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Soljénitsyne de l’amertume à la malédiction

Le discours amoureux de
Roland Barthes
Léon Bloy inédit
John Dos Passos
Correspondance

Alechinsky
de A à Y
Le centenaire de
Oscar Niemeyer
Migrants ici et là
le cas du Honduras

960. Du 1er au 15 Janvier 2008/PRIX : 3,80 t (F. S. : 8,00 - CDN : 7,75) ISSN 0048-6493
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

D’une quinzaine à l’autre


La France dans le Saint-Pol Roux, La maison de Bernarda
New York Review of Books 50 ans et plus après sur les planches
À l’heure où l’édition européenne du Time titre La maison de Bernarda est un drame rural de
sa couverture sur Donald Morrison qui se répand Saint-Pol Roux mort hospitalisé en 1940 après l’Andalousie où Federica Garcia Lorca parle de
sur « La mort de la culture française » et s’attire avoir vu sa servante tuée, sa fille violée, ses l’enfermement de ses filles par un père soucieux
les rodomontades cocardières de Maurice Druon, manuscrits détruits, ses biens pillés, sa maison de les protéger des tentations masculines. Les
un autre article sort dans les pages intérieures de incendiée, a laissé quelques titres inédits assez élèves du Conservatoire de Lausanne (SPAV),
l’édition du 6 décembre du New York Review of prémonitoires de cette fin, dont Le fumier. Monter pratiquement toutes de sexe féminin, ont fait le
Books. C’est la critique du dernier livre de cette pièce où le poète se fait le prophète d’un pari avec leur professeure Andrea Novocov
Graham Robb connu en Amérique comme biogra- cauchemar aujourd’hui quotidien est d’un goût d’adapter ce texte au théâtre, comme si elles
phe de Balzac, Hugo et Rimbaud. Au détour de grinçant mais salutaire, merci à l’acteur et metteur étaient des marionnettes dans un castelet. Il y a là
son compte rendu, P. N. Furbank en profite pour en scène Claude Merlin qui voit là quand même, un clin d’œil aux premières créations de Garcia
lâcher : « Quel dommage, il me semble, que The grâce à la langue baroque de Saint-Pol Roux, « un Lorca qui étaient justement écrites pour des
Oxford Companion to French Literature ait été ultime réenchantement : une Sur-Réalité ». marionnettes. Cette adaptation est donnée du
renommé The New Oxford Companion to Le fumier est monté du 4 au 15 janvier par la 7 janv. au 3 fév. dans la salle de répétition du
Literature in French. La littérature française (et Cie « Théâtre À toi Pour Toujours » au Centre Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis au prix de
non pas la littérature en français) fut des siècles d’Art et de Recherche de Montpellier (3 rue 20 e (rens. + rés. : 01 48 13 70 00). Les retours sur
durant, peut-être davantage, un concept qui faisait Nozeran / tram ligne 1 - station Albert 1er) au prix Paris (jusqu’à Châtelet) sont assurés gratuitement
vraiment sens. C’était Racine, Molière, La de 13 e (rens. et rés. au 04 67 41 32 71). par navette les jeudis et samedis.
Rochefoucauld, Rousseau et Voltaire, aussi
Balzac, Michelet, Flaubert, Baudelaire ». Et
Maurice Druon tonitrue que la nostalgie des Le remake néerlandais de La franc-maçonnerie
valeurs passées, plus subrepticement le désir de
restreindre la France à son vieux patrimoine, ne Richard III et la culture russe
seraient que des effets d’annonce faisant les gros
titres des magazines racoleurs mais en aucun cas Peter Verhelst est un auteur flamand contempo- Dans la période pré-révolutionnaire française,
l’opinion des journaux américains de qualité... rain qui s’est servi du drame politique de les Loges connurent une belle expansion en
Shakespeare comme d’un « matériau-source » Russie, ce moins en faveur du courant sceptique
pour exalter la flamboyance de sa belgitude trai- des Lumières que son « illuminisme ». Le double
tant de la rivalité pour le pouvoir, entre prose et rattachement aux Rose-Croix fut le fait de
À la recherche vers libres, hexamètres et alexandrins. Montée au quelques Russes par ailleurs maçons et aussi la
de la France perdue festival d’Avignon en 2005 dans un décor contem- cause de leur déclin. Catherine II ne voyant dans
porain par Ludovic Lagarde, cette pièce d’1 h 40 ce mouvement allemand qu’une vaste tentative de
À la recherche de la France perdue est un ne cesse depuis d’être jouée. Elle est donnée au complot, elle réprima les Maçons qu’elle soup-
manuscrit de 119 pages daté de 1931 qui vient de grand théâtre de la maison de la culture de çonnait en faire partie. Elle pensait que la philan-
ressurgir sur le marché à l’occasion d’un vide Bourges les 8 et 9 janvier (Place André Malraux / thropie et zèle de ces derniers à constituer des
grenier. Certes l’ouvrage n’a jamais été publié rens. : 02 48 67 74 74 et rés. : 02 48 67 74 70). sociétés savantes, typographiques et médicales, ne
mais son auteur, un faux aristocrate se faisant cachait qu’une vaste tentative de complot.
appeler le baron d’Arquier de Pellepoix, s’est Autrement Cherchant à se débarrasser de son aura
mystique, la F :.M russe du début du XXe siècle
illustré depuis sous l’Occupation comme
l’homme à la tête du commissariat général aux lance un trimestriel épousa les mêmes vues que le Grand Orient de
Questions juives. Or ce manuscrit inédit présente France où le déisme n’est plus un dogme. Sous
un homme de trente-trois, lui-même, et accessoi- Il s’appelle le mook, ce qui veut dire le maga- l’impulsion de ce dernier, on ne compta pas moins
rement « le narrateur d’À la recherche de la zine-book et son n° 1 sera en librairie le 4 janvier de 42 loges juste avant que la Révolution
France perdue qui ressemble par bien des traits au pour la somme de 15 e. Il se compose de récits de d’octobre ne secoue l’Empire russe. Entre-temps,
Lucien Fleurier de L’Enfance d’un Chef imaginé vie pour raconter le monde autrement et inciter à Catherine II avait fait détester toute forme
par Jean-Paul Sartre (1939) ». Il y a certes du le (faire) vivre autrement. Mook s’ouvre sur un d’autocratie si bien que l’ on prêchait dans les
camelot du roi en lui, mais aussi du camelot tout auto-portrait du champion d’athlétisme devenu Loges une sorte de patriotisme révolutionnaire
court. « Superficiel », précise Laurent Joly, son champion de boxe, Mahyar Monshipour : « je suis autour de la constitution de pôles nationaux. Sous
biographe (chez Berg international en 2002) qui né en Iran, à Téhéran, dans une famille éclatée et leur tutelle, des mouvements patriotiques juifs,
vient de fournir l’analyse de ce texte de Louis absente. Mes parents se sont séparés très tôt, arméniens, polonais et finlandais firent de la
Darquier dans les Archives juives, mais « souvent lorsque j’avais deux ans. Jusqu’à l’école primaire, question nationale un sujet si brûlant que
drôle », quand il s’écrie par exemple : « Heureux j’ai grandi chez des tantes à Kerman. D’ailleurs l’Allemagne l’instrumentalisa pour affaiblir son
les orphelins ! » en regard de « l’abominable mon nom exact est Monshipour-Kermani... ». Un ennemi de toujours.
carmel de la famille bourgeoise de France » avec people pour branchés ? En fait, personne ne restait indifférent face à
ses mariages arrangés et tout le train-train. cette effervescence où le mythe révolutionnaire ne
Darquier, plaquant ce marasme pour Londres, s’y s’émancipa jamais d’une certaine mystique, où
était marié en 1928 avec une actrice australienne
elle-même en rupture de ban. Parce que raillant
Mort de l’utopie et l’occultisme ne cessèrent jamais de
faire bon ménage, au point qu’un Trotski par
« le manque d’ouverture et de chauvinisme de ses Christian Bourgois exemple, pourtant censé être un bon matérialiste
compatriotes » ce texte montre curieusement, athée, recourut à ce double registre. Est-ce un trait
relève Laurent Joly, que « l’antisémitisme est, à A l’heure où nous mettons sous presse nous pertinent de « la culture russe », du moins moder-
l’époque, pratiquement inexistant chez Darquier apprenons la mort de Christian Bourgois. ne ? Voilà ce que s’emploie à illustrer cet épais
et aucunement théorisé ». Christian Bourgois a fait ses premières armes volume où historiens russes et français conju-
In Archives juives. Revue d’histoire des Juifs de d’éditeur chez René Julliard. Il crée sa propre guent leurs sources et leurs méthodes pour une
France, n°40/2 (160 p., Les Belles Lettres éd., maison d’édition en 1966. meilleure connaissancee de la littérature et des
17 e). Sous le label « Christian Bourgois » il a publié mentalités.
des Américains comme Allen Ginsberg ou Slavica Occitania, n° 24, « La Franc-
William Burroughs, Jim Harrison, les Portugais Maçonnerie et la culture russe » (Toulouse, 630 p.,
Fernando Pessoa, Lobo Antunes, les fameux 35 e port inclus, commande à adresser à : Slavica
Mendelsohn et Finkielkraut Versets sataniques de Salman Rushdie. Il avait Occitania, 18 rue des Blanchers 31000 Toulouse
fondé la collection de poche 10/18. en libellant le chèque à l’ordre de Slavica
La rencontre entre l’auteur de Les Disparus La Quinzaine littéraire a toujours été attentive Occitania). La librairie Ombres Blanches est dépo-
(Prix Médicis étranger 2007) et le philosophe aura à sa production. Il était un des rares éditeurs indé- sitaire de ce numéro ainsi que des précédents. On
lieu le 8 janv. à 19 h 30 au Musée d’Art et pendants d’aujourd’hui. peut aussi pour le prix de 50 e s’abonner à ce bi-
d’Histoire du Judaïsme (Hôtel de Saint-Aignan, annuel dont la prochaine livraison portera sur « La
71 rue du Temple, Paris 3e). Roumanie aux marches du monde slave ».

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SOMMAIRE DE LA QUINZAINE 960

EN PREMIER ROLAND BARTHES 4 LE DISCOURS AMOUREUX PROPOS RECUEILLIS PAR


ENTRETIEN AVEC CLAUDE COSTE TIPHAINE SAMOYAULT

ROMANS, RÉCITS PATRICK CHAMOISEAU 6 UN DIMANCHE AU CACHOT PAR PATRICK SULTAN


HANIF KUREISHI 7 LE MOT ET LA BOMBE PAR ÉRIC PHALIPPOU
SUHAYL SAADI PSYCHORAAG
MOHSIN HAMID L’INTÉGRISTE MALGRÉ LUI
THOMAS JONIGK 8 QUARANTE JOURS PAR GEORGES-ARTHUR GOLDSMIDT
LIAM O’FLAHERTY 9 BARBARA LA ROUSSE PAR CLAUDE FIEROBE
TROIS MORTS SALÉES
BEN SCHOTT 10 LES MISCELLANÉES CULINAIRES PAR PHILIPPE BARROT
RICK BASS 10 LE LIVRE DU YAAK PAR ÉTIENNE LETERRIER

POÉSIE AUXEMÉRY 11 LES ANIMAUX INDUSTRIEUX PAR MARIE ÉTIENNE

HISTOIRE LITTÉRAIRE JOHN DOS PASSOS 12 LETTRES PAR HUGO PRADELLE


À GERMAINE LUCAS-CHAMPIONNIÈRE
LÉON BLOY 13 JOURNAL INÉDIT PAR JEAN JOSÉ MARCHAND
JEAN LORRAIN 14 LETTRES À GUSTAVE COQUIOT PAR JEAN JOSÉ MARCHAND

ARTS EXPOSITION 16 ALECHINSKY DE A À Y PAR GILBERT LASCAULT


OSCAR NIEMEYER 18 ENTRETIEN PAR GEORGES RAILLARD
JEAN-LOUIS COHEN 19 MIES VAN DER ROHE PAR GEORGES RAILLARD

IDÉES HANS BLUMENBERG 20 LA LISIBILITÉ DU MONDE PAR RICHARD FIGUIER


RICHARD FOLTZ 21 L’IRAN CREUSET DES RELIGIONS PAR ÉRIC PHALIPPOU
OLIVIER IHL 22 LE MÉRITE ET LA RÉPUBLIQUE PAR ANNE KUPIEC

HISTOIRE ALEXANDRE SOLJÉNITSYNE 23 AIME LA RÉVOLUTION ! PAR JEAN-JACQUES MARIE


RÉFLEXIONS
SUR LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER

SOCIÉTÉS LUDIVINE BANTIGNY 24 LE PLUS BEL ÂGE ? PAR ANNE-MARIE SOHN


ROBERT CASTEL 25 LA DISCRIMINATION NÉGATIVE PAR PATRICK CINGOLANI
ANNE THÉRY 26 LA DISTINCTION DE SEXE. ENTRETIEN PROPOS RECUEILLIS
PAR OMAR MERZOUG

JOURNAL EN PUBLIC ARTHUR RIMBAUD 27 CORRESPONDANCE PAR MAURICE NADEAU

29 MIGRANTS D’ICI, MIGRANTS DE LÀ PAR ANDRÉ-MARCEL D’ANS

CINÉMA 30 BÂTONS ROMPUS PAR LUCIEN LOGETTE

Crédits photographiques Direction : Maurice Nadeau.


Secrétaire de la rédaction : Anne Sarraute. Réception des articles : (e.mail : asarraute@wanadoo.fr)
Photo de couverture : D. R. Comité de rédaction : André-Marcel d’Ans, Philippe Barrot, Maïté Bouyssy, Nicole Casanova, Bernard Cazes, Norbert Czarny,
Christian Descamps, Marie Étienne, Serge Fauchereau, Lucette Finas, Jacques Fressard, Georges-Arthur Goldschmidt, Dominique
P. 4 Daniel Boudinet Goy-Blanquet, Jean-Michel Kantor, Jean Lacoste, Gilles Lapouge, Omar Merzoug, Vincent Milliot, Maurice Mourier, Gérard
P. 5 Sophie Bassouls Noiret, Pierre Pachet, Éric Phalippou, Michel Plon, Hugo Pradelle, Tiphaine Samoyault, Christine Spianti, Agnès Vaquin.
P. 6 Jacques Sassier, Gallimard In Memoriam : Louis Arénilla (2003), Julia Tardy-Marcus (2002), Jean Chesneaux (2007), Anne Thébaud (2007).
P. 7 Mathieu Bourgois Arts : Georges Raillard, Gilbert Lascault. Théâtre : Monique Le Roux. Cinéma : Louis Seguin, Lucien Logette.
P. 8 Ohlbaum, Verdier Musique : Claude Glayman.
P. 9 D. R. Publicité littéraire : Au journal, 01 48 87 48 58.
P. 11 Didier Pruvot, Flammarion Rédaction : Tél. : 01 48 87 48 58 - Fax : 01 48 87 13 01.
P. 12 D. R. 135, rue Saint-Martin - 75194 Paris Cedex 04.
P. 13 D. R. Site Internet : www.quinzaine-litteraire.net
P. 16 D. R. Informations littéraires : Éric Phalippou 01 48 87 75 41 e.mail : selis@wanadoo.fr

Un an : 65 t vingt-trois numéros — Six mois : 35 t douze numéros.


P. 17 D. R. Administration. Abonnements, Petites Annonces : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.

Étranger : Un an : 86 t par avion : 114 t


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Six mois : 50 t par avion : 64 t


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Catalogue via le Site Internet : www.quinzaine-litteraire.net
Conception graphique : Hilka Le Carvennec. Maquette PAO : Philippe Barrot; e-mail : philippe.barrot@wanadoo.fr
Publié avec le concours du Centre National du Livre. Imprimé en France

3
EN PREMIER

Parlez-mo
La publication des cours de Roland Barthes se poursuit, à rebours
de la chronologie puisque après les cours au Collège de France, dispensés
de 1976 à 1980 et tous édités ces dernières années (1), ce sont les sémi-
naires prononcés à l’École Pratique des Hautes Études, où Roland
Barthes a enseigné de 1962 à 1976, qui font l’objet d’un patient déchiffre-
ment et d’une minutieuse transcription – d’autant plus délicate à réaliser
qu’on ne dispose pas, pour ces cours-là, d’enregistrement oral.

TIPHAINE SAMOYAULT

ROLAND BARTHES l’École Pratique des Hautes Études sur le manuscrites conservées dans les archives de
LE DISCOURS AMOUREUX. Discours amoureux ? Le fait qu’un livre soit l’Imec (Institut pour la mémoire de l’édition
SÉMINAIRE DE L’ÉCOLE PRATIQUE DES issu du séminaire a-t-il déterminé des choix contemporaine). Ces notes ne diffèrent pas
HAUTES ÉTUDES. 1974-1976 d’édition ? d’un lieu d’enseignement à l’autre : même
suivi de FRAGMENTS DE DISCOURS lisibilité graphique et intellectuelle, même
AMOUREUX : INÉDITS Claude Coste : En fait, Barthes a tenu deux semi-rédaction.... De toutes façons, il n’était
avant-propos d’Éric Marty, séminaires : le « petit séminaire », destiné à pas question de rédiger à la place de Barthes,
présentation et édition de Claude Coste de créer un nouveau texte, fictif. Le travail
coll. « Traces écrites » d’établissement s’est donné pour but essen-
Seuil éd., 745 p., 29 euros tiel de faciliter la tâche du lecteur par un
travail de ponctuation et de retouches (rédac-
tion des titres : RTP devient A la recherche du
temps perdu, ajout d’un mot, par exemple :
« Faut » devient « Il faut »).
e dernier enseignement proposé par
L Barthes dans cette institution, sise à cette
époque rue de Tournon, dans le sixième
Q. L. : Face à quels types d’inédits vous
êtes-vous trouvé ?
arrondissement de Paris, porte sur le
discours amoureux : « L’amour est-il autre C. C. : Aux notes de cours manuscrites, il
chose que son discours ? », demande-t-il lors faut ajouter des fiches préparatoires, le cahier
de la première séance du séminaire. « Notre de texte tenu par Barthes qui permet de sui-
visée ? ajoute-t-il. Non pas décrire une vre le contenu de chaque séance, une corres-
généralité, une abstraction (le discours pondance autour de la publication du livre,
amoureux), mais un espace, un champ de
circulation du langage, un tracé une élabora-
tion du langage (vivante, voire brûlante), une
énonciation, c’est-à-dire une topologie
mouvante des places du sujet qui parle selon Entièrement composé
le désir et l’Imaginaire. » C’est ce travail
mené deux années durant devant et avec des
d’inédits
étudiants qui donnera lieu à la publication du
best-seller de l’auteur en 1977 : Fragments
d’un discours amoureux. une sorte de journal amoureux... Tout cela
La publication de ce cours est donc constitue le corpus du séminaire. Seules les
doublement passionnante : d’abord parce notes de cours sont publiées ; les fiches sont
qu’elle donne à lire le cheminement d’une données en note quand elles éclairent le texte.
pensée dans ses traces orales, dans sa tempo- J’ai utilisé les documents privés (journal,
ralité lente ; ensuite parce qu’elle montre une correspondance...), mais il ne pouvait être
genèse particulière : celle qui conduit de question de les publier... A cet ensemble,
l’enseignement au livre par une série s’ajoutent les vingt figures et la postface
d’opérations qui font passer d’un lieu inédites de Fragments d’un discours
commun à un lieu propre. ROLAND BARTHES amoureux, supprimées à mi-parcours...
Passant de 100 à 80 figures, Barthes en a
ses étudiants en thèse, dont il ne reste aucune retranché vingt dont il a pourtant laissé une
trace écrite, et le « grand séminaire » qui version rédigée, tapée à la machine, que nous
Entretien avec Claude Coste portait sur le Discours amoureux. Si les cours avons reproduite telle quelle... On peut donc
au Collège de France ont été enregistrés, ce considérer que le volume est entièrement
n’est pas le cas pour le séminaire de l’École composé d’inédits.
La Quinzaine littéraire : Vous aviez déjà Pratique (même si des versions pirates exis-
édité le premier cours de Barthes au Collège tent certainement, mais elles ne sont pas Q. L. : Comment caractériseriez-vous
de France, Comment vivre ensemble ? : le encore parvenues jusqu’à moi !) Nous ne l’enseignement de Roland Barthes à cette
travail a-t-il été différent pour ce cours de pouvions donc nous appuyer que sur les notes époque ? Est-il différent de celui dispensé au

4
EN PREMIER

i d’amour
Collège de France ? Comment s’élabore le
contenu du cours ?

C. C. : Le choix du Discours amoureux


répond à une exigence personnelle, mais
Barthes devait tenir compte de la demande
théorique de ses étudiants, souvent férus de
psychanalyse. Du séminaire au livre, on est
frappé par le recul de ce qu’on pouvait appe-
ler la « théorie » au profit de la littérature ou
de l’écriture... En particulier, Barthes
s’éloigne progressivement de Lacan et du
lacanisme dont il avoue trouver la terminolo-
gie « parfois soûlante »... Ce séminaire
correspond à un tournant que vont confirmer
les cours au Collège de France.

Q. L. : On a le sentiment qu’un travail sur


un tel lieu commun passait par l’exercice de
partage de la parole et de la pensée que
suppose le séminaire. Voit-on à l’œuvre cette
expérience de la communauté dans la durée ?
Le livre qui en est issu apparaît en même
temps comme une œuvre très personnelle...

C. C. : Une grande partie des notes était


rédigée dès le début de l’année. Dans
l’ensemble, les notes renvoient à la parole
magistrale. Mais le séminaire comptait beau-
coup pour Barthes, comme lieu d’échanges
intellectuels et affectifs. Il avait sans doute
besoin de ce bain humain pour penser et
créer. Avec le passage au Collège de France,
Barthes renoncera à transformer ses cours en
livre. L’anonymat du Collège explique sans ROLAND BARTHES
doute cette attitude. Mais ce n’est pas tout :
désormais, pour Barthes, l’affectivité tend à
se confondre avec l’intimité : le deuil de la au moment même où la phrase se raréfie. Q. L. : Quel supplément vous donne à
mère, le projet d’écrire un roman, ce sont Préférer « un nouveau sujet apparaît » à vous, spécialiste de l’œuvre de Barthes et par
désormais ces obsessions qui vont stimuler le la première version ne renvoie pas seulement là familier de ces textes, la lecture et le
travail d’écriture... au désir de pratiquer une écriture classique travail sur ces notes ?
qui craint la graisse et le surpoids. Les
Q. L. : Ce qui est passionnant, avec ce modifications de sens cherchent également à C. C. : Les notes de cours rendent
volume, c’est qu’il permet d’apercevoir, dans sortir l’anecdote d’elle-même. Quand le explicites ce que l’on sentait depuis
des aller-retours avec Fragments d’un prince charmant limitait le propos au monde longtemps et que j’appellerai le « lyrisme de
discours amoureux, le chemin qui conduit de enchanté des contes de fées, le « nouveau la vie intellectuelle ». D’où viennent nos
l’oral à l’écrit, du cours au livre. Quelles sujet » élargit les perspectives. La métamor- idées ? Comment naissent les concepts ? De
opérations marquent ce passage : réélabora- phose du texte trahit l’espoir de voir l’amour la réalité existentielle, de notre expérience
tion, réécriture, mise en forme, renonce- servir de modèle à une nouvelle manière sentimentale (surtout pour le Discours
ments, coupes ?... d’être au monde. En devenant le moyen par amoureux !), de nos affects. Ce que donne à
excellence de sortir de la grégarité, l’amour voir cette édition des notes de cours et des
C. C. : Barthes distingue les écrivains qui vaut comme affirmation de l’individualité figures inédites, c’est le cheminement qui
ajoutent (comme Proust) et les écrivains contre la doxa et les systèmes. Il s’agit conduit de la vie au cours et du cours au livre.
qui retranchent (comme lui). Voici les toujours pour Barthes d’atteindre la Je parlais d’un journal amoureux conservé
deux versions, quasi similaires, que le cours « maigreur essentielle » de la phrase, de trou- dans les archives ; ce journal, très peu indis-
puis Fragments d’un discours amoureux ver la bonne formule, la formule qui, répon- cret tant l’expérience y apparaît générali-
donnent de la Belle et de la Bête : 1) « elle dant aux exigences minimales de la syntaxe sable, se présente explicitement comme la
lui dit le mot magique (et quêté) : “Je vous française, trouvera le bon équilibre entre transition entre la vie affective de Barthes et
aime, la Bête” ; et aussitôt, dans la déchirure signifiant et signifié, définira une totalité son travail intellectuel. C’est-à-dire que
soyeuse et somptueuse d’un grand trait autonome, indépassable, indivisible. Petit Barthes faisait cours à partir de ce qu’il était
de harpe, la Bête quitte sa peau et c’est homéostat de bonheur, la phrase, la formule en train de vivre... Vivre ou écrire : pour
un beau seigneur qui apparaît. » 2) « elle lui n’est pas loin de la magie : ce n’est pas un Barthes, il n’était pas question de choisir.
dit le mot magique : “Je vous aime, la Bête” ; hasard si, dans l’exemple de Ma mère l’oie de
et aussitôt, à travers la déchirure somptueuse Ravel que Barthes retient ici, l’imaginaire de 1. Comment vivre ensemble (1976-1977),
d’un trait de harpe, un nouveau sujet apparaît. la phrase coïncide avec une situation de conte Claude Coste éd., Le Neutre (1977-1978),
» La suppression des mots jugés redondants qui chante précisément la concision et le Thomas Clerc éd., La Préparation du roman
ou inutiles (« et quêté », « soyeuse ») coha- pouvoir de la phrase (« Je vous aime la (1978-1980), Nathalie Léger éd., Seuil-Imec éd.,
bite avec le souci d’élargir la signification bête »). 2002-2003.

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ROMANS, RÉCITS

Le terrible palimpseste
« L’Habitation Gaschette était une sucrerie esclavagiste. Elle est
située en hauteur, dominant la commune du Robert et sa baie magnifique.
Des bâtiments, il ne reste qu’un squelette d’enceinte, des chicots de murs,
des moellons levant de terre comme des crânes enterrés dans le fleuri des
arbustes et des arbres. La Sainte Famille a construit ses locaux au cœur
de l’âme ancienne. (...) Dans la beauté du lieu, sous l’éclat de la pluie, je
perçois le terrible palimpseste. »
PATRICK SULTAN
PATRICK CHAMOISEAU dre la descente vers la houle des champs de Saint-Méry, l’éducation, enfin sur tout...
cannes. Qui sait chanter l’Afrique chante un alourdissent et empêtrent un récit qui se
Gallimard éd., 330 p., 17,90 euros
UN DIMANCHE AU CACHOT
chanté d’Afrique, qui ne sait pas chanter suffisait à n’être que narration. Ainsi, après
braille ce que lui dit son cœur. De toute une description saisissante et assez réussie
manière, il faut donner de la voix. C’est obli- des sensations corporelles de grouillements
gé. Et puis, tomber dans la chaleur des tâches éprouvées par l’esclave dans son isolement
u théâtre de violente exploitation, de
A travail forcé et de souffrances endurées
succède, ou plutôt se superpose, un foyer
où rien n’est à comprendre sinon à s’efforcer
sans fin et haïr la fatigue. » L’horreur réglée
de ce monde de la « Bitation » qui n’en finit
fétide, le narrateur ne peut s’empêcher de
disserter doctement et de commenter les
pensées qu’il prête à son personnage : « Qui
d’hébergement où des adolescents en rupture pas de hanter et d’obséder la conscience pourrait croire une chose pareille ?
de ban trouvent, sinon le réconfort, du moins antillaise est évoqué avec force détails : le Soljénitsyne, Primo Levi s’effaraient d’une
un bon accueil dominical ; après l’âge de la rythme harassant des corvées, les tortures même sorte au fond de leur enfer. Bien des
Plantation et de l’esclavage vient celui de morales et physiques, les menaces, les humi- esclaves des Amériques durent connaître ce
l’assistance sociale, des blessures à panser... liations et les coups, la faim tenace, la terreur, vertige : Qui pourrait croire cela ? » La
Le « terrible palimpseste » (à la fois histo- la révolte et la feinte soumission forment la glose, loin d’approfondir ou de prolonger la
rique et spatial) que forme ce lieu équivoque matière de ce récit – cauchemar que le narra- sensation, affaiblit et noie le propos.
donne à Patrick Chamoiseau l’idée séminale teur conte à une enfant égarée dans les ténè- Comme le soulignent, tout au long de son
et aussi la structure du double récit qui cons- bres. roman, les références appuyées et envahis-
titue Un Dimanche au cachot. Ce roman Des figures inquiétantes peuplent un santes qu’il fait à Édouard Glissant, Patrick
développe ou, si l’on veut, enveloppe, deux univers magique et traversé par d’étranges Chamoiseau est bien conscient qu’il n’est pas
histoires. La première, au présent, est celle visions : « bêtes-longues », sorcières africai- le premier écrivain à tenter de décrire, pour
d’une jeune fille mutique qui refuse de sortir nes, molosses traqueurs de Nègres marrons et ainsi dire de l’intérieur, les cercles infernaux
de ce qui semble être le vestige d’un ancien Maîtres-békés en délire surgissent dans les de la Plantation ; cette plongée dans
cachot. Échappant à la surveillance de ses fumigations du « datou », drogue dispensatri- l’indicible constitue sans doute un passage
éducateurs, elle s’est terrée en ce lieu sombre ce d’oubli. obligé pour un artiste soucieux d’exprimer
et l’on confie au narrateur la mission difficile l’identité antillaise mais en même temps un
de l’extraire en douceur de la nuit où elle se défi difficile à relever. Il faut éviter à la fois
réfugie. La seconde, au passé, inspirée au la plate reconstitution réaliste et le mélodra-
narrateur par la situation délicate où il se trou- me complaisant, l’apitoiement sans lucidité
ve impliqué à son corps défendant, est la et le froid constat historisant, le détachement
reconstitution fantasmatique des pensées, des cynique ou l’empathie incandescente. Seules
sensations, des souffrances endurées par une quelques œuvres abouties comme le
esclave jetée dans ce cachot pour avoir profé- Quatrième Siècle par exemple, ou la Case du
ré menaces et imprécations à l’encontre du Commandeur, étaient parvenues à dessiner
Maître. Les deux histoires, comme il était les contours de ce royaume de mort indéfinie.
prévisible, se mêlent, se font écho, et se rejoi- Peut-être est-ce le poids de cet héritage
gnent : la jeune prostrée consent finalement à littéraire qui empêche l’auteur d’Un diman-
sortir de son isolement et la suppliciée triom- che au cachot de trouver sa manière propre,
phe de la cruauté qu’elle subit. Merveille de la de cheminer en sa simplicité. En tout cas, ce
thérapie romanesque ! On aimerait y croire. n’est pas en multipliant les maniérismes de
Patrick Chamoiseau a choisi, dans ce style (1) et en pontifiant que l’on masque le
roman, de traiter un sujet douloureux et diffi- simplisme et l’indigence de la construction
cile : représenter la vie servile dans narrative.
l’Habitation en épousant le point de vue de Le narrateur note, plein d’admiration et de
l’esclave. Il s’était déjà confronté à cette révérence pour les grands ancêtres qui l’ont
sombre évocation dans L’esclave vieil homme précédé : « Impossible de trouver normal que
et le molosse (1997) dont Un Dimanche au de tels endroits aient pu donner naissance à
cachot, constitue, à bien des égards, une des œuvres comme celles de Césaire, de
reprise et un prolongement. La connaissance Glissant, de Perse, de Fanon, de Faulkner... Il
intime qu’il a des données historiques et faudrait en faire un roman ». Le lecteur devra
anthropologiques des conditions de cette attendre encore le roman puissant et tendu
existence jointe à un intense travail imagina- PATRICK CHAMOISEAU qu’aurait pu inspirer cette Habitation
tif lui permet d’appréhender de façon parfois Gaschette, ce « terrible palimpseste ».
saisissante cette vie de mort différée, cette
survie permanente. Tous les éléments sont réunis pour aboutir 1. « À l’orée du dimanche » pour « le dimanche
« Après la corne : sifflet des comman- à une œuvre dense et tragique. Or, de trop matin » ; « je m’affecte à l’Écrire » pour « j’écris » ;
deurs. Sortir des cases, rejoindre son atelier, nombreuses et fort plates digressions méta- « une pluie fifine » pour « une fine pluie » ; « les
s’aligner au-devant de l’économe qui va narratives sur... la littérature, le roman, esclaves encachotés » pour « jetés au cachot » ;
compter et recompter encore (...) Après, pren- l’écriture, la vie, la mort, Freud, Moreau de « innumérable » pour « innombrable »...

6
ROMANS, RÉCITS

Les « Pakis » se lâchent


« Homme, femme, homosexuel, noir, juif », où sont aujourd’hui les
« humains » ?, se demande Hanif Kureishi. Suhayl Saadi lui répond : « le monde est
un tout indivisible. Il n’y a pas plus d’Orient que d’Occident. Cette division n’est qu’un
énorme mensonge ». On ne peut que l’approuver sauf qu’on se heurte partout à des
murs plus consistants encore, et arbitraires, depuis le 9/11. Quand on porte barbe et
qu’on a le teint basané de Mohsin Hamid, on doit convenir avec lui que : « même au
travail, je ne pouvais échapper au poids grandissant de l’ethnique dans cette nouvelle
période ».

ÉRIC PHALIPPOU
HANIF KUREISHI Bravo ! pourrait-on s’exclamer. Il en est
LE MOT ET LA BOMBE donc fini du catalogage ethnique avec la
The Word and the Bomb mention « écrivain du Commonwealth »
trad. de l’anglais par G. Koff-d’Amico, sonnant aussi citoyen de seconde zone que le
M. Nasalik et J. Rosenthal sont nos auteurs francophones ? Ne nous
Christian Bourgois éd., 160 p., 6 euros réjouissons pas trop vite. Mohsin Hamid qui
vit une grande partie de l’année au Pakistan se
SUHAYL SAADI voit porté cette mention : « traduit de
PSYCHORAAG l’anglais ». Il en va de même pour Hanif
Psychoraag Kureishi bien qu’il se targue de « se colleter »,
trad. de l’anglais (Écosse) par S. Baudry contrairement aux romanciers de Grande-
et J.-C. Perquin
Métailié éd., 430 p., 24 euros
Bretagne « mais dans la lignée » de V. S.
Naipaul et de Salman Rushdie, à « la race,
MOHSIN HAMID l’immigration, l’identité, l’islam ». Alors
pourquoi ce non-dit ? Pourquoi cette non-
L’INTÉGRISTE MALGRÉ LUI mention du label d’origine dont les éditeurs
The Reluctant Fundamentalist ne se privent pas quand leurs auteurs sont nés
trad. de l’anglais par B. Cohen
Denoël éd., 202 p., 17 euros
en Inde (1). Ces deux traitements différenciés
entre auteurs pakistanais (tus comme tels) et
auteurs indiens (ethnicisés à outrance)
montrent bien que, dans les littératures post-
coloniales, il y a celles que l’on considère (le
près un tel chapeau, tout critique paraîtrait roman indien de langue anglaise) et celles que
A indécent de rappeler le pays d’origine de Hanif
Kureishi, Suhayl Saadi et Mohsin Hamid. C’est le
l’on déconsidère au point de les noyer dans la
masse. Or, le point commun aux quelques
Pakistan. Hanif Kureishi a beau condamner les « romans pakistanais de langue anglaise – osons HANIF KUREISHI
étiquettes », lui-même relève qu’« une curieuse le mot ! – ici présentés, c’est un même senti-
forme d’apartheid littéraire s’est développée » pour ment de déconsidération qui confère à ces
« exclure certains auteurs » et « les reléguer à la récits comme une teinte de manifestes contre La BBC a produit en 1997 un téléfilm sur
périphérie sous l’étiquette condescendante la condition de « Pakis ». ce sujet dont le synopsis était signé Hanif
d’écrivains du Commonwealth ». Aussi, dire « Pakis », tel est « le terme argotique un Kureishi. On le retrouve dans Le mot et la
que ces auteurs viennent du Pakistan, c’est peu méprisant utilisé par les Anglais pour bombe, éclairé par des articles que l’auteur a
nommer un chat un chat et en finir avec les désigner les Pakistanais », nous prévient donnés ces trois dernières années à The
formules du politiquement correct qui Hanif Kureishi. S’il n’y avait que les Guardian. Prise de parole publique ou narra-
masquent le plus grand racisme. Pakistan est un Anglais ! À lire L’intégriste malgré lui de tion fictionnelle, Kureishi dresse le portrait
mot que le marketing, et même le bon goût, Mohsin Hamid, dont une grande partie se réel des petites gens – les « Pakis » – pour
réprouvent. passe à New York, un petit vendeur d’en-cas plaider contre les représentations qu’on s’en
Écrivain né sur les îles britanniques comme est à l’enseigne de chez « Pak-Pendjab ». Il a fait. Ce film, Mon fils le fanatique, propose le
Hanif Kureishi, Suhayl Saadi sait de quoi il intégré comme sien le nom dévalorisant, ce récit d’un Pakistanais venu du Pendjab faire
parle quand il dit que : « pour l’immense qui donne encore plus de poids aux menus le taxi de nuit à Londres dans les années soi-
majorité des habitants de ces îles aux formes services qu’il rend et touche le narrateur de xante-dix. Ses rares moments de détente : se
étriquées, le mot P-A-K-I-S-T-A-N évoquait cette histoire. Vingt ans en l’an 2000, tout réunir entre deux courses avec les autres
trois choses seulement » ou, plus exactement frais émoulu de Princeton, repéré par les plus chauffeurs (généralement de même origine)
une série de clichés : « sale, opprimé, malodor- gros bonnets du monde des affaires qui l’ont pour rire ou regarder un Stalone dans une
ant, fourbe et insondable ». Ces préjugés lais- introduit dans le cercle des happy fews, notre gargote communautaire. Son idéal dans la
sent pantois si, d’aventure, on les compare à narrateur était en bonne voie pour oublier que vie : voir son fils auquel il donne la meilleure
l’opinion favorable dont jouit auprès des trois ans auparavant il vivait encore dans son éducation possible s’élever socialement et
mêmes la sœur ennemie du Pakistan : « cette Lahore natal. Heureusement, il y a « Pak- concrétiser « son rêve de réussite en
bonne grosse Mata Bharat post-impérialiste, Pendjab » qui, lui offrant un panier-repas Angleterre ». Mais le fils ne voit en son père
née Mlle Inde, qui avait mystérieusement, et pour le féliciter d’intégrer une grande entre- qu’une brute se vautrant dans la grosse
peut-être aussi cosmiquement, héritée de tout prise, puis lui refusant sa carte de crédit le blague, les putes et l’alcool. Au nom d’un
ce qui était admirable, pour ne pas dire envi- jour où ce businessman y invite un collègue à soi-disant retour aux origines (alors qu’il
able, dans la culture orientale ». Je ne sais si lui, lui rappielle au milieu des rires des n’est jamais allé au Pakistan de sa vie et n’a
en écrivant une telle phrase, Suhayl Saadi eut « chauffeurs de taxis s’exprimant en ourdou » fait que le reconstruire en prenant le contre-
l’intuition ou non du traitement que l’édition que ses origines sont loin d’être méprisables. pied des représentations anglaises), il rejette
française allait réserver à son Psychoraag : Peut-être n’a-t-on pas assez parlé de la
« traduit de l’anglais (Écosse) ». noblesse des chauffeurs de taxi ? SUITE

7
ROMANS, RÉCITS SUITE KUREISHI/PHALIPPOU

tout de son père, dogmatique. « – Dis-moi l’économie de la question intime qui taraude ce qui d’ailleurs la rendait d’autant plus
quand j’ai eu le temps d’être méchant ? », lui ce récit : qu’est-ce que la relation physique précieuse ».
demande le pauvre chauffeur de taxi avant de avec un partenaire d’une autre couleur ? Cette blancheur devient chez certains une
sombrer pour de bon dans l’alcool. Cette même question hante le Psychoraag vue d’esprit, un dieu désincarné, d’où le
La morale de cette histoire se trouve dans de Suhayl Saadi (sélectionné, lui, pour le prix fanatisme à être de plus en plus « Paki »
le texte de Kureishi qui donne son titre à ce du James Tait Black Memorial en 2004). (pureté, en ourdou). Hanif Kureishi, « né à
recueil : « Les puritains arrivent à défier leur L’auteur, longtemps disc-jockey dans sa ville Londres d’une mère britannique et d’un père
père en se pliant à la loi du Père ultime, et natale de Glasgow, compta au nombre des pakistanais » comme il se plaît à le rappeler,
demeurent ainsi des enfants sages et premiers à mêler l’influence des raga à la confesse être passé par la même épreuve :
vertueux ». Dans le cas des deux dernières musique celtique. Son roman se présente « Dès le début, je tentai de nier mon ascen-
générations de « Pakis » vivant en Occident comme un long monologue (le même dance pakistanaise ; j’en avais honte et
– à s’y mêler puis se démêler –, cette mé- procédé que Hamid) tenu tantôt devant le voulais me défaire de ce que je considérais
fiance du père s’accompagne d’une micro, tantôt en voix off, par le DJ d’une comme une malédiction ; j’aspirais à être
recherche de la femme blanche débouchant, radio communautaire « pakie » le jour de sa comme tout le monde. Aussi l’article qu’un
si échec, sur le culte d’un dieu plus blanc que dernière émission. Roman-constat où le DJ, journal consacra à un jeune Noir qui, ayant
blanc. Cette quête constitue toute l’histoire de Zaf, avoue avoir été bénévole pour tenir remarqué que la peau brûlée devenait
L’intégriste malgré lui de Mohsin Hamid, l’antenne de nuit pour fuir la femme dont il blanche, avait sauté dans un bain d’eau
nominé en 2007 pour le Booker Prize. Le partageait jusqu’alors la vie, Babs, une bouillante, suscita-t-il mon intérêt ». Lui
héros « paki », une fois diplômé de Princeton, Irlandaise du Galloway. Plus blanche qu’elle, aussi aurait donc pu devenir un fondamenta-
trouve un mentor, Jim, paternel avec lui il n’y a que ses nuits blanches passées à liste, il n’en jette la pierre à personne, d’où
jusqu’à le « prendre sous son aile » et s’introspecter : « L’ambition de tous les bons l’intérêt de son œuvre. De ces trois œuvres
l’intégrer dans la meute des futurs « requins Pakistanais, en fin de compte, c’était d’avoir d’ailleurs.
». Le divorce avec ce père de substitution ira la peau aussi claire que possible. Se marier
crescendo à mesure que notre « Paki » inten- avec une blanche, avoir des enfants blancs,
sifiera sa relation avec Erica, femme si s’efforcer sans relâche de perdre la pigmen- 1. Quelques exemples pour me bien faire
blanche, si diaphane, si pure, qu’en retour tation de sa peau. Ce n’était pas tant qu’il entendre : Shashi Tharoor a beau avoir quitté
elle lui révélera sa « pakistanité qui demeu- avait voulu devenir un véritable Écossais ou l’Inde à 20 ans, écrit toute son œuvre romanesque
aux États-Unis, ses livres portent néanmoins la
rait invisible » jusque-là. Dans ce personnage un vrai Anglais, quel que soit le sens de ces mention : « traduit de l’anglais (Inde) ». Il en va
d’Erica, la critique Sarah Kerr a vu une expressions, mais plutôt qu’il s’était fixé de même pour Kiran Desai, Sudhir Kakar, etc.
« allégorie » de « l’Amérique pour objectif la blancheur avec tout ce que 2. « In the Terror House of Mirrors », The New
d’aujourd’hui » (2) et réduit donc le roman à cette propriété peut avoir d’insaisissable, York Review of Books, October 11, 2007 : pp.22-
une sorte de parabole politique. Elle fait ainsi même si elle n’avait jamais vraiment existé, 24.

Une fin de monde ?


La figure du père, soit tyran, soit lâche et lamentable est constam-
ment présente dans la littérature allemande à travers tout le XIXe siècle,
dans le théâtre de Hebbel par exemple. Il figure l’interdit, l’obstacle qu’il
faut franchir pour commencer une vie d’ores et déjà étouffée.
GEORGES-ARTHUR GOLDSCHMIDT

THOMAS JONIGK de Thomas Jonigk Quarante jours. L’auteur


QUARANTE JOURS focalise sur les figures du père et du fils
trad. de l’allemand par Bernard Banoun incestueux déjà au coeur de son livre précé-
Verdier éd., 172 p., 15 euros dent Jupiter (1) avec un père possesseur
possédé, objet sexuel, violeur violé qui
personnifie, en somme, la dissolution des
repères. Il y a une sorte de complicité
onirique, homosexuelle et meurtrière entre le
père et le fils, face à la mère objective et réa-
e père et l’officier, représentants et liste qui sacrifie l’animal préféré de l’enfant
L complices de l’ordre étaient l’incarnation
même d’un Reich militaire, dictatorial et
Jan aux nécessités quotidiennes avant de
mourir écrasée.
impérialement « progressiste », tel qu’il glis- Tout au long du livre, les fantasmes de
sera aisément dans le nazisme meurtrier. déchirement, de dissolution, de mort, mais
Mais les pères surnageront à ce qu’ils auront aussi de repos et d’abandon se succèdent, et
fabriqué, tels le concierge viennois de c’est là sa force. Ils signifient les articula-
Helmut Qualtinger, à l’aise autant au coeur tions profondes du monde qui entoure Jan-
du nazisme que confortablement installés Jonas le personnage principal. Il y a une
dans la nouvelle République Fédérale des constante alternance de refoulements et
années cinquante du siècle dernier. d’explosions oniriques : « Tout d’un coup
Cette figure devenue obsessionnelle se tout est là de nouveau l’une après l’autre les
retrouve chez Christoph Meckel tout comme sensations s’avancent brutalement jusqu’à la
dans un remarquable roman de 1995 intitulé grisaille du premier plan, Jan se détourne, il
Im Wiesenfleck de Walter Foeslke et non ne veut pas voir ce qu’il sait. »
traduit à ce jour. La disposition typographique des débuts
Cette faillite des pères dans une Allemagne de chapitres est peut-être destinée à faire voir
atone et paralysée par un passé insurmontable l’effondrement de l’ordre des choses.
constitue le tissu intime, informulé du roman THOMAS JONIGK Il n’ y a pas de faits tangibles dans l’écri-

8
ROMANS, RÉCITS

ture de Jonigk, les meurtres ou les viols ment derrière lui dans une entité carrelée de devenu la substance d’un monde déjà mort où
supposés ne sont que des prolongements blanc les voici maintenant inséparables, à retentit en permanence le bruit des bombar-
d’une géographie intérieure de l’inquiétude. gauche un lavabo tout en longueur comptant dements où tout se déroule au hasard des
Avec une attention extrême, le narrateur Jan- pas moins de six robinets rutilants, au-dessus attouchements sous un éclairage grêle.Il n’y a
Jonas s’efforce de repérer les flux de cette une cloison toute en miroirs, à droite six plus rien à en attendre.
zone à fleur de conscience où tous les chemi- cabines pourvues de portes verrouillables. » Ce monde du dessous est celui qui se met à
nements se font à force de consistances inter- Un décor sanitaire et hygiénique propre aux nu lorsque le monde de surface cesse de fonc-
médiaires et pâteuses, comme les bâtonnets exécutions et aux « expériences ». tionner et s’enfonce dans l’abîme qu’il a lui-
de poisson surgelé, la purée de pommes de Le livre est ainsi parcouru d’allusions, même ouvert. C’est ce monde sous terre vers
terre et le ketchup, qui reviennent à plusieurs non tant à un passé terrifiant et récent, lequel les protagonistes s’enfoncent au trente-
reprises dans les deux livres. La nourriture y que sous-tendu par la menace permanente qui cinquième et trente-sixième jour, comme s’ils
est comme une matière d’être. Tout se passe pèse sur toute marginalité dans un monde s’enfonçaient dans les ténèbres, avant de
comme si l’écriture de Thomas Jonigk hygiénisé. C’est pourquoi, comme par s’embarquer sur l’arche gigantesque aux quar-
s’efforçait de dresser un rempart lisse contre dérision, l’hôpital devient un lieu refuge pour ante voiles de la Rédemption finale incarnée.
la honte et la faute, comme s’il s’agissait de Jan qui, bien sûr, y occupe précisément la Face de Grenouille d’une part, la représente,
les transformer en matériau insensible pour position couchée, selon un va-et-vient entre une fille laide qui figure peut-être la féminité,
redevenir innocent. Il n’y a de repérables que la position verticale et horizontale, comme si objet d’horreur, à la fois corruptrice et tenta-
les lieux carrelés, les toilettes, les abattoirs, le livre tournait autour des deux principaux trice, à son insu, mais qui est aussi toute
lieux où s’évacue, comme on sait, la verbes de position de la langue allemande tendresse. D’autre part c’est le commissaire
substance humaine. « être debout » (stehen) et « être couché » Wahlburg, sorte de père de substitution,
Ces flux sont ceux des quarante jours du (liegen). On ne peut se défendre de lire ce énorme et massif qui semble être comme sa
Déluge, d’où l’autre soi de Jan-Jonas, celui roman, remarquablement traduit, comme une propre excroissance et qui éprouve de moins
qui surnage, au plus près des orifices et des figuration d’autant plus puissante qu’elle en moins la sensation de lui-même. Tout se
corps. L’écoulement et les liquides jouent un n’est jamais théorique de la situation mentale déroule au sein d’une sorte d’atonie généra-
grand rôle dans l’écriture de Jonigk, les de l’Allemagne d’après la grande catastro- lisée. Tout est possible et rien ne surprend, les
consistances gluantes qui glissent sur du phe. D’où aussi la cocasserie qui l’habite. Il personnages deviennent interchangeables dans
lisse. « Jan laisse la porte se refermer douce- s’établit toute une géographie du viscéral un univers voué à l’éclat de rire ultime.

Sous le gouvernement
des prêtres
CLAUDE FIEROBE
LIAM O’FLAHERTY abandonnée de tous et qui se jette dans les
BARBARA LA ROUSSE eaux noires du lac ; Rosie, blanche comme
ET AUTRES CONTES VERT SOMBRE une apparition qui, « les yeux incendiés de
trad. de l’anglais par Patrick Reumaux haine », tue son tortionnaire ; Barbara, qui
Elisabeth Brunet éd., 43 p., 12,60 euros retourne à sa sauvagerie primitive ; Mrs
O’Timmins, bigote sèche de corps et d’esprit,
Trois morts salées recluse dans son fanatisme stérile...
Liam O’Flaherty : La Femme fardée ; Mary Dans « Le Retour », Daniel Corkery abor-
Lavin : Tombe verte, tombe noire ; Daniel de le thème de l’incommunicabilité et de la
Corkery : Le Retour) faute, sur fond de misère ouvrière.
trad. de l’anglais par Patrick Reumaux
Elisabeth Brunet éd., 68 p., 14,20 euros
O’Flaherty, on le sait, laisse dans son oeuvre
peu de répit à ses lecteurs, qu’il s’agisse des
romans (L’Âme noire, 1924 ; Le Mouchard,
1925) ou des nouvelles, et stigmatise le rôle
néfaste de l’Église catholique dans une socié-
té étouffée par l’intolérance. Dans « La
a lecture de ces deux recueils ne remontera Maudite », les portraits contrastés de Kitty la
L pas le moral en cette morte-saison. Pour le
décor : des ciels tourmentés où un pâle soleil se
fautive, frêle et désespérée et du prêtre repu,
« les yeux injectés de sang, la bedaine trem-
trouve enveloppé de brun « comme un suaire blante », qui la repousse et la maudit, sonnent
enveloppe un corps » ; « une venimeuse langue bien comme la dénonciation de ce gouverne-
d’écume » qui ramène un cadavre ; « une nuit ment des prêtres où O’Flaherty voit le pire
de janvier glaciale » ; des falaises déchiquetées des maux. « Tombe verte, tombe noire » est le
battues par les tempêtes et des landes hostiles texte le plus remarquable de ces deux ouvra-
balayées par un vent démoniaque ; et aussi des ges. Mary Lavin posséde un rare talent
chaumières d’un gris sinistre, le quartier des d’analyste du cœur humain, déployé dans un
bordels à Dublin, des intérieurs lugubres où impressionnant ensemble de nouvelles
dansent les flammes basses d’ un maigre feu de publiées entre 1943 et 1985. Ici, elle
tourbe... Pour les personnages, les hommes s’aventure dans un de ces territoires inconnus
d’abord : des vieux garçons aigris dans leur qui ouvrent sur l’abîme en mobilisant les
masure en ruine ; un mari vieillissant et amer ressources majeures du langage, la répétition,
ILLUSTRATION DE COUVERTURE
conscient d’être passé à côté de la vie ; un prêt- la litanie, l’incantation. Ce récit bouleversant,
PEINTURE DE MERVYN PEAKE
re odieux et sans pitié ; un meurtrier en cavale pris dans l’étreinte du fantastique et de la
; un bon tisserand qui sombre dans la folie ; ou poésie, où la femme de la terre et d’homme
encore le noyé aux yeux grand ouverts jeté pas à éclairer ces récits, tant elles sont, elles de la mer sont unis dans la mort comme ils
dans la barque au milieu des poissons. Les aussi, prisonnières d’une misère qui est
femmes ensuite, dont la présence ne parvient l’étoffe même de leur destin : Kitty fille-mère SUITE

9
ROMANS, RÉCITS SUITE O’FLAHERTY/FIEROBE

l’étaient dans la vie, donne une profonde nulle part ne figure le titre anglais des irlandais, on le sait, manient avec brio toutes
leçon de sagesse et de résignation : « La mer nouvelles, et le titre original du Mouchard les formes de l’humour ; ces deux élégants
est plus forte que n’importe quel homme... La est The Informer et non the Adviser. En volumes de la Librairie Elisabeth Brunet
mer est plus forte que n’importe quelle outre, il aurait été bon de noter que la (inquiétantes illustrations de couverture
femme... La mer est plus forte que les femmes nouvelle traduite ici, « The green grave and empruntées à Mervyn Peake) montrent aussi
des champs de l’intérieur des terres... La mer the black grave », publiée en 1940 dans The que, mieux que personne, ils savent broyer
est plus forte que causer d’amour. » Atlantic Monthly, marque le véritable début du noir.
Qelques regrets concernant l’édition : de la carrière de Mary Lavin. Les écrivains

À savourer par petites bouchées


BEN SCHOTT Gosky) ; d’étrangetés (thédomancie – « divi- tionner des listes de choses apparemment
LES MISCELLANÉES CULINAIRES nation par la lecture des feuilles de thé ») ; de inutiles est à la fois un art littéraire et une
Adaptation et traduction par Boris Donné curiosités (l’omelette norvégienne « prépara- petite entreprise (agenda avec miscellanées,
Allia éd., 158 p., 15 euros tion hybride entre le dessert et l’expérience chroniques journalistiques, almanach...). Il y
de physique ») ; d’informations prosaïques a là un « benschottisme », la liste à la maniè-
(repères nutritionnels et caloriques, ou re de Perec devient une production à part
gastronomie militaire – la ration de combat entière.
En 2005 un premier tome des Miscellanées en 14 menus) ; d’anecdotes historiques (le PHILIPPE BARROT
(cf. Q. L. n°914) révélait l’humour et l’esprit suicide de Vatel) ; de précisions non dénuées
obsessionnel de Ben Schott à travers la de gravité (la manœuvre de Heimlich, tech-
compilation encyclopédique d’informations nique d’urgence pour secourir une personne S PA M
aussi futiles que précieuses (où trouver en train de s’étouffer).
l’origine de l’arobase @ ?). Le lecteur s’amuse des expressions conte- Spam(contraction de Spiced Ham, jambon
L’auteur insiste et récidive avec des nant le terme « eau » et s’étonne de « la céré- épicé) est une marque de pâté en conserve
Miscellanées culinaires, un ensemble de monie du thé », en passant par des citations déposée en 1937. Les Monthy Python en ont
« notations instructives ou saugrenues » comme les affectionne Ben Schott puisque se parodié la publicité indigeste dans un sketch
autour des arts de la bouche au sens large, retrouvent dans ce deuxième tome des où le menu d’un restaurant, puis les propos
voire très large ! Miscellanées les mêmes auteurs que dans son qui s’y échangent, se réduisent peu à peu au
C’est un maëlstrom de cocasseries (gastro- premier. Un livre à savourer par petites seul mot spam – d’où le choix du terme pour
désigner les courriers électroniques envahis-
nomie ubuesque, dîner – au-delà du panta- bouchées. sants (ou pourriels).
gruélique – servi en 1867 au tsar Alexan- La visite de son site (www.benschott.com) © Allia, Ben Schott
dre III, recette improbable des petits pâtés montre à quel point la démarche de collec-

Rick Bass, l’écriture


ou l’esprit du lieu
Dans Le livre de Yaak, paru aux éditions Gallmeister, l’auteur
américain offre un hommage émerveillé à la vallée du Yaak (Montana) où
il réside depuis près de vingt ans, et lance un appel en faveur de sa
protection.
ÉTIENNE LETERRIER
RICK BASS gaz du Mississippi, Rick Bass a découvert dans le même temps une morale de
LE LIVRE DU YAAK vers l’âge de trente ans le lieu auquel il a l’émerveillement et du respect, dans la pure
The Book of Yaak consacré déjà plusieurs livres, dont Winter, tradition du nature writing américain, ce
trad. de l’américain par Camille Fort-Cantori paru en français en 1998. Il y faisait le récit courant romantique puisant dans la nature
Gallmeister éd., 188 p., 20,90 euros de son arrivée, accompagné de son épouse, une conception renouvelée de l’homme, et
dans cette vallée, l’une des plus sauvages des dont l’œuvre de H. D. Thoreau est considérée
États-Unis, où se trouvent encore en nombre comme la source. Ascensions et marches,
loups, grizzlis, coyotes, cerfs et élans. Depuis chasses au cerf et au tétras y sont des activités
lors, les compagnies forestières ont défriché dont dépend la survie de l’homme isolé,
eci n’est pas un livre, pas vraiment. les deux tiers des forêts de la vallée, prati- comme auparavant en dépendait celle du
« C Plutôt un produit de la vie dans les
bois, un peu comme un bloc de rhyolite, la
quant les coupes à blanc, transformant
« mélèzes centenaires [...] en annuaires télé-
colon. Mais elles aboutissent également à une
connaissance harmonieuse et sensible du
ramure abandonnée d’un cerf, le crâne d’un phoniques », poussant l’auteur à plaider pour monde où grizzlis et coyotes s’apparentent à
ours, la plume d’un héron ». Converti à la protection de ce sanctuaire sauvage. des manifestations de l’esprit sauvage des
l’écriture après avoir exercé le métier de Véritable célébration de la beauté de la lieux. Dans cette vallée habitée par une
géologue dans les gisements de pétrole et de nature du Montana, Le Livre de Yaak fonde poignée d’humains qui tentent jour après jour

10
ROMANS, RÉCITS

de replanter les espèces décimées par les sagesse de l’écrivain est fondamentalement protégées dans ces 191 000 hectares de
coupes à blanc des compagnies forestières, différente de celle du scientifique en cela forêts, de rivières, de lacs et de montagnes.
solidarité et autosuffisance se complètent qu’elle permet de voir la beauté et d’effleurer La phrase devient alors, au risque de la véhé-
sans s’exclure. Les gestes quotidiens se font le mystère sans songer à leur future appropri- mence, une force rageuse, brute, entêtante,
essentiels, doués d’une signification ation. L’écriture y nomme les choses sans « comme le rugissement de la scie qui fait
profonde : ceux de Gail, qui tient le seul chercher à les cerner, à les mesurer, à les voler les copeaux de bois ». Paradoxe de
magasin à des kilomètres à la ronde, ou ceux, épuiser. L’essence de l’art est d’être, comme l’écriture qui est aussi celui de Yaak : publier
magiques, de Jesse, qui sculpte des totems le grizzli, comme le loup : sauvage. et garder secret, ouvrir le sanctuaire au
dans les troncs d’arbres morts. L’écriture de Chez Rick Bass, l’écriture se décline en monde pour mieux le sauvegarder.
Rick Bass croise ainsi observation de la deux versants. Fin en soi et secrète, dans « Où l’art existe, l’esprit d’un lieu existe ».
nature et réflexion éthique, dans un va-et- l’intimité qu’elle entretient avec l’écrivain, Si Rick Bass écrit, c’est bien pour faire exis-
vient permanent entre soi et le monde. elle constitue un mystère poétique à deviner ter et survivre l’esprit menacé de Yaak, lieu
Or ce qui rend dans le même temps plus qu’à atteindre, celui de la beauté du texte habité de forces aussi anciennes que celles
l’œuvre de Rick Bass originale, au regard des comme celui des forêts de Yaak. Ainsi des Indiens Kootenai, ou celle des ours noirs.
œuvres du nature writing, c’est la méfiance l’auteur, fasciné un matin par la découverte C’est aussi pour guérir Bill, son ami malade
qui s’y exerce à l’encontre de l’esprit positif des énormes empreintes d’un grizzli dans la du cancer, que l’auteur entreprend
de la science ou de l’industrie. Chez Thoreau neige, décide de les suivre instinctivement, l’ascension d’un sommet enneigé pour lui
en effet, la science était un mode de connais- sans parvenir à apercevoir l’animal. Mais faire partager la beauté de ces forêts, ainsi
sance de la nature qui pouvait également parce que ce sanctuaire est menacé, l’écriture que leur leçon : comme le bois qui doit
comprendre poésie et subjectivité. Pour doit aussi prendre les accents militants du d’abord pourrir pour ensuite renaître,
l’auteur du Livre de Yaak en revanche, la plaidoyer, défendre la création de zones l’écriture est acte de vie.

POÉSIE

Plus brûlant qu’il ne semble


Ce qui paraît d’abord à la lecture de ces poèmes (il y en a 132,
numérotés, énumérés à la table des matières) c’est la quasi-absence du « je
», une objectivation extrême qui maintient le lecteur, la lectrice à distance.

MARIE ÉTIENNE

AUXEMÉRY au service d’une « rhétorique d’urgence »,


LES ANIMAUX INDUSTRIEUX d’une entreprise vitale : « Filer le train de la
Flammarion éd., 180 p., 18,50 euros mémoire... Aller voir là-dessous ce qui fait
que la machine sombre si joliment ». Donc le
« je » se dérobe avant de se réintroduire de
biais, les remugles, les désastres et les égor-
gements mûrissent sous « un rayon de soleil
fauve », mais avec une sorte de verdeur et
t cela dès le commencement, la page de
E titre, où le nom de l’auteur apparaît sans
prénom. Lors de ses premiers livres, il
d’élan qui ne sont pas exempts de séduction.
« Un coup de rein, et tu romps le charme, tu
retapes la dépouille... »
publiait pourtant, me semble-t-il, sous son Bref, on y est justement, sous le charme,
identité complète. même si Auxeméry cherche à le rompre.
Si on regarde le premier texte, Revenons aux pronoms personnels, décidé-
« Volumen », qui introduit le livre, on ment révélateurs. Du « on » le poète passe au
s’aperçoit qu’Auxeméry use beaucoup du « nous », puis au « tu » : « Tu te feras exact
pronom « on », « on se contemple danser, secrétaire de leurs ébats et de leurs soucis ».
lamentable ballet », à la manière de Michaux, Il veut « savoir prendre l’angle » (Prendre
dans son poème « La Ralentie ». langue ?) Apercevoir les perspectives, de
Il supprime des articles, de sorte que le manière à envisager « les faces du divers
poème, fait d’une suite de séquences – chacu- tournées vers leur dedans ».
ne est une seule phrase isolée par des blancs Un premier « je » paraît à la 29e page, dans
– a quelque chose d’une énumération. un fragment en italique et versifié:
Il supprime les verbes : « Fortes senteurs « Moi, j’ai tiré les verrous
de suints et de déjections. Relents d’urine je suis entré dans le feu
âcre, de glaires chaudes, soudain. Et fumets je vais croiser l’autre nuit avec un autre
de massacres, enfin. » Quand il en utilise, jour »
c’est à l’infinitif : « Boire la sècheresse, vider Une allusion biographique, page 33, donne
l’abîme, l’aspirer. » une clef possible, si tant est qu’il en faille :
Qu’on nous pardonne cette analyse stylis- « père mon père ton dernier hiver
tique un peu pédagogique, mais souvent AUXEMÉRY entre bubons & furoncles
nécessaire quand il s’agit de poésie, surtout si ...
elle échappe, comme c’est le cas ici, au & toi ma mère pas un seul mot d’amour »
vague-à-l’âme et au lyrisme mou, qu’elle est l’impression de froideur excessive, ressentie Nous aurions dû être vivants, soupire
sur le qui-vive. L’analyse en question nous tout d’abord, se dissipe peu à peu ou plutôt
permet d’en venir à la constatation suivante : prouve son utilité, on comprend qu’elle est là SUITE

11
POÉSIE SUITE AUXEMÉRY/ÉTIENNE

Auxeméry, sous la forme d’un arbre, ce qui beaucoup traduit : Charles Olson, Charles matin, d’un cri sans âge ; des volcans,
aurait au moins fourni un abri aux oiseaux Reznikoff, Hilda Doolittle, William Carlos surtout, furent aimés, des chaos, des lacs à
pour construire leurs nids. Williams, Ezra Pound... l’œil sans fond.
Le livre entier vibre de vues lointaines, se Un esprit curieux du monde et des autres... Des cités aussi, des tombeaux, des maisons
nourrit de fragments de voyage. Pareil à qui mérite à son tour la curiosité du lecteur. d’éternité. Là, des coutumes sont observées,
l’arbre-voyageur (cette image est de lui), Son univers pudique est plus brûlant qu’il ne les peuples parlent, les musiques perlent.
Auxeméry est à la fois fixé dans la terre semblait, et laisse dans la mémoire une trace (...)
d’origine et apte (mieux qu’un arbre) à circu- persistante. On s’est croisé en route. On s’est jeté aux
ler, à découvrir le monde, au moins par la bras des étrangères. On a noté failles et pics,
pensée – dans la réalité aussi, car on décou- relevé les domaines, établi le cadastre des
vre par exemple que sa première publication, « On a parcouru les sommets nappés de accomplissements.
en 1979, a été éditée à Dakar. Et puis il a brume, où les foules saluaient le soleil, au Le désert a flambé dans la nuit... »

HISTOIRE LITTÉRAIRE

Les Lettres françaises


Dans cette correspondance de John Dos Passos avec Germaine
Lucas-Championnière nous découvrons à la fois la vie passionnante d’un
des plus grands écrivains américains durant les années 20 et une aventure
littéraire hors du commun.

HUGO PRADELLE

JOHN DOS PASSOS déçoit profondément, au Mexique, dont il


LETTRES revient totalement bouleversé. La lecture de
À GERMAINE LUCAS-CHAMPIONNIÈRE ces lettres constitue également un portrait du
Arcades monde littéraire de l’Amérique de l’après-
Gallimard éd., 286 p., 11,50 euros guerre ; on peut y ressentir l’exaltation d’un
temps nouveau, une sorte d’euphorie créa-
trice qui se heurte à la violence du monde
moderne. Il écrit : « Ô pour la voix d’airain
e printemps-là, Paris n’était que qui chantera, comme la voix du Baptiste au
« C musique. Les Six commençaient à
peine. Éric Satie faisait fureur. On entendait
désert, encore une fois l’immensité de
l’homme dans ce néant de fer et d’acier et de
partout du Debussy et du Ravel. Quand je me marbre et de pierre. » Enfin, nous percevons
débrouillais à me faire inviter pour le thé, l’ébauche du parcours politique, indissocia-
Germaine jouait au piano les chansons de ble de l’œuvre, que suivra John Dos Passos.
Milhaud. » Un jeune homme américain Ces quelques lettres forment un condensé
rencontre en 1919 une jeune femme passion- passionnant de sa vie et d’une période
née de musique lors d’un concert à Paris. d’effervescence artistique et politique essen-
Curieux, il l’interrogera sur un compositeur tielle.
qu’il ne connaît pas : « Mademoiselle, s’il Ce livre retient aussi un autre souffle, celui
vous plaît, qui est Darius Milhaud ? ». À de l’écrivain qui parle de son travail, qui
partir d’une question anodine, presque confie ses avancées et ses difficultés. Le texte
comique (on dirait une réplique de théâtre), est, au début, émaillé de remarques sur la
les deux jeunes gens se lient et s’écrivent. rédaction de son premier roman L’Initiation
Dos Passos lui enverra beaucoup de lettres d’un homme : 1917, de la difficulté de le
pendant dix ans, puis plus irrégulièrement. terminer, des angoisses d’écrire et des inces-
Ces lettres écrites en français paraissent sants marchandages avec les éditeurs. Il
aujourd’hui et provoquent l’intérêt pour rapporte régulièrement ses déconvenues
l’œuvre d’un grand auteur américain, tant éditoriales, ses déceptions, il dénonce aussi la
admiré de Sartre, que l’on ne lit plus beau- JOHN DOS PASSOS mesquinerie des milieux littéraires et théâ-
coup. Porte d’entrée pour certains, traux, se plaint de problèmes d’argent. Il
parachèvement d’une lecture pour d’autres, annonce presque fièrement, conscient de
les Lettres à Germaine éclairent l’œuvre de des compositeurs et les étranges mœurs l’immense tâche qui l’attend, le commence-
l’intérieur, sa gestation et sa progression, françaises. ment d’un « grand roman » sur New York :
évoquent par touches la vie de l’écrivain On suit le regard et le parcours d’un garçon « Je suis dans une petite maison habitée par
pendant ces années d’après-guerre. américain étonné du monde qu’il découvre et des juifs au bord de la mer sur Long Island à
Cette correspondance s’attache à nous qui écrit : « Ces Américains sont, comme vous une demi-heure de New York, où je suis en
faire suivre l’éducation européenne d’un le savez bien, des barbares, des thraces, des train de fabriquer un roman que j’espère sera
jeune Américain dégoûté de la guerre et de hyperboréens. N’est-ce pas ô Athénienne ? » tout à fait fantastique (...) » Il répète la diffi-
l’ennuyeuse immobilité de la démobilisation. et qui s’éprend de la province française. Il culté de la tâche, son assignement, l’évidence
Elle prend la forme d’une initiation marquée voyage ensuite en Espagne dont, comme son de son surgissement.
par un appétit remarquable pour la vie et l’art. ami Hemingway, il retiendra la beauté Il est d’ailleurs frappant que l’achèvement
Il lui suggère des auteurs anglo-saxons sauvage de la corrida et des couleurs inou- de ces grands livres – Manhattan Transfer et
(Whitman ou Butler), elle lui fait découvrir bliables, au Portugal, au Moyen-Orient qui le Le 42e parallèle –, sorte de pierre blanche

12
HISTOIRE LITTÉRAIRE

posée au seuil de la littérature américaine de leur beauté stylistique fascinante. Il s’en découvrons, dans la durée, les modifications
la fin des années 20, marque la raréfaction de exhale une tendresse, que l’on ressent jusque profondes de son rapport au monde et à
leurs échanges. Dos Passos a passé un cap, sa dans le style de Dos Passos, ses hésitations, l’écriture. Il semble que cette écriture en
vie change, il est devenu un grand écrivain. Il la désuétude d’une langue tantôt sophis- français façonne une part de ses grands
n’oubliera néanmoins jamais Germaine à qui tiquée et érudite, tantôt maladroite et textes. Dans ce lieu étrange de la correspon-
il écrira de temps en temps et à qui il enverra touchante. Il invente sans cesse et bouleverse dance en langue étrangère son style
toujours ses livres dédicacés. La correspon- la phrase. « La prose est un gouffre » écrit-il. s’épanouit, s’ordonne, se renforce. S’y
dance contient une trace magnifique de ce Peut-être le plus surprenant est-il que, dans jouent tous les enjeux de sa vie et de ce qu’il
parcours littéraire, un témoignage involon- une langue étrangère, il semble entreprendre, écrira, s’y nouent le parcours et la destinée
taire d’une honnêteté merveilleuse. involontairement, une opération de transfor- d’un homme, toutes les questions qui
Les lettres à Germaine demeurent pour mation stylistique de grande ampleur. Nous l’habitent, toutes ses hantises et ses rêves.

Léon Bloy inédit


L’Âge d’homme poursuit son effort de publication de l’œuvre
complète de Bloy, parachevant la grande œuvre de Joseph Bollery, dont les
papiers sont conservés à la bibliothèque de La Rochelle. Ce texte de jour-
nal inédit de janvier 1903 au 31 décembre 1907 a été établi par Marianne
Malicet, Marie Tichy et Joseph Royer. Il engendre diverses réflexions.

JEAN JOSÉ MARCHAND


LÉON BLOY les remerciements à Dieu pour la résignation un disciple d’Albert Samain qui va gagner de
JOURNAL INÉDIT, tome III de ses enfants (qui mouraient de faim) nous l’argent en se faisant poète argotique, Gabriel
L’Âge d’homme éd., 1384 p., 78 euros rappellent à l’objectivité. Il méprise « tout le Randon (dit Jehan Rictus), toutes les dupes
monde au Danemark », il trouve « notre curé du monde catholique refluent vers lui et en
de plus en plus imbécile et odieux car il particulier l’angélique Jacques Maritain pas
semble pressé de nous chasser de son encore attiré par l’américanisme. On retien-
église », sa propriétaire (qui lui réclame son dra en particulier le récit de la terrible aven-
l s’agit d’un premier jet, d’une suite de ture du peintre maudit Henry de Groux,
Inotations
notations, de « pense-bêtes » entremêlés de
quotidiennes, de cris de rage
dû) est un monstre...
C’est en avril 1904 que Bloy revient de
Lagny à Paris ; à ce moment tout un monde
enfermé à Florence dans un asile d’aliénés,
avant d’errer de Spa à son dernier refuge
impuissante et de cris mystiques avec des d’intellectuels vient tourner autour de son provençal. On apprend ici que de Groux a
niaiseries du type : « les enfants reçoivent des logis de Montmartre. Il a le soutien du vécu un moment en faisant à la terrasse des
sacs de bonbons ». Les plaintes sont merveilleux Alfred Vallette ; il voit souvent cafés ce qu’on appelle des « binettes », des
perpétuelles, si nombreuses qu’on finit par se portraits comme on voit aujourd’hui
rendre compte que cet homme n’a jamais fabriqués à la grosse non loin du Centre
travaillé, qu’il attendait tout de la charité Pompidou. D’autres peintres viennent à lui,
publique : étrange conception de la parabole en particulier le grand Georges Rouault et
du « lys des champs » (mais Jésus lui-même aussi Desvallières, génie chrétien qu’il ne
était pourtant menuisier, et lui n’a jamais comprend pas bien, obnubilé par sa bigoterie.
insulté les généreux donateurs ainsi que le Il a alors soixante ans. IL peut aller à La
furent tant de braves gens). Quand on lit dans Salette, voir la réalité de ce sanctuaire qu’il
Bollery l’histoire de leurs relations, c’est contribuera à rendre célèbre. Ce nouveau
Paul Bourget qui devient tout à fait sympa- culte marial étant caractéristique (malheureu-
thique, en gardant son calme en face de ce sement) d’un siècle vaurien, sans rapport
roquentin furieux. Il y a là de quoi lasser les avec celui des sublimes cathédrales. Bloy
admirateurs les mieux disposés dont nous vilipende d’ailleurs le clergé local, il est bien
sommes. plus touché par la tombe de l’abbé Tardif de
En scrutant les lettres à l’abbé Jury (qui Moidrey (1828-1879), précurseur involon-
finit d’ailleurs par jeter le froc aux orties), on taire de Claudel. Il croit que la petite Mélanie
saisit le curieux mécanisme de pensée de a eu des « révélations » sur Louis XVII, fait
celui qui se croyait élu de la Providence. une nécrologie assez désagréable sur
Certes on lui pardonne tout à cause de son Huysmans. Un lecteur nommé Latourette
génie de styliste : heureusement que nous (probablement le poète Louis Latourette) lui
avons lu ses autres livres ; rien de plus promet de lui « casser la gueule » et il court
convaincant, esthétiquement parlant que se réfugier auprès de la police. Le franc-
celui qu’il a consacré à Zola : Léon Bloy maçon Fallières, président de la République,
devant les cochons. La splendeur du texte, la ayant grâcié l’assassin Soleilland, notre grand
violence de la conviction, éclipsent littérale- chrétien s’indigne. Mais les intellectuels lui
ment la prose médiocre de Zola. On ne réflé- sont indulgents et Vincent d’Indy accueille
chit plus. Je me souviens de mon ami Guy gratuitement sa fille à la Schola cantorum si
Marester me lisant avec délices des pages célèbre.
entières de Bloy marquant au fer rouge les Jugement de sa concierge sur les Bloy :
cacographies de sa malheureuse victime. « Ce sont de sales jésuites. » Oui mais : Bloy
(« Vas-y cochonne ! M. Emile te regarde. ») a écrit parmi d’autre œuvres La lamentation
Les bondieuseries naïves du Journal, les de l’épée, l’une des plus grandes pages de la
comptes financiers intempestifs, et surtout LÉON BLOY littérature française.

13
HISTOIRE LITTÉRAIRE

Pour l’histoire littéraire


Éric Walbecq, notre meilleur spécialiste de Jean Lorrain entre
autres, nous propose cette fois la correspondance croisée de celui-ci avec
Gustave Coquiot (1865-1926).

JEAN JOSÉ MARCHAND

Lettres de Jean Lorrain fardé, couvert de bagues). Coquiot a l’œil vif aucune révélation sur la vie de ce curieux
à Gustave Coquiot et précis car il sait voir et n’ennuie jamais. On homme, au milieu des gitons rétribués. Mais
réunies et présentées par Éric Walbecq
regrette que Lorrain n’ait pas conservé de on comprend mieux pourquoi Lorrain fut
Honoré Champion éd., 230 p., 50 euros
plus nombreuses lettres de lui. Il l’appréciait condamné en 1903 à deux mois de prison,
d’autant plus que Coquiot lui servait de nègre 2 000 francs-or d’amende (12 000 euros envi-
d’une manière éhontée : certaines des ron) et 50 000 francs-or (30 000 euros) de
meilleures chroniques de Lorrain sont en dommages et intérêts envers Jeanne
réalité de Coquiot. Jacquemin, une peintre disciple d’Odilon
oquiot, excellent critique d’art (Des Ce livre est donc une révélation pour Redon, pour l’avoir caricaturée dans un
C gloires déboulonnées) est aussi connu
comme romancier du cirque : il fut l’époux
l’histoire littéraire. L’appareil critique y est
d’ailleurs remarquable, comme toujours chez
conte, Victime. On constate ici les procès du
type Darrieussecq-Laurens ne sont pas une
de Mauricia de Thiers la « femme bilbo- Walbecq (une coquille d’impression fait invention du XXIe siècle...
quet », dont Alain Woodrow nous a conté la mourir Maeterlinck en 1941, alors que c’est Le livre est complété par divers textes
surprenante biographie (elle se faisait lancer en 1949, bien après son retour des États-Unis introuvables de Lorrain, un portrait de
dans l’espace à bord d’une voiture, effectuait sur la Côte d’Azur.) Signalons aussi à Coquiot en 1903 par Georges Lecomte
un saut périlleux à cheval, se faisait propulser l’auteur, érudit impeccable, que Marguerite (1857-1958) à propos de son livre Les
dans une boule en osier pendant 40 mètres Deval, de son vrai nom Madame de Valcourt, Soupeuses, merveilleusement illustré par
pour aller se ficher sur une quille socle) ; elle créatrice du Voyageur sans bagages et de Bottini, et un article malicieux de Jean
lui survécut, après avoir risqué vingt fois de plusieurs pièces d’Anouilh, est morte en Galmot sur Lorrain, sortant des bouges de La
se tuer, jusqu’en 1964. sortant de scène à 87 ans en 1955. Spezia, se défendant de l’interpellation d’un
Les lettres de Coquiot sont plus acérées Toutes ces lettres sont précieuses pour policier italien en parlant de sa vieille mère,
que celles de Lorrain, qui sentent la hâte et la l’histoire littéraire entre 1899 et 1906, date de mis en cellule avec les prostituées, libéré
fatigue (il était drogué à mort à l’arsenic, la mort de Lorrain. Certes, on n’y trouve enfin par le consul de France.

Le mouvement Madi de électroniques de nombreux journaux (Le Point,


Les Échos...). Cette année, la diffusion Multicanal
qu’elle admirait le caractérologue raciste Otto
Weininger et qu’elle publia même un pamphlet en
Buenos Aires à Paris dans la presse et l’édition fera l’objet de commu- faveur de la pureté de la race : The Modern Jew.
nications et de débats le 15 janv. au Palais des
Carmelo Arden Quib a lançé le mouvement Congrès (Paris, Porte de Maillot). Si vous voulez
Madi à Buenos Aires en 1946. Ce mouvement savoir comment l’édition compte passer du
signait le passage de l’art constructiviste russe à lecteur virtuel au lecteur réel ou encore comment Simone Weil
ce qui allait devenir l’art minimal américain. En les téléphones mobiles vont devenir une source de
France, les représentants de cette école sont : savoir, demandez d’ores et déjà votre passe sur En 1938, son pacifisme l’induit à des positions
Bensasson, Besse, Binet, Bourmaud, Branchet, www.intergraphic.biz. munichoises lui faisant accepter jusqu’à
Charasse, Coadou, Jouët, Lapeyrere, Le Cousin, l’exclusion des Juifs de la bureaucratie allemande.
Pasquer, Prade, Saint Griey, Thomen ou encore En 1939, dans les Nouveaux Cahiers, elle se
Vacher. Cette forme d’abstraction expressive y a prononce contre la création d’« une nation qui,
particulièrement bien marché du fait de notre Juives et antisémites ? dans cinquante ans, pourra devenir une menace
développement industriel qui pousse l’artiste à pour le Proche-Orient et pour le monde » et
toujours aller de l’avant dans l’invention d’un art demandait de « créer un foyer juif ailleurs qu’à
concret, ni réaliste et ni métaphysique. Paris et la Gertrude Stein Jérusalem ». Voilà quelques prises de position de
Maison de l’Amérique Latine s’imposaient donc Simone Weil qui ne s’écartaient guère alors de
pour une rétrospective qui ouvrira ses portes Action poétique traduit dans sa dernière livrai- celles d’Emmanuel Berl. Si ce dernier fit les
jusqu’au 2 avril (217 bd St-Germain, Paris 7e, M° son (n° 190 80 p., 12 e) une étude approfondie de discours de Pétain, elle écrivit à Xavier Vallat
Solférino ou rue du Bac, entrée libre du lundi au Sarah Posman, initialement publiée dans la revue pour lui signifier fin 1940 son refus d’être consi-
vendredi de 11 h à 19 h). Yang (juillet 2007), dont le titre : « Les mauvaises dérée pour sa part comme juive. Elle y affirmait
Le vernissage en présence des artistes mention- traductions de Gertrude Stein » annonce la se sentir chrétienne, française et hellénique.
nés ainsi que d’autres venus de Belgique, d’Italie couleur. Ou presque. Puisqu’il faut même parfois D’ailleurs, ses premières actions de résistance
et du Japon se tient le 16 janvier à 18 h 30. Le entendre « mauvais » au sens moral. Comme contre le racisme et l’antisémitisme consisteront
catalogue de l’exposition est mis en vente au prix beaucoup de choses mauvaises, il faut aller cher- dès décembre 1941, et pendant six mois, à distri-
de 15 e. cher le document compromettant aux archives, en buer clandestinement les Cahiers du témoignage
l’occurrence Yave University. On y trouve le chrétien. Ensuite seulement, dans ses notes à
manuscrit sur lequel Gertrude Stein plancha deux Londres en 1943, elle qualifiera d’« erreur crimi-
ans, de 1941 à 1943, à savoir une version anglai- nelle » ses anciennes illusions.
Lire en numérique, se des discours du Maréchal (Paroles aux
Français). Elle l’enrichit même d’une préface
Le dossier « Simone Weil antisémite ? un sujet
qui fâche » méritait néanmoins d’être ouvert dans
c’est aujourd’hui donnant dans le panégyrique : « He is very like les conditions très dignes que lui ont réservées les
George Washington because he too is first in war, Cahiers Simone Weil (T. XXX, n°3, 170 p., 10 e /
La révolution numérique dans un secteur qui first in peace and first in the hearts of his coun- tél. de l’association : 01 45 40 57 04). Ils repro-
ne fut longtemps que de papier a ses rencontres trymen... ». duisent en effet une journée d’études organisée en
annuelles pour faire le point sur les nouveaux Gertrude Stein fut heureusement la première à 2006 par l’« Association pour la pensée de
modes de création et de diffusion. C’est se rendre compte de son erreur. En 1946, elle Simone Weil » afin de ne pas avoir à se retrouver
Intergraphic qui fédère 250 sociétés allant signait un opéra à la gloire de la féministe Susan un jour ou l’autre dans la position des disciples de
d’Adobe à Largardère en passant par les pôles B. Anthony. Entre-temps personne ne peut oublier Martin Heidegger.

14
MAURICE NADEAU
Les Lettres Nouvelles

124 p. 20 e 102 p. 14 e

128 p. 16 e
HARMONIA MUNDI

192 p. 18 e

268 p. 20 e

15
ARTS

Labyrinthique,
tourmentée et vivace...
Énergique, résolu, sans cesse inventif, Pierre Alechinsky a quatre-
vingts ans. Il est né à Saint-Gilles (Bruxelles) le 19 octobre 1927, fils
unique de parents, tous deux médecins... Cette superbe exposition bruxel-
loise éclaire la voie créatrice d’Alechinsky, labyrinthique, accidentée,
tourmentée, agile et vivace. Elle tresse le tragique et l’allègre.

GILBERT LASCAULT

ALECHINSKY DE A À Y
EXPOSITION À BRUXELLES
Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique
Musée d’Art moderne
23 novembre 2007 – 30 mars 2008
ALECHINSKY DE A À Y
« EGOCHRONO À PETITE VITESSE »,
par Pierre Alechinsky

Gallimard éd., 288 p., 280 ill NB et coul., 39 euros


et « Essai » de Michel Draguet

oujours, sa création avance, progresse,


T gagne du terrain, va et vient, arpente,
vire, serpente. Très tôt, à vingt et un ans,
Alechinsky propose La Marche (1948), un
« papier découpé » qui « chantourne » une
carte militaire de géographie (XVIIe siècle).
Ou bien, la peinture s’élance dans une
Gymnastique matinale, dans les exercices
gymniques des signes et des rythmes. Ou
encore, elle « s’accroupit sur un brise-
lames ». Ou aussi, elle explore La
Fourmilière sombre, le grouillement obscur
des individus et des chiffres ; elle figure un
Paysage calciné qui unit le drame et la
générosité. En 1954, Gaston Bachelard écrit à
Alechinsky : « Votre Hiver est un hiver qui
travaille ; avec des glaçons, vous faites des
forêts ». Car, déjà, il imagine de nouvelles
formes paradoxales, des anti-figures, des
saisons ignorées, des idéogrammes dévoyés,
nos monstres de plus en plus libérés, des
fables hérissées, les heureuses pertes de sens.
En 1963, André Breton admire le tracé
d’Alechinsky : « Ce que je goûte le plus dans
l’art est ce que vous détenez, ce pouvoir
d’enlacement des courbes, ce rythme de toute
évidence organique, cet abandon de femme
que vous obtenez des couleurs, de la
lumière ».
Pierre Alechinsky peint souvent les
volcans ensorcelés. Sa création multiplierait
les éruptions, les débordements, les explo- PIERRE ALECHINSKY
sions, les éclats, les dispersions, les
fumerolles, les laves, les panaches de feu, les
séismes. Joyeusement, nous dansons sur le évoque : « Calme bloc ici-bas chu d’un désas- alors, Alechinsky cite une phrase qu’écrit, en
volcan inquiétant. tre obscur ». 1937, Marguerite Yourcenar : « La Mort
La peinture d’Alechinsky unit, assez Dans certaines œuvres de Pierre conduit l’attelage ». Ou bien, en 2006, il
souvent, les astres et les désastres, le cosmos Alechinsky, la Mort hante la voie créatrice et représente les « Terrils », les crassiers, les
et le chaos, les chances et les catastrophes nos destins. La Mort broie les matières des amoncellements de scories de hauts
menacées. Elle suggère, parfois, le tragique ténèbres : Noir de fumée, d’ombre et d’os fourneaux ; ce seraient des taupinières et
que Mallarmé (Le Tombeau d’Edgar Poe) (1964) ; elle serait La Dominante (1997) ; « des milliers de taupes humaines y sacri-

16
ARTS

HUTTE SAISONNIÈRE (TERRIL, III), 2005

fièrent de père en fils leurs poumons » ; les bordure, ensuite il les examine ensemble et il Alechinsky et Pol Bury ont été fascinés par le
humains transforment les paysages et souf- les distingue, les sépare. L’œuvre n’est jamais carnaval de Binche en 1946. Les Gilles
frent... En 1973, il rend un hommage aux évidente et simple ; elle suggère des médita- binchois portent les sabots, les grelots, les
masques d’Ensor, à ses squelettes et, aussi, à tions plurielles, profondes, envoûtantes. masques, les lunettes vertes, les coiffures de
la mort de son père, à celle de son ami Asger Pierre Alechinsky est un explorateur ardent et plumes d’autruche ; ils passent dans les rues ;
Jorn... Avec une ironie triste, il dessine Le méthodique, un découvreur nomade : « Passé ils multiplient les parades, les parures, les
Naufrage de la Sémillante (1990-1991). le cap du concret et de l’abstrait, du minimum panaches agités.
Sans cesse, il se libère dans l’espace ; il et du maximum, de tous les hypo, de tous les Tel tableau s’intitule Commissions et
l’explore ; il s’oriente et se désoriente. Il hyper, une aventure imprévue s’est lancée à colloques (1994-2007). En un monde flottant,
dérive. Tel tableau s’intitule De haut en bas et l’assaut de ce qui existe et même de ce qui se dissémineraient les signes énergumènes.
l’autre De bas en haut... Il a la chance d’avoir n’existe pas encore ou qui a disparu », Ou bien, en 1990, Pierre Alechinsky
été gaucher, même si les éducateurs de murmure-t-il. estampe, au musée de la Marine (palais de
l’école Decroly le forçaient à écrire de la À bien des moments, sa création tournoie Chaillot, Paris), un « point d’interrogation »
main droite ; en réalité, il utilise les deux comme une « roue libre » (1), comme la Roue de bronze. Ce serait le seul vestige d’une
meilleures mains : la droite et la gauche... de la Fortune. Elle pivote. Elle gravite. Elle chaloupe du navire Pourquoi pas ?, celui de
Tantôt il privilégie le central ; tantôt il choisit découvre le Retour éternel. Elle emploie des l’explorateur Jean Charcot. Pierre Alechinsky
les marges, les bords. Parfois, le centre est estampages circulaires de « pièces de mobi- peint le Défi au destin et il y inscrit
coloré : Central Park (1965). Ou bien, il lier urbain », des « bouches », de « tampons l’estampage du point d’interrogation. Chaque
insiste sur l’encre de Chine : La Mer Noire à de regard », de « grilles », de « couvercles de œuvre questionne et pressent. Elle est une
la mémoire de mon père 1892-1973 (1988- trou d’homme ». Elle suggère une « arène », sphinge.
1990) ; le noir central est, alors, entouré de une « rosace de semelles », une « meule »,
fleurs slaves polychromes... D’abord, le une « révolution sidérale »... 1. Pierre Alechinsky, Roue libre, Albert Skira,
regardeur contemple le centre, puis la La création est aussi un carnaval. Les sentiers de la création, 1971.

17
ARTS

Vers une cité différente


À l’occasion du centenaire de la naissance d’Oscar Niemeyer nous
reprenons l’interview qu’en 1981 le grand architecte brésilien avait
donnée à la Quinzaine.

GEORGES RAILLARD

V oici plus de vingt ans on inaugurait


Brasilia. Lucio Costa avait eu la charge
de l’urbanisme, Oscar Niemeyer celle de
villes, je tiens qu’elles doivent réunir tous les
types de population. Le développement
industriel s’est fait à l’écart des cités, et avec
nie que nous connaissons : ce déferlement
mondial de blocs mornes, ternes, sans inven-
tion, sans nouveauté ni beauté.
l’architecture. Depuis, son nom est resté lié à les industries les ouvriers y sont relégués. La C’est à ce fonctionnalisme que je m’en
celui de la « Ville futuriste », selon seule cité digne de ce nom doit regrouper suis pris en 1940 à Pampulha, près de Belo
l’expression consacrée. Toutes réserves faites toutes les activités de tous les hommes : elle Horizonte dans la construction de ce quartier
sur le terme de « futuriste », si on l’entend doit être un bien commun. Cela est réalisable, qui a surpris, et plu : l’Église en courbes, la
comme « modèle » formel, les bâtiments à condition que l’on veuille bien prendre les Salle des fêtes... Je m’attaquais, jeune archi-
publics dessinés pour Brasilia par Niemeyer problèmes à leur base. Et ici il est simple : que tecte, à l’exiguïté fonctionnaliste : machines
restent, aujourd’hui comme alors, des œuvres toute l’industrie soit rendue non polluante. à habiter, fondées sur l’angle droit, sur le
architecturales dont la beauté neuve n’est en Mais un tel projet se heurte évidemment aux plan allant du dedans au dehors. Je ne conce-
rien émoussée. assises de la société capitaliste. Et l’architecte vais pas que l’on ne tirât pas mieux parti du
Depuis lors, et surtout après le coup d’Etat n’a pas le pouvoir de la changer. Mais il peut matériau dont on disposait, quand, jadis, avec
de 1964, l’architecte a beaucoup travaillé à protester contre la notion de « cité-ouvrière », moins de possibilités techniques,
l’extérieur du Brésil. En France, tout le de « maisons ouvrières ». Les ouvriers n’ont l’architecture était soutenue par le rêve et la
monde connaît le siège du Parti Communiste, pas besoin de ces cadeaux. Ce qu’il faut, c’est fantaisie. À Pampulha passent des courbes
place du Colonel-Fabien. En ce moment- changer la société, mais à l’heure actuelle les variées qui s’unissent aussi avec le baroque
même, il travaille à l’édification de la Maison programmes architecturaux sont faits par la des Minas Geraes, avec les croupes des colli-
de la Culture du Havre. société telle qu’elle est et la reflètent. nes, celles des femmes... Cette liberté de la
Oscar Niemeyer est aussi de ces architec-
tes qui écrivent : double chance donnée aux
idées qui ont soutenu sa vie. Récemment, il a
publié un livre sur Rio (où il est né en 1907,
dans une famille très bourgeoise). Pages
nostalgiques sur une ville massacrée par
l’avidité capitaliste et les micro-calculs poli-
tiques. Et esquisse d’un programme propre à
restituer à la cité quelque chose de sa symbio-
se ancienne avec la nature et à l’ouvrir, dans
la convivialité, à toute la population. D’autre
part, dans la Forme en architecture (éditions
Avenir, 1980) il explique les bases de sa créa-
tion architecturale « qui, conclut-il, occupa
toute ma vie, bien qu’intéressé par d’autres
problèmes, révolté par la misère, beaucoup
plus importante pour moi que
l’architecture ».

Georges Raillard : Brasilia, était-ce pour


vous un modèle de société, la réalisation de la
Cité idéale ?
SIÈGE DES ÉDITIONS MONDADORI, MILAN
Oscar Niemeyer : L’idée de Brasilia est du
président Juscelino Kubitschek. C’était politi- G. R. : Cette difficulté entraîne-t-elle un beauté, ce fut le défi de Pampulha. Une
quement, un homme du centre. Moi, j’étais malaise entre votre foi militante et votre art ? contestation. J’y suis resté fidèle : la surprise
progressiste. J’appartiens au Parti communis- et la beauté des formes, la fantaisie architec-
te depuis 1945. Pendant la construction de O. N. : L’architecte n’est pas un homme turale, c’est, pour moi, l’essence de
Brasilia, on était conscient de ce que cela séparé. Ce qui est important, c’est la vie, c’est l’architecture.
représentait dans la vie brésilienne et on d’être content de soi. La littérature, la beauté, À Brasilia, ce fut autre chose : les palais,
pensait que ce serait une cité heureuse. Mais tout ça fait partie de la vie. Et l’architecte est ceux du Président, du Congrès, les Ministères
une fois que la ville a été terminée, j’ai eu un comme tout le monde : il veut aider les autres, constituent chacun des structures de béton
choc : c’est une cité moderne, bien construite, dans ce monde, dans ce temps qui file vite. inédites. Des inventions. Ils ne sont pas domi-
belle, mais comme toutes les villes brésilien- nés par l’idée de fonction, mais par celle de
nes, une ville de la discrimination, de G. R. : Il le fait plus facilement dans les beauté nouvelle, de création de formes. On
l’injustice, de la séparation entre les riches et pays socialistes ? peut juger Brasilia comme on voudra, mais je
les pauvres, ceux-ci, comme partout, rejetés à sais que j’ai inventé là des formes qui ne répè-
l’extérieur de la ville qu’ils ont construite. O. N. : De façon générale, et dans tous les tent rien. Et le siège du P.C., ici, à Paris, est
pays, les choses remontent loin : à l’usage que une architecture qui fonctionne bien et qui est
G. R. : N’était-ce pas imaginable ? l’on a fait du ciment armé. Le béton est un nouvelle. De même à Milan, chez Mondadori.
matériau merveilleux dont on pouvait attend- Je n’ai pas bâti un cube de verre « rationnel »,
O. N. : J’ai été responsable de re une formidable rénovation architecturale. un aquarium où tous les employés auraient été
l’architecture, de l’architecture seulement. Cet outil de liberté formelle a été réduit par à leur place comme les pièces de la machine
Mais quand je pense à ce que doivent être les les dogmes du fonctionnalisme à la monoto- qu’ils font fonctionner, chacune à sa place,

18
ARTS

mais un palais. Pourquoi pas un palais ? Les devrait se libérer des disciplines qui incom- à ce sentiment que Freud appelait « océanique
meilleurs penseurs, je pense à Giedion, ne bent à l’ingénieur et faire davantage sa place ».
sont pas exempts de contradictions : le fonc- au monde où l’on vit. Il faut aller voir du côté
tionnalisme fait retour, et la méfiance envers d’autres disciplines. Car il ne s’agit pas G. R. : Estimez-vous que votre œuvre
l’architecture libre. Pour moi, le principe de d’améliorer les baraques des bidonvilles. contribue à l’édification de ce que vous
beauté est lié à un principe de vie : le siège du Comme le disait Pessoa : « Je ne lis plus de souhaitez en tant que militant politique ?
P.C. est une leçon d’architecture sur la libéra- littérature, je connais tout ».
tion de l’espace, le jeu des volumes, la surpri- O. N. : Non. Tout ce que je fais, c’est créer
se renouvelée du spectacle. Et cette libération G. R. : L’architecture sauvage, individuelle, des émotions. Mais l’architecte n’est pas soli-
essentielle de l’espace pourrait rendre aussi à bricolée que l’on a vu fleurir aux Etats-Unis, taire, ni muet. Il doit aussi élever la voix pour
la ville sa végétation... par exemple, représente une tentative pour dénoncer ce qu’il condamne, sauf à en être
s’évader de l’ordre fonctionnaliste ?... complice. Ainsi l’œuvre de Gorki, celle de
G. R. : Leçon d’architecture et symbole ?... Garcia Marquez, s’accomplissent aussi dans
O. N. : Pour échapper à la monotonie de la une lutte militante. Et, de l’autre côté, il y a la
O. N. : Une ouverture vers une cité diffé- répétition. Mais c’est un faux chemin. Il y a page de Proust... C’est ceci et cela, indisso-
rente, oui, plus belle, plus fraternelle, sans beaucoup à tirer du matériau dont nous dispo- ciablement...
discrimination, sans monotonie. Aussi je sons, pour bâtir des œuvres analogues à ce
pense que l’enseignement de l’architecture que furent, jadis, les églises, et qui répondent Propos recueillis par Georges Raillard

Après Niemeyer !
Mies van der Rohe
Au moment où Oscar Niemeyer atteint cent ans, un nouveau livre
sur Mies van der Rohe entend restituer à l’architecte allemand-américain
son visage véritable, offrir une vision plus complète de son œuvre.

GEORGES RAILLARD

JEAN-LOUIS COHEN L’ouvrage de Jean-Louis Cohen parcourt


MIES VAN DE ROHE avec minutie les étapes de l’œuvre de Mies
Hazan éd., 194 p., vol. ill., 39 euros van der Rohe, fondée sur le primat donné aux
moyens de la construction. Il refuse toute
thématique esthétique, tout formalisme :
« L’architecture est la volonté de l’époque
traduite dans l’espace. Vivante. Changeante.
Neuve ».
ingt années séparaient les deux architec- La question des rapports de Mies van der
V tes de renommée mondiale. Mies (qui se
nommera Mies van der Rohe) naît en 1886 à
Rohe avec l’Allemagne à l’époque où le
nazisme prend forme n’est pas éludée. Oscar
Aix-la Chapelle, il meurt à Chicago en 1969. Niemeyer, on sait qu’aujourd’hui encore, il
La réflexion et les querelles sur la forme, le ne renie rien de sa foi dans le communisme.
rôle de l’architecture dans la cité moderne, le Ce qui ne lui semble pas incompatible, avec
Bauhaus, sa fin, ses issues, il a vécu tout cela. cette profession de foi qu’il donne comme
Niemeyer – Oscar, comme les Brésiliens ouverture à ses Mémoires :
l’appellent – naît en 1907 à Rio de Janeiro. Il
y travaille encore aujourd’hui. « Ce n’est pas l’angle droit qui m’attire
Entre ces deux grands de l’architecture peu Ni la ligne droite, dure, inflexible,
de parentés, peu d’affinités. Dans leurs écrits, Inventée par l’homme.
leurs noms sont réciproquement ignorés. Le Seule m’attire la courbe libre et sensuelle,
Corbusier seul sert de référence à l’un et à La courbe que je rencontre dans les
l’autre. Mais non sans réserves. Mies, épris montagnes
de la ligne droite, verticale ou horizontale, CHICAGO, 1965 De mon pays
reprochera à Le Corbusier sa dérive baroque. (...)
On voit dans ses Memorias (1) le Brésilien dans les vagues de la mer,
jouer au chat et à la souris avec le Français un l’acier dominent. Le gratte-ciel Seagram dans le corps de la femme préférée.
peu donneur de leçon. Ils sont en concurren- marque l’accomplissement de « construire ». De courbes est fait l’univers,
ce pour le siège des Nations Unies. Niemeyer La beauté, neuve, pure, en sourd, celle qu’il L’univers courbe d’Einstein. »
recueille plus de suffrages que son ami qui avait découverte dans la Chapelle Palatine,
lance cette flèche : Oscar faisait de beaux construite au huitième siècle dans sa ville Deux poétiques. Deux espaces.
dessins, moi je proposais une solution scien- natale. Le rapport strict de lignes, de volumes
tifique au programme. articule le pavillon allemand à l’Exposition 1. Oscar Niemeyer : Les courbes du temps,
mémoires. Édition établie et traduite par Henri
Mies van der Rohe avait pour but de libé- universelle de 1929 à Barcelone. Le pavillon Raillard. Dessins originaux de l’auteur (Gallimard
rer la Bauerei (la « bâtisserie », selon la (reconstitué en 1986), est analysé par Cohen 1999) Cf. Gilles Lapouge La Quinzaine n°757 du
traduction avancée par Cohen dans son excel- dans un chapitre au titre éclatant : « le coup 1er mars 1999. D’Henri Raillard, en 2002, un film
lent livre). Il veut faire apparaître dans toute d’éclat de Barcelone » : un espace vide, un de long métrage Oscar Niemeyer, l’enfant des
sa force le bauen, le construire. Le verre et espace en soi. étoiles.

19
IDÉES

Le livre
et le spectateur
Le fruit d’une enquête sur un des plus importants chantiers méta-
phorologiques de Blumenberg est un livre déroutant. Si l’on pense qu’il va
s’agir d’une histoire de la connaissance en Occident, on sera déçu, même
si cet aspect est bien évidemment présent. Il s’agit surtout de prendre au
sérieux la métaphore selon Blumenberg : nommer la totalité innommable,
protéger la finitude humaine.

RICHARD FIGUIER
HANS BLUMENBERG raisse, ce qui est chose faite avec le judaïsme pas seulement un médium des messages
LA LISIBILITÉ DU MONDE et le christianisme. Les Grecs, pris dans le divins, mais le « séjour » de l’homme, le
trad. de l’allemand par P. Rusch et D. Trierweiler monde-reflet d’un archétype, que Blumen- « jardin » fait pour lui : « Dieu, Ta demeure
Cerf éd., 414 p., 48 euros berg retrouvera dans ses pages saisissantes est dans les Cieux, l’homme, tu l’as voulu sur
sur Leibniz, ne pouvaient « inventer » la la terre », chante également le psalmiste.
métaphore, ni non plus d’ailleurs les premiers L’analyse reste profonde : le monde, comme
Hébreux pour lesquels la parole de Dieu est message ou comme jardin a une logique et en
a métaphore du monde-livre est en deçà ou essentiellement impérative. Mais au moment ce sens il est pourvu d’une signification et
L au-delà des métaphysiques, elle peut aussi
bien servir les théologies juives et chrétiennes
où le judaïsme et le christianisme pensent, en
transportant en Dieu les idées platoniciennes,
d’une direction. Les chrétiens ont d’autant
plus été sensibles à la métaphore du livre
que resurgir en pleine théorie de l’évolution, la Création et le monde comme produits par qu’ils ont contribué à en répandre la forme
plastique, elle vise à « retenir ce par quoi le la pensée, par une intelligence archétypique, nouvelle, assurant le triomphe du codex sur le
monde se prête à notre expérience ». ceux-ci deviennent non plus reproduction volumen. Le livre non métaphorique, la
Et Blumenberg de se poser la question des d’une image mais « expression », vouloir- Bible, est lui-même pris dans un réseau de
conditions de possibilités d’apparition de la dire : « les cieux chantent la gloire de Dieu, métaphores comme le rappelait Ivan Illich
métaphore du monde-livre pour ensuite envi- et le jour au jour en publie le récit », comme lisant Hugues de Saint-Victor : l’Ecriture
sager les différents « épisodes » – c’est une écrit le psalmiste. sainte est une forêt, un jardin, une vigne dans
histoire épisodique car c’est l’histoire d’une Ainsi, contre le dualisme gnostique, le lesquels on peut se perdre positivement en
forme de l’exigence de sens qui si elle n’est monde possède un sens qui doit être déchif- quelque sorte, c’est-à-dire, trouver toujours
pas constante est du moins persistante dans fré, il n’est pas un pur décor pour la drama- quelque chose d’inattendu.
ses tours et ses détours – de sa diffusion dans tique humaine. On sait que Blumenberg avait Les deux livres, celui de la révélation et
l’histoire de l’Occident, lequel finit précisé- semble-t-il un vieux compte à régler avec la celui de la Nature vont entrer en conflit, du
ment par se caractériser par ce désir de faire notion de Création, mais on pourrait lui statut de message divin porteur
du monde « ce tout porteur de sens », ce désir reprocher de construire une doctrine judéo- d’enseignements et point de référence, la
qui exprime « l’exigence d’un sens qui, chrétienne a sa convenance : le monde n’est Nature ne sera plus que donnée information-
comme principe d’ouverture de la réalité face nelle « écrite en langage mathématique »,
à l’homme, représente une valeur limite de sa selon la formule de Galilée. Les Temps
relation au monde ». Jamais Blumenberg n’a modernes vont donc porter un rude coup à la
été aussi proche du grand romaniste Erich métaphore : Spinoza provoquant l’éclatement
Auerbach qui dans Figura tentait également de l’unicité du livre au profit de la dissémi-
de comprendre comment l’homme dans son nation, puis comprenant la connaissance
historicité construit le sens de la réalité. Et comme la participation suprême de l’esprit
comme toujours chez lui, comme le souligne humain à l’esprit divin, mais surtout, selon
le traducteur Denis Trierweiler dans sa préfa- Blumenberg, Leibniz mettant « à mort la
ce, transparaît une anthropologie vraiment métaphore de la « lisibilité ». La « déduction
thématisée pour elle-même dans les derniers » va se substituer à « l’expression », la «
livres nous parvenant depuis sa mort en 1996 bibliothèque » comme description globale du
: invoquer la « lisibilité », c’est affirmer que monde au livre. Ivan Illich le soulignait lui
notre relation au monde ne s’achève pas dans aussi en disant que le « décrire » remplace le
la « pratique », dans la transformation « lire ». L’homme moderne ne lit plus, il écrit,
productive, mais c’est aussi affirmer que et écrire c’est faire, ce n’est pas déchiffrer.
l’homme ne s’achève pas non plus dans l’acte Le conflit ira jusqu’à mettre en cause les
de « compréhension », tant le stade premier livres eux-mêmes comme inutiles devant
de la « perception » reste sans cesse à éclair- l’essor de l’expérimentation, autrement dit de
cir. C’est pourquoi le livre tout entier peut l’expérience dans son sens moderne. Et
s’envisager comme la justification d’un long Blumenberg d’établir une extraordinaire
déplacement du « lisible » au « visible ». généalogie du concept moderne d’expérience
Mais nous n’en sommes pas là, il faut rendu possible par la métaphore de la lisibili-
traverser le sens de la métaphore de la « lisi- té. Les ressorts de la métaphore détruits, elle
bilité du monde » pour en percevoir à la fois n’a pourtant pas fini son parcours, elle fait
toute la richesse et toute l’illusion, y compris retour par l’esthétique, jusqu’à l’utopie
dans la science contemporaine qui croit s’en mallarméenne de la disparition élocutoire du
être totalement affranchie. Pour que la méta- poète dans le livre absolu. Désormais le
phore se forme, il fallait que se singularise le monde n’est plus expression, vouloir-dire, et
concept de « livre », que « le livre » appa- HANS BLUMENBERG voila qu’il devrait soit être abandonné à son

20
IDÉES

non-sens, soit être entièrement recouvert comme à son principe, elle seule ayant la pour l’Occident la « lisibilité » pour mieux
d’une écriture nouvelle (la techno-science) capacité de « lever », comme le chien de comprendre ce qui se passe sous nos yeux. Si
entièrement transparente à son auteur, chasse le gibier, des mondes. le monde n’est plus un livre, qu’est-il et le livre
l’homme. Il n’en est pas ainsi, et Blumenberg Si le livre ne symbolise plus la possibilité avec lui ? Une marchandise, selon la formule
fut un impitoyable chasseur de mauvaises d’appréhension totale du sens, on peut se de Marx, « le monde apparaît comme un gigan-
infinitudes, si l’exigence de sens ne peut être demander si l’épuisement de la métaphore tesque entassement de marchandises », un
comblée – rappelons-nous la définition de n’éclaire pas la fameuse crise actuelle du livre décor, des données modifiables à condition que
l’absurde chez Camus : l’écart entre la en regard du rôle qu’il a joué dans l’histoire l’on en décode l’accès ? Les évolutions récen-
demande de sens formulée par l’homme et le occidentale. Il ne servirait à rien alors de se tes, selon le vœu du philosophe, rendront-elles
déficit de réponse du côté du monde – c’est lamenter, ou de sauter comme des cabris en « justice à la simple perception » ?
que l’expérience perceptive du monde dans hurlant « le livre, le livre » ou « la lecture, la
sa richesse ne peut être circonscrite. La « lisi- lecture », mais plus que jamais de prendre, avec Également de Hans Blumenberg, Paradigmes
bilité » doit retourner à la « visibilité » Blumenberg, la mesure de ce qu’a représenté pour une métaphorologie (Vrin).

Un carrefour méconnu
S’il y a bien un carrefour des civilisations que les grands empires sur le pouvoir militaire et économique
d’États en pleine croissance ».
d’aujourd’hui nous présentent comme un cloaque, c’est le monde iranien C’est le temps où les provinces cauca-
qui en fait les frais. Les va-t-en-guerre, sans doute jaloux de sa grandeur siennes échoient aux Russes. Les armées du
Tsar, Xavier de Maistre en fut, réduisent
passée, le chargent de tous les maux. Quelques livres heureusement vien- l’Iran à ses frontières actuelles, alors qu’un
nent mettre les pendules à l’heure, tous écrits par des spécialistes venant siècle plus tôt le pays était encore doté de
l’Asie centrale, de l’Afghanistan et de tout le
d’horizons divers : un historien des religions, un médiéviste, un ethno- Kurdistan. Alarmés, ses mercantis se raidis-
logue, un historien de l’art. sent, l’arbitraire fait loi et les conséquences
sont explosives. La poudrière s’allume avec
une pincée de « philosophie illuministe » et
un soupçon d’« ésotérisme des ismaéliens ».
ÉRIC PHALIPPOU Résultat : « l’Iran subit de nombreuses
perturbations internes, dont la plus sévère fut
le soulèvement bâbiste qui dura de 1844 à
RICHARD FOLTZ métempsycose sous le couvert d’un guide 1852 ». Son message : « le retour du Mahdi
L’IRAN CREUSET DE RELIGIONS pieusement nommé Yazdâni (le nom de la était imminent » conformément à ce
DE LA PRÉHISTOIRE divinité pour les zoroastriens). Quant aux qu’annoncé par l’eschatologie chiite.
À LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE mazdakites, ils ralliaient les paysans à leur
Spirituality in the Land of the Noble, How Iran utopie du partage des femmes et des riches-
Shaped the World’s Religions ses pour un meilleur équilibre du monde, le
« révision à la française » par l’auteur tout en se réclamant prudemment d’un La pensée
Presses Universitaires certain Zaradosht (qui se trouve être le nom
de Laval (Canada). éd., 170 p. du prophète des zoroastriens, autrement dit du Bâb
Zarathoustra ou Zoroastre).
La grande valeur du livre de Richard Foltz
est de ne pas avoir cherché de fil conducteur
dans le contenu doctrinal de ces écoles. Il les Seulement le Bâb (la Porte), le leader du
historien des religions Richard Foltz est qualifie de « gnostiques » sans rien préjuger mouvement, y allait d’un couplet bien plus
L’ un anglophone qui, devenu Québécois
d’adoption, a réécrit en français un livre qui
d’autre qu’« une synthèse d’influences grec-
ques, sémites et iraniennes », un bouillon de
millénariste en « soutenant que l’inspiration
divine était continue » et qu’il en était un des
existait déjà dans des versions anglaise culture sans couleur définie. Là où un histo- maillons prophétiques au même titre que
(2004) et arabe (2006). Son titre est pleine- rien classique des religions se satisfait de Muhammad présenté pourtant par l’islam en
ment assumé par l’auteur pour qui « l’Iran l’étude des filiations de telle « secte gnos- « sceau de la prophétie ». Il s’inscrivait le
creuset des religions » signifie que ce pays tique ancienne », comme les mandéens, à long d’une « cosmologie transformative » qui
fait lien entre les supposés berceaux de civi- suivre sa trace « jusqu’à nos jours », en ne boudait ni Confucius ni le Bouddha.
lisation qu’un tel dit en Asie quand un autre l’occurrence quelque part vers « les marais « L’aspect le plus révisionniste de la pensée
désigne le Moyen Orient. Cette hypothèse est de l’Irak », Foltz pense plutôt en sociologue du Bâb » promet jusqu’au salut pour tous ici
étayée sans pour autant que l’auteur ne nous de la religion qui se penche sur les remani- et maintenant et la résurrection (qiyâmat)
assène de beaux discours sur le dialogue et la festations d’un courant sous d’autres formes. dans « une communauté de lumière » pour qui
tolérance. Car si l’Iran fut un carrefour, c’est Foltz arrive ainsi au résultat que si, sous reconnaît le Bâb comme tel. Ce qui ne va pas
de carrefour des persécutés qu’il faut parler, ses formes ultérieures, le syncrétisme gnos- sans rappeler le vieux « proto-communisme »
et ce surtout bien sûr quand l’Iran se sentit un tique ne procéda pas des mêmes mélanges, il de Mazdak que Richard Foltz débusque
empire menacé : « à l’époque sassanide, le roi n’en reste pas moins que le moment opéra- ailleurs aussi : « En 1844, un missionnaire
Peroz I (r. 459-487) fut responsable des toire de l’émergence des dissidences anglais, Joseph Wolff, rencontra un groupe de
persécutions les plus sévères ». Tout ce qui ne religieuses resta le même et connut une soufis iraniens lors d’un voyage en Asie
brillait pas du sceau du zoroastrisme officiel pareille ferveur auprès des masses paysannes. centrale. Comme Wolff le raconte dans ses
était broyé. Ce moment opératoire survient toujours mémoires, ils lui firent la prédiction suivante
À mesure toutefois que la persécution se quand l’Iran est « bouleversé sur les plans : « Il viendra un jour où les différences entre
montra intraitable, ces « mouvements de politique et social ». Comme naguère les riches et pauvres, entre haut et bas
résistance » gagnèrent en fièvre révolution- Sassanides face aux Byzantins et leurs n’existeront plus, quand la propriété sera
naire tout en n’affichant, bien sûr, qu’un missionnaires chrétiens, l’empire qâdjâr commune, même les femmes et les enfants ! »
réformisme de bon aloi. Les kanthéens (des replié sur son chiisme d’état fut, dès le début Qu’il est fascinant de percevoir sous un vête-
baptistes babyloniens) allaient jusqu’à prati- du XIXe s., impuissant à endiguer les « acti- ment de mysticisme islamique, le programme
quer un strict végétarisme et croire en la vités des commerçants européens, se fondant social de Mazdak, treize siècles plus tard !

21
IDÉES

Une technique étatique


connue : l’émulation
« Rendre la dépendance respectable, et ce à l’échelle d’une société d’égaux » – un « des fléaux de la République » écrivait
le philosophe Jules Barni. D’autres
tels sont, selon Olivier Ihl, les effets de la promotion du mérite. Cette situation résulte valorisèrent « l’imitation » républicaine qui
d’une longue pratique de l’émulation que l’auteur décrit de manière très documentée. ne pouvait être l’objet de récompense. Sans
succès.
Dans une vaste fresque, de l’Ancien Régime aux décennies actuelles, le professeur de Le nombre et la variété des données
science politique entreprend de présenter les décorations conférées d’abord par l’État factuelles livrées au lecteur par Olivier Ihl le
conduisent à lever les yeux de l’ouvrage pour
qu’il soit monarchique, révolutionnaire, impérial ou républicain en s’attachant aux en tirer toutes les implications. Si Olivier Ihl
marques de distinction désormais acquises et non plus héritées. propose des interprétations des effets de
« l’émulation premiale » et de son utilité, il
choisit de ne pas aborder certaines de ses
ANNE KUPIEC conséquences possibles. Si, à plusieurs
reprises, l’auteur démontre que l’État met en
œuvre des pratiques d’émulation pour établir
OLIVIER IHL d’une « législation républicaine des récom- ou renforcer le lien social, peu est dit de
LE MÉRITE ET LA RÉPUBLIQUE penses » conçue pour ne pas blesser l’égalité l’effet inverse de ces pratiques. Considérant
Gallimard éd., 512 p., 25 euros et dont les prémices, mais aussi les premières que la distinction du mérite par la remise de
controverses, datent de 1792. médailles et rubans vaut comme modalité de
La création de la Légion d’honneur, en reconnaissance, qu’en est-il de ceux qui, ne
1802, constitue une nouvelle étape qui engen- pouvant être distingués – selon des condi-
drera la création d’innombrables distinctions. tions socio-historiques variables –, échappent
obilisant des sources d’archives, des à la reconnaissance publique ? Dès lors, la
M traités, des textes juridiques, des jour-
naux, des romans, des données statistiques,
Véritable « ingénierie » de la vertu, selon
Olivier Ihl, soutenue par une administration
spécifique relayée par l’action des préfets, ce
l’enquête souligne la persistance postrévolu- système de « gestion sociale » va progressive-
tionnaire de ces distinctions en dépit de leur ment concerner toutes les classes de la société La « subordination
abrogation – transitoire – par l’assemblée y compris la plus pauvre – à condition qu’elle
constituante en 1790. C’est une histoire de fasse preuve de « vertu » – entraînant une volontaire »
l’émulation décorative qui s’élabore et, à « instruction » de plus en plus fine des
travers elle, la promotion du mérite par l’Etat. dossiers à laquelle participent les services de
L’émulation est, pour Olivier Ihl, une police. Dès lors, ceux, qui ayant été récom- société des émules ne conduirait-elle pas à
figure souvent obscurcie du pouvoir qui tend pensés, se conduiraient de manière « indisci- une évolution de la conception de la
à distinguer et à récompenser – y compris en plinée » pourront faire l’objet d’une radiation République ? De la même manière, à quelle
numéraire –, à ce titre, il la qualifie et ceux qui feraient montre de décorations définition de la démocratie la société des
d’« émulation premiale ». Véritable « tech- indues seront sanctionnés. émules correspond-elle ? La technique puis
nique de gouvernement » constitutive des Au terme de son enquête, Olivier Ihl le management étatiques auraient-ils rendu
formes du lien social dès lors que l’on insiste sur l’extension plus récente des ces questions non pertinentes au sens où ce
considère que l’émulation favorise domaines de distinction : l’école, les activités mode d’action de l’État aurait ravi à la poli-
l’imitation des belles actions, mais aussi la scientifiques, commerciales et industrielles, tique son sens traditionnel ? Olivier Ihl
rivalité, elle prend plus de vigueur grâce à la agricoles mais aussi sportives (le corps n’est insiste cependant sur les aspects énigma-
bureaucratisation postrévolutionnaire et à la plus négligé au profit de l’esprit dans tiques des échelles du mérite, mais alors la
révolution industrielle. L’histoire des récom- l’appréciation du mérite). « subordination volontaire » n’aurait-elle pas
penses, jusqu’alors méconnue, est le pendant La première guerre fut l’occasion d’un mérité de plus larges développements ?
de celle des punitions et des châtiments. renforcement du système des décorations, La « subordination volontaire » à laquelle
De manière convaincante, Olivier Ihl notamment militaires, qui conduit à une Olivier Ihl se réfère à plusieurs reprises,
montre que, lors de l’émergence de l’Etat « démocratisation des honneurs », le système montrant qu’elle fut un concept économique,
moderne en Europe, le roi, le prince, en tant s’ouvre ainsi davantage aux femmes et ne fait pas l’objet d’une approche qui en
que « fontaine d’honneurs », adopte aussi des d’abord aux mères. A ce stade, « l’émulation ferait comprendre les ressorts profonds. Ce
« remèdes doux et gracieux » – pour citer les premiale », supposée orienter les conduites, qui, dans une société d’égaux, ne laisse pas
propos d’Henri III en 1579 instituant l’ordre devient dans la société de masse une forme d’étonner d’autant que l’auteur écrit qu’elle
du Saint-Esprit –, se matérialisant par des de « management » articulée au capitalisme. « est restée une véritable boîte noire de
médailles, des cordons, des rubans qui sont Les distinctions honorifiques, les avantages l’analyse sociologique » en dépit des concep-
autant de « signes publics de vertu » qui monétaires couronnent le mérite ou l’encou- tions wébériennes. Au terme de sa magistrale
prétendent permettre une domination non ragent ; à tel point que le mérite est envisagé étude de la récompense du mérite, l’on est
violente. La récompense ainsi accordée comme mode de rémunération de ses agents curieux de comprendre comment la « subor-
cherche, par une « organisation de la vertu en par l’État. Son action en faveur du mérite est, dination volontaire » se manifeste chez ceux
société », à promouvoir l’obéissance sociale. aujourd’hui, soutenue, non plus par les qui ont été récompensés voire chez ceux qui
Se développe peu à peu une « théorie des organisation philanthropiques qui s’étaient aspirent à l’être, comment ce lien d’obé-
incitations » dont la Théorie des peines et des développées aux XIXe siècle, mais par des dience qui ne peut qu’affecter le lien social se
récompenses de Jeremy Bentham, parue en fondations privées. tisse-t-il ? La « subordination volontaire »
France en 1811, en est l’une des illustrations. Il reste que des résistances à cette tech- n’est-elle pas un état autrement plus
Il est remarquable que la technique de nique, principalement étatique, se sont mani- complexe que celui dans lequel on inflige des
l’émulation se soit adaptée aux circonstances festées notamment par le refus de recevoir punitions afin d’assurer la surveillance du
historiques. Ainsi, la période révolutionnaire ces « hochets » et par les tentatives de corps social ? Ce lien d’obédience n’est-il
connut « l’émulation patriotique » fondée sur supprimer ces distinctions variées. Les pas un lien qui unit d’abord l’homme récom-
le mérite qui désormais est censé légitimer détracteurs, nombreux et de sensibilités pensé à l’État plutôt que de l’unir aux autres
toute distinction, ce qui permit l’adoption diverses, fustigèrent « l’envie », « la vanité » hommes ? N’est-ce pas ainsi que les hommes

22
IDÉES

sont davantage isolés les uns des autres ? l’auteur, l’émulation serait devenue une qui il s’agirait d’une nouvelle figure de la
L’intérêt de chacun ne prime-t-il alors sur promesse de rédemption. Véritable « redemp- servitude volontaire. Aussi, en dépit des
l’intérêt de tous ? Ce qui porte atteinte au tio d’État » qui en dit long sur son pouvoir et matériaux considérables rassemblés dans ce
libre jeu de la conflictualité sociale. Olivier l’intériorisation de celui-ci. livre, de l’ambition compréhensive de
Ihl note d’ailleurs que « les dispositifs Finalement, en suivant Olivier Ihl qui écrit l’auteur, auxquels le lecteur ne peut être que
émulatifs accentuent [...] la conflictualité qu’une « telle subordination tient à un sensible, n’est-on pas conduit à constater le
sociale » mais sans pourtant que l’émulation système de déférence généralisée », l’on ne déficit critique de l’analyse de la société des
premiale ne soit atteinte. Mieux, selon peut s’empêcher de penser à La Boétie pour émules ?

HISTOIRE

De l’amertume
à la malédiction
Alexandre Soljénitsyne a rédigé Aime la Révolution ! dans la
Charachkaé (prison spéciale pour intellectuels et savants) de Marfino où
se déroule l’action du Premier Cercle. C’est le roman inachevé d’un
apprentissage lui-même inachevé.

JEAN-JACQUES MARIE
ALEXANDRE SOLJÉNITSYNE tés auxquelles sa femme et lui se heurtent dès guerres. L’aversion notoire de Soljénitsyne
AIME LA RÉVOLUTION ! lors dans leur vie quotidienne. pour les Juifs l’amène à incarner ces planqués
trad. du russe par Françoise Lesourd Nerjine veut à toutes forces aller se battre, par un sous-officier juif hâbleur « David
Fayard éd., 344 p., 19 euros servir dans l’artillerie. Il se heurte à de multi- Isaievitch Brandt » qui devant Nerjine « se
ples obstacles bureaucratiques, décrits avec la présenta comme un expert en pierres précieu-
ALEXANDRE SOLJÉNITSYNE force que donne l’expérience vécue. Sa ses et un habitué des meilleurs restaurants
RÉFLEXIONS SUR LA RÉVOLUTION vision romantique de la révolution se heurte à d’Odessa (...) Il disait qu’il avait été commo-
DE FÉVRIER la fois à l’expérience du communiste tionné dans un aéroport d’Ukraine où il servait
trad. du russe par Nikita Struve
Fayard éd., 138 p., 12 euros
Dachkine qui lui raconte comment il a échap- dans l’intendance » « (bien sûr pas dans une
pé à la fureur mortelle de paysannes déchaî- unité combattante !) »Pourtant « en tous points
nées lors de la collectivisation et à l’aversion il avait l’air en parfaite santé ; il était venu
des cosaques pour la révolution. Il y a là des enseigner aux Cosaques la façon de s’y pren-
scènes pittoresques et animées. dre avec les chevaux et de les employer au
e héros, Nerjine, jeune enseignant, animé Nerjine qui veut se battre rencontre les plan- service de l’armée lui qui de sa vie n’en avait
L d’une vive foi dans la révolution et le
communisme, arrive à Moscou au moment
qués patriotiques qui pullulent dans toutes les vu qu’enrubannés et attelés à de légers phaé-
tons ». Il explique à Nerjine : « Je suis habitué
où l’Allemagne nazie attaque l’Union sovié- à une vie raffinée. Etre assis plus loin qu’au
tique. Il désire passionnément participer à la deuxième rang du parterre dans notre théâtre
défense de la patrie socialiste agressée, alors d’Odessa (...) je ne savais pas ce que c’était ».
qu’il est écarté du service armé pour défi- Bref le type même du profiteur et du parasite.
cience de santé. Son parcours va être semé Soljénitsyne a pour ce personnage une aversion
d’épreuves dont il a grand peine à tirer les bien plus grande que pour le communiste russe
leçons. Elles le font mûrir bien lentement.... Dachkine. Le message est clair : les Juifs sont
Ainsi, alors qu’il fait la queue pour le pain, les profiteurs impudiques de la révolution. La
comme des centaines d’autres Moscovites, un chanson n’est pas nouvelle. ...
milicien l’accuse de vouloir fomenter la On peut lire avec plaisir cette œuvre ébau-
panique dans la file d’attente. Notre héros chée que Soljénitsyne a laissé inachevée, sans
hausse les épaules, tant l’accusation est doute parce qu’elle ne correspondait plus à ce
absurde, puis surpris d’être convoqué à la qu’il pensait aujourd’hui. Nerjine n’est pas
police, il doit signer un procès-verbal qui encore débarrassé de ses illusions. Il n’est
transforme ses dénégations en aveux d’une encore qu’au bord d’un retournement que
sourde entreprise. Il ne se rend pas compte de Soljénitsyne a achevé depuis longtemps et
ce qui l’attend : il est innocent. Sans qu’il était sans doute, difficile d’imposer au
l’intervention d’un protecteur assez haut personnage en quelques dizaines de pages.
placé il en prenait pour dix ans de camp.
Première surprise – d’une longue série *
d’autres – pour ce jeune homme dont le livre
de chevet est La guerre des paysans de Ses Réflexions sur la révolution de février
Friedrich Engels. rédigées entre 1980 et 1983, dans sa résiden-
Notre jeune enseignant, qui confond ce du Vermont condensent sa vision définiti-
propagande et réalité, a la tête dure. Ainsi ve de la révolution longuement détaillée dans
lorsqu’il part enseigner dans une lointaine la Roue Rouge.
province ; il se permet de mal noter la fille du
bonze local, et ne comprend pas les difficul- ALEXANDRE SOLJÉNITSYNE SUITE

23
HISTOIRE SUITE SOLJÉNITSYNE/MARIE

Soljénitsyne y livre en effet le fond de sa transformé une partie de la paysannerie en de la Russie mais tout le cours de l’Histoire
pensée sur les raisons pour lesquelles la ivrognes, l’autre en brigands. Étrange vision universelle ». Pour lui , il n’y a pas eu de
Russie a connu (pour lui subi) la révolution de l’histoire. révolution, « la dynastie s’est suicidée pour
de février. Il a trouvé la réponse, loin de ces De plus, ajoute-t-il, « La longue propagan- ne pas provoquer une effusion de sang ou,
historiens et intellectuels qu’il méprise par la de des couches instruites a elle aussi alimen- qu’à Dieu ne plaise, une guerre civile. » Tout
bouche des sages des villages : té ce goût du partage des biens d’autrui, tout le reste n’est qu’une bordée d’exécrations :
« Je me souviens moi-même fort bien prêt à se déchaîner dans la paysannerie une l’entourage du tsar (mais pas le bon et brave
comme dans les années 1920 les vieux habi- fois qu’elle aurait perdu la mémoire des – mais faible – tsar lui-même, dont il célèbre
tants des villages expliquaient avec convic- anciennes bases de sa vie ». Qu’il était beau « le cœur pur et aimant » !), ses ministres,
tion : “Ces troubles nous sont envoyés parce le temps du servage ! son frère Michel, les révolutionnaires, les
que le peuple a oublié Dieu.“ Je pense que Pourquoi ces paysans ont-ils oublié Dieu ? membres du Soviet. (« une bande de
cette explication populaire des témoins est Soljénitsyne : « Le déclin de la paysannerie a vauriens, semi-intellectuels, semi-révolution-
plus profonde que tout ce que peuvent attein- été la conséquence directe du déclin du cler- naires qui n’avaient été élus par personne »
dre, à la fin du XXe siècle, nos recherches les gé. » Pourquoi ce déclin ? Mystère, mais (et par qui le tsar avait-il donc été élu ?)... et
plus savantes. » Soljénitsyne se déchaîne contre le développe- bien sûr les ouvriers grévistes contre qui
Si les vieux villageois barbus – souvent ment, aux origines obscures, de l’irréligiosité Soljénitsyne reprend les ragots policiers
analphabètes – ont trouvé il y a quatre-vingts dans les campagnes : « Dans le milieu paysan éculés. (Il évoque « les arrêts de travail dans
ans la réponse profonde que les recherches les les renégats (jusqu’en 1905 le fait de quitter les usines, confortés depuis plus d’un an par
plus savantes ne sauraient approcher, inutile la religion orthodoxe pour une autre était de l’argent non identifié destiné à des comi-
de perdre son temps dans ces recherches. La punie d’une peine de prison) se multipliaient, tés de grève anonymes et que les agitateurs
sainte simplicité est la clé de la vérité. certains encore silencieux, d’autres déjà n’interceptaient pas. »)
Soljénitsyne juge néanmoins nécessaire grandes gueules. » En quoi ? « c’est précisé- Pour Soljénitsyne la révolution de février est
d’expliciter ou plutôt de préciser leur message. ment au début du XXe siècle que, dans les le début de l’apocalypse « Aujourd’hui nous
« Le pays, écrit-il, n’aurait pas été ébranlé campagnes russes, on pouvait entendre des voyons que tout le XXe siècle a été cette même
par le séisme, l’abîme ne se serait pas ouvert blasphèmes inouïs à l’adresse de Dieu et de révolution étendue au monde entier. Elle devait
de sous ses pieds, si la paysannerie avait la Vierge. Dans les villages, les jeunes se éclater sur toute l’humanité qui s’était privé de
conservé ses moeurs patriarcales et sa crain- livraient à des esclandres aussi méchants que Dieu. Elle avait revêtu un sens planétaire, voire
te de Dieu. Mais dans les dernières décennies, gratuits qu’on n’avait jamais vus aupara- cosmique » ( eh oui ! cosmique !).
étant donné la regrettable désorganisation qui vant. ». C’est pire encore, affirme-t-il dans Reste une question brûlante : « La volonté
avait suivi l’abolition du servage et les tentati- « les villes où l’incroyance était enseignée de Dieu aurait pu ne pas commencer par la
ves économiques désordonnées pour se frayer dans les écoles secondaires depuis les réfor- Russie. Mais nous aussi avons péché en
un chemin à travers la jungle des injustices – mes des années 60 » abolissant l’esclavage et mécréance et suffisance ». (sic !). Si les
une partie de la paysannerie s’adonnait à la accordant une certaine autonomie de gestion Russes ont péché,... comme les autres, pour-
boisson, l’autre brûlait d’une envie coupable aux universités. Mais dans les écoles, au quoi Dieu s’est-il déchaîné surtout contre
de se partager les biens d’autrui. » lycée, à l’université, l’enseignement religieux eux ? En fait, il a commencé par eux, avant de
Si l’on comprend bien ces lignes, était obligatoire ! Il y avait une épreuve de frapper tout le monde. Soljénitsyne cite une
Soljénitsyne regrette l’abolition du servage religion dans les examens. Comment pouvait- phrase du prêtre Serge Boulgakov : « La
(qui a effectivement porté le coup décisif au on donc enseigner « l’incroyance » ? Russie n’a pas mérité une telle destinée : elle
maintien des mœurs patriarcales) décidée en Soljénitsyne fournit une analyse de la est comme l’agneau qui porte le poids des
1861 par un tsar soucieux de moderniser une révolution de février « qui a, selon lui, tragi- péchés de l’Europe. C’est là un mystère qu’il
économie obsolète. Cette abolition aurait quement changé non seulement les destinées faut accepter dans la foi. »

SOCIÉTÉS

Une génération défavorisée


Ce livre est issu d’une thèse soutenue en 2003 à l’Institut des
Sciences Politiques. Il comble une lacune entre les études sur l’entre-deux-
guerres et les ouvrages récemment consacrés aux jeunes des années 1960.
Il porte, en effet, sur une génération particulière, celle des enfants nés
entre 1934 et 1942, une génération défavorisée par rapport aux enfants du
baby-boom, une génération marquée surtout par deux guerres, entre une
enfance vécue sous l’Occupation, souvent en l’absence du père, et une
jeunesse confrontée à l’épreuve de la guerre d’Algérie.

ANNE-MARIE SOHN

représentations des responsables politiques et


LUDIVINE BANTIGNY
LE PLUS BEL ÂGE ?
L udivine Bantigny a opté pour une
approche de la jeunesse qui exclut une
analyse approfondie du quotidien, du travail
des institutions en charge de la jeunesse. Elle
analyse tout d’abord dans un prologue le
Jeunes et jeunesses de l’aube et de la vie privée qu’elle présente rapidement regard des adultes saisi grâce à l’institution
des Trente Glorieuses à la guerre d’Algérie dans une première partie. Elle a pri-vilégié le judiciaire et aux enquêtes et ouvrages de plus
Fayard éd., 506 p., 28 euros regard d’une société qui fait des jeunes « un en plus nombreux consacrés aux jeunes. Elle
objet d’études, d’inquiétude, de sollicitude ». développe ensuite en trois chapitres le thème
Elle s’intéresse donc au premier chef aux alors rebattu par les élites de la jeunesse «

24
SOCIÉTÉS

nouvelle classe dangereuse » et elle revient, entre autres, sur les archives de la pas sur des dépouillements suffisants pour
entre autres, sur l’image du Blouson Noir, une Commission Armées-Jeunesse, une docu- autoriser des conclusions incontestables. On
construction sociale et médiatique qui avait mentation jusque-là inexploitée, sont très peut également regretter que la thèse ait
déjà été analysée. Deux chapitres traitent, par neufs, en particulier sur la formation à la tendance à parler surtout des garçons, sans
ailleurs, de la délinquance juvénile et de « pacification » et à « l’action psycholo- cependant nous informer sur les masculinités
l’éducation surveillée, observée au travers de gique ». Le dernier chapitre qui suit les juvéniles des années 1950. La guerre
son fonctionnement mais aussi des réactions appelés en Algérie, est sans doute moins ori- d’Algérie y est pour beaucoup mais également
des jeunes soumis à sa tutelle. Dans une ginal car le sujet a déjà fait l’objet de travaux la propension des médias et des hommes poli-
troisième partie, est abordée la politique de importants, comme ceux de Claire Mauss- tiques à construire une image de la jeunesse
l’État envers la jeunesse ce qui nous vaut une Coppeaux, mais il comporte d’intéressantes qui confond souvent jeune homme et menace
solide mise au point sur le Haut-Comité et le notations sur leur rôle dans la guerre sociale. De ce point de vue, les cinq pages
Haut-commissariat à la jeunesse et aux sports. psychologique, sur leur attitude de citoyens et consacrées à la place des filles et des garçons
Cette politique a suscité une abondante propagandistes lors du référendum de 1958, ainsi qu’à la sexualité confortent la vulgate de
littérature mais, in fine, n’a touché qu’un sur leurs résistances, de l’instruction au front, l’époque plus qu’elles n’interrogent la réalité
nombre réduit de jeunes. Ludivine Bantigny en particulier lors du putsch de 1961. complexe de ces années mé-dianes. Les
évoque également la politisation au lycée Ludivine Bantigny embrasse de très sondages sont pris ainsi pour argent comptant
pendant la guerre d’Algérie, la formation nombreux sujets, d’où d’inévitables lacunes, alors qu’en matière de vie privée il convient
morale et civique des jeunes ainsi que ainsi sur la guerre d’Indochine, sur les toujours de les déconstruire.
l’engagement partisan. lycéens ou sur les jeunes délinquants, deux Ce livre a le mérite de proposer à un public
La dernière partie, enfin, sur « l’épreuve » sujets dont l’étude constitue en soi un sujet de éclairé une mise au point utile sur de
qu’ont subie les jeunes hommes mobilisés en thèse. D’où un survol des archives, en parti- nombreuses questions touchant à une classe
Algérie, constitue sans doute le morceau de culier pour l’enseignement et l’éducation d’âge qui a suscité l’inquiétude des adultes,
bravoure de ce travail. Les deux chapitres sur surveillée, et un saupoudrage de références, du moins des acteurs publics, déconcertés par
l’incorporation et l’instruction qui reposent en apparence savantes mais qui ne reposent des comportements jusque là inusités.

Pour une république


cosmopolitique
Dans ce court ouvrage Robert Castel prend à bras-le-corps la question des sociaux qui en découlent ; et parce que la
domination coloniale, le déni de citoyenneté
discriminations subies en France par très nombreuses personnes en raison de certai- que représente par exemple le code de
nes de leurs caractéristiques que l’on ne sait même pas précisément nommer : origine, l’indigénat, a des énormes effets à retarde-
ment, provoque un choc en retour des colo-
ethnie, race, ou tout simplement couleur ? Le fait est là et il appelle un ré-examen radi- nies vers la métropole, produit un nouveau
cal ainsi qu’un changement d’orientation résolu des politiques visant à rendre effecti- conflit dans lequel les descendants de ces
indigènes de la République mettent en cause
ves la citoyenneté politique et la citoyenneté sociale. le caractère post-colonial de la gestion des
périphéries urbaines, des banlieues. En ce
sens, les émeutes de 2005 sont bel et bien des
PATRICK CINGOLANI événements politiques.
Fidèle à son inspiration foucaldienne,
Robert Castel reprend les scansions princi-
ROBERT CASTEL pales de la question sociale pour montrer que
LA DISCRIMINATION NÉGATIVE. les figures de la marge ne font jamais
Citoyens ou Indigènes ?
Seuil éd., 144 p., 11,50 euros
qu’incarner les problèmes qui sont au centre.
Ainsi la figure du vagabond, qui s’éternise
dans le paysage de l’âge classique tant que le
travail n’est pas libéré des terres et des
corporations où il est encastré. Puis celle du
prolétaire, qui reste le sauvage de l’ère
l n’est pas indifférent que l’auteur des industrielle jusqu’à ce que la propriété socia-
Ireconnaisse
Métamorphoses de la question sociale
la relation historiquement néces-
le vienne équilibrer, au moins en partie, la
propriété privée. S’agissant de l’époque que
saire entre le développement de l’Etat nous vivons, les contours de la question
National-Social dans divers pays d’Europe et sociale ne peuvent sans doute qu’être esquis-
les effets favorables, pour ces mêmes Etats- sés. Robert Castel n’oublie pas la figure du
nations, de l’expansion coloniale : « Ils « travailleur pauvre » qui exprime
peuvent développer des programmes sociaux l’ébranlement de la société salariale en son
ambitieux au moins en partie parce qu’ils centre. Mais il étudie ici principalement le
bénéficient d’un système d’échanges inégaux visage du « jeune de banlieue », qui réunit
qui leur procure des ressources externes à sur son faciès les discriminations policières
travers des relations de domination colonia- et judiciaires, celles qui s’exercent à l’école
le, puis post-coloniale ». Ainsi la question et sur le marché du travail, celles enfin qui
sociale est deux fois politique : parce qu’il relèvent de l’islamophobie. Un dossier placé
n’y a pas de citoyenneté politique sans une en annexe fournit à partir de plusieurs sour-
citoyenneté sociale, sans un socle de droits, ces les éléments permettant d’objectiver ces
une sécurité sociale « au sens fort », pour discriminations, ce qui plaide au passage
reconnaître et limiter les effets des inégalités
sociales ainsi que les conflits politiques et ROBERT CASTEL SUITE

25
SOCIÉTÉS SUITE CASTEL/CINGOLANI

pour l’utilité des statistiques que l’on dit re et non en direction de telle ou telle popula- d’ethnocentrisme national ». Une République
« ethniques », du fait qu’elles incluent la tion, permet d’éviter les effets négatifs des pluriculturelle comme alternative au nationa-
mention du lieu de naissance de la personne politiques de discrimination positive, le fait lisme. Certes il ne s’agit pas d’une proposition
enquêtée et de ses parents. qu’elles stigmatisent ceux qu’elles ciblent en nouvelle en soi. Mais le mérite de la demarche
La discrimination négative peut à bon droit vue de les aider. de Robert Castel est de prendre de la hauteur
être politiquement qualifiée de « raciste », L’aspect le plus nouveau et engagé de la de vue par rapport à un débat très pauvre sur le
mais pour Robert Castel il s’agit surtout de réflexion de Robert Castel consiste à envisager multiculturalisme versus le républicanisme.
plaider pour des politiques de discrimination une citoyenneté sociale accouplée à un modè- Puisque convergent l’insécurité sociale et
positive ; elles permettraient de rétablir les le français d’intégration très different du l’insécurité civile, argumente-t-il, les discrimi-
conditions de l’égalité républicaine et de modèle ancien, qui était en réalité un modèle nations sociales habituelles et cette discrimi-
conjurer la menace de sécession que fait français de discrimination : citant Achille nation par l’origine, la race ou l’ethnie, il faut
peser sur la société ce condensé urbain de la Mbembe, l’auteur plaide pour « un certain aussi faire converger les moyens d’y répon-
question raciale et de la question sociale. cosmopolitisme » qui permettrait de retrouver, dre, mettre les capacités d’intervention sociale
L’orientation proposée est pour partie dans le sous le Républicanisme qui s’est imposé à la de la collectivité au service d’une citoyenneté
droit fil de ce qui est déjà tenté : il s’agit de fin du XIXe siècle, le sens de « l’universalisme politique renouvelée par son acceptation du
déployer des ressources, sur une base territo- républicain tel qu’il fût conçu au moment de la fait que l’histoire commune est aussi destin
riale et décentralisée, pour lutter contre le Révolution française : promouvoir le partage commun. Faute de quoi, ce que l’on ne sait pas
cumul de handicaps. Selon l’auteur, de principes valant pour la commune humani- précisément nommer pourrait bien tourner à
l’inscription de ces politiques sur un territoi- té, plutôt que le repli sur une forme l’innommable.

Entretien

Unir les deux moitiés de


l’humanité
Sociologue du droit, directrice d’études à l’EHESS, Irène Théry
propose une théorie multidimensionnelle de l’égalité. Le masculin et
féminin ne sont pas des propriétés intrinsèques et quintessentielles de
l’individu, innées ou acquises, mais des manières d’agir en relation à
d’autres, référées à des règles, des valeurs, des significations communes.
Penser la distinction de sexe ouvre sur une vaste interrogation du concept
de personne dans la tradition occidentale.
OMAR MERZOUG
IRÈNE THÉRY difficile était de faire comprendre que les de Beauvoir sur la définition de la féminité,
LA DISTINCTION DE SEXE changements de la parenté sont indissociables pourriez-vous préciser ce qui fait la singularité
Une nouvelle approche de l’égalité des progrès de l’égalité de sexe et vice-versa. de votre propos ?
Odile Jacob éd., 676 p., 33 euros Contrairement à une idée reçue, le cœur des
transformations actuelles de la famille n’est pas I. T. : On écrit toujours dans un certain
l’individualisation, entendue comme le contexte historique. Or, nous ne sommes plus
« passage de la référence au groupe à la du tout aujourd’hui dans la même situation que
Omar Merzoug : Irène Théry, ma première référence à l’individu », mais la remise en cause Mead ou Beauvoir, dont le problème majeur
question est somme toute naturelle, comment à d’une certaine idée de « la société de l’homme était de combattre des croyances encore très
partir de vos travaux sur le Démariage et sur Le et de la femme » issue des théories jusnatura- partagées dans les sociétés modernes sur la
Couple, la filiation et la parenté, en êtes-vous listes et de la philosophie des Lumières. Mon « nature » de la femme comme source de sa
venue à vous pencher sur la question de la nouveau livre prend donc tout le temps de destinée d’épouse et de mère, et de montrer que
distinction de sexe ? déplier ce problème en revenant aux acquis des la fameuse complémentarité des sexes était en
fondateurs de la sociologie aujourd’hui oubliés, réalité une subordination des femmes.
Irène Théry : Dans mon premier livre, en et s’ouvre cette fois largement à l’anthropologie Aujourd’hui, la valeur d’égalité de sexe est
m’appuyant sur l’histoire, le droit et la sociolo- et la philosophie. Je revisite l’ensemble du reconnue par tous, et elle est même devenue
gie des pratiques judiciaires, j’avais analysé le débat moderne qui s’est engagé il y a deux une valeur cardinale des sociétés démocra-
divorce comme un révélateur des bouleverse- siècles sur la question des sexes, afin de mon- tiques. Dans ce nouveau contexte, où personne
ments de la signification même du mariage trer qu’il engage toujours non seulement les ne croit plus à une « vocation sociale » inscrite
dans notre culture. Autrefois il était le seul représentations de ce qu’est un homme ou de ce dans la nature féminine (sauf certains tenants
fondement de la famille et l’horizon indépas- qu’est une femme, mais les règles et les normes du comportementalisme, voire de la sociobiolo-
sable des rapports de sexe. Désormais, choisir qui définissent un couple et une famille, lient gie), on peut poser plus facilement certains
de se marier, de ne pas se marier, ou de se privé et public, et engagent les significations problèmes. En outre, on dispose désormais
démarier est devenu une question de conscience communes majeures qui permettent le d’une masse immense de travaux sur les
personnelle : c’est cette véritable révolution commerce humain dans une société.... Pour femmes et plus largement les relations sexuées,
sociétale que j’ai nommée « le démariage ». comprendre pourquoi la parenté est au cœur de alors que ce n’était pas le cas il y a un demi-
Elle ne dévalorise pas inéluctablement le la nouvelle valeur d’égalité de sexe, il faut siècle...
mariage mais ouvre sur une vaste interrogation proposer une sociologie de la distinction Deux grandes questions m’ont amenée à
sur la parenté. Qu’est-ce pour nous qu’un masculin/féminin différente de celle qui a cours prendre mes distances avec les écrits féministes
couple, dès lors qu’on ne confond plus couple aujourd’hui. classiques (ce qui ne m’empêche pas de recon-
et couple marié ? Qu’est-ce qu’un parent, dès naître, au plan politique, l’importance des
lors que le mariage n’est plus le fondement de O. M. : Une lecture rapide de votre ouvrage pionnières qui ont fait avancer la cause des
la filia-tion et en particulier le seul moyen pourrait laisser penser que vous vous rangez
d’ins-tituer la paternité des hommes ? Le plus dans la lignée de Margaret Mead ou de Simone SUITE P. 28

26
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

JOURNAL EN PUBLIC
MAURICE NADEAU

ous avez remarqué que les éditeurs ces complices en affaires, le respect qu’il a
V lancent de plus en plus de gros pavés de
lecture. En fait d’œuvres complètes, bien sûr,
de chacun, une honnêteté dont il est parfois
victime. Je compatis à sa fatigue et à ses
finir, loin de là, ou du moins que ça va finir
par un mieux. Enfin si vous pouvez me
donner un bon plan, ça me fera bien
comme, récemment, celles de Michel Butor souffrances durant les interminables plaisir... » (Aden, 30 décembre 1884).
ou d’Abdelkébir Khatibi (La Différence), missions à dos de chameau dans le désert Six années ont passé. « Je me porte bien
ou, plus couramment sous forme d’Omnibus d’Abyssinie sous le soleil ou les trombes mais il me blanchit un cheveu par minute, et
et autres Quarto. L’embêtant, avec ces pavés, d’eau, je ne l’accuserai pas de racisme depuis le temps que ça dure je crains
est qu’on ne peut les lire au lit, et que, même quand je le vois s’emporter contre les d’avoir bientôt une tête comme une houppe
à bras tendus (pour les presbytes), ou pliés « abrutis de nègres » qui en toute occasion poudrée, c’est désolant, cette trahison du
(pour les myopes), on finit par se fatiguer. prennent plaisir à le tromper sur les charges cuir chevelu, mais qu’y faire ? » En fait il
Pour ma part, j’ai trouvé la parade : je les lis, qu’il leur impose. Pauvre Rimbaud ! Les maigrit, sa santé s’altère, il a amassé
quand m’en prend l’envie, sur un petit plaisirs sont rares dans la vie qu’il mène, quelques sous, il cale : « Pourrais-je venir
pupitre de bureau (facile à se procurer chez sauf celui, inestimable, de vivre loin de me marier chez vous au printemps
le marchand de couleurs). l’Europe et en liberté. L’ennui et les souf- prochain ? Mais je ne pourrais consentir à
Je pense que c’est le volume (2000 pages frances physiques sans fin, tout cela pour me fixer chez vous, ni à abandonner mes
in quarto, plus d’un kilo) qu’évoque Jean- quitter l’aventure d’une douzaine d’années affaires ici. Croyez-vous que je puisse trou-
Jacques Lefrère en m’envoyant Corres- sur une civière, squelettique, la jambe droite ver quelqu’un qui consente à me suivre en
pondance d’Arthur Rimbaud avec ces solidement ficelée en raison d’un genou voyage ?... » (Harar, 10 août 90). Il n’y est
mots : « A M.N. qui ne trouvera pas ce livre nécrosé, avec, pour le gain qu’il était venu plus : une épouse, une bonne Ardennaise
raisonnable » (à supposer qu’il ne me chercher en ces contrées, un pécule de qui aimerait passer ses nuits au Harar ! Il
prenne pas pour un imbécile complet). 35 000 francs. n’en démord pas : « Il y a une chose qui
Il peut paraître en effet pas très J’ai revécu, avant tout cela, (avant le m’est impossible, c’est la vie sédentaire. Il
« raisonnable » (du côté de l’éditeur) de départ pour Chypre puis Aden), les années faudrait que je trouve quelqu’un qui me
publier pareille Correspondance alors de Londres et de Bruxelles avec Verlaine, suive dans mes pérégrinations... Quant au
qu’elle est en grande partie connue. Dans la déjà contées récemment dans le détail des Harar, il n’y a aucun consul, aucune poste,
déjà volumineuse biographie qu’il a procès et des archives de police (voir Q. L. aucune route, on y va à chameau et on y vit
consacrée à Rimbaud en 2001, Jean-Jacques n°935). J’ai revécu les courtes années parisi- avec des nègres exclusivement. Mais enfin
Lefrère en cite de larges extraits. On en ennes, les nombreux allers-retours Paris- on y est libre et le climat y est bon... » (10
trouve même les manuscrits en fac-similés, Roche, l’insatisfaction du jeune génie qui novembre). De quoi tenter une jouvencelle
réunis par Claude Jeancolas, dans les quatre joue les voyous devant les notables en poésie de Charleville !
volumes de Textuel en 1997. Sans parler de qui se feront bientôt traiter de « décadents ». 20 février 1891. Ce n’est pas « Mes chers
celles que publie Steve Murphy dans les J’ai rendu hommage au « Pauvre Lélian », à amis », mais « Ma chère maman » : « Je
Œuvres complètes chez Honoré Champion. l’amoureux fou de « l’enfant sublime », à vais mal à présent. J’ai du moins à la jambe
Bref : pas très « raisonnable » en effet. l’éditeur des Illuminations. Tout cela ici dans droite des varices qui me font souffrir beau-
En fait : très « raisonnable ». Parce que, le détail de la vie quotidienne, lettre après coup. Et ces varices sont compliquées de
cette fois, non seulement toutes les lettres lettre. Dans la méconnaissance de ceux qui, Rhumatisme. Il ne fait pourtant pas froid
de Rimbaud sont rassemblées en un seul précisément, auraient dû savoir et recon- ici, mais c’est le climat qui cause cela (...)
volume, mais qu’en sus, nous pouvons lire naître, dans leur indifférence, leur hostilité. achète-moi un bas pour varices, pour une
toutes (ou presque) les lettres dont Comme on comprend le jeune Arthur jambe sèche et longue... » etc. Il ne sait pas,
Rimbaud fut le destinataire. Outre, cerise n’ayant rien à voir avec ce monde-là. le pauvre, le médecin de là-bas ne sait pas
sur le gâteau, les lettres ou communications Comme on le comprend de n’avoir eu qu’un non plus, qu’il est atteint d’un cancer du
ou articles suscités par la « découverte » de désir : prendre le large, voir d’autres cieux. genou, d’une « ostéo » quelque chose qu’a
la part de ses contemporains d’un précisée le docteur Jean-Jacques Lefrère
mystérieux poète disparu nommé Arthur e qui m’émeut à nouveau ce sont les
Rimbaud (ou Reimbaud, ou Rimbaut). Ce
qui aurait été « déraisonnable », difficile
C « lettres à la famille », adressées en fait
à la mère sous le couvert de « Mes chers
dans la biographie. Il ne connaît pas la gra-
vité de son mal, ayant trop à faire avec le
reste : « la mauvaise nourriture, le logement
même à imaginer, est que, ne voyant pas de amis ». Après deux ans d’Afrique, on lui malsain, le vêtement trop léger, les soucis de
limites à sa boulimie, Jean-Jacques Lefrère demande de revenir à Roche, de tenter de s’y toutes sortes, l’ennui, les tracas continuels
ait eu envie de réunir toutes les lettres établir et de s’y marier. « Comment puis-je au milieu de nègres canailles par bêtise,
échangées à propos du poète après sa mort. aller m’enfouir dans une campagne où tout cela agit très profondément sur le
Celle-ci survient le 10 novembre 1891 à personne ne me connaît, où je ne puis trou- moral et la santé en très peu de temps. Une
l’Hôpital de la Conception à Marseille. Fin ver aucune occasion de gagner quelque année ici en vaut cinq ailleurs, on vieillit
de Correspondance. chose ? Comme vous le dites, je ne puis très vite ici, comme dans tout le Soudan... »
Un aveu : en dépit de quelques semaines aller là que pour me reposer, et pour me 30 avril. De nouveau « Ma chère
passées face à ce pavé, je n’ai pas lu reposer il faut des rentes, pour me marier il maman ». Il est à l’hôpital d’Aden. « Le
« toutes » les lettres de Rimbaud datées faut des rentes ; et ces rentes-là je n’en ai docteur anglais, dès que je lui ai montré
d’Aden ou de Harar, lettres de commerçants, rien. Pour longtemps encore, je suis donc mon genou, a crié que c’est une synovite
d’hommes d’affaires, de trafiquants condamné à suivre les pistes où je puis trou- arrivée à un point très dangereux par suite
d’armes, employeurs ou destinataires ver à vivre jusqu’à ce que je puisse râcler à du ma nque de soins et des fatigues. Il
d’armes et de marchandises comme Alfred force de fatigues de quoi me reposer parlait tout de suite de couper la jambe (...)
Bardey, Alfred Ilg, César Tian, Armand momentanément. J’ai à présent en main Et je suis étendu, la jambe bandée, liée,
Savouré, le roi Ménélik. Ces tractations à treize mille francs. Que voulez-vous que je reliée, enchaînée, de façon à ne pouvoir me
propos de fusils, de casseroles, de tissus, fasse de cela en France ? Quel mariage mouvoir... »
d’ivoire, de gros sous appelés thalaris, me voulez-vous que cela me procure ? (...) On n’a pas le cœur de continuer. Le
dépassent et m’ennuient. J’admire seule- Enfin, j’ai trente ans passés à m’embêter
ment la grande patience de Rimbaud avec considérablement et je ne vois pas que ça va SUITE 

27
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE SUITE MAURICE NADEAU/JOURNAL EN PUBLIC

bateau des Messageries, l’hôpital de la let, après une hospitalisation de soixante- Claudel, recopiée par Isabelle, elle a été
Conception à Marseille (« où je paie 10 trois jours au cours de laquelle la question trafiquée pour « les besoins de la cause
francs par jour, docteur compris »), person- dérisoire de sa situation militaire n’a cessé cléricale ». On y trouve le fameux : « Oui,
ne pour toucher l’argent qu’il a gagné, de le tarauder, Rimbaud quitte Marseille. Il je crois, il faut croire ». Le coup de pied de
« quelle triste vie ! » L’amputation de la accomplit seul le trajet en train et descend, l’âne.
jambe droite, les béquilles. A sa sœur après plusieurs changements, dans la gare On savait que le poète n’est pas mort tout
Isabelle (15 juillet) : « je suis assis et de de Voncq qui dessert le hameau de Roche. à fait méconnu. Les admirateurs d’Une
temps en temps je me lève et sautille une Pendant ce séjour dans les Ardennes son Saison en enfer et de ces Illuminations
centaine de pas sur mes béquilles (...) On état se dégrade, et son idée fixe est de repar- qu’avait publiées Verlaine alors que son
ricane à vous voir sautiller. Rassis, vous tir pour l’hiver dans les pays de la Mer auteur passait pour disparu (dans l’espace
avez les mains énervées et l’aisselle sciée, Rouge. Il quitte Roche le 23 août et descend ou dans le temps) n’étaient pas nombreux,
et la figure d’un idiot. Le désespoir vous en train à Marseille, accompagné par sa certes, dans les années 80, et ils se gaus-
reprend et vous restez assis comme un sœur. A l’arrivée il est si faible qu’il ne peut saient même un peu du sonnet des Voyelles.
impotent complet, pleurnichant et atten- s’embarquer et est admis à nouveau à Moins de cinquante ans plus tard le mythe
dant la nuit qui rapportera l’insomnie l’hôpital de la Conception. Il y meurt le 10 prenait corps. Toujours entretenu et toujours
perpétuelle et la matinée encore plus triste novembre ». vivace, comme on le voit.
que la veille etc etc. La suite au prochain Le 23 septembre Isabelle avait envoyé à
numéro. » sa mère une lettre de Marseille tandis que de
Pour le « prochain numéro », je laisse la la suivante, datée du 23 octobre, il existe
parole à Jean-Jacques Lefrère : « Le 23 juil- trois versions. On pense, que citée par Arthur Rimbaud, Correspondance, Fayard

Suite Omar Merzoug refuse de me situer dans cette alternative entre


deux impasses. Entre être mangée bouillie par
une femme, ce n’est jamais seulement être un
homme ou une femme, c’est être un individu à
le subjectivisme ou rôtie par le déterminisme, part entière. Mais être un individu à part entière
pourquoi faudrait-il choisir ? Contrairement à n’a jamais empêché d’être mâle ou femelle, ni
la majorité des féministes, je ne crois pas à non plus de se référer à la distinction
femmes). La première question est celle des l’hypothèse du conditionnement culturel des masculin/féminin dans nos manières d’agir, ni
valeurs, telle qu’on l’aperçoit par exemple sexes, qui n’est rien d’autre qu’un de comprendre que cette distinction varie dans
quand on relit aujourd’hui Le deuxième sexe. déterminisme sociologique, une réification qui son contenu avec les sociétés, mais qu’elle est
L’image que le féminisme occidental a donné n’explique rien. Mais je ne crois pas davantage universelle. Appréhender la personne suppose
du statut des femmes dans les sociétés tradi- au mythe de ce « moi » intérieur, originel et donc de saisir l’individu sous diverses descrip-
tionnelles est entièrement négative et déprécia- authentique, que l’on glorifie aujourd’hui pour tions. J’en distingue quatre principales : parte-
tive. Je ne suis pas d’accord avec le fourre-tout l’opposer à toutes les forces dépersonnalisantes naire d’une vie sociale, congénère de l’espèce
conceptuel qu’est la notion de « domination » qui nous viendraient de la société, traitée alors humaine, exemplaire d’une espèce naturelle,
qui confond la hiérarchie et l’inégalité, comme un repoussoir. membre du genre humain au sens moral.
l’autorité et le pouvoir, et prétend qu’avant nous Etonnament, nous oublions cela dans le débat
l’humanité aurait « vécu dans l’erreur et le sociopolitique. Cette question des « manières
mensonge ». Cette formule de Durkheim visait d’agir en relation » organise toute la première
certaines approches opposant à son époque la Deux grandes partie de mon livre, où je déroule les problèmes
raison moderne « vraie » à la religion tradition- que nous a légué notre premier mythe moderne
nelle « erronée », mais elle s’applique aussi approches des origines, celui du Contrat social. Ce mythe,
bien aux sexes. Selon les grandes théories de la qui fait de la famille la « première des sociétés
domination masculine, les témoignages tradi- et la seule naturelle », repose sur le déni de la
tionnels de la solidarité des sexes, de Pour échapper à ces tentations, il est néces- dimension instituée de l’agir humain car il rabat
l’attachement et de l’amour que les individus se saire de revenir vers l’histoire longue de la des attributions sociales sur des attributs
sont portés les uns aux autres, sont des modernité. Deux grandes approches se sont personnels et ne pense pas les relations. Mauss,
mensonges car « les hommes » auraient opposées au XIXe siècle: celle de l’universel de le premier, a montré que l’on ne peut pas
universellement asservi « les femmes ». Pierre la « nature humaine » qui prétend trouver dans comprendre l’agir sexué sans rendre compte de
Bourdieu a poussé cette logique du prétendu les attributs internes, physiques et psychiques, cette capacité que nous avons à agir « en tant
dévoilement sociologique jusqu’à l’absurde, en de l’individu isolé la véritable définition de que » dans une multiplicité de relations
finissant par dépeindre les femmes comme de l’humain et la source de la société, et celle de différentes et à agir ainsi comme partenaires
parfaites aliénées, contribuant complaisamment l’universel de la « nature sociale et historique » d’une vie sociale.
à leur propre domination depuis l’aube des de l’homme qui à l’inverse considère que l’on C’est ce mythe de l’intériorité qui m’a
temps. ne peut devenir un individu humain, capable de amenée à revenir au concept de la personne, qui
parler, de penser et d’agir par lui-même, qu’en est infiniment complexe et actuellement très
O. M. : Cela nous amène à l’autre grande apprenant à participer de l’extériorité d’un embrouillé. La deuxième partie de mon livre
question qui vous conduit à prendre vos monde social institué particulier, un monde qui déplie ce problème à partir de notre deuxième
distances avec les théories féministes clas- était là avant nous, qui nous a été transmis, et mythe moderne des origines, le mythe de
siques ? qu’il nous appartient de savoir recevoir, trans- l’Interdit fondateur de l’inceste. Issu de Freud,
former et transmettre à notre tour. Pour ce mythe collectif s’est détaché de lui, à la fois
I. T. : En effet. Car ce n’est rien moins que la comprendre la question des sexes, il faut par une réception très dogmatique de la
question de l’individu et de la société en revenir à ce débat majeur, et c’est pourquoi je « révélation psychanalytique » qui annule
général. Jusqu’à présent, on a débattu du l’ai analysé en détail en montrant que le coeur l’essentiel de l’apport de Freud sur l’énigme de
masculin et du féminin comme si on pouvait des divergences entre ces deux conceptions de l’humanisation du petit d’homme, et par
traiter ce problème à part, une question en soi. l’anthropologie est au fond la question du l’émergence de toute une vulgate « psy » qui
Mais lorsque nous parlons des sexes, nous langage et plus généralement de la capacité de n’a pas grand chose à voir avec la psychanalyse
engageons toujours implicitement une certaine l’individu de penser et d’agir par soi-même en sérieuse, comme Castoriadis l’a montré. Le
conception de l’individu, et partant une référence à des significations communes. problème qu’on découvre quand on repart de ce
philosophie sociale, une pensée du rapport mythe, c’est que tous les débats actuels
entre l’individu et la société. C’est là qu’il O. M. : Comment articulez-vous dans votre reposent sur un implicite, apparemment accep-
s’agit d’ouvrir un nouvel horizon au débat car ouvrage les notions de personne et de moi en té par toutes les parties : l’individu humain
la question des sexes, loin d’être isolable, est la rapport avec ce que propose Marcel Mauss ? serait composé d’un « moi » et d’un « corps »
moins isolable des questions, et un extraordi- et la vraie personne serait le moi intérieur,
naire révélateur des dilemmes de la raison I. T. : Mon livre est entièrement construit possesseur de son corps. Cette conception dua-
moderne. On retrouve très logiquement dans les autour d’une exploration du concept de liste de la personne est à l’origine de la notion,
diverses théories féministes contemporaines la « personne », aujourd’hui en disgrâce en socio- issue du débat américain des années soixante
grande opposition entre subjectivisme et déter- logie. Je crois qu’il faut le réhabiliter mais cela sur le transsexualisme, mais aujourd’hui omni-
minisme qui a caractérisé le débat intellectuel suppose de le clarifier si on veut pouvoir rendre présente, d’identité de genre. Le moi aurait une
des décennies d’ après-guerre. Pour ma part, je compte d’un fait très simple. Etre un homme ou identité de genre, le corps une identité de sexe.

28
SOCIÉTÉS

Migrants d’ici, migrants de là


Soit le Honduras. Huit millions de citoyens. Sept millions en dedans (25,4% du PIB !) que les émigrés auraient
envoyés au pays. Soit donc, précise la BCH, un
des frontières, un million d’émigrés aux États-Unis. Un vrai malheur en montant supérieur au total cumulé des revenus
soi, déjà, pour ce pays dont le meilleur des exportations est désormais sa des industries off-shore (les maquiladoras) et
des exportations de bananes et de café, les trois
propre population. Et pas n’importe quelle partie de celle-ci: la plus sources essentielles de rentrées en devises du
jeune, la moins résignée, et la plus courageuse aussi... pays. En somme, voici donc l’économie du
Honduras officiellement reconnue remesa-
dépendante!
ANDRÉ-MARCEL D’ANS Les données prospectives pour l’année 2008
augurent d’une nouvelle croissance: on va
jusqu’à parler d’un possible montant de 3

C ar il en faut, du courage, pour prendre le


chemin du Nord. À pied, pour franchir les
frontières du Salvador et du Guatemala. Puis
secours financiers de la part des parents restés
« là-bas ». Lesquels, bien entendu, ne peuvent
pas comprendre cette vérité inavouable : alors
milliards de dollars ! Et chacun d’avoir l’air de
s’en réjouir. Les uns parce qu’à les en croire,
ceci contribuerait à la bonne santé (?) de
perchés à longueur de nuits sur le toit des qu’on peut ici, parfois, se faire en une heure ce l’économie; et les autres pour qui cet afflux
wagons de marchandises qui traversent le qu’on ne gagne pas en une semaine au Honduras d’argent illustre l’héroïsme et l’abnégation des
Mexique. Malheur alors à ceux qui quand on a du travail, eh bien ici au Nord, cela émigrés partis au Nord, célébrés comme
s’assoupissent et tombent sur les voies! permet tout juste de joindre les deux bouts! sauveurs de la patrie appauvrie.
Nombreux sont ceux qui reviendront au pays Alors, que fait le migrant ? Il envoie de Difficile, dans ce climat de béate euphorie,
mutilés. D’autres auront moins de chance l’argent. De temps en temps, quand il le peut, de faire entendre ce que pourtant suggère le plus
encore: rien qu’au cours des huit premiers mois quand il en a : deux cents, trois cents dollars par- élémentaire bon sens. En effet, rapportés au
de cette année, 141 Honduréniens ont été retrou- ci par-là, pour la Noël ou pour la Fête des Mères, million d’émigrés, 3 milliards de dollars
vés morts sur les talus des chemins de fer mexi- ou chaque fois qu’un quelconque malheur vient supposent une moyenne de 3 000 dollars
cains. frapper la famille au pays. Mis bout à bout d’envois d’argent par an et par personne, y
À la dureté des conditions de voyage s’ajoute cependant, tous ces petits ruisseaux finissent par compris les enfants, les bébés, les chômeurs, les
la méchanceté des hommes. Au départ, la rapa- former une grande rivière charriant des flots vieillards, et même ceux - il y en a - qui ne
cité des coyotes, les passeurs, auprès de qui il a d’argent, fascinant les imaginaires dans un pays donnent plus aucun signe de vie depuis qu’ils
fallu s’endetter lourdement (entre 5 et 7 000 où la plupart des gens doivent survivre avec sont partis du Honduras. On laisse ainsi enten-
dollars, généralement). Encore heureux si ces moins de deux dollars par jour. dre que chaque fois que quelqu’un renvoie
gens-là ne vous abandonnent pas lâchement en Année après année, la Banque centrale du moins de 3 000 dollars, un autre doit compenser
cours de route. Ou pire encore, s’ils ne vous Honduras relève avec délectation la progression la différence. Par exemple, pour un seul qui ne
livrent pas à des réseaux de prostitution si vous des transferts d’argent qu’envoient les émigrés. renverrait rien, trois autres doivent expédier
êtes jeune et « consommable », ou à des trafi- Dès 1993, cet organisme calculait que leur 4 000 dollars, et ainsi de suite... Qui peut
quants de main-d’oeuvre à bon marché si vous volume (60 millions de dollars) équivalait à sérieusement penser que ceci soit possible ?
n’avez que vos bras à négocier. 1,7% du PIB. En 1997, à la veille de l’Ouragan Une estimation raisonnable suggérerait plutôt
Ensuite, sur le chemin, il y a les bandes de Mitch, ce pourcentage avait doublé : 3,4%, une moyenne de l’ordre de 1 000 dollars. Niveau
pillards, voleurs et violeurs, impitoyables pour correspondant alors à 160 millions de dollars. auquel se situaient à l’origine les transferts
les migrants de passage. Particulièrement Après quoi, ce fut l’explosion : au cours des d’émigrés quand, il y a une bonne dizaine
nombreuses et féroces pendant la traversée du trois années suivantes, l’importance des trans- d’années, un demi million d’émigrés envo-
Chiapas. Enfin, il y a la Migra : les agents de la ferts d’émigrés (les « remesas ») va bondir pour yaient au pays quelque 500 millions de dollars
police mexicaine des frontières, dont les façons atteindre 10,8% du PIB en 2002 (correspondant de remesas. Or, depuis cette époque, compte
d’agir s’apparentent trop souvent à celles des à 711 millions de dollars). tenu de ce qu’on sait du profil des migrants et de
pillards susnommés: chantages, rackets, viols, il Cette année-là déjà, on entend murmurer leur situa-tion d’emploi aux États-Unis (désas-
n’y a pas d’abus qu’on n’ait à redouter de la part qu’il ne faudra plus longtemps avant que le treuse aujourd’hui en raison de la crise de
de ces gens en uniforme... Et tout cela, au bout montant des remesas atteigne le milliard de l’immobi-lier), rien ne permet de penser que
du compte, pour venir buter sur la frontière du dollars. Objectif – si c’en est un ! – depuis lors leurs possibi-lités de renvois d’argent aient pu
Nord, verrouillée par une double muraille, largement atteint et dépassé : en 2006, toujours s’accroître (ni, a fortiori, se multiplier par
infranchissable. Alors, il faut la contourner. Par selon les chiffres de la Banque centrale du trois !).
la mer, on s’y noie. Par le désert, on y meurt du Honduras, c’est 2,359 milliards de dollars Ceci conduit irrévocablement à une
soleil et de soif, dans l’absurde allégresse d’être constatation déplaisante pour tout le monde : les
enfin parvenu à pénétrer en territoire états- deux tiers des dollars qui passent pour être des
unien. remesas, ne peuvent être autre chose que de
Beaucoup cependant réussissent tout de l’argent sale, complaisamment blanchi grâce au
même à passer : un million d’émigrés manque de curiosité des banques du Honduras
honduréniens respirent aujourd’hui l’air du pays qui, pour encaisser ces dollars, se satisfont
de l’Oncle Sam. Pour les trois quarts d’entre eux, d’une simple déclaration du déposant selon
ce sont des illégaux, des « sans papiers », indoc- laquelle il s’agirait de dons en argent reçus de
umentados. Condamnés à raser les murs. Le plus parents habitant aux États-Unis.
souvent cantonnés dans des emplois précaires : Le joyeux optimisme devant ce fabuleux
personnels domestiques, agents de sécurité, magot revient à s’aveugler sur cette désolante
jardiniers, laveurs de vitres, bons à tout faire réalité : le Honduras est devenu un narco-État
dans l’agriculture et dans le BTP, ou main- (de transit, non de production), où les machines
d’œuvre pour pas cher dans ces boîtes à sueur à laver de l’argent tournent à plein régime...
qu’on appelle sweat shops. Pour l’immense Étonnant pays de pauvres, au demeurant, où un
majorité des migrants qui tiennent à rester déficit habitationnel de quelque 800 000 loge-
honnêtes, les choix, on le voit, sont limités. ments n’empêche pas les palaces et les rési-
Privés de domicile légal, interdits de permis dences somptuaires de pousser comme des
de conduire dans ce pays où la bagnole est reine, champignons, et où bon an mal an un nouveau
et de ce fait mal insérés dans l’American way of mall bourré de commerces de luxe s’ouvre dans
life, les sans-papiers restent fondamentalement la capitale, entouré de parkings remplis de
branchés sur la vie du pays d’origine. Avec tout belles voitures...
ce que ceci implique : replis linguistiques, La vue de tout cela ne trouble pas le chœur de
nostalgies alimentaires, et puis surtout la Banque mondiale, des ONG et autres

SUITE 
l’implacable cordon ombilical du téléphone... ANDRÉ-MARCEL D’ANS, EN COMPAGNIE DU
qui les confronte aux demandes incessantes de PRÉSIDENT ZELAYA DU HONDURAS

29
SOCIÉTÉS SUITE D’ANS/LE PRÉSIDENT

développementeurs, tous empressés de célébrer deportados sur le tarmac de l’aéroport de Telle est donc la situation, navrante en vérité.
le rôle des remesas en tant que « stimulant du Tegucigalpa. Et pourtant, quand on interviewe les deportados
développement », répétant à l’envi que celles-ci Or voilà que cette année, depuis que le prési- que le Grand Oiseau blanc déverse dorénavant
sont censées financer les études des enfants, la dent du Honduras, usant de ce qui lui semblait au rythme de 400 par jour, on ne peut qu’être
création de micro-entreprises, etc. Or, toute être la souveraineté de son pays, est allé rencon- frappé par leur étrange manque de rancœur et de
enquête sérieuse révèle que près de 90% des trer Hugo Chávez chez Daniel Ortega, et main- découragement. Tous se disent prêts à repartir
remesas sont consacrées à la consommation, tenant qu’il vient de se rendre en visite officielle sur-le-champ, quitte à se réendetter vis-à-vis des
non à l’investissement; et que seuls 8,3% chez le voisin cubain, le rythme des atterris- coyotes, auprès de qui très souvent la dette
d’entre elles vont au quintile des familles les sages de ces Grands Oiseaux blancs est passé de précédente n’a pas été réglée.
plus pauvres. Le quintile le plus riche, en un à deux, voire trois par jour... N’y voyez Cet état d’esprit marque une différence
revanche, en capte plus de 30%. cependant nulle rétorsion politique, assure fondamentale entre le migrant d’ici et le migrant
Il faut savoir en outre que l’argent que l’Ambassadeur des États-Unis, qui explique en de là. Ici, où le scandale du « charter des 101
reçoivent les familles les plus pauvres sert souriant que si les rapatriés sont maintenant plus Maliens » semble devoir habiter les mémoires à
essentiellement, et pendant très longtemps, non nombreux, c’est tout simplement parce tout jamais, et où l’embarquement d’un expulsé
pas à consommer ni moins encore à investir, qu’augmente le nombre de ceux qui tentent de récalcitrant sur un avion de ligne provoque l’ire
mais à payer les dettes contractées pour permet- fuir le Honduras... des passagers au point de faire annuler des vols.
tre le départ du migrant. Vu que, directement ou Si aux expulsés par avion qui arrivent Là au contraire, les centaines de milliers
indirectement, les coyotes s’articulent aux des États-Unis on ajoute ceux qui le font par voie d’expulsions ne suscitent aux États-Unis aucune
réseaux mafieux qui coordonnent tous les terrestre depuis le Mexique, on atteint un total de protestation, pas une seule manif, pas la moin-
trafics (d’armes, de drogue et d’êtres humains), 100 000 rapatriés par an. Le Mexique en effet a dre pétition. Et chez le migrant renvoyé au pays,
on voit comment à travers eux une partie de négocié avec les États-Unis des accords qui en juste un peu de dépit devant sa malchance
l’argent « propre » qui entre au Honduras au font un État-tampon, comme l’Europe cherche à personnelle... Tout se passe donc comme si ceux
titre des remesas, retourne inexorablement à de le faire en ce moment avec la Libye et le Maroc. qu’obnubile le rêve américain étaient déjà, dès
nauséabonds tréfonds. En échange de certains « avantages » pour ses avant leur départ, tellement nord-américanisés
Personne enfin ne semble s’étonner de ce que propres émigrés (lesquels, notamment, ne sont dans leur tête, que ceci les pousse à trouver
le volume des remesas n’ait pas souffert du pas soumis aux mesures de l’Expedited Removal normales les raisons de leur expulsion!
nombre croissant des émigrés qui se font qui permet désormais d’expulser les migrants Enfin, nul ici n’entretient l’intention d’exiger
expulser des États-Unis : 26 600 d’entre eux en illégaux au terme d’une procédure réduite à 15 la compensation d’un malheur historique (chez
2006, et plus de 30 000 déjà en cette fin d’année jours au lieu de 90 précédemment), le Mexique nous : l’esclavage, la colonisation, la Guerre
2007, ont rejoint le Honduras en débarquant du s’est engagé à arrêter et à réexpédier chez eux le d’Algérie, etc.). Bien au contraire : trois notes
Pájaro blanco (le « Grand Oiseau blanc »), plus grand nombre possible de migrants transi- de l’hymne états-unien, et voici le candidat-
sobriquet par lequel la gouaille populaire tant par son territoire. D’où une férocité accrue émigré latino déjà dressé debout, une main sur
désigne ces gros avions dépourvus de tout signe de la Migra et des bandes de pillards à l’égard le cœur ! Celui qui part à la conquête des États-
d’appartenance, qui depuis deux ans déjà des migrants d’Amérique centrale, plus que Unis est un percepteur d’avenir, pas un créanci-
déversent jour après jour leur cargaison de jamais considérés comme des parias. er du passé.

CINÉMA

Bâtons rompus
Le changement de millésime annonce implacablement le temps des palmarès et tions qu’il invente est suffisante pour tenir la
distance, surtout lorsqu’il la veut aussi
des perspectives arrière. L’année échue désormais bien cadrée dans le rétroviseur, vont longue (la version exploitée est pourtant déjà
se succéder bilans artistiques et comptables (le mur des 600 films présentés a-t-il été une réduction de l’originale), il n’empêche :
sa capacité à extraire de ses acteurs, profes-
enfin franchi ?), établissements des Top Ten de la critique et du public, distribution de sionnels ou non, des résonances rares, à
rubans et médailles diverses – le nombre de prix décernés atteignant largement celui capter un naturel aussi soigneusement
reconstitué, le rapproche des grands anciens,
des prix distribués par l’Académie française : si l’on se réfère à L’Annuel 2007, 86 prix le premier Renoir, le Jacques Rozier des
ont été attribués en 2006 par 16 jurys français, des « César » aux « Gérard ». Aucune débuts, le Pialat des grands moments.
L’héritage est lourd, Kechiche semble capable
raison pour que l’année qui vient soit moins généreuse. Et conformément à l’usage, de l’assurer, à condition de maîtriser ses
c’est le prix Louis-Delluc qui a ouvert le bal. scénarios, de retirer la marmite du feu avant
qu’elle ne déborde : le miracle du Renoir
d’avant-guerre tenait à l’équilibre et au
LUCIEN LOGETTE dosage d’éléments antagonistes. Les grands
films de 2007 – De l’autre côté, Secret
Sunshine, No Country for Old Men (sortie en
ouvent qualifié de Goncourt du cinéma, dernier cru de la production française est janvier) – sont des films au scénario bétonné.
S ce qui n’est vraiment pas gentil, le Delluc,
fondé en 1937, est le plus ancien des prix
aussi important en nombre qu’il est faible en
révélations. Que le jury du Delluc n’ait pu
Kechiche a pour lui une « nature » évidente,
déjà remarquée dans ses précédents titres, La
hexagonaux. Mais cet aspect vénérable n’est retenir, dans son ultime sélection, que les Faute à Voltaire et L’Esquive, chacun large-
pas synonyme de conservatisme, et ses choix films de Rohmer, Chabrol, Oliveira, Téchiné, ment laurés. Ne lui reste qu’à la contrôler.
sont souvent pertinents, même si nous ne Honoré, Bruni Tedeschi ou autres Nolot Le Delluc de la première œuvre est allé,
sommes pas toujours à l’unisson de certains – c’est-à-dire rien de très neuf, la musiquette pour moitié à Naissance des pieuvres de
de ses lauréats récents, Noémie Lvovsky ou des Chansons d’amour exceptée – est assez Céline Sciamma, dont nous avons dit de façon
Philippe Garrel. Cette année, c’est Abdellatif alarmant quant à l’état des lieux que nous éparse tout le bien que nous en pensions. Ce
Kechiche qui décroche le trophée, pour La sommes amenés à hanter douze mois durant. n’est pas parce qu’il est aujourd’hui récom-
Graine et le mulet, dont la sortie a été Kechiche n’est sans doute pas encore le pensé que nous renierons le plaisir pris à ce
acclamée par la presse tout entière. On pour- cinéaste génial que la rumeur tente de nous film fragile. Un regret : que 24 mesures de
rait dire, et c’est là notre mauvais esprit qui vendre, il aurait certainement besoin de Jalil Lespert n’ait pas reçu l’autre moitié du
parle, qu’il n’avait guère de concurrents : le croire un peu moins que la force des situa- prix, plutôt que Tout est pardonné, de Mia

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LA QUINZAINE RECOMMANDE
Littérature Daniel Bensaïd Un nouveau théologien : B. H. Lévy Lignes

Philip K. Dick Les voix de l’asphalte QL 959 Œuvres rasemblées


Gustave Flaubert Correspondance t. V (1876-1880) QL 959
Biographies, Journaux, Essais William Faulkner Œuvres romanesques IV Pléiade
Roland Barthes Fragments d’un discours amoureux. Inédits Ce N° L’enfant et le génocide, témoignages Bouquins
Paul-Henri Bourrelier La Revue Blanche (1890-1905) QL 958 Guy Dupré Je dis nous La Table ronde
André Bleikasten William Faulkner. QL 954 Mihail Sebastian Théâtre, Journal... QL 958
Une vie en romans, Biographie Fernand Deligny Œuvres QL 958
Marie Dollé Victor Segalen... QL 958 Lieux de savoir I. Espaces et communications QL 959
Arthur Rimbaud Correspondance (Prés. J.-J. Lefrère) Ce N°
Céline Lettres à Marie Canavaggia QL 959 Rééditions
Anaïs Nin Henry et June Stock Romain Rolland Jean-Christophe QL 959
Maurice Blanchot Chroniques littéraires 1941-1944 Gallimard Elias Canetti Les Années anglaises Livre de poche
Pierre Bayard L’affaire du chien des Baskerville Minuit
Norbert Sclippa Pour Sade L’Harmattan Albums
E. Gessat-Anstett Une Atlantide russe La Découverte Xavier Canonne Le Surréalisme en Belgique Actes Sud
Stéphane Audeguy Les Monstres Découvertes/Gallimard L. Monier/A. Novarino Métiers de toujours Omnibus
Dir. René Major Derrida pour les temps à venir Stock J. Dupin/Giacometti Éclats d’un portrait André Dimanche
Pierre Prion (1744-59) Un village en Languedoc QL 959 L’esprit de la lettre Maison de Victor Hugo
Alain Badiou De quoi Sarkozy est-il le nom? Lignes Stéphane Duroy Unknown, photographies New York Filigranes

Hanson-Love, sur lequel nous garderons un sont plus en tête, bousculés par Citizen Kane, d’être coopté, ensuite pour glisser dans la
silence navré. Mais personne n’est parfait, La Nuit du chasseur et La Règle du jeu. Mais liste quelques films selon notre cœur, histoire
surtout les jurys. De toutes façons, si nous il ne s’agit pas d’un bouleversement, simple- de la faire échapper à l’emprise académique
devions attribuer un prix à la surprise ment d’un glissement des valeurs patrimonia- redoutée : raté. Serions-nous seul à penser
française de l’année, c’est à Philippe Ramos les : on remplace La Passion de Jeanne d’Arc que The Mortal Storm (Borzage), Macadam
et son Capitaine Achab que nous l’attribue- par L’Atalante, mais on demeure dans le à deux voies (Hellman), Sans soleil (Marker)
rions sans hésiter. Cette extraordinaire recréa- même registre, taillé dans le marbre des et Short Cuts (Altman) sont parmi les plus
tion du personnage de Melville, dans laquelle tombeaux. beaux du monde ?
Moby Dick n’apparaît que quelques secondes, Pas question de transgresser les lourdeurs Beaucoup plus amusante nous semble
est ce que nous avons vu de plus inventif et de historiques : sur les vingt premiers titres l’idée de la revue anglaise Sight & Sound de
plus excitant pour l’œil et l’esprit depuis classés, le plus récent est de 1963 (Le dresser, dans son numéro d’août dernier, une
plusieurs lurettes. Le film est encore inédit Mépris) ; le seul film postérieur à l’an 2000, liste de 75 films, « joyaux cachés oubliés par
– prière de scruter les programmes et de ne Mullholand Drive (David Lynch) est 94e. le temps », chacun choisi par un critique. Le
pas le laisser échapper lorsqu’il sortira ; ce Tout se passe comme si l’importance d’un résultat est évidemment à des années-lumière
genre de produit rare est souvent volatil. film ne pouvait être saisie qu’à travers le de la liste française, et constitue une sorte
Les jurés du Delluc ne sont qu’une ving- filtre du temps et que sa beauté ne pouvait d’anti-Panthéon fort rafraîchissant. Honnê-
taine. Quatre fois plus nombreux ont été les s’estimer qu’en proportion de la poussière tement, nous ne connaissons pas la moitié des
critiques et historiens sollicités par Claude- qui le recouvre – et que l’on ne va d’ailleurs titres cités, mais on peut rêver devant les
Jean Philippe pour établir la liste des « 100 pas balayer souvent : combien d’entre nous mystères de The Girl from Carthage (Albert
plus beaux films du monde ». L’exercice, ont revu récemment Potemkine ou Le Vent de Samama Chikly, 1924, Tunisie) ou de
parfaitement vain, s’effectue à intervalles Sjostrom ? Ainsi, depuis vingt ans, aucun Grounded God du prince Chatri Chalerm
plus ou moins réguliers depuis 1958 et n’a film digne d’être comparé à La Belle et la Yukol aka Tan Mui (Thaïlande, 1975). Quant
pour seule utilité que de fixer un certain état Bête, à Casque d’or ou à Johnny Guitar au reste, il est rassurant de voir surgir du fond
collectif de la profession, manière de voir (entre cent exemples) n’est venu frapper nos des mémoires de nos confrères anglais Les
comment évoluent sur le long terme ses rétines ? Ni Angelopoulos, ni Tarkovski n’ont Aventures d’Hadji Baba (Don Weis),
modes, ses critères et ses sensibilités. Le rien signé digne de concurrencer Woody Éclairage intime (Ivan Passer), Le Mangeur
résultat, récemment publié sur le site des Allen ou Jacques Demy ? Pourquoi continuer de citrouilles (Jack Clayton) ou Subarna-
Cahiers du cinéma, est plein d’enseignement. à s’empiffrer de deux ou trois films quoti- rekha (Ritwik Ghatak), tous films pour
Pas tellement sur les choix que sur leur diens si les jeux sont faits et que tout est lesquels on donnerait tout Mozart et tout
immobilisme. Certes, Le Cuirassé Potemkine, derrière nous ? Nous nous étions prêté à la Weber. Quelle revue française lancerait un tel
La Ruée vers l’or et Le Voleur de bicyclette ne chose, d’abord par lâcheté et satisfaction jeu ?

JE M’ABONNE À LA QUINZAINE
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La Quinzaine littéraire bimensuel paraît le 1er et le 15 de chaque mois – Le numéro : 3,80 t – Commission paritaire :
– CHÈQUE BANCAIRE
Certificat n° 1010 K 79994 – Directeur de la publication : Maurice Nadeau. Imprimé par SIEP, « Les Marchais », 77590 Bois-le-Roi
Diffusé par les NMPP – Janvier 2008

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La Quinzaine littéraire
LOUIS VUITTON
Voyager avec...
La collection JACQUES
« Voyager avec... » DERRIDA,
(La Quinzaine littéraire/ La Contre allée
LOUIS VUITTON)
a publié : JEAN
Voyager avec... CHESNEAUX,
Carnets de Chine
ERNST JÜNGER,
Récits de voyages JOSEPH ROTH,
Automne à Berlin
BLAISE
CENDRARS, PAUL MORAND,
Le Panama et les Au seul souci
Aventures de mes sept de voyager
oncles; et autres
poèmes D. H. LAWRENCE,
L’odyssée d’un rebelle
VIRGINIA WOOLF,
Promenades JOSEPH CONRAD,
européennes Le port après les flots

MARCEL PROUST, CLAUDIO MAGRIS,


Mille et un voyages Déplacements

MARIO VALERY
26 e
DE ANDRADE, 372 p.
LARBAUD,
L’apprenti touriste Le vagabond
HARMONIA MUNDI
sédentaire
NATSUME SÔSEKI, Les lettres d’Henry James, choisies par Laurent
Haltes en Mandchourie Bury pour constituer ce recueil reflètent les FRANCOIS
émotions de James voyageur, ses enthousiasmes et MASPERO,
ses désarrois, ses rencontres et ses découvertes, avec Transit et Cie
ANDREI BIÉLY, une vigueur et une spontanéité qui n’apparaissent
Le collecteur pas dans ses textes de fiction, plus policés.
d’espaces A travers ses ambivalences et ses contradictions on PHILIP K. DICK,
y lit, comme l’explique Evelyne Labbé dans son Le zappeur de mondes
RAINER MARIA éclairante préface, « une tension intime » entre le
désir de voyager et celui de se fixer, accumulant un
RILKE, capital d’impressions et de sensations nouvelles,
WALTER
Lettres à une compagne anticipant ce que le souvenir fera de cette réalité afin BENJAMIN,
de voyage que l’œuvre advienne. Car, pour James, « c’est l’art Les chemins
qui fait la vie, l’intérêt, l’essentiel ». du labyrinthe
VLADIMIR Les illustrations de ce livre sont empruntées au
photographe américain Alvin Longdon Coburn.
MAÏAKOVSKI, Certaines avaient été choisies par James lui-même KARL MARX,
Du monde pour figurer dans l’édition américaine de ses œuvres Le Christophe Colomb
j’ai fait le tour en vingt-cinq volumes. du capital

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