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Cher Filippo Mennuni,

« Tout comme le disait mon ami Bjorn Larsson, assis dans le


cocpkit de mon voilier, il faut trouver le temps d’échanger
quelques mots avec eux, quitte à le faire, pour l’instant, par le
seul moyen disponible qui est ce même journal de bord, faute
de pouvoir les rencontrer et leur parler. Et il faut qu’ils
repartent avec des fragments de cette rencontre… »

…Ce soir, j’ai trouvé quelques fragments.

« Trois jours en mer. En mer, disent-ils en riant. Cela sonne


comme vivre dans un bateau. En réalité, il n’y a pas de bateau,
il s’agit d’une île ou plus exactement de deux petites îles reliées
par une amusante arche de bois que, pour s’amuser, ils
appellent le pont. Mais la mer les entoure et le soir on ne voit
aucun rivage. Le soir, on ne voit que de l’eau qui devient plus
sombre avec la nuit. A l’ouest seulement il y a une bande de
terre derrière laquelle le soleil s’enfonce, mais en le montrant
on peut dire : « Vous voyez là-bas, là, très loin où se trouve le
phare, comme la mer est noire. » Le jour, le phare est un
clocher. Et, quand, le soir, un bruit parvient du continent, une
voiture qui klaxonne, un train qui passe, il est facile de dire : «
vous entendez le gros bateau qui mugit ? » Et quels remous il
fait ! Ainsi, le soir, ils sont vraiment en mer, non pas dans la
mer, et encore moins à la mer. Ils sont dans un bateau, dans
un petit bateau sur une très grande mer.

Il arrive une chose étrange aux gens qui sont dans un petit
bateau, une chose qui arrive rarement aux gens qui sont dans
une voiture, dans le train ou dans un ascenseur, ni même à
ceux qui sont dans un grand bateau, assez grand pour qu’il soit
plus exact de dire qu’ils sont sur un bateau. Ce qu’ils éprouvent
c’est un sentiment de solitude. Ils sont rassemblés entre
quelques minces planches mais tout autour d’eux s’étend une
eau profonde. La solitude, mais ce n’est pas la solitude de
l’isolement. Ce qu’ils sentent c’est qu’ils sont seuls ensemble,
seuls avec les autres dans le bateau. Aussi, entre les gens d’un
petit bateau surgit-il un attachement imprévu. Chacun ne peut
compter que sur les autres, la profondeur de l’eau emplit
d’épouvante, et les petits bateaux sont très fragiles. Chacun
devient la bouée de sauvetage des autres. Si tu n’as pas peur,
je n’ai pas peur. Alors ne nous faisons pas peur. Soyons bons
les uns envers les autres tant qu’il y aura de l’eau. »

Ce passage qui vient nous relier est extrait de « L’enfant


brûlé », écrit par Stig Dagerman, un autre écrivain Suédois. Il
possède une petite préface :

« Enfant brûlé craint le feu »

( roman de la rose )

Ce n’est pas vrai, un enfant qui s’est brûlé ne craint pas le feu.
Il est attiré vers le feu comme un papillon vers la lumière. Il
sait que s’il s’approche, il se brûlera de nouveau. Et pourtant il
s’approche. »

Pour vivre il avait besoin de toucher la mort, de la tester, le feu


qu’il allait toucher comme un enfant, à s’y brûler
définitivement, était celui du noir :

« On s’éveille, heureux, on sent la blessure qui fait légèrement


mal et on se souvient, on sourit dans l’obscurité à l’incroyable.
On ne souffre pas et on est content ; on est aussi enhardi. On
ose allumer la lampe avec la main bien portante. On n’a pas
peur quand on se regarde soi-même dans les yeux, c’est la
première fois qu’on le fait sans avoir peur. Sur la table se
trouve la lettre d’adieux déchirée ; la lampe éteinte, les
morceaux continuent de briller ; et l’on continue aussi à se
regarder dans les yeux sans avoir peur. On repose calme et
hardi dans le sein du monde. Peu à peu on s’emplit d’une
chaude certitude : si on a fait cela ce n’était pas pour mourir, ni
pour être sauvé non plus, c’était pour établir la paix. La paix
avec tout ce qui en nous désirait la mort, la paix avec tout ce
qui hors de nous voulait nous obliger à vivre. Autrement il ne
s’est rien passé, sinon que l’on a perdu du sang et que l’on a un
peu vieilli. On sait aussi que pour pouvoir commencer de vivre il
faut avoir commencé de mourir ».

Stig Dagerman avait les gestes de ses mots. Dans cet absolu
d’avoir tâté ces frontières où trouver la vie dans la mort.

Né en 1923, il a été journaliste autant qu’écrivain, témoignant,


analysant ce qui l’entourait, dans la réalité complexe de son
présent qui a connu la guerre, le nazisme, l’après guerre dans
ses frontières de papier, ses univers bouleversés…Il était
comme un voyageur du temps, un passant du seuil de la
maison Mort. Jusqu’à ce qu’il décide de ne plus jamais en
repasser la porte.

Vous aussi, Filippo, vous êtes sur le seuil. Mais dans ce quart de
temps où vous veillez sur la Boudeuse, comme un passeur qui
prendrait appui sur l‘intensité de ce qui entoure pour toucher
les premières lueurs de chaque matin.

Comme vos deux errances semblent si opposées, vos seuils si


contraires.

En même temps, le voyageur de sa vie, l’écrivain Dagerman,


avait besoin de toucher la mort, de s’en servir comme passeur
de son existence. Vous, vous faites référence au rêve. Comme
si tous les deux, dès lors, vous deviez passer par
l’immatérialité.

Comme si elle était nécessaire à celui qui construit par


l’errance. Comme si le rêve tout autant était aussi le seul
passeur à celui ou celle qui reste immobile depuis son phare
pour vous rejoindre.
Vous avez écrit :

Parmi eux un écrivain suédois, Bjorn Larsson, que j’aime


beaucoup pour sa recherche continuelle de la liberté et
pour le profil assez libertaire des protagonistes de ses
romans. Il me disait: « Nous sommes le rêve des autres.
Les gens, à travers nos récits, nos contes et même nos
vies, rêvent. Et ils voyagent à travers nos mots et notre
entreprise. » Est-ce vrai aujourd’hui? Sommes-nous,
l’équipage de La Boudeuse, capables de faire rêver les
gens grâce à nos navigations, nos projets, notre façon de
vivre la mer? Je partage une aventure unique, sur un
bateau unique, avec un équipage unique.
Le voyage imaginé par son capitaine représente l’esprit
même de l’aventure humaniste et scientifique. Il sera
raconté sur internet, à la télévision et dans des livres. Des
milliers de personnes pourront ainsi connaître la Mission
Terre-Océan et les hommes qui la réaliseront, jour après
jour…
Il y en aura qui rêveront, à travers nous. Ils rêveront de
voyages, de mers lointaines, d’îles perdues, de rivières
dangereuses et de peuples de l’eau. Ils imagineront des
hommes libres qui choisissent leur destin tout en
assumant les contraintes journalières. Ils désireront vivre,
comme nous, au rythme de la nature et de la mer pour se
débarrasser des inutiles contraintes journalières en se
projetant en nous, marins de La Boudeuse.
Voila à quoi je pensais ce matin pendant que le soleil,
encore caché derrière l’horizon, envoyait ses rayons dorés
vers le bas des cumulus tropicaux, ces nuages rondelets et
épais typiques à l’alizé, vent qui souffle dans ces contrées.
Nous sommes et serons le rêve des autres! Cela signifie
que nous sommes en mesure de transformer en réalité
« ce qui pourrait être » ou de rendre à nouveau réel ce qui
est désormais caché dans les pages des récits des grands
navigateurs et explorateurs d’autrefois. Mais l’orgueil de se
découvrir le rêve des autres est aussi une satisfaction
ambiguë: il ne faut pas décevoir les rêveurs qui viennent à
nous.

Dans ce petit écrit l’autre jour je rappelais, U mutale le seuil.


Muta, la métamorphose. Mutu, muet. Vous êtes en passeur de
seuil, la métamorphose possible entre vos mains, et vous en
appelez au rêve pour vous préoccupez de nous.

Nous, quelque part, dans nos petits bateaux fragiles, muets.


Sans même un océan pour nous porter, à peine comme ce soir,
une feuille de papier. Vous vous inquiétez de vos gestes, dans
leur exemplarité dans ce qu’ils pourraient faire naître chez
nous, de l’autre côté de l’errance. Là où tout semble immobile,
sans au-delà d’un phare parce que le quai serait trop long, ou
bien l’eau trop noire, dans un seuil d’une errance jamais
franchie. Par peur ou par manque de vie….par ce qui fait que
vous êtes là où nous ne serons jamais même à travers vos
récits, vos témoignages. Car nous y sommes déjà.

Les rives et les fragments, les phares et les bateaux, ne sont


jamais très loin. Même enfouis au plus profond de nous-
mêmes. Dagerman avait besoin de toucher à l’absolu de la
mort. Vous avez besoin de toucher l’absolu de la vie, de
l’aventure, du voyage. Nous sommes moins aventureux dans
nos expériences, dans nos tâtonnements et sûrement encore
plus fragiles dans nos si petits bateaux. Encore plus complexes
dans nos errances à prendre ou à éviter, à laisser, hésitants à
en chercher ou en trouver un sens…le manomètre du courage
irrégulier.

Rêver, se choisir un destin, sont peut être des chaussures trop


grandes, des pas qui se situent dans une frontière trop proche
de qui n’est plus du seul univers humain. Etre dans l’aventure
c’est effectivement être dans le destin mais alors vivre aussi ce
que l’on n’attend pas, ce qui peut dépasser, toucher au coup du
destin, à la fatalité, à ce qui ressort de ce qui nous échappe.
Oui vous habitez un espace unique, des dragons sont à votre
proue, vos voiles portent un esprit de lumière, vos valeurs sont
hissées et non enfouies…Vous êtes entre terre et mer, entre
passé et présent, bois et acier…Et si nous ne venions à vous
que comme des rêveurs alors vous ne seriez peut être qu’un
mythe. Une Odyssée. Que seuls des héros pourraient vivre.

Car il s’agit bien de vivre. De partager. De pouvoir échanger


d’individu à individu d’une dimension possible à se rencontrer.
Entre ces absolus, ces extrêmes, il y a toute cette texture de
nos vies. Explorateurs de l’absolu vous nous rapportez des
connaissances, des témoignages, vos réflexions, vos doutes,
vos questionnements, …tout ce qui peut nourrir notre propre
mouvement, même immobile, même sans errance. Votre
humanité. Votre humanitude. Tout ce qui peut être animé en
nous. Le rêve ne peut être qu’un commencement, un
accompagnement du mouvement. Mais pas une fin en soi. Le
rêve c’est ce qui ne pourrait jamais être atteint ou contenté,
vécu que par intermédiaire ou illusion. L’essentiel est ce que
vous donnez. Cette rive que l’on peut accoster. Quitter le désir,
le rêve pour trouver la terre ferme du sens, de l’éthique, du
geste en conséquence et cohérence. Trouver dans ce vous
apportez non ce qui séduit mais qui construit.

Ce texte aujourd’hui pour vous dire qu’il ne faudrait pas que


vos gestes soient dans la peur de nous décevoir, …comme nous
nous serions dans la peur plus générale et presque constante
qui semble habiter de plus en plus tous nos gestes. La peur,
ressort de nos sociétés ? Habillage du rapport de force bien plus
que du lien de l’échange qui nourrit la confiance, le lien à soi, à
l’autre, à ce qui entoure…

Vous nous avez offert des fragments d’une rencontre, une


présence, une philosophie, des convictions…votre temps aussi.
Peut être que ce texte ne vous parviendra jamais, peut être
qu’il vous arrivera. Il n’est qu’une façon parmi des milliers de
vivre votre témoignage, l’expédition Terre Océan…En lui-même
il n’a aucune valeur. Dans la présence de l’autre il peut prendre
un peu d’anima, dans ce qu’il pourra animer à son tour. Dans
ces petits ricochets d’un texte écrit, lu, d’un regard à un autre
vécu…

A mon tour je voudrais vous offrir d’autres fragments, un


extrait d’un petit texte que j’avais écrit un jour depuis mon
village :

« Le vent est là. On dirait un enfant. Les maisons sont debout.

Il passe. Il avance, seul. Personne dans le village. Juste


l’automne et le vent. L’enfant.

Dans la main il porte un bâton. Dans l’autre, un ballon. Comme


un aveugle, il cherche son chemin. Il cogne les portes. Il cogne
les volets. Les bancs.

Qu’avons-nous fait ?

Les maisons sont debout. Mais nous ? »

Vous écrire m’a menée loin dans la nuit.

A savoir qui est au même moment, à bord de La Boudeuse à la


barre, en vigie… qui écoute le son de l’eau sur la coque, qui
scrute le noir…qui a peut être en cet instant froid ou sommeil…
qui est parti(e) dans ses pensées…Quelque part ce soir, peut
être que l’on se rejoint même de très loin, même sans savoir.

Bonne nuit la Boudeuse, bonne nuit l’équipage, on est avec


vous.

A bord de Bordencre.com le 21 décembre 2009.

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