Escolar Documentos
Profissional Documentos
Cultura Documentos
com
Khalid Chraibi
A Rachida Benchemsi
Dans les sociétés islamiques, les hommes sont autorisés à épouser jusqu'à 4 femmes à
la fois, à la condition de pouvoir les traiter avec équité et d'avoir des ressources suffisantes
pour pouvoir subvenir aux besoins de plusieurs ménages.
Mais, dans la pratique, ces conditions sont rarement respectées. Compte tenu de ce
dérapage dans l'application des conditions instituées dans le Coran pour la pratique de la
polygamie, et des effets néfastes de cette pratique sur la vie quotidienne des femmes et des
enfants vivant dans un foyer polygame, tant sur le plan matériel que moral, les ONG
féminines réclament, depuis plusieurs décennies, soit son interdiction pure et simple, soit, si
cela n'est pas possible, du moins l'institution de contrôles sévères pour réduire ses effets
pernicieux sur les familles et sur la société.
Du fait que le statut de la polygamie est défini dans des versets coraniques, les
oulémas sont concernés au premier plan par cette question. Dans leur majorité, ils sont
partisans du maintien du laisser-faire qui a prévalu jusqu'ici dans ce domaine. Ils estiment que
chaque homme est responsable de ses actes devant Dieu, comme l'enseignent les juristes
musulmans depuis les temps de la Révélation.
Mais, au 19è s., le mufti d'Egypte Muhammad Abduh a ouvert la voie à de nouveaux
axes de réflexion sur cette question, en affirmant qu'en droit musulman, non seulement le
mari, mais sa femme également, a des droits institués par la charia. D'après lui, ces derniers
doivent être respectés au même titre que ceux du mari.
Analysant le dossier de la polygamie dans cette nouvelle optique, il débouche sur la
conclusion qu'il est licite, en droit musulman, d'interdire la polygamie, compte tenu de tous
ses effets pernicieux sur les familles et sur la société, qui dépassent très largement tous les
« bienfaits » que les hommes peuvent en retirer, sur un plan purement sexuel.
La polygamie en perspective
La polygamie (ou plus exactement la polygynie, c'est-à-dire le mariage d'un homme
avec plusieurs femmes) a communément existé dans les sociétés humaines depuis les temps
les plus anciens. Les différentes religions l'ont explicitement acceptée ou tacitement tolérée
pendant des siècles, avant de l'interdire parfois, comme ce fut le cas du Judaïsme et du
Christianisme.(2) (3)
En Arabie, au début du 7è siècle, les Arabes pratiquaient une polygamie débridée,
certains hommes prenant jusqu'à 10 épouses et plus, à la fois, en fonction de leurs moyens.
L'Islam réforma cet état des choses, plafonnant à quatre le nombre de femmes qu'un homme
pouvait épouser en même temps, et uniquement s'il remplissait certaines conditions. Mais, il
appartenait à chaque individu de déterminer par lui-même s'il les satisfaisait.
Depuis le milieu du 20è siècle, sous la pression conjointe des mouvements féministes,
des mouvements nationalistes et des intellectuels, certains Etats ont institué des procédures de
contrôle du régime de la polygamie, qui diffèrent d'ailleurs d'un pays à l'autre. Ces procédures
ont été, dans l'ensemble, peu efficaces, parce qu'elles se basent sur des critères d'ordre
qualitatif, qui laissent une grande marge de manœuvre à l'appréciation des magistrats et des
notaires chargés de leur application.
Cependant, aujourd'hui, dans la majorité des sociétés islamiques, la polygamie est sur
le déclin, du fait de nombreux facteurs, dont les conditions socio-économiques plus difficiles
et le niveau d'éducation plus élevé. Elle concerne, le plus souvent, moins du dixième des
foyers, et est plus répandue en milieu rural qu'urbain. Son taux est particulièrement élevé dans
les familles aux revenus modestes, et au faible niveau d'éducation, alors qu'elle diminue de
manière considérable, au fur et à mesure que le niveau de revenu et d'éducation du chef du
foyer augmente. ( 4) Depuis quelques années, elle retrouve une nouvelle vigueur dans certains
pays, du fait de sa promotion par les groupes fondamentalistes.
La polygamie en question
La polygamie se justifie-t-elle dans le monde musulman, en ce début du 21è siècle ?
Les associations de défense des droits des femmes répondent par la négative. Elles soulignent
ses effets néfastes sur la femme, les enfants et la vie quotidienne au foyer, lorsque le mari
prend une nouvelle épouse. De plus, la polygamie réduit de manière considérable les
ressources du foyer, quand le même revenu du mari doit être redistribué de manière équitable
entre plusieurs épouses et leurs enfants. La communauté elle-même se trouve concernée,
parce que des femmes et des enfants en grands nombres se retrouvent abandonnés sans
ressources et sans abri, par un mari et un père parti vivre avec sa nouvelle femme.
Afin de réduire les méfaits importants et amplement documentés de la polygamie, les
associations féminines du monde musulman réclament une application plus stricte des
prescriptions coraniques en la matière, (5) voire même l'interdiction de la polygamie, comme
le fit la Tunisie en 1956. (6)
Mais, les Etats musulmans, ultimes décideurs en la matière, ont des points de vue très
divergents sur ce qu'il est approprié de faire en ce domaine. D'une part, les versets coraniques
relatifs à la polygamie (et en particulier les conditions qu'ils imposent) sont interprétés
différemment, d'un Etat à l'autre. D'autre part, pendant treize siècles, un état de laisser-faire a
prévalu sur cette question, que les responsables politiques et religieux sont réticents à
bousculer trop vigoureusement.
Le seul point sur lequel les Etats, les théologiens et les juristes musulmans font une
quasi-unanimité, c'est la question de l'interdiction de la polygamie réclamée par certaines
associations féminines. Une telle interdiction serait illicite, de leur point de vue, parce qu'elle
équivaudrait à rendre illicite ce que Dieu a déclaré licite, puisque c'est le Coran lui-même qui
a explicitement défini le statut juridique de la polygamie.
Notes
(1) Mortada Motahari, « L'Islam et les droits de la femme », Ed. Al Bouraq, 2000, p.
305
(2) Gamal A. Badawi, « Polygamy in Islamic law »
(3) Eric Chaumont, article “Polygamie”, Dictionnaire du Coran, Robert Laffont,
Bouquins, Paris, 2007
(4) Mohamed Chafi, “La polygamie”, Marrakech, 2000
(5) Sisters in Islam, Malaysia, Reform of the Islamic family laws on Polygamy, 11
December 1996, a memorandum to the Malaysian authorities
(6) Collectif 95 Maghreb-Egalité : “Cent mesures et dispositions pour
une codification égalitaire des Codes de Statut Personnel”, 1995
(7) Le Coran, Traduction par Jacques Berque, Edition de poche, Albin Michel, Paris,
2002, p. 95 et p. 113
(8) Muhammad Abduh, « fatwa fi ta'addud al-zawjate » (fatwa sur la polygamie) dans
“al-A'mal al kamila” (Oeuvres complètes éditées par Muhammad Amara) tome 2, 1ère éd.
Beyrouth, (1972), p. 91
(11) Riffat Hassan, “al-Islam wa huquq al mar'a” (L'Islam et les droits de la femme),
Casablanca, 2000, pp. 88-92
(12) Mortada Motahari, ibid, p. 319
(13) Mortada Motahari, ibid, p. 324
(14) Muhammad Abduh, « ta'addud al-zawjate » (La polygamie) dans “al-A'mal al
kamila” (Oeuvres complètes éditées par Muhammad Amara) tome 2, p. 87, 1ère éd.
Beyrouth, (1972) et « fatwa fi ta'addud al-zawjate », ibid, p. 95
Khalid Chraibi
Notes
(16) Kate Zebiri, Mahmud Shaltut and Islamic modernism, Clarendon Press, Oxford,
1993
(17) Mahmoud Shaltout, “al Islam, 'Aqeda wa shariah”, (L'islam, dogme et charia), 9è
éd., Beyrouth, 1977, pp. 178-197
Khalid Chraibi
Notes
(34) D'excellentes études comparatives de l'application de la charia dans les
différents pays musulmans ont été publiées au cours des dernières années, parmi lesquelles on
peut relever les travaux suivants, particulièrement méthodiques et exhaustifs dans leur
discussion de la situation par pays : Women Living Under Muslim Law (WLUML),
“Knowing our rights”, 3rd ed., 2006 ; Abdullahi A. An-Na’im, ed., “Islamic Family
Law in a changing world”, London, Zed Books, 2002 ; Rand Corporation and
Woodrow Wilson International Center for Scholars, ““Best practices” Progressive
family laws in Muslim countries”, 2005
(35) Rand Corporation, ibid, p. 12 et WLUM, ibid, pp. 197-212
(36) WLULM, ibid, p. 204.
(37) Mohamed Chafi, “La polygamie”, Marrakech, 2000
(38) WLUML, ibid, pp. 198-199
Khalid Chraibi
L'exemple tunisien
L'ONG « Women Learning Partnership » (WLP) a ainsi dressé un tableau comparatif
des « meilleures pratiques » utilisées dans les pays musulmans, au niveau des principales
rubriques des codes de statut personnel (ou droit de la famille). Concernant la polygamie, la
« meilleure pratique », de l'avis de WLP, est l'interdiction pure et simple appliquée par la
Tunisie. (40) Le Collectif 95 Maghreb Egalité, regroupant les principales ONG de défense des
droits des femmes au Maroc, en Algérie et en Tunisie, réclame lui aussi l'adoption d'une telle
mesure. (41)
En effet, d'après ces associations, une telle interdiction permet de résoudre, de manière
efficace et définitive, tous les problèmes familiaux et sociaux associés à la pratique de la
polygamie. Et, comme l'a affirmé le mufti d'Egypte Muhammad Abduh dans sa fatwa sur cette
question : « il est licite en droit musulman d'interdire aux hommes d'épouser plus d'une
femme, sauf en cas de nécessité impérieuse démontrée au magistrat chargé de cette question.
Absolument rien n'interdit cette prohibition, seule la tradition s'y oppose. » (42)
L'exemple marocain
Certaines associations féminines, cependant, comme « Sisters in Islam » (SIS) de
Malaisie, (43) ne sous-estiment pas le poids des traditions comme facteur de blocage dans la
voie des réformes en ce domaine. Elles oeuvrent pour l'adoption d'une autre « meilleure
pratique », moins révolutionnaire peut-être que l'option tunisienne, mais qui serait déjà
appliquée dans un pays musulman avec de bons résultats, et qui serait plus acceptable pour les
oulémas et la population de manière plus générale.
Les mesures relatives au contrôle de la polygamie figurant dans le « Code de la
famille » du Maroc, après sa révision en 2004, constituent, à cet égard, d'après de nombreuses
associations de défense des droits des femmes, un bon exemple de codification en ce
domaine. (44)
Notes
Ouvrages utilisés
« Le Coran », Traduction par Jacques Berque, Edition de poche, Albin Michel, Paris,
2002
Muhammad Abduh, “al-A'mal al kamila” (Oeuvres complètes) tomes 1 et 2, 1ère éd.
Beyrouth (1972)
Abdullahi A. An-Na’im, ed., “Islamic Family Law in a changing world”, London, Zed
Books, 2002
Abdel Nasser Tawfiq al-'Attar, « ta'addud al-zawjat fi al-charia al-islamiya » (La
polygamie en droit musulman), 5è éd., Le Caire, 1988
Gamal A. Badawi, « Polygamy in Islamic law »
Mohamed Chafi, “La polygamie”, Marrakech, 2000
Alya Chérif Chamari, “La femme et la loi en Tunisie”, Ed. Le Fennec, Casablanca,
1991
Mounira M. Charrad, “States and women's rights – The making of postcolonial
Tunisia, Algeria and Morocco”, U. of California Press, Berkeley, 2001
Eric Chaumont, article “Polygamie”, Dictionnaire du Coran, Robert Laffont,
Bouquins, Paris, 2007
Collectif 95 Maghreb-Egalité : “Cent mesures et dispositions pour une codification
égalitaire des Codes de Statut Personnel”, 1995
Collectif 95 Maghreb-Egalité : “Dalil (guide) de l’égalité dans la famille au Maghreb”,
2003
Khalid Chraibi, « Droits de la femme en Islam : la stratégie des meilleures pratiques »,
Oumma.com, 6 et 20 mars 2009
Khalid Chraibi, « La charia et les droits de la femme au 21è siècle », Oumma.com, 11
mars 2008
Allal el Fassi, “Annaqd addhati” (L'Autocritique), 5è éd. Rabat, 1979
Allal el Fassi, “Attaqrib, Charh moudawanat al ahwal al chakhssiya” (Le
rapprochement: explication du Code de Statut Personnel), 2è éd. Rabat, 2000
Tahar el Haddad, “Notre femme dans la religion et la société”, 1930, Maison
tunisienne d'édition, Tunis, 1970
Riffat Hassan, “al-Islam wa huquq al mar'a” (L'Islam et les droits de la femme),
Casablanca, 2000
Ahmed Khamlichi, « Point de vue n° 4 » (en arabe), Rabat, 2002
Ahmed Khamlichi, “Charh moudawanat al ahwal ach-chakhssiya” (Explication de la
moudawana de Statut Personnel), t1, 3è éd., Casablanca, 1994
Mohamed Lejmi, « Le droit de la famille », Tunis, 2008
Mortada Motahari, “Les droits de la femme en Islam”, Ed. Al Bouraq, Casablanca,
2000
Musawah website : “Home Truths report”, 2009
Yusuf al-Qaradawi, « Chari'at al-Islam, khouloudouha wa salahouha littatbeq fi koulli
zamanin wa makan » (Le droit musulman, sa pérennité et sa capacité d'application en tous
temps et en tous lieux), al-maktab al-Islami, Beyrouth, 4è éd., 1987
Yusuf al-Qaradawi, « Assahwa al_Islamiya » (Le renouveau islamique), Le Caire,
1991
Rand Corporation and Woodrow Wilson International Center for Scholars, ““Best
practices” Progressive family laws in Muslim countries”, 2005
Royaume du Maroc, Ministère de la Justice, « Code de la Famille », Rabat, 2004
Royaume du Maroc, Ministère de la Justice, « Guide pratique du code de la famille »,
Rabat, 2007
Sisters in Islam, (SIS), Malaysia, article on Polygamy
Sisters in Islam, (SIS), Malaysia, Reform of the Islamic family laws on Polygamy, 11
December 1996, a memorandum to the Malaysian authorities
Sisters In Islam (SIS) : “Best practices in family law”
Mahmud Shaltut, “al Islam, 'Aqeda wa shariah”, (L'islam, dogme et charia), 9è éd.,
Beyrouth, 1977
Women Learning Partnership (WLP) : “Best practices in family law”
Women Living Under Muslim Law (WLUML), “Knowing our rights”, 3rd ed., 2006
Kate Zebiri, Mahmud Shaltut and Islamic modernism, Clarendon Press, Oxford, 1993