INTRODUCTION.
VANARCHIE
UNE AUTRE MODERNITE POLITIQUE
Expression particulitre de Vidéal moderne démancipa-
tion, Yanarchisme s’est distingué dans Phistoire des idées
politiques et sociales par sa critique radicale du politique
en tant quorganisation étatique du public: Van-archiv
signifie d’abord la réappropriation sociale de la dimen-
sion publique, et, dans la tradition anarcho-syndicaliste,
la résorption du politique dans "économique et le social.
Pourtant, Phistoire de Tanarchisme du x1x° et du xx* sitcles
‘est traversée par une tension permanente entre le projet
une organisation non étatique du public et la nécessité
utiliser Ia médiation politique-étatique comme forme
action. La solution fédéraliste proposée par Pierre-Joseph
Proudhon au x13 siécle, la Commune de Peris en 1871, ou
action des anarchistes de la CN'T participant au gouverne-
‘ment républicain durant la guerre civile espagnole cn sont
quelques exemples. Cette tension a traditionnellement éré
interprétée comme une forme diacohérence ; pour les cri
igues de Tanarchisme, elle revele un ¢archaismes aveugle
4 Ia cmodernité politique»; pour des anarchistes, Ps inco-
hérence» @ pu étre assimilée 4 une inconséquence avec
Tidée anarchiste voire 4 une «trahison», Malgré leurs
différences, ces deux lectures ont en commun d'effacer la
tension en tant que telle et done les questions dont elle est
porteuse,INTRODUCTION
A distance de ces deux lectures établies, les textes qui
sont rassemblés dans ce volume cherchent 2 interroger cette
tension non pas comme une incohérence, mais comme un
symptéme d'un probleme général qui touche au sens méme
‘du politique, et dont on peut trouver une expression dans
la crise contemporaine des formes établies de démocratie
roprésentative et de la notion de représentation politique,
ainsi que dans Vemergence récente de nouvelles formes
action publique — Indignados, Occupy, certaines formes
de Paltermondialisme qui metrent en question Ia pratique
politiqueen tant que pratique spécialisée et professionnelle
reproduisant les higrarchies insticuées ct les systmes
verticaux de prise de décision ou engendrant de nouvelles
hierarchies qui échappent dens une large mesure au
contréle social
‘En conjuguantdes approcheshistoriques réfiéchies et des
approches théoriques référées 4 des situations historiques
conerétes, Ies différentes contributions sont orientées
par deux objectifs principaux: a) revisiter la notion du
politique partir de la critique anarchiste de PEtat ainsi
que des expériences anarchistes de construction de formes
alternatives organisation du public, non étatiques et
rnon «politiques ~ au sens de la modernit® libérale et de
sa conception spécifique de 'Etar-nation — et basées sur
Phorizontalité du pouvoir de décision; b) reprendre, &
nouveaux frais, les deux questions centrales du rapport
entre culture (mode de vie) et politique d'une part, et
entre «nature» et transformation sociale d’autre part
La question du rapport entre Penarchie et le politique
semble s'inscrire dans le contexte plus général de Ja critique
anarchiste de la «modernités, Ainsi, pour comprendre le
forte influence voire le réle prépondérant de l’anarchisme
durant la période 1870-1930, notamment dans l'Europe
méridionale et orientale, en Amérique latine ct aux Ftats-
Unis, Yon a pu évoguer un facieur dordre culturel
Panarchie exprimerait le refus du nouveau mode de vie lié
4 Vindustrialisation capitaliste et articulé par Vidéologie du
‘progrés», et, par la méme, elle se rattache la critique
eulturelle de la modernité capitaliste entreprise par le
Fomantisme dés le x1x° siécle. Fortement présente chez
Gustay Landauer et dans Ia mouvance tolstoienne de
Panarchisme, 1a critique anarchiste du modéle de vie
dit «modernes a pu étre considérée comme un facteur
culture! déterminant de lessor de Vanarchisme espagnol
durant Is période indiquée. Selon Enzensberger,
Yanarchisme exprimait sune profonde résistance contre
Je développement capitalister et son «fétichisme de le
consommation»; les ouvriers et les paysans anarchistes
de Espagne se défendaient «désespérément contre un
systéme qui leur semble inhumain, et contre Faliénation
qui lui est inhérente?» Dans la méme perspective, Franz
Borkenau note que la «cle de la position privilégiée de
Panarchisme en Espagne» au sein du mouvement ouvrier
et paysan de repoque était le refus latent par ce dernier
de Vidéologie du progrés et de Porganisation capitaliste
de la société; de son cOté, Gerald Brenan a souligne
1, Hans Magnus Enzensberger, El coro verano de fa anarguia. Vida 9
anuerte de Buenavennura Durriti, México, Griilbo, 1975. p.49 (1° &d
fn allersand 1972). H existe une traduction francaise: Le Brf Bé de
anarchis, Pris, Gallimard, col. Llimasinaires, 2010.
2. Ibid.
3, Franz Bockenau, Spanish Cockpit: raptor: sur les conftssciaux et
oliiqus 0 epagne (1936-1937), Pari, Chersp Libre, 1974, 29-20.INTRODUCTION
Vimportance, chez Bakounine et Kropotkine, du modéle
de Pancienne communauté villageotse qui fur a la base
du modéle communaliste adopté par la CNT tors de son
congrés de mai 1936, au moment of elle rassemblait pres
d'un million dadhérents!
La force mobilisatrice de Yanarchisme de Tépoque ne
serait done pas lite seuslement'A sa critique des inégalités
économiques et sociales engendrées par le capitalisme,
ni a sa revendication de Tautonomie sociale contre "Etat
(ou toute autre forme verticale (Pautorité. Elle exprimerait
également la résistance de larges couches de Ia société au
bouleversement moderne capitaliste de certains équilibres
vitaus conditionnant Ia vie subjective, sociale et matu-
relle: résistance 4 expansion Pune rationalité utilitaire
et caleulatrice, a Paccélération du temps et des rythmes
Ge Ie vie sociale et subjective, au rétrécissement des
horizons de sens et de valeur, ala généralisation des liens
marchands, au consumézrisine, a la mascification, Mindi
vidualisme, Taliénation, 1a solitude, Tanomie et Vatfei-
blissement du lien social, la destruction & grande échelle
de Penvitonnement naturel, Loin @étre un élément secon-
que éeonomico-
daire qui viendrait s’ajouter A la eri
sociale et & la critique politique du systéme, |a critique
¢ Ia modernité cepitaliste assure articulation
culturelle d
de ces derniéres en intéprant "économique et le politique
dans Tunité d'un modéle de vie comprenant ure vision
générale du monde, des idéologies, des conceptions du
savoir, et, dla base, une conception spécifique de 'humsin
et des rapports entre ’humain et la nature non humaine,
En bref, dans Punité d’une culture
4, Gerald Brenan, Le Latyrinheexpagnal,origineswoates ot foiigues de
a Guorr civle, Paris, Ruedo Teri, 1962, p.100.
ALEREDO COM
La critique anarchiste de Ja modernité n’exprime pas
cependant une snostalgie» du passé, et n’est pas non plus
sous-tendue par l'idée d’un eretour» au passé ~ caracté=
ristique du romantisme «réactionn:
re»? ow des roman-
tismes ‘conservateur? et «restitutionniste»®, Landauer dit,
éprouver une nostalgie qui porte non pas sure passé mais
surT'd-vewir un nouvel esprit commun entre les humains,
horizon qui correspond chez Landauer, selon la lecture
proposée par Alfredo Gomez-Muller, au dépassement de
Ja modemnité, La temporalité du romantisme anarchiste
ploppose pas de maniére dichotomique le passé et avenit,
‘comme cst le plus souvent le cas chez les conservateurs,
Ies libéraux et les marxistes positivistes. A instar de ce
marxiste libertaire que fut Walter Benjamin, Panarchie
conjoint passé ct avenir, mémoire et projet, en vue de la
transformation du présent; elle pourrait parfaitement
se retrouver dans la position de Benjamin résumée par
‘Michael Léwy: « Benjamin ne prone pas un retour au passé
‘mais — selon la dialectique propre au romantisme révolu-
tionnaire — un désour par le passé vers un avenir nowveau,
intégrant toutes les conquétes de la modernité depuis
4789’. Dans la perspective du romantisme révolution-
naire — dans lequel Lowy et Sayre inscrivent des auteurs
‘comme Shelley, Proudhon, le jeune Marx, Hess et William,
‘Morris —, «le souvenir du passé sert comme une arme dans
5, Henri Lefebvre, Virs un romaniome nécolationraie, Paris, Now
ere peels
(6, Michael Lows et Robert Sayre, Revote er Milancalte Le omantisne a
cantre-ourant dela medarna, Pari, Payot, 19935.
7. Voir ci-apres dans cet ouvrage le texte de Michael Léws, «Walter
Beniamin et Tararchismes. A peopos de Tinterprstation de linuore do
Feeniamin pac dws, weit Spalement Loury]t Sayre, Expr dl fu. Figures
dda romanian areieapcaine Paio, Editions du Sandee, 2011, 196-211.nyrgopucrion
la Tutte pour le futur*s, Dés lors, la position anarchique ne
saurait se comprendre 4 partir de la dichotomie pour ou
contre la vmodernitér. Les anarchistes ne rejettent pas en
bloc cette emodernité»; ils critiquent 'industrialisme sans
renoncer pour autantaux «avantages qu'apporte'industrie
moderne’», En Espagne, leurs «aspirations ne visaient
pas le passé mais avenire, et, durant leur révolution, «ils
n’ont pas fermé les usines, mais les ont mises au service de
leurs besoins»; comme Benjamin, ils entendent intégrer
ctoutes les conquétes de la modernité depuis 1789». En
rejettent lindustrialisme mais non pas
daueres termes,
Pindustrie, une certaine « modernité politique® mais non
pas le politique, une modernité mais non pas la modemité.
Car la modernité n’est pas un bloc homogene. Elle ne
posséde pas un sens univeque, ni négatif ni positif — pas
plusqueP-humain en général ne dispose d'un sens univogue
préétabli, comme le rappelle dans ce livre Philippe
Pelletier, Assimiler la modernité & Yorganisation capi-
taliste de la société, par exemple, c'est ignorer Ia critique
‘du capitalisme qui surgit au sein méme de la modernité,
de méme quidentifier Ia modernité au colonialisme
équivaut @ méconneitre ’enticolonialisme spécifiquement
moderne. Le romantisme lui-méme nest pas une culture
extérieure @ la modernité quill critique: qu'on le veuille
ou non — observent Liwy et Sayre — le romantisme est
‘une critique moderne de la modernité” 95 les individus, les
groupes et Jes mouvements romantiques sont «formés par
8. Liiwy et Saree, oct p39.
9, Gerald Deena Le Labyrnehe erpaznal.. opi
10, Enzensberges op. cit, P-9.
1, Latwy ot Sayre, op. cit B.35
Jeur temps»; Landauer, Kropotkine et Marx"? resignifient
Vancienne commune rurale et médiévale en termes
modernes. L’anarchisme et le marxisme romantiques (non.
positivistes et noa rationalistes) assument certains hé
tages sociaux et culturels non modernes, en les inscri-
vant dens un projet moderne d’émancipstion: Landauer
et Kropotkine valorisemt tes institutions et les pra-
tiques médiévales d'entraide, Mariitegui les systémes
redistributifs des sociétés non modernes des And
‘geste a la signification d’une eautocritique de la moder
s. Leur
nite» et témoigne ~ a Yencontre d’une pensée unique
contemporaine qui prétend enfermer la modernité dans
tune essence capitalistey industrialiste et libérale ~ de la
multiplicité des héritages moderes.
Laposition anarchiste 4 V’égard du politique révéle des lors
a multiplicité des heritages constitutifS de 1a modernité
politique, Le refus anarchiste du +politiquer n’équivaut
pas @ celui de la modernité polit
Vanarchie est en soi un modéle alternatif de modernité
jue en tant gue telle, car
politique. Ce refus ne vise pas seulement la forme Porga~
nisation verticale et centralisée du pouvoir ~ forme que
Yon peut retrouver tant dans les sociétés modernes que
12, +Si la sévolution fon Rass) se fait en temps opportun, si alle
filles ecdlietce neteen er op fen
ural cle se développerabietbe comme dlimenerigineee
Mists cute ce comnme Gemen Ge rept rarla per ane
Ie regime captalse.» Kan! Marx (970), sPecjet de repose ba etre
{Vets Zasrolitch,n Kerl Mars et Fricdieh Engel Seer shee,
ll, Moscou, Editon du Progrs p25.
IB aw 2 Saye oncpyrropUuction
dané les sociétés non modernes -, mais aussi et peut-étre
surtout la forme spécifiquement modeme capiealiste de
P'Etat et du politique, que les marxistes ont le plus souvent
reprise & leur compte. La forme capitaliste de la modernité
politique se structure autour de deux axes principaux et
interdependants: la conception de T'Etat comme puis-
sance séparée de la société (VFtat-nation) d'une part, et la
conception du politique commie une sphére a priori dif
renciée de Péconomique d’autre part.
Diaprés la premiére, dont expression philosopbique
«classique» se trouve chez Hegel, I’Etat est linstance du
politique, tandisque la société civil est celle de Téconomie.
Signifige comme lieu du besoin oi s’affrontent les intérets,
particuliers antagonistes, la société civile est le champ du
confit de tons contre tous, alors que I'itat estl’espace de Ia
réconciliation; Ie domaine de !Eeat est Puniversel, celui de
la société civile est le particulier. Dans cette perspective,
TBtat a non seulement le monopole de Ia violence mais
aussi, et plus fondarentalement, celiti du politique: point
de politique quine soit églée, déterminée et contrélée par
PEtat — d’oa Phorreur de la «rue» qui risque de devenir
incontrélabie, et la répression acharnée contre route forme
organisation autonome de la societé. Lapremitre violence
ide TEtat et sa premiére forme d'oppression se jouent dans
cette auto-attriburion du monopole du politique, cesta-
dire dans son opétation de dépoltisation dela société civil,
OrPanarchisme inscrit dans une logique alternative qui
vise a srepoltiser la société civile%» et s’affirme «dans
toute révolution moderne, soucieuse de manifester en acte
14, GWE, Hegel, La Soi
1975
15. Miguel Abensour, La Démocratie contre tat. Marx et te moment
snachinetion, Pais, Le Féin coll «Lees marches du temps, 2004, p17.
civileBourgevie, Paris, Francis Maspero,
ALFREDO GOMEZ-NULLER
Jn “capacicé politique” du peuple, la cepacté politique da
tous uns'®s, Peut-étre convient-il de preciser qu’il ne s‘agit
pis ici de Panarchisme quAbensour qualife de «grossir»
celui de Martin Buber dans Utopie et Soctalisme, qui,
Wisimilant Ie politique a Péiatique, prone simplement la
‘sdisparition du politique’’» -, mais de 'anarchie de figures
omme Proudhon, Bakounine ov Landauer. Repoliiser
Ju société civile, restituer a cette derniére la dimension
politique que Pétatisme tente deface, cest se tenir dans
Une logique d’vaffirmation du politique», et non pas de
Suppression cu politique en tane que tel. Tt sagic purse
dun politique autre, dont certaines grandes lignes sont
mises en kumiére par les études d’Anne-Sophie Chambost
(ur Proudhon), de Leopoldo Mcnera (sur Bakounine et
Kropotkine) et de Diego Pareses (eur Rakounine). La
perspective des sanarchistes les plus profonds» rejoint
Jes positions du scommunalismes ou du «conseillismes
Gui aspirent ca briser Ptat pour laisser libre cours i une
eommunauié politique antiétaiques, Loin etre une
protestation earchalque» contre la smodernité politique,
a revendication anarchiste, communaliste et conseilliste
de Fautonomie, en tant que principe dune nouvelle forme
de communauté politique, est expression la plus consé~
‘quente et radicale de la modernité entendue comme projet
démancipation.
‘D’apres 1a seconde conception, dont 'expression Ia plus
extréme se trouve peutétre dans la pensée politique de
Hannah Arendt, le politique apparait comme une sphéze
16, Ibu. a6
17 Ibid.
1, Walter Benjamin, aye et silence, Paris, Denbl 1971, p. 7
19, Abensour.of.ct.p.16a prioci radicalement différenciée de "économique. Rééla-
borant Ja distinction aristotélicienne entre la production
(poiesis) et Vaction (praxis), Arend congoit le domaine da
politique — entendu comme espace public autonome ol
‘eparaiscent les hommes en tant gu’hommes¥» ~ comme
quelque chose d'absolument opposé au domaine de ta
production -entendu comme typed’activitéottles hommes
paraissent uniformément en tant que producteurs, c'est
aedire oW les individus sont des «spécimens qui foncié-
‘rement sont tous semblables» et oi done, il n'y a pas
de epluralité vraie*». Par cette réduction & Puniformité
o& sfefface Vindividualité des sujets, activité productive
est efonciérement antipolitiques. Do cet étonnant
jugement ’Arendt: sLinaptitude de Vanimal faborans &
la distinction et par conséquent & la parole et 4 action
érieuses
parait confirmée par absence remarquable de
révoltes dlesclaves dans Yantiquité comme aux temps
modernes?!.» Cette idée du politique comme une instance
radicalement a part de la sphére de Ia vie sociale et
‘économique — qui n’estpas sans rapportavec la conception
hégélienne du politique opposé au social — sous-tend 12
Jeeture arendtienne du syndicalisme ouvrier et du conseil-
isme, Acendt oppose ces deux expressions du mouvement
social moderne travers une dichotomie assez abstraite
sociale
le passablement éloignée de 1a réal
et politique: Pactivité syndicale serait confinée dans la
20, Hannah Arcedt, La Govan de Phomms madera trad, fe. par Gi
Fradier, Pari, Presses Pocket/Calmann-Léy, coll. Agorars 3988-274
21. Bid
29, DansletrayalsPhommesvestuniaiaumende nimuxautreshommes,
Sealavee son corps, face al brutal agcessté de resieron vies bid),
23. Bid..9.276.
24, Iie. P.277.
aphére économique”, tandis que Yexpérience des conseils
urait 66 Panique tentetive ouvriére de eréer un nouvel
espace proprement politique «oit les hommes agissaient
fet parlaient en tant quhommes, et non en tant que
membres de la socite™s, c'est
fuvrier représentait le «peuple dans son ensemble”’» au
Jiou de représenter la «société» ow un groupe particulier
de In société, De maniére significative, Arendt parle
uniquement de conseils du peuple” ~ peuple au sens pure-
tment politique, libéral ~ et passe sous silence les vraies,
dénominations historiques (Conseils Pouvriers, conseils de
‘paysans...) qui explicitent le role central de leconomique
te du social dans ces expéziences politiques modernes. Sur
fe point, le emodernes rvest pas essentiellement oppose
fu enon-moderne, de certaines expériences communales
dire oft Ie mouvement
traditionnelles, comme celles du mouvement indien de
Bolivie dans lesquelles «[...] il a’y a pss de séparation
entre Péconomie et le politique, ai entre Ja société et
Viitac*"», Dans Je cas du conseillisme européen de 1a
premiére moitié du xx° siécle, c'est précisément a travers
Eeite articulation de Péconomique et du politique que se
jouent le sens et Voriginalité de ces organes de pouvoir
qui se présentent comme une alternative a la démocratie
représentative construite sur le faux universalisme, et de
Pidée abstraite du «peuple et de la conception formaliste
25, Les syndicatsnvont jamais dé révolutionnsires au sens de vouloit
ranaformer I temps les institutions
politiques qui représeniaiem» (bi. p. 278)
26, Tid p. 281
27 hid, p.282
28, Ibid. v.278
29, Rail Zipechi, Disprser ef puder. Loe movinientos como poder
itsiexatals, Buenos Aires, Tinta Limi, 2008, p40.
ovis ot traneformer en mindu scitoyen» comme pur individu politique égsl en droits.
Les acteurs politiques qui construisent les conseils ne sont
pas des citoyens atomisés qui déléguent périodiquement
leur capacité politique a des professionnels de lexercice
du pouvoir disposant des appuis financiers, sociaux et
culturels leur permetiant doccuper Pespace réservé du
politique ~ entendu comme instance spécialisée de la
prise de décision, a Pécart de économique et du social.
‘S’opposant 4 cette organisation, dont la finalité essentielle
est la reproduction et le développement de Phégémonie du
capital surle travail, les conseils reconfigurent le politique
i partir du travail ou, plus précisément, repolitisent
économique et le social en inaugurant des formes plus
Participatives de démocratic. La logique politique des
conseils aboutit, a terme, a la suppression de I’Btat: les
conseils sont la «cellule d’un Etat qui n’est pas Etat, d'un
Etat en voie d’extinction*”»,
La concordance entre Ie conseillisme et lsnarchisme
ete explicitée par des auteurs comme Noam Chomsky,
pour qui le versant anarcho-syndicaliste de 'enarchisme
«se confond, ou du moins se rapporte trés étroitement» au
versant conseilliste du marxisme représenté par des figures
‘comme «Anton Pannekoek, quia développé une théorie sur
les conseils ouvriers de l'industrie», La logique qui sous-
tend ta pratique de ces deux versants politiques est sans
doute déja préfigurée chez Proudhon: en se référant a la
Constitution libérale de 1848, le député anarchiste francais
30. Lucio Magri, «Parlamento 0 consejos obreross, in_ Valentino
Gerratana, Yron Bourdet, Lucio Magri ct all, Gonseos obrerot demo
‘raia socialites, Cércoba, Cuademncs de Pasaco¥ Presente, 1972...
J. Noam Chomsky; +Sobre In sociedad anaiqulstay, Convenavién con
Petr Jay, Custos de Redo Tberc9, n° 55-60 (jlio-dieemore), 1977,
paiss
ALFREDO GOMEZ-NULLER
britique précisément le fait que les droits du productou sont
mivaprés les droits du citoyen, et quella constitution sociale est
Imise au-dessous de la constntion politigue’®. On retrouve
Syalement le méme logique dans Faction et la pensée de
Landauer lors de la révolution allemande des conseils, en
Bavitre: la tiche de la revolution, dit-il, est de construire
bt de mettre a la place de Pancienne Assemblée nationale
ilu régime bourgeois-libéral une institution alternative
Gonstituée des assemblées des travailleurs, organisées selon
“une union ascendante de degrés toujours plus eleves, afin
ile prendre en charge Padministeation responsable de[s]
Hépubliques régionales représentées par leurs délégues au
fein d'un conseil fédéral”. A un niveau d'une plus grande
généralits, dans lequel se situe la contribution d’Iréne
Pereira, le fedéralisme et le mutuellisme constituent dans
Panarchisme «le double systéme qui permet de produire
un équilibre entre politique et économique, entre liberté
et solidarité sociale»,
Lai
sion du pouvoir, et méme sans doute celle d'une cer-
tine forme c'autorité ni dominatcice ni auritaire,
GContrairement au discours simpliste er simplifieateur de
Hanarchisme »grossier», Ie pouvoir n’est pas le mal en soi,
Le pouvoir, au sens de pouvoir agir, pouvoir faire™, pouvoir
rehisme de Landauer assume pleinement la dimen-
12, Voir tex d'Anne-Marie Chambost
3), Gustav Landauer, «Les républiques d'Allemagae et lene consti
tlbns (1918), La Communauté par lererait t autres seis, tad fs. par Ch
Dugst, Pats, Editions du Sande, 2009, » 275,
M4, Joan Fotoway, «Douze taeses sur Venti-pouvoirs, Courtemps,
6 (fevriey, «Changer le monde sars prendre le pouvcir? Nouveauxexercer une influence sur les autres ~ sens évogue ici par
Audric Vitiello -, est une réalité anthropologique et, en.
ce sens, toute proposition organisation alternative de la
société, de meme que toute pratique visant a la construire
sont bien une pratique de pouvoir s'inscrivant dans le
jeu des pratiques sociales de pouvoir qui sont traversées
de multiples asymétries (socioéconomiques, politiques,
ethniques, culturelles, génériques, sexuclles, etc.). Ne pas
assumer la dimension de pouvoir inhérente aux pratiques
de transformation sociale, comme & toute pratique sociale
intersubjective, équivaut & se méprendre sur Ia réalité
de action qui est menée, et, tel que Pobserve Vitiello, &
aslinterdire de combatire efficacement les effets pervers»
quentraine le déni de cette réalité
en méme temps un pouvoir banalisé, ‘invisibilisés, et
du coup @autant plus difficile & combattres. Des effets
pervers quillustre Pétude de Fausto Garasa sur Fexpé-
rience da collectivisme anarchiste en Aragon en 1936-
1937, en montrant les tensions entre le discours libertaire
et des «pratiques autoritaires», Inissant entrevoir une
tun pouvoir nig, "est
everticalité sous-jacente non reconnue, non assumée et
parfois occultée derriére les jeux stmantiques. Or, dans
la perspective d’un projet anarchiste de société, le pouvoir
nepeut étre assumé que de maniére anarchists. Mais y
‘lune maniére enarchiste de pratiquer le pouvoir? C'est
Ta av fond, sans doute, Faspact central de Ia question de
Yanerchie et du politique.
Le réponse a cette question devra sans doute prendre
pour point de départla pratique historique deI'enarchisme
et passer entre autzes par une relecture des rapports entre
Panarchie et le conseillisme, ainsi que par de nouvelles
lbertaires, nouveaux communistes Paris eitions Textuel, 2003, p.39.
sur experience de l'anarchisme espagnol dans sa
(ENT, parti syndicaliste et possibiliste, FAL,
he) ~ études auxquelles entendent contribuer ici les
{gavausd’ Oscar Frean et de Javier Navarro. A partir d’une
perspective théorique ouverte par Foucault, on pourrait
peuieétre avancer que la maniére anarchiste de pratiquer
Je pouvoir doit éviter toute solidification» du powvoir: le
dire
‘quand i cesse de circuler entre les sujets ou les groupes,
‘el quand le libre jeu des asymétries s'arréte par linstaura~
Vion @une asymétric durable et s’auto-instituant comme
snaturelles, A distance de cette forme figée du pouvoir—le
pouvoir comme domination -, Yanarchisme doit tendre
instituer une circulation fluide des pouvoirs danslasocieté,
{Ge qui implique la mise en ceuvre de pratiques et de formes
organisation assurant la libre circulation de la parole et
In participation effective de tous a la prise des décisions
politiques ~ un possible dont on peut trouver une esquisse
Initiale dans certains aspects de Pexpérience conseilliste en
Allemagne, Pologne, Hongrie, Russie, Ukraine et Italie,
tout comme dans celle de Panarcho-syndicalisme et du
§yndicalisme revolutionnaire ailleurs. Le développement
de cette institutionnalité alternative signale & terme la
perspective du dépérissement de I'Etat ~ la forme figée
par excellence du pouvoir public -, mais il n’exclurait pas,
‘en fonction des contextes concrets de Vaction, des formes
Wtilisation voire de détournemenv® de formes étatiques
houvelles (participatives, fEdéralistes, autogestionnaires)
qui portent en elles les germes de leur autodissolution,
Gependant, dans une pratique anarchiste du pouvoir, la
pouvoir est «solidifiéy quand il devient figt, c'est
WS. A ce-ajet, soir en particulier les éeudes de Rail Zibechi sur Yarti-
Gilition entre mouvements sociaux er Etat en Amériaue laine (Zibechi,
pit.INTRODUCTION
critique des esymétries figées au niveau du politique reste
indissociable de celle des asymétries figées au niveau
économique. A la différence du libéralisme, Vanarchie ne
détermine pas la forme du politique indépendamment de
Ia forme de Psconomique. Affirmer avec Proudhon que les
droits du producteurne doivent pas étre mis aprés les droves
du ctoyon, et que la comtizuion sociale ne doit pas étre mise
au-dessous dela constitution politique, c'est dire que le dro
ducitoyen ne comprend pas le droit d’exploiter autrui,nile
droit de s'epproprier les forces productives et les richesses
naturelles et sociales quelles que soient les conséquences
sociales et environnementales d'une telle appropriation
Le pratique anarchiste du pouvoir doit done exercer une
forme publique de contrainte qui pourrait s'exprimer
concrétement dela maniére suivante: «Tu n’as pas le droit
etre exploiteurs tu as le droit d’étre traité comme un Gire
humain et de jouir de liberté, mais la liberté ne comprend
pas la “liberté” d’exploiter autrui.* IL
de Pautorité, mais non pas de Pautorité-domination, dans
ost
@ la certainement
la mesure of le sens de Vexercice de cette eutorit
précisément la dissolution des rapports figés de pouvoir,
y compris dans lc domaine sociogconomique. A un autre
niveau, on peut retrouver Je méme type dautorité non
autoritaire dans le projet éducatifdeVanarchisme, qui, dans
ses expressions les plus consécmentes — inspirées de Pecole
moderne de Ferter ~ vise adissoudreasymétrie fige dans
les rapports entre ’éducateur et 'apprenant ~ préfigurant
en quelque sorte des méthodologies d’enseignement
comme la pédagogie de Vopprimé de Paulo Freire, dans
laquelle le savoir se construit travers T'interaction entre
Véducateur et Vapprenant, et partir des besoins de ce
dernier; ow encore des méthodologies de recherche comme
celle de PInvestigacion Accién Participariva d’Orlando Fals
Hora, ou le savoir se construit dans interaction entre le
chercheur et la communauté, 4 partir des besoins de cette
dernier
Le modéle de «modernité politique» que Tanarchie
ojette est celui du politique compris comme une sphére
nome» du pouvoir public, qui serait séparé de
Veconomico-social mais qui, dans son fonctionnement
Hel, est moins autonome qu’il ne le prétend par rapport
uu intérets du capital et de la finance. En positif, Pana:
‘hie représente le possible d’une autre modernité poli-
fique assumant Vessentielle coappartenance du politique
fo| du travail; un possible qui serait expression politique
lune autre modernité, Cesti-dire d'une autre culture
imp
espagnols que décrivent Brenon, Borkenau et Enzens-
berger, le capitalisme n’était pas du tout un »progrés»
m
Guipe enécessaire» devant conduire a une société plus
humaine mais, au contraire, Vinstallation historique d’une
Durbarie redoutablement dévastatrice; I'industrialisme
foupitaliste Gtait davantage porteur de déshumanisation
fe de destruction environnementale que de bien-étre
pour tous. Hegel n’a pas été «or
commune qui rapproche Yanarchisme du marxisme
juant d’autres maniéres de vivre. Pour cesanarchistes
is put une ségression culturelles il n’émit pas une
ine philosophii
ais bien plutét Ia principale source philosophique et
politique du differend entre Yanarchie et te marxisme
du xix et du xx° sidcles. En dépit de Vintérét du jeune
Hakounine pour Hegel, 'anarchisme non rationaliste est
No, Un tiers des Ely de Ia Chambre des représentants ot du Sénat de
Tiats-Unissont mitiercases, conttemoins de 1% pour lensenitle dels
[population du pays (20 Mouees, 22 juin 2004).
W, Honsi Arvon, Miche! Rakourine ou la vie conve fa science, Paris,
ejhhee, col, Philosophies de tous les certs, 1966, P19.fondamentalement anti-hégélien, et par sa conception non
linéaire de Phistoire, et par sa critique de "Etat — alors que
Je marxisme traditionnel s'est construit en grande partie
sur Varticulation hégélienne de ces deux grands thémes
des Lumiéres dans I’Occident colonialiste et capitaliste, le
Progrés et I’Etat-nation séparé de Iz société,
Alfredo Gémez-Muller
ANARCHISMES, CULTURE, POLITIQUE