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de l’héritier au forçat
les élèves face à l’évaluation
Sa deuxième caractéristique est de rester centrée sur les notes chiffrées, malgré
différentes critiques [2 (#nb2) ]. Les enseignants déplorent souvent le peu
d’attention portée par les élèves aux annotations censées les expliquer ou les
nuancer, jusqu’à être dissuadés d’y passer trop de temps. Et quand on enquête sur
le rapport des lycéens au travail [3 (#nb3) ], on voit que le travail noté constitue
pour eux une catégorie à part entière, bien identifiée, à côté du travail en classe et
du travail quotidien à la maison. Elle regroupe tout ce qui est évalué de manière
chiffrée, qu’il s’agisse de devoirs faits en classe, à la maison, de petites
chiffrée, qu’il s’agisse de devoirs faits en classe, à la maison, de petites
interrogations de contrôle ou de productions complexes comme dissertations,
exposés ou dossiers. Pour les élèves, cet ensemble a une autonomie repérable, et il a
priorité sur les autres tâches.
imprévisibilités
L’élève ne maîtrise jamais jusqu’au bout le jugement scolaire, zone de pouvoir de
l’enseignant, même s’il essaie évidemment de comprendre ses critères et de s’y
conformer. Cette imprévisibilité varie précisément en fonction de l’intelligibilité des
critères, permettant une plus ou moins grande anticipation du jugement.
Rappelons brièvement que les tâches scolaires dans l’enseignement secondaire
connaissent globalement un enrichissement constant qui croise plusieurs
phénomènes : modernisation des programmes capables d’intégrer certaines
nouveautés disciplinaires, modernisation pédagogique condamnant un trop fort
recours à la mémoire ou à la répétition et l’imitation, volonté de technicisation des
tâches scolaires, insistant sur les méthodologies de travail autant que sur les
connaissances, injonctions de participation orale ou d’expression.
Cette confiance dans le travail devient encore plus impressionnante quand elle
montre comment elle survit à ses démentis concrets, omniprésents dans
l’expérience scolaire. De fait, bien des lycéens font face à la contradiction entre
l’affirmation de la réussite par le travail et le constat pratique de la disjonction,
l’affirmation de la réussite par le travail et le constat pratique de la disjonction,
favorable ou non, entre les deux. De plus, les résultats des questionnaires montrent
que le temps hebdomadaire de travail hors de la classe déclaré par les élèves (11,5
heures en moyenne) ne varie pas de manière significative en fonction des résultats
obtenus. Les « mauvais élèves » ne disent pas travailler moins longtemps que les
bons.
C’est là le cœur de l’expérience sociale du travail scolaire, tel qu’il est vécu par les
lycéens. Quatre figures se distinguent, selon que le travail fourni et les résultats
obtenus sont en adéquation ou en contradiction, pour le meilleur ou pour le pire. À
côté des « bosseurs » qui disent voir leurs résultats remonter quand ils travaillent et
fléchir quand ils relâchent leurs efforts, et des « fumistes », les plus convaincus de
la réalité de l’équivalent-travail (sans travailler, ils ne réussissent pas, ce qui est
« normal »), l’expérience majoritaire est celle d’une disjonction entre travail et
résultats. Les « touristes » disent réussir relativement malgré de très faibles
efforts ; les « forçats », quant à eux, vivent la situation inverse. Or cette dernière
figure, particulièrement problématique, se rencontre massivement : dans les
milieux populaires, certes, mais aussi parmi les jeunes de familles de couche
moyenne ou privilégiée, brouillant les repères sociaux trop tranchés. Le « forçat »
de l’école, bien souvent d’ailleurs une « forçate » [7 (#nb7) ], vit sa scolarité sous le
signe de cette disjonction, qu’il ne parvient pas à combler par une meilleure
compréhension des normes et des consignes. Ayant tendance à se rassurer par des
tâches ritualistes très consommatrices de temps (recopiage, mise en fiches des
cours) et par un grand sérieux scolaire, il attend de l’institution une rémunération à
la hauteur de ce qu’elle lui a promis.
opacités
Cette imprévisibilité peut se doubler de vraies opacités selon les contextes collectifs
de l’évaluation : classe, section, établissement. Pour les enseignants, l’attribution
d’une note est l’objet d’arbitrages et d’arrangements complexes, dont une part a
trait à la réalité collective et au niveau de la classe, une autre à sa fonction sociale.
Car c’est aussi leur « réputation » face aux autres qu’ils jouent dans l’évaluation,
comme en atteste l’expérience de ceux qui, adeptes d’une évaluation formative
prenant en compte aussi bien les progrès de l’élève que les résultats, affichent des
moyennes plus élevées que leurs collègues pour une classe donnée, et se sentent
souvent stigmatisés ou isolés [8 (#nb8) ]. Du coup, il arrive que, dans une même
matière et d’une année sur l’autre, les élèves changent assez notablement de niveau.
Les trajectoires scolaires sont ainsi soumises à des dénivelés de contextes plus ou
moins forts, se transformant en différentiels de lisibilité du jugement scolaire. Ces
inégalités sont difficiles à formaliser car elles dépendent de données locales
complexes et de la capacité individuelle de l’élève à faire face. La baisse de moyenne
générale entre la troisième et la seconde peut ainsi aller de un à huit points suivant
les élèves d’une classe de seconde IES d’un grand lycée de Lille, provenant de
collèges très différents [11 (#nb11) ]. Au contraire, quand les élèves viennent de
collèges « exigeants » et arrivent dans des classes médiocres de lycée général et
technique, la transition peut paradoxalement se faire dans l’autre sens, et les élèves
sont surpris de ne pas se confronter à des difficultés pourtant anticipées, risquant
alors, structurellement, de devenir des « touristes ».
subjectivités
Enfin, la note peut toujours se transformer en jugement sur la personne. Une copie
reste toujours « sa » copie, comme en témoigne l’incident fréquent de la « mauvaise
copie froissée » par l’élève, interprétée parfois par les enseignants comme un signe
de refus de l’école. Mais en fait, bien peu d’élèves aujourd’hui se situent hors des
enjeux scolaires. Les bribes de « résistance » juvénile au travail scolaire sont plus à
lire comme une manière de « sauver la face » devant un verdict dévalorisant que
lire comme une manière de « sauver la face » devant un verdict dévalorisant que
comme une volonté assumée de contrer le système de promotion de l’école. Même
les élèves les plus stigmatisés rêvent d’une remise à zéro des compteurs scolaires,
afin de pouvoir élargir leur univers de possibles sociaux [12 (#nb12) ].
C’est dire que parfois, le destin subjectif du « fumiste » ou du « touriste » peut être
provisoirement plus serein. Protégé par son absence de travail du verdict de
l’institution (parfois déplacé sur le terrain de l’affrontement avec les adultes), il
échappe aux remises en questions trop lourdes, du moins jusqu’à ce qu’il se remette
au travail, contraint par les échéances, comme celles du baccalauréat. Ainsi les
élèves se laissent plus ou moins définir par l’évaluation scolaire, la modération des
efforts et des investissements étant une manière d’atténuer son pouvoir de
disqualification. Mais ni les fumistes ni les touristes n’échappent à l’inquiétude
scolaire ; ils la gèrent simplement différemment, lors de trajectoires heurtées, faites
de conversions brusques et de décrochages, pouvant se terminer par des examens
coups de poker ratés ou réussis.
Alors que pour l’« héritier », le passage par l’enseignement secondaire, de toutes
façons rentable socialement, pouvait se faire dans une relative insouciance face à la
basse besogne scolaire de l’évaluation, les lycéens de la massification, confrontés à
des contextes d’enseignement différenciés dans leurs exigences et à des trajectoires
finement diversifiées et classantes, ont à gérer à la fois des motivations
intellectuelles fluctuantes mais réelles et une inquiétude constamment présente
pour leur devenir scolaire et social. De la distance désinvolte à l’effort, conférée par
pour leur devenir scolaire et social. De la distance désinvolte à l’effort, conférée par
une dépense d’énergie sûre de sa rentabilité, en raison d’une grande familiarité avec
les règles de l’univers scolaire, on est passé à une revendication de la rémunération
symbolique du sérieux, pour rester coûte que coûte dans une course scolaire
inégalement maîtrisée.
Face au forçat, les enseignants sont pris souvent en déficit d’expertise — ce sont des
élèves qui travaillent et font apparemment ce qu’ils disent — mais ils courent
également le risque d’acharnement pédagogique : le forçat n’hésite pas à en faire
plus, il est volontaire, par exemple, pour tous les dispositifs de remédiation, ce qui
ne peut que creuser la disjonction tendue dans laquelle il vit. Mais les enseignants
peuvent aussi considérablement réduire ou aggraver cette épreuve, selon qu’ils en
restent à une posture constamment suspicieuse sur le travail accompli ou qu’ils
acceptent de s’interroger — avec l’élève — sur ses difficultés. Le forçat attend
d’autant plus de reconnaissance de l’enseignant lui-même qu’elle lui fait défaut
dans l’évaluation. En cela, la persistance d’un discours global — et largement
défensif — des enseignants sur le manque de travail produit sans doute plus de
démotivation et de sentiment d’injustice que de conséquences positives.
Aujourd’hui, c’est le face à face avec le jugement scolaire qui forge le caractère,
comme le dit Martuccelli [14 (#nb14) ], en l’absence d’un projet éducatif unifié, et
alors que la formation initiale impose une véritable empreinte sur les individus. Si
les projets actuels de « socle commun de compétences », sans entrer dans le débat
sur le bien-fondé des transformations de la culture scolaire, se proposent de
réduire l’opacité du jugement scolaire, c’est aussi le rapport à l’orientation et la
constance de la pression évaluative qui décident de la configuration de l’épreuve
scolaire en France. Alors que la vie sentimentale et familiale, et parfois aussi le
monde professionnel, admettent que les individus « rejouent leurs chances »
plusieurs fois, le secondaire français se présente avec un degré d’irrémédiable
difficilement acceptable aujourd’hui. C’est aussi cela qu’il faut faire évoluer si l’on
veut voir l’évaluation changer de nature.
[1 (#nh1) ] Voir les résultats de l’enquête internationale Pisa 2003 in C. Forestier, Cl. Thélot,
Que vaut l’enseignement en France, Paris, Stock, 2007.
[4 (#nh4) ] P. Bourdieu, J.-C. Passeron, Les Héritiers, Paris, Minuit, 1964. Si le livre décrit les
étudiants, ce contexte précis est dépassé par sa visée analytique, en particulier telle qu’elle
sera théorisée dans La Reproduction (Paris, Minuit, 1970), qui concerne, cette fois-ci
l’enseignement secondaire. Rappelons que l’héritier « hérite » du capital culturel et
linguistique de ses parents, ce qui lui permet d’être considéré comme doué et de bien réussir
dans une école qui ne valorise pas seulement ce qu’elle apprend aux élèves mais ce qu’ils
savent par ailleurs. L’héritier est bon élève « avec aisance » et il est même « brillant », en se
contentant de faire fructifier ses acquis familiaux et sociaux.
[5 (#nh5) ] 560 élèves environ ont été interrogés, dans deux lycées aux publics socialement
contrastés.
[6 (#nh6) ] P. Merle, L’Évaluation des élèves, Paris, Puf, 1996 ; Les Notes, secrets de
fabrication, Paris, Puf, 2007.
[7 (#nh7) ] Les jeunes filles déclarent en moyenne deux heures hebdomadaires de travail à la
maison de plus que les garçons.
[12 (#nh12) ] Cf. l’enquête en lycée professionnel menée par F. Dubet et D. Martuccelli, À
l’école, Paris, Seuil, 1996.
[13 (#nh13) ] Moins encore en moyenne que les autres élèves européens, selon les résultats
récents des évaluations Pisa.
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