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L’AVENEMENT DE LA PENSEE RATIONNELLE ET LE « MIRACLE GREC » par Jean-Jacques GOBLOT A question des origines de Ia pensée rationnelle est épineuse et pas- sionnante : Jean Bruhat, en ouvrant co débat dans Le Pensée, soulignait justement son importance philosophique fondamen- tale", Car poser la question, c'est déja admettre que la raison nappartient pas & homme de droit divin, et qu’elle n'est pas non plus un pri de sa _natare, Or l'histoire nous oblige 4 poser la question, et a la poser en termes historiques concrets, puisqu’elle nous apprend que les hommes ont mis tres longtemps 4 forger Viinstrument propre de la penséo rationnelle : 'e concopt. La raison humaine est un acquis historique, Le probléme est alors posé sur son véritable terrain ; en méme temps il fait spparattro toute la difficulté de sa résolution : comment expliquer histo Fiquement la genéso de la pensée rationnelie ? Selon quelle nécessité la. société humaine, parvenuo a un degré déterminé de son développement, at-elle enfanté cette puissance nouvelle ? « L'ige de raison » de I'humanité, on en a depui longtemps daté et situé I'aurore : dans la Groce ancienne, entre les vn" et v¢ sifcles avant notre ére. Mais entre la stupidité barbare des rites ct des mythes primitifs et la pensée libre et stro qui prend ici son essor, n'y a-til pas une discontinuité radicale ? Toutes les transitions que l'on voudra pou ront-elles combler ce fossé ? Autre difficulté non moins considérable : limité & une airo aussi étroite, cet essor n’apparattil pas comme le produit d'un concours exceptionnel de contingences favorables ? Comment un tel événement, si_unique dans histoire qu'on y voulut voir un’ miracle*, pourrait-il étre défini comme le résultat nécessaire d’un dévetoppement historique dont. la signification, dont ta portée serait universelle ? Dovant 'Vampleur et la complexité des problémes certains se xésignent (plus ow moins consciemment, plus ou moins complétement) a voir dans l'acte de naissance de la raison un fait irréductible & la raison. Cest alors, précisé ‘ment, que cette impuissance so cristallise dans Vidée du « miracle grec » : celui’ de Vapparition soudaine, inconditionnée, de a raison dans l'histoire. Un esprit vraiment scientifique refusera de croire i ce miracle — & cette Athéna tout armée sortant du front d'un dieu ; il refusera d’accepter ca « para- doxe » kierkegaardien d'une éternité naissant dans le tomps; mais ce refus Voblige alors a rechercher une réponse scientifique aux questions que nous avons soulevées 1 lg ats oes ote a mI send ct eh eg Mah ogee pa iss Lown rouse du chemo SRE ne, yom trae Jo ai fovea oa selon Et « MIRACLE GREG » 85 ‘A. propos de cette fiction Lraditionnelle et bien usegée du « miracle grec », remarquons pourtant qu’elle ne semble guéro en honneur chez les historiens contemporains : abandonnant A Monsieur Malraux la rhétorique des « pritres sur I'Acropole », ils protestent volontiers contre la convention d’une Gréce idéale, patrie intemporelle do la raison. Mais pour ¢liminer véritablement ict le miracle, il ne suffit pas de décrire la « vie quotidienne » & Athénes ea Gvoquant anccdotiquement tous ses realia ; 1a téche essenticlle n'est pas de « dépoussiérer » image que nous nous faisons de la Gréce classique : elle est, encore une fois, d'expliquer scientifiquement V'avénement; en Gréce, de Ja 'penséo conceptuelle — c’est-dire da définir Ia loi du mouvement dont celle-ci est le produit historique. Trop souvent nos historiens, qui se défendent pourtant dinvoquer ici un miracle, se réfugient dans un positivisme prudent et refusent par principe l'exigence, la possibilité et Ia validité d'un tel effort d'explication, Alors, aprés avoir vertueusement écarté le « miracle » au sens providentialiste du terme, il me leur reste plus qu’a le réintroduire sous la forme innocente d’une « rencontre » entre quelques hasards heureux et les qualités exceptionnelles de « I'esprit grec »*, Tous les chercheurs, heureusement, ne se satisfont pas d'une solution aussi insuffisante, Reconnaissons meme’ qu’aujourd’bui, et de plus en plus, tun effort sérieux est fait pour aborder et définir scientifiquement le probléme, amorgant ainsi co « renouvellement » des études sur Vantiquité que notait récemment Charles Parain‘, Un exemple d’un tel effort est fourni, croyons- nous, par M. Pettazzoni lorsqu’il écrit : « La civilisation grecque n'est pas sortie du néant. Il n’existe pas une grécité intemporelte qui se serait révélée dans Te temps de histoire, Au for de Vhistoire, tout phainomenon est un genomenon »*. Pour Ie probléme qui nous occupe, qu’est-ce & dire, sinon que la raison humaine a une histoire et par conséquent une préhistoire en quelque sorte ; que dds avant V'acquisition du concept, elle est & Veeuvre dans les formes préconceptuclles de Ia pensée; que de cellesci & celui-la, In discontinuité n’est_pas absolue. De tels principes sont assez lergement admis aujourd'hui, et c'est souvent en se fondant sur eux que l'on a entrepris, de multiples cotés, I’étude des sources de la pensée grecque, De fait, les recherches historiques récentes ont mis en évidence, on co domaine, les filiations qui unissent [es formes con- coptuelles aux formes préconceptuelles de la pensée ; les travaux de en particulier, ont démontré que la philosophie des Milésiens était travers uno sério _d’étapes intermédiaires (ct notamment In Théogonie hésio- dique), d’une tr8s ancienne cosmogonie mythique dont une forme relative ment primitive est représentée par un viewx drame rituel babylonien, I’Enouma Elish®, Ainsi la philosophie, historiquement, nait de ce qu’elle nie : elle nic la mythologie, et c’est ce qui fait qu’elle est philosophie ; en méme temps elle plonge ses racines dans un systéme do représentations mythiques dont elle se Aégage peu A peu par un processus de rationalisation progressive, Tel est le résultat essentiel des recherches de Cornford; de tels résultats : Voie pr qumple Hei Bens, Be maize de Thitoe waive, tome 1. 235 Ne critique, n® 135 (leer 2960): Charles Paiute, Déntiches de Thistoie, ne 5. R. Perrazzom, La religion dans la Gréce antique (Payot, 1953), p. 18. ERB OShecna Anta Snentoe (Coasdee, oak ? 86 JEAN-IACQUES GOBLOT sont trs précieux, et pourtant ils ne contiennent pas encore la solution du problime que nous avons posé, Car il ne s'agit pas seulement ni méme essen- tiellement d’établir entre le mythe et la philosophie un continuum, une tran- sition, ni-de formuler « une relation entre une chose nouvelle et une chose antérieurement existante, entre un avant et un apris » ; c'est en ces termes justement qu’Abel Rey posait le problme*, et d'une fagon selon nous bien trop peu exigeante : il faut rendre compte du mouvement qui mene histori- quement de l'un A l'autre, et non seulement faire apparattre la liaison de ces deux termes, mais encore « la rupture dans la succession » comme disait Lénine, c'esta-dire expliquer Je surgissement d’une qualité nouvelle — « ce par quoi la philosophic cosse d’étre lo mythe pour devenir philosophio », écrit oxcellemment Jean-Pierre Vernant *. Si l'on se contente de reconstituer a’ ligne du développement historique sans en identifier Je moteur, on donnera l’im- pression que les premiers philosophes grecs ont seulement répété le contenu des anciens mythes sous une formulation nouvelle : au lieu d’expliquer le passage do V'ancien au nouveau, on aura tendance 4 réduire le nouveau & V’an- cien. S'il est vrai que les premires philosophies grecques sont des « mythes rationalisés », quelles sont les conditions historiques qui ont déterminé ce pro- cessus de rationalisation ? Ainsi so pose désormais le probléme ; les données fen sont précisées, mais il reste intact : mettre en évidence les liens de la pensée conceptuelle avec Tes formes préconceptuelles de la pensée, ce n'est pas encore expliquer la gen’se du concept, Ou alors faut-il supposer que par tune sorte de dialectique interne la pensée ‘s‘enfanto elle-méme, trouve en elle Ie principe de ses métamorphoses ? C'est, la thése idéaliste : Je miracle, qu'il s'agissait d’éliminer, réapparalt ici sous une forme nouvele. La réponse matérialiste est autre : « Le mouvement de la penséo n'est que le reflet du mouvement réel, transporté et transposé dang lo cerveau de Vhomme » (Marx). Cependant, co reflet Iuiméme ne doit pas étro compris comme un reflet simple, immédiat, passif, mais comme le fruit d’un pro- ccessus au cours duquel 's'élaborent’ activement des formes de plus en plus complexes de ce reflet dans le cerveau humain. Le concept, au sens générique du terme, est le produit Ie plus élevé do cette activité :” pour se constituer comime reflet de In nature dans le cerveau, il requiert le déploiement de toute une série de médiations infiniment complexes et mouvantes, C'est justement pourquoi le pouvoir d’opérer avec les concepts, loin d’étre inné chez I’homme, nexisto que comme Je résultat dun enrichissement progressif de activité du cerveau ; & son tour, cet enrichissement est oeuvre do toute histoire humaine. Par It, la pensée humaine est doublement tributaire de la pratique, et par un lien beaucoup plus intime que ne l'indique le vieux « primum vivere, deinde philosophari » : elle est issue do Ia pratique et se trouve déterminée par elle a Ja fois dans son contenu et dans I'élaboration des formes de plus en plus complexes, de plus en plus fidéles sous lesquelles elle refldte la nature : « la pratique de Vhomme et de Vhistoire humaine » constituo « le point nodal du mouvement de la connaissance » (Lénine). C’est dans et par Ja pratique quo Ia pensée humdine acckde-& universe 1, Abel Rew : La science orientale avant les Gres, p. 8 8. Teaniewe Vinnaser + Du mythe 3 fa sain (e Ainales » A. Colin, avljvin 1957), p. 287 LE « MIRACLE GREC » 8T Pour le probleme qui nous occupe, ces rappels philosophiques ne sont encore que des considérations liminaires : il faut revenir maintenant & 'his- toire concrote et découvrir sur ce terrain Jes fondements pratiques de la pensée rationnelle, Mais il imporle (Jean Bruhat y insistait dans sa présentation) de saisir toutes les dimensions de cette pratique ; on se borne parfois & signaler « les découvertes de l'action naturelle et technique »* : c'est 1A sans doute ‘une condition importante des progrés de la pensée, comme le montre l'histoire des sciences. Farrington notamment, pour la science grecque, en a réuni de nombreux et probants témoignages ; de sorte qu’a propos des philosophes do Vécole de Milet, il peut conclure que la nouveauté de leur mode de pensée est ‘déterminge par la nouveauté de certaines acquisitions techniques essentielles *. Cependant George Thomson, dans son livre admirable sur Les premi philosophes, soumet cette conclusion & une double critique, & nos yeux déci- sive. D’ahord une objection de fait : du point de vue technique ce ne sont pas Ies Grecs, mais bien plutot les Egyptiens et les Mésopotamiens qui ont apporté les innovations les plus importantes, Si les découvertes techniques constituaient le factour immédiatement déterminant des progr’s de la pensée, nous devrions voir la pensée ahsiraite s’épanouir en Mésopotamie et en Egypte, bien avant les premiers Milésiens. Or il n'en est rien : malgré un développe- mont technique remarquable, malgré V’accumulation déja considérable de résul- tats empiriques en astronomie, en géométrie et en algdbre, ni les Ezyptiens ni les Babyloniens ne parvinrent & briser envelope mythique de leur vision du monde, & dépasser Ie caractére mythologique de leur mode de pensée. Crest donc que les progrés techniques, & eux souls ne suffisaient pas & ontrainer cette « mutation » du mythe & la raison, Estil possible, 2u demeu- rant, d’établir un lien direct de cause a effet ontro les acquisitions techniques et les progris de la pensée ? La conscience ne se développe pas comme un rap- port simple de l'individu avec le milieu naturel : elle est sociale dans son prin- cipe et dés ses commencements, et elle hérite ce caractére de In pratique elle- méme. C’est pourquoi, rappelle Thomson, les classiques du marxisme ont tou- jours souligné que si Ja superstructure idéologique subit les effets du progrés ‘des forces productives, c'est & travers les changements qui s'effectuent dans les rapports sociaux — dans les rapports de production "2, Ce sont, justement, de nouveaux et décisifs développements des rapports de production qui ont permis, en Gréce, lavénement de la pensée conceptuelle ; plus précisément Crest Ie passage (et la Grice antique fournit le type historique Te plus achevé, le type « classique » de ce passage) de la barbarie & la civilisation, c'est-i-dire, selon la définition que donne Engels de ce terme, au « stade de développe. ment de Ia société oit Ia division du travail, 1’échange qui en résulte entre les individus et Ia production marchande qui englobe ces deux faits parviennent a leur plein déploiement et houleversent toute la soc est la thise centrale de Vouvrage de Thomson : elle historique considérable, et il ne peut étre question antérieure® », Telle ‘appuie sur un maté; i de reprendre le detail 9 CE Michel Vennen, Les marist of Is religion (Bd, soe, 1961), 38. CEB Fannineron,, Greek Selenee (London, 944-9), tne T. ppe x 11; George Twonwon, Studies ia ancient greek’ soeety: ML "The “Bt philosophe Lawrence. amd. -Wishitt 1958), B. 472 Ta CE Mane, Mist de la ‘Philowphie, « « Les mémes hommes qui etblisent tes mappoits sociaus conformement leur productité matériel, produient aus Tes prinipes, ley Tes, Yes cate ‘ories, conformenent 3 leurs tapports tocians. = Ys LOagine de fa famille” (Ee, s00, 1950, Be 359. Leadon, 88 JEAN-JACQUES GOBLOT de sa démonstration, Essayons pourtant d’en retracer — d’une fagon néces- sairemont schématique — les étapes essentieltes. Société primitive et pensée primitive Bs que Vhomme est homme, c'est-ddire dés qu'il produit socialement ses moyens d’existence) il est capable de dépasser la conscience purement sen- sorielle et passive des animaux : avec le travail productif — et sur la base de la relation sociale active établie grace au travail entre I"homme et son environnement naturel — naft le langago articulé, « réalité immédiate de ta ‘pensée » (Marx). Ox, avec I'apparition du langage et de ce que Pavlov a défini comme le « second’ systime de signalisation >, le cerveau humain a déja, en ‘un sens, aoguis le pouvoir d’abstraction et de généralisation qui est le propro de la pensée humaine; ou du moins la condition initiale est créée qui en rendra possible, a un stade ultérieur, le plein exercice et qui déja diftérencio radicalement 1a vie humaine et la vie animale, Hegel écrit, dans un passage ‘que Lénine reléve dans ses Cahiers : « Dés que Vhomme parle, il y a dans sa parole un concept — impossible de I'écarter — recréé dans la conscience... lle contient toujours une trace d’universalité et de vérité »*, En co sens le mithos: (c'est-a-dire proprement Ia parole, dans sa puissance poétique primi tive) contient déjé en iui ce qui en méme temps se définit comme son con traine : le 16gos. Cela cependant n'est vrai, pour reprendre les termes de Marx, que « sar le plan des catégories » et non comme « vérits pratique » : abstrai- tement et non encore historiquement. Car A Vorigine te langage n'est que Vaccompagnement vocal direct du travail collectif : la conscience du monde no se distingue que trés imparfaitement de l'acte par lequel l'homme entre fen relation avec le monde, c’est-i-dire du travail Iui-inéme ; elle est uniformé- ment pratique, concréte, imaginative, pauvre en déterminations et en abstrac- tions. Comment s'explique cette limitation ? EMe napparut comme telle que Jorsqu’elle fut historiquement dépassée. Mais on la traita alors comme une ontrave purement accidentelle, méconnaissant ainsi les conditions historiques réelles qui l'avaient rendue inévitable. Ces conditions, il faut les rechercher dans ta base économique propre & ta société primitive, D’une part le niveau es forces productives y était extrémement bas : les forces naturelles, non encore réellement dominées, ne pouvaient I’étre que « dans et par 'imagina: tion » (Marx). D’auire part la division sociale du travail était extrémement pew développée ; la production comme la consommation se Taisaient en com- mun: les hommes produisaient leurs moyens d'existence directement pour Yusage, non pour I'échange ; les rapports sociaux étaient fondés sur les liens naturels du sang et non sur le marché, of les hommes n’entrent en relations qu’a titre d'individus possesseurs de marchandises. Dans 65 conditions, la conscience des producteurs ne pouvait saisir tes 24. Linum, Cahiers philosophigues (B4. soe, 1983), p. 229. ER « MIRACLE GREC » 89 produits de leur travail que sous leur aspect qualitalif et subjectif ot V'boume primitif, n’ayant point encore rompu le « cordon ombilical » qui le liait 3 la communauté primitive comme un « pouvoir supérieur donné par la mature »', n’avait encore les moyens ni de conguérir son autonomie subjec- tive on se’ concevant comme un individu séparé de son milieu social, ni do 'abstraire du monde extérieur en le concevant comme un processus “naturel objectivement déterminé par ses propres lois : la pratique sociale ne pouvait se refléter dans son esprit que d’une facon intuitive et fentastique, sans la médiation du concept. L’homme primitif entretenait avec le monde (neture ‘et société I'une avec Vautre confondues) un rapport « mythologique », na sapport « générateur de mythes » (Marx) histoire de Vavénement de Ia penséo conceptuelle, o’est en somme Ibis: toire de ce long processus eux multiples étapes qui, & un dogré déterminé de son développement, aboutit au « bouleversement de toute la société antérieure » et fait surgir de nouvelles relations « génératrices de concepts », obligeant alors la pensée A dépasser le stade mythologique, Au dela du communisme primitif, ume premire étape de cette évolution est représentée par ce que Thomson ‘désigne sous le nom de « despotisme oriental »"* ; le typo historique en est fourni principalement par les sociétés anciennes du Moyen Orient — Egypte et Mésopotamie — ainsi que par la Chine ancienne. Economiquement, ces sociétés étaient édifiées sur une base technique déja relativement avancée (usage du bronze) et sur une agriculture dévelop- pé qui nécessitait l'emploi de irrigation sur une large échelle. Dans les grandes plaines alluvisles du Nil, du Tigre ct de I'Euphrate les travaux d’as- stchement, I’édification des digues et des barrages, le percement des canaux, Ventretien constant du systéme d’irrigation, le calcul du calendrier étaient des nécessités vitales pour "économie agricole : cela supposiit une direction tech- niquement compétente et un controle centralisé de la production, ainsi que Vacquisition de certaines connaissances en mathématiques, en physique et em astronomie, Pour accumuler eb transmettre ce savoir, I'écriture devint un ins trument nécessaire : ou inventa des systémes d’écriture, Tout cola représentait un pas en avant considérable : il était rendu possible par Ia division croissante du travail social et par la séparation, qui apparatt ici pour la premitre fots dans V’histoire, entre les taches manuelles et les taches intellectuelles, entre les producteurs et les organisatours. de la. production. Ces derniers — prétres et scribes, juristes, astronomes et devins — s'établirent peu A peu en classe dominante : ils extorquaient, sous forme de teibut en nature et de travail supplémentaire, le surplus produit par les cult vateurs dont ils dirigeaient le travail, puis convertissaient une partio de ce sur plus en marchandises, exportant des céréales pour acquétir des matidres pre- mires (métal, bois, pierre A bitir) qu'un artisanat agji développs transformait 45. Cl. Esorts, ouvege cité, p. 93 6. Ce terme a 48 empoyé. plies fois par Ragels (CE. Aan wing, Ba. see, 2050, p33) 80 JEAN-JACQUES GOBLOT. en produits de luxe destinés aux riches, ou utilisés comme objets d’échangs dans le commerce international. Ties échanges prirent de la sorte une certaine extension. Mais ils ne purent transformer substantiellement les relations sociales, qui restaient fondées sur tune économie seminaturelle : comme le commerce était le monopole de la classe dominante, il ne put entrainer 1a formation d’une classe marchande indé- pendants. La monnaio au sens strict da terme — la monnaie titrée — était encore inconnue : limitée comme elle l'était aux produits de luxe et 2 certaines matidres premitres, la sphiro do la circulation conservait une grande autono- mie par rapport A la sphére de la production et se mouvait au-dessus d’elle, les conditions sociales do la production demeurant, pour l'essentiel, adaptées 2 la production de valeurs d’usage. Diailleurs, les nécessités de irrigation rondaient plus difficiles et plus lents les progrés de la propriété privée du sol : en rigle générale, les producteurs directs restaient groupés dans la commu- nauté villageoise, forme altérée de la commune primitive ; exploitation & Jaquelle ils étaient soumis ne passait pas par les formes de la production mar- chande : ils étaient exploités collectivement et directement — et non sur la ase des rapports marchands, dont I’extension était trop étroitement limitée pour qu’ils pussent dissoudre ou méme ébranler séricusement les structures communautaires * Thomson résume cette situation de le facon suivante : « Les rapports sociaux de la commune primitive étaient convertis en relations tributaires sans subir de changement radical »"*. Cette persistance des conditions écono- miques antéricures se reflétait politiquement et idéologiquement dans 1’ins- titution monarchique : économiquement, la royauté était lige 4 la nécessité d’une direction centralise de économie agricole, le pouvoir despotique so définis- sant, de ce point de vue, comme « l'entrepreneur général de l'irrigation des vallées »'®, Parallélement, la terre dans son ensemble était « propriété nomi- nalo du roi» ** : nominale, en ce que le caractire de cette propriété me pent étro défini dans le contexte de la propriété privée ; elle était lige & la fonction royale et se superposait, si l'on peut dire, 4 la propriété commune sans V'annu- Ter : de méme que dans la commune primitive Vindividu était « possessour et occupant du sol » non point en tant qu’individy mais comme membre de la tribu, de mémo il ne possédait Ie sol, désormais, qu’en qualité de sujet du roi. Par li la royauté, peut écrire Thomson, « exprime dans des conditions nouvelles la dépendance de V'individa & 'ézard de la communauté »**; par rapport & la société primitive, cette dépendance était_méme accrue, puisque s'y ajoutait. le poids d’une oppression sociale qui, loin de détruire les. liens antérieurs, les consolidait en un sens. Mais ici le point déctsit est que Vindividu — pour reprendre cette image si juste de Marx — n’avait pas'« rompu le cordon ombilical » : il n'avait pas encore acquis son autonomio subjective par rapport a la société, dans Ia mesure méme od la société restait immergée dans la nature. Le rOle idéologique de la 17, Sor toot ceci, voit Elisbeth Chirlote Wetatorr, Probleme der Perodiserung der alten Grschiehte: Die Einordnung des slten Onents ond Altamenigs in die weltgeschichtliche Batwickeluag (Getschrift far Geschichtwisenschat, V, 2057, PP. 296313) 3B. CE Tuoxon, urge cite, p. 278° 35. CE Exoues, Ansiddbring, par 38. GE E.G. Weiskors, ouvtage ete 38. Ouveage ct, pre LE « MIRACLE. GREG » st royauté était précisément de réaffirmer dans la personne du souverain, régu- Iteur des pluies et des crues, organisateur des forces cosmiques comme de la société humaine, I'harmonieux rapport entre Vordre social et V'ordre naturel. De sorte que grice & la royauté se perpétuait au dela méme de la société pri- mative cette illusion propre & la conscience primitive selon laquelle la struc- ture do la société est partic intégrante de Vordre naturel, L'équilibre de une et de l'autre élant assurés magiquement par la personne du roi et s'incarnant en elle : les exploits mythiques du souverain, reproduits et actualisés pério- diquement par le rite, constituaient en derniéze instance Ta seule source d’in- igibilité de la nature, qui ainsi ne pouvait devenir probléme posé A ta réflexion puisque la solution en était d’emblée fournie par le mythe, sans que pourtant le probleme fat posé. D’oit les limites étroites des progrés intellectuels effectués sur cette base ; fils représentent pourtant un: acquis considérable, mais qui ne brise pas les formes primitives de la pensée, A cOté des « sciences exactes » — mathéma: tiquos, astronomic, médecine méme — so développent. toutes les pseudo. sciences (théologie, astrologie, hépatoscopie), celles-la so distinguant souvent mal de celles-ci, ‘C'est que les astronomes’'et les mathématiciens pouvaient en accumuler empiriquement quantité de résultats remarqusbles : ils n’en devaient. pas moins nécessairement. subordonner leurs connaissances & V'illu- sion ci-dessus définie, « ciment idéologique » de la société oi ils vivaient et source de leur propre prestige social. Diautant que ces acquisitions intellectuelles, suscitées par les besoins tech- niques de la production agricole, étaient mises an service du pouvoir royal qui représentait justement Vorganisation centralisée de l'économie, Comment auraientelles pu, dans ces conditions, donner naissance A une vision du monde sécularisée, susceptible de s’opposer A la religion officielle et de surgir comme une représentation antagoniste face aux vieilles croyances mythiques dont ia royauté, précisément, était devenue un des foyers essentiels ? Tout au plus pou- vaitil se former des flots de pensée rationnelic : ils baignaient dans le vaste univers du mythe. Une « philosophie de la nature’ » était encore impossible, puisqu’il restait impossible de concevoir la nature comme un processus objectif, régi par ses propres lois indépendamment de toute intervention humaine. L’age du fer et l'alphabet Les progrés de la pensée exigeaient done le bouleversement de ces struc- tures higratiques et figées, qui se sont perpétuées pendant des millénaires. Co bouleversement ne fut pas un acte unique, mais un processus complexe et douloureux qui remplit toute une période historique : ses premitres élapes remontent au début du deuxiéme millénaire ; I’épanouissement de la civili- sation grecque l'achéve et Ie couronne. Vers Ja fin du troisi8ine millénaire une période de crise et d’instabilité politique s'ouvrit en Egypte et en Mésopotamie ; elle fut close, quelques sitcles plus tard, par la fondation du Moyen Empire en Egypte et par 'unification de la Mésopotamie sous la domination babylonienne. Lessentiel des. structures sociales et politiques restait inchangé; cependant, A la faveur des temps @anarchie, des marchands indépendants s‘élaient.'substitués & Etat pour ascurer I'approvisionnement en matidres premitres, Ils avaient pu ainsi accroitre 92 JEANJACQUES GOBLOT Jeur nombre et leur influence : la circulation marchande s’était intensifide en MYésopotamie surtout, ot I'on voit méme apparaitre a cette époque des tram sactions commerciales sur la terre, tandis que so développe une forme rudi- mentaire de monnaie (lingots d'argent non titrés). Parallélement des progres techniques nouveaux (fabrication du verre, progrés dans la métallurgie) entrat- nérent un accroissement du nombre et du role social des artisans. Ainsi furent erééos los conditions de certaines acquisitions intellectuelles notables : & Baby- Jone un droit nouveau, a valeur universelle, fut élaboré et codifié * ; le systéme @écriture fut simplifié ; les mathématiciens firent des découvertes importantes. Pourtant ces modifications restaient étroitement limitées : les exigences techniques de V'irrigation et la centralisation qu’elles imposaient 4 l'économie, Vétendue des grands domaines réservés oux prétres ot aux souverains freinaient Vextension des échanges ; les richesses des particuliers restaient incapables de rivaliser avec leo trésors des palais et des temples. Les marchands et les artisans ne pouvaient encore s'affranchir de la tutelle que leur imposait ia bureaucratie royale. En aucun domaine, les changements n’étoient vraiment Acisifs * Cependant Tes besoins en matitres premitres avaient poussé les empires des vallées alluviales & s'étendre progressivement au deli de Vaire qu'ils occu- ptiont primitivement : la quéte du métal, extorqué sous forme de tribut aux peuples barbares, ou obtenu en échange de céréales ou de produits artisenaux, entraina dans 'orbite de la civilisation les populations voisines. De nouveaux centres urbains so formérent ainsi par essaimage, La cbte syrienne et palesti- nienne, en particulier, connut un développement économique relativement avancé': placée entre les grands empires d’Ezypte, de Mésopotamie et de Cap- padoce (Hittites), ouverte aux communications maritimes avec Chypre et "a Crate, celte région se trouvait au centre des courants d’échange les plus impor- tants de I’époque. Das lo début du Tit millénsire, de nombreuses cités y pros- péraient : elles avaient emprunté A la Mésopotamie (@ I'Egypte aussi, mais dans tune bien plus faible mesure) sa théologie, ses sciences et ses lois, parfois méme son écriture, et reproduisaient sur une échelle plus réduite ses structures politiques et sociales. Dans des conditions analogues, 4 partir d’un réseau com- ploxe d’influences égyptiennes, anatolionnes, syriennes et mésopotamiennes™, la civilisation minogenne se développa brillamment en Créte, et essaima a son tour en Grice. Getto expansion impliquait, dans une certaine mesure, une transformation. Car Vhéritage élabors au sein des vieux empires continentaux se trowveit Aésormais transporté dans un milien nouveau : Ie réle de Virrigation dans Vagriculture y Stait beaucoup moins déterminant, et le surplus de Ia produc- tion agricole moins considérable ; d’eutre part les transports maritimes ioffraient au commerce des possibilités nouvelles, et l'accts aux sources de matidres premidres était plus direct ot plus aisé. ‘Si bien qua la part relative de I’arti- sanat dans l'ensemble de l'économie put s'accroitre, et le commerce se déve- Voir & ce suet Marine Daxsuvaxr, Les anciennes civilisations et Jes premidres démarches de la raion (La Pensie, no 94, novedee, 206), Be ta ‘3s. On pourra te reporter ici =~ et fgalevint pour ce qui suit — au Tire de Coxdas Cunoe, Le -moirement de Thistawe, (arthaud, 1961), chap. VU Se. et encore, les narltsts les pls céeents dex vecerches archéologiques font apperatre Ne Ble Ataezminane den spports mesopetamiens et stiens (ck. Tuowson, op. eit, p. 207). inal de jase monde grer une chatne continue est pea 3 pen reconstitus. ‘Tel est bien aust, sor un autre plan, le result des sechorches de P.M. Comford “dont nous pations plus haut Le « MIRACLE GREC » 93 lopper dans des proportions inconnues jusqu’alors : a Byblos, & Ougarit, & Knossos, & Mycénes enfin on échangeait désormais, et parfois & de longues distances, non seulement des matidres premiéres ou des produits de Inxe mais aussi, et’ do plus en plus, des marchandises relativement courantes et peu colteuses, poteries, verreries, étoifes teimtes; ot meme déja les produits d’uno agriculture spécialisée commo Whuile d’olive ou le vin; & quoi il faut ajouter sans doute, dés cette Spoque, le commerce des osclaves*, Les formes d’Etat despotiques héritées de VOrient subsistérent pourtant, fn s'adaptant & ces conditions nouvelles * : le lourd fardeau d'une tradition millénaire rotardait oncore des progrés plus décisifs. Au surplus, Ia rareté et le cotit lev du bronze permettaient a la bureaucratic royale et aux castes sacerdotales de maintenir leur contréle sur l'économie et de perpétuer leurs priviléges sociaux. C'est alors (vers 1200 avant notre @re) qu’intervint un progrés révotution- naire des forces prodnctives : le travail du fer. Si cette acquisition est décisive pour la question qui nous occupe ici, ce n'est point tellement par ses effets techniques directs — par les pouvoirs accrus qu'elle donna aux hommes sur la nature : c'est essentiellement par ses effets sociaux. Le far permettait de fabriquer des outils meilleurs et plus solides, mais surtout plus largement accessibles : le bronze avait été utilisé principalement pour la fabrication des objets do luxe et des armes ; avec le fer on put fabriquer en bien plus grands quantité des socs de charrue, des haches, des marteaux. D’od une augmenta- tion notable de la productivité du travail agricole, qui désormais Taissait un surplus permettant activité d’un plus grand nombre d’artisans spécialisés : « Le produit du travail de ces artisans devint accessible aux masses de lo population, au liew d’étre lq monopole des puissants, En particulier, arti san fournit au paysin les outils qui, justement, permettaient a ce ‘dernier @’augmenter Ia productivité de son travail. Ainsi, pour la premiére fois, un rapport d’échanges réciproques put s'établir ontre industrie et agriculture, aa Tieu du rapport unilatéral selon lequel Vagriculture nourrissait V'artisan, tandis que les produits artisanaux étaient réservés & une mince élite » *. Ces progr’s do la prodactivité et de la division sociale dv travail don- nbrent une impulsion décisive au développement de la propriété privée ot de la production marchande, entrafnant une véritable révolution économique dont ‘Thomson définit comme suit le résultat : « A la communauté villageoise, fondée sur la propriété commune et abandonnant sous forme de tribut le surplus de sa production, sucoéda uno sociéié de propriétaires individuels produisant cha- ‘oun indépendamment pour le marché »#. C’est cette mutation profonde qui, a son tour, entratna des progrés intellectuels décisifs, 35, Lequel prenit, Ie phis souvent, 1a forme de la pitateie, Cependant, si Texistence de, Vexca- age est Tnpement atiestée 2 Ia on de Yige do. bronze, il sagt cacore principalement each then seis ot eh pia EF To pet ae, 2 al Gey pte on ene fie Tes prestations en tnval imposter sux commmonauter payssmes bier restelgaient empl Ewell servile 8 quelques secteur dtotement Hmités et -empéchaent Tes apport exizvagites de 5 développer en uo rapport essentil (cE Twonson, purrage Site) pp. 108-100). 26, ir le care suc de ty monarch aise, wor, GTwenaoy, Stier in ancient wok cet The pon Accra (Lonny, agoence ad’ Wis 295) The fet : sy machines aod sry (Lawton, fond pr ats ck! pe Bunton, paclen,'s 33. Tircnon, The fine philosopher, p. 83 94 JEAN-JACQUES GOBLOT. Mais elle n’allait point se produire pertout au méme rythme. Rien d’ins- tantané, rien de mécanique dans ce mouvement : les nouvelles relations sociales durent frayer la voie de leur développement contre les survivances tenaces de la tradition, cette « force d’inertie » de histoire. Elles ne purent s'épanouir pleinement "dans les vieilles sociétés agricoles (Egypte, Mésopotamie) ob la direction centralisée de l'économie était techniquement indispensable : Ta, la classe dirigeante réussit & « absorber » les progr’s des échanges sans perdre son pouvoir, sans abolir les formes monarchiques traditionnelles de ce pour voir, et en’ préservant le caractire semi-naturel de l'économie. Ailleurs au contraire, on assista J'elfondrement subit de certaines sociétés tres floris: santes a la fin de l'age du bronze, dans lesquelles le pouvoir de Ia classe domi nnante reposait sur Je quasimonopole du métal : Empire hittite, Ougarit on Syrie, Mycénes en Grace. De nouvelles cités surgissent alors, ot une oligarchie mercantile se développe, tend A prendre le pas sur Ia royauté et finslement a [’éliminer ; c'est Ii que se produiront les progrés intellectuels décisifs — ‘en Phénicie d’abord, puis en Tonie et enfin dans la Gréce classique, qui marque la « pointe historique » de toute cette évotution, Profitant de la disparition de leurs rivaux les plus redoutables, les Phéni- ciens, dont les cités étaient déja trés prospéres A la fin de l'age du bronze, dominérent pendant prés de quatre sitcles le commerce international, établis- sant des comptoirs et fondant des colonies sur tout le pourtour de la ‘Méditer- range, Dés la fin de I'dze du bronzo ils avaient élaboré un instrument intellec- tuel dont I’extension décisive coincide avec les premiers siécles de V'age du fer — un instrament dont Thomson souligne V’importance capitale : I’écriture alphabstique*, Les systmes idéographiques égyptions et mésopotamiens étaient sii com- pliqués ot si peu commodes qu’ils requéraient, pour leur maniement, un corps de scribes professionnels dont le savoir litténaire était le privilége et qui représentait une force conservatrice s'opposant tenacement & toute simplifica- tion ou rationalisation. De sorte que les éléments phonographiques qui s’étaient progressivement introduits dans I’écriture n’avaient jamais éliminé les idéo- grammes et leur restaient subordonnés. Lorsqu’avec i'age du fer fut ébranléo Varmature millénaire dont le scribat constituait une des pidces maltresses, Torsque les besoins du commerce et ceux d'une administration municipale déja développée devinrent plus considérables et plus urgents a satisfaire, Vemplot @un sytéme d'écriture facile & apprendre et A manier devint & la fois concréte- ment possible et nécessaire : Valphabet consonantique phénicien, qui ne com- portait plus que 22 signes purement phonographiques (lettres), mit. techni- ‘quement V'écriture & la portée du plus grand nombre et permit, progres sivement, d’en vulgariser et d’en latciser usage **, Le systéme alphabétique comportait un second avantage non moins impor 29, Dae xv» sicle ayent notte te les matchands @Ovgarit gylent inventé une ésiture alphsr “bbigue’ wtiisnt” des caracteres.cameiformes, Vers. 1250 apputatt Tecrtureaphabetque phenicienne, plas simple encore et plos commode (cmplol do papytts) Bifs, vers Te vite sel plas td Tes ‘Grecs et les Etrusquet alopteat Talphabet phenicien en le perfertonnant noweive signer pvr la holation des yoyelles). Mais ic) encore, spulignons Tinggalté dy développement en, Mesppotamie, Teeritre cunditorme fot enivignge dans ‘Tes coles jusgu'en sa. av. J.C, tandis quem Egypte 1s -deenotigue forme derivge de Teeiture higoplyphiqse) seta tile Josquraa début de Vere chrébenne Sou Au début de vie sible avant JuC., det metcensites grees eavnient lege nom sar des statues teypieaaes “Void gut Udmoigne d'une exeaiion de Tasitre ineoncevable vant Fiavention de Falphabel LB « MIRACLE GREC » 95 tant, que Thomson définit comme suit : « Les formes antéricures de ’écriture: (pictographiques et idéographiques) étaient concrétes : le symbole écrit cons- tituait une image visuelle de l'idée représentée [...]. En revanche, I’écriture alphabstique est dépouillée de toute imagerie visuelle. Le mot écrit est une com: inaison de signes qui en euxmémes sont dépourvus de sens, puisqu'ils ne sont destings qu'a représenter les plus petits éléments phonétiques auxquels e mot peut étre réduit, Par 14, le nouveau systéme marquait un progrés dans Te développement de la pensée’ abstraite ; il permetiait de treiter le langage et Ia pensée comme dos objets de connaissance, et préparait ainsi la voie & des disciplines telles que la grammaire et la logique » *. Double et décisif progrés par conséquent : & la fois dans In vulgarisation du savoir et dans Vabstraction de la pensée. Retenons déji celte corrélation significative : V'instrument intellectuel qui rend accessible (techniquement du moins) l'exercice de l'intellect au plus grand nombre témoigne en méme temps d'un progrés qualitatif de la pensée : Ia pensée devient d’autant plus apto & saisir I'universel qu'elle s‘universalise, si l'on peut dire, en extension. Avénement de Ia civilisation Cependant les cités phéniciennes ne purent résister aux grandes monar- chies militairos d’Orient — Assyriens et Perses — qui finalement les absor- birent, Dans Vintervalle, les Grecs avaient brisé le monopole commercial des Phéniciens et les avaient dépassés. C’est que ces derniers, dans leur développe- ‘ment social, ’étaient point parvenus au plein éponouissement des nouveaux rapports sociaux fondés sur I'échange des marchandises : peuple commercant au milieu de nations barbares, ils agissaient encore comme un simple agent véhiculaire, jouant le role d’intermédiaire marchand entre des sphires d’éco: nomic naturelle qu’ils restaient impuissants & bouleverser. C'est pourquoi, si intenses qu’ils fussent devenus, les échanges s‘effectuaient toujours sur la base du troc, Ia monnaie titrée ‘reslant inconnue : insuffisance capitale, et qui so reflétait & tous les niveaux, entre autres dans les superstructures poli tiques. Sans doute, les formes monarchiques avaient été abandonnées ; mais les Phéniciens (A la différence, comme on le verra, des Grecs) n’étaient jamais allés au dela d'une oligarchie mercantile et conquérante qui, loin de détruire les rapports primitifs de parents et les institutions tribales correspondantes, les avait préservés au contraire en les adaptant comme un moyen de conso- ler sa domination de caste sur les peuples vaincus*, C'est donc aux Grecs qu'il appartint d’étiminer ces Traits persistants d’ar- chatsme en allant plus loin encore dans la yoie du développement de la pro- duction marchando et en la portant jusqu’ai degré défini par Engels od, par- Yenue a son « plein déploiement », ello « bouleverse toute Ia société antéricure ». eréant alors le support social nécessaire & l’épanouissement d'un mode de pensée nouveau. Sans doute, les circonstances historiques particulidres de ce développement ne sont nullement indifférentes : sa rapidité d’abord, et le fait 31. Tromyon, ouage eld, p. 289. 32. En cei on peut les rapplocher des Spartstes, comme Je fait Arstote qui déclare Pol. 1273 ‘ave Ta constitation de Carthage ett ts analogue 4 cells de Spurte (Cf Tuosos, ouvrage cls, p. 294) 96 JEAN-JACQUES GOBLOT que les Grecs débouchérent directement, pour ainsi dire, de Ia société tribale primitive dans Ia civilisation ; de sorte que les formes monarchiques et théo- raliques qui s’étaient épanouies dans ’Orient ancien n’eurent pas ici lo temps nécessaire pour s'étendre et se consolider au point de « figer » tout dévelop: pement ultérieur. Son retard relatif ensuite, qui permit aux Grecs de recueillic et de totaliser on une forme supérieuro tout l'acquis intellectuel accumulé avant eux : les secrets techniques des Fgyptiens et des Phéniciens, la mathé matique égyptionne, Vastronomio chaldéenne, I'écriture alphabétique phéni- cienne. Mais ces circonstances particulitres, qui font apparattre le développement social grec comme le produit privilégié d’un faiscean de contingences, ne nient aucunement la nécessité historique de ce développement meine : elles I’ex priment au contraire et Ia révélent, définissant les voies concrdtes qu’elle & empruntées et le mode complexe de 'sa manifestation. Car les Grecs ne se sont point contentés de recueillir ’héritago du passé : ils Wont fait fructifier et ont transformé, en Ie portant au deli de co qu'avaient pu acquévir leurs devan ciers, en V'assimilant mais aussi en le niant. C’est ici, justement, que T'étude « positiviste » des sources de Ia pensée grecque ne suffit plus, et que par-dela la succession des apparences ill faut dégager In loi du mouvement réel qui les, sous-lend : si les penseurs grecs purent dépassor de fagon décisive T'acquis intellectuel antérieur, c'est parce que le développement de la société grecque risa des limites qui n’avaient pu étre franchies auparavant, Entre la fin du vam" siécle et le v* si’cle avant notre ére se créent en Tonie et en Grace — cela pour la premitre fois dans V’histoire humaine — toutes les conditions sociales définies par Engels comme les caractéres essentiels de la civilisation : 1s disso- Tntion des rapports communauiaires issus de la société primitive et V'avéne- ment de la propriété privée au rang de « régle générale »; l'apparition de la monnaie titrée ; Ia naissonce d'une classe socielement indépendante de riches marchands ; enfin le développement de I’esclavage jusqu’an point of il devient, Ja forme dominante de la production sociale. Alors, et alors seulement, les relations fondées sur I’échange des marchandises imprégnent tout le corps social, formant — selon expression do Jean Desanti — « un réseau neuf od tous les fils du passé se croisent »'%, et oii le concept se « réalise », Mors se constitue dans la pratiquo sociale elle-méme une universalité de rapports sur la base desquels peut surgir — comme son produit, comme son reflet dans le cervesu humain — Vuniversalité du concept. La monnaie Parmi toutes ces conditions nouvelles (qui A vrai dire se laissent mal dis- socier les unes des autres), Thomson accorde une attention particuliére & V'appa- rition do Ja monnaie. La monnaio titrés gavantissait Vauthenticité du métal précieux et supprimait l'encombrante obligation de la pesée des Tingots ; elle apparut en Grice au cours du wi" sitcle avant notre are et son usage so répan- dit rapidement, au cours du siclo suivant, dans Tes cités grecques les plus 35, Yoir otis masionnant sar Let origins do ls sence en Gree, dons La Pusée, 66 (marvaril 3956), p. 94 . LE « MIRACLE GREG » 97 avancées : 4 Egine, A Corinthe, & Athénes, on pouvait utiliser désormais des pitces d'argent et de cuivre pour les petites transactions, La Gréce devenait ainsi la promitre société fondée sur une économie monétaire : fait capital, en Iuiméme et dans toutes ses conséquences Une fois apparue, la monnaie accéléra encore le développement des échanges dont elle était le produit : & o6té de la propriété foncitre, immobile, garantie par les digux, don de la nature et grice du ciel, un autre type de tichesse se développa, fondé sur le pouvoir purement humain, artificel, socialement authen- 46 de Vargent, Biontot la terre elleméme devint aliénable et put étre bypo- théquée, vendue ou partagée. Alors I’échange des marchandises devint un rap- port courant, quotidien, universel et bouleversa les conditions de la production lleméme, ‘Au cours du processus de 1’échango, los objets échangés se trouvent: désor- mais confrontés avec V'incarnation méme de la valeur d’échange : argent, « universel équivalent » de toutes les marchandises, signe attestant qu’il existe « quelque chose de commun a toutes Jes marchandises, dont elles représentent, une plus ou moins grande quantité »°*. De sorte que cette confrontation per- met et méme suppose que l'on fasse abstraction des particularités qualita- tives Tides a Ja valeur d’usage de cheque objet. Il n'est plus possible, dés lors, de laisser les différents éléments de Ia réalité s’enfermer dahs des formes sub- stantielles qualitativement hétérogénes : la monnaie crée entre les objets une « commensurabilité » (Aristote) qui devient universelle & partir du moment, od le marché a pris uno suffisante extension pour que tout objet soit suscep- tible d’y @tre mis en rapport, sous forme de marchandise, avec n'importe quel autre, L’idée méme de mesure** peut alors étre congue : tout est com- pris dans cette « universalité de rapports » dont nous parlions plus haut, et que réalise justement Ia forme monétaire do Ia valeur, Ainsi la pratique sociale, dans cette opération mille fois répétée de V’échange, créo une rationalité qui lui est propre : abstraction, la quantité, I'universalité surgissent et se manifestent in actu, dans la vie elle-méme, ob Ia’ pensée dés mais trouve V’aliment et le support nécessaires pour aller 4 la conquéte de luni versel. On trouve chez Héraclite un fragment qui illustre assez bien co role de Ja monnaie dans les progrés de la pensée conceptuelle : « Le tout est trans- muté en feu, et le feu en toutes choses comme les marchandises sont échan- ‘e6es contre l'or et Vor contre les marchandises » (fragment 90, trad. Battistini). Ainsi le feu, incarnation du Légos divin, so trouve avec les autres phéno- mbnes naturels dans 1a méme relation que Ia monnaie avec les autres marchan- dises ; comme elles, il a été abstrait de toutes les réalités matérielles pour servir d'équivalent universel : il est l'Univertel Iniméme, dégagé par Ia penséo selon un processus d’abstraction dont le modéle est explicitement reconnu dans le processus de I’échange des marchandises, La classe marchande TL y a plus encore : Vapparition d’une économie monétaire étend peu a a4. Manx, Le Capital, Livte 1, tome, 1. 9, $3 (Ed, soe. 2950). ‘Thomson tilite abondamment dans Gat gon live, ier analyses de Mare dats le Gapital et pateui&emmnt Te debut du ve I 35- Ch la notion de metron chez Héaclte et aus, 2-un niveau diferent, cher Salon. 4 98 JEAN-JACQUES GOBLOT ‘peu ses effets tous les niveaux de la vie sociale ot des superstructures poli- fiques et idéologiques ; & tous les niveaux, elle déploie la trame des média- tions nécessaires & I'essor de la pensée conceptuelle. Socialement, elle contribue puissamment & dissoudre les anciens rapports familiaux hérités do 1a commune primitive : a leur place s'édifle un nouveau systtme de relations oi chaque individu, en qualité de possesseur de marchan- dises, se trouve doté d’un statut indépendant & I’égard de la communauté. Parvenu A un degré suffisant extension ce systtme entratne I'énucléation une nouvelle classe, celle des « riches industriels et marchands » Engels), qui peu a peu acquiert son autonomie sociale par rapport a Varistocratie fon- citve, entre en lutte contre elle et lui dispute le pouvoir politique, Cette classe niarchande, qui n’avait jamais pu se former complétement dans V’Grient ancien, joua on role révolutionnaire en Tonie et en Gréce ds le Yn* sitcle avant notre are : olle fut en mesure do comtester aux grands propriétaires fonciers le mono- pole du savoir, jusque-li jalousement conservé par la caste sacerdotale qui grou- pait les « idéologues actifs » do Varistocratie. Détentrice de la richesso sociale sous sa forme la plus générale, elle se trouvait libérée des exigences idéolo- giques auxquelles les représentants intellectuels traditionnels des vieilles sociétés ‘agraires avaient da subordonner leur activité ; elle tendait, du méme coup, & en affranchir la société dans son ensemble et 4 permetire ainsi, progressivement, Ja formation d'un nouveau type d’intellectucls, de plus en plus laigues, cest- Adire de plus en plus conscients de leur indépendance rationnelle. Ce furent d’sbord, le plus souvent, des aristocrates se livrant & des entre- prises commerciales. ‘L'exemple des fondateurs de la philosophic ionienne, ‘Thales et Anaximandre, est ici caractéristique : liés par leur maissance & la hhauto noblesse sacerdotale, ils étaient les héritiers naturels de tout l’acquis intellectuel antérieur **; mais comme ils se trouvaient personnellement enga- g6s dans Vactivité industrielle et commerciale (cela est établi, en particulier, pour Thalés), les connaissances techniques et scientifiques qu’ils recueillaient on Orient comme celles qu’ils pouvaient acquérir par eux-mémes devenaient ‘susceptibles,d’étre utilisées pour leur profit individuel : ils n’étaient plus con- traints de les intégrer 4 une vision mythologique du monde ; au contrairo : la pratique les poussait, en quelque sorte, & se désolidariser du mythe et & déplacer « Vaxe social » de leurs recherches”, qui s’ouvraient désormais sur une conception du monde naturaliste, sécularisée Il serait faux, évidemment, do conclure de ce qui précéde que les pre- miers philosophes’ grecs furent tous des marchands — encore que certains le fussent, et que d'autres apparaissent assez, clairement comme les représentants politique de la nouvelle classe marchande **. Mais il faut se d6faire, ici encore, de tout schématisme : ce n’est point qu’en elle-méme la classe marchande fit porteuse, par un privilége exclusif, des progrés de lintelligence, Et pour tout dire, & la question que nous posait La Pensée dans ce débat : « De qui émanent les premitres ébauches rationnelles, de quelle classe sont-elles Voouvre ? »3* — nous serions tentés de répondre, A ce point de notre analyse, qu’en un Sons 36. Cf. Trossox, ouvrige cité, pp. 235357. 37. Gest co que’ Jean Desint, 8 gai nou empruntone cette expression, a tty bien montré en ena Fexempe Seaton ie, 93) 58. Notamment. ls premiers ythagosicien (et° ‘uowsox, ouwrege cite, pp. 240-384). 29. Che La Penséc, ne 97 (aatjuin 1961), . 39. ne LE « MIRACLE GREG. » 99 i s'agit moins de Veuvre d'une seule classe que d’un produit de Ia lutte des classes elleméme, de la multiplication des « protagonistes » sur la sclne de Vhistoire. Ou du’ moins que si la classe marchande joua un role déterminant ce n’est point toujours ni mém principalement d’une manitre immédiate, en @laborant en son sein les premiers éléments de la pensés rationnelle. Au con- traire : son réle consista d’abord & briser le monopole intellectuel des castes liées & V'aristocratie foncitre, et cela non point pour reconstituer & son profit un nouveau monopole mais pour diffuser, pour socialiser si I’on peut dire Vactivité intellectuelle. Ce processus de diffusion de acquis antérieur fut en méme temps un processus de substitution du nouveau a V'ancien, car les anta- gonismes sociaux que développaient les progrés économiques de la classe mar- chande devaient nécessairement briser ’unité du vieil univers mythique et dans cet éclatement mémo, susciter les éléments d'une forme de penséo univer selle, capable de réfracter 4 travers les oppositions de classe tous les éléments d'une pratique sociale dont Vampleur, dont la complexité éiaient qualitative: ment nouvelles. Mais surgie grice au développement de Ia classe marchande, cette représentation nouvelle ne demeurait aucunement le bien propre, la. con- ception particuliére de cette classe** : elle n’exprimait ses intéréts que dens Ja mesure od ceux-ci apparaissaient non point comme des intértts restreints, corporatifs, mais comme des intéréts universels. Or justement, I'intérét de 18 classe marchande était d’entrainer 1a société tout entire dans la vote du déve- loppement de la production marchande, d’ « universaliser » les rapports sur lesquels s*édiflaient ses propres conditions d’existence, enfin de réorganiser, sur la base de ces nouveaux rapports, les superstructures politiques et idéo logiques. La Cité Voila qui deviendra plus clair lorsque nous aurons oxaminé le réle propre jous par Ia forme politique qui s’épanouit, en Grice, comme le fruit da déve- Toppement de la production marchande et des progrés de la classe des mar chands : la pélis grecque, Ia cité esclavagiste antique, Dans la société grecque archaique, la cité primitive s'était constituée comme le produit de la disso- lution précoce — mais encore toute relative — des structures patriarcales Vextension rapide de la propriété privée et de l'économie marchande n’avait pas laissé aux formes monarchiques le temps de se consolider ; si bien que du pouvoir royal, encore limité et. dgjA précaire & I'époque homérique, il ne resta iontét plus que des vestiges. Dis le vont sidcle au plus tard, les cadres natu- rels do la société gentilice commencaient & se transformer en une puissente 40. Comment expliqer, spon, que Ia pense d'un arstocate comme Héraclite, membre, de tx famile’royate d'Bphee, rt bien ‘hn catonslste, que celle, encore. tout caveloppee de mysticime ct de mythologie, der premicrs pytgorcient qui. sient pourtant des gent du commun.» Nowe out contenteront de sgoaler ie Te paradoxe ch ceavoyent sur ce pomt ava én de Taricie And ‘LSeoe sur Heraclite (Ly Pensée;'9@ 97, matiuin 1963, pr 46) ssi gus Vouviage de Thomson (pp. = ft suivantes, 280 el sujvantesl. Retesoneey sealemeat cect, que Ton ne peut resoudre de tel p Shey tit iin i idea once’ de i Tote es uct 4 une dou domes, Daler, Hi sagit moins ich tappelonele, de fel ou tel sattme philosophique particle, Hea up point de v siclien, que dees instroments intlectvely » dlabores 4 tiavers Vensemble des fetes « ph focophies » indivdueles. Le process de. cette, abovation, on le congo, est nfcesaitement Es complexe, et depend en défnitire dv progtds genéel de Ta societ 100 JEAN-JACQUES GOBLOT aristocratie foncidre ; les chefs des clans les plus puissants, arguant do leur naissance et de Ieur fortune, établirent alors leur domination politique, Mais la cité oligarchique ainsi constituée, mal dégagéo qu'elle tait de la société gontilice, ne marquait encore qu'une étape transitojre. A ce point, les progrés dos échanges: et Vapparition do la monnaie firent surgir de nouveaux person- nages historiques — commergants et propriétaires diateliers, petits paysans dépossédés, artisans, marins — qui revendiquarent Vabolition des_privildges politiques de Ia noblesse : unis au sein du démos sous I’hégémonie de la nou- elle classe marchande ils s’élevaient, en particulier, contre la prétontion des oligarques a interpréter sans contréle les ordres de la justice divine (diké) et réclamaient, pour tous, Ie droit de connattre la loi. Dés la’ fin du vn" sidcle les premiers codes do loip sont rédigés : Ia loi Gcrite (némos) vient se substituer tant A la vieille justice familiale (thémis) exercée par le chef de clan qu’aux arréts rendus par les oracles. La loi mémo change alors profondément de caractire : elle devient plus indépendante du fait comme de la croyance et acquiert une universalité que ne connaissaient guére les conceptions théologiques antérieures ; elle devient une régle géné ale, une détermination réfléchie admise par tous les citoyens. Finalement, elle’ se substitue & tout autre intermédiaire entre la Cité et Vindividu, les anciennes communautés — clans, phratries, confréries religieuses — ne’ sub- sistant qu’a titre d’associations privées. Et lorsqu’a partir du vi sidcle la démo- cratie s'instaure dans quelques-unes des plus importantes cités grecques (Chios, Mégare, Naxos, Samos, Athénes, enfin), toute inégalité politique tend a dis paraitre entro les citoyens : un rapport abstrait ’égalité politique (isonomia) Prend la place de tous les anciens liens naturels. Ici se découvre — comme nous 'avions vu tout & I’heure & propos de Ta monnaie, mais cette fois au niveau juridique et politique — une rationalité inhérente 4 la réalité sociale, Et c'est Héraclite encore (Héraclite l'Obscur 1) qui dans son discours imagé Ta fait transparatire avec le plus de clarté : « Pour parler avec intelligence, écritil, il faut se prévaloir de co qui est universel, comme la cité s'appuie sur la loi » (fragment 198, trad. Battistini), Par ailleurs, Héraclite affirme 4 plusieurs reprises“ que le légos (la pensée rationnelle) est commun & tous les hommes : cela précisément dans la mesure od I’homme est devenm un « animal politique », un citoyen. Le mage ainsi se mue en phi- osophe, dans le mouvement méme par lequel la cité se dégage de V'ancienne organisation sociale, L’activité intellectuelle so vulgarise, se délivre du secret et du privilege, au fur et A mesure que la société se désacratise et qu'une forme proprement politique parvient & maturité, rejetant dans Te passé les formes encore « grossiéres » (Engels) et seminaturelles d’Btat qui avaient_prévalu dans ancien Orient, Avec a cité, un ordre spécifiquement humain s'instaure que les sophistes, 4 Ia fin du y* sitcle, décriront comme Te résultat tout arti- ficiel d'une convention (sunthéké), le monde naturel, quant & lui, étant régi par une nécessité inconsciente (16' autématon). Une telle idée, il- ost vrai, est relativement tardive ; mais elle n’est que la formulation extréme d'une distine- tion qui s'était fait jour bien plus t8t : dés le vit siécle Vavénement des pre- mitres cités marchandes a rompu Jes liens qui rattachaient l'ordre cosmique “41. Voir tes fragments 2, 8, 123, 114, 336 (ead, Batista. “42, Cette Tnison est “Séméatie de" fagon tes convaincante par JP. Vemant (stile itt, pp. 96399) LE -« MIRACLE GREC » 108 & ordre sovial ; Ja nature (phiisis) peut désormais tre congue comme nme réalité objective, gouvernée par une nécessité indépendante de toute décision humaine, Une « philosophie de la nature » s'est constituée, prolongeant Jes anciennes cosmogonies mythiques mais se séparant d’elles sans cesse davam- tage. Car In pensée, de.plus en plus apte a élaborer des concepts abstraits, ne trouve plus dans le mythe un mode d’expression adéquat A ses nouvelias, possibilités, puisqu’elle a appris désormais A distinguer "homme et la nature, Ie sujet et Vobjet. L'esclavage Cependant cette distinction n’était rendue possible que par le développe- ment, dans la société elleméme, d’une contradiction correspondante entre la production et la consommation, entre Vaction et la penste. Ici réapparait ex que le vieil Héraclite appelait « ta guerre : dire que la raison est « fille do la cité » ne suffit pas, et la formule a quelque chose de trop idéalement harmo- nieux, du moins si on oublie quo la cité antique est Ia forme d’organisation propre au mode de production esclavagiste. Cet universel dont nous parlions, il est vrai que Ia communauté politique des citoyens le constitue ; mais elle seule, & exclusion de (et contre) tous les non-citoyens — barhares et métiques, femmes, esclaves enfin Nous artivons ainsi a la dernitre des conditions énumérées par Engels comme les caractéristiques de la civilisation : la propriété privée et Ia produe- tion marchande se sont développées 4 un point tel que I’homme lui-méme pent devenir un bien marchend ; V’esclavage (qui existait depuis longtemps, mais surtout sous Ia forme patriarcale de Pesclavage domestique) change profondi- ment de caractére et devient la forme dominante de la production sociake. En méme temps ressurgit la question examinée tout A Vheure : de quelle classe sociale les premiers éléments de la pensée rationnelle sont-ils I’couvre ? Mais comme dans T'intervalle notre analyse nous a mené jusqu’au point o& Ta cité esclavagiste s'est constituée, Je probléme se présente sous un jour nos yeau. Car & co tournant de l'histoire que marque l'avénement de la cité, Ia lutte des classes elle-méme franchit un bond qualitatit : les Iuttes entre mar- chands et propriéiaires terriens, entre nobles et « gens du commun » cédent Ja promigre place 4 un anlagonisme plus fondamental — celui qui oppose Jes esclaves et Jes hommes libres ©. Dans Ie cadre de Ia cité, ceuxci profitent tous pou ou prou, directement ou indirectement, de I'exploitation du travail servile au point qué les citoyens dans leur ensomble finissent par « no former qu'une soule classe dirigeante particoligrement riche et diversifige »“', Une fraction importante de. catto classe tend A se libérer complétement du travail productif, ot les esclaves jonent déormais un réle déterminant ; et audela, pour tous les citoyens, cette Hhé ration devient I'idéal et Ia norme de la vie.’ Du méme coup s‘accroit et s'appro- fondit la division entre Ie travail manuel et Ie travail intellectuel, condition essentielle & I'avénement de la pensée « pure », Cette division, il est vrai, était 43. CE Everts, Lorigine de le famille, p. 231. TE GE Cordon ‘Cintoe, ouviege cite, p! 18y 102 JBAN-JACQUES GOBLOT éja apparue au cours de la phase historique antérieure ; mais dans I’Orient ancien elle n’avait pas encore pénétré le corps social dans son ensemble, puis que la trés grande majorité de la population vivait toujours dans des condi- tions proches de la société primitive, qui pesaient également sur I'activité des minces élites intellectuelles défi formées, Tandis qu’avec la cité esclavagiste, la société civile tout entire s'édifie sur Ja base de cette division, qui dds lors déploie tous ses effets, s'universilise en quelque sorte; une assise sociale d’une ampleur, d’une solidité toute nouvelle est ainsi créée, permettant I'exis- tence d'une couche d'intellectuels autrement plus libres que jadis de s'adonner & la rechercho théorique « désintéressée ». Pour Ja premivre fois dens I'his- toire la pratique sociale se diversifie et se polarise & un point tel que dans le couple théorie-pratique, elle conduit A poser la théorie en l'opposant A la pra- tique comme un moment distinct, comine Ie domaine d’une activité autonome. Les nécessités vitsles étant assurées par le travail des esclaves, les citoyens sont libres de philosopher. N'est-ce point Ii, au fond, le secret de ce qu’Abel Rey appelait « la mystique de Ia vérité pour la vérité » ? Il vouleit y voir essence irréductible du « génie hellénique »‘* : & vrei dive Ie caracttre spé- culatif et « désintéressé » de Ia pensée grecque, si frappant en effet si on to compare, par exemple, & l'empirisme étroit des Egyptiens, est un reflet du mode de production esclavagiste, Historiquement ce trait nouveau constitue, & n’en pas douter, un progres considérable. On a souligné cependant plus d'une fois, et avec raison, co qu'il comportait de négatif et comment il est devenu un obstacle aux progres ulté rieurs de la connaissance : la séparation croissante entre les sciences et les techniques de production, entre Ia spéculation abstraite et Iexpérience deter. minait toutes les impuissances d’une pensée de plus en plus contemplative, de plas en plas détachée de Ia vie, et finalement la stérilisation de son dévelop- pement, Mais ce « blocage social » des progr’s intellectuels par esclavage n’allait produire ses effets que plus tard‘, a lépoque du déclin et de Ia ruine de la cité grecque, Au demeurant, il serait faux de n’invoquer Vesclavage que pour expliquer les limites et les « mauvais cdtés » du développement intellec- tuel en Grice, les cdtés positifs étant imputés & d’autres causes : ce serait riser Vunité ‘du devenir historique et social, Diailleurs Engels I'a souligné avec force : « sans esclavage, pas d’Etat grec, pas d'art et de science grecs »“". Les contradictions que le régime esclavagiste portait en lui et développait n'eurent pas seulement des effets négatifs : de fait, elles ont éé un levier décisit des progrés de Ia pensée, Survivance de Ia barbarie Reste que V'esclavage n’était encore qu’un « moyen barhare pour se dépe- ‘rer de Ja barbaric », selon Vexpression employée par Engels, qui souligne & “gs. Aba Rex, La jeunese de Ip scence greeque, p. 132, 46, Voir Vintervention de. M, MagalhaeeViluens (e Progiés technigue et Dlocage social dans la cite “Intigae ») A Ip Rencontse internationale de Royaument fmm 1961). sur le thtime. Quel -eenit tend Homme? (ud sous ce ie sax PLU, 196). Le (este omplet 2 pall dane La Perec, “47. Enoxis, Antiddbring, p. 233. LE « MIRACLE GREG » 103 ‘ce propos le caractaro profondément contradictoire de tout le progres bumain Ce trait vaut également pour la marche en avant de la pensée et pour I’étapo ici considérée de son développement. A ce point, essayons d’apprécier V'en- semble des progr’s intellectuels qui caractérisent ceite étapo : il est vrai qu’ils sont historiquement décisifs; mais ils portent Ja marque de Ia « barbarie » des rapports sociaux sur la base desquels ils s'opbrent, et c'est ce qui explique leurs limites, Plus encore : leur rangon, Tant qu’avaient prévalu_les formes naturelles d’économie, le « rapport immédiat entre la chose et homme » n’avait pa étre détruit. Mais voici que la pratique sociale s'étoffe d'une complexité toute nouvelle : ses contra- dictions internes se sont développées A un point tel qu’elle forme désormais tune riche totalité de déterminations et de rapports. Nourrio de cet humus nouveau la pensée trouve enfin la force de dépasser sa propre enfance : elle rompt avec la nature, qu’elle sait maintenant poser en dehors d’elle comme son objet; elle devient capable de concevoir la quantité, d’abstraire et do généraliser ; elle reconnait dans Je concept son instrument spécifique, en découvre la nécessité ct surmonte ainsi Pimpuissince de la connaissance’ sen sible comme V'illusion du mythe. Non que les conditions propres & la création mythique aient totalement et soudain dispar; mais dds le wi sidcle, les représentants les plus avancés de la ponsée grecque peuvent passer A la oti- tique de la mythologie, qu’ils considérent désormais comme un mode primitit et périmé de Ia connaissance : au milthos ils opposent le légos, le pouvoir proprement humain de Ia. raison. Tes « valeurs instrumentales » (pour reprendre ce terme de Gramsci) qui font 68 Glaborées dans ce monvement représentent certainement un acquis Aécisit : la raison s'est enfin constituée « sous sa forme rationnelle », Peut- con dire cependant que Vhumanité ait conguis la maitrise de ses nouveaux pouvoirs intellectuels, que la pensée humaine ait liquidé sa préhistoire? Il s'en faut, et de beaucoup. Tout’ d’abord, K'essor de la pensée rationnelle s'effectue encore sur une aso sociale trés étroite — puisqu’il n’est Ie fait que des couches les plus cul- tivées d'une classe de maitres d’esclaves, et cela seulement dans les cités grecques les plus avancées, qu’environnent de tous cétés des pouples barbares. Si large et stable que soit cette assise relativement aux stades historiques antérioures, elle reste excessivement mesquine ot limitée : Ia majorité de la population est loin de participer & ce progr’s ; au contraire, pour elle, la nouvelle oppression de classe signifi d’abord un surcroft d’ « abrutissement intellectuel » (Lénine). Tl faudra un tr’s long développement historique pour qu'une conception rationnelle du monde devienne un phénomdne de masse ; A dire vrai c'est sculement de nos jours — a I’époque du passage au com- munisme, 4 V'époque de Ia liquidation des antagonismes de classes et avec eux de la préhistoive humaine — que peut étre envisagé et défini comme une tache pratique Te mouvement qui fera accéder les masses & une conception entidre- ‘ment rationnelle du monde * Voili qui situo A sa juste place dans l'ensemble du devenir historique co 48. Enorss, Antidihring, p. 233, a4 ott 4. Mane, Le Capita, Live I, tame 1, p- 96 (4. so, 2950) £6. Cette tiche ert prdcinément Tune “de. celes que d4Gait Ie nouveau progiamme adopté pat le xXite Congr du P.CLU'S. (vit 8 ce suet Georges Cootor, Le Xktle Congres et a culture, dans Ta Pensée, 18 100, novd8e. 1961). 208 JEAN-JAGQUES GOBLO1 qui n'est qu'une premidre étape, V'aurore de tout un développement. Au sur~ plus, la pensée rationnelle continuera non seulement & progresser en extension, mais encore A se perfectionner, 4 se transformer elleméme. Ce n’est point une forme élernelle et parfaite qui apparait dans Vhistoire ; la raison des Grecs, comme le souligne JeanPierro Vernant, « n’est pas encore notre raison, cette saison expérimentale de la science contemporaine, orieutée vers les faits et Jeur systématisation théorique * ». Nous avons vu en effet comment Ia pensée rationnelle n’a pu se consti- tuer et prendre conscience de ses moyens que sur Ia base de la division entre travail manuel et travail intellectuel, c’estri-dire en se séparant_elle-méme de Ja pratique. D’ot l'impuissance des penseurs de V'antiquité a lier a spécula- tion et I'expSrience : elle se marque finalement en ceci que les « philosophies de la nature » apporues dds Ie vit siécle ne purent donner naissance 8 des « sciences de la nature ». Le développement encore trés limité des techniques ‘et des instruments d'observation nq pormettait pas, en effet, de procéder 3 @e yéritables expériences scientifiques ni d’obtenir, en aucun domaine, cet ensemble décisif de découvertes qui livre le secret’ de tout un aspect de la nature et ouvre le chemin d’une science. Mais si elle est en un sens Ia cause dernidre de I'immaturité des sciencos, V'insuffisance des forces productives doviont & son tour Veffet des rapports sociaux dont elle a déterminé la nature : entretenue par eux, elle apparsit de plus en plus comme un obstacle insur- snontable pour autant, justement, qu’il s‘agit alors d'un obstacle social C'est ce que Thomson montre 4 propos de la médecine grecque® : sti mulée par les besoins de la colonisation, colle-ci s'était développée & une date relativement précoce ; lorsqu’i la fin du ¥* sitce, avec I’école hippocratique, ‘dle parvient & son apogée, elle apparatt déja comme une discipline authen- fiquement scientifique, sinon dans les résultats qu'elle obtient, du moins dans Yesprit qui V'enime, C’est ainsi que V'auteur du traité sur L’ancienne méde- ‘eine critique vigoureusement les présupposés arbitraires des philosophes, et eontre leurs spéculations a priori proclame Ja nécessit6 de T'observation, de Ja recherche systématique des faits et de leurs causes. Nl y.a la, remarque Thom- son, quelque chose d’unique — ou peu s’en faut — dans la littérature antique Sout entire. C'est que dans ce conflit entre les philosophes ct les premiers représentants d’un véritable esprit scientifique, ceux-ci evaient tout contre eux : la faiblesso de leurs moyens d'abord, mais aussi ct peutétre surtout les préjugés socisux, nourris par Ia société esclavagiste, qui discréditaient le tra- ‘ail manuel et dégradaient le prestige de tous les « praticiens » quels qu’ils fassent. Ainsi Ia philosophie triompha de la science, ou plutét en étouffa le déve- Joppement, tout en jetant les bases épistémologiques sans lesquelles n’aurait pu 80 développer, plus tard, la connaissance scientifique ; mais ce faisant elle con- wuait & obscurcir, et pour longtemps, les données mémes du probléme de a connaissance. Tl y a IA plus qu'une imperfection, plus qu’une simple limite tune mysiification ; le principe en git précisément’ dans Te processus d’abstrac tion grico auquel l'homme apprend a se distinguer de la nature, a oxtraire des ‘choses 'universel et A le penser comme tel : car ce méme processus le conduit 52. CE. LP. Veanmen, article ed, p. 208 52. Ci. Towson, ouage cite, pp. 30308 LE « MIRACLE GREC » 105 & opposer Iuniversel aux choses comme une réalité autonome et a « atte uer aux nouvelles catégories de la pensée une validité indépendante des con ditions historiques et sociales qui les ont créées »*, Ainsi la forme concep- tuelle de la pensée, qui est Ia forme supérieure du reflet de la nature dans le corveau humain, ne sq stisit pourtant pas commo tello : elle se constiiue comme une forme mystifige, « pétrifige », pour autant qu'elle est incapable do reconnaitre st propre historicilé. Le mouvement qui l'engendre lui com fére une apparence trompeu:> d’absolu. Pourquoi ceite illusion ? Gn a parlé du « fétichisme du concept » et il existe en effet, comme I’a_montré Lénine, des racines proprement gnoséolo- giques doce phénoméne, Nous en soulignerons surtout ici les racines histo- riques et sociales : si la pensée rationnelle est d’abord incapable de saisir les conditions réelles de sa propre genése, cela provient de ces conditions elles mémes. Ici, Thomson se référe aux analyses géniales de Marx, dans le premier livre du Capital, sur le « fétichisme de la marchandise ». On a vu quel role décisif avaient joué le développement de la production marchande et Vappari- tion de la monnaie dans V'avénement du concept. Mais tout en créant les conditions de cot avénoment, les relations sociales qui caractérisent la pro- duction marchande produisent nécessairement une « conscience fausse » dans la mesure ob argent ne reste pas le simple instrument de l’échange des marchandises et devient la « forme sociale absolue » de la valeur, un reflet figé, sur une marchandise séparée de toutes les autres, des rapports entre toutes les marchandises, « Le mouvement qui a servi d’intermSdiairo s'Sve- nouit dans son propre résultat et ne laisse aucune trace », écrivait Marx & ce propos** : voil’ qui caractérise en méme temps le processus par lequel les rapports réels, sur la base desquels natt historiquement la forme concep- tuelle de la pensée, s’estompent et se travestissent. spontanément dans cette forme méme. La transcondance illusoire que revét le légos renvoie A la pre tique sociale et & ses contradictions internes : la société atteint ce moment Aécisif de son évolution od des modifications progressives, longtemps accarm- Wées & V'intérieur de la qualité ancienne, s‘accomplissent et so totalisent em des structures nouvelles, en des formes supérieures de développement. Mais Je mouvement qui les a fait naltre s'est évanoui en elles; les hommes n'y Teconnaissent plus les produits de leur propre activité sociale : elles sur gissent a leurs yeux comme des forces étrangéres, elles revétent V'apparence d'une seconde nature, Ce processus est reconnaissable & tous les niveaux : les lois du marché échappent au controle du producteur et le dominent ; les antagonismes sociaux Sfapprofondissent et acquidrent, avec Vesclavage, une esptce de stabilité et de pérennité qui les fait apparattce comme Ia base naturelle de la vie sociales issus de Ia société, les organes du pouvoir d'Btat deviennent autonomes pat rapport & Ia société et semblent la gouverner du dehors, De méme, et & travers Je méme mouvement, la pensée humaine conquiert son autonomie ; ce faisant, ‘lle en arrive & méconnaitre les liens qui la rattachent Ia pratique. Pour- tant ceux-ci n'ont pas cessé d’exister ; mais ils sont désormais infiniment plas ténus, plus mouvants, plus enchevétrés, La conscience humaine gagie em 53: Tyowsoy, onrage cité, p. 341 54. Manx, Le Capital, Live I, totne T (Ba. soc, 1950) p. 105, 106 JBAN-JACQUES GOBLOT complesité et en richesse mais elle so dédouble, et ainsi divisé contre lut- méme, I'homme découvre sa propre puissance comme impuissance : dans le temps qu'il s'approprie de nouveaux instruments intellectuels, il les alitne, ‘A travers la succession des philosophies — du Logos héraclitéen & 1'Un de Parménide et jusqu’au monde platonicien des idées — Thomson retrace les progrés de cette alignation, paralldlement A ceux de V'abstraction et de la conceplualisation. I montre alors qu'une méme nécessité préside aux uns et aux autres, et qu’A vrai dire il s'agit d’un seul développement. contradictoire, Peut-éire apercevra-ton ici que le matérialisme historique fournit la seule ase sur laquelle on puisse non sculement résoudre scientifiquement le pro- blame que nous avons post — celui de la genése du concept, mais aussi rendre compte do ses difficultés et plus encore : inclure dans cette solution l'apparence insoluble que revétit longtemps Te probléme et la nécessité historique des solu- tions fausses (idéalistes) qui lui ont élé apportées. Car Ia raison n'est pas spontanément ni de prime abord transparente 4 clleméme : concernant sa propre nature, elle subit une mystification qu’en- gendrent précisément les conditions de son avénement, et qu'elle ne parvien- dra a dissiper qu'au terme d’une longue évolution, lorsque ces conditions elles- mémes auront pleinement mari — c’osta-dire lorsque les antagonismes de classes, dont la société esclavagiste me représente historiquement que la forme initiale, co seront développés au point d'atteindre lour forme suprime, pré Inde a'leur liquidation définitive. Alors, et alors seulement, l'homme devient capable de ressaisir son étre social et simultanément de mattriser ses propres pouvoirs intellectuels, produit social de son développement historique. En méme temps la penséo humaine, franchissant un nouveau bond qualitatif, accéde A une rationalité supérieure au regard de laquelle ses premiéres con quétes se révélent n’étre qu'une « forme antédiluyienne » de son développe- mont : la raison devient pleinement adulie et liquide véritablement sa préhis- toire. Cela aussi, c'est Vaffaire de notre temps, qui prépare une « mutation rationnelle » encore plus décisive, en un sens, que celle dont nous ¢tudions Te processus. Crest. avec M6vocation de co futur — longtemps annoncé par les podtes sur Te mode de Ia prophétie, maintenant devenu si proche et scientifique- ment définissable — que se termine l'étude de Thomson sur In pensée grecque. Elle y trouve un prolongement admirable et nécessaire, grice auquel appa- raissent, au travers de toute Ja trame historique, les rapports profonds qui unis sont les Grecs et les modernes** : la révolution intellectuelle que mérit l’époque moderne contredit en un sens, mais en méme temps prolonge et réalise les conquétes de Ia pensée grecque, N’allons pas, en effet, faire trop bon marché de celles-ci : il serait dangereux de méconnaitre ce qu’elles ont de décisit et mémo de définitif — surtout au moment ot elles se trouvent remises en cause par la grande croisade de V'irrationalisme moderne, qui s'attaquant & la. néc sité de ‘abstraction et du concept ose nous inviter & rétrograder en-dech, & nous replonger dans la barharig de la pensée mythique. D’un autre cdté les nou- yelles conquétes de Ja pensée moderne, en éclairant les limites réelles du déve- loppement antérieur, nous permettent de mieux saisir dans sa continuité le 45. DEA mis en Tumitre, sour certains de leur aspects, Engels dans be Dialeetque de la Natute (6. E2005 2952) B! 38, B. $2, BP. 185153) LE « MIRACLE GREC » 107 devenir historique de la pensée humaine et, en lui restituant toute son ampleur, dy apercevoir alors non point un seul bond qualitatif, mais une série de bonds ; non plus Iacte absolu d'une naissance — cette esptce de « flat » que V'appar rence faisait imaginer d’abord et qui imite si bien la visitation d’une trans cendance, mais des mutations renouvelées qui ne peuvent aire appelées nais- sances que dans le sens tout « relatif » et « circonstancié » défini ici méme par Marinette Dambuyant ©; non point enfin une ligne droite mais une spi- rale, disait Lénine, * Pour terminer cette trop longue étude (trop courte pourtant et schéma- tique, au regard de I’ampleur du probléme posé), nous voudrions revenir sur les résultats auxquels aboutit Thomson et présenter britvement quelques remarques 4 leur propos, ou plutdt A propos de certaines questions que sou- lave leur interprétation : ceci non point tellement pour conclure, mais pour suggérer des directions ot le débat ici engagé pourrait se poursuivre. Encore la monnaie ‘Thomson yoit dans le développement rapide de I’économie monétaire te facteur déterminant, en dernitre instance, des progrés de la pensée grecque vers I'abstraction et la conceptualisation : non seulement par ses effets dissol- yanls, par le bouleyersement social qu’entraine a tous les niveaux l'apparition de la monnaie, mais aussi par ses effets positifs, par les nouvelles relations qu'elle éablit et sur la base desquelles nalt, une forme nouvelle du reflet de a nature dans le cerveau humain : la forme conceptuelle, De sorte que celle- apparalt elle-méme comme un reflet de Ia forme monnaie. Une étape essen lislle de ce processus est alteinte avec le concept parménidien de I'Etre : « premitre tentative, écrit Thomson, pour formuler I'idée de substance, déve- loppéo ensuite par Platon et par Aristote, mais portée 4 maturité soulement & Vépoque moderne, par les philosophes de la bourgeoisie ». Pour la premiére fois en effet, les exigences logiques propres au concept (au sens génétique da terme) sont séparées de la réalité sensible et opposées a elle dans wn concept absolu, « fétichisé ». Tl s'ensuit qu'un tel concept n’a ‘pu se constituer que comme un « reflet de Ia forme monétaire de a valeur », Thomson Ini-méme présente cette dernidre affirmation comme une con clusion provisoire qui exigerait, pour étro pleinement confirmée, « ta discus- sion systématique de quelques problémes fondamentaux de la philosophie ancienne et moderne »*, Une telle discussion mériterait en effet d’étre enga- gée. En fait, elle a déja 68 ouverte par Jean-Piorre Vernant qui, dans 1'étude 56; fii La Pen, w# 94, nove, 2960, 39). 7. Ounage cite, p. 300 3€. 1'ceatt Sans doute tts interessant, em effet, de cappcocher Tanase de Thomion de certains travavx pactant ur le philorphie: moderne. ‘Nove pesons fr surout a Tétude si fiche cts supgestive ide Jean’ Desant rot Spinozs (fototaction 3, Phstere de a philosophic, BA. sox, 1936 y voi ef pete calier,p. aso et suivantes, le chapite inti « Luabstaction de fa maison et a pratique di cred 5} Hes JBAN-JACQUES GOBLOT remarquable que nous avons défi plus d'une fois cilée, soumet les conclusions de Thomson & une critique détailléo ob apparaissent principalement deux griefs : tout d’abord, Thomson commeltrait un anachronisme en considérant ue la forme marchande de la production sociale est parvenue & maturité dés Ja société esclavagiste ** : ce n'est qu’avec le capitalisme, lorsque la force de travail clleméme devient marchandise, que « la forme marchandise des pro- duits devient dominante ». Marx précise Tui-mfme ce point et il souligne, & propos de la pensée économique d’Aristote, que le point de vue do la valeur Gusage dominait encore Vantiquité classique. D’autre part (et c’est ici la prin- cipalo critique) il serait excessivement schématique et Gnalement erroné do définir le concept de substance comme le simple reflet de Ja monnaie, commo « abstraction du signe monétaire » projetée et transposée dans le cerveau’ des philosophes. La philosophie grecque n'a pas forgé ses concepts « & travers la pratique monétaire ou I'activits mercantile » : elle hérite son contenu de la pensée religicuse, et si elle Pexprime désormais sous une forme rationnelle, elle la prolonge encore en ceci qu'elle « construit sa propre rationalité » non point en s'appuyant sur la réalité sensible, mais au contraire en rompant avec alle, Nous ne pouvons reprendre ici tous les détails de la controverse, encore moins prétendre la conclure. Disons pourtant d’emblée que ni l'un ni l'autre de cs reproches ne nous paratt entigrement justifié. Sur le premier, Thomson semble s'étre expliqué Iui-méme par avance : comment apprécier correctement, se demande-til, Ie degré d’extension atteint par la production marchande dans a Groce classique Certes, il ne faut pas Ia surestimer : c'est. seulement — wien n'est plus vrai — avec le capitalisme que Ia forme marchande de Ia pro- ‘duction sociale atteint son extension maxima, et Marx relevait déja, dans le Eopital, Verreur grossiére qui consiste & perler d’un « capitalisme antique ». Inversement il serait dangereux, souligne Thomson, de sousestimer le déve Toppement de la production marchande en Grice : pour mesquines qu’apparais- sent ses limites au regard de ses proportions modernes, ce développement nen yeprésente pas moins un degré qualitativement nouveau, marqué par le fait capital de Vapparition de la monnaie et de Vavénement d’une économie moné: aire. C’est en co sens — en un sens tout relatif — qu’Engels pouvait dire que Ia production marchande était pervenne, en Grace, A son « plein aéploie- ment »; en méme temps il décrivait de fagon frappante Yampleur des effets sociiux, politiques et idéologiques qu’avait produits cette nouvelle puissance — argent — sur les Grecs des cités les plus avancées dts le vi siécle avant notre bre, Fautil alors opposer ict Marx a Engels ? Nullement, croyons-nous, Nous emprunterons sur ce point notre dernier mot & Louis Gernet, qui dans un article dont justement J. P. Vernant fait état, écrit ceci qui nous paratt con- firmer parfaitement le point de vue de Thomson : « Si limits que soit le développement économique, l'économie a fait son ‘eexre, Ello passe le niveau, La terre méme finalement peut s‘aliéner. Tout se compte en argent : et Aristote, quels quo soient ses partis-pris théoriques et ap. CE. ticle ctf, p. sot 6. CE cumage: ci, pps 180-206. ‘LE « MIRACLE GREC » 108. ses préférences sentimentales, est bien obligé de définir la richesse comme tune matigre neutre et homogéne » *. Lo second reproche, celui de « schématisme », est certainement beaucoup plus délicat & examiner, d’autant que s'y trouve au fond engagéo la question irvitante, difficile, fertilo en malentendus du reflet. « Pas un simple roflet », it J.P. Vernant : do fait, le reflet de Ia réalité dans la pensée estil jamais ple? Au demeurant, Ia réalité reflétée ici (la forme monétaire de ta valeur) n'est pas un objet naturel mais une forme sociale : en tant que telle elle revét nécessairement un aspect « énigmatique » (Marx) et reste opaque & la cons- cionce. Elle se refléte pourtant en elle, mais ce reflet est pétriflé, mystifié, inversé. Vernant proteste que la pensée des premiers philosophes'grecs est ieréductible 4 un« rationalisme mercantile » qui se serait formé & travers Vexpérience du maniement do la monnaie : il s‘agit de tout autre chose, en cffot. Aussi bien, peut-on se contenter d’envisager ici Ja monnaie comme Vins- trument technique des échanges? A partir do Ia « forme phénoménale », il faut découvrir « le rapport essentiel qu’elle renferme »" : avec co sens si juste de Vimiage qui le caractérise, Marx disait que Vargent est « un cristal qui se forme spontanément dans les échanges »*. Non point, par conséquent, un simple « signe » de la valeur mais incarnation méme, « socialement vali- dée », de la valeur des marchandises, sparée de toutes les marchandises et promue a Vautonomie par rapport 4 elles : en tant que telle, son existence est ‘une pure abstraction ; pourtant cette abstraction affirme avec éclat sa puis- sance : issue des choses, elle semble dominer les choses. C'est la que la pensée trouve un support social nouveau; non point un modéle sensible dont elle s'inspirerait délibérément pour élaborer son propre instrument : cette aso Iui reste cachée. D’od I'illusoire indépendanco qu'elle attribue alors au concept. D’ot, également, Ia complexité du probléme et la délicatesso avec laquelle il convient de manier ici Ia théorle du reflet, Mais préciser une these, la rectifier au besoin ou en améliorer les formulations est une chose ; ta contester en est une autre : estil juste de dire que la forme conceptuelle de Ja pensée est néo historiquement comme lo reflet de la forme monétaire de la valour et sur la base des relations sociales nouvelles créées par Ia productioa marchande parvenue A son « plein déploiement » ? Pour notre part. nous accep- tons cette thése qui nous parait fournir la base matérialiste d'une solution scientifique du probléme, d'une solution capable do lier le « début » avec a « suite » et la « fin », comme disait Lénine. Nul doute cependant qu'elle n'ait besoin d’étre soumise & une large discussion, qui trouverait toxt mata- rellement son cadre dans Jo débat ouvert par La Pensée, Qu’est-ce qu'un développement « classique »? Ainsi serait définie, comme une loi historique de portée universelle, tx oi du mouvement dont Ia pensée conceptuelle est Ve produit, Cependaat, i Von met A part le bref chapitre sur la Ching (@ailleurs trés privieas et tes 6. Lovis Genser, Chose visbles et choses inesbles (Revue phtosonbigee, 2936 SY 62. CE Mans, Le Capital Lave 1, tome If, 65, Le’ Coptal, Livre, tome Ty p97 11a JEAN-IACQUES GOBLOT suggestif), ce n'est qu’ partir d’un champ d’examen trés Timité que Thomson Abgage cette loi : les sociétés anciennes du Proche-Orient, la société grecquo. La loi peutelle, dans ces conditions, avoir une portée universelle ? Oui, pour autant que la phase de développement représentée par W'histoire ancienne de la Grice revét une signification universelle. Les historiens bourgeois décrivent yolontiers la civilisation grecque comme une ezception historique absolue, et sauvent ainsi la contingence. Mieux encore : la raison grecque peut dis lors tre présentée comme un phénoméne privilégié, purement « régional » ; il sera assez aisé, ensuite, d’étendre ce caractére a Ia pensée rationnelle dans son ensemble, dans la mosure oit on la rattachera a la « source grecque » ; 1a raison sera ainsi dépouillée de son universalité au profit de la pensée mythique, o& Yon découvrira les véritables « archélypes » do Vesprit, Tel est I'usage que Virrationalisme moderne fait d’un « historicisme » fallaciewx. Marx, cependant, écrivait que « les Grecs étaiont des enfants normaux » * ; et dans ['Origine de la Famille, Engels choisissait i révolution athénienne da wi sidcle comme Vexemple « classique » de la naissance de l'Etat, et plus géné- ralement du passage de Ia barbarie A la civilisation. Mais qu'est-ce qu'un déve- Toppement historique « classique » ? C'est, répondra-on d’aprés Engels, le développement « le moins altéré », le plus « pur », le plus dépouillé des « sco: ies du hasard » : celui od le phénomeéne révtle le plus immédiatement son essence, ot Pévénement laisse transparattre Ia oi, Fautil donc comprendro qu'un développement classique serait plus pauvre que les autres, plus facile ment réductible & un schéma et par conséquent moins riche en complexités, ‘en contradictions ? On aurait beau jeu, alors, d’accuser les marxistes d’inventer euxmémes ce schéma en sélectionnant arbitrairement ce qui paratt le fonder, de faire violence & histoire en Ini imposant du dehors sa « norme ». A bien lire Engels, cependant, nous découvrons qu'il faut interpréter tout autrement sa pensée ! parlant de notre pays, il déclare que si Ia France a été la patric « classique » de Ta féodalité médiévale, de la monarchie absolue, de le révolu- tion bourgeoise et des premigres révolutions prolélariennes, c'est parce que Tes luttes do classes, chaque fois, y ont été menées « jusqu’au bout ». C'est bien aussi en cela, d'une certaine maniére, que consiste le « classicisme » de la Grice antique : ce caractire n'est point le produit d'un développement plus pauyre, maig au contraire d’un épanouistement plus complet et plus riche, d'une évolution plus « achevée » que les autres, C'est a plus grande com plexité, la plus grande richess de ‘développement qui enfante Ia forme Ia plus accomplice ot révéle le plus clairement Ja loi du mouvement qui I’a produite. Sil en est bien ainsi, Ia démarche de Thomson est parfaitement justifié elle est conforme a la méthode scientifique définie par Engels, qui veut que chaque catégorio soit étudiée « au point de développement de sa pleine matu- rité, dans sa pureté classique » "4, Mais alors il doit aire possible de recher cher et de découvrir, dans d'autres évolutions historiques homologues mais « tronquées » sous des formes et & des degrés divers ou « figées » A des stades plus embryonnaires, des confirmations au moins partielles de la loi dégagée & partir du type d’6volution le plus classique. C'est précisément ce que Thom- woth ls ei SOS pen Mlb Kal an os LE « MIRACLE GREG » UI son a ontrepris de faire dans sa bréve étude sur Ia société et Ia pensée chi- noises * : entre le vu® et Te v* siécle avant J.-C. (précisément 8 Iépoque ot le régime de la pdtis parvient & maturité en Grice), des progrés décisifs sont effoctués en Chine vers la propriété privée du sol, Tx division du travail et le développement des échanges commerciaux. En méme temps, des « philoso: phios de la nature » se constituent, dont Te contenu offre des_ressemblances frappantes (qualifiées de « surprenantes » par certains spécialistes) avec Ia pensée dos présocratiques grecs, notamment des Pythagoriciens, Un tel usige de la méthode comparative, si décriée par l'agnosticisme moderne, se révéle donc extrémement fructueux. Mais beaucoup reste encore & faire“, et & mesure que le champ des recherches s’étend et se diversifie, do nouveaux domaines s'offrent & des études de ce type : Ia aussi, de vastes perspectives sont ouvertes @ la discussion, « La pensée rationnelle est un produit social » ‘A. propos des travaux de Cornford, Thomson remarque que de nombreux historiens, qui adoptent une attitude ‘matérialiste (attitude spontanément ot parfois inconsciemment matérialiste du savant) Torsqu’ils étudient la préhis- loire do la pensée, doviennent idéalistes dés qu’lls passent & T'examen de ce que son histoire a produit, En méme temps, ils se montrent impuissants a rendre comple da passage de l'une 3 Vautre™. C'est que, s'ils admettent plus ou moins confusément que dans 1a société primitive la pensée humaine Aéterminée par les conditions sociales d’existence, ils s'imaginent volontiers que dans la société civilisée il cesse d’en tre ainsi : délivré de toute entrave, Yesprit humain ne serait plus conduit que par son propre élan vers la vérité En fait, les déterminations sociales de Ia pensée n'ont point disparu a ce stade : ‘les cont infinianent plus complexes et mouvantes, mais non moins essentielles. Tl est vrai que dés lors on ne peut plus les saisir si l'on ne reconnaft pas dans Ta Tutte des classes le moteur du développement social et que cette réalité, pour des raisons de classe justement, échappe & la pensée ourgooise ou da moins n'est acceplée par elle, dans le meilleur des cas, que partiellement et non sans bien des réticonces, Tl en est bien ainsi pourtant : « La pensée rationnelle est aussi un produit », comme T'écrivait Jean Bruhat*, Toute l'étude de Thomson, nous Favons vu, tend & confirmer cotte thése essentielle, & en développer les’ impli- cations et & la vérifier dans histoire concréte, Elle démontre que Toin de jouer soulement un réle négatif et de n’expliquer que les obstacles aux progrés de la connaissance, Ia pratique sociale est véritablement créatrice + elle « enfante » Te concept. Cette thse compromet-elle la validité du concept ? Fait-elle de Ia pensée cconceptuelle un simple « épiphénomane » de la société 2 On lui oppose en effet de tels arguments, A quoi Lénine répliquait déja en définissent 1a dia- 65. Ournage cté, op. 61-7. 57. Thomion excque Isvméme, dans ta prtfece de son oueage (®. 7), aller the compartive 3 Tete Qe pense naenne. Thowson, ouvtege ld, pp. 165-17), 6p, La Pensée, > 94, nov-d62. 1960, . 38 itéree qu'il y aurit a 2 JEAN-JACQUES GOBLOT lectique de Vabsolu et du relatif dans la connaissance humaine et dans les vérités objectives qu’elle est capable de découvrir. Il écrivait notamment ceci « La nécessité du concept n'est nullement levée par Vétude des sources de la connaissance et du concept »'®, Par Tk il ripostait aux idéalistes, qui refusent @envisager Ia genése historique de In connaissance sous prétexte de préservet son objectivité. Mais son analyse doit étre opposée également & ceux qui, sui- vant la méme démarche en sens inverse, nient l'objectivité de la connaissance en arguant de son caractire historique. Ainsi raisonnent en effet certains sociologues contemporains, adeptes de la « sociologie du savoir » allemande, qui ne metient en évidence les déterminations historiques de la pensée concep- tuelle que pour attribuer aussitét au concept, comme si la conséquence allal de soi, un caractére « fantématique » et inessentiel. Lirrationalisme contemporain est ylus habile que jamais & exploiter toutes les difficultés des problémes gnoséologiques, 4 se frayer une voie 4 travers la moindre faille dans nos solutions : qui n'apergoit le bénéfice qu'il peut retirer a'une interprétation abusive, dans un sens relativiste et agnostique, de essence historique de la connaissance humaine ? Nous nous bornerons, pour notre part, 4 signaler lo danger : c’est aux philosophes, ici, que l'on pourtait demander Tear contribution & ce débat. 70. Lite, Cahiers philosophiques (Ed. soe), p. 243.

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