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Le Fondement ultime de la

science économique
par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo et Pierre-Édouard Visse


Observations préliminaires sur la praxéologie tenant lieu
d'introduction ...................................................................................... 6
1. Le substrat permanent de l'épistémologie................................... 6
2. Sur l'action .................................................................................. 7
3. Sur l'économie ............................................................................ 8
4. Le point de départ de la pensée praxéologique........................... 9
5. La réalité du monde extérieur ................................................... 11
6. Causalité et téléologie............................................................... 12
7. La catégorie de l'action ............................................................. 13
8. Les sciences de l'action humaine .............................................. 14
Notes ............................................................................................. 15
I. L'esprit humain .............................................................................. 16
1. La structure logique de l'esprit humain..................................... 16
2. Une hypothèse sur l'origine des catégories a priori .................. 20
3. L'a priori.................................................................................... 23
4. La représentation a priori de la réalité ...................................... 25
5. L'induction ................................................................................ 27
6. Le paradoxe de l'empirisme probabiliste .................................. 34
7. Matérialisme ............................................................................. 35
8. L'absurdité de toute philosophie matérialiste ........................... 37
Notes ............................................................................................. 40
II. La base activiste de la connaissance ............................................ 42
1. L'Homme et l'action.................................................................. 42
2. La finalité.................................................................................. 44
3. Le jugement de valeur .............................................................. 46
4. La chimère d'une Science unifiée ............................................. 47
5. Les deux branches des sciences de l'action humaine................ 50
6. La caractère logique de la praxéologie ..................................... 53
7. Le caractère logique de l'histoire .............................................. 54
8. La méthode thymologique ........................................................ 56
Notes ............................................................................................. 61
III. Nécessité et volonté .................................................................... 63
1. L'infini....................................................................................... 63
2. Les données ultimes.................................................................. 64
3. Les statistiques.......................................................................... 66
4. Le libre-arbitre .......................................................................... 68
5. L'inéluctabilité .......................................................................... 71
Notes ............................................................................................. 73
IV. Certitude et incertitude ............................................................... 75
1. Le problème de la précision quantitative.................................. 75
2. La connaissance certaine .......................................................... 76
3. L'incertitude quant à l'avenir..................................................... 78
4. Quantification et intuition dans l'action et dans l'histoire......... 79
5. La précarité de la prévision des affaires humaines................... 80
6. La prédiction économique et la doctrine des tendances ........... 81
7. La prise de décision .................................................................. 82
8. Confirmation et réfutation ........................................................ 83
9. L'examen des théorèmes praxéologiques.................................. 84
Notes ............................................................................................. 86
V. A propos de certaines erreurs populaires concernant le domaine et
la méthode de l'économie.................................................................. 87
1. La fable de la recherche............................................................ 87
2. L'étude des intentions ............................................................... 89
3. Théorie et pratique.................................................................... 91
4. Les pièges de la réification ....................................................... 93
5. A propos du rejet de l'individualisme méthodologique ............ 95
6. L'approche de la macroéconomique ......................................... 98
7. Réalité et jeu ........................................................................... 102
8. La mauvaise interprétation des courants de l'opinion............. 106
9. La croyance en l'omnipotence de la pensée............................ 107
10. Le concept d'un système de gouvernement parfait ............... 110
11. Les sciences du comportement ............................................. 117
Notes ........................................................................................... 119
VI. Autres conséquences de la négligence de la pensée économique
........................................................................................................ 122
1. L'approche zoologique des problèmes humains ..................... 122
2. L'approche des « sciences sociales » ...................................... 123
3. L'approche de l'économie ....................................................... 126
4. Une remarque sur la terminologie légale................................ 128
5. La souveraineté des consommateurs ...................................... 130
Notes ........................................................................................... 132
VII. Les racines épistémologiques du monisme ............................. 134
1. Le caractère non expérimental du monisme ........................... 134
2. Le cadre historique du positivisme ......................................... 137
3. Le cas de sciences de la nature ............................................... 139
4. Le cas des sciences de l'action humaine ................................. 140
5. Les erreurs du positivisme ...................................................... 141
Notes ........................................................................................... 144
VIII. Le positivisme et la crise de la civilisation occidentale......... 145
1. Le contresens sur l'univers...................................................... 145
2. Le contresens sur la condition humaine.................................. 146
3. Le culte de la science.............................................................. 148
4. Le soutien épistémologique au totalitarisme .......................... 150
5. Les conséquences.................................................................... 153
Notes ........................................................................................... 154
Observations préliminaires sur
la praxéologie tenant lieu
d'introduction
1. Le substrat permanent de
l'épistémologie
Παντα ρει, tout est dans un flux incessant, dit Héraclite; il n'y a
aucun être permanent : tout est changement et en devenir. Il est du
ressort de la spéculation métaphysique que de savoir si cette
proposition peut être confirmée du point de vue d'une intelligence
surhumaine et s'il est en outre possible pour un esprit humain de
penser le changement sans impliquer le concept d'un substrat qui,
tandis qu'il change, serait à certains égards constant dans la
succession de ses différents états. Pour l'épistémologie – la théorie de
la connaissance humaine – il y a certainement quelque chose que l'on
ne peut pas s'empêcher de considérer comme permanent, à savoir la
structure logique et praxéologique de l'esprit humain d'une part, et le
pouvoir des sens humains, d'autre part. Pleinement conscient du fait
que la nature humaine telle qu'elle est dans cette époque de
changements cosmiques dans lesquels nous vivons n'est ni quelque
chose qui existe depuis le commencement de toutes choses ni
quelque chose qui existera pour toujours, l'épistémologie doit
l'aborder comme si c'était quelque chose d'invariable. Les sciences
naturelles peuvent essayer d'aller plus loin et d'étudier les problèmes
de l'évolution. Mais l'épistémologie est une branche – ou plutôt, la
base – des sciences de l'homme. Elle traite d'un aspect de la nature de
l'homme tel qu'il a émergé des temps infinis du devenir cosmique et
qu'il est en cette période de l'histoire de l'univers. Elle ne traite pas de
la pensée, de la perception et du savoir en général, mais des pensées,
perceptions et savoirs humains. Pour l'épistémologie, la structure
logique et praxéologique de l'esprit humain doit être posée comme
invariable.
On ne doit pas confondre la connaissance avec le mysticisme. Le
mystique peut dire que « l'ombre et la lumière sont la même
chose. » 1 La connaissance part d'une distinction claire entre A et
non-A.
On sait qu'il y a eu des époques de l'histoire de l'univers dans
lesquelles la sorte d'être que l'on appelle Homo sapiens n'existait pas,
et nous sommes libres de supposer qu'il y aura encore des âges dans
lesquels cette espèce n'existera pas. Mais il est vain pour nous de
spéculer sur la condition d'êtres qui sont, du point de vue de la
structure logique et praxéologique de leur esprit et du pouvoir de
leurs sens, essentiellement différents de l'homme tel que nous le
connaissons et tel que nous sommes nous-mêmes. Le concept
nietzschéen d'un surhomme est dépourvu de toute signification
épistémologique.

2. Sur l'action
L'épistémologie traite des phénomènes mentaux de la vie humaine,
de l'homme tel qu'il pense et agit. L'insuffisance principale des
tentatives épistémologiques traditionnelles doit être vue dans leur
négligence des aspects praxéologiques. Les épistémologues ont traité
la pensée comme si elle était un domaine distinct coupé des autres
manifestations du comportement humain. Ils ont traité des problèmes
de la logique et des mathématiques, mais ils n'ont pas vu les aspects
pratiques de la pensée. Ils ont ignoré l'a priori praxéologique.
Les points faibles de cette approche sont devenus manifestes dans les
enseignements de la théologie naturelle en tant que distincte de la
théologie révélée. La théologie naturelle a vu la marque
caractéristique de la divinité dans l'absence de limitations présentes
dans l'esprit humain et dans la volonté humaine. La divinité est
omnisciente et toute-puissante. Mais dans l'élaboration de ces idées,
les philosophes n'ont pas vu qu'un concept de divinité qui implique
un dieu agissant, c'est-à-dire un dieu se comportant de la manière
dont l'homme se comporte dans l'action, est une contradiction en soi.
L'homme agit parce qu'il est mécontent de la situation telle qu'elle
prévaut en l'absence de son intervention. L'homme agit parce qu'il
manque du pouvoir de rendre les conditions entièrement
satisfaisantes et doit recourir aux moyens appropriés afin de les
rendre plus satisfaisantes. Mais pour un être suprême tout-puissant, il
ne peut pas y avoir de mécontentement quant au cours des choses. Le
tout-puissant n'agit pas, parce qu'il n'y a aucune situation qu'il ne
puisse rendre entièrement satisfaisante sans agir, c'est-à-dire sans
avoir recours à des moyens. Pour lui, la distinction entre fins et
moyens n'existe pas. C'est de l'anthropomorphisme que d'attribuer
une action à Dieu. À partir des limitations de sa nature humaine, le
raisonnement discursif de l'homme ne peut jamais circonscrire et
définir l'essence de l'omnipotence.
Néanmoins, il doit être souligné que ce qui a empêché les personnes
de porter leur attention sur la praxéologie n'était pas des
considérations théologiques. Ce fut le désir passionné de réaliser la
chimère utopique du pays de Cocagne. Puisque la science
économique, la partie jusqu'à présent la mieux élaborée de la
praxéologie, a détruit les erreurs de toutes les sortes d'utopie, elle a
été proscrite et stigmatisée comme non scientifique.
Le trait le plus caractéristique de l'épistémologie moderne est sa
négligence complète de la science économique, cette branche du
savoir dont le développement et l'application pratique furent
l'événement le plus spectaculaire de l'histoire moderne.

3. Sur l'économie
L'étude de l'économie a été, encore et toujours, dévoyée par l'idée
vaine qu'elle devrait procéder selon le modèle d'autres sciences. Le
préjudice qui découle de ces mauvaises constructions ne peut pas être
évité en exhortant l'économiste à cesser de jeter des regards envieux
sur d'autres domaines de la connaissance ou même à les ignorer
complètement. L'ignorance, quel qu'en soit l'objet, n'est en aucun cas
une qualité qui pourrait être utile dans la recherche de la vérité. Ce
qu'il faut pour empêcher un savant de dénaturer les études
économiques par le recours aux méthodes des mathématiques, de la
physique, de la biologie, de l'histoire ou du droit, ce n'est pas ignorer
et négliger ces sciences, mais au contraire essayer de les comprendre
et de les maîtriser. Celui qui veut réaliser quelque chose en
praxéologie doit être au courant des mathématiques, de la physique,
de la biologie, de l'histoire et du droit, pour éviter de confondre les
tâches et les méthodes de la théorie de l'action humaine avec les
tâches et les méthodes d'une de ces autres branches du savoir. Ce qui
était erroné avec les différentes Écoles historiques de l'économie était
avant tout que leurs adeptes étaient de simples dilettantes dans le
domaine de l'histoire. Aucun mathématicien compétent ne peut
manquer d'identifier les erreurs fondamentales de toutes les variétés
de ce que l'on appelle l'économie mathématique et particulièrement
de l'économétrie. Aucun biologiste n'a jamais été trompé par
l'organicisme plutôt amateur d'un auteur tel que Paul de Lilienfeld.
Quand il m'est arrivé une fois d'exprimer cet avis dans une
conférence, un jeune homme dans l'auditoire a élevé une objection.
« Vous demandez trop d'un économiste, » a-t-il observé, « personne
ne peut me forcer à employer mon temps dans l'étude de toutes ces
sciences. » Ma réponse fut : « Personne ne vous demande ni ne vous
force à devenir un économiste. »

4. Le point de départ de la pensée


praxéologique
La connaissance a priori de la praxéologie est entièrement différente
– catégoriellement différente – de la connaissance a priori des
mathématiques ou, plus précisément, de la connaissance a priori des
mathématiques telle qu'elle est interprétée par le positivisme logique.
Le point de départ de toute la pensée praxéologique n'est pas des
axiomes arbitrairement choisis, mais une proposition évidente,
pleinement, clairement et nécessairement présente dans chaque esprit
humain. Un gouffre infranchissable sépare les animaux dans l'esprit
desquels cette connaissance est présente de ceux dans l'esprit
desquels elle n'est pas pleinement et clairement présente.
L'appellation d'Homme n'est accordée qu'aux premiers. La
caractéristique de l'Homme est précisément qu'il agit consciemment.
L'Homme est Homo agens, l'animal qui agit.
A l'exception de la zoologie, tout ce qui a été scientifiquement
énoncé pour distinguer l'Homme des mammifères non humains est
implicite dans la proposition : l'Homme agit. Agir signifie :
poursuivre des fins, c'est-à-dire choisir un objectif et recourir à des
moyens afin d'atteindre l'objectif recherché.
L'essence du positivisme logique est de nier la valeur cognitive de la
connaissance a priori en précisant que toutes les propositions a priori
sont simplement analytiques. Elles ne fournissent pas d'informations
nouvelles, mais sont simplement verbales ou tautologiques, affirmant
ce qui est déjà impliqué dans les définitions et les prémisses. Seule
l'expérience peut mener aux propositions synthétiques. Il y a une
objection évidente contre cette doctrine, à savoir que cette
proposition selon laquelle il n'existe pas de proposition synthétique a
priori (affirmation fausse pour le présent auteur) est en soi une
proposition synthétique a priori, puisqu'elle ne peut manifestement
pas être établie par l'expérience.
Toute cette polémique est, néanmoins, dépourvue de sens lorsqu'il
s'agit de la praxéologie. Elle porte essentiellement sur la géométrie.
Son état actuel, particulièrement son traitement par le positivisme
logique, a été profondément influencé par le choc que la philosophie
occidentale a reçu de la découverte des géométries non-euclidiennes.
Avant Bolyai et Lobachevsky, la géométrie était, aux yeux des
philosophes, le parangon de la science parfaite : on présumait qu'elle
fournissait des certitudes inébranlables pour toujours et pour tout le
monde. Procéder de la même façon dans d'autres branches de la
connaissance more geometrico était le grand idéal des chercheurs de
vérité. Tous les concepts épistémologiques traditionnels ont
commencé à chanceler quand les tentatives pour construire les
géométries non-euclidiennes ont réussi.
Cependant, la praxéologie n'est pas la géométrie. C'est la plus
mauvaise de toutes les superstitions que de supposer que les
caractéristiques épistémologiques d'une branche de la connaissance
doivent nécessairement s'appliquer à toutes les autres branches. En
traitant de l'épistémologie des sciences de l'action humaine, on ne
doit pas emboîter le pas à la géométrie, à la mécanique, ou à une
autre science.
Les hypothèses d'Euclide ont été autrefois considérées comme allant
de soi. L'épistémologie actuelle les considère comme des postulats
librement choisis, le point de départ d'une chaîne hypothétique de
raisonnements. Quoi que cela puisse signifier, cela n'a aucun rapport
avec les problèmes de la praxéologie.
Le point de départ de la praxéologie est une vérité évidente, la
connaissance de l'action, c'est-à-dire la connaissance du fait qu'il
existe une chose telle que chercher consciemment à atteindre des
fins. Cela n'a aucun intérêt d'ergoter sur ces mots en se référant à des
problèmes philosophiques qui n'ont aucune incidence sur notre
problème. La vérité de cette connaissance est aussi évidente et aussi
indispensable pour l'esprit humain qu'est la distinction entre A et
non-A.

5. La réalité du monde extérieur


Du point de vue de la praxéologie, il n'est pas possible de remettre en
cause l'existence vraie de la matière, des objets physiques et du
monde extérieur. Leur réalité est indiquée par le fait que l'Homme
n'est pas omnipotent. Il y a dans le monde quelque chose qui oppose
une résistance à la réalisation de ses souhaits et désirs. Toute
tentative d'éliminer par simple décret ce qui l'ennuie, et de substituer
ainsi une situation qui lui convient mieux à une situation qui lui
convient moins, est vaine. S'il veut réussir, il doit procéder selon des
méthodes qui sont adaptées à la structure d'une chose à propos de
laquelle la perception lui fournit des informations. Nous pouvons
définir le monde extérieur comme la totalité de toutes ces choses et
de tous ces événements qui déterminent la faisabilité ou
l'infaisabilité, le succès ou l'échec, de l'action humaine.
La question très débattue de savoir si les objets physiques peuvent ou
non être conçus comme existant indépendamment de l'esprit est
vaine. Pendant des milliers d'années, les esprits des médecins n'ont
pas perçu les germes et n'ont pas deviné leur existence. Mais le
succès ou l'échec de leurs efforts pour préserver la santé et la vie de
leurs patients dépendait de l'effet provoqué par ces germes sur le
fonctionnement des organes corporels des patients. Les germes
étaient réels parce qu'ils conditionnaient le résultat des événements
par leur intervention ou leur non intervention, par leur présence ou
leur absence.

6. Causalité et téléologie
L'action est une catégorie que les sciences naturelles ne prennent pas
en considération. Le scientifique agit quand il se lance dans son
travail de recherche, mais dans l'orbite des événements naturels du
monde extérieur qu'il explore, l'action est absente. Il y a de
l'agitation, il y a du stimulus et de la réaction, et, quelles que soient
les objections de philosophes, il y a la causalité. Il y a ce qui semble
être une régularité inexorable dans la concaténation et la séquence
des phénomènes. Il y a des relations constantes entre les entités qui
permettent au scientifique d'établir le processus que l'on appelle la
mesure. Mais il n'y a rien qui suggérerait qu'il y a des fins qui sont
poursuivies : il n'y a aucun but décelable.
Les sciences naturelles sont la recherche de la causalité ; les sciences
de l'action humaine sont téléologiques. En établissant cette
distinction entre les deux domaines de la connaissance humaine,
nous n'exprimons aucun avis sur la question de savoir si le cours de
tous les événements cosmiques est en fin de compte déterminé par la
volonté d'un être surhumain. L'examen de ce grand problème dépasse
les limites de la raison humaine et est en dehors du domaine de toute
science humaine. Cela relève du domaine que la métaphysique et la
théologie s'auto-attribuent.
L'objet auquel les sciences de l'action humaine font référence n'est
pas les plans et les moyens de Dieu, mais les fins recherchées par les
hommes agissant dans la poursuite de leurs propres projets. Les
efforts entrepris par la discipline métaphysique habituellement
dénommée philosophie de l'histoire pour découvrir dans le cours de
l'Histoire les plans cachés de Dieu ou d'une entité mythique (comme,
par exemple, dans le système de Marx, les forces matérielles de
production) ne sont pas de la science.
En traitant d'un fait historique bien défini, par exemple de la
Première Guerre mondiale, l'historien doit découvrir les fins
poursuivies par les différentes personnes et groupes de personnes qui
contribuaient à l'organisation de ces campagnes ou à combattre les
agresseurs. Il doit examiner le produit des actions de toutes les
personnes impliquées et le comparer à la situation antérieure ainsi
qu'aux intentions des parties en lice. Mais ce n'est pas le rôle de
l'historien que de chercher après un sens « plus élevé »ou « plus
profond » manifesté dans les événements ou réalisé à travers eux.
Peut-être y a-t-il un tel but ou sens caché « plus élevé » ou « plus
profond » dans le cours de l'Histoire. Mais pour l'homme mortel, il
n'existe aucune possibilité d'apprendre quelque chose sur ces vérités
« plus élevées » ou « plus profondes ».

7. La catégorie de l'action
Tous les éléments des sciences théoriques de l'action humaine sont
déjà contenus dans le concept d'action et doivent être rendus
explicites en exposant son contenu. Comme parmi ces éléments
téléologiques se trouve également le concept de causalité, le concept
d'action est le concept fondamental de l'épistémologie, le point de
départ de toute analyse épistémologique.
La catégorie ou le concept même d'action comprend les concepts de
moyens et de fins, celui de préférer et mettre de côté, autrement dit
d'évaluer, ceux du succès et de l'échec, du profit et de la perte, de
coût. Puisqu'aucune action ne pourrait être entreprise sans idées
précises sur la relation de cause à effet, la téléologie présuppose la
causalité.
Les animaux sont forcés de s'adapter aux conditions naturelles de
leur environnement : s'ils ne réussissent pas ce processus
d'adaptation, ils sont éliminés. L'homme est le seul animal qui peut –
dans certaines limites – volontairement adapter son environnement
pour qu'il lui convienne mieux.
Nous pouvons penser l'Évolution qui a transformé les ancêtres non
humains des Hommes en êtres humains comme une succession de
changements, petits et progressifs, apparus sur des millions d'années.
Mais on ne peut pas concevoir un esprit dans lequel la catégorie de
l'action aurait été présente seulement sous une forme incomplète. Il
n'existe rien entre un être conduit exclusivement par les instincts et
les impulsions physiologiques et un être qui choisit des fins et les
moyens pour l'accomplissement de ces fins. On ne peut pas
concevoir un être agissant qui ne distinguerait pas in concreto ce
qu'est une fin et ce qu'est un moyen, ce qu'est le succès et ce qu'est
l'échec, ce qu'il aime plus et ce qu'il aime moins, ce qui est son profit
ou sa perte suite à l'action, et ce que sont ses coûts. En pensant à
toutes ces choses, il peut, bien sûr, se tromper dans ses jugements
quant au rôle joué par les divers matériaux et événements externes
sur la structure de son action.
Un mode donné de comportement est une action seulement si ces
distinctions sont présentes dans l'esprit de l'Homme concerné.

8. Les sciences de l'action humaine


La langue allemande a élaboré un terme qui aurait été expédient pour
signifier la totalité des sciences traitant de l'action humaine en tant
que distinctes des sciences naturelles, à savoir le
terme Geisteswissenschaften. Malheureusement, certains auteurs ont
fortement chargé ce terme de significations métaphysiques et
mystiques qui diminuent son utilité. En anglais, le terme
pneumatologie (proposé par Bentham 2 comme l'opposé de la
somatologie) aurait convenu, mais il n'a jamais été accepté. Le terme
de sciences morales tel qu'employé par John Stuart Mill n'est pas
satisfaisant à cause de son affinité étymologique avec la discipline
normative de l'éthique. Le terme d'humanités est traditionnellement
réservé aux branches des sciences de l'action humaine qui ont trait à
l'histoire. Ainsi, nous sommes forcés d'employer le terme plutôt
lourd de « sciences de l'action humaine. »

Notes
1. R.W. Emerson, Brahma.
2. Bentham, « Essay on Nomenclature and Classification, » Annexe
numéro IV à Chrestomathia (Works, éd. par Browning, VIII, p. 84 et
88).
I. L'esprit humain
1. La structure logique de l'esprit humain
Sur la terre, l'Homme occupe une position particulière qui le
distingue et l'élève au-dessus de toutes les autres entités constituant
notre planète. Tandis que toutes les autres choses, animées ou
inanimées, se comportent selon des modes déterminés, seul l'Homme
semble disposer – dans certaines limites – d'un minimum de liberté.
L'Homme pense aux conditions de son bien-être et de son
environnement, conçoit une situation qui, ainsi qu'il le croit, lui
conviendrait mieux que la situation présente et tente, par une
conduite intentionnelle, de substituer un état plus désiré à un autre
qui l'est moins et qui prévaudrait s'il n'intervenait pas.
Il y a dans l'étendue infinie de ce qui est appelé l'univers ou la nature
un petit domaine dans lequel la conduite consciente de l'homme peut
influencer le cours des événements.
C'est ce fait qui pousse l'Homme à distinguer le monde extérieur
soumis à l'inexorable et inextricable nécessité, de sa faculté de
penser, de connaître et d'agir. L'esprit ou la raison se distingue de la
matière, la volonté des impulsions involontaires, des instincts et des
processus physiologiques. Pleinement conscient du fait que son
propre corps est soumis aux mêmes forces qui déterminent toutes les
autres choses et êtres, l'Homme attribue sa capacité de penser, de
vouloir et d'agir à un facteur invisible et intangible qu'il appelle son
esprit.
Il y a eu, dans les premiers temps de l'humanité, des tentatives pour
attribuer cette faculté de penser et de poursuivre des fins
volontairement choisies à beaucoup, voire à toutes les choses non
humaines. Plus tard, les gens ont découvert qu'il était vain de traiter
des choses non humaines comme si elles étaient dotées de quelque
chose d'analogue à l'esprit humain. Ensuite, la tendance opposée s'est
développée. On a essayé de réduire les phénomènes mentaux à
l'opération de facteurs qui n'étaient pas spécifiquement humains.
L'expression la plus radicale de cette doctrine était déjà impliquée
dans la célèbre maxime de John Locke selon laquelle l'esprit est une
feuille de papier vierge sur lequel le monde extérieur écrit sa propre
histoire.
Une nouvelle épistémologie du rationalisme chercha à réfuter cet
empirisme intégral. Leibniz ajouta à la doctrine selon laquelle il n'y a
rien dans l'intellect qui n'ait été préalablement dans les sens la clause
conditionnelle : excepté l'intellect lui-même. Kant, réveillé par Hume
de son « sommeil dogmatique », mit la doctrine du rationalisme sur
une nouvelle base. L'expérience, enseigna-t-il, ne fournit que la
matière première dont l'esprit forme ce qu'on appelle la connaissance.
Toute la connaissance est conditionnée par les catégories qui
précèdent, chronologiquement et logiquement, toute donnée issue de
l'expérience. Les catégories sont a priori ; elles sont l'équipement
mental de l'individu qui lui permet de penser et – pouvons-nous
ajouter – d'agir. Puisque tout raisonnement présuppose les catégories
a priori, il est vain de s'engager dans des tentatives pour les prouver
ou les réfuter.
La réaction empiriste contre l'apriorisme se concentre sur une
interprétation trompeuse des géométries non-euclidiennes, la
contribution la plus importante du dix-neuvième siècle aux
mathématiques. Elle souligne le caractère arbitraire des axiomes et
des prémisses et le caractère tautologique du raisonnement déductif.
La déduction, enseigne-t-elle, ne peut pas ajouter quoi que ce soit à
notre connaissance de la réalité. Elle rend simplement explicite ce
qui était déjà implicite dans les prémisses. Comme ces prémisses
sont simplement des produits de l'esprit et qu'ils ne proviennent pas
de l'expérience, ce qui en est déduit ne peut pas établir quoi que ce
soit sur l'état de l'univers. Ce que la logique, les mathématiques et les
autres théories déductives a priori apportent sont au mieux des outils
commodes ou pratiques pour les opérations scientifiques. C'est l'une
des tâches incombant au scientifique que de choisir pour son travail,
parmi la multiplicité des différents systèmes existants de logique, de
géométrie et d'algèbre, le système qui est le plus commode pour son
but spécifique 1. Les axiomes, à partir desquels un système déductif
est édifié, sont arbitrairement sélectionnés. Ils ne nous disent rien sur
la réalité. Il n'y a pas de principes premiers a priori donnés à l'esprit
humain 2. Telle est la doctrine du fameux « Cercle de Vienne » et
d'autres écoles contemporaines de l'empirisme radical et du
positivisme logique.
Pour examiner cette philosophie, il faut se référer au conflit entre la
géométrie euclidienne et les géométries non-euclidiennes qui ont
donné lieu à ces polémiques. C'est un fait indéniable que la
planification technologique guidée par le système euclidien a abouti
aux effets qui devaient être attendus conformément aux inférences
découlant de ce système. Les bâtiments ne s'effondrent pas et les
appareils fonctionnent de la manière prévue. L'ingénieur de terrain ne
peut pas nier que cette géométrie l'a aidé dans ses efforts pour
détourner les événements du monde extérieur réel du cours qu'ils
auraient pris en l'absence de son intervention et pour les diriger vers
les objectifs qu'il voulait atteindre. Il doit en conclure que cette
géométrie, bien que basée sur certaines idées a priori, affirme
quelque chose sur la réalité et la nature. Le pragmatiste est obligé
d'admettre que la géométrie euclidienne travaille de la même façon
que les sciences de la nature expérimentales qui fournissent toute la
connaissance a posteriori. Indépendamment du fait que la disposition
des expériences en laboratoire présuppose déjà et implique la validité
du système euclidien, on ne doit pas oublier que le fait que le pont
George Washington sur la rivière Hudson et que des milliers d'autres
ponts rendent les services que les constructeurs en attendaient
confirme la vérité pratique, non seulement des enseignements
appliqués de la physique, de la chimie et de la métallurgie, mais aussi
de ceux de la géométrie d'Euclide. Cela signifie que les axiomes dont
se sert Euclide nous disent quelque chose sur le monde extérieur qui
n'est pas moins « vrai » que les enseignements des sciences de la
nature expérimentales.
Les critiques de l'apriorisme font référence au fait que, pour le
traitement de certains problèmes, le recours à l'une des géométries
non-euclidiennes semble plus commode que le recours au système
euclidien. Les corps solides et les rayons de la lumière de notre
environnement, dit Reichenbach, se comportent selon les lois
d'Euclide. Mais cela, ajoute-t-il, est simplement « un fait empirique
heureux. » Au-delà de l'espace de notre environnement, le monde
physique se comporte selon d'autres géométries 3. Il est inutile de
discuter ce point. Car ces autres géométries se servent également
d'axiomes a priori, et non de faits expérimentaux. Ce que les
panempiricistes n'arrivent pas à expliquer est comment une théorie
déductive, partant de postulats prétendument arbitraires, rend des
services précieux et même indispensables dans les efforts faits pour
décrire correctement les conditions du monde extérieur et pour les
utiliser avec succès.
Le fait empirique heureux auquel Reichenbach fait référence est le
fait que l'esprit humain a la capacité de développer des théories qui,
bien qu'a priori, sont déterminantes dans nos efforts de construire
tout système a posteriori de connaissance. Bien que la logique, les
mathématiques et la praxéologie ne découlent pas de l'expérience,
elles ne sont pas arbitraires mais nous sont imposées par le monde
dans lequel nous vivons et agissons et que nous voulons étudier 4.
Elles ne sont pas vides, dépourvues de sens et purement verbales.
Elles sont – pour l'Homme – les lois les plus générales de l'univers, et
sans elles aucune connaissance ne serait accessible à l'Homme.
Les catégories a priori sont la dotation qui permet à l'homme
d'atteindre tout ce qui est spécifiquement humain et qui le distingue
de tous les autres êtres. Leur analyse est l'analyse de la condition
humaine, du rôle que l'Homme joue dans l'univers. Elles sont la force
qui permet à l'Homme de créer et de produire tout ce que l'on appelle
la civilisation humaine.
2. Une hypothèse sur l'origine des
catégories a priori
Les concepts de la sélection et de l'évolution naturelles permettent de
développer une hypothèse sur l'émergence de la structure logique de
l'esprit humain et de l'a priori.
Les animaux sont entraînés par les impulsions et les instincts. La
sélection naturelle a éliminé les spécimens et les espèces ayant
développé des instincts qui étaient un handicap dans la lutte pour la
survie. Seuls ceux dotés d'impulsions utiles à leur conservation
survécurent et purent propager leur espèce.
On ne peut pas éviter de supposer que sur le long chemin qui a mené
des ancêtres non humains de l'Homme à l'émergence de
l'espèce Homo sapiens, certains groupes d'anthropoïdes avancés ont
expérimenté, pour ainsi dire, des concepts de catégorie différents de
ceux des Homo sapiens et ont essayé de les utiliser pour orienter leur
conduite. Mais comme ces pseudo-catégories n'étaient pas adaptées
aux conditions de la réalité, le comportement dirigé par un quasi
raisonnement basé sur elles était certain d'échouer et d'être un
désastre pour ceux qui en relevaient. Seuls pouvaient survivre les
groupes dont les membres agissaient en conformité avec les bonnes
catégories, c'est-à-dire avec celles qui étaient conformes à la réalité,
autrement dit – pour utiliser le concept des pragmatiques – qui
marchaient 5.
Néanmoins, la référence à cette interprétation de l'origine des
catégories a priori ne nous autorise pas à les qualifier de précipité
d'expérience, comme si c'était une expérience pré-humaine et pré-
logique 6. On ne doit pas masquer la différence fondamentale entre
présence et absence de finalité.
Le concept Darwinien de sélection naturelle essaie d'expliquer le
changement phylogénétique sans avoir recours à la finalité en tant
que phénomène naturel. La sélection naturelle est en état de
fonctionnement non seulement sans aucune interférence
intentionnelle de la part des éléments externes, mais elle fonctionne
également sans aucun comportement intentionnel de la part des
différents spécimens concernés.
L'expérience est un acte mental d'hommes pensant et agissant. Il est
impossible de lui assigner le moindre rôle dans une chaîne purement
naturelle de causalité dont la marque caractéristique est l'absence de
comportement intentionnel. Il est logiquement impossible d'avoir
autre chose qu'objectif ou absence d'objectif. Les primates qui ont
disposé des catégories utiles n'ont pas survécu parce que, après avoir
eu l'expérience que leurs catégories étaient utiles, ils ont décidé de
s'accrocher à elles. Ils ont survécu parce qu'ils n'ont pas recouru à
d'autres catégories qui auraient abouti à leur propre éradication. De la
même façon que le processus évolutionnaire a éliminé tous les autres
groupes dont les individus, en raison des propriétés spécifiques de
leurs organismes, n'étaient pas adaptés à la vie dans les conditions
spéciales de leur environnement, il a éliminé également les groupes
dont les esprits se sont développés d'une manière telle que leur
utilisation était nuisible à leur comportement.
Les catégories a priori ne sont pas des idées innées. Ce que l'enfant
normal – en bonne santé – hérite de ses parents ne sont pas des
catégories, des idées, ou des concepts, mais l'esprit humain qui a la
capacité d'apprendre et de concevoir des idées, la capacité de
permettre à celui qui en est doté de se comporter comme un être
humain, c'est-à-dire d'agir.
Quoi que l'on pense de cette distinction, une chose est certaine.
Puisque les catégories a priori émanant de la structure logique de
l'esprit humain ont permis à l'homme de développer les théories dont
l'application pratique l'a aidé dans ses efforts pour s'en sortir dans la
lutte pour la survie et pour atteindre les différentes fins poursuivies,
ces catégories fournissent certaines informations sur la réalité de
l'univers. Elles ne sont pas simplement des hypothèses arbitraires
sans aucune valeur informative, de simples conventions qui
pourraient indifféremment être remplacées par d'autres. Elles sont
l'outil mental nécessaire pour assembler les données issues de nos
sens d'une manière systématique, les transformer en faits
d'expérience, puis transformer ces faits en briques pour la
construction de théories, et finalement ces théories en techniques
pour atteindre les fins poursuivies.
Les animaux aussi sont équipés de sens ; certains d'entre eux sont
même capables de détecter des stimulus qui échappent aux sens de
l'homme. Ce qui les empêche de tirer profit de ce que leurs sens leur
apportent comme le fait l'Homme n'est pas une infériorité de leur
équipement en matière de sens mais le fait qu'ils ne disposent pas de
ce que l'on appelle l'esprit humain, avec sa structure logique, ses
catégories a priori.
La théorie, à la différence de l'histoire, est la recherche de relations
constantes entre les entités ou, ce qui revient au même, d'une
régularité dans la succession des événements. En établissant
l'épistémologie comme théorie de la connaissance, le philosophe
suppose implicitement ou affirme qu'il y a dans l'effort intellectuel de
l'Homme quelque chose qui reste inchangé, à savoir la structure
logique de l'esprit humain.
S'il n'y avait rien de permanent dans les manifestations de l'esprit
humain, il ne pourrait pas y avoir de théorie de la connaissance, mais
uniquement un enregistrement des différentes tentatives faites par les
Hommes pour acquérir la connaissance. L'état de l'épistémologie
ressemblerait à celui des différentes branches de l'histoire, par
exemple à ce que l'on appelle la science politique. De la même façon
que la science politique enregistre simplement ce qui a été fait ou
suggéré dans son domaine par le passé mais est incapable de dire
quoi que ce soit sur les relations invariables entre les éléments qu'elle
examine, l'épistémologie devrait restreindre son travail à
l'assemblage de données historiques sur les activités mentales
passées.
En soulignant le fait que la structure logique de l'esprit humain est
commune à tous les spécimens de l'espèce Homo sapiens, nous ne
voulons pas affirmer que cet esprit humain tel que nous le
connaissons est le seul ou le meilleur outil mental possible qui puisse
être conçu, ou le seul qui puisse exister. En épistémologie, ainsi que
dans toutes les autres sciences, on ne traite ni de l'éternité, ni des
conditions des parties de l'univers desquelles aucun signe n'atteint
notre orbite, ni de ce qui peut arriver dans des temps infinis futurs.
Peut-être y-a-t-il quelque part dans l'univers infini des êtres dont
l'esprit dépasse le nôtre de la même façon que nos esprits dépassent
ceux des insectes. Peut-être y aura-t-il un jour quelque part des êtres
vivants qui nous regarderont avec la même condescendance que celle
avec laquelle nous regardons les amibes. Mais la pensée scientifique
ne peut pas se livrer à une telle imagerie. Elle se borne à se limiter à
ce qui est accessible à l'esprit humain tel qu'il est.

3. L'a priori
On n'annule pas l'importance cognitive de l'a priori en le qualifiant de
tautologique. Une tautologie doit ex definitione être tautologie –
réaffirmation – de quelque chose déjà dit précédemment. Si on
qualifie la géométrie euclidienne de système hiérarchique de
tautologies, on peut dire : Le théorème de Pythagore est tautologique
puisqu'il exprime simplement quelque chose qui est déjà implicite
dans la définition d'un triangle rectangle.
Mais la question est : Comment avons nous obtenu dans un premier
temps la proposition – originelle – de laquelle la deuxième
proposition – dérivée – est simplement une tautologie ? Dans le cas
des différentes géométries, les réponses données aujourd'hui sont soit
(a) par un choix arbitraire, soit (b) à cause de sa commodité ou de
son aptitude. Cette réponse ne peut pas être donnée en ce qui
concerne la catégorie de l'action.
On ne peut pas non plus interpréter notre concept d'action comme un
précipité d'expérience. Cela a un sens de parler d'expérience dans les
cas où quelque chose de différent de ce qui a été expérimenté in
concreto aurait pu être attendu avant l'expérience. L'expérience nous
dit quelque chose que l'on ignorait précédemment et que l'on ne
pouvait pas apprendre sans elle. Mais la caractéristique de la
connaissance a priori est que l'on ne peut pas penser sa négation ou
quelque chose qui serait en désaccord avec elle. Ce que l'a priori
exprime est nécessairement implicite dans chaque proposition
concernant la question en jeu. Elle est implicite dans toute pensée et
action.
Si on qualifie un concept ou une proposition d'a priori, on veut dire :
tout d'abord, que la négation de ce qu'il affirme est impensable pour
l'esprit humain et lui apparaît comme absurde ; deuxièmement, que
ce concept ou cette proposition a priori est nécessairement implicite
dans notre approche mentale de tous les problèmes concernés, c'est-
à-dire dans notre façon de penser et d'agir en ce qui concerne ces
problèmes.
Les catégories a priori sont l'équipement mental à l'aide desquelles
l'Homme peut penser et éprouver et ainsi acquérir la connaissance.
Leur vérité ou leur validité ne peuvent pas être prouvées ou réfutées
comme peuvent l'être celles des propositions a posteriori, parce
qu'elles sont précisément les instruments qui nous permettent de
distinguer ce qui est vrai ou valide de ce qui ne l'est pas.
Ce que nous savons est ce que la nature ou la structure de nos sens et
de notre esprit nous rend compréhensible. Nous voyons la réalité,
non telle qu'elle « est » et peut apparaître à un être parfait, mais
seulement telle que la qualité de notre esprit et de nos sens nous
permet de la voir. L'empirisme radical et le positivisme ne veulent
pas l'admettre. Tel qu'ils le décrivent, la réalité écrit, comme
l'expérience, sa propre histoire sur les feuilles vierges de l'esprit
humain. Ils admettent que nos sens sont imparfaits et ne reflètent pas
entièrement et fidèlement la réalité. Mais ils n'examinent pas le
pouvoir de l'esprit de produire, à partir de la matière fournie par les
perceptions, une représentation sans distorsion de la réalité. En
traitant de l'a priori, on traite des outils mentaux qui nous permettent
d'éprouver, d'apprendre, de connaître et d'agir. Nous traitons du
pouvoir de l'esprit, et cela implique que nous traitons des limites de
son pouvoir.
On ne doit jamais oublier que notre représentation de la réalité de
l'univers est conditionnée par la structure de notre esprit et de nos
sens. Nous ne pouvons pas exclure l'hypothèse qu'il y ait des
caractéristiques de la réalité qui échappent à nos facultés
intellectuelles mais qui pourraient être remarquées par des êtres
équipés d'un esprit plus efficace et certainement par un être parfait.
On doit essayer de prendre conscience des caractéristiques et des
limites de notre esprit pour ne pas tomber dans l'illusion de
l'omniscience.
La suffisance positiviste de quelques-uns des précurseurs du
positivisme moderne s'est manifestée de la façon la plus flagrante
dans la maxime : Dieu est un mathématicien. Comment les mortels,
équipés de sens manifestement imparfaits, peuvent-ils prétendre que
leur esprit ait la faculté de concevoir l'univers de la même façon que
l'être parfait peut le concevoir ? L'homme ne peut pas analyser les
caractéristiques essentielles de la réalité sans l'aide fournie par les
outils des mathématiques. Mais l'être parfait ?
Après tout, il est tout à fait surérogatoire de perdre son temps dans
des polémiques concernant l'a priori. Personne ne nie ou ne pourrait
nier qu'il n'existe ni raisonnement humain ni recherche humaine de la
connaissance qui puissent se passer de ce que ces concepts,
catégories et propositions a priori nous disent. Aucune chicanerie ne
peut affecter en quoi que ce soit le rôle fondamental joué par la
catégorie de l'action pour tous les problèmes de la science de
l'homme, de la praxéologie, de l'économie et de l'histoire.

4. La représentation a priori de la réalité


Aucune pensée et aucune action ne seraient possibles pour l'homme
si l'univers était chaotique, c'est-à-dire s'il n'y avait pas la moindre
régularité dans la succession et la concaténation des événements.
Dans un tel monde de contingences illimitées, rien d'autre ne pourrait
être perçu que des changements kaléidoscopiques incessants. Il n'y
aurait aucune possibilité pour l'homme d'anticiper quoi que ce soit.
Toute l'expérience serait simplement historique, l'enregistrement de
ce qui est arrivé dans le passé. Aucune inférence des événements
passés aux événements futurs possibles ne serait permise. Il s'ensuit
que l'homme ne pourrait pas agir. Il pourrait au mieux être un
spectateur passif et ne pourrait pas prendre la moindre disposition
pour l'avenir, même pour l'avenir immédiat. La réalisation première
et basique de la pensée est la sensibilisation aux relations constantes
qui existent entre les phénomènes externes qui affectent nos sens. Un
ensemble d'événements qui sont régulièrement reliés d'une manière
définie à d'autres événements est appelé une chose spécifique et à ce
titre distingué d'autres choses spécifiques. Le point de départ de la
connaissance expérimentale est la connaissance du fait que A est
uniformément suivi par B. L'utilisation de cette connaissance pour la
production de B ou pour la prévention de l'émergence de B est
appelée action. L'objectif principal de l'action est de provoquer
l'apparition de B ou d'empêcher son apparition.
Quoi que les philosophes puissent dire sur la causalité, le fait reste
qu'aucune action ne pourrait être exécutée sans être guidée par elle.
On ne peut pas non plus imaginer un esprit qui ne serait pas
conscient de l'interconnexion entre cause et effet. En ce sens, on peut
parler de la causalité comme d'une catégorie ou d'un a priori de la
pensée et de l'action.
À l'homme soucieux d'écarter par une conduite intentionnelle une
gêne ressentie, la question se pose : où, quand et comment serait-il
nécessaire d'intervenir pour obtenir un certain résultat ? La
connaissance de la relation entre une cause et son effet est la
première étape vers l'orientation de l'homme dans le monde et est la
condition intellectuelle de toute activité réussie. Toutes les tentatives
de trouver un fondement logique, épistémologique ou métaphysique
satisfaisant à la catégorie de causalité étaient condamnées à échouer.
Tout ce que l'on peut dire sur la causalité est que c'est un a priori, non
seulement de la pensée humaine, mais aussi de l'action humaine.
Des philosophes éminents ont essayé d'élaborer une liste complète
des catégories a priori, des conditions nécessaires de l'expérience et
de la pensée. On ne déprécie pas ces tentatives d'analyse et de
systématisation si on réalise que toute solution proposée laisse une
grande marge à la discrétion du penseur individuel. Il n'y a qu'un
point sur lequel il ne peut pas y avoir de désaccord, à savoir qu'elles
peuvent toutes être réduites à la vision a priori de la régularité dans la
succession de tous les phénomènes observables du monde extérieur.
Dans un univers dans lequel cette régularité serait absente, il ne
pourrait pas y avoir de pensée et rien ne pourrait être expérimenté.
Car l'expérience est la prise de conscience de l'identité ou de
l'absence d'identité dans ce qui est perçu ; c'est la première étape vers
une classification des événements. Et le concept de classe serait vide
et inutile s'il n'y avait aucune régularité.
S'il n'y avait aucune régularité, il serait impossible de recourir à la
classification et de construire une langue. Tous les mots signifient
des ensembles d'actes de perception régulièrement reliés ou des
relations régulières entre ces ensembles. Cela est vrai également du
langage de la physique, que les positivistes veulent élever au rang de
langue universelle de la science. Dans un monde sans régularité, il
n'y aurait aucune possibilité de formuler des « énoncés
protocolaires » 7. Mais même si cela pouvait être fait, ce « langage
de protocole » ne pourrait pas être le point de départ d'une science
physique. Il exprimerait simplement des faits historiques.
S'il n'y avait aucune régularité, rien ne pourrait être appris de
l'expérience. En présentant l'expérience comme étant l'instrument
principal d'acquisition de la connaissance, l'empirisme reconnaît
implicitement les principes de régularité et de causalité. Quand
l'empiriciste fait référence à l'expérience, la signification est :
puisque A était suivi de Bdans le passé, et comme on suppose qu'il
prévaut une régularité dans la concaténation et la succession des
événements naturels, on s'attend à ce que A soit à l'avenir également
suivi de B. Par conséquent, il y a une différence fondamentale entre
la signification d'une expérience dans le domaine des événements
naturels et dans le domaine de l'action humaine.

5. L'induction
Le raisonnement est toujours nécessairement déductif. Cela a été
implicitement admis par toutes les tentatives de justifier l'induction
ampliative par la démonstration ou la preuve de sa légitimité logique,
c'est-à-dire par la production d'une interprétation déductive de
l'induction. Le problème de l'empirisme consiste précisément dans
son incapacité à expliquer de façon satisfaisante comment il est
possible d'inférer de faits observés quelque chose concernant des
faits encore inobservés.
Toute connaissance humaine relative à l'univers présuppose et repose
sur la connaissance de la régularité dans la succession et la
concaténation des événements observables. Il serait vain de chercher
après une règle s'il n'y avait aucune régularité. L'inférence inductive
est une conclusion à partir de prémisses qui comprennent
invariablement la proposition fondamentale de la régularité.
Le problème pratique de l'induction ampliative doit être clairement
distingué de son problème logique. Car les hommes qui s'engagent
dans l'inférence inductive sont confrontés au problème du bon
échantillonnage. Avons-nous, parmi les caractéristiques
innombrables du cas singulier ou des cas observés, choisi celles qui
sont appropriées pour la production de l'effet en question ? De graves
défauts dans les efforts entrepris en vue d'apprendre quelque chose
sur la réalité, que ce soit dans la recherche courante de la vérité dans
la vie quotidienne ou dans la recherche scientifique systématique,
sont dus à des erreurs dans ce choix. Aucun scientifique n'a de doute
quant au fait que ce qui est correctement observé dans un cas doit
également être observé dans tous les autres cas offrant les mêmes
conditions. Le but des expériences en laboratoire est d'observer les
effets du changement d'un seul facteur, tous les autres facteurs restant
inchangés. Le succès ou l'échec de telles expériences présuppose,
évidemment, le contrôle de toutes les conditions qui entrent dans
l'agencement de l'expérience. Les conclusions dérivées de
l'expérimentation ne sont pas basées sur la répétition de la même
disposition, mais sur l'hypothèse que ce qui est arrivé dans un cas
doit nécessairement arriver également dans tous les autres cas du
même type. Il serait impossible d'inférer quoi que ce soit d'un cas ou
d'une série innombrable de cas sans cette hypothèse, qui implique la
catégorie a priori de régularité. L'expérience est toujours expérience
d'événements passés et ne pourrait pas nous enseigner quoi que ce
soit sur les événements futurs si la catégorie de régularité était
simplement une hypothèse vaine.
L'approche probabiliste des panphysicalistes du problème de
l'induction est une tentative avortée visant à traiter de l'induction sans
référence à la catégorie de régularité. Si on ne tient pas compte de la
régularité, il n'y a pas la moindre raison d'inférer de tout ce qui est
arrivé dans le passé ce qui arrivera dans le futur. Dès que l'on essaie
de se passer de la catégorie de régularité, tout effort scientifique
semble inutile, et la recherche de la connaissance de ce qui est
populairement appelé les lois de la nature devient vide de sens et
futile. Quel est l'objet des sciences de la nature si ce n'est la régularité
dans le flux des événements ?
Pourtant, la catégorie de régularité est rejetée par les champions du
positivisme logique. Ils prétendent que la physique moderne a
conduit à des résultats incompatibles avec la doctrine d'une régularité
universellement présente et a montré que ce qui a été considéré par
« l'école de la philosophie » comme étant la manifestation d'une
régularité nécessaire et inexorable est simplement le produit d'un
grand nombre d'événements minuscules. Dans la sphère
microscopique, ils affirment qu'il n'y a pas la moindre régularité. Ce
que la physique macroscopique est habituée à considérer comme le
résultat de l'opération d'une stricte régularité est simplement le
résultat d'un grand nombre de processus élémentaires purement
accidentels. En réalité, les lois de la physique macroscopique ne sont
pas des lois strictes mais des lois statistiques. Il pourrait arriver que
les événements dans la sphère microscopique produisent dans la
sphère macroscopique des événements qui soient différents de ceux
décrits par les lois simplement statistiques de la physique
macroscopique, bien qu'ils admettent que la probabilité d'un tel
événement soit très petite. Mais, prétendent-ils, la connaissance de
cette possibilité démolit l'idée qu'il prévaut dans l'univers une
régularité stricte dans la succession et la concaténation de tous les
événements. Les catégories de régularité et de causalité doivent être
abandonnées et être remplacées par les lois de la probabilité 8.
Il est vrai que les physiciens contemporains sont confrontés à un
comportement, de la part de certaines entités, qu'ils ne peuvent pas
décrire comme le produit d'une régularité discernable. Néanmoins, ce
n'est pas la première fois que la science est confrontée à ce problème.
La recherche humaine de la connaissance doit toujours rencontrer
une chose qu'elle ne peut pas faire remonter à quelque chose d'autre,
de laquelle elle apparaîtrait comme étant l'effet nécessaire. Il y a
toujours en science des données ultimes. Pour la physique
contemporaine, le comportement des atomes semble être une donnée
ultime. Les physiciens sont aujourd'hui incapables de réduire certains
processus atomiques à leurs causes. On ne déprécie pas les
réalisations merveilleuses de la physique en établissant le fait que
cette situation correspond à ce que l'on appelle habituellement
l'ignorance.
Ce qui permet à l'esprit humain de s'orienter dans la multiplicité
déconcertante des stimulus externes qui affectent nos sens, d'acquérir
ce que l'on appelle la connaissance, et de développer les sciences de
la nature est la connaissance d'une régularité et d'une uniformité
inévitables prévalant dans la succession et la concaténation de ces
événements. Le critère qui nous incite à distinguer différentes classes
de choses est le comportement de ces choses. Si une chose, à
seulement un égard, se comporte (réagit à un stimulus défini)
différemment d'autres choses auxquelles elle est identique à tous
autres égards, on doit l'assigner à une classe différente.
On peut considérer les molécules et les atomes dont le comportement
est à la base des doctrines probabilistes comme les éléments
originaux ou comme dérivés des éléments originaux de la réalité. Le
choix de l'une ou de l'autre de ces solutions n'a pas d'importance.
Car, de toute façon, leur comportement est le résultat de leur nature
même (pour le dire plus correctement : c'est leur comportement qui
constitue ce que nous appelons leur nature). Comme nous le voyons,
il y a différentes classes chez ces molécules et atomes. Ils ne sont pas
uniformes ; ce que l'on appelle molécules et atomes sont des groupes
composés de différents sous-groupes, les membres de chaque sous-
groupe ayant des comportements qui, à certains égards, diffèrent de
ceux des autres sous-groupes. Si le comportement des membres des
différents sous-groupes était différent de ce qu'il est ou si la
répartition numérique entre sous-groupes était différente, l'effet
conjoint produit par le comportement de tous les membres des
groupes serait lui aussi différent. Cet effet est déterminé par deux
facteurs : le comportement spécifique des membres de chaque sous-
groupe et la taille de chaque sous-groupe.
Si les défenseurs de la doctrine probabiliste de l'induction avaient
reconnu le fait qu'il existe différents sous-groupes d'entités
microscopiques, ils auraient réalisé que l'effet conjoint de l'opération
de ces entités aboutit à ce que la doctrine macroscopique appelle une
loi sans exception aucune. Ils auraient dû admettre que l'on ne sait
pas aujourd'hui pourquoi les sous-groupes diffèrent les uns des autres
à certains égards ni comment, de l'interaction des membres des
différents sous-groupes, émerge l'effet conjoint dans la sphère
macroscopique. Au lieu de cette procédure, ils attribuent
arbitrairement aux différentes molécules et atomes la faculté de
choisir parmi différentes possibilités de comportement. Leur doctrine
ne diffère pas essentiellement de l'animisme primitif. Tout comme
les primitifs attribuaient à « l'âme » de la rivière le pouvoir de choisir
entre couler tranquillement dans son lit usuel ou d'inonder les
domaines adjacents, ils croient que ces entités microscopiques sont
libres de déterminer certaines caractéristiques de leur comportement,
par exemple la vitesse et la trajectoire de leurs mouvements. Dans
leur philosophie, il est implicite que ces entités microscopiques sont
des êtres agissant tout comme les hommes.
Mais même si nous devions accepter cette interprétation, on ne doit
pas oublier que l'action humaine est entièrement déterminée par
l'équipement physiologique des individus et par toutes les idées qui
sont à l'œuvre dans leur esprit. Comme on n'a aucune raison de
supposer que ces entités microscopiques sont dotées d'un esprit
produisant des idées, on doit supposer que ce qui est appelé leurs
choix correspond nécessairement à leur structure physique et
chimique. L'atome, ou la molécule individuelle, se comporte dans un
certain environnement et dans certaines conditions précisément
comme sa structure l'ordonne. La vitesse et la trajectoire de ses
mouvements et sa réaction à la rencontre des facteurs extérieurs à sa
propre nature ou structure sont strictement déterminées par cette
nature ou structure. Si on n'accepte pas cette interprétation, on se
livre à l'hypothèse métaphysique absurde que ces molécules et
atomes sont équipés du libre-arbitre que les doctrines les plus
radicales et naïves de l'indéterminisme attribuaient à l'homme.
Bertrand Russell essaie d'illustrer le problème en comparant la
position de la mécanique quantique à propos du comportement des
atomes à celle d'un chemin de fer relativement au comportement des
personnes utilisant ses équipements. L'employé du bureau de
réservations de Paddington peut découvrir, s'il le souhaite, quelle
proportion de voyageurs va de cette gare à Birmingham, quelle
proportion va à Exeter, et ainsi de suite, mais il ne connaît rien des
différentes raisons qui mènent à un choix dans un cas et à un autre
choix dans un autre cas. Mais Russell doit admettre que les situations
ne sont pas « pleinement analogues » car l'employé, pendant son
temps libre, peut découvrir des choses sur les êtres humains qu'ils ne
mentionnent pas quand ils prennent des billets, tandis que le
physicien, dans l'observation des atomes, n'a pas la même
possibilité 9.
Il est caractéristique du raisonnement de Russell qu'il illustre son
propos en se référant à l'esprit d'un employé subalterne à qui on
assigne la tâche immuable d'un nombre strictement limité
d'opérations simples. Ce qu'un tel homme (dont le travail pourrait
indifféremment être effectué par un distributeur automatique) pense
de choses qui dépassent la sphère étroite de ses fonctions n'est
d'aucune aide. Aux yeux des promoteurs qui ont pris l'initiative du
projet de chemin de fer, des capitalistes qui ont investi dans la
société, et des directeurs qui administrent les opérations, les
problèmes impliqués apparaissent sous un jour très différent. Ils ont
construit et gèrent la voie parce qu'ils prévoient le fait qu'il y a
certaines raisons qui inciteront un certain nombre de personnes à
voyager d'un point de leur itinéraire à un autre. Ils connaissent les
conditions qui déterminent le comportement de ces personnes, ils
savent également que ces conditions sont changeantes, et ils
cherchent à influencer l'importance et le sens de ces changements
dans le but de préserver et d'augmenter leur clientèle et les recettes
de l'entreprise. La conduite de leurs affaires n'a rien à voir avec la
croyance en l'existence d'une mythique « loi statistique ». Elle est
guidée par l'idée qu'il y a une demande latente d'équipements de
transport de la part d'un nombre de personnes de sorte qu'il est
rentable de la satisfaire au moyen d'un chemin de fer. Et ils sont
pleinement conscients du fait que la quantité de service qu'ils
peuvent vendre pourrait, un jour, être brutalement réduite à un point
tel qu'ils seraient forcés de fermer leur entreprise.
Bertrand Russell et tous les autres positivistes qui font référence à ce
qu'ils appellent des « lois statistiques » commettent une sacrée
bourde dans leur commentaire des statistiques humaines, c'est-à-dire
des statistiques traitant des faits de l'action humaine en tant que
distincts des faits de la physiologie humaine. Ils ne prennent pas en
considération le fait que tous ces chiffres statistiques changent
continuellement, plus ou moins rapidement selon les cas. Il n'y a pas
dans les évaluations que font les êtres humains et donc dans les
actions humaines la même régularité que celle existant dans le
domaine étudié par les sciences de la nature. Le comportement
humain est guidé par des motifs, et l'historien traitant du passé tout
comme l'homme d'affaires cherchant à prévoir l'avenir doivent
essayer de « comprendre » ce comportement 10.
Si les historiens et les individus agissants n'étaient pas capables de
réaliser cette compréhension spécifique du comportement de leurs
congénères, et si les sciences de la nature et les individus agissants
n'étaient pas en mesure de saisir quelque chose sur la régularité dans
la concaténation et la succession des événements naturels, l'univers
leur apparaîtrait comme étant un chaos inintelligible et ils ne
pourraient combiner de moyens pour l'accomplissement d'une
quelconque fin. Il n'y aurait pas de raisonnement, pas de
connaissance ni de science, et il n'y aurait pas d'intervention
intentionnelle de l'homme sur les conditions de son environnement.
Les sciences de la nature ne sont possibles que parce que prévaut la
régularité dans la succession des événements externes. Bien sûr, il y
a des limites à ce que l'homme peut apprendre de la structure de
l'univers. Il y a ce qui n'est pas observable et il y a des relations sur
lesquelles la science n'a pas, jusqu'à présent, fourni d'interprétation.
Mais la conscience de ces faits ne réfute pas les catégories de
régularité et de causalité.
6. Le paradoxe de l'empirisme probabiliste
L'empirisme proclame que l'expérience est la seule source de
connaissance pour l'homme et rejette comme préjugé métaphysique
l'idée que toute expérience présuppose des catégories a priori. Mais à
partir de son approche empirique, il postule la possibilité
d'événements qui n'ont jamais été expérimentés par personne. Ainsi,
nous dit-on, la physique ne peut pas exclure la possibilité que
« quand vous mettez un glaçon dans un verre d'eau, l'eau commence
à bouillir et le glaçon devient aussi froid que l'intérieur d'un
congélateur. » 11
Néanmoins, ce néo-empiricisme est loin d'être cohérent dans
l'application de sa doctrine. S'il n'y a aucune régularité dans la nature,
rien ne justifie la distinction entre différentes classes de choses et
d'événements. Si on appelle certaines molécules oxygène et d'autres
azote, on signifie que chaque membre de ces classes se comporte
d'une certaine façon, qui est différente du comportement des
membres d'autres classes. Si on fait l'hypothèse que le comportement
d'une molécule individuelle peut dévier de la façon dont les autres
molécules se comportent, on doit, soit l'affecter à une classe spéciale,
soit supposer que sa déviation a été induite par l'intervention de
quelque chose auquel les autres membres de sa classe n'ont pas été
exposés. Si on dit qu'on ne peut pas exclure la possibilité « qu'un
jour, les molécules composant l'air de la pièce, par un complet
hasard, parviennent à un ordonnancement tel que les molécules
d'oxygène soient assemblées d'un côté de la pièce et celles d'azote de
l'autre, » 12 on implique qu'il n'y a rien, ni dans la nature de l'oxygène
et de l'azote ni dans l'environnement dans lequel ils demeurent, qui
induit la façon dont ils sont répartis dans l'air. On suppose que le
comportement des différentes molécules, à tous autres égards, est
déterminé par leur constitution, mais qu'elles sont « libres » de
choisir l'espace qu'elles occupent. On suppose assez arbitrairement
que l'une des caractéristiques des molécules, à savoir leur
mouvement, n'est pas déterminé, tandis que toutes leurs autres
caractéristiques le sont. On sous-entend qu'il y a quelque chose dans
la nature des molécules – on est tenté de dire : dans leur « âme » –
qui leur donne la faculté de « choisir » la façon d'errer. On ne réalise
pas qu'une description complète du comportement des molécules doit
également comprendre leurs mouvements. Elle aurait à traiter du
processus qui associe les unes avec les autres les molécules
d'oxygène et d'azote de la façon dont elles le font dans l'air.
Si Reichenbach avait vécu comme contemporain des magiciens et
des guérisseurs primitifs, il aurait fait valoir : certaines personnes
sont affligées d'une maladie dont les symptômes sont mortels ;
d'autres restent saines et vivantes. On ne connaît pas le facteur dont
la présence causerait la souffrance de ceux accablés et dont l'absence
serait à l'origine de l'immunité des autres. Il est évident que ces
phénomènes ne peuvent pas être traités scientifiquement si vous vous
accrochez au concept superstitieux de causalité. Tout ce que nous
pouvons connaître à leur sujet est la « loi statistique » selon laquelle
X% de la population a été atteint et que le reste ne l'a pas été.

7. Matérialisme
Le déterminisme doit être clairement distingué du matérialisme. Le
matérialisme déclare que les seuls facteurs produisant le changement
sont ceux qui sont accessibles à la recherche par les méthodes de
sciences de la nature. Il ne nie pas nécessairement le fait que les
idées humaines, les jugements de valeur, et la volonté sont également
réels et peuvent produire certains changements. Mais dans la mesure
où il ne le nie pas, il affirme que ces facteurs « idées » sont le résultat
inévitable d'événements externes qui engendrent nécessairement dans
la structure corporelle des hommes certaines réactions. C'est
seulement l'insuffisance actuelle des sciences de la nature qui nous
empêche d'imputer toutes les manifestations de l'esprit humain aux
événements matériels – physiques, chimiques, biologiques et
physiologiques – qui les ont amenées. Une connaissance plus
parfaite, affirme-t-il, montrera comment les facteurs matériels ont
nécessairement produit chez l'individu Mahomet la religion
musulmane, chez l'individu Descartes la géométrie des coordonnées,
et chez l'individu Racine Phèdre.
Il est inutile d'argumenter contre les défenseurs d'une doctrine qui se
contente d'établir un programme sans indiquer comment il pourrait
être mis en application. Ce qui peut et doit être fait est de révéler
comment ses défenseurs se contredisent et quelles conséquences
doivent résulter de son application effective.
Si l'émergence de chaque idée doit être traitée comme on traite
l'émergence de tous les autres événements naturels, il n'est plus
admissible de distinguer entre vraies et fausses propositions. Alors
les théorèmes de Descartes ne sont ni meilleurs ni pires que les ratés
de Pierre, candidat peu doué à un diplôme, dans sa copie d'examen.
Les facteurs matériels ne peuvent pas se tromper. Ils ont produit chez
l'individu Descartes la géométrie des coordonnées et chez l'individu
Pierre quelque chose que son enseignant, non éclairé par l'évangile
du matérialisme, considère comme absurde. Mais qu'est-ce qui
autorise cet enseignant à émettre un jugement sur la nature ? Qui sont
les philosophes matérialistes pour condamner ce que les facteurs
matériels ont produit dans les organismes des philosophes
« idéalistes » ?
Il ne serait d'aucune utilité pour les matérialistes de faire référence à
la distinction pragmatique entre ce qui marche et ce qui ne marche
pas. Car cette distinction introduit dans la chaîne de raisonnement un
facteur qui est étranger aux sciences de la nature, à savoir, la finalité.
Une doctrine ou une proposition marche si une conduite dirigée par
elle conduit à l'objectif visé. Mais le choix de la fin est déterminé par
les idées, il est en soi un fait mental. L'est aussi le jugement selon
lequel la fin choisie a ou non été atteinte. Pour le matérialisme
cohérent, il n'est pas possible de distinguer entre l'action
intentionnelle et une vie simplement végétative, du type de celle des
plantes.
Les matérialistes pensent que leur doctrine élimine simplement la
distinction entre ce qui est moralement bon et moralement mauvais.
Ils ne voient pas qu'elle élimine également toute différence entre ce
qui est vrai et ce qui est inexact et prive ainsi tous les actes mentaux
de toute signification. Si, entre les « choses vraies » du monde
extérieur et les actes mentaux, il ne reste rien qui puisse être
considéré comme essentiellement différent de l'opération des forces
décrites par les sciences de la nature traditionnelles, alors on doit
aborder ces phénomènes mentaux de la même manière que l'on
répond aux événements naturels. Car, pour une doctrine qui affirme
que les pensées sont au cerveau ce que la bile est au foie 13, il n'est
plus permis de faire davantage de distinction entre vraies et fausses
idées qu'entre vraie et fausse bile.

8. L'absurdité de toute philosophie


matérialiste
Les difficultés insurmontables que toute interprétation matérialiste de
la réalité rencontre peuvent être exposées à travers l'analyse de la
philosophie matérialiste la plus populaire, le matérialisme dialectique
marxiste.
Bien sûr, ce qu'on appelle le matérialisme dialectique n'est pas une
véritable doctrine matérialiste. Dans son contexte, les facteurs qui
produisent tous les changements dans les conditions idéologiques et
sociales de l'histoire de l'Homme sont les « forces productives
matérielles. » Ni Marx ni aucun de ses partisans n'ont défini ce
terme. Mais de tous les exemples qu'ils ont fournis, on doit déduire
que ce qu'ils avaient à l'esprit étaient les outils, les machines et autres
objets fabriqués que les hommes emploient dans leurs activités
productives. Cependant, ces instruments ne sont pas en eux-mêmes
des choses matérielles ultimes, mais les produits d'un processus
mental intentionnel 14. Mais le marxisme est la seule tentative faite
pour édifier une doctrine matérialiste ou quasi-matérialiste au-delà de
la simple énonciation d'un principe métaphysique et pour en déduire
toutes les autres manifestations de l'esprit humain. Ainsi, on doit y
faire référence si on veut montrer le point faible fondamental du
matérialisme.
Pour Marx, les forces productives matérielles sont à l'origine –
indépendamment de la volonté des hommes – des « relations de
production, » c'est-à-dire du système social des lois de propriété, et
de leur « superstructure idéologique, » c'est-à-dire des idées
juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques 15.
Dans ce système, l'action et la volonté sont attribuées aux forces
productives matérielles. Elles veulent atteindre un objectif précis, à
savoir être libérées des entraves qui gênent leur développement. Les
hommes se trompent quand ils croient qu'eux-mêmes pensent,
recourent aux jugements de valeur et agissent. En fait, les relations
de production, effet nécessaire de l'étape actuelle des forces
productives matérielles, déterminent leurs idées, volontés et actions.
Tous les changements historiques sont en fin de compte produits par
des changements dans les forces productives matérielles, qui – ainsi
que Marx le suppose implicitement – sont indépendantes de
l'influence des hommes. Toutes les idées humaines sont la
superstructure appropriée des forces productives matérielles. Ces
forces visent en définitive à l'établissement du socialisme,
transformation qui doit venir « avec l'inexorabilité d'une loi de
nature. »
Maintenant, admettons que les forces productives matérielles ont une
constitution telle qu'elles essaient continuellement de se libérer de ce
qui entrave leur développement. Mais pourquoi de ces tentatives
doivent émerger, d'abord le capitalisme et, à un stade ultérieur de leur
développement, le socialisme ? Est-ce que ces forces réfléchissent
sur leurs propres problèmes et tirent finalement la conclusion que les
relations de propriété existantes, après avoir été des formes de leur
propre développement (celui des forces), se sont transformées leurs
entraves 16 et ainsi ne correspondent plus (« entsprechen ») à l'étape
actuelle de leur développement (celui des forces) ? 17 Et, à l'appui de
cette idée, réalisent-elles que ces entraves, ces fers, doivent « éclater
en morceaux » et procèdent-elles ensuite à l'action qui les amène à
éclater en morceaux ? Et déterminent-elles quelles sont les nouvelles
relations de production qui doivent remplacer celles qui ont explosé ?
L'absurdité qu'il y a à attribuer une telle pensée et une telle action
aux forces productives matérielles est si flagrante que Marx lui-
même a accordé peu d'attention à sa célèbre doctrine quand, plus
tard, dans son traité principal, Le Capital, il a rendu plus spécifique
son pronostic sur l'arrivée du socialisme. Ici, il ne fait pas
simplement référence à l'action de la part des forces productives
matérielles. Il parle des masses prolétariennes qui, mécontentes du
prétendu appauvrissement progressif que le capitalisme leur cause,
aspirent au socialisme, de toute évidence parce qu'elles le considèrent
comme étant un système plus satisfaisant 18.
Toute variété de métaphysique matérialiste ou quasi-matérialiste doit
impliquer de convertir un facteur inanimé en quasi homme et de lui
attribuer le pouvoir de penser, de passer des jugements de valeur, de
choisir des fins et de recourir à des moyens pour l'accomplissement
des fins choisies. Elle doit déplacer la faculté spécifiquement
humaine d'agir à une entité non humaine qu'elle dote implicitement
de l'intelligence et du discernement humains. Il n'y a aucun moyen
d'éliminer d'une analyse de l'univers toute référence à l'esprit. Ceux
qui s'y essayent substituent simplement un fantôme de leur propre
invention à la réalité.
Du point de vue du matérialisme qu'il professait – et, à ce sujet, du
point de vue de toute doctrine matérialiste – Marx n'avait pas le droit
de rejeter comme fausses les doctrines développées par ceux avec qui
il était en désaccord. Son matérialisme aurait dû le pousser à une
sorte de reconnaissance automatique de toute opinion et à une
promptitude à attacher à chaque idée avancée par un être humain la
même valeur qu'à celle de toute autre idée avancée par quelqu'un
d'autre. Pour échapper à cette conclusion, affirmation de sa défaite,
Marx eut recours à son système de philosophie de l'Histoire. Il
prétendit que, grâce à un charisme spécial, refusé aux autres mortels,
il eut une révélation qui lui dit quel était le cours que l'Histoire devait
nécessairement et inévitablement prendre. L'Histoire mène au
socialisme. La signification de l'histoire, le but pour lequel l'Homme
a été créé (il n'est pas dit par qui), est de réaliser le socialisme. Il n'y
a aucun intérêt de prêter attention aux idées des personnes que ce
message n'atteint pas ou qui refusent obstinément d'y croire.
Ce que l'épistémologie doit retenir de cette situation est ceci : toute
doctrine qui enseigne que certaines forces « réelles » ou « externes »
écrivent leur propre histoire dans l'esprit de l'Homme et essaye ainsi
de réduire l'esprit humain à un appareil qui transforme la « réalité »
en idées à la façon dont les organes digestifs assimilent la nourriture,
est incapable de distinguer le vrai du faux. La seule manière qu'elle a
d'éviter un scepticisme radical, qui n'a aucun moyen de passer au
crible la vérité du mensonge dans le domaine des idées, est de
distinguer les hommes « bons », c'est-à-dire ceux qui sont équipés
d'une faculté de juger conforme au pouvoir surhumain mystérieux
dirigeant toutes les affaires de l'univers, des hommes « mauvais » qui
n'ont pas cette faculté. Elle doit considérer comme sans espoir toute
tentative visant à changer les opinions des hommes « mauvais » par
le raisonnement discursif et la persuasion. Le seul moyen de mettre
un terme au conflit d'idées antagonistes est d'exterminer les hommes
« mauvais », c'est-à-dire ceux qui diffusent des idées différentes de
celles diffusées par les hommes « bons ». Ainsi, le matérialisme
engendre au bout du compte les mêmes méthodes pour traiter la
dissidence que celles que les tyrans ont, toujours et partout, utilisées.
En établissement ce fait, l'épistémologie fournit un indice pour la
compréhension de l'Histoire de notre époque.

Notes
1. Cf. Louis Rougier, Traité de la connaissance (Paris, 1955), pp. 13
et suivantes.
2. Ibid., pp. 47 et suivantes.
3. Cf. Hans Reichenbach, The Rise of Scientific Philosophy
(University of California Press, 1951), p. 137.
4. Cf. Morris Cohen, A Preface to Logic (New York : Henry Holt &
Co., 1944), p. 44 et 92 ; Mises, Human Action (Traduction française :
L'Action humaine), pp. 72-91.
5. Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine),
pp. 86 et suivantes.
6. Comme le suggère J. Benda, La Crise du rationalisme (Paris,
1949), pp. 27 et suivantes.
7. A propos du « protocole du langage, » voir Carnap, « Die
physikalische Sprache als Universalsprache der Wissenschaft, »
Erkenntnis, II (1931), pp. 432-465 et Carnap, « Über
Protokollsätze, » Erkenntnis, III (1932/33), pp. 215-228.
8. Cf. Reichenbach, op. cit., pp. 157 et suivantes.
9. B. Russel, Religion and Science (Londres : Home University
Library, 1936), pp. 152 et suivantes.
10. Sur la « compréhension », voir plus loin, au chapitre II, pp. 49 et
suivantes.
11. Cf. Reichenbach, op. cit., p. 162.
12. Ibid., p. 61.
13. Karl Vogt, Köhlerglaube und Wissenschaft (deuxième édition,
Giessen, 1855), p. 32.
14. Cf. Mises, Theory and History (Traduction française : Théorie et
Histoire), pp. 108 et suivantes.
15. Cf. Karl Marx, Zur Kritik der politischen Ökonomie, édité par
Kautsky (Stuttgart, 1897), pp. x-xii. [Contribution à la critique de
l'économie politique, Éditions sociales (Paris : 1977), Préface]
16. Marx, op. cit., p. xi.
17. Marx et Engels, The Communist Manifesto [Le Manifeste
communiste], I.
18. Marx, Das Kapital (7ème édition, Hambourg, 1914), volume I,
chapitre xxiv, p. 728. Pour une analyse critique de ce raisonnement,
voir Mises, Theory and History(Traduction française : Théorie et
Histoire), p. 102 et suivantes.
II. La base activiste de la
connaissance
1. L'Homme et l'action
Le trait caractéristique de l'Homme est l'action. L'Homme cherche à
changer certaines conditions de son environnement afin de substituer
un état de choses qui lui convient mieux à un autre qui lui convient
moins bien. Toutes les manifestations de la vie et du comportement
dans lesquelles l'Homme se différencie de tous les autres êtres et
choses qu'il connaît sont des exemples d'action et ne peuvent être
traitées que depuis ce que nous pouvons appeler un point de vue
activiste. L'étude de l'Homme, tant qu'il ne s'agit pas de biologie,
commence et se termine par l'étude de l'action humaine.
L'action est une conduite intentionnelle. Ce n'est pas un simple
comportement, mais un comportement suscité par des jugements de
valeur, poursuivant une fin donnée et guidé par des idées sur le fait
que des moyens conviennent ou non. Il est impossible de traiter de
l'action sans les concepts de causalité et de finalité. C'est un
comportement conscient. Agir, c'est choisir. C'est vouloir : l'action
est une manifestation de la volonté.
L'action est parfois considérée comme la variante humaine de la lutte
pour la survie commune à tous les êtres vivants. Cependant
l'expression « lutte pour la survie » telle qu'on l'applique aux
animaux et aux plantes est une métaphore. Ce serait une erreur de
déduire quoi que ce soit de son usage. En appliquant littéralement le
terme de lutte aux animaux et aux plantes on leur attribuerait le
pouvoir de prendre conscience des facteurs menaçant leur existence,
la volonté de préserver leur propre intégrité et la faculté mentale de
trouver des moyens pour la préserver.
D'un point de vue activiste, la connaissance est un instrument de
l'action. Son rôle est d'aider l'Homme à procéder dans ses tentatives
d'élimination de son malaise. Aux stades supérieurs de l'évolution
humaine, des conditions de l'Âge de Pierre à celles de l'ère de
capitalisme moderne, le malaise est également ressenti par la simple
prédominance de l'ignorance de la nature et de la signification des
choses, que cette connaissance des choses fondamentales puisse ou
non avoir une application pratique pour une quelconque réalisation
technologique. Vivre dans un univers dont la structure finale et réelle
n'est pas familière crée en soi un sentiment d'anxiété. Pour éliminer
cette angoisse et donner aux Hommes une certitude quant aux choses
finales, il y a eu dès les premiers temps la sollicitude de la religion et
de la métaphysique. Plus tard la philosophie des Lumières et les
écoles affiliées promirent que les sciences de la nature résoudraient
tous les problèmes sous-jacents. En tout cas, c'est un fait que méditer
sur l'origine et l'essence des choses, la nature humaine et son rôle
dans l'univers, est une préoccupation de nombreuses personnes. Vue
sous cet angle la recherche pure de la connaissance, non motivée par
le désir d'améliorer les conditions extérieures de sa vie, est aussi une
action, c'est-à-dire un effort cherchant à atteindre un état de choses
plus souhaitable.
Une autre question est de savoir si l'esprit humain est capable de
résoudre pleinement les problèmes sous-jacents. On peut soutenir
que la fonction biologique de la raison est d'aider l'Homme dans sa
lutte pour la survie et l'élimination de son malaise. Tout pas au-delà
des limites tracées par cette fonction, dit-on, amène à des
spéculations métaphysiques inouïes ne pouvant être ni démontrées ni
réfutées. L'omniscience est pour toujours niée à l'Homme. Toute
recherche de la vérité doit, tôt ou tard mais inévitablement, conduire
à une donnée ultime 1.
Le concept d'action est le concept fondamental de la connaissance
humaine. Il implique tous les concepts de la logique ainsi que les
concepts de régularité et de causalité. Il implique le concept de temps
et celui de valeur. Il comprend toutes les manifestations spécifiques
de la vie humaine qui se séparent des manifestations de la structure
physiologique de l'Homme qu'il a en commun avec tous les autres
animaux. En agissant, l'esprit de l'individu se voit différent de son
environnement, du monde externe, et essaie d'étudier cet
environnement afin d'influer sur le cours des événements qui s'y
passent.

2. La finalité
Ce qui sépare le champ de l'action humaine du champ des
événements externes qu'étudient les sciences de la nature, c'est le
concept de finalité. Nous ne savons rien des causes finales opérant
dans ce que nous appelons la nature. Mais nous savons que l'Homme
poursuit certains buts choisis. Dans les sciences de la nature nous
cherchons des relations constantes entre les différents événements.
En traitant de l'action humaine nous cherchons les fins que l'agent
veut ou voulait atteindre et le résultat auquel son action a abouti ou
aboutira.
La distinction nette entre un domaine de la réalité sur lequel
l'Homme ne peut rien apprendre d'autre que le fait qu'il se caractérise
par une régularité dans la séquence et l'enchaînement des événements
et un domaine dans lequel il y a une poursuite intentionnelle de fins
choisies est l'aboutissement d'une longue évolution. L'Homme, lui-
même être agissant, était d'abord enclin à expliquer tous les
événements comme la manifestation de l'action d'êtres agissant d'une
manière qui n'était pas fondamentalement différente de la sienne.
L'animisme attribuait à toutes les choses de l'univers la faculté
d'action. Quand l'expérience fit abandonner cette croyance aux gens,
on supposa encore que Dieu, ou la nature, agissait d'une façon peu
différente des modèles de l'action humaine. L'émancipation par
rapport à cet anthropomorphisme est l'un des fondements
épistémologiques de la science moderne de la nature.
La philosophie positiviste, qui se qualifie elle-même de nos jours de
philosophie scientifique, croit que ce rejet du finalisme par les
sciences de la nature implique la réfutation de toutes les doctrines
théologiques ainsi que celle des enseignements des sciences de
l'action humaine. Elle prétend que les sciences de la nature peuvent
résoudre tous les « mystères de l'univers » et fournir une réponse
prétendument scientifique à toutes les questions qui peuvent troubler
l'humanité.
Toutefois, les sciences de la nature n'ont pas contribué et ne peuvent
en rien contribuer à la clarification des problèmes que la religion
essaie de traiter. La reniement de l'anthropomorphisme naïf qui
imaginait un être suprême, soit comme un dictateur soit comme un
gardien, était le résultat de la théologie et de la métaphysique. En ce
qui concerne la doctrine disant que Dieu est tout autre que l'Homme
et que son essence et sa nature ne peuvent pas être saisies par un
simple mortel, les sciences de la nature et une philosophie qui en
découle n'ont rien à dire. La transcendance est au-delà du domaine
sur lequel la physique et la physiologie nous donnent des
informations. La logique ne peut ni prouver ni réfuter le cœur des
doctrines théologiques. Tout ce que la science – en dehors de
l'Histoire – peut faire à cet égard est d'exposer les erreurs de la magie
et des superstitions et pratiques fétichistes.
En niant l'autonomie des sciences de l'action humaine et de leur
concept de causes finales, le positivisme énonce un postulat
métaphysique qu'il ne peut pas étayer avec la moindre découverte des
méthodes expérimentales des sciences de la nature. C'est un passe-
temps gratuit que d'appliquer à la description du comportement
humain les méthodes que les sciences de la nature utilisent pour
étudier le comportement des souris ou du fer. Les mêmes événements
externes produisent différentes réactions chez des différentes
personnes et chez la même personne à différents moments. Les
sciences de la nature sont impuissantes face à cette « irrégularité ».
Leurs méthodes ne peuvent traiter que d'événements gouvernés selon
un modèle régulier. De plus elles ne laissent aucune place aux
concepts de sens, de jugement de valeur et de fins.
3. Le jugement de valeur
Juger est la réaction émotionnelle de l'Homme aux divers états de son
environnement, que ce soit ceux du monde externe ou ceux des
conditions physiologiques de son propre corps. L'Homme fait une
distinction entre les états plus souhaitables et les états moins
souhaitables, comme diraient les optimistes, ou entre de grands maux
et de moindres maux comme les pessimistes seraient disposés à le
dire. Il agit quand il croit que l'action peut aboutir à substituer un état
plus désirable à un état qui l'est moins.
L'échec des tentatives d'application des méthodes et des principes
épistémologiques des sciences de la nature aux problèmes de l'action
humaine résulte de ce que ces sciences n'ont pas d'outil pour traiter
du jugement de valeur. Dans la sphère des phénomènes qu'ils
étudient il n'y a pas de place pour un quelconque comportement
intentionnel. Le physicien lui-même et sa recherche en physique sont
des entités échappant à l'orbite qu'il étudie. Les jugements de valeur
ne peuvent pas être perçus par les attitudes d'observation de
l'expérimentateur et ne peuvent pas être décrits dans les énoncés
protocolaires du langage de la physique. Pourtant ce sont, également
du point de vue des sciences de la nature, des phénomènes réels, car
ils constituent un maillon nécessaire dans la chaîne des événements
produisant des phénomènes physiques donnés.
Le physicien peut rire aujourd'hui de la doctrine qui interprétait
certains phénomènes comme étant l'effet d'une « horreur du vide ».
Mais il n'arrive pas à comprendre que les postulats du
panphysicalisme sont tout aussi ridicules. Si l'on élimine toute
référence aux jugements de valeur, il est impossible de dire quoi que
ce soit des actions de l'Homme, c'est-à-dire de tout comportement qui
n'est pas une simple conséquence de processus physiologiques se
déroulant dans le corps humain.
4. La chimère d'une Science unifiée
Le but de toutes les variantes du positivisme est de faire taire les
sciences de l'action humaine. Pour les besoins du raisonnement nous
pouvons nous abstenir d'analyser les contributions du positivisme à
l'épistémologie des sciences de la nature à la fois quant à leur
originalité et quant à leur validité. Nous n'avons pas à nous étendre
non plus trop longtemps sur les motifs qui poussaient les auteurs
positivistes à attaquer passionnément la « procédure non
scientifique » de l'économie et de l'histoire. Ils défendaient des
réformes politiques, économiques et culturelles bien précises qui, à
ce qu'ils croyaient, apporteraient le salut de l'humanité et
l'établissement d'un bonheur éternel. Comme ils ne purent pas réfuter
la critique dévastatrice que leurs plans invraisemblables
rencontrèrent de la part des économistes, ils voulurent supprimer la
« science lugubre ».
La question de savoir si le terme de « science » ne devrait être
appliqué qu'aux sciences de la nature ou aussi à la praxéologie et
l'histoire, est purement linguistique et sa solution diffère selon les
usages des différentes langues. En anglais le terme « science » ne se
réfère pour beaucoup de gens qu'aux sciences de la nature 2. En
allemand il est habituel de parler d'une Geschichtswissenschaft
[science de l'histoire] et de qualifier diverses branches de l'histoire de
Wissenschaft, comme par exemple Literaturwissenschaft,
Sprachwissenschaft, Kunstwissenschaft, Kriegswissenschaft. On peut
abandonner ce problème en le considérant comme purement verbal,
comme une querelle de mots inutile.
Auguste Comte a posé le principe d'une science empirique qui,
façonnée selon le modèle de la mécanique classique, devrait traiter
des lois de la société et des faits sociaux. Les plusieurs centaines et
milliers d'adeptes de Comte se qualifiaient de sociologues et
appelaient les livres qu'ils publiaient des contributions à la
sociologie. En réalité ils traitaient de divers chapitres plus ou moins
négligés de l'histoire et se conformaient en règle générale aux
méthodes éprouvées de la recherche historique et ethnologique. Peu
importe qu'ils mentionnent ou non dans le titre de leurs ouvrages la
période et la région géographique qu'ils étudient. Leurs études
« empiriques » font nécessairement toujours référence à une époque
donnée de l'histoire et décrivent des phénomènes qui se sont passés,
qui ont changé et qui ont disparu dans le cours du temps. Les
méthodes des sciences de la nature ne peuvent pas être appliquées au
comportement humain parce que ce dernier, en dehors de ce qui fait
qu'on le qualifie d'action d'humaine et qui est étudié par la science a
priori de la praxéologie, manque de la particularité qui caractérise les
événements relevant du domaine des sciences de la nature, à savoir la
régularité.

Il est également impossible de confirmer ou d'écarter par le


raisonnement discursif les idées métaphysiques qui sont à la base du
programme, objet d'une publicité effrontée, de la « Science unifiée »
tel qu'il est présenté dans l'International Encyclopedia of Unified
Science, évangile du positivisme logique, du panphysicalisme et de
l'empirisme intolérant. Assez paradoxalement, ces doctrines, qui
partent d'un rejet radical de l'histoire, nous demande de considérer
tous les événements comme relevant du domaine d'une histoire
cosmique intégrale. Ce que nous savons des événements naturels, par
exemple du comportement du sodium et des leviers pourrait, selon
eux, ne valoir que pour la période cosmique dans laquelle nous
vivons nous-mêmes et dans laquelle les précédentes générations des
scientifiques ont vécu. Il n'y a aucune raison pour attribuer aux
énoncés chimiques ou mécaniques « une quelconque universalité »
plutôt que de les traiter comme des énoncés historiques 3. De ce point
de vue les sciences de la nature se transforment en un chapitre de
l'histoire du cosmos. Il n'y a pas de conflit entre le physicalisme et
l'histoire de l'univers.

Nous devons admettre que nous ne savons rien des conditions


associées à une période de l'histoire de l'univers pour laquelle les
énoncés de ce que nous appelons à notre époque les sciences de la
nature ne seraient plus valables. En parlant de la science et de la
connaissance nous avons uniquement à l'esprit les conditions que
notre vie, notre pensée et notre action nous permettent d'étudier. Ce
qui est au-delà de cet état de choses – peut-être limité dans le temps –
est pour nous une région inconnue et impossible à connaître. Dans le
secteur de l'univers accessible à notre esprit chercheur prévaut un
dualisme dans la succession et la suite des événements. Il y a d'une
part le champ des événements externes, à propos desquels nous
pouvons uniquement savoir qu'il existe des relations constantes
entres eux, et d'autre part le champ de l'action humaine, sur lequel
nous ne pouvons rien savoir sans recourir au concept de finalité.
Toutes les tentatives faites pour passer outre ce dualisme sont dictées
par des préjugés métaphysiques arbitraires, n'aboutissent qu'à un non
sens et sont inutiles pour l'action pratique.
La différence qui existe dans notre environnement entre le
comportement du sodium et celui d'un auteur qui parle du sodium
dans ses écrits ne peut pas être balayée par une référence à la
possibilité qu'il y eut autrefois ou qu'il y aura dans l'avenir des
périodes de l'histoire de l'univers sur lesquelles nous ne savons rien.
La seule chose dont notre connaissance doit tenir compte est le fait
qu'en ce qui concerne le sodium nous ne savons rien des causes
finales qui gouvernent son comportement alors que nous savons que
l'Homme, par exemple en écrivant un essai sur le sodium, poursuit
certaines fins. Les tentatives faites par le béhaviorisme (ou de la
« béhaviorique » (behavioristics) 4) pour étudier l'action humaine
selon le schéma stimulus-réponse ont lamentablement échoué. Il est
impossible de décrire la moindre action humaine si l'on ne se réfère
pas au sens que l'agent voit dans le stimulus ainsi qu'au but que
recherche sa réponse.
Nous connaissons aussi la raison qui pousse les partisans de toutes
ces folies, partisans qui paradent de nos jours sous l'étiquette de la
Science unifiée. Leurs auteurs sont poussés par le complexe
dictatorial. Ils veulent s'y prendre avec leurs semblables comme un
ingénieur s'y prend avec les matériaux qu'il utilise pour bâtir des
maisons, des ponts et des machines. Ils veulent substituer
« l'ingénierie sociale » aux actions de leurs concitoyens et leur plan
unique et traitant de tout aux plans des autres gens. Ils se voient dans
le rôle du dictateur —du duce, du Führer, du tsar de la production –
entre les mains duquel tous les autres représentants de l'humanité ne
sont que des pions. S'ils font référence à la société comme à un agent,
c'est qu'ils parlent d'eux-mêmes. S'ils disent que l'action consciente
de la société doit remplacer l'anarchie actuelle de l'individualisme, ils
parlent uniquement de leur propre conscience et non de celle de
quelqu'un d'autre.

5. Les deux branches des sciences de


l'action humaine
Il existe deux branches dans les sciences de l'action humaine : la
praxéologie d'une part, l'histoire de l'autre.
La praxéologie est a priori. Elle part du concept d'action et développe
à partir de lui tout ce qu'il contient. Pour des raisons pratiques la
praxéologie n'accorde en général que peu d'attention aux problèmes
qui n'ont pas d'utilité pour l'étude de la réalité de l'action de l'Homme
et concentre son travail sur les problèmes nécessaires pour résoudre
ce qui se passe dans la réalité. Son intention est de traiter l'action qui
se produit dans les conditions que doit affronter l'Homme qui agit.
Cela ne change rien au caractère purement aprioriste de la
praxéologie. Cela réduit seulement le champ que les praxéologistes
choisissent habituellement d'étudier. Ils ne se réfèrent à l'expérience
que pour séparer les problèmes qui intéressent l'étude de l'Homme tel
qu'il est effectivement des problèmes ne présentant qu'un intérêt
purement théorique. Pour répondre à la question de savoir si oui non
certains théorèmes de la praxéologie s'appliquent à un problème
concernant l'action, il faut établir si oui ou non les hypothèses
particulières associées au théorème peuvent avoir une quelconque
valeur pour la connaissance de la réalité. Il est en tout cas certain que
cela ne dépend pas de la réponse à la question de savoir si ces
hypothèses correspondent à l'état réel de ce que les praxéologistes
veulent étudier. Les constructions imaginaires qui constituent le
principal – ou, comme préféreraient dire certains, le seul – outil
intellectuel de la praxéologie pour décrire des conditions qui ne
peuvent jamais se présenter dans la réalité de l'action. Elles sont
pourtant indispensables pour concevoir ce qui se passe dans cette
réalité. Même les défenseurs les plus sectaires de l'interprétation
empiriste des méthodes de l'économie emploient la construction
imaginaire d'une économie en rotation constante (équilibre statique),
bien qu'un tel état de choses ne puisse jamais être obtenu 5.
Dans le sillage des analyses de Kant, les philosophes ont posé la
question : Comment l'esprit humain, par une réflexion aprioriste,
traite-t-il de la réalité du monde extérieur ? En ce qui concerne la
praxéologie la réponse est évidente. La pensée et le raisonnement a
priori d'une part, l'action humaine de l'autre, sont des manifestations
de l'esprit humain. La structure logique de l'esprit humain crée la
réalité de l'action. La raison et l'action sont de même nature et
homogènes, ce sont deux aspects du même phénomène. Nous
pouvons en ce sens appliquer à la praxéologie la maxime
d'Empédocle : γαωσιζ τοϖιμοιϖ τω πμοιω.
Certains auteurs se sont demandé de façon plutôt creuse comment un
praxéologiste réagirait à une expérience contredisant les théorèmes
de sa doctrine aprioriste. La réponse est : de la même façon qu'un
mathématicien réagirait à une « expérience » disant qu'il n'y a pas de
différence entre deux pommes et sept pommes ou un logicien à une
« expérience » expliquant que A et non-A sont identiques. Pour
l'action humaine l'expérience suppose le concept d'action humaine et
tout ce qui en découle. Si l'on ne se réfère pas au système de l'a priori
praxéologique, on ne doit pas et on ne peut pas parler d'action, mais
seulement d'événements devant être décrits dans les termes des
sciences de la nature. La conscience des problèmes qui concernent
les sciences de l'action humaine est conditionnée par la familiarité
avec les concepts a priori de la praxéologie. Au passage, nous
pouvons aussi faire remarquer que toute expérience dans le domaine
de l'action humaine est une expérience spécifiquement historique,
c'est-à-dire une expérience de phénomènes complexes, qui ne peut
jamais réfuter le moindre théorème à la façon dont une
expérimentation de laboratoire peut le faire à propos des propositions
des sciences de la nature.
Jusqu'à présente la seule branche de la praxéologie à avoir été
développée en système scientifique est l'économie. Un philosophe
polonais, Tadeusz Kotarbinski, essaie de développer une nouvelle
branche de la praxéologie : la théorie praxéologique du conflit, de la
guerre, par opposition à la théorie de la coopération, de l'économie 6.
L'autre branche des sciences de l'action humaine est l'histoire. Elle
comprend la totalité de ce qui est connu de l'action humaine. C'est le
récit ordonné avec méthode de l'action humaine, la description de
phénomènes qui se sont produits, c'est-à-dire du passé. Ce qui
distingue les descriptions de l'histoire de celles des sciences de la
nature est qu'elles ne sont pas interprétées à la lumière du concept de
régularité. Quand un physicien dit : Si A rencontre B, alors il en
résulte C, il veut affirmer, quoi que puissent dire les philosophes,
que C surviendra à chaque fois et partout où A rencontrera B dans des
conditions analogues. Quand l'historien se réfère à la bataille de
Cannes, il sait qu'il parle du passé et que cette bataille particulière ne
se reproduira jamais.
L'expérience est une activité mentale uniforme. Il n'y a pas deux
branches dans l'expérience, l'une qui aurait trait aux sciences de la
nature et l'autre à la recherche historique. Tout acte d'expérience est
une description de ce qui s'est passé à l'aide de l'équipement
praxéologique et logique de l'observateur et de ses connaissances
concernant les sciences de la nature. C'est l'attitude de l'observateur
qui interprète l'expérience en y ajoutant sa propre liste, préalablement
accumulée, de faits connus. Ce qui distingue l'expérience de
l'historien de celle du naturaliste et du physicien est que le premier
cherche le sens qu'a ou a eu l'événement pour ceux qui ont joué un
rôle dans son apparition ou qui ont été touchés par son existence.
Les sciences de la nature ne savent rien sur les causes finales. Pour la
praxéologie la finalité est le concept fondamental. Mais la
praxéologie fait abstraction du contenu concret des fins que
poursuivent les hommes. C'est l'histoire qui traite des fins concrètes.
Pour l'histoire la question principale est : Quel était le sens que les
acteurs attachaient à la situation dans laquelle ils se trouvaient et quel
était le sens de leur réaction, et enfin, que fut le résultat de ces
actions ? L'autonomie de l'histoire ou, comme nous pourrions le dire,
des différentes disciplines historiques réside dans le fait qu'elles se
consacrent à l'étude du sens.
Il n'est peut-être pas superflu de souligner encore une fois que
lorsque les historiens parlent du « sens » ils se réfèrent uniquement
au sens que les individus – les acteurs eux-mêmes et ceux qui sont
affectés par leur action, ou les historiens – voient dans leurs actions.
L'histoire en tant que telle n'a rien à voir avec le point de vue des
philosophies de l'histoire qui prétendent connaître le sens que Dieu,
ou un quasi dieu, – comme les forces matérielles productives dans le
schéma de Marx – attache aux divers événements.

6. La caractère logique de la praxéologie


La praxéologie est a priori. Tous ses théorèmes sont les produits du
raisonnement déductif qui part du concept d'action. Les questions se
demandant si les jugements de la praxéologie doivent être qualifiés
d'analytiques ou de synthétiques et si oui ou non sa méthode doit être
qualifiée de « simple » tautologie n'ont qu'un intérêt verbal.
Ce que la praxéologie affirme en ce qui concerne l'action humaine en
général est entièrement valable sans exception pour toute action. Il y
a l'action et il y a l'absence d'action, mais rien entre les deux. Toute
action est une tentative visant à échanger un état de choses pour un
autre, et tout ce que la praxéologie affirme au sujet de l'échange s'y
applique rigoureusement. Dans toute action que nous étudions, nous
rencontrons les concepts fondamentaux de la fin et des moyens, du
succès et de l'échec, des pertes et des profits, des coûts. Un échange
peut être soit direct soit indirect, c'est-à-dire effectué avec
l'intervention d'une étape intermédiaire. Qu'une action donnée ait été
un échange indirect ou non doit être déterminé par l'expérience. Mais
s'il s'est agi d'un échange indirect, tout ce que dit la praxéologie de
l'échange indirect en général s'y applique rigoureusement.
Chaque théorème de la praxéologie est déduit par le raisonnement
logique du concept d'action. Il reçoit la certitude apodictique qui
découle d'un raisonnement logique partant d'un concept a priori.
Dans la chaîne du raisonnement praxéologique, le praxéologiste
introduit certaines hypothèses concernant les conditions de
l'environnement dans lequel se déroule l'action. Puis il essaie de
déterminer comment ces conditions particulières affectent le résultat
auquel doit mener son raisonnement. La question de savoir si oui ou
non les conditions réelles du monde externe correspondent à ces
hypothèses ne peut recevoir de réponse que de l'expérience. Mais si
la réponse est positive, toutes les conclusions tirées par le
raisonnement praxéologique logiquement correct décrivent
rigoureusement ce qui se passe dans la réalité.

7. Le caractère logique de l'histoire


L'histoire au sens large du terme est la totalité de l'expérience
humaine. L'histoire est expérience, et toute expérience est historique.
L'histoire comprend aussi toute l'expérience des sciences de la
nature. Ce qui caractérise les sciences de la nature en tant que telles
est le fait qu'elles abordent le matériau de l'expérience avec le
concept d'une régularité stricte dans la succession des événements.
L'histoire au sens étroit du terme, c'est-à-dire la totalité de
l'expérience concernant l'action humaine, ne doit pas se référer et ne
se réfère pas à ce concept. C'est cela qui la distingue sur le plan
épistémologique des sciences de la nature.
L'expérience est toujours expérience du passé. Il n'y a pas
d'expérience ou d'histoire du futur. Il ne serait pas nécessaire de
répéter ce truisme s'il n'y avait pas le problème de la prévision
économique des statisticiens, sur laquelle nous dirons quelque chose
plus loin 7.
L'histoire est le récit des actions humaines. Elle établit le fait que les
hommes, inspirés par certaines idées, ont produit certains jugements
de valeurs, ont choisi certaines fins et ont eu recours à certains
moyens pour atteindre les fins retenues, et elle traite en outre du
résultat de leurs actions, de la situation que leur action a amenée.
Ce qui sépare les sciences de l'action humaine des sciences de la
nature, ce ne sont pas les événements étudiés mais la façon dont ils
sont pris en compte. Le même événement apparaît différemment si
on le regarde à la lumière de l'histoire ou à celle de la physique ou de
la biologie. Ce qui intéresse l'historien dans le cas d'un meurtre ou
d'un incendie n'est pas ce qui intéresse le physiologiste ou le chimiste
quand ils n'agissent pas en tant qu'experts pour un tribunal. Pour
l'historien les événements du monde extérieur qu'étudient les
sciences de la nature n'interviennent que dans la mesure où ils
exercent un effet sur l'action humaine ou sont produits par elle.
La donnée ultime en histoire est appelée l'individualité. Quand
l'historien atteint le point au-delà duquel personne ne peut aller, il se
réfère à l'individualité. Il « explique » un événement – l'origine d'une
idée ou le fait d'accomplir une action – en le faisant remonter à
l'activité d'un homme ou d'une multitude d'hommes. Il se trouve ici
face à l'obstacle qui empêche les sciences de la nature d'étudier les
actions des hommes, à savoir notre incapacité à savoir comment des
événements externes donnés produisent dans les esprits humains
certaines réactions, c'est-à-dire certaines idées et volontés.
De vaines tentatives ont été faites pour faire remonter l'action
humaine à des facteurs pouvant être décrits par les méthodes des
sciences de la nature. En soulignant le fait que le besoin de préserver
sa propre vie et d'assurer la descendance de son espèce est inscrit
dans toute créature, on a affirmé que la faim et le sexe était les
principaux ou mêmes les seuls ressorts de l'action humaine.
Toutefois, on ne pourrait pas nier qu'il existe des différences
considérables entre la façon dont ces besoins biologiques affectent le
comportement d'un homme et celui des êtres non humains, ni que
l'homme, en plus de satisfaire ses pulsions animales, a également
envie d'atteindre d'autres fins spécifiquement humaines et
habituellement appelées pour cela fins supérieures. Le fait que la
structure physiologique du corps humain – avant tout les appétits du
ventre et des glandes sexuelles – affecte les choix de l'homme qui
agit n'a jamais été oublié par les historiens. Après tout l'Homme est
un animal. Mais c'est un animal qui agit : il choisit entre des fins
contradictoires. C'est précisément cela qui constitue le thème de la
praxéologie et de l'histoire
8. La méthode thymologique
L'environnement dans lequel agit un homme est déterminé par les
événements naturels d'une part et par l'action de l'homme de l'autre.
Le futur pour lequel il fait des plans est co-déterminé par les actions
des gens qui, comme lui, établissent des plans et agissent. S'il veut
réussir il doit anticiper leur conduite.
L'incertitude liée au futur est causée non seulement par l'incertitude
vis-à-vis des futures actions des autres hommes, mais aussi par une
connaissance insuffisante concernant de nombreux événements
naturels qui jouent un rôle important dans l'action. La météorologie
fournit quelques informations sur les facteurs déterminant les
conditions atmosphériques, mais cette connaissance permet au mieux
à l'expert de prédire le temps avec une certaine probabilité pour
quelques jours, jamais pour de longues périodes. Il y a d'autres
domaines dans lesquels la prévision de l'homme est encore plus
limitée. Tout ce que l'homme peut faire face à ces conditions
insuffisamment connues est d'utiliser ce que les sciences de la nature
lui donnent, aussi peu que cela puisse être.
Les méthodes employées pour anticiper la conduite des ses
semblables sont radicalement différentes de celles utilisées dans
l'étude des événements naturels. La philosophie et la science ont
pendant longtemps accordé peu d'attention à ces méthodes. Elles les
considéraient comme non scientifiques et indignes d'être prises en
compte par des penseurs sérieux. Quand les philosophes
commencèrent à les étudier ils les qualifièrent de psychologiques.
Mais ce terme est devenu inapproprié depuis que les techniques de la
psychologie expérimentale se sont développées et que presque tout
ce que les générations d'autrefois avaient appelé psychologie est soit
totalement rejeté comme non scientifique, soit mis dans une
catégorie de recherches qualifiées avec mépris de « simple
littérature » ou de « psychologie littéraire ». Les champions de la
psychologie expérimentale étaient convaincus qu'un jour leurs
expériences de laboratoire fourniraient une solution scientifique à
tous les problèmes sur lesquels, disaient-ils, les sciences
traditionnelles du comportement humain balbutiaient en empruntant
un discours enfantin ou métaphysique.
En fait, la psychologie expérimentale n'a rien à dire et n'a jamais rien
dit sur les problèmes que les gens ont à l'esprit quand ils parlent de
psychologie à propos des actions de leurs semblables. Le problème
central, le premier problème de la « psychologie littéraire » est le
sens, qui est une chose au-delà des limites de toute science de la
nature et de toute activité de laboratoire. Alors que la psychologie
expérimentale est une branche des sciences de la nature, la
« psychologie littéraire » traite de l'action humaine, c'est-à-dire des
idées, des jugements de valeur et des volontés qui déterminent
l'action. Comme l'expression « psychologie littéraire » est plutôt
lourde et ne permet pas de former un adjectif correspondant, j'ai
suggéré de la remplacer par le terme « thymologie » 8.
La thymologie est une branche de l'histoire ou, comme l'a dit
Collingwood, elle appartient à « la sphère de l'histoire » 9. Elle étudie
les activités mentales des hommes qui déterminent leurs actions. Elle
traite des processus mentaux qui entraînent un certain type de
comportement, des réactions de l'esprit aux conditions de
l'environnement de l'individu. Elle traite de quelque chose d'invisible
et d'intangible qui ne peut pas être perçu par les méthodes des
sciences de la nature. Mais les sciences de la nature doivent admettre
que ce facteur doit également être considéré comme réel de leur point
de vue, car il est un lien dans la chaîne des événements qui
aboutissent aux changements dans cette sphère dont la description
constitue d'après eux l'objet spécifique de leurs études.
En analysant et en démolissant les prétentions du positivisme de
Comte, un groupe de philosophes et d'historiens connu comme
la südwestdeutsche Schule [école de l'Allemagne du sud-ouest] a
élaboré le concept d'intuition [au sens de Bergson a] (Verstehen) qui
était déjà connu dans un sens moins explicite des auteurs anciens.
Cette intuition spécifique des sciences de l'action humaine vise à
établir les hommes attachent un sens précis à l'état de leur
environnement, qu'ils jugent cet état et que, motivés par ces
jugements de valeurs, ils ont recours à certains moyens pour
préserver ou atteindre un état de choses donné différent de celui qui
prévaudrait s'ils s'abstenaient de toute réaction délibérée. L'intuition
traite des jugements de valeur, du choix des fins et des moyens
employés pour parvenir à ces fins, ainsi que de l'évaluation du
résultat des actions accomplies.
Les méthodes de la recherche scientifique ne sont pas
conceptuellement différentes des procédures employées par tout un
chacun dans son comportement ordinaire et quotidien. Elles sont
juste plus raffinées et autant que possible purgées des incohérences et
des contradictions. L'intuition n'est pas une méthode procédurale
particulière aux seuls historiens. Elle est pratiquée par les enfants dès
qu'ils dépassent l'état purement végétatif de leurs premiers jours et de
leurs premières semaines. Il n'y a pas de réponse consciente de
l'homme à un stimulus quelconque qui ne soit gouverné par
l'intuition.
L'intuition présuppose et implique la structure logique de l'esprit
humain avec tous ses concepts a priori. La loi biogénétique
représente l'ontogénie de l'individu en tant que récapitulation abrégée
de la phylogénie de l'espèce. On peut décrire de manière analogue les
changements de la structure intellectuelle. L'enfant reproduit dans
son développement postnatal l'histoire de l'évolution intellectuelle de
l'humanité 10. Le nouveau-né devient thymologiquement humain
quand il commence à apparaître faiblement dans son esprit qu'une fin
désirée peut être obtenue par un mode de conduite précis. Les
animaux non humains ne vont jamais au-delà des besoins instinctifs
et des réflexes conditionnés.
Le concept d'intuition fut tout d'abord élaboré par des philosophes et
des historiens qui voulaient réfuter le dénigrement des méthodes de
l'histoire par les positivistes. Ceci explique pourquoi il ne fut à
l'origine considéré que comme un outil intellectuel pour l'étude du
passé. Mais les services que l'intuition rend à l'homme en éclairant le
passé ne sont qu'une étape préliminaire dans les tentatives
d'anticipation de ce qui peut se passer dans le futur. D'un point de
vue pratique, l'Homme apparaît ne s'intéresser au passé qu'en vue de
pouvoir s'occuper du futur. Les sciences de la nature traitent de
l'expérience – qui est nécessairement toujours le compte rendu de ce
qui s'est produit dans le passé – parce que les concepts de régularité
et de causalité rendent de telles études utiles pour guider l'action
technologique, qui a toujours invariablement en vue une disposition
des conditions futures. La compréhension intuitive du passé remplit
un service similaire en donnant à l'action autant de chances de succès
que possible. L'intuition cherche à anticiper les conditions futures
dans la mesure où elles dépendent des idées, des jugements de valeur
et des actions des hommes. Il n'y a, sauf pour Robinson Crusoe avant
qu'il ne rencontre Vendredi, aucune action qui puisse être planifiée
ou exécutée sans faire pleinement attention à ce que les autres acteurs
humains feront. L'action sous-entend la compréhension intuitive des
réactions des autres hommes.
L'anticipation des événements dans la sphère explorée par les
sciences de la nature se fonde sur les concepts de régularité et de
causalité. Il existe sur certains ponts sur des chemins de traverse qui
s'effondreraient si un camion chargé de dix tonnes les empruntaient.
Nous ne nous attendons pas à ce qu'une telle charge fasse s'effondrer
le pont George Washington. Nous avons pleinement confiance dans
les concepts qui constituent les fondements de nos connaissances
physiques et chimiques.
En traitant des réactions de nos semblables, nous ne pouvons pas
compter sur une telle régularité. Nous supposons qu'en règle générale
le comportement futur des gens, toutes choses égales par ailleurs, ne
s'écartera pas sans raison spéciale de leur comportement passé, parce
que nous supposons que ce qui a déterminé leur conduite par le passé
la déterminera dans le futur. Aussi différent que nous nous savons
des autres gens, nous essayons de deviner comment ils réagiront aux
changements de leur environnement. A partir de ce que nous savons
du comportement passé d'un homme, nous construisons un modèle
que nous appelons son caractère. Nous supposons que ce caractère ne
changera pas si aucun raison spéciale n'intervient et, en allant un peu
plus loin, nous essayons même de prévoir comment certains
changements de conditions modifieront ses réactions. Comparées à la
certitude apparemment absolue qu'offrent certaines sciences de la
nature, ces hypothèses et toutes les conclusions qui en découlent
semblent plutôt peu solides ; les positivistes peuvent s'en moquer en
les qualifiant de non scientifiques. Mais elles constituent la seule
approche disponible des problèmes concernés et sont indispensables
à toute action devant être accomplie dans un milieu social.
L'intuition ne traite pas du côté praxéologique de l'action humaine.
Elle se réfère aux jugements de valeur et au choix des fins et des
moyens de la part de nos semblables. Elle ne se rattache pas au
champ de la praxéologie et de l'économie, mais au domaine de
l'histoire. Il s'agit d'un concept thymologique. Le concept d'une
nature humaine est un concept thymologique. Son contenu concret
est déduit dans chaque cas de l'expérience historique.
Aucune action ne peut être planifiée et exécutée sans compréhension
intuitive du futur. Même l'action d'un individu isolé est guidée par
des hypothèses précises sur les jugements de valeurs futurs de
l'acteur et est dans cette mesure déterminée par l'image qu'il se fait de
son propre caractère.
Le mot « spéculer » était à l'origine employé pour désigner tout type
de méditation et d'élaboration d'une opinion. Il est aujourd'hui utilisé
avec une connotation d'opprobre pour dénigrer les hommes qui, dans
une économie de marché capitaliste, excellent quand il s'agit
d'anticiper les réactions futures de leurs semblables mieux que ne le
fait l'homme ordinaire. La raison de cet usage sémantique peut-être
trouvée dans l'incapacité des personnes incapables de prendre note de
l'incertitude associée à l'avenir. Ces gens n'arrivent pas à comprendre
que toutes les activités de production visent à satisfaire les besoins
les plus urgents et que l'on ne dispose aujourd'hui d'aucune certitude
quant aux futures conditions. Ils ne sont pas conscients du fait qu'il
existe un problème qualitatif dans la prévision de l'avenir. Dans tous
les écrits des auteurs socialistes on ne trouve pas la moindre allusion
au fait que l'un des principaux problèmes de la gestion des activités
de production est d'anticiper les demandes futures des
consommateurs 11.
Toute action est spéculation, c'est-à-dire qu'elle est guidée par une
opinion donnée quant aux conditions incertaines de l'avenir. Même
dans les activités à court terme cette incertitude prévaut. Personne ne
peut savoir si un fait inattendu ne rendra pas vain tous ce qu'il avait
prévu pour le jour suivant ou pour l'heure suivante.

Notes
a. Le terme « Verstehen », « understanding » en anglais, veut dire
« compréhension » mais a été associé par Mises lui-même à
l'intuition bergsonienne (on le traduit parfois aussi par interprétation).
NdT.
1. Voir ci-dessous, p. 53.
2. Voir R. G. Collingwood (The Idea of History [Oxford, 1946],
p. 249): « Il y a un usage argotique, comme celui dans lequel « hall »
signifie music hall ou « pictures » des films [moving pictures], où
« science » signifie science de la nature. » Mais « dans la tradition du
discours européen [...] qui a continué sans interruption jusqu'à nos
jours, le mot « science » signifie tout corpus de connaissance
organisé. » Sur l'usage en français, voir Lalande, Vocabulaire
technique et critique de la philosophie (5ème édition : Paris, 1947),
pp. 933-40.
3. Otto Neurath, Foundations of the Social Sciences (International
Encyclopedia of Unified Science, Vol. II, No. 1 [3ème impression ;
University of Chicago Press, 1952]), p. 9.
4. Ibid., p. 17.
5. Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine),
pp. 237 et suivantes.
6. T. Kotarbinski, « Considérations sur la théorie générale de la
lutte, » Annexe à Z Zagadnien Ogólnej Teorii Walki (Varsovie,
1938), pp. 65-92 ; et du même auteur, « Idée de la méthodologie
générale praxeologique, » Travaux du IXe Congrés International de
Philosophie (Paris, 1937), IV, 190-94. La théorie des jeux n'a aucun
lien avec la théorie de l'action. Bien entendu, jouer un jeu est une
action, tout comme fumer une cigarette ou mâcher un sandwich. Voir
ci-dessous, pp. 87 et suivantes.
7. Voir ci-dessous, p. 67.
8. Mises, Theory and History (Traduction française : Théorie et
Histoire), pp. 264 et suivantes.
9. Quand H. Taine écrivit en 1863 : « L'histoire au fond est un
problème de psychologie » (Histoire de la littérature anglaise
[10ème édition ; Paris, 1899], Vol. I, Introduction, p. xlv), il n'avait
pas conscience que le type de psychologie qu'il avait à l'esprit n'était
pas ce que les sciences de la nature appellent la psychologie
expérimentale mais ce type de psychologie que nous appelons
thymologie, et que cette thymologie est en elle-même une discipline
historique, une Geisteswissenschaft dans la teminologie de W.
Dilthey (Einleitung in die Geisteswissenschaften [Leipzig, 1883]). R.
G. Collingwood (The Idea of History [Oxford, 1946], p. 221) établit
une distinction entre « la pensée historique » qui « étudie l'esprit en
tant qu'agissant de certaines manières bien précises dans certaines
situations bien précises » et une autre manière problématique
d'étudier de l'esprit, à savoir en « étudiant ses caractéristiques
générales, coupées de toute situation particulière ou de toute action
particulière. » La seconde serait « non de l'histoire, mais la science
de l'intellect, la psychologie, ou philosophie de l'esprit. » Une
« science positive de l'intellect se situant au-dessus de la sphère
historique et établissant les lois permanentes et immuables de la
nature humaine », souligne-t-il (p. 224), n'est « possible qu'à une
personne qui confond les conditions transitoires d'une certaine
période historique avec les conditions permanentes de la vie
humaine. »
10. Language, Thought and Culture, édité par Paul Henle (University
of Michigan Press, 1958), p. 48. Bien entendu, l'analogie n'est pas
totale, car l'immense majorité des gens arrêtent leur évolution
culturelle bien avant d'avoir atteint les niveaux thymologiques de leur
époque.
11. Mises, Theory and History (Traduction française : Théorie et
Histoire), pp. 140 et suivantes.
III. Nécessité et volonté
1. L'infini
La négation, notion de l'absence ou de la non existence de quelque
chose ou de la dénégation d'une proposition, est concevable à l'esprit
humain. Mais la notion d'une négation absolue de tout, la
représentation d'un rien absolu, est au-delà de la compréhension de
l'Homme. Il en est de même de la notion de l'émergence de quelque
chose à partir de rien, de la notion d'un début absolu. Le Seigneur,
enseigne la Bible, a créé le monde à partir de rien, mais Dieu lui-
même était là de toute éternité et sera là pour toute l'éternité sans
début ni fin.
Pour l'esprit humain tout ce qui se passe, se passe pour quelque chose
qui existait auparavant. L'émergence de quelque chose de nouveau
est considéré comme l'évolution – l'arrivée à maturité – d'une chose
qui était potentiellement déjà présente dans ce qui existait
auparavant. La totalité de l'univers tel qu'il était hier inclut déjà
potentiellement la totalité de l'univers tel qu'il est aujourd'hui.
L'univers est un contexte comprenant tous les éléments, un
continuum s'étendant à l'infini dans le passé et dans l'avenir, une
entité pour laquelle attribuer une origine ou une fin est au-delà des
capacités mentales de l'Homme.
Tout ce qui est, est tel qu'il est et non quelque chose de différent,
parce que ce qui l'a précédé avait une forme et une structure données
et non une forme et une structure différentes.
Nous ne savons pas ce qu'un surhomme, un esprit totalement parfait,
penserait de ces questions. Nous sommes de simples hommes,
équipés d'un esprit humain qui ne pouvons même pas imaginer la
possibilité et la capacité d'un tel esprit plus parfait, essentiellement
différent de nos capacités mentales.

2. Les données ultimes


Il s'ensuit que la recherche scientifique ne parviendra jamais à fournir
une réponse complète à ce que l'on appelle les mystères de l'univers.
Elle ne pourra jamais montrer comment, à partir d'un inconcevable
rien, tout ce qui est a émergé et comment un jour tout ce qui existe
pourra disparaître à nouveau, et où seul le « rien » demeurera.
La recherche scientifique bute tôt ou tard, mais inévitablement, sur
une donnée ultime qu'elle ne peut faire remonter à quelque chose
d'autre dont elle apparaîtrait comme la conséquence habituelle et
nécessaire. Le progrès scientifique consiste à repousser ces données
ultimes. Mais il restera toujours quelque chose qui – pour l'être
humain avide de la connaissance absolue – sera, à un stade donné de
l'histoire des sciences, le point d'arrêt provisoire. Ce fut uniquement
le rejet de toute pensée philosophique et épistémologique de la part
de certains physiciens brillants mais à l'esprit obtus des dernières
décennies qui conduisit à interpréter comme une réfutation du
déterminisme le fait qu'ils étaient incapables de faire remonter
certains phénomènes – qui étaient pour eux des données ultimes – à
d'autres. Il est peut-être vrai, bien que peu probable, que la physique
contemporaine ait atteint sur certains points une limite au-delà de
laquelle aucune connaissance nouvelle n'est possible pour l'Homme.
Mais quoi qu'il en soit, il n'y a rien dans tous les enseignements des
sciences de la nature qui puisse d'une manière ou d'une autre être
considéré comme incompatible avec le déterminisme.
Les sciences de la nature sont entièrement basées sur l'expérience.
Tout ce qu'elles savent et étudient découle de l'expérience. Et
l'expérience ne pourrait pas nous enseigner quoi que ce soit s'il n'y
avait pas de régularité dans l'enchaînement et la succession des
événements.
Mais la philosophie du positivisme essaie d'affirmer bien plus que ce
que l'on peut apprendre de l'expérience. Elle prétend savoir qu'il n'y a
rien dans l'univers qui ne puisse être étudié et pleinement expliqué
par les méthodes expérimentales des sciences de la nature. Or il est
admis par tout le monde que jusqu'à présent ces méthodes n'ont en
rien contribué à expliquer le phénomène de la vie dans ce qui la
distingue des phénomènes physico-chimiques. Et tous les efforts
désespérés cherchant à réduire la pensée et les jugements de valeur à
des principes mécaniques ont échoué.
Les remarques précédentes ne visent nullement à exprimer la
moindre opinion quant à la nature et à la structure de la vie et de
l'esprit. Cet essai, comme il a été dit dès les premiers mots de sa
préface, n'est pas une contribution à la philosophie. Nous devons
seulement évoquer ces problèmes afin de montrer que la façon dont
le positivisme les traite sous-entend un théorème pour lequel aucune
justification expérimentale de quelque ordre que ce soit ne peut être
fournie, à savoir le théorème selon lequel tous les phénomènes
observables sont susceptibles d'être ramenés à des principes
physiques et chimiques. A partir de quoi les positivistes déduisent-ils
ce théorème ? Il serait certainement erroné de le qualifier d'hypothèse
a priori. Un trait caractéristique d'un concept a priori est que toute
autre hypothèse à son sujet apparaîtrait impensable et contradictoire à
l'esprit humain. Mais tel n'est assurément pas le cas du dogme
positiviste que nous évoquons. Les idées professées par certains
systèmes religieux et métaphysiques ne sont ni impensables ni
contradictoires. Il n'y a rien dans leur structure logique qui forcerait
un homme raisonnable à les rejeter pour les mêmes raisons qu'il
rejetterait, par exemple, la thèse qu'il n'y a pas de différence et de
distinction entre A et non-A.
Le gouffre qui sépare en épistémologie les événements du champ de
la recherche des sciences de la nature de ceux du champ de la pensée
et de l'action n'a pas été rendu plus étroit par une quelconque
découverte ou réalisation des sciences de la nature. Tout ce que nous
savons de la relation mutuelle et de l'interdépendance de ces deux
domaines de la réalité relève de la métaphysique. La doctrine
positiviste, qui nie la légitimité de toute doctrine métaphysique, n'est
pas moins métaphysique que bon nombre d'autres doctrines avec
lesquelles elle est en désaccord. Ceci veut dire : Ce qu'un homme
dans l'état actuel de la civilisation et des connaissances de l'humanité
dit à propos de sujets comme l'âme, l'esprit, la croyance, la pensée, le
raisonnement et la volonté n'a pas le caractère épistémologique d'une
science de la nature et ne peut en aucun cas être considéré comme
une connaissance scientifique.
Un honnête homme, parfaitement au courant de toutes les
réalisations des sciences de la nature contemporaines, devrait
admettre librement et sans réserves que les sciences de la nature ne
savent pas ce qu'est l'esprit ni comment il fonctionne et que leurs
méthodes de recherche ne sont pas adaptées pour traiter des
problèmes étudiés par les sciences de l'action humaine.
Il aurait été sage de la part des champions du positivisme logique de
suivre le conseil de Wittgenstein : « Quand on ne peut pas parler de
quelque chose, il ne faut rien en dire. » 1

3. Les statistiques
Les statistiques représentent la description en termes numériques
d'expériences concernant des phénomènes non soumis à une
uniformité régulière. Dans la mesure où il existe une régularité
discernable dans la succession des phénomènes, le recours aux
statistiques est inutile. L'objectif des statistiques sur la vie n'est pas
d'établir le fait que tous les hommes sont mortels, mais de donner des
informations sur la durée de la vie humaine, grandeur qui n'est pas
uniforme. Les statistiques sont donc une méthode spécifique de
l'histoire.
Quand il y a régularité les statistiques ne pourraient pas montrer autre
chose que « A est suivi dans tous les cas de P, et dans aucun cas de
quelque chose de différent de P. Si les statistiques montrent que A est
dans X % des cas suivi de P et dans (100-X) % des cas de Q, nous
devons supposer qu'une connaissance plus parfaite devrait
diviser Aen deux facteurs B et C le premier étant suivi de manière
régulière par P et le second par Q.
Les statistiques sont l'une des ressources de la recherche historique. Il
existe dans le domaine de l'action humaine certaines occurrences et
certains événements dont les traits caractéristiques peuvent être
décrits en termes numériques. Ainsi, par exemple, l'impact d'une
doctrine donnée sur l'esprit des gens ne permet aucune expression
numérique. Sa « quantité » ne peut être estimée qu'avec la méthode
de l'intuition spécifique aux disciplines historiques 2. Mais le nombre
de gens qui ont perdu la vie dans les luttes pour obtenir, au moyen de
guerres, de révolutions et d'assassinats, des conditions sociales en
accord avec une doctrine donnée peut être déterminé par des chiffres
si toute la documentation requise est disponible.
Les statistiques fournissent des informations numériques sur les faits
historiques, c'est-à-dire sur des événements qui se sont produits à une
époque donnée pour des gens donnés dans une région donnée. Elles
traitent du passé et non de l'avenir. Comme toute expérience passée,
elle peut occasionnellement rendre d'importants services dans la
planification du futur, mais elle ne dit rien qui vaille directement
pour l'avenir.
Il n'existe pas de lois statistiques. Les gens ont recours aux méthodes
statistiques précisément quand ils ne sont pas en mesure de trouver
une régularité dans l'enchaînement et la succession des événements.
La réalisation statistique la plus saluée, les tables de mortalité, ne
montre pas une stabilité mais des changements dans les taux de
mortalité de la population. La durée de vie moyenne de la vie
humaine change au cours de l'histoire, même si aucun changement
n'émerge dans l'environnement naturel, parce que de nombreux
facteurs qui la touchent résultent de l'action humaine, par exemple de
la violence, du régime alimentaire, des mesures médicales et
prophylactiques, de la quantité de denrées alimentaires et autres.
Le concept de « loi statistique » est né lorsque certains auteurs, en
traitant du comportement humain, n'ont pas réussi à saisir que
certaines données statistiques ne changent que lentement et qu'ils ont
identifié, avec un enthousiasme aveugle et à la hâte, la lenteur du
changement à l'absence de changement. Ils ont ainsi cru eux-mêmes
avoir découvert des régularités – des lois – dans le comportement des
gens pour lesquelles ni eux ni personne d'autre n'avaient d'explication
autre que l'hypothèse – sans fondement, il faut le souligner – que les
statistiques les avaient démontrées 3. Les physiciens ont emprunté à
la philosophie fragile de ces auteurs le terme de « loi statistique »,
mais ils lui donnent une connotation différente de celle qui y est
attachée dans le domaine de l'action humaine. Il ne nous revient pas
de traiter du sens que ces physiciens et les générations de physiciens
qui leur ont succédé donnent à ce terme ou des services que les
statistiques peuvent rendre à la recherche expérimentale et à la
technologie.
L'orbite des sciences de la nature est le domaine dans lequel l'esprit
humain est capable de découvrir des relations constantes entre les
divers éléments. Ce qui caractérise les sciences de l'action humaine
est l'absence de relations constantes en dehors de celles que traite la
praxéologie. Dans le premier groupe de sciences il y a des lois (de la
nature) et des mesures. Dans le second il n'y a ni mesures ni – en
dehors de la praxéologie – de lois ; il n'y a que l'histoire qui
comprend statistiques.

4. Le libre-arbitre
L'homme n'est pas, au contraire des animaux, le jouet servile des
instincts et des pulsions de ses sens. L'homme a le pouvoir de
supprimer les désirs instinctifs, il a une volonté qui lui est propre, il
choisit entre des fins incompatibles. En ce sens il est une personne
morale ; en ce sens il est libre.
Il n'est toutefois pas permis d'interpréter cette liberté comme une
indépendance vis-à-vis de l'univers et de ses lois. L'homme est lui
aussi un élément de l'univers, descendu de l'X originel à partir de
quoi tout s'est développé. Il a hérité de la ligne infinie de ses ancêtres
l'équipement physiologique de son être ; au cours de sa vie postnatale
il a été exposé à une variété d'expériences physiques et
intellectuelles. Il est à tout instant de sa vie – de son pèlerinage
terrestre – un produit de toute l'histoire de l'univers. Toutes ses
actions sont le résultat inévitable de son individualité telle qu'elle a
été modelée par tout ce qui a précédé. Un être omniscient pourrait
avoir correctement anticipé tous ses choix. (Nous n'avons cependant
pas à parler des problèmes théologiques complexes que soulève le
concept d'omniscience.)
La liberté de l'arbitre a ne signifie pas que les décisions qui guident
l'action d'un homme sortent pour ainsi dire hors de l'usine de
l'univers et y ajouté quelque chose qui n'a aucun lien avec les
éléments ayant formé l'univers auparavant et qui en est indépendant.
Les actions sont gouvernées par les idées et les idées sont des
produits de l'esprit humain, qui fait définitivement partie de l'univers
et dont le pouvoir est strictement limité par toute la structure de
l'univers.
Ce à quoi l'expression « liberté de l'arbitre » se réfère est au fait que
les idées qui poussent un homme à prendre une décision (à faire un
choix), comme toutes les autres idées, ne sont pas « produites » par
des « faits » extérieurs, qu'elles ne sont pas un « reflet » de la réalité
et ne sont pas « déterminées de manière unique » par un quelconque
fait extérieur auquel nous pourrions les imputer à la manière dont
nous pouvons imputer dans tous les autres cas un effet à une cause
précise. On ne peut rien faire d'autre dans un cas donné d'une action
et d'un choix d'un homme que de les attribuer à l'individualité de cet
homme.
Nous ne savons pas comment, de la rencontre d'une individualité
humaine, c'est-à-dire d'un homme tel qu'il a été formé par tout ce
dont il a hérité et par tout ce qu'il a connu, et d'une nouvelle
expérience, il naît des idées données qui déterminent la conduite de
cet individu. Nous n'avons même pas la moindre hypothèse à
formuler sur la façon dont une telle connaissance pourrait être
acquise. Plus encore, nous nous rendons compte que si une telle
connaissance pouvait être obtenue par les hommes et si, en
conséquence, la formation des idées et donc de l'arbitre pouvait être
manipulée à la façon dont les machines sont opérées par l'ingénieur,
la condition humaine serait fondamentalement altérée. Il existerait un
gouffre béant entre ceux qui manipuleraient les idées et la volonté
des autres et ceux dont les idées et la volonté seraient manipulées.
C'est précisément l'absence d'une connaissance de ce genre qui crée
la différence fondamentale entre les sciences de la nature et les
sciences de l'action humaine.
En faisant référence au libre-arbitre nous indiquons que dans la
production des événements quelque chose peut avoir un rôle sans que
les sciences de la nature ne puissent donner la moindre information à
son sujet, quelque chose que les sciences de la nature ne peuvent
même pas remarquer. Or notre impuissance à établir une origine
absolue à partir de rien nous oblige à supposer que cette chose
invisible et intangible – l'esprit humain – est une partie inhérente de
l'univers, un produit de toute son histoire 4.
Le traitement traditionnel du problème du libre-arbitre se réfère à
l'indécision de l'acteur avant la résolution finale. A ce stade l'acteur
hésite entre différents modes d'action dont chacun semble avoir
certains mérites et inconvénients que les autres n'ont pas. En pesant
le pour et le contre il veut trouver la décision conforme à sa
personnalité et aux conditions spécifiques du moment telles qu'ils les
envisagent, satisfaisant ainsi au mieux tous ses intérêts. Cela veut
dire que son individualité – le produit de tout ce dont il a hérité à la
naissance de ses ancêtres et de tout ce qu'il a lui-même connu
jusqu'au moment critique – détermine la résolution finale. S'il revient
plus tard sur son passé, il est conscient du fait que son comportement
dans toutes les situations était parfaitement déterminé par le type
d'homme qu'il était à l'instant de l'action. Peu importe que
rétrospectivement lui-même ou un observateur neutre puisse ou non
décrire clairement tous les facteurs qui ont joué un rôle dans la
formation de sa décision passée.
Personne n'est en mesure de prédire avec l'assurance qu'ont les
sciences de la nature quand elles font des prédictions, la façon dont
lui-même et les autres personnes agiront dans le futur. Il n'existe
aucune méthode qui puisse nous permettre d'apprendre sur la
personnalité d'un homme tout ce qui serait nécessaire pour faire des
pronostics ayant le degré de certitude que la technologie atteint dans
ses prédictions.
La manière dont les historiens et les biographes procèdent en
analysant et en expliquant les actions des hommes qu'ils étudient
reflète une vision plus exacte des problèmes sous-jacents que les
volumineux traités sophistiqués de la philosophie morale. Les
historiens se réfèrent au milieu spirituel et à l'expérience passée de
l'acteur, à sa connaissance ou à son ignorance de toutes les données
qui ont pu influencer sa décision, à son état de santé et à de
nombreux autres facteurs qui ont pu jouer un rôle. Mais alors, même
après avoir accordé toute son attention à ces sujets, il reste quelque
chose qui défie toute tentative d'interprétation supplémentaire, à
savoir la personnalité ou l'individualité de l'acteur. Quand tout est dit
du cas, il n'y a finalement pas d'autre réponse à la question de savoir
pourquoi César a franchi le Rubicon que de dire : parce que c'était
César. Nous ne pouvons pas éliminer toute référence à la
personnalité de l'acteur quand nous traitons de l'action humaine.
Les hommes sont inégaux ; les individus sont différents les uns des
autres. Ils diffèrent parce que leurs histoires prénatale et postnatale
ne sont jamais identiques.

5. L'inéluctabilité
Tout ce qui se passe devait, dans les conditions en vigueur,
nécessairement de se produire. Cela s'est produit parce que les forces
qui poussaient en faveur de l'événement étaient plus puissantes que
les forces qui s'y opposaient. L'événement était en ce sens inévitable.
Cependant l'historien qui parle après coup d'inéluctabilité ne se laisse
pas aller à un pléonasme. Ce qu'il veut faire, c'est désigner un
événement donné ou un ensemble d'événements donnés A comme la
force motrice à l'origine d'un deuxième événement B ; la clause
restrictive : à condition qu'aucun facteur suffisamment puissant
agissant en sens contraire n'apparaisse est sous-entendue. Si un tel
contrepoids était absent, A devait conduire à B et il est acceptable de
dire que le résultat B était inévitable.
En prévoyant des événements futurs, en dehors du champ couvert par
les lois praxéologiques, la référence à l'inéluctabilité est une fleur du
langage qui ne signifie rien. Cela n'ajoute rien à la force d'une
prédiction et n'atteste que de l'engouement de l'auteur. C'est tout ce
qu'il y a à dire sur les effusions prophétiques des divers systèmes de
philosophie de l'histoire 5. « L'inexorabilité d'une loi de la nature »
(Notwendigkeit eines Naturprozesses) que Marx revendique pour sa
prophétie 6 est juste une ruse rhétorique.
Les changements momentanés du cours de l'histoire des hommes et
de l'univers sont l'effet composite d'une multitude d'événements.
Chacun des événements qui y contribuent est rigoureusement
déterminé par les facteurs qui l'ont précédé, de même que l'est la part
que chacun joue dans la production du changement du moment. Mais
si et dans la mesure où les chaînes de causalité dont dépend
l'occurrence de ces divers éléments contributeurs sont indépendantes
les unes des autres, il peut en résulter une situation qui a poussé
certains historiens et philosophes à exagérer le rôle que joue le
hasard dans l'histoire de l'humanité. Ils n'ont pas réussi à comprendre
que les événements doivent être évalués selon leur importance du
point de vue du poids de leurs effets et de leur participation à la
production de l'effet global. Si un seul des événements mineurs est
modifié, l'influence sur le résultat total ne sera elle aussi que faible.
Il est plutôt peu satisfaisant de raisonner en disant : Si la police de
Sarajevo avait été plus efficace le 28 juin 1914, l'archiduc n'aurait
pas été tué et la Première Guerre mondiale ainsi que ses
conséquences désastreuses auraient été évitées. Ce qui rendait – au
sens évoqué plus haut – la grande guerre inévitable, c'était d'une part
les conflits irréconciliables entre les divers groupes linguistiques
(entre les diverses nationalités) de la monarchie des Habsbourg et
d'autre part les tentatives allemandes visant à mettre sur pied une
marine suffisamment forte pour battre les forces navales
britanniques. La révolution russe devait arriver car le système tsariste
et ses méthodes bureaucratiques étaient violemment rejetés par
l'immense majorité de la population ; le déclenchement de la guerre
n'a pas accéléré sa venue, il l'a plutôt retardé pendant quelque temps.
Le nationalisme et l'étatisme violents des peuples de l'Est ne
pouvaient pas ne pas conduire à la guerre. Tels étaient les facteurs
qui rendaient la grande guerre et ses conséquences inévitables, que
les nationalistes serbes aient réussi ou échoué dans leurs tentatives
d'assassiner l'héritier du trône autrichien.
Les affaires politiques, sociales et économiques résultent de la
coopération de tout le monde. Bien qu'il y ait des différences
considérables en ce qui concerne l'importance des diverses
contributions individuelles, elles sont comparables et en règle
générale susceptibles d'être remplacées par celles d'autres individus.
Un accident qui détruit le travail de quelqu'un, quand bien même il
s'agirait d'une personne éminente, ne détourne que légèrement le
cours des événements de la ligne qu'il aurait suivi si cela ne s'était
pas produit.
Il en va différemment dans le domaine des performances
intellectuelles et artistiques. Le destin du génie est d'être hors du flux
habituel des affaires humaines. Le génie est lui aussi sur de
nombreux points déterminé par les conditions de son environnement.
Mais ce qui donne un lustre particulier à son œuvre est quelque chose
d'unique, qui ne peut être produit par personne d'autre. Nous ne
savons ni quelle combinaison de gènes produit les potentialités
innées du génie, ni quel type de conditions environnementales est
nécessaire pour l'amener à se concrétiser. S'il réussit à éviter tous les
dangers qui pourraient lui nuire et nuire à ses réalisations, l'humanité
s'en trouvera mieux. Si un accident le fait disparaître, tout le monde
perd quelque chose d'irremplaçable.
Si Dante, Shakespeare ou Beethoven étaient morts durant leur
jeunesse, l'humanité aurait perdu ce qu'elle leur doit. Nous pouvons
en ce sens dire que le hasard joue un rôle dans les affaires des
hommes. Mais souligner ce point ne contredit en rien le concept a
priori de déterminisme.

Notes
a. Arbitre pris au vieux sens de volonté et qui a donné libre-arbitre.
NdT.
1. L. Wittgenstein [cousin de F.A. Hayek, NdT], Tractatus Logico-
Philosophicus (New York, 1922), pp. 188 et suivantes.
2. Voir ci-dessous, p. 65.
3. Sur le cas le plus éminent de cette doctrine, celui de H. Th.
Buckle, voir Mises, Theory and History (Traduction française :
Théorie et Histoire), pp. 84 et suivantes.
4. Sur ces problèmes voir Mises, Human Action (Traduction
française : L'Action humaine), pp. 76-93.
5. Sur la philosophie de l'histoire, voir Mises, Theory and
History (Traduction française : Théorie et Histoire), pp. 159 et
suivantes.
6. Marx, Das Kapital, Vol. I, ch. xxiv, point 7.
IV. Certitude et incertitude
1. Le problème de la précision quantitative
Les expériences de laboratoire et l'observation des phénomènes
externes permettent aux sciences de la nature de procéder à la mesure
et à la quantification de la connaissance. En raison de ce fait, on a
pris l'habitude de qualifier ces sciences de sciences exactes et de
déprécier le manque d'exactitude des sciences de l'action humaine.
Aujourd'hui personne ne nie plus qu'en raison de l'insuffisance de nos
sens la mesure n'est jamais parfaite et précise au plein sens de ces
termes. Elle est seulement plus ou moins approximative. De plus, le
principe [d'incertitude] de Heisenberg montre qu'il existe des
relations que l'homme ne peut pas mesurer du tout. L'exactitude
quantitative n'existe pas dans notre description des phénomènes
naturels. Cependant, les approximations que la mesure des objets
physiques et chimiques peut fournir sont en règle générale suffisantes
pour les applications pratiques. L'orbite de la technologie est celui de
la mesure et de la précision quantitative approximatives.
Dans la sphère de l'action humaine il n'y a aucun rapport constant
entre des facteurs. Il n'y a par conséquent pas de mesure ou de
quantification possible. Toutes les grandeurs mesurables que les
sciences de l'action humaine rencontrent sont des quantités de
l'environnement dans lequel l'homme vit et agit. Ce sont des faits
historiques, par exemple des faits de l'histoire économique ou
militaire, qu'il faut clairement distinguer des problèmes qu'étudie la
science théorique de l'action – la praxéologie et plus particulièrement
sa branche la plus développée : l'économie.
Trompés par l'idée que les sciences de l'action humaine devraient
singer la technique des sciences de la nature, une foule d'auteurs
voudraient une quantification de l'économie. Ils pensent que
l'économie devrait imiter la chimie, qui est passée d'un état qualitatif
à un état quantitatif 1. Leur devise est la maxime positiviste : La
Science, c'est la mesure. Avec le soutien de fonds importants, ils
s'affairent à reproduire et à retravailler les données statistiques
fournies par les gouvernements, par les associations commerciales,
par les sociétés et autres entreprises. Ils essaient de calculer des
relations arithmétiques entre plusieurs de ces données pour
déterminer ce qu'ils qualifient, par analogie avec les sciences de la
nature, de corrélations et de fonctions. Ils ne parviennent pas à
réaliser que dans le champ de l'action humaine les statistiques sont
toujours historiques et que les prétendues « corrélations » et
« fonctions » ne décrivent rien d'autre que ce qui c'est passé à des
instants donnés dans une région géographique donnée à la suite des
actions d'un certain nombre de personnes 2. En tant que méthodes
d'analyse économique l'économétrie est un jeu d'enfant avec des
chiffres et ne contribue en rien à élucider les problèmes de la réalité
économique.

2. La connaissance certaine
L'empirisme radical rejette l'idée qu'une connaissance certaine
concernant les conditions de l'univers soit accessible aux esprits des
mortels. Il considère que les concepts a priori de la logique et des
mathématiques sont des hypothèses ou des conventions, librement
choisies en raison de leur capacité à fournir le type de connaissance
que l'homme est à même d'acquérir. Tout ce qui est obtenu par la
déduction en partant de ces concepts a priori est purement
tautologique et n'apporte aucune information sur l'état de la réalité.
Même si nous devions accepter le dogme intenable d'une régularité
dans l'enchaînement et la succession des événements naturels, la
faillibilité et l'insuffisance des sens humains rendent impossible
d'associer la certitude à une quelconque connaissance a posteriori.
Nous autres, êtres humains, devons accepter cet état de fait.
Comment les choses sont « réellement » ou comment elles pourraient
apparaître vues par une intelligence surhumaine, fondamentalement
différente de l'esprit humain tel qu'il fonctionne dans la période
actuelle de l'histoire de l'univers, voilà une question qui est nous
impénétrable.
Cependant le scepticisme radical ne concerne pas la connaissance
praxéologique. La praxéologie elle aussi part d'un concept a priori et
continue par le raisonnement déductif. Mais les objections soulevés
par le scepticisme à l'encontre des conclusions des concepts et du
raisonnement a priori ne s'appliquent pas. En effet, comme il faut le
souligner une nouvelle fois, la réalité de l'explication et de
l'interprétation qui relèvent de la praxéologie est de même nature que
la structure logique de l'esprit humain. L'esprit humain génère à la
fois la pensée humaine et l'action humaine. Action humaine et pensée
humaine proviennent toutes deux de la même source et sont donc en
ce sens homogènes. Il n'y a rien dans la structure de l'action que
l'esprit humain ne puisse expliquer. En ce sens la praxéologie nous
offre une connaissance certaine.
L'homme, tel qu'il existe sur cette planète et dans la période actuelle
de l'histoire de l'univers, peut disparaître un jour. Mais tant qu'il y
aura des êtres humains de l'espèceHomo sapiens il y aura une action
humaine correspondant au modèle conceptuel qu'étudie la
praxéologie. En ce sens restreint la praxéologie fournit une
connaissance exacte sur le futur. Dans le domaine de l'action
humaine toutes les grandeurs déterminées de manière quantitative ne
se rapportent qu'à l'histoire et n'apportent aucune connaissance qui
signifierait quelque chose au-delà de la configuration historique
spécifique qui les a produits. Toute connaissance générale, c'est-à-
dire toute connaissance applicable non seulement à une configuration
donnée du passé mais aussi à toutes les configurations identiques de
l'avenir, est une connaissance déductive, découlant au bout du
compte du concept a priori de l'action. Elle s'applique
rigoureusement à tout exemple d'action telle qu'elle a pu se produire
par le passé ou telle qu'elle peut se produire dans le futur. Cette
connaissance apporte une connaissance précise des choses réelles.

3. L'incertitude quant à l'avenir


D'après une maxime souvent citée d'Auguste Comte, l'objectif des
sciences – de la nature – est de savoir afin de prédire ce qui se
passera dans le futur. Ces prédictions sont, dans la mesure où elles
portent sur les effets de l'action humaine, conditionnelles. Elles
disent : Si A alors B. Mais elles ne nous disent rien sur l'émergence
de A. Si un homme absorbe du cyanure de potassium il mourra. Mais
savoir s'il avalera ce poison ou non est une question non tranchée.
Les prédictions de la praxéologie sont, dans leurs limites de validité,
absolument certaines. Mais elles ne nous disent rien sur les
jugements de valeur des individus qui agissent et sur la façon dont
elles détermineront leurs actions. Tout ce que nous pouvons savoir
sur les jugements de valeur a la nature conceptuelle de l'intuition
spécifique des sciences historiques de l'action humaine. Que nos
anticipations des jugements de valeur – des nôtres ou de ceux des
autres gens – et des moyens qui seront utilisés pour adapter l'action à
ces jugements de valeur, soient ou non correctes ne peut pas être
connu à l'avance.
L'incertitude quant à l'avenir est l'un des principaux traits de la
condition humaine. Elle gâte toutes les manifestations de la vie et de
l'action.
L'homme est à la merci des forces et des pouvoirs hors de son
contrôle. Il agit afin d'éviter autant que possible ce qui, à son sens, lui
ferait du tort. Mais il ne peut dans le meilleur des cas réussir qu'à
l'intérieur de limites étroites. Et il ne peut jamais savoir à l'avance
dans quelle mesure son action atteindra la fin retenue et, si elle
l'atteint, si cette action apparaîtra rétrospectivement – que ce soit à
ses yeux ou à ceux d'autres personnes – comme le meilleur choix
parmi ceux qui lui étaient ouverts à l'instant où il l'a fait.
La technologie basée sur les résultats des sciences de la nature
recherche un contrôle total au sein d'une sphère limitée qui, bien
entendu, ne comprend qu'une fraction des événements déterminant le
destin de l'Homme. Bien que le progrès des sciences de la nature
tende à élargir la sphère des actions ainsi gouvernées par la science,
il ne couvrira jamais plus qu'un domaine étroit des événements
possibles. Et même au sein de ce domaine il ne peut y avoir de
certitude absolue. Le résultat recherché ne peut pas être contrecarré
par l'invasion de forces encore insuffisamment connues ou au-delà du
contrôle humain. L'ingénierie technique n'élimine pas l'élément
aléatoire de l'existence humaine : elle ne fait que réduire un peu son
champ. Il reste toujours un domaine qui apparaît aux connaissances
limitées de l'Homme comme celui de la pure chance et qui fait de la
vie un jeu de hasard. L'homme et ses œuvres sont toujours exposés à
l'impact d'événements imprévus et incontrôlables. Il ne peut pas
s'empêcher de compter sur sa bonne étoile pour ne pas en être
victime. Même les gens bornés ne peuvent éviter de comprendre que
leur bien-être dépend en définitive de l'action de forces situées au-
delà de la sagesse, de la prédiction et de la prévision de l'Homme. En
ce qui concerne ces forces toute planification humaine est inutile.
C'est ce que la religion veut dire quand elle parle des lois
impénétrables du Ciel et qu'elle se tourne vers la prière.

4. Quantification et intuition dans l'action


et dans l'histoire
De nombreuses données qui intéressent l'esprit, soit
rétrospectivement soit pour préparer l'avenir, peuvent être exprimées
en termes numériques. D'autres grandeurs importantes ne peuvent
être mises que dans les mots d'un langage non mathématique. En ce
qui concerne de telles grandeurs l'intuition spécifique des sciences de
l'action humaine est un substitut, pour ainsi dire, à l'impossibilité de
toute mesure.
En ce sens l'historien tout comme l'homme qui agit parlent de
l'importance des différents événements et des différentes actions en
raison du fait qu'ils donnent naissance à d'autres événements et à
d'autres états de choses donnés. En ce sens ils établissent une
distinction entre des événements et des actes plus importants et des
événements ou des actes moins importants, ainsi qu'entre les grands
hommes et les hommes ordinaires.
Les erreurs de jugement concernant cette évaluation quasi-
quantitative de la réalité sont préjudiciables si elles ont lieu lors de la
préparation des actions. Les spéculations sont vouées à l'échec quand
elles se basent sur une anticipation erronée des conditions futures.
Même si elles sont « qualitativement » correctes, c'est-à-dire si les
conditions anticipées apparaissent bel et bien, elles peuvent conduire
au désastre si elles sont « quantitativement » fausses, c'est-à-dire si
elles se trompent à propos de l'ampleur des effets ou du moment de
leur apparition. C'est cela qui rend les spéculations à long terme des
hommes d'État et des hommes d'affaires particulièrement
hasardeuses.

5. La précarité de la prévision des affaires


humaines
En prévoyant ce qui peut se passer ou ce qui se passera dans le futur,
l'Homme peut avoir raison ou tort. Mais son anticipation des
événements futurs ne peut pas influer sur le cours de la nature. Quoi
que l'homme puisse attendre, la nature suivra sa route sans être
touché par les attentes, désirs, souhaits et espoirs des hommes.
Il en va différemment dans la sphère où l'action humaine peut se
développer. La prévision peut se révéler erronée si elle conduit les
hommes à agir avec succès d'une façon destinée à éviter l'apparition
des événements prévus. Ce qui pousse les gens à écouter les opinions
des devins ou à les consulter est souvent le désir d'éviter la venue
d'événements indésirables que l'avenir, selon ces prophéties, tient en
réserve pour eux. Si, au contraire, ce que l'oracle leur a annoncé est
en accord avec leurs souhaits, ils peuvent réagir de deux manières.
S'ils font confiance à l'oracle, ils peuvent devenir indolents et
négliger de faire ce qu'il faudrait pour parvenir à la fin prévue. Ou ils
peuvent, pleinement confiants, redoubler d'efforts pour arriver au but
désiré. Dans tous les cas le contenu de la prophétie a le pouvoir de
détourner le cours des événements des chemins qu'il aurait empruntés
en l'absence d'une prédiction prétendument autorisée.
Nous pouvons illustrer cette question en nous référant à la prévision
économique. Si l'on dit au gens au mois de mai que le boom se
poursuivra encore quelques mois et ne s'effondrera pas avant
décembre, ils essaieront de vendre aussi vite que possible, en tout cas
avant décembre. Le boom prendra alors fin avant le jour indiqué par
la prédiction.

6. La prédiction économique et la doctrine


des tendances
L'économie peut prédire les effets à attendre du recours à des
mesures données de politique économique. Elle peut répondre à la
question de savoir si une politique donnée est capable d'atteindre les
buts poursuivis et, si la réponse est négative, de dire quels en seront
les véritables effets. Mais, bien entendu, cette prédiction ne peut être
que « qualitative ». Elle ne peut pas être « quantitative » car il n'y a
pas de relations constantes entre les facteurs et les effets concernés.
La valeur pratique de l'économie est à voir dans ce pouvoir
soigneusement circonscrit de prédire le résultat de certaines mesures.
Ceux qui rejettent la science aprioriste de l'économie en raison de son
apriorisme, les adeptes des diverses écoles de l'historicisme et de
l'institutionnalisme, devraient, du point de vue de leurs propres
principes épistémologiques, s'abstenir d'exprimer le moindre
jugement de valeur sur les effets à attendre dans l'avenir d'une
politique donnée. Ils ne peuvent même pas savoir ce qu'une mesure
donnée a donné dans le passé toutes les fois qu'elle a été employée.
Car ce qui s'est passé était toujours le résultat conjoint d'une
multitude de facteurs. La mesure en question n'était qu'un facteur
parmi de nombreux autres contribuant à l'émergence du résultat final.
Mais même si ces savants sont assez téméraires pour affirmer qu'une
mesure donnée a conduit par le passé à un effet donné, ils n'auraient
pas le droit – du point de vue de leurs propres principes – d'en
déduire que le même effet sera également produit à l'avenir. Il aurait
été cohérent pour l'historicisme et l'institutionnalisme de s'abstenir de
donner le moindre avis sur les effets – nécessairement futurs – d'une
quelconque mesure ou politique. Ils auraient dû limiter leurs
enseignements au traitement de l'histoire économique. (Nous
pouvons laisser de côté la question de savoir comment l'histoire
économique pourrait être traitée sans théorie économique.)
Toutefois, l'intérêt du public pour les études qualifiées
d'économiques est entièrement dû à l'espoir de pouvoir apprendre
quelque chose sur les méthodes à employer pour parvenir à des fins
données. Les étudiants qui assistent aux cours des professeurs
« d'économie » tout comme les gouvernements payant des conseillers
« économiques » désirent ardemment obtenir des informations sur
l'avenir, pas sur le passé. Mais tout ce que ces experts peuvent leur
dire, s'ils restent fidèles à leurs propres principes épistémologiques,
se réfère au passé.
Pour réconforter leurs clients – hommes d'État, hommes d'affaires et
étudiants – ces savants ont développé la doctrine des tendances. Ils
font l'hypothèse que les tendances qui ont prévalu dans le passé
récent – souvent appelé de façon inappropriée le présent – se
poursuivront aussi dans le futur. S'ils considèrent la tendance comme
indésirable, ils recommandent des mesures pour la modifier. S'ils la
considèrent comme désirable, ils sont enclins à la déclarer inévitable
et irrésistible et ne prennent pas en compte le fait que les tendances
manifestées par l'histoire peuvent changer, qu'elles ont souvent ou
plutôt toujours changé, et qu'elles peuvent changer même dans le
futur immédiat.

7. La prise de décision
Il y a des engouements et des modes dans le traitement des
problèmes scientifiques ainsi que dans la terminologie du langage
scientifique.
Ce que la praxéologie appelle choisir est de nos jours, en ce qui
concerne le choix des moyens, appelé prendre une décision. Le
néologisme est destiné à détourner l'attention du fait que ce qui
compte n'est pas simplement de faire un choix, mais de faire le
meilleur choix possible. Ce qui veut dire : agir de façon à ce
qu'aucune fin désirée de manière moins urgente ne soit satisfaite si
cette satisfaction empêche de parvenir à une fin désiré de manière
plus pressante. Dans les processus de production d'une l'économie de
marché et soumis à la recherche du profit, ceci est accompli autant
qu'il est possible de le faire par le biais de l'aide intellectuelle du
calcul économique. Dans un système socialiste autosuffisant et
fermé, ne pouvant avoir recours à aucun calcul économique, les
prises de décision concernant les moyens sont tout simplement
aléatoires.

8. Confirmation et réfutation
Dans les sciences de la nature une théorie ne peut être maintenue que
si elle est en accord avec des faits établis par l'expérimentation. Cet
accord était, jusqu'à il y a peu, considéré comme une confirmation.
Karl Popper a fait remarquer en 1935, dans Logik und
Forschung 3 que des faits ne peuvent jamais confirmer une théorie,
qu'ils ne peuvent que la réfuter. Une formulation plus correcte est
donc de dire : Une théorie ne peut pas être maintenue si elle est
réfutée par les données de l'expérience. De cette façon l'expérience
réduit l'arbitraire du scientifique à la construction des théories. Une
hypothèse doit être abandonnée quand les expérimentations de
laboratoire montrent qu'elle est incompatible avec les faits établis par
l'expérience.
Il est évident que tout ceci ne peut en aucun cas être applicable aux
problèmes des sciences de l'action humaine. Il n'y a pas dans ce
domaine de choses qui puissent être comparées à des faits établis par
l'expérimentation. Toute expérience dans ce domaine est, ainsi qu'il
faudra le répéter sans cesse, une expérience historique, c'est-à-dire
une expérience de phénomènes complexes. Une telle expérience ne
peut jamais produire de chose ayant le caractère logique de ce que les
sciences de la nature appellent des « faits d'expérience ».
Si l'on accepte la terminologie du positivisme logique et en
particulier aussi celle de Popper, une théorie ou une hypothèse est
« non scientifique » si elle ne peut pas par principe être réfutée par
l'expérience. Par conséquent toutes les théories a priori, ce qui
comprend les mathématiques et la praxéologie, sont « non
scientifiques ». Il s'agit seulement d'une querelle de mots. Aucune
personne sérieuse ne perd son temps à discuter de questions
terminologiques de ce type. La praxéologie et l'économie garderont
leur importance primordiale pour la vie et l'action humaines quelle
que soit la façon dont on peut les classer ou les représenter.
Le prestige populaire dont jouissent les sciences de la nature dans
notre civilisation n'est bien entendu pas fondé sur la simple condition
négative que leurs théorèmes n'aient pas été réfutés. Il y a, en dehors
du résultat des expériences de laboratoire, le fait que les machines et
autres équipements construits conformément aux enseignements de
la science marchent comme prévu par ces enseignements. Les
moteurs et machines électriques fournissent une confirmation des
théories de l'électricité sur lesquelles se fondent leur fabrication et
leur fonctionnement. Assis dans une pièce éclairée par des ampoules
électriques, équipée d'un téléphone, rafraîchie par un ventilateur
électrique et nettoyée au moyen d'un aspirateur, le philosophe
comme le profane ne peuvent s'empêcher d'admettre qu'il y a peut-
être quelque chose de plus dans les théories de l'électricité que le
simple fait de ne pas avoir été jusqu'à présent réfutées par une
expérience.

9. L'examen des théorèmes praxéologiques


L'épistémologue qui commence ses réflexions en partant de l'analyse
des méthodes des sciences de la nature et que des œillères empêchent
de percevoir quoi que ce soit au-delà de ce domaine nous apprend
uniquement que les sciences de la nature sont les sciences de la
nature et que ce qui n'est pas une science de la nature n'est pas une
science de la nature. Il ne sait rien des sciences de l'action humaine et
par conséquent tout ce qu'il déclare à leur sujet n'a aucune
importance.
Ce ne sont pas ces auteurs qui ont découvert que les théories de la
praxéologie ne peuvent pas être réfutées par les expériences ni
confirmées par leur utilisation avec succès dans la construction de
divers dispositifs. Ces faits sont précisément l'un des aspects de notre
problème.
La doctrine positiviste sous-entend que la nature et la réalité, en
fournissant les données sensibles que peuvent enregistrer les énoncés
protocolaires, écrivent leur propre histoire sur la page blanche de
l'esprit humain. Le type d'expérience auquel elle se réfère en parlant
de possibilité de vérification ou de réfutation est, d'après eux,
quelque chose qui ne dépend en aucune façon de la structure logique
de l'esprit humain. Elle offre une image fidèle de la réalité. Par
ailleurs, à ce qu'ils pensent, la raison est arbitraire et donc susceptible
de faire des erreurs et de mauvaises interprétations.
Cette doctrine non seulement ne parvient pas à tenir compte de la
faillibilité de notre appréhension des objets sensibles, mais elle ne
réalise pas que la perception est plus qu'une simple appréhension
sensorielle, qu'il s'agit d'un acte intellectuel accompli par l'esprit. A
cet égard à la fois l'associationnisme et la psychologie de
la Gestalt sont d'accord. Il n'y a pas de raison d'attribuer à l'opération
qu'accomplit l'esprit dans l'acte de prise de conscience d'un objet
externe une dignité épistémologique plus grande qu'à l'opération
accomplie par l'esprit quand il décrit ses propres procédures.
En fait, rien n'est plus certain à l'esprit humain que ce que le concept
d'action humaine met en relief. Il n'y a pas d'être humain auquel est
étrangère l'intention de substituer par une conduite appropriée un état
de choses à un autre, qui prévaudrait s'il n'intervenait pas. Il n'y a
d'hommes que là où il y a action.
Ce que nous savons de nos propres actions et sur celles des autres est
conditionné par notre familiarité avec le concept d'action, familiarité
que nous devons à un processus d'auto-examen et d'introspection
ainsi qu'à une compréhension intuitive de la conduite des autres.
Mettre en doute cette compréhension est tout aussi impossible que de
mettre en doute le fait que nous vivons.
Celui qui veut attaquer un théorème praxéologique doit le remonter,
étape par étape, jusqu'à atteindre un point où, dans la chaîne de
raisonnement qui a conduit au théorème en question, il est possible
de trouver une erreur logique. Mais si ce processus régressif de
déduction aboutit au concept d'action sans qu'un maillon défectueux
n'ait été trouvé dans la chaîne du raisonnement, alors le théorème est
pleinement confirmé. Les positivistes qui rejettent un tel théorème
sans l'avoir soumis à cet examen sont tout aussi idiots que les
astronomes du dix-septième siècle qui refusaient de regarder à
travers le télescope qui aurait montré que Galilée avait raison et qu'ils
avaient tort.

Notes
1. J. Schumpeter, Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen
Nationalökonomie (Leipzig, 1908), pp. 606 et suivantes ; W.
Mitchell, « Quantitative Analysis in Economic Theory, » American
Economic Review, XV, I et suivantes ; G. Cassel, On Quantitative
Thinking in Economics (Oxford, 1935) ; ainsi qu'un flot croissant
tous les jours de livres et d'articles.
2. Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine),
pp. 347 et suivantes.
3. Désormais également disponible en anglais, The Logic of Scientific
Discovery (New York, 1959).
V. A propos de certaines erreurs
populaires concernant le
domaine et la méthode de
l'économie
1. La fable de la recherche
Les idées populaires concernant les méthodes qu'emploient ou
devraient employer les économistes dans la poursuite de leurs études
sont influencées par la croyance que les méthodes des sciences de la
nature sont également adéquates pour l'étude de l'action humaine.
Cette fable est soutenue par l'usage qui prend l'histoire économique
pour de l'économie. Un historien, qu'il traite de ce que l'on appelle
l'histoire générale ou de l'histoire économique, doit étudier et
analyser les récits disponibles. Il doit entreprendre des recherches.
Bien que les activités de recherche d'un historien soient
épistémologiquement et méthodologiquement différentes de celles
d'un physicien ou d'un biologiste, il n'y a pas de mal à employer pour
elles toutes la même appellation, à savoir recherche. La recherche ne
consomme pas que du temps. Elle est aussi plus ou moins chère.
Mais l'économie n'est pas l'histoire. L'économie est une branche de la
praxéologie, la théorie aprioriste de l'action humaine. L'économiste
ne fonde pas ses théories sur la recherche historique mais sur la
pensée théorique, comme le logicien ou le mathématicien. Bien que
l'histoire soit, comme toutes les autres sciences, à la base de ses
études, il n'apprend rien de manière directe de l'histoire. C'est au
contraire l'histoire économique qui a besoin d'être interprétée à l'aide
des théories développées par l'économie.
La raison en est évidente, comme il a déjà été indiqué. L'historien ne
peut jamais déduire de théorème de cause à effet à partir de l'analyse
des données disponibles. L'expérience historique n'est pas
l'expérience de laboratoire. Elle est expérience de phénomènes
complexes, du résultat de l'opération conjointe de diverses forces.
Ceci montre pourquoi il est faux d'affirmer que « C'est de
l'observation que même l'économie déductive obtient ses prémisses
ultimes. » 1 Ce que nous pouvons « observer », ce ne sont toujours
que des phénomènes complexes. Ce que l'histoire économique,
l'observation ou l'expérience peuvent nous dire, ce sont des faits
comme : Pendant une période donnée du passé le mineur Jean dans
les mines de charbon de la compagnie X dans le village
de Y gagnait p dollars pour une journée de travail de nheures. Il n'y a
aucun moyen pouvant conduire, en partant de l'ensemble de ces
données et d'autres données de ce type, à la moindre théorie
concernant les facteurs qui déterminent le niveau des taux salariaux.
Il y a plein d'institutions faisant prétendument de la recherche
économique. Elles collectent diverses données, commentent de
manière plus ou moins arbitraire les événements auxquels ces
données se réfèrent et sont même parfois assez téméraires pour faire,
sur la base de cette connaissance du passé, des pronostics sur le cours
futur des affaires économiques. Considérant la prévision de l'avenir
comme leur principal objectif, elles intitulent « outils » les séries de
données collectées. Considérant l'élaboration de plans pour l'action
gouvernementale comme leur activité la plus éminente, elles aspirent
à jouer le rôle d'un « état-major économique » assistant l'effort
économique du commandant suprême de la nation. En concurrence
avec les instituts de recherche des sciences de la nature pour
l'obtention de bourses du gouvernement et des fondations, elles
qualifient leurs bureaux de « laboratoires » et leurs méthodes
d' « expérimentales ». Leur effort peut être grandement apprécié de
certains points de vue. Mais ce n'est pas de l'économie. C'est de
l'histoire économique du passé récent.

2. L'étude des intentions


L'opinion publique est encore sous le coup de l'échec de l'économie
classique vis-à-vis du problème de la valeur. Incapable de résoudre
l'apparent paradoxe de la valeur, les économistes classiques ne purent
faire remonter la chaîne des transactions marchandes jusqu'au
consommateur et furent forcés de faire partir leur raisonnement des
actions de l'homme d'affaires, pour lequel les jugements de valeur
des acheteurs constituent un fait donné. La conduite d'un homme
d'affaires en sa qualité de marchand au service du public est décrite
de manière pertinente par la formule : Acheter là où c'est le moins
cher, vendre là où c'est le plus cher. La deuxième partie de cette
formule ce réfère au comportement des acheteurs dont les jugements
de valeur déterminent le niveau des prix qu'ils sont disposés à payer
pour la marchandise. Mais rien n'est dit du processus qui conduit à
ces jugements de valeur. Ils sont considérés comme des données. Si
l'on accepte cette formule simpliste, il est certainement possible de
distinguer entre un comportement comparable à celui de l'homme
d'affaires (faussement appelée comportement économique ou
rationnel) et un comportement déterminé par des considérations
autres que celles du monde des affaires (faussement appelé
comportement non économique ou irrationnel). Mais ce type de
classification n'a plus aucun sens si nous l'appliquons au
comportement du consommateur.
Le mal fait par ces tentatives et d'autres du même genre en vue
d'établir des distinctions fut d'éloigner l'économie de la réalité. La
tâche de l'économie, telle que la pratiquèrent bon nombre d'épigones
des économistes classiques, n'était plus de traiter des événements tels
qu'ils se passaient réellement mais uniquement des forces contribuant
d'une manière pas très clairement définie à l'émergence de ce qui se
passait réellement. L'économie ne cherchait plus en fait à expliquer la
formation des prix du marché mais à décrire quelque chose qui, avec
d'autres facteurs, jouait un certain rôle, peu clair, dans ce processus.
En réalité elle ne traitait pas d'êtres vivants réels mais d'un fantôme,
de l'homo œconomicus, créature fondamentalement différente de
l'homme réel.
L'absurdité de cette doctrine devient manifeste dès que l'on pose la
question sur ce qui différencie l'homo œconomicus de l'homme réel.
Il est considéré comme un parfait égoïste, comme omniscient et
cherchant exclusivement à accumuler de plus en plus de richesses.
Mais pour ce qui est de la détermination des prix du marché, peu
importe que l'acheteur soit un « égoïste » parce qu'il veut jouir lui-
même de ce qu'il a acheté ou qu'il soit un « altruiste » achetant pour
d'autres raisons, par exemple pour faire un don à une institution
charitable. Peu importe aussi pour le marché que le consommateur
soit guidé dans ses achats par des idées qu'un observateur impartial
considère comme vraies ou fausses. Il achète parce qu'il croit
qu'acquérir la marchandise en question le satisfera davantage que de
conserver son argent ou de le dépenser pour autre chose. Qu'il vise
ou non à accumuler des richesses, il cherche toujours à employer ce
qu'il possède pour des fins qui, à ce qu'il pense, le satisferont le plus.
Il n'y a qu'un motif qui détermine toutes les actions de tous les
hommes, à savoir éliminer, directement ou indirectement et autant
que possible, tout malaise ressenti. Dans la poursuite de ce but les
hommes sont affectés par toutes les fragilités et toutes les faiblesses
de l'existence humaine. Ce qui détermine le cours réel des
événements, la formation des prix et tous les autres phénomènes
communément qualifiés d'économiques ainsi que tous les autres
événements de l'histoire humaine, c'est l'attitude des hommes
faillibles et les effets produits par leurs actions passibles d'erreur. La
grandeur de l'approche de l'économie moderne de l'utilité marginale
consiste dans le fait qu'elle accorde toute son attention à cet état de
choses. Elle ne traite pas des actions d'un homme idéal,
fondamentalement différent de l'homme réel, mais des choix de tous
les participants à la coopération sociale dans le cadre de la division
du travail.
L'économie, disent beaucoup de ses critiques, suppose que tout le
monde se comporte dans toutes ses actions de manière parfaitement
« rationnelle » et cherche exclusivement le bénéfice le plus grand
possible à la façon dont les spéculateurs achètent et vendent à la
Bourse. Mais l'homme réel, affirment-ils, est différent. Il poursuit
aussi des fins autres qu'un avantage matériel pouvant être exprimé en
termes monétaires.
Il y a toute une liste d'erreurs et de malentendus dans ce
raisonnement populaire. L'homme qui travaille à la Bourse est poussé
vers cette activité par une seule intention : développer sa propre
compétence. Mais c'est exactement la même intention qui anime
l'activité lucrative de toutes les autres personnes. Le fermier veut
vendre ses produits aux prix les plus élevés qu'il peut obtenir et le
salarié désire ardemment vendre son travail au prix le plus élevé
possible. Le fait qu'en considérant la rémunération qui lui est offerte
le vendeur de biens ou de services ne tienne pas uniquement compte
de ce qu'il obtient en termes monétaires mais fasse également
intervenir tous les autres bénéfices présents est parfaitement cohérent
avec son comportement tel que caractérisé par cette description.
Les buts spécifiques que les gens poursuivent dans l'action sont très
différents et changent tout le temps. Mais toute action est
invariablement suscitée par un motif unique, substituer un état qui
plait davantage à l'acteur à l'état qui prévaudrait en l'absence de son
action.

3. Théorie et pratique
Une opinion populaire considère l'économie comme la science des
transactions commerciales. Ceci suppose que l'économie entretient la
même relation avec les activités de l'homme d'affaires que celle que
la discipline de la technologie enseignée dans les écoles et exposée
dans les livres entretient avec les activités des mécaniciens, des
ingénieurs et des artisans. L'homme d'affaires est celui qui fait les
choses à propos desquelles l'économiste ne fait que parler et écrire.
Un homme d'affaires a donc, en sa qualité de praticien ayant des
informations venant de l'intérieur, une connaissance mieux fondée et
plus réaliste des problèmes de l'économie que le théoricien qui
observe les affaires du commerce de l'extérieur. La meilleure
méthode que le théoricien peut choisir pour apprendre quelque chose
sur les conditions réelles est d'écouter ce que disent les acteurs.
Toutefois, l'économie ne porte pas spécialement sur le monde des
affaires : elle traite de tous les phénomènes du marché et de tous
leurs aspects, et pas seulement des activités de l'homme d'affaires. Le
comportement du consommateur – c'est-à-dire de tout le monde –
n'est pas moins l'objet des études économiques que celui de n'importe
qui d'autre. L'homme d'affaires n'est pas, en sa qualité d'homme
d'affaires, plus étroitement lié ou impliqué qu'un autre dans le
processus qui engendre les phénomènes du marché. La position de
l'économiste vis-à-vis de l'objet de ses études ne doit pas être
comparée à celle de l'auteur d'ouvrages sur la technologie vis-à-vis
des ingénieurs et des ouvriers de terrain, mais plutôt à celle du
biologiste vis-à-vis d'êtres vivants – y compris les hommes – dont il
essaie de décrire les fonctions vitales. Ce ne sont pas les personnes
qui ont les meilleurs yeux qui sont les experts en ophtalmologie mais
les ophtalmologistes, même s'ils sont myopes.
C'est un fait historique que certains hommes d'affaires, et avant tout
parmi eux David Ricardo, ont fait de brillantes contributions à la
théorie économique. Mais il y a eu d'autres éminents économistes qui
n'était « que » des théoriciens. Ce qui est erroné dans la discipline
enseignée de nos jours dans la plupart des universités sous l'étiquette
trompeuse d'économie n'est pas que les enseignants et les auteurs de
manuels ne soient pas des hommes d'affaires ou ont échoué dans
leurs entreprises commerciales. Le problème vient de leur ignorance
de l'économie et de leur incapacité à penser de manière logique.
L'économiste – comme le biologiste et le psychologue – traite de la
matière présente et à l'œuvre en chaque homme. Ce point sépare son
travail de celui de l'ethnologue qui veut enregistrer les mœurs et les
habitudes d'une tribu primitive. L'économiste n'a pas besoin de se
déplacer ; il peut, malgré toutes les railleries accomplir son travail
dans un fauteuil, comme le logicien et le mathématicien. Ce qui le
distingue des autres gens n'est pas l'occasion ésotérique d'étudier
quelque matériel spécial inaccessible aux autres, mais la manière
dont il regarde les choses et découvre en elle des aspects que les
autres n'avaient pas réussi à voir. C'était cela que Philip Wicksteed
avait à l'esprit quand il a choisi pour son grand traité une devise
du Faust de Goethe : La vie humaine – tout le monde la vit, mais elle
n'est connue que de quelques-uns.

4. Les pièges de la réification


Le pire ennemi de la pensée claire est la propension à réifier a, c'est-
à-dire à attribuer une substance ou une existence réelle à des
constructions mentales ou à des concepts.
Dans les sciences de l'action humaine, l'exemple le plus remarquable
de cette erreur est la façon dont le terme société est employé par
plusieurs écoles pseudo-scientifiques. Il n'y a pas de mal à utiliser le
mot pour désigner la coopération d'individus unis dans des efforts
voulant aboutir à certaines fins. Ce qui constitue ce que l'on appelle
la société ou la « grande société » est cet aspect précis des diverses
actions des individus. Mais la société en elle-même n'est ni une
substance, ni un pouvoir, ni un être agissant. Seuls les individus
agissent. Certaines actions des individus sont orientées par l'intention
de coopérer avec d'autres. La coopération des individus entraîne un
état de choses que décrit le concept de société. La société n'existe pas
en dehors des pensées et des actions des gens. Elle n'a pas
« d'intérêts » et ne recherche rien. Il en va de même pour tous les
autres ensembles collectifs.
La réification n'est pas uniquement une erreur épistémologique et elle
n'égare pas seulement la recherche de la connaissance. Dans les
sciences dites sociales elle sert le plus souvent des aspirations
politiques bien déterminées en donnant au collectif une dignité plus
grande qu'à l'individu ou même en n'attribuant de véritable existence
qu'au collectif et en niant l'existence de l'individu, qui est qualifié de
simple abstraction.
Les collectivistes sont eux-mêmes en désaccord entre eux sur
l'appréciation des diverses constructions collectivistes. Ils
revendiquent pour un collectif une réalité et une dignité morale
supérieures à celles des autres ou, de façon plus radicale, nient même
à la fois la véritable existence et la dignité des constructions
collectivistes des autres gens. Les nationalistes considèrent ainsi la
« nation » comme le seul collectif authentique, le seul auquel tous les
individus qu'ils considèrent comme des co-nationaux devraient
allégeance, et ils stigmatisent tous les autres collectifs – par exemple
les communautés religieuses – comme étant de rang inférieur.
L'épistémologie n'a toutefois pas à étudier les controverses politiques
en jeu.
En niant l'en-soi, c'est-à-dire une existence propre indépendante, aux
collectifs, on ne nie pas le moins du monde la réalité des effets
apportés par la coopération des individus. On ne fait qu'établir que
les collectifs viennent au monde par l'intermédiaire des pensées et
des actions des individus et qu'ils disparaissent quand ces individus
adoptent une façon de penser ou d'agir différente. Les pensées et les
actions d'un individu donné jouent un rôle dans l'émergence non pas
d'un mais de plusieurs collectifs. Les diverses attitudes du même
individu peuvent ainsi servir à constituer les collectifs que sont la
nation, la communauté religieuse, le parti politique, etc. Par ailleurs
un homme peut, sans cesser totalement d'appartenir à un collectif
donné, se conduire à l'occasion ou même régulièrement dans
certaines de ses actions d'une façon qui est incompatible avec la
préservation de sa qualité de membre du collectif. Il est ainsi par
exemple arrivé dans l'histoire récente des différentes nations que des
catholiques votent en faveur de candidats avouant ouvertement leur
hostilité aux aspirations politiques de l'Église et rejetant ses dogmes
comme autant de fables. En étudiant les collectifs, l'historien doit
faire attention à l'importance qu'ont pu avoir les diverses idées de
coopération dans la détermination de la pensée et des actions de leurs
membres. Ainsi, en traitant de l'histoire duRisorgimento italien, il
doit rechercher à quel point et de quelle manière l'idée d'un État
national italien d'une part, d'un État papal séculier d'autre part ont
influencé les attitudes des divers individus et groupes dont la
conduite est l'objet de ses études.
La situation politique et idéologique de l'Allemagne de l'époque ont
conduit Marx à employer, dans l'annonce de son programme de
nationalisation des moyens de production, le terme de « société » au
lieu du terme d' « État » (Staat), qui est l'équivalent allemand du
terme anglais « nation. » La propagande socialiste entourait le mot
« société » et l'adjectif « social » d'une aura sacrée qui se manifeste
dans l'estime quasi-religieuse dont jouit ce que l'on appelle
« l'assistance sociale » [social work], c'est-à-dire la gestion de la
distribution de la charité et des activités similaires.

5. A propos du rejet de l'individualisme


méthodologique
Aucune proposition raisonnable concernant l'action humaine ne peut
être énoncée sans faire référence à ce que recherchent les individus
qui agissent et à ce qu'ils considèrent comme un échec ou un succès,
comme un profit ou une perte. Si nous étudions les actions des
individus, nous apprenons tout ce que l'on peut apprendre de l'agir
car il n'y a pas, autant que nous le sachions, d'autres entités ou êtres
dans l'univers qui, insatisfaits de l'état de choses qui prévaudrait en
l'absence de leur intervention, désirent améliorer leur condition par le
biais d'une action. En étudiant l'action nous prenons conscience des
pouvoirs de l'Homme et aussi des limites de ceux-ci. L'Homme ne
possède pas l'omnipotence et ne pourra jamais atteindre un état de
satisfaction pleine et durable. Tout ce qu'il peut faire est de
remplacer, en ayant recours à des moyens adéquats, un état de
mécontentement plus grand par un état de mécontentement moindre.
En étudiant les actions des individus nous apprenons également tout
des collectifs et de la société, car le collectif n'a pas d'existence et de
réalité en dehors des actions des individus. Il vient au monde par les
idées qui poussent les individus à se comporter comme des membres
d'un groupe donné et son existence s'arrête quand le pouvoir de
persuasion de ses idées disparaît. La seule façon de connaître un
collectif est d'analyser le comportement de ses membres.
Il n'est pas besoin d'ajouter quoi que ce soit à ce qui a déjà été dit par
la praxéologie et l'économie pour justifier l'individualisme
méthodologique et pour rejeter la mythologie du collectivisme
méthodologique 2. Même les défenseurs les plus fanatiques du
collectivisme traitent des actions des individus lorsqu'ils prétendent
traiter des actions des collectifs. Les statistiques n'enregistrent pas les
événements qui se passent dans ou à propos des collectifs. Elles
enregistrent ce qui se passe pour des individus formant des groupes
donnés. Le critère déterminant la constitution de ces groupes est une
certaine caractéristique des individus. La première chose à établir en
parlant d'une entité sociale est de définir clairement ce qui justifie de
compter ou non un individu comme membre de ce groupe.
Ceci vaut aussi pour les groupes qui sont apparemment constitués par
« des faits et des réalités tangibles » et non par de « simples »
facteurs idéologiques, par exemple les groupes de gens descendant
d'un ancêtre commun ou les groupes de gens vivant dans la même
aire géographique. Il n'est ni « naturel » ni « nécessaire » que les
membres de la même race ou les habitants d'un même pays coopèrent
ensemble plus étroitement qu'avec les membres des autres races ou
avec les habitants des autres pays. Les idées de solidarité de race et
de haine raciale ne sont pas moins des idées que toute autre idée et ce
n'est que là où elles sont acceptées par les individus qu'elles
conduisent à une action correspondante. La tribu primitive des
sauvages est également réunie en unité d'action – en société – par le
fait que ses membres sont imprégnés de l'idée que la loyauté au clan
est la bonne façon ou même la seule façon qui leur est ouverte pour
se protéger. Il est vrai que cette idéologie primitive ne fut pas
sérieusement contestée pendant des milliers d'années. Mais le fait
qu'une idéologie domine les esprits pendant très longtemps ne change
rien à sa nature praxéologique. D'autres idéologies ont elles aussi joui
d'une longévité considérable, par exemple le principe du
gouvernement monarchique.
Le rejet de l'individualisme méthodologique implique l'hypothèse
que le comportement des hommes serait gouverné par des forces
mystérieuses défiant toute analyse et toute description. Car si l'on
prend conscience que ce sont les idées qui déclenchent l'action, on ne
peut s'empêcher d'admettre que ces idées naissent dans le cerveau de
certains individus et se transmettent à d'autres individus. Mais alors
on a accepté la thèse fondamentale de l'individualisme
méthodologique, à savoir que ce sont les idées des individus qui
déterminent leur appartenance à un groupe et un collectif n'apparaît
plus comme une entité agissant de son propre chef et de sa propre
initiative.
Toutes les relations entre les hommes sont une retombée de certaines
idées et du comportement des individus qu'elles entraînent. Le
despote règne parce que ses sujets choisissent de lui obéir plutôt que
de lui résister ouvertement. Le propriétaire d'esclaves est en mesure
de traiter ses esclaves comme s'ils étaient ses biens parce que les
esclaves sont bon gré mal gré disposés à céder à ses prétentions. C'est
une transformation idéologique qui à notre époque affaiblit et
menace de dissoudre totalement l'autorité des parents, des
enseignants et des hommes d'Église.
Le sens de l'individualisme philosophique a été lamentablement
déformé par les partisans du collectivisme. D'après eux le dilemme
est de savoir si les intérêts des individus devraient l'emporter sur
ceux de l'un des collectifs – arbitrairement choisi. La controverse
épistémologique entre individualisme et collectivisme n'a cependant
aucun rapport direct avec cette question purement politique.
L'individualisme en tant que principe d'analyse philosophique,
praxéologique et historique de l'action humaine signifie établir le fait
que l'on puisse faire remonter toutes les actions aux individus et celui
qu'aucune méthode ne peut réussir à déterminer comment des
événements externes donnés, susceptibles d'être décrits par les
méthodes des sciences de la nature, produisent dans l'esprit humain
des idées, des jugements de valeur et des volontés donnés. En ce sens
l'individu, qui ne peut pas être décomposé en plusieurs parties, est à
la fois le point de départ et la donnée ultime de toutes les tentatives
d'étude de l'action humaine.
La méthode collectiviste est anthropomorphique, car elle considère
simplement comme allant de soi que tous les concepts de l'action des
individus peuvent être appliqués à ceux des collectifs. Elle ne voit
pas que tous les collectifs sont le produit d'un mode d'action bien
précis des individus ; ils sont une conséquence des idées qui
déterminent la conduite des individus.
6. L'approche de la macroéconomique
Les auteurs qui pensent avoir substitué, dans l'analyse de l'économie
de marché, une approche holiste ou sociale ou universaliste ou
institutionnelle ou macroéconomique, à ce qu'ils considèrent de haut
comme la mauvaise approche individualiste se trompent et trompent
leur public. Parce que tout raisonnement concernant l'action doit
traiter du jugement de valeur et de la recherche de fins données, car il
n'y a pas de question non orientée par des causes finales. Il est
possible d'analyser les conditions qui prévaudraient au sein d'un
système socialiste dans lequel seul le tsar suprême déterminerait
toutes les activités et où tous les autres individus effaceraient leur
propre personnalité et se transformeraient en réalité en simples outils
entre les mains des actions du tsar. Pour la théorie du socialisme
intégral il peut sembler suffisant de ne tenir compte que des
jugements de valeur et des actions du tsar suprême. Mais si l'on traite
d'un système dans lequel les actions sont gouvernées ou affectées par
la recherche de fins précises de la part de plus d'un homme, on ne
peut pas éviter de faire remonter les effets produits par l'action au
point au-delà duquel aucune analyse des actions ne peut continuer,
c'est-à-dire aux jugements de valeur des individus et aux fins qu'ils
poursuivent.
L'approche macroéconomique considère un segment arbitrairement
choisi de l'économie de marché (une nation en règle générale)
comme s'il s'agissait d'une unité intégrée. Tout ce qui se passe dans
ce segment, ce sont des actions d'individus et de groupes d'individus
agissant de concert. Mais la macroéconomie procède comme si
toutes ces actions individuelles étaient en fait le résultat de
l'interaction d'une grandeur macroéconomique avec une autre
grandeur de ce type.
La distinction entre macroéconomie et microéconomie est, en
matière de terminologie, empruntée à la distinction faite par la
physique moderne entre la physique microscopique, qui traite des
systèmes à l'échelle atomique, et la physique molaire, qui traite des
systèmes à une échelle accessibles aux sens grossiers de l'Homme.
Elle sous-entend que dans l'idéal les lois microscopiques suffisent à
elles seules à couvrir toutes les lois de la physique, les lois molaires
étant simplement leur adaptation pratique à un problème spécifique
mais se produisant fréquemment. La loi molaire apparaît comme une
version condensée et expurgée de la loi microscopique 3. L'évolution
qui a ainsi mené de la physique macroscopique à la loi
microscopique est considérée comme un progrès d'une méthode
moins satisfaisante à une méthode plus satisfaisante en ce qui
concerne l'étude des phénomènes de la réalité.
Ce que les auteurs qui ont introduit la distinction entre
macroéconomie et microéconomie dans la terminologie des
problèmes économiques ont à l'esprit est précisément le contraire.
Leur doctrine sous-entend que la microéconomie est une manière
d'étude des problèmes concernés laissant à désirer, et que la
substitution de la macroéconomie à la microéconomie revient à
éliminer une méthode peu satisfaisante par l'adoption d'une méthode
plus satisfaisante.
Le macroéconomiste se berce d'illusions si dans son raisonnement il
emploie des prix monétaires déterminés sur le marché par les
acheteurs et les vendeurs individuels. Une approche
macroéconomique cohérente éviterait toute référence aux prix et à la
monnaie. L'économie de marché est un système social dans lequel
des individus agissent. Les jugements de valeur des individus tes
qu'ils se manifestent au travers des prix du marché déterminent le
cours de toutes les activités de production. Si l'on veut opposer à la
réalité de l'économie de marché l'image d'un système holiste, alors il
faut s'abstenir d'utiliser des prix.
Illustrons un aspect des erreurs de la méthode macroéconomique par
l'analyse de l'un de ses schémas les plus populaires, l'approche dite
du revenu national.
Le revenu est un concept issu des méthodes comptables pratiquées
par le commerce à la recherche du profit. L'homme d'affaires sert les
consommateurs afin de faire des profits. Il tient des comptes pour
trouver si oui ou non ce but a été atteint. Il compare (de même que
les capitalistes et les investisseurs, qui ne sont pas eux-mêmes actifs
dans les affaires, ainsi que les fermiers et les propriétaires de tous les
types de biens immobiliers) l'équivalent monétaire de tous les biens
utilisés par l'entreprise à deux instants différents et apprend ainsi ce
que fut le résultat de ses transactions pendant la période les séparant.
A partir d'un calcul de ce genre les concepts de profit et de perte ont
émergé, différents de celui de capital. Si le propriétaire de l'entreprise
à laquelle se réfère cette comptabilité appelle « revenu » le profit
obtenu, il veut dire ceci : Si je consomme tout ce profit, je ne réduis
pas le capital investi dans l'entreprise.
Les lois fiscales modernes appellent « revenu » non seulement ce que
le comptable considère comme le profit réalisé par une entreprise
donnée et ce que le propriétaire de cette entreprise considère comme
le revenu découlant de la marche de cette entreprise, mais aussi les
bénéfices nets des professions libérales et les traitements et salaires
des employés. En ajoutant pour la nation entière ce qui est un revenu
au sens de la comptabilité et ce qui est un revenu au sens des lois
fiscales, on obtient le chiffre appelé « revenu national ».
Le caractère illusoire de ce concept de revenu national doit se voir
non seulement dans le fait qu'il est dépendant des changements du
pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Plus l'inflation progresse, plus le
revenu national augmente. Dans un système économique où il n'y a
aucune augmentation de la quantité de monnaie et de moyens
fiduciaires, l'accumulation progressive du capital et l'amélioration
des méthodes techniques de production qu'elle suscite produiraient
une baisse progressive des prix ou, ce qui est la même chose, une
hausse du pouvoir d'achat de l'unité monétaire. La quantité de biens
disponibles à la consommation augmenterait et le niveau de vie
moyen s'améliorerait mais ces changements ne se verraient pas dans
les chiffres des statistiques du revenu national.
Le concept de revenu national élimine totalement les conditions
réelles de production au sein d'une économie de marché. Elle sous-
entend l'idée que ce ne sont pas les activités des individus qui
apportent l'amélioration (ou la détérioration) de la quantité des biens
disponibles, mais quelque chose qui est au-dessus et en dehors de ces
activités. Ce mystérieux quelque chose produit une quantité appelée
« revenu national », un second processus « distribue » ensuite cette
quantité entre les divers individus. Le sens politique de ces méthodes
est évident. On critique « l'inégalité » qui prévaut dans la
« distribution » du revenu national. Il devient interdit de se demander
ce qui fait baisser ou monter le revenu national et on sous-entend
qu'il n'y a pas d'inégalité entre les contributions et les réalisations des
individus qui produisent le total du revenu national.
Si l'on demande quels facteurs font monter le revenu national, on
n'obtient qu'une réponse : d'une part l'amélioration de l'équipement,
des machines et des outils employés dans la production, et d'autre
part l'amélioration de l'utilisation de l'équipement disponible pour
obtenir la plus grande satisfaction possible des besoins humains. Le
premier point résulte de l'épargne et de l'accumulation du capital, le
second de la connaissance technique et des activités
entrepreneuriales. Si l'on qualifie une augmentation du revenu
national (non produit par l'inflation) de progrès économique, on ne
peut pas éviter d'établir le fait que le progrès économique est le fruit
des efforts des épargnants, des investisseurs et des entrepreneurs. Ce
qu'une analyse impartiale du revenu national devrait montrer est
avant tout l'inégalité patente des contributions des divers individus à
l'émergence de la grandeur appelée revenu national. Elle devrait en
outre montrer comment l'accroissement de la quantité de capital
employé par tête et le perfectionnement des activités techniques et
entrepreneuriales bénéficient – en augmentant la productivité
marginale du travail et donc les taux de salaires et en faisant monter
les prix payés pour l'utilisation des ressources naturelles – aussi aux
classes qui ne contribuent pas elles-mêmes à l'amélioration de la
situation et à la hausse du « revenu national ».
L'approche du « revenu national » est une tentative avortée de fournir
une justification à l'idée marxiste que dans une économie capitaliste
les biens sont « socialement » (gesellschaftlich) produits puis
« appropriés » par les individus. Elle renverse les choses. En réalité
les processus de production sont des activités exercées par des
individus coopérant les uns avec les autres. Chaque collaborateur
individuel reçoit ce que ses semblables – en concurrence entre eux
comme acheteurs sur le marché – sont prêts à payer pour sa
contribution. Pour les besoins de l'argumentation on peut admettre
que, en ajoutant les prix payés pour chaque contribution individuelle,
l'on puisse appeler revenu national le résultat total. Mais c'est un jeu
gratuit que d'en conclure que ce total a été produit pas la « nation » et
de déplorer – en négligeant l'inégalité des contributions des divers
individus – l'inégalité de sa prétendue distribution.
Il n'y a aucune raison non politique pour effectuer une telle addition
de tous les revenus au sein d'une « nation » et non au sein d'un
collectif plus grand ou plus étroit. Pourquoi le revenu national des
États-Unis et pas plutôt le « revenu d'État » de l'État de New York ou
le « revenu de comté » du comté de Westchester ou le « revenu
municipal » de la municipalité de White Plains ? Tous les arguments
pouvant être avancés en faveur du concept de « revenu national » des
États-Unis au détriment du revenu de toutes ces unités territoriales
plus petites peuvent aussi être avancés en faveur d'un revenu
continental de toutes les régions du continent américain ou même
d'un « revenu mondial » au détriment du revenu national des États-
Unis. Ce ne sont que des tendances politiques qui rendent plausibles
le choix des États-Unis comme unité. Les responsables de ce choix
critiquent aussi ce qu'ils considèrent comme l'inégalité des revenus
individuels à l'intérieur des États-Unis – ou au sein du territoire d'une
autre nation souveraine – et veulent davantage d'égalité concernant
les revenus des citoyens de leur propre nation. Ils ne sont ni
favorables à une égalisation mondiale des revenus ni à une
égalisation au sein des divers États formant les États-Unis ou de leurs
subdivisions administratives. On peut être d'accord ou non avec leurs
objectifs politiques. Mais on ne peut pas nier que le concept
macroéconomique de revenu national ne soit qu'un slogan politique
sans aucune valeur cognitive.

7. Réalité et jeu
Les conditions naturelles de leur existence obligeaient les ancêtres
non humains de l'Homme à se battre sans merci les uns contre les
autres jusqu'à la mort. Inscrits dans le caractère animal de l'Homme
se trouve la pulsion d'agression, l'envie d'éliminer tous ceux qui sont
en concurrence avec lui pour obtenir une part suffisante des
ressources de subsistance rares, qui ne suffisent pas à assurer la
survie de tous ceux qui sont nés. Seul l'animal le plus fort avait une
chance de rester en vie.
Ce qui sépare l'Homme des bêtes est la substitution de la coopération
sociale à l'hostilité mortelle. L'instinct inné d'agression est supprimé
de peur de désintégrer l'effort commun entrepris pour préserver la vie
et pour la rendre plus agréable en pourvoyant aux besoins
spécifiquement humains. Pour calmer les envies non totalement
éteintes d'action violente, on a eu recours aux danses guerrières et
aux jeux guerriers. Ce qui était autrefois très sérieux était dès lors
reproduit dans le sport comme passe-temps. Le tournoi ressemble à
la bataille mais n'est qu'un spectacle. Tous les coups des participants
sont rigoureusement réglementés par les règles du jeu. La victoire ne
consiste pas dans la suppression de l'autre parti mais dans l'obtention
d'une situation que les règles déclarent correspondre au succès. Les
jeux ne sont pas la réalité mais un simple divertissement. Ils
constituent l'exutoire de l'homme civilisé pour évacuer les instincts
de haine profondément ancrés. Quand le jeu prend fin, vainqueurs et
vaincus se serrent la main et retournent à la réalité de leur vie sociale,
qui est la coopération et non la lutte.
On pourrait difficilement faire un contresens plus fondamental sur
l'essence de la coopération sociale et de l'effort économique de
l'humanité civilisée qu'en les considérant comme une bataille ou une
reproduction sous forme ludique d'une bataille, un jeu. Dans la
coopération sociale tout le monde, en servant ses propres intérêts,
sert ceux de ses semblables. Poussé par l'envie d'améliorer sa propre
situation, il améliore celle des autres. Le boulanger ne nuit pas à ceux
pour qui il cuit du pain : il les sert. Tout le monde y perdrait si le
boulanger cessait de produire du pain et si le médecin ne soignait
plus le malade. Le cordonnier n'a pas recours à une « stratégie » en
vue de battre ses clients lorsqu'il leur propose des chaussures. La
concurrence du marché ne doit pas être confondue avec l'impitoyable
concurrence biologique qui règne chez les animaux et les plantes ou
avec les guerres que se livrent encore des nations – malheureusement
pas encore totalement – civilisées. La concurrence catallactique du
marché a pour but d'assigner à chacun la fonction du système social
où il peut rendre à tous ses semblables les services les plus précieux
qu'il puisse accomplir.
Il y a toujours eu des hommes incapables sur le plan émotionnel de
comprendre le principe fondamental de la coopération dans le cadre
de la division des tâches. Nous pouvons essayer de comprendre leur
faiblesse par la thymologie. L'achat de tout bien diminue le pouvoir
qu'avait l'acheteur d'acquérir un autre bien qu'il désirait également
avoir, même si, bien entendu, il considère cet autre bien comme
moins important que celui qu'il a effectivement acheté. De ce point
de vue il considère tout achat qu'il effectue comme un obstacle
l'empêchant de satisfaire d'autres envies. S'il n'a pas acheté A ou s'il
avait eu à payer moins pour A, il serait en mesure d'acquérir B. Il n'y
a qu'un pas, pour les personnes à l'esprit étroit, de cette constatation à
la conclusion que ce serait le vendeur de A qui le forcerait à renoncer
à B. Il voit dans le vendeur non pas l'homme qui lui permet de
satisfaire l'un de ses besoins mais l'homme qui l'empêche d'en
satisfaire d'autres. Le froid le pousse à acheter de charbon pour son
poêle et réduit les fonds qu'il peut dépenser pour d'autres choses.
Mais il n'en rend responsable ni le froid ni son envie de chaleur : il le
met sur le dos du vendeur de charbon. Ce méchant homme, pense-t-
il, profite de mon embarras.
Tel était le raisonnement qui conduisit les gens à la conclusion que la
source des profits de l'homme d'affaires provenait du dénuement et
de la souffrance de ses contemporains. Selon ce raisonnement le
docteur gagne sa vie grâce à la maladie du patient, pas en le
guérissant. Les boulangeries prospèrent grâce à la faim, non parce
qu'elles fournissent le moyen d'apaiser cette faim. Aucun homme ne
peut faire de profit sans que ce soit aux dépens d'autres hommes : le
profit de l'un est nécessairement la perte d'un autre. Dans un échange
seul le vendeur fait un bénéfice, alors que le vendeur s'en tire mal. Le
commerce est avantageux pour les vendeurs et préjudiciable aux
acheteurs. L'avantage du commerce extérieur, dit la doctrine
mercantiliste, l'ancienne comme la nouvelle, consiste dans le fait
d'exporter, et non dans les importations achetées grâce aux
exportations 4.
A la lumière de ce sophisme l'intérêt de l'homme d'affaires est de
nuire au public. Son talent est la stratégie, pour ainsi dire l'art
d'infliger autant de maux que possible à l'ennemi. Les adversaires
dont il complote la ruine sont ses clients potentiels ainsi que ses
concurrents, ceux qui comme lui se lancent dans des raids contre le
peuple. La méthode la plus appropriée pour étudier scientifiquement
les activités commerciales et le processus du marché est d'analyser le
comportement et la stratégie des gens pratiquant des jeux 5.
Dans un jeu il y a une récompense donnée qui revient au vainqueur.
Si la récompense est donnée par un parti tiers, le parti vaincu repart
les mains vides. Si le prix est constitué par les contributions des
joueurs, le vaincu perd sa mise au bénéfice du vainqueur. Dans un
jeu il y a des vainqueurs et des perdants. Mais une transaction
commerciale est toujours avantageuse pour les deux parties. Si
l'acheteur et le vendeur ne la considéraient pas tous deux comme
l'action la plus avantageuse qu'ils pourraient choisir dans les
conditions en vigueur, ils ne concluraient pas l'affaire 6.
Il est vrai que les affaires et la pratique d'un jeu sont tous deux des
comportements rationnels. Mais il en va de même de toutes les autres
actions de l'homme. Le scientifique dans ses recherches, le meurtrier
en préparant son crime, le candidat aux élections en sollicitant des
voix, le juge en recherchant la décision juste, le missionnaire en
essayant de convertir l'incroyant, l'enseignant en instruisant ses
élèves, tous agissent de manière rationnelle.
Un jeu est un passe-temps, un moyen d'utiliser son temps de loisir ou
d'éviter l'ennui. Il implique des coûts et appartient à la sphère de la
consommation. Mais les affaires sont un moyen – le seul moyen –
pour accroître la quantité de biens permettant de préserver la vie et
de la rendre plus agréable. Aucun jeu ne peut, en dehors du plaisir
qu'il apporte aux joueurs et aux spectateurs, contribuer en quoi que
ce soit à améliorer la condition humaine 7. C'est une erreur de
comparer les jeux avec les réalisations de l'activité du monde des
affaires.
La recherche par l'Homme d'une amélioration de sa condition le
pousse à agir. L'action réclame de planifier et de décider quel plan est
le plus avantageux. Mais le trait caractéristique de l'activité
économique n'est pas d'enjoindre l'homme à prendre une décision en
tant que telle, mais de chercher à améliorer les conditions de la vie.
Les jeux ne sont que bon temps, sport et amusement ; l'activité
économique, c'est la vie et la réalité.

8. La mauvaise interprétation des courants


de l'opinion
On n'explique pas une doctrine et les actions qu'elle suscite en
déclarant qu'elle a été créée par l'esprit du temps ou par
l'environnement personnel ou géographique des acteurs. En recourant
à des interprétations de ce genre on ne fait que souligner le fait
qu'une idée donnée était en conformité avec d'autres idées qu'avaient
d'autres personnes de la même époque et du même milieu. Ce qu'on
appelle l'esprit d'une époque, des membres d'un collectif ou d'un
certain milieu, ce sont précisément les doctrines en vogue auprès des
personnes concernées.
Les idées qui modifient le climat intellectuel d'un environnement
donné sont celles qui n'étaient pas connues auparavant. Pour ces
nouvelles idées il n'y a pas d'autre explication que de dire qu'il s'est
trouvé un homme dans l'esprit duquel elles sont nées.
Une nouvelle idée est une réponse fournie par son auteur au défi des
conditions naturelles ou des idées développées auparavant par
d'autres personnes. En regardant en arrière dans l'histoire des idées –
et des actions qu'elles engendrent – l'historien peut trouver une
tendance donnée dans leur succession et dire que « logiquement »
l'idée précédente avait rendu nécessaire l'idée suivante. Mais une
telle philosophie rétrospective manque de toute justification
rationnelle. Sa tendance à minimiser les contributions du génie – le
héros de l'histoire intellectuelle – et à attribuer son œuvre à la
conjonction d'événements n'a de sens que dans le cadre d'une
philosophie de l'histoire prétendant connaître le plan caché que Dieu
ou une puissance surhumaine (comme les forces productives
matérielles dans le système de Marx) veut réaliser en dirigeant les
actions de tous les hommes. Du point de vue d'une telle philosophie
tous les hommes sont des jouets devant se comporter exactement de
la façon que le démiurge a choisie pour eux.

9. La croyance en l'omnipotence de la
pensée
Un trait caractéristique des idées actuellement populaires concernant
la coopération sociale est ce que Freud a appelé la croyance en
l'omnipotence de la pensée humaine (die Allmacht des Gedankens) 8.
Cette croyance n'a bien entendu (psychopathes et névrosés mis à
part) pas cours dans la sphère de l'étude des sciences de la nature.
Mais elle est solidement établie dans les sciences sociales. Elle s'est
développée à partir de la doctrine qui attribue l'infaillibilité aux
majorités.
Le point essentiel des doctrines politique des Lumières était le
remplacement du despotisme royal par le gouvernement
représentatif. En Espagne, dans le conflit constitutionnel où les
champions du gouvernement représentatif se battaient contre les
aspirations absolutistes du Bourbon Ferdinand VII, les partisans du
régime constitutionnel était appelés les « libéraux » et ceux du Roi
les « serviles ». Très vite le mot de libéralisme fut adopté par toute
l'Europe.
Le gouvernement représentatif ou parlementaire (également appelé
gouvernement populaire ou gouvernement démocratique) est un
gouvernement d'élus désignés par la majorité du peuple. Les
démagogues essaient de le justifier par un babil extatique sur
l'inspiration surnaturelle des majorités. C'est cependant une grave
erreur de croire que les libéraux d'Europe et d'Amérique du dix-
neuvième siècle le défendaient parce qu'ils croyaient en l'infaillible
sagesse, la perfection morale, la justice intrinsèque et autres vertus de
l'homme ordinaire et par conséquent des majorités. Les libéraux
voulaient protéger l'évolution sans heurt de la prospérité et du bien-
être tant matériel que spirituel de tous les peuples. Ils voulaient faire
disparaître la pauvreté et la misère. Comme moyen de parvenir à ces
fins ils préconisaient des institutions permettant la coopération
pacifique de tous les citoyens au sein des diverses nations ainsi que
la paix internationale. Ils considéraient les guerres, qu'elles soient
civiles (les révolutions) ou internationales, comme une entrave au
progrès continuel de l'humanité vers une condition plus satisfaisante.
Ils se rendaient très bien compte que l'économie de marché, base
même de la civilisation moderne, sous-entend la coopération
pacifique et qu'elle éclate en morceaux quand les gens se battent
entre eux au lieu d'échanger des biens et des services.
D'un autre côté, les libéraux comprenaient très bien que la puissance
des dirigeants repose en définitive non sur la force matérielle mais
sur les idées. Comme David Hume l'a indiqué dans son fameux
essai On the First Principles of Government, les dirigeants
constituent toujours une minorité de gens. Leur autorité et leur
pouvoir de demander obéissance à l'immense majorité de leurs sujets
découlent du fait que ces derniers pensent mieux servir leurs propres
intérêts en étant loyaux envers leurs chefs et en respectant leurs
ordres. Si cette opinion faiblit la majorité entrera tôt ou tard en
rébellion. La révolution – la guerre civile – supprimera le système de
gouvernement impopulaire ainsi que les dirigeants impopulaires et
les remplacera par un système qui mettra au pouvoir des gens que la
majorité considère comme plus favorables à la promotion de leurs
propres intérêts. Pour éviter de telles perturbations violentes de la
paix avec leurs conséquences pernicieuses, pour sauver la marche
pacifique du système économique, les libéraux préconisèrent le
gouvernement par des représentants de la majorité. Ce schéma
permet le changement pacifique dans le domaine des affaires
publiques. Il rend inutile le recours aux armes et aux bains de sang,
non seulement dans les relations intérieures d'un pays mais aussi
pour les relations internationales. Quand chaque territoire pourra
déterminer par un vote majoritaire s'il doit former un État
indépendant ou faire partie d'un État plus grand, il n'y aura plus de
guerres destinées à conquérir de nouvelles provinces 9.
En défendant la règle de la majorité, les libéraux du dix-neuvième
siècle n'avaient aucune illusion sur la perfection intellectuelle et
morale du grand nombre et des majorités. Ils savaient que tous les
hommes peuvent se tromper et qu'il se peut que la majorité, trompée
par de fausses doctrines propagées par des démagogues
irresponsables, s'embarque dans des politiques devant mener au
désastre, voire à la destruction totale de la civilisation. Mais ils
n'étaient pas moins conscients du fait qu'aucune méthode imaginable
de gouvernement ne pouvait empêcher une telle catastrophe. Si la
petite minorité des citoyens éclairés et capables d'imaginer des
principes sains de gestion politique ne parvient pas à trouver le
soutien de ses concitoyens et à les convertir aux politiques apportant
et préservant la prospérité, la cause de l'humanité et de la civilisation
est sans espoir. Il n'y a pas d'autre moyen pour protéger le
développement propice des affaires humaines que de faire adopter les
idées de l'élite aux masses inférieures. Ceci doit être fait par le biais
de la conviction et ne peut pas être accompli avec un régime
despotique, qui au lieu d'éclairer les masses les réduit en soumission.
Sur le long terme les idées de la majorité, aussi nuisibles soient-elles,
seront appliquées. L'avenir de l'humanité dépend de la capacité de
l'élite à influencer l'opinion publique dans la bonne direction.
Les libéraux ne croyaient pas en l'infaillibilité d'un être humain, quel
qu'il soit, ni en celle des majorités. Leur optimisme concernant le
futur se basait sur l'espoir que l'élite intellectuelle persuaderait la
majorité à approuver les politiques avantageuses.
L'histoire des cent dernières années n'a pas répondu à ces espoirs.
Peut-être que la transition du despotisme royal et aristocratique est
arrivée trop brusquement. En tout cas, c'est un fait que la doctrine qui
attribue une excellence morale et intellectuelle à l'homme ordinaire et
par conséquent l'infaillibilité à la majorité est devenue le dogme
fondamental de la propagande politique « progressiste ». Dans son
développement logique le plus extrême elle a engendré la croyance
que dans le domaine de l'organisation économique et politique de la
société, tout projet imaginé par la majorité peut marcher de façon
satisfaisante. Les gens ne se demandent plus si l'interventionnisme ou
le socialisme peuvent conduire aux effets qu'en attendent leurs
partisans. Le simple fait que la majorité des électeurs les réclame est
considéré comme une preuve irréfutable qu'ils peuvent fonctionner et
qu'ils aboutiront inévitablement aux avantages attendus. Aucun
politicien ne s'intéresse plus à la question de savoir si une mesure est
capable de produire les fins recherchées. La seule chose qui compte
pour lui est de savoir si la majorité des électeurs la soutiennent ou la
rejettent 10. Seules quelques rares personnes font attention à ce que la
« théorie pure » dit du socialisme et à ce que l'on connaît des
« expériences » socialiste en Russie et dans d'autres pays. Presque
tous nos contemporains croient fermement que le socialisme
transformera la terre en paradis. On peut dire qu'ils prennent leurs
désirs pour la réalité ou qu'ils croient à la toute-puissance de la
pensée.
Mais le critère de la vérité est qu'elle est à l'œuvre même si personne
n'est prêt à la reconnaître.

10. Le concept d'un système de


gouvernement parfait
« L'ingénieur social » est un réformateur prêt à « liquider » tous ceux
qui ne rentrent pas dans son schéma d'arrangement des affaires
humaines. Les historiens et parfois même les victimes qu'ils mettent
à mort sont pourtant disposés à trouver des circonstances atténuantes
à ses massacres ou à ses projets de massacres en soulignant qu'il était
en définitive motivé par une ambition noble : il voulait établir un état
parfait pour l'humanité. Ils lui trouvent une place dans la longue
lignée des concepteurs de projets utopiques.
Il est certainement fou d'excuser de cette manière les meurtres de
masse de gangsters sadiques du type Staline et Hitler. Mais il n'y a
pas de doute que bon nombre des « liquidateurs » les plus
sanguinaires étaient guidés par les idées qui ont inspiré depuis des
temps immémoriaux les tentatives des philosophes cherchant à
concevoir une constitution parfaite. Une fois ourdi le dessein d'un tel
ordre idéal, l'auteur se met à la recherche de l'homme qui pourrait
l'établir en supprimant l'opposition de tous ceux qui sont en
désaccord. Dans cette veine Platon désirait ardemment trouver un
tyran qui utiliserait son pouvoir pour réaliser l'État platonique idéal.
La question de savoir si les gens aimeraient ou détesteraient ce qu'il
avait en réserve pour eux n'est jamais venu à l'idée de Platon. C'était
chose entendue pour lui que le roi devenu philosophe ou le
philosophe devenu roi étaient seuls habilités à agir et que tous les
autres devaient, qu'ils le voulussent ou non, se soumettre à ses ordres.
Du point de vue du philosophe fermement convaincu de sa propre
infaillibilité, tous les dissidents n'apparaissaient que comme des
rebelles entêtés résistant à ce qui était avantageux pour eux.
L'expérience fournie par l'histoire, et tout particulièrement celle des
deux cents dernières années, n'a pas ébranlé cette croyance dans le
salut par la tyrannie et la liquidation des dissidents. Un grand nombre
de nos contemporains sont fermement convaincus que ce qu'il
faudrait pour rendre toutes les affaires humaines parfaitement
satisfaisantes, c'est la suppression brutale de toutes les « méchantes »
personnes, c'est-à-dire de ceux qui ne sont pas d'accord avec eux. Ils
rêvent d'un système de gouvernement parfait qui – pensent-ils –
aurait été réalisé depuis déjà longtemps si ces « méchants » hommes,
guidés par la stupidité et l'égoïsme, n'avaient pas entravé sa
réalisation.
Une école moderne, soi-disant scientifique, de réformateurs rejette
ces mesures violentes et met sur le dos du prétendu échec de ce qu'ils
appellent la « science politique » tout ce qui ne va pas dans la
condition humaine. Les sciences de la nature, disent-ils, ont
considérablement avancé ces derniers siècles et la technologie nous
donne presque chaque mois de nouveaux instruments qui rendent la
vie plus agréable. Mais « le progrès politique a été nul ». La raison
en est que « la science politique n'a pas avancé » 11. La science
politique devrait adopter les méthodes des sciences de la nature ; elle
ne devrait plus perdre son temps dans des spéculations inutiles mais
étudier les « faits ». Car, comme dans les sciences de la nature, « on
a besoin de faits avant de théoriser » 12.
Il est difficile d'interpréter plus lamentablement les aspects de la
condition humaine. En limitant notre critique aux problèmes
épistémologiques en jeu, nous devons retenir ceci : ce qui est appelé
aujourd'hui « science politique » est cette branche de l'histoire qui
traite de l'histoire des institutions politiques et de l'histoire de la
pensée politique telle qu'elle se manifeste dans les écrits d'auteurs
dissertant sur les institutions politiques et élaborant des plans en vue
de leur modification. Elle fait partie de l'histoire et ne pourra jamais
en tant que telle, comme il a déjà été indiqué plus haut, fournir le
moindre « fait » au sens où ce mot est utilisé dans les sciences de la
nature expérimentales. Il n'est pas nécessaire de réclamer au
spécialiste de la science politique de rassembler tous les faits du
passé lointain et du passé récent, faussement appelé « expérience
actuelle » 13. De fait ils font tous ce qui peut être fait à cet égard. Et il
n'y a aucun sens à leur dire que les conclusions déduites de ce
matériel devrait « être vérifiées par des expériences » 14. Il est
surérogatoire de répéter que les sciences de l'action humaine ne font
pas d'expériences.
Il serait ridicule d'affirmer de manière apodictique que la science ne
parviendra jamais à développer une doctrine praxéologiste aprioriste
de l'organisation politique qui installerait une science théorique à
côté de la discipline purement historique qu'est la science politique.
Tout ce que nous pouvons dire aujourd'hui, c'est qu'aucun homme
vivant ne sait comment une telle science pourrait être construite.
Mais même si une telle branche de la praxéologie apparaissait un
jour, elle ne servirait à rien pour régler le problème que les
philosophes et les hommes d'État veulent résoudre.
Dire que toute action humaine doit être jugée et est jugée selon ses
fruits ou ses résultats est un vieux truisme. C'est un principe à propos
duquel les Évangiles sont en accord avec les enseignements souvent
mal compris de la philosophie utilitariste. Le nœud du problème est
que les gens diffèrent grandement quant à leur appréciation des
résultats. Ce que certains considèrent comme bon ou le meilleur est
souvent violemment rejeté par d'autres comme entièrement mauvais.
Les utopistes ne se souciaient pas de nous dire quelle disposition des
affaires étatiques satisferait le mieux leurs concitoyens. Ils se
contentaient d'exposer la situation du reste de l'humanité qui les
satisferait le plus, eux. Aucun d'eux ou de ceux de leurs adeptes qui
ont essayé de réaliser leurs projets n'ont eu l'idée qu'il y avait une
différence entre ces deux choses. Les dictateurs soviétiques et leur
cour pensent que tout va bien en Russie tant qu'ils sont eux-mêmes
satisfaits.
Mais même si pour les besoins du raisonnement nous mettions de
côté cette question, nous devrions souligner que le concept d'un
système de gouvernement parfait est fallacieux et contradictoire.
Ce qui élève l'homme au-dessus du rang des autres animaux est de
savoir que la coopération pacifique dans le cadre du principe de la
division du travail est une meilleure méthode pour conserver sa vie et
écarter le malaise ressenti que la pratique de la concurrence
biologique sans pitié en vue d'obtenir une part des rares moyens de
subsistance offerts par la nature. Guidé par ce savoir, l'Homme est le
seul être vivant qui cherche consciemment à substituer la coopération
sociale à ce que les philosophes ont appelé état de nature, bellum
omnium contra omnes ou loi de la jungle. Mais, pour préserver la
paix, il est indispensable, les hommes étant ce qu'ils sont, d'être prêt
à écarter par la violence toute agression, qu'elle provienne de
gangsters du pays ou d'ennemis extérieurs. La coopération pacifique,
préalable à la prospérité et à la civilisation, ne peut ainsi pas exister
sans un appareil social de contrainte et de coercition, c'est-à-dire sans
gouvernement. Les maux de la violence, du vol et du meurtre ne
peuvent être évités qu'avec une institution qui recourt elle-même,
chaque fois que nécessaire, à ces mêmes méthodes d'action que sa
mise en place a pour but d'éviter. Il naît ainsi une distinction entre
l'emploi illégal de la violence et le recours légitime à celle-ci. En
reconnaissant ce fait certaines personnes ont qualifié le
gouvernement de mal, tout en admettant qu'il s'agissait d'un mal
nécessaire. Mais ce qui est nécessaire pour parvenir à une fin
recherchée et qui est considérée comme bénéfique n'est pas un mal
au sens moral du terme, mais un moyen, le prix à payer pour
l'obtenir. Il reste pourtant que des actions estimées hautement
critiquables et criminelles quand elles sont accomplies par des
individus « non autorisés » sont approuvées quand elles le sont par
les « autorités ».
Le gouvernement en tant que tel non seulement n'est pas un mal mais
c'est l'institution la plus nécessaire et la plus bénéfique, car sans elle
aucune coopération sociale et aucune civilisation ne pourrait être
développée et préservée. C'est un moyen pour faire face à
l'imperfection inhérente d'un grand nombre, peut-être de la majorité,
des gens. Si tous les hommes étaient capables de comprendre que
l'alternative est entre une coopération sociale pacifique et le
renoncement à tout ce qui sépare l'Homo sapiens des bêtes de proie,
et si tous avaient la force morale pour toujours agir en conséquence,
il ne serait pas nécessaire d'instaurer un appareil social de contrainte
et de coercition. Ce n'est pas l'État qui est un mal, mais les défauts de
l'esprit et de la nature de l'Homme qui exigent impérativement
l'intervention d'un pouvoir de police. Le gouvernement et l'État ne
pourront jamais être parfaits parce qu'ils doivent leur raison d'être b à
l'imperfection de l'Homme et ne pourront parvenir à leur but,
l'élimination de la pulsion de violence innée en l'homme, qu'en ayant
recours à la violence, précisément la chose qu'ils ont pour objet
d'empêcher.
Confier à un individu ou à un groupe d'individus l'autorité du recours
à la violence est un expédient à double tranchant. L'attrait sous-jacent
est trop tentant pour un être humain. Les hommes en charge de
protéger la communauté contre les agressions violentes se
transforment facilement en ses plus dangereux agresseurs. Ils
transgressent leur mandat. Ils font mauvais usage de leur pouvoir
d'opprimer ceux qu'ils étaient censés défendre face à l'oppression. Le
principal problème politique est de savoir comment éviter que le
pouvoir de police ne devienne tyrannique. Voilà le sens de toutes les
luttes en faveur de la liberté. La caractéristique essentielle de la
civilisation occidentale, qui la distingue des civilisations arrêtés et
pétrifiées de l'Orient, a été et est son souci de la liberté par rapport à
l'État. L'histoire de l'Occident, de l'âge de la πολισ grecque jusqu'à la
résistance actuelle au socialisme, est essentiellement l'histoire de la
lutte pour la liberté et contre les empiètements des dirigeants.
Une école superficielle de philosophes sociaux, les anarchistes, a
choisi d'ignorer le sujet en suggérant une organisant de l'humanité
sans État. Ils ont simplement oublié que les hommes ne sont pas des
anges. Ils étaient trop bornés pour comprendre qu'un individu, ou un
groupe d'individus, peut certainement promouvoir ses intérêts à court
terme aux dépens de ses propres intérêts à long terme ou des intérêts
à long terme des autres. Une société qui n'est pas prête à repousser
les attaques de tels agresseurs myopes et asociaux est impuissante et
reste à la merci de ses membres les moins intelligents et les plus
brutaux. Alors que Platon basait son utopie sur l'espoir qu'un petit
groupe de philosophes parfaitement sages et moralement
irréprochables seraient disponibles pour la conduite suprême des
affaires, les anarchistes supposent que tous les hommes sans
exception seront dotés d'une sagesse parfaite et d'une perfection
morale. Ils n'ont pas réussi à saisir qu'aucun système de coopération
sociale ne peut éliminer le dilemme entre les intérêts à court terme
d'un individu ou d'un groupe est ceux à long terme.
La propension atavique de l'Homme à soumettre tous les autres se
manifeste clairement dans la popularité dont jouit le projet socialiste.
Le socialisme est totalitaire. Seul l'autocrate ou le comité d'autocrates
est appelé à agir. Tous les autres hommes seront privés de toute
liberté de choisir et de poursuivre des fins choisies ; les opposants
seront liquidés. En approuvant ce plan, chaque socialiste imagine
tacitement que les dictateurs, ceux qui auront en charge la gestion de
la production et toutes les fonctions gouvernementales, se
conformeront précisément à ses idées sur ce qui est désirable et ce
qui ne l'est pas. En déifiant l'État – si c'est un marxiste orthodoxe, il
l'appelle société – et en lui attribuant un pouvoir illimité, il se déifie
lui-même et cherche à supprimer par la violence tous ceux avec
lesquels il est en désaccord. Le socialiste ne voit aucun problème
dans la conduite des affaires politiques parce qu'il ne se soucie que
de sa propre satisfaction et ne prend pas en compte la possibilité
qu'un gouvernement socialiste puisse procéder d'une manière qu'il
n'aimerait pas.
Les spécialistes de la « science politique » ne sont pas victimes des
illusions qui vicient le jugement des anarchistes et des socialistes.
Mais, occupés par l'étude de l'immense matériau historique, ils se
préoccupent de détails, des innombrables exemples de petite jalousie,
d'envie, d'ambition personnelle et de convoitise montrés par les
acteurs de la scène politique. Ils attribuent l'échec de tous les
systèmes politiques essayés jusque-là à la faiblesse morale et
intellectuelle de l'Homme. D'après eux ces systèmes ont échoué
parce que leur fonctionnement satisfaisant aurait requis des hommes
avec des qualités morales et intellectuelles qui n'existent
qu'exceptionnellement dans la réalité. En partant de cette doctrine, ils
ont essayé d'établir les plans d'un ordre politique qui pourrait
fonctionner automatiquement, pour ainsi dire, et qui ne serait pas
mêlé à l'ineptie et aux vices des hommes. La constitution idéale
devrait garantir une conduite parfaite des affaires publiques malgré la
corruption et l'inefficacité des dirigeants et du peuple. Ceux qui ont
cherché un tel système légal ne se sont pas laissé aller aux illusions
de ces auteurs utopiques qui supposaient que tous les hommes, ou au
moins un minorité d'hommes supérieurs, étaient irréprochables et
efficaces. Ils étaient fiers de leur approche réaliste du problème. Mais
ils n'ont jamais posé la question de savoir comment des hommes
ayant tous les défauts inhérents à la nature humaine pourraient être
amenés à se soumettre volontairement à un ordre qui les empêcherait
de laisser libre cours à leurs caprices et à leurs fantaisies.
Toutefois, le principal défaut de cette approche prétendument réaliste
du problème n'est pas celui-là. Il faut le voir dans l'illusion qui
s'imagine que le gouvernement, institution dont la fonction
essentielle est l'emploi de la violence, pourrait travailler selon les
principes d'une morale condamnant de manière péremptoire le
recours à la violence. Le gouvernement soumet par la force,
emprisonne et tue. Les gens peuvent être enclins à l'oublier parce que
le citoyen respectueux de la loi se soumet humblement aux ordres
des autorités afin d'éviter la punition. Mais les juristes sont plus
réalistes et appelle « mauvaise loi » une loi à laquelle ne correspond
aucune sanction. L'autorité de la loi faite par l'homme est entièrement
due aux armes des agents de police qui font respecter ses
dispositions. Rien de ce qui peut être dit de la nécessité de l'action
gouvernementale et des bénéfices qui en découlent ne peut éliminer
ou atténuer la souffrance de ceux qui languissent dans les prisons.
Aucune réforme ne peut rendre parfaitement satisfaisant le
fonctionnement d'une institution dont l'activité essentielle consiste à
infliger une peine.
La responsabilité de l'incapacité à trouver un système de
gouvernement parfait ne vient pas du prétendu retard de ce qu'on
appelle la science politique. Si les hommes étaient parfaits, il ne
serait pas nécessaire d'avoir un gouvernement. Avec des hommes
imparfaits aucun système de gouvernement ne pouvait fonctionner de
manière satisfaisante.
La grandeur de l'Homme vient de son pouvoir de choisir des fins et
d'avoir recours à des moyens pour atteindre les fins choisies ; les
activités du gouvernement visent à restreindre cette liberté des
individus. Tout homme cherche à éviter ce qui lui fait du mal ; les
activités du gouvernement consistent au bout du compte à faire mal.
Toutes les grandes réalisations de l'humanité ont été le produit d'un
effort spontané de la part des individus ; les gouvernements
remplacent l'action volontaire par la coercition. Il est vrai que le
gouvernement est indispensable parce que les hommes ne sont pas
sans défauts. Mais, destiné à faire face à certains aspects de
l'imperfection humaine, il ne pourra jamais être parfait.

11. Les sciences du comportement


Les soi-disant sciences du comportement souhaitent étudier de
manière scientifique le comportement humain 15. Elles rejettent
comme « non scientifiques » ou « non rationnelles » les méthodes de
la praxéologie et de l'économie. Par ailleurs elles méprisent l'histoire,
qu'elles accusent d'être archaïque et incapable de tout usage pratique
destiné à améliorer la condition humaine. Leur discipline
prétendument nouvelle traitera, promettent-ils, de tous les aspects du
comportement humain, apportant par là une connaissance qui rendra
des services inestimables aux efforts faits pour améliorer le destin de
l'humanité.
Les représentants de ces nouvelles sciences ne sont pas disposés à
comprendre qu'ils sont eux-mêmes des historiens et qu'ils ont recours
aux méthodes de la recherche historique 16. Ce qui les distingue
fréquemment – mais pas toujours – des historiens classiques est que,
comme les sociologues, ils choisissent comme objet de leurs
recherches la situation du passé récent et les aspects du
comportement humain que la plupart des historiens des temps
anciens avaient l'habitude de négliger. Plus remarquable est peut-être
le fait que leurs traités suggèrent souvent une politique bien précise,
prétendument « enseignée » par l'histoire, attitude que la plupart des
bons historiens ont abandonnée depuis bien longtemps. Nous ne
chercherons pas ici à critiquer les méthodes utilisées dans ces livres
et articles ni à mettre en cause les préjugés politiques plutôt naïfs
dont leurs auteurs font montre à l'occasion. Ce qui fait qu'il est
conseillé de prêter attention à ces études comportementales est
qu'elles négligent l'un des principes les plus importants de l'histoire :
le principe de pertinence.
Dans la recherche expérimentale des sciences de la nature tout ce qui
peut être observé est suffisamment pertinent pour être enregistré.
Comme, d'après l'a priori qui est à l'origine de toute recherche dans
les sciences de la nature, tout ce qui se passe est obligé de se produire
en tant qu'effet normal de ce qui l'a précédé, tout événement
correctement observé et décrit est un « fait » qui doit être intégré
dans le corps de doctrine théorique. Tout compte rendu d'expérience
a une certaine importance vis-à-vis de l'ensemble de la connaissance.
Par conséquent, tout projet de recherche, s'il est fait de manière
consciencieuse et habile, doit être considéré comme une contribution
à l'effort scientifique de l'humanité.
Dans les sciences historiques les choses sont différentes. Elles
traitent des actions humaines : des jugements de valeur qui les
suscitent, des services que rendent les moyens choisis pour les
accomplir et des résultats obtenus par leur intermédiaire. Chacun de
ces facteurs joue son propre rôle dans la succession des événements.
La tâche principale de l'historien est d'attribuer aussi correctement
que possible à chaque facteur la sphère de ses effets. Cette quasi
quantification, cette détermination de la pertinence de chaque
facteur, est l'une des fonctions que l'intuition spécifique des sciences
historiques est appelée à remplir 17.
Dans le champ de l'histoire (au sens le plus large du terme) il y a des
différences considérables entre les divers sujets pouvant faire l'objet
de recherches scientifiques. Il est sans importance et cela n'a pas de
sens de déterminer en termes généraux « le comportement de
l'Homme » comme programme des activités d'une discipline.
L'Homme poursuit une quantité infinie de buts différents et recourt à
un nombre infini de moyens différents pour les atteindre. L'historien
(ou, pour ce qui est de cela, le spécialiste des sciences du
comportement) doit choisir un sujet pertinent vis-à-vis du destin de
l'humanité et donc aussi vis-à-vis de l'élargissement de notre
connaissance. Il ne doit pas perdre son temps dans des bagatelles. En
choisissant le thème de son livre il se définit lui-même. Un homme
écrit l'histoire de la liberté, un autre celle d'un jeu de cartes. L'un écrit
la biographie de Dante, l'autre celle du maître d'hôtel d'un hôtel à la
mode 18.
Comme les grands sujets du passé de l'humanité ont déjà été traités
par les sciences de l'histoire traditionnelle, ce qui reste aux sciences
du comportement, ce sont des études détaillées sur les plaisirs, les
chagrins et les crimes de l'homme ordinaire. Pour rassembler le
matériel récent sur ces questions ou d'autres similaires il ne faut
aucune connaissance ou technique spéciales. Tout étudiant peut se
lancer immédiatement dans un projet. Il existe un nombre illimité de
sujets pour des thèses de doctorat et pour des traités plus
volumineux. Bon nombre d'entre eux traitent de thèmes assez
dérisoires, sans aucune valeur quant à l'enrichissement de la
connaissance.
Les soi-disant sciences du comportement ont méchamment besoin
d'une réorientation profonde du point de vue du principe de
pertinence. Il est possible d'écrire un gros ouvrage sur chaque sujet.
Mais la question est de savoir si un tel livre traite de quelque chose
pouvant être considéré comme pertinent du point de vue de la théorie
ou de la pratique.

Notes
a. Mises utilise le terme « hypostatize ». NdT.
b. En français dans le texte. NdT.
1. John Neville Keynes, The Scope and Method of Political
Economy (Londres, 1891), p. 165.
2. Voir en particulier Mises, Human Action (Traduction
française : L'Action humaine), pp. 41-44 et 145-153, et Theory and
History (Traduction française : Théorie et Histoire), pp. 250 et
suivantes.
3. A. Eddington, The Philosophy of Physical Science (New York et
Cambridge, 1939), pp. 28 et suivantes.
4. Mises, L'Action humaine, pp. 660 et suivantes.
5. J. v. Neumann et O. Morgenstern, Theory of Games and Economic
Behavior (Princeton University Press, 1944) ; R. Duncan Luce et H.
Raiffa, Games and Decisions (New York, 1957) ; ainsi que de
nombreux livres et articles.
6. Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine),
pp. 661 et suivantes.
7. De jeux ayant pour but de distraire des spectateurs ne sont pas de
véritables jeux mais du spectacle.
8. Freud, Totem et tabou (Vienne, 1913), pp. 79 et suivantes.
9. La première condition pour établir la paix perpétuelle est, bien
entendu, l'adoption générale des principes du capitalisme de laissez-
faire. Sur ce problème, voir Mises,Human Action (Traduction
française : L'Action humaine), pp. 680 et suivantes, et Mises,
Omnipotent Government (New Haven : Yale University Press, 1944,
Traduction française : Le Gouvernement omnipotent, pp. 89 et
suivantes.
10. Symptomatique de cette mentalité est le poids attribué par les
politiciens aux résultats des sondages d'opinion.
11. N. C. Parkinson, The Evolution of Political Thought (Boston,
1958), p. 306.
12. Ibid., p. 309.
13. Ibid., p. 314.
14. Ibid., p. 314.
15. Il ne faut pas confondre les « sciences du comportement »
[behavioral sciences] avec le béhaviorisme. Sur ce dernier, voir
Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine),
p. 26.
16. Bien sûr, certains de ces savants traitent de problèmes de
médecine et d'hygiène.
17. Voir plus haut, p. 66.
18. Karl Schriftgiesser. Oscar of the Waldorf (New York, 1943), 248
pages.
VI. Autres conséquences de la
négligence de la pensée
économique
1. L'approche zoologique des problèmes
humains
Le naturalisme a pour intention de traiter des problèmes humains à la
manière dont la zoologie traite de tous les autres êtres vivants. Le
béhaviorisme veut oblitérer ce qui distingue l'action humaine du
comportement des animaux. Dans ces projets il n'y a pas de place
pour la qualité spécifique de l'Homme, pour son trait caractéristique,
à savoir la poursuite consciente de fins choisies. Ils ignorent l'esprit
humain. Le concept de finalité leur est étranger.
Zoologiquement, l'Homme est un animal. Mais il y a une différence
fondamentale entre la condition de tous les autres animaux et celle de
l'Homme. Tout être vivant est naturellement l'ennemi implacable de
tous les autres êtres vivants, et plus particulièrement des autres
membres de sa propre espèce. Car les moyens de subsistance sont
rares. Ils ne permettent pas à tous les représentants de ces espèces de
survivre et de terminer leur vie jusqu'à ce que leur vitalité innée soit
pleinement épuisée. Ce conflit irrémédiable des intérêts vitaux
prévaut avant tout au sein d'une même espèce parce que ses membres
dépendent pour leur survie des mêmes denrées alimentaires. La
nature a littéralement « les dents et les griffes rouges » 1.
L'Homme est lui aussi un animal. Mais il diffère de tous les autres
animaux parce qu'il a découvert, grâce à sa raison, la grande loi de la
plus grande productivité de la coopération selon le principe de la
division du travail. L'Homme est, comme l'a dit Aristote, le ζωον
πολιτιχον, l'animal social a, mais il est « social » non pas à cause de
sa nature animale, mais à cause de sa qualité spécifiquement
humaine. Les représentants de sa propre espèce zoologique ne sont
pas, pour l'homme individuel, des ennemis mortels qui l'affrontent
dans une lutte biologique impitoyable, mais des collaborateurs ou des
collaborateurs potentiels dans des efforts conjoints visant à améliorer
la situation extérieure de son propre bien-être. Un gouffre
infranchissable sépare l'Homme de tous les êtres qui n'ont pas cette
capacité de saisir le sens de la coopération sociale.

2. L'approche des « sciences sociales »


Il est habituel de réifier la coopération sociale en employant le terme
de « société ». Une mystérieuse agence surhumaine aurait, dit-on,
créé la société et réclamerait de manière péremptoire à l'Homme de
sacrifier les intérêts de son petit égoïsme au bénéfice de la société.
Le traitement scientifique des problèmes en jeu commence par le
rejet radical de cette approche mythologique. Ce à quoi l'individu
renonce en vue de coopérer avec d'autres individus, ce ne sont pas
des intérêts personnels s'opposant à ceux du fantôme de la société. Il
renonce à un bienfait immédiat pour récolter un bienfait plus grand à
une date ultérieure. Son sacrifice est provisoire. Il choisit entre ses
intérêts à court terme et ses intérêts à long terme, que les économistes
classiques avaient l'habitude d'appeler les intérêts « bien compris ».
La philosophie utilitariste ne considère pas les règles de la morale
comme des lois arbitraires imposées à l'Homme par une divinité
tyrannique qu'il devrait respecter sans poser d'autres questions. Se
comporter conformément aux règles requises pour la préservation de
la coopération sociale est pour l'Homme le seul moyen de parvenir
sans incident à toutes les fins qu'il veut atteindre.
Les tentatives cherchant à rejeter l'interprétation rationaliste de la
morale du point de vue des enseignements chrétiens sont vaines.
D'après la doctrine fondamentale de la théologie et de la philosophie
chrétiennes, Dieu a créé l'esprit humain en dotant l'Homme de la
faculté de penser. Comme à la fois la révélation et la raison humaine
sont des manifestations de la puissance du Seigneur, il ne peut y
avoir au bout du compte le moindre désaccord entre les deux. Dieu
ne se contredit pas lui-même. L'objet de la philosophie et de la
théologie est de démontrer l'harmonie entre la révélation et la raison.
Tel était le problème que la philosophie patristique et scolastique
cherchait à résoudre 2. La plupart de ces penseurs doutaient que
l'esprit humain eût pu, sans l'aide de la révélation, prendre conscience
de ce qu'enseignaient les dogmes, en particulier ceux de l'Incarnation
et de la Trinité. Mais ils n'exprimaient aucun doute sérieux
concernant la faculté de la raison humaine sur tous les autres aspects.
Les attaques populaires contre la philosophie sociale des Lumières et
la doctrine utilitariste telles que les économistes classiques les
enseignaient, ne provenaient pas de la théologie chrétienne mais de
raisonnements théiste, athée et antithéiste. Ces attaques considèrent
comme acquise l'existence de certains collectifs et ne se demandent
ni comment de tels collectifs sont nés ni en quel sens ils « existent ».
Elles attribuent au collectif de leur choix – l'humanité, la race, la
nation (au sens qu'a ce terme en anglais et en français, qui correspond
au mot allemand Staat), la nationalité (la totalité des gens parlant la
même langue), la classe sociale (au sens marxiste) et certains autres –
tous les attributs d'individus agissant. Elles affirment que la réalité de
ces collectifs ne peut pas être perçue directement et qu'ils existent en
dehors et au-dessus des actions des individus qui les constituent.
Elles supposent que la loi morale oblige l'individu à soumettre ses
« petits » désirs et intérêts privés à ceux du collectif auquel il
appartient « de droit » et auquel il doit une allégeance
inconditionnelle. L'individu qui poursuit ses propres intérêts ou qui
préfère la loyauté envers un « faux » collectif à celle envers le
« vrai » collectif n'est qu'un réfractaire.
La principale caractéristique du collectivisme est de ne pas tenir
compte de la volonté et de l'anti-détermination morale de l'individu.
A la lumière de sa philosophie l'individu est né dans un collectif et il
est « naturel » et bon pour lui de se comporter comme les membres
de ce collectif sont supposés le faire. Supposés par qui ? Bien
évidemment par ceux à qui l'on a confié, par les décrets mystérieux
d'une mystérieuse agence, le rôle de déterminer la volonté du
collectif et de diriger les actions du collectif.
Dans l'ancien régime l'autoritarisme était basé sur une sorte de
doctrine théocratique. Le roi sacré régnait par la grâce de Dieu : son
mandat venait de Dieu. Il était l'incarnation du royaume. « France »
était à la foi le nom du roi et du pays ; les enfants du roi
étaient enfants de France. Les sujets qui s'opposaient aux ordres
royaux étaient des rebelles.
La philosophie sociale des Lumières rejeta cette présomption. Elle
qualifiait tous les Français d'enfants de la patrie. L'unanimité
obligatoire n'était plus de mise dans les questions essentielles et
politiques. L'institution du gouvernement représentatif –
gouvernement par le peuple – reconnaît le fait que les gens peuvent
ne pas être d'accord sur les questions politiques et que ceux qui
partagent les mêmes idées se réunissent en partis. Le parti au pouvoir
règne tant qu'il est soutenu par la majorité.
Le nouvel autoritarisme collectiviste stigmatise ce « relativisme »
comme contraire à la nature humaine. Le collectif est considéré
comme une entité au-dessus des intérêts des individus. Il importe peu
que les individus soient ou non spontanément d'accord avec les
intérêts du tout. En tout cas il est de leur devoir d'être d'accord. Il n'y
a pas de partis, seul le collectif existe 3. Tous les gens sont
moralement obligés de respecter les ordres du collectif. S'ils
désobéissent on les force à céder. C'est ce que le maréchal russe
Zhukov appelait le « système idéaliste » par opposition au « système
matérialiste » de l'individualisme occidental que le général
commandant les forces américaines trouvait « un peu difficile » à
défendre 4.
Les « sciences sociales » se sont engagées dans la propagation de la
doctrine collectiviste. Elles ne perdent pas de temps dans la tâche
désespérée qui consisterait à nier l'existence des individus ou à
prouver leur bassesse. En se donnant pour objectif de traiter des
« activités de l'individu en tant que membre d'un groupe » 5 et en
sous-entendant qu'ainsi définies elles couvriraient tout ce qui ne
relève pas des sciences de la nature, les sciences sociales ignorent
l'existence de l'individu. Selon elles l'existence des groupes ou des
collectifs est une donnée ultime. Elles n'essaient pas de chercher les
facteurs qui feraient coopérer les individus les uns avec les autres,
créant ainsi ce que l'on appelle des groupes ou des collectifs. Pour
eux le collectif, à l'instar de la vie ou de l'esprit, est un phénomène
premier dont la science ne peut pas faire remonter l'origine à
l'opération d'un autre phénomène. Les sciences sociales sont par
conséquent incapables d'expliquer comment il se fait qu'il existe une
multitude de collectifs et que les mêmes individus sont en même
temps membres de différents collectifs.

3. L'approche de l'économie
L'économie ou catallaxie, seule branche des sciences théoriques de
l'action humaine qui ait été jusqu'à présent développée, considère les
collectifs comme le résultat de la coopération des individus. Guidés
par l'idée que des fins choisies bien précises peuvent être atteintes
soit mieux soit seulement par la coopération, les hommes s'associent
entre eux et font ainsi naître ce que l'on appelle des groupes, des
collectifs ou tout simplement la société humaine.
Le modèle de la collectivisation ou de la socialisation est l'économie
de marché, et le principe fondamental de l'action collective est
l'échange mutuel de services, le do ut des. L'individu donne ce qu'il
considère avoir moins de valeur afin de recevoir quelque chose qu'il
considère au moment de la transaction comme plus désirable. Il
échange – achète ou vend – parce qu'il pense qu'il s'agit de la chose
la plus avantageuse qu'il puisse faire à cet instant.
La compréhension intellectuelle de ce que font les individus quand
ils échangent des biens et des services a été obscurcie par la manière
dont les sciences sociales ont déformé le sens de tous les termes
utilisés. Dans leur jargon le terme de « société » ne signifie plus le
résultat du remplacement des efforts individuels isolés par la
coopération mutuelle entre individus en vue d'améliorer leur
condition : la « société » est une entité collective mythique au nom
de laquelle un groupe de chefs prendrait soin de tout le monde. Les
sciences sociales emploient l'adjectif « social » et le nom
« socialisation » en conséquence.
La coopération sociale entre les individus – la société – peut se baser
sur la coordination spontanée ou sur la subordination : sur le contrat
ou sur le statut selon la terminologie de Henry Sumner Maine.
L'individu s'intègre spontanément dans le cadre de la société de
contrat ; sa place et ses fonctions – ses devoirs – lui sont attribuées
dans le cadre de la société de statut par ceux qui sont aux commandes
de l'appareil social de contrainte et d'oppression. Alors que dans la
société de contrat cet appareil – gouvernement ou État – n'intervient
que pour réprimer les machinations violentes ou frauduleuses visant
à pervertir le système d'échange mutuel de services, dans la société
de statut il maintient tout le système par des ordres et des
interdictions.
L'économie de marché n'a pas été inventée par un esprit supérieur :
elle n'a pas été tout d'abord planifiée comme schéma utopique puis
mise en pratique. Des actions spontanées des individus, ne cherchant
rien d'autre qu'à améliorer leur propre satisfaction, avaient sapé petit
à petit le prestige du système coercitif du statut. Ce n'est qu'alors,
lorsque la plus grande efficacité de la liberté économique ne put plus
être mise en doute, que la philosophie sociale entra sur scène et
démolit l'idéologie du système de statut. La suprématie politique des
partisans de l'ordre pré-capitaliste fut abolie par des guerres civiles.
L'économie de marché elle-même n'était pas le produit d'une action
violente – de révolutions – mais d'une série de changements graduels
pacifiques. Ce que sous-entend le terme de « révolution industrielle »
est totalement trompeur.
4. Une remarque sur la terminologie légale
Dans la sphère politique la chute violente des méthodes de
gouvernement pré-capitalistes a abouti à l'abandon complet des
concepts féodaux du droit public et au développement d'une nouvelle
doctrine constitutionnelle avec des concepts légaux et des termes
auparavant inconnus. (Ce n'est qu'en l'Angleterre, où la
transformation de la souveraineté royale en un système de suprématie
d'une caste de propriétaires terriens privilégiés puis en gouvernement
représentatif avec un droit de vote pour tous les adultes s'était faite
par une successions de changements pacifiques 6, que l'on a
majoritairement conservé la terminologie de l'ancien régime alors
que les mots avaient depuis longtemps perdu toute signification
pratique.) Dans le domaine du droit civil la transition de l'état pré-
capitaliste à l'état capitaliste fut la conséquence d'une longue série de
petits changements effectués à travers les actions de gens qui
n'avaient pas le pouvoir de modifier officiellement les concepts
légaux et les institutions légales traditionnellement utilisés. Les
nouvelles méthodes pour faire des affaires donnèrent naissance à de
nouvelles branches du droit qui furent développées à partir des
anciennes coutumes et pratiques commerciales. Mais aussi radicale
qu'ait été la transformation par ces nouvelles méthodes de l'essence et
de la signification des institutions légales traditionnelles, on pensait
que les termes et les concepts du vieux droit restés en usage
continuaient à se rapporter aux conditions économiques et sociales
qu'ils avaient eu autrefois. La conservation de termes traditionnels
empêche les observateurs superficiels de remarquer toute la
signification des changements fondamentaux effectués. L'exemple le
plus remarquable nous est fourni par l'emploi du concept de
propriété.
Là où en règle générale l'autosuffisance économique règne dans
chaque foyer, et où par conséquent il n'y a pas d'échanges réguliers
pour la plus grande part des produits, la signification de la propriété
des biens de production ne diffère pas de la signification de la
propriété des biens de consommation. Dans chaque cas la propriété
sert uniquement le propriétaire. Posséder quelque chose, que ce soit
un bien de production ou un bien de consommation, veut dire l'avoir
pour soi tout seul et l'utiliser pour sa propre satisfaction.
Mais il en va tout autrement dans le cadre d'une économie de marché.
Le propriétaire des biens de production est forcé de les utiliser pour
satisfaire au mieux les besoins des consommateurs. Il renonce à sa
propriété si d'autres personnes l'éclipsent en servant mieux les
consommateurs. Dans l'économie de marché la propriété est acquise
et préservée en servant le public et est perdue quand le public devient
mécontent de la façon dont il est servi. La propriété privée des
facteurs de production est pour ainsi dire un mandat public, retiré dès
que les consommateurs pensent que d'autres gens les emploieraient
plus efficacement. Par le biais du système des pertes et des profits,
les propriétaires sont forcés d'employer « leur » propriété comme si
elle appartenait aux autres et qu'elle leur avait été confiée sous
l'obligation de l'utiliser pour satisfaire au mieux les bénéficiaires
réels : les consommateurs. Tous les facteurs de production, y compris
le facteur humain, c'est-à-dire la main-d'œuvre, servent la totalité des
membres de l'économie de marché. Telles sont la véritable
signification et la véritable nature de la propriété privée des facteurs
de production matériels dans l'économie capitaliste. Elles n'ont pu
être ignorées et mal comprises que parce que les gens – les
économistes et les juristes tout comme les profanes – ont été égarés
par le fait que le concept légal de la propriété tel qu'il fut développé
par la pratique juridique et par les doctrines des époques pré-
capitalistes est resté inchangé ou seulement un peu modifié après que
son véritable sens fut radicalement changé 7.
Il est nécessaire d'étudier cette question au sein d'une analyse des
problèmes épistémologiques des sciences de l'action humaines, parce
qu'elle montre à quel point l'approche de la praxéologie moderne
diffère radicalement des anciennes méthodes traditionnelles d'étude
des conditions sociales. Aveuglés par l'acceptation sans aucun esprit
critique des doctrines légalistes des époques pré-capitalistes, des
générations d'auteurs sont totalement passés à côté des traits
caractéristiques de l'économie de marché et de la propriété privée des
moyens de production au sein de cette économie de marché. Selon
eux, les capitalistes et les entrepreneurs seraient des autocrates
irresponsables administrant les affaires économiques à leur seul
avantage, sans aucun égard envers les intérêts du reste de la
population. Ils dépeignent le profit comme un injuste lucre découlant
de « l'exploitation » des employés et des consommateurs. Leur
dénonciation passionnée du profit les a empêchés de comprendre que
c'est précisément la nécessité de faire des profits et d'éviter les pertes
qui obligent les « exploiteurs » à satisfaire les consommateurs au
mieux de leurs capacités, en leur proposant les biens et les services
qu'ils demandent avec le plus d'empressement. Les consommateurs
sont souverains parce qu'au bout du compte ce sont eux qui
déterminent ce qu'il faut produire, en quelle quantité et à quelle
qualité.

5. La souveraineté des consommateurs


L'une des caractéristiques de l'économie de marché est la manière
particulière dont elle traite des problèmes offerts par l'inégalité
biologique, morale et intellectuelle des hommes.
Dans les époques pré-capitalistes les individus supérieurs, c'est-à-dire
les plus intelligents et les plus efficaces, soumettaient et
asservissaient les masses constituées par les gens moins efficaces.
Dans la société de statut il y a des castes, il y a des seigneurs et des
serviteurs. Toutes les affaires sont dirigées au seul bénéfice des
premiers alors que les seconds doivent trimer pour leurs maîtres.
Dans l'économie de marché les meilleurs sont forcés, par
l'intermédiaire du système des pertes et des profits, de servir les
intérêts de tout le monde, y compris de la foule d'individus inférieurs.
Dans son cadre les situations les plus désirables ne peuvent être
obtenues que par des actions bénéfiques pour tous. Les masses, en
leur qualité de consommateurs, déterminent en définitive les revenus
et la richesse de tout le monde. Elles confient le contrôle des biens du
capital à ceux qui savent comment les employer afin de les satisfaire
elles, les masses, au mieux.
Il est bien sûr vrai que dans l'économie de marché ceux qui s'en tirent
le mieux ne devraient pas, du point de vue d'un jugement éclairé, être
considérés comme les individus les plus éminents de l'espèce
humaine. Les hordes grossières de gens ordinaires ne sont pas
capables de reconnaître à leur valeur les mérites de ceux qui éclipsent
leur propre médiocrité. Elles jugent tout le monde du point de vue de
la satisfaction de leurs désirs. Ainsi les champions de boxe et les
auteurs de romans policiers jouissent d'un prestige supérieur à celui
des philosophes et des poètes et gagnent plus d'argent qu'eux. Ceux
qui déplorent ce fait ont certainement raison. Mais il est impossible
de concevoir un système social qui rétribuerait de manière équitable
les contributions de l'innovateur dont le génie conduit l'humanité vers
des idées jusqu'alors inconnues et qui par conséquent est tout d'abord
rejeté par tous ceux qui ne disposent pas de la même inspiration.
Ce qu'on a appelé la démocratie du marché donne naissance à un état
de choses dans lequel les activités de production sont dirigées par
ceux dont la conduite des affaires est approuvée par les masses qui
achètent leurs produits. En rendant leurs entreprises rentables, les
consommateurs transfèrent le contrôle des facteurs de production
vers les mains des hommes d'affaires qui les servent le mieux. En
rendant non profitables les entreprises des entrepreneurs maladroits,
ils retirent ce contrôle à ceux dont les services ne leur plaisent pas.
Lorsque les gouvernements contrecarrent des décisions du peuple en
taxant les profits, il s'agit d'un acte antisocial au sens littéral du
terme. D'un point de vue véritablement social, il serait plus « social »
de taxer les pertes que les profits.
L'infériorité des masses se manifeste de la manière la plus
convaincante dans le fait qu'elles détestent le système capitaliste et
stigmatisent comme injustes les profits qui ont pour origine leur
propre comportement. La demande d'expropriation de toute la
propriété privée pour la redistribuer en parts égales à tous les
membres de la société avait un sens dans une société totalement
agricole. Dans ce cas le fait que certains possédaient de grands
domaines était le corollaire du fait que d'autres ne possédaient rien ou
pas assez pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille.
Mais il en va différemment dans une société au sein de laquelle le
niveau de vie dépend de la quantité de biens du capital. Le capital est
accumulé par l'épargne et est maintenu quand les gens s'abstiennent
de le consommer et de le dilapider. Dans une société industrielle la
richesse de personnes aisées est à la fois la cause et l'effet du bien-
être des masses. Ceux qui ne la possède pas sont également enrichis
et non appauvris par elle.
Le spectacle offert par les politiques des gouvernements
contemporains est effectivement paradoxal. Le goût de la propriété
tant dénigré des promoteurs et des spéculateurs permet chaque jour
de fournir aux masses des articles et des services inconnus jusque-là.
Une corne d'abondance est déversée sur des individus incapables de
comprendre les méthodes par lesquelles ces merveilleux dispositifs
sont produits. Ces bénéficiaires intellectuellement limités du système
capitaliste se bercent de l'illusion que c'est l'accomplissement de leur
travail de routine qui crée toutes ces merveilles. Ils votent en faveur
de dirigeants qui pratiquent une politique de sabotage et de
destruction. Ils considèrent la « grande industrie », qui est obligée de
produire pour une consommation de masse, comme le principal
ennemi public et approuvent toute mesure qui, selon eux, améliore
leur propre condition en « punissant » ceux qu'ils envient.
Analyser les problèmes en jeu n'est bien entendu pas le rôle de
l'épistémologie.

Notes
a. L'expression « zoon politicon » est de nos jours habituellement
traduite par « animal social » (c'est aussi le cas en anglais). Cette
traduction a été critiqué par plusieurs auteurs, comme Gertrude
Himmelfarb (The New History and the Old: Critical Essays and
Reappraisals, Harvard University Press, 2004, p. 43-44), qui lui
préfèrent la traduction « animal politique » [au sens classique du
terme politique bien entendu]. NdT.
1. Tennyson, In Memoriam, LVI, iv.
2. L. Rougier, La scolastique et le Thomisme (Paris, 1925), pp. 36 et
suivantes, 84 et suivantes, 102 et suivantes
3. Étymologiquement le terme de « parti » dérive du mot « partie »
par opposition au « tout ». Un parti fraternel ne diffère pas du
« tout » et n'est donc pas un parti. Le slogan « système du parti
unique » fut inventé par les communistes russes (et fut imité par leurs
adeptes, les fascistes italiens et les nazis allemands) pour camoufler
l'abolition de la liberté et du droit de dissidence de l'individu.
4. Sur cet incident, voir W. F. Buckley, Up from Liberalism (New
York, 1959), pp. 164-68.
5. E. R. A. Seligman, « What Are the Social Sciences? » [Que sont
les sciences sociales ?] Encyclopedia of the Social Sciences, I, 3.
6. Ce ne furent pas les révolutions du XVIIe siècle qui transformèrent
le système de gouvernement britannique. Les effets de la première
révolution furent annulés par la Restauration et lors de la Glorieuse
Révolution de 1688 la fonction royale fut simplement transférée du
roi « légitime » à d'autres membres de sa famille. La lutte entre
l'absolutisme dynastique et le régime parlementaire de l'aristocratie
terrienne continua pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle.
Elle ne prit fin que lorsque les tentatives du troisième roi hanovrien
pour faire revivre le régime des Tudors et des Stuarts échouèrent. La
substitution du gouvernement populaire à l'aristocratie – au
XIXe siècle – entraîna une succession de réformes du droit de vote.
7. Voir Mises, Die Gemeinwirtschaft (deuxième édition Iéna, 1932),
pp. 15 et suivante. (Traduction française : Le Socialisme)
VII. Les racines
épistémologiques du monisme
1. Le caractère non expérimental du
monisme
La vision du monde de l'Homme est, comme il a déjà été indiqué,
déterministe. L'Homme ne peut pas concevoir l'idée d'un rien absolu
ou de quelque chose issu de rien et remplissant l'univers de
l'extérieur. Le concept humain de l'univers embrasse tout ce qui
existe. Le concept humain du temps ne connaît ni début ni fin du flux
temporel. Tout ce qui est et sera était potentiellement déjà présent
dans quelque chose qui existait auparavant. Ce qui se passe devait
nécessairement se passer. La pleine interprétation de tout événement
conduit à un regressus in infinitum.
Ce déterminisme ininterrompu, qui est le point de départ de tout ce
que font et enseignent les sciences expérimentales de la nature, ne
découle pas de l'expérience : il est a priori 1. Les positivistes logiques
comprennent le caractère aprioriste du déterminisme et, fidèles à leur
empirisme dogmatique, rejettent le déterminisme avec passion. Mais
ils n'ont pas conscience du fait qu'il n'y a absolument aucune base
logique ou empirique au dogme fondamental de leur credo, de leur
interprétation moniste de tous les phénomènes. Ce que montre
l'empirisme des sciences de la nature est un dualisme constitué de
deux sphères dont nous ne savons quasiment rien quant à leurs
relations mutuelles. Il y a d'une part le domaine des événements
extérieurs sur lesquels nos sens nous donnent des informations et
d'autre part le domaine des pensées et des idées invisibles et
intangibles. Si nous ne supposons pas seulement que la faculté de
développer ce qu'on appelle l'esprit était déjà potentiellement inscrite
dans la structure originelle des choses de toute éternité et qu'elle a
porté ses fruits à la suite d'événements que la nature de ces choses
devait nécessairement produire, mais aussi que dans ce processus il
n'y avait rien qui ne puisse être réduit à des événements physiques et
chimiques, alors nous utilisons la déduction à partir d'un théorème
arbitraire. Il n'existe aucune expérience pouvant soutenir ou réfuter
une doctrine de ce genre.
Tout ce que les sciences expérimentales de la nature nous ont
enseigné jusqu'à présent sur le problème du corps et de l'esprit est
qu'il existe un certain lien entre la faculté de penser et d'agir d'un
homme et sa condition physique. Nous savons que des lésions au
cerveau peuvent sérieusement détériorer, voire totalement détruire,
les capacités intellectuelles de l'homme et que la mort, la
désintégration totale des fonctions physiologiques des tissus vivants,
met invariablement fin aux activités de l'esprit pouvant être notées
par les esprits d'autres personnes. Mais nous ne savons rien du
processus qui produit les pensées et les idées dans le corps d'un
homme vivant. Des événements extérieurs presque identiques
affectant l'esprit humain aboutissent à des pensées et à des idées
différentes chez des gens différents ou chez les mêmes gens à des
moments différents.
La physiologie ne dispose d'aucune méthode permettant de traiter de
manière adéquate les phénomènes de la réaction de l'esprit aux
stimuli. Les sciences de la nature sont incapables d'employer leurs
méthodes pour analyser le sens qu'un homme donne à un événement
du monde extérieur ou à ce que veulent dire d'autres personnes. La
philosophie matérialiste de La Mettrie et de Feuerbach ainsi que le
monisme de Haeckel n'appartiennent pas aux sciences de la nature :
ce sont des doctrines métaphysiques cherchant une explication de
quelque chose que les sciences de la nature ne peuvent pas explorer.
Il en va de même des doctrines monistes du positivisme et du
néopositivisme.
Établir ces faits n'a pas pour but de tourner en ridicule les doctrines
du monisme matérialiste et de les qualifier de non sens. Seuls les
positivistes considèrent l'ensemble des spéculations métaphysiques
comme un non sens et rejettent tout type d'apriorisme. Des
philosophes et des scientifiques judicieux ont admis sans réserve que
les sciences de la nature n'ont pas contribué à apporter quoi que ce
soit qui puisse justifier les principes du positivisme et du
matérialisme et que toutes ces écoles de pensée enseignent de la
métaphysique et une branche très insatisfaisante de celle-ci.
Les doctrines qui revendiquent pour leur empirisme l'épithète de
radical ou de pur et qui stigmatisent comme non sens tout ce qui ne
relève pas des sciences de la nature, n'arrivent pas à se rendre compte
que le noyau prétendument empiriste de leur philosophie est
entièrement basé sur la déduction à partir d'une hypothèse injustifiée.
Tout ce que les sciences de la nature peuvent faire est de faire
remonter tous les phénomènes pouvant être – directement ou
indirectement – perçus par les sens humains à un ensemble de
données ultimes. On peut rejeter une interprétation dualiste ou
pluraliste de l'expérience et penser que toutes ces données ultimes
pourraient être rattachées au cours du développement futur de la
connaissance scientifique à une source commune. Mais une telle
hypothèse ne relève pas de la science de la nature expérimentale. Il
s'agit d'une interprétation métaphysique. Et il en est de même pour
l'hypothèse supplémentaire selon laquelle cette source apparaîtra
aussi comme la racine à partir de laquelle tous les phénomènes
mentaux se sont développés.
D'un autre côté toutes les tentatives des philosophes pour démontrer
l'existence d'un être suprême par des méthodes de pensée banales,
que ce soit par le raisonnement aprioriste ou en effectuant des
inférences à partir de certaines quantités observées de phénomènes
visibles et tangibles, ont conduit à une impasse. Mais nous devons
comprendre qu'il est tout aussi impossible de démonter de manière
logique, par les mêmes méthodes philosophiques, l'inexistence de
Dieu ou de rejeter la thèse suivant laquelle Dieu a créé l'X dont
découle tout ce qu'étudient les sciences de la nature, ou l'autre thèse
d'après laquelle les pouvoirs inexplicables de l'esprit humain sont nés
et naissent par le biais d'une intervention divine réitérée au cours des
affaires de l'univers. La doctrine chrétienne selon laquelle Dieu crée
l'âme de chaque individu ne peut pas être réfutée par le raisonnement
discursif de même qu'elle ne peut pas être prouvée de cette manière.
Il n'y a rien dans les brillantes réussites des sciences de la nature ou
dans le raisonnement a priori qui puisse contredire l'Ignorabimus de
Du Bois-Reymond.
Il ne peut y avoir de philosophie scientifique au sens que donnent le
positivisme logique et l'empirisme à l'adjectif « scientifique ».
L'esprit humain, dans sa quête de la connaissance, a recours à la
philosophie et à la théologie précisément parce qu'il recherche une
explication aux problèmes auxquels les sciences de la nature ne
peuvent pas répondre. La philosophie traite des choses qui se situent
au-delà des limites du domaine dans lequel la structure logique de
l'esprit humain permet de déduire quelque chose à partir des exploits
des sciences de la nature.

2. Le cadre historique du positivisme


On ne caractérise pas de manière satisfaisante les problèmes de
l'action humaine en disant que les sciences de la nature n'ont pas
réussi – au moins jusqu'à présent – à fournir quoi que ce soit qui
permette de les résoudre. Une description correcte de la situation
devrait souligner que les sciences de la nature n'ont même pas les
outils intellectuels pour prendre conscience de l'existence de ces
problèmes. Les idées et les causes finales sont des concepts pour
lesquels il n'y a pas de place dans le système et dans la structure des
sciences de la nature. Leur terminologie ne dispose pas des concepts
et des mots qui pourraient donner une direction adéquate dans le
domaine de l'esprit et de l'action. Et tous leurs hauts faits, aussi
merveilleux et bénéfiques qu'ils soient, n'effleurent même pas les
problèmes essentiels de la philosophie auxquelles sont confrontées
les doctrines métaphysiques et religieuses.
Le développement de l'opinion contraire, presque unanimement
acceptée, peut facilement être expliqué. Toutes les doctrines
métaphysiques et religieuses contiennent aussi, en plus de leurs
enseignements moraux et théologiques, des théorèmes intenables sur
les événements naturels et qui, avec le développement progressif des
sciences de la nature, pouvaient être non seulement réfutés mais
souvent tournés en ridicule. Des théologiens et des métaphysiciens
ont obstinément essayé de défendre des thèses qui n'avaient qu'un
lien superficiel avec le cœur de leur message moral et qui
apparaissaient à un esprit scientifique comme des fables et des
mythes totalement absurdes. Le pouvoir séculier des églises
persécuta les scientifiques qui avaient le courage de s'écarter de ces
enseignements. L'histoire des sciences dans l'orbite du christianisme
occidental est une histoire de conflits dans laquelle les doctrines de la
science étaient toujours mieux fondées que celles de la théologie
officielle. Petit à petit, les théologiens durent finalement admettre
dans chaque controverse que leurs adversaires avaient eu raison et
qu'eux-mêmes avaient eu tort. L'exemple le plus spectaculaire d'une
défaite peu glorieuse de ce genre – peut-être pas pour la théologie en
tant que telle, mais certainement pour les théologiens – fut le résultat
des débats concernant l'évolution.
On eut ainsi l'illusion que toutes les questions que la théologie avait
l'habitude de traiter pourraient un jour être entièrement résolues et de
manière irréfutable par les sciences de la nature. De la même façon
que Copernic et Galilée avaient substitué une meilleure théorie des
mouvements célestes aux doctrines intenables soutenues par l'Église,
on attendait des futurs scientifiques qu'ils réussissent à remplacer
toutes les autres doctrines « superstitieuses » par une vérité
« scientifique ». Quand on critique l'épistémologie très naïve de
Comte, Marx et Haeckel, il ne faut pas oublier que leur simplisme
était une réaction aux enseignements encore plus simplistes de ce
qu'on appelle aujourd'hui le fondamentalisme, dogmatisme qu'aucun
théologien avisé n'oserait plus adopter.
Faire référence à ces faits n'excuse en aucun cas, et justifie encore
moins, les simplifications du positivisme contemporain. Cela cherche
juste à apporter une meilleure compréhension de l'environnement
intellectuel dans lequel s'est développé le positivisme et dans lequel
il est devenu populaire. Malheureusement la grossièreté des
fanatiques positivistes est désormais sur le point de provoquer une
réaction qui bloquera sérieusement l'avenir intellectuel de l'humanité.
A nouveau, comme dans les derniers temps de l'empire romain,
diverses sectes idolâtres prospèrent. Il y a le spiritualisme, le vaudou
et d'autres doctrines et pratiques similaires, nombre d'entre elles étant
empruntées aux cultes des tribus primitives. Il y a un renouveau de
l'astrologie. Notre époque n'est pas seulement l'époque de la science.
C'est aussi une époque dans laquelle les superstitions les plus
absurdes trouvent des adeptes crédules.

3. Le cas de sciences de la nature


En raison de ces effets désastreux d'une réaction initialement
excessive contre les produits du positivisme, il est nécessaire de
répéter encore une fois que les méthodes expérimentales des sciences
de la nature sont les seules à convenir pour le traitement des
problèmes sous-jacents. Sans discuter à nouveau des tentatives visant
à discréditer le concept de causalité et de déterminisme, nous devons
souligner que ce qui est erroné dans le positivisme n'est pas ce qu'il
enseigne à propos des méthodes des sciences empiriques de la nature
mais ce qu'il affirme concernant des sujets sur lesquels – jusqu'à
présent du moins – les sciences de la nature n'ont pas réussi à
apporter la moindre information. Le principe positiviste de la
vérifiabilité rectifié par Popper 2 est un principe épistémologique
inattaquable pour les sciences de la nature. Mais il n'a pas de sens
quand on l'applique à ce sur quoi les sciences de la nature ne peuvent
rien nous dire.
Cet essai n'a pas pour but de parler des affirmations d'une
quelconque doctrine métaphysique ou de la métaphysique en tant que
telle. La nature et la structure logique de l'esprit humain étant ce
qu'elles sont, plus d'un homme ne se satisfait pas de l'ignorance sur
un problème donné et n'accepte pas facilement l'agnosticisme auquel
conduit la quête la plus ardente de la connaissance. La métaphysique
et la théologie ne sont pas, comme le prétendent les positivistes, les
produits d'une activité indigne de l'Homo sapiens, les vestiges d'une
ère primitive de l'humanité que les gens civilisés devraient repousser.
Elles sont la manifestation de l'insatiable soif de connaissance de
l'Homme. Peu importe que ce désir d'omniscience puisse ou non être
un jour pleinement satisfait, l'Homme ne cessera jamais de courir
passionnément après lui 3. Ni le positivisme ni aucune autre doctrine
n'est invitée à condamner un principe religieux ou métaphysique qui
ne contredit aucun des enseignements établis de l'a priori et de
l'expérience.

4. Le cas des sciences de l'action humaine


Cet essai ne traite toutefois pas de théologie ou de métaphysique ni
du rejet de ces doctrines par le positivisme. Il porte sur l'attaque du
positivisme contre les sciences de l'action humaine.
La doctrine fondamentale du positivisme est la thèse selon laquelle
les procédures expérimentales des sciences de la nature sont les
seules méthodes applicables à la quête de la connaissance. D'après
les positivistes, les sciences de la nature, totalement absorbées par la
tâche plus urgente de résoudre les problèmes de la physique et de la
chimie, ont par le passé négligé et pourraient également négliger
dans le futur proche de prêter attention aux problèmes de l'action
humaine. Mais, ajoutent-ils, il ne peut y avoir de doute qu'une fois
que les hommes imprégnés d'une attitude scientifique et formés aux
méthodes exactes du travail de laboratoire auront du temps libre pour
se tourner vers l'étude de questions « mineures » comme celles du
comportement humain, ils substitueront une connaissance
authentique de tous ces sujets aux palabres sans valeur actuellement
en vogue. La « science unifiée » résoudra tous les problèmes en
cours et inaugurera une ère bienheureuse « d'ingénierie sociale »
dans laquelle toutes les affaires humaines seront traitées de manière
aussi satisfaisante que celle avec laquelle la technologie moderne
fournit le courant électrique.
Quelques pas plutôt importants sur la voie vers ce résultat, prétendent
les précurseurs les moins prudents de ce credo, ont déjà été faits par
le béhaviorisme (ou la « béhaviorique » [behavioristics] comme
Neurath préfère l'appeler). Ils attirent l'attention sur la découverte des
tropismes et sur les réflexes conditionnés. Progressant plus loin à
l'aide des méthodes qui ont permis ces réussites, la science sera un
jour capable de réaliser toutes les promesses du positivisme. C'est
une présomption vaine de l'Homme de s'imaginer que sa conduite
n'est pas entièrement déterminée par les mêmes réactions qui
déterminent le comportement des plantes et des chiens.
Face à tout ce discours passionné nous devons souligner la dure
réalité : les sciences de la nature n'ont pas d'outil intellectuel pour
étudier les idées et la finalité.
Un positiviste convaincu peut espérer qu'un jour les physiologistes
pourront réussir à décrire dans les termes de la physique et de la
chimie tous les événements conduisant à la production de certains
individus et qu'ils réussiront à modifier leur substance innée au cours
de leur vie. Nous pouvons éviter de poser la question de savoir si une
telle connaissance serait suffisante pour expliquer totalement le
comportement des animaux dans toute situation qu'ils pourraient
rencontrer. Mais on ne peut pas douter qu'elle ne pourrait pas
permettre au chercheur de traiter la façon dont un homme réagit à des
stimulations extérieures. Car cette réaction humaine est déterminée
par des idées, phénomènes dont la description est hors de portée de la
physique, de la chimie et de la physiologie. Il n'y a pas d'explication
dans les termes des sciences de la nature pour désigner ce qui conduit
beaucoup de gens à rester fidèles à la foi religieuse dans laquelle ils
ont été élevés et d'autres à changer de foi, pourquoi certains
rejoignent ou quittent des partis politiques, pourquoi il existe
différentes écoles philosophiques et différentes opinions sur une
multitude de problèmes.

5. Les erreurs du positivisme


Constamment à la recherche d'une amélioration des conditions dans
lesquelles les hommes doivent vivre, les nations de l'Europe
occidentale et de l'Europe centrale ainsi que leurs descendants des
territoires outremer ont réussi à développer ce que l'on appelle – le
plus souvent de façon méprisante – la civilisation bourgeoise
occidentale. Son fondement est le système économique capitaliste,
dont le corollaire est le gouvernement représentatif avec la liberté de
pensée et la communication entre les hommes. Bien que
continuellement sabotée par la folie et la méchanceté des masses
ainsi que par les vestiges idéologiques des modes de pensée pré-
capitalistes, la libre entreprise a radicalement changé le destin de
l'Homme. Elle a réduit les taux de mortalité et allongé la durée de vie
moyenne, multipliant ainsi les chiffres de la population. Elle a, d'une
façon sans précédent, augmenté le niveau de vie de l'homme moyen
dans les nations qui n'ont pas trop sévèrement entravé l'esprit de
propriété des individus entreprenants. Tous les individus, aussi
fanatique que soit leur zèle à dénigrer et à combattre le capitalisme,
lui rendent implicitement hommage en réclamant avec passion les
produits qu'elle fabrique.
La richesse apportée par le capitalisme à l'humanité n'est pas la
réalisation d'une force mythique appelée progrès. Elle n'est pas non
plus celle des sciences de la nature ou l'application de leurs
enseignements au perfectionnement de la technologie et de la
thérapeutique. Aucune amélioration technique ou thérapeutique ne
peut être utilisée en pratique si les moyens matériels nécessaires n'ont
pas été auparavant rendus disponibles par l'épargne et l'accumulation
du capital. La raison pour laquelle on n'a pas rendu accessible à tout
le monde toutes les choses sur lesquelles la technologie donne des
informations quant à leur production et à leur usage, c'est
l'insuffisance de la quantité de capitaux accumulés. Ce qui a
transformé la situation stagnante du bon vieux temps en l'activité du
capitalisme, ce ne furent pas les changements rencontrés dans les
sciences de la nature et dans la technologie mais l'adoption du
principe de la libre entreprise. Le grand mouvement idéologique qui
partit de la Renaissance, continua par les Lumières et culmina au
XIXe siècle avec le libéralisme 4 a produit à la fois le capitalisme –
l'économie de marché libre – et son corollaire politique – ou comme
les marxistes ont l'habitude de dire sa « superstructure » politique –
le gouvernement représentatif et les droits civiques des individus :
liberté de conscience, de pensée, de parole et de tous les autres
moyens de communication. Ce fut dans le climat créé par ce système
capitaliste de l'individualisme que toutes les grandes réalisations
intellectuelles modernes se sont faites. Jamais auparavant l'humanité
n'avait vécu dans des conditions comparables à celles de la seconde
moitié du XIXe siècle, moment où l'on pouvait librement discuter
dans les pays civilisés des plus grands problèmes de la philosophie,
de la religion et de la science sans crainte de représailles de la part
des pouvoirs en place. C'était une époque de différences d'opinion
productives et salutaires.
Un contre-mouvement se développa, mais pas à partir d'un
renouveau des funestes forces discréditées qui avaient entraîné
l'uniformité par le passé. Il survint du complexe autoritaire et
dictatorial profondément inscrit dans les âmes de bon nombre de
personnes bénéficiant des fruits de la liberté et de l'individualisme
sans avoir contribué en quoi que ce soit à leur développement et à
leur aboutissement. Les masses n'aiment pas ceux qui les dépassent
dans un domaine donné. L'homme moyen envie et déteste ceux qui
sont différents.
Ce qui pousse les masses dans le camp du socialisme, c'est, plus
encore que l'illusion que le socialisme les rendra plus riche, l'espoir
qu'il fera plier tous ceux qui sont meilleurs qu'elles-mêmes. Le trait
caractéristique de tous les plans utopiques depuis ceux de Platon
jusqu'à ceux de Marx est la pétrification rigide de toutes les
conditions humaines. Une fois atteint l'état « parfait » des affaires
sociales, aucun nouveau changement ne devra plus être toléré. Il n'y
aura plus de place pour les innovateurs et les réformateurs.
Dans la sphère intellectuelle la défense de cette tyrannie intolérante
est représentée par le positivisme. Son champion, Auguste Comte,
n'a pas contribué en quoi que ce soit au progrès de la connaissance. Il
a simplement établi le projet d'un ordre social dans lequel, au nom du
progrès, de la science et de l'humanité, tout écart vis-à-vis de ses
propres idées devait être interdit.
Les héritiers intellectuels de Comte sont les positivistes
contemporains. Comme Comte lui-même, ces avocats de la « science
unifiée », du panphysicalisme, du « positivisme logique » ou
« empirique » et de la philosophie « scientifique » n'ont pas contribué
eux-mêmes au progrès des sciences de la nature. Les futurs historiens
de la physique, de la chimie, de la biologie et de la physiologie
n'auront pas à mentionner leurs noms et leurs travaux. Tout ce que la
« science unifiée » a apporté fut de recommander la suppression des
méthodes pratiquées par les sciences de l'action humaine et leur
remplacement par celles des sciences expérimentales de la nature.
Elle n'est pas remarquable par ce qu'elle a apporté mais uniquement
pour ce qu'elle a voulut voir interdit. Ses protagonistes sont les
champions de l'intolérance et d'un dogmatisme étroit.
Les historiens doivent comprendre les conditions politiques,
économiques et intellectuelles qui ont conduit au positivisme, ancien
et nouveau. Mais l'intuition historique spécifique permettant de
comprendre le milieu dans lequel des idées se sont développées ne
peut ni justifier ni repousser les enseignements d'une école de pensée.
Il revient à l'épistémologie de démasquer les erreurs du positivisme
et de les réfuter.

Notes
1. « La science est déterministe ; elle l'est a priori; elle postule le
déterminisme, parce que sans lui elle ne pourrait être. » Henri
Poincaré, Dernières pensées (Paris, 1913), p. 244.
2. Voir ci-dessus, p. 69.
3. « L'homme fait de la métaphysique comme il respire, sans le
vouloir et surtout sans s'en douter la plupart du temps. » E.
Meyerson, De l'explication dans les sciences(Paris, 1927), p. 20.
4. Le terme libéralisme tel qu'il est employé dans cet essai doit être
compris dans sa connotation classique du dix-neuvième siècle et non
dans le sens qu'il a actuellement aux États-Unis, où il veut dire le
contraire de tout ce qu'il avait l'habitude de signifier au dix-neuvième
siècle.
VIII. Le positivisme et la crise
de la civilisation occidentale
1. Le contresens sur l'univers
La façon dont la philosophie du positivisme logique présente
l'univers est défectueuse. Elle ne comprend que ce qui peut être
reconnu par les méthodes expérimentales des sciences de la nature.
Elle ignore l'esprit humain ainsi que l'action humaine.
Il est habituel de justifier cette procédure en soulignant que l'Homme
n'est qu'un tout petit grain dans l'immensité de l'univers et que toute
l'histoire de l'humanité n'est qu'un épisode fugace dans le flux
temporel infini de l'éternité. Cependant l'importance et la
signification d'un phénomène défient toute appréciation purement
quantitative. La place de l'Homme dans la partie de l'univers sur
laquelle nous pouvons apprendre quelque chose est certainement très
modeste. Mais autant que nous puissions le voir, le fait fondamental
de l'univers est d'être divisé en deux domaines que nous pouvons
appeler – en employant des termes suggérés par certains philosophes,
mais sans reprendre leur connotation métaphysique – res extensa, la
réalité factuelle du monde extérieur, et res cogitans, le pouvoir qu'à
l'Homme de penser. Nous ne savons pas comment les relations
mutuelles entre ces deux sphères pourraient apparaître à une
intelligence surhumaine. Pour l'Homme leur distinction est
obligatoire. C'est peut-être uniquement l'insuffisance de nos capacités
mentales qui nous empêche de reconnaître l'homogénéité de
substance de ce qui nous apparaît comme l'esprit ou comme la
matière. Mais aucun palabre sur la « science unifiée » ne pourra
transformer de manière certaine le caractère métaphysique du
monisme en théorème irréfutable de la connaissance par l'expérience.
L'esprit humain ne peut pas s'empêcher de faire une distinction entre
deux domaines de la réalité : son propre domaine et celui des
événements extérieurs. Il ne faut pas reléguer les manifestations de
l'esprit à un rang inférieur car c'est uniquement l'esprit qui permet à
l'Homme de connaître ou de produire une représentation mentale de
ce qui est.
La vision du monde du positivisme déforme l'expérience
fondamentale de l'humanité, pour laquelle le pouvoir de percevoir, de
penser et d'agir est un fait ultime clairement distinct de tout ce qui se
passe en dehors de l'intervention de l'action humaine délibérée. Il est
vain de parler d'expérience sans faire référence au facteur qui permet
à l'Homme de connaître l'expérience.

2. Le contresens sur la condition humaine


D'après toutes les variantes du positivisme, le rôle éminent joué par
l'Homme sur terre est l'effet de son progrès dans la connaissance des
interconnexions entre les phénomènes naturels – c'est-à-dire non
spécifiquement mentaux et volontaires – et de son application à la
technique et à la thérapeutique. La civilisation industrielle moderne,
la spectaculaire richesse qu'elle a engendrée et l'accroissement sans
précédent des chiffres de la population qu'elle a rendu possible sont
les fruits du progrès continuel des sciences expérimentales de la
nature. Le facteur principal pour améliorer le sort de l'humanité est la
science, c'est-à-dire, dans la terminologie positiviste, les sciences de
la nature. Dans le contexte de cette philosophie, la société apparaît
comme une gigantesque usine et tous les problèmes sociaux comme
des problèmes techniques à résoudre par le biais de « l'ingénierie
sociale ». Ce qui manque, par exemple, aux pays dits sous-
développés est, à la lumière de cette doctrine, le « savoir-faire » et
une familiarité suffisante avec la technologie scientifique.
Il est difficile de faire un plus gros contresens sur l'histoire de
l'humanité. Le fait fondamental qui a permis à l'homme d'élever son
espèce au-dessus du niveau des bêtes et des horreurs de la
concurrence biologique fut la découverte du principe de la plus
grande productivité de la coopération dans un système de la division
du travail, grand principe universel de la production. Ce qui a
amélioré et améliore encore la fécondité des efforts humains, c'est
l'accumulation progressive des biens du capital sans lesquels aucune
innovation technologique n'aurait pu être utilisée en pratique. Aucun
calcul technique ne serait possible dans un environnement
n'employant pas de moyen d'échange généralisé, de monnaie.
L'industrialisation moderne, l'utilisation pratique des découvertes des
sciences de la nature, est intellectuellement conditionnée par le
fonctionnement d'une économie de marché dans laquelle il existe des
prix, exprimés en monnaie, pour les facteurs de production, donnant
ainsi l'occasion à l'ingénieur de comparer les coûts et les recettes à
attendre de divers projets concurrents. La quantification de la
physique et de la chimie serait inutile pour la planification technique
s'il n'y avait pas de calcul économique 1. Ce qui manque aux pays
sous-développés, ce n'est pas la connaissance, mais le capital 2.
La popularité et le prestige dont jouissent les méthodes
expérimentales des sciences de la nature à notre époque et l'octroi de
fonds généreux pour la conduite de recherches de laboratoire sont
des phénomènes concomitants de l'accumulation progressive du
capital dans le cadre du capitalisme. Ce qui transforma petit à petit le
monde des voitures tirées par des chevaux, des bateaux à voile et des
moulins à vent en un monde d'avions et d'électronique, ce fut le
principe laissez-fairiste du manchesterisme. Une forte épargne,
continuellement à la recherche des occasions d'investissement les
plus profitables, fournit les ressources nécessaires pour rendre les
découvertes des physiciens et des chimistes utilisables pour
l'amélioration des activités industrielles. Ce qu'on appelle le progrès
économique, c'est l'effet conjoint des activités de trois groupes – ou
classes – favorables au progrès, à savoir les épargnants, les
inventeurs-scientifiques, et les entrepreneurs, travaillant au sein d'une
économie de marché dans la mesure où cette dernière n'est pas
sabotée par les tentatives de la majorité défavorable au progrès des
adeptes de la routine et par les politiques publiques qu'ils
soutiennent.
Ce qui a donné naissance à toutes les réalisations techniques et
thérapeutiques qui caractérisent notre époque, ce n'était pas la
science mais le système social et politique du capitalisme. Ce n'est
qu'avec la formidable accumulation de capital que
l'expérimentalisme put passer de passe-temps de génies comme
Archimède et Léonard de Vinci en une poursuite systématique et
bien organisée de la connaissance. Le goût tant décrié de la propriété
des promoteurs et des spéculateurs avait pour but d'appliquer les
résultats de la recherche scientifique à l'amélioration du niveau de vie
des masses. Dans l'environnement idéologique de notre époque qui,
poussée par une haine fanatique des « bourgeois », désire ardemment
substituer le principe du « service » au principe du « profit »,
l'innovation technique est de plus en plus orientée vers la fabrication
d'instruments de guerre et de destruction efficaces.
Les activités de recherche des sciences expérimentales de la nature
sont en elles-mêmes neutres vis-à-vis de toute question
philosophique et politique. Mais elles ne peuvent prospérer et
devenir bénéfiques pour l'humanité que là où prévaut une philosophie
sociale de l'individualisme et de la liberté.
En insistant sur le fait que les sciences de la nature doivent toutes
leurs réalisations à l'expérience, le positivisme ne faisait que répéter
un truisme que plus personne ne remettait en cause depuis la mort de
la Naturphilosophie, et il ouvrit la voie aux forces qui étaient en train
de saper les fondements de la civilisation occidentale.

3. Le culte de la science
Le trait caractéristique de la civilisation occidentale, ce ne sont pas
ses réalisations scientifiques et leur application au service de
l'amélioration du niveau de vie des gens et de l'allongement de la
durée de vie moyenne. Il s'agit simplement de l'effet de la mise en
œuvre d'un ordre social dans lequel, par le biais du système de pertes
et profits, les membres les plus éminents de la société sont poussés à
servir du mieux qu'ils peuvent le bien-être des masses de gens moins
doués. Ce qui rapporte dans un cadre capitaliste, c'est de satisfaire
l'homme ordinaire, le client. Plus nombreux sont ceux que vous
parvenez à satisfaire, mieux c'est pour vous 3.
Ce système n'est certainement ni idéal ni parfait. La perfection
n'existe pas dans les affaires humaines. La seule possibilité
alternative est le système totalitaire, dans lequel un groupe de
directeurs détermine au nom d'une entité fictive, la « société », le sort
de tout le monde. Il est en fait paradoxal que les plans visant à
instaurer un système qui, en réglementant entièrement la conduite de
chaque être humain, annihilerait la liberté de l'individu furent appelés
culte de la science. Saint-Simon usurpa le prestige de la loi de
gravitation de Newton pour cacher son formidable totalitarisme et
son disciple Comte prétendait agir comme porte-parole de la science
quand il interdit, en les qualifiant de vaines et d'inutiles, certaines
études astronomiques qui allaient peu de temps après produire
certains des résultats scientifiques les plus remarquables du
XIXe siècle. Marx et Engels s'arrogèrent l'étiquette « scientifique »
pour désigner leurs plans socialistes. Le préjugé et les activités
socialistes ou communistes des plus grands champions du
positivisme logique et de la « science unifiée » sont bien connus.
L'histoire de la science est le récit des réalisations d'individus
travaillant de manière isolée et qui, très souvent, ne rencontraient que
l'indifférence ou même l'hostilité de la part de leurs contemporains.
Vous ne pouvez pas écrire une histoire des sciences « sans noms ».
Ce qui compte, c'est l'individu, pas le « travail d'équipe ». On ne peut
pas « organiser » ou « institutionnaliser » l'émergence d'idées
nouvelles. Une nouvelle idée est précisément une idée qui n'était pas
venue à l'esprit de ceux qui avaient construit le cadre organisationnel,
qui défie leurs plans et qui peut contrecarrer leurs intentions.
Planifier les actions des autres veut dire les empêcher de planifier
eux-mêmes, les priver de leur qualité essentiellement humaine, les
réduire en esclavage.
La grande crise de notre civilisation résulte de cet enthousiasme en
faveur de la planification intégrale. Il y a toujours eu des gens prêts à
restreindre le droit et le pouvoir de leurs concitoyens quant au choix
de leur propre conduite. L'homme ordinaire regarde toujours de
travers ceux qui lui font de l'ombre sur un point particulier et il
préconise la conformité, la Gleichschaltung. Ce qui est nouveau et
qui caractérise notre époque, c'est que les avocats de l'uniformité et
du conformisme proclament leurs revendications au nom de la
science.

4. Le soutien épistémologique au
totalitarisme
Chaque pas sur le chemin de la substitution de modes de production
plus efficaces aux méthodes obsolètes des temps pré-capitalistes a
rencontré une hostilité fanatique de la part de ceux dont les intérêts
étaient touchés à court terme par l'innovation. L'intérêt foncier des
aristocrates était tout aussi désireux de préserver le système
économique de l'ancien régime que les travailleurs insurgés qui
détruisaient les machines et démolissaient les usines. Mais la cause
de l'innovation avait le soutien de la nouvelle science de l'économie
politique, alors que la cause des méthodes de production obsolètes
n'avait pas de base idéologique défendable.
Comme toutes les tentatives faites pour empêcher l'évolution du
système de l'usine et de ses réalisations avaient échoué, l'idée
syndicaliste commença à prendre tournure. Écartez l'entrepreneur, ce
parasite paresseux et inutile et donnez tous les bénéfices – la
« totalité du produit du travail » – aux hommes qui les ont créés par
leur labeur ! Mais même les ennemis les plus sectaires des nouvelles
méthodes industrielles ne pouvaient pas ne pas comprendre
l'insuffisance de ces projets. Le syndicalisme demeura la philosophie
des foules illettrées et ne reçut l'approbation d'intellectuels que bien
plus tard sous la forme du socialisme de guilde britannique, du stato
corporativo du fascisme italien ainsi que de « l'économie du travail »
et des politiques des syndicats ouvriers au XXe siècle 4.
Le grand moyen anticapitaliste était le socialisme, pas le
syndicalisme. Mais il y avait quelque chose qui embarrassait les
partis socialistes dès les débuts de leur propagande : leur incapacité à
réfuter la critique que leurs projets rencontraient de la part de
l'économie. Parfaitement conscients de son impuissance à cet égard,
Karl Marx eut recours à un subterfuge. Lui et ses successeurs, jusqu'à
ceux qui qualifient leurs doctrines de « sociologie de la
connaissance », essayèrent de discréditer l'économie par leur faux
concept d'idéologie. D'après les marxistes, dans une « société de
classe » les hommes sont intrinsèquement incapables de concevoir
des théories donnant une description substantiellement exacte de la
réalité. Les pensées d'un homme sont nécessairement polluées par
une « idéologie ». Une idéologie, au sens marxiste du terme, est une
fausse doctrine qui, cependant et précisément en raison de sa
fausseté, sert les intérêts de la classe dont provient son auteur. Il n'est
pas nécessaire de répondre à une quelconque critique des plans
socialistes. Il est parfaitement suffisant de démasquer l'origine non
prolétarienne de son auteur 5.
Ce polylogisme marxiste est la philosophie et l'épistémologie de
notre époque. Il vise à rendre la doctrine marxiste inattaquable, car
elle définit implicitement la vérité comme un accord avec le
marxisme. Un adversaire du marxisme a nécessairement toujours tort
en raison du fait même qu'il est un adversaire. Si le dissident est
d'origine prolétarienne, c'est un traître ; s'il appartient à une autre
« classe », c'est un ennemi de « la classe qui tient l'avenir entre ses
mains » 6.
Le sortilège de cette ruse marxiste spécieuse était et est si fort que
même ceux qui étudient l'histoire des idées n'ont pendant longtemps
pas compris que le positivisme, dans le sillage de Comte, proposait
un autre expédient pour discréditer l'économie dans sa totalité sans
entreprendre la moindre analyse critique de son argumentaire. Pour
les positivistes l'économie n'est pas une science parce qu'elle n'a pas
recours aux méthodes expérimentales des sciences de la nature. Ainsi
Comte et ceux de ses successeurs qui prêchaient l'État total sous
l'étiquette de la sociologie purent qualifier l'économie de non sens
métaphysique et furent exemptés de la nécessité de réfuter ses
enseignements par le raisonnement discursif. Quand le révisionnisme
de Bernstein affaiblit pour un temps le prestige populaire de
l'orthodoxie marxiste, certains jeunes membres des partis marxistes
commencèrent à chercher dans les écrits d'Avenarius et de Mach une
justification philosophique au credo socialiste. Cet écart par rapport à
la droite ligne du matérialisme dialectique fut considéré comme un
sacrilège par les gardiens intransigeants de la doctrine pure. La
contribution la plus volumineuse de Lénine à la littérature socialiste
est une attaque enflammée contre la « philosophie de la classe
moyenne » de l'empiriocriticisme et de ses adeptes dans les rangs des
partis socialistes 7. Dans le ghetto spirituel où Lénine s'était enfermé
durant toute sa vie, il ne pouvait pas prendre conscience du fait que
la doctrine de l'idéologie marxiste avait perdu son pouvoir de
persuasion dans les cercles des spécialistes des sciences de la nature
et que le panphysicalisme positiviste lui aurait rendu de meilleurs
services dans ses campagnes visant à calomnier la science
économique aux yeux des mathématiciens, des physiciens et des
biologistes. Toutefois, quelques années plus tard, Otto Neurath
incorpora dans le monisme méthodologique de la « science unifiée »
son aspect anticapitaliste marqué et convertit le néopositivisme en
auxiliaire du socialisme et du communisme. Aujourd'hui les deux
doctrines, polylogisme marxiste et positivisme, luttent amicalement
ensemble en offrant un soutien théorique à la « gauche ». Pour les
philosophes, mathématiciens et biologistes il y a la doctrine
ésotérique du positivisme logique ou empirique, tandis que les
masses moins sophistiquées sont encore nourries avec une variante
confuse du matérialisme dialectique.
Même si, pour les besoins du raisonnement, nous devions assumer
que le rejet de l'économie par le panphysicalisme n'était motivé que
par des considérations logiques et épistémologiques et que ni le
préjugé politique ni l'envie à l'encontre de personnes ayant des
salaires plus élevés ou une richesse plus grande ne jouaient le
moindre rôle dans cette affaire, nous ne pourrions pas passer sous
silence le fait que les champions de l'empirisme radical refusent
obstinément d'accorder la moindre attention aux enseignements de
l'expérience quotidienne qui contredisent leurs préférences
socialistes. Ils ne se contentent pas de négliger l'échec de toutes les
« expériences » des entreprises nationalisées dans les pays
occidentaux. Ils ne se soucient pas un instant du fait indiscutable que
le niveau de vie moyen est incomparablement plus élevé dans les
pays capitalistes que dans les pays communistes. Si l'on insiste, ils
essaient de mettre cette « expérience » de côté en l'interprétant
comme une conséquence de prétendues machinations
anticommunistes des capitalistes 8. Quoi que l'on puisse penser de
cette piètre excuse, on ne peut pas nier qu'elle revient à une
répudiation spectaculaire du principe même qui considère
l'expérience comme la seule source de connaissance. Car d'après ce
principe il n'est pas permis de faire disparaître un fait d'expérience en
en appelant à quelques réflexions prétendument théoriques.

5. Les conséquences
Ce qui est remarquable dans la situation idéologique contemporaine,
c'est que les doctrines politiques les plus populaires visent au
totalitarisme, abolition totale de la liberté de choix et d'action
individuelle. Tout aussi remarquable est le fait que les défenseurs les
plus sectaires d'un tel système de conformisme se qualifient de
scientifiques, de logiciens et de philosophes.
Bien entendu ce n'est pas un phénomène nouveau. Platon, qui, plus
encore qu'Aristote, fut pendant des siècles le maestro di color che
sanno, avait élaboré un plan totalitaire dont le radicalisme ne fut
dépassé qu'au XIXe siècle avec les projets de Comte et de Marx.
C'est un fait que beaucoup de philosophes sont parfaitement
intolérants vis-à-vis de tout dissident et veulent que l'appareil de
police du gouvernement empêche toute critique de leurs idées.
Quand le principe empiriste du positivisme logique se réfère aux
méthodes expérimentales des sciences de la nature, il ne fait
qu'affirmer ce que personne ne met en doute. Quand il rejette les
principes épistémologiques des sciences de l'action humaine, il n'a
pas seulement totalement tort. Il sape aussi délibérément et en toute
connaissance de cause les fondements intellectuels de la civilisation
occidentale.

Notes
1. Sur les problèmes du calcul économique voir Mises, Human
Action, pp. 201-232 et 691-711. (Traduction française : L'Action
humaine)
2. Ceci répond également à la question souvent posée de savoir
pourquoi les anciens grecs n'avaient pas construit de machines à
vapeur alors qu'ils avaient les connaissances théoriques requises en
physique. Ils n'imaginaient pas l'importance primordiale de l'épargne
et de l'accumulation du capital.
3. « La civilisation moderne, presque toute la civilisation, est basée
sur le principe de rendre les choses plaisantes à ceux qui contentent
le marché et déplaisantes à ceux qui n'y parviennent pas. » Edwin
Cannan, An Economist's Protest (Londres, 1928), pp. vi et suivantes.
4. Voir Mises, Human Action (Traduction française : L'Action
humaine), pp. 808-816.
5. Ibid., pp. 72-91.
6. Le Manifeste communiste, I.
7. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme (publié pour la première
fois en russe, 1908).
8. Voir Mises, Le Chaos du planisme (1947), pp. 80-87. (Repris en
version anglaise dans Socialism [nouvelle édition, Yale University
Press, 1951], pp. 582-89.)

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