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Charles Renouvier

Révélation et
législation morale
de Mahomet
Nous venons de voir Mahomet se représenter comme un
rêve, une vision du sommeil, le commandement du sacrifice
d'Abraham. On ne peut guère douter qu'un rêve n'ait été l'origine
de la mission qu'il crut tenir de Dieu pour ramener sa tribu à la
religion d'Abraham. Le fait est rapporté, sans aucune circonstance
miraculeuse qui puisse en affaiblir l'autorité, par des auteurs
arabes anciens dont le témoignage remonte et se rattache à celui
de ses contemporains. Mahomet rêva que l'ange Gabriel lui mettait
dans les mains un livre qu'il lui ordonnait impérieusement de lire,
et, à son réveil, il sentit, disait-il, que ce livre était écrit dans son
cœur. Profondément troublé, craignant de perdre l'esprit, c'est-à-
dire d'être, selon la croyance du temps, obsédé par un démon, il
vécut quelque temps solitaire, habitant d'une de ces grottes, à
usage des ermites, qui se trouvaient dans une montagne rocheuse
et bridée du soleil, à proximité de la Mekke. Là il eut une
hallucination: il vit l'ange, et entendit une voix lui crier:
«Mohammed, tu es l'envoyé de Dieu; je suis l'ange Gabriel.» La
paix se fit dans son âme sous l'influence de Khadidja, sa
protectrice, devenue sa femme et maintenant la première convertie
à la religion de son mari. Il eut depuis ce moment quelques
hallucinations encore, mais rares, et crut toute sa vie aux songes,
les regarda comme des révélations. Il passa dans sa tribu pour un
égaré, jusqu'au moment où la suite et la constance de ses idées et
de son entreprise fit succéder au mépris la haine et la colère chez
les défenseurs des anciens cultes. Somme toute, le tempérament
hystérique de Mahomet, les crises épileptiformes qui
accompagnaient chez lui l'inspiration, les accidents auxquels il fut
sujet, et qui allaient en certains cas jusqu'à la défaillance et à la

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syncope, ne sauraient être mis en doute1. On ne devrait pas avoir
besoin d'ajouter que, s'il arrive que de semblables symptômes se
trouvent liés à l'enthousiasme, à l'exaltation religieuse, ils ne les
constituent pas, n'en sont pas la cause, et conviennent plus
ordinairement à des âmes faibles et tout autrement disposées. La
détermination qualitative des phénomènes psychiques
d'imagination, de vertige mental, ou même de positive
hallucination ne peut être due qu'aux pensées et aux croyances
particulières dont l'esprit du sujet est occupé et possédé, et qui en
eux-mêmes ne sont point des faits morbides. Il y a plus, c'est
qu'une énergie morale peu commune, une réelle solidité de la
raison sont nécessaires à de tels hommes, pour qu'ils puissent
être toujours maîtres d'eux-mêmes, et, malgré leurs causes
mentales d'illusion ou de trouble, les entraînements des
apparences, se conduire sagement, rester capables d'action sur
autrui. Rester n'est pas assez dire, car ce sont eux qui agissent le
plus fortement sur les masses populaires, quand les circonstances
leur sont favorables. Ces rares génies sont à l'extrémité opposée
de la folie, dont plusieurs les accusent, puisqu'ils réussissent à
convaincre et à entraîner les peuples, et qu'un caractère constant
de l'aliéné est, au contraire, l'isolement moral,
l'incommunicabilité, l'impossibilité de persuader et d'être
persuadé.
La question de sincérité, chez un prophète du caractère que
nous tâchons de définir, a été souvent traitée avec peu
d'intelligence. Elle est cependant simple, en thèse générale,
quoique difficile pour les cas particuliers, à cause du manque de

1 Les documents sur la vie du Prophète ont été réunis de nos jours et discuter
principalement par A. Sprenger: La vie et la doctrine de Mahomet.

3
documents. Il ne faut que distinguer entre la sincérité des
convictions et celle des paroles, des récits ou autres moyens de les
faire partager. Nous accordons ici le nom de conviction non
seulement à la sérieuse croyance en des points de doctrine, mais
encore à des révélations obtenues par des visions ou des songes:
c'est afin de mettre hors de la question les purs imposteurs, dont
il n'y a pas à s'occuper. Ceci bien entendu, l'homme qui croit avoir
reçu une révélation de cette nature est naturellement sollicité,
comme tout autre peut t'être en quelque autre matière plus
commune, à user de mensonge et de faux prestiges pour amener
les esprits rebelles à croire ce qu'il croit lui-même. Il faut même
accorder que, toutes choses égales d'ailleurs entre deux hommes,
pour ce qui touche à la délicatesse de la conscience, celui qui
croira le plus fortement sera le plus tenté de recourir à la fraude,
et de tromper le peuple afin de le conduire à la vérité, — et cela,
peut-être, Dieu le voulant, pense-t-il en son ordre d'Idées. — Voilà
le fond des choses, comme l'analyse morale doit le présenter, et ce
n'est après tout qu'un très commun péché, vu dans un ordre
spécial; mais la fine psychologie peut admettre une atténuation,
en reconnaissant l'existence de cas où la bonne et la mauvaise foi
ne sont pas si nettement séparées, dans les récits que le prophète
peut faire de traits qui concernent sa mission. «Puisque les
hommes ne sont rien qu'à demi, a dit avec profondeur l'auteur d'un
ancien mémoire académique sur le mahométisme2, il peut arriver
qu'il subsiste des accommodements entre l'exaltation et la fraude.»
Des traits miraculeux de la vie de Mahomet, selon les
musulmans, le plus important, car il tient au fond même de leur

2 Œlener, Des effets de la religion de Mohammed (Mémoire couronné par l'institut


en 1809).

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croyance, c'est la descente du ciel des feuilles du Coran, apportées
par l'ange. Ensuite, vient le récit du ravissement du Prophète «au
temple de Jérusalem», et de là au ciel, en un instant, sur le dos de
l'animal fabuleux, le Borac. Quant à des œuvres de magie et de
théurgie, des miracles du genre de ceux que les païens
attribuaient à leurs thaumaturges (à Apollonius de Tyane, par
exemple), et les auteurs des Évangiles à Jésus, il ne s'en trouve de
mentionnés ni dans le Coran, ni, croyons-nous, dans la tradition
légendaire. Ce fait est d'autant plus remarquable que Mahomet,
déclarant formellement qu'il ne possède pas ce don, reconnaît que
d'autres prophètes avant lui l'ont possédé: «Ils disent (ceux qui
refusent de se rendre aux signes du livre qui leur a été envoyé): Si
au moins des miracles lui étaient accordés de la part
de son Seigneur, nous croirions. Réponds-leur: Les miracles
sont au pouvoir de Dieu, et moi je ne suis qu'un envoyé chargé
d'avertir clairement. Ne leur suffit-il pas que nous t'ayons envoyé
le livre dont tu leur récites les versets?» — Et ailleurs: «À ceux qui
disent: Dieu nous a promis que nous ne serons tenus de croire à
un prophète que lorsqu'il présentera une offrande que le feu du
ciel consume. Réponds: Vous aviez avant moi des prophètes
qui ont opéré des miracles, et même celui dont vous parlez;
pourquoi donc les avez-vous tués? Dites-le, si vous êtes
véridiques. S'ils te traitent d'imposteur, les apôtres envoyés avant
lui ont été traités de même, bien qu'ils eussent opéré des miracles
et apporté le livre des Psaumes et le livre qui éclaire». Le livre qui
éclaire est l'Évangile. Mahomet n'oppose nulle part sa mission à
celle des prophètes antérieurs, il les reconnaît tous, il se les rend
solidaires, il attaque leurs sectateurs comme infidèles à ces
anciens envoyés, ainsi qu'incrédules à lui-même. Il reproche aux

5
Juifs de n'avoir point cru à Moïse et à Jésus et d'avoir calomnié
Marie. Mais il ne veut pas croire qu'ils aient vraiment mis à mort
«cet apôtre de Dieu». C'est un homme revêtu de son apparence
qu'ils ont crucifié. Eux-mêmes ont été dans le doute à ce sujet.
Dieu a élevé à lui le vrai Jésus, et il témoignera contre eux au jour
de la résurrection3.
C'est donc le livre venu du ciel qui doit faire foi de la
mission du Prophète. Mais Mahomet lui-même, à quelques
endroits, semble exclure l'idée que cette descente du ciel doive être
entendue à la lettre: «Les hommes des Écritures (les Juifs) te
demanderont de leur faire descendre un livre du ciel. Ils avaient
demandé à Moïse quelque chose de plus. Ils lui disaient: Fais-
nous voir Dieu distinctement; mais une tempête terrible fondit sur
eux en punition de leur méchanceté». — «Quand même nous
t'aurions fait descendre du ciel le Livre en feuillets, et que les
infidèles l'eussent touché de leurs mains, ils diraient encore: C'est
de la magie pure»4. En quels termes s'exprime-t-il lui-même sur la
nature du livre révélé? — «Ce sont les signes du Livre évident.
Nous l'avons fait descendre du ciel en langue arabe, afin que vous
le compreniez.» — «Nous avons envoyé le Coran réellement, et il
est descendu réellement. Et toi, ô Mohammed, nous ne t'avons
envoyé que pour annoncer et pour avertir. Nous avons partagé le
Coran (en portions) afin que tu le récites aux hommes par pauses.
Nous l'avons fait descendre réellement». — «Le Coran est une
révélation du Maître de l'univers. L'esprit fidèle (l'ange Gabriel) l'a
apporté du ciel, et l'a déposé sur ton cœur, afin que tu fusses

3 Al-Coran, XXIX, 48-50; III, 179-181; XXI, 3-6; X, 21; IV,152-157.


4 Al-Coran, IV, 152; VI, 7; XXI, 5; XVII, 61.

6
apôtre»5. Ces derniers mots s'expliquent par la supposition que la
descente du ciel est la forme symbolique de l'inspiration, comme
nous disons aujourd'hui, ou, comme le croyait probablement
Mahomet, de l'action de l'ange qui se faisait entendre à lui
pendant ses crises, et déposait sur son cœur les paroles qui était
ensuite en état de dicter à un copiste. En ce cas, les disciples
dévoués qui étaient témoins des accès de la révélation pouvaient
en accepter la forme tout humaine, et en admettre la source
divine, encore que sous cette apparence, insuffisante pour
d'autres esprits. Quant aux auditeurs de seconde main, ou aux
lecteurs, ils devaient croire que Mahomet voulait parfaitement dire
ce qu'il disait en assurant que le livre était descendu réellement,
descendu du ciel en langue arabe. Et Mahomet n'a pu ignorer que
la conversion du peuple à l'Islam se motivait, d'après sa
déclaration, ou d'après le témoignage de ses intimes, sur le fait
que les rôles du Coran étaient apportés du ciel par l'ange Gabriel.
C'est eu effet un point de foi pour les mahométans. Les docteurs
n'y ont ajouté que la dispute absurde touchant la qualité créée ou
incréée de ce livre divin. Il ne paraît donc pas possible de justifier
Mahomet contre l'accusation de fraude dans l'idée qu'il a voulu ou
consenti que les musulmans se fissent de l'origine matérielle du
Coran.
Il n'y a peut-être pas lieu de s'arrêter à d'autres miracles
liés par la tradition légendaire aux premiers combats des
adhérents de Mahomet contre les infidèles de la Mekke, quoiqu'ils
soient mentionnés dans le Coran. Nous voulons parler de
l'assistance donnée par Dieu aux croyants sous la ferme d'une

5 Al-Coran, XII, 1-2; XVII, 106-107; XXVI, 192-194.

7
pluie qu'ils invoquaient, et d'une armée invisible de dix mille anges
combattant pour eux6. Ce n'est pas que nous nous croyions
autorisés à ne voir là que de simples métaphores; la simple
métaphore n'est pas de ce temps et de ces hommes; mais les
anges étant restés imperceptibles aux sens, et la pluie ne différant
point en ce cas de celle qui succède quelquefois aux Rogations des
catholiques, il n'y a point eu de prestige mis en œuvre. Nous ne
devons pas confondre la croyance au miracle avec le miracle lui-
même en son apparence sensible. Le cas de l'ascension de
Mahomet est d'une autre espèce: Louange, est-il écrit dans le
Coran, «louange à celui qui a transporté pendant la nuit son
serviteur du temple sacré (de la Mekke) au temple éloigné (de
Jérusalem), dont nous avons béni l'enceinte pour lui faire voir nos
miracles: Dieu voit tout et entend tout.» — «Nous ne t'avons
accordé la vision que tu as eue, nous ne t'avons fait voir cet arbre
maudit dans le Koran que pour jeter parmi les hommes un sujet
de discorde.» — «Ils disent: Nous ne croirons pas, à moins que tu
ne fasses jaillir de la terre une source d'eau vive... ou à moins
que... ou à moins que... ou à moins que tu ne montes aux cieux au
moyen d'une échelle; nous ne croirons pas non plus que tu y sois
monté, que lorsque tu nous feras descendre un livre que nous
puissions lire tous. Réponds-leur: Suis-je donc autre chose qu'un
homme et un apôtre? Qu'est-ce donc qui empêche les hommes de
croire, lorsque la doctrine de la direction est venue vers eux? C'est
qu'ils ont dit: Dieu aurait-il envoyé un homme pour être son
apôtre? Dis-leur: Si les anges marchaient sur la terre et y vivaient

6 Al-Coran, XXXIII, 9-10; VIII, 9-12.

8
tranquillement, nous leur aurions envoyé un ange pour apôtre»7.
On voit, dans le premier de ces passages, Mahomet, parler
en termes formels de son transport de nuit au temple de
Jérusalem, qu'il croit encore debout peut-être, ou qu'il suppose
relevé miraculeusement par Dieu, et pour un instant, afin de lui
être montré? Il n'y a nulle difficulté à interpréter ceci comme le
résultat d'un songe on d'une vision. Les deux autres passages
renferment certainement une allusion au récit que le Prophète
aurait fait aux siens des circonstances de ce phénomène
extatique, et particulièrement de son élévation au ciel, non
toutefois à l'aide d'une échelle, que les incrédules, — les impies, —
auraient voulu voir. Le Coran nous donne donc le droit d'attribuer
un fondement historique à ce que rapportent les auteurs arabes
au sujet de l'Isra. C'est le nom qu'ils donnent au voyage
miraculeux. Mahomet aurait raconté qu'il avait été ravi réellement
au ciel et qu'il avait pu s'y entretenir avec les anciens patriarches,
avec les prophètes, avec Dieu lui-même. «Les premiers de ses amis
qui entendirent ce récit le trouvèrent si incroyable qu'ils
engagèrent Mahomet à ne point le publier. Il repoussa ce conseil
et répéta les détails de son voyage et de son ascension devant les
musulmans et devant les Koraychites idolâtres. Il se vit aussitôt
assailli de la part de ceux-ci, par une tempête de railleries
auxquelles il opposa une assurance imperturbable. Quelques-uns
de ses disciples abjurèrent l'islamisme. D'autres étaient tombés
dans le doute, quand, Abou Bècre s'écria: «Mahomet ne saurait
mentir. Je crois à tout ce qu'il a dit, et j'en atteste la vérité.» Ce

7 Al-Coran, XVII 1, 62, 92-97. — L'arbre dont il est question au v. 62 est un arbre
aux fruits détestables dont mangeront les damnés, et non, comme on pourrait le
croire, un des arbres du paradis de la Genèse, celui du fruit défendu (conf. LVI, 51-
56).

9
témoignage raffermit les convictions ébranlées et mérita à Abou-
Bècre le surnom de Siddik, c'est-à-dire l'homme de foi sincère»8.
La critique doit distinguer entre les traits du récit,
quoiqu'elle ne puisse les désigner, qui appartiennent à ce que le
Prophète rapporta de sa vision, et ceux que la légende a dû
vraisemblablement y joindre. Cela fait, notre conclusion doit rester
la même sur le caractère de vision et d'extase, — pouvant aller
jusqu'à l'hallucination — des révélations de Mahomet, et sur sa
sincérité religieuse, qui consistait à croire non point à la réalité
tangible des objets offerts à son ouïe ou à sa vue, mais à la réalité
des communications divines qui lui étaient données par le moyen
des phénomènes de l'extase. Ces phénomènes étaient du genre de
ceux qui l'avaient jeté dans un si grand trouble moral au
commencement de sa carrière, avant qu'il se fût habitué à croire
aux dictées de l'ange invisible, à ce dépôt, sur son cœur, de ce qui
est la vérité et de ce que Dieu veut, sous la forme des pensées qui
lui venaient au cours de ses accidents pathologiques. Ces pensées
étaient d'une gravité terrible, accompagnées de la constante vision
des supplices réservés aux infidèles, et des plaisirs sans fin
promis aux croyants et aux hommes de bonne conduite; car c'est
là le fond et à peu près l'unique sujet du Coran. Notre
étonnement, la difficulté que nous trouvons à admettre la pleine
sincérité d'un esprit ainsi informé, tiennent à ce qu'il est
extrêmement rare que ces deux choses se trouvent réunies dans la
même âme: — une conviction puisée en des phénomènes de
représentation tout internes, simulant les plus assurées des
intuitions objectives: conviction d'une force et d'une solidité

8 Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. 1, p. 410.

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pareilles à celles qui naissent des plus communes impressions
venues du monde extérieur; — et une direction ferme et constante
de la pensée vers les problèmes de Dieu et de la destinée humaine;
des sentiments puissants d'ordre élevé, une moralité ardente:
nous ne voulons pas dire entièrement indépendante des mœurs et
des coutumes du milieu social, ce qui ne se peut.
On a vu au siècle dernier, dans la pleine lumière de la
science moderne, un homme singulièrement différent de Mahomet
sous d'autres rapport, présenter cet accord des accidents
psychiques liés le plus ordinairement à la folie, avec la parfaite
possession de soi-même et avec l'application de la pensée et de la
croyance, non point à des objets de passion et d'intérêt personnel,
mais à l'ordre divin et au salut des hommes. Swedenborg passa,
auprès de ceux qui le connurent, pour un savant académicien,
esprit tempéré, sage et régulier dans sa conduite, absolument
incapable d'en imposer au monde, et d'ailleurs étranger aux
passions qui peuvent animer un imposteur. Ses visions, qu'il a
longuement racontées, étaient fréquentes, suivies, revêtant les
formes les plus naturelles, exemptes de trouble physique ou
moral, aussi nettes que les hallucinations des aliénés, mais
cohérentes et prolongées, et elles le mettaient en relation avec les
esprits et les anges, l'informaient, par des voyages faits en leur
compagnie, des régions du ciel et de l'enfer, de leurs habitants et
des vérités de la morale. N'étaient les crises nerveuses du
prophète arabe, son tempérament si opposé à celui de l'illuminé
du Nord, on pourrait dire que Swedenborg a été un Mahomet né et
élevé dans les lumières du XVIIIe siècle, ouvert pourtant aux
révélations du dedans, comme le premier, avec des sentiments
plus fins et plus délicats, et à qui il n'a manqué peut-être que des

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moyens d'action sur la foi et l'imagination populaires pour fonder,
au lieu d'une petite secte, une nouvelle et importante Église de la
Réforme. Il en avait réuni les éléments.
Quoi qu'il en soit de la sincérité religieuse de Mahomet, que
nous croyons réelle, de son enthousiasme, de sa foi en Dieu et
dans le dernier jugement, il est incontestable que la masse de ses
adhérents obéit surtout au prestige dont il se para comme
recevant de Dieu un livre apporté du ciel par son ange. La légende
ajouta le reste avec assez de modération. Cependant, sans aller
jusqu'à le diviniser, les musulmans lui firent dans la religion cette
place unique que réclame pour lui la formule consacrée: Dieu et
son prophète, et à laquelle il n'avait point prétendu. La religion
presque universaliste, selon les termes du Coran, d'Abraham, de
Moïse et de Jésus, dont Mahomet disait ne vouloir que rétablir
l'esprit et la pureté, devint rapidement la religion de Mahomet; et
lui-même dut céder à l'entraînement de ses succès militaires. La
passion de tout assujettir à la loi de l'Islam, l'alternative, la seule,
laissée aux nations conquises de l'embrasser ou de payer le tribut
au vainqueur, — car telle fut la mesure de la tolérance
musulmane, — se trouva un obstacle invincible à la fusion des
races après la conquête. De la division entre fidèles et infidèles,
renforcée par l'écart des mœurs, est sorti un état permanent de
haine et de guerre dont on a peine à prévoir la fin (surtout du côté
musulman) entre les croyants de Mahomet et le monde chrétien.
La réforme morale, qui fut jadis un bienfait pour l'Arabie, est
devenue un fléau pour l'Occident. D'autre part, c'est une question
ardue de savoir si les peuples de l'Orient et de l'Afrique qui ont été
ou qui sont gagnés journellement à l'islamisme, ou lesquels
d'entre ceux-là, ont eu ou ont moralement plus à gagner qu'à

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perdre en embrassant la foi du Prophète.
Même en ce qui concerne les Arabes, la question posée,
c'est-à-dire sur le terrain moral et social, est beaucoup moins
claire que sur le terrain théologique, lorsque l'on compare ce que
nous savons de l'état des tribus du temps de Mahomet avec ce que
nous voyons de leurs idées et de leurs mœurs, partout où elles
s'étendent maintenant et où se porte leur action. Mais il ne s'agit
ici pour nous que la réforme telle qu'elle se produisit à l'origine, et
que nous la présente le Coran. Le progrès fut grand et
incontestable.
Un peu avant Mahomet, le temple de la Caaba représentait
déjà une sorte d'unité de culte pour les tribus. Des temples
existaient ailleurs qu'à la Mekke, et il s'y faisait des actes
d'adoration et des sacrifices à des dieux de divers attributs,
correspondant à autant de superstitions spéciales. Mais la Caaba
était un panthéon arabique et un lieu de pèlerinage. La plus
grande partie des tribus avait pris les armes pour la défense de ce
temple contre une invasion abyssinienne dont le chef (les
Abyssiniens étaient acquis au christianisme) avait déclaré son
intention de détruire ce centre de culte idolâtrique. On y voyait
des images ou des emblèmes de trois cent soixante dieux rangés
autour d'Allah. Ce monument de l'unité, dans la grande
multiplicité des cultes, existait avec ce caractère depuis six cents
ans (date qui donne une limite seulement) car l'historien Diodore
de Sicile parle d'un temple très révéré par les Arabes et situé dans
la région riveraine de la mer Rouge9. Remontant de cinq cents ans
plus haut encore, on trouve chez Hérodote, non la mention du

9 Biblioth. hist. III, 44.

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temple, mais la confirmation curieuse de l'idée de la multiple unité
divine, sous la forme de la grossière interprétation syncrétiste que
les Grecs appliquaient déjà aux dieux des étrangers. Les Arabes,
dit Hérodote, ne reconnaissent de dieux que Dionysos et Uranie.
Ils nomment l'un Ourotalt et l'autre Alilat10. Or la philologie
retrouve dans ce dernier nom les mots Al-alihat, dont le sens
désigne l'ensemble des dieux subalternes; et l'identification
grecque de ce sens avec l'idée qu'appelle le nom d'Uranie signifie
que ces dieux étaient principalement les astres, en regard
desquels Ourotalt serait alors le dieu suprême, Allahou-Taala.
Nous avons vu plus haut combien il y a d'apparence que
l'opposition d'un polythéisme de fait et d'un monothéisme de
principe remonte à la haute antiquité pour les Arabes, comme
pour les Juifs, et qu'un prophétisme arabe ait tenté à différentes
époques, ainsi qu'ailleurs le prophétisme juif, de réduire le peuple
au culte du Dieu unique. On peut donc regarder probablement la
multitude des dieux représentés dans cette Maison de Dieu (Bayt
Allah), dans cet oratoire d'Abraham et d'Ismaël, qui était la Caaba
selon la tradition, des sortes d'intercesseurs auprès d'Allah, le
dieu du père de la nation. Il n'en est pas moins vrai que
l'astrolatrie était en somme dominante, que les étoiles Sirius,
Canope, Aldébaran, les planètes Jupiter et Mercure, le Soleil, la
Lune, étaient, selon les lieux, les objets de cultes réels qui
rejetaient la notion suprême d'Allah dans l'impersonnalité d'une
pure abstraction. Mahomet, en renversant les idoles, en vouant un
culte exclusif à Allah, a proclamé le créateur du ciel et de la terre:
«Au nombre de ses miracles, dit le Coran, sont la nuit et le jour, le

10 Thalie, III, 8.

14
soleil et la lune; ne vous prosternez donc pas devant le soleil ni
devant la lune, mais devant ce Dieu qui les a créés, si vous voulez
le servir... C'est encore un de ses miracles, quand tu vois la terre
comme abattue, et qu'elle s'émeut et se gonfle aussitôt que l'eau
du ciel tombe sur elle. Celui qui l'a ranimée ranimera les morts,
car il est tout-puissant»11.
Les idées sur l'âme étaient très divisées, car las Juifs et les
chrétiens étaient mêlés à la société arabique, les Juifs surtout, en
grand nombre, avec lesquels Mahomet contracta d'abord une demi
alliance, et qu'il eut ensuite pour hostiles, n'en ayant converti que
très peu. Les Arabes se partageaient comme ces derniers entre
l'opinion du tout finit à la mort et la croyance à la résurrection;
mais plusieurs admettaient les âmes séparées, et, dans ce cas, la
vie future sous le mode le plus abaissé. Il arrivait qu'on sacrifiât le
chameau à la mort de son maître, apparemment pour lui servir de
monture dans l'autre monde. Mahomet enseigna la résurrection
des corps, c'est-à-dire des hommes, sans distinction des âmes
comme séparées, et le dernier jugement, la rétribution selon la foi
et les œuvres. La foi, c'est la foi au Coran, les œuvres sont les
œuvres morales: «Le jour viendra où la terre et les cieux seront
changés, les hommes comparaîtront devant Dieu, l’unique, le
victorieux. Alors tu verras les criminels pieds et poings liés,
chargés de chaînes. Leurs tuniques seront de poix, le feu couvrira
leurs figures... — Ils disent: Quand donc s'accompliront vos
menaces? Qu'attendent-ils donc? Est-ce un seul cri parti du ciel,

11 Al-Coran, XLI, 37 et 39. — Il est dit dans le même chapitre (v. 8-11) que Dieu a
créé la terre dans l'espace de deux jours; qu'il y a distribué des aliments dans
quatre jours; qu'ensuite il a partagé le ciel en sept cieux dans l'espace de deux
jours. Ce n'est plus l'hexaméron de la Genèse, et nous ignorons la source de cette
version.

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qui les surprendra au milieu de leurs querelles?... On enflera la
trompette, et ils sortiront de leurs tombeaux, et ils accourront en
toute hâte auprès du Seigneur... — Ce jour-là, toute âme sera
rétribuée selon ses œuvres. Ce jour-là, point d'injustice, Dieu est
prompt à régler ses comptes. Avertis-les du jour prochain, du jour
où les cœurs remontant à leur gorge seront près de les étouffer.
Les méchants n'auront ni amis ni intercesseurs que l'on écoute.
Dieu connaît les yeux perfides et ce que les cœurs recèlent.» Les
châtiments annoncés aux méchants sont des douleurs physiques,
le feu de l'enfer. Les récompenses des bons seront des plaisirs. Les
hommes de la droite habiteront le jardin des délices; ils reposeront
sur des sièges ornés d'or et de pierreries; ils séjourneront sous de
grands ombrages, au bord d'une eau courante, près d'arbres aux
fruits délicieux; ils se nourriront de viandes exquises, servis, à
leurs banquets, par des enfants éternellement jeunes, et boiront
des vins qui ne pourront jamais les rendre malades; autour d'eux,
des houris aux yeux noirs, créées tout exprès pour le paradis, et
dont la virginité est conservée. Mais les hommes de la gauche
séjourneront au milieu d'un vent pestilentiel et des eaux sans
fraîcheur, dans l'ombre d'une fumée noire; ils se rempliront le
ventre du fruit infect du zacoum et boiront de l'eau bouillante
comme boit un chameau altéré de soif: tel sera leur festin au jour
de la rétribution12.
Les chrétiens ont été vivement choqués, de tout temps, du
caractère voluptueux des jouissances promises aux élus dans le
paradis de Mahomet. On a remarqué moins communément ce qui
est peut-être plus grave: c'est que les promesses ne concernent

12 Al-Coran, XIV, 49; XXVI, 48; XL, 17; XCIX; LVI.

16
que les hommes, et que les êtres d'un autre sexe qui doivent leur
faire compagnie ne sont pas les femmes. L'abaissement de la
femme dans la société musulmane a là son symbole. Mahomet
devait cependant à une femme sa situation matérielle dans sa
tribu et, selon toute apparence, les moyens d'accomplir sa
mission; et il lui fut, dit-on, affectionné et reconnaissant tant
qu'elle vécut. La doctrine simpliste et grossière des lieux de
supplices ou de jouissances doit malgré tout se juger moins
d'après les détails de son exposition que sur son principe, d'abord,
ensuite par ses conséquences morales. Le principe c'est l'idéal
d'une société heureuse et pacifique entre les hommes bons: «Ils n'y
entendront (les hommes dans le paradis) ni discours frivoles, ni
paroles criminelles. On n'y entendra que les paroles: Paix, paix»13.
Quant aux conséquences, nous ne voulons point parler seulement
de l'effet de moralisation attribuable aux doctrines de rétribution
finale, mais de celui qui se rattache à l'abolition des cultes autres
que le culte d'Allah. Les prières et les sacrifices offerts aux idoles
se liaient à des demandes de grâces tout à fait indépendantes de
la moralité du but, et n'imaginaient rien, chez le dieu, que son
goût supposé pour recevoir des hommages et des victimes. À cela
se joignaient les superstitions divinatoires; on demandait le sort à
Hobal (idole astrale, espèce de Kronos, apporté de Syrie et placé
dans la Caaba), à l'aide de flèches qu'on tirait d'un sac, sur
lesquelles étaient gravés des lieux communs de réponses à des
questions communes. Il se faisait encore des sacrifices d'enfants à
ce dieu, à la veille de la prédication de Mahomet. Son image ne fut
probablement détruite qu'avec toutes les autres, (dont l'une était

13 Al-Coran, LVI, 24-25.

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celle d'Abraham représenté en acte de consulter le sort des
flèches, (le jour de l'hégire, c'est-à-dire de la rentrée triomphante
du Prophète dans sa patrie (11 janvier 630). Le monothéisme, en
supprimant la superstition et les usages barbares, lia le culte
unique à l'idée du Dieu qui commande aux hommes la justice.
Le premier serment que le Prophète avait fait prêter aux
convertis de la Mekke, peu de temps avant l'hégire, était une sorte
de décalogue: N'adorer qu'un seul Dieu, — ne point tuer, si ce
n'est par arrêt de justice, engagement qui s'appliquait
expressément à l'infanticide, les Arabes ayant coutume d'enterrer
vivantes les filles qu'ils ne voulaient pas élever—, ne point dérober,
ne point commettre d'adultère, ne point calomnier, — obéir au
Prophète en tout ce qu'il ordonnerait de juste. La promesse faite
aux fidèles était le paradis. Ce serment (premier serment d'Acaba)
reçut le nom de serment des femmes, quand, plus tard, Mahomet
en exigea des hommes un second de genre bien différent par
lequel ils s'obligeaient à prendre les armes pour sa cause. Alors
fut posé le principe de l'obéissance passive.
Il suffit de rappeler ici les préceptes diététiques ou moraux
qui prirent place dans le Coran: Renoncer au vin et aux jeux de
hasard, — l'ivrognerie et le jeu étaient les vices dominants des
Arabes et les causes les plus ordinaires de leurs querelles, — prier
et faire l'aumône, jeûner aux temps marqués et pendant la lune
du Ramadan, s'abstenir de certaines viandes14. La circoncision
était déjà la coutume ancienne de la nation.
Les préceptes de justice du Coran relèvent de la loi du
talion, mais on ne peut pas dire que la loi d'amour soit étrangère à

14 Al-Coran, II, passim; v, 92-94; IX, 60; xxx, 16-18.

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Mahomet; car en autorisant le mai rendu pour le mal, il
recommande le pardon, cette «sagesse de la vie» et promet une
récompense divine à celui qui pardonne et se réconcilie15.
Le mythe biblique du péché originel est connu de Mahomet;
il le mêle à celui de la rébellion d'Eblis, l'ange orgueilleux qui
refusa son adoration à Adam, premier homme et premier
prophète. De la désobéissance d'Adam à Dieu, sous l'impulsion de
Satan, il ne tire pas d'autre conséquence que la perte du paradis
et la relégation des hommes sur la terre. Dieu les exilant leur
recommande la prière et le repentir; il promet de leur envoyer un
livre pour les diriger, et menace du feu éternel ceux qui traiteront
de mensonge les signes de la vérité16. Au reste, l'auteur du Coran.
suppose, selon les endroits et les besoins de son enseignement,
l'action de Dieu sur les cœurs, soit pour les toucher, dans sa
miséricorde, soit pour les endurcir dans sa colère. Il admet tout
ensemble la prédestination des méchants, quoique sans aucune
trace de métaphysique (le simple C'est écrit), la séduction par
Satan, et la liberté de l'arbitre en présence de l'appel des
révélations divines des Écritures (Bible, Évangile et Coran)17.
Jamais livre ne fut à la fois plus absolu dans ses prescriptions et
moins systématique, moins raisonné, moins composé que celui-là.
Les philosophes arabes du moyen âge, instruits, comme les
philosophes juifs et chrétiens, dans le syncrétisme de l'antiquité,
ne trouvèrent dans le Coran ni secours, ni obstacle pour une
théodicée, non plus que les Juifs dans la Bible. La question de la
justification du mal dans l'œuvre de Dieu n'est pas posée

15 Al-Coran, XLII, 34-41.(3) Al-Coran, II, 28-34.


16 Al-Coran, II, 28-34.

19
formellement, dans la pure tradition juive avant saint Paul18, ni
discutée avant saint Augustin et Pélage, auteurs dont il n'y a nul
indice que Mahomet ait eu connaissance.

CHARLES RENOUVIER, Philosophie analytique de l'histoire: les idées, les


religions, les systèmes, t. II, Chap. IV, Paris: Ernest Leroux, 1896-1897, p.
260 et suiv.

17 Al-Coran, II. III, IV, XVII, etc, passim.


18 La théorie de Philon est hellénique, greffée sur le tronc juif. Voyez le livre
suivant, chap. II.

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