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Déjà le romantisme, puis le surréalisme ont suscité un renouveau d'intérêt pour la gnose,
l'hermétisme, les manichéens, les cathares. Sans parler du mouvement occitan, en lequel
prétend se réaffirmer le « génie d'oc », diverses solutions dualistes reparaissent çà et là,
chez un H. G. Wells, chez un C. G. Jung.
Des trouvailles de documents ont renouvelé la matière : ce furent, dans les premières
années de ce siècle, les textes d'Asie centrale puis d'Égypte qui témoignaient directement
de la religion manichéenne, puis le Liber de duobus principiis retrouvé en 1939 et qui est
maintenant notre source principale sur les Cathares; enfin, plus récemment, les
sensationnelles découvertes de textes gnostiques à Nag-Hammadi (Haute-Égypte) et de
documents de la secte para-chrétienne de la Nouvelle Alliance à Aïn-Feshkha (Mer
Morte).
Les deux livres les plus intelligents qui aient été écrits sur le dualisme, ceux de Simone
Pètrement, élève d'Alain et amie de Simone Weil, datent de presque dix ans et précèdent
ces deux dernières découvertes. Notre connaissance des plus anciennes doctrines de
l'Iran, terre classique du dualisme, a été récemment bouleversée par les travaux de
Georges Dumézil.
Il nous a semblé opportun d'esquisser, pour Synthèses, le paysage général, tel que ces
recherches et ces trouvailles permettent de le reconnaître, où doivent se situer les diverses
formes du dualisme tant religieux que philosophique.
***
Le terme dualismus a été forgé par Hyde, Historia Religionis Veterum Persarum, 1700,
pour caractériser la doctrine iranienne selon laquelle il y a deux principes suprêmes,
éternels, l'un bon, l'autre mauvais. Le mot a été repris par Bayle, puis par Leibniz. Chr.
Wolff en a étendu l'usage à la métaphysique, l'appliquant à la doctrine cartésienne qui
voit dans la pensée et la matière deux substances mutuellement indépendantes. C'est
contre ce dualisme que Kant a réagi — et déjà Spinoza — puis Fichte et Hegel par
l'idéalisme, les positivistes par le matérialisme. L'attitude cartésienne peut elle-même
passer pour une suite de la réaction platonicienne qui, à la Renaissance, succéda à la
scolastique aristotélicienne.
C'est dans la religion iranienne que le dualisme a pris sa forme la plus radicale, et la plus
célèbre. Connu des Grecs et des Juifs, le dualisme iranien semble avoir contribué — dans
une mesure malaisée à préciser — à la transformation de la religion d'Israël qui amena la
naissance du christianisme et, plus encore, celle du gnosticisme, du manichéisme et de la
survivance cathare. Son étude est donc capitale pour l'intelligence des origines et de
l'histoire du christianisme.
Il faut écarter d'abord deux conceptions simplistes : selon l'une, le dualisme est une étape
nécessaire dans une évolution, conçue linéairement, allant du polythéisme au
monothéisme; selon l'autre, le dualisme naît d'une protestation contre le monothéisme.
Le dualisme grec. Pour les Orphiques, le corps était pour l'âme un tombeau (sôma-sêma):
le mythe de Dionysos mangé par les Titans, de la cendre desquels l'homme naissait,
illustrait cette dualité anthropologique. Le monde entier apparaissait aux Grecs — sauf
pour les matérialistes, atomistes, etc. — comme résultant d'une condensation, de
l'épaississement, de la dégradation d'une matière subtile, l'éther. Quelque chose de cet
élément céleste pénétrait cependant le monde, l'animait comme un souffle (Anaximène,
etc.), ou l'organisait comme une pensée (Anaxagore). D'autre part, les Pythagoriciens
opposaient à l'Un le Multiple, et la philosophie s'est consumée, peut-on dire, à essayer
d'expliquer celui-ci à partir de celui-là. — L'éléatisme notamment est une tentative pour
surmonter le dualisme pythagoricien. — L'univers d'Empédocle était soumis au conflit de
l'Amour et de la Haine.
Les disciples de Platon ont pu, tout en se réclamant de lui, être les uns, dualistes, les
autres, monistes. Aristote a poussé dans le sens moniste en critiquant le dualisme de
Platon : il remplace les Idées séparées par des formes immanentes. Entre ce que Platon
séparait, Aristote cherche un lien organique. Il est le premier à construire un
Stufenkosmos. Après lui, la participation se mue chez les stoïciens en génération, chez les
néo-pythagoriciens en explication, chez les néo-platoniciens en émanation, chez les
mystiques, enfin, en illumination. (Hoffmann)
Philon le Juif (pour qui l'universel devient personnel : la philosophie tendant ainsi à
redescendre vers le mythe, ce qu'elle fera dans le gnosticisme) a de Dieu une conception
transcendante : il lui faut un moyen terme entre Dieu et le monde; ce sera le Logos, repris
aux Grecs (Héraclite, etc.).
Posidonius, préoccupé de réconcilier les contraires par la doctrine des moyens, est le
premier à interpréter l'Âme du monde comme moyen terme (doctrine qui n'est pas chez
Platon).
Plutarque, lui aussi, est obsédé par l'idée d'une médiation entre deux principes
radicalement séparés. Se cherchant des autorités en Égypte et surtout en Perse, il fait du
dieu Mithra essentiellement un mesitês (médiateur).
L'époque alexandrine est dominée par les conceptions suivantes : la religion astrale
implantée par Platon, développée dans l'Epinomis, chez Aristote, les Stoïciens, aboutit à
un fatalisme. Un remède à celui-ci est fourni par la magie, par les mystères, orientaux ou
autres, qui raniment la notion orphique de sôma-sêma et l'idée que l'âme, déchue dans un
univers dégradé, appartient « au delà » du monde. Les gnostiques, et une partie des
hermétiques, en qui s'accentue la Weltflucht, expliquent la création elle-même comme la
conséquence d'une chute.
Plotin, qui paraît avoir commencé par être gnostique, du rameau romain de la secte dont
la bibliothèque a été récemment retrouvée à Nag-Hammadi (Haute-Égypte), réagit contre
les gnostiques, auxquels il reproche la grossièreté de leurs conceptions et leur blasphème
contre l'univers. Pour lui, le monde n'est pas la conséquence d'une chute, mais d'un
rayonnement. Seule l'âme individuelle est tombée. Il essaie de surmonter le dualisme
métaphysique, et ainsi font ses successeurs, tous se réclamant de Platon. Comme l'écrit
Simone Pètrement, Platon est dualiste au IIe siècle, moniste au IIIe. Toutefois il subsiste
chez tous les néoplatoniciens un dualisme, héritage plus ancien que Platon lui-même : la
matière ou mal est un principe distinct, irréductible à Dieu.
Parmi les dieux, daiva, les Indo-iraniens paraissent avoir distingué une classe spéciale,
les asura, de caractère plus mystérieux, plus magique. L'Inde a accentué ce caractère dans
le sens magique et maléfique et en a fait des démons. Dans l'Iran, au contraire, c'est aux
daiva que s'est attaché un sens maléfique : leur culte fut combattu notamment par
Zarathustra, par le livre du Videvdât, par Xerxès, et ne cessa d'être condamné, ce qui
prouve sa persistance, à l'avantage du culte des ahura (ancins asura) ou des baga (anciens
bhaga). C'est ainsi que des dieux védiques, Indra, Sarva, Nâsatya, sont attestés en Iran
comme démons.
Le dieu Vâyu (vent cosmique) semble avoir été, en Iran, l'équivalent du Janus latin, dieu
des commencements ambigus, capable d'apporter bonheur ou malheur. Dans le
zoroastrisme tardif, ce dieu apparaît scindé en deux moitiés, l'une bonne, l'autre
mauvaise.
Après Zarathustra, ces deux êtres se sont confondus : c'est Ahura Mazdâh lui-même (d'où
Ormuzd) qui est désormais l'adversaire de l'Esprit mauvais Ahra Manyu (d'où Ahriman).
Cette forme la plus nette de dualisme s'exprime notamment dans le Vidêvdât. C'est elle
que les Grecs ont connue. Elle se présentait au IVe siècle, selon le témoignage de
Théopompe, sous la forme d'une succession de souverainetés, celle d'Ahriman durant
3.000 ans, puis Ormuzd et Ahriman luttant l'un contre l'autre, enfin Ormuzd régnant seul.
Cependant, d'autres computs avaient cours.
L'opposition entre monde spirituel et monde corporel existe en Iran, mais, loin de
coïncider, à la manière grecque, avec l'opposition entre bien et mal, elle la traverse. Selon
l'un des computs, comprenant 12.000 années, le monde pendant une première période de
3.000 ans a existé de manière non-matérielle. Le salut et la rénovation du monde, que
Zarathustra (comme Jésus et les premiers chrétiens) avaient cru proche, est reporté à des
milliers d'années et sera l'œuvre de sauveurs futurs. Zarathustra en a apporté l'assurance.
A partir du IIIe siècle de notre ère et peut-être beaucoup plus tôt, le dualisme mazdéen a
pour rival, en Iran, le zervanisme (de Zervan « le Temps »), qui est un fatalisme astral et
dont l'existence est attestée notamment par le fait que, pour Mani, le dieu suprême ne
s'appelle pas Ormuzd, mais Zervan. (Ormuzd, dans le manichéisme, n'est que l'Homme
primordial). Durant la période sassanide, et grâce au plus ou moins de zèle des rois
successifs, le mazdéisme et le zervanisme prédominent alternativement. Et les deux
religions se compénètrent. C'est un mélange zervano-mazdéen que nous attestent, comme
religion de l'Iran, la plupart des documents rédigés par des chrétiens à l'occasion des
martyres de leur foi. Zervan, le dieu suprême, a deux fils jumeaux qui doivent régner
successivement et dont l'un, Ahriman, s'est assuré par ruse la priorité sur l'autre, Ormuzd.
Le mazdakismé, qui apparaît dans l'Iran du Ve siècle, semble dériver d'une variété de
manichéisme dont on a trace à Rome sous Dioclétien.
1. Yahweh a été si bien exalté et purifié par les prophètes qu'on a senti le besoin de
combler l'abîme entre sa transcendance et le monde. Le Logos emprunté par Philon à la
philosophie grecque n'est qu'une des solutions abstraites qui se sont présentées, à côté de
la Sagesse, de la Gloire, de l'Esprit. Plus mythique est la figure du Fils de l'Homme, qui
apparaît dans Daniel puis dans Hénoch : figures purement eschatologiques et qu'on ne
peut dériver de l'Homme primordial de l'Iran qu'en le confondant avec le mythique
premier homme dont parlent Job (15,7) et Ezékiel (28, 1-19).
2. Le personnage de Satan, d'abord serviteur de Dieu, chargé par lui du rôle d'accusateur,
prend de plus en plus de relief et d'indépendance jusqu'à être, dans le Testament des
Patriarches, dans la littérature sibylline et l'Assomption d'Isaïe, sous le nom de Belial,
l'adversaire de Dieu. Ainsi, la tendance dualiste, longtemps tenue en respect par le
yahwisme officiel, reprend vigueur, non sans peut-être quelque influence iranienne. Ce
dualisme est toutefois mitigé par le mythe de la chute des anges, qui sauvegarde la
souveraineté divine; mythe rattaché au ch. VI de la Genèse et développé dans Hénoch et
les Jubilés, mais conforme à la prédication de Zarathustra (v. ci-dessus) et au
gnosticisme.
Mais le dualisme, atténué ou non, a été depuis longtemps combattu, ainsi par Esaïe, 45,7,
puis par les rabbins dans leur polémique contre les Mages, les gnostiques et les Mînim,
lesquels sont accusés de croire à deux « pouvoirs » dans la divinité.
L'Islam orthodoxe devait poursuivre la lutte contre le dualisme, qu'il jugeait plus accusé
chez Bardesane (le gnostique précurseur de Mani), chez Mani et chez Mazdak que chez
les Mages (les Mazdéens).
3. Cependant, outre la croyance à Satan, dont la place est restée mal définie, une autre
forme de dualisme, la croyance à deux Esprits, l'un bon, l'autre mauvais, yeser ha-râe, a
eu cours dans le judaïsme. Cette doctrine, qu'on rattache à Juges, 9, 23, à Samuel, 1, 16,
14, à Rois, 1, 22, 22, se trouve sous une forme particulièrement nette dans le Manuel de
Discipline, de la secte de l'Alliance dont les livres ont été récemment retrouvés près de la
mer Morte. Dieu a créé deux esprits, le Prince des lumières et l'Ange des ténèbres, en
lutte continuelle et entre lesquels se partagent les « fils de justice » et les « fils de
perversion ». Le premier triomphera, mais actuellement la Terre est sous l'empire de la
Perversité. Ce système, qui rappelle certainement l'Iran comme l'ont vu notamment K. G.
Kuhn et Dupont-Sommer, diffère du message de Zarathustra par l'absence de la notion de
choix (les deux esprits, bon et mauvais, sont créés tels) et diffère aussi du mazdéisme,
lequel n'oppose pas deux esprits l'un à l'autre mais Dieu (Ormuzd) à l'Esprit mauvais
(Ahriman). En revanche, la ressemblance est grande avec le système zervano-mazdéen
décrit ci-dessus, où Zervan donne naissance à deux jumeaux; ressemblance d'autant plus
grande que, de part et d'autre, le monde est conçu comme actuellement soumis au Prince
des ténèbres.
Le dualisme chrétien et gnostique. Telle est aussi la croyance qui prévaut dans le
christianisme naissant, où Satan est appelé par Paul « le dieu de ce siècle », par le IVe
Évangile « le Prince de ce monde », et dont témoigne le récit de la Tentation de Jésus. De
même, les anges de Paul sont, sauf peu d'exceptions, des êtres mauvais : archontes de ce
siècle. L'opposition entre la chair et l'esprit a chez lui une valeur symbolique et n'est pas
celle du corps et de l'âme chez les Grecs : plus que de la nature de l'un et de l'autre, elle
résulte du péché; n'est pas grec non plus le ravalement de la psyché au profit du pneuma.
L'Apocalypse est pleine du conflit entre Dieu et les puissances du mal, et annonce le
royaume de Dieu comme devant succéder à une domination presque totale de Satan.
Cette croyance est en quelque sorte banale en Palestine à cette époque. L'Évangile de
Matthieu en met une plus spirituelle dans la bouche de Jésus : « Mon royaume n'est pas
de ce monde ». De même, l'Évangile de Jean conçoit l'avènement du salut sous la forme
d'une vie nouvelle créée par la parole du Christ : l'homme meurt parce qu'il appartient à
un monde qui n'a pas la vie en soi.
Le christianisme, bien que réprouvant la chair, n'a jamais été jusqu'à nier la résurrection
corporelle, ni à condamner la création comme font toutes les variétés de gnosticisme
contre lesquelles il a constamment lutté.
Le mandéisme est une variété de gnose dans laquelle deux principes, lumière et ténèbres,
sont antagonistes et mutuellement indépendants, comme dans le manichéisme. C'est sans
doute artificiellement que les mandéens se rattachent à Jean-Baptiste.
L'Église a lutté contre la gnose, mais elle n'a pu en triompher qu'en se l'incorporant dans
une certaine mesure. Clément, Origène et les autres Pères alexandrins, notamment,
imposaient à des spéculations et à des rites saisis dualistiquement un système moniste-
idéaliste comme cadre, auquel la piété pratique attacha peu d'importance. Notons que
Clément d'Alexandrie identifiait le diable à l'Âme mauvaise dont il est question dans les
Lois de Platon.
La lutte contre le manichéisme s'est terminée par la disparition de celui-ci. Mais d'autres
formes du gnosticisme survécurent et l'on peut dire qu'au moyen âge le principal
adversaire de l'Église, au moins en occident, a été le dualisme gnostique, représenté par
les Cathares ou Albigeois, héritiers des Bogomiles. On peut y distinguer deux variétés,
l'une présentant un dualisme radical, l'autre un dualisme mitigé. Leurs adversaires
catholiques les ont rattachés aux manichéens; mais c'est par référence abusive à ce qu'ils
connaissaient par la polémique des anciens Pères, St. Augustin et autres, contre le
manichéisme. Tout aussi dénuée de fondement est l'accusation d'adorer le diable. Les
musulmans portent la même contre les Yezidi, secte dont le dualisme est mitigé au point
que Satan y est pardonné. — Par leur insistance sur la pauvreté — dans la logique de leur
mépris du monde — les Cathares ont été précurseurs des Franciscains.
Luther, par son retour à Paul et au salut par la foi, accentue l'opposition entre le monde de
la grâce divine et celui des œuvres humaines. Calvin, avec sa Prédestination, inflige à la
doctrine du libre choix le plus cruel démenti dont elle ait été l'objet depuis que
Zarathustra et Platon l'ont formulée.
BIBLIOGRAPHIE.