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My life, she said to herself. That was odd, it was the second time that evening
that somebody had talked about her life. And I haven’t got one, she thought.
Oughtn’t a life to be something you could handle and produce? — a life of
seventy odd years. But I’ve only the present moment, she thought. […] A long
strip of life lay behind her. […] Millions of things came back to her. Atoms
danced apart and massed themselves. But how did they compose what people
called a life? Virginia Woolf, The Years, 1937
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Maïté Snauwaert Les années d’Annie Ernaux : la forme d’une vie de femme
La forme du temps
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Maïté Snauwaert Les années d’Annie Ernaux : la forme d’une vie de femme
une balise. “Ce sera un récit glissant, dans un imparfait continu, absolu, dévorant le
présent au fur et à mesure jusqu’à la dernière image d’une vie” (A 240). C’est vers
la conquête de l’appropriation d’une vie que s’avance le texte. Car ce futur n’est pas,
comme le suggère Antoine Compagnon dans sa lecture19, celui d’un projet à venir,
encore moins échoué ; il participe de ce roman d’une vie qui tente d’en fabriquer la
forme :
Une coulée suspendue, cependant, à intervalles réguliers par des photos et
des séquences de films qui saisiront les formes corporelles et les positions
sociales successives de son être – constituant des arrêts sur mémoire en
même temps que des rapports sur l’évolution de son existence. (A 240)
§9 Si ce mouvement vers la mise au jour d’une vie est sans doute celui de toute l’œuvre
d’Ernaux, il n’est peut-être nulle part plus visible que dans Les années. La citation
de Tchekhov placée en épigraphe au texte fait d’abord ressortir cette unité humaine
du temps comme une notion historiquement relative : “Il se peut aussi que cette vie
d’aujourd’hui dont nous prenons notre parti, soit un jour considérée comme
étrange, inconfortable, sans intelligence, insuffisamment pure et, qui sait, même,
coupable” (A, je souligne). Ensuite, la première séquence du texte distille des élé-
ments d’interrogation visant à discerner cette élémentaire et pourtant énigmatique
unité de l’expérience en la considérant depuis le futur de sa fin : au “Toutes les
images disparaîtront” de l’incipit (A 11) font ainsi écho : “S’annuleront subitement
les milliers de mots qui ont servi à nommer les choses […]” (A 15) et : “Tout s’effa-
cera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit
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Maïté Snauwaert Les années d’Annie Ernaux : la forme d’une vie de femme
s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire” (A 19). La vie est prise à la
fois dans sa mesure, faite de toutes ces images banales agencées de façon
singulière, et dans sa disparition promise qui la limite et la conditionne, lui donne
son format plus encore que sa forme. Au futur antérieur la vie aura été, n’aura été
que, une série d’images. Tandis que cet agencement idiosyncrasique, cette suite
désordonnée et singulière telle qu’elle n’a pas toujours été consciente mais qu’elle
apparaît à la fin de la vie, cessera avec la subjectivité dont elle était l’émanation :
“De la bouche ouverte il ne restera rien. Ni je ni moi” (A 19). Mais le fond langagier
du monde, lui, sur lequel elle s’enlevait, restera sans fin : “La langue continuera à
mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne
sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse
anonyme d’une lointaine génération” (A 19). Face à cette réalisation, le livre est le
pari performatif que si “tout s’effacera”, il est pourtant possible de “[s]auver
quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais” (A 242, c’est l’excipit). Le
portrait dressé de la vie en ces premières pages est donc celui d’un flot continu et
inconséquent d’images, terminé abruptement et de façon irréversible.
§10 Au regard de l’histoire littéraire des femmes dont j’ai brièvement signalé deux
figures majeures, cette forme choisie par Annie Ernaux semble bien la forme
nécessaire à son projet : celle qui, par sa composition délibérément accidentée, sa
longue phrase à la fois continue et pleine d’interruptions, réalise de façon perfor-
mative tout l’improvisé de la vie. Celle qui, par son entrelacement non discriminant
entre souvenirs personnels et populaires, sa démonstration de ce qu’ils s’informent
réciproquement, réalise cette fusion de l’intime et du collectif propice à rendre ce
que furent successivement ces “années” – unités à la fois extérieures et générales et
qu’il faut pourtant faire siennes, tant il est vrai que l’être humain est laissé à ces
tentatives toujours imparfaites de saisir le temps dans lequel il vit et sur lequel il
n’a pourtant pas prise. Tandis qu’Antoine Compagnon prend au mot les remarques
présentes dans le texte sur la progression de la forme recherchée pour suggérer que
l’auteure s’est heurtée à l’impossibilité de son entreprise, proposant de faire des
Années le “dossier [contenant] les ébauches, les fragments, tous les matériaux [du
grand] ‘roman total’ [à] l’ambition […] extrême” manqué ou à venir22, je postule au
contraire que c’est cette forme de l’éparpillé, de la réminiscence non toujours choi-
sie, mais qui fuse, qui est, à en croire Ernaux, Duras ou Woolf, au plus près d’une
représentation juste de ce qu’on appelle “la vie” : non une totalité mais un senti-
ment du temps : “Par-dessus tout, la vie telle que le temps et l’Histoire ne cessent
de la changer, la détruire et la renouveler”23. La réussite des Années est ainsi dans
l’invention spécifique de cette forme littéraire inédite. Antoine Compagnon finit
d’ailleurs par concéder que, “[c]omme à la fin du Temps retrouvé [l’un des modèles
de l’architecture temporelle recherchée par Ernaux], nous ne saurons jamais si le
livre annoncé – annoncé comme à peu près impossible – est celui que nous tenons
en main, celui que nous sommes en train de terminer”24.
§11 Les années réalise la mise au jour d’un sujet autobiographique et impersonnel
traversé par le collectif, qui n’a pas pu se former en dehors du milieu et de l’époque
dans lesquels il est venu au monde mais en est une actualisation parmi des millions
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Maïté Snauwaert Les années d’Annie Ernaux : la forme d’une vie de femme
d’autres. Sa forme est une forme critique autorisant à la fois la critique de l’Histoire
comme “Temps monumental”25, et celle du modèle de vie sous-tendu par l’autobio-
graphie. Plutôt qu’un ensemble fragmentaire en vue d’une ultérieure réalisation, le
“roman total” des Années est celui qui n’ignore pas qu’il ne saurait être un roman
de la totalisation – montrée comme impossible – des moments de la vie, et qui
assume cette impossibilité et ce qu’elle montre du temps réel d’une vie. De cette
façon il ne renonce pas à se faire le terrain d’expérience de ce que Dominique
Rabaté appelle au sujet de La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï la “singularité commu-
ne” : “L’intransmissible du contenu émotionnel est ainsi partageable, sous le mode
d’une projection empathique où le lecteur mettra, à partir de l’image intérieure que
le texte lui suggère, un autre contenu, proche dans le fonctionnement, mais
différent dans les détails ou les circonstances”26. Les années rejoint ainsi le
domaine de l’Erlebnis, de la communication d’expérience.
§12 Or l’expérience mise en œuvre dans Les années est celle, on l’a dit, non seulement
d’une génération mais d’un genre sexué. Ernaux souligne en entrevue que c’est
pour les femmes que les choses ont le plus changé au cours des cinquante dernières
années27. Il est à ce titre remarquable, dans une œuvre puisée à ce point à
l’authenticité d’une existence vécue, que les affections douloureuses de la
narratrice-personnage d’Ernaux, qui sont, depuis L’événement jusqu’à L’usage de
la photo, comme les flexions du temps de sa vie, couvrent toutes les étapes
probables d’une vie de femme : de l’avortement au cancer du sein en passant par le
mariage et la maternité, le divorce et l’émancipation. Tout se passe comme si tout
ce qui pouvait être vécu par une femme au cours de sa vie l’avait été. C’est cette
dimension qui intéresse l’écrivain, ce qui explique qu’elle gomme de l’entreprise
des Années ce que sa propre vie pourrait avoir d’idiosyncrasique, singulièrement sa
condition d’écrivain28 : “Je n’ai pas cherché à m’écrire, à faire œuvre de ma vie : je
me suis servie d’elle, des événements, généralement ordinaires, qui l’ont traversée,
des situations et des sentiments qu’il m’a été donné de connaître, comme d’une
matière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose de l’ordre d’une
vérité sensible” (EV 7). “Aucune prétention ici d’ériger un sujet autobiographique
univoque aux contours solides, capable de (re)présenter sa vie sans failles”, encore
moins de “raconte[r] de façon rationnelle et rétrospective une vie exemplaire”, écrit
Barbara Havercroft29. Mais plutôt, le désir de se distancer du canon autobiographi-
que au masculin et de mettre l’accent sur le caractère disparate de l’identité (ibid.),
tout en dessinant une sorte de ligne de vie. Ernaux précise ainsi au sujet de la
chronologie de ses textes rassemblés dans le volume Quarto : “L’ordre des textes
choisi ici n’est pas celui de leur écriture ni de leur parution, c’est l’ordre du temps
de la vie, entre l’enfance et la maturité. […] c’est la succession des âges qui organise
les textes” (EV 8). Si cette déclaration peut sembler l’annonce d’un dessein
explicitement autobiographique, elle signale en réalité ce caractère statistique de
toute vie, et il serait fou et vain, remarque Ernaux, de croire à l’authenticité ou
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Maïté Snauwaert Les années d’Annie Ernaux : la forme d’une vie de femme
l’originalité radicales d’une quelconque vie : “Je me considère très peu comme un
être unique, au sens d’absolument singulier, mais comme une somme d’expérien-
ces, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages, et
continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent), le tout formant, oui,
forcément, une subjectivité unique”30.
§13 Comme avec ses livres précédents, Ernaux se situe à la fois en tant qu’individu
d’une génération, collectif non nécessairement sexué, et en tant que femme. “Ses
textes poignants, écrit Barbara Havercroft, s’avèrent le lieu où s’entrecroisent la
construction d’une subjectivité féminine unique et individuelle – la sienne – et la
représentation, à travers cette dernière, de soucis et d’événements propres à la
collectivité des femmes”31. Dans Les années, la sexuation de la perspective s’accom-
plit au moyen de séquences individuelles, sinon singularisées, de description dictées
par des photos absentes : “Elle, c’est celle des photos. Une femme au singulier mais
également une vision féminine – féministe – des années 1970. C’est important car
je pense que les livres donnent le plus souvent une vision masculine du monde”32.
Michael Sheringham fait de cette évocation de photos non présentes dans le texte
(progressivement présentes dans les dernières années, notamment dans le volume
d’Écrire la vie), depuis L’amant de Marguerite Duras, l’un des traits proéminents,
avec “the interaction of individual and collective – that are central to the way
French women writers have been instrumental in reshaping the agenda of auto-
biography”33. Dans son retracement d’une filiation littéraire française au féminin,
Sheringham montre l’intelligence novatrice des formes autobiographiques
valorisées par les femmes à partir des années 80, et combien elle vise à faire de
l’autobiographie non un genre avec ses règles à suivre, mais le terrain d’une
investigation dans les formes et les effets singuliers que peut prendre une vie.
§14 Dans le cas des Années, la visée des photos est, selon le motif cher à Ernaux,
“autosociobiographique”, indicative non pas seulement de souvenirs personnels,
mais de la banalité statistique de ces souvenirs personnels : le elle de ces photogra-
phies est identifiable par les changements de mode qui affectent ses vêtements,
historicisé par les progrès même du médium photographique. Si ces photographies
non visibles s’éclairent et se personnalisent à la découverte de celles publiées dans
Écrire la vie, elles ont dans Les années pour but non de singulariser mais de
réduire, de ramener au commun d’une technologie propre au 20e siècle qui a
contribué à en former l’idée d’identité, qu’elle soit individuelle ou familiale. Chaque
cliché dénonce une historicité de la pose, du sourire ou de son absence, du tableau
de famille, agencés suivant les époques de telle sorte que dans l’élection apparente
de la photographie, chacun en réalité pénètre un cadre qui lui préexiste. Par ce
biais, la vie personnelle rentre dans le rang des existences similaires. Tandis que la
photographie, lorsqu’elle est prise, a pour fonction d’isoler et de mémoriser un
moment, elle n’aboutit en réalité, dans les mains des techniciens amateurs que
nous sommes devenus, qu’à produire le calque de vies toutes identiques avec leurs
moments forts : baptêmes, communions, mariages et repas de famille, ces derniers
ponctuant, dans le texte, chaque époque comme les rituels qui inscrivent un
individu dans le temps.
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Maïté Snauwaert Les années d’Annie Ernaux : la forme d’une vie de femme
§15 Être femme chez Ernaux n’est pas une essence, mais une partie, non négligeable,
de la détermination sociale. Son appréhension du monde, comme le montrait bien
La femme gelée34, n’a pu se faire qu’en fonction de cette distinction qu’elle n’a pas
choisie mais en dehors de laquelle elle n’a pas pu vivre : l’épreuve de la vie, malgré
“ses contenus qui sont les mêmes pour tous”, se fait toujours “de façon indivi-
duelle : le corps, l’éducation, l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire
sociale, l’existence des autres” (EV 7). Ce qui est remarquable, dans la lutte
littéraire menée entre une “elle” et un “on”, un “nous”, pour découvrir une forme
spécifique de l’individuation du temps, c’est que la narratrice d’Ernaux, comme le
signale Roland A. Champagne, “shows that a woman can access her own time
rather then be imprisoned by it”35. Malgré la contrainte d’un temps inévitable,
l’auteure fabrique une compréhension du temps propre à son genre sexué. “This
does not mean, précise le critique, that she is opposed to how men view time. The
time to which she is opposed is rather one governed by the clock” (ibid., p. 147).
Ultimement, Champagne définit cette quête d’un temps spécifique comme
l’entreprise singulière de l’ensemble de l’œuvre d’Annie Ernaux (ibid., p. 149).
§16 Dans cette quête magistralement confirmée par Les années, Annie Ernaux dresse
le portrait d’une vie de femme au 20e siècle, une femme qui après avoir connu et
fait la chronique de toutes les étapes typiques de sa condition de femme, affronte
maintenant sa finitude. Une dimension incontestablement importante du livre est
ainsi, dans l’ensemble de l’œuvre de l’auteure, d’être ce texte de la dernière étape,
du vieillissement en tout cas d’une femme qui, par l’écriture, résiste à la dispari-
tion : “Plus je vieillis, plus j’essaie d’atteindre ces choses anciennes, ces lieux
disparus, donc cette ‘autre vie’ qui est derrière et que tout le monde croit devant”36.
À travers une œuvre de mémoire impitoyablement précise, elle met en évidence ce
qui reste d’une vie humaine lorsqu’elle vient à son terme.
Vie tardive
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Maïté Snauwaert Les années d’Annie Ernaux : la forme d’une vie de femme
§18 On peut parler au sujet des Années d’une œuvre de late style au sens qu’Edward W.
Saïd a donné à cette expression à la suite de Theodor Adorno41. Saïd définit d’abord
ce qu’il appelle lateness comme le cas classique d’une œuvre venant couronner
une carrière, qui forme un point d’orgue renvoyant l’ensemble de l’œuvre à sa
plénitude. Ce qui l’intéresse pourtant davantage, c’est l’acception irrégulière,
dysphorique de la lateness, qui produit au contraire une œuvre de résistance au
temps. Or le désir de donner forme à ce que fut sa vie semble chez Ernaux l’un de
ces modes de résistance au temps. Leslie Hill écrit :
Writing, for Ernaux, though it may chronicle personal disaster, is transfor-
mative and life-affirming […] it creates narrative where formerly there was
only the oppressive silence of exclusion […] it allows the author, and the
narrator-protagonists who are her sisters, to […] forge for herself an idiom
that, in its geographical and social singularity, in its unmistakable rhythms
and movement, functions as an affirmative act of self-emancipation and
self-invention.42
§19 L’écriture devient alors une façon d’opposer la forme au silence de la fin, occur-
rence ultime de l’exclusion. Elle est une forme d’historicisation contre le déclin
biologique de la vie, de sorte qu’elle fait de la vie non un donné, mais une entité à
construire : “la vie ne dicte rien. Elle ne s’écrit pas d’elle-même. Elle est muette et
informe. Écrire la vie en se tenant au plus près de la réalité, sans inventer ni
transfigurer, c’est l’inscrire dans une forme, des phrases, des mots”43. Le projet est
moins celui de l’examen de soi auquel nous a habitués l’autobiographie dans sa
tradition rousseauiste, que celui d’une dépersonnalisation à valeur cependant
heuristique, pour laquelle la vie n’est ni un objet ni une possession : “Je n’ai pas le
désir de découvrir les zones d’ombre de ma vie, ni de me souvenir de tout ce qui
m’est arrivé, et mon passé, en soi, ne m’intéresse pas spécialement”44. Bien plutôt,
il s’agit avec l’écriture d’un travail de discernement à travers l’informe du vivre.
Écrire est ainsi, pour un écrivain comme Ernaux, une manière de vivre.
Épilogue
§20 Virginia Woolf rêvait, dans A Room of One’s Own, que les femmes inventeraient un
jour leur propre phrase, celle qui serait nécessaire et appropriée à l’expression
exacte de leur historicité. Elle citait en exemple précurseur Jane Austen qui, face à
la phrase d’homme héritée, “that man’s sentence […] that was unsuited for a
woman’s use”, “looked at it and laughed at it and devised a perfectly natural,
shapely sentence proper for her own use and never departed from it”45. Austen
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§21 Et Virginia Woolf concluait, en 1928, quatre-vingts ans avant la publication des
Années : “But these are difficult questions which lie in the twilight of the future”
(ibid., p. 90). Avec le dernier opus d’Annie Ernaux, il semble possible de croire que
le jour est arrivé, après près d’un siècle d’héritage littéraire sur lequel elle a pu
s’appuyer, qui a contribué à réformer l’histoire de la littérature et a pu lui permet-
tre, comme écrivain, de s’émanciper, où une femme est parvenue à créer une forme
propre à dire son temps, dans les deux sens de ce terme : son temps de femme
sexué spécifiquement, par les interdits, l’avortement, le mariage et la maternité, les
contraintes sociales puis leur libération, le cancer du sein et les liaisons
amoureuses ; et son temps d’individu d’une génération, né à une certaine époque.
Ce dialogue offert par le texte est ainsi celui non pas d’un “je” avec un “on” et un
“nous”, mais bien celui d’un “elle” avec ces formes collectives. Car le contrepoint
qui donne sa forme à cette histoire du siècle, intéressé à saisir l’historicité de ses
formes de vie, c’est celui d’un point de vue de femme tentant de définir ce qu’est la
vie humaine.
Maïté Snauwaert
Université de l'Alberta, Canada
NOTES
1 L’exemple le plus remarquable de cette tendance est sans doute l’explicite D’autres vies que la mienne
d’Emmanuel Carrère, paru en 2009 (Paris, P.O.L.).
2 Voir à ce sujet le dossier “Responsabilités de la littérature : vers une éthique de l’expérience”, Maïté
Snauwaert et Anne Caumartin (éds.), Études françaises, n° 46, 1, printemps 2010.
3 Annie Ernaux, “Il s’agit toujours de cela, de ce qui se passe entre naître et mourir”, propos recueillis par
Évelyne Bloch-Dano, Magazine littéraire, n° 513, novembre 2011, p. 88-93.
4 Annie Ernaux, “Je n’ai rien à voir avec l’autofiction”, entretien par Christine Ferniot et Philippe
Delaroche, Lire, n° 362, février 2008, p. 84-99, dernière consultation le 31 mars 2012 : http://www.lex
press.fr/culture/livre/annie-ernaux_813603.html
5 Leslie Hill, “From order to adventure: women’s fiction since 1970”, et Michael Sheringham, “Changing
the script: women writers and the rise of autobiography”, A History of Women’s Writing in France,
Sonya Stephens (ed.), Cambridge, Cambridge University Press, 2000, respectivement p. 168-184 et p.
185-203.
6 Virginia Woolf, The Years, with introductions by Susan Hill and Steven Connor, London, Vintage Books,
[1937] 2004, <Vintage Classics>.
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38 Michael Sheringham, “Changing the script: women writers and the rise of autobiography”, op. cit.
39 Annie Ernaux, L’autre fille, Paris, NiL éditions, 2011, <Les affranchis>.
40 Annie Ernaux, “Je n’ai rien à voir avec l’autofiction”, entretien cité.
41 Edward W. Saïd, On Late Style. Music and Literature Against the Grain, New York, Pantheon Books,
2006.
42
Leslie Hill, “From order to adventure: women’s fiction since 1970”, op. cit., p. 178.
43 Annie Ernaux, Écrire la vie, op. cit., p. 8.
44 Annie Ernaux, L’écriture comme un couteau, op. cit.
45 Virginia Woolf, A Room of One’s Own, London, Penguin Books, 2004, <Great Ideas>, p. 89.
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