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Bernard Lahire, l’esprit sociologique (Paris, La Découverte, 2005) : note critique

Joël Noret
FNRS/ULB

Cerner l’esprit sociologique

Engagé depuis au moins une dizaine d’années dans un travail sociologique exigeant
portant en particulier sur différents aspects des processus de socialisation et intégrant une
forte dose de réflexivité dans l’usage des concepts, et donc d’épistémologie, Bernard
Lahire livre, avec l’esprit sociologique, un nouveau volume s’inscrivant dans la continuité
de ce travail de qualité. Nourri d’une certaine ambition de synthèse ou tout au moins de
récapitulation, l’ouvrage reprend d’ailleurs plusieurs textes de l’auteur déjà publiés (et en
partie refondus ici) tout en proposant aussi de nouvelles réflexions. Cette « parenthèse
épistémologique et théorique », comme la qualifie l’auteur (p. 11), ne manque pas pour
autant de cohérence. Tout au plus pourrait-on dire que l’insistance sur certains thèmes se
fait même plutôt parfois répétitive.
Lahire s’attache tout d’abord à (re)préciser ses positions sur le relâchement
méthodologique et théorique de bon nombre de sociologues, critiquant d’abord
vigoureusement une forme de rapport pragmatique à la théorie sociologique1 qui, « d’une
conception un peu molle et démagogique de la pluralité » théorique et interprétative,
« mène à un appauvrissement considérable du débat scientifique » (p. 20), les approches
théoriques cessant progressivement d’être confrontées les unes aux autres, et même d’être
considérées comme redevables des mêmes contraintes de rigueur empirique et
d’argumentation systématique. Consacrant un premier chapitre à la place des opérations de
description en sociologie, à leurs conditions de possibilité (l’existence d’un guidage
théorique) et de pertinence, à leurs mérites et à leurs limites, l’auteur en vient ensuite à la
question de l’interprétation. Il reprend là d’abord sa dénonciation de la « démocratie
interprétative » qui tend à prévaloir en sociologie, soulignant une fois encore les devoirs
théoriques et méthodologiques sur lesquels doit reposer le

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droit à l’interprétation sociologique, à savoir le devoir d’empirie et celui d’expliciter la
méthode, les « principes théoriques de sélection » (p. 41) de ce qui devient les données, et
les « modes de fabrication des résultats » (p. 42). Il évoque ensuite différentes figures de la
surinterprétation pour conclure sur le risque inhérent à toute interprétation, risque que seuls
peuvent limiter le contrôle méthodologique et l’explicitation théorique.
Dans un troisième chapitre, Lahire plaide pour un usage de l’analogie réfléchi et
conscient des effets tant d’occultation que de connaissance que celle-ci est susceptible ou
capable de produire. Filer une métaphore jusqu’à la faire « disjoncter » est ici le mode
d’usage de l’analogie que l’auteur invite, dans le prolongement des réflexions de Jean-
Claude Passeron, à privilégier (pp. 84-93). Il revient alors, dans cet esprit, sur l’intérêt et
les limites d’une métaphore sociologique à succès, celle de la construction sociale de la
réalité, reprenant là notamment sa critique de la remise en question par une partie de la
profession sociologique de tout « principe de non-conscience » chez les acteurs2, la
sociologie devenant finalement pour les sociologues engagés dans cette voie une
explicitation savante du point de vue des acteurs, et « une sorte d’herméneutique du sens
commun » (p. 98). Après un chapitre sur « l’esprit sociologique de M. Foucault »,
commentaire sociologique des travaux du philosophe et explicitation des apports de ce que
ceux-ci ont apporté à sa propre pensée, Lahire clôt la première partie de son ouvrage par un
chapitre consacré aux enjeux et aux limites de l’objectivation sociologique, et en
particulier de son utilisation à des fins de disqualification.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteur revient d’abord sur la problématique des
« logiques pratiques » et des conditions sociales de l’exercice de la réflexivité ou
simplement d’un discours sur la pratique. Il s’intéresse ensuite aux conditions de l’analyse
sociologique du genre autobiographique, puis revient, dans un long chapitre (plus de 80
p.), sur les rapports entre sociologie et littérature, et sur ce que les sociologues peuvent
attendre d’une fréquentation de la littérature. Il s’appuie en particulier pour construire et
illustrer son propos sur des œuvres de Georges Simenon, Albert Memmi et Luigi
Pirandello.
Dans la troisième partie du livre, Lahire s’efforce tout d’abord, en critiquant la
naturalisation de l’esprit opérée par des anthropologues et des psychologues cognitivistes,
de jeter les bases de ce que pourrait être une théorie sociologique dispositionnaliste de
l’esprit. Mais qu’on me permette dans un premier temps de ne pas m’étendre davantage sur
ce chapitre, dans la mesure où c’est sur ce point que je voudrais revenir un peu plus
longuement dans la seconde partie de cette note. L’auteur consacre ensuite un chapitre à
réfléchir sur ce que pourrait ou devrait être une sociologie « dispositionnaliste et
contextualiste » (comme il définit justement sa perspective) du sport, relevant au passage
quelques surinterprétations typiques du domaine (car construites sur la base d’analogies
superficielles et peu contrôlées). Vient alors un chapitre un peu plus long sur les usages de
la catégorie d’« autonomie » dans les rhétoriques publiques, et dans l’univers scolaire en
particulier, ainsi que sur les modes d’application (et les enjeux) de conceptions
pédagogiques accordant une place centrale à cette catégorie. L’autonomie, « forme de
dépendance historique spécifique » impliquant « un nouveau rapport au pouvoir et au
savoir » (p. 343) s’apprend de façon privilégiée, écrit l’auteur, dans les établissements
scolaires ayant recours à une pédagogie faisant de son apprentissage la dimension
essentielle de leur entreprise de socialisation.
Enfin, dans une longue conclusion en forme de quatrième partie, Lahire revient sur la
nécessité de défendre le « métier de sociologue » contre les pratiques de la sociologie

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qui ne se contraignent pas à des argumentations et à une méthodologie rigoureuses. Est
alors repris l’article que l’auteur a écrit suite à sa lecture de la thèse d’E. Teissier, et dans
lequel il montre fort bien l’absence de matériaux empiriques et les abus et torsions
manifestes de notions sociologiques sur lesquels repose paradoxalement cette (non-) thèse,
ainsi que le contexte et les mécanismes académiques qui en ont permis malgré tout la
soutenance. Un dernier chapitre argumente, pour clore l’ouvrage, en faveur d’un
enseignement des sciences du monde social « dès l’école primaire ».

Une sociologie de l’esprit

On assiste aujourd’hui, en sociologie et en anthropologie, à la co-existence de travaux


ayant des ambitions de théorisation « générale », de l’action ou de l’esprit par exemple, à
partir de recherches dans des domaines voisins, en l’occurrence la sociologie de la
socialisation et l’anthropologie de l’apprentissage, laquelle fait de plus en plus appel,
quoique dans des proportions variables selon les auteurs, aux propositions provenant des
sciences de la cognition. Je voudrais donc à présent revenir un peu plus longuement sur le
long chapitre (près de 60 p.) que Lahire consacre, tout en continuant à argumenter sur ce
que doit être pour lui l’esprit sociologique, à discuter sociologiquement les éléments de
théorie de l’esprit proposés par plusieurs auteurs connus comme psychologues ou
anthropologues cognitivistes3. L’enjeu de l’argument est posé dès le début : il s’agit « de
résister à la naturalisation de l’esprit » (p. 261).
Lahire revient alors rapidement sur la conception sociologique, construite dans le
prolongement de la sociologie durkheimienne de la connaissance, de la structuration de
l’esprit et de la genèse des catégories, qui défend le caractère social (et donc socialement
construit) de ces phénomènes. En conséquence de quoi « l’apport de la sociologie au
développement des sciences cognitives consiste à montrer qu’il n’existe pas de structures
cognitives universelles, mais des structures cognitives spécifiques, socialement constituées
et historiquement susceptibles de variations » (pp. 264-265). Si la cognition a besoin d’un
cerveau, « ce n’est pas celui-ci qui commande les variations constatables
(diachroniquement autant que synchroniquement) en matière de manières de penser, de se
représenter, de croire ou de voir » (p. 265). Il n’existe pas, en d’autres termes, de principes
innés favorisant l’émergence ou la transmission de certains contenus sociaux ou culturels.
Après cette prise de position qui a incontestablement le mérite d’être claire, l’auteur
pointe (dans le prolongement sur ce point d’un article récent de G. Lenclud4), toute critique
bien ordonnée commençant toujours par soi-même, ce qui lui semble être les grandes
insuffisances et lacunes des travaux sociologiques portant sur l’apprentissage (c’est-à-dire
essentiellement leur manque d’intérêt pour les modalités et les processus concrets de la
socialisation), lacunes qui profitent évidemment aux théories naturalisantes de l’esprit. Il
semble alors y avoir un léger glissement dans son argumentation. Après avoir présenté la
critique cognitiviste qui dénonce le fait que la sociologie et l’anthropologie culturelle
considéreraient les nouveau-nés comme (1) des « pages blanches » ou de la « cire molle »,
et (2) passifs dans leur apprentissage, Lahire en effet ne contre-argumente vraiment que sur
le second point, en faisant valoir que considérer que les sociologues pensent
l’apprentissage comme une inculcation à un agent passif relève simplement d’une
méconnaissance des travaux sociologiques contemporains, lui-même s’étant par exemple
déjà efforcé de montrer le contraire (pp. 273-274). Et il

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pointe au passage qu’envisager (comme le font les cognitivistes) « l’existence de principes
cognitifs naturels » fonctionnant comme « critères de sélection » des contenus culturels
n’est pas non plus un modèle particulièrement actif de l’apprenant (p. 272). Il montre donc
le caractère très contestable de la conception cognitiviste quant à l’activité de l’apprenant
qu’elle prétend mettre au jour contre une conception de l’apprenant comme agent passif
qu’elle impute à la sociologie et à la « vieille » anthropologie. Mais il ne répond pas
vraiment à « l’accusation » cognitiviste selon laquelle le nouveau-né serait traité par la
sociologie comme une « page blanche », ce qui est pourtant le point de départ de cette
critique. Et il n’est pas sûr que sa reconnaissance du fait que la cognition a besoin d’un
cerveau (p. 265), ou sa proposition d’un modèle sociologique « empiriste » de l’esprit
(l’acquisition des catégories de pensée se faisant à partir d’expériences répétées de
divisions du monde, pp. 284-286), suffisent entièrement ici. Si la position de départ est en
effet exposée fort clairement, la suite de l’exposé ne reste pas toujours aussi claire et
univoque. Ainsi, par exemple, lorsque Lahire affirme que les cognitivistes considèrent que
« l’enfant serait, avant toute socialisation, guidé ou contraint par des principes cognitifs
innés » (p. 272), et qu’il met d’emblée, par l’emploi du conditionnel, cette proposition à
distance, les termes « principes cognitifs » et « guident » sont légèrement ambigus. On
peut difficilement nier en effet, sans se rallier pour autant aux thèses cognitivistes affirmant
le rôle sélecteur de contenus culturels de ces « principes cognitifs », qu’il existe chez
l’homme dès sa naissance une forme d’équipement mental ou cognitif qui lui permet, par
exemple, de classer, ou de penser l’identité et la différence. Toute la pensée s’appuie sur, et
est donc conditionnée par, ce type de capacité ou de faculté humaine, qui rend possible la
socialisation et qui peut aussi être considéré, vu l’ambiguïté du terme, comme « principe
cognitif » a priori jouant un rôle habilitant. Car c’est bien ce type de facultés ou de
capacités humaines qui font :
– qu’on peut considérer que ce n’est pas seulement « la régularité de nos pratiques (de nos
coutumes, de nos usages, de nos formes de vie, etc.) qui permet à l’enfant de constituer ses
structures mentales et comportementales » (p. 276) ;
– que le nouveau-né n’est pas précisément comparable à une feuille blanche et que se
prononcer sur le caractère « naturel » ou « culturel » de la pensée a quelque chose, lorsque
l’alternative est posée en ces termes, d’un faux débat.
Mais après avoir reconnu l’insuffisante précision des travaux sociologiques sur les
modalités de la socialisation et les processus concrets de l’apprentissage, Lahire souligne
fort justement le rôle de la méthodologie des anthropologues cognitivistes dans l’entretien
de leur perspective. Ceux-ci s’appuient en effet sur des expériences en laboratoire plutôt
que sur des observations d’interactions, et de ce fait écartent d’emblée la possibilité d’un
rôle véritablement structurant de celles-ci sur le plan cognitif, préférant y voir seulement
des contextes d’apprentissage de contenus culturels (pp. 276-278). Il montre ensuite (avec
un réel bonheur qui rend ces passages fort agréables à lire) les raccourcis interprétatifs et le
manque de rigueur argumentative d’un auteur comme Pascal Boyer (pp. 278-280), et fait
voir que celui-ci néglige systématiquement dans ses travaux les cadrages sociaux qui
donnent aux discours leurs statuts et leurs domaines de validité. Négligence qui permet de
tirer des conclusions hâtives sur les « contraintes cognitives » innées ou naturelles de la
pensée, pour reprendre une problématique cognitiviste. Lahire passe alors à une critique du
même type d’abus chez Hirschfeld, montrant en particulier que celui-ci naturalise la
propension à établir certains classements sociaux qui sont bien sûr fort répandus, mais dont
rien pourtant n’oblige à penser le succès à partir de leur apprentissage

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naturellement facile par l’homme : des interprétations de type sociologique peuvent rendre
compte de leur diffusion et de leur prégnance sans que le recours à aucun fondement
naturel de ce type de catégorisation ne soit nécessaire (pp. 280-282).
Revenant sur le primat de l’expérience de régularités dans le monde sur les « structures
cognitives innées » que postulent les anthropologues et les psychologues cognitivistes, le
propos se fait à nouveau un peu moins précis, comme lorsque Lahire rejette l’idée du
primat de « catégories a priori de la perception et de l’entendement » (p. 284) ou, dans des
termes de Boyer, de « principes fondateurs qui structurent l’expérience »5 (cité p. 284). Or,
la perception et l’entendement sont deux choses différentes ici placées sur un pied
d’égalité. Ou encore, lorsque l’auteur considère qu’une série d’expériences convergentes
est à l’origine de l’émergence ou de la construction des catégories de pensée aux débuts de
la socialisation (pp. 284-286), il occulte le rôle habilitant de l’équipement cognitif humain :
se faire plus précis sur le sujet permettrait pourtant de rompre plus clairement avec les
images éculées de la « cire molle » ou de la « page blanche » dans lesquelles, me semble-t-
il, sociologues et anthropologues sociaux ne se reconnaissent souvent pas davantage que
dans une approche des représentations et des systèmes de pensée par les contraintes
cognitives pesant sur leur émergence et leur diffusion. Pourquoi ne pas s’être inspiré, par
exemple, de la relation entre dispositions et contextes que Lahire a fort bien conceptualisée
ailleurs (Lahire, 1998 : 63-69) ? L’expérience du monde que fait le nouveau-né et qui fait
de celui-ci un être socialisé a pourtant bien quelque chose de la rencontre entre un
équipement cognitif humain habilitant et des contextes. Peut-être toutefois que, plus que
l’idée de disposition, celle de capacité ou d’équipement cognitif risque alors de n’être
toujours qu’une déduction d’analyste (pp. 282-283) au statut proche de la virtus dormitiva
de l’opium moliéresque6.
Poursuivant son examen, Lahire passe ensuite à la critique sociologique de
l’anthropologie cognitive de la religion, critique qui a été relativement peu systématisée
jusqu’ici. C’est là d’ailleurs un autre mérite important de l’auteur que d’avoir effectué ce
travail alors que plusieurs sociologues de la religion, par désinvolture ou par manque de
familiarité avec la problématique, le laissaient à d’autres tout en en formulant
régulièrement une partie en privé. Cette critique sociologique repose bien évidemment
d’abord sur le fait que, dans l’anthropologie boyerienne de la religion, « la vie des
représentations est une vie naturelle, purement cognitive, qui ne fait intervenir quasiment
aucune donnée extérieure au fonctionnement du cerveau : exit les rapports de force ou de
domination (…) entre groupes, la force et le degré d’extension des institutions ou des
instruments de diffusion ou d’inculcation. Le cognitif et les représentations évoluent hors
de toute configuration politique » (p. 287). Et si Lahire se base surtout, pour construire sa
critique, sur La religion comme phénomène naturel, un livre de 19977, cet extrait d’un
ouvrage plus récent de Boyer montre que son propos n’a pas vraiment gagné en nuance :
« l’évolution nous a donné un type d’esprit particulier qui ne peut acquérir que certains
types d’idées religieuses. Toutes ne font pas l’affaire. Celles que nous acquérons
facilement sont celles que l’on retrouve dans le monde entier ; c’est même la raison pour
laquelle elles sont si répandues »8.
Si Boyer entend par là affirmer que les représentations religieuses qui existent peuvent
être engendrées par l’esprit humain, c’est un truisme. S’il s’agit d’expliquer le succès de
certaines d’entre elles par leur avantage cognitif sur les autres, c’est là un modèle
particulièrement pauvre sociologiquement, voire absurde, des phénomènes de changement
religieux.

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Mais pour revenir au travail de Lahire, celui-ci, soucieux de la rigueur et de la
systématicité de sa critique et de son argumentation, met ensuite en évidence les procédés
de fabrication d’invariance qu’utilisent les anthropologues cognitivistes et il montre que là
où ceux-ci postulent des structures cognitives innées, on peut, dans les cas qu’il développe,
proposer une interprétation des mêmes phénomènes par des universels culturels,
explicables « par les rapports qu’entretiennent les hommes entre eux ainsi qu’avec leur
environnement matériel et symbolique » (p. 295). Il illustre encore la naturalisation abusive
de faits de transmission culturels qui se passent fort bien de postulats innéistes à partir d’un
article récent de P. L. Harris, qui illustre très bien, indépendamment des postulats de son
auteur, que l’activation de dispositions à croire est liée à des contextes sociaux (pp. 300-
305).

Une critique sociologique d’un aspect du travail de Pascal Boyer

Pour conclure ce texte, je souhaiterais ici, à partir d’un exemple d’interprétation tiré du
dernier ouvrage en français de Boyer9, prolonger les critiques de Lahire portant sur la
négligence du rôle structurant des contextes sociaux dans l’activation des schèmes de
pensée, sur le caractère « inné » de l’« intuitif » et du « contre-intuitif » que postule un
auteur comme Boyer (p. 297), ou encore sur le recours abusif à des explications par des
structures cognitives innées. Il ne s’agit cependant pas ici d’une critique systématique du
travail de Boyer, lequel contribue de façon plus pertinente au débat anthropologique
contemporain sur la question du rituel10.
Pour poursuivre cependant la critique lahirienne, je me focaliserai ici sur un passage
d’un ouvrage récent où Boyer soutient que, contrairement à ce que les anthropologues
« pensaient » « autrefois » sans l’avoir « prouvé », « des expériences ont montré que les
intuitions ontologiques sont semblables partout », quelles que soient les représentations
sociales d’une société et la prégnance, par exemple, du « surnaturel » en son sein. Ce qu’il
argumente en affirmant que « la psychologue Sheila Walker a conduit au Nigeria une série
d’études sur les catégories ontologiques des enfants et des adultes yoruba »11. Boyer ne
renvoie pourtant en bibliographie qu’à un seul article de Walker, de huit pages, sur
l’influence des croyances surnaturelles sur la perception et la conceptualisation des espèces
naturelles. Ces recherches auraient montré, selon Boyer, que les « intuitions » de ces
Yorubas « n’étaient pas réellement affectées par la présence permanente de représentations
contenant des violations ontologiques »12 (c’est-à-dire, par exemple, des violations du
concept biologique d’espèce). Car, si les gens ayant participé aux « expériences »
reconnaissaient qu’un animal pouvait être changé en un autre par des incantations, ils
attribuaient cette possibilité « aux pouvoirs du prêtre », et « cela ne les empêchait pas
d’affirmer qu’une telle transformation est impossible dans des circonstances normales,
parce que l’appartenance à une espèce est un caractère inaliénable des animaux »13.
Or, ces conclusions sont assez spéciales, puisque ce que Boyer rapporte de ces
« expériences » montre au contraire que, dans la conception yoruba, les animaux sont
considérés, au moins en contexte rituel, comme pouvant changer d’espèce. C’est d’ailleurs
là la conclusion à laquelle parvient Walker14. On est en fait assez surpris quand, après avoir
lu Boyer, on prend le texte même de la psychologue, et qu’on lit dès la deuxième page de
l’article :

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Quelques sujets yoruba font des jugements de catégorie qui ne préservent pas l’identité
d’une espèce naturelle, et ils ont donné des explications de ces jugements qui
impliquaient des croyances rituelles yoruba. L’histoire suivante, qui porte sur le cas du
lézard et du serpent, l’illustre.
E : Deux garçons ont capturé ce serpent (on montre une photo) et lui ont attaché quatre
pattes. Maintenant, il ressemble à ça (on montre une photo de lézard) et peut filer sur le
sol sur ses pattes. Pensez-vous que c’est un serpent ou un lézard ?
S : C’est un lézard. Nous savons dans nos traditions que tous ces reptiles peuvent
changer et se transformer en différentes choses, et c’est ce qui arrive ici.
E : Mais j’ai dit que les garçons avaient attaché les pattes au corps du serpent, et…
S : C’est un lézard.
Notons qu’un contexte explicitement non rituel a évoqué l’association surnaturelle,
menant à la non-préservation de l’identité du serpent [dans la réponse] et à une
explication surnaturelle15.

En fait, Walker s’efforce dans son article de montrer l’importance des contextes sociaux
dans l’activation de manières de penser. Elle souligne également que les classements des
personnes ayant participé à ses expériences étaient influencés par « deux systèmes de
connaissance » différents, les conceptions « religieuses » et les conceptions
« biologiques ». Elle n’évoque pas, comme l’affirme erronément Boyer à propos de son
texte, que les répondants à son enquête considéraient qu’un changement d’espèce était lié
« aux pouvoirs du prêtre » réalisant les rituels, mais plutôt que, selon les répondants
admettant la possibilité d’un changement d’espèce des animaux, si un sacrifice avait
produit les effets attendus, c’est que l’animal sacrifié était nécessairement un représentant
de l’espèce demandée par le contexte rituel. Elle conclut enfin :

(…) le principal résultat de cette étude a été que les jugements de catégorie pour les
espèces naturelles vivantes peuvent être guidés par des cadres autres que biologiques.
(…) Les concepts d’espèces naturelles des adultes yoruba étaient organisés comme des
structures ressemblant à des théories [in terms of theory-like structures], mais ces
théories n’étaient pas invariablement de nature biologique. Ou plutôt, plus d’un
système de connaissance influençait la représentation de ces espèces naturelles
familières [celles intervenant dans l’étude] et était invoqué pour réaliser des jugements
de catégorie dans différents contextes16.

Au terme de cette « expérience » qui illustre plutôt le caractère social des catégories,
plutôt que de reconnaître la cohabitation d’habitudes de pensée différentes chez les mêmes
personnes, habitudes liées à leur fréquentation de cadres de socialisation divers, Boyer fait
de certains modes de pensée la pensée « intuitive ». En un mot, lorsque Boyer demande de
prendre au sérieux des contraintes cognitives innées (naturelles, produites par l’évolution)
de la pensée, on est tenté de lui demander de prendre au sérieux la socialisation17.
On notera encore, pour finir, que ces développements boyeriens ont volontiers recours
au lexique des sciences nomologiques18, stratégie discursive qui s’inscrit dans une véritable
construction rhétorique de la scientificité de la démarche. Ainsi, si « autrefois, les
anthropologues pensaient », aujourd’hui « des expériences ont montré », écrit typiquement
Boyer pour introduire l’article de Walker19. Mais qu’en est-il vraiment de ces
« expériences » ? En fait, Walker l’écrit clairement (et l’explicitation méthodologique est
un mérite indéniable de son article), son « expérience » a consisté à demander à septante-
six adultes yorubas, hors contexte rituel et à partir de questions aux réponses précodées, de
« juger de l’identité » d’une série d’espèces animales courantes dont un récit standardisé
soumis aux enquêtés évoquait « un changement

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superficiel d’apparence » en contexte rituel, et un autre petit récit le même genre de
transformation hors contexte rituel20. Mais une telle « expérience » n’est-elle pas plutôt ce
qu’on nommerait en sociologie une « enquête par questionnaires » sur le concept d’espèce
en milieu yoruba ? Si l’on suit Passeron en effet, « est ‘questionnaire’ - comme instrument
scientifique de la constitution d’une ‘base empirique’ - toute catégorisation précodant une
observation, un recensement ou un dépouillement »21. Or, dans le cas qui nous occupe,
c’est bien à une demande d’avis ou d’opinion, hors contexte rituel, sur l’éventualité qu’un
animal change d’espèce, en contexte rituel et hors contexte rituel, qu’a procédé Walker, qui
suscitait aussi chez les répondants une justification de leur réponse. Il est évident qu’on ne
se trouve pas, dans ce cas, face à une expérience au sens d’un dispositif méthodologique au
sein duquel il est possible de faire varier successivement chaque variable « toutes choses
égales par ailleurs ». Mais l’enquête de Walker ne correspond pas davantage à une mise en
situation d’acteurs dont le comportement est observé, comme c’est le cas dans bien des
expériences de psychologie : il ne s’agit pas non plus de mettre les sujets enquêtés en
situation de réaliser, par exemple, un sacrifice avec un animal d’une espèce ne convenant
pas à cet usage, et d’observer s’ils acceptent ou non, et comment ils s’y prennent. Ce sont
ici les seules opinions des répondants, hors contexte rituel, sur la possibilité pour un animal
de changer d’espèce en contexte rituel et hors contexte rituel, qui sont sollicitées.
L’« expérience » psychologique est alors décidément fort proche du questionnaire
sociologique, les bénéfices symboliques du recours au lexique de la science expérimentale
en plus.
Beaucoup d’anthropologues ayant pratiqué l’observation participante et/ou l’une ou
l’autre forme de ce que l’on subsume plus ou moins abusivement sous l’expression
« enquête de terrain », seraient probablement d’avis qu’une enquête par questionnaires
n’est pas le meilleur outil méthodologique lorsqu’on cherche à cerner un système de
pensée, mais argumenter pour ou contre la pertinence d’une enquête par questionnaire au
cours de recherches sur ce type d’objet est un autre débat. Ce à quoi on s’intéresse ici, c’est
bien plutôt à la stratégie d’écriture qui choisit « l’expérience » plutôt que « l’enquête par
questionnaires ». Il n’est, bien entendu, pas non plus question ici de vouloir imposer un
lexique, mais de repérer les usages et les effets du recours à un lexique. On a vu comment
l’invocation d’une méthodologie expérimentale22 peut recouvrir une pratique
méthodologique relevant entièrement des sciences sociales et produisant donc des
« données » au statut épistémologique identique. Et ce, en même temps que, de façon tout
aussi manifeste, le lexique de « l’expérience » permet à Boyer une mise à distance
rhétorique des méthodologies des sciences sociales, implicitement tenues pour moins
rigoureuses : ce sont elles qui, « autrefois », permettaient aux anthropologues de « penser »
sans « prouver », alors que, désormais, on l’a vu, les « expériences » « montrent »…

1
Voir aussi, sur ce point, B. Lahire, la culture des individus, dissonances culturelles et distinction de soi,
Paris, La Découverte, 2004, pp. 120-122.
2
Voir déjà, à ce propos, B. Lahire, Portraits sociologiques, dispositions et variations individuelles, Paris,
Nathan, 2002, pp. 10-16.
3
Pour une autre critique fort argumentée de cette théorie de l’esprit, cette fois à partir de l’anthropologie
psychanalytique, on peut lire B. Juillerat, Penser l’imaginaire. Essais d’anthropologie psychanalytique,
Paris, Payot, 2001, pp. 9-38.
4
G. Lenclud, « Apprentissage culturel et nature humaine », Terrain 40, 2003, pp. 5-20.
5
P. Boyer, La religion comme phénomène naturel, Paris, Bayard, 1997, p. 132.
6
Voir A. Caillé, « Présentation », Revue du MAUSS Semestrielle 22, « Qu’est-ce que le religieux ? », 2003,
p. 6n.
7
P. Boyer, op. cit., 1997.
8
P. Boyer, Et l’homme créa les dieux. Comment expliquer la religion, Paris, Laffont, 2001, p. 12.
9
P. Boyer, op. cit., 2001.

208
10
Voir P. Boyer, op. cit., 2001, pp. 227-260.
11
P. Boyer, op. cit., 2001, p. 90.
12
Ibid.
13
Ibid.
14
S. J. Walker, « Supernatural beliefs, natural kinds, and conceptual structures », Memory and Cognition 20
(6), 1992, pp. 655-662.
15
S. J. Walker, art. cit., p. 656 (ma traduction).
16
S. J. Walker, art. cit., pp. 659-660 (ma traduction).
17
La passion de l’explication naturaliste peut aller assez loin chez P. Boyer, qui soutient, par exemple, que la
peine ressentie lors d’un décès « correspond » au potentiel génétique du (de la) défunt(e), et ne semble donc
pas vraiment juger utile de prendre en considération, pour construire sa réflexion « anthropologique » sur le
deuil, les autres aspects de la relation des éplorés au défunt, leurs dispositions (à l’égard de la mort, par
exemple), ni le contexte du décès (P. Boyer, op. cit., 2001, p. 222).
18
Sur la distinction entre sciences sociales reposant sur « le raisonnement naturel » et sciences nomologiques
(c’est-à-dire en mesure de rendre compte de leurs résultats en termes de lois), voir J.-C. Passeron, Le
raisonnement sociologique, l’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.
19
P. Boyer, op. cit., 2001, p. 90.
20
S. J. Walker, art. cit., pp. 657-658.
21
J.-C. Passeron, « L’espace mental de l’enquête (II) », Enquête 3 « Interpréter, surinterpréter », 1996, pp.
104-105.
22
Voir aussi P. Boyer, op. cit., 2001, p. 38.

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