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VINGT SIÈCLES DE CHRISTIANISME

Sommaire

I. L'Eglise des origines

1. L'annonce du salut en Jésus mort et ressuscité et reconnu Christ et Seigneur


2. La rupture avec la synagogue
3. Vers de nouvelles écritures, de l'Evangile aux évangiles
4. Organiser une communauté perpétuant le Christ et animée par l'Esprit
Les Douze
Les charismes
Les charismes institutionnels
La question du sacerdoce
5. L'Eglise naissante et la société
6. L'Eglise naissante et le pouvoir politique. Pourquoi les persécutions ?
7. La génération d'Ignace et de Polycarpe, les derniers disciples des Apôtres

II. Le temps des Pères de l'Eglise

1. Le temps des martyrs


2. Emergence d'un clergé et reconstitution d'un sacerdoce
3. Invention et organisation du monachisme
4. La crise arienne
5. L'Eglise dans un empire chrétien. Lumières et ombres
De la liberté aux privilèges et à l'intolérance
Ambroise et Théodose. Thessalonique et Kallinikon
La tentation du césaropapisme
6. Formation des patriarcats et consolidation du primat de l'évêque de Rome
7. Les débats doctrinaux du cinquième siècle
Pélagianisme. Nestorianisme. Monophysisme
8. Au-delà des frontières
Au-delà des frontières orientales de l'Empire romain
Les Barbares d'occident
La reprise de la mission extérieure en occident : Grégoire le Grand

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III L'Eglise au Moyen Age

1. Les conséquences de la conquête arabo-musulmane


Les chrétiens sous domination musulmane
Rétrécissement et fragmentation du monde chrétien
Un mauvais exemple ? Conquête et reconquête, djihad et croisade
Les chemins détournés de la culture
2. La renaissance carolingienne
L'effort de Charlemagne et d'Alcuin
En Orient : la crise iconoclaste et la victoire des images
3. Les nouvelles nations chrétiennes de l'an mille
Le génie trahi de Cyrille et Méthode
La poursuite de l'évangélisation
4 Orient et Occident. La rupture de 1054
5. l'Eglise d'occident dans le piège de la féodalité. La réforme "grégorienne" (11ème et 12ème
siècles)
L'essor de Cluny
La réforme "grégorienne"
Un second renouveau monastique
6. Les croisades
7. Le siècle de saint Dominique, saint François et saint Louis
Face à la violence des armes, la trêve de Dieu
Face à la nouvelle richesse urbaine : de Pierre Valdès à François d'Assise
Face à l'hérésie : de saint Dominique à l'Inquisition
Construire une culture chrétienne
8. Après 1300 : déclin de la chrétienté médiévale ?
Vers l'autonomie du pouvoir temporel
Les vicissitudes de la papauté. Avignon. Le grand schisme
Les épreuves de l'Orient chrétien
Les nouveautés de la philosophie et de la dévotion
Le besoin de réformes

IV. L'Eglise au siècle des Réformes

1. Des conditions nouvelles pour la vie de l'Eglise


Constantinople aux mains des Turcs

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L'imprimerie et l'essor de l'humanisme
1492. L'achèvement de la Reconquête espagnole
1492. L'ouverture sur de nouveaux mondes
2. Réformer l'Eglise ?
Premières tentatives : John Wycliffe et Jan Hus
De la pénitence publique ancienne aux indulgences modernes
La crise de la fonction papale
Savonarole
3. 1517-1521 : l'échec de Luther
En France : le groupe de Meaux
4. Les nouveaux mondes : conquête et mission
Les conversions de Bartolomé de Las Casas
5. L'expansion de la Réforme protestante
Les Eglises luthériennes
Calvin et le Protestantisme calviniste
Le paradoxe anglican
Les groupes minoritaires
6. Face à la pression turque
7. La Réforme catholique
Avant le Concile
L'oeuvre du Concile de Trente
Après le Concile
8. Les chrétiens orientaux au 16ème siècle
Constantinople
Moscou
La première Eglise "uniate"
9. Violence et guerres de religion
La violence de religion contre les personnes
Les conflits en Allemagne et la paix d'Augsbourg
Les Pays-Bas : de la répression militaire à la division territoriale
La France : guerres de religion; paix précaires, et massacres

V L'Eglise de la Contre-Réforme aux Lumières

1. Lumières et ombres de la Contre-Réforme catholique


L'art baroque
Une bonne préparation du clergé
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L'Ecole française de spiritualité
Saint Vincent de Paul
La "propagation de la foi"
L'affaire Galilée
2. "Cuius regio eius religio"
En Allemagne
En Angleterre
Aux Pays-Bas
3. L'Eglise dans la monarchie absolue en France
La destruction du protestantisme politique
La première crise janséniste
La crise gallicane
Richard Simon et l'exégèse critique de la Bible
La révocation de l'Edit de Nantes
La seconde crise janséniste
Essai de bilan
4. L'Eglise et les civilisations d'Outre-mer
Essor et martyre du christianisme japonais
La Chine, de Matteo Ricci à la querelle des rites
L'installation du christianisme en Amérique du Nord
L'Amérique espagnole et portugaise
5. La pression ottomane
La menace militaire
Les orthodoxes sous le joug turc
Le Proche-Orient et les marges de l'Empire ottoman
6. L'orthodoxie russe
7. La montée des Lumières
Contre l'intolérance
Science, raison et rationalisme
La destruction des jésuites
8. Le 18ème siècle, un grand siècle religieux ?
Dans le catholicisme
Dans le protestantisme. Les mouvements de réveil. John Wesley
9. Le choc de la Révolution française

VI. L'Eglise des lendemains de la Révolution à Vatican II


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1. Le Concordat et ses suites
Le Concordat
L'application du Concordat
Les protestants et les juifs
2. Les Eglises face aux défis du 19ème siècle
3. Face à la montée des libertés
4. Face aux conquêtes de la raison scientifique
L'explication du monde et l'origine de l'humanité
La critique textuelle se saisit de la Bible
5. Face à la question sociale
6. Aux dimensions du monde entier
7. Face aux anticléricalismes
8. Le destin des Eglises orientales
L'Eglise russe
Dans le démantèlement de l'Empire ottoman
Les orientaux unis à Rome
9. La première guerre mondiale
10. Le mouvement oecuménique
11. Face aux totalitarismes
12. La marche vers Vatican II

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VINGT SIÈCLES DE CHRISTIANISME

Ce survol de vingt siècles de christianisme a été rédigé à l'origine dans le cadre d’une petite
fraternité œcuménique nommée Maintenant, en complément d'un travail à plusieurs voix portant sur
le Catéchisme de l'Eglise catholique. Que venait-il faire là ? Car ce catéchisme présente la foi, les
sacrements, la vie et la prière du chrétien en eux-mêmes aujourd'hui, hors de toute perspective histo-
rique.
C'est précisément ce caractère intemporel qui appelait un complément. Le christianisme n'est
pas une doctrine désincarnée, il est d'abord un événement qui pour les croyants porte un nom : Jésus,
fils de Marie, mort et ressuscité au sein du peuple juif au temps de l'empereur Tibère, Christ et Sei-
gneur pour le reste de l'histoire et pour l'éternité ; et il est ce même événement continué dans ce corps
du Christ que ne cessent d'être au long des siècles l'Eglise et les chrétiens qu'elle rassemble, bon
grain et ivraie mêlés jusqu'à la fin des temps.
La doctrine elle-même, dans l'expression qu'elle reçoit en chaque époque, dans les formes
changeantes de son approfondissement et parfois de ses déviations, la doctrine a une histoire, et ce
que professent nos Eglises aujourd'hui vient de là. Si l'événement est bien, comme le pensait Pascal,
un maître que Dieu nous envoie de sa main, il importe ici de mettre devant nos yeux notre histoire,
de suivre les détours qu'elle a pris, de reconnaître autant que possible les impasses où elle s'est four-
voyée et les défis qu'elle a relevés, de chercher comment l'Esprit Saint a préservé et fait progresser
l'essentiel.
Il ne pouvait être question, en six fascicules comme celui-ci (un par an six années de suite),
de présenter l'histoire de vingt siècles de christianisme sous toutes ses faces. Il existe pour cela de
bons ouvrages, rédigés par d'éminents historiens professionnels. Je signale en particulier : Jean
COMBY, Pour lire l'Histoire de l'Eglise, Paris 1984, Editions du Cerf. Le premier des deux tomes,
Des origines au 15ème siècle, offre pour 99 F. un aperçu très lisible, sans langue de bois sur les pro-
blèmes délicats, offrant à qui veut aller plus loin des propositions de lectures complémentaires.
On a préféré prendre successivement dans la lumière du projecteur un nombre limité d'évé-
nements, d'évolutions, de débats, dont les enjeux ont paru importants et significatifs aux simples
chrétiens que nous sommes. Le texte a été rédigé par un catholique, mais il porte la trace de la parti-
cipation d’amis orthodoxes et protestants aux échanges.

I. L'ÉGLISE DES ORIGINES

1. L'annonce du salut en Jésus mort et ressuscité, reconnu Christ et Seigneur.

Au matin de la fête juive de la Pentecôte d'une année qui est probablement l'an 30 de notre
ère, la première manifestation publique de l'Eglise fut celle-ci, selon les Actes des Apôtres : Pierre
s'adressa à une foule de juifs pieux qu'avait attirés un bruit insolite - comme un violent coup de vent -
et qu'avait retenus l'étonnement d'entendre ceux qui sortaient de la maison ainsi ébranlée parler dans
toutes les langues possibles. Que leur disait-il ?
"Jésus, cet homme que Dieu avait accrédité auprès de vous en opérant par lui des miracles,
des prodiges et des signes .., vous l'avez livré et supprimé en le faisant crucifier par la main des im-
pies ; mais Dieu l'a ressuscité (littéralement : l'a fait se relever, l'a remis debout) en le délivrant des
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douleurs de la mort .. Dieu l'a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous aviez crucifié." Et à la
question "Que devons-nous faire ?", Pierre répond : "Convertissez-vous ; que chacun reçoive le bap-
tême au nom de Jésus Christ pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint Esprit ..
Sauvez-vous de cette génération dévoyée." (Actes, 2, 22 .. 40)
Annonce de la résurrection, par laquelle Dieu manifeste que Jésus est revêtu de la Souverai-
neté et est le Messie attendu ("christ" en grec est l'équivalent de "messie" en hébreu ; les deux mots
signifient "consacré par une onction"), invitation à recevoir le salut par la conversion et la baptême
au nom de Jésus, voilà le premier message.
Certes, Luc n'était pas là, et il n'a écrit ce texte que plusieurs décennies plus tard, d'après des
témoignages. Mais le même message est présent dès le plus ancien livre du Nouveau Testament, la
première lettre de Paul aux Thessaloniciens : "Nous croyons que Jésus est mort et qu'il est ressuscité"
(4,14), "Dieu ne nous a pas destinés à subir sa colère, mais à posséder le salut par notre Seigneur
Jésus Christ, mort pour nous afin que ... nous vivions unis à lui" (5,9-10).
Cette annonce du salut en et par Jésus, le Christ Seigneur, mort et ressuscité, c'est ce qu'on
appelle souvent le "kérygme", d'un mot grec habituellement appliqué à la vie politique ou internatio-
nale des cités, et qui signifie "proclamation officielle, par la voix du héraut". On annonce ainsi la
paix ou la guerre, la convocation à une assemblée, etc. Le missionnaire chrétien est le héraut du
Christ et du salut.
Selon les Actes des Apôtres, ce sera d'abord le cas de Pierre, de Jean, d'Etienne, auprès des
juifs à Jérusalem (chapitres 2 à 7), puis de Pierre encore et du diacre Philippe ailleurs en Palestine, y
compris auprès de païens et de Samaritains (8 à 11). Ce sera le cas ensuite de Barnabé, de Paul et
d'autres à travers le monde païen, en Syrie, à Chypre, en Asie mineure (la Turquie d'aujourd'hui), en
Grèce, et jusqu'à Rome où Paul finira par arriver (11 à 28).
Parallèlement à cette proclamation, le récit des Actes mentionne des misions qui poussent les
disciples toujours plus loin de leur monde mental et géographique d'origine (8,26 ; 10,11-16 ; 16,9 ;
23,11 etc.) et des guérisons qui accompagnent leur prédication (3,2-8 ; 5,15 ; 9,34 et 40 ; 19,11 ;
28,8-9 etc.). Ces événements exceptionnels sont là comme des signes que l'Esprit est à l'oeuvre, qu'il
anime et authentifie l'activité apostolique.
Mais les persécutions et les échecs, de caractère certes beaucoup moins miraculeux, contri-
buent aussi à l'expansion de la nouvelle Voie de salut, et la force de l'Esprit s'y manifeste tout autant :
la persécution qui a lapidé Etienne amène ses compagnons "hellénistes" (juifs de langue grecque de-
venus chrétiens) à se disperser en Palestine et en Syrie et à y répandre la Parole ; lorsque Paul est
chassé de Philippes, il passe à Thessalonique, et de même de Thessalonique à Bérée ; incompris à
Athènes, il fonde une puissante communauté à Corinthe.
Le livre des Actes ne présente que des échantillons caractéristiques de cette activité mission-
naire : il ne dit rien par exemple de l'annonce première de la foi à Rome ou vers l'Orient mésopota-
mien. Mais nous savons par ailleurs, notamment par les traditions et les écrits recueillis au 4ème siè-
cle par Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique, que les apôtres et les premières généra-
tions chrétiennes ont porté l'annonce du salut en Jésus Christ dans toutes les directions.
Si d'un point de vue théologique il est légitime de penser que l'histoire de l'Eglise est com-
mencée dès que son Seigneur a confié la continuité de sa mission et la perpétuation de l'Eucharistie
aux disciples rassemblés autour de lui le Jeudi saint, pour la science historique l'Eglise manifeste de
manière inaugurale son existence par cette annonce progressivement étendue du "kérygme".

2. La rupture avec la synagogue.

La première communauté, constituée à Jérusalem à l'appel de Pierre et des Douze par les bap-
tisés de la Pentecôte et des semaines suivantes, était formée de juifs pour qui la circoncision, les in-
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terdits alimentaires, les consignes de pureté limitant les relations avec les païens, bref les prescrip-
tions de la Loi, étaient chose naturelle. On se réunissait entre soi pour la fraction du pain en mémoire
du Ressuscité, mais sans songer à renier la liturgie du Temple, à laquelle on continuait de participer.
Cela était vrai non pas seulement de ceux qui parlaient araméen comme Jésus, mais aussi des "hellé-
nistes". Ce qui prenait forme, c'était une voie de salut à l'intérieur du judaïsme, cela ne cherchait pas
à faire schisme.
Des conflits étaient cependant inévitables.
Ce qui fondait la nouvelle communauté, et qui constituait la base de la prédication de Pierre,
on vient de le voir, c'était l'affirmation que Jésus, condamné et livré au pouvoir romain par les autori-
tés officielles du judaïsme, était sorti de la mort qu'on lui avait infligée, et devenait dès lors principe
de salut pour ceux qui mettaient leur foi en lui. Comment les auteurs de la condamnation, si sûrs
d'avoir agi pour le bien de la nation et du Temple (Jn 11,48-50), auraient-ils pu accepter cela ? Que
Pierre donnât "au nom de Jésus Christ" la guérison à un boiteux (Ac 3,6), qu'on vît se multiplier ces
guérisons et les ralliements à la foi en Jésus (5,12-16), c'était insupportable ! Donc, défense est faite
aux apôtres de parler au nom de Jésus (4,18 et 5,40).
Lorsque malgré cela les conversions se multiplient à la fois parmi les juifs de la périphérie,
les hellénistes, et parmi les juifs proches du Temple, les prêtres (6,7), le temps n'est plus de laisser
faire en attendant le jugement de Dieu, comme l'avait proposé Gamaliel (5,38-39) ; le Grand Conseil,
ou Sanhédrin, réagit brutalement, et c'est la lapidation d'Etienne (7,60) et la campagne d'intimidation
menée notamment par Saul (8,3 et 9,1-2).
Persécutés, les premiers disciples ne se maintiennent pas moins à l'intérieur du judaïsme. La
preuve en est qu'il faudra une vision et une injonction directe de l'Esprit pour que Pierre se décide à
braver l'impureté légale et à entrer chez un non juif, le centurion Corneille (10,28) et à le baptiser
avec tous les siens (10,48). La preuve en est que, un certain nombre d'années plus tard, lorsque Saul
converti et devenu l'apôtre Paul annoncera Jésus Christ en Asie mineure puis en Grèce, il s'adressera
en chaque ville d'abord aux juifs des synagogues, et ne se tournera vers les païens qu'après que la
synagogue (mais non pas tous les juifs) aura refusé son message.
Cette conversion de païens à la foi dans le juif Jésus, à l'invitation des juifs Pierre ou Paul,
pose une grave question : ces convertis doivent-ils passer par le judaïsme, c'est-à-dire par la circonci-
sion et par l'observance des interdits alimentaires et sociaux contenus dans la Loi de Moïse, pour
bénéficier du salut en Jésus Christ ? La réponse n'allait pas de soi.
C'est seulement l'intervention évidente de l'Esprit qui oblige Pierre à ne rien exiger d'autre de
Corneille que de se soumettre au baptême, et il lui arrivera plus tard de louvoyer sur ces questions.
Chez Paul, la conviction est plus ferme parce qu'elle procède d'une réflexion théologique approfon-
die : ce déçu de la Loi (impossible à observer à la lettre, elle dénonce le péché sans apporter la justi-
fication) comprend que le salut par Jésus Christ Seigneur, mort et ressuscité, n'est rien et perd toute
puissance s'il n'est pas efficace à lui seul, si on éprouve le besoin de l'appuyer sur un préalable.
Mais cette doctrine passe mal à Jérusalem, chez les chrétiens juifs pour qui la Loi et le Tem-
ple vont de soi. Des émissaires venus de la ville sainte tentent alors de rappeler aux chrétiens des
villes grecques ou hellénisées, en tout cas à ceux d'entre eux qui sont d'origine juive, les exigences de
la Loi. Un moment, ils obtiennent de Pierre qu'il cesse de prendre ses repas avec des non juifs, et l'on
a pu émettre l'hypothèse que la chrétienté d'Antioche est restée quelque temps scindée en deux grou-
pes qui ne pouvaient prendre leur repas, donc célébrer l'Eucharistie, en commun. Selon les Actes, au
chapitre 15, l'affaire fut traitée, et résolue, lors d'une réunion entre les Apôtres demeurés ou (comme
Pierre) revenus à Jérusalem, les "anciens" de cette Eglise, et des délégués d'Antioche emmenés par
Paul et Barnabé. C'est ce qu'on appelle parfois, un peu abusivement sans doute, le concile de Jérusa-
lem. Il fut décidé de ne plus tourmenter les païens convertis avec de telles exigences. Point de cir-
concision, plus de restrictions dans les rapports sociaux du moment qu'on ne concédait rien à l'idolâ-
trie, seulement quelques interdits alimentaires qui tombèrent assez vite en désuétude.

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Cela ne fut pas accepté aussitôt partout, et la crise mit plusieurs années à se résorber. Elle fut
grave chez les Galates (une province de l'actuelle Turquie), comme en témoigne la lettre que Paul dut
leur écrire.
Quoi qu'il en soit de ces soubresauts, on pouvait désormais être chrétien sans être juif. Plus
aucun obstacle ne se dressait devant l'adhésion de païens, de "grecs", comme disait Paul ("il n'y a
plus ni juif, ni grec" Ga 3,28). Le salut en Jésus Christ était offert à tout homme et à toute femme
sans préalable. L'Eglise naissante cessait d'être une secte du judaïsme pour devenir une voie de
salut indépendante, à part entière.
Certes, les chrétiens de Jérusalem et des districts voisins demeuraient dans le judaïsme, per-
sonne ne leur avait demandé d'en sortir, et Paul lui-même, lors de son dernier séjour, ne refusa pas de
faire en cette ville comme eux et de s'y conduire en juif pieux (Ac 21,20-26). Ils pouvaient encore
croire n'avoir pas, quant à eux, consommé la rupture acquise ailleurs. Mais la révolte juive contre les
Romains, en l'an 66, amena l'Eglise de Jérusalem à se désolidariser de ce qui paraissait et fut en effet
une folie, à quitter la ville et à se réfugier à Pella, au delà du Jourdain. Désormais, les "judéo-
chrétiens" ne constituaient plus qu'une survivance, destinée à disparaître au bout de quelques généra-
tions.
L'Eglise gardait la conscience de son enracinement dans l'histoire du peuple juif, dans l'Al-
liance conclue par Dieu avec Abraham et sa postérité, et dans les textes qui en avaient consigné l'ex-
périence et les révélations, cette Bible juive (lue alors dans sa traduction grecque) qui allait devenir
pour les chrétiens l'"Ancien Testament". Mais elle était désormais libérée des prescriptions matériel-
les de la Loi (circoncision, aliments), et elle s'était rendue indépendante des instances régulatrices de
la nation juive, ou plutôt de ce qui en restait, profondément transformé, après la destruction du Tem-
ple en 70 : il n'y avait plus de grand-prêtre, plus de sacrifices, seuls la synagogue et le commentaire
de la Loi demeuraient.
Chacun des deux rameaux issus du vieux tronc allait vivre sa vie séparément.

3. Vers de nouvelles Ecritures. De l'Evangile aux Evangiles.

Les Evangiles ouvrent dans nos livres le Nouveau Testament. Cela risque de faire croire qu'ils
sont chronologiquement primitifs. C'est faux. Le texte le plus ancien est, vers l'an 50, la première
lettre de Paul aux Thessaloniciens. Suivent ses autres lettres, et seulement ensuite les Evangiles tels
que nous les lisons.
On ne retracera pas la genèse détaillée de chacun des quatre Evangiles. Cela mènerait trop
loin, et chacun préférera se reporter pour satisfaire son éventuelle curiosité, sinon aux recherches des
spécialistes, du moins aux introductions des grandes traductions récentes du Nouveau Testament, en
particulier à celles que propose la Traduction Oecuménique de la Bible, ou encore la nouvelle édition
(1998) de la Bible de Jérusalem. Notre propos sera plus modeste. On tentera de situer dans l'histoire
du christianisme naissant la place que tient la mise en écrit de l'Evangile, sous la forme de ces quatre
livrets.
L'histoire du christianisme, on l'a vu, commence par l'annonce de la Résurrection et du salut,
par le "kérygme". Cette annonce fondamentale est cependant aussitôt complétée par un enseignement
sur ce Jésus dont on proclame la résurrection et la seigneurie. Dès la Pentecôte Pierre mentionne ses
miracles, et le discours d'Etienne devant le Sanhédrin (Ac 7,2-53) porte la trace d'une prédication qui
replace Jésus dans la lignée des prophètes d'Israël. On peut tenir pour assuré que le "service de la
Parole" (Ac 6,4) auquel se consacrent les Douze consiste en particulier en un rappel des grands en-
seignements du maître disparu et des épisodes significatifs de sa vie, dont ils ont été les témoins ocu-
laires. D'autres disciples joignent leur témoignage au leur. A leur tour les convertis qui n'ont pas
connu Jésus transmettent ce qu'ils ont entendu, ce qu'ils ont "reçu", comme écrira Paul (1Co 15,3).

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C'est cette annonce détaillée, où souvent s'amorce déjà une réflexion (œuvre de l'Esprit Saint
aux yeux du croyant) sur le sens des faits rapportés, qu'on appelle "Evangile", c'est-à-dire "bonne
nouvelle" ou "message de salut". C'est cela, et non pas quelque livre, que Paul a en tête lorsqu'il
écrit : "selon mon Evangile" (Rm 2,16). Le mot est très tôt devenu si courant qu'on le lit 48 fois dans
ses lettres les plus certainement authentiques, dont 6 fois dès la première aux Thessaloniciens !
A mesure que les années éloignaient dans le passé l'événement fondateur, que les témoins
oculaires vieillissaient ou disparaissaient, que grandissait le nombre d'intermédiaires dans la trans-
mission du message, apparut la nécessité de mieux garder ce qu'on avait reçu, et d'éviter un éparpil-
lement des traditions. La comparaison entre les Evangiles de Matthieu, Marc et Luc amène les criti-
ques modernes à conclure qu'il a circulé au moins, avant nos Evangiles : un récit de la Passion - une
trame narrative allant du baptême à la veille de la Passion et comportant un certain nombre d'événe-
ments, de miracles, de controverses, d'enseignements (à moins que ce soit Marc lui-même qui ait
fourni cette trame aux deux autres) - enfin un ou des recueils de paroles de Jésus (les spécialistes
parlent souvent, d'après le grec, de logia). Ce n'étaient pas encore les Evangiles que nous connais-
sons, mais des aide-mémoire dans lesquels les missionnaires-prédicateurs puisaient selon les nécessi-
tés de leur ministère. Certains de ces recueils peuvent avoir été rédigés d'abord en araméen.
C'est seulement sous la menace de la disparition totale, ou presque, de la génération qui avait
connu Jésus, en tout cas après les martyres de Pierre et de Paul, que, dans telle ou telle communauté
locale ou régionale, des évangélistes, écrivant en grec et citant l'Ancien Testament d'après la traduc-
tion grecque, ont rédigé ce qui est entre nos mains. Ils sont partis des recueils déjà existants, qu'ils
ont combinés, en y mêlant d'autres traditions propres à chacun, et ont écrit non pas une biographie de
Jésus destinée à satisfaire une curiosité de nature historique, mais un ensemble, organisé plus ou
moins chronologiquement, de renseignements sur Jésus, son origine (pas toujours), quelques événe-
ments marquants de sa vie publique avec un choix de miracles et de grands enseignements, sa Pas-
sion, ses apparitions de ressuscité, tout cela en vue du message à transmettre, de l'"Evangile" au pre-
mier sens du mot.
Ainsi sont nés successivement, pour des publics différents, d'abord l'Evangile de Marc (peu
avant 70 ?), puis ceux de Matthieu et de Luc, ce dernier prolongé un peu plus tard par les Actes des
Apôtres de la main du même auteur. L'Evangile selon Jean ne fut écrit qu'à la fin du siècle, à partir
d'une tradition qui lui est largement propre ; loin de chercher à tout raconter, il sélectionne un petit
nombre d'événements, et enrichit chacun d'eux d'un commentaire mis dans la bouche de Jésus, qui en
approfondit la signification.
Ainsi, dans l'Eglise des origines, l'Evangile annoncé est premier par rapport aux Evangiles-
textes, aucun de ceux-ci n'épuise le contenu de celui-là. L'Ecriture chrétienne ne tombe pas du ciel
toute faite, elle est le produit d'un processus en Eglise sous la motion de l'Esprit. Dès lors ce qui est
fondateur, ce n'est pas le texte en sa littéralité de texte, c'est l'événement dont les textes sont ensem-
ble la trace : Dieu intervenant dans l'histoire des hommes par son Fils et par son Esprit. En avoir
conscience peut aujourd'hui nous préserver de dangereux fondamentalismes exposés à la dérive des
intégrismes.
Ajoutons que, si les quatre Evangiles virent leur autorité s'établir rapidement, ce n'est qu'au
second siècle que s'est imposée l'idée d'un "Nouveau Testament" d'Ecritures chrétiennes s'ajoutant
aux Ecritures juives, et comprenant, outre les Evangiles et le livre des Actes, le corpus des lettres
pauliniennes et quelques autres écrits. La liste de ces lettres et de ces écrits fut assez longtemps l'ob-
jet de débats, et ne devint définitive qu'au quatrième siècle. En chemin on avait refusé d'admettre
toute une littérature d'Evangiles et d'Actes "apocryphes", dans lesquels l'imagination et le goût du
merveilleux avaient brodé autour des données de la tradition authentique.

4. Organiser une communauté perpétuant le Christ et animée par l'Esprit.

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Tout nouveau, tout beau. Dans l'enthousiasme des commencements, il ne semble pas néces-
saire de fixer des règles de fonctionnement et des procédures de nomination de responsables. D'ail-
leurs, une communauté qui a reçu avec un tel éclat l'assistance de l'Esprit de Jésus lors de la Pente-
côte a-t-elle besoin de structures organisées ?
Elle en a besoin, cela se révélera vite. Et même, elle en a une dès l'origine.

Les Douze
En effet, le groupe des Douze, ou des douze Apôtres (Mt 10,2 ; Lc 6,13), choisis par Jésus
pour l'accompagner en permanence, pour être les témoins autorisés de ses actes et de ses paroles, et
pour l'assister au sein de la communauté plus large des disciples, ce groupe ne s'est pas dissous après
le départ du maître, qui selon l'Evangile de Matthieu (28,19) confirmé par Marc (16,15) venait au
contraire de le charger de "faire de toutes les nations des disciples".
Le récit de l'élection de Matthias (Ac 1,15-26), destinée à combler le vide laissé par la défec-
tion de Judas, signifie que Pierre et les dix autres rescapés ont eu très vite conscience dans l'Esprit
que leur charge demeurait et demeurerait, et que ceci devait se faire par l'agrégation au groupe sub-
sistant de membres nouveaux, choisis parmi les témoins fidèles selon un processus associant le
groupe à compléter, l'assemblée de tous les croyants, et le choix de Dieu (représenté ici par le tirage
au sort).
Dans toute la première partie des Actes ce groupe, au sein duquel Pierre est le plus en vue et
joue le rôle de porte-parole, est au centre de la communauté, et c'est lui qui, devant une première
crise interne entre "hébreux" et "hellénistes", prend l'initiative de l'institution des Sept (Ac 6,1-6).
Ultérieurement un certain nombre d'Apôtres, dont Pierre, quitteront Jérusalem pour des voya-
ges missionnaires ; Jacques le "frère" du Seigneur, devenu le pivot de la communauté de Jérusalem,
sera lui aussi tenu pour Apôtre, s'il ne faisait pas déjà partie du groupe. C'est auprès des Apôtres (Ac
9,27) ou plus précisément de Pierre et Jacques (Ga 1,18-19) que Saul se rend pour faire reconnaître
sa nouvelle appartenance après sa conversion. Plus tard les voyages missionnaires de Barnabé et de
Saul devenu Paul les amèneront à exercer à leur tour la fonction apostolique à l'égard des commu-
nautés qu'ils fondent ou qu'ils visitent, des gens comme Tite et Timothée prendront le relais. Il serait
peu vraisemblable que l'activité des autres Apôtres n'ait pas été relayée de même.
Enfin la réunion ou "concile" de Jérusalem pour régler la question de la circoncision et des
observances légales montre qu'un problème important amène sinon tous les Apôtres, du moins ceux
qui sont disponibles, à se réunir au sein d'une Eglise et à prendre avec les responsables (les "An-
ciens") de cette Eglise et avec l'Esprit Saint (Ac 15,28) les décisions libératrices.

Les charismes
Dans saint Paul, le mot grec kharisma désigne un don fait par la grâce de Dieu à un homme
ou à des hommes, soit de manière globale la grâce de la justification (Rm 5,15 et 5,16), soit plus par-
ticulièrement la vocation à un état de vie, célibat ou mariage (1Co 7,7), et enfin à plusieurs reprises
dans le chapitre 12 de la Première aux Corinthiens les capacités diverses distribuées à divers chré-
tiens pour l'édification (dans tous les sens que nous donnons à ce mot) de l'Eglise : apostolat, prophé-
tie, sagesse, discernement des esprits, service, présidence, qualités pastorales, don de guérir, d'ensei-
gner, de gouverner, de parler en langues, d'interpréter celles-ci, etc. (1Co 12, complété par Rm 12,6-8
et Ep 4,11).
Ces "charismes" diversifiés, qui ne sont jamais présentés en une liste bien arrêtée et close,
sont tous selon Paul un cadeau de l'Esprit (1Co 12, 8-11) et doivent être reçus comme complémentai-
res, et non rivaux, dans l'unique corps ecclésial du Christ. Ils animent ensemble l'Eglise selon la
spontanéité de l'Esprit, mais peut-on se contenter de cette spontanéité ? Certains d'entre eux prennent
un caractère institutionnel et permanent.

11
Les charismes institutionnels
Il a déjà été question des Apôtres.
Rm 12,7 mentionne le "service", en grec diakonia. Le mot diakonos est employé habituelle-
ment, dans les Evangiles comme dans les Epîtres, au sens banal de serviteur (d'un roi, de Dieu, des
disciples, de la justice ; au contraire d'autres mots grecs pouvant désigner des serviteurs, diakonos
n'implique pas l'esclavage). En quelques endroits, il s'agit déjà d'un ministère dans l'Eglise, par
exemple lorsque Paul adresse une lettre aux "saints qui sont à Philippes avec leurs épiscopes et leurs
diacres" (Ph 1,1) ou lorsqu'il recommande aux Romains "Phoebé, diakonos de l'Eglise de Cen-
chrées", ce qui indique que la fonction pouvait être remplie par les deux sexes. Il s'agissait surtout,
semble-t-il, de s'occuper de l'aide apportée par l'Eglise à ses nécessiteux.
Les Sept avaient-ils été les premiers diacres ? Ce nom ne leur est pas donné, mais les Apôtres
les ont institués pour qu'ils veillent à un meilleur "service" des tables (Ac 6,2 utilise ici le verbe dia-
konein) au profit des veuves hellénistes jusque-là négligées dans le "service" (diakonia) quotidien
(Ac 6,1).
D'autre part on a déjà fait mention, à propos du "concile" de Jérusalem, des "Anciens" de
cette Eglise. Les Anciens, en grec presbuteroi (étymologiquement : les plus âgés), jouaient un rôle
important dans le judaïsme contemporain, soit à Jérusalem où ils se joignaient aux scribes pour for-
mer autour du grand-prêtre le Conseil ou Sanhédrin (Mt 26,57 etc. ; Ac 4,5), soit dans l'animation
des synagogues locales (Lc 7,3 - trois siècles plus tard, c'est encore un conseil de presbuteroi qui
dirige la synagogue d'Apamée en Syrie, comme l'atteste un texte inscrit sur mosaïque). Tout naturel-
lement les Eglises recoururent au même mot que les synagogues pour nommer leurs propres anima-
teurs, en qui se manifestait le charisme de présidence (ou de gouvernement, ou de pastorat ; le terme
varie selon les épîtres). Lorsqu'on traduit le mot par "presbytres" dans ses emplois chrétiens, on es-
camote cet emprunt.
Dans le Nouveau Testament, ces presbytres ou anciens sont mentionnés, outre Jérusalem, à
Ephèse (Ac 20,17), dans le champ d'apostolat de Timothée (1 Tm 5,17 : "les anciens qui exercent
bien la présidence méritent double honneur, surtout ceux qui peinent à la parole et à l'enseignement")
et de Tite (Tt 1,5 : "établis dans chaque cité des anciens"). Il en est question encore dans l'épître de
Jacques (5,14) et la première de Pierre (5,1).
Mais un second mot sert à nommer les responsables, le mot episcopoi, littéralement" ceux qui
veillent sur" en même temps que "ceux qui surveillent", à la fois "protecteurs" et "inspecteurs". Il est
déjà présent dans les Actes (20,28), moins pour désigner une catégorie particulière que pour dire,
dans le discours de Paul aux presbuteroi d'Ephèse, en quoi consiste leur mission. Dans l'adresse de
l'épître aux Philippiens (1,1), il s'agit au contraire nettement d'un mot identifiant des responsables de
la communauté, et en 1 Tm. 3,2, les mêmes exigences sont formulées à l'égard du candidat episcopos
qu'en Tite 1,6, à l'égard du candidat presbuteros, lequel d'ailleurs est nommé episcopos au verset
suivant. En 1 Pierre 5,2 il est demandé aux presbuteroi de paître leur troupeau en "veillant bien"
(episkopountes) sur lui. On a bien l'impression que les deux mots sont interchangeables.
Comment ces presbuteroi-episcopoi sont-ils choisis et institués ? Rien n'est précisé. Ce n'est
pas pour eux mais pour les Sept que l'imposition des mains par les Apôtres est notée. Imposition des
mains encore lorsque l'Eglise d'Antioche envoie Barnabé et Saul en mission. Il est vraisemblable que
ce rite était devenu usuel pour conférer officiellement une mission, mais on ne peut rien dire de plus.
L'intervention de l'Apôtre itinérant, fondateur d'Eglises, n'est mentionnée que dans Tite et dans un
passage des Actes (14,23), et de toute façon se conjuguait avec celle de l'assemblée de l'Eglise.
Résumons : les Apôtres, en collège à Jérusalem ou itinérants, déléguant éventuellement à des
disciples formés tels que Tite et Timothée, les presbytres-épiscopes présidant collégialement les
Eglises locales, les diacres assurant le service de la charité ecclésiale, tels paraissent se mettre en
place les charismes qui structurent la communauté. Leur rôle propre ne supprime pas les autres cha-
rismes, parmi lesquels Paul met particulièrement en relief l'enseignement et le prophétie.

12
La question du "sacerdoce"
Il est important de remarquer ici que le Nouveau Testament n'utilise jamais pour désigner les
apôtres, les presbytres-épiscopes et les diacres, ni d'ailleurs pour aucun baptisé pris individuellement,
le mot hiereus (en latin sacerdos) par lequel sont identifiés les prêtres, c'est-à-dire les sacrificateurs,
du paganisme et du judaïsme. Dans l'Eglise des origines, seuls sont nommés ainsi le Christ, nouveau
et définitif grand-prêtre, et les baptisés pris collectivement, constitués en "sacerdoce royal" (1 P 2,9).
C'est l'Eglise (souvenons-nous qu'elle est Corps du Christ selon saint Paul) qui offre le sacrifice du
Christ et de ceux qui lui ont été unis par le baptême, non un "prêtre".
Qu'en est-il alors de l'Eucharistie ? Elle est célébrée, les textes l'attestent, mais ses modalités
ne sont pas décrites, le détail des mystères n'a pas à être dévoilé dans un texte public. Il est évidem-
ment logique que cet acte essentiel de l'Eglise soit accompli sous la présidence de ceux en qui
s'exerce le charisme pastoral et de présidence, les apôtres et les presbytres, le fait est d'ailleurs attesté
dès le second siècle ; il serait donc imprudent de le nier pour les premiers temps. Mais le Nouveau
Testament est muet sur le sujet. De toute façon, leur rôle particulier dérive alors de leur responsabili-
té pastorale, et non d'un charisme de prêtre-sacrificateur, qui n'apparaît nulle part.

5. L'Eglise naissante et la société.

A quelles couches de la société appartenaient les chrétiens des premières générations ?


On a souvent dit, et écrit, que la nouvelle religion s'était répandue de manière privilégiée au
bas de l'échelle sociale, parmi les esclaves, les petites gens. Un certain marxisme a vu naguère dans
l'émergence du christianisme une forme de protestation, certes sur un mode plus symbolique que
réel, contre les conditions faites aux humbles par un monde où la puissance de Rome et de l'empereur
et la richesse d'une aristocratie peu nombreuse reposaient sur l'exploitation directe d'une masse d'es-
claves et l'exploitation fiscale des provinces.
En fait, on sait peu de chose sur la composition sociale de l'Eglise naissante. Il y a des escla-
ves, tel l'Onésime de l'Epître à Philémon, ou les deux servantes que le gouverneur Pline le Jeune fait
mettre en l'an 112 à la torture pour mieux s'informer sur les secrets supposés de la secte, et l'on n'ou-
bliera pas que lorsque toute une maison se convertit, cela englobe aussi les esclaves domestiques.
Mais des indices sérieux font penser aussi que la propagande chrétienne avait pénétré jusque dans le
palais de l'empereur, d'ailleurs persécuteur, Domitien (81-96), en la personne de certains de ses cou-
sins. Le milieu le mieux représenté dans le personnel apostolique et missionnaire semble celui des
artisans à leur compte : pêcheurs comme les premiers disciples, Pierre en tête, tisserands de tentes
comme Paul et le couple Aquila-Priscille. Des fonctionnaires impériaux (les "gens de la maison de
César" que mentionnent les salutations de l'Epître aux Philippiens), des militaires comme le centu-
rion Corneille, comptent aussi parmi les convertis. La condition et le métier de la plupart nous de-
meurent inconnus.
Ces renseignements partiels semblent cependant signaler une grande variété. Et le tableau
idyllique que les Actes donnent de la première communauté, où tant de veuves et de démunis reçoi-
vent des secours, suppose qu'un nombre suffisant de fidèles dans l'aisance a participé à la mise en
commun des ressources. Tout compte fait, la primitive Eglise ne doit guère différer dans son recru-
tement de la société ambiante.
Elle ne cherche pas non plus à bouleverser l'ordre social. Que chacun demeure là où l'annonce
du salut l'a trouvé, demande Paul, l'adhésion au Christ n'a pas à fournir un tremplin pour une évasion
hors de l'esclavage et une ascension personnelle (1 Co 7,24). Il nous apparaît évident aujourd'hui que
l'esclavage nie la dignité de l'homme, et qu'il n'a pas sa place parmi les chrétiens. Il était tellement
ancré dans la civilisation antique, et surtout les conditions faites aux esclaves étaient si diverses, de
l'horreur quasi concentrationnaire du travail dans les mines à la vie presque familiale avec les maîtres
13
que menaient certains esclaves domestiques, que les moralistes posaient bien plus la question du trai-
tement des esclaves (des humbles amis, selon Sénèque) que celle de l'esclavage lui-même. Il valait
mieux être esclave-secrétaire chez Cicéron qu'homme libre sans maison ni champ ni outillage,
n'ayant à louer que ses seuls bras.
L'esclavage ni les autres différences ne sont donc pas mis au ban de la société par l'Eglise des
origines. Mais ils sont en quelque sorte abolis dans l'Eglise. Il n'y a plus, selon Paul, ni juif ni grec, ni
homme ni femme ; il n'y a plus non plus ni homme libre ni esclave. Ce n'est pas une simple clause de
style : le témoignage déjà cité de Pline le Jeune nous apprend que les deux servantes esclaves qu'il a
fait mettre à la question sont ministrae de l'Eglise, c'est-à-dire diaconesses ; au début du troisième
siècle un ancien esclave deviendra évêque de Rome. L'esclavage n'est pas banni autoritairement de la
cité par l'Evangile, ni les différences de condition et de fortune, mais la manière dont l'Eglise les ef-
face dans sa propre vie en subvertit fondamentalement la légitimité, et cette subversion portera peu à
peu ses fruits jusque dans la société civile, du moins pour ce qui est de l'esclavage.
La réalité n'a pas toujours été conforme à cet idéal. Pour s'en tenir au Nouveau Testament,
Paul (1 Co 11,21) et Jacques (2,2-4 et 5,1-6) aussi bien que les Actes (6,1) attestent que les petits
n'ont pas toujours été respectés dans l'Eglise selon leur droit, c'est même pour porter remède à ce
genre de scandale que le ministère diaconal des Sept a été institué.
Entre la communauté des fidèles et la société dans laquelle elle est immergée, la continuité
n'est pas rompue. Mais on y vit sur des valeurs et des exigences originales. Cette situation est, et de-
meurera, riche à la fois d'ambiguïtés et de fécondités.

6. L'Eglise naissante et le pouvoir politique. Pourquoi les persécutions ?

La religion polythéiste de Rome était une religion nationale, et sa célébration n'était pas sépa-
rable de l'activité politique et de la fidélité civique. Pourtant, on peut dire qu'elle était tolérante. Mais
selon quelles modalités ?
Elle était tolérante par additions. On entend par là que le polythéisme romain, assez fruste
dans sa représentation des dieux à l'origine, avait accepté au long des siècles de s'enrichir, soit en
assimilant des dieux étrangers (ceux de la Grèce pour l'essentiel) à ceux de ses propres dieux dont les
attributions étaient analogues, soit en accueillant le culte de dieux nouveaux et exotiques, y compris
des cultes initiatiques un peu étranges (Mithra, Isis etc.), pourvu que l'ordre public soit sauf.
Mais cette bienveillance impliquait que les nouveaux venus reconnaissent, et pratiquent au
moins dans les grandes occasions civiques, les cultes traditionnels, ainsi que le culte impérial rendu
au "génie" de l'empereur régnant (voire à l'empereur lui-même lorsqu'il était mégalomane) et aux
empereurs défunts dont on considérait qu'ils avaient rejoint le monde des dieux. Il n'y avait pas de
place en principe pour une religion exclusive, pour une religion monothéiste.
Une exception avait été faite en faveur du judaïsme. Ce qui la rendait possible, c'est que la
domination de Rome sur un vaste empire prenait dans de nombreux cas la forme, évidemment très
largement fictive, d'une "alliance", soit conclue à l'origine volontairement par un peuple qui avait
cherché un protecteur puissant contre des voisins entreprenants, soit imposée à la suite d'une défaite
(qu'on songe aux protectorats de notre époque coloniale). Précisément, l'alliance entre Rome et les
juifs datait du temps de Judas Macchabée, lorsque le peuple juif cherchait à desserrer l'étreinte exer-
cée par la monarchie séleucide de Syrie, qui prétendait imposer à Jérusalem le polythéisme du monde
hellénistique (1 M 8,17-32).
Il est donc compréhensible que Rome ait concédé un statut particulier au monothéisme juif,
en permettant à ce peuple périphérique de s'abstenir de prendre part aux cérémonies romaines, à
charge seulement pour lui de prier son Dieu en faveur de Rome et de l'empereur. Mais l'exception
était unique, et tout autre monothéisme, surtout s'il était pratiqué par des gens ne relevant pas d'un
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peuple "allié" défini, se trouvait littéralement hors-la-loi, hors de toute situation légale, sans qu'il soit
besoin contre lui d'une législation particulière.
Tant que le christianisme naissant a pu passer pour une secte du judaïsme, il n'y avait pas de
problème. Lorsque la rupture fut consommée, les chrétiens se retrouvèrent hors de tout droit, et la
bonne volonté qu'ils manifestaient en continuant comme les juifs de prier leur Dieu en faveur de
Rome et de l'empereur n'y changeait rien. Il devenait loisible à une cité, à un gouverneur, à un empe-
reur, de châtier leur refus de participer à la religion commune, leur "athéisme".
En même temps, en l'absence d'une législation spécifique valable en permanence pour tout
l'empire, qui semble n'être intervenue que beaucoup plus tard, on pouvait ne pas se préoccuper d'eux
tant que leur abstention du culte public et leur participation à des cérémonies privées ne causait pas
de scandale, ne mettait pas en danger la cohésion civico-religieuse du monde romain. C'est ce qui
explique la position apparemment paradoxale de l'empereur Trajan qui enjoint de ne pas rechercher
les chrétiens, mais de les condamner si, dénoncés nommément et publiquement, ils refusent de sacri-
fier aux dieux de la cité (Pline le Jeune, Correspondance 10,97).
Les persécutions des premiers temps ne furent donc pas systématiques, mais sporadiques. A
Rome, Néron trouva commode de rejeter sur les chrétiens l'odieux de l'incendie de Rome, que la ru-
meur publique l'accusait d'avoir fait allumer : il les livra aux bêtes, les crucifia (c'est probablement
alors que mourut Pierre), les fit enduire de poix et transformer en torches. Sous son règne encore,
mais plus tard, Paul eut la tête tranchée. Domitien les persécuta aussi, mais ce ne fut qu'un aspect
d'une cruauté plus largement dispensée. Dans les provinces, des dénonciations, comme celles qui
obligèrent Pline à agir en 112, l'hostilité de foules surexcitées, comme à Lyon en 177, sans doute
aussi le zèle païen de gouverneurs et de magistrats locaux, furent à l'origine d'arrestations et de sup-
plices. Dans quelques cas, dont il a été question ou dont parlera la section suivante, il nous reste des
documents précis et sûrs. Dans d'autres, il est difficile de démêler ce qui est tradition authentique et
ce que la piété des siècles suivants a ajouté ou embelli.
Quoi qu'il en soit, la persécution n'a été ni générale et constante, ni exceptionnelle et anodine.
Le risque accompagnait l'existence chrétienne.

7. La génération d'Ignace et de Polycarpe. Les derniers disciples directs des apô-


tres.

Sous Trajan, probablement vers la fin du règne, l'Eglise d'Antioche, en Syrie, fut secouée par
une passagère mais vive persécution. Ignace, son évêque, fut condamné à être livré aux bêtes féroces
à Rome dans l'amphithéâtre, pour le divertissement du peuple de la capitale. Un long voyage sous
bonne garde l'amena de Syrie en Italie ; une des étapes fut Smyrne, dont l'évêque, Polycarpe, avait
connu l'apôtre Jean. De Smyrne, Ignace écrivit à diverses Eglises du voisinage et à celles de Rome ;
d'une étape ultérieure, il écrivit aux Eglises de Philadelphie et de Smyrne et personnellement à Poly-
carpe. Ces lettres nous sont parvenues, avec aussi une lettre de Polycarpe. Bien plus tard (en 156 ?)
ce fut le tour de l'Eglise de Smyrne, et le très vieil évêque Polycarpe lui-même fut sommé en vain de
renier sa foi et fut exécuté. Le récit authentique de son martyre fut aussitôt diffusé par une lettre de
son Eglise, et nous avons cette lettre.
Tout ce dossier est riche de renseignements sur le christianisme de cette génération, et sur
l'évolution depuis le temps des apôtres. Ouvrons-le rapidement.
Dans l'Apocalypse déjà, à la fin du premier siècle, il apparaissait que les Eglises à peine fon-
dées se trouvaient troublées par des doctrines aberrantes, des spéculations pour initiés brodant autour
du message, prétendant apporter une connaissance (une "gnose", selon le mot grec signifiant
connaissance) plus profonde, et qui en réalité altéraient profondément la foi.

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Quelques décennies plus tard, Ignace est amené à son tour à mettre en garde contre des dévia-
tions, dont la plus répandue à son époque semble avoir été le docétisme qui, sous couvert de préser-
ver la perfection de la divinité, niait que Dieu eût pu se faire véritablement homme, et faisait de la
chair de Jésus, donc aussi de sa souffrance et de sa mort, une pure apparence (dokèsis en grec). On
voit l'enjeu : si Dieu a fait semblant d'être homme, si la résurrection est un spectacle et non une réali-
té, comment pouvons-nous y être associés pour entrer dans la vie de Dieu ? (Notons que six siècles
plus tard le Coran, tout en refusant de voir en Jésus plus qu'un homme et un prophète, professera
cependant lui aussi une conception docète de sa passion et de sa mort)
Il semble aussi que des doctrines judaïsantes, associant des spéculations sur les patriarches à
un retour à l'observance de la Loi mosaïque, aient rencontré ici ou là quelque crédit. Tout cela, outre
la déviance doctrinale dommageable en soi, pouvait diviser gravement les communautés. D'où l'insis-
tance que mettent Ignace et Polycarpe, tout comme Clément de Rome l'avait déjà fait dans sa Lettre
aux Corinthiens, à prêcher l'unité autour des responsables.
Précisément, l'organisation des responsabilités avait évolué. Dans la quatrième étape de ce
survol, nous avions laissé les Eglises récemment fondées dans une situation où la supervision locale
de chaque communauté était exercée par un groupe de presbuteroi ("anciens") appelés tout aussi bien
episcopoi ("surveillants", "inspecteurs"), établis ou reconnus dans cette fonction, du moins chaque
fois que les textes nous renseignent, par un apôtre, ou par un délégué d'apôtre tel que Tite. Ces apô-
tres ou délégués d'apôtres continuaient pour leur part à sillonner le monde méditerranéen ou seule-
ment une région, et à superviser par des lettres et des visites les Eglises qu'ils avaient fondées ou or-
ganisées.
Selon le témoignage de la correspondance d'Ignace, l'institution d'un évêque à la tête de cha-
que Eglise locale s'est généralisée, sans qu'aucun texte contemporain ne vienne décrire explicitement
comment on est passé d'une situation à l'autre. On peut penser que, à mesure que les premiers apôtres
et leurs premiers délégués ont disparu, non sans laisser derrière eux de nouveaux délégués pour leur
succéder dans le charisme apostolique qui ne devait pas s'interrompre, deux rôles se sont plus ou
moins vite selon les endroits superposés et confondus : celui du successeur d'apôtre, jusque-là itiné-
rant, désormais fixé dans une communauté et bornant ses voyages à des visites de voisinage, et celui
de leader local du collège des presbuteroi-episcopoi (cette fonction de présidence locale était apparue
bien plus tôt qu'ailleurs à Jérusalem, en la personne de Jacques, "frère" du Seigneur). Cette évolution
paraît acquise dès les débuts du second siècle dans les Eglises que connaît Ignace, mais seulement
après le milieu du siècle en d'autres, dont peut-être Rome, si l'on en croit la contribution de Mgr
Saxer au premier volume de l'Histore du Christianisme (Paris, Desclée, 2000), p. 416.
Dès lors c'est à ce personnage qu'est réservé le nom d'episcopos (episcopus en latin), dont
nous avons fait "évêque". L'episcopos est désormais unique dans la communauté locale, et il y exerce
la présidence au milieu du groupe des presbuteroi, dont il est issu, et qui l'assiste en formant autour
de lui une sorte de Sénat (le mot est chez Ignace). Pour ces presbuteroi, nous emploierons désormais
le mot "prêtre", mais sans oublier que le terme de hiereus (ou de sacerdos en latin), par lequel étaient
désignés les sacrificateurs païens ou juifs, continue à ne pas être employé pour eux.
Comme d'autre part les diacres sont toujours là, on doit considérer que dès ce moment la pré-
sence au service de chaque Eglise d'un évêque qui préside, d'un collège de prêtres ou presbyterium,
et de diacres, est un fait acquis. "Attachez-vous à l'évêque, au presbyterium et aux diacres", crie
Ignace à ses correspondants philadelphiens lorsqu'il a des craintes pour l'unité de cette Eglise. Et aux
Smyrniotes, le troupeau de Polycarpe, il écrit : "Suivez tous l'évêque, comme Jésus Christ suit son
Père, et le presbyterium comme les Apôtres ; quant aux diacres, respectez-les comme la loi de Dieu...
Que cette eucharistie seule soit regardée comme légitime, qui se fait sous la présidence de l'évêque
ou de celui qu'il en aura chargé. Là où paraît l'évêque, que là soit la communauté, de même que là où
est le Christ Jésus, là est l'Eglise catholique." (catholique, c'est-à-dire universelle, non pas seulement
universellement répandue, mais universellement unie en un unique réseau qui fait corps autour d’une
même foi assumée totalement ; c'est, historiquement, le premier emploi du mot, absent du Nouveau
Testament)

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Continue-t-il à y avoir des diaconesses ? Le texte de Pline qui parle de ministrae est contem-
porain d'Ignace, et chez celui-ci même, la mention de "vierges appelées veuves " (Aux Smyrniotes
13) semble vouloir dire que les "veuves" ne sont pas seulement des femmes qui ont perdu leur époux
et que l'Eglise entretient (ce monde ne connaît pas de sécurité sociale ni de pensions de réversion !),
mais une catégorie dans l'Eglise jouant un rôle précis, ouverte à d'autres femmes que les veuves selon
l'état-civil.

Au milieu du second siècle, Polycarpe meurt martyr à 86 ans. Il était sans doute le dernier
témoin à avoir connu le dernier des apôtres de Jésus. Avec ce martyre s'achève l'histoire de l'Eglise
des origines. Désormais nous entrons dans le temps des Pères de l'Eglise.

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