de la connaissance. En raison de ce fait, on a
pris l'habitude de qualifier ces sciences de sciences exactes et de
déprécier le manque d'exactitude des sciences de l'action humaine.
Aujourd'hui personne ne nie plus qu'en raison de l'insuffisance de nos
sens la mesure n'est jamais parfaite et précise au plein sens de ces
termes. Elle est seulement plus ou moins approximative. De plus, le
principe [d'incertitude] de Heisenberg montre qu'il existe des
relations que l'homme ne peut pas mesurer du tout. L'exactitude
quantitative n'existe pas dans notre description des phénomènes
naturels. Cependant, les approximations que la mesure des objets
physiques et chimiques peut fournir sont en règle générale suffisantes
pour les applications pratiques. L'orbite de la technologie est celui de
la mesure et de la précision quantitative approximatives.
Dans la sphère de l'action humaine il n'y a aucun rapport constant
entre des facteurs. Il n'y a par conséquent pas de mesure ou de
quantification possible. Toutes les grandeurs mesurables que les
sciences de l'action humaine rencontrent sont des quantités de
l'environnement dans lequel l'homme vit et agit. Ce sont des faits
historiques, par exemple des faits de l'histoire économique ou
militaire, qu'il faut clairement distinguer des problèmes qu'étudie la
science théorique de l'action – la praxéologie et plus particulièrement
sa branche la plus développée : l'économie.
Trompés par l'idée que les sciences de l'action humaine devraient
singer la technique des sciences de la nature, une foule d'auteurs
voudraient une quantification de l'économie. Ils pensent que
l'économie devrait imiter la chimie, qui est passée d'un état qualitatif
à un état quantitatif 1. Leur devise est la maxime positiviste : La
Science, c'est la mesure. Avec le soutien de fonds importants, ils
s'affairent à reproduire et à retravailler les données statistiques
fournies par les gouvernements, par les associations commerciales,
par les sociétés et autres entreprises. Ils essaient de calculer des
relations arithmétiques entre plusieurs de ces données pour
déterminer ce qu'ils qualifient, par analogie avec les sciences de la
nature, de corrélations et de fonctions. Ils ne parviennent pas à
réaliser que dans le champ de l'action humaine les statistiques sont
toujours historiques et que les prétendues « corrélations » et
« fonctions » ne décrivent rien d'autre que ce qui c'est passé à des
instants donnés dans une région géographique donnée à la suite des
actions d'un certain nombre de personnes 2. En tant que méthodes
d'analyse économique l'économétrie est un jeu d'enfant avec des
chiffres et ne contribue en rien à élucider les problèmes de la réalité
économique.
2. La connaissance certaine
L'empirisme radical rejette l'idée qu'une connaissance certaine
concernant les conditions de l'univers soit accessible aux esprits des
mortels. Il considère que les concepts a priori de la logique et des
mathématiques sont des hypothèses ou des conventions, librement
choisies en raison de leur capacité à fournir le type de connaissance
que l'homme est à même d'acquérir. Tout ce qui est obtenu par la
déduction en partant de ces concepts a priori est purement
tautologique et n'apporte aucune information sur l'état de la réalité.
Même si nous devions accepter le dogme intenable d'une régularité
dans l'enchaînement et la succession des événements naturels, la
faillibilité et l'insuffisance des sens humains rendent impossible
d'associer la certitude à une quelconque connaissance a posteriori.
Nous autres, êtres humains, devons accepter cet état de fait.
Comment les choses sont « réellement » ou comment elles pourraient
apparaître vues par une intelligence surhumaine, fondamentalement
différente de l'esprit humain tel qu'il fonctionne dans la période
actuelle de l'histoire de l'univers, voilà une question qui est nous
impénétrable.
Cependant le scepticisme radical ne concerne pas la connaissance
praxéologique. La praxéologie elle aussi part d'un concept a priori et
continue par le raisonnement déductif. Mais les objections soulevés
par le scepticisme à l'encontre des conclusions des concepts et du
raisonnement a priori ne s'appliquent pas. En effet, comme il faut le
souligner une nouvelle fois, la réalité de l'explication et de
l'interprétation qui relèvent de la praxéologie est de même nature que
la structure logique de l'esprit humain. L'esprit humain génère à la
fois la pensée humaine et l'action humaine. Action humaine et pensée
humaine proviennent toutes deux de la même source et sont donc en
ce sens homogènes. Il n'y a rien dans la structure de l'action que
l'esprit humain ne puisse expliquer. En ce sens la praxéologie nous
offre une connaissance certaine.
L'homme, tel qu'il existe sur cette planète et dans la période actuelle
de l'histoire de l'univers, peut disparaître un jour. Mais tant qu'il y
aura des êtres humains de l'espèceHomo sapiens il y aura une action
humaine correspondant au modèle conceptuel qu'étudie la
praxéologie. En ce sens restreint la praxéologie fournit une
connaissance exacte sur le futur. Dans le domaine de l'action
humaine toutes les grandeurs déterminées de manière quantitative ne
se rapportent qu'à l'histoire et n'apportent aucune connaissance qui
signifierait quelque chose au-delà de la configuration historique
spécifique qui les a produits. Toute connaissance générale, c'est-à-
dire toute connaissance applicable non seulement à une configuration
donnée du passé mais aussi à toutes les configurations identiques de
l'avenir, est une connaissance déductive, découlant au bout du
compte du concept a priori de l'action. Elle s'applique
rigoureusement à tout exemple d'action telle qu'elle a pu se produire
par le passé ou telle qu'elle peut se produire dans le futur. Cette
connaissance apporte une connaissance précise des choses réelles.
7. La prise de décision
Il y a des engouements et des modes dans le traitement des
problèmes scientifiques ainsi que dans la terminologie du langage
scientifique.
Ce que la praxéologie appelle choisir est de nos jours, en ce qui
concerne le choix des moyens, appelé prendre une décision. Le
néologisme est destiné à détourner l'attention du fait que ce qui
compte n'est pas simplement de faire un choix, mais de faire le
meilleur choix possible. Ce qui veut dire : agir de façon à ce
qu'aucune fin désirée de manière moins urgente ne soit satisfaite si
cette satisfaction empêche de parvenir à une fin désiré de manière
plus pressante. Dans les processus de production d'une l'économie de
marché et soumis à la recherche du profit, ceci est accompli autant
qu'il est possible de le faire par le biais de l'aide intellectuelle du
calcul économique. Dans un système socialiste autosuffisant et
fermé, ne pouvant avoir recours à aucun calcul économique, les
prises de décision concernant les moyens sont tout simplement
aléatoires.
8. Confirmation et réfutation
Dans les sciences de la nature une théorie ne peut être maintenue que
si elle est en accord avec des faits établis par l'expérimentation. Cet
accord était, jusqu'à il y a peu, considéré comme une confirmation.
Karl Popper a fait remarquer en 1935, dans Logik und
Forschung 3 que des faits ne peuvent jamais confirmer une théorie,
qu'ils ne peuvent que la réfuter. Une formulation plus correcte est
donc de dire : Une théorie ne peut pas être maintenue si elle est
réfutée par les données de l'expérience. De cette façon l'expérience
réduit l'arbitraire du scientifique à la construction des théories. Une
hypothèse doit être abandonnée quand les expérimentations de
laboratoire montrent qu'elle est incompatible avec les faits établis par
l'expérience.
Il est évident que tout ceci ne peut en aucun cas être applicable aux
problèmes des sciences de l'action humaine. Il n'y a pas dans ce
domaine de choses qui puissent être comparées à des faits établis par
l'expérimentation. Toute expérience dans ce domaine est, ainsi qu'il
faudra le répéter sans cesse, une expérience historique, c'est-à-dire
une expérience de phénomènes complexes. Une telle expérience ne
peut jamais produire de chose ayant le caractère logique de ce que les
sciences de la nature appellent des « faits d'expérience ».
Si l'on accepte la terminologie du positivisme logique et en
particulier aussi celle de Popper, une théorie ou une hypothèse est
« non scientifique » si elle ne peut pas par principe être réfutée par
l'expérience. Par conséquent toutes les théories a priori, ce qui
comprend les mathématiques et la praxéologie, sont « non
scientifiques ». Il s'agit seulement d'une querelle de mots. Aucune
personne sérieuse ne perd son temps à discuter de questions
terminologiques de ce type. La praxéologie et l'économie garderont
leur importance primordiale pour la vie et l'action humaines quelle
que soit la façon dont on peut les classer ou les représenter.
Le prestige populaire dont jouissent les sciences de la nature dans
notre civilisation n'est bien entendu pas fondé sur la simple condition
négative que leurs théorèmes n'aient pas été réfutés. Il y a, en dehors
du résultat des expériences de laboratoire, le fait que les machines et
autres équipements construits conformément aux enseignements de
la science marchent comme prévu par ces enseignements. Les
moteurs et machines électriques fournissent une confirmation des
théories de l'électricité sur lesquelles se fondent leur fabrication et
leur fonctionnement. Assis dans une pièce éclairée par des ampoules
électriques, équipée d'un téléphone, rafraîchie par un ventilateur
électrique et nettoyée au moyen d'un aspirateur, le philosophe
comme le profane ne peuvent s'empêcher d'admettre qu'il y a peut-
être quelque chose de plus dans les théories de l'électricité que le
simple fait de ne pas avoir été jusqu'à présent réfutées par une
expérience.
Notes
1. J. Schumpeter, Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen
Nationalökonomie (Leipzig, 1908), pp. 606 et suivantes ; W.
Mitchell, « Quantitative Analysis in Economic Theory, » American
Economic Review, XV, I et suivantes ; G. Cassel, On Quantitative
Thinking in Economics (Oxford, 1935) ; ainsi qu'un flot croissant
tous les jours de livres et d'articles.
2. Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine),
pp. 347 et suivantes.
3. Désormais également disponible en anglais, The Logic of Scientific
Discovery (New York, 1959).
V. A propos de certaines erreurs
populaires concernant le
domaine et la méthode de
l'économie
1. La fable de la recherche
Les idées populaires concernant les méthodes qu'emploient ou
devraient employer les économistes dans la poursuite de leurs études
sont influencées par la croyance que les méthodes des sciences de la
nature sont également adéquates pour l'étude de l'action humaine.
Cette fable est soutenue par l'usage qui prend l'histoire économique
pour de l'économie. Un historien, qu'il traite de ce que l'on appelle
l'histoire générale ou de l'histoire économique, doit étudier et
analyser les récits disponibles. Il doit entreprendre des recherches.
Bien que les activités de recherche d'un historien soient
épistémologiquement et méthodologiquement différentes de celles
d'un physicien ou d'un biologiste, il n'y a pas de mal à employer pour
elles toutes la même appellation, à savoir recherche. La recherche ne
consomme pas que du temps. Elle est aussi plus ou moins chère.
Mais l'économie n'est pas l'histoire. L'économie est une branche de la
praxéologie, la théorie aprioriste de l'action humaine. L'économiste
ne fonde pas ses théories sur la recherche historique mais sur la
pensée théorique, comme le logicien ou le mathématicien. Bien que
l'histoire soit, comme toutes les autres sciences, à la base de ses
études, il n'apprend rien de manière directe de l'histoire. C'est au
contraire l'histoire économique qui a besoin d'être interprétée à l'aide
des théories développées par l'économie.
La raison en est évidente, comme il a déjà été indiqué. L'historien ne
peut jamais déduire de théorème de cause à effet à partir de l'analyse
des données disponibles. L'expérience historique n'est pas
l'expérience de laboratoire. Elle est expérience de phénomènes
complexes, du résultat de l'opération conjointe de diverses forces.
Ceci montre pourquoi il est faux d'affirmer que « C'est de
l'observation que même l'économie déductive obtient ses prémisses
ultimes. » 1 Ce que nous pouvons « observer », ce ne sont toujours
que des phénomènes complexes. Ce que l'histoire économique,
l'observation ou l'expérience peuvent nous dire, ce sont des faits
comme : Pendant une période donnée du passé le mineur Jean dans
les mines de charbon de la compagnie X dans le village
de Y gagnait p dollars pour une journée de travail de nheures. Il n'y a
aucun moyen pouvant conduire, en partant de l'ensemble de ces
données et d'autres données de ce type, à la moindre théorie
concernant les facteurs qui déterminent le niveau des taux salariaux.
Il y a plein d'institutions faisant prétendument de la recherche
économique. Elles collectent diverses données, commentent de
manière plus ou moins arbitraire les événements auxquels ces
données se réfèrent et sont même parfois assez téméraires pour faire,
sur la base de cette connaissance du passé, des pronostics sur le cours
futur des affaires économiques. Considérant la prévision de l'avenir
comme leur principal objectif, elles intitulent « outils » les séries de
données collectées. Considérant l'élaboration de plans pour l'action
gouvernementale comme leur activité la plus éminente, elles aspirent
à jouer le rôle d'un « état-major économique » assistant l'effort
économique du commandant suprême de la nation. En concurrence
avec les instituts de recherche des sciences de la nature pour
l'obtention de bourses du gouvernement et des fondations, elles
qualifient leurs bureaux de « laboratoires » et leurs méthodes
d' « expérimentales ». Leur effort peut être grandement apprécié de
certains points de vue. Mais ce n'est pas de l'économie. C'est de
l'histoire économique du passé récent.
3. Théorie et pratique
Une opinion populaire considère l'économie comme la science des
transactions commerciales. Ceci suppose que l'économie entretient la
même relation avec les activités de l'homme d'affaires que celle que
la discipline de la technologie enseignée dans les écoles et exposée
dans les livres entretient avec les activités des mécaniciens, des
ingénieurs et des artisans. L'homme d'affaires est celui qui fait les
choses à propos desquelles l'économiste ne fait que parler et écrire.
Un homme d'affaires a donc, en sa qualité de praticien ayant des
informations venant de l'intérieur, une connaissance mieux fondée et
plus réaliste des problèmes de l'économie que le théoricien qui
observe les affaires du commerce de l'extérieur. La meilleure
méthode que le théoricien peut choisir pour apprendre quelque chose
sur les conditions réelles est d'écouter ce que disent les acteurs.
Toutefois, l'économie ne porte pas spécialement sur le monde des
affaires : elle traite de tous les phénomènes du marché et de tous
leurs aspects, et pas seulement des activités de l'homme d'affaires. Le
comportement du consommateur – c'est-à-dire de tout le monde –
n'est pas moins l'objet des études économiques que celui de n'importe
qui d'autre. L'homme d'affaires n'est pas, en sa qualité d'homme
d'affaires, plus étroitement lié ou impliqué qu'un autre dans le
processus qui engendre les phénomènes du marché. La position de
l'économiste vis-à-vis de l'objet de ses études ne doit pas être
comparée à celle de l'auteur d'ouvrages sur la technologie vis-à-vis
des ingénieurs et des ouvriers de terrain, mais plutôt à celle du
biologiste vis-à-vis d'êtres vivants – y compris les hommes – dont il
essaie de décrire les fonctions vitales. Ce ne sont pas les personnes
qui ont les meilleurs yeux qui sont les experts en ophtalmologie mais
les ophtalmologistes, même s'ils sont myopes.
C'est un fait historique que certains hommes d'affaires, et avant tout
parmi eux David Ricardo, ont fait de brillantes contributions à la
théorie économique. Mais il y a eu d'autres éminents économistes qui
n'était « que » des théoriciens. Ce qui est erroné dans la discipline
enseignée de nos jours dans la plupart des universités sous l'étiquette
trompeuse d'économie n'est pas que les enseignants et les auteurs de
manuels ne soient pas des hommes d'affaires ou ont échoué dans
leurs entreprises commerciales. Le problème vient de leur ignorance
de l'économie et de leur incapacité à penser de manière logique.
L'économiste – comme le biologiste et le psychologue – traite de la
matière présente et à l'œuvre en chaque homme. Ce point sépare son
travail de celui de l'ethnologue qui veut enregistrer les mœurs et les
habitudes d'une tribu primitive. L'économiste n'a pas besoin de se
déplacer ; il peut, malgré toutes les railleries accomplir son travail
dans un fauteuil, comme le logicien et le mathématicien. Ce qui le
distingue des autres gens n'est pas l'occasion ésotérique d'étudier
quelque matériel spécial inaccessible aux autres, mais la manière
dont il regarde les choses et découvre en elle des aspects que les
autres n'avaient pas réussi à voir. C'était cela que Philip Wicksteed
avait à l'esprit quand il a choisi pour son grand traité une devise
du Faust de Goethe : La vie humaine – tout le monde la vit, mais elle
n'est connue que de quelques-uns.
7. Réalité et jeu
Les conditions naturelles de leur existence obligeaient les ancêtres
non humains de l'Homme à se battre sans merci les uns contre les
autres jusqu'à la mort. Inscrits dans le caractère animal de l'Homme
se trouve la pulsion d'agression, l'envie d'éliminer tous ceux qui sont
en concurrence avec lui pour obtenir une part suffisante des
ressources de subsistance rares, qui ne suffisent pas à assurer la
survie de tous ceux qui sont nés. Seul l'animal le plus fort avait une
chance de rester en vie.
Ce qui sépare l'Homme des bêtes est la substitution de la coopération
sociale à l'hostilité mortelle. L'instinct inné d'agression est supprimé
de peur de désintégrer l'effort commun entrepris pour préserver la vie
et pour la rendre plus agréable en pourvoyant aux besoins
spécifiquement humains. Pour calmer les envies non totalement
éteintes d'action violente, on a eu recours aux danses guerrières et
aux jeux guerriers. Ce qui était autrefois très sérieux était dès lors
reproduit dans le sport comme passe-temps. Le tournoi ressemble à
la bataille mais n'est qu'un spectacle. Tous les coups des participants
sont rigoureusement réglementés par les règles du jeu. La victoire ne
consiste pas dans la suppression de l'autre parti mais dans l'obtention
d'une situation que les règles déclarent correspondre au succès. Les
jeux ne sont pas la réalité mais un simple divertissement. Ils
constituent l'exutoire de l'homme civilisé pour évacuer les instincts
de haine profondément ancrés. Quand le jeu prend fin, vainqueurs et
vaincus se serrent la main et retournent à la réalité de leur vie sociale,
qui est la coopération et non la lutte.
On pourrait difficilement faire un contresens plus fondamental sur
l'essence de la coopération sociale et de l'effort économique de
l'humanité civilisée qu'en les considérant comme une bataille ou une
reproduction sous forme ludique d'une bataille, un jeu. Dans la
coopération sociale tout le monde, en servant ses propres intérêts,
sert ceux de ses semblables. Poussé par l'envie d'améliorer sa propre
situation, il améliore celle des autres. Le boulanger ne nuit pas à ceux
pour qui il cuit du pain : il les sert. Tout le monde y perdrait si le
boulanger cessait de produire du pain et si le médecin ne soignait
plus le malade. Le cordonnier n'a pas recours à une « stratégie » en
vue de battre ses clients lorsqu'il leur propose des chaussures. La
concurrence du marché ne doit pas être confondue avec l'impitoyable
concurrence biologique qui règne chez les animaux et les plantes ou
avec les guerres que se livrent encore des nations – malheureusement
pas encore totalement – civilisées. La concurrence catallactique du
marché a pour but d'assigner à chacun la fonction du système social
où il peut rendre à tous ses semblables les services les plus précieux
qu'il puisse accomplir.
Il y a toujours eu des hommes incapables sur le plan émotionnel de
comprendre le principe fondamental de la coopération dans le cadre
de la division des tâches. Nous pouvons essayer de comprendre leur
faiblesse par la thymologie. L'achat de tout bien diminue le pouvoir
qu'avait l'acheteur d'acquérir un autre bien qu'il désirait également
avoir, même si, bien entendu, il considère cet autre bien comme
moins important que celui qu'il a effectivement acheté. De ce point
de vue il considère tout achat qu'il effectue comme un obstacle
l'empêchant de satisfaire d'autres envies. S'il n'a pas acheté A ou s'il
avait eu à payer moins pour A, il serait en mesure d'acquérir B. Il n'y
a qu'un pas, pour les personnes à l'esprit étroit, de cette constatation à
la conclusion que ce serait le vendeur de A qui le forcerait à renoncer
à B. Il voit dans le vendeur non pas l'homme qui lui permet de
satisfaire l'un de ses besoins mais l'homme qui l'empêche d'en
satisfaire d'autres. Le froid le pousse à acheter de charbon pour son
poêle et réduit les fonds qu'il peut dépenser pour d'autres choses.
Mais il n'en rend responsable ni le froid ni son envie de chaleur : il le
met sur le dos du vendeur de charbon. Ce méchant homme, pense-t-
il, profite de mon embarras.
Tel était le raisonnement qui conduisit les gens à la conclusion que la
source des profits de l'homme d'affaires provenait du dénuement et
de la souffrance de ses contemporains. Selon ce raisonnement le
docteur gagne sa vie grâce à la maladie du patient, pas en le
guérissant. Les boulangeries prospèrent grâce à la faim, non parce
qu'elles fournissent le moyen d'apaiser cette faim. Aucun homme ne
peut faire de profit sans que ce soit aux dépens d'autres hommes : le
profit de l'un est nécessairement la perte d'un autre. Dans un échange
seul le vendeur fait un bénéfice, alors que le vendeur s'en tire mal. Le
commerce est avantageux pour les vendeurs et préjudiciable aux
acheteurs. L'avantage du commerce extérieur, dit la doctrine
mercantiliste, l'ancienne comme la nouvelle, consiste dans le fait
d'exporter, et non dans les importations achetées grâce aux
exportations 4.
A la lumière de ce sophisme l'intérêt de l'homme d'affaires est de
nuire au public. Son talent est la stratégie, pour ainsi dire l'art
d'infliger autant de maux que possible à l'ennemi. Les adversaires
dont il complote la ruine sont ses clients potentiels ainsi que ses
concurrents, ceux qui comme lui se lancent dans des raids contre le
peuple. La méthode la plus appropriée pour étudier scientifiquement
les activités commerciales et le processus du marché est d'analyser le
comportement et la stratégie des gens pratiquant des jeux 5.
Dans un jeu il y a une récompense donnée qui revient au vainqueur.
Si la récompense est donnée par un parti tiers, le parti vaincu repart
les mains vides. Si le prix est constitué par les contributions des
joueurs, le vaincu perd sa mise au bénéfice du vainqueur. Dans un
jeu il y a des vainqueurs et des perdants. Mais une transaction
commerciale est toujours avantageuse pour les deux parties. Si
l'acheteur et le vendeur ne la considéraient pas tous deux comme
l'action la plus avantageuse qu'ils pourraient choisir dans les
conditions en vigueur, ils ne concluraient pas l'affaire 6.
Il est vrai que les affaires et la pratique d'un jeu sont tous deux des
comportements rationnels. Mais il en va de même de toutes les autres
actions de l'homme. Le scientifique dans ses recherches, le meurtrier
en préparant son crime, le candidat aux élections en sollicitant des
voix, le juge en recherchant la décision juste, le missionnaire en
essayant de convertir l'incroyant, l'enseignant en instruisant ses
élèves, tous agissent de manière rationnelle.
Un jeu est un passe-temps, un moyen d'utiliser son temps de loisir ou
d'éviter l'ennui. Il implique des coûts et appartient à la sphère de la
consommation. Mais les affaires sont un moyen – le seul moyen –
pour accroître la quantité de biens permettant de préserver la vie et
de la rendre plus agréable. Aucun jeu ne peut, en dehors du plaisir
qu'il apporte aux joueurs et aux spectateurs, contribuer en quoi que
ce soit à améliorer la condition humaine 7. C'est une erreur de
comparer les jeux avec les réalisations de l'activité du monde des
affaires.
La recherche par l'Homme d'une amélioration de sa condition le
pousse à agir. L'action réclame de planifier et de décider quel plan est
le plus avantageux. Mais le trait caractéristique de l'activité
économique n'est pas d'enjoindre l'homme à prendre une décision en
tant que telle, mais de chercher à améliorer les conditions de la vie.
Les jeux ne sont que bon temps, sport et amusement ; l'activité
économique, c'est la vie et la réalité.
9. La croyance en l'omnipotence de la
pensée
Un trait caractéristique des idées actuellement populaires concernant
la coopération sociale est ce que Freud a appelé la croyance en
l'omnipotence de la pensée humaine (die Allmacht des Gedankens) 8.
Cette croyance n'a bien entendu (psychopathes et névrosés mis à
part) pas cours dans la sphère de l'étude des sciences de la nature.
Mais elle est solidement établie dans les sciences sociales. Elle s'est
développée à partir de la doctrine qui attribue l'infaillibilité aux
majorités.
Le point essentiel des doctrines politique des Lumières était le
remplacement du despotisme royal par le gouvernement
représentatif. En Espagne, dans le conflit constitutionnel où les
champions du gouvernement représentatif se battaient contre les
aspirations absolutistes du Bourbon Ferdinand VII, les partisans du
régime constitutionnel était appelés les « libéraux » et ceux du Roi
les « serviles ». Très vite le mot de libéralisme fut adopté par toute
l'Europe.
Le gouvernement représentatif ou parlementaire (également appelé
gouvernement populaire ou gouvernement démocratique) est un
gouvernement d'élus désignés par la majorité du peuple. Les
démagogues essaient de le justifier par un babil extatique sur
l'inspiration surnaturelle des majorités. C'est cependant une grave
erreur de croire que les libéraux d'Europe et d'Amérique du dix-
neuvième siècle le défendaient parce qu'ils croyaient en l'infaillible
sagesse, la perfection morale, la justice intrinsèque et autres vertus de
l'homme ordinaire et par conséquent des majorités. Les libéraux
voulaient protéger l'évolution sans heurt de la prospérité et du bien-
être tant matériel que spirituel de tous les peuples. Ils voulaient faire
disparaître la pauvreté et la misère. Comme moyen de parvenir à ces
fins ils préconisaient des institutions permettant la coopération
pacifique de tous les citoyens au sein des diverses nations ainsi que
la paix internationale. Ils considéraient les guerres, qu'elles soient
civiles (les révolutions) ou internationales, comme une entrave au
progrès continuel de l'humanité vers une condition plus satisfaisante.
Ils se rendaient très bien compte que l'économie de marché, base
même de la civilisation moderne, sous-entend la coopération
pacifique et qu'elle éclate en morceaux quand les gens se battent
entre eux au lieu d'échanger des biens et des services.
D'un autre côté, les libéraux comprenaient très bien que la puissance
des dirigeants repose en définitive non sur la force matérielle mais
sur les idées. Comme David Hume l'a indiqué dans son fameux
essai On the First Principles of Government, les dirigeants
constituent toujours une minorité de gens. Leur autorité et leur
pouvoir de demander obéissance à l'immense majorité de leurs sujets
découlent du fait que ces derniers pensent mieux servir leurs propres
intérêts en étant loyaux envers leurs chefs et en respectant leurs
ordres. Si cette opinion faiblit la majorité entrera tôt ou tard en
rébellion. La révolution – la guerre civile – supprimera le système de
gouvernement impopulaire ainsi que les dirigeants impopulaires et
les remplacera par un système qui mettra au pouvoir des gens que la
majorité considère comme plus favorables à la promotion de leurs
propres intérêts. Pour éviter de telles perturbations violentes de la
paix avec leurs conséquences pernicieuses, pour sauver la marche
pacifique du système économique, les libéraux préconisèrent le
gouvernement par des représentants de la majorité. Ce schéma
permet le changement pacifique dans le domaine des affaires
publiques. Il rend inutile le recours aux armes et aux bains de sang,
non seulement dans les relations intérieures d'un pays mais aussi
pour les relations internationales. Quand chaque territoire pourra
déterminer par un vote majoritaire s'il doit former un État
indépendant ou faire partie d'un État plus grand, il n'y aura plus de
guerres destinées à conquérir de nouvelles provinces 9.
En défendant la règle de la majorité, les libéraux du dix-neuvième
siècle n'avaient aucune illusion sur la perfection intellectuelle et
morale du grand nombre et des majorités. Ils savaient que tous les
hommes peuvent se tromper et qu'il se peut que la majorité, trompée
par de fausses doctrines propagées par des démagogues
irresponsables, s'embarque dans des politiques devant mener au
désastre, voire à la destruction totale de la civilisation. Mais ils
n'étaient pas moins conscients du fait qu'aucune méthode imaginable
de gouvernement ne pouvait empêcher une telle catastrophe. Si la
petite minorité des citoyens éclairés et capables d'imaginer des
principes sains de gestion politique ne parvient pas à trouver le
soutien de ses concitoyens et à les convertir aux politiques apportant
et préservant la prospérité, la cause de l'humanité et de la civilisation
est sans espoir. Il n'y a pas d'autre moyen pour protéger le
développement propice des affaires humaines que de faire adopter les
idées de l'élite aux masses inférieures. Ceci doit être fait par le biais
de la conviction et ne peut pas être accompli avec un régime
despotique, qui au lieu d'éclairer les masses les réduit en soumission.
Sur le long terme les idées de la majorité, aussi nuisibles soient-elles,
seront appliquées. L'avenir de l'humanité dépend de la capacité de
l'élite à influencer l'opinion publique dans la bonne direction.
Les libéraux ne croyaient pas en l'infaillibilité d'un être humain, quel
qu'il soit, ni en celle des majorités. Leur optimisme concernant le
futur se basait sur l'espoir que l'élite intellectuelle persuaderait la
majorité à approuver les politiques avantageuses.
L'histoire des cent dernières années n'a pas répondu à ces espoirs.
Peut-être que la transition du despotisme royal et aristocratique est
arrivée trop brusquement. En tout cas, c'est un fait que la doctrine qui
attribue une excellence morale et intellectuelle à l'homme ordinaire et
par conséquent l'infaillibilité à la majorité est devenue le dogme
fondamental de la propagande politique « progressiste ». Dans son
développement logique le plus extrême elle a engendré la croyance
que dans le domaine de l'organisation économique et politique de la
société, tout projet imaginé par la majorité peut marcher de façon
satisfaisante. Les gens ne se demandent plus si l'interventionnisme ou
le socialisme peuvent conduire aux effets qu'en attendent leurs
partisans. Le simple fait que la majorité des électeurs les réclame est
considéré comme une preuve irréfutable qu'ils peuvent fonctionner et
qu'ils aboutiront inévitablement aux avantages attendus. Aucun
politicien ne s'intéresse plus à la question de savoir si une mesure est
capable de produire les fins recherchées. La seule chose qui compte
pour lui est de savoir si la majorité des électeurs la soutiennent ou la
rejettent 10. Seules quelques rares personnes font attention à ce que la
« théorie pure » dit du socialisme et à ce que l'on connaît des
« expériences » socialiste en Russie et dans d'autres pays. Presque
tous nos contemporains croient fermement que le socialisme
transformera la terre en paradis. On peut dire qu'ils prennent leurs
désirs pour la réalité ou qu'ils croient à la toute-puissance de la
pensée.
Mais le critère de la vérité est qu'elle est à l'œuvre même si personne
n'est prêt à la reconnaître.
Notes
a. Mises utilise le terme « hypostatize ». NdT.
b. En français dans le texte. NdT.
1. John Neville Keynes, The Scope and Method of Political
Economy (Londres, 1891), p. 165.
2. Voir en particulier Mises, Human Action (Traduction
française : L'Action humaine), pp. 41-44 et 145-153, et Theory and
History (Traduction française : Théorie et Histoire), pp. 250 et
suivantes.
3. A. Eddington, The Philosophy of Physical Science (New York et
Cambridge, 1939), pp. 28 et suivantes.
4. Mises, L'Action humaine, pp. 660 et suivantes.
5. J. v. Neumann et O. Morgenstern, Theory of Games and Economic
Behavior (Princeton University Press, 1944) ; R. Duncan Luce et H.
Raiffa, Games and Decisions (New York, 1957) ; ainsi que de
nombreux livres et articles.
6. Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine),
pp. 661 et suivantes.
7. De jeux ayant pour but de distraire des spectateurs ne sont pas de
véritables jeux mais du spectacle.
8. Freud, Totem et tabou (Vienne, 1913), pp. 79 et suivantes.
9. La première condition pour établir la paix perpétuelle est, bien
entendu, l'adoption générale des principes du capitalisme de laissez-
faire. Sur ce problème, voir Mises,Human Action (Traduction
française : L'Action humaine), pp. 680 et suivantes, et Mises,
Omnipotent Government (New Haven : Yale University Press, 1944,
Traduction française : Le Gouvernement omnipotent, pp. 89 et
suivantes.
10. Symptomatique de cette mentalité est le poids attribué par les
politiciens aux résultats des sondages d'opinion.
11. N. C. Parkinson, The Evolution of Political Thought (Boston,
1958), p. 306.
12. Ibid., p. 309.
13. Ibid., p. 314.
14. Ibid., p. 314.
15. Il ne faut pas confondre les « sciences du comportement »
[behavioral sciences] avec le béhaviorisme. Sur ce dernier, voir
Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine),
p. 26.
16. Bien sûr, certains de ces savants traitent de problèmes de
médecine et d'hygiène.
17. Voir plus haut, p. 66.
18. Karl Schriftgiesser. Oscar of the Waldorf (New York, 1943), 248
pages.
VI. Autres conséquences de la
négligence de la pensée
économique
1. L'approche zoologique des problèmes
humains
Le naturalisme a pour intention de traiter des problèmes humains à la
manière dont la zoologie traite de tous les autres êtres vivants. Le
béhaviorisme veut oblitérer ce qui distingue l'action humaine du
comportement des animaux. Dans ces projets il n'y a pas de place
pour la qualité spécifique de l'Homme, pour son trait caractéristique,
à savoir la poursuite consciente de fins choisies. Ils ignorent l'esprit
humain. Le concept de finalité leur est étranger.
Zoologiquement, l'Homme est un animal. Mais il y a une différence
fondamentale entre la condition de tous les autres animaux et celle de
l'Homme. Tout être vivant est naturellement l'ennemi implacable de
tous les autres êtres vivants, et plus particulièrement des autres
membres de sa propre espèce. Car les moyens de subsistance sont
rares. Ils ne permettent pas à tous les représentants de ces espèces de
survivre et de terminer leur vie jusqu'à ce que leur vitalité innée soit
pleinement épuisée. Ce conflit irrémédiable des intérêts vitaux
prévaut avant tout au sein d'une même espèce parce que ses membres
dépendent pour leur survie des mêmes denrées alimentaires. La
nature a littéralement « les dents et les griffes rouges » 1.
L'Homme est lui aussi un animal. Mais il diffère de tous les autres
animaux parce qu'il a découvert, grâce à sa raison, la grande loi de la
plus grande productivité de la coopération selon le principe de la
division du travail. L'Homme est, comme l'a dit Aristote, le ζωον
πολιτιχον, l'animal social a, mais il est « social » non pas à cause de
sa nature animale, mais à cause de sa qualité spécifiquement
humaine. Les représentants de sa propre espèce zoologique ne sont
pas, pour l'homme individuel, des ennemis mortels qui l'affrontent
dans une lutte biologique impitoyable, mais des collaborateurs ou des
collaborateurs potentiels dans des efforts conjoints visant à améliorer
la situation extérieure de son propre bien-être. Un gouffre
infranchissable sépare l'Homme de tous les êtres qui n'ont pas cette
capacité de saisir le sens de la coopération sociale.
3. L'approche de l'économie
L'économie ou catallaxie, seule branche des sciences théoriques de
l'action humaine qui ait été jusqu'à présent développée, considère les
collectifs comme le résultat de la coopération des individus. Guidés
par l'idée que des fins choisies bien précises peuvent être atteintes
soit mieux soit seulement par la coopération, les hommes s'associent
entre eux et font ainsi naître ce que l'on appelle des groupes, des
collectifs ou tout simplement la société humaine.
Le modèle de la collectivisation ou de la socialisation est l'économie
de marché, et le principe fondamental de l'action collective est
l'échange mutuel de services, le do ut des. L'individu donne ce qu'il
considère avoir moins de valeur afin de recevoir quelque chose qu'il
considère au moment de la transaction comme plus désirable. Il
échange – achète ou vend – parce qu'il pense qu'il s'agit de la chose
la plus avantageuse qu'il puisse faire à cet instant.
La compréhension intellectuelle de ce que font les individus quand
ils échangent des biens et des services a été obscurcie par la manière
dont les sciences sociales ont déformé le sens de tous les termes
utilisés. Dans leur jargon le terme de « société » ne signifie plus le
résultat du remplacement des efforts individuels isolés par la
coopération mutuelle entre individus en vue d'améliorer leur
condition : la « société » est une entité collective mythique au nom
de laquelle un groupe de chefs prendrait soin de tout le monde. Les
sciences sociales emploient l'adjectif « social » et le nom
« socialisation » en conséquence.
La coopération sociale entre les individus – la société – peut se baser
sur la coordination spontanée ou sur la subordination : sur le contrat
ou sur le statut selon la terminologie de Henry Sumner Maine.
L'individu s'intègre spontanément dans le cadre de la société de
contrat ; sa place et ses fonctions – ses devoirs – lui sont attribuées
dans le cadre de la société de statut par ceux qui sont aux commandes
de l'appareil social de contrainte et d'oppression. Alors que dans la
société de contrat cet appareil – gouvernement ou État – n'intervient
que pour réprimer les machinations violentes ou frauduleuses visant
à pervertir le système d'échange mutuel de services, dans la société
de statut il maintient tout le système par des ordres et des
interdictions.
L'économie de marché n'a pas été inventée par un esprit supérieur :
elle n'a pas été tout d'abord planifiée comme schéma utopique puis
mise en pratique. Des actions spontanées des individus, ne cherchant
rien d'autre qu'à améliorer leur propre satisfaction, avaient sapé petit
à petit le prestige du système coercitif du statut. Ce n'est qu'alors,
lorsque la plus grande efficacité de la liberté économique ne put plus
être mise en doute, que la philosophie sociale entra sur scène et
démolit l'idéologie du système de statut. La suprématie politique des
partisans de l'ordre pré-capitaliste fut abolie par des guerres civiles.
L'économie de marché elle-même n'était pas le produit d'une action
violente – de révolutions – mais d'une série de changements graduels
pacifiques. Ce que sous-entend le terme de « révolution industrielle »
est totalement trompeur.
4. Une remarque sur la terminologie légale
Dans la sphère politique la chute violente des méthodes de
gouvernement pré-capitalistes a abouti à l'abandon complet des
concepts féodaux du droit public et au développement d'une nouvelle
doctrine constitutionnelle avec des concepts légaux et des termes
auparavant inconnus. (Ce n'est qu'en l'Angleterre, où la
transformation de la souveraineté royale en un système de suprématie
d'une caste de propriétaires terriens privilégiés puis en gouvernement
représentatif avec un droit de vote pour tous les adultes s'était faite
par une successions de changements pacifiques 6, que l'on a
majoritairement conservé la terminologie de l'ancien régime alors
que les mots avaient depuis longtemps perdu toute signification
pratique.) Dans le domaine du droit civil la transition de l'état pré-
capitaliste à l'état capitaliste fut la conséquence d'une longue série de
petits changements effectués à travers les actions de gens qui
n'avaient pas le pouvoir de modifier officiellement les concepts
légaux et les institutions légales traditionnellement utilisés. Les
nouvelles méthodes pour faire des affaires donnèrent naissance à de
nouvelles branches du droit qui furent développées à partir des
anciennes coutumes et pratiques commerciales. Mais aussi radicale
qu'ait été la transformation par ces nouvelles méthodes de l'essence et
de la signification des institutions légales traditionnelles, on pensait
que les termes et les concepts du vieux droit restés en usage
continuaient à se rapporter aux conditions économiques et sociales
qu'ils avaient eu autrefois. La conservation de termes traditionnels
empêche les observateurs superficiels de remarquer toute la
signification des changements fondamentaux effectués. L'exemple le
plus remarquable nous est fourni par l'emploi du concept de
propriété.
Là où en règle générale l'autosuffisance économique règne dans
chaque foyer, et où par conséquent il n'y a pas d'échanges réguliers
pour la plus grande part des produits, la signification de la propriété
des biens de production ne diffère pas de la signification de la
propriété des biens de consommation. Dans chaque cas la propriété
sert uniquement le propriétaire. Posséder quelque chose, que ce soit
un bien de production ou un bien de consommation, veut dire l'avoir
pour soi tout seul et l'utiliser pour sa propre satisfaction.
Mais il en va tout autrement dans le cadre d'une économie de marché.
Le propriétaire des biens de production est forcé de les utiliser pour
satisfaire au mieux les besoins des consommateurs. Il renonce à sa
propriété si d'autres personnes l'éclipsent en servant mieux les
consommateurs. Dans l'économie de marché la propriété est acquise
et préservée en servant le public et est perdue quand le public devient
mécontent de la façon dont il est servi. La propriété privée des
facteurs de production est pour ainsi dire un mandat public, retiré dès
que les consommateurs pensent que d'autres gens les emploieraient
plus efficacement. Par le biais du système des pertes et des profits,
les propriétaires sont forcés d'employer « leur » propriété comme si
elle appartenait aux autres et qu'elle leur avait été confiée sous
l'obligation de l'utiliser pour satisfaire au mieux les bénéficiaires
réels : les consommateurs. Tous les facteurs de production, y compris
le facteur humain, c'est-à-dire la main-d'œuvre, servent la totalité des
membres de l'économie de marché. Telles sont la véritable
signification et la véritable nature de la propriété privée des facteurs
de production matériels dans l'économie capitaliste. Elles n'ont pu
être ignorées et mal comprises que parce que les gens – les
économistes et les juristes tout comme les profanes – ont été égarés
par le fait que le concept légal de la propriété tel qu'il fut développé
par la pratique juridique et par les doctrines des époques pré-
capitalistes est resté inchangé ou seulement un peu modifié après que
son véritable sens fut radicalement changé 7.
Il est nécessaire d'étudier cette question au sein d'une analyse des
problèmes épistémologiques des sciences de l'action humaines, parce
qu'elle montre à quel point l'approche de la praxéologie moderne
diffère radicalement des anciennes méthodes traditionnelles d'étude
des conditions sociales. Aveuglés par l'acceptation sans aucun esprit
critique des doctrines légalistes des époques pré-capitalistes, des
générations d'auteurs sont totalement passés à côté des traits
caractéristiques de l'économie de marché et de la propriété privée des
moyens de production au sein de cette économie de marché. Selon
eux, les capitalistes et les entrepreneurs seraient des autocrates
irresponsables administrant les affaires économiques à leur seul
avantage, sans aucun égard envers les intérêts du reste de la
population. Ils dépeignent le profit comme un injuste lucre découlant
de « l'exploitation » des employés et des consommateurs. Leur
dénonciation passionnée du profit les a empêchés de comprendre que
c'est précisément la nécessité de faire des profits et d'éviter les pertes
qui obligent les « exploiteurs » à satisfaire les consommateurs au
mieux de leurs capacités, en leur proposant les biens et les services
qu'ils demandent avec le plus d'empressement. Les consommateurs
sont souverains parce qu'au bout du compte ce sont eux qui
déterminent ce qu'il faut produire, en quelle quantité et à quelle
qualité.
Notes
a. L'expression « zoon politicon » est de nos jours habituellement
traduite par « animal social » (c'est aussi le cas en anglais). Cette
traduction a été critiqué par plusieurs auteurs, comme Gertrude
Himmelfarb (The New History and the Old: Critical Essays and
Reappraisals, Harvard University Press, 2004, p. 43-44), qui lui
préfèrent la traduction « animal politique » [au sens classique du
terme politique bien entendu]. NdT.
1. Tennyson, In Memoriam, LVI, iv.
2. L. Rougier, La scolastique et le Thomisme (Paris, 1925), pp. 36 et
suivantes, 84 et suivantes, 102 et suivantes
3. Étymologiquement le terme de « parti » dérive du mot « partie »
par opposition au « tout ». Un parti fraternel ne diffère pas du
« tout » et n'est donc pas un parti. Le slogan « système du parti
unique » fut inventé par les communistes russes (et fut imité par leurs
adeptes, les fascistes italiens et les nazis allemands) pour camoufler
l'abolition de la liberté et du droit de dissidence de l'individu.
4. Sur cet incident, voir W. F. Buckley, Up from Liberalism (New
York, 1959), pp. 164-68.
5. E. R. A. Seligman, « What Are the Social Sciences? » [Que sont
les sciences sociales ?] Encyclopedia of the Social Sciences, I, 3.
6. Ce ne furent pas les révolutions du XVIIe siècle qui transformèrent
le système de gouvernement britannique. Les effets de la première
révolution furent annulés par la Restauration et lors de la Glorieuse
Révolution de 1688 la fonction royale fut simplement transférée du
roi « légitime » à d'autres membres de sa famille. La lutte entre
l'absolutisme dynastique et le régime parlementaire de l'aristocratie
terrienne continua pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle.
Elle ne prit fin que lorsque les tentatives du troisième roi hanovrien
pour faire revivre le régime des Tudors et des Stuarts échouèrent. La
substitution du gouvernement populaire à l'aristocratie – au
XIXe siècle – entraîna une succession de réformes du droit de vote.
7. Voir Mises, Die Gemeinwirtschaft (deuxième édition Iéna, 1932),
pp. 15 et suivante. (Traduction française : Le Socialisme)
VII. Les racines
épistémologiques du monisme
1. Le caractère non expérimental du
monisme
La vision du monde de l'Homme est, comme il a déjà été indiqué,
déterministe. L'Homme ne peut pas concevoir l'idée d'un rien absolu
ou de quelque chose issu de rien et remplissant l'univers de
l'extérieur. Le concept humain de l'univers embrasse tout ce qui
existe. Le concept humain du temps ne connaît ni début ni fin du flux
temporel. Tout ce qui est et sera était potentiellement déjà présent
dans quelque chose qui existait auparavant. Ce qui se passe devait
nécessairement se passer. La pleine interprétation de tout événement
conduit à un regressus in infinitum.
Ce déterminisme ininterrompu, qui est le point de départ de tout ce
que font et enseignent les sciences expérimentales de la nature, ne
découle pas de l'expérience : il est a priori 1. Les positivistes logiques
comprennent le caractère aprioriste du déterminisme et, fidèles à leur
empirisme dogmatique, rejettent le déterminisme avec passion. Mais
ils n'ont pas conscience du fait qu'il n'y a absolument aucune base
logique ou empirique au dogme fondamental de leur credo, de leur
interprétation moniste de tous les phénomènes. Ce que montre
l'empirisme des sciences de la nature est un dualisme constitué de
deux sphères dont nous ne savons quasiment rien quant à leurs
relations mutuelles. Il y a d'une part le domaine des événements
extérieurs sur lesquels nos sens nous donnent des informations et
d'autre part le domaine des pensées et des idées invisibles et
intangibles. Si nous ne supposons pas seulement que la faculté de
développer ce qu'on appelle l'esprit était déjà potentiellement inscrite
dans la structure originelle des choses de toute éternité et qu'elle a
porté ses fruits à la suite d'événements que la nature de ces choses
devait nécessairement produire, mais aussi que dans ce processus il
n'y avait rien qui ne puisse être réduit à des événements physiques et
chimiques, alors nous utilisons la déduction à partir d'un théorème
arbitraire. Il n'existe aucune expérience pouvant soutenir ou réfuter
une doctrine de ce genre.
Tout ce que les sciences expérimentales de la nature nous ont
enseigné jusqu'à présent sur le problème du corps et de l'esprit est
qu'il existe un certain lien entre la faculté de penser et d'agir d'un
homme et sa condition physique. Nous savons que des lésions au
cerveau peuvent sérieusement détériorer, voire totalement détruire,
les capacités intellectuelles de l'homme et que la mort, la
désintégration totale des fonctions physiologiques des tissus vivants,
met invariablement fin aux activités de l'esprit pouvant être notées
par les esprits d'autres personnes. Mais nous ne savons rien du
processus qui produit les pensées et les idées dans le corps d'un
homme vivant. Des événements extérieurs presque identiques
affectant l'esprit humain aboutissent à des pensées et à des idées
différentes chez des gens différents ou chez les mêmes gens à des
moments différents.
La physiologie ne dispose d'aucune méthode permettant de traiter de
manière adéquate les phénomènes de la réaction de l'esprit aux
stimuli. Les sciences de la nature sont incapables d'employer leurs
méthodes pour analyser le sens qu'un homme donne à un événement
du monde extérieur ou à ce que veulent dire d'autres personnes. La
philosophie matérialiste de La Mettrie et de Feuerbach ainsi que le
monisme de Haeckel n'appartiennent pas aux sciences de la nature :
ce sont des doctrines métaphysiques cherchant une explication de
quelque chose que les sciences de la nature ne peuvent pas explorer.
Il en va de même des doctrines monistes du positivisme et du
néopositivisme.
Établir ces faits n'a pas pour but de tourner en ridicule les doctrines
du monisme matérialiste et de les qualifier de non sens. Seuls les
positivistes considèrent l'ensemble des spéculations métaphysiques
comme un non sens et rejettent tout type d'apriorisme. Des
philosophes et des scientifiques judicieux ont admis sans réserve que
les sciences de la nature n'ont pas contribué à apporter quoi que ce
soit qui puisse justifier les principes du positivisme et du
matérialisme et que toutes ces écoles de pensée enseignent de la
métaphysique et une branche très insatisfaisante de celle-ci.
Les doctrines qui revendiquent pour leur empirisme l'épithète de
radical ou de pur et qui stigmatisent comme non sens tout ce qui ne
relève pas des sciences de la nature, n'arrivent pas à se rendre compte
que le noyau prétendument empiriste de leur philosophie est
entièrement basé sur la déduction à partir d'une hypothèse injustifiée.
Tout ce que les sciences de la nature peuvent faire est de faire
remonter tous les phénomènes pouvant être – directement ou
indirectement – perçus par les sens humains à un ensemble de
données ultimes. On peut rejeter une interprétation dualiste ou
pluraliste de l'expérience et penser que toutes ces données ultimes
pourraient être rattachées au cours du développement futur de la
connaissance scientifique à une source commune. Mais une telle
hypothèse ne relève pas de la science de la nature expérimentale. Il
s'agit d'une interprétation métaphysique. Et il en est de même pour
l'hypothèse supplémentaire selon laquelle cette source apparaîtra
aussi comme la racine à partir de laquelle tous les phénomènes
mentaux se sont développés.
D'un autre côté toutes les tentatives des philosophes pour démontrer
l'existence d'un être suprême par des méthodes de pensée banales,
que ce soit par le raisonnement aprioriste ou en effectuant des
inférences à partir de certaines quantités observées de phénomènes
visibles et tangibles, ont conduit à une impasse. Mais nous devons
comprendre qu'il est tout aussi impossible de démonter de manière
logique, par les mêmes méthodes philosophiques, l'inexistence de
Dieu ou de rejeter la thèse suivant laquelle Dieu a créé l'X dont
découle tout ce qu'étudient les sciences de la nature, ou l'autre thèse
d'après laquelle les pouvoirs inexplicables de l'esprit humain sont nés
et naissent par le biais d'une intervention divine réitérée au cours des
affaires de l'univers. La doctrine chrétienne selon laquelle Dieu crée
l'âme de chaque individu ne peut pas être réfutée par le raisonnement
discursif de même qu'elle ne peut pas être prouvée de cette manière.
Il n'y a rien dans les brillantes réussites des sciences de la nature ou
dans le raisonnement a priori qui puisse contredire l'Ignorabimus de
Du Bois-Reymond.
Il ne peut y avoir de philosophie scientifique au sens que donnent le
positivisme logique et l'empirisme à l'adjectif « scientifique ».
L'esprit humain, dans sa quête de la connaissance, a recours à la
philosophie et à la théologie précisément parce qu'il recherche une
explication aux problèmes auxquels les sciences de la nature ne
peuvent pas répondre. La philosophie traite des choses qui se situent
au-delà des limites du domaine dans lequel la structure logique de
l'esprit humain permet de déduire quelque chose à partir des exploits
des sciences de la nature.
Notes
1. « La science est déterministe ; elle l'est a priori; elle postule le
déterminisme, parce que sans lui elle ne pourrait être. » Henri
Poincaré, Dernières pensées (Paris, 1913), p. 244.
2. Voir ci-dessus, p. 69.
3. « L'homme fait de la métaphysique comme il respire, sans le
vouloir et surtout sans s'en douter la plupart du temps. » E.
Meyerson, De l'explication dans les sciences(Paris, 1927), p. 20.
4. Le terme libéralisme tel qu'il est employé dans cet essai doit être
compris dans sa connotation classique du dix-neuvième siècle et non
dans le sens qu'il a actuellement aux États-Unis, où il veut dire le
contraire de tout ce qu'il avait l'habitude de signifier au dix-neuvième
siècle.
VIII. Le positivisme et la crise
de la civilisation occidentale
1. Le contresens sur l'univers
La façon dont la philosophie du positivisme logique présente
l'univers est défectueuse. Elle ne comprend que ce qui peut être
reconnu par les méthodes expérimentales des sciences de la nature.
Elle ignore l'esprit humain ainsi que l'action humaine.
Il est habituel de justifier cette procédure en soulignant que l'Homme
n'est qu'un tout petit grain dans l'immensité de l'univers et que toute
l'histoire de l'humanité n'est qu'un épisode fugace dans le flux
temporel infini de l'éternité. Cependant l'importance et la
signification d'un phénomène défient toute appréciation purement
quantitative. La place de l'Homme dans la partie de l'univers sur
laquelle nous pouvons apprendre quelque chose est certainement très
modeste. Mais autant que nous puissions le voir, le fait fondamental
de l'univers est d'être divisé en deux domaines que nous pouvons
appeler – en employant des termes suggérés par certains philosophes,
mais sans reprendre leur connotation métaphysique – res extensa, la
réalité factuelle du monde extérieur, et res cogitans, le pouvoir qu'à
l'Homme de penser. Nous ne savons pas comment les relations
mutuelles entre ces deux sphères pourraient apparaître à une
intelligence surhumaine. Pour l'Homme leur distinction est
obligatoire. C'est peut-être uniquement l'insuffisance de nos capacités
mentales qui nous empêche de reconnaître l'homogénéité de
substance de ce qui nous apparaît comme l'esprit ou comme la
matière. Mais aucun palabre sur la « science unifiée » ne pourra
transformer de manière certaine le caractère métaphysique du
monisme en théorème irréfutable de la connaissance par l'expérience.
L'esprit humain ne peut pas s'empêcher de faire une distinction entre
deux domaines de la réalité : son propre domaine et celui des
événements extérieurs. Il ne faut pas reléguer les manifestations de
l'esprit à un rang inférieur car c'est uniquement l'esprit qui permet à
l'Homme de connaître ou de produire une représentation mentale de
ce qui est.
La vision du monde du positivisme déforme l'expérience
fondamentale de l'humanité, pour laquelle le pouvoir de percevoir, de
penser et d'agir est un fait ultime clairement distinct de tout ce qui se
passe en dehors de l'intervention de l'action humaine délibérée. Il est
vain de parler d'expérience sans faire référence au facteur qui permet
à l'Homme de connaître l'expérience.
3. Le culte de la science
Le trait caractéristique de la civilisation occidentale, ce ne sont pas
ses réalisations scientifiques et leur application au service de
l'amélioration du niveau de vie des gens et de l'allongement de la
durée de vie moyenne. Il s'agit simplement de l'effet de la mise en
œuvre d'un ordre social dans lequel, par le biais du système de pertes
et profits, les membres les plus éminents de la société sont poussés à
servir du mieux qu'ils peuvent le bien-être des masses de gens moins
doués. Ce qui rapporte dans un cadre capitaliste, c'est de satisfaire
l'homme ordinaire, le client. Plus nombreux sont ceux que vous
parvenez à satisfaire, mieux c'est pour vous 3.
Ce système n'est certainement ni idéal ni parfait. La perfection
n'existe pas dans les affaires humaines. La seule possibilité
alternative est le système totalitaire, dans lequel un groupe de
directeurs détermine au nom d'une entité fictive, la « société », le sort
de tout le monde. Il est en fait paradoxal que les plans visant à
instaurer un système qui, en réglementant entièrement la conduite de
chaque être humain, annihilerait la liberté de l'individu furent appelés
culte de la science. Saint-Simon usurpa le prestige de la loi de
gravitation de Newton pour cacher son formidable totalitarisme et
son disciple Comte prétendait agir comme porte-parole de la science
quand il interdit, en les qualifiant de vaines et d'inutiles, certaines
études astronomiques qui allaient peu de temps après produire
certains des résultats scientifiques les plus remarquables du
XIXe siècle. Marx et Engels s'arrogèrent l'étiquette « scientifique »
pour désigner leurs plans socialistes. Le préjugé et les activités
socialistes ou communistes des plus grands champions du
positivisme logique et de la « science unifiée » sont bien connus.
L'histoire de la science est le récit des réalisations d'individus
travaillant de manière isolée et qui, très souvent, ne rencontraient que
l'indifférence ou même l'hostilité de la part de leurs contemporains.
Vous ne pouvez pas écrire une histoire des sciences « sans noms ».
Ce qui compte, c'est l'individu, pas le « travail d'équipe ». On ne peut
pas « organiser » ou « institutionnaliser » l'émergence d'idées
nouvelles. Une nouvelle idée est précisément une idée qui n'était pas
venue à l'esprit de ceux qui avaient construit le cadre organisationnel,
qui défie leurs plans et qui peut contrecarrer leurs intentions.
Planifier les actions des autres veut dire les empêcher de planifier
eux-mêmes, les priver de leur qualité essentiellement humaine, les
réduire en esclavage.
La grande crise de notre civilisation résulte de cet enthousiasme en
faveur de la planification intégrale. Il y a toujours eu des gens prêts à
restreindre le droit et le pouvoir de leurs concitoyens quant au choix
de leur propre conduite. L'homme ordinaire regarde toujours de
travers ceux qui lui font de l'ombre sur un point particulier et il
préconise la conformité, la Gleichschaltung. Ce qui est nouveau et
qui caractérise notre époque, c'est que les avocats de l'uniformité et
du conformisme proclament leurs revendications au nom de la
science.
4. Le soutien épistémologique au
totalitarisme
Chaque pas sur le chemin de la substitution de modes de production
plus efficaces aux méthodes obsolètes des temps pré-capitalistes a
rencontré une hostilité fanatique de la part de ceux dont les intérêts
étaient touchés à court terme par l'innovation. L'intérêt foncier des
aristocrates était tout aussi désireux de préserver le système
économique de l'ancien régime que les travailleurs insurgés qui
détruisaient les machines et démolissaient les usines. Mais la cause
de l'innovation avait le soutien de la nouvelle science de l'économie
politique, alors que la cause des méthodes de production obsolètes
n'avait pas de base idéologique défendable.
Comme toutes les tentatives faites pour empêcher l'évolution du
système de l'usine et de ses réalisations avaient échoué, l'idée
syndicaliste commença à prendre tournure. Écartez l'entrepreneur, ce
parasite paresseux et inutile et donnez tous les bénéfices – la
« totalité du produit du travail » – aux hommes qui les ont créés par
leur labeur ! Mais même les ennemis les plus sectaires des nouvelles
méthodes industrielles ne pouvaient pas ne pas comprendre
l'insuffisance de ces projets. Le syndicalisme demeura la philosophie
des foules illettrées et ne reçut l'approbation d'intellectuels que bien
plus tard sous la forme du socialisme de guilde britannique, du stato
corporativo du fascisme italien ainsi que de « l'économie du travail »
et des politiques des syndicats ouvriers au XXe siècle 4.
Le grand moyen anticapitaliste était le socialisme, pas le
syndicalisme. Mais il y avait quelque chose qui embarrassait les
partis socialistes dès les débuts de leur propagande : leur incapacité à
réfuter la critique que leurs projets rencontraient de la part de
l'économie. Parfaitement conscients de son impuissance à cet égard,
Karl Marx eut recours à un subterfuge. Lui et ses successeurs, jusqu'à
ceux qui qualifient leurs doctrines de « sociologie de la
connaissance », essayèrent de discréditer l'économie par leur faux
concept d'idéologie. D'après les marxistes, dans une « société de
classe » les hommes sont intrinsèquement incapables de concevoir
des théories donnant une description substantiellement exacte de la
réalité. Les pensées d'un homme sont nécessairement polluées par
une « idéologie ». Une idéologie, au sens marxiste du terme, est une
fausse doctrine qui, cependant et précisément en raison de sa
fausseté, sert les intérêts de la classe dont provient son auteur. Il n'est
pas nécessaire de répondre à une quelconque critique des plans
socialistes. Il est parfaitement suffisant de démasquer l'origine non
prolétarienne de son auteur 5.
Ce polylogisme marxiste est la philosophie et l'épistémologie de
notre époque. Il vise à rendre la doctrine marxiste inattaquable, car
elle définit implicitement la vérité comme un accord avec le
marxisme. Un adversaire du marxisme a nécessairement toujours tort
en raison du fait même qu'il est un adversaire. Si le dissident est
d'origine prolétarienne, c'est un traître ; s'il appartient à une autre
« classe », c'est un ennemi de « la classe qui tient l'avenir entre ses
mains » 6.
Le sortilège de cette ruse marxiste spécieuse était et est si fort que
même ceux qui étudient l'histoire des idées n'ont pendant longtemps
pas compris que le positivisme, dans le sillage de Comte, proposait
un autre expédient pour discréditer l'économie dans sa totalité sans
entreprendre la moindre analyse critique de son argumentaire. Pour
les positivistes l'économie n'est pas une science parce qu'elle n'a pas
recours aux méthodes expérimentales des sciences de la nature. Ainsi
Comte et ceux de ses successeurs qui prêchaient l'État total sous
l'étiquette de la sociologie purent qualifier l'économie de non sens
métaphysique et furent exemptés de la nécessité de réfuter ses
enseignements par le raisonnement discursif. Quand le révisionnisme
de Bernstein affaiblit pour un temps le prestige populaire de
l'orthodoxie marxiste, certains jeunes membres des partis marxistes
commencèrent à chercher dans les écrits d'Avenarius et de Mach une
justification philosophique au credo socialiste. Cet écart par rapport à
la droite ligne du matérialisme dialectique fut considéré comme un
sacrilège par les gardiens intransigeants de la doctrine pure. La
contribution la plus volumineuse de Lénine à la littérature socialiste
est une attaque enflammée contre la « philosophie de la classe
moyenne » de l'empiriocriticisme et de ses adeptes dans les rangs des
partis socialistes 7. Dans le ghetto spirituel où Lénine s'était enfermé
durant toute sa vie, il ne pouvait pas prendre conscience du fait que
la doctrine de l'idéologie marxiste avait perdu son pouvoir de
persuasion dans les cercles des spécialistes des sciences de la nature
et que le panphysicalisme positiviste lui aurait rendu de meilleurs
services dans ses campagnes visant à calomnier la science
économique aux yeux des mathématiciens, des physiciens et des
biologistes. Toutefois, quelques années plus tard, Otto Neurath
incorpora dans le monisme méthodologique de la « science unifiée »
son aspect anticapitaliste marqué et convertit le néopositivisme en
auxiliaire du socialisme et du communisme. Aujourd'hui les deux
doctrines, polylogisme marxiste et positivisme, luttent amicalement
ensemble en offrant un soutien théorique à la « gauche ». Pour les
philosophes, mathématiciens et biologistes il y a la doctrine
ésotérique du positivisme logique ou empirique, tandis que les
masses moins sophistiquées sont encore nourries avec une variante
confuse du matérialisme dialectique.
Même si, pour les besoins du raisonnement, nous devions assumer
que le rejet de l'économie par le panphysicalisme n'était motivé que
par des considérations logiques et épistémologiques et que ni le
préjugé politique ni l'envie à l'encontre de personnes ayant des
salaires plus élevés ou une richesse plus grande ne jouaient le
moindre rôle dans cette affaire, nous ne pourrions pas passer sous
silence le fait que les champions de l'empirisme radical refusent
obstinément d'accorder la moindre attention aux enseignements de
l'expérience quotidienne qui contredisent leurs préférences
socialistes. Ils ne se contentent pas de négliger l'échec de toutes les
« expériences » des entreprises nationalisées dans les pays
occidentaux. Ils ne se soucient pas un instant du fait indiscutable que
le niveau de vie moyen est incomparablement plus élevé dans les
pays capitalistes que dans les pays communistes. Si l'on insiste, ils
essaient de mettre cette « expérience » de côté en l'interprétant
comme une conséquence de prétendues machinations
anticommunistes des capitalistes 8. Quoi que l'on puisse penser de
cette piètre excuse, on ne peut pas nier qu'elle revient à une
répudiation spectaculaire du principe même qui considère
l'expérience comme la seule source de connaissance. Car d'après ce
principe il n'est pas permis de faire disparaître un fait d'expérience en
en appelant à quelques réflexions prétendument théoriques.
5. Les conséquences
Ce qui est remarquable dans la situation idéologique contemporaine,
c'est que les doctrines politiques les plus populaires visent au
totalitarisme, abolition totale de la liberté de choix et d'action
individuelle. Tout aussi remarquable est le fait que les défenseurs les
plus sectaires d'un tel système de conformisme se qualifient de
scientifiques, de logiciens et de philosophes.
Bien entendu ce n'est pas un phénomène nouveau. Platon, qui, plus
encore qu'Aristote, fut pendant des siècles le maestro di color che
sanno, avait élaboré un plan totalitaire dont le radicalisme ne fut
dépassé qu'au XIXe siècle avec les projets de Comte et de Marx.
C'est un fait que beaucoup de philosophes sont parfaitement
intolérants vis-à-vis de tout dissident et veulent que l'appareil de
police du gouvernement empêche toute critique de leurs idées.
Quand le principe empiriste du positivisme logique se réfère aux
méthodes expérimentales des sciences de la nature, il ne fait
qu'affirmer ce que personne ne met en doute. Quand il rejette les
principes épistémologiques des sciences de l'action humaine, il n'a
pas seulement totalement tort. Il sape aussi délibérément et en toute
connaissance de cause les fondements intellectuels de la civilisation
occidentale.
Notes
1. Sur les problèmes du calcul économique voir Mises, Human
Action, pp. 201-232 et 691-711. (Traduction française : L'Action
humaine)
2. Ceci répond également à la question souvent posée de savoir
pourquoi les anciens grecs n'avaient pas construit de machines à
vapeur alors qu'ils avaient les connaissances théoriques requises en
physique. Ils n'imaginaient pas l'importance primordiale de l'épargne
et de l'accumulation du capital.
3. « La civilisation moderne, presque toute la civilisation, est basée
sur le principe de rendre les choses plaisantes à ceux qui contentent
le marché et déplaisantes à ceux qui n'y parviennent pas. » Edwin
Cannan, An Economist's Protest (Londres, 1928), pp. vi et suivantes.
4. Voir Mises, Human Action (Traduction française : L'Action
humaine), pp. 808-816.
5. Ibid., pp. 72-91.
6. Le Manifeste communiste, I.
7. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme (publié pour la première
fois en russe, 1908).
8. Voir Mises, Le Chaos du planisme (1947), pp. 80-87. (Repris en
version anglaise dans Socialism [nouvelle édition, Yale University
Press, 1951], pp. 582-89.)