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1
À celle que j'ai aimé,
il y a longtemps, à l'UQAM,
durant les pauses,
par petits bouts d'éternité,
qui débordaient parfois...
Et pour tous ces gens perdus
avec qui j'ai savouré, sur la route,
le bonheur d'une intimité passagère,
éphémère mais immortelle...
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« La vision, elle ne peut être vue, car elle n'a aucune forme;
L'écoute, elle ne peut être entendue, car elle n'a pas de son;
La préhension, elle ne peut être prise, car elle est intangible;
Les trois sont indéfinissables, et elles ne font qu'un. »
Lao Tse, du Tao Te Ching
« L'humain a la puissance, et les faiblesses, d'un dieu. »
Anonyme
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Table des matières
Prologue............................................................................................... 9
1 Le début de la fin.......................................................................... 19
2 Court pamphlet sur la conspiration des nombres................... 41
3 Des radicaux libres....................................................................... 93
4 Sofia.............................................................................................. 147
5 Révélations.................................................................................. 201
6 Le dormeur éveillé..................................................................... 255
7 Le rideau se lève......................................................................... 297
8 La bête dévoilée.......................................................................... 351
9 Bilderberg.................................................................................... 401
10 Croire en son propre alibi....................................................... 445
11 Une brève histoire de l'empire............................................... 483
12 Recompilations et révolution.................................................. 549
13 Finalités...................................................................................... 579
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Prologue:
Je suis prisonnier d'un grand complot. La
conspiration me menace, de tous les côtés,
et je ne sais plus maintenant vers où
aller, vers quel horizon crier, ni à qui je
dois me confier, car tout être et toute
chose sont susceptibles de me trahir
éventuellement, d'une façon ou d'une autre;
et les humains, comme plusieurs d'entre
vous le savent autant que moi, ont leur
façon bien adroite et subtile d'être
traîtres et décepteurs. Ils sont, ou
finiront tous, par être contre moi un jour
ou l'autre; qu'ils soient amises, frères,
soeurs, voisins, étrangersères ou ennemis
jurés, ils sont tous potentiellement des
traîtres... et ce pourrait être les
personnes lisant ces lignes.
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me suis confié et ai généreusement révélé
tous mes secrets respectivement à mon chat
Daedalus, mon chien Icarus qui fut écrasé
par un camion il y a deux ans, dans une
course folle pour le rattraper celuici,
ma salamandre, de même qu'à bon nombre
d'autres animaux domestiques ou d'usage
publique que je croisais, lors de mes
sombres nuits de folie silencieuse, au coin
d'une rue ou dans un parc de quartier; en
flattant le chien d'un passant, en
nourrissant un écureuil, tout comme en
flattant la trompe d'un éléphant du zoo
communautaire, ou en bavardant avec un
cheval de calèche touristique dans le Vieux
quartier, je révélai les grands secrets de
l'univers caché à des interlocuteurs
n'ayant apparemment pas la lucidité pour
comprendre. C'était un peu comme parler à
des gens illettrés des quartiers pauvres,
sauf qu'ici je n'avais pas la honte de
passer pour un sombre illuminé ou de ces
braves agents de marketing spécialisés dans
la vente de religions. Parfois, par chance,
je pouvais jouir de l'opportunité de parler
à un humain lorsque je tombais sur un
immigrant, dans le métro, qui ne savait que
remercier et saluer dans le langage commun,
mais je me méfiais quand même d'eux, car
ils pouvaient peutêtre plus comprendre que
je ne pouvais le présumer. J'en fus même
venu, durant un moment, à affectionner les
plantes de cette même approche pédagogique,
les caressant, tout doucement, et les
contemplant, tout en leur racontant cette
lourde mosaïque d'histoires qui structurent
ma paranoïa quotidienne, comme si elles
entendaient et comprenaient tout. Oui, j'ai
vraiment fait tout ça.
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qui ne finissent plus, isolé dans mon petit
appartement fade, d'une blancheur à rendre
cinglé, il me fallait des interlocuteurs
qui allaient m'écouter, sans vraiment me
comprendre. Ainsi, grâce à leur parfaite
incompréhension des sons indiscernables que
je soufflais à leurs oreilles ou à leurs
pétales, ou leurs feuilles, selon le cas
je pouvais m'exprimer en toute liberté, et
donc en toute sécurité.
Mais malgré tout, je compris vite que cela
ne pouvait réellement me sauver d'une
éventuelle chute définitive vers la folie.
D'ailleurs, les relations étranges que
j'entretenais avec les autres membres du
règne animal me valurent rapidement
l'inquiétude voire même la consternation
de la part des centaines d'étrangers
disparates qui peuplaient mon quotidien, et
c'en vint même un jour à être des personnes
qui, à mon grand désarroi, me connaissaient
déjà... ce qui me rendit plutôt
inconfortable, c'est bien peu dire. Alors
il me vint à l'idée une nouvelle façon de
rétablir un sain contact avec les gens de
mon entourage les humains et de leur
révéler… non, leur enseigner, oui, leur
enseigner les secrets qui les concernent
tous autant que moi, sans pour autant leur
dévoiler trop d'informations susceptibles
de leur dévoiler, à long terme, mon
identité et ma localisation.
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La relation entre anonymat et exposition
est une des choses qui définissent le plus
fondamentalement le rapport de l'individu
avec la société dans laquelle il vit;
enfin, telle est ma croyance. D'autres
relations essentielles, par la suite,
s'ajoutent à l'équation dont est fait ce
rapport complexe entre l'individu et
l'ensemble social; soit celles basées sur
la sexualité, l'échange de biens ou
d'informations, le travail, ainsi que les
activités sociales comme le jeu, le rite,
le bavardage et autres. Mais aucune, parmi
ces relations plus substantielles, n'a de
poids si important dans la forme que
prendra ce rapport que le fait qu'une
personne soit ou ne soit pas identifiée
socialement, et aussi, et surtout qu'elle
soit ou ne soit pas identifiable. Il s'agit
d'un rapport basé sur un compromis pondéré
qui permet, en quelque sorte, de "se mettre
en vente" dans la société, c'estàdire de
mettre en commun une partie de sa personne
pour établir un contrat le plus souvent de
forme implicite soit un lien de confiance
réciproque, avec un groupe ou une
organisation. L'individu se mettra en vente
dans la société en jouant sur la valeur de
l'information, de toute information, soit
en contrôlant et en remodelant celleci
selon son propre usage, autant que sa
créativité puisse le permettre. Le contrôle
de l'information est un élément crucial
pour sa propre survie dans un monde dominé
par l'État policier, les sociétés secrètes
et les conglomérats corporatifs
multinationaux.
Mais toute forme de contrôle naît à priori
de la méfiance, de la crainte d'une perte à
son propre détriment. De la perte
d'intérêts, de nature autant politique,
professionnelle, relationnelle, sexuelle;
ou plus fondamentalement de la perte de
soimême, et je parle ici de la Mort, ou
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d'une sorte de perte plus abstraite, comme
devenir fou, pauvre, ou ah la damnation!
totalement seul. La peur de la mort,
l'éternelle peur de la mort. Moimême je ne
peux échapper à cet inexorable syllogisme.
Non par peur de ma propre mort, mais plutôt
que la cause pour laquelle je me bats soit
perdue. Et dans la situation où je me
trouve, je ne peux me permettre trop de
compromis. En fait, je ne peux me permettre
aucun compromis. Car dans le grand marché
des interactions entre humains, mon
identité pourrait rapidement prendre une
valeur aussi précieuse que celle de l'or ou
du pétrole, et en particulier pour certains
groupes d'individus de la société. Mon
identité, à cause de la nature très
sensible que peut avoir l'information que
je détiens depuis quelques années, est
susceptible de faire objet d'une hausse
drastique de la demande dans le marché
social de l'information.
C'est, tel que vous le devinez maintenant,
pour ma propre vie, ou pour ma liberté au
moins, que j'ai choisi de m'exprimer et de
diffuser mon message par la propagande
anonyme, plus précisément en utilisant un
pseudonyme, que j'ai repris d'un chercheur
qui fut assassiné par les services secrets
l'an dernier, alors qu'il tenta de révéler
publiquement les preuves d'un vaste complot
de déception orchestrée par
l'establishment, qui coûta la vie à audelà
de trois milles civils innocents pour la
plupart dans une tragédie politique que
tout le monde se souviendra durant des
centaines d'années probablement. C'est bien
sûr pour rendre hommage à sa justice et à
sa bravoure que j'ai choisi de prendre son
identité.
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moment. Je ne sais comment ils ont pu
savoir, je ne sais par quelle astuce ils
m'ont découvert, moi et mon plan de
propagande massive, malgré que ma méthode
m'ait toujours semblé sécuritaire; mais il
y a bien une chose dont je suis certain: on
me recherche... On me guette et me suit
partout. Je les ai vus, ces derniers jours,
me suivre dans la rue... des types d'une
allure douteuse, qui portent des vêtements
mal agencés, certains costauds et barbus,
et les autres aux traits scandinaves. Ils
me suivent partout où je vais, du moment où
je sors de chez moi, et se relaient même
les uns aux autres, s'échangeant
consécutivement les tours de surveillance,
probablement pour ne pas se faire
remarquer. Il n'y a rien à faire pour
échapper à leur regard. Lorsque je parviens
à en semer un, c'est pour qu'un autre des
leurs apparaisse quelques heures plus tard,
au moment où je crois m'être enfin
débarrassé d'eux. Le pire dans tout ce
cauchemar, c'est que je suis certain qu'ils
savent, qu'ils savent que je suis au
courant sur leur filature, que je sais
qu'ils me suivent et me pourchassent; mais
avec leurs regards vides, dépouillés de
toute énergie et de présence, ils
continuent de m'épier machinalement, tels
des êtres programmés, sans aucune crainte
d'être remarqués. Je tentai quelques fois
de m'approcher d'eux, afin de plus en
savoir, mais ils disparaissaient dans la
nature à chaque fois, comme des poissons
qui me glissent d'entre les mains. Comme
dernier recours, j'ai essayé de prendre
contact avec des agents de police afin de
les informer de la situation, mais je
réalisai assez rapidement que je passais
pour un idiot à parler de mystérieux
individus qui avaient cette aisance
impossible à se dérober de la vue à chaque
fois que les policiers me prenaient au
sérieux et leur accordaient la moindre
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attention. Qui plus est, c'était vain de ma
part, car de tout façon, cette conspiration
s'étend à des sphères bien plus hautes que
ces agents de police, et même si l'un d'eux
avait le zèle ou la détermination de tenter
de piéger mes poursuivants, ses efforts se
buteraient sans doute à une surprenante
résistance de la part de ses propres
supérieurs. Au diable les autorités... de
toute façon ils sont tous des
collaborateurs du grand complot d'une façon
ou d'une autre! Ils défendent ce même
système que l'Ordre a créé pour amener des
milliards de gens à croire en leurs
mensonges manufacturés. Tant soit peu que
quelqu'un travaille pour une autorité
quelconque, il est automatiquement un agent
double, un serviteur indirect de leur
complot, d'une façon ou d'une autre. Je ne
peux plus que compter sur moimême,
maintenant... si seulement j'aurais la
chance d'avoir encore une famille, ou
encore mes vieux amis, qui m'ont tous
tourné le dos ces dernières années, je
pourrais au moins bénéficier d'une bonne
compagnie, voire peutêtre même d'un
certain support. Mais peutêtre les aurais
je tous, aussi, mis en danger. Ma voie est
donc celle de la solitude. Triste, oui,
mais la meilleure, compte tenu de mes
activités.
Bref, je ne peux vous donner plus de temps,
maintenant. Des agents sont à mes trousses,
et je sens que leur moment pour frapper
approche. Je vais me soustraire de leur
surveillance constante, et ce, d'une
manière qu'ils ne pourront pas prévoir;
mais cela m'empêchera de continuer de
propager la vérité plus longtemps. Cela est
dommage, je le sais, car je suis certain
que plusieurs d'entre vous attendaient que
je leur donne plus de pistes pour que vous
puissiez libérer, et pour lutter, mais je
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ne puis qu'espérer que d'autres continuent
l'oeuvre là où je l'ai laissée.
Soit, il y a quelques mois, la Dame blanche
a commencé à me parler, dans mes rêves.
C'est ainsi qu'elle m'a ouvert les yeux. Je
n'ai pu comprendre ces mots, ni mémoriser
les sons dont ils étaient faits, mais elle
me parlait vraiment. En fait, il n'y a que
quelques sons, deux mots à peine, dont je
me rappelle toujours, et ceuxci résonnent
toujours, aujourd'hui, dans ma tête:
« Abla... Manta. ». Je ne sais pas ce que
ça veut dire, mais à chaque fois que je
plonge au fond de moi même, c'est sa voix,
et ces sons que j'entends. Lorsque vous
aussi la verrez, son chant vous libérera
progressivement. Et vous la verrez, car
elle est le fruit de leur complot, et elle
a été déchaînée à un point où, un jour,
plus personne ne pourra se sauver d'elle,
sauf pour ceux et celles qui voudront
demeurer dans l'illusion, par peur pour
leur propre vie, qui ne fera plus aucun
sens, de toute façon. L'apocalypse avait
déjà été annoncée il y a presque deux mille
ans sur l'île de Patmos, et une révolution
sociale prévue et souhaitée depuis des
centaines d'années par les portevoix des
masses prolétaires, et maintenant vous
comprendrez quelle est la nature véritable
de cet événement que nous, opprimésées,
exploitésées et dépossédésées de ce monde
attendons depuis longtemps déjà. Il n'y
aura pas de moment précis, ni de lieu, car
c'est loin audelà du temps et à
l'intérieur de nous que l'aspect le plus
profond de ce renversement total et
inéluctable de l'ordre établi se produira.
C'est pour une raison bien précise que mes
messages sont tombés entre vos mains. Il
est certain pour moi que c'est pour vous
affranchir, instantanément, mais je crois
bien qu'il y ait une cause qui soit bien
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audelà de moi et mon propre combat, une
raison plus globale qui nous unit tous. Je
vous ai montré la route, et vous ai indiqué
dans quelle direction elle vous mènerait. À
vous de découvrir son parcours, ses
obstacles et son aboutissement final...
s'il n'y en a qu'un seul.
Pour l'instant, c'était le dernier de mes
messages, et non le moins éloquent, alors
que j'espère toujours que vous allez le
comprendre, comme pour tous les autres; et
que vous sentirez cette... réalité, ce
cadavre gris et puant, comme je l'ai senti;
et la verrez comme mes propres yeux l'ont
vue. Je souhaite aussi que vous y voyiez
bien audelà, dans l'hyperréalité
métacosmique, où je serai probablement,
lorsque vous regarderez par le trou de la
serrure, dans la lumière de votre vérité
profonde...
Camarades, adieu.
Docteur Solis
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Chapitre 1:
Le début de la fin
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Ce matin, j'ai oublié mon nom. Je me suis réveillé ainsi,
le soleil dans les yeux, sentant une vague d'air frais
passer sur mon visage et caresser l'herbe autour de moi.
Le ciel était d'un gris opaque et parfaitement
homogène. Seulement un soleil d'argent passait au
travers pour s'abattre sur mes yeux affaiblis par le
sommeil. Comme une lame pénétrant ma tête, par ses
deux principaux orifices. C'est dans ce climat
d'oppression des sens que je m'éveillai, et je réalisai que
je ne me souvenais plus de rien. De rien du tout. Je ne
savais pas combien de temps j'avais dormi comme cela
sur l'herbe, et encore moins pourquoi ou par quel
concours de circonstances j'atterris ici. Le vide. Il m'est
arrivé quelques fois dans ma vie de me réveiller ainsi,
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dans la plus parfaite naïveté, complètement ignorant de
tout ce qui s'est passé avant que je me m'endorme... et
de tous les tracas qui m'attendaient presque chaque
fois, comme une armée de boxeurs Thaï attendant que
je me sois relevé pour me démolir l'être une fois pour
toutes, une fois de plus, pour me foutre la plus grande
raclée de ma vie, et me donner ainsi ma douche froide
quotidienne, celle qui me situe et me définit dans le
présent et l'avenir.
Il y a de ces courts moments, en effet, pendant lesquels
on se rappelle plus de rien du tout, où on est
simplement pas intéressé de se rappeler de quoi que ce
soit, mais simplement de se laisser dériver par les
vagues d'une situation immédiate, dans un moment
donné, par tout ce qui nous entoure, physiquement, en
ne se préoccupant ni d'où on arrive, et de vers on va.
C'est un peu comme quand on fait l'amour. Tout se
passe, rien ne se pense. Durant ces moments, on n'est
plus ce que l'on est, ou plutôt ce qu'on essaie d'être à
chaque jour de notre vie, même si nous pouvons avoir
l'impression d'être, plus que jamais. Nous ne sommes
plus le politicien, le militaire, le prêtre ou le banquier
qu'on est de jour, ni encore un parent de, enfant de,
patient de, patron de, bourreau de, ou employé de. Il
n'y a seulement qu'un être. On est, point final. Et c'est
justement et précisément durant ces rares moments que
je me sens respirer enfin, enfin dégagé de cet absurde
fardeau qui me pollue l'esprit au quotidien, mais qui
fait pourtant fleurir si splendidement la vie de bien
d'autres personnes.
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"Et quelle importance, après tout?" pensaisje parfois,
quand ces moments se présentaient. Peutêtre seraitce
uniquement autour de cette question que devrait
tourner toute cette vie. Oui, quelle importance, en effet?
Peutêtre que rien d'autre ne devrait être important que
la question de l'importance de toute chose en soi,
comme de tout événement ou tout être avec qui on
interagit. Ce serait de la question de l'importance que
tout commencerait, et par elle aussi que tout finirait.
Renégocier les choses, remanier l'univers, refondre
l'existence et recréer nos relations en fonction d'une
seule et même valeur: ce qui est important pour chacun
et chacune de nous, fondamentalement; l'important, tel
que ressenti au fond de nousmêmes. Le monde
cesseraitil de tourner s'il tournait selon un ordre moral
si simple? Non. Bien au contraire. Il ferait seulement
plus de sens, beaucoup plus de sens. Peutêtre même
que tout le monde se sentirait plus heureux, moins
inquiet, et ne verrait aucune nécessité dans le conflit, la
domination ou bien la compétition. Mais peutêtre n'est
ce encore qu'une belle utopie, car bien peu de gens ne
sauraient bien reconnaître d'euxmêmes l'important du
futile, sauf peutêtre dans un endroit où les gens n'ont
justement rien d'autre à se préoccuper et rein d'autre
entre leurs mains, que ce qui est crucial, fondamental...
et je dirais même vital.
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bien discernable s'est ajouté à ce fabuleux présage d'une
conscience absolue, parfaite, que je ressens parfois.
C'est que je ne sais plus rien sur moi... aucune référence
à un temps ou lieu passé, aucun visage, ni aucun
souvenir d'autre sorte.
Je ne sais plus qui je suis. C'est le vide... total. Je n'arrive
pas à me rappeler... Je ne peux pas? Je ne veux pas? Je
n'en sais rien. Je ne suis pas assez lâche, ni paresseux,
pour fuir mon identité comme pour m'enfuir de mes
engagements et autres préoccupations. Car j'aime
multiplier les engagements, et autres encombrements,
relationnels et autres; ils me donnent constance, ils me
donnent assurance. Et les préoccupations, c'est encore
mieux; elles me font faire du sens là où je crains de ne
pas en voir. Peutêtre suisje devenu amnésique... et
comment pourraisje le savoir de toute façon? Seul le
temps pourra m'aider... le temps et les circonstances de
la vie courante.
Je dois me regarder dans un miroir et en venir aux faits.
C'est la seule façon. Peutêtre seraisje terrifié de voir, à
la place d'un visage que je reconnais comme étant mien,
le visage effroyablement vide de celui d'un parfait
inconnu; ou peutêtre que, à mon grand soulagement,
cela déclenchera un éblouissant retour de ma mémoire
ou au moins le souvenir de mon identité et puis tout
sera réglé, tout redeviendra comme avant... peu importe
ce que c'était, cet « avant ».
24
Il fait frais, de plus en plus frais. Depuis que je me suis
réveillé, le ciel s'est obscurci. Ce soleil, grisâtre, qui
m'avait réveillé quelque temps plus tôt, n'est
maintenant qu'un pâle souvenir derrière une nuée de
plomb, sombre et lourde. Puis se met à tomber peu à
peu une pluie fine, pas mouillante, mais juste assez
présente pour que l'humidité ambiante devienne
inconfortable.
S’il y avait une chose dont je me rappelais clairement,
c'était de ce rêve terrifiant. Cette femme... toute blanche,
qui m'appelait, du fond des eaux sombres, alors que je
luttais pour faire surface, à bout de souffle...
Durant mon sommeil, j'avais cru entendre des enfants
jouer près de moi, quelques familles, et couples
d'amants, éparpillés de part et d'autre dans le parc... et
une bande de jeunes rire en se racontant des choses
indiscernables, mais à peine cela m'avait réveillé, et tout
me semblait baigner dans un flou teint de milles
couleurs et de sons. Maintenant, ils semblent être sont
tous rentrés, ou ils ont simplement disparu... Volatilisés.
Il me semble qu'il y avait eu une sorte de fête à ciel
ouvert, ou un grand rassemblement quelconque sur le
pied de la montagne, il y a quelque temps… ou il y a
même quelques minutes à peine, mais il s'était mis à
pleuvoir, et tout était parti avec le vent. Bizarre. J'ai ce
drôle mais désagréable sentiment d'avoir manqué un
train, alors que tout le reste du monde est déjà
embarqué, et parti depuis longtemps, vers je ne sais
où... partout où les gens normaux sont censés être.
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Le parc était plus grand que je ne le croyais, il se perdait
même audelà de mon regard. L'horizon diffus d'une
grande ville, voilé par le brouillard translucide, révélant
les silhouettes fantomatiques, hautes comme le ciel, aux
contours hétéroclites. Des gratteciels. J'étais entouré
par le mur d'une ville, gigantesque à en couper le
souffle. Une mégalopole, sûrement. La pelouse
s'étendait sur une longue distance partout autour de
moi, et des feuillus y avaient pris force un peu partout.
Mais tout était encadré d'urbanité futuriste, glauque et
démesurée. Alors que je me trouvais seul en plein
milieu de ce néant vert, entouré de ces grands fantômes
de géants sans âmes, une question inéluctable me
foudroya l'esprit, à la manière d'une balle de fusil, et
c'est là que je commence à m'inquiéter, sérieusement...
Qui suisje?
26
alors qu'on est à plusieurs mètres sous l'eau et réalise
qu'il ne nous reste plus une seule bulle d'air dans les
poumons. Puis cette impression implacable, que je ne
peux surmonter, cette impression que tout est passé...
ou perdu. Que je suis perdu. Que je me suis perdu. Et
que j'ai tout perdu... ou encore mieux, tout manqué.
Manqué une vie qui est partout autour de moi, mais
dont je n'ai jamais vraiment fait partie d'aucune façon
que ce soit.
Qu'estce qui m'est arrivé?
* * *
27
désespérés. Un endroit sombre, à l'éclairage rouge sang,
baignant dans une constante odeur de bière et une
ambiance de décadence relativement glorieuse.
Le gérant était une espèce de grand personnage vêtu de
noir avec une barbichette, svelte et plutôt élégant, voire
même coquet, autant dans ses gestes que dans sa tenue.
Il parlait en haletant dans de grands arcs théâtraux,
toujours avec ce sourire tranchant, à la fois sinistre et
caustique. L'air toujours malveillant mais
incroyablement classe. Satan en personne, ou peutêtre
son incarnation la plus fidèle en ce monde, mais il
portait quand même son nom, ou presque. L'ami de
tous, et aussi leur guetteur, régnant dans son petit enfer
de laissés pour compte. Quand on avait un problème,
on s'adressait au barman, et il écoutait nos confessions
les plus tordues, et quand quelqu'un s'intéressait à cet
endroit maudit, Monsieur Shatan « Bob » pour les
copains nous faisait plein d'offres alléchantes, mais
elles ne réussissaient jamais à convaincre d'éventuels
acheteurs. Alors dans ce cas il se condamnait luimême
à faire semblant d'écouter nos pires salades et tous nos
mélodrames existentiels, et ne rendait pas le change. Et
quand on voulait juste flirter un peu avec la gent
féminine, la belle Géraldine s'offrait aux gens, souvent
sans aucune retenue; surtout quand il s'agissait de sales
clodos aux visages phalliques, garnis de poils pubiens,
sur lesquels je n'aurais pu m'empêcher de vomir en
temps convenu. Elle était sans conteste la plus
délicieuse de toutes les serveuses, voire même les
femmes du coin. Une perle de sensualité. La belle
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Géraldine, charnelle Géraldine, belle de service, que
tout le monde convoite. Elle est l'Étoile inatteignable, à
chaque soir, sauf le mardi et le mercredi, là où le patron
l'atteint royalement et au bon endroit, au grand damne
de tous... Tout le monde sait au sujet de sa relation avec
Bob Satan, mais personne ne s'impose, ou personne
n'ose, à ce que je sache.
29
sais pas précisément quoi. Je sais un peu à quoi ça
ressemble, et même j'ai une impression, diffuse, de
comment je me sentirais face à cet objet, mais je ne sais
rien de ce qu'il est, du moins pas encore. Je sens que je
vais avoir la réponse, dans pas longtemps. Je finis
toujours par tout découvrir, je fais confiance au destin.
Ce soirlà il y avait un gros soulon assis au bar. Il puait
à dix pieds de distance de moi. Mais ce n’était pas un
clochard. Juste un gros bonhomme graisseux, à la
chevelure parfaitement lisse. Smoking blanc. Il avait
l'air de l'avoir porté depuis des semaines. Il sirotait sa
bière dégueulasse au moment où j'ai arrêté de me
préoccuper de sa présence.
Je me suis dirigé vers un des sombres coins pleins de
fumée du bar et j'ai commandé. Dorienne, la chair
brune, délicieuse, me sert, me fait un sourire, prend son
pourboire, puis elle m'oublie, en deux temps trois
mouvements. Suivant. Et elle passe à l'autre client.
Suivant! Quelle paire de cuisses... J'embrasse Géraldine
des yeux, elle me regarde une autre fois de ses yeux
rayonnants, me sourit, mais elle ne m'a pas remarqué
longtemps. Suivant... Et elle m'a déjà oublié.
La table était collante. De la bière séchée, sûrement. Je
ne pouvais même pas me pencher dessus pour écrire
quoi que ce soit. Un jet de lumière surprit tout le monde
pendant que j'étais perdu dans mes pensées. Quelqu'un
était entré. Le club était si sombre et si rouge que la
moindre lumière du jour avait l'effet d'un flash, ou
30
presque, sur le reste de la scène. Le nouveau venu
traversa la salle et s'assit droit devant moi. Un gars aux
allures d'intello paumé, comme il y en a beaucoup par
ici. Barbiche pointue et mince moustache décorative.
Vêtements noirs. Rien de spécial à signaler, à part de ses
yeux diaboliques, noirs comme la mort, qui perçaient
les miens comme s'il avait vraiment quelque chose
d'important à me dire. Et aussi un chapeau comme je
n’en ai pas vu depuis aussi longtemps que ma mémoire
existe. Je ne connais pas ce type, mais je crois que lui me
connaît, pour une raison douteuse.
« Chacun des vers de mes poèmes est comme un
ver pénétrant la terre pour la posséder, et chacun
de mes poèmes comme une armée de pénis
pénétrant vos corps pour les corrompre.
El Macho Gringo »
31
semble me connaître, mais moi je ne le reconnais pas du
tout.
On met les cartes sur table. Il m'appelle par mon nom,
et il se présente. Romuald quelque chose, son nom. Il
me raconte que je suis en péril, de façon aussi crédible
qu'un enfant qui dirige une réunion d'actionnaires
d'une grosse multinationale, mais l'air néanmoins
convaincu. De la poche de son manteau, il sort un petit
sachet de quelque chose... ça me semble être de l'herbe,
séchée et émiettée. Pas de la marijuana, je l'aurais vu du
premier coup. Je me demande quelle foutue plante ça
peut bien être... Le type la balance devant mes yeux
comme un pendule, pour se foutre de ma gueule, ou
peutêtre estce pour me plonger dans un état
d'hypnose, je sais pas. Trop confus pour réagir, je le
laisse prendre ma main et la placer droit endessous de
la tienne, pour ensuite laisser tomber le sachet dedans,
en me donnant ses directives.
32
Le fou met sa main sur mon front quelques instants en
chuchotant une suite de mots incompréhensibles qui
sonnaient comme de la poésie automatiste, puis il
s'éloigne tranquillement de moi, l'air grave et hautain,
comme animé par une transe, qui prend les commandes
sur son corps pour le transporter ailleurs. Il avait
soudainement l'aspect d'un prêtre vaudou, son visage
ensanglanté par la lueur pourpre qui éclairait les lieux.
Et qu'estce qui me dit qu'il ne l'est pas, après tout? Il se
prend vraiment au sérieux! Il se met à tressaillir en s'en
allant, mais je ne sais plus si c'était à cause d'une transe,
ou bien la peur... une peur dont lui seul peut voir
l'objet. Il est fou, or je n'ai pas à savoir la raison de sa
peur. Il tourne les talons et se rue vers la sortie. La
barmaid remarque à peine le passage de l'homme et les
clients sont trop perdus dans leur bulle de boisson. Il
quitta en s'enfuyant à la course, bousculant dans
l'escalier une bande de gros saoulons qui montaient au
pas de tortue et haletant à travers eux comme un fou
tentant de s'évader de l'asile. Les gros barbituriques
finirent par faire place, en bêlant et en sacrant, par des
insultes racistes bien sûr, comprenant à peine la suite
des événements; et le fou disparut.
33
les théories démentes par lesquelles il explique son
geste incohérent, ce type m'a fait un bien curieux
présent dont je me demande la véritable nature. Je
regarde le petit sachet qui repose dans le creux de ma
main, et ne peut m'empêcher d'être intéressé. Peutêtre
c'est seulement des épices séchées que lui croyait être
une sorte d'herbe magique, mais peutêtre aussi s'agitil
réellement d'une drogue. Eh bien, adieu, Docteur
Romuald! Je vais sérieusement considérer vos
prescriptions, soyezen rassuré...
* * *
34
Là, il va me sauter dessus, me saisir et m'endormir, et je
vais me réveiller des heures plus tard dans la cage,
c'estàdire dans un asile aux murs tout blancs avec trois
cent mille autres cinglés dépourvus de conscience,
autrement dit des gens ordinaires, en somme. Ils vont
me faire leur interrogatoire de Gestapo, voir si je suis au
contrôle sur moimême, si j'ai tous mes esprits, et bien
sûr je ne passerai pas le test, car il est fait pour que tout
le monde y échoue, sauf ceux et celles qui se trouvent
du même côté de la grille d'analyse qu'eux. Puis ils vont
me mettre en cellule et lentement ils vont me marteler le
crâne d'informations pourries, en me foutant dix heures
par jour devant un écran de télé, me reprogrammant
pour effacer ma mémoire et redevenir un un parfait
esclave, qui travaille, consomme, vote et paie ses impôts
sans poser de questions.
35
finalement parvenu à trouver son nom, et c'est depuis
cet instant, exactement depuis ce même instant, comme
si ma découverte avait déclenché un système d'alarme
silencieux, invisible et parfaitement enfoui uniquement
dans la tête de mes ennemis, que je mis les autorités à
mes trousses, et pas seulement les autorités, mais
l'autorité ellemême, globalement. Tout groupe,
individu ou institution obéissant à une autorité
détachée d'euxmêmes me semblait avoir exactement le
même comportement, et le même raisonnement... tous
semblaient vouloir me soutirer des informations
sensibles, me surveiller de près ou de loin et tenter de
me piéger. Les autorités de toutes sortes se mirent à
conspirer contre moi, même si aucun lien ne pouvait se
voir entre l'une ou l'autre parmi elles, ou entre un
organe et un autre de la grande toile invisible de leur
empire universel. Journalistes, médecins, avocats,
policiers, gérants, agents de sécurité, psychologues,
professeurs, membres du clergé et bien entendu mes
superviseurs au boulot et le proprio de mon
appartement; allant même jusqu'à ce stupide animateur
à la radio et les chauffeurs du service de transports en
communs, s'étaient retournés contre moi, tous à leur
façon, utilisant le plus grand pouvoir qui leur peut être
attribué par le système; et ce, sans parler de tous ceux
dont le travail principal est le contrôle social, ceuxci
que je ne vois presque jamais et avec qui je n'ai pas
d'interaction directe. Le système, c'est le système en
entier qui agissait systématiquement pour ma perte.
J'avais déchaîné les feux du ciel contre moi.
36
Mais rien ni personne ne pouvait m'arrêter, désormais,
pas même la Mort ellemême! Enfermé en prison j'avais
été durant toutes ces années et il n'était pas question
que je retourne en leur emprise de fer une seule nuit de
plus. Et je savais que cette foisci ils n'étaient pas pour
m'épargner. Ils allaient me désactiver, me
déprogrammer et me rendre totalement inoffensif,
inapte à toute autre subversion contre leur système... un
légume, en d'autres termes. Je ne me laisserai pas
abattre au vol.
Je fis le geste de l'éviter et je pris la fuite en sourdine
parmi la foule, mais l'agent sortit de sa poche un objet
de plastique noir, une sorte de pistolet avec deux
grosses aiguilles métalliques à la place d'un trou de
canon. Je devinai vite qu'il s'agissait d'un pistolet taser.
Deux petites aiguilles plantées dans ma chair, tirées par
le pistolet auquel elles restent connectées par
l'entremise de fils de métal; et par ces fils conducteurs,
une décharge électrique assez forte pour non seulement
me paralyser tous les muscles, mais me rendre
inconscient durant un bon moment, juste assez de
temps pour qu'il me fasse disparaître de la circulation
en toute quiétude. J'étais cuit. Trois vieillards lents,
calleux et lourds comme des rhinocéros me
ralentissaient dans ma fuite à travers le passage vers
l'escalier, qui aurait pu être mon dernier saufconduit
possible, et j'essayai de me faufiler parmi eux, mais ils
ne réagissaient ni ne bougeaient pas. Pire même, ils
protestaient en râlant et en marmonnant des phrases
incohérentes, mais ne bougeaient toujours pas! Il y a
37
toujours de ces vieillards faits comme de gros blocs de
béton qui ont l'air que d'exister que pour se mettre dans
notre chemin quand on est pressé par une quelconque
affaire urgente, et là, le moment était très, très mal
choisi pour que ça arrive, car j'étais dans un sacré
pétrin. À la dernière minute, alors que l'agent pointait
son arme sur moi, j'eus l'idée subtile de crier « Au
meurtre!!! », question de déstabiliser la foule autour de
moi et ainsi de profiter du chaos pour m'évader.
Beaucoup de gens virent en effet l'homme qui pointait
maintenant le taser en ma direction, mais la réaction de
tous ces gens partout autour de moi fut de figer sur
place et de regarder la scène dans un mutisme débile,
comme une bande de moutons attendant qu'on les
dirige à petits coups de canne de berger... eh oui, ils
attendent toujours et sempiternellement leur berger, ces
putains de moutons. Et estce comme cela qu'ils
réagissent lorsque la vie d'un de leurs semblables est
menacée??? Sontils asservis au point d'attendre que les
autorités interviennent pour étouffer le danger qui se
résumerait à être moi dans ce casci! ou ne sontils
qu'une bande de lâches incapables même de paniquer et
de fuir en situation de péril? J'avais la preuve vivante
que tout être qui craint le gouvernement et la Loi est un
traître potentiel pour un autre de son espèce. Mais
jamais, encore, je n'aurais cru qu'une foule de gens
ordinaires participe si solidairement à la conspiration
contre moi. Ce seraientils précipités dans tous les sens
comme tout humain normal aurait théoriquement fait,
j'aurais pu éviter mon sort sinistre, mais non! C'est
peutêtre ce qu'ils auraient fait si j'avais crié "au feu",
38
mais ce n'est pas dans une place publique extérieure,
couverte entièrement de béton, qu'on crie ce genre de
chose. Alors que je forçais mon chemin entre les épaules
des trois vieillards plantés comme des monolithes, et
étirais mon bras pour saisir la rampe d'escalier, une
terrible décharge me traversa soudainement le corps, et
durant un moment la douleur du choc brutal fut si
intense que j'oubliais même que j'étais dans ce corps. Je
ne pus à peine crier, car le courant passa en moi comme
la foudre et tous mes nerfs, muscles et neurones
disjonctèrent tous unanimement, en l'espace d'un
dixième de seconde. Ma vue était neutralisée, et je
sentais mon corps raide comme l'acier. De combien ça
devait être... cinq cent mille volts? Ma salive avait un
goût de salésucré, et c'est la dernière chose dont je
puisse me rappeler...
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40
Chapitre 2:
41
42
Plusieurs d'entre nous ont probablement
déjà été mis au courant d'un fait insolite
entourant le chiffre «9». Peu importe que
ce problème puisse avoir été présenté comme
une autre des balivernes de la numérologie
ou d'une découverte mathématique qui soit
restée jusqu'à ce jour exclusive au domaine
académique, nul ne peut douter de
l'étrangeté du secret mathématique que
comporte ce chiffre. Le chiffre 9 est un
symbole mathématique comme les autres, qui
se réfère à un concept d'ordre numérique
qui n'a rien de plus extraordinaire que de
représenter la quantité réelle de neuf
objets séparés. Ce qui est l'objet de
curiosité derrière ce chiffre consiste
plutôt en une loi. Il s'agit, plus
précisément d'une loi que je qualifierais
de loi de l'absurde, car elle s'impose
comme un ordre qui échappe à la raison,
s'expliquant par ellemême et en ellemême.
Elle est sa propre raison.
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Cette loi est fort simple: additionnez ou
multipliez n'importe quel nombre par neuf
et vous obtenez un résultat; additionnez ou
multipliez ensuite tous les chiffres
contenus dans ce résultat entre eux et vous
obtenez soit neuf, soit un nombre dont la
somme ou la multiplication de tous ses
chiffres vont égaler à neuf, et ainsi de
suite. Ceci est la base de cette loi, mais
d'autres faits aussi singuliers qu'ordonnés
apparaissent lorsque nous approfondissons
ce type de calcul. Par exemple, si
additionnez neuf avec luimême, cela donne
dixhuit. Et un et huit font neuf. Tout
comme dans 27, 36, 45, 54, 63, 72 et ainsi
de suite. Maintenant que vous devinez
l'issue de ce calcul simple, tentez de
transposer celuici à des nombres plus
complexes, et tentez de faire des
multiplications. Vous obtiendrez à chaque
fois comme résultat des nombres dont, bien
entendu, le résultat de leur somme mutuelle
est 9. Par exemple: pour 108, 1+0+8=9, et
il en va ainsi pour tous les multiples de
9. Alignez tous ces multiples à un
intervalle régulier et en ordre croissant,
par exemple tous les multiples de neuf
situés entre quatrevingtdixneuf et neuf
cent quatrevingtdixneuf, ainsi vous
verrez un ordre d'autant plus intéressant.
S'ils sont alignés de bas en haut sur une
colonne bien droite, vous remarquerez que
chacune des trois rangées de cette colonne
comporte une énumération répétitive des
nombres premiers... les chiffres de 0 à 9.
Sur une colonne, les chiffres de 0 à 9 sont
énumérés dans un ordre croissant; dans la
rangée voisine, dans un ordre décroissant,
puis à nouveau dans un ordre croissant sur
la dernière rangée. Bien entendu, cet ordre
se perpétue à l'infini, et créé une liste
infinie de combinaisons générées seulement
par cet ordre qui répète indéfiniment le
décompte de zéro à neuf, ou de neuf à zéro,
et ce, sur un nombre infini de colonnes
44
additionnelles. Une première déduction
mathématique pouvant être forcée est que
cette loi étrange prouve au moins que le
continuum des nombres n'a pas de fin.
Si cela vous intéresse, vous êtes conviées
à aller audelà de mes connaissances sur
cette loi, et d'essayer des tests d'ordres
différents, ou beaucoup plus complexes,
partant du même problème... divisions,
racines carrées, exponentielles, et j'en
passe. Peu importe quels nouveaux ordres ou
anomalies vous découvrirez en faisant ces
calculs car vous allez en découvrir,
assurément sachez qu'il y a bien peu de
chances que le seul fait de les découvrir
ait comme effet direct de bouleverser
l'univers en entier, la nature, ou même le
petit monde dans lequel vous vivez. Une
découverte de ce genre, en soi, pourrait
difficilement ouvrir une porte entre vous
et votre dieu, par exemple. Mais une telle
découverte a tout de même un effet
certain... et un effet pouvant vous faire
réaliser certains points essentiels à la
compréhension de la vérité sur le monde
dans lequel vous vivez, ou du moins sur la
façon dont vous connaissez la vérité. Car
c'est moins le phénomène en soi que sa
signification plus globale qui suscite
réflexion.
Je veux clarifier avant tout que, même si
cette loi peut être d'un intérêt certain
pour un mathématicien ou un numérologue,
elle n'est ni loi mathématique, ni loi
numérologique. Elle est une loi de
l'absurde; définie selon une Raison qui
échappe à toute rationalité humaine, ou qui
reste encore à être comprise par l'esprit
humain. Elle semble nous ouvrir les portes
sur un ordre secret, caché derrière la
banalité des chiffres qui hantent le
quotidien. Un mécanisme étrange qui se
moque de tout notre entendement, comme si
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tout ce que l'on eut appris depuis notre
naissance ne pouvait être qu'un amas de
futilités, et que la réalité, la vraie
réalité, est lointaine et insolite, cachée
derrière un voile énigmatique. Cet ordre
caché concerne un rapport simple entre
l'individu et le monde réel, ou “réalité
objective”; un rapport tissé par notre
propre perception, faisant de nous des
êtres à la perception sensorielle limitée,
voire même aliénante, ne pouvant faire
mieux que de se fier à des instruments
d'observation conceptuels ou bien matériels
dans les deux cas, encore des créations de
leur esprit aliéné! pour fonctionner
correctement dans un monde réel qui est
toujours plus hors de soi, et qui reste
éternellement un mystère en luimême.
La «matière sombre» du cosmos notion qui
est largement reconnue en astrophysique
quantique, quoiqu’encore largement
incomprise dans sa nature est un exemple
de cette incapacité à aller audelà des
données sensorielles, ce qui empêche de
pouvoir se rapprocher d'une connaissance
authentique, voire même parfaite, du monde
extérieur. Mais la matière sombre nous
entoure; et pas besoin de regarder dans les
télescopes pour la voir, car sa frontière
se trouve aux portes mêmes de notre
perception. La matière sombre, en soi,
n'existe pas, en tant que matière. Elle
n'est qu'une idée, seulement qu'une
expression, mal assumée, de notre
aliénation cosmique et existentielle, de
notre incapacité à percevoir une quelconque
réalité objective dans l'univers. Et cela
est directement lié à la mystérieuse règle
du 9.
Sans aucun doute, cette loi représente un
problème de sémiologie mathématique, c'est
àdire qu'il s'agit plus d'un problème
relatif au langage des nombres qu'aux
46
objets «réels» auxquels ceuxci renvoient,
car on ne voit pas de dizaines, de
centaines ou encore des fractions dans ce
que nos sens perçoivent; seulement des
objets souvent désordonnés sans chiffres
ni mesures apparentes. Qu'un mélange de
symétrie trompeuse, et de chaos se voulant
parfois ordonné.
Mais le postulat qui est à la base de la
présente théorie est que cette loi dépasse,
sans nécessairement nier, la dimension
sémiologique du problème, pour poser un
problème encore plus profond,
essentiellement philosophique, qu'aucune
pratique scientifique jusqu'à présent n'a
pu approcher, à cause de ses propres
limites, et ce problème est de nature
purement existentielle. Elle concerne à
priori le rapport cognitif entre l'individu
et le monde réel tel qu'il est défini par
la normalisation sociale et, par le fait
même, par la conscience de l'individu; l'un
et l'autre étant en constante interaction
(la conscience étant l'affirmation la plus
concrète de la norme sociale étant générée
par cette dernière et le processus de
normalisation générant, en revanche, une
conscience particulière dans l'esprit des
individus, en relation directe avec la
norme sociale). Ce simple phénomène
mathématique peut être perçu non comme une
preuve, mais plutôt comme un indice, parmi
un nombre indéterminé d'autres indices de
natures différentes, de la nature
hermétique du monde dans lequel nous
vivons, pensons et agissons; et d'un
indice, parmi un nombre indéterminé
d'autres indices de natures différentes,
laissant croire qu'il s'exécute
quotidiennement dans nos vies un travail,
une entreprise, de contrôle,
perpétuellement comme résultat d'obscurcir
notre perception, de la corrompre et de la
métamorphoser. Cette entreprise, cet ordre
47
obscurantiste auquel nous sommes soumis,
est le problème réel dans toute l'équation,
et non le numéro neuf, ou le cycle du zéro
et du neuf. Le problème a sa source dans
l'illusion, et non dans ce qui menace sa
crédibilité. Nous sommes prisonniers d'un
système numéraire, d'une conspiration des
nombres qui détermine chaque élément
crucial de notre existence, sans quoi nous
aurions les pieds audessus du vide, sans
quoi l'univers entier révélerait son vrai
visage à nos yeux. Et alors, nous
deviendrions libres...
Camarades,
Réveillonsnous tous et toutes du rêve
Et renversons leur empire...
Une fois pour toutes, et à jamais.
Docteur Solis,
prophète attitré du D.E.M.O.S.
* * *
La neige tombait dehors. Dans la maison de la famille
Guilbault, c'était aussi blanc en dedans qu'en dehors. Je
posai mon regard sur le visage endurci de madame
Guilbault. Ses traits avaient été taillés par des années de
douloureux labeurs dans le textile, ses mains frêles et
usées, et les yeux plongés en permanence dans une
inquiétude austère, grisée, protectrice. Je voyais malgré
tout en ceuxci un vif éclair de naïveté, contemplatrice,
48
qui me surprenait à chaque fois que je les regardais.
Une lueur de beauté intérieure, passant à travers d'un
mur de pierre, mais d'une pierre adoucie par son
affection immanente. Ni le temps, ni le système, ni
l'absurdité de l'existence au sens large n'avait semblet
il eu assez d'emprise sur elle pour la faire vieillir
intérieurement, et c'est le genre de chose qui, toutes
différences considérées, me donne toujours espoir en
mes plus vieux jours, s'il y en aura. Mais ces tempsci
quelque chose la troublait horriblement, et en elle je
pouvais lire une peur béante, glaciale, que rarement je
n'eus vu chez quelqu'un, si profonde que je peux à
peine retenir mon attention sur son objet même... je ne
veux simplement pas y penser.
Madame Guilbault reposait silencieuse à la table, face à
moi, et son mari Reynald serrait sa petite main sans la
sienne... l'écrasant un peu même, en un geste
d'assurance plus anxieux que rassurant. Nous avions
fini notre café, ma délicieuse pointe de tarte à la
rhubarbe déjà engouffrée. Le vieux couple avait
apparemment terminé de dire ce qu'ils voulaient que je
sache, et ils attendaient après moi pour que je leur
donne ma perspective. La salle à manger était plongée
dans le calme complet, mis à part pour l'horloge qui
ponctuait notre silence. Par la grande fenêtre de la
cuisine la lente rivière partiellement couverte d'un
nuage de glace et de neige, et de l'autre côté le village et
ses maisons toutes blanches. En regardant ce paysage, je
ne pouvais m'empêcher de faire semblant de réfléchir,
feignant d'être dans une transe pensive, caractéristique
49
d'un esprit profondément analytique, que j'aimerais
encore avoir. Mais je ne savais pas à quoi penser...
C'était le vide, un stupide vide. Quelle humiliation! Je
n'avais aucune foutue idée de qu'estce que je pouvais
leur répondre, car cette énigme qu'ils m'ont posée, c'en
est une comme j'en ai rarement vu dans ma carrière...
Comment comprendre toute cette histoire?
50
décevoir en vous disant ça, mais ce genre de cas, la
police en prend par milliers chaque année, et le
nombre de cas qui sont réglés, bien on les compte
sur les doigts d'une seule main...
Ils restèrent silencieux, plus impatients de savoir où je
voulais en venir.
– Euh... Pour tout dire, j'ai besoin de plus de temps...
pour faire une enquête approfondie. Il y a bien
moyen de le retrouver, ou sinon, au moins...
Le père brisa brusquement son mutisme et parla.
– Tu prends le temps qu'il faudra, c'est notre fils. On
est prêt à tout sacrifier. Ce qu'on veut, c'est d'avoir
au moins un signe de vie, et si c'est pas possible... »
il lâcha un profond soupir, abattu par l'idée, et ne
fixa que sa tasse vide durant un moment. « On veut
au moins savoir la vérité! »
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qu'il est connu de tous. Quand il parle, sa voix de
tonnerre résonne dans toute la pièce, et autant dans son
parler que dans ses gestes il donne cette impression
d'avoir cette force monolithique, certaine et sans
équivoque, pas belliqueuse, simplement simple et sans
équivoque. Mais pour lui aussi, malgré cette assurance
toujours palpable visàvis de n'importe quoi qui se
présentera à lui, cet événement incompréhensible a été
comme un iceberg frappant la coque d'un paquebot soi
disant insubmersible; la confiance, la force ne suffisent
pas. L'inquiétante étrangeté de la chose est beaucoup
trop suspecte pour être ignorée, ou même prise à la
légère comme un accident passager sans conséquences
fâcheuses.
En fait, je comprends pourquoi ça les trouble tant, et ça
va bien plus loin que la façon insolite dont les choses se
sont déroulées. C'est pire que s'il était simplement mort,
car ici on est toujours coincé dans le mystère, et un
mystère qui me semble de moins en moins probable
d'être élucidé. L'enjeu au centre de ce mystère est
dramatique: c'est leur fils. Peu importe comment on
peut comprendre l'intensité et la nature de cet enjeu, la
tragédie impliquée... est implacable.
Il n'y a jamais eu aucun doute pour moi que tout ce qui
fait partie de ce monde en vient toujours à faire un sens
un jour ou l'autre, et ce, peu importe de quelle manière
quelqu'un puisse parvenir à surmonter les conflits et
atteindre ses aspirations tout au cours de celleci. La
représentation mentale du monde, de l'existence
52
concrète d'une personne, définit l'identité de celleci
tout comme la perception qu'elle aura de la société et de
l'univers en son sens plus large; de la même manière
qu'elle déterminera, conséquemment, son rapport au
passé, par sa mémoire, et à l'avenir, par ses rêves et ses
désirs. C'est ainsi de cette manière qu'une forteresse
imaginaire se créera autour de l'esprit humain et, au fil
du temps et des événements, l'emprisonnera, le
protégera, l'enrichira ou l'assassinera... et l'éventualité
de chacune de ces conséquences sera déterminée en
fonction de ce que l'imaginaire représentera pour
l'individu, en tant que force de création de l'existence.
Seratil pour le Roi un château fort dans lequel il périra
de sa propre folie paranoïde, désabusé de son propre
empire et vaincu dans sa propre folie, ou plutôt seratil
l'instrument qui lui permettra de se libérer des chaînes
d'une existence aliénante?
Jodias a vécu toute sa jeunesse dans ce village. À 21 ans,
il habitait chez ses parents, mais était sur le point de se
trouver une petite maison en périphérie du village. Il a
étudié le génie électrique au collège, dans une ville pas
très loin de chez lui. Il avait deux compagnes, dont une
avec laquelle il semblait plus profondément engagé,
53
trois ou quatre bons amis, parmi une bonne vingtaine
de connaissances et de copains plus distants, et a
toujours entretenu de bonnes relations claires et
franches avec ses parents, malgré, bien entendu,
certains petits conflits ou querelles quand il était plus
jeune. Sa relation avec Micheline durait depuis un bon
moment, trois ans je crois, et tous deux se préparaient à
se marier, investir dans une maison, et tenter bâtir une
vie familiale ensemble, ce qui est assez courant chez les
jeunes dans la vingtaine, dans des endroits ruraux
comme ici. Sa relation avec sa «maîtresse» était ambiguë
et sembletil plutôt superficielle... rien laissant
supposer un attachement sentimental réel. Il joue au
volleyball régulièrement avec une équipe du collège,
pratique le karaté et on peut facilement le trouver 2 à 3
fois par semaine à jouer au basketball avec des amis dans
le parc pas loin de chez lui. Il s'éclate une fois de temps
à autre avec ses amis, mais il est un buveur et un
fumeur social, et modéré. La modération et la régularité
planent sur sa vie, et en rasemotte on pourrait dire. Il a
un emploi très payant à la compagnie d'électricité, où
son rôle est de planter les poteaux qui servent à
soutenir les lignes de transmission à travers tout le
pays, surtout celles de la base, les lignes secondaires.
Celles qui relient les foyers entre eux. Il va sans dire que
Jodias est un gars plutôt important et respecté de ses
amis.
La police a déclaré Jodias comme disparu le matin du 6
janvier dernier, après deux jours d'absence, où ses
parents ont fait des tonnes d'appels ci et là pour le
54
retracer. Elle a lancé un avis de recherche, mais sans
succès. Sa famille, ses amis, la communauté dans son
entier l'ont perdu. Et plus le temps passe, plus que les
dizaines de personnes de son entourage réalisent qu'ils
l'ont peutêtre perdu définitivement.
Le fait le plus insolite entourant sa disparition est moins
le caractère inexplicable de ses motivations de ce qui
peut avoir motivé une telle personne équilibrée et
apparemment satisfaite de sa vie à disparaître de façon
si égoïste, mais bien la façon parfaitement furtive par
laquelle Jodias a disparu de la scène publique. Ce genre
de phénomène est déjà arrivé quelques fois dans le
passé. Une vieille femme, légèrement amnésique perd le
Nord et disparaît dans la nature, ou un adolescent de
banlieue quitte le foyer parental pour la métropole la
plus proche, ça, c'est le genre de cas qu'on voit assez
souvent dans la section des faits divers d'un journal à
grand tirage merdique.
Mais le présent cas de disparition fait plus croire à une
pure volatilisation, au sens strict du terme. Comme si
une autorité absolue avait décidé simplement de
55
l'effacer de ce monde en ne laissant aucune trace de lui
mis à part ce trou béant, fait seulement de néant, se
présentant comme une empreinte lugubre de la frêle
silhouette de Jodias. Les draps à peine défaits, comme
s'il se n'était même pas levé de son lit. La pièce était
encore en ordre, dans l'ordre habituel des choses. Ses
vêtements de la veille étaient amassés sur une chaise. Il
n'avait même pas pris sa robe de chambre. Je m'imagine
mal quelqu'un s'enfuir en boxers à 32 degrés Celsius.
56
Une pièce peut parler. Elle peut être imprégnée d'une
âme, car on lui en a donné une au fil du temps. Il n'y a
pas que le « Créateur » qui construit les âmes, les
humains aussi savent le faire, la plupart d'entre eux
sans même le savoir, et ils le font simplement en
transformant leur territoire, en l'occupant, en y vivant.
Cet espace occupé en viendra à être une empreinte
d'euxmêmes.
Mais bref, les pièces parlent, et celleci était muette. Non
parce qu'elle n'avait pas d'âme, mais parce qu'elle ne
pouvait simplement pas me parler. Parce que son bec
était cloué, qu'elle était probablement effrayée, qu'elle
n'osait dire quoi que ce soit de peur de réveiller des
fantômes inconnus de nous tous, ou peutêtre aussi
parce que l'âme de la chambre était simplement muette,
qu'elle ne savait pas quoi répondre à mon
questionnement si exigeant.
57
Jodias, savoir tout sur lui, mais au fur et à mesure que
j'avançais, j'étais certain de faire d'avoir fait des
centaines de kilomètres dans la mauvaise direction, loin
cette la direction que luimême a empruntée le 6 janvier
dernier pour le mener vers une destination inconnue. Il
n'y avait plus rien d'important à savoir sur ce jeune
homme terriblement normal, d'un ordinaire ahurissant.
Ça fait maintenant cinq semaines que je suis làdessus,
et j'en ai assez. Après cinq semaines de fouilles et de
recherches maladroites, la seule chose que je puis
déduire est que ce fut une des pires affaires à laquelle je
fus assigné. Je commence à en avoir marre de cet
emploi. Je ne suis pas un bon joueur d'échecs, non. En
fait, je joue très bien, mais suis nul avec les fins de
partie. J'aime seulement les ouvertures et les
développements de parties, juste pour le plaisir de
déployer tout le temps des stratégies, pour les voir
s'effondrer, et pour en reconstruire d'autres au même
moment où les précédentes échouent. Une lutte
continue, sans vainqueurs définitifs. Tout le temps
construire et reconstruire, comme les fourmis font sans
relâche. Comme avec les châteaux de cartes.
Mais l'autre jour, l'autre jour j'ai eu une surprise. Et ce
fut probablement la meilleure chose qui me soit arrivée
depuis un bon bout de temps. La nouvelle m'est arrivée
avec le lever de soleil par la fenêtre de mon bureau, me
réveillant par sa dérangeante intensité, alors que je
m'étais endormi la nuit précédente, couché la tête à
l'envers sur la causeuse, après avoir passé des heures à
58
relire des rapports de centaines de pages d'une enquête
fédérale sur les réseaux clandestins de traite de réfugié.
Pas que ce n'était pas intéressant, seulement que je
travaille trop ces tempsci. Je reçu cette nouvelle par
l'entremise d'un courriel de l'un de mes collaborateurs:
De: loup_noir@diasnet.com
À: jobdon@icarus.net
sAlut Don! J'ai jsute trouvé quelque chose qui va
t'intéresser au plus haut point. Ça concerne rien de
moins que ton affaire de disparition dont tu
m'avais parlé l'autre fois... J'ai pas vraiment plus à
te dire làdessus, tu peux lire l'article par toi
même, je crois ;)
Je vais continuer à faire des recherch3es làdessus,
sur internet et dans les journaux, et je t'en reparle
aussitôt que j'ai quelque chose de nouveau
À plus!
Paul
http://news.globescience.net/wpdyn/articles/E2
05062002.html
P.S.: Superbe l'irlande! Plein de bonne musique de
toutes sortes dans les pubs, les gesn sont très
sympas et la bière! J'y reste encore 2 ou 3 mois et je
te donnne des novuelles...
59
Ah, ce Gilbert... Toujours aussi peu soigné dans
l'orthographe de ses messages. Un bon collaborateur,
néanmoins, et un bon copain aussi, même si on ne se
voit presque jamais. Ça fait une bonne dizaine d'années
qu'on s'échange des informations sur nos enquêtes
respectives, mutuellement, même si on a presque
toujours été à des centaines de kilomètres de distance;
et je pourrais dire qu'avec le temps, il est devenu une
extension de mon cerveau, quoique toute petite, à peine
une pincée de neurones peutêtre, mais assez
importante m'avoir aidé à résoudre certaines de mes
enquêtes les plus complexes. Et une fois de plus, il
m'avait mis sur une bonne piste.
60
qui, selon les sources officielles, causerait une perte
totale ou quasi totale de mémoire et engendrerait des
comportements antisociaux, des fugues, la
désorganisation personnelle et même, dans certains cas,
de rébellion très violente contre les figures d'autorité de
toutes sortes.
61
tous reproches d'inefficacité; c'est une science
empirique, approximative, et pas du tout infaillible,
basée sur une accumulation de faits observables, et non
sur l'application de lois universelles. Mais ici, je fais face
à un tour d'illusioniste, et un tour magistral! Tout ça me
semble hors de mon champs de compétences...
La Mort Blanche. Une maladie. Ce serait facile de sauter
aux conclusions les plus simplistes, mais c'est aussi
stupide d'ignorer l'évidence même. Mais j'ai mes
doutes. Je connais depuis longtemps les tendances de
certaines autorités à médicaliser des problèmes qui
n'ont rien de médicaux pour les rendre socialement
moins menaçants dans l'esprit des profanes, et à la fois
plus rentables pour les producteurs pharmacologiques
et professionnels de la médecine. La propagande
médicale... elle est partout de nos jours... plus présente,
et d'autant plus efficace que les slogans insipides et les
affiches géantes typiques aux régimes totalitaires. Il ne
s'agit que de faire danser dans la tête des gens la
marionnette de la Mort, et ses cousines la Souffrance, la
Maladie et la Laideur, puis quasi instantanément on
met des masses entières dans notre sac. Si la foi fait
bouger les montagnes, la peur, elle, rend milliardaire.
Mais maladie virale ou pas, tout ce que je peux déduire,
pour l'instant, c'est qu'il semble bien que la disparition
de notre Jodias puisse avoir un lien avec la Mort
Blanche. Et ce lien est même évident.
Mais récapitulons...
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Hypothèse de départ. Le disparu a été frappé par un
trouble appelé "syndrome de la Mort Blanche", dans le
courant de la nuit vers les deux ou trois heures du matin,
durant son sommeil. Souffrant d'un trouble de mémoire
aigu associé au syndrome, le sujet s'est réveillé avec une
perte totale de reconnaissance de sa propre identité et
d'une occultation de sa connaissance de la situation
présente. Tentant en vain de comprendre la situation, il se
lève de son lit, sans trop défaire les draps, prend quelques
secondes pour observer la pièce, en silence. Il ne reconnaît
pas cette pièce comme étant sa chambre. Il regarde les
quelques objets placés sur la commode, et ne les reconnaît
pas comme étant les siens. Il se déplace vers la fenêtre de
la chambre et... il voit un paysage nocturne d'un champ
onduleux, avec une petite grange à la gauche. Quelques
bovins dorment dans le champ, au loin. Ce paysage, bien
entendu, il ne le reconnaît pas du tout. Alors, il décide de
s'habiller avec les vêtements qui sont sur la chaise à côté
de son lit, de se glisser silencieusement à l'extérieur de la
chambre, ouvrant la porte doucement, marchant sur la
pointe des pieds, afin de ne pas réveiller l'éventuel
entourage, et de trop précipiter. Il sort et traverse le
corridor en catimini, pour ne pas réveiller d'éventuels
problèmes. Les portes de deux autres pièces sont fermées.
S'il est moindrement intelligent et raisonnable, il déduira
qu'il se trouve probablement à la demeure de ses parents
ou, à la limite, de personnes qui lui sont proches, tels un
oncle ou un couple d'amis, et que toute possibilité d'être
la victime d'enlèvement et de séquestration ne fait pas de
sens pour lui. Dans une telle situation, l'éventualité d'une
fugue est très improbable. Du moins, le jeune homme
serait descendu au rezdechaussée pour avoir plus de
détails sur les personnes résidant dans la demeure, et
peutêtre même de savoir pourquoi il est à cet endroit. Il
aurait fort probablement tombé sur une des photos
familiales exposées dans le salon, dans la bibliothèque ou
63
sur le foyer, et quelques notes aimantées au réfrigérateur
lui auraient donné d'intéressants indices sur l'identité et
les occupations des personnes vivant à cet endroit, ainsi
que sur luimême, possiblement. Dans l'autre cas, il serait
simplement retourné se coucher, en espérant que le
sommeil arrangerait les choses, et qu'à son réveil, le matin
venu, les explications viendraient à lui d'ellesmêmes...
Précision sur l'hypothèse: la maladie dont souffre le sujet
a causé chez celuici un trouble paranoïde, lequel,
juxtaposé à la perte de mémoire à long terme, provoque
chez lui une peur critique de son entourage direct et une
interprétation de sa situation profondément influencée
par un sentiment prédominant d'être menacé, et privé de
sa liberté. Dans ce casci, le sujet se croira être la victime
d'un enlèvement, et les personnes logeant dans cette
maison seront perçues par lui comme étant les
kidnappeurs, soit des personnes dont il est la victime.
Ainsi il tentera de s'évader à l'insu de ses capteurs.
La possibilité que le trouble du sujet soit aussi de nature
schizophrénique peut être encore plus intéressante. Ou
peutêtre aton ici, plus précisément, un cas authentique
64
de schizophrénie paranoïde; un cas rare, car les troubles
dissociatifs de natures différentes sont rarement
juxtaposés de la sorte. Si cette hypothèse s'avère exacte, la
« Mort Blanche » entraînerait de façon drastique des
troubles de la perception sévères, menant à la fois à des
hallucinations et à des délires paranoïaques visant
l'entourage direct du sujet; du même ressort, ce syndrome
commencerait par une perte de mémoire, laquelle serait le
premier symptôme de la maladie, et, en l'espace de
seulement quelques heures (ou quelques minutes?) la
condition du patient dégénérerait en un trouble
dissociatif profond.
65
modifie, leur conscience, et peutêtre même leur
mémoire... et ce en l'espace d'un rien de temps.
Ma seconde hypothèse:
66
affirmer qu'il aurait été drogué par un tiers inconnu. Dans
le cas où le sujet consommait, il se devait de le faire à
l'insu de tous ses proches, ce qui semble très peu
probable, étant donné qu’autant les parents que les amis
et la compagne de Jodias ont attesté qu'il ne prenait
jamais de drogues.
Cette hypothèse n'a pas le choix de fonctionner. Si elle
ne marche pas, c'est foutu... dans ce cas on aurait affaire
à une disparition inexpliquée, simplement. Le dossier
resterait non classé, on le reléguerait aux archives, et
probablement que plus jamais on n'entendrait parler du
jeune Jodias, à la seule exception du cas où celuici
revienne de la nature dans laquelle il a disparu,
seulement pour nous dire... qu'il existe encore, qu'il va
bien, et qu'il vit maintenant sur la CôteNord, devenu
un travailleur de la construction barbu qui se pique
quotidiennement à la white fairy, la Fée Blanche, comme
les jeunes vont l'appeler à ce moment.
Le protocole d'enquête de départ: ma première tâche va
consister à interroger des individus reliés à cette affaire.
Commencer par aller discuter avec quelques dizaines de
jeunes de la polyvalente de Châteauville serait un bon
point de départ, puis, bien sûr, la visite de quelques amis
de Jodias est inévitable. Jodias n'est fort probablement pas
le seul à avoir consommé de cette drogue dans le village,
dans le cas où l'hypothèse A, c'estàdire "le sujet aurait
volontairement consommé une drogue causant des effets
de perte de mémoire et de fuite, et ce, à l'insu de ses
parents". Si jamais je ne trouve rien qui puisse appuyer
l'hypothèse A, alors je vais devoir accepter l'hypothèse
alternative, l'hypothèse B, qui s'appellerait quelque chose
comme "Jodias fut drogué contre sa volonté, et à son
67
insu". Par la suite, les renseignements préliminaires me
permettront de continuer dans la voie de l'hypothèse, ou
de me réorienter vers une meilleure explication du
problème.
Mais encore j'aurai à demander l'appui d'une expertise
pour prouver l'existence de cette soidisant drogue,
ainsi que de ses effets. Soit, dans le cas où il aura été
prouvé qu'il y a eu enlèvement avec recours à
l'intoxication, ou que le sujet s'est bel et bien éclaté le
cerveau avec une drogue foutrement puissante et est
toujours en suspens quelque part dans le Pays des
Merveilles, bien je crois que dans une telle situation, je
tirerai ma révérence, fera suivre le dossier auprès des
autorités et réaliserai le projet que je chéris depuis si
longtemps: Fidji! Avec ma femme, sa petite fille toute
blonde aux yeux bleus, et une caméra photo numérique
pour envoyer des tonnes de belles images par courriel à
mes copains.
Ce n'est pas que le sort de ce pauvre jeune homme ne
m'affecte pas… C'est simplement que, bien... après ces
années de service, mon cerveau en a marre, c'est tout.
Vu les dossiers terribles sur lesquels j'ai été ces
dernières années... ces crimes passionnels sordides et
toutes ces putains de filatures extraconjugales entre
gens riches qui manquent de discernement, mon moral
est sur le point d'imploser et mon intellect, lui, qui
baigne depuis trop longtemps dans le fast food, est dans
une chute libre vers la décrépitude. Les faits divers et
autres affaires glauques, y en a marre! Les choses
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doivent changer, ou c'est moi qui vais me faire manger
par ce monde pourri et malsain.
* * *
Il y avait cet énorme bâtiment, sculpté dans le marbre
blanc massif, à l'architecture impériale voire fasciste
qui ne me disait rien de bien. L'édifice, d'une dizaine
d'étages, avait des fenêtres barricadées, et il sembla que
les deux ou trois étages supérieurs étaient totalement
clos, sans fenêtres d'aucune sorte. Son entrée était
encadrée de deux gigantesques colonnes, et face à
chacune se tenait une statue griffon, et sommet de
l'arche qui dominait le portail était sculpté un étrange
triangle illuminé projetant des rayons dans tous les
sens sur lequel était gravé un chiffre énigmatique,
« 33 », qui devait sans doute être le numéro de porte. Ce
bâtiment m'inquiétait, mais je ne savais pas pourquoi.
La lumière faisait paraître les environs comme un
tableau peint en tons de gris exclusivement. Même le
soleil était d'un gris argent, comme un glacial soleil
d'hiver, parfaitement uniforme. J'avais cette impression
d'être drogué, alors que presque tout autour de moi
était plongé dans un flou. Et alors que j'approchai du
bâtiment, tout devint plus clair dans les environs.
Autour de moi, il y avait un grand parc, consistant
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essentiellement à une vaste étendue de pelouse d'un
vert parfaitement homogène et de quelques grands
arbres. À ma droite je voyais la silhouette d'un
gigantesque phallus, un obélisque égyptien. Puis je
réalisais à quel endroit j'avais été amené, ou attiré, et cet
endroit, il était difficile de ne pas le reconnaître.
Je me retrouvai aussitôt à l'intérieur de ce bâtiment. Un
grand hall illuminé, fait de marbre brillant. Il n'y avait
pas un chat, et l'ambiance était froide. Dans un long
corridor qui s'ouvrait plus loin, juste en face de moi, il y
avait plusieurs ascenseurs de chaque côté, mais aucun
n'avait de bouton, et à la place, un appareil servant à
s'identifier en y apposant sa main, surmonté d'une
petite caméra de surveillance. Une des portes
d'ascenseur, la troisième sur la gauche, était ouverte, et
semblait m'attendre. Je le prend, et appuie sur le bouton
illuminé du chiffre « 13 », le dernier étage. Je sais que,
70
normalement, des bâtiments de plusieurs étages ne sont
pas censés avoir de treizième étage, mais celuici doit
appartenir à une classe à part. Une fois en haut, je
débouche sur une grande salle vide, sans fenêtres,
illuminée faiblement par des lustres au plafond,
descendant d'un plafond courbé, richement orné de
peintures classiques, représentant des scènes d'orgies,
de batailles médiévales sanglantes et d'anges déchus,
hideux et cornus, jetant des présents aux mortels cibas.
Le plancher est fait de boiseries, pâles et sombres, dont
l'assemblage par carreaux donne l'impression de
marcher au milieu d'un échiquier géant, et il fait
résonner mes pas dans la salle comme si elle n'était
qu'un gigantesque instrument à cordes. Les murs sont
faits d'un chêne sombre. Le silence régnant dans cet
endroit est ponctué par le tictac d'une horloge grand
père, érigée au fond de la salle, fastueusement sculptée,
mais de forme néanmoins rigoureuse et angulaire. Elle
est surplombée d'une petite statue, celle d'un hibou.
L'horloge indique neuf heures et cinq.
71
briller le matin d'une lueur irréelle dans ce vide à
donner des frissons dans le dos. Mon attention revient
sur l'horloge, qui a quelque chose de vraiment étrange.
Je vois. Tout y semble normal, et son pendule bouge,
mais... l'heure n'avance pas. Les aiguilles sont toujours
figées sur la même heure, et l'aiguille des secondes
tourne normalement. Ici, il est toujours neuf heures et
cinq du matin, et le Temps le rythme des secondes n'y
change absolument rien. Cette horloge est statique.
Intéressant comme symbolique, et elle ne doit justement
pas être là pour des raisons utilitaires, mais bien au
contraire par intérêt symbolique, pour tenir de figure
de style à quelque chose d'autant plus profond, et de
précis... Neuf heures et cinq... L'horloge statique... Et
surtout le hibou. Comme il y en a plein à Washington,
dans certaines sociétés secrètes puissantes, dans le
Bohemian Club, et quoi d'autre... À peine aije le temps
de m'attarder à l'utilité secrète –ou seulement le sens
caché de cette machine bizarre que je remarque la
présence de quelqu'un qui n'était apparemment pas ici
quelques secondes plus tôt.
72
pas de m'asseoir. Qui plus est, l'attitude du vieil homme
donne étrangement l'impression que quelqu'un est
vraiment assis sur cette chaise vide; alors qu'il reste
silencieux, la tête légèrement penchée sur sa droite,
comme pour écouter des ordres, des conseils ou
simplement les paroles d'un quelconque ami imaginaire
assis à côté de lui, et il hoche même légèrement la tête
parfois. Mais sa tenue, son air grave et son regard
lucide me suggèrent aussi qu'il n'est pas fou, mais bien
au contraire froidement lucide, et qu'il écoute bel et
bien, dans le plus grand sérieux, les paroles silencieuses
d'un être imaginaire.
73
perspectives. Mais à la différence des attitudes
superficielles et hermétiques de ceux et celles qui font
dans les relations publiques et la bureaucratie
commune, celuici est grave et glacial, et ne semble pas
du genre à faire des compromis. Il est de ceux qui tirent
les ficelles plutôt que de danser avec elles. En fait, il se
présente à moi, sans ne dire son nom, comme faisant
partie d'une race à part, surhumaine et souveraine, plus
que d'un simple humain.
« Je suis de la lignée des Rois anciens, des empereurs,
des prophètes et des Maîtres secrets. Notre sang est
immaculé... Il ne tache rien. Il n'a laissé aucune trace
visible dans l'Histoire, mais il est la source de l'Histoire,
et nous sommes son processus, sa dynamique et son
mouvement! » me ditil avec une fierté triomphante qui
n'était pas difficile à discerner.
Je les vois régner dans le secret, du haut des tours des
plus grands centres financiers du monde, ou du creux
des centres banquiers des grandes villes occidentales,
dans des bureaux cossus et gigantesques, bien audelà
des proportions humaines, à donner des directives à
des émissaires politiques, des agents secrets et autres
administrateurs de l'ombre. Je les vois comploter dans
une parfaite tranquilité, discutant de la numérologie par
laquelle ils gouvernent leur empire, le langage des
devises et des cotes boursières; de la logistique de leurs
armées multinationales, de leur projet d'invasion
secrète et systématique de l'esprit humain, la
colonisation de la conscience de masse; tout cela dans
74
un langage cryptique dont seuls des bonzes de
Harvard, de Yale, de Frankfurt, de la Sorbonne ou
d'Oxford, tous splendidement endoctrinés aux diverses
sciences du pouvoir cybernétique, peuvent comprendre
et utiliser comme leur langue maternelle.
Mais étrangement, je sens que cet homme n'existe pas
vraiment, qu'il n'est peutêtre qu'une illusion, qu'une
couverture, même s'il est pourtant bien réel, en chair et
en os. Il me semble qu'il n'y a en fait pas d'être humain
75
derrière ce masque, seulement la voûte du néant, et un
néant qui parle à travers de lui. Il est un être fait de
vide, qu'une façade de quelque chose qui n'a pas de
forme perceptible, qui se joue de ma conscience comme
d'un jeu de cartes, connaissant tous les emplois
possibles. Ce quelque chose... c'est ce qui est assis à côté
de lui, cet être invisible, mais apparemment bien vivant
et actif. Cette chose manipule le réel comme un mage, et
est omnisciente comme un dieu. Peutêtre en sontils,
des demidieux, après tout... du moins ils l'ont
sûrement déjà été, dans un lointain passé, dans des
temps immémoriaux. Ces gens sont des stratèges
mondiaux. Ils ne sont pas de notre monde. Lui, tout
comme ses maîtres, ils ne le sont pas. Ils viennent d'un
monde étranger à chaque véritable humain sur cette
planète, d'un monde où il serait mieux que seulement
des machines y vivent. Un monde où l'air est de poison
et la terre acide, un monde inhumain, situé aux fins
fonds de cet univers, et peutêtre plus loin encore, dans
les paysages lointains du firmament, bien audelà de
l'entendement de tous. Eux, leur seule préoccupation
pour ce mondeci, c'est de le gouverner, et l'exploiter,
pour l'éternité... ou pour aussi longtemps qu'ils vivront.
L'homme me dit que leur plus grand pouvoir dont ils
jouissent, et dont ils ont presque toujours joui, est la
dissimulation… le caractère d'être indiscernables, et
donc intouchables. D'être audelà de tout ce qui peut
être prouvé comme étant réel. D'être présent sans
exister, et de coordonner sans ordonner, ou de régner
sans être rois. De gouverner le monde d'une main
76
invisible. Cette même vieille main invisible qui contrôle
les esprits et les corps par le pouvoir suprême du
commerce, faisant fi des frontières, des principes et des
idées politiques. Il est inutile de les poursuivre, ces
gens, et il est tout aussi vain d'essayer de déjouer leurs
plans pour les faire échouer, comme de se dérober d'eux
simplement, car tout individu vivant et agissant dans
leur système mensonger est un être dénudé et désarmé
face à eux. Car cette personne, ils la guetteront dans
l'ombre, comme des murs autour d'elle, prêts à se
refermer, à jeter leurs foudres sur elle au moment où ils
le jugeront approprié, à abattre leur poignard sur son
existence, en un impitoyable sacrifice démoniaque.
Personne ne peut réellement les confronter, car leurs
visages est toujours celui d'autres, réels ou non, et c'est
par l'entremise de ces façades que s'exerce leur contrôle.
Personne ne peut leur échapper, à moins de... peutêtre,
d'être simplement immunisé de leurs stratagèmes, et de
vivre hors de leurs complots. Mais leurs complots
prennent toute la place, de nos jours. Ils ont colonisé
tous les espaces, ont encerclé la Nature, et codifié toutes
les consciences...
77
n'avais même pas besoin de le regarder dans toute sa
hauteur pour voir les périls qui m'attendaient en bas, et
tout le long de sa descente. Tout perdre, et être torturé à
jamais... voilà ce dont j'étais menacé, et ce pas une force
ou une autorité qui semblait être bien audelà de cet
individu. De quoi ces gens étaient capables, je le voyais
en un seul coup d'œil rapide toute l'étendue de leur
pouvoir... mais il y avait en plus quelque chose de bien
plus profond dans leur empire, qui s'étendait sur des
milliers de kilomètres, des dizaines de milliers de
kilomètres, et dans les recoins les plus reculés du
monde tout comme dans les foyers les plus chaleureux
de notre société. Il est à la télé, sur Internet, dans les
yeux de votre chat, dans les coulisses du parlement de
votre pays, sur la ligne quand vous parlez à un ami par
téléphone, sur votre carte de crédit, à votre travail, dans
le café que vous buvez trois fois par jour, au magasin
d'alimentation, et, bien entendu, dans tout ce que vous
lisez. Mais je crois aussi qu'il est bien plus que ça... Qu'il
est cette ombre qui se cache entre le monde extérieur et
mon esprit, à chaque fois que je regarde, et ce courant
électrique qui s'interpose à la matière lorsque je la
touche.
78
* * *
Je me trouvais dans le noir total. Sous mes pieds, il n'y
avait plus rien, alors que je réalisai, à ma grande terreur,
que je tombais dans le vide. Mais pas dans le vide d'une
hauteur quelconque... plutôt dans un vide de néant,
dans un abîme sans fond, et dans une obscurité sans fin.
Haletants dans le vide, mes membres étaient figés par la
terreur, ne sachant plus à quoi me référer, ni à quoi
m'agripper, alors que ma mémoire, elle aussi, était en
train de s'effacer dans le néant; puis je constatai que ma
bouche était toute grande ouverte, et que je criais de
toutes mes entrailles, mes yeux grands et exorbités par
la panique. Mais rien ne sortait... je n'entendais
absolument rien. Aucun son ne pouvait sortir de ma
bouche, car au moindre son qui voulait sortir de mes
cordes vocales, tout semblait être étouffé par cette
épaisse noirceur qui m'envahissait.
79
volonté, du moins ce qu'il en restait, qui se dissolvaient
dans le néant. L'obscurité était un feu qui me
consumait, peu à peu, au fur et à mesure que je tombais,
et quoique je n’en ressentais aucune douleur, c'est par
une froide, une brutale violence que je me sentais rongé,
consommé et digéré par ce feu destructeur que je ne
pouvais voir. Et puis tout en vint au fondement même
de mon être... ma conscience. Alors que je luttais, de
toutes mes forces, du dernier souffle de ma volonté
pour préserver ce qui restait de moi, de mon être mon
cerveau, mon épine dorsale, peutêtre même je sentais,
je voyais, que tout ce qui pouvait demeurer intact, était
cette chose, cachée au fond de moimême, mais
englobant toute chose que j'ai été, senti, perçu,
construit, expérimenté, imaginé et rêvé; ma conscience.
À ce moment j'arrêtai de tomber, car toute sensation
avait disparu de moi, et le sentiment de peur,
d'abandon, de solitude qui découlait de ces sensations
relatives avait fait place à un sentiment monolithique de
plénitude, de chaleur et de puissance. Je sentais que ce
feu ne m'avait aucunement détruit, mais plutôt purifié,
me faisant revenir à la source même de ma propre
existence, qui était en fait la nonexistence. Je sentais
cette force intérieure, un véritable champ électrique,
infiniment forte et résonnante dans tous les sens de
l'univers, capable de faire vibrer la matière et lui donner
vie. La noirceur faisait un avec cet être absolu, elle
l'embrassait, l'épousait, alors que je devins elle, et la
noirceur devint moi; et au bout de cette union, la
lumière fut...
80
Une lueur perça l'obscurité. C'était elle.
En premier, elle ressemblait à une flamme blanche, mais
peu à peu sa silhouette se découpa, et elle prit forme.
C'était une dame toute blanche, à la peau diaphane, et
revêtue d'une grande robe, translucide, d'un blanc tout
aussi resplendissant. Ses cheveux flottaient dans la
voûte de l'ombre, et ellemême lévitait en plein milieu
de l'espace, comme nageant au fond d'eaux sombres. Je
ne parvenais pas à percevoir ses traits, car sa peau
brillait comme une étoile. Elle m'attendait, à la limite de
la noirceur, dans une aurore, alors que partout autour
d'elle les choses commençaient à se définir, à prendre
forme, elles aussi, et c'en fut comme si mes yeux se
rouvraient après un long coma, voyant tout embrouillé
en premier, puis de plus en plus clair au fur et à mesure
que je regardais. Au début, ce ne fut que la lumière, et
par la suite je pus apercevoir sa source, et après je
commençai à distinguer tout ce qu'il y avait autour,
comme si de la Dame blanche, tout monde commençait
à prendre forme, instantanément, sous les rayons de sa
lumière pure. Elle était si belle, d'une si tendre beauté,
que tout être, peu importe le sexe, l'âge, ou même
l'espèce, ne pouvait résister de la porter en adulation
amoureuse, en désir hypnotisant; mais elle était tout
autant inatteignable et indéfinissable dans sa splendeur.
Une sirène, donnant vie au monde entier, par le seul
présage de sa présence lointaine. Et j'entendais son
chant, qui m'appelait vers elle. Ce chant était doux et
langoureux, mais dissonant à la fois. Une mélodie triste,
sensible, mais aussi sereine et méditative, et pardessus
81
tout, elle dégageait une splendeur transcendante,
aérienne. Les sons qu'elle chantonnait étaient difficiles à
distinguer, mais il me sembla entendre une suite de
voyelles plutôt cohérente, qui ressemblait à une prière,
ou une invocation, même si je n'arrivai pas à
comprendre ce que j'entendais. Cette mélodie était
fascinante, et je ne ne cessais d'avancer vers elle, autant
la dame blanche que sa voix, pour mieux entendre.
Mais au fur que je m'approchais, la lumière pénétrait de
partout autour de moi, et j'étais ébloui.
Puis la sirène disparut en un éclair, dans une explosion
de lumière alors que mes yeux s'ouvrirent sur le monde
de grisaille qui m'entourait. Son chant, il ne devint
qu'un vague souvenir qui s'effaça rapidement. C'était
maintenant l'aurore, et j'avais atterri, apparu, ou m'étais
éveillé au beau milieu d'un champ, d'une vaste plaine
foisonnante de longues herbes grisonnantes. Un vent
léger battait les herbes et donnait à la prairie un aspect
d'océan, créant des vagues allant et venant parmi les
herbes. C'était beau, mais à la fois solitaire,
silencieusement solitaire. La lumière que je vis
auparavant comme étant celle de la dame blanche, elle
s'était maintenant métamorphosée en un soleil
blanchâtre. Un soleil d'automne, pâle et distant. Je me
sentais reprendre vie, et retrouver toute ma forme,
quoique je savais que je n'étais plus le même qu'avant.
Tout commençait à prendre des couleurs; les herbes,
jauneroux, et les quelques touffes de feuillus, dégarnis
et colorés par l'automne. Je sentais que tout était à la
fois nouveau, et vieux. Puis moi, pardessus tout cela, je
82
me sentais être pareil, et différent à la fois. Étaitce mes
sens, renouvelés, ou la forme de toute chose et de moi
même? Les deux, sûrement. Mais j'avais la certitude de
ne plus être comme avant, même si je ne me sentais pas
totalement étranger face à moimême. M'être vu à
travers un miroir m'aurait facilité les choses, peutêtre...
ou ça les aurait empirés, au contraire.
83
discrète toxicité. Telle était devenue la Nature, en ce lieu
d'un silence de mort.
Il me vint une image, comme une mémoire... celle d'une
femme, grande et svelte, aux longs cheveux blonds,
sortant de la maison avec entre les mains un grand
panier à lessive. Je la vois décrocher des vêtements
d'une corde à linge dans la cour de la maison, qui
battaient au vent, alors qu'un orage s'annonçait, au loin,
sous un ciel si noir que c'en était redoutable. Cette
oppressante masse de nuages avait les dimensions d'un
dieu, et son obscurité était irréelle, comme une ombre
titanesque qui rampait, lentement, en ma direction, et
qui allait tout électrocuter, balayer et engloutir sur son
passage. Et quelque part dans l'antre de cette bête
atroce, je voyais une corne, hideuse, gigantesque, qui
venait de toucher le sol, et tout menacer sur son
passage. Une tornade, ondulante, serpentant dans le ciel
d'une façon terrifiante.
84
direction de la maison, et m'appelle: « Sébastien!
Sébastien... viensten vite, l'orage va... » Sa voix est si
apaisante... Mais je reconnais, au fond de son
intonation, une certaine touche d'autorité, mais
délicieusement suggestive, conviviale; une douce
fermeté. Et durant un très bref moment, le soulagement
que je ressens à entendre cette voix me fait oublier le
danger imminent qui nous guette. Estelle mon
amoureuse? Non... c'est ma mère! Et cette maison, c'est
celle où j'ai grandi. Ce ne peut être autre chose que cela,
même si je ne m’en rappelais pas du tout. Mais un
homme n'oublie jamais sa mère. Elle a beau être
disparue de sa vie depuis soixantedix ans, elle hantera
toujours les précipices de son inconscient, et son image
finira toujours par reprendre vie. C'est plus fort que le
souvenir de notre premier amour, et dans certains cas
plus réconfortant. Malgré cela, même ce souvenir, aussi
cher qu'il avait pu être pour moi, je l'avais oublié.
J'accourus à la maison, et je ne savais pas si c'était pour
me réfugier de cet orage de l'apocalypse, ou pour
rejoindre la demeure de mon enfance, par peur qu'elle...
...ne soit plus la même.
Plus rien n'est la même chose ici, maintenant. Même si
la ressemblance, frappante, voire quasi inquestionnable,
est là pour me torturer avec ce souvenir indélébile. La
tempête ne vint pas, ou était elle déjà passée, et toute
cette désolation et cette pestilence qui régnaient
n'étaient que la marque laissée par la tempête.
85
L'empreinte d'une apocalypse passée, qui avait ravagé
ce lieu, peu importe ce qu'il fut jadis.
86
narines, et je n'arrivais pas à reconnaître de quoi il
s'agissait, quoique je n'étais aucunement intéressé de
savoir. C'était sans doute un mélange de poussières, de
carcasse animale pourrissante et de crottin de rongeurs.
Ici, le silence, lugubre, se sentait dans les veines, et se
voyait, même. J'imaginais tout le reste de la maison,
plongé dans une stagnante noirceur, une solitude
hostile et inhumaine, et cette seule image me fit frémir.
Je reculai de quelques pas, pris d'une soudaine peur
infantile. Et quelle raison y avaitil de craindre? Je
réalisai que ma peur n'était fondée que sur le vide d'une
image, et me résolus à faire entendre ma présence.
Quelques instants passèrent. La pénombre grisâtre qui
était la seule à éclairer l'intérieur de la maison, d'une
lueur fantomatique, commençait alors à s'affaiblir, et je
sentais venir l'obscurité de la nuit. Je ne sentais pas cet
endroit comme hospitalier pour y dormir, même en
balayant les quelques restes de mes peurs stupides.
Quelque chose de malsain planait dans les airs, et ça
allait plus loin que cette odeur fétide à laquelle mon nez
ne s'habituait toujours pas.
« Allo!? S'il vous plaît, répondez, quelqu'un... j'ai besoin
d'aide! »
87
Mon cri résonna une fois de plus dans une solitude
étouffante. J'eus l'impression que le son de ma voix
s'arrêta droit devant ma bouche, au moment même où il
était émis, et que si quelqu'un avait été juste devant
moi, il m'aurait à peine remarqué.
Je fonçai sans plus hésiter dans le hall, passant à côté de
l'escalier à ma droite, et entra dans la cuisine, et encore
ici, meubles, électroménagers et autres utilités
quotidiennes n'avaient apparemment pas été utilisés
depuis des années, vu la crasse et la poussière qui s'était
emparée d'eux. Au fond de la cuisine, il y avait une
salle à manger, et au milieu de la grande table, vide, se
88
trouvait un bol à fruits qui ne contenait que des noyaux
séchés, oeuvre probable des insectes qui s'étaient gavés
des quelques fruits pourrissant là. Rien de spécial, soit.
Tout était comme à chaque jour du quotidien de
quiconque avait demeuré ici. Je me déplaçai dans le
salon, et constatai le même vide. Même la télé, le
système de son ainsi qu'un ordinateur posé sur une
table au bord de la grande fenêtre du salon, n'avaient
pas été récupérés par de quelconques passants. Rien.
Sauf... qu'alors que mes yeux sondèrent la bibliothèque
emplie de bibelots, de romans d'une banalité
déconcertante et de guides sur n'importe quoi
d'ordinaire et de trivial je tombai sur ce que je
cherchais, et, confus, prit l'objet entre mes mains pour
l'observer, l'analyser, et tenter de comprendre.
Je tenais entre mes mains un cadre de bois, et encastré
dans ce cadre, une photo de famille. La photo illustrait
l'image de gens... de gens qui m'étaient complètement
étrangers, sauf pour une personne: moi. Trois jeunes,
dont deux jeunes hommes d'âges apparemment
différents, un le plus vieux était moi. Outre un jeune
homme, d'allure sportive, sur qui il n'y avait rien du
tout à dire, il y avait une jeune fille, bonde, rayonnante,
qui devait faire dans les douze ans; et deux adultes, un
homme, vêtu d'un polo et arborant une coupe de
cheveux férocement symétrique, dans la quarantaine, et
une grande femme, élégante, plantureuse, aux longs
cheveux blonds, et aux yeux pâles brillants d'une lueur
irréelle. Je m'étais fait duper par l'image... cette femme,
c'était elle, celle que j'eus aperçue, plus tôt, dans mon
89
étrange vision. Sa tenue platement conservatrice avait
trahi l'image plus campagnarde et sensuelle que j'avais
d'elle dans mon esprit. Ils avaient tous le même sourire,
si parfait, si blanc, qu'il semblait plus peint qu'autre
chose. Tous, sauf moi, qui affichais une expression qui
devait être la même que celle que je faisais à ce moment
même, en regardant la photo, un visage ahuri, quelque
peu défait par la confusion. Et pour couronner le tout,
cette famille irréelle était accompagnée d'un gros chien
poilu, qui regardait la caméra d'un éternel sourire naïf,
le même que le reste de la famille, on aurait pu dire.
Je faisais bel et bien partie de cette famille, mais tous ces
gens, je ne me reconnaissais pas parmi eux! Et quelque
chose n'allait pas... ils étaient trop... trop parfaits. Ils
étaient faits de plastique, assurément. Non, je n'étais
pas là... je ne faisais pas partie d'eux. Je ne pouvais pas
venir de ces gens. Impossible! Ils étaient aussi étrangers
à moi que des gens que n'importe quel étranger pouvait
l'être, et même à cela, je pouvais facilement parvenir à
me reconnaître dans le regard de bon nombre
d'étrangers et étrangères. Mais ceuxlà, ils n'étaient tout
simplement pas humains.
90
mécanique... je me sentais être au beau milieu d'un jeu,
d'une pièce de théâtre dont je n'étais pas metteur en
scène. Prisonnier... j'étais prisonnier! Je pris ma tête
entre mes mains, et criai comme un fou, hors de moi,
jusqu'au bout de moimême. Mais rien ne changea,
alors que personne ne m'entendit, nulle part ici ou
ailleurs.
La pièce, tout comme le reste de la maison, était en train
de plonger sévèrement dans la noirceur de la nuit, alors
que la pénombre à l'extérieur commençait à tomber
dans les ténèbres. Et je vis une ombre noire se déverser
du coin d'un mur du salon. Ce qui paraissait comme
une tache de suint grandit, et noircit, rapidement. Vu la
faiblesse de la lumière, je ne pus voir clairement ce que
c'était, mais ça ne me prit pas beaucoup de temps pour
réaliser qu'il s'agissait de milliers, de millions d'insectes
rongeurs, de grosses vermines noires et luisantes, qui
s'étaient réveillés et qui se lançaient à l'assaut de
quelque chose. Regardant autour de moi, je vis que de
tous les côtés j'étais envahi soudainement par une
marée d'insectes, et réalisai assez facilement que la
vague déferlait directement sur moi, le dernier bout de
chair qui restait en la demeure, pour me dévorer vivant,
me bouffer de l'extérieur jusqu'à ce que je meure et
disparaisse, dans des souffrances atroces. J'entendis le
son de centaines de petits bruits distincts provenant de
l'intérieur des murs, des plafonds et du plancher; les
bruits de milliards d'autres pattes et de griffes
cherchant une ouverture par laquelle sortir pour me
sauter dessus. Pris de panique, je me ruai vers le hall,
91
alors que, déjà, celuici avait été envahi par une horde
de veuves noires, géantes, qui se laissaient tomber du
plafond dans le but de m'attraper. Je me poussai comme
une fusée vers la sortie, et bondit dans la cour, dehors,
pour me mettre à courir comme un déchaîné... à courir
dans la nuit, sur la route de terre battue, qui ne finissait
plus, qui s'allongeait, à perte de vue, dans la noirceur.
Courant, courant, et ne cessant de courir jusqu'à mon
essoufflement total, et puis je tombai, étourdi, exaspéré,
sur le bord du chemin. Sur le point de m'évanouir, je
levai les yeux vers le ciel étoilé et la dernière chose que
je vis fut une étoile, brillante d'une blancheur pure
parmi une mer d'autres étoiles plus petites. Celleci était
si éclatante, si remarquable dans sa puissante lueur
perçante qu'elle ne pouvait pas ne pas être remarquée.
Avant de sombrer dans l'inconscience, à bout de souffle,
je constatai que c'était Sirius. C'était elle... elle, la Dame
blanche, qui brillait au loin dans le firmament.
92
Chapitre 3:
93
94
Le Créateur domine toutes les perspectives,
et c'est en cela qu'il est absolu. Principe
incontestable. Mais ce qui échappe à la
perspective, du point de vue relatif de la
perspective ellemême, ou de tout ce qui
puisse en faire partie, n'apparaît pas
vraiment comme absolu, mais plutôt
indéfini. Le Créateur est aussi indéfini,
mais théoriquement il échappe à toute
définition, car toute définition est basée
sur au moins une perspective des choses,
faute de plusieurs, ce qui le rend plus
qu'indéfini, mais indéfinissable. Bien
entendu, ce qu'on pourrait qualifier
«d'indéfinissable» n'existe qu'au plan
conceptuel, car il n'est en réalité que le
résultat d'une équation purement théorique,
que le concept représentant ce qui est non
relatif, donc absolu. Un concept qui a du
sens, qui est tout à fait logique, mais qui
est par contre totalement irréel, et
intangible. Car il est autodéfini, on ne
peut le définir par nos paramètres,
95
autrement que faussement, toujours de
manière incomplète.
Peutêtre pourrionsnous entrer en contact
avec un objet réel qui est indéfinissable,
mais dans certains cas précis... dans deux
cas, plus précisément. Le premier est
simplement d'entrer en contact, par purs
accident ou hasard, avec un objet indéfini
sans ne pouvoir connaître sa nature; être
forcé dans un faceàface avec l'innommable
mystère, pour le dire autrement. Le
deuxième cas est d'atteindre un niveau de
conscience et de détachement si élevé que
l'on devient nousmêmes omniscients au
sens d'avoir accès à toutes les
perspectives possibles, et même
impossibles, sur un même objet tout en
étant audelà, ou audessus de toute chose
et de tout être.
96
splendide, mais si mystérieux, qui permet
de faire du sens avec tout ce que nous
voyons, sentons, entendons et percevons,
bien sûr après un certain travail de
construction sociale. Il y a plusieurs
façons d'appeler ce "filtre", mais je crois
qu'il serait juste de l'appeler
l'entendement. Il y a tout un monde entre
l'homme et le dieu, un monde de sens, de
passions, de désirs et de mensonges. Il y a
aussi des espoirs, convictions, idéaux,
peurs et surtout des leurres, cachées un
peu partout, tels des pièges qui n'arrêtent
pas de pousser partout comme cette herbe
faussement qualifiée de «mauvaise». La
perception est en outre tout ce monde qui
nous rend à la fois éclairés et aveuglés,
éclairés, car cela nous donne une maîtrise
ou à la limite une impression de maîtrise
sur l'univers qui nous entoure, mais nous
cache cruellement tout un univers qui
pourrait nous concerner directement, comme
concerner le tremblement d'une feuille
d'une plante quelque part sur une planète
éloignée du lointain cosmos. La perception
est construite, et l'objet est toujours
inconnu. Toujours. Il est seulement défini,
c'est tout. La connaissance est un leurre.
Elle est un objet préconçu par notre
perception pour donner du sens à l'inconnu
afin de s'y baigner dans une quiétude
superficielle, ainsi la seule façon de
connaître l'objet indéfinissable est de
désapprendre.
97
Mais quelque chose demeure et persiste à
travers le temps. Quelque chose de lugubre,
d'inconfortable... C'est cette inquiétude
que plusieurs ressentent à chaque jour de
notre vie, cette inquiétude faisant qu'un
citoyen ordinaire va grillager,
verrouiller, et protéger sa maison avec le
système d'alarme le plus élaboré qui soit,
et ce, dans le quartier le plus propre, le
plus calme et le plus harmonieux de toute
la banlieue sur un rayon de deux cents
kilomètres à la ronde; cette inquiétude qui
fera que des mesures disciplinaires soient
imposées par la nation la plus puissante du
monde à une nation au potentiel militaire
médiocre; cette inquiétude qui fera qu'un
jeune homme voudra gagner toutes les filles
qui l'entourent, même celles avec qui il
n'a rien à voir; cette inquiétude qui fera
qu'un industriel multimilliardaire va tout
faire pour acquérir un puits de pétrole
dans un pays du MoyenOrient, quand il a
suffisamment d'argent pour que non
seulement luimême puisse vivre dans
l'abondance jusqu'à la fin de ses jours,
mais que ses enfants, petitsenfants et
arrièrepetitsenfants vivent en toute
quiétude financière sans ne jamais voir un
chèque de paie ni un formulaire d'impôts de
leur putain de vie. Cette insécurité
générale, cette peur de l’inconnu et de la
crise, ou celle d'avoir devant soi la
preuve la plus directe que tout n'est qu'un
ensemble de balivernes sans importances,
est une pathologie profonde. C'est la peur
maladive que tout s'écroule, la peur de
perdre la maîtrise sur son propre petit
empire personnel. La peur de l'aliénation
ultime. Mais, comprenezmoi, moi aussi je
suis un peu comme eux. Car moi aussi j'ai
cette impression, insurmontable, d'être au
sommet d'une tour de sable qui est sur le
point de s'écrouler. Cette peur est
universelle, enfin je crois... du moins
tant qu'on vit pour la fuir.
98
Qu'y atil de si apeurant dans le fait de
mourir, après tout? Le pire que l'on peut
expérimenter quand on meurt consiste en
quelques douleurs, probablement très
violentes dans la plupart des cas, mais
tout de même très passagères. Des veines
qui éclatent quelque part dans notre for
intérieur, des acides qui commencent à
ronger la chair même de notre coeur, des
hallucinations lourdes et dérangeantes
hantant les cellules cancéreuses de notre
cerveau, et quoi d'autre... Mais ce n'est
pas de cela qu’on a peur. Ce n'est pas
vraiment de cela, non? Cherchez à
l'intérieur de vousmêmes. Ce dont on a
peur, c'est de perdre le contrôle. De se
laisser glisser vers on ne sait où. De se
laisser emporter par cette vague
monstrueuse, tellement titanesque qu'elle
doit provoquer une peur atroce chez
n'importe qui vivant dans la quête du
confort et de la sécurité. La peur,
simplement, de laisser aller les choses par
ellesmêmes, comme si on n’était que des
grains de sable insignifiants, attendant de
se faire ramasser sur le bord de la plage,
par une vague immense, par la grande vague
du destin.
Cette peur, c'est cette même peur enfantine
de s'endormir. La peur de chuter dans
l'inconscience comme un avion aux ailes
brisées. Hors de contrôle. La peur de
quitter son monde, au prix, peutêtre, de
ne jamais plus le revoir, dans
l'éventualité, quoique peu probable, que
l'on ne se réveille pas. La peur de plonger
dans une mer de néant que personne n'arrive
vraiment à comprendre, même aujourd'hui où
les délires ambitieux de la Science on
poussé la Connaissance jusqu'à la
découverte du moindre microorganisme
survivant avec peine sur une planète située
à des dizaines d'années lumières d'ici.
99
Tout le monde se laisse emporter par le
sommeil, et tous, aussi vulnérables les uns
que les autres, doivent se soumettre aux
décrets de cet ordre inévitable.
* * *
Je ne sais plus du tout qui je suis. Je me suis réveillé ce
matin... en m'oubliant, et maintenant je veux savoir qui
je suis, où je suis, et ce que je fais ici. Cela ne me servira
à rien qu'on me montre ma carte d'identité, mon
passeport ou je ne sais quoi d'autre, car je ne
reconnaîtrai pas plus l'identité de celui qui est supposé
être moi sur cette carte; peutêtre le visage, à peine,
mais encore je ne peux même pas me reconnaître à
travers un miroir, alors à quoi bon? De toute façon, ni
moi ni aucune autre personne ne pourrions arriver à me
convaincre de mon identité, car je ne crois pas non plus
comprendre le sens de ce que les gens disent, du moins
d'à peu près tout ce qu'ils disent; un peu comme s'ils
parlaient un dialecte inconnu, quoique similaire à ma
langue. Ça, en plus, ça ne me facilite pas la tâche.
Apparemment, tout semble laisser croire que ce matin
je me suis réveillé dans un pays étranger, qui ressemble
beaucoup au monde dont je me rappelle... mais qui est
tout aussi différent sur de nombreux aspects. Mais est
ce que je me rappelle vraiment de ce monde, c'estàdire
100
du monde d'où je viens? Estce que je m'en souviens
vraiment?
Je vois des images dans ma tête; celles du monde d'où je
suis venu. Elles ne sont pas très claires... je me rappelle
de mon père qui m'a parlé sur la galerie de la maison,
devant un champ tout vert avec des arbres au fond. Il
m'a parlé de l'argent, oui de l'argent. D'un deux cents
dollars que je devais à quelqu'un, mais je ne me
souviens plus pourquoi. Pourquoi me parleraitil d'un
deux cents dollars que je devrais à quelqu'un? C'est
drôle, je me rappelle vaguement de son expression,
même de quoi dont il avait l'air. C'est pourtant de mon
père que je me souviens, je le sais, comme
intuitivement. Mais je ne rappelle pourtant pas de son
visage, de sa voix... ni même de sa silhouette! Je sais
pourtant qu'il y avait quelqu'un, debout avec moi sur la
véranda, me parlant d'argent, et j'ai la certitude que
c'était lui. Mais quand étaitce? Ça aurait pu être hier
soir, mais je ne suis pas certain. Peutêtre étaitce la fin
de semaine passée? Encore ici… comble du problème, je
ne rappelle même pas quand étaitce cette dernière fois
que je me suis rappelée.
Le passé est mort pour moi. Il me glisse entre les doigts
comme l'eau; dans ma mémoire, il se perd dans le
brouillard, et puis dans la nuit. Comment ne puisje pas
simplement me rappeler de mon père... Qu'une
conversation avec celui que je présume être lui soit le
seul repère, du moins le repère le plus tangible, pour le
retrouver dans l'abîme qu'est mon esprit à l'heure
101
actuelle? Quelle était cette conversation? En quoi était
elle si importante pour que je m'en rappelle pardessus
toutes les autres bribes d'information dérivant comme
des débris disparates sur l'océan noir que j'ai dans ma
tête?
Seul, dans un petit café non loin du parc où je me suis
réveillé quelques heures plus tôt dans la plus totale
confusion, je suis encore dans les vapes. Un journal
repose sous mes yeux, à ma table. J'essaie de
comprendre son contenu, mais rien, de tout ce que j'y
lis, ne semble faire de sens. Une suite de phrases
raboutées les unes aux autres sans aucune logique,
malgré que tout semble faire du sens si je lis de façon
évasive. Les articles ne parlent de rien du tout, et de
tout en même temps... Et puis il semble que chaque
article se termine par un mot... « fnord ». Qu'estce
qu'un « fnord »? Une simple erreur typographique?
Non! Car alors que je parcourus le reste du journal, je
constatai que plusieurs autres articles se terminaient
aussi par ce mot bizarre, que je n'avais jamais vu nulle
part. Le journal me semblait être pourtant sérieux, pas
du genre à faire ce genre de blagues puériles. Il y a
même un gros titre sur la première page que je peux
lire, mais peux difficilement reconnaître. "Mouvements
visuels et idées déracinées..." Je scrute de haut en large
la page couverture. Rien, à part une image d'une
personne, un jeune homme, apparemment en train de
courir sur un trottoir, ou de se précipiter vers quelque
chose, comme pour attraper un mystérieux objet avec
une hâte frôlant la panique. L'image est floue, et le
102
mouvement semble être suspendu dans le temps, le
sujet étant tout embrouillé. Je regarde encore le titre
pour voir si j'ai bien lu ce que j'ai lu. Des idées
déracinées. Et des mouvements visuels. Mais comment
une idée peutelle être déracinée... ne pourraientils pas
être plus clairs? Une idée prise dans un contexte, et
transposée à un autre... ou des idées complètement
déconnectées de tout contexte de référence? Depuis
quand les journalistes font de la poésie abstraite?
Je présume que je suis fatigué, le lourd soleil de l'après
midi m'a abasourdi, et pompé mes énergies jusqu'à
l'épuisement. Je sens que je perds prise sur ce qui
m'entoure, exactement... exactement comme lorsqu'on
s'endort, dans les quelques secondes juste avant ce
moment dont on ne se rappelle jamais; celui où on
plonge dans le sommeil. Ce maudit soleil de l'après
midi m'a toujours endormi avec violence. Comme on
endort un alligator. Exactement comme cela. Une bête si
monstrueuse, si dangereuse, mais on a simplement à la
tourner sur le dos et elle est aussi douce et inoffensive
qu'un petit bébé dormant dans sa berceuse, sur une
montagne de draps et de coussins soyeux. Ce soleil
d'aprèsmidi, avec ces rayons si gras, si jaunes... un
soleil de cuivre. Je me sens lourd, incroyablement lourd,
et mes sens deviennent débiles, paralysés dans le temps
et l'espace. Et je suis saisi d'une douce ivresse, et bercé
par elle, je me sens glisser vers le néant. J'entends la
clochette de la porte d'entrée. Une femme, accompagnée
de peutêtre deux autres silhouettes entre dans le café
et passe près de la table sur laquelle je pétrifie de
103
sommeil. Elle me regarde et me sourit, comme si elle me
reconnaissait, mais peutêtre aussi ne me trouvetelle
que séduisant, ou seulement agréable a regarder; elle
passe sans me saluer. Une belle femme, élégante, mais
rien de spécial. Les deux types qui l'accompagnent non
plus.
104
toutes sortes de choses... que j'étais, par exemple, dans
une civilisation entièrement robotisée, et que nous
planions sur une astrogare plutôt que de rouler sur
l'asphalte. Peutêtre n'avaisje pas tort, d'un certain
point de vue.
Je ne savais pas d'où on arrivait, mais je crois qu'on s'en
retournait à la maison, à Pierredel'Est, où mon père
nous attendait pour un souper du Jour de l'An. Sur le
bord de la route il y avait ce drôle d'édifice qui
ressemblait à une maison. C'était tout juste sur le bord
de l'autoroute, si je me rappelle bien, même si un tel
emplacement m'a toujours semblé insolite pour un
établissement de ce genre. Une sorte de parc
d'attractions intérieur, pour enfants. L'endroit était
inévitable; plein de lumières s'en dégageaient et
plusieurs véhicules y étaient garés. Partout autour d'ici,
c'était morne, silencieux et froid. L'obscurité envahissait
déjà toute la campagne, elle qui était si vide dans cette
région. Mais ici tout semblait une vilaine partie de
plaisir. J'insiste sur "vilaine" car ce qui se dégageait,
dans l'ensemble, de cet endroit, était une impression
d'euphorie tordue, comme une cruelle maladie qui nous
fait halluciner des choses épatantes, tout en restant
cruelle, acerbe. Comme cette chaleur plus inquiétante
que réconfortante que l'on sent lors d'une rude fièvre,
vous savez? On se sent bien... mais trop bien. Pendant
que la chaleur nous berce, on sent le mal qui nous ronge
de l'intérieur et nous fait suffoquer dans nos propres
microbes.
105
La maison était ouverte aux enfants et aux parents.
Mais les parents ne pouvaient suivre leurs enfants dans
les dites salles de jeu. On y entrait par une méthode
plutôt surréaliste, qui n'était accessible qu'aux enfants.
Pour entrer et visiter ce singulier manoir, les ceuxci
devaient passer par diverses sortes de portes à l'entrée,
il y en avait cinq ou six, toutes de grandeur et d'aspects
différents, et chacune assez petite, et insolite, pour que
seuls des enfants veuillent et puissent y entrer sans trop
d'efforts ou de contorsions. Chacune d'entre elles avait
sa particularité, et sa couleur, mais elles menaient toutes
à des endroits différents dans ce manoir, du moins en
apparence. La plupart d'entre elles étaient simplement
bouchées, donnant sur un mur multicolore, d'autres
laissaient seulement une minuscule ouverture, trop
petite pour que même des enfants d'un certain âge
puissent y entrer, et d'autres, enfin, comportaient des
sortes d'énigmes que les petits devaient résoudre par
euxmêmes afin de pouvoir entrer. Ces énigmes étaient
de nature surtout idéographique, mais rien de
compliqué; elles étaient soit des cassetête ou des
assemblages alphabétiques, et une d'entre elles
consistait simplement à faire tourner, à activer, un
mécanisme de verrouillage fait d'engrenages grossiers
et colorés. Mais la porte que les enfants prenaient
presque tous –celle qui n'avait pratiquement pas
d'énigme était une porte tenant littéralement du vagin.
Un gros semblant de vulve et d'utérus, tout rouge et
plein de vagues en caoutchouc dont la ressemblance
était tout de même juste assez subtile pour que ni
parents ni enfants ne puissent reconnaître la
106
symbolique du premier coup. Le surréalisme
symbolique de ce lieu se constatait dès l'entrée, mais le
caractère enfantin de cette maison apparemment dédiée
au bizarre attirait les enfants comme des aimants, leurs
têtes pleines de rêveries anticipant toutes les fantaisies
qui pouvaient les attendre à l'intérieur. Et j'étais un de
ces enfants, et comme pour tous les autres enfants, il n'y
avait que moi et ce monde irréel délimité par quatre
grands murs et un toit, ma mère n'était pas là pour m'y
accompagner. Je ne savais même pas où elle était
pendant ce temps, en fait. Pas plus que je ne savais où
étaient les autres adultes... y compris ceux qui
prétendument travaillaient dans cette attraction; ceux
qui veillaient à l'entretien de l'endroit, ou ceux qui
surveillaient les lieux, par sécurité. Il y avait aussi ceux
qui semblaient travailler de l'autre côté des murs
multicolores, difformes et disproportionnés des
intérieurs de la maison, à travers ce qui semblait être de
plus en plus une sorte de petit labyrinthe, plein de
surprises insolites à chaque recoin. Mais ceuxlà leur
présence était aussi mystérieuse que tout le reste. Au
fond d'une grande pièce rouge ou orange, les enfants
serraient des mains de caoutchouc sortant des murs,
des mains de je ne sais qui. Je m'imaginais quelques
moustachus cachés derrière les murs, mal habillés et
nonchalants, fumant leur cigarette et sacrant en se
comptant des blagues stupides, continuellement
désenchantés de travailler dans cet endroit. Mais était
ce vraiment ces gens qui étaient de l'autre côté? Qui
pouvait savoir? Les autres enfants étaient mystifiés par
les jeux et autres attractions; moi je sentais, malgré la
107
candeur ambiante et l'euphorie surréaliste des lieux,
que quelque chose me dérangeait. Quelque chose que
les autres enfants ne sentaient pas, leur esprit étant sans
doute trop diverti pour prendre une certaine distance
des éléments les conditionnant dans ce milieu très
particulier. Puis j'étais à un autre endroit, quelque part
d'autre dans la maison. Étaitce avant ou après cela, je
ne m'en rappelle plus, à vrai dire. Un endroit bénin,
seulement un petit bout de corridor, fait entièrement de
miroirs. À vrai dire, autant les murs que le plafond
étaient des miroirs, ou des effets de miroitement créés
par une combinaison de verres et de quelques miroirs.
C'était drôle, la seule chose qui semblait maintenant
faire partie de ce monde du monde dans lequel j'étais
deux pas auparavant était ce tapis rouge qui recouvrait
le plancher, et la porte noire qui se trouvait loin au bout
du corridor. Mais ce qu'il y avait devant et derrière
n'était plus d'un grand intérêt à mes yeux. Ce qui me
foudroya était surtout que je me sentais dans un autre
monde, littéralement. Les murs, distants, étaient blancs,
parfaitement blancs. Le plafond devait être trois fois
plus haut qu'il n'était censé l'être, et tout autour de moi
c'était plongé dans le blanc, mais un blanc vide, froid.
Puis, sans même avoir le temps d'être seulement étonné
par l'aspect des lieux, je fus sidéré par une apparition.
Cette apparition. Celle qui demeure au plus profond de
ma mémoire telle une plaie qu'on préfère oublier, mais
qui est toujours là pour nous rappeler, par douleur ou
par laideur, qu'elle y est. Une erreur, encore mieux, une
exception fatale. À ma droite se tenait droit debout un
108
homme dont la présence comme l'apparence avait de
quoi troubler quiconque ayant la moindre émotion dans
son cœur, et la moindre naïveté dans son esprit. J'étais
terrifié, mais curieux, à la fois. Je ne pouvais détourner
mon regard de lui. Comme fasciné par l'étendue, par la
puissance du mal incompréhensible qui s'offrait à moi.
Cette fascination ambiguë que l'on a face à une tragédie
aux propensions inhumaines, c'est à peu près ce que je
ressentais en voyant cet être sorti de nulle part, de
l'autre côté du miroir.
Il semblait me parler, mais il ne me parlait pas. Et je
savais en même temps qu'il faisait glisser ses pensées
dans mon esprit, exactement... exactement comme une
sournoise brise d'hiver nous glace lentement le corps au
109
point de devenir insupportable après quelque temps. Il
n'avait pas besoin de parler, car il savait que je savais. Il
ne faisait que sourire du coin des lèvres, à travers sa
barbe grisâtre soigneusement taillée. C'était un
magicien. Un sombre magicien. Un magicien maléfique,
portant chapeau cylindrique et smoking noir. Il me
disait des choses que je n'entendais pas. Puis je me
rendis compte qu'il était vraiment là, qu'il dévisageait,
pour en arriver à faire ou dire je ne savais quoi. Il ne
faisait que me dévisager, d'un regard intense et vitreux,
tellement qu'il m'empêchait de le regarder directement.
Mais alors que je tentais de me détourner de son regard,
je le sentais pénétrer mon esprit, et ses yeux étaient
comme des cordes, voire des barres de fer qui
retenaient ma pensée. Et par ce canal puissant mais
invisible, je le sentais me transmettre des pensées. Ces
pensées me terrorisaient. Il me disait des choses
abominables, sans parler, mais je ne pouvais seulement
que sentir l'abomination, je n'avais même pas à
l'entendre. Elles passaient à travers moi, et j'étais sans
aucune protection contre elles. Et puis...
Et puis...
110
mes jambes étaient trop lentes. J'avançais avec peine,
comme si je pataugeais dans une profonde vase. Mais
peutêtre aussi que je n'avançais apparemment pas
assez vite pour garder le mal hors de ma portée, et
qu'en réalité je courais vraiment à une vitesse folle.
Malgré tout, je réussis quand même à me libérer. Je me
rappelle m'être enfui, enfin, je crois, mais peutêtre
aussi je me suis simplement... réveillé. Oui, peutêtre...
Mais c'est un rêve ou quoi, cette histoire? À vrai dire, je
ne me rappelle pas clairement ce qui m'est arrivé et
encore moins comment je m'en suis sorti, mais je sais
pourtant que je me m'en suis sorti sain et sauf.
Le vrai problème, ici, c'est que je ne sais pas si c'était un
rêve ou le souvenir d'un événement bien réel.
Des éclats de rire.
...les bruits de quelques jeunes en train de rire à pleine
gueule, forts comme des trompettes, à quelques tables
de moi. Ils sont assis juste devant la vitrine du café, qui
donne directement sur la rue et les passants qui passent
et qui passent encore par masses. Plein de couleurs
sporadiques qui déferlent dans le soleil, et il y a ces
ceuxlà qui rient à l'ombre de la lumière de l'aprèsmidi.
Leur rire m'a réveillé. Plutôt drôle, en effet. Je me suis
endormi, et à une vitesse telle que je ne m'en suis même
111
pas rendu compte. Combien de temps aije dormi...
quinze minutes? Non... Le soleil entre par la façade du
café. Quand j'y suis entré, il était beaucoup plus tôt.
C'était vers la fin de la matinée, je crois bien. Il est plus
temps de partir d'ici. Je jette un dernier coup d'œil sur la
table, voir si je n'ai rien oublié, à part ma mémoire. Je
regarde encore cette bizarre de page couverture, pour
une dernière fois. Le titre se lit comme suit:
"Mouvements virtuels et idées de Racine". Cela fait un
peu plus de sens que le dernier titre… seulement un
peu plus, mais le problème c'est que ce n'est pas le titre
que je viens tout juste de voir il y a quelques minutes. À
vrai dire, il ne fait pas plus de sens que l'autre, il ne fait
que sembler faire plus de sens. Un tour de passepasse
pour l'esprit, on dirait. Il y a décidément beaucoup trop
de magie dans les environs, je dois partir, et réellement
chercher des réponses.
Je me glisse en dehors du songe et sors de cet endroit,
pour me retrouver immergé du même coup dans la
foule urbaine. Des milliers d'insectes multicolores qui
accourent dans tous les sens. Ils courent, piétinent,
dansent, patinent et bavardent de choses aussi
passionnantes qu’insignifiantes; se bousculent entre
eux, traînent, méditent et puis tournent en rond autour
d'euxmêmes. Des atomes qui s'attirent, se heurtent,
s'égarent et se repoussent. Ils vont partout et nulle part,
ils sont tous à la fois maîtres de leur monde, et aliénés
de leur royaume. La foule est immense, et elle n'a pas
de limites, elle ne connaît pas d'autres limites qu'elle
même. Je la trouve si splendide dans sa diversité
112
mosaïque; je ne l'avais jamais vue comme cela
auparavant... peutêtre en avaisje toujours fait partie,
n'étant qu'un de ces organes silencieux qui ne savent où
ils vont, ni ce qu'ils font... et ce qu'ils sont! C'est après
avoir été bousculé, piétiné, et m'être fait dévisager sans
raison par de vieux bonhommes au regard vide que
j'arrête sur un coin de rue, et constate qu'une jolie
itinérante assise sur le parvis d'un magasin en faillite,
me fait de l'oeil de ses yeux vitreux. Elle me sourit, je lui
souris. Je la trouve incroyablement jolie, et elle doit
sûrement me trouver attirant aussi. Elle n'a pas les yeux
d'une fille de la rue, mais elle montre autant de chair et
de couleurs qu'une fille de la rue. La jeune fille tourne
sa tête vers moi et m'embrasse à distance de ses lèvres
de bonbon, puis rayonne d'un sourire plein d'étoiles.
Elle me désire, et je le sens. C'est spontané, oui, mais
véritable. On passe un long moment à se contempler en
silence, immobiles et mutuellement absorbés. Il me
semble que... j'ai cette impression qu'elle me connaît, et
que je la connais tout autant. Je l'entends même
prononcer un son en moi, ce qu'il me semble être un
nom: « Jodias »
Jodias.
113
J'avais, pour une raison complètement inexplicable,
oublié mon nom, et c'est cette jeune punk qui me l'a
rappelé. Le désir incompréhensible que je ressens pour
elle m'a frappé comme l'éclair, mais plus intense encore
est mon envie de savoir... car elle sait, j'en suis sûr! Et si
je lui offrais d'aller manger quelque chose avec moi?
Seulement d'aller prendre un café... pour la faire parler,
et pour tout le reste. Je suis sûr que ça marcherait, de
toute façon, elle ne peut refuser une telle offre. Il me
reste bien une vingtaine de dollars dans les poches
après tout...
J'étais comme laissé pour mort, ce matin, agonisant sur
un des flancs de gazon de la colline au centre de cette
ville, mais maintenant je vais comprendre ce qui s'est
passé avec moi. Le monde doit me parler. Elle va me
parler.
114
je jette les cartes dans le firmament autour de moi. Je me
précipite, je me rue droit devant, les yeux fermés, la tête
baissée. Je vais découvrir ce que je dois découvrir,
sachant intuitivement comment je vais le trouver. Une
bonne dizaine d'automobiles croisent le carrefour à
toute vitesse dans tous les sens, et je me précipite dans
la mêlée sans me soucier de ce qu'il va se produire, car
je n'ai plus rien à perdre. Il y a plusieurs façons de
retrouver ce qui m'échappe, mais cette fille, je sens
qu'elle peut tout me dévoiler en une seule parole.
* * *
Le quartier général était enfumé dans le nuage créé par
JeanSerge Grenade, le plus gros fumeur de pipe en
ville, et si tout le monde savait le genre de choses qu'il
met dans sa pipe, on aurait toute la cavalerie, y compris
la Cour Suprême sur le dos. À part d'être un contre
conspirateur, Grenade est le plus grand collectionneur
et importateur de tout ce qui se fume et altère le
système nerveux, sinon carrément la conscience. Le
« bureau » de notre QG qui n'est en fait que
théoriquement un bureau... plus un complexe de
115
tuyauterie, de conduits d'aération et de câblage
électrique dans un décor d'une usine désaffectée est
une véritable machine à produire toutes sortes de
fumées enivrantes, tellement qu'il m'arrive parfois de le
sentir à quelques coins de rue. Parfois ce n'est que de
l'encens, d'autre fois du tabac à pipe, et le reste du
temps, bien... ce qui représente en fait soixantedouze
pour cent du temps, ce sont des drogues obscures ou
d'autres substances euphoriques qui se fument. Mais ce
soir, c'est le tabac à pipe, comme à chaque fois où il
travaille.
Le QG était bien caché dans les entrailles d'une vieille
usine désaffectée datant de l'AprèsGuerre, dans un
secteur industriel crasse de la ville, abandonné aux
oiseaux et aux herbes qui poussent à travers l'asphalte à
cause d'une autoroute qu'ils avaient construite ça fait
une dizaine d'années de cela, et qui eut comme
résultant de faire dévier presque tout le trafic
directement par le centreville. D'une certaine manière,
ce fut une bonne initiative d'urbanisation ou plutôt de
désuburbanisation qui a fait place à la résurgence des
éléments les plus costauds et rudimentaires de la
nature, à la tranquillité et l'air pur, créant une
atmosphère postapocalyptique plutôt agréable à sentir;
même si de tels effets n'ont jamais été prévus, ni
délibérés par les autorités en place d'alors. L'apocalypse
ne peut être que le fruit de l'omission systématique des
dirigeants de ce monde. Et ça nous avait aussi donné la
possibilité d'y avoir notre QG dans une zone dont tout
le monde se foutait maintenant... quel coup de chance,
116
si on voit les choses avec recul! En fait, c'était plus un
squat, ou plus une sorte de refuge, où punks, vagabonds
et étudiants révolutionnaires venaient et s'y
mélangeaient parfois pour bavarder, fumer, baiser et
dormir une nuit ou deux, mais l'endroit avait une
popularité assez limitée tout de même... un secret bien
gardé parmi les marginaux des environs, je pourrais
dire. On ne pouvait y entrer que par une fenêtre
déverrouillée en passant par le toit de l'édifice voisin
toutes les portes de l'entrepôt étant condamnées et il
fallait descendre ensuite au soussol, car l'état des lieux
aux étages était plutôt poussiéreux et nauséabond,
allant de la pisse de chat aux crottes de rats, et cela nous
faisait, d'ailleurs, une bonne couverture supplémentaire
pour se terrer hors de la vue des autorités. Un jour on se
disait qu'ils viendraient avec une boule et des grues
puis tout ne serait que ruines en quelques heures, mais
le propriétaire des lieux qui se trouve être l'oncle d'un
des potes de Grenade nous l'aurait probablement fait
savoir à l'avance, indirectement. Et puis qui
s'intéresserait à une zone si dévastée par l'abandon et
non moins par la contamination des sols où la
végétation avait même commencé à reprendre le dessus
sur la civilisation, et où il y a plus de crapauds que de
véhicules qui utilisent la route?
117
baignant dans un amalgame d'échantillonnages de sons
surnaturels ou tronqués sur des musiques folkloriques
de l'Orient ou de l'Afrique. Qu'estce que c'est? Mais du
dub, bien sûr! La musique fétiche de notre quartier
général!
118
bouchons de bouteille de bière tordus et d'autres
artefacts que je ne saurais décrire; ce sont des traits qui,
chez un tel individu, ne valent pas vraiment la peine
d'être mentionnés, parce qu'ils vont de soi. Chez
certains c'est pour se donner une esthétique, dans le but
inavoué de plaire à la gent féminine ou se donner un
certain statut social dans un milieu plutôt marginal,
mais dans son cas, c'est une authentique réflexion de ce
qu'il y a à l'intérieur de lui. En fait, ce type est un cinglé
tranquille, et aucune drogue ni aucune structure de
contrôle ne viendra jamais à bout de lui; de toute façon,
le système s'est déjà essayé avec lui par l'école
publique, les centres d'accueil, les asiles et même
l'armée et la prison et ça n'a fait que le rendre pire... ou
meilleur. Et il est en plus une incroyable machine à
coder dans des langages informatiques de toutes sortes.
Je lui dis souvent: « Grenade, tu codes trop! », et il me
répond généralement en me lançant une tirade sur les
effets directs nocifs des ondes à basse fréquence émises
par le cerveau humain sur la structure cellulaire
cérébrale ainsi que leurs effets sur le développement
psychologique. La dernière fois qu'il m'a répondu de la
sorte je lui ai dit que ce n'est pas de ma faute, et l'ai
exhorté de se mettre à porter un casque de papier
aluminium fait maison pour se protéger de mes
mauvaises vibrations... mais il m'a alors rétorqué que ça
ne fait qu'empirer les choses, car cela amplifie les
émissions d'ondes cérébrales sur les fréquences
couramment utilisées par la NSA pour la surveillance
des télécommunications, or ils peuvent ainsi aisément
intercepter ses pensées les plus perverses et de la sorte
119
pouvoir détecter sa fréquentation de sites
pornographiques sur Internet. C'est le genre de
conversations que moi et lui avons habituellement
quand je viens pour nos réunions d'affaires secrètes.
Mais malgré tout, ce soir les choses étaient sérieuses et
je n'étais pas dans l'état d'observer les règles de
convenance.
« Grenade, ils ont mis la main sur Vadis! »
Il ne broncha pas, me regardant à peine.
– Oui, je sais. Notre plan a échoué.
– C'est tout? Vadis va sérieusement écoper cette fois
ci! On va sûrement jamais le revoir. Je sais même
pas s'il est encore vivant.
– Et qu'estce que tu suggères? On avait pas un plan
C pour ce genre de situation? »
Il semblait vouloir baisser les bras et tout abandonner.
Ce qui était bien compréhensible, car moi aussi, cet
événement m'avait plongé dans une douloureuse
torpeur dont je ne savais comment me sortir. Le
problème n'est pas vraiment qu'ils aient eu Vadis, et
que je suis un des prochains à se faire prendre. Le
120
problème est plus global; c'est que la guerre a
réellement commencé. L'arrestation de Vadis est une de
leurs premières escarmouches dans celleci, et je sais
que la déclaration a déjà été prononcée, de façon bien
plus explicite, quand les gouvernements du monde
occidental ont promis qu'ils feraient la guerre à tous les
perturbateurs de l'ordre public, qu'ils soient terroristes,
activistes, voleurs, anarchistes, arabes, autochtones,
fous ou simplement poètes. L'élite fasciste sans visage a
passé à l'attaque... et ce n'est plus maintenant une
question de surveiller, de suivre les personnes qui
représentent un risque pour leur ordre, mais de
directement passer aux arrestations et aux exécutions!
La paix civile du moins son apparence qui existait
entre les groupes comme le nôtre et les forces de l'ordre,
avec le reste de la population en toile de fond, est
relégué à un passé qui me semble déjà très lointain. Il
n'y a plus de société civile. Tout le monde dans la
population est rangé d'un côté ou de l'autre du grand
front, maintenant, et les choses ne reviendront pas en
arrière, elles ne vont qu'empirer de jour en jour. Dans
peu de temps, le conflit sera ouvert et généralisé. Il ne
faudra qu'une tragédie, un coup d'éclat, ou un fléau
121
mutuellement exclusifs, puis, audelà de ces cercles, une
multitude d'individus disparates, tristement isolés dans
leur bulle. Et moi, la seule personne avec qui j'ai un lien
de ce côté de la guerre est Grenade... et lui est pris dans
son monde et ne va ni penser à élargir celuici, ni
inclure plus de gens à l'intérieur. Il a sa copine, qui
viens le voir une fois par jour et se fait mettre aussi par
deux autres gars à son insu détail dont j'ai toujours
hésité, par respect pour sa vie privée surtout, et je crois
que j'ai toujours ressenti une certaine pitié envers lui
pour cela et cela explique peutêtre en partie la
sympathie que j'ai pour lui. Puis il a aussi sa petite
bande tribale, ces quelques jeunes hippies, nihilistes,
tous aux visages quelque peu détériorés par trop de
soleil, discrètement réactionnaires et profondément
incohérents, qui ne lèvent jamais un seul petit doigt
pour sauver un ou une de leurs proches d'un péril
certain, une fois entre les griffes du Ministère de la
Détention, de la Torture et de la Déportation. Des
contestataires de salon, des révolutionnaires de la baise,
et des cuisiniers de tout ce qui est complexe, le plus
souvent hindou et se confectionne avec des épices
impossibles à trouver, sauf peutêtre dans des réseaux
clandestins d'autres petits capitalistes hippies qui font
dans les épices; mais rien de plus. Ils sont tous les
mêmes au fond des choses, tous aussi inhumainement
égocentriques dans leur solidarité si farouchement
théorique, et tous aussi dangereusement divisés dans
leur tribalisme infantile. Pas d'éthique, seulement du
moralisme sectaire. Que des consommateurs, encore et
toujours des consommateurs. Rebelles à l'extérieur, et
122
bourgeois à l'intérieur. Des adolescents, dans le fond.
Mais Grenade, quand à lui, il est fiable, oui... mais il
n'est simplement pas là, il est toujours ailleurs. Ce n’est
pas vraiment de sa faute. Il a la faculté, l'intelligence,
non, l'ingéniosité, disje, pour provoquer l'effondrement
de tous les systèmes de surveillance électronique dans
le monde, et pour envoyer une bombe informatique en
plein coeur du réseau de communications interne du
Département de la Défense, mais il n'a simplement pas
les idées en place pour faire quoi que ce soit qui ait une
ampleur, seulement que de l'ampleur. Sa créativité, elle
a pris cette forme. On peut dire que les autorités ont
quelque peu réussi à le rendre moins efficace qu'il ne
pourrait l'être en corrompant son esprit, même s'ils
n'ont pu en arriver à atteindre sa vitalité, ou détruire
une seule partie de son identité. Il est toujours ce qu'il
est, mais il est moins que ce qu'il aurait pu être. Je ne
peux pas compter sur lui, du moins c'est ce que je crois.
Je n'ai pas vraiment de camarades, d'amis, et encore
moins de femme qui partage ma vie... toutes
m'abhorrent comme la peste lorsque ce n'est pas moi
qui me dégonfle de façon pitoyable. Non. Il n'y a que
moi. Personne n’est de mon côté dans la noirceur.
Que vaisje faire? M'en retourner chez nous, écouter un
film, me masturber un peu, puis m'en aller dormir, seul,
comme avant? Et quand je m'éveillerai, le monde sera
encore plus laid qu'aujourd'hui. Demain, le
totalitarisme sera à mes portes. Il n'y aura plus de
résistance envisageable, et ce sera l'esclavage ad eternam.
Mes collaborateurs, perdus dans la brume, et mes rares
123
amis, si je peux les appeler comme cela, m'auront déjà
tous abandonné, ou bien ils auront été pris ou tués.
Leur grand plan aura alors fonctionné à merveille, et la
tyrannie de leur nouvel ordre sera victorieuse.
Peutêtre devraisje simplement être heureux, et cesser
de lutter stupidement contre un ennemi invisible qui est
rendu bien audelà de la société ellemême. Le bonheur,
autoadministré, estil la meilleure façon de résister
contre leurs pièges... en les devançant dans mon
aveulissement spirituel et politique apparent? Mais
même à cela... quel est mon potentiel de bonheur? Où
est l'âme joyeuse en moi? Ma propension à être
inconditionnellement content de moi et de ma situation,
et de me réjouir du simple fait d'être et d'agir, sans
aucune prédisposition ou motivation, est bien
faible...voire quasi inexistante; et c'est comme ça depuis
longtemps... Je dois faire face à la réalité, à ma réalité: je
n'arrive simplement pas à être heureux dans ce monde,
peu importe à quel point je lutte. Mes réalisations ne
sont que des étincelles dans un lourd nuage de noirceur
funeste, et peutêtre me suisje trop attendu de ces
étincelles... qu'hypothétiquement elles auraient créées
un grand feu, le grand festin révolutionnaire des coeurs
et des âmes libérées. Peutêtre n'avaisje été qu'un
songe, qu'un songe d'enfant, soigneusement caché dans
l'être d'un adulte qui a mal mûri... aliéné par son propre
désir de liberté, encore une fois.
124
jusquelà, mais comme le veut la célèbre loi, si ça peut
aller mal, ça va aller mal. Aurionsnous fait mieux de ne
simplement pas prévoir le pire, et de seulement nous
contenter de miser sur l'atteinte de nos buts? Peu
importe, maintenant je crois que nous n'avons pas
d'autre choix si nous voulons maintenir la résistance.
L'ennemi a sacrifié notre meilleur collaborateur, qui
détenait le secret de la Machine, alors il fallait faire une
contreattaque, ou bien se laisser abattre en perdants, et
accepter la réalité contre laquelle je me suis battu si
longtemps, celle qu'on nous a toujours imposée depuis
le départ. C'était la seule façon pour le « nous » de
gagner encore, ou au moins de faire avancer la lutte
plutôt que de la voir reculer, ou s'étouffer, dans le
marasme de notre passivité. Et pour ce qui était du
« moi », les choses étaient encore très floues...
125
choses, plus de choses qu'on le sait peutêtre. Je sais pas
comment ils font, comment ils s'y sont pris pour
découvrir notre opération, mais il ont été foutrement
efficaces. Mais maintenant on doit s'unir et contre
attaquer. Leur faire peur. Sinon leur faire mal. On est en
guerre directe, je sais pas si tu l'as réalisé, et je pense
qu'il faut agir. »
Je disais cela même si je savais qu'on n’était pas du tout
dans une position de contreattaque ou d'autre action
directe et immédiate, quelle qu'elle soit. Nous n'avons
jamais fonctionné comme des terroristes ou des
guérilleros, seulement une bande de propagandistes plus
ou moins unis, dans un réseau étendu, certes, mais pas
si cohésif. Notre faiblesse est évidente comme un
mammouth devant mes yeux.
Et nous ne sommes plus que deux ou trois, maintenant!
Après que dix de nos camarades se soient fait prendre,
ou bien ont décroché pour des motifs nébuleux mais
néanmoins plutôt faciles à déduire. Nous ne tenons que
sur un fil, ces joursci. Peutêtre valaitil mieux que
nous le coupions, alors que c'en était encore temps,
avant que ce ne soit eux qui coupent tout, notre liberté y
comprise.
126
qui l'a inventée dans une de ses campagnes en
Perse, pour écraser des mouvements de guérilla
difficiles à cerner. Ils nous provoquent légèrement,
juste assez pour choquer, mais pas avec trop
d'intensité, question de ne pas nous faire rester
dans le terrier. Puis une fois qu'on aura passé à
l'attaque, la gueule de la bête va se refermer sur
nous... et oui, ça va faire mal! D'une autre façon, si
on a une caution à payer pour la libération de
Vadis, cela va leur permettre de nous retracer par
l'entremise de ceux qui le supportent, et de
démonter notre réseau... oublies pas que Vadis a
aucun parent proche, et pas de relation stable avec
personne; pas beaucoup de gens à part nous
peuvent lui payer une caution de plusieurs milliers
de dollars. Vadis serait le premier à nous le dire; on
gagne plus à simplement rien faire, rien du tout,
ignorer l'arrestation et tout stopper... du moins
pour un bout de temps, et revenir en force plus
tard.
– Mais je parle de s'attaquer à des infrastructures, pas
à des gens, Grenade...
– Tu parles? Tu sais pas de quoi tu parles! C'est de
faire exactement ce qu'ils veulent qu'on fasse à ce
momentci... des actions violentes contre le public.
Ils n'attendent que ça... de nous faire parader dans
les médias de masse comme un réseau de
terroristes international. Le terrorisme, c'est le
meilleur argument qu'ils ont pour mettre tout le
monde contre nous, et pour ensuite nous rentrer
dedans comme la cavalerie. Ils vont même
127
probablement le faire à notre place avant même
qu'on planifie quoi que ce soit du genre, et puis ils
mettront tout sur notre dos!
Grenade n'avait jamais été aussi ferme, aussi moraliste
et aussi cinglant que durant ce bref instant, à un point
tel que je ne le reconnaissais plus. Je voyais en lui
l'ombre de n'importe quel poltron de réformiste, qui se
réfugie le plus loin possible derrière un bureau, sur le
sofa de son salon, devant la télé ou l'ordinateur, pour
regarder la chute de la civilisation dans le confort et la
sécurité, de peur d'être réprimandé, violenté et de tout
perdre pour avoir pris part à cette chute.
– Alors TOI, qu'estce tu suggères??? Je te renvoie la
question! Qu'on fasse rien du tout et qu'on s'avoue
vaincus? Tu crois vraiment qu'il vont marcher
comme ça? On a franchi le point de nonretour, je te
dis. Qu'on agisse ou non, on est les criminels à
abattre, pour eux. Ils pourraient même faire leur
propre attentat terroriste... sur notre dos!
128
Mais nous nous attendions à nous faire mettre au pilori
par les médias de masse, une fois que les autorités nous
auraient identifiés. C'était inévitable. Mais ce qu'on ne
veut pas c'est d'être pris pour des assassins, voire des
terroristes sanguinaires. Notre but n'était que de capter
l'attention, d'ébranler, de réveiller les esprits du plus
grand nombre de gens possible. Les manifestations
pacifiques, les coups d'éclat et autres sorties publiques,
on les avait tous faits... et même brillamment, aux bons
endroits et de façons très imaginatives. Mais à chaque
fois, ça a été la répression, la détention et puis notre
nombre n'a cessé de rapetisser. Une autre action du
genre, et ce serait probablement la dernière. Nous
sommes vraiment dans la pire des situations, et au bout
du rouleau... du moins pour l'instant.
Et il avait raison. Malgré que je ne voulais pas accepter
notre totale inaction face à ce qui était arrivé à notre
camarade, ça allait grandement à notre avantage de se
taire et se terrer durant un moment, sans pour autant
129
tomber dans la passivité. Et s’ils pensaient que nous
n'étions qu'un? S’ils pensaient qu'il n'y avait pas
vraiment de réseau d'action propagandiste comme le
nôtre, et que tout en fait dépendait d'une seule et même
personne, de Vadis. Un scénario de rêve, qui avait
encore des chances d'être vrai... du moins, c'était notre
occasion pour le rendre vrai. Notre plus grand astuce,
après tout, était de ne jamais avoir révélé l'identité du
docteur Solis, qui il était vraiment, et les autorités
avaient peutêtre merveilleusement mordu à l'hameçon,
car peutêtre croyaientelles que Vadis était Solis, ou
l'inverse.
« Alors par se “terrer”, tu veux dire de disparaître dans
la nature durant un certain temps, pour qu'on nous
retrace pas, se tenir au courant de la situation, et puis
reprendre contact peu à peu, dans quelques mois? »
– Tu as typographiquement compris! Ça va les inciter
à croire qu'ils nous ont matés, ou bien que Vadis
était un cas isolé, et lié à aucun réseau actif. Leur
intérêt pour le reste de notre réseau va s'estomper,
même si c'est certain qu'ils ne vont jamais oublier.
– Tu sais quoi? T'as encore gagné au jeu de celui qui
a raison.
– Mais c'est tout à fait normal... c'est moi le
Schtroumpf à lunettes de la bande!
130
– Et puis comment vaton réémerger? Il nous faut
une réunion secrète...
– ...ou encore mieux, tiens: une réunion sous la
couverture d'un rassemblement public, dont le
thème se rapproche de notre cause. On se
reconnaît pas mal tous par nos visages, même si je
connais pas tout le monde, les gens que je connais
en connaissent d'autres du réseau, qui sont
susceptibles de nous appuyer, et...
Grenade s'illumina, et explosa dans un boum
fracassant; alors qu'il s'empara violemment d'une
grande affiche qui reposait sur son bureau, tout juste
sous ses yeux, durant tout ce temps où nous avions
parlé. Il prit l'affiche à deux mains et la leva droit
devant mes yeux pour être sûr que je ne passe pas à
côté. « C'est exactement ce qu'il faut! » me ditil. C'était
une affiche pour un congrès, portant sur les
télécommunications, la surveillance et les sciences
cognitives, qui se tenait au début du mois de mai
prochain dans un lieu aussi éloigné que Sydney, en
Australie. En mai; ça nous laissait un peu temps pour
les faire oublier et pour que nous puissions se réseauter,
et ressurgir plus forts que jamais, avec des plans que le
pire des génies machiavéliques ne pourrait discerner.
Le titre du congrès était: « Technologies cognitives et les
systèmes globaux d'interopérationalisation des réseaux
électroniques de communication: Interfaces et
consciences interconnectées ». Un titre louche et des
thématiques suspectes, pour des facettes
interchangeables et des consciences déconnectées. Un
131
congrès, oui! C'est ce exactement qu'il nous fallait
comme événement. À vrai dire, ça me semblait
inquiétant comme thématique, car nous n'étions pas les
seuls à pouvoir non seulement comprendre sa
pertinence, mais aussi son intérêt concret, car il y avait
aussi tout le gratin intellectuel académique, travaillant
pour l'empire et de naturellement opposé à notre cause,
qui était susceptible de s'intéresser à un tel événement.
Malgré tout et c'est ce que j'ai toujours adoré des
congrès il y a toujours la possibilité d'y faire du
réseautage, et de le faire d'une façon merveilleusement
subtile, dans une atmosphère raffinée d'anonymat
convivial. Pour avoir déjà assisté à un congrès
international d'agents de renseignements, lequel était
truffé de pirates informatiques de calibre mondial et
d'espions à la 007, c'était déjà évident pour moi.
132
appartement que j'étais sur le point de perdre. Aucune
compagne pour me supporter, et aucune famille dans
les environs, il fallait que je trouve une solution non
seulement pour la libération du monde, mais pour ma
propre libération. Avant tout pour ma propre
libération.
133
nouveau langage et d'un nouvel univers. Même si ce
principe semblait, pour plusieurs, un peu trop abstrait
et ésotérique pour être compris par les gens de la masse,
je fus quand même un de ceux qui comprirent dès le
départ. La machine... le secret est dans la machine. La
solution passe forcément par la connaissance et la
maîtrise de cette machine. On ne peut vraiment la
briser, on ne peut que se la réapproprier, pour en faire
l'instrument de notre libération.
* * *
Qu'estce que je ne ferais pas pour dormir, maintenant!
Ce monde me brûle à chaque jour, et j'ai eu beau
essayer toutes les drogues et boissons qui s'offrent sur
le marché, rien n'est parvenu à me déconnecter de ce
monde autant que durant le sommeil.
Je divaguais sur les trottoirs et à travers mes pensées.
Des lumières scintillaient comme des astres au dessus
de moi, par milliers. Je marchais seul dans l'ombre, il
n'y avait d'autre âme nulle part autour de moi, mis à
part ces quelques oiseaux de nuit qui chantaient des airs
discordants à l'aurore du matin, comme des chansons
qui jouent à l'envers, et ils étaient perchés dans les
arbres rachitiques, ces quelques arbres pitoyables
plantés ici et là parmi les masses de béton, d'acier et de
134
verre dont cette ville est faite. C'était vide, partout, ou
presque. Les quelques âmes vivantes et encore éveillées
devaient se terrer soit dans les bars clandestins les plus
obscurs du centreville à faire des choses inimaginables
sous l'effet de substances introuvables, soit en train de
regarder de très vieilles émissions ou de vieux films
pornos à la télé, esseulées face à leur écran plasma
gigantesque, moribondes au creux de leur gros futon
moelleux. La jungle s'était calmée, au bout de sa propre
démence, et il ne restait que les âmes malsaines à
persister, envers et contre ellesmêmes. Les âmes
malsaines, ou les âmes tristes; elles sont toutes
l'expression la plus cinglante d'une aliénation enragée,
seule énergie ou vacuum? qui semble animer ce
monde. Et il y avait aussi les chauffeurs de taxi, qui
guettaient le moindre voyageur désespéré, et
désorienté. Des rats dans leurs trous, prêts à sauter sur
la moindre miette de fromage qui oserait traîner de
façon si insolite à des heures si insolites. La nuit se
faisait lourde... de plus en plus lourde. Quelle heure il
était? Quatre heures? Quatre heures et demie ou
seulement trois heures et quelques?
Les lumières de la ville scintillaient audessus de moi.
Un vent frais s'élevait maintenant, ramassant avec elle
l'épais nuage de pollution stagnante. Odeurs de
poussières, de gaz d'échappement automobile, d'alcool
desséché, de déchets et d'humidité du mois de mai. Je
ne devrais pas être ici. Je devrais être au lit, dans un lit
chaud et soyeux, auprès du corps ronronnant d'une
fille. Un doux corps ronronnant dans l'ombre... lascif,
135
délicieux et chaud... si chaud! Mais me voici placé au
milieu d'un univers mort et froid, comme si Dieu, le
Destin ou je ne sais qui d'autre m'y avait condamné, lié
à un enfer de désolation, par les liens des péchés que j'ai
commis, ou peutêtre encore ceux que j'aurais dus
commettre. Enfin, dans mon cas, je crois que dans mon
cas, c'est de n'avoir pas assez péché, de ne pas avoir
assez agi, de m'être retenu comme un con. Car Dieu haït
les tièdes et tous les autres qui ne veulent rien savoir.
Moi je n'ai pas la Foi. Je peux croire en quelque chose, je
peux même en être convaincu de ce quelque chose,
mais je n'ai jamais eu l'audace de me jeter dans l'eau
bouillante ou de briser la glace en donnant un grand
coup de masse de toutes mes forces tout en criant de
toutes mes tripes, comme un samurai désespéré. Il y en
a qu'en situation de péril, ils vont se déshabiller puis se
jeter dans le feu de leurs désirs en faisant comme si de
rien n'était. Des gens, icibas sur cette Terre, ont
l'audace d'avoir la Foi. Des gens autour de moi se
permettent de bouger, de défoncer les choses comme si
dans le fond tout leur appartenait. Ces gens, je les vois
au travail, dans des clubs, dans des fêtes d'étudiants,
dans les cafés, et partout ailleurs où les gens se
rassemblent. Les conquérants désespérés. Ce sont eux
qui, avec leur spectacle, attirent attention et affection
des autres, et font ainsi fonctionner le marché de
l'amour, du sexe et des autres relations plus ambiguës.
Ce sont eux qui définissent ce qui emballe les femmes,
et les fait déverser leurs sentiments dans précipice
ambulant et parlant qu'ils sont. Ce sont eux qui
dépassent les bornes, qui brisent les règles des autres,
136
qui envahissent leur territoire comme des barbares, et
qui décident de ce que les autres doivent faire pour eux,
et seulement pour eux seuls. Des petits enfants qui
brisent tout autour d'eux en jouant avec leurs gros
jouets. Ces petits profiteurs sans âme sont les piliers de
l'économie du sexe, de la grande industrie capitaliste de
l'amour vide, facile, rapide et utilitariste, et euxmêmes,
ils ne le savent probablement même pas! Ils sont la
raison exacte du pourquoi que je suis ici, maintenant, à
marcher seul dans la nuit. Du moins, ils sont une des
deux parties de cette raison, l'autre étant les spectatrices
de leurs jeux. Cette société fonctionne après tout par
une organisation spectaculaire, qui n'a rien
d'authentique ni de concret, après tout. Un monde
d'images et de représentations vides, qui mène les gens
par le bout du nez dans leur vie personnelle comme
interpersonnelle. Si je suis seul ici présentement, c'est
parce que tout le monde se laisse dominer par leur
spectacle... c'est clair. Tous ceux et celles qui devraient
être avec moi en ce momentci est en réalité en train de
se faire défoncer, le corps et/ou l'esprit, par ces gens. La
faute, elle se trouve dans leur domination, dans le
grand spectacle ininterrompu, maintenu autant par
l'audience que par les gourous.
Mais estce seulement à cause d'eux? Alors moi aussi je
devrais essayer de me mettre la main à la pâte? Non,
jamais! Car je ne suis pas comme eux. Je ne suis pas un
animal conditionné depuis qu'il est sorti d'un vagin à
toujours tenter des réincursions dans le trou d'où il
vient. Estce possible d'aimer et d'être aimé sans se
137
transformer en une bête stupide, droguée par les
pulsions produites par les circonstances du moment?
« Non, impossible pour toi, toi seul! Ha Ha Ha! » c'est ce
que le Créateur me répondrait froidement, avant
d'éclater d'un rire impérieux et de m'écraser dans la
boue noire et puante de la solitude. « Merci, Ô mon bon
Capitaine! Quelle oeuvre belle et grandiose qu'est la
vôtre... » lui balbutieraisje dans la boue, par la suite. On
peut vraiment vous être reconnaissant pour tout.
En fait peutêtre le problème, le vrai problème, est mon
obsession insurmontable, mon obsession de de me faire
aimer, et de façon plus large de ne plus jamais avoir à
faire face à ce mur d'ombre...
Je vais devoir fermer mes portes... S'il n'y a que de la
douleur et de la froideur qui entre, pourquoi continuer
de s'ouvrir si je ne peux me tenir au chaud avec qui que
ce soit? J'ai moi aussi des émotions... cachées quelque
part dans les méandres de mon âme sombre et
tortueuse. Il me reste un peu de naïveté, d'amour,
d'espoir, mais moimême j'ai du mal, beaucoup de mal,
à tout retrouver et recoller. Et de la fierté, de l'estime,
ça, ça ne se trouve plus depuis longtemps chez moi.
Qu'estce qui s'est passé? Une explosion s'estelle
produite, sans que je le sache? J'ai souvent cette
impression de manquer le train, d'être sur la mauvaise
fréquence, et que je n'aurais qu'à faire un minuscule
bond hors de ma noirceur, et tout deviendrait facile, les
femmes ne cesseraient de se coller à moi et j'aurais tout
138
un réseau d'amis qui me permettrait une vie plus
remplie et de faire toutes sortes de choses fabuleuses.
De découvrir ma voie, simplement, plutôt que d'y rêver
de mon isolation meurtrière. Il me semble en ces
momentslà qu'il y a quelque chose que je n'ai pas
compris... qu'une lumière dans mon esprit a trop tardé à
s'allumer, que je ne suis en fait qu'un idiot d'aveugle qui
ne comprend rien aux gens, en particulier aux femmes,
et qu'à cause de cela il ne saura jamais avoir leur
affection, leur dévotion... et leur univers de passions.
La passion n'a jamais vraiment été de mon monde après
tout. Des parents toujours ailleurs, qui ne m'ont jamais
dorloté, par ailleurs... et le fait d'avoir eu à endurer
chaque putain de tragédie personnelle, familiale,
économique, sociale sans n'avoir personne pour me
consoler, me mettre une main sur l'épaule ou seulement
prendre le temps de m'écouter et me donner leur point
de vue. Son propre monde à soi, c'est celui qu'on
retrouve toujours à la fin de la journée, après une dure
journée de labeurs ou quelques péripéties. Le lieu
d'éternel retour. Le petit monde refermé où on s'assoit
et on oublie tout. On y revient tout le temps, sans
vraiment savoir pourquoi, et peu à peu, par contrainte
ou par décret, on accepte cet endroit comme étant un
chez soi... peu importe à quel point lugubre et
inconfortable il puisse être. Chez certains, ce chezsoi,
c'est un chaud foyer au milieu d'un salon feutré peuplé
de ces quelques créatures que l'on aime le plus dans
notre vie; chez d'autres c'est un désert en plein milieu
139
d'une jungle qui dort, un espace froid et vide comme la
nuit dans le désert de Gobi.
Je passe mes journées entières à chercher des vérités, à
fouiller parmi des centaines de dossiers litigieux, ou à
faire des appels où je pose des questions impossibles à
toutes sortes de gens sur leurs pratiques financières,
leurs moeurs conjugales, leur foi visàvis de l'État et du
gouvernement ou leurs positions face à l'absolu; mais
ici, voici que je suis placé devant la vérité qui s'est
toujours tenue devant moi comme un lourd spasme
figé, et sculpté dans le granit noir, comme celui dans le
film de Kubrick. Quelque chose d'incontournable, de
cruellement incontournable, au point à en être une
mauvaise blague existentialiste. Sartre, Camus et
Beauvoir en auraient probablement ri, d'ailleurs, car
eux n'étaient pas confrontés au même isolement. Eux
étaient des stars d'intellectuels faisant un spectacle du
désarmement que les autres vivaient. Je n'ai pas à la
chercher cette vérité qui explique tout; elle me crache la
réponse au visage, avec une arrogance typiquement
divine. Je me retrouve toujours face à ma propre
solitude, une fois que mes rencontres avec le monde
sont terminées, une fois que la fête est finie. J'ai déjà
tenté à plusieurs reprises d'émerger, et d'accoster à sur
les rives de quelqu'un d'autre, mais mes tentatives ont
toutes été aussi vaines que désastreuses. Elles me fuient,
m'évitent et se méfient. Rien à faire. Des millions de
personnes fuient cet état, certaines même vont jusqu'à
bâtir leur vie entière autour de cette fuite, et moi j'y
baigne chaque jour. Ce n'est pas que je ne comprenne
140
pas pourquoi ils fuient tant, et ce n'est pas non plus que
me moque de leurs faiblesses face à la menaçante
éventualité de se retrouver seul. C'est seulement que j'ai
traversé, il y a longtemps déjà, cette frontière qui est
tant crainte par tous ces gens, et maintenant je constate
avec une impuissance totale toute l'étendue des
dommages que cela m'a causé au fil des années. Ce mur
de noirceur... je ne peux le franchir...
Je sortir de toute cette noirceur de merde!
141
rue d'ici. Je crois entendre une sirène d'ambulance
passer au fond de ce labyrinthe de rues sans fin, à des
kilomètres dans une direction incertaine, mais
seulement pour la durée d'un souffle, si court que ma
conscience ne peut même pas authentifier la présence
du bruit. Puis peutêtre quelques faibles bruits
traînants, provenant d'un boulevard achalandé oublié
par le temps, et par tout le reste. Et s'il ne s'agirait que
de fantômes, que de revenants qui ne sont pas vraiment
là, mais ne sont que des restes redondants du grand
manège urbain qui fourmille de partout le jour?
Impossible de savoir s'il s'agit de bruits de véhicules, de
cris d'enfants, de bavardages multiples qui
s'entrechoquent entre eux, ou de grondement d'avion
décollant vers un mode meilleur. Il semble que c'est un
tout indiscernable, provenant d'un autre espace si loin
que personne ne l'a jamais atteint, mais dont moi je
n'entends qu'un faible aperçu. Toute une vie distante
qui se passe loin audelà de moimême. Quelle vie
sordide!
142
fatale, qui me priverait de tout rapport amoureux pour
le reste de mes jours, me liant à ma solitude par les liens
de l'enfer? Suisje une sorte d'ange désabusé, ou ne suis
je simplement qu'un démon, persécuté ici pour
éternellement vivre le deuil de luimême? Les démons
errent dans un désert de solitude, et non avec des
millions de damnés brûlant de passions dans les
flammes de l'enfer, jouissant dans la totale perversité de
ne pas être vu des dieux... du moins, c'est ainsi qu'est la
vie pour plusieurs dans cette civilisation. Les anges,
quant à eux, sont des êtres pervers... regardant sans être
regardés, touchant les mortels à leur guise, en pouvant
leur faire croire qu'il ne s'agit que du vent qui les
touche, ou d'eau qui les berce. Leur conscience est
dépourvue d'un miroir qui leur impose à chaque jour le
poids de leurs actes. Et Dieu... Dieu ne les guette point.
Il est affairé à d'autres tâches... celles de régner, et
d'aimer. Il a d'autres problèmes à résoudre. Il a une
confiance infinie en chacun de Ses sujets. C'est à cause
de cela, aussi, qu'Il fut trahi. Voilà pourquoi Il fut
dépossédé de ses terres, et poussé hors de Son trône,
non par Satan et son armée de déchus, mais par de
faibles mortels incohérents... c'estàdire nous. Mais ça,
ça c'est une autre histoire qu'il est inutile de raconter,
car tout le monde la connaît déjà un peu aujourd’hui...
143
Ce rideau, c'est moi qui devais le briser, car c'est peut
être seulement moi, en fait, qui l'aie construit. Mais j'ai
échoué, considérablement. Mon échec est constant, et il
se répète d'un événement à l'autre, soirée après soirée,
rencontre après rencontre. Tout ne va pas, rien ne
tourne comme ce devrait si j'étais normal. Il ne me reste
alors plus qu'une solution... de me libérer de cette
impasse.
Reste à savoir comment.
Mais au fond de moi, je le sais déjà. Je me la suis répété,
cette solution, des millions de fois déjà. Il faut juste la
mettre en application une bonne fois pour toutes!
Personne ne va comprendre ce qui ne va pas avec moi,
même si j'avais cette chance inouïe de me faire
entendre, et donc personne ne peut me sauver, ou
même m'aider à me libérer de cette situation...
Au loin devant moi le boulevard fait une légère courbe
et débouche sur une gueule monstrueuse jonchée de
lourdes poutres d'acier et de panneaux de signalisation
pour informer les gens qui y entrent sur l'audelà qui les
attend de l'autre côté. Le Pont noir. Ces destinations
sont insignifiantes et trompeuses, mais la mort est
certaine pour moi, alors que je me précipite dans la
gueule de la bête d'où je ne reviendrai pas. Ce monstre
froid est inerte et silencieux, car il attend que je me
sacrifie dans l'eau noire de ses entrailles.
144
Quelle splendide idée après tout! Plus de souffrances,
plus de honte d'être vivant et de faire face à ma propre
humiliation chaque jour de ma vie. C'est vrai, ce n'est
sûrement pas au fond des eaux fétides de ce fleuve
glacial au fond de la bête que je trouverai le bonheur
éternel, mais je peux me passer de cela. Le silence
éternel me convient amplement.
145
146
Chapitre 4:
Sofia
147
148
Moi, je dors environ vingtquatre heures par jour, sept
jours par semaine, et ce, durant toute l'année. Mais je ne
rêve que très peu. Bref, il y a des exceptions, de minces
éclairs de conscience où le tonnerre m'éveille au monde
qui m'entoure, à un événement que j'ai traversé, à une
action que j'ai accomplie. Un éclair de lumière, perçant
à travers un esprit embrouillé, voguant parmi un
brouillard sombre et apparemment sans fin. Je n'ai
jamais les idées claires, et j'ai toujours les yeux dans la
nuée, mais il m'arrive parfois des moments où je
comprends certaines choses précises, des clarifications
univoques sur des problèmes spécifiques. Des solutions
finies, complètes, à des équations qui me sont posées à
chaque jour de mon existence. Ces moments me
frappent comme une épée à double tranchant, toute
lumineuse soitelle, en plein au coeur de mon esprit,
149
pour me faire réaliser, au comble de ma défaite, que je
fus dans l'erreur depuis le départ. Qu'il n'était pas bien,
en fait, de serrer la main des gens de telle manière, de
dire "non" lorsqu'on me donne une directive au travail,
de perdre mon calme lorsque l'on me menace d'une
certaine façon, ou encore d'adopter une attitude
particulière lorsque je veux flirter avec une compagne
au travail. Le genre de prise de conscience qui me fait
sentir comme s’il n'y avait rien d'autre que du gras, de
la gélatine, ou quelque autre substance blanchâtre,
gluante, collante et translucide, dans ma tête. Le genre
de chose qui me rappelle que je n'ai toujours rien
appris, que je n'ai pas grandi et que je tourne toujours
sur le même point fixe, centré au milieu d'un univers
qui change toujours. Mais lui, le point, il ne change
jamais, il ne bouge pas d'un iota. C'est alors que je
divague. Que je fais tout pour bouger, pour me libérer.
Pour me dégager de ses chaînes invisibles et
incompréhensibles qui me retiennent sur mon point
fixe, comme un pilier suspendu dans l'univers, tel un
singulier monolithe ignorant les effets du temps et de
l'espace, de la gravité et de la durée, de la lumière et de
la noirceur, de l'essence et du vide.
Puis je constate qu'il n'y a peutêtre finalement qu'une
solution à tout ça. Faire comme si je bougeais. Ou faire
comme si les choses changeaient. Voyager sans se
déplacer, dans la classe affaires d'un avion
hypersonique volant à zéro kilomètre l'heure. La
substance zéro est peutêtre en réalité la seule substance
dont est vraiment faite ce monde... c'estàdire que peut
150
être que personne, en réalité, ne bouge, n'évolue, ne
change, ou ne voyage, mais qu'ils ne font que
s'imaginer mutuellement être des voyageurs, tout
comme ils s'imaginent être des personnages dans un
grand jeu, jouant des tactiques qui changent les choses,
mais ne donnent que l'impression de les changer.
L'inertie se ressent au quotidien, à chaque jour au
niveau du quotidien, et le quotidien est peutêtre, en
soi, cette substance zéro, qui abolit continuellement
toute forme de changement radical. Le monde se
referme. Autant qu'il revendique son ouverture sur
l'extérieur, il érige des forteresses autour du vide qui le
ronge de l'intérieur.
151
l'avance pour eux, leurs résultats prédéterminés, et que
rien n'empêchera la grande roue de fortune de tomber
sur le vingt plutôt que sur le cent. Non il y a autre chose
que la substance zéro. Si je la sens comme le reflet d'une
vie qui a de la substance, si par mi sa grisaille je peux
percevoir des rayons d'un état autre, d'une existence
faite de couleurs, de sons et d'odeurs, c'est qu'il doit y
avoir autre chose. Mais où devraisje fouiller pour
trouver cela?
Dans la chambre, la lumière était froide. Elle faisait
ressortir, dans la noirceur, le splendide corps nu de la
jeune femme endormie. La lumière pâle ne laissait voir
que les courbes voluptueuses de ses hanches et de ses
seins bulbeux. La femme était étendue sur son lit, nue,
ou presque, dormant au regard de la grande fenêtre
ouverte sur la nuit, droit devant elle. Seulement cette
pâle lumière de la lune pénétrait dans la chambre pour
dévoiler le corps de la femme; la douceur de l'intérieur
de ses cuisses, et celle de ses seins bondissants, qui
rappelait la douce texture du pétale d'une fleur. Ses bras
étaient étendus de chaque côté, et sa chemise de nuit
seul vêtement qu'elle portait était toute grande
ouverte, et ne cachait plus rien. Ses longues jambes
étaient écartées, et seulement son pied gauche était
glissé sous les draps blancs du grand lit. Ses cheveux,
bouclés, bruns, mais plutôt courts, ornementaient un
visage calme, bronzé, mais d'une frigidité quasi
masculine. Ses lèvres étaient pâles, lisses, mais
charnues, terminées par des coins finement taillés. À
être près d'elles, tout près d'elles, peu de gens auraient
refusé de les embrasser. Ni homme, ni femme, ni
152
vieillard, ni même enfants n'auraient su résister à une
étrange tentation de les goûter, si naïvement, même au
risque d'éveiller la belle dormeuse.
Puis la lumière révélait, dans le calme creux de ses deux
cuisses, la forme bulbeuse de sa vulve. Ronde, et sans
poil. Une légère érection inconsciente, alors qu'elle
dormait. Presque durcie par une constante contraction,
ou par un rêve érotique, mais sans être éveillée pour
autant par la douce stimulation d'une langue, ou d'une
main audacieuse qui n'a pas peur de toucher, de sonder
et de fouiller.
Un frisson traversa mon âme en la voyant à travers de
la fenêtre, couchée dans cette posture. La perversité de
cette exhibition me fit jouir un instant, mon souffle
devenant intense, incontrôlable. Je sentais sa peau,
chaude, toucher mes mains, et ses reins, son coup et ses
153
épaules se faire dévorer par mes lèvres et par mes
dents.
C'était bel et bien Sofia, cette femme que je fréquente au
travail depuis deux ans. Je suis sorti un peu avec elle,
on a vu un ou deux films ensemble, discuté de sujets
plus ou moins intimes dans des cafés ensemble, et
surtout, toujours ou presque toujours, avec d'autres
amis. C'est une amie impersonnelle. Je suis allé
quelquefois chez elle, mais n'est jamais vraiment entré
dans sa propre chambre, et ne me suis jamais vraiment
assis à ses côtés sur le bord de son lit. Elle me considère
comme un de ses meilleurs amis, et peutêtre le seul
homme avec qui elle a un vrai lien d'amitié. Je le sais,
elle me l'a dit une ou deux fois. Sans être conséquente,
elle n'a jamais vraiment abordé une quelconque forme
de sensualité. Elle ne m'a jamais fait d'avance directes
comme je ne lui en ai jamais fait comme en prenant
mon sexe entre ses mains dans un ascenseur achalandé,
ou simplement en me caressant affectueusement le
torse, à l'abri des regards de tous, comme j'aurais voulu
si ardemment parfois. Et je n'ai jamais, en revanche, eu
la détermination nécessaire pour en faire de même avec
elle. Le plus souvent, j'aime simplement être avec elle,
même si c'est un bienêtre discret, voire réprimé; et il en
va apparemment de même pour elle. Nous nous le
sommes même déjà avoué quelquefois, mais jamais
aucune avalanche de passion n'a éclaté comme si nous
deux, en faceàface, les yeux dans les yeux, aurions fait
exploser nos entrailles chacun dans le visage de l'autre,
coeur, chair, sang, tripes se déversant sur la petite table
154
ou le bureau qui finissait tout le temps par nous
séparer... si symboliquement. Notre relation, en somme,
a toujours été une multiplication de sousentendus et de
rapports censurés, tout en sachant qu'au fond de moi il
a toujours été évident qu'une bête se terrait, prête à
déchaîner tous son enfer une fois venu le moment
opportun... ce fameux moment que je sentais de très
loin, mais que je ne pouvais pas imaginer, et encore
moins prévoir.
Mais celle que je vois ici devant mes yeux, ce soir... la
Sofia qui se présente à moi, nue, de l'autre côté de la
vitrine, elle me prend droit à mon point le plus faible.
C'est une Sofia comme je ne l'ai simplement jamais vue,
et comme je n'aurais même pas eu l'audace d'y rêver,
encore si mon imagination pouvait se permettre une
telle folie. Une belle folie! Elle est une bombe pour mon
sexe... son corps nu, dévoilé de façon aussi vulnérable,
étendu, jambes écartées, au creux de son lit douillet, est
littéralement une bombe qui m'enflamme de l'intérieur.
Je sens un désir pervers monter en moi... celui de sauter
sur elle, à l'instant, et de la dévorer, de la baiser comme
une bête, de la... Dans mes pantalons, je suis aussitôt
bandé comme un cheval.
155
années devant les centaines d'écrans d'ordinateur qui
peuplent son univers, le bombardant constamment de
chiffres et de graphiques tout aussi insignifiants et
innaturels les uns comme les autres? Je suis devant
l'écran dont que j'ai visionné au fond de moi dans les
rêves les plus juteux de la vile adolescence, qui vit
toujours quelque part au fond de moi. Je me rends
compte maintenant qu'il était encore là, l'adolescent
boutonneux plein de fantaisies crochues et de beaux
idéaux démesurés... et une chance qu'il y vit encore.
Une chance, oui, sinon je ne serais plus rien... juste un
automate accroché a une raison d'être qui n'a rien a voir
avec luimême, et puis au rêve de sa prochaine
automobile, de son voyage a Cancún, et du design de
son appartement pour la saison prochaine.
156
pertinence, même l'urgence, me motivant à la sortir de
son sommeil fasse défaut de ma présence ici, c'est
simplement que je dérangerais le déroulement du
spectacle qui s'offre à moi... peutêtre à jamais.
Et qu'estce que je vais faire... rester sur la véranda à la
contempler en me masturbant debout, devant la fenêtre,
à la vue de tout voisin un peu trop matinal, tel un
obsédé sexuel désespéré? À bien y penser, je dois
admettre que j'ai peine à résister à cette tentation
triviale... en sachant que c'est tout ce que je pourrais
faire en une telle situation pour profiter du spectacle;
mais je ne peux pas non plus rester là à la regarder d'un
air béant, comme si je fus un idiot en train de réaliser
l'absurde équation à laquelle se résume son existence.
Dans mes pantalons, mon membre est dur comme une
roche, et je sens toute cette chaleur qui m'envahit, mais
je dois me réduire malgré tout à me comporter comme
une personne et non comme une bête... et après tout, si
elle se réveillait subitement et me surprenait à jouer
avec mon gland droit devant elle? Elle n'aurait jamais
plus la même opinion de moi...
Supposons alors que je n'ai rien vu... Je la contemple un
peu encore, juste pour bien laisser l'image s'imprimer
dans ma tête afin qu'elle y reste éternellement, puis je
vais à la porte, et je sonne.
157
mettre sa robe de chambre en se demandant qui diable
peut bien sonner à cette heureci. Et puis j'entends ses
pas résonner sourdement sur le tapis. Des pas nerveux,
déterminés. Puis elle m'ouvre la porte, à peine assez
grande pour que je voie son visage abattu.
« Travis? »
– Euh... Sofia! Bien... bonsoir. Je suis vraiment désolé
de te réveiller, mais je suis ici pour une bonne
raison...
– Quoi... Qu'estce qui se passe?
Elle ouvre la porte toute grande pour se dévoiler, vêtue
d'un long peignoir de flanelle rouge; se détend et se
laisse tomber doucement d'un côté, le bras droit accoté
au cadre de la porte, ses cheveux défaits, à peine
éveillée.
« Alors expliquetoi »
Elle se précipite sur moi, passe son bras derrière mon
dos, et me dis d'entrer pour qu'on en parle. Je sens sa
main toute chaude se déposer contre mon dos,
158
tendrement, ses hanches se coller contre les miennes; et
son sein droit s'écraser contre mon thorax, comme
accidentellement. Je perds le fil de mes idées, une fois
de plus. Elle referme derrière moi, et on s'arrête dans
l'entrée du couloir. J'ai peine à retenir mon désarroi... et
mon désir aussi. Durant quelques secondes, nos deux
visages sont faceàface, presque sur le point de
s'embrasser, nos yeux sérieux, lourds, se fixant les uns
dans les autres. Je sens son corps contre le mien, et
imagine sa chair nue sous la robe roseécarlate. Peut
être estce la fatigue non, l’exténuation, disje! qui
assujettit mon corps hors de ma raison comme cela.
Sofia est elle aussi profondément fatiguée, d'avoir été
réveillée comme cela sur les petites heures; mais la
fatigue la rend suave, voire même lascive, dans ses
manières, dans ce regard attendri, dans cette douce voix
grave avec laquelle elle me parle. Je me sens sous l'effet
de son magnétisme. Je m'approche lentement de son
visage, encore un peu plus, et je ne regarde que ses
lèvres.
Et pourquoi pas...?
159
s'excuse avec un sourire désinvolte puis m'amène à la
salle à manger de son appartement.
Sans rien dire de plus, elle prépare un café et s'assied
face à moi à la table. Ses yeux sont posés dans le vide,
vers le centre de la table, comme par gêne ou... sentant
mon regard sur elle, me laissant la contempler sans
gêne. Je pourrais la contempler comme cela pour
l'éternité, et ce serait bien; jamais je n'en serais blasé, j'en
suis certain. Elle semble paisible, sereine, malgré que ça
se voit bien qu'elle résiste péniblement au sommeil. Elle
est si belle dans sa fatigue...
Puis je lui conte toute mon histoire. Je commence en lui
expliquant comment je découvris, caché dans le fin
fonds poussiéreux des archives nationales, un
document intitulé "Crise de la “Mort Blanche”: études
longitudinales sur les effets d'agents de contrôle
cognitifs et neurosensoriels sur la conscience collective
et la disparité sociale Projet Σ9 constitutif". De mon
portedocument, je sors quelques photocopies que j'aie
réussi à voler des pages arides du volumineux
document. Sofia regarde les feuilles que je glissai sur la
table et souleva les sourcils, surprise par l'étrangeté de
ma découverte, mais toujours maintenue dans son
silence de velours. Je regarde son horloge sur le mur.
Quatre heures et trentecinq. La honte pèse sur moi, une
fois de plus.
160
L'écriture est presque cryptographique, et je lui fais
remarquer. Je lui montre en premier la page 4, qui se
lisait comme suit:
161
L'imposition de symboles et d'images mentales, la
manipulation des agents socioéconomiques, ainsi que le
contrôle de l'accès à l'information ont été les principales
techniques utilisées, jusqu'à maintenant, dans tous les
contextes de recherche pour arriver à la manipulation de
chacune de ces cinq variables. La technique qui se révéla
comme étant la plus efficace fut celle de l'imposition de
symboles et d'images mentales. Ce fut aussi la technique la
plus complexe dans sa réalisation, et de loin la plus
coûteuse.
Puis la page 2728...
C'est durant une recherche à l'Université de Lorenzo qu'une
équipe de chercheurs de plusieurs domaines mirent un point
une méthode résolvant les problèmes de rentabilité de la
technique de l'imposition de symboles et d'images mentales
sur les processus cognitifissensoriels. Les directeurs de cette
recherche sont le docteur J. Steinbeck (neurologue), le
docteur L. Ross (psychosociologue, directeur de la Chaire
interuniversitaire des sciences cognitives appliquées) et K.
Bolsht (sciences de l'information). L'équipe mit au point une
méthode qui a consisté en l'administration subsconciente
d'agents de manipulation neurolinguistique des rêves,
spécifiquement durant la phase du sommeil communément
appelée «R.E.M.» (Rapid Eye Movement). Ces agents étaient
des unités symboliques préprogrammées, à caractère
proprement autonome et polyvalent; pouvant, soit, s'adapter
à tout contexte d'application psychologique expérimenté ou
ultérieur à cette expérimentation. Ces unités
neurolinguistiques furent programmées et administrées à
l'aide du système DESI, développé durant
l'opérationnalisation du programme Echelon II en Europe
(Bruxelles).
162
Le champ d'application d'une telle méthode est avant tout
neuropsychologique, car il s'agit de manipuler le sujet au
niveau de son inconscient afin de provoquer directement
une altération de sa perception sensorielle et conceptuelle
globale, par l'entremise d'une modification dans le
traitement intellectuel, émotionnel et sexuel de l'ensemble
des stimuli, par l'entremise d'une exposition permanente à
des stimuli audiovisuels massifs ainsi qu'à des émissions
d'ondes radio à très basse fréquences (ELF) sur une échelle
globale. Les considérations neurochimiques axées surtout
sur des traitements par toxines, drogues, stimulations
sonores et autres agents de synthèse sont demeurées
secondaires, quoique nonnégligeables et tout aussi
recommandables pour des expérimentations ultérieures sur
le même objet d'étude. L'exercice de manipulation ainsi que
le processus psychologique qu'il a engendré concernaient à
priori l'application d'un élément de nature sémiologique. La
manipulation des images, en tant que vecteurs de
changements neurolinguistiques, a été notre principale
préoccupation pour cette étude.
« Tu sais... ça me fait beaucoup trop penser à un texte
de propagande que j'ai lu il y a quelques années. Armes
silencieuses pour des guerres tranquilles... c'est le nom du
document. C'est assez populaire parmi certains
théoriciens du complot. Durant longtemps, beaucoup
ont cru que c'est un théoricien du complot qui l'avait
écrit, William Cooper, un type très chaotique qui est
mort il y a pas si longtemps dans une fusillade entre lui
et les autorités américaines. Mais c'est pas lui qui l'avait
écrit, il était plutôt responsable pour l'avoir fait
connaître à un public plus large en le publiant dans son
propre livre, même si ça a été les amateurs de
163
conspiration qui l'ont lu... Mais un écrivain du nom de
Hartford Van Dyke, qui est en détention depuis des
dizaines d'années, l'a écrit en 1979. Van Dyke voulait
pas vraiment formuler une grande théorie de la
conspiration mondiale, mais plutôt mettre en garde le
public sur un programme, bel et bien réel, de contrôle et
de destruction systématique des masses, orchestré par
le gouvernement secret, incrusté à même le
gouvernement américain, et de façon plus large par une
partie de l'élite politique et financière du monde entier.
À la base de ce programme, il y avait la théorie
cybernétique que l'économie humaine fonctionne selon
les mêmes principes que dans la l'électronique; qu'on
pouvait manipuler les gens comme des courants
électriques et leur esprit comme des champs
électromagnétiques, par l'application de variables
économiques comme la monnaie, entre autres et par
l'exposition à plusieurs formes de technologies de
contrôle la télévision est la principale pour défavoriser
les connections entre eux, pour modifier leur sensibilité
et leurs désirs... et puis de façon plus profonde pour
façonner et altérer le moral et la conscience des masses.
Le suicide et les meurtres passionnels seraient en fait
quelquesuns des effets « collatéraux »... résiduels, je
dirais, d'une guerre invisible menée contre la société au
sens large. Comment il le disait dans son texte, euh...
attends... ah oui: « Il a été nécessaire de créer un
système qui prendrait de l'avance sur la société, et
prédirait le moment où la société arriverait à sa
capitulation définitive ». Donc, un système a été créé
pour engendrer la destruction de la société humaine, en
164
créant et en positionnant les conditions nécessaires à sa
mort éventuelle. Faire la guerre sans aucune guerre
apparente, et la faire contre un grand ensemble social.
Bon c'est peutêtre une façon un peu sensationnaliste de
résumer l'idée, mais disons que c'est très juste de la
comprendre comme étant une application logique et
conséquente de la théorie cybernétique de Wiener. Mais
c'est aussi possible de voir ce texte que comme de la
prose situationniste à l'américaine, quoique ce serait
surprenant car le mouvement situationniste n'a jamais
réellement existé aux USAs à ce que j'en sais...»
165
– Bien, Sophia... Beaucoup de gens, dont nous,
parviennent à entrevoir leur plan. Ces gens ne sont
pas strictement l'élite, mais plutôt l'élite de l'élite, je
crois... un groupuscule incrusté à même la classe
politique. Et aussi, des milliers, des centaines de
milliers de gens doivent travailler pour la
réalisation ou la défense de cette machination sans
qu'euxmêmes ne se doutent de sa nature ou de sa
finalité réelle.... comme ces milliers de petits soldats
qui servent leur patrie sans réaliser qu'ils ne font en
fait que servir les intérêts des corporations
multinationales! Ils tuent et meurent en pensant
que c'est pour la sécurité nationale, pour l'ordre,
peutêtre même pour la paix mondiale; mais ils ne
réalisent pas que ceux qu'ils tuent, emprisonnent et
torturent, ce sont des ouvriers révoltés, ou des
paysans expropriés, ou de simples civils luttant
pour leurs libertés. Ce doit être probablement la
même chose pour la plupart des chercheurs de
cette université...
– Et l'Université de Lorenzo, c'est où cette université?
Je n'ai jamais vu cela nulle part.
166
– Ça, c'est un des détails qui m'ont le plus empêché
de dormir ces dernières... vingtsept heures. J'ai
passé la dernière vingtaine d'heures à chercher
cette universitélà. C'est où, l'Université de
Lorenzo? Nulle part, Sofia! Cette université existe
apparemment pas, soit il s'agit d'un canular... soit,
c'est une sorte d'université… secrète, une académie
reconnue par certaines autorités scientifiques, mais
qui serait cachée au public... Mais dans les deux
cas, ça fait pas vraiment de sens.
– Mais comment on devrait au mieux interpréter ça...
que ce document est falsifié? La classe politique
entretiendrait alors des archives pourries par une
falsification aussi simpliste de soidisant travaux de
recherche académiques qui ont coûté des millions...
même des milliards aux contribuables. La
communauté scientifique seraitelle minée de
l'intérieur par une bande de charlatans qui ont fait
les grandes universités?
– Non, pas possible... J'ai vérifié certaines
informations du livre, et tout m'a l'air tout à fait
authentique, Sofia; les auteurs, les références, les
citations, les lieux, les personnes nommées... tous
des physiciens, psychologues, neurologues,
sociologues, et j'en passe; bien ils sont tous bel et
bien existants, et même plutôt actifs dans leur
domaine... du moins, sur la bonne dizaine de noms
que j'ai vérifié ces derniers jours; la plupart de ces
gens viennent du milieu académique, et les autres,
de centres de recherches privés ou
gouvernementaux. J'ai bien peur qu'on n'ait pas
167
affaire à un projet falsifié. Si ça avait été le cas, je
serais pas venu jusqu'ici pour te montrer ma
découverte… La meilleure explication que j'aie
trouvée à ça, c'est que l'Université de Lorenzo le
nom en soi est seulement qu'une couverture pour
camoufler la véritable université où ces recherches
ce sont tenues. C'est stratégique, par souci de
confidentialité et pour éviter les scandales. Mais, tu
sais, si on met à part cette histoire d'université
fantôme, il y a un autre détail qui a retenu ton
attention, non? La Mort Blanche… ça te dit quelque
chose?
– J'ai remarqué en effet… cela me fait penser aux
expériences qu'ils ont menées au MIT durant les
années '80. Des expériences qu'ils faisaient sur les
rêves, sur leur rapport avec le comportement des
individus… mais rien de majeur comme
recherche… ça me semblait très académique.
Seulement qu'une esquisse grossière… une
étincelle…
168
qu'ils ont étudié, sans en être les créateurs? Et puis
ça servirait à… quoi? À contrôler les rêves, tiens!
Non, encore mieux, à les manipuler, les remodeler,
ou les reconstruire selon les paramètres de
l'Opérateur, peu importe qui estce. Pourquoi pas…
une bande de concepteurs travaillent dans des
labos à créer des rêves faits sur mesure in vitro!
mais en utilisant une sorte de truc hyper
sophistiqué qui s'appelle la Mort Blanche, qui
pourrait être, tiens, une drogue, ou bien une
machine émettrice d'ondes à très basse fréquence
qui stimulent certaines parties du cerveau pour
faire ressentir des émotions à la personne qui rêve.
Or on se servirait de ce dispositif de la Mort
Blanche pour leur insérer dans le crâne leurs
magnifiques créations; des rêves synthétiques,
analogues à nos rêves habituels, mais trafiqués,
comme reprogrammés, tu vois?
– Mais... mais ils n'auraient qu'un pas à faire pour
pouvoir créer la première publicité sous forme de
rêve! Un pub onirique... T'imagines le concept? De
la sale pub qui attaque directement l'inconscient…
Plus besoin de cacher des messages subliminaux de
deux dixièmes de secondes entre des séquences de
film, et plus besoin de recourir aux psychanalystes
pour la conception d'une pub, pour y insérer toutes
sortes de symboles drôles pour agiter l'inconscient.
Et pardessus tout, on oublie aussi les firmes
d'études de marché, qui pompent des milliards à
l'industrie!
169
Elle devinait mon sarcasme, je m'en doute. Peutêtre
auraitelle ri de ma théorie si elle n'avait pas entrevu le
problème réel de la chose…
170
j'aimerais que tu me dises comment les gens qui
auraient subi cette expérience à grande échelle
n'auraient pas pu se rendre compte de se qui se
passe avec eux… de ce qu'on est en train de
trafiquer dans leurs têtes. Parce qu'il aurait fallu un
truc vraiment fort pour les rendre totalement
inconscients de changements si radicaux dans la
structure même de leur inconscient ou…
– simplement en leur faisant oublier leurs rêves… les
rêves manipulés qu'on a insérés dans leur
inconscient. Que leur système de perception ne s'en
rende pas compte. Comme à l'aide d'un
immunosuppresseur...
171
Blanche est toujours évoquée de cette façon, comme
si c’était son utilité fondamentale…
Je suis frappé d'une forte impression de déjàvu. Sofia
qui me regarde avidement, les yeux resplendissants,
pendus au bout de mes mots; la lumière tamisée qui
nous éclaire, nous donne cette chaude teinte orangée, et
la bouilloire se mettant à siffler de la vapeur à tuetête...
J'ai l'impression de regarder un film, mon propre film,
et que tout était prévu dans le script. Sofia accoure à la
bouilloire, et revient pour nous préparer deux petites
tasses de tisane, sous mes yeux, avec un soin rituel,
mais lent et décontracté. Elle est douce, lente, et si belle.
Je sens que ma tête va éclater, autant sous le poids de
toute cette histoire, que de l'intensité que je ressens à ce
moment. C'est beaucoup trop à prendre pour mes
neurones, tout ça...
– Sofia... J'y pense... j'aurais peutêtre pas dû venir te
réveiller ce soir. Et j'aime vraiment... ton accueil.
Seulement que j'ai eu peur... pour toi. Et quand je
t'ai vue, tantôt...
172
avait soudainement senti, à travers une faille dans mon
regard ou dans ma voix, que je l'avais vue toute nue au
lit, à travers la grande fenêtre de sa chambre? Peutêtre
en aije un peu trop dit... atelle deviné enfin ce que j'ai
pu apercevoir d'elle pendant qu'elle s'exposait dans tout
sa nudité, telle une exhibitionniste somnambule. Elle se
masse lentement la gorge, d'une langueur qui retient
particulièrement mon attention durant quelques
secondes.
J'ai pas dormi depuis deux jours, je suis fatigué, moi
aussi, tu sais...
173
me et aussitôt à bander, très dur, dans mon pantalon.
Ma bouche s'ouvre, et même si je n'ai rien à dire, je lui
dis quelque chose. Je n'ai pas vraiment eu conscience de
ce que je lui ai dit... ni encore de ce que je voulais lui
dire au juste, mais je ne pouvais simplement pas le
retenir, et c'est sorti d'un seul jet. Peu importe ce que
c'était. Puis sur ces quelques mots qui se sont évadés de
moi comme un étalon de son enclos, nos deux êtres,
ceux de moi et Sofia, se sont fondus ensemble d'un seul
coup, s'attirant comme deux aimants qui ne pouvaient
plus se résister mutuellement... et c'était le cas,
littéralement. J'ai vu Sofia se lever rapidement de sa
chaise et me sauter dessus tout en enlevant sa robe d'un
coup sec, d'une ferveur qui oubliait tant ses manières et
l'élégance de ses gestes que j'en eus un quasi fou rire. Je
balaie la table du revers de la main, et prends Sophia,
toute nue, par les hanches en expirant de frénésie,
dominé par ma folie du moment, complètement
subjugué.
Et Sofia prononcer, crier vulgairement mon nom dans la
langue d'une vulve déchaînée. Je caresse avidement
tout son corps... ne pouvant plus me retenir... je
l'embrasse partout, sur ses joues, puis son coup, son
front, son, nez, son menton, je suce goulûment la pointe
de ses seins, déguste son torse, son trapèze, ferme et
charnu, puis lèche son orielle, parmi son émoustillante
chevelure onduleuse, et pour la première fois, oui pour
la première fois, après avoir juteusement baisé sa joue,
je déborde, et déguste ses lèvres, sans aucune retenue....
et elles sont douces, molles, fraîches, juteuses et
174
délicieuses. Je ne peux m'empêcher de la prendre... de
lui faire l'amour. Je mime un lent et langoureux va et
viens de mon bassin sur elle, sur son corps, puis elle
déboutonne mon pantalon et défait la fermeture éclair
pour en avoir plus, elle veut mon pénis, et le prend
entre ses mains, joue avec, me masturbe, et elle jouit
déjà. Mon pénis sort de mon pantalon comme un
ressort, tout bandé qu'il est, et Sofia jouit de sa surprise.
Je crie de soulagement, et elle explose de jouissance.
Elle étend tout son corps droit devant moi et je caresse
sa peau en de longues vagues, un mouvement de vaet
vient de tout mon être. Ses courbes, ses formes glissent,
bondissent, se durcissent entre mes mains pleines de
folie, vibrantes de plaisir. Elle est belle... plus que la
seule beauté de son corps.
Mon corps me dit de la pénétrer, de forcer mon membre
dans sa merveilleuse vulve toute durcie par la soif. Mon
train s'efforce, je me force en elle, et... ah! Je suis dans
son corps... je me sens un avec elle, maintenant!
L'intérieur de son vagin, de son utérus, il brûle de
chaleur! Je commence à pomper dans son corps
maintenant, sans même y penser, et tout mon corps s’y
met par luimême; au martelage répétitif de mon
infernale machine, je suis livré au contrôle de la bête qui
me possède totalement. La douceur de ses joues contre
les miennes. Je sens sa bouche expirer, sa gorge se
tendre, laissant émettre de rauques sons de jouissance,
de longs cris rampants, quelque part entre la
lamentation et l'extase. Sa jouissance déchaîne un
démon qui dormait, dans un coma quelque part au fond
175
de mon esprit dépossédé, une bête que je croyais morte,
depuis ma plus tendre enfance. Sa tendresse serrant
mes cheveux dans ses douces mains, collant encore plus
sa tête contre la mienne... cette chaude tendresse, elle
m'enflamme.
Elle éclate de plaisir, elle s'exalte de sa propre surprise à
se voir faire cet acte bestialement corporel avec moi... Et
je sens exactement la même stupeur. Cet acte, c'est
maintenant l'objet, et le sujet que nous sommes, et que
nous étions dans le visqueux marasme de nos désirs
refoulés de l'un pour l'autre. Toute l'anticipation des
deux putains de dernières années avait sévit au fond de
nous et y avait construit le présage halluciné de ce
moment incroyable, et maintenant ce n'est plus caché au
fond de nous... c'est nous, nous deux, nos deux corps et
nos deux âmes en parfaite fusion les uns avec les autres.
Je la pénètre, la pénètre, et la pénètre encore... et du
sommet de notre jouissance mutuelle, si
réciproquement concomitante je crie en elle... On crie
ensemble dans notre exaltation sauvage, je sens ce
pétillement tout le long de mon sexe... Ça explose, Bon
Dieu! Et ma sève gluante asperge sa vulve, crachée
grossièrement par mon pénis. De grosses gouttes
collantes qui volent vers son visage ébahi. Sofia voit le
sperme gicler, et ne peut s'empêcher de se pencher, se
précipiter sur mon pénis, l'envelopper de ses lèvres tout
humides, et boire le liquide blanc en suçant mon
membre comme un bonbon. Et elle se délecte, elle fait
traîner sa voix rauque au fond d'ellemême.
176
Et puis tout se vide, et tout ralentit... le train arrive à la
gare... nous ralentissons ensemble, fondant mollement
l'un dans l'autre, lentement, sur le plancher de la
cuisine. Je suis courbé sur elle, qui a encore mon pénis
entre ses mains fatiguées, le caressant machinalement,
et on s'embrasse lascivement, prenant le temps de
déguster nos lèvres, si lentement.
"Viens te coucher avec moi... viens dans mon lit..." me
chuchotetelle, son nez collé contre le mien. "Je te veux!
Je te veux... Je..." lui répondisje sans arrêt, alors que je
la dégustais.
J'embrasse le bout de son nez, et je soulève son corps
nu. Son corps est tout ramolli par l'amour, et chaud
comme une fournaise entre mes mains. Elle me passe
ses bras autour du cou, pour se soutenir, et me sourit
passionnément. En l'amenant vers la chambre, je jette
un dernier coup d'oeil à l'horloge de la cuisine. Six
heures trentesept. Le soleil se lève, dehors. Le jour est
gris, et la grisaille pénètre sa chambre. À l'approche du
lit, je dépose doucement Sofia entre les draps, elle qui se
courbe et se glisse instantanément dans ceuxci comme
un serpent, le visage plein de joie. Elle laisse sortir un
petit "oui" dans sa profonde et contagieuse transe. Je
suis certain que c'est le meilleur matin de sa vie... tout
comme moi.
177
fenêtre, et avant de le fermer, j'aperçois ma quasi
réflexion à travers la vitre... la réflexion d'un homme nu,
découvert et affirmé, qui n'a plus peur de rien. Je me
vois de l'autre côté de la fenêtre en fantôme, et celui, ce
moi, qui est là est au même endroit sur la galerie, à
l'extérieur, que l'autre moi au passé était lorsqu'il est
arrivé à l'appartement de Sofia, il y a quelques heures.
Un rire m'effleure durant quelques secondes, puis je
ferme totalement les rideaux devant moi, et me glisse
dans le nid tout chaud de Sofia.
Cette bête, c'est moi. J'ai grandi avec elle, et je vais aussi
mourir avec elle. Et il y a quelques années, j'ai rencontré
la bête en Sofia, et je n'ai pu retenir la mienne dans ma
cage faite de trentedeux ans de conformité aux règles
d'un matérialisme inhumain qui ignore l'univers des
sens. Nos deux corps nus s'entrechoquant
mutuellement sont la parfaite rencontre entre nos deux
bêtes enflammées, et désireuses de beaucoup, beaucoup
d'affection.
178
peu importe ce qui devait arriver à partir de maintenant
entre nous deux, cela naîtrait de notre union parfaite.
179
en acier. Un des pires instruments de percussion jamais
créés par l'homme, ou simplement une commodité de
l'assortiment ménager de la cuisine qui prenait, en fait,
une tournure dramatiquement exagérée en se faisant un
véritable instrument de torture pour mon esprit à peine
éveillé. N'y atil pas en ce monde quelqu'un qui n'a
jamais été dérangé par cette présence fantomatique qui,
durant les moments de repos ou de douce mélancolie,
façonne, avec des bruits aussi naïfs que celui d'une
goutte d'eau dans le fond d'une cuvette de métal, des
bruits frappant dans le fond de notre esprit comme une
enclume tombant dans l'eau, et retombant encore dans
la même eau jusqu'à l'éclatement des dignes qui
retiennent le fleuve serein. Bref, je n'ai jamais compris
quelle force mystique est en action lorsqu'il s'agit de
briser ma paix, et me forcer, par la pression de l'anxiété,
à quitter mon état de calme contentement pour mettre à
me préoccuper de ses petites choses extérieures qui, les
unes après les autres, comme dans une collaboration
discrète ou une conspiration simplette vont me
précipiter dans la fadeur calculée des devoirs
quotidiens. Et ces choses sontelles vraiment
importantes, après tout? Le bonheur ne s'arrêtetil pas
lorsqu'on le laisse de côté pour des choses moins
importantes, pour que ainsi une fois que nous soyons
asservis par le complot des objets ménagers et autres
mécanismes envahissants de la réalité quotidienne,
nous ayons à regretter sempiternellement l'état de
chaude béatitude dans lequel nous baignèrent
auparavant? Et si je ne me levais pas pour aller fermer
le robinet, ne vatil pas se taire par luimême,
180
subitement, comme si quelqu'un l'avait tait pour moi?
Et ainsi tout resterait pareil... je n'aurais qu'à me
rendormir, tout collé contre elle, doucement, sans la
réveiller, et ne plus avoir à me faire irriter par un satané
robinet.
Je sentais une inquiétude au fond de moi, faible, mais
néanmoins présente. Quelque chose avait été changé, je
le sentais, mais ne pouvais me figurer de quoi il
s'agissait. Ce n'était pas entre moi et elle... c'était autre
chose, quelque chose d'extérieur au monde entre nous
deux. Cette impression de s'être fait avoir... mais dans
un piège totalement indiscernable. Mais pour fuir
encore vers le petit monde duveteux qui est né entre
moi et Sofia, je replongeai et m'endormis. Si elle était ce
piège que l'on m'avait tendu, eh bien je saute en lui la
tête première. Alors que je me rendormis, je remarquai
que les gouttes d'eau, hors de toute attente logique,
cessèrent de tomber et le tambour se tut.
181
Comment ontils pu créer cette Mort Blanche? Toute
cette histoire, ellemême, tient du rêve. C'est comme
s'ils avaient créé une sorte d'esprit, une entité faite de la
chair des dieux, possédant les mêmes pouvoirs que des
dieux sur notre psyché.
Peutêtre étaitce plus simple que ça en avait l'air. Peut
être que quelqu'un, à un moment quelconque dans
l'Histoire, aurait trouvé une hypothèse, qui devint,
après maintes et maintes expériences ambitieusement
farfelues, une théorie; qui, quant à elle, devint une
découverte – la découverte d'un maillon faible, d'une
erreur de la création. La découverte d'un virus
universel, écrit à même le code génétique de tous les
êtres vivants de l'univers, attendant seulement qu'on le
trouve et qu'on le déchaîne quelque part entre le rêve et
la réalité. Une mémoire de la fin des temps, comme s'il
s'agissait d'une bombe à retardement, qui enclencherait
son mécanisme apocalyptique dès qu'elle serait trouvée
par un ou quelques individus aux sinistres ambitions.
Pas exactement une erreur fatale de la Création,
susceptible de causer instantanément la mort de
l'univers en entier en un seul instant, mais plus une
mince, très mince faille presque imperceptible, brisant
les murs de la réalité au fur et à mesure que celleci
prend forme dans l'esprit des naïfs mortels. Mais ce
n'est pas vraiment à une fin que cette bombe amène,
mais plutôt à une sorte de renouvellement. Pensons
plus à des milliers de personnes tissant plusieurs
mondes entre eux, les refermant ensemble telle une
fermeture éclair; plutôt que des millions de personnes
182
sautant toutes ensemble dans un gouffre infernal sans
aucune issue. Tisser des mondes entre eux, les lier de
façon tellement subtile, de façon à ce qu'aucun ne
distingue la frontière lorsqu'il la franchit, mais qu'il la
sente finement comme une brise sur leur front.
Pourquoi pas?
183
Au matin, Sofia m'attendait à la cuisine. Des sons et des
odeurs de cuisson imprégnaient l'appartement d'une
odeur âcre, mais agréable. Pétillements et senteur
d'oignons et de saucissons épicés cuisant dans l'huile.
Bruits de bouillonnement d'œufs résonnant dans
grande casserole musicale. Je m'habillai et allai à la
cuisine. Ma place à la table fut déjà préparée. Sofia
m'accueillit simplement, d'un magnifique sourire
attentionné, sans m'adresser un seul mot. Elle n'en avait
pas même pas besoin. Je savais. Elle avait même remis
mes notes à ma disposition, au centre de la table.
Splendide. Si seulement toutes les matinées étaient
comme celleslà!
Je lui ai expliqué ce qui la menaçait. Ce n'était pas très
compliqué, en fait... il fallait simplement qu'elle n'aille
pas au travail, n'utilise pas l'Internet à la maison, qu'elle
184
ne fasse aucun appel téléphonique, retire toute l'argent
liquide qu'elle pouvait et... s'en aille le plus loin possible
d'ici, et dans un endroit sûr, si ça se trouvait. Je savais
qu'elle avait déjà deviné ce qu'elle devait faire, et après
tout, c'est elle qui m'avait intéressé à toute cette affaire.
Elle était la personne la plus éclairée par rapport au
péril de cette situation.
« Sofia, tu dois fuir... tu le sais? »
185
effets psychosociaux. Il s'est mis sur l'affaire des
disparitions durant les dernières années, alors lui
aussi il sait ce qu'il passe... même si je sais pas
jusqu'à quel point. Et pardessus tout puis c'est ce
qui importe le plus il est fiable. Je lui ai parlé avant
hier, et lui semblait être capable de nous fournir
une couverture durant un certain temps. Il semble
avoir de bons moyens. Un mouvement de
résistance s'est déjà formé, et il s'y est joint depuis
un bout, même s'il garde sa collaboration à un
niveau très bien camouflé. Nous aussi on devrait
s'y joindre. On peut pas rester isolés trop
longtemps... c'est dangereux.
Nous conclurent ensemble qu'il fallait se séparer, qu'elle
devait rejoindre la cellule de résistants et qu'on se
reverrait... une fois qu'elle serait plus en sécurité. La
dernière chose que je me rappelle de ce moment... c'est
que sommes tombés silencieux, et nous sommes mis à
nous regarder dans le blanc des yeux durant un temps
incalculable, en se tenant doucement la main et oubliant
tout de l'univers qui nous entourait. Après cela, c'est
drôle... je ne me rappelle pas vraiment comment nous
nous sommes quittés.
186
carrière. Fuir était la seule solution. Et elle, d'un autre
côté, avait l'assurance de pouvoir veiller sur ellemême;
ce dont je n'ai pas douté sur le coup... mais les
conspirateurs sont futés, et leurs ressources dépassent
l'entendement. Ce qu'ils lui ont fait, ils l'ont fait avec la
redoutable efficacité qu'on reconnaît habituellement à
un dieu, ou au Destin, selon les croyances; soit d'une
précision inouïe, en se dégageant, hors de toute atteinte,
de toute responsabilité, et en remettant celleci sur le
dos du hasard, ou d'un stupide manque de prudence...
Pour l'instant, j'ai décidé de fuir en prenant le train... la
seule façon de faire de grandes distances en passant
inaperçu, et de rejoindre mon contact. Pas de barrages
routiers, pas de surveillance aux stationsservice, ni de
la part des chauffeurs, si j'aurais pris l'autobus.
L'anonymat est un autre avantage... et puis ce train est
plutôt lent, or je peux toujours sauter alors qu'il est en
marche, sans risque de me blesser gravement, advenant
que les choses se compliquent.
Je vais avoir une réponse au bout du chemin; c'est ce en
quoi j'ai toujours cru. La résistance... ce mouvement de
187
résistance, c'est ce qui m'y attend, même si je n'ai
aucune idée d'à quoi m'attendre. Et Sofia... c'est
seulement de l'autre côté, de leur côté, que je pourrai
espérer la revoir.
* * *
Alors qu'estce qu'on fait avec le corps, Clarence?
Tu dois t'en débarrasser, comme à l'habitude! Elle est
plus d'aucun intérêt pour nous... Laisses tomber les
questions et débarrasset’en au plus vite.
Mais...
188
Tu sais quoi faire, je t'ai tout montré. Il y a une
technique appropriée pour ce genre de situation. Et dis
toi qu'il te reste que dix minutes pour la faire
disparaître. Dix minutes! La police s'en vient, et je
pourrai pas te couvrir pour cette foisci, donc si tu veux
pas te faire prendre la main dans le sac... Bon, je te fais
confiance, j'ai une affaire urgente à régler.
Il me parlait d'un ton rigide. Non colérique, ou même
intransigeant, mais plus du ton de celui qui a des
problèmes bien plus importants à résoudre que le mien.
Il m'apparut une dernière fois dans le cadre de la porte,
et à travers forte lumière du soleil, il n'était qu'une
longue et mince silhouette sombre, sans visage
perceptible. Il tira une dernière phrase de son ton
hautain :
« Une fois de plus, t'as perpétué l'Histoire. Finis bien le
boulot, et tu vas avoir ton dû. »
Puis il disparut dans le lourd soleil de l'aprèsmidi, et
la porte se referma sur moi, seul avec ce corps dont je
devais me débarrasser.
189
Les enfants qui jouent autour, les vieillards qui jettent
des miettes aux oiseaux, les ados fumant de l'herbe sur
la pelouse, personne ne se douterait de rien. Cette triste
fatalité, moi j'ai toujours trouvé ça jouissif,
merveilleusement jouissif.
Une mort rapide et douloureuse, c'est ce qu'elle a eu. Si
rapide qu'elle ne s'en est pas vraiment rendu compte,
du moins pas assez pour tenter de s'en sortir ou, au
moins, tenter de chercher du secours, par tous les
moyens possible. Je me remémore la scène, et sais que je
n'arrêterai pas de m'en rappeller... Je la surprit de
l'arrière alors qu'elle traversait le couloir pour sortir de
l'appartement, ne se doutant de rien. Elle s'y attendait
peutêtre, mais pas de cette façon... pas d'une façon
aussi furtive, et aussi précoce. Bondissant de l'arrière en
restant parfaitement silencieux, je passai rapidement un
fil d'acier autour de son cou, et je fermai les yeux, pour
me concentrer à taire tout signe de remors. Je tirai,
toujours plus fort, pour que le collier l'étranglât le plus
vite possible. Puis quelques secondes passèrent et ce fut
Clarence qui sortit de l'ombre, de la chambre à droite, et
il se rua vers la femme, tenant son couteau à la hauteur
de la taille. Il ne fit pas simplement que donner un coup
à la poitrine avec le couteau, il se jeta littéralement sur
elle, heurtant son corps sur son corps, et me faisant
presque perdre l'équilibre sous le choc. Au coup du
couteau qui pénétra son torse, et en découpa une partie
dans un sec mouvement qui atteint son coeur, la femme
lâcha un bref cri de douleur, la tête pointée vers le
plafond, et ce cri sonna étrangement comme un cri de
190
jouissance, au point culminant d'un orgasme, mais d'un
orgasme retenu. Ce fut son dernier souffle. Sa tête se
déposa dans mon cou, sa joue collée contre la mienne.
Je sentais son parfum, et pendant quelques secondes, je
sentais le désir monter en moi, le désir pour elle, alors
qu'elle fondait sur moi. Mon organe était collé sur ses
fesses bien fermes, entre ses deux fesses moulées à
travers de sa jupe, et j'eus presque une érection
complète. Puis c'est à ce moment que je vis qu'elle était
morte, maintenant.
Son corps était tout chaud. Je l'aurais baisée, si je l'avais
connue dans un autre contexte. Elle ne m'aurait pas
résisté, comme toutes les autres. J'aurais aimé jouir en
elle, mon corps contre le sien, ici dans son lit. Mais je
n'aurais pu suivre deux voies en même temps... celles
de la baiser et de l'assassiner. Dans ce métier ils
interdisent d'avoir les relations avec les individus
impliqués dans les affaires, et quand les affaires
interfèrent dans la relation avec quelqu'un, bien soit on
s'écarte et laisse un autre agir à notre place, ou soit on
perd son emploi. Sinon, bien, il y a trop d'interférences
émotives, et puis on ne peut pas faire le boulot
correctement, et parfois certains agents y laissent leur
vie à défendre leur bienaimée, inutilement, car celles
ci y passent de toute façon. « Au Paradis, les oiseaux!
Ici, c'est le règne de l'Homme. » comme Clarence aimait
si bien le dire. Et puis une voie avait été choisie, et je ne
pouvais pas revenir en arrière.
191
Je regardais dans les yeux d'acier de Clarence, l'air
incroyablement sérieux et concentré, et il retira
finalement sa lame, fatigué. Puis la femme tomba
mollement sur le sol, tel un sac inanimé de chair, d'os et
de sang. Je ne sais pas ce qu'il ressentait... je veux dire
comment il se sentait de l'avoir tué, mais à en juger son
air tiède et ses gestes machinaux sa façon générale de
traiter avec tact de ce genre d'affaire c'était le vide là
dedans. Elle n'était pour lui qu'un numéro, simplement.
Qu'un numéro à éradiquer, comme beaucoup d'autres.
Voilà comment elle a été tuée. Et je dois refaire sa mort
maintenant. Sa mort, sa nouvelle, sera rapide, encore
plus sordide, mais devra être tout aussi convaincante.
Mais elle devra être accidentelle, et s'éloigner le plus
possible de l'assassinat. Comment?
La cigarette au lit. Oui... ici on a une mort très crédible,
et très difficile à remettre en doute par les enquêteurs,
du moins si je suis assez minutieux. Je sais que cette
affaire sera étouffée, de toute façon. Je fus informé que
des personnes bien positionnées vont tout faire pour
fermer l'enquête et pour que les autorités n'en arrivent
qu'à une conclusion de mort accidentelle, et ce, peu
importe le génie de l'enquêteur qui sera sur cette affaire,
et peu importe la qualité des preuves qu'il aura en
main. Il y a des personnes dans le gouvernement
commissaires de police, coroners, enquêteurs,
procureurs ou autres qui, à cause de la qualité de leur
position, sont payées pour passer toutes sortes
d'informations sous silence, pour cacher des données
192
"sensibles", ou même pour créer des mensonges à peine
crédibles, ou simplement manipuler les faits. Ils le font,
car ils en ont la capacité, et aussi car ils sont très bien
payés pour le faire. Et pour les payer, on le fait en
privilèges de toutes sortes, allant des services sexuels
aux vacances à la pourvoirie, ou aux voyages toutes
dépenses payées dans une destination de leur choix;
mais il s'agit plus souvent de promotions ou de
bénéfices politiques à long terme, leur permettant de
progresser dans l'échelle du pouvoir. C'est leur bonus,
leurs "àcôtés" professionnels.
Tout mensonge peut fonctionner relativement à la façon
dont on le raconte, mais un mensonge appuyé d'un
autre sinon d'un système de mensonges interreliés est
de loin plus efficace, je le sais d'expérience. Et c'est moi
qui suis chargé de m’occuper à créer cet "autre"
mensonge.
193
Je tourne le corps sur son dos. Beaucoup de sang a
coulé sur la moquette du corridor. Une chance que ce
tapis est épais et qu'il est doublé d'une semelle de
caoutchouc, car pas une goutte de sang n'a taché le
plancher de bois franc. Le cadavre saigne encore un
peu. Je roule un rebord du tapis et tire le tout pour faire
glisser le corps vers la chambre à coucher. Le tapis
résiste un peu au départ, l'humidité l'ayant collé
quelque peu au plancher verni, mais je parviens, avec
un peu d'efforts, à traîner le tout jusqu'à la chambre.
Rendu au grand lit au fond de la pièce, je passe mes
bras en dessous de ses aisselles, la soulève, et la glisse
sur le lit, en prenant soin de ne pas laisser couler de
sang sur le plancher.
194
douces, voluptueuses, pour être excitantes au toucher.
Elles sont encore chaudes. Celui qui avait l'honneur de
baiser avec cette femme... de toucher ce corps, de le
pénétrer, et de la faire jouir... quel salopard! Je ne sais
pas s'il était conscient de sa chance. Et j'ai cette chance...
maintenant! Elle m'appartient, à moi seul. Je sens la
chaleur monter en moi, ma queue est si dure qu'elle
veut sortir, et je veux, je veux absolument la sortir... Je
veux le faire. Mais...J'aurais passé quelques instants de
plus à tourner, retourner, caresser et même baiser la
merveilleuse chair intacte de son corps, mais j'avais une
tâche à accomplir. Je m'arrête queques instants, regarde
ailleurs, me calme, et réalise la chose avec une certaine
distance. Avec une morte, non. Peutêtre si elle dormait,
était inconsciente ou sous l'effet d'une drogue, peut
être... mais pas avec une morte. C'est tordu!
Je la retourne sur le dos, j'étends ses bras sur les côtés,
écarte un peu ses jambes, et je vais chercher les
ingrédients finaux du grand mensonge.
195
Je prends bien soin de mettre les empreintes digitales
de la femme sur la bouteille, en serrant les doigts de sa
main droite contre le verre, et laisse tomber la Tequila à
l'aveuglette, sur le bord du lit. Le reste du liquide coule
sur le sol derrière moi, pendant que je vais rouler la
moquette pour m'en débarrasser plus tard, en un autre
lieu très loin d'ici.
Je sors une cigarette du paquet, l'allume, et prends une
dizaine de tirées à travers un bout de papier essuietout
avant de bien prendre soin de frotter le filtre sur les
lèvres de la femme, de l'humecter avec sa salive, et de la
coincer entre l'index et le majeur de sa main gauche. Les
tisons orange de la cigarette dessinent peu à peu un
petit rond brun fumant sur le drap blanc. La fumée
s'élève, et quelques secondes plus tard, le bras gauche
de la femme est en feu. J'ai fait mon travail. Le temps est
venu pour moi de partir. Je roule le tapis sur lequel
nous l'avons tuée, l'emporte et sors de l'appartement, en
prenant soin de verrouiller la porte derrière moi. Plus
tard, j'allais incinérer cette importante pièce à
196
conviction, à quelques deux cent cinquante kilomètres
d'ici.
197
Pas de chances, maintenant, qu'elle survive, de toute
façon; elle est calcinée, carbonisée... perdue à jamais. Je
regarde autour de moi. La cour extérieure du
condominium est vide, pas d'autos, pas de passants, et
un terrain vague à perte de vue devant moi. Je file en
sourdine, et dans quelques minutes, j'oublierai tout ce
qui est derrière moi, à jamais. Comme le rêve que j'ai
fait il y a huit jours et dont je me fiche totalement
maintenant. Ce rêve qui m'avait terrorisé au point de
pisser littéralement dans mes pantalons en me
réveillant.
Mais la nuit venue, le rêve revint à moi. Et cette fois il
était plus clair, beaucoup plus clair... comme lorsqu'on
voit un film une seconde fois après l'avoir visionné avec
les yeux d'un malade délirant, ou d'un drogué. Dans la
même nuit où je dormais presque sur mes lauriers, une
fois que j'ai été récolter ma rétribution pour cet
assassinat parfaitement réussi que j'ai commis, d'avoir
appris la juteuse nouvelle de ma promotion, et juste
après avoir passé toute la soirée à célébrer ça dans un
bar du centreville avec Carl, et s'être éclatés à baiser
trois belles délicieuses adolescentes suffisamment
saoules et droguées pour tout faire ce qu'on voulait sans
qu'elles ne se rappellent de rien; le cauchemar est
revenu. Malgré tout mes efforts pour tout effacer, il
revenait encore une fois, et cette foisci, j'étais terrifié.
Étaitce bien moi, en train d'écouter quelqu'un
d'invisible me parler, d'une voix qui ressemblait
étrangement à la mienne, alors que je voyais un film
muet, bizarre et inquiétant, se dérouler autour de moi et
198
en moi au rythme d'un manège pour enfants, du fond
des marais de mon âme?
199
200
Chapitre 5:
Révélations
201
202
Au dixhuitième siècle, sous la France illuminée par les
grands esprits de la libération qui étaient plus libérés
que libérateurs, en fait vécut un mystérieux
personnage connu sous le nom du Comte de Saint
Germain. Coloriste, intellectuel, aventurier et conseiller
auprès du roi Eugène XV, SaintGermain se démarqua
rapidement parmi la haute noblesse par son esprit
frondeur, ses profondes connaissances dans de
multiples domaines spécialement l'occulte et plus
spécialement par ses prétentions quant à sa propre
longévité surhumaine. Sa singularité et ses aptitudes à
s'immiscer dans les hautes sphères de l'aristocratie
décadente de l'époque lui apportèrent une célébrité
durant plus de deux dizaines d'années, avant qu'il ne
disparaisse de la France, aussi mystérieusement qu'il
eut apparut. Durant ses années de gloire auprès de
203
l'aristocratie, il avait aménagé un laboratoire chimique
dans une demeure cossue qui lui fut prêtée par le roi, et
devint un éminent conseiller pour le monarque. Saint
Germain monopolisa ainsi, par la ruse, des privilèges
que bien peu de gens, même dans la haute société, ne
pouvaient jouir, tout en étant qu'un simple “intriguant”,
au passé, à l'identité et aux motivations questionnables.
C'est que cet homme se disait être fils d'un prince de
Transylvanie, ou du roi d'Espagne. selon les versions,
mais jamais le doute d'un de ses pairs ne lui fit justifier
la validité de ses prétentions, non plus que luimême fut
toujours vague ou sarcastique lorsque vint le temps
pour lui de démystifier les secrets de ses origines et de
sa provenance; alors qu'il se prétendait avoir vécu
quelques centaines d'années, et selon certaines sources,
durant bien plus longtemps que cela, faisant des
allusions à ses liens avec des instituteurs et des rois de
l'Égypte ancienne. Aujourd'hui certaines traditions
ésotériques, incluant les rosicruciens, croient que Saint
Germain vivrait encore, qu'il serait devenu un être
transcendé, ou un “Maître ascendu", comme le disent
certains cercles gnostiques, alors qu'on le croyait mort
depuis le milieu du 17e siècle, et il fut même élevé au
même rang que Jésus Christ et Moïse. Ces croyances
proviendraient de quelques mystiques ayant fait la
rencontre avec le personnage des dizaines d'années,
voire environ cent ans avant sa dernière
“manifestation” officielle, c'estàdire alors qu'il avait
été surpris en train de forniquer avec la douce et
juvénile fille du comte de Flandres et une suave et
pulpeuse duchesse d'Auvergne. SaintGermain en
204
valaitil la précision? était fort connu, bien entendu,
comme tout bon noble de cette haute société
dyonisienne, pour avoir un penchant prononcé pour les
affaires libertines, ainsi qu'une acuité surréelle pour les
passions humaines en général. Il semblerait que Saint
Germain, depuis sa disparition, se soit tenu dans
l'ombre, ou plutôt sous le couvert d'identités diverses.
En fait, SaintGermain n'aurait jamais vraiment été
SaintGermain, mais un être qui traversa l'histoire,
comme quelques autres de ses semblables, trafiquant
non seulement les identités, mais ignorant les notions
du temps et du vieillissement, et connaissant bien plus
que tout autre être sur toute science de ce monde, sur
n'importe quel savoir émanant d'une civilisation
ancienne, moderne, et même de celles demeurées
inconnues des historiens et scientifiques contemporains,
et nul autre que Francis Bacon et le mystérieux
Christian Rosencreutz fondateur de la RoseCroix
auraient été deux de ses plus célèbres manifestations de
l'histoire moderne. Ce personnage, en fait, aurait été
membre et le rare survivant d'un ordre savant ancien
qui aurait opéré non seulement sur toute l'Europe, mais
surtout dans une bonne partie de l'Asie et de l'Afrique,
et ce durant des milliers d'années, jusqu'à la chute de la
civilisation égyptienne, et qui coïncida avec les débuts
de l'Empire romain. La Confrérie du Serpent, c'était ce
groupe mystique dont Valevicius Valencia émanait, et
sa place dans l'Histoire se trouve dans cette vaste zone
ombragée des millénaires d'histoire surtout orientale et
africaine que nous n'apprenons pas dans les écoles, et
205
qui ne se trouve que dans les livres d'histoire les plus
difficiles à trouver.
206
J'ai connu Valevicius Valencia pour être un génie
impertinent, un prodige dans l'art de la fumisterie
neurolinguistique, de rhétorique pataphysique et
d'autres formes de divagations surréalistes
perturbantes. Ce qu'il y avait de particulier chez ce
Valencia était sa propension à se servir de l'impertinent
pour tirer droit à la cible, ou si vous aimez mieux de
transformer comme par magie tout ce qui est insensé et
impertinent, en périphérie de ce que l'on considère
toujours comme important, pour en faire un sujet
dramatiquement crucial. Il n'est pas, comme plusieurs
peuvent se l'imaginer, un dément dominé par sa quête
très personnelle d'attention ou je ne sais quel autre
parasite sectaire que l'on peut rencontrer comme par
hasard à un arrêt de bus à trois heures quarantecinq du
matin. Non, Valencia vient nous voir pour une raison
précise, toujours, et il s'agit toujours, aussi, d'une bonne
raison. S'il s'agit de perturber les esprits, c'est toujours
pour les éveiller.
C'est du moins le peu que je connaisse de lui, de cet
individu implacable qui n'a ni nation, ni religion, ni
aucune autre appartenance d'ordre culturel, politique,
ou idéologique; mis à part qu'il s'agit d'un homme qui a
voyagé sur tous les continents, peut parler couramment
en dixhuit langues; qu'il a milité pour des dizaines de
partis et d'organisations à intérêts divergents, a
accumulé une fortune immense sur les marchés
boursiers mondiaux, a été chercheur pour d'éminents
centres de recherches, aurait enseigné dans une
vingtaine d'universités partout dans le monde, et enfin
207
écrit et publié une tonne de livres et d'essais, tous sous
des pseudonymes et en trois langues différentes, sur
des thèmes aussi divers que la sociolinguistique,
l'antipsychanalyse, la lutte de classes dans le monde
contemporain, les processus sociaux d'acculturation, un
traité des couleurs, l'herboristerie, la flore indigène de
Papouasie, la bioluminescence, la manipulation des
ondes cérébrales et la mécanique des champs
électromagnétiques planétaires. En fait, sa seule
appartenance, disje, sa seule distinction se trouve
principalement dans son nom ainsi que dans ses traits
visiblement méditerranéens. Un homme de
contradictions… ou un homme à plusieurs dimensions,
interprétonsle comme il en convient selon nous, mais il
s'agit certainement d'un individu impossible à classer,
car nos sociétés n'ont pu inventer jusqu'à maintenant,
dans leur langage, de façons de le définir.
Mais aussi un homme froidement dangereux. Non qu'il
soit apte, ou même prédisposé, à des actes immoraux
ou même sanglants. Ce type n'a rien d'un belligérant
fanatisé ou d'un bandit invétéré. Bien au contraire, il
s'agit d'un esprit calculé, et soumis à un code d'éthique
plus rigide que celui de bien des gens. Soigné et précis,
autant lorsqu'il est question de réflexion, de
délibération, que de passage à l'action.
Il serait inutile de tenter de décrire plus loin cet homme
d'un point de vue autre que subjectif, car personne ne
connaît Valencia d'en dehors de chacune des brèves
relations qu'il a entretenues avec chacun de nous, ceux
208
qui le connaissent. Car Valencia est partout et nulle part
à la fois. Il existe en chair et en os, et il n'existe pas du
tout. Il est un mensonge comme un être bien réel. C'est
inutile de le chercher, car il est trouvé quand il veut
nous trouver.
Tout ce qu'il faudrait savoir pour commencer l'histoire
de ma rencontre avec lui, c'est que Valevicius Valencia
était un des rares survivants de la Confrérie du Serpent,
ce groupuscule secret qui combattit durant des
millénaires pour une cause qui dépassait l'humanité
entière, mais dont les enjeux centraux la concernaient
pourtant, fatalement. Ironiquement, ce fut ma propre
enquête, tout aussi confuse et insensée qu'elle fût, qui
ne me mena à rien de moins qu'à l'aboutissement de
cette lutte millénaire, par une sombre soirée pluvieuse
du mois de novembre...
* * *
209
empêcher d'être trempé, par ces gouttes collantes, si
collantes… Mon ami Eugène Lebaptiste m'avait donné
rendezvous au Bar Ben, sur le coin de la rue de la
Capitale et du 6e rang. C'était une nuit incroyablement
sombre et dénuée de vie. Je sentais même la noirceur
peser sur mon être. Tout me semblait vide, inerte. Une
seule chose pour briser l'inertie ambiante, la pluie. Je
me tenais au coin de la rue, juste devant le coin opposé
où brillait l'insigne du bar, la seule chose qui osait être
lumineuse dans ce décor fait de rues obscures et de
vieux édifices de pierre touts noirs et touts trempés.
L'obscurité, et une obscurité toute mouillée. Ne pouvant
plus supporter de me faire tremper, je m'empressai
aussitôt de traverser l'intersection et d'entrer par la
lourde porte encastrée à même le coin de l'édifice. Pas
de portier en vue. Ça va. Pas non plus le genre d'endroit
où on a besoin de portiers, si j'en juge selon mes
premières impressions. Le bar, à l'intérieur, était sombre
et plongé dans un nuage de fumée qui flottait en
suspension stagnante, juste audessus des tables. Il était
en fait constitué d'une seule grande pièce et d'une petite
pièce, une sorte de loge, située à l'autre bout, au fond de
la salle principale, où il ne semblait pas y avoir grand
chose de visible. J'étais presque seul dans la taverne, à
peine quelques saoulons assis, disje, recroquevillés à
quelques endroits disparates parmi les nombreuses
tables de la salle, et trois ou quatre prodiges divaguant
dans leur décadence, assis au bar et penchés sur leurs
bières respectives. Apparemment des vieux lettrés qui,
jadis dans leur jeunesse, passèrent une bonne partie de
leur existence à resplendir de lucidité dans des
210
séminaires et des groupes de recherches soutenus par
leurs départements, mais dont les rigueurs de la vie ont
transformé leurs soirées en conseils réguliers de la
taverne, où ils peuvent maintenant exprimer librement,
dans des jargons un peu trop décontractés, des propos
dont l'incohérence n'était pas si distincte de ceux des
vieux clochards qui errent sur les trottoirs de toutes les
grandes villes du monde. Eh oui, j'avais bel et bien
reconnu ces quelques vieux gaillards qui sirotaient
l'élixir de leur décadence autour de ce gros bar de laiton
et de chêne massif. Edmond, Charles, Antonin, Prince
(étaitce vraiment son nom?) et puis l'autre… l'autre je
me rappelais bel et bien de qui il s’agissait, mais son
nom m'échappais encore à ce moment. Des vieux
camarades de l'université, retrouvés ici autour du
comptoir d'une taverne, perdus dans leur ivresse. Si
ivres qu'il ne daignèrent de me reconnaître parmi eux,
car l'alcool avait probablement eu raison d'euxmêmes,
les ayant coupé définitivement de ce qui les liait à leur
passé, de tout souvenir des personnes qui le peuplaient.
Vontils me reconnaître si je leur parle? Peutêtre estce
pour cela que le chrétien m'a dit de venir… pour sauver
mes anciens camarades de la décadence; ainsi
s'agissaitil d'un autre complot altruiste de sa part?
Douteux. Pas de la manière dont il m'avait parlé la nuit
dernière.
211
cette partie du quartier. Je vois mes anciens copains en
fait, seulement d'anciennes connaissances se laissant
aller à deux cents kilomètres à l'heure dans l'ivresse
crasse provoquée par la bière et les liqueurs de qualité
douteuse, et tous lourdement reposés sur leurs
tabourets de vinyle rembourré, ils ne sentent même
plus les virages serrés qu'ils prennent. Des virages qui
tournent toujours du même côté, et chacune des
nouvelles courbes qu'ils prennent toujours à cette
même vitesse folle est plus prononcée que la
précédente. Tout le monde sait qu'un jour ou l'autre, ils
vont prendre le champ, ou bien couler dans une rivière
qui passe par là, mais eux ils s'en foutent. J'aurais peut
être voulu me préoccuper un peu plus de leur bien, de
me préoccuper de sécurité routière pour eux, mais je
n'étais pas venu ici pour eux.
Le gros barman m'attendait d'un air austère derrière le
gros bar massif. Il ne m'avait pas quitté de son regard
suspicieux depuis mon entrée. Derrière lui, une étagère
remplie de dizaines, des centaines de bouteilles d'élixir
garnissaient le mur et semblaient resplendir d'elles
mêmes comme des luminaires de différentes couleurs et
formes. Un apothicaire, ce barman, un véritable
apothicaire. Un individu costaud, grand et très poilu, à
en juger par ses gros avantbras acharnés à frotter, à
essuyer et à rendre luisante une épaisse pinte de verre.
La barbe généreuse, quoique grisonnante, et son crâne
presque tout échevelé complétaient son allure campée
d'un vieux lutteur à la retraite. Fait typique, il avait
même une encre de tatouée sur le bras. Un autre
212
membre, sûrement, de la Compagnie des durs de durs
au cœur tendre…
«Ça va être deux bières, mais avant ça un petit digestif.»
Je pris bien soin de prononcer religieusement la phrase
magique dans le parler le plus rustre possible, dans
l'intérêt de passer inaperçu auprès des autres clients,
bien sûr. Et moi qui avais à me débrouiller avec ce qui
fut probablement le pire mot de passe depuis que
quelqu'un avait pensé à utiliser le terme "mot de passe"
comme mot de passe. Ça arrive quand que l'on
213
commande «deux bières», et un digestif, en accostant
un barman? Et pourquoi pas simplement une pinte?
Pour le digestif, c'est évident que la majorité des
tavernes n'en ont simplement pas, tout comme pour
toute autre sorte de spiritueux. Eugène étant franc
maçon, je sais qu'il est d'usage courant pour ces gens de
communiquer par des poignées de main bizarres qui ne
finissent plus et d'autres symboles absurdes faisant du
sens seulement pour les membres de la fraternité, enfin,
ils ne sont pas du genre à se dénuder en public en
lançant des tirades moralistes lorsqu'en situation
délicate... mais ça, ça, c'est vraiment pire que tout ce que
je pouvais m'imaginer d'eux comme mot de passe!
214
breuvage, m'assieds à une table, et attendis quelques
instants, sapant ma bière dans la pinte plus ou moins
propre qu'on m'eut servi, le temps de me donner une
fausse envie d'aller uriner. L'atmosphère n'avait pas
changé, et personne ne semblait avoir même remarqué
ma présence. Les quelques vieillards assis au fond de la
salle étaient encore penchés sur euxmêmes, se
racontant toutes sortes d'incohérences de leurs gueules
nouées par trop d'alcool à des interlocuteurs qui les
écoutaient sans les écouter. Mes anciennes
connaissances ne me reconnaissent visiblement pas, ou
ils m'ont rapidement oublié après m'avoir aperçu, ou ils
se sont déjà oubliés euxmêmes depuis longtemps déjà.
Le gros bonhomme au fond lâcha une nouvelle
éructation de son propre cru, très grasse et très, très
résonnante.
215
Je posai mon verre, me levai et me dirigeai vers les
toilettes d'un pas furtif, me faufilant derrière les ombres
et parmi les nuages de fumée stagnante qui
emplissaient les lieux. Les guetteurs n'auraient
probablement vu de moi qu'une silhouette ambiguë se
déplacer parmi un voile de fumée teint de lueurs
difformes et multicolores.
216
La femme était allongée sur le sofa au fond de la loge,
fumant je ne sais quelle herbe dans une longue pipe
mince et ornementée. Quel lieu étrange, on croirait à un
refuge pour la haute société du coin… encastré et bien
caché au fond d'une taverne miteuse pour les plus
basses classes. Son apparence, l'allure de cette dame,
était à elle seule digne de longues discussions. Sa mini
jupe moulante dévoilait presque en entier des jambes
bien sculptées, couvertes de bas de nylon d'un rouge
sanglant, déchirés à plusieurs endroits pour exhiber une
chaire parfaitement blanche. Une blouse apparemment
translucide, et d'une couleur aussi inappropriée que le
beige, laissait entrevoir des courbes et des reliefs
généreux d'un corps de jeune femme, et seule une
brassière de dentelle sombre cachait sa poitrine. Une
peau tendre et blafarde. Sur son pâle visage, diaphane,
fantomatique, tombait une chevelure éméchée d'un
mauve irréel, qui plongeait le haut de son visage dans
une obscurité profonde. Seulement la faible lumière de
ses yeux pouvait percer cette noirceur mystérieuse.
Guidé comme par un magnétisme, je m'approchai d’elle
en ralentissant le pas, toujours en la fixant ou en me
laissant fixer et en vient à m'arrêter droit devant elle,
mon visage penché sur le sien. Je me sentais frimeur,
dragueur, tout d'un coup, comme si j'étais au moins
vingt ans plus jeune, agité par les passions qu'on
attrape au vol, avant qu'elles ne soient portées ailleurs,
volatiles comme le vent. Puis elle me parla d'une voix
perçante, mais distinguée, retenue, d'une suave retenue.
Une femme instruite, peutêtre même lettrée, mais
217
trahissant l'apparence d'une punk émancipée et
probablement totalement droguée. Elle me sourit de
toutes ses dents gigantesques tout en parlant. Je sens
ma tête tourner, et mon esprit balancer dans une sorte
de délire où tout est flou, tout divague dans tous les
sens, exactement comme dans l'ivresse d'un soulon
fatigué. Les quelques lumières rouges, vertes, violettes
émanant d'insignes illuminées et de lampes éclairent la
scène et la plongent dans des teintes irréelles, quasi
fluorescentes. Les lueurs violentes et chaotiques
éclairent la femme et la métamorphose en quelque
chose d'encore plus inhumain, d'extraterrestre. De la
sorte, le visage de la dame devint d'un froid violet. Sa
poitrine généreuse, à demi dévoilée par son soutien
gorge sombre, luit avec incandescence d'un rouge
orangé, clignotant au rythme des battements de son
cœur. Les lumières animent son corps de morte.
Sa peau brillant à nouveau d'un blanc froid comme la
mort, elle me parlait au rythme d'une musique éclatée,
saccadée. Je me laissais envoûter par ses paroles
étranges, et hypnotiser par leur mélodie chaotique.
S'agissaitil… étaitelle vraiment humaine, cette dame?
La pensée traversa mon esprit telle une balle tirée à
bout portant. S'agissaitil d'un extraterrestre, ou d'une
présence cosmique, purement intangible, qui cachait
sous un déguisement, à peine convaincant, de
prostituée? Me parletelle réellement? Oui, elle m'a
vraiment parlé, mais je ne parviens pas à reconstituer
dans ma tête les sons hétéroclites qu'elle a prononcés. Je
ne comprends pas…
218
Pouvezvous répéter plus fort? Quoi? Je n'ai pas
compris…
Mais j'eus vraiment cette saisissante impression qu'elle
me répondait au fur et à mesure que j'ouvrais la bouche
pour laisser sortir une phrase. Il me sembla un instant
que mes paroles étaient veines, je les sentais futiles, et je
ne voulais simplement pas continuer de me ridiculiser
avec des paroles qui devaient lui sembler superflues.
Quoi... qu'estce qu'elle dit? Je l'entends me répondre…
Ne t'inquiète que très peu, brave homme, bel étranger.
Je suis la voie. Suismoi avec moi qu'il te plaise. Écoute
mon chant, qu'il te plaise, et qu'à ma parole tu y croies.
Regarde, viens et regarde, que je te montre le grand
secret… viens que je te montre la porte cachée. Viens,
viens qu'il te plaizzze.
La singularité de son parler me mystifia, évidemment,
je ne pouvais quand même pas ignorer un tel détail! À
219
mes oreilles cela me sembla comme un obscur créole
prononcé dans l'accent d'une Scandinave, la voix suave,
mais les voyelles compliquées. Étrange. Puis à ce
moment je commençai à m'interroger sur la nature de ce
secret dont elle parlait, de sa porte cachée, de cette
figure voilée, comme s'il ne s'agissait que d'une terrible
figure de style que cette prostituée me faisait sur ce qui
était, en réalité son désir de me montrer sa vulve dans
un coin ombragé de l'arrière chambre. Je suivis la
femme sans résister, malgré que la perspective de
m'immerger dans des rapports sexuels m'inquiéta
quelque peu, vu les circonstances insolites de l'affaire
dans laquelle j'étais. Elle m'amena jusque dans un petit
coin ombragé de la loge, et s'étendit langoureusement
sur un fauteuil feutré, sous une arche éclairée d'une
faible lumière rouge sang qui tombait sur son corps
détendu, et créait sur elle un jeu d'ombres sur elle qui
lui donnait un aspect quelque peu différent. J'aurais cru
maintenant voir une femme mûre à la beauté impériale,
somptueusement orientale, aux traits ténus, évoquant la
noblesse d'un monde ancien. Une Cléopâtre.
Elle me tendit une carte. Pas une carte professionnelle,
ni encore une carte de tarot, et pas non plus une carte
géographique pour signifier que j'avais perdu le Nord;
mais une simple carte de jeu, tirée d'un jeu de cartes
tout ce qu'il y avait de plus ordinaire, qu'elle avait tout
droit sorti de sa bourse. Une Dame de pique. En me
révélant la carte, la femme me dit qu'elle s'appelait
«Erzulie»; elle, non la carte, même si elle la donnait tel
que comme s'il s'agissait de sa propre identité. Je ne
220
compris pas son jeu. Futce quelconque tactique ou
rituel d'accouplement que je n'eus jamais appris, je ne
pus savoir, mais j'essayai néanmoins de lui renvoyer
des signes en réponse. Au moment où je me penchai
doucement sur elle et que ma main s'approcha de sa
cuisse charnue, elle me glissa à l'oreille ou étaitce
directement dans ma tête? que « plusieurs guetteurs
qu'elle avait aperçue sur mon chemin d'arrivée jusqu'à
ici il pourrait y en avoir plus que nous le pensons, en
fait… ». Or il n'y a pas que l'autre fou de baptiste qui
soit au courant de la possible présence de ces guetteurs
suspects.
221
le barman voulaitil peutêtre simplement sous
entendre que je devais me diriger vers les toilettes afin
de rencontrer, hors de l'attente de tous, une inconnue
ressortie de nulle part, que personne n'avait
probablement vu venir.
Je tourne mon regard vers la petite porte au fond du
sombre corridor, un lustre éteint est suspendu tout en
haut, au plafond d'une hauteur démesurée. Un lustre
couvert de suint, qui ne doit pas avoir été allumé
depuis des lunes. Seule la faible lueur émanant d'un
bulbe rouge, encastré juste audessus de la porte,
éclairait le fond du corridor, et le tout était plongé dans
un air crasse qui s'était imprégné jusque dans les murs
et travers leur tapisserie, et avait assombri celleci
jusqu'à cacher ses motifs fleuris sous une couche
d'ombre graisseuse. La porte des toilettes me sembla
étrangement être la seule sortie arrière de ce bar. Quel
autre choix avaisje après tout? La femme à l'accent
résonnant comme un accident de la route, malgré
qu'elle soit très charmante, n'avait plus rien à me dire,
et s'était figée dans un mutisme de bois, les yeux vides
222
plongés dans l'ombre. J'entendis le barman crier
quelque chose à tuetête.
« On ferme! »
Je ne pouvais voir, étant dans le couloir, l'expression sur
le visage du barman lorsqu'il cria cela, mais pouvais
aisément deviner, au ton de sa voix, qu'il voulait moins
se débarrasser de moi que de me mettre en garde, non,
plutôt de m'alarmer par rapport à quelque chose. Une
vive pensée me traversa l'esprit, une vive image passant
comme une bourrasque de vent. J'imaginai des
individus inquiétants à ma poursuite, des ombres
entrant dans la taverne en se faufilant en silence, et le
gros barman m'avisant de leur entrée, avant de se faire
trancher la gorge par les prédateurs. La peur me saisit
aussitôt. Un effroi terrible, que je ne pouvais contenir ni
contrôler. Et sans réfléchir, je me précipitai à l'instant
vers la porte au fond du corridor.
Au fur et à mesure que mes pas progressaient dans ce
couloir dix fois plus long qu'il le sembla auparavant, je
sentais audedans de moi une tension angoissante, très
angoissante, prendre le dessus sur moi, et cette tension,
je ne la sentais provenir non de moimême, mais d'en
arrière de moi. Je m'efforçais maintenant de courir,
d'accélérer, mais mes jambes étaient lourdes. Je sentais
cellesci faillir à ma volonté, bloquées à un mode ralenti
comme au cinéma. Je forçais désespérément pour courir
alors que je sentais une présence se rapprocher de plus
en plus de moi, se précipitant dans mon dos, et me
223
talonnant. Pas le temps de me retourner pour voir, ni
même de penser à crier, l'ennemi me poursuivait droit
derrière moi, et j'eus même l'impression de sentir son
souffle silencieux contre ma nuque.
Et j'atteins enfin la porte. En un mouvement vif comme
l'éclair, l'ouvris, entrai la tête première comme dans un
plongeon, et une fois à l'intérieur, je basculai dans
l'autre sens pour refermer la porte sur le champ et
appuyai tout le poids de mon corps sur elle, forçant
tellement que je la sentais courber et craquer. Mon
corps était suspendu presque à l'horizontale, dans une
posture insolite, aidant mes épaules à mettre la pression
sur la porte, et fournissant un appui aux muscles de
mon torse et de mes jambes. Je forçais, je forçais à en
suer. Et je me voyais dans un petit miroir sur le mur
grimaçant d'effort, de terreur et de sueur, le visage tout
en rougeur, ne me reconnaissant pas, mais voyant
plutôt une bête coincée entre la rage et la terreur, sur le
point d'exploser. Seul un troupeau de buffles aurait pu
ouvrir cette porte, avec la façon par laquelle je la
retenais.
224
Mais le troupeau ne vint pas. Ni troupeau, ni même
aucun individu d'une forme possiblement humaine.
Personne ni rien ne vint, et l'oreille collée contre la
porte, je n'entendis pas même le présage d'un moindre
mouvement, ou d'un seul souffle. Mais étrangement, en
continuant à approfondir ce silence, je ne parvins pas
non plus à entendre quoi que ce soit de la musique qui
jouait auparavant dans la taverne, ni du barman
brassant la vaisselle derrière son bar, ni même les
buveurs se lamentant et marmonnant leurs inepties à
tuetête. Pourtant, il s'agissait d'une porte bien
ordinaire; sans insonorisation, c'était certain.
225
méthamphétamines, ou de policiers en armures défoncent
la porte et me saisissent de leur poigne de fer, tout cela
pour me faire subir je ne sais quelles tortures horribles.
Ma propre fin ne m'effrayait que très peu, et la douleur
non plus. C'est la sensation de la légèreté qu'on ressent
au moment où tout nous a abandonné et qu'on est alors
totalement démunis et dépossédé de nos moyens. Le
calme de celui qui n'a plus rien à perdre ni à regretter.
Puis, comme dans un éclair de sarcasme désabusé, je
criai par bêlements à mes éventuels assaillants que je
n'en avais rien à foutre et qu'ils n'avaient qu'à venir me
chercher, cette bande de pourritures.
226
symbolique est obscure, et c'est d'ailleurs ce que je
trouve le plus curieux dans cela; non la plausibilité de
cette transformation, mais la signification implicite qui
est suggérée dans la transformation. Car je peux m'être
trompé… non, en fait, je ne peux m'être trompé, mais
mon esprit peut sans doute avoir été berné par quelque
chose. Ma perception peut avoir été trompée, comme
dans un jeu de prestidigitation. Et à bien y penser, il
s'agit assurément d'un tour de prestidigitation… Mais
n'importe, ce n'est pas la plausibilité qui m'inquiète ici.
Ce qui m'intéresse, ce n'est pas le comment, mais le
pourquoi.
227
amasser par des liens irréfutables qui me feraient
fermer l'affaire pour de bon, ou du moins me donnerait
une nouvelle compréhension des choses qui me
mèneraient directement à la conclusion de l'enquête. Or
Eugène, en cela, s'attendaitil à ce que je me précipite
dans la fosse aux lions la tête première, motivé par mon
seul désir de comprendre le mystère, et ainsi de trouver
l'illumination dans la gueule du loup? Absolument pas!
Quelle idée absurde! Eugène ne peut simplement pas
être ce genre de scélérat… impossible.
Je poussai le petit levier qui se trouvait à la base de la
poignée, et déverrouilla.
Mais… la porte était toujours figée. Je tirai la poignée,
de toutes mes forces, mais ça n'ouvrait pas! Avaiton
verrouillé de l'extérieur ou quoi? C'était la seule
explication possible.
228
voix ne portait pas, qu'elle était étouffée, et résonnait à
peine plus loin que la minuscule pièce dont je constatai
être le prisonnier. Personne ne répondit, en effet, même
pas après avoir frappé la porte à plusieurs reprises. De
l'autre côté, je n'entendais qu'un silence parfait, irréel,
terriblement inquiétant. De l'autre côté, on se jouait de
moi…. ou il se passait vraiment quelque chose de grave.
229
fond de la salle près des fenêtres crasseuses. Peutêtre la
dame n'était pas si étrangère à eux, aussi. Quelqu'un
parmi eux m'a trahi, sinon tous.
Non, grimper fut ma seule issue, du moins la plus sage
de mes issues, et le fait de m'enfuir en silence éviterait
des complications.
230
qu'il lisait avec un intérêt démesuré, les yeux plongés
sur la page, le visage presque collé sur elle, grimaçant
entre le mécontentement et la jouissance, il balança
soudainement le journal dans le feu, avec une
amplitude quasi théâtrale, et le feu éclata comme sous
l'effet d'un combustible instable, et éclaira sauvagement
la pièce insipide, révélant plus de crasse et de suinte sur
les murs, les fenêtres, et partout. L'éphémère boule de
feu, flagrante, illumina l'étranger d'un rouge irréel, et fit
ressortir en lui toute la physionomie d'un sorcier
maléfique, ses traits se raidissant et ses sourcils
devenant longs, courbés et aiguisés comme les crins
d'un pinceau. Puis son rire rauque, et son regard figé
dans le sadisme, les yeux grands et miroitants.
Il me parla sans ne vraiment rire, ni me regarder, mais
je décelai quand même en lui une touche de sarcasme
assuré dans la façon avec laquelle il parlait de l'accident
que j'eus pendant je m'efforçais d'escalader jusqu'ici.
D'escalader jusqu'ici... Ça n'a jamais été une affaire aussi
rigoureuse d'entrer chez quelqu'un. Et quelle réception
ce fut aussi, en effet!
231
Comble de l'ironie, mon pied droit tomba dans le
cabinet de toilette durant la chute, qui fendit sous le
choc, juste avant que mon corps frappe le sol. Je n'avais
rien de brisé, mais s'en fut de près pour que ma tête
heurte violemment le rebord du petit évier de fer forgé
qui aurait pu me tuer sur le coup, ou au moins, avec
espoir, me causer une commotion cérébrale sévère. Je
restai étendu quelques instants sur le sol trempé de à
interroger mon corps pour savoir s'il se portait bien,
croyant durant un moment que ma colonne était
fracassée. Et durant ces quelques secondes de silence, je
crus entendre quelque chose de l'autre côté de la porte
qui m'enfermait ici; des bruits de pas, de plusieurs
personnes, dans le corridor, puis… des étranges bruits
métalliques. Mais ces sons étaient trop faibles pour que
je puisse les distinguer. Et puis le bruit des gouttes
d'eau tombant sempiternellement dans l'évier,
produisant un son désagréable lorsqu'elles frappaient le
fond tout rouillé du bassin. Ces bruits, comme les tictac
effrénés d'une horloge malsaine qui attendait de sonner
l'alarme et que tout explose. Je me remis péniblement
sur pied, en glissant dans les eaux fétides du cabinet, et
me dépêcha d'escalader le conduit. L'effroi me tirait
jusqu'en haut, et je montai à la vitesse de l'éclair,
presque en courant des mains et des pieds tout au long
les parois, alors que j'entendais quelque chose en bas
qui forçait la porte, la faisait trembler, et tournait la
poignée sans arrêt. Putain, j'avais bel et bien eu raison,
j'étais poursuivi par quelque chose... Et je vis cette
chose, finalement. Plutôt, je vis son mystère. Lorsqu'elle
finit par défoncer la porte avec fracas, me faisant
232
tressaillir au point où je faillis tomber une deuxième
fois. Je vis ce que c'était.
Ou plutôt j'entrevis... la nervosité prenant le dessus sur
moi, j'avais les yeux dans une nuée, et pris à peine le
temps de regarder sous moi, or ce ne fut que du coin de
mon oeil que je vis quelque chose, durant une fraction
de seconde.
Il n'y avait rien... rien du tout. La porte s'était ouverte,
comme si quelqu'un était entré, mais personne n'entra,
même après quelques secondes.
En bas, c'était le silence total. Plus rien des bruits du
bar, de la musique, des gens qui parlent, ou du barman
qui faisait la vaisselle ou criait après moi. Tout s'était tu,
inexplicablement. Je devins inexplicablement nerveux.
Ce vide sous mes pieds... me fit ressentir une peur
terrible, et je ne savais pas pourquoi. Pas question de
me risquer de redescendre. J'eus une image passagère
dans ma tête, de ce qu'il pouvait y avoir en bas; je
voyais un désert, un monde froidement inhumain,
hostilement extraterrestre... et l'image d'une présence,
d'un être invisible, et indescriptible. Il y avait vraiment
quelque chose, en bas. Mon corps se mit à trembler,
alors que mes sens perdaient le fil...
Mais je me concentrai sur la fenêtre audessus de moi.
Après quelques gestes, je finis enfin par l'atteindre, et
me précipitai à l'intérieur.
233
Le carreau faisait à peine plus grand que ma taille
plutôt corpulente, que ce corps qui m'est si pénible à
trimballer, parfois, au point de donner l'impression d'en
traîner un deuxième. Moi avec moi. Une masse me
portant ombre beaucoup plus qu'elle ne me donne de la
force physique. Un poids étreignant mon souffle par
une force de gravité multipliée. Putains de sousmarins,
et de bières de fin de journée sur la véranda! Je passai
difficilement, par quelques contorsions douloureuses, et
pénétrai enfin à l'intérieur.
Comble de la situation, un petit escabeau fut mis à ma
disposition juste en dessous de la fenêtre d'où j'entrai,
mais il était à l'envers! Comble de l'ironie, ou simple
oubli. D'ailleurs, il ne me restait plus que l'ironie pour
tenir mon esprit en un morceau, lorsque je fis la
rencontre de l'individu qui m'accueillit à l'intérieur...
« Ah oui, ça pour un accueil! Alors c'est vous que je dois
rencontrer finalement… je crois que j'y suis FORCÉ,
après tout, monsieur…? »
Vous tombez juste, en effet… Ha Ha Ha!
Il avait cette façon de faire traîner son rire au fond de sa
gorge, de râler comme un enrhumé, ce qui était loin de
produire des sons agréables. Son rire était imposant et
cinglant.
234
quelqu'un d'autre soit caché quelque part, mais le petit
logement était en fait incroyablement vide, et mort. On
aurait dit que personne n'eut habité à cet endroit depuis
une bonne dizaine d'années, et malgré que l'odeur
ambiante était tolérable, l'aspect des lieux était
exécrable. Je m'assieds sur un vieux fauteuil de tissu
poussiéreux disposé près de mon hôte, à sa gauche près
du foyer.
« Alors qui êtesvous, étranger? Et pourquoi diable tout
ce stratagème pour vous rencontrer…? »
L'homme tenait entre les mains un livre. Je fus certain
que quelques secondes auparavant, il s'agissait bien
d'un journal qu'il lisait et non un livre et qu'il se
débarrassa de celuici en le jetant dans le feu. Je ne sais
pas d'où ce livre sortait, ni depuis quand exactement il
le lisait. Il s'agissait d'un vieux bouquin à la reliure
abîmée, ouvert presque à sa moitié. L'homme prit la
parole à nouveau tout en refermant le livre. Je pus
remarquer le nom de « Paracelse » sur le couvert de la
reliure. Il leva la tête, et prit une longue et profonde
respiration, comme s'éveillant d'un état méditatif, ou
d'un rêve intense.
« Mais pour vous protéger! N'avezvous été suivi, cher
ami? »
– Euh... Mais pourquoi l'auraisje été, monsieur…
– Valencia. Monsieur Valencia. Mais mes camarades
m'appellent Valevicius.
235
Son nom me frappa, quelque part au fond de mon
inconscient. Il me sembla m'être familier, très familier,
ce nom. Mais en même temps j'ignorais sa provenance
et ne pouvait l'associer à aucun nom de ma
connaissance. Futce le nom d'une vedette, d'un acteur
ou d'un dessinateur de mode italien… non, plus celui
d'un politicien, ou encore d'un intellectuel, il me
semble. Un personnage controversé de la politique
européenne, peutêtre un juriste italien corrompu aux
os. Ou étaitil espagnol? Après tout son nom ne réfèret
il pas à une ville d'Espagne…? À ces traits et ses
manières, on pouvait certainement reconnaître un
Méditerranéen de culture latine. Si j'en juge à ses airs
d'intellectuel éclaté et tout autant empoussiéré par les
bibliothèques, ainsi que par sa tenue vestimentaire
démesurément classique au point d'en être presque
loufoque j'opterais plus pour un italien.
– Oui, bien… alors je ne crois pas avoir suivi, et puis
j'ai pris les précautions nécessaires pour que mon
passage ici ne soit pas remarqué. Mais je sens que je
vous donne suffisamment d'assurances… pouvez
vous m'en donner un peu en revanche? Pourquoi
m'aton recommandé à vous? Pourquoi,
réellement?
– Croyezvous vraiment que l'on peut se dérober de
la vue de personnes que l'on ne peut même voir?
Pensezvous vraiment qu'il y a des précautions
nécessaires qui soient suffisamment… efficaces
pour se jouer de la conscience de certains, quand
236
ces mêmes personnes sont passées maîtres dans
l'art de se jouer de notre propre conscience? De se
jouer d'une troupe de magiciens malveillants?
Non… non…! » Je sentis l'ire de prendre encore,
humiliant «Votre ami, ce cher petit conspirateur, a
la foi toute faite d'ivoire…
– Mais mon ami n'est pas un conspirateur…
– Mais laissezmoi finir, je vous en prie.
– D'accord, désolé.
– Or votre ami a bien fait de vous prescrire des
mesures préventives servant à ce que vous ne vous
faisiez pas prendre, mais ça a échoué, et
lamentablement. Car ce plan ne pouvait réussir.
Car ça ne devait pas réussir. Vous vous êtes fait
prendre, et au moment même où vous pensiez
avoir échappé à ce qui vous poursuivait, vous avez
été piégé... puis mis à mort. Mais pas par ce qui
vous poursuivait... plutôt par notre propre
complot. Nous vous avons désactivé.
– Tué? Alors je crois que ça explique tout!
C'était du sarcasme. Enfin, je ne pouvais m'empêcher de
l'être face à une telle révélation. Depuis le jour où je
rêvai que ce soit quelqu'un d'autre qui m'apprit ma
propre mort!
– Mort, disje… enfin, cela dépend de quel point de
vue nous sommes. Et c'est d'ailleurs notre seul
point de vue, le vôtre et le mien à ce moment
présent, qui soit le seul qui importe, n'estce pas?
237
Mort… c'est absurde. M'avaiton finalement condamné
à finir la soirée dans un taudis lugubre en compagnie
d'un sombre fou? Quelle horrible façon de passer une
nuit blanche.
– Tout est une question de perspective, après tout…
aucun objet réel n'est véritablement perceptible,
seulement une projection de l'objet, une projection
tout à fait personnelle. Une « objectivation »… oui.
Tout comme le peintre devant sa toile, projetant
son âme par flots de peinture plus ou moins
calculés. Ou l'objet, d'un sens différent, ne seraitil
pas créé par quelque chose à l'extérieur de nous
mêmes… par un tiers, créé et projeté hors de notre
propre contrôle? Comment, après tout, l'objet
pourraitil être perçu comme étant détaché et
extrinsèque s'il est toujours généré par celui qui le
perçoit? Il doit paraître, du moins paraître, comme
étant étranger, comme étant une condition, une
condition qui s'impose à l'individu. Alors en ce
sens… nous serions conditionnés à une perspective
précise… mais il demeure que la base de la réalité
de tout chose est la perspective, et non la condition
à laquelle celleci renvoie.
– Alors le conditionnement serait ce “tiers”?
– Pas exactement, mon ami. C'est son Oeuvre! La
condition, elle, est créée par le tiers.
– Mais qui donc est ce “tiers” dont vous parlez?
238
– Vous le saurez… vous le trouverez par vous
même… Je n'ai pas à vous dire qui ils sont, ces
tiers; vous les découvrirez par vousmême bientôt,
très bientôt. Et sachez surtout, aussi, que les murs
ont vraiment des oreilles, et les fenêtres des yeux. »
ditil très lentement, en traînant ses paroles comme
une carpette, le regard tourné vers la seule et
unique fenêtre de la salle, moins qu'une fenêtre,
mais un petit carreau aux vitres teintées de suinte...
comme partout d'ailleurs. Tout était teinté de suite
et de crasse dans ces lieux. Peuventils voir à
travers toute cette crasse? Ou peutêtre sontils la
crasse?
À cette question, tout comme s'il l'aurait entendu sortir
de mes pensées, que je ne pouvais lui cacher, il éclata de
rire. Une impulsion que j'avais étrangement vu voir
arriver de loin… comme si je devais par une
quelconque fatalité faire cette figure de style et lui
éclater de rire pour se moquer d'une idée qu'il avait lui
aussi pressentie.
239
physique de leur inconscient, qui guette toujours.
Mais ne les cherchez tout de même pas dans la
saleté et la pourriture, là vous n'y trouverez que
leurs pires victimes, et aussi leurs pires ennemis...
comme dans le cas présent d'ailleurs! Non, eux,
vous les trouverez dans les lieux les plus propres...
dans les environnements les plus polis, soignés et
sécurisés.
Difficile de dire s'il farçait ou non… s'il évoquait bel et
bien une vérité inquiétante dans un sarcasme poétique.
Que la crasse et la vermine, c'est eux, ou plutôt une
sorte de manifestation indirecte de leur présence. C'est à
la fois ce qui représente le marasme de leurs esprits et
une forme matérielle que prend leur « conscience ». Le
complot de la crasse, de la crasse métaphysique, de la
crasse qui s'empare de votre entourage et qui le
corrompt, pour ensuite vous surveiller, et vous
surveiller encore, jusqu'à vous empoisonner l'existence
pour vous détruire.. ou vous assujettir.
– Des sujets. Oui. Ils font de nous des sujets de leur
propre conscience, avec leurs idéologies, tout leur
système de propagande, si complexe, si étendu que
personne n'a vraiment réussi à cerner sa structure
même, ainsi que sa gouvernance, sa réelle
gouvernance!
– Vous parlez ici des médias de masse… les
nouvelles à la télé et les journaux à grand tirage… »
mais je me sentais être comme en train de décrypter
le langage hermétique d'un fou. Hermétique, oui.
240
– Le langage est toujours hermétique... enfin, d'un
certain point de vue. Il l'est, non seulement parce
qu'il s'impose toujours comme cette infâme barrière
culturelle entre les individus et les sociétés, mais
aussi parce qu'il représente un outil de contrôle, et
d'influence terriblement efficace. Que voulezvous,
c'est la base même de toute communication de sens
et d'idées! C'est le langage, par son pouvoir de
persuasion la manipulation de l'entendement,
comme certains l'appellent totalement efficace, qui
constitue leur principal cheval de combat dans leur
guerre pour le pouvoir sur toute la populace.
Bien… ce n'est que la surface des choses en
réalité… leurs opérations manipulatrices, leur
grand schème est bien plus profond, et plus global,
qu'un simple stratagème de propagande à grande
échelle.
Il semblait réaliser maintenant que je de devais douter
de ses propos, et que peutêtre je ne le prenais pas tant
au sérieux qu'il ne le croyait, ce qui n'était pas
totalement faux d'ailleurs. L'air suspicieux, il cessa
brusquement de me parler de sa théorie du grand
complot pour me parler de la dame que je rencontrai en
bas, tout comme s'il la connaissait personnellement…
– Alors, mon ami, que pensezvous de la femme que
vous avez rencontrée en bas dans la taverne? Ne
vous atelle pas fait un effet? Une séduisante,
chaude jeune dame, emplie de couleur et de
241
sensualité. C'est ma secrétaire personnelle... la reine
du secret et des charmes!
– Votre... secrétaire... une prostituée?
– Oui, et ici vous êtes dans mon bureau! » il ajouta
avec un demisourire de sarcasme, même s'il
semblait être plutôt sérieux « J'ai toujours détesté la
bureaucratie, et les bureaucrates encore plus, or je
préfère de loin les espaces squattés. Je préfère les
lieux abandonnés par le contrôle, plutôt que ceux
qui naissent du contrôle. Mais Erzulie, elle, elle
n'est pas qu'une simple prostituée. Elle est leur
déesse, elle est la Sainte Pute. Personne, ni homme,
ni femme, ne lui résiste, son pouvoir d'attraction est
surnaturel, et c'est d'ailleurs ce qui la rend
totalement invulnérable. Elle pourrait faire fléchir
une armée de Marines à ses pieds, et peut pénétrer
tous les lieux de pouvoir de ce monde aussi
facilement qu'une personne entre chez elle. Ces
lieux, en fait, sont son seul vrai chez soi, après
tout... Elle est non seulement la prostituée, la
secrétaire, mais aussi la femme la plus puissante au
monde. Les élitistes, eux, ils en ont une panoplie de
secrétaires, de prostituées et d'autres sortes
d'exécutantes; les femmes sont pour eux des
commodités, plus qu'elles sont des alliées,
confidentes, complices, amantes et camarades de
révolution, comme dans mon cas. Et d'ailleurs je
vois qu'elle vous a quelque peu fait effet... Mais
rassurezvous, je l'ai pas assignée à votre rencontre
que par mesure préventive... et surtout pas pour
qu'elle vous manipule par votre zizi! Hé hé!
242
À cette boutade immature, que je ne compris quand
même que plus tard, je croyais avoir la confirmation
définitive que cet homme était complètement fou.
Non… bien sûr. Mais aviezvous remarqué de vous
même qu'il ne s'agit pas en fait d'une Dame de trèfle,
mais bien d'une Dame de pique que vous tenez dans
votre main présentement?
Et non seulement il savait au sujet de la carte, mais il
était aussi au courant de ce problème étrange dont je
n'avais pas trouvé d'explication… jusqu'alors. Ça
confirmait que je n'avais donc pas fait d'erreur… la
carte qui me fut donnée par la dame n'était donc pas la
243
même que celle que je tenais maintenant dans ma main,
bien qu'il s'agisse toujours d'une Dame, mais d'une
Dame d'une autre famille... Je sentais la folie m'envahir.
Comment pouvaitil savoir?
« Voilà, vous y êtes! C'était la même carte qui vous fut
donnée par Erzulie, ma secrétaire, sauf que maintenant
elle est différente. La même, mais différente… vous
voyez? Elle a le même visage, mais vous apparaît sous
un regard différent. Ses couleurs et ses formes ne sont
pas les mêmes, et son identité, sa parenté… Zoum!
Remplacée. Métamorphosée? Non. La forme n'a que
changé. Non seulement la forme qui la constitue, soit
dans ce casci la famille trèfle ou pique de la Dame,
mais aussi toute la forme du reste, de tout
l'environnement autour de la carte… et de tout cet
endroit… lugubre. Oui oui, la forme de tout ce que vous
observez ici, et puis même celle de vous et moi! Tout a
changé avec la carte. Tout semble être relativement
pareil… du moins, vous n'avez pas conscience d'avoir
plus changé d'univers que quelqu'un passant du salon à
la cuisine, mais la forme a changé, et les traces de son
évolution sont bien subtiles, tellement que vous ne les
avez pas vraiment remarquées. Mais la carte ne pouvait
pas vous mentir comme le reste… comme elle ne vous
mentira jamais. »
Il lit dans mes pensées, je le sens. Il lit dans mes pensées
comme dans un livre.
244
« Vous êtes en train de rêver, monsieur Jobert. C'est ce
que j'essaie de vous dire depuis le départ. Maintenant,
laissezmoi penser un peu pour vous, car votre esprit
mérite est dans le flou depuis bien trop longtemps.
Laissezmoi mettre un peu d'ordre dans votre tête, puis
y implanter les informations si précieuses dont vous
avez besoin dans votre enquête… Car c'est pour cela
que vous êtes venu, non? »
245
car elle est le mensonge d'ellemême, le mensonge du
mensonge, ou bien le mensonge qu'il n'y a pas de
songe, mais bien un univers bien réel et tangible, au
delà du songe. Elle est le mensonge voulant que la seule
vraie réalité ou j'irai même jusqu'à dire: “la seule
vérité” soit celle dont nos sens peuvent témoigner.
Rien n'échappe à la dictature de l'univers tel qu'il nous
apparaît sous l'empire de notre entendement… du
moins, tel est l'oeuvre du mensonge, à son niveau le
plus fondamental et primaire: que rien ne lui échappe.
La réalité mathématique ce grand univers mécanique
fonctionnant par les engrenages de lois physiques n'est
donc qu'un pastiche, truffé de milliers de leurres,
faisant ombre à une couche d'existence bien plus
profonde. Même de plusieurs couches d'existences,
toutes aussi étrangères les unes aux autres, mais en
même temps très similaires. Estce que je parle de l'au
delà, ici? Ah! Mais nous sommes dans l'audelà! L'au
delà de nos rêves! L'existence de l'audelà se prouve en
ellemême par l'existence de la dimension onirique, du
monde des rêves… d'un monde autre, d'une dimension
dont les frontières peuvent être franchies seulement et
uniquement par l'être, car l'être est l'essence de toute
conscience, la mémoire est sa substance, et l'univers est
sa forme… l'univers infini, toujours plus grand que
l'imaginaire luimême, mais toujours à sa mesure, oui,
étrangement, toujours à sa mesure. »
246
« L'être, oui. Le cogito ergo sum. Car si je pense, je suis,
ou encore mieux si je pense que je suis, je suis… et
aucun autre instrument ne peut en prouver le contraire,
ou le prouver mieux que ma pensée ellemême. La
conscience de soi, en outre; la conscience de percevoir,
d'agir et, pardessus tout, d'être. Malgré qu'une part de
la conscience soit ellemême subconsciente, car c'est
cette conscience inconnue qui est le savoir obscur d'une
autre couche d'existence, je veux dire sa mémoire,
cachée, d'un audelà. Elle est l'obscur témoignage d'un
autre état d'être, pour une dimension différente
d'existence; pour un monde différent, littéralement.
247
contemplative, car elle fait aussi partie de toutes nos
actions conscientes. Avezvous déjà cherché vos
lunettes durant un moment avant de constater qu'elles
étaient accrochées à votre nez? Non, encore mieux, vous
portiez des verres de contact, détective, vrai? Ce doit
être bien plus difficile de s'en rendre compte... »
248
« ...mais voyezvous, s'il y a un “Je”, alors c'est qu'il y a
aussi un « Ça ». Car le “Je” apparaît toujours en
réflexion par rapport à “Ça”, et ce, peu importe ce que
ça peut être. Tout ce qui naît du rapport entre les deux,
en soi, est rien de plus qu'une illusion, car rien ne peut
prouver son existence, et c'est toujours relatif.
Seulement le “Je” peut être prouvé, par la seule
conscience de luimême. Et le “Ça”, bien... c'est rien
d'autre que l'objet! C'est tout ce vers quoi notre esprit
est tourné quand nous regardons, écoutons et agissons.
Et le modèle dominant dans nos sociétés modernes un
modèle qui est d'ailleurs profondément positiviste et
anthropocentriste est de prétendre en une subtilisation
du caractère subjectif de l'objet pour le remplacer par
un caractère essentiellement arbitraire, invariable,
universel et parfaitement rationnel enfin du point de
vue des simples mortels que nous sommes soit le
caractère de ce qui est “réel”, ou par défaut “réaliste”.
L'objet comme empire. Oui... l'objet comme empire! ».
Valencia prenait le temps de bien peser ces quelques
derniers mots alors qu'il les prononçait, comme si leur
combinaison à elle seule constituait l'unique clé, la clé
parfaite pour comprendre tous les secrets de l'univers
« Écoutezmoi, c'est l'élément le plus crucial... L'objet, il
se façonne, se construit et s'enracine dans l'esprit sous la
forme de lois mathématiques, de doctrines morales, de
symboles linguistiques, de codes d'éthique au travail;
tout autant que dans les rapports fonctionnels, amicaux,
amoureux, sexuels, et dans les instruments abstraits
d'observation des phénomènes naturels dans les
249
sciences, et bien sûr des règles, prérogatives et postulats
qui constituent la fonte même du Droit public et de la
sacrosainte Loi de l'État. Mais ça a aussi attrait aux
mécanismes du bonheur, de la jouissance contrôlée et
artificiellement générée par la consommation... il s'agit
de millions de structures de contrôle orientées vers
l'objet, qui fonctionnent par une mécanique purement
imaginaire – ou encore mieux, spectaculaire mais tout
aussi catégorique et difficilement contestable pour le
commun des mortels, pour le « profane ». Catégorique,
oui... l'objet est maintenant devenu catégorique, tel que
s'il était produit par le décret d'un dieu tout puissant,
tel qu'il s'impose à la conscience partout et en toute
chose, tellement qu'il devient une dictature de la
conscience dont personne ne peut réellement se libérer,
à moins de recourir à un processus radical, coupant ce
mal systématisé à la racine. Au fur et à mesure que des
êtres tentent de briser les lois de ce régime totalitaire de
l'entendement, des mesures de crise sont générées par
le système comme spontanément pour les corriger, et
au mieux les intégrer, afin de renforcer la structure,
ultérieurement, par un mouvement dialectique,
engendrant une évolution de l'ordre... qui n'est en fait
qu'un superficiel changement de forme. Et les réformes...
exactement la même chose! Qu'un prétexte pour que le
système change encore de forme, tout en gardant sa
même nature. Personne n'y échappe! Nous sommes
tous profondément dépendants de cette machine qui
transforme l'objet subjectif en objet impératif et détaché
de soi, pour l'y assujettir; au point où cet empire du
mensonge en vient à donner du sens à tout ce qui fait
250
partie de nos vies, sans en donner un, vraiment. De là le
sentiment du vide, ressenti par la plupart des gens dans
leur quotidien, qui les pousse à s'interroger sur des
questions aussi fondamentales qu'impossibles à
répondre... des questions sur des absolus, soit, ou
encore à tenter de le combler par toutes sortes de
possessions insignifiantes, de relations amoureuses
superficielles, de drogues qui stimulent les sens ou
d'univers féériques complètement déconnectés. À
travers toute cette aliénation, tout le pouvoir qu'il nous
reste, on dirait, est de se questionner! Mais dans un tel
totalitarisme du perçu, parfois il peut arriver que des
erreurs de système se développent, ou bien des failles,
monumentales, soient découvertes par les mêmes
personnes qui sont les productrices du grand système.
Parfois il arrive, à cause d'une faute accidentelle ou
préméditée, que les mensonges puissent être révélés au
grand jour, et ce sont particulièrement en ces brefs et
fragiles, très fragiles moments de vulnérabilité que
peuvent se produire non de superficielles évolutions
reproduisant le même vieil empire du mensonge, mais
bien de véritables révolutions dans l'ordre global de ce
monde, des révolutions qui chambardent tout, et
laissent les éléments subjectifs face à euxmêmes, face à
leur propre devenir, à leur propre destinée. Parfois, oui
parfois, ça arrive…
251
vêtu de blanc, aux allures d'ange, qui enlève les gens et
les emporte dans une contrée lointaine d'où ils ne
reviennent jamais? Oui, en effet, elle n'est pas qu'un
virus, elle est une entité autonome, vivante, presque
matérielle, d'un certain point de vue. Elle est peutêtre
salvatrice, peutêtre maléfique, mais une chose est
certaine, elle crée des fissures, elle ouvre des brèches
entre les strates constitutives; ces couches d'existence,
invisibles, impalpables, dont je vous ai parlé plus tôt. À
chaque fois qu'elle apparaît dans les songes de ses
victimes, elle semble déchirer des brèches
suffisamment grandes dans le tissu de l'existence pour
que leur “Je” puisse les traverser, étant ainsi aspirées
par un vacuum existentiel. Bon… ce que je dis là, c'est
très académique et pourrait ne pas se révéler vrai, car
même moi et mes collaborateurs ne savons pas tout à
fait encore ce qu'elle représente… enfin, ce qu'elle est, et
pour quelle fin elle existe de façon plus précise. Elle est
devenue libre et autonome, même si ses routines à la
base furent très simples. Et je ne sais pas jusqu'où ou
dans quel sens sa volonté peut la pousser, ni même si
sa volonté a une certaine cohérence. Mais nous devons
continuer d'enquêter sur elle. Vous, moi et mon groupe.
Elle semble être la clé pour comprendre l'énigme
concernant l'évolution actuelle des choses.
Jobert, je suis… vous êtes face à la plus grande tragédie
scientifique de l'histoire humaine jusqu'à ce jour! De
l'histoire universelle, je dirais aussi… Réalisez votre
chance, vous assistez en ces temps de chaos à une série
d'évènements qui pourrait changer le cours de l'histoire,
252
et le fonctionnement même de l'univers au sens large.
Ce problème, cette catastrophe, dépasse de loin les
capacités de votre être, comme celles de tout être
conscient vivant en ce monde, mais il peut être tout de
même résolu… Le mystère, mon cher Jobert, peut être
élucidé. Nous pourrions trouver, nous tous, avec votre
collaboration, une façon de tirer le meilleur parti du
grand bouleversement cosmique que l'humanité entière
subit à l'heure actuelle, bien qu'à son insu. Pendant que
votre voisin regarde les faits divers aux informations de
dixhuit heures, pendant que votre femme écoute sa
téléréalité, et pendant que votre fille est plongée tout
corps et toute âme dans un jeu vidéo sur un dauphin
parlant qui sauve un royaume féérique de l'emprise
d'un tyran reptilien, le bouleversement prend de
l'ampleur dans le monde extérieur qu'ils fuient à chaque
jour. Le grand mensonge, après tout, a consisté en
grande partie à égarer les gens hors de ce qui se passe
réellement dans leurs vies, à perdre leur intelligence,
leur sensibilité, leurs énergies et leur volonté dans des
chimères qui ne leur apportent que déception et
aliénation... et encore de l'aliénation, toujours plus
d'aliénation.
Estce je suis en train vous prophétiser la fin des temps?
Non, détective. Je vous parle d'un grand mouvement
dialectique vers la transcendance. Je vous parle d'une
révolution, et d'une révolution spirituelle. Une
révolution qui dépassera toutes les autres révolutions
connues jusqu'à présent. La révolution de l'esprit. La
révolution du rêve et de l'imaginaire. Celle qui
253
entraînera, par son mouvement, toutes les autres
révolutions.
254
Chapitre 6:
Le dormeur éveillé
255
256
Jamais Louis n'aurait cru en toute cette histoire. Il ne
m'avait parlé après tout que d'un informateur qui me
fournirait des indices pour mon enquête, et non à cet…
être. Cet homme enfin si c'est bel et bien d'un homme
et non une vision qui m'est apparue ce soirlà est un
personnage connu de façon plutôt sommaire par Louis
ainsi que par l'infâme cercle ésotérique dont il fait
partie. C'est d'ailleurs, comme il me le raconta
évasivement un jour, durant une de leurs réunions
informelles, de leur « conseil », que Valencia fit sa
première apparition, et non sans passer inaperçu. Louis
et ses collaborateurs ne savaient vraiment pas à quoi
s'attendre de ce vieux type bizarre venu d'Europe de
l'Est, qui passait le plus clair de son temps à marmonner
des bouts de phrases confuses dans un coin sombre de
la pièce, en affichant un air étrangement effacé. Le
257
bonhomme avait toujours cet air hagard et dépossédé.
Mais étrangement, c'était impossible de deviner à quel
rang il appartenait, car sa tenue, était à la fois trop
surannée, mais trop soigné pour se permette de dire
qu'il soit clochard, ou banquier, ou taulard, ou
menuisier; mais peutêtre n'étaitil un vestige d'une
vieille aristocratie désabusée... nul ne le savait vraiment.
C'est pendant un des derniers conseils secrets de la
bande à Louis que Valencia se révéla à ces derniers sous
l'aspect de celui qu'il était vraiment.
L'homme se présenta en premier comme un professeur
d'université, en relations internationales je crois. Ni
Louis ni ses associés n'ont pu confirmer quoi que ce soit
concernant sa nationalité ou ses origines, mais il leur
sembla clairement que le type était européen, voire
même typiquement méditerranéen. Il avait en fait
l'esprit très éclairé, et semblait être à l'affût
particulièrement de questions sociales et politiques
actuelles, leur parlant souvent des problématiques de
structuration de réseaux de pouvoir à l'échelle
mondiale, de nouvelles mesures innovatrices
d'influence et de contrôle des populations, de
recherches de pointe dans le domaine de la psychologie
de la conscience, et je ne sais quoi d'autre…
Louis était parti durant quelques jours à un important
congrès à l'étranger, mais juste avant de partir il vint me
visiter au café Discursif, où nous on se rencontre
souvent, le temps de jouer une partie d'échecs ou de
simplement jaser. C'était un petit café fréquenté surtout
258
par des étudiants du collège du Prégent, de jeunes
blondinets et blondinettes aux joues duveteuses, et
aussi quelques vieux intellectuels rabougris qui se
terraient toujours dans un coin sombre de la place. L'un,
particulièrement, retenait mon attention depuis un bon
moment déjà. Il portait de grosses lunettes noires parmi
sa folle chevelure grise et se tenait courbé sur son bol de
café durant des heures, il me semblait, sans ne porter
attention à son entourage, mais il ne s'agissait
visiblement pas d'un handicapé visuel. Jamais je ne
l'avais vu ici auparavant, or je me suis dit qu'il devait
être nouveau dans le coin. Je fus déconcentré par la
silhouette d'Eugène Lebaptiste faisant son entrée, se
muant comme un fantôme parmi la foule, en se
balançant d'un côté comme de l'autre, comme guidé et
animé par des courants invisibles provenant des
sombres profondeurs de la Terre, et en se faufilant
parmi un troupeau de jeunes filles ingénues aux
broches luisantes qui ricanaient sans cesse pour je ne
sais quoi. Elles riaient de tout et de rien. Il avait un air
plutôt débalancé, soit, mais l'anxiété, une anxiété
certaine qu'il avait du mal à surmonter, se voyait dans
son regard. Je le voyais, sombre et inquiet, pénétrant à
travers la candeur de jeunes blondes lumineuses. À son
air tourmenté, j'aurais pu en déduire que lui aussi
sortait d'une rencontre avec l'étrange Valencia. Je devais
sans aucun doute avoir cette même expression quand je
suis revenu chez moi, hier, alors que mon épouse m'a
mitraillé d'une pléiade de questions sur mes allées et
venues depuis les derniers jours. Je n'ai même pas pu
lui expliquer correctement, ne lui aijetelle pas
259
vraiment menti…? Je ne me souviens même pas
d'ailleurs comment suisje vraiment revenu de chez
Valencia, ni encore quel jour je l'ai rencontré. Étaitce
vraiment hier ou c'était samedi?
260
s'appelait pas San Anselmo, ou que ce soit qui peut
y ressembler. Non, non. J'ai rencontré, je t'assure,
un type d'un nom différent. Il s'appelait Valevicius
Valencia...
– Quoi? T'as bien dit Val...?
– Oui, Valevicius Valencia... quoi?
Ce nom sembla avoir frappé en lui comme la foudre et
je le sentais alors que l'éclair se vit dans ses yeux, à la
grandeur des orbites, et Eugène faillit renverser son café
sur ses genoux. Sa bouche s'ouvrait, béante, la mâchoire
coincée. Quelque chose n'allait pas… Il semble qu'une
tragédie s'était produite là où il ne s'attendait le moins;
le plan ne s'était pas du tout passé tel que prévu. Il se
reprit quelque peu, se détendant sur sa chaise, et prit le
temps de bien pondérer des mots.
« Jobert… Jobert je sais pas comment te le dire… Je crois
que tu es en danger, en grand danger. Y a eu un terrible
malentendu; une... une erreur sur la personne. Mais je
crois pas que le malentendu soit dû au hasard, ou
encore à une erreur de ta part. C'est plutôt un
malentendu provoqué, une erreur calculée… oui,
calculée. »
261
semblait se mystifier luimême en disant ces mots… ses
yeux grands et tout mouillés, perdus dans leurs nuages.
« C'est pas lui que tu devais voir... Je ne comprends pas,
il doit bien y avoir eu un malentendu. Mais par contre,
je sais qui est Valencia... oui je le sais! Du moins j'en ai
entendu long sur cet hommelà. Ce typelà est
dangereux... très. Il faut que tu saches… que plein de
gens ont disparu alors qu'ils étaient pour rencontrer un
certain Valencia, c'est arrivé à plusieurs reprises ces
dernières années. Il a été même banni, plus par mesure
de sécurité, de plusieurs loges maçonniques en Europe,
car il avait comme coutume d'infiltrer les loges, d'une
certaine façon. J'ai un ami dont le passetemps principal
est de rechercher et de répertorier tous les cas de
disparition, de meurtres ou de morts mystérieuses dont
le nom de Valevicius Valencia est associé d'une façon
ou d'une autre je sais même pas comment t'expliquer…
Certains sont disparus alors qu'ils étaient pour le
rencontrer, d'autres sont morts ou furent portés
disparus dans les jours qui suivirent leur rencontre avec
lui. Mais tu vois, lui, enfin ce type que je connais, il
collectionne plein d'articles de presse, d'extraits vidéo et
de photos sur le personnage, et puis il en a des piles...
Mais en réalité, ce qui prend le plus de son temps, ce
n'est pas de chercher et d'accumuler des données, mais
de les regrouper, de les classifier… tu vois, il est allé
jusqu'à monter quelques grands tableaux de
distribution de fréquences, puis même des analyses de
correspondances sur le sujet. Assez impressionnant, son
travail! Vraiment. Je l'ai constaté par moimême. Une
262
étude quasi académique. Je pourrais te parler de ce qu'il
a trouvé, mais ce serait un peu long à élaborer… Ah, et
tiens, je te note ses coordonnées! Je suis sûr que tu
meures d'envie de le questionner… »
Ses petites mains frissonnantes de nervosité plongèrent
dans une grande poche de son imper et en ressortirent
quelques bouts de papier froissés, dont l'un, qu'il retint
pour m'écrire une adresse et un numéro de téléphone.
JeanPaulPaul Bertrand, avocat, avec le téléphone.
– …puis il y a aussi, figuretoi, des mystiques cinglés
qui croient que cet homme est la réincarnation, en
chair et en os, de Christian Rosencreutz, le
prétendu fondateur de la RoseCroix; ou de Saint
Germain; de John Dee, et de… ah oui du mentor
personnel d'Adolf Hitler. Il y a même quelques
sites sur Internet làdessus... Ils reprennent une
foule de documents historiques, et pas toujours
très pertinents d'ailleurs pour supporter leurs
thèses. Bon, je donne aucun crédit à ses inepties,
mais il en reste que cet hommelà est dangereux,
extrêmement dangereux. Et là je suis vraiment
surpris que tu sois encore en vie maintenant, mon
ami! Mais… racontemoi ce qui s'est passé hier…
comment ça s’est passé?
263
quelqu'un qui trafique une histoire peu imaginative de
dernière minute.
– Bien, en fait... je me suis ramassé dans une taverne,
cette soiréelà. Le Bar Ben. C'est une vieille taverne
dans le quartier CentreSud. Je suis arrivé vers
deux heures et la taverne était sur le point de
fermer. Ça puait, et c'était plein de types bizarres.
J'ai visité un peu les lieux, puis… bien, j'ai
rencontré une prostituée qui s'appelait Erzulie, elle
m'a dit quelques trucs au sujet de mon rendez
vous, et puis je me suis ramassé dans un
appartement sans elle, bien sûr! et il y avait
seulement Valencia, qui m'a accueilli comme s'il
m'attendait. Le type m'a étalé plein de révélations
bizarres, plus de nature philosophique qu'autre
chose. Il m'a parlé… d'une sorte de révolution
spirituelle, de la Mort Blanche et… des strates…
Comment il disait, donc? Les strates constitutives.
Oui… c'est ça. Mais moi je n'ai jamais entendu
parler d'une telle notion… Ça t'est familier?
264
– Je ne lui ai pas vraiment demandé des explications.
Je me sentais comme sous hypnose. Je ne sais pas
comment il faisait, d'ailleurs.... ses pensées… je les
sentais comme littéralement transmises dans ma
tête, directement, sans aucun moyen de
communication… Je suis sûr; ses lèvres ne
bougeaient pas pendant qu'il parlait!!! Mais je
devais halluciner… Cette bière que j'ai prise, il
devait y avoir une drogue làdedans! Et puis... je ne
me rappelle que vaguement ce qui s'est ensuivi.
– Quoi, au juste?
– Bien, à la fin de son discours, il me dit clairement
comment je devais retourner chez nous, et avec
beaucoup d'emphase sur les directions... par quel
chemin, en passant par quelles rues, et puis par
quelle ruelle. Peutêtre étaitce simplement par
souci de sécurité, je sais pas... Et puis je suis rentré
chez moi, en suivant à la lettre ses indications. Je
me suis réveillé tôt ce matin, mais voistu… je ne
me rappelle pas… Ah, c'est pas important.
– Quoi…? Mais qu'estce qu'il t'a dit?
– Je… je m'en souviens à peine… Mais il me parlait
de la Mort Blanche. Mais qu'estce qu'il disait sur
elle...? Voyons...
– …et...?
265
– Ah zut. J'arrive pas à me rappeler de ce qu'il a dit
làdessus. C'est si important? Je veux dire... pour
toi? Je pourrai sûrement te revenir làdessus une
fois que je m'en souviendrai mieux...
Mais déjà il ne m'écoutait plus. Un lourd silence nous
couvrit durant un bon moment, et Louis restait figé
comme dans une torpeur. Puis il sortit de son mutisme,
se réveillant un peu en sursaut, comme quelqu'un
sortant d'un état d'hypnose après avoir claqué des
doigts.
266
conspirateur, de carrière. Un véritable architecte du
complot. C'est un sale renard. Un type très habile
dans la rhétorique, dans l'art de la persuasion, de la
manipulation de l'entendement, et dans la
déception… oui, la déception. À des foules entières,
il peut montrer le monde selon un oeil nouveau et
apparemment véridique, pour ensuite crever l'autre
oeil et emporter les foules à leur ruine, dans
l'obscurité totale de leur perte. Il est pire qu'un
prédicateur, c'est un véritable gourou sectaire qui
utilise un réseau qui s'étend à l'échelle de la planète
pour réaliser son plan. Je connais beaucoup
d'empereurs qui auraient rêvé être ce qu'il est!
Alors, oublie ce qu'il t'a dit, tout ce qu'il t'a dit… Il
a tenté de te laver le cerveau... de corrompre ton
esprit pour que tu le suives.
267
Ça concernait une recherche scientifique… plutôt une
expérience qui a mal tourné. Une “erreur de la
science”… c'est ce qu'il avait dit! Et il en parlait comme
si c'était une sorte d'opportunité, qui est propice à
l'établissement d'un nouvel ordre, à la réalisation d'un
grand bouleversement, d'une sorte de révolution. Mais
bon, pour ce qui est seulement de l'expérience qui a
échoué, en laissant de côté tout son discours
révolutionnaire, eh bien ça, c'est très, très intéressant.
Voilà quelque chose qui me mène entièrement dans une
nouvelle direction…
– Ouais… Peutêtre. Mais fais attention, Donatien. » il
parlait tout en guettant à plusieurs reprises l'horloge,
puis détournant son regard vers les passants dehors, à
travers la vitrine du café. « Valencia t'a peutêtre montré
une part de la vérité, et si c'en est le cas, c'est sans aucun
doute pour l'accompagner de déception, d'une
déception immense. Bref… je crois que tu devrais plus
t'informer sur Valevicius Valencia avant d'aller plus
loin sur cette piste. Du moins, c'est mon avis...
268
société secrète, la société Thule, qui partageait les
mêmes origines que la Golden Dawn d'Aleister
Crowley, et était aussi apparentée voire même
associée à l'ordre des Skulls and Bones de l'université
de Yale, aux USAs, l'Ordre des Illuminés, ou Illuminati
de l'appellation plus courante, était la toile secrète qui
unissait ces sociétés, pas seulement ces troisci, mais
une multitude de sociétés secrètes, répandues aux
quatre coins de l'Occident, même de l'Orient. Les
jésuites et les francsmaçons, étaient les plus populeuses
et les plus célèbres de ces sociétés, même si, vu de
l'extérieur, elles se revendiquaient comme étant
mutuellement opposées, autant dans leur doctrine que
dans leur “loyauté”. La société Thule croyait en une
ancienne lignée d'humains, les indoaryens, originaires
de l'Atlantide, qui était liée par le sang à la race
pseudodivine qui a créé le Ciel et la Terre et avait régné
sur le monde durant des milliers d'années, avant que le
monde ne se fasse corrompre progressivement par
l'influence d'êtres “inférieurs”, produits d'un métissage
entre humains et babouin. Les Aryens étaient en fait le
peuple élu pour gouverner le monde dans la religion
védique hindoue, et les nazis croyaient fermement que
le peuple germain en était l'héritage. Eckart, l'associé et
le suppléant de Von Sebottendorf, se fit durant
quelques années une sorte de mentor pour le dictateur
en devenir qui, comme on le sait, allait établir un
régime totalitaire en Allemagne et s'emparerait, en
l'espace de quelques années, de presque toute l'Europe
ainsi que la majeure partie des colonies africaines des
grands empires occidentaux. C'est de cette relation avec
269
la société secrète que cet individu, Adolf Hitler, fit la
rencontre de multiples personnages influents des
cercles suprémacistes allemands dont notamment
Rudolf Hess, dont les ambitions étaient non seulement
politiques, mais aussi profondément empreintes d'un
ésotérisme dément. Ainsi avait été créé le Parti national
socialiste allemand dans les années '20... avec une
poignée de malades mentaux sectaires déterminés à
réincarner la civilisation de l'Atlantide. Pensée
ésotérique ou religieuse et conception politique vont
de pair, sembletil, dans le conservatisme politique, et
je n'ai pas de difficulté à croire cela, au moins. Le
swastika était d'ailleurs, comme je le savais déjà, un
symbole provenant du mysticisme asiatique. La religion
védique du nord de l'Inde est aussi au fondement
même du système des castes dont la société indienne
souffre encore aujourd'hui; un système drôlement
similaire à ce que les doctrines eugéniques et
suprémacistes européennes idéalisaient alors, et encore
aujourd'hui.
270
partager le destin de l'humanité. Dans sa vision, basée
sur le darwinisme social, les clés du pouvoir devaient
revenir dans les mains de ceux et celles qui étaient les
plus aptes à gouverner, et cela, pardelà toutes
frontières nationales, religieuses et culturelles. Et au
sommet de leur synarchie, il y aurait ce conseil de sages,
nommé la “Fraternité Blanche”, qui les dirigerait et les
inspirerait dans leur règne. Selon d'Alveydre, cette race,
aussi mystérieuse soitelle, existait toujours à son
époque. Il avait même affirmé avoir rencontré
personnellement ces gens, lors de son long périple
spirituel à travers l'Himalaya. Ils existaient bel et bien,
seulement que leur existence avait été voilée, durant
des milliers d'années, au point d'être oubliée par
l'Histoire; et c'est uniquement par voie télépathique et
onirique des communications essentiellement
surnaturelles, soit que des personnages tels que
Madame Blavatsky, le prodigieux Aleister Crowley,
SaintYves d'Alveydre luimême, et par la suite Von
Sebottendorf, Eckart et enfin Adolf Hitler ont tous pu
soidisant entrer en “contact privilégié” avec les
membres de cette race. Mais cela, ce n'était que la
version des nazis, ainsi que des occultistes dont ils
s'étaient inspirés, encore y en avaitil long à dire sur
cette connection secrète dans le reste du monde
occidental...
« ...bref, ce Von Sebottendorf a eu une influence directe
sur la création du Parti Nazi, même si son rôle est
devenu de plus en plus flou et incertain, au fil des
années. Il semble que durant un certain temps il a été
271
une sorte de marionnettiste, qui tira les ficelles, en
gardant une bonne distance, sur un réseau privilégié
d'individus bien positionnés; ou simplement il a été un
acteur distant et effacé, politiquement « humble ». Je
sais pas... Mais ce qui est certain, c'est que le Parti Nazi
fut créé à partir de la société Thule, dont il était le
fondateur, et il semble qu'il aurait joué un rôle plutôt
actif comme officier et agent double pour le Troisième
Reich durant la guerre, à Istanbul. Mais hormis la
spéculation, de ce que j'en sais, c'est Eckart qui a été le
gourou personnel de Hitler, et qui lui a enseigné une
bonne partie des fondements mystiques et historiques
de la paranoïa antisémite qu'il a plus tard prêchée aux
masses, après l'avoir élaborée dans le Mein Kampf... tu
sais cette théorie de complot sur la domination
mondiale juive, celle de la cabale de banquiers juifs qui
prend le contrôle sur toute l'activité financière mondiale
de l'arrière, par le contrôle de l'or et du marché
monétaire. C'est du Protocole des Sages de Sion qui
aurait d'ailleurs été écrit par un imposteur antisémite
pour pouvoir porter le document sur le dos des Juifs du
monde entier dont vient la théorie du complot juif
mondial, c'est ce document qui fut le premier à attiser
les flammes des pogroms et du nazisme en Occident; le
Mein Kampf, il est directement basé làdessus. »
– Mais où tu veux en venir...
– Or voici qu'on avait, d'un côté, le grand peuple
germanique, ce peuple élu par la sélection naturelle
des âges, descendant des Atlantes; et survivance
nordique de ladite race aryenne des Indes,
272
attendant son nouveau règne millénaire, après la
persécution du Traité de Versailles ce grand
complot orchestré par les Juifs de France,
d'Angleterre et de Russie pour étendre leur
domination sur l'Europe alors que dans l'autre
camp, bien il y a les Juifs occidentaux qui
gouvernent les nations «aryennes» et persécutent le
grand peuple élu par les anciens dieux de
l'Atlantide et de Thule… d'un côté les bolcheviks,
de l'autre les Rotschild et les autres Lords, puis
entre les deux toute la bourgeoisie politique
française, juive et gauchiste. Les Juifs étaient pour
eux une grande toile politique et financière qui
dominait partout sur l'Europe, et qui était sur le
point de prendre le contrôle sur le Monde entier. Le
sang des Atlantes de Madame Blavatsky, se faisait
corrompre depuis déjà des siècles, et était menacé
d'être épuisé définitivement par une race
inférieure... qui pourtant était dominante sur les
descendants des Atlantes. Les fondements de ces
idéeslà proviennent surtout, en fait, de Hess et de
Eckart, car Hitler… ce petit peintre peu talentueux
même si doué d'un certain charisme et d'idées déjà
très réactionnaires était pas vraiment un
belligérant prêcheur de la suprématie blanche, du
moins pas avant qu'il se fasse endoctriner par un
membre de la Thule Gesellschaft en prison, et qu'il
se mette tisse des liens avec cette société une fois
sorti de prison. Mais tu sais qu'à l'époque, Hitler et
son petit groupe de fanatiques n'étaient qu'une
avantgarde politique, car les Nazis, tout comme
273
des clans aussi distincts que les familles de
banquiers occidentales, et les bolcheviks russes que
l'administration Roosevelt et la haute finance
américaine Bush, Rockefeller, Thyssen et
Kennedy tous étaient sous la même influence
d'une seule et même autorité, et agissaient selon ses
directives! Cet être, ce chef, était l'éminence
suprême dans le cercle interne de cette élite
mondiale qui du moins d'un point de vue
extérieur est aussi éparse qu'inconciliable. C'est le
grand mage des Illuminés, mais je ne vais pas te
donner son nom, car personne n'a jamais vraiment
su quelle était la vraie identité de celui qui était au
sommet de la pyramide, du moins pas de son
vivant. Étaitce Von Sebottendorf, à une telle
époque? Ou plutôt Eckart, son bras droit, plus
politique, plus pragmatique, à une autre? Peutêtre
étaitil un des héritiers de Madame Blavatsky,
Aleister Crowley et SaintYves d'Alveydre? Le chef
de l'Ordo Templi Orientis? Estce que Valencia est
leur héritier à tous... ou n'estil encore qu'un de ses
intermédiaires? Tu peux pas le savoir... personne
ne le peut. Tout ce que l'Histoire peut nous
prouver, c'est que Sebottendorf se serait suicidé à la
fin de la Deuxième Guerre mondiale, malgré que
les preuves soient encore discutables. Moi, je crois
qu'aucuns de ces gens n'ont été des maîtres,
seulement des gens agissant selon certains codes
internes, selon des directives venant d'une autorité
inconnue, qui n'est pas nécessairement composée
que d'un seul individu. Car tous ces gens avaient
274
un agenda commun, tous croyaient en l'avènement
d'une grande synarchie planétaire, le fameux
« nouvel ordre mondial », pour marquer le début
d'un nouveau règne millénaire, sous l'ère du
Verseau. Et des théories du complot assez
répandues, même dans des milieux académiques,
veulent que leurs agents subordonnés, ou
émissaires quels qu'ils soient infiltrent et
manipulent toutes les structures politiques,
financières, religieuses du monde entier; dans le
but d'amener cet ordre à se concrétiser dans une
grande tragédie politique mondiale, le faisant
accepter aux masses en leur imposant comme la
meilleure solution à leurs faiblesses, et à leur
insécurité, dans une situation de crise. Démentiel,
non? Je veux dire cette théorie, bien sûr! Bon, si je te
dis tout cela, bien… c'est seulement parce que si
Valencia ne veut pas ta peau ou ta liberté, c'est
peutêtre parce qu'il a des plans encore plus
sinistres pour toi… »
275
Je n'ai malheureusement eu ni la vivacité d'esprit ni le
temps pour lui poser la question, car alors que j'étais en
train de replacer dans ma tête les morceaux de ses
explications chaotiques, il s'empressait de partir.
Comme en un seul mouvement il me salua, me
prescrivit de surveiller mes arrières, et déguerpit du
café sans même payer pour son café et sa petite pointe
de gâteau aux carottes, qu'il n'avait d'ailleurs même pas
entamée (et que je me délectai de déguster à sa place
sans trop me poser de questions sur les motifs de son
empressement). Peu après qu'il soit sorti, je remarquai
sur le sol un petit bout de papier qu'il avait
apparemment laissé tomber de son manteau, et qui dû
être un des bouts de papier qui tombèrent au hasard
lorsqu'il en saisit un pour m'écrire la note. Un petit
papier journal sur lequel était griffonné encore une
adresse, ou du moins ce qu'il me sembla en être une. Le
«13A, avenue Saint…» la fin du nom était illisible «De
Molay», «sous terre», «Porte boulevard Kennedy», puis
«3 fois, 2 fois 3, et 3 fois 3».
276
Kennedy. J'estimai quand même que cela méritait d'être
vérifié sur le terrain, juste au cas où.
Peu après que Louis soit parti, je cherchai du regard le
vieil homme renfrogné qui me guettait du fond de la
salle, plus tôt, avant que mon ami arrive. Le vieillard
avait disparu. Dommage, j'aurais bien aimé l'interroger
sur quelques points, car il me semblait vraiment avoir
quelque chose de familier, mais je n'étais pas certain de
quoi exactement...
* * *
Étant donné que j'avais toute la journée du lendemain à
ma disposition, je décidai d'en profiter pour faire une
excursion dans le centreville, question de rencontrer ce
type dont Louis m'avait parlé, toujours déterminé à
poursuivre mon enquête malgré la confusion dans
laquelle je fus plongé, il y a quelques jours, avec ma
rencontre avec cet infâme Valencia. Je rencontrai cet
homme, chez lui, en fin de matinée et nous allâmes
aussitôt à un petit restaurant Thai près du parc Roman,
puis nous allâmes nous asseoir à un banc dans le parc,
pour discuter plus en profondeur de ce qu'il savait.
C'était un type plutôt austère d'apparence. JeanPaul
Bernard qu'il s'appelait. Un nom pesant, et raisonnant...
approprié pour un professeur. Le professeur Bernard,
277
un grand homme trapu et chauve, aux yeux perdus
dans des lunettes triple foyer, était un type plutôt
réservé, distant, qui ne regardait que rarement dans les
yeux lorsqu'il parlait, et semblait être constamment sur
un nuage. Mais il avait néanmoins la volubilité et le
charisme pour être intéressant à entendre, et
suffisamment rationnel pour être crédible dans ses
propos, aussi ésotériques fussentils. Peu importe, il m'a
un peu tout raconté son histoire c'estàdire tout ce
qu'il a découvert sur Valencia un peu à la manière d'un
professeur; comme s'il avait déjà son plan de cours pour
tout m'expliquer. J'avais à peine à le questionner (et
j'eus peine à le faire d'ailleurs), car il me lança tout ce
tas d'informations de façon linéaire en faisant rarement
de pauses.
278
membres de cette confrérie aurait provoqué la zizanie
entre les royaumes de Mycènes et de Troie afin que ces
deux sociétés s'entrechoquent dans un des plus
sanglants massacres guerriers de l'histoire, il y a plus de
3500 ans. Cet individu, une femme, simple mortelle, qui
fut plus tard personnifiée en Aphrodite dans le récit
d'Homère pour des fins poétiques, bien sûr était en
fait un des rares membres féminins de cette vieille
confrérie. Cet ordre secret avait aussi joué un rôle
crucial dans l'établissement et l'expansion des
premières dynasties royales en Égypte, et puis dans la
création de l'Église catholique sous l'Empire romain,
alors que deux des membres eurent une influence
étroite sur Constantin 1er ainsi que sur plusieurs papes
au cours de l'histoire. Ils se sont “matérialisés” de façon
plus officielle sous la forme de l'Ordre Templier, et plus
tard utilisèrent diverses sectes et sociétés secrètes il me
parla vaguement des rosicruciens et des jésuites à
travers les âges, pour avoir une emprise concrète sur la
société, tout en demeurant protégés par le couvert du
secret; certaines de ces couvertures ayant simplement
disparu à travers les grands événements de l'Histoire
l'Inquisition, la Révolution française, les deux grandes
Guerres mondiales notamment et d'autres restant
toujours aussi actives et influentes dans l'époque
contemporaine qu'elles ne l'eurent toujours été par le
passé.
279
gouttes dans les cercles académiques égyptiens. Mais
bien qu'il semblait en connaître sur l'activité de la secte
sur une ligne historique aussi étendue, il ne me dit pas
grandchose sur les origines de cette confrérie, ni sur
comment elle put survivre durant si longtemps sans
n'avoir été qu'une seule fois dévoilée au grand jour.
Mais l'histoire ancestrale de ce groupe est aussi obscure
que la préhistoire de la civilisation humaine. Si on sait
peu de choses sur les civilisations de l'ancienne
Mésopotamie et de l'Inde, encore moins en saiton sur
les origines de la Confrérie du Serpent. Là où était
l'intérêt de cet ordre, c'était plutôt dans toute cette
période, pour le moins mouvementée, allant du Moyen
Âge jusqu'à l'ère industrielle, car c'est durant cette
longue période que se déclencha une guerre qui dura
des siècles et resta tout ce temps invisible aux yeux de
presque tous les humains sur la Terre. Pour lui, un
tournant important et généralement sousestimé par les
historiens modernes fut la chute d'Alexandrie aux
mains de l'empire romain, plus particulièrement, de la
destruction de sa bibliothèque, qui contenait des
ouvrages illustres de poésie, de littérature, de sciences,
de Droit, de philosophie et d'Histoire provenant de
toutes les civilisations orientales passées et
contemporaines. Le savoir était concentré, et protégé en
cet endroit unique, pour la seule et unique raison que
c'était le refuge, les quartier généraux et aussi le temple
de la secte ancestrale. Les membres de la secte étaient
euxmêmes de grands voyageurs qui avaient des
relations privilégiées parmi les fonctionnaires,
généraux, rois, marchands, philosophes et les
280
empereurs des quatre coins du continent, allant des
cités États de la Méditerranée jusqu'aux riches empires
de la Chine, en passant par l'Égypte ancienne et les
diverses civilisations des peuples d'Amérique
précolombienne. Aux dires du docteur Bertrand, la
Confrérie avait même étendu son influence jusque dans
les mystérieuses civilisations de l'Amérique
précolombienne, où un culte du serpent aurait été
instauré par un de ses membres, d'où le récit du
Quetzacoatl, le Serpent à plumes. Leur grande toile
invisible avait commencé à s'étendre et à s'incruster
dans la civilisation occidentale durant les campagnes
d'Alexandre le Grand au MoyenOrient, alors que des
généraux du conquérant étaient entrés en contact avec
la Confrérie, dans les royaumes conquis, quelque part
au ProcheOrient, et étaient devenus des initiés de cette
façon. C'était la tactique de tout ordre ou religion
voulant survivre; de ne pas résister aux conquérants et
de gagner la dévotion et la loyauté de puissants alliés
parmi eux, entre autres par la “sorcellerie des mots”, ou
le “pouvoir de la Foi” comme d'autres l'appelleraient.
C'est par ce seul principe, selon lui, que la survivance et
le secret de la Confrérie ont persisté à travers les
époques et les civilisations.
La plus grande partie de la collection de la bibliothèque
d'Alexandrie venait ainsi de ce que les membres de la
Confrérie amassaient de partout où ils avaient foulé le
sol et étendu leur influence, le plus souvent de façon
indirecte et insidieuse, pour transformer l'ordre du
monde selon leurs desseins secrets. Ils étaient à la fois
281
explorateurs et conspirateurs, qui conquéraient sans
que personne n'en ait conscience, au premier abord.
Leur empire n'avait aucune armée, et vivait camouflé,
incrusté, se perpétuant en secret parmi les cercles les
élites, parfois derrière la religion et la science, mais le
plus souvent dans la politique et le commerce; si
ingénieusement incrusté, en fait, que la Confrérie
pouvait décider du sort d'une civilisation entière en
seulement quelques actions concises et bien ciblées,
mais que personne ne pouvait faire quoi que ce ne soit
pour les empêcher de le faire, ou encore de les accuser
ou les condamner, sans n'avoir à s'attaquer à un pan
entier du pouvoir politique ou religieux... ce qui ne
devait pas être très envisageable comme action pour la
plupart des gens en ces temps ancestraux. Bref, je ne
savais que croire de cette idée qu'une secte, ou une
fraternité, ou quoi que ce fût d'autre du genre puisse en
arriver à avoir une emprise si forte sur le monde entier,
surtout à une époque où l'espace et les barrières
culturelles et sociales était peu avantageuses au
développement de réseaux de pouvoir, et de savoir, à
une échelle si vaste. Malgré tout, les Mongols ont créé
quelque chose de similaire quoiqu'avec une approche
de l'invasion qui était beaucoup moins raffinée et sont
pourtant parvenus à dominer l'ensemble de l'Orient,
incluant une partie de l'Europe et de l'Afrique, durant
des siècles.
282
vivais, pour ce monde insignifiant et renfermé qui
s'oublie une journée après l'autre; tellement que, peu
importe la véracité du récit de Bertrand, de cette
extravagante version révisionniste de l'Histoire, je
trouvais ce récit aussi irréel et féerique qu'un épique
roman de fantaisie, déjanté, schizophrénique et
essentiellement invraisemblable. Je me rappelle qu'il
avait même été jusqu'à inclure le surnaturel et le
magique à son histoire... parlant de certains individus
immortels, et de certains autres ayant des pouvoirs
psychiques assez puissants pour provoquer des
manifestations surnaturelles, transformer le plomb en
or véritable, ou influencer les champs magnétiques
terrestres, les courants telluriques, par la voie de
procédés mystiques... Bref, des détails qui n'aidaient en
rien la crédibilité de son récit. Mais étaitce tout ce qui le
rendait si déconnecté de l'univers qui m'entourait?
Peutêtre n'avaisje pas l'esprit suffisamment entraîné à
la pensée historique, qu'après toutes ces années j'avais
quelque peu perdu ma sensibilité intellectuelle pour les
formes historiques derrière chaque lieu et chaque fait;
de cette part de ce qui revient parmi ce qui devient, du
récit qui se répète continuellement, audelà du regard
des masses, ou simplement des êtres trop près d'un
processus pour pouvoir le mettre en perspective avec
un passé qui était pourtant similaire. L'acuité historique
me manquait, mais je sentais que j'étais sur le point de
la redécouvrir, et de redécouvrir en même temps tout
un monde nouveau... une dimension de l'univers que je
n'avais pas exploré jusqu'à ce maintenant, et qui
donnait beaucoup de cohérence à nombres de choses
283
qui ne faisaient pas de sens à mes yeux... Et oui, si après
tout la civilisation n'était dirigée par quelques individus
exerçant une influence énorme sur le cours des choses,
en définissant le sens commun pour le reste du monde
entier, et peutêtre même en créant ses besoins, ses
idéaux, ses valeurs? N'estce pas après tout ce que
prophètes, artistes, politiciens, banquiers, prêtres et
idoles de toutes sortes ont toujours fait depuis des
millénaires? Les masses n'auraienttelles eu qu'à suivre
les directions qui s'imposaient à elles comme étant les
meilleures, ou encore les seules existantes? Pourquoi
l'Histoire ne seraitelle pas celle des conspirateurs, tout
comme elle est celle des vainqueurs? Les vainqueurs ne
sontils pas, après tout, que des gens doués dans le
grand art du complot?
284
revis plus depuis ce moment. Peutêtre ne s'agissaitil
que d'un dérangé, ou peutêtre encore étaisje devenu
un peu paranoïaque avec toutes ces histoires sur
Valencia. Il est vrai que toute chose, en fait, peut être
susceptible d'alimenter les pires fabulations
paranoïaques, même les éléments les plus banaux de
notre quotidien, comme toute chose peut être le produit
d'un complot d'une façon ou d'une autre. Je suis moi
même l'instigateur de dizaines de complots à moi seul,
chaque année, lorsque je dépiste d'éventuels criminels
qui se croient audessus de tout, ou que j'aie à retrouver
en ColombieBritannique un enfant, d'ici, qui a été
enlevé par son père alors que sa mère était simplement
partie au marché. Mais il reste toujours une possibilité
qu'il y ait un œil qui surveille, secrètement, l'œil qui
surveille; une métasurveillance qui ne se fait pas
remarquer de celui qui observe, car celuici est
constamment concentré sur d'autres objets et que très
peu sur luimême, et c'est là d'ailleurs que se trouve la
grande faiblesse de l'observateur. En regardant à
l'horizon, on ne porte pas attention à la mine sur
laquelle on met le pied.
Il était clair que je ne pouvais trouver un 13A qui fut
situé à un quelconque croisement entre non deux mais
trois rues qui ne se connectent même pas. Il y avait par
contre le 12 avenue Kennedy que je parvins à trouver
presque par chance, car il s'agissait d'un tout petit
édifice, d'une petitesse surprenante, coincé entre le 12,
un gratteciel massif dans lequel siégeait une des plus
importantes banques du pays, et le 14, un pub ou une
285
boîte de nuit, sans surprise fermée à cette heureci de
l'aprèsmidi. L'endroit, le 13, était occupé par ce qui
semblait être une firme de consultants, portant un nom
vague. Le Centre des relations internationales. Rien à
signaler de spécial, du moins à premier abord. Sur le
deuxième et le troisième étage s'y trouvaient les
bureaux de quelques consultants... et d'un avocat
spécialisé en Droit international; tandis que le bureau
de la secrétaire occupait presque tout le rezde
chaussée, en incluant la petite salle d'attente qui y était
adjointe. Les diplomates, de toute façon, ne traînent
jamais dans les salles d'attente, or cette pièce devait être
plus symbolique qu'autre chose. Malgré la petitesse des
lieux, tout était garni d'un luxe très raffiné, et imprégné
d'un style victorien fait de boiseries sombres, de
tapisseries murales aux allures arabesques, et d'une
multitude d'objets et de décorations moulées dans le
cuivre et le fer, ou sculptées dans de la pierre noire.
L'ambiance était chaude et feutrée, malgré une certaine
odeur de renfermé, rappelant une odeur de vieux
papier. Étaitce l'odeur de l'argent?
La secrétaire, une vielle dame d'allure austère, me fit un
air vaguement déconcerté lorsque je lui demandai où
pouvaisje trouver l'énigmatique 13A que je cherchais.
Je lui expliquai, comme bon me semble d'être certain de
ne pas me tromper, mais ça ne réussit pas à la
convaincre. De toute façon, si elle savait au sujet du
13A, il n'y avait aucune façon qu'elle collabore pour me
donner les directives pour me rendre; c'était une
secrétaire après tout, et les secrétaires filtrent si bien
286
l'information qu'il n'y a presque rien à faire de
convenable avec elles pour forcer les choses. Ce fameux
13A aurait bien pu être le placard de la salle d'attente,
elle ne m'en aurait jamais parlé à moins de l'enfermer
dedans et lui demander l'adresse du placard où je l'ai
enfermée. Mais je crois plutôt qu'elle ne savait tout
simplement pas. Après tout, vu l'endroit où se trouvait
véritablement le 13A, tout le monde en fait pouvait ne
jamais avoir remarqué cette adresse, tout comme
personne n'avait de raison de la connaître...
Sous la banque et tout juste à côté de la firme s'ouvrait
une entrée de stationnement souterrain. C'était en la
bouche d'entrée d'un réseau de stationnements, joignant
les stationnements souterrains de plusieurs grands
édifices des environs, qui devait assurément s'étendre
sur presque tout le quartier, mais d'en dessous. Les
viscères de la ville. Si j'en jugeais les nombreux tunnels
et autres voies de circulation qui s'allongeaient et
s'entrecroisaient sur plusieurs kilomètres dans plusieurs
sens, ça donnait vraiment l'impression d'une
gigantesque pieuvre suburbaine qui étendait ses
sinistres tentacules à l'échelle de presque toute la ville,
atteignant les soussols de chacun de tous les piliers du
pouvoir financier médiatique et politique de la ville. Où
était l'oeil, la bouche affreuse et le cerveau de la
pieuvre, s'il y en avait vraiment cela était une énigme
que je n'osais tenter de résoudre...
287
l'étendue du réseau de circulation souterraine auquel il
donnait accès. Insipide d'aspect, fonctionnel, seulement
et uniquement fonctionnel… rien à en dire de plus.
L'entrée, quoi que sous surveillance électronique, n'était
pas close et il n'y avait apparemment aucun gardien
pour contrôler les conducteurs venant se stationner à
cet endroit. Sans surprise, étant donné qu'il s'agissait du
soussol d'une institution financière, les caméras de
surveillance bien cachées étaient si nombreuses que
même une mouche n'aurait pu les déjouer. J'imaginais
un ou deux agents de sécurité grassouillets, grignotant
leurs croustilles graisseuses face à une douzaine de
moniteurs, leurs yeux plus concentrés sur leurs jeux de
console ou leur polar que sur la surveillance des lieux.
288
rencontre de trois passerelles souterraines, dont
chacune menait à une de ces trois rues.
Mais qu'estce que Louis pouvait bien venir faire dans
ce nauséabond et insipide stationnement souterrain où
l'on ne trouve que des voitures, du béton et de la
poussière? Cherchaitil une réponse, comme moi, ou
connaissaitil cet endroit plus que je ne pouvais
l'imaginer? Ce doit être ici, derrière cette lourde porte
de fer que lui et ses amis tiennent leurs réunions
mensuelles dans le plus grand des secrets, sans même
parler du contenu à son épouse ou à son
psychanalyste… je veux dire l'évêque qui le confesse.
Eux, cette bande de théoriciens de la conspiration, de
joueurs de cartes des bas fonds de la ville, jouant leurs
parties à l'abri du regard de tous, jouant sur des vérités
qui concernent le monde entier; eux, à leur façon, ils
sont aussi des francsmaçons… les célèbres francs
maçons dont Louis aime tant faire les boucs émissaires
de tous les maux du monde, ou du moins des maux que
la Science a pu créer avec ses grands mensonges sur le
monde entier et sur l'univers… comme le contrôle
tyrannique des banquiers et la totale inefficacité du
système électoral partout en Occident. Après tout, qui
d'autre que les gens du Comité sont susceptibles de
s'intéresser aux stationnements souterrains, mis à part
les employés d'entretien, peutêtre? Ah oui… il y a aussi
les explorateurs urbains...
289
humaine. Des endroits que tout le monde laisse derrière
et se plaît d'oublier, et encore doiventils être au courant
de leur existence. Des lieux subconscients, sousjacents
à la conscience cosmopolite qui règne dans l'esprit des
gens d'audessus. C'est ce qui intéresse ces fameux
explorateurs urbains. Eux sont des psychanalystes du
développement urbain; sondant les méandres
désaffectés, les structures refoulées, et les vieux
mécanismes rouillés et discontinus qui contrôlèrent
jadis la cité. Les catacombes de Paris, le réseau de train
souterrain oublié dans les entrailles de Manhattan, les
vieux tunnels sous Berlin, construits durant les luttes
silencieuses de la Guerre froide… toute grande ville
ayant son histoire a aussi ses propres vestiges dans ses
viscères empoussiérés et pleins de rats, attendant d'être
dévoilés au grand jour et transformés en musées de
facto par une bande de gens sinistres équipés de
lanternes frontales, de piedsdebiche, de cordes, de
caméras numériques et de beaucoup de temps libre.
Mais je ne crois pas que c'est pour de l'exploration
urbaine que Louis avait pris en note (pour moi?) cette
curieuse adresse.
290
encore plus rarement se rendon à un tel endroit pour
rencontrer des gens. Il s'agissait forcément de l'entrée
d'un lieu secret.
Décidant qu'il était temps d'arrêter de me questionner
inutilement, je cognai à quelques reprises à la porte de
fer, avec peu de résultats. De l'autre côté, je n'entendis
que des sons réguliers et quelque peu inquiétants de
machinerie électrique, mais aucun signe de vie. Les
sons, incandescents et métalliques, ressemblaient une
multitude de tuyaux de cuivre s'entrechoquant entre
eux, à intervalles réguliers, mais avec une intensité
toujours variante. Comme une polyphonie de
xylophones synthétisés, une polyphonie atonale, au
rythme lent et incohérent, mais constant.
291
truc, en outre. Pourquoi pas simplement un verrou
codé, ou un oeil de vitre pour surveiller qui cogne à la
porte? La pensée sécuritaire a sa part d'excentricités, je
présume, et souvent aussi beaucoup d'absurdités...
* * *
Se réveiller en feignant l'état de sommeil est un truc très
compliqué que j'ai appris durant mon service dans les
Forces spéciales, il y a des dizaines d'années déjà, lors
292
d'un entraînement sur les techniques de camouflage, de
survie et d'évasion en situation de captivité. En fait,
c'est même beaucoup plus complexe comme exercice
que ça en a l'air. C'est par un processus de
concentration rigoureux qu'on en vient, après quatre ou
cinq semaines d'entraînement extensif, à développer
l'automatisme de garder les yeux fermés en s'éveillant
du sommeil ou même de certains états inconscients.
Une véritable programmation. Plusieurs tests furent
effectués avec des drogues et des électrochocs sur des
sujets volontaires, et la technique eut des résultats
similaires à lorsqu'elle est appliquée dans un état de
sommeil. Il en va de même pour l'automatisme de rester
immobile, tout en contrôlant sa respiration et la
maintenant à un rythme similaire à celui qui est propre
au sommeil. Tout cela faisait partie d'une tactique de
défense personnelle dont le rôle essentiel est de feindre
l'inconscience. Et cette tactique de feindre
l'inconscience, malgré son apparente banalité, peut
s'avérer très utile dans plusieurs situations. Dans
certaines circonstances de captivité précises, cette
habileté permet entre autres à un prisonnier d'acquérir
une connaissance « précoce » de sa situation directe et
immédiate, tout comme sur les intentions réelles de
l'ennemi dont il est la victime, ce qui est susceptible de
lui donner un avantage pour une éventuelle évasion;
mais cela peut servir aussi pour espionner l'ennemi afin
de connaître sa véritable identité ou ses desseins plus
généraux.
« Grand Maître, il y a un problème! »
293
J'entendis des sons étouffés de lamentations... ou de
chants... provenant d'un endroit incertain, d'une salle
située quelque part dans les entrailles du bâtiment où je
me trouvais. Je ne pouvais être certain de quoi il
s'agissait, les voix me semblaient lointaines. Elles étaient
comme des vagues sonores, ondulées, mais saccadées,
étouffées au point que je ne pouvais distinguer la
langue dans laquelle ces gens parlaient ou chantaient.
Une pesée me foudroya soudainement... Des
incantations? Oui, après mûre écoute, il n'y avait pas de
doute, ces bruits étaient ceux d'incantations. Puis
j'entendis les bruits de pas d'une personne qui
s'approcha de moi.
– Qu'estce qu'il y a, jeune homme?
– C'est pas le bon… Ce n'est pas l'initié! Voyez par
vousmême.
Une forte lumière traversa mes paupières, celle d'une
lampe de poche, assurément.
« Ah oui... je vois. »
Je sentis une haleine de feu sur mon front. Une odeur
forte, sulfureuse, pas comme l'odeur d'oeufs pourris
caractéristique au soufre, mais plus celle de piments
forts, et d'ail. Et l'homme éteignit sa lampe.
294
rare. Aucun système n’est parfaitement efficace. On va
s'occuper de lui dans les règles. On lui donne la dose
appropriée, on le largue dans un parc à quelques bornes
d'ici, et quand il va se réveiller, il ne se souviendra
même plus de comment ni pourquoi il est venu
jusqu'ici, ni même qu'il soit venu »
– Alors on lui donne de la... et on le jette dehors, c'est
ça? Puis...
– Oui, et il va être tenu sous surveillance encore
durant un certain temps, et...
« Grand Maître? »
Un long silence interrompit la conversation. Le Grand
Maître me remit le jet de sa lampe de poche droit au
visage, et je faillis réagir, cette foisci, sous la puissance
du jet de lumière. Il tint la lumière sur mon visage
durant un long moment. Mon coeur se mit à battre
comme un tambour, alors que je me demandais s'il ne
s'était pas rendu compte que j'étais en fait bien
conscient et que je pouvais les écouter. Peutêtre avais
je bougé, ou mal calibré les mouvements de ma poitrine
alors que je respirais... ce n'aurait pas été pas surprenant
que je sois rouillé à ce point dans cette tactique, vu
toutes ces années qui ont passé depuis mon service,
sans ne jamais avoir à faire ce genre de truc dans une
situation réelle.
295
« Cet hommelà... c'est le cas numéro 129, qu'on
surveille depuis un certain temps. J'avais vu sa photo
seulement une fois parce que c'est un nouveau dans
notre liste, alors je me suis pas rappelé sur le coup...
mais c'est bel et bien lui. C'est bien la première fois dans
tout mon service qu'un suspect vient jusqu'à nous! »
– Lui? Qu'estce qu'on fait dans ce cas?
– Simple. On l'emmène, et on le questionne, selon le
protocole préétabli pour les cas d'infiltration. Aide
moi... »
Ils me soulevèrent et m'emportèrent vers le mystère. Ce
qui m'attendait fut bien plus étrange que je ne pouvais
l'imaginer. C'est de ce qui suivit, en fait, que tout le
grand château de cartes commença à s'écrouler sur lui
même, et que je tombai, face contre terre, sur le béton de
la vérité, la froide et sinistre vérité.
296
Chapitre 7:
Le rideau se lève
297
298
Un vieil homme rachitique, aux traits squelettiques avec
son visage angulaire et étiré par le poids de l'âge, me
lisait la lettre, avec une violente insistance. Il y mettait
même une touche de dégoût; non, je dirais plus une
condescendance discrètement moraliste, voire
paternelle, d'un père de famille stupidement
conservateur et intransigeant, offusqué par un
magazine porno trouvé sous le lit de son fils de douze
ans, allant même jusqu'à paraphraser les moindres
positions, grimaces de jouissance et organes génitaux
émoustillés qu'il y voit avec de légères grimaces et
pouffements de rire étouffés, d'un mépris hautain. Sa
grave voix accusatrice résonnait dans tout le salon, qui,
à cause des riches murs de chêne, du plancher de bois
franc nu et du peu de meubles qui s'y trouvait,
299
accentuait ses paroles un peu si on était dans une caisse
de guitare. C’était en fait un temple, cet endroit,
adjacent à la grande salle de cérémonie où ces gens,
toujours plus louches qu'ils en ont l'air, mènent leurs
rituels dans le plus grand des secrets. Enfin, si je me
fiais à ce que j'ai pu entendre d'eux alors que je feignais
l'inconscience, j'étais dans ce même lieu. Plutôt luxueux
comme temple, je me disais, avec ses colonnes de
marbre, boiseries diverses un peu partout, tableaux
centenaires, grands lustres de cristal, et ameublement
rembourré de velours. Ils ne sont pas une secte, c'est
certain, quoiqu'ils aient quelque chose de profondément
sectaire dans leurs manières et le secret sous lequel ils
engouffrent leurs identités, et leurs activités bien sûr.
Un ordre francmaçonnique, c'est certain. Peutêtre
même quelque chose de bien plus obscur. Une secte
satanique? Non... Je n'ai jamais cru en ce genre de
stéréotype simpliste... pas plus qu'en ces divinités nées
de la répression religieuse ancienne. En fait, je me sens
plus être en plein coeur d'un panthéon de grands
esprits, des dieux mortels qui discutent ensemble de la
Mort de Dieu dans la société occidentale, dans le monde
extérieur, et de l'avènement de leur règne millénaire, où
ils seront enfin élus comme les dieux intérimaires. Du
moins, c'est l'impression qu'ils me donnent.
300
« La Vérité, la Vérité fondamentale qu'on nous
cache depuis aussi longtemps que notre mémoire
nous permet de nous rappeler de quoi que ce soit,
est que la mort n'existe pas! Elle n'est qu'une autre
idole, qu'une fausse divinité régnant à la tête d'un
panthéon diabolique tourné contre les humains
dans leur ensemble. C'est elle, la vraie grande
religion globale qui domine le monde moderne, et
non le christianisme, ou l'Islam, ou le bouddhisme.
C'est un culte monothéiste du dieu "Mort" (et non
du Dieu mort), et il est imposé par une propagande
et par la force, selon un plan d'une ingéniosité
surnaturelle, par les autorités scientifiques, civiles,
militaires du monde entier; et des millions de
fidèles y croient à ce dieu, dans une peur
inexplicable, et ils travaillent et dépensent des
millions à chaque année par peur de ce dieu. Ils
perdent, en fait, presque toute leur vie à fuir son
incommensurable menace. Ils commettent des
obscénités, trahisons ainsi que des crimes odieux et
impensables contre les membres de leur propre
race, allant de l'humiliation jusqu'au meurtre, de
l'exclusion jusqu'à la haine, et de la trahison
jusqu'au complot; tout cela, tout simplement par
peur de leur dieu... en adoration pour lui. Il s'agit
d'une religion cryptique, codée, cachée à même les
institutions publiques et les firmes privées, toutes
celles qui se donnent comme mandat, but ou raison
d'être de défendre la vie, de prévenir contre les
maladies, les accidents, le crime et le terrorisme.
Ces églises sont partout dans ce système, elles ont
301
colonisé notre vie depuis notre naissance. En
voulant, du moins en apparence, nous offrir
protection, elles créent en nous une peur illusoire
de mourir, et font de nous des drogués, pris dans
un cercle d'addictions et d'asservissement dont la
seule idée de se libérer équivaut à un suicide, par
omission ou négligence.
Mais la mort n'existe pas. La mort est le mensonge
qu'une vaste conspiration force systématiquement
dans vos esprits, principalement par l'entremise du
système médicolégal, lequel est son arme la plus
efficace contre l'humanité. Le complexe militaro
industriel et le renforcement social assuré par les
médias de masse et l'économie de consommation
sont d'autres aspects, aussi importants, de la
religion qu'ils imposent aux masses. Le savoir
scientifique est utilisé, en étant remâché et propagé
aux masses, pour appuyer ce système de croyances,
pour le rendre toujours plus crédible, plus efficace,
plus réel, plus critique aux yeux de la populace, et
pour conséquemment rendre les gens plus
dépendants au système de peur. Sans qu'ils ne s'en
rendent compte, ce n'est qu'après quelques
semaines d'exposition a ces puissants instruments
de contrôle des esprits que les individus
deviennent endoctrinés; et c'est au moment où ils
paient leurs impôts, achètent leurs prescriptions,
investissent sur leur retraite et appellent la police
quand ils voient des types louches traîner dans le
parc en face de leur maison, et quand ils font tout
302
cela sans même ne remettre en question de pareilles
actions et considérer une alternative sensée, que le
lavage de cerveau a atteint son point culminant et
que ce qui fut un humain est maintenant un triste
automate, aliéné, seul et oublieux de l'âme qui
comate au fond de lui.
La Mort Blanche est ici. Elle vous guette, toujours
prête à frapper... à tout moment. Serezvous sa
prochaine victime? Serezvous le prochain être à
tomber dans les griffes de sa main invisible... et
d'être éveillé par elle, puis devenir un citoyen de la
Grande Révolution universelle? Vous le verrez de
vousmêmes, et nous nous reverrons de l'autre côte,
chers frères et soeurs de ce monde nouveau. »
– Quelle verve, ce docteur Solis!
– Certes... Cette seule lettre, monsieur Jobert, a été
distribuée à dix mille cinq cent trentetrois
exemplaires, en l'espace de seulement trois jours,
dans plusieurs banlieues en Amérique du Nord. Ça
a été le début de la vaste campagne de celui qui se
nomme « docteur Solis », pour soidisant libérer les
esprits de toute personne qui lirait ses lettres.
C'était son attentat, son attaque massive contre la
civilisation. Durant ces trois jours du mois de
janvier 2002, dix mille cinq cent trentetrois boites
aux lettres explosèrent, toutes à neuf heures pile du
matin, et chacune d'elles, la veille, contenait
comme vous le devinez une copie de la lettre.
Personne n'a compris jusqu'à maintenant, quel était
303
le sens de cet acte. Les milliers de personnes qui ont
reçu les lettres, elles n'en ont rien compris, mais par
contre, un sort imprévisible les attendait... Du
terrorisme oui, ça l'a été... mais à quelles fins? Tout
ce qu'on en a déduit, c'est que Solis voulait
désespérément passer un message.
– Et elle n'était pas dans une enveloppe, mais plutôt
pliée... sept fois sur ellemême, comme ça... tout
simplement!
– Sept fois... Comme dans la loi universelle voulant
que c'est impossible de plier n'importe quelle
feuille de papier ou de carton plus de sept fois sur
ellemême, peu importe l'épaisseur. Tiens donc! »
ironisaisje pour essayer de détendre l'atmosphère.
– Oui, détective. Comme dans cette loi universelle.
La publication de cette lettre fut le préambule du
premier acte terroriste de Solis.
Acte terroriste? Depuis quand un illuminé qui fait de la
poésie et détruit des boîtes aux lettres entre dans la
définition de terroriste? Un vandale, certes; peutêtre
même saboteur, mais pourquoi un terroriste?
304
– ...et dans une multitude de langues...
– Oui, dans dixhuit langues, incluant les dialectes
régionaux...
– ...et tous aussi bien écrits, dans chaque langue
respective!
– Il rayonnait, ce Docteur Solis! Ça va de soit pour un
nom pareil...
– Certes... il devait assurément disposer d'un réseau
de traducteurs et de distributeurs, à l'échelle
mondiale.
– Non... Pas un réseau. Cet homme semble beaucoup
trop méfiant pour faire confiance à qui que ce soit...
Ce devaient être seulement des traducteurs et des
distributeurs ayant pris l'initiative d'euxmêmes.
Un réseau, peutêtre, mais un réseau dont la tête est
absente... Solis, il ne pourrait être en fait qu'une
entité morale. Le nom que se donne un
mouvement, attribué à celui d'une personne, qui
est l'initiatrice, ou l'éminence parmi ce mouvement.
Je parvins à forcer une question en plein cœur de leur
débat.
– Mais je ne vois pas pourquoi vous prenez tant cette
affaire au sérieux... Depuis quand un petit vandale
ou un illuminé qui distribue des lettres est un
terroriste? Estce son message qui dérange tant que
cela, pour que le gouvernement en fasse un
terroriste? Seulement parce que quelqu'un dit que
la mort n'existe pas, et fait sauter quelques boîtes
aux lettres, il sera accusé de terrorisme et
305
emprisonné – sans aucun procès dans les règles,
d'ailleurs pour aussi longtemps que les autorités le
jugent dangereux pour le public?
– On y arrivais à la question, monsieur le détective. Il
est toujours meilleur de présenter l'auteur avant de
lire son œuvre, n'estce pas? De la sorte, l'on
acquiert une compréhension bien plus éclairée de
l'oeuvre. Lire un ouvrage sans connaître les
positions ou les prédispositions de l'auteur est de
s'aliéner d'une dimension importante de la
signification de cet ouvrage, de son sens interne et
sousjacent!
– De juger l'oeuvre par l'auteur, ditesvous? Oui, je
fais ça souvent dans mon travail. En fait, c'est la
plus grande partie de mon travail!
306
– Il y avait dixhuit mille trentetrois foyers à avoir
reçu la première lettre de Solis.
– Et... quel est le lien?
– Dans ces dixhuit mille six cent trentetrois foyers,
une personne habituellement adolescente ou jeune
adulte, a été portée disparue.
– ...
– Vous avez bien compris; exactement dixhuit mille
six cent trentetrois personnes se sont volatilisées,
inexplicablement, dans l'année qui a suivi l'acte
terroriste de Solis... et ces personneslà résidaient
toutes dans les foyers qui ont reçu les lettres!
– Attendez... êtesvous en train de me dire que la
Mort Blanche, le phénomène des disparitions, a un
lien avec les lettres de Solis?
– Pas seulement un lien; la relation est directe!
– Dixhuit mille six cent trentetrois personnes ont
été portées disparues durant l'année 2002, toutes
dans des circonstances identiques. L'année d'après,
une vingtaine de milliers d'autres cas se sont
ajoutés, seulement en Amérique du Nord, alors
qu'une dizaine de nouvelles lettres de Solis ont
continué d'être diffusées, de façon plus large, dans
plusieurs pays du monde. Dans tous les cas, c'était
la même chose; les individus n'ont laissé aucune
trace, aucun précédent, ni aucun signe qui laissait
présager leur disparition. Rien du tout. C'est
exactement de cette longue suite inexpliquée de
disparitions qu'est née toute l'histoire sur le virus
de la Mort Blanche! Dans les médias de masse, il a
été question que de quelques centaines de
307
disparitions... qu'une contagion contrôlée, soit,
mais toute la réelle étendue du problème a été
assez bien camouflée jusqu'à maintenant.
– Quoi? Tout cela est arrivé... et vous n'avez rien fait
pour que le public sache la vérité???
Je savais qu'il était futile de leur balancer cette question
au visage, car leur métier consiste essentiellement à
contrôler la vérité, à manipuler l'information, car...
308
l'information circuler concernant les disparitions,
ça n'aurait que donné de la crédibilité à ses théories
démentes. Notre intérêt était de ne pas laisser son
jeu prendre forme, car les conséquences
potentielles de cette conspiration allaient bien plus
loin que vous pouvez l'imaginer. Le chaos global...
c'est le danger ultime que nous voulons éviter, et
c'est là où Solis, et son réseau secret veulent, nous
mener. Maintenant, nous sommes parvenus à
mettre ce Solis hors de circulation. Sa secte, elle, si
elle existe bel et bien, elle est toujours active, là,
quelque part dehors.
309
mystérieuse secte mondiale qui devait déjà avoir dans
les dizaines de milliers de membres ainsi que du rôle
d'un certain “Solis” par rapport à celleci. Il ne m'aurait
fallu que tricoter quelques petits ajouts à ma théorie, et
le tout était joué... La boucle étaitelle donc sur le point
de se fermer? Étaitce si facile, pour un problème qui
m'avait semblé si indéchiffrable depuis cette étrange
rencontre avec Valevicius Valencia?
310
passage d'une autre lettre de Solis. Maintenant, je
sais que vous devez être fatigué et voulez rentrer
chez vous, mais permetteznous de vous retenir
quelques instants de plus, car ça en vaut la peine...
écoutez bien...
311
ceci était bel et bien vrai, et non un
tissu de mensonges fabriqué par des
chimères d'un autre espace, ces seules
preuves de réalités ne seraient qu'une
preuve prévue par le rêve luimême. Une
conspiration du domaine des rêves reposant
sur un mensonge existentiel… un mensonge
merveilleux dont le but unique est de ne
pas me dévoiler l'irréalité de l'irréel, et
le confondre avec le réalisme incontestable
du moment présent.
La seule distinction, la seule différence,
c'est l'impression de réalité. Cette
impression, c'est en elle que consiste le
grand mensonge… Elle en est le pilier
central. Et hier, la Dame blanche m'a
montré la réalité du mensonge. Elle m'a
révélé, sans même m'adresser une seule
parole, LEUR stratagème. Elle m'a montré
leur grand Schème!
312
l'économie et des systèmes politiques
mondiaux comme de véritables gourous. Ces
Maîtres sont cachés dans une ville
forteresse souterraine dans le royaume
suprême du Shambhala, que nul inculte ne
peut trouver, et ils y tirent les ficelles
du Schème universel depuis des temps
immémoriaux... Inutile d'essayer de compter
les années, les siècles et les millénaires
de leur règne, car ils sont audelà du
Temps; ils l'ont créé, le Temps. Il n'est
qu'une autre illusion de notre esprit,
fruit de leur création!
313
théories du genre. Mais j'aimerais que vous
m'expliquiez...
– Estce que le nom de Valevicius Valencia vous
rappelle quelque chose, monsieur Jobert?"
Avaitil fait allusion à un certain Richard Chanfray? Ce
nom me disait quelque chose, mais je ne me rappelais
pas de où...
Il s'arrêta seulement à un demimètre face à moi, alors
que je crus qu'il allait se heurter contre moi, ne
semblant pas vraiment avoir de contrôle sur sa
314
démarche. Malgré sa frêle stature, le vieillard projetait
une allure imposante, voire impériale. Probablement
l'éminence grise du groupe. Son haleine était immonde
et je suis sûr qu'il le savait.
Désolé, je crois que ce nom ne me dit rien.
315
pour entrer dans ma tête. J'aurais pu avoir un mur de
béton entre mes yeux et les siens, il l'aurait quand
même percé, de ses faisceaux d'antimatière qui aspirent
toute idée dans le grand trou noir de sa tête. Les esprits
faits de trous noirs sont toujours en position d'influence
dans ce monde, et ce n'est pas pour rien... Ils inspirent,
avec force, l'énergie, la connaissance et l'approbation
qui circule dans leur entourage, et aspirent à toujours
en avoir plus, plus et plus, et à ne rien laisser derrière
eux. Je résistais, de toutes mes forces.
– Ne m'aviezvous pas déjà posé cette question, plus tôt,
messieurs?
– Oui, bien sûr... Mais vous étiez passé à un autre sujet,
il me semble!" répondit un autre, avec pincesansrire
d'un cynisme froid et acerbe, si acerbe qu'il me fit
perdre ce qui restait de ma sérénité.
Je les sentais étrangement inquisiteurs, maintenant. La
situation s'était inversée, il me semblait, et
l'interrogatoire s'était retourné contre moi, et ça
commençait à prendre les airs d'un combat de boxe
verbal, froidement courtois.
Le vieil homme face à moi se détendit, tourna les talons
316
puis retourna lentement à l'écart, tout en répliquant,
restant de dos à moi:
« Mais on ne vous demande pas non plus de nous faire
de telles révélations, mon cher ami! Et en passant, êtes
vous vraiment sûr de connaître la véritable identité de
vos soidisant informateurs? Connaissezvous la nature
réelle de leurs activités? Vous savez... contrairement à
ce que vous devez sûrement croire, les informateurs
travaillent presque toujours pour une autorité
quelconque qui est reliée, d'une façon ou d'une autre, à
notre réseau... même parfois sans qu'euxmêmes le
sachent vraiment. C'est un positionnement privilégié
dans la pyramide qui permet d'avoir un regard plus
éclairé sur toute sa structure interne, jusqu'à ses
moindres ramifications. Tous ceux avec qui vous faites
affaire enfin la plupart travaillent en fait pour notre
agence, ou à la limite un département du gouvernement
qui y est rattaché, comme le Bureau de la statistique, ou
bien la Sécurité du revenu et le Ministère du Travail...
sans oublier bien sûr les services de police, mais ça, ça
va de soi! Même la presse travaille pour nous d'une
certaine manière... la collaboration des journalistes avec
nos services est toujours très fructueuse, et d'une
manière réciproque. » il m'expliquait le tout avec un
enthousiasme qu'il avait du mal à cacher, visiblement
impressionné et d'une fascination authentique,
joyeusement machiavélique par l'ingéniosité de leur
système secret d'espionnage du public, de leur
technologie de panopticon global, de cette grande toile
du pouvoir secret que seuls les agents les plus
317
privilégiés d'entre eux pussent percevoir toutes les
moindres ramifications avec clarté... Ils surveillaient de
partout maintenant; par un réseau de satellites espions,
par le contrôle des ondes, le décryptage des signaux, et
des armées d'agents d'informations, de collaborateurs et
d'indicateurs qui travaillent tous, de manières bien
différentes, pour eux. « Vous savez, Jobert, nous avons
tous ici quelque chose en commun, autant vousmême
que nous; tout comme vous, nous essayons de faire la
lumière sur un problème qui est devenu beaucoup plus
qu'une légende urbaine, mais un véritable problème
global... une dangereuse épidémie, capable de réduire
ce monde en désert. La situation est critique!
Conséquemment, chaque contact susceptible de nous
fournir plus de détails sur le problème est un élément
crucial dans nos recherches. Vous êtes pour nous un
informateur, et nous aussi, on peut être pour vous le
meilleur informateur que vous puissiez espérer avoir.
Une fois que nous aurons tous élucidé le mystère de la
Mort Blanche, que nous aurons... isolé ce satané virus, le
monde sera sauvé du fléau!" Albert prit le relai,
acquiesçant au regard du vieillard "Notre objectif est de
rassembler le plus de témoins et de chercheurs possible
et de les inclure dans une relation d'échange
d'information et de collaboration... une sorte de réseau,
inclusif mais bien protégé, et de la sorte on pourra créer
une base de données qui nous permettrait de mieux
comprendre le problème actuel. Un observatoire, c'est
ce que les services de renseignement ont toujours été,
d'un certain point de vue! Rien à voir avec toute
l'imagerie sombre que les médias de masse ont créée
318
par rapport à nous, et qui est encore bien vivante dans
la conscience collective... on ne fait pas de coup d'État, à
l'étranger, on ne fait que protéger la civilisation contre
ses propres perversions!
– Vous devez savoir que dans mon travail, je respecte
toujours des principes de confidentia...
– Mais vous aurez amplement le temps d'évaluer
notre offre! » ajouta le vieux crapaud, devinant
instantanément où je voulais en venir, on dirait
avant même que j'eus ouvert la bouche pour parler
« Soyez certain que ni aujourd'hui ni à n'importe
quel autre moment vous n’êtes contraints par quoi
que ce soit avec nous, et toutes nos
communications seront protégées dans la meilleure
confidentialité qui soit. Vous aurez l'occasion, au
319
moment opportun, d'entrer en contact avec un de
nos collaborateurs sur le terrain... et nous pourrons
bien sûr vous offrir gîte et protection en cas de
heurts. Maintenant, je présume que vous devez être
un homme occupé, Jobert, et ne voulons pas vous
déranger plus longtemps avec le cas de ce fameux
docteur Solis! Voilà que nous devons maintenant
vous endormir afin de vous remettre dans la
circulation... la localisation de l'endroit où vous
vous trouvez étant ultrasecret, et les risques
seraient trop grands de dévoiler notre couverture.
Mais ne vous en faites pas, ça sera moins
douloureux que les décharges électriques, et vous
ne vous réveillerez pas avec une migraine cette
foisci. L'effet des tranquillisants ne dure
qu'environ une demiheure.
– Nous sommes encore désolés pour les
inconvénients que tout cela puisse vous causer,
mais vous savez, nous avons un code très strict. »
réitéra un certain "Carlos", à la manière d'un robot,
pas vraiment comme s'il prononçait une sorte de
script écrit d'avance, mais plus comme s'il parlait
directement sous l'effet d'un contrôle externe,
comme gouverné par une intelligence de ruche.
Comme chez les autres, je dénotais chez lui une
inquiétante mentalité stérile, figée dans le temps et
l'espace, comme pris dans une pensée unique et
commune; quoique je ne pourrais pas en dire de
même du vieillard, lequel était, tout au contraire,
vivement lucide, ardemment coloré,
impérieusement souverain et décidément pourri de
320
cynisme... c'était peu dire. Sans parler de cette
haleine tout autrement fétide même à plusieurs
mètres de distance qui dépeignait d'autant plus
sur l'insipidité calcaire de la dentition de ses pairs.
Jamais je ne me serais attendu à tomber un jour sur les
services secrets, et surtout pas d'une façon aussi...
accidentelle, et à la fois aussi bien orchestrée. Et ça
n'arrivera plus; du moins, je ferai tout pour que ça
n'arrive pas. Ce qui m'étonnait le plus, ce n'était pas
leur attitude, ni toute cette histoire sur Solis et son soi
disant mouvement, mais plutôt comment tout cela se
mettait en perspective avec les bribes d'information que
j'avais enregistrées alors que j'étais dans mon faux état
d'inconscience, car cellesci laissaient croire à un groupe
tout autre, et de nature radicalement distincte des
services de renseignement. Comment avaisje pu être
capturé par une sorte de secte, pour ensuite me
retrouver dans une réunion avec une poignée d'agents
secrets fédéraux qui me sollicitent, de façon
étrangement généreuse et apparemment non
contraignante, à collaborer avec eux?
321
Je m'endormis néanmoins avec une arrièrepensée, une
étrange inquiétude dont je ne pouvais parvenir à
discerner avec précision la nature et l'origine, et qui
resta indélébile pour un bon moment, longtemps après
que je me sois éveillé de ce sommeil forcé. Je sentais
l'échec, la défaite. C'était l'inexorable impression d'avoir
été le sujet même l'objet plutôt que l'observateur;
d'avoir joué le rôle du suspect plutôt que celui de
l'inspecteur. Vu l'attitude et les agissements de mes
hôtes, il n'était pas difficile de croire que ceuxci
tentaient de découvrir mon secret, et de tout savoir sur
ce mystérieux individu qui s'était introduit au cœur de
leur cercle, sans invitation. Et il y avait bien entendu ces
choses louches que j'avais entendues alors que je faisais
le mort. Ça, c'était une goutte de trop dans un verre
empli d'un mélange explosif. Il m'avait réellement
semblé reconnaître cette même haleine infernale et ce
maniérisme verbal en la personne du vieillard qui
m'avait questionné. Sa voix était aussi similaire. C'était
assurément lui, le fameux « Grand maître ».
322
semble aussi flou et mort dans notre tête que l'est la
journée de la veille. C'était tout de même certain que je
n'avais pas rêvé, sinon je ne me serais pas retrouvé avec
cette petite carte de visite entre les mains... une carte sur
laquelle étaient inscrits qu'un nom d'agent de la Police
fédérale, et un numéro de téléphone.
Cette fois, je n'étais pas dans le noir. C'était une petite
pièce aux murs de béton rude, où il n'y avait rien
d'autre qu'un téléphone fixé à un mur, de la tuyauterie,
et quelques articles d'entretien ménager, disposés dans
un con de la pièce. La porte par laquelle j'étais entré
avait, de ce côtéci différemment de l'autre, une
poignée. Constatant qu'elle n'était pas verrouillée, je
l'ouvris pour constater que j'étais bel et bien dans le
stationnement souterrain par lequel j'étais arrivé ici, et
la porte affichait le "13A".
Une idée me vint à l'esprit en me réveillant dans cette
scène. C'était d'une évidence triviale: la secte, ou la
fraternité secrète quelle qu'elle soit et les services de
renseignement, ils n'étaient peutêtre simplement qu'un
seul et même groupe, audelà de leurs couvertures
officielles. Ou plus précisément, ces couvertures étaient
intégrées à une même structure secrète de contrôle, plus
globale, cachée à même les autorités officielles du
gouvernement. Ces gens que j'avais rencontrés
travaillaient pour le gouvernement, certes, mais pas
pour celui que des millions de gens supportent en allant
voter, tous les quatre ou cinq ans, mais plutôt pour un
gouvernement de l'ombre, secret, dissimulé dans les
323
coulisses de l'administration officielle. J'imaginais un
réseau de personnesclés, de gens stratégiquement placé
dans des postes cruciaux de l'appareil étatique,
travaillant comme agents doubles, à accomplir des
directives secrètes, à influencer les différents comités,
assemblées et conseils. Le meilleur Coup d'État, le plus
durable, le plus efficace, en est un qui vient de
l'intérieur, il n'y a pas de doute.
Et c'est bien plus que parfaitement réaliste, cela a même
été prouvé depuis longtemps que les agents doubles
n'infiltrent pas que les organisations terroristes ou les
gouvernements ennemis, ils s'occupent aussi, et dans
une marge importante, de l'administration domestique
et la surveillance des populations civiles. C'est d'autant
plus un secret de polichinelle que les officiers militaires,
en temps de paix, servent souvent d'agents de
renseignement de façon plus ou moins officieuse pour
des autorités dont ils ne voient habituellement que la
surface, qu'un visage direct, soit celui de leurs
supérieurs immédiats. Et pourquoi pas, me demandais
je, pourquoi les services secrets ne seraientils pas, en
réalité, à ce gouvernement secret ce que la Police est à
l'État dans notre société? J'avais déjà lu sur une certaine
«opération Gladio», un vaste complot international qui
s'étendit sur au moins une trentaine d'années, durant
lesquelles les services secrets de plusieurs pays en
Europe collaborèrent étroitement à déstabiliser l'ordre
public, et créer de faux mouvements de rébellion armée,
dans le but de justifier une répression brutale de la part
des gouvernements visàvis les mouvements de
324
gauche. Gladio était composé d'une élite paramilitaire
recrutée dans chacun des pays participants, et se servait
souvent de groupes réactionnaires d'extrême droite
comme base de support dans leurs actions. Au coeur de
ce complot avait été révélée l'implication d'une loge
maçonnique italienne, « Propaganda Due » ou P2, qui
avait des liens étroits avec le Vatican en particulier la
Banque du Vatican et dont le plus haut gradé, Licio
Gelli ancien partisan de Mussolini entretenait des
relations avec la CIA. Accusée d'avoir assassiné
plusieurs figures publiques, dont nul autre que le pape
JeanPaul 1er, la loge aurait aussi contribué à fomenter
le désordre dans les années soixantedix en Italie, par
une « stratégie de tension » politique qui provoqua
l'emprisonnement de centaines de militants de
l'extrême gauche. C'est une page noire de l'histoire
récente qui a été démontrée comme bien réelle, mais le
récit qu'elle raconte, sa continuité, voire son plus grand
arc, seraitil toujours en train d'être écrit, par la main
invisible de ses auteurs?
325
d'informations quant à la nature réelle de leur
organisation secrète? La NSA a bien pu exister aux
ÉtatsUnis durant une quarantaine d'années sans que
son existence soit rendue publique, alors qu'autant son
budget que son personnel dépassaient de loin celui de
la CIA et du FBI réunis. Rien n'est donc impossible...
Une théorie du complot est pourtant la seule forme de
conception pouvant donner rationalité à cette idée pour
l'instant... mais encore, les preuves même les
évidences c'est ce qui lui a toujours fait défaut, du
moins pour n'importe qui sachant faire la différence
entre A et B, et entre fait et spéculation. Les services
secrets ne sont peutêtre que ce que la plupart des gens
en entendent... que des organes de renforcement
servant à accomplir les « tâches sales », controversées,
dont le gouvernement aimerait bien se dégager... Mais
pourquoi, pourquoi alors cette bizarre relation,
apparemment intime, voire même cette fusion avec le
domaine sectaire ou le maçonnique alors? J'ai pourtant
bien entendu ce que j'ai entendu, cela ne ment pas!
326
disparition du jeune Jodias avait à voir, de près ou de
loin, avec ce stratagème. Voilà le point le plus important
de toute l'affaire. Mais comment? De quelle façon, et
pourquoi Jodias y fut mêlé? Peutêtre y ce fut simple
accident, par une sélection aléatoire, ou encore se peut
il que Jodias avait une raison implicite de tomber dans
les griffes de la Mort Blanche. Ces questions sont celles
pour lesquelles je me devais de trouver des réponses,
désormais... Mais je savais que les choses se corsaient
encore plus, au fur et à mesure que je trouvais des voies
pour répondre à la grande énigme.
Je revins en marchant sur la rue Apollinaire, qui est une
quasiruelle, en fait jonchée d'une multitude de tables et
de chaises disposées devant les quelques petits cafés
d'artistes qui animaient et envenimaient pour ainsi dire
les environs. C'est un petit bout de rue, d'environ deux
ou trois pâtés de maisons, qui est plus communément
surnommé le « Petit Paris », pour le style art nouveau
des façades d'édifices, pour ses expressos faramineux et
les vielles prostituées saoules qui y traînent par les
soirées fraîches et pluvieuses d'automne. Je venais
souvent ici pour boire et flirter, durant mes années de
collège, impressionnant les filles avec mon langage
abstrait de l'école philosophique allemande, que moi
même je comprenais à peine. Toute cette carrière vide
de sens n'a mené à rien, je me suis dit, elle ne m'a
qu'éloigné de ce qui me fascinait le plus dans
l'existence. Cette partie de ma jeunesse, c'était un autre
monde, tout comme cette ruelle parmi le reste de la
ville, cette ville qui n'est que béton, voitures, stress et
327
pollution aujourd'hui, elle n'a plus rien d'intéressant en
somme. Ici, c'était plutôt le Paris d'une autre époque,
révolue à jamais; celle du Paris des années '20, ou bien
'30, ou bien '60, cette intarissable et délicieuse image
romantique de la vieille ville des poètes, des intellos et
des bordels, peinte dans l'imaginaire du monde entier,
pleine de gens du peuple qui chantent dans les tavernes
enfumées et baisent dans la rue... rien à voir avec le
Paris truffé d'agents secrets et de touristes américains
riches et stupides que j'ai vu il y a deux ans de cela, lors
de mon voyage en France avec ma petite famille, alors
que j'en avais fini de cette affaire de crime passionnel
multiple. Bon, le Montmartre restait au moins le Paris
que tout le monde aime s'imaginer, mais aussi le Paris
des parisiens; mais ce Parislà, il se retrouve dans toutes
les bonnes villes du monde...
Je passai à côté d'un tout petit magasin de disques rétro
tout décoré d'ornementations faisant dans le kitsch
lumineux. Je ne sais pas pourquoi, mais je fus quelque
peu pris de curiosité pour ce qu'il y avait dans sa
vitrine... en fait tout un cirque de vieux albums et de
bandes dessinées françaises des années '70s. Un
véritable hommage à la culture pop mélancoliquement
existentialiste de l'époque, à ses chanteurs romantico
dépressifs, à l'imagerie hippie futuriste et bien sûr à
toute la gamme de photographie naturaliste à l'eau de
rose et à la vaseline. Mais ce n'était pas tout cet
hommage au mauvais goût qui faisait d'ailleurs partie
de ma jeunesse qui m'intéressa dans cette vitrine.
Laissant aller mon intuition pour savoir qu'estce qui
328
pouvait bien retenir mon attention dans ce fatras, je
glissai mon regard d'un couvert de quarantecinq tours
à un autre, ne sachant pas vraiment à quoi m'attendre. «
Mon âme émerveille » de Mona Singapour, et je voyais
une femme nue sur le couvert, étendue sur un lit de
fleurs à la campagne; « J'ai vu les Stones » de Gilles
Debransouillis, un type moustachu en smoking blanc
arborant de grosses lunettes fumées se contentait de
faire un sourire sur le couvert; toute une collection de
JeanPaul Ferrat; un album de Dalila dont le couvert
était empli de lumières multicolores et bien sûr du
magnifique sourire scindé en deux de la tristement
célèbre diva du franco bossanova; et puis... Que visje!
À côté de la diva, sur la pochette d'un album faite de
sortes de motifs futuristes angulaires, s'interposait un
visage qui m'était terriblement familier. Il n'était pas
très frais à ma mémoire, ou plutôt plus moins bien
gravé dans elle, mais juste assez, cette foisci, pour
pouvoir l'identifier. Oui, c'était bien lui... avec la barbe
en moins, et une chevelure légèrement plus courte.
Valevicius Valencia! Enfin, tel que la pochette
l'indiquait, il s'agissait plus précisément de Richard
Chanfray, mais il n'y avait aucun doute pour moi que
c'était même visage que celui de Valencia!
329
titans. Je lui demandai au sujet de l'album de Chanfray
sur la vitrine, et il me dit que c'était le seul qui lui
restait. Le genre de choses typique qu'on entend de
quelqu'un qui veut faire une vente pour finir sa journée.
Je lui demandai ce qu'il savait de plus sur l'album, sur
le chanteur. Il me répondit en me demandant
probablement avec sarcasme si j'étais sur une enquête,
et je lui répondis que oui. Pensivement, il élabora un
peu sa réponse:
« Bien... c'est l'album le plus populaire de Chanfray, un
chanteur qui a eu une histoire d'amour avec Dalila à
l'époque... C'est pour ça que j'ai mis l'album à côté de
celuilà... de Dalila. Chanfray, c'était un antiquaire un
peu bizarre, plutôt richissime, qui a selon les dires
décidé un jour de se lancer dans la chanson seulement
parce qu'il était amoureux de Dalila et voulait avoir une
vie avec elle. Mais le gars était aussi quelqu'un de plutôt
original qui était plongé dans l'ésotérisme, un nouvel
âgeux, mais il l'était à fond, vous savez! C'était une
explosion le mouvement à l'époque et puis lui il
prétendait avoir toutes sortes de pouvoirs mystiques
comme la transmutation, le contrôle de l'esprit... Il a
passé à pleins d'émissions ésotériques à la télé dans le
temps... Ah oui! Il se disait être immortel, et être un
compte, le compte de... euh, ah oui le “Compte de Saint
Germain”. C'est fou, n'estce pas? Mais vous savez,
c'était un peu dans la mentalité de l'époque... plein de
sectes sont nées de personnes comme lui.
330
– Vous savez qu'estce qui lui est arrivé... comment il
a fini? Il a abandonné la chanson, ou...?
– Euh, bien... il a un peu flirté dans le jet set artistique
français puis il se serait suicidé au début des
années '80. Faut dire que les années '80 étaient pas
très accueillantes pour les gens de... cette culture!
– Merci... je vais le prendre.
331
maintenant de savoir quelle explication du problème
m'amènerait vers la meilleure conclusion.
C'est alors que j'étais en train de marcher vers la gare,
sur la rue SaintPaul dans le Quartier Latin, absorbé à
nouveau par mes pensées, qu'il se produisit
l'événement qui chambarda mon univers en entier... et
ce qui fut jusqu'alors pour moi une simple enquête sur
une disparition se transforma dramatiquement en une
véritable quête pour ma propre vie, littéralement.
* * *
332
et détruisit tout sur son passage, laissant derrière une
scène d'un chaos indescriptible.
333
devais faire. Haletant, les bras étirés devant moi,
comme prêt à plonger dans la sinistre mare pleine de
cadavres et de rescapés, tous amalgamés en une masse
indistincte et sanglante.
Mon souffle fut coupé. J'essayais de crier, de tous mes
poumons, mais ma voix se trouvait étouffée par une
étreinte invisible, par une oppression silencieuse qui
m'empêchait même de penser. Mes poumons devinrent
tuméfiés, et bloqués par la pression. En marchant,
plutôt en titubant à la dérive parmi cette scène
d'horreur, mon pied frappa un bras décapité, par
mégarde, que je vis glisser et rouler mollement pour
s'arrêter sur un corps, telle une vulgaire rondelle de
hockey glissant sur une longue marre de sang pour
atteindre un but macabre. J'étais trop dépassé par la
scène pour me sentir même offusqué de mon geste
accidentel, alors que je regardais nonchalamment le
bout de bras rouler stupidement devant moi et se
heurter au corps sans vie d'une vieille femme. Mon
dégoût n'arrivait à se trouver d'expression juste pour ce
que je voyais.
334
avait tout plongé dans climat d'apocalypse. Je constatai
qu'il y avait eu en effet une effroyable explosion. Je vis
devant moi un énorme trou noir, difforme, creusé à
même un ou deux édifices, et sur quelques étages;
environ trois. Une grande bouche béante crachant
l'horreur par le feu, la fumée et les poussières. Une
bouche qui n'avait crié qu'une seule fois, mais d'un
terrible cri de mort et de destruction. La bouche qui se
fut éveillée comme celle d'un volcan, et crachant ses
flammes comme celle d'un dragon, s'était calmée et ne
vomissait maintenant que les restes de son horrible
festin.
Je ne sentais pas réellement avoir conscience de ce qui
se passait. Je me sentais flou, léger et intangible. J'aurais
presque voulu ressentir cette désolation, comme ces
centaines de gens autour de moi qui pleuraient et se
lamentaient, mais l'événement m'avait déjà dépassé, et
je ne pouvais qu'être que muet, non seulement
extérieurement, mais aussi, et surtout, intérieurement.
Je restai ainsi, en plein milieu de l'horreur sans nom,
durant un long moment, sans ne rien dire en tentant en
vain de secourir les blessés, sans ne vraiment savoir
quoi faire.
Puis quelque chose retint mon attention... il s'agissait de
la figure de quelqu'un qui m'était très familier. Parmi
les décombres ensanglantés, je reconnus
progressivement la silhouette de nul autre que
Donatien Jobert. Il pleurait, accroupi aux côtés de la
dépouille d'une femme, d'une femme que je n'ai jamais
335
vue, d'ailleurs. La morte semblait comme crucifiée à
l'édifice adjacent du lieu de l'explosion, dans une
position lugubre, les jambes quelque peu écartées
dévoilant ses sousvêtements. Mais un filet de sang
coulait en son entrejambe. Peutêtre avaitelle été
fatalement blessée au dos... à la colonne. Horrible.
C'était une très belle femme, mûre, probablement dans
la quarantaine, dont la longue chevelure sombre était
accentuée de quelques mèches blanches. Elle était
revêtue d'une élégante tenue exécutive et semblait
provenir d'un certain milieu aisé, voire de la haute
société. Son aspect d'ensemble, de même que ses traits
dignes et raffinés, évoquait même une certaine noblesse,
hautaine, mais sensible. Même la posture
embarrassante dans laquelle son corps se trouvait à ce
moment n'arrivait pas à effacer sa noble beauté. Mais,
malheureusement, il semblait bien que la vie avait
quitté cette dame prématurément, et par une violence
incompréhensible.
Je trouvai ainsi Donatien alors qu'il était penché sur la
femme, le visage dévasté par la désolation, grimaçant
de douleur, d'une douleur immatérielle et pourtant
palpable, la bouche toute grande ouverte, pleurant et se
lamentant a bout de souffle, comme un enfant...
exactement comme un enfant qui pleure la mort de sa
mère. Le crime inexprimable de la perte d'un être. Je ne
pus m'empêcher de m'approcher de lui pour lui porter
une main à l'épaule. Pauvre diable... et pauvre femme.
Je suis resté ainsi durant un long moment, durant des
336
minutes interminables, à contempler avec tristesse la
mort injuste de cette mystérieuse dame. Elle était
comme un ange, gracieuse de noirceur, victime d'un
complot d'hommes illuminés par leur folie sanguinaire.
Elle a été leur cible, sans l'être directement, la cible d'un
pouvoir essentiellement destructeur et répressif, qui n'a
jamais accepté la Femme, même s'il accepte des
femmes. Figés dans le silence, en plein milieu d'une
foule désemparée, nous sommes restés, l'un consolant
l'autre d'une tristesse dont je ne comprenais pas
vraiment l'ampleur, mais sentais l'intensité comme l'air
que je respire.
Mais ce qu'il y a d'incroyable dans toute cette histoire
est que, une fois nous être remis de cette terrible
tragédie, qui ne nous infligea aucune blessure physique,
mais par contre des afflictions morales désastreuses,
Donatien m'avoua quelque chose que je ne puis
toujours pas comprendre même aujourd'hui, malgré
que j'aie pu trouver une explication qui ne soit que
passablement cohérente. Luimême semblait à peine
comprendre. C'est qu'il ne connaissait pas cette femme!
Cette femme qu'il a pleuré comme si elle était liée à son
sang, qu'il a refusé de quitter lorsque les ambulanciers
337
l'on emportée au loin, à la morgue, et cette femme dont
il a assisté aux funérailles... cette femme qui exerçait sur
lui, même morte, un envoûtement incompréhensible;
elle lui était parfaitement et singulièrement inconnue.
Mais il ressentait un lien qui l'unissait mystérieusement
à elle, sans toutefois le connaître. Étaitil tombé
amoureux d'une morte? Comment estce possible?
S'agissaitil, encore plus étrangement, d'un amour
ressurgi d'un temps perdu, vestige d'un monde que
Donatien avait réussi à oublier presque parfaitement? Je
préfère croire que c'est par pure compassion que
Donatien a accompagné cette dame dans la mort, mais
je doute encore. C'est vrai que chaque homme est
capable d'avoir une profonde compassion envers une
personne totalement étrangère, malgré qu'on est
généralement porté à rester indifférent, car ça semble
être la voie la plus facile, demandant moins d'effort
moral... du moins à première vue. Mais estce que la
compassion, comme dans le cas de Jobert, peut être
suffisante pour expliquer une attitude dirigée vers une
personne spécifique?
338
obscure des solitudes, ou simplement subjugué par une
lourde dépression, prit congé de son entourage, se
détachant de tout et de chaque être dont était fait son
quotidien ordinaire pour devenir un fauve solitaire,
reniflant dans la nuit des pistes que personne ne saurait
discerner. Je ne sais, à vrai dire, ce qui advint de mon
ami durant ces quelques mois de réclusion. Alors, je fus
malgré moi contraint de donner de vaines explications
trafiquées aux gens de son entourage afin de justifier sa
disparition du foyer, et d'atténuer l'angoisse de sa
femme, en lui faisant croire qu'il n'était que... qu'il
n'avait préféré s'éclipser que pour mener le reste de son
enquête dans la plus grande sécurité pour elle comme
pour sa famille évitant ainsi de mettre les gens de son
quotidien en péril s'il tombait entre les mains de ses
pires ennemis... Bien que ce n'était pas faux, je présume
comme l'ai depuis longtemps présumé que Donatien
cachait une certaine dimension de sa vie, un aspect
secret de son existence qu'il retrouvait parfois, alors
qu'il était dans le doute le plus troublant, rejoignant je
ne sais quelle secte secrète de détectives désabusés.
Pour se ressourcer, ou simplement pour bénéficier
d'une sorte de support intellectuel pour ses enquêtes.
Mais après tout, l'explosion d'il y a une semaine a sans
aucun doute eu une résonance tragique pour lui. Outre
d'avoir ressenti la contradiction qui est née de son
attachement mystérieux à la dame morte, je crois qu'il a
aussi senti la présence d'une menace. Car derrière le
déguisement d'un attentat public non revendiqué se
cachait peutêtre une menace qui s'adressait
339
directement à lui, et peutêtre aussi à moi. Mais surtout
à lui. Enfin, quelle autre raison y avaitil de s'attaquer à
un café fréquenté presque exclusivement par quelques
bandes de collégiens et collégiennes? Et comment les
autorités ontelles pu s'en tirer avec la conclusion d'une
fuite de gaz alors que j'eus la confirmation que l'édifice
dans lequel logeait le café fonctionnait à l'électricité, et
non au gaz?
Un informateur de Jobert, un agent double entretenant
des liens avec le crime organisé, lui avait confirmé que
le gérant du café n'avait aucun lien avec la pègre locale,
et que même si celleci avait été favorable à éliminer le
gérant ou à lui causer de graves ennuis, jamais ses
membres n'auraient accepté de se rabaisser à mener une
attaque aussi destructrice et mortelle sur un commerce
de sa propriété. Ce n'est seulement que deux jours après
l'événement que j'ai réalisé de moimême que le
prétendu attentat avait visé précisément le Café
Discursif, ce café qui a été le lieu où moi et Donatien
nous étions parlés pour la dernière fois avant mon
départ pour Sydney, et en plus un endroit qui était
devenu notre lieu de rencontre traditionnel. Oui, c'est
précisément ce café qu'ils ont fait sauter. Et il s'en est
fallu de peu, de très peu, de seulement une trentaine de
secondes je dirais, pour qu'on ne soit pas nous aussi les
victimes de cette explosion. Et je m'interroge encore...
Dieu sait ce que nos ennemis invisibles, ces salopards
d'Illuminatus, savent ou pensent à notre sujet. Peutêtre
nous surveillaientils depuis longtemps, depuis bien
avant qu'on se tienne à cet endroit. Peu importe,
340
Donatien sait prendre soin de luimême et surveiller ses
arrières, pour et cette raison je ne crois pas qu'il puisse
lui arriver quoi que ce soit de mauvais, et surtout pas
après ce qui vient d'arriver. Il y a toujours les incidents
imprévisibles, qu'on ne peut éviter même avec la plus
grande prudence, mais pour cela, je prierai pour lui.
Oui, je prierai pour lui... une fois que j'aurai retrouvé ce
bout de papier que j'ai perdu peu avant mon voyage à
Sydney, je crois...
En fouillant dans les poches de mon veston, je trouvai
toutes sortes de papiers que j'amassai, ci et là, au fil du
temps. Mes poches, elles sont toujours pleines de
quelque chose, une sorte d'archive désordonnée de mes
hauts et mes bas faits quotidiens, où le futile s'entremêle
avec le critique, et ce qui a de la valeur coexiste avec
l'inutile. J'y trouve des reçus de transactions bancaires,
des factures d'épicerie, de vieux dépliants d'expositions
sur lesquels j'ai écrit des notes personnelles, des bouts
de papier déchirés de pages de journaux
hebdomadaires gratuits, des cartons d'allumette, des
cartes postales publicitaires, quelques tracts d'étudiants
contestataires dénonçant les organismes génétiquement
modifiés ou l'ivresse mondialiste des financiers
internationaux à travers la déréglementation du travail
et la multiplication de structures d'échange de capitaux
en dehors de l'État de Droit, puis des palettes de
gomme à mâcher; ainsi que que quelques fragments de
menus de restos, de partitions musicales d'une
symphonie slave romantique, de listes statistiques tirées
341
de recherches sociodémographiques dont personne ne
comprend rien, de crayons brisés; et enfin, un de
serviettes à l'alcool pour se laver les mains en cours de
route. Bien entendu, il y a toujours ce petit calepin que
je traîne toujours, où je n'ai d'ailleurs toujours rien écrit.
Tout ça, c'est mon monde. Malgré tout ce ramassis peu
méticuleux de papiers dont je pouvais faire un collage
digne d'être exposé dans une galerie d'art post
moderne, il me manque quelque chose.
J'ai fait et refait mes poches une bonne fois dizaine de
fois sûrement, et fouillé dans les recoins les plus
sombres et les dessous les plus poussiéreux de tout ce
qui meuble l'appartement, mais je n'ai toujours pas
trouvé la note. Cette note sur laquelle j'avais inscrit leur
adresse. Cette adresse singulière où tenaient domicile
les conspirateurs cachés... les disciples de l'Ordre. Leur
repère local, leur Q.G. secret, caché au creux des
entrailles de la ville, d'où toutes leurs activités sont
présumément coordonnées et planifiées, et abrité par le
subterfuge de la banalité d'un stationnement souterrain,
indistinct de tous les autres stationnements souterrains
du quartier des affaires.
Chérie... chérie, tu l'as vue, ce petit bout de papier que
j'avais dans les poches?
Un papier? Que tu as perdu?
Ma douce femme ne saisissait pas mon empressement
342
soudain, et je perdis patience, mais sans toutefois me
mettre en colère.
– Dismoi! C'est important! Tu... tu peux pas savoir à
quel point... " Et j'accourais d'un coin à l'autre de
l'appartement, en vaetvient, et de gauche à droite,
sans ne trop savoir à quel meuble, quel tiroir et
quel coin sombre me vouer, un peu à la manière
d'un aveugle, ou d'un névrosé.
– Louis... Louis! Calmetoi un peu, je t'en prie...
« Je te dis que c'est très, très important! »
Après un éternel moment de mutisme où je sentis que
j'étais sur le bord d'un ravin, avec elle de l'autre côté, je
me ressaisis enfin, comprenant que je l'avais
343
inutilement bouleversée pour quelque chose qui la
dépassait.
« Désolé, chérie... Je me calme. Mais je veux savoir... je
veux savoir si t'aurais pas vu ce petit bout de papier... Il
y avait des choses de griffonnées dessus, une sorte
d'adresse... Je crois l'avoir perdu... Ah! C'est bête. Si tu
me dis que tu l'as jeté, je te jure que je ne me mettrai pas
en colère, mais peuxtu me dire si tu l'as vu? »
Elle se soupira, se détendit, puis sonda au fond d'elle
même.
– Un bout de papier... avec une sorte d'adresse d'écrit
dessus... Non... non, je ne me rappelle pas.
– Pas même un papier avec des inscriptions
quelconques, écrites à la main, avec des chiffres... et
quelques noms de rue?
344
des choses, me disaient qu'en ce lieu, totalement
inconnu du public et aussi protégé qu'une banque
suisse, devait travailler une poignée de Grands Maîtres
de l'Ordre qui veillaient à conservation des collections
de livres rares et obscurs dont le contenu ne devait pas
tant être bouleversant qu'il serait digne de la totale
confusion de toute la communauté scientifique dans
son ensemble. Des archives inaccessibles, cachées au
plus profond des soussols de la ville, dans un lieu que
personne ne connaîtrait, ni même ne se douterait de son
existence. Je savais que leur ordre détenait toutes sortes
de secrets scientifiques sur des problèmes aussi
ésotériques que la transmutation, la matérialisation à
partir du néant, l'antigravité et l'énergie « libre »... des
technologies vieilles de dizaines de millénaires, datant
de civilisations prédiluviennes dont il ne reste presque
aucun vestige aujourd'hui, mais dont la Science
moderne commence à peine à découvrir les traces. Ces
secrets sont les plus sensibles de tous ceux que les
autorités secrètes cachent au public. Si seulement une
de ces technologies était révélée aujourd'hui, le monde
en serait profondément bouleversé, et probablement à
un point tel que rien ne sera plus jamais comme avant.
Mais cela va sans parler d'un secret qui est encore plus
profondément caché dans la mémoire des Illuminati, un
qui se rapporterait aux fondements théoriques mêmes
d'où découlent toutes ces autres technologies; le Secret
ultime, justifiant tous les autres. Le centre même de leur
toile. Une technologie à l'envergure, aux implications,
terrifiantes. De tous les contacts que j'ai développés, de
345
toutes les recherches que j'ai faites, je n'ai jamais pu tirer
aucune information vérifiable, ou seulement fiable, sur
la nature plus ou moins précise de cette “machine”
comme ils l'appellent.
Ce qui m'intéressait le plus, en fait, ce n'était pas toute
cette sciencefiction, mais plutôt un document, un texte,
ou quoi que ce ne soit qui m'aurais permis de prouver,
de façon totalement irréfutable, rien d'autre que
l'existence des Illuminati et de leur “Plan” pour le
monde entier. Car le secret de leur existence est leur
propre faiblesse. Car s'ils ont toujours si bien travaillé à
ne laisser aucune preuve de leur existence glisser entre
les mains du public, alors c'était tout à fait logique que
ces informations se trouvent exclusivement “à
l'interne”, entre les murs de leurs loges secrètes, les
« Loges invisibles » comme ils les appellent. Car lorsque
tous ses efforts de vigilance sont tournés vers
l'extérieur, un groupe se préoccupe moins des parasites
susceptibles de le corrompre de l'intérieur, et il n'y a
qu'à sauter à l'intérieur de leur cercle interne pour
savoir ce qui s'y passe. Mais encore il fallait pouvoir
être intégré à la grande pyramide, puis cheminer à
l'intérieur d’elle pour atteindre le savoir caché. Car le
recrutement des membres était aussi un des piliers dans
le contrôle de l'information fait par les Illuminati; ils ne
recrutent jamais quelqu'un en leur nom officiel, mais
toujours au nom d'un autre groupe, instance, institution
ou organisation. En soi, personne n'est enrôlé dans
l'Ordre Illuminati... ce ne sont que les personnes
conditionnées par le système de telle manière qu'elles
346
pourront apprendre et accepter de travailler pour eux
en connaissance de cause, et d'être un des leurs,
religieusement, une fois qu'elles ont été intégrées à des
sphères suffisamment élevées dans la hiérarchie, et de
ce point de paroxysme elles pourront prendre
connaissance non seulement de l'identité réelle de leurs
“employeurs”, mais aussi, et surtout, du dessein plus
global des Illuminati pour l'humanité. C'est un
processus d'intégration hiérarchique, et qui dit
“intégration” dit aussi “possibilités d'infiltration”. Et
c'est ce processus qui fut le plus difficile... mais au cours
des années, après avoir tissé des liens avec des
personnes bien placées parmi les francsmaçons et les
rosicruciens, et d'être moimême parvenu à monter à
des rangs d'importance dans ces deux sociétés, et en
ayant fait pendant ce temps un doctorat en relations
internationales pour me tailler une place parmi la classe
dirigeante mondiale, je parvins à obtenir la clé d'accès
qu'il me fallait. Douze années de travail. Douze!
Comme chaque putain d'apôtre.
347
éventuellement être utilisé dans une vaste opération de
polémique, ayant pour but de briser définitivement le
secret de l'Ordre Illuminati, et de dévoiler leur existence
réelle et leur complot universel aux yeux du public.
Idéalement, c'était ce que j'espérais en infiltrant le
groupe de la sorte. Très ambitieux, oui, téméraire,
certes, et illusoire, fort probable. Une quête de sauveur
de l'humanité... Quelle absurdité! Mais peutêtre aussi
n’estce rien de moins que la Providence, après tout, qui
m'a sauvé en me faisant perdre l'adresse, car, comme je
commence à le réaliser maintenant, infiltrer un groupe
si puissamment infâme aurait pu me mettre
sérieusement dans de beaux draps, et je n'aurais peut
être pas été le seul à subir les fâcheuses conséquences
d'un tel acte. Pire que d'avoir le gouvernement sur le
dos... ils sont le gouvernement, de toute façon!
348
– Rien... Rien de vraiment intéressant, en fait,
maintenant que c'est perdu.
Je l'aurais mise en danger, de toute façon, si j’étais allé
les voir, et probablement que jamais plus je ne l'aurais
revue, ou bien ça aurait été moi qui y serais passé.
– Désolé, chéri.
– Non, ne le sois pas. C'est pas si... important.
Je vins à elle sur le bord de la baignoire, lui passant ma
main au torse et l'embrassant longuement au cou, et au
fond de moi, j'espérais qu'aucun curieux de ce monde
n'ait mis la main sur l'infâme bout de papier, ait fait
l'erreur de lire son contenu et ne se soit lancé en quête
d'un mystère dont il ne connaît pas la portée, ni les
dangers...
349
350
Chapitre 8:
La Bête dévoilée
351
352
Alors que je traversai la rue, je fus pris de cette étrange
impression d'avoir fait ce même mouvement, dans le
même décor exactement. Cette impression m'était très
familière, car je l'expérimentais presque chaque mois de
ma vie, quoique je n'ai jamais vraiment pris note de ses
occurrences; mais ces derniers temps, il me sembla en
avoir expérimenté de plus en plus fréquemment. Au fur
et à mesure que je progressais parmi le trafic frénétique
d'automobilistes tous apparemment programmés par
les mêmes codes de conduite, jusqu'à leurs regards
vides qui étaient tous les mêmes, ne voyant rien d'autre
que la bête sans visage de leur oppression quotidienne à
travers leur parebrise, je sentais mes pas et toute scène
que j'observais comme quelque chose qui avait déjà été
écrit dans le livre de ma vie. Je déambulais tel un
353
fantôme parmi le trafic, et personne ne semblait même
remarquer ma présence parmi les voitures qui filaient à
toute allure dans un chaos incompréhensible. Savaient
ils euxmêmes réellement qu'ils étaient là? En quelques
pas j'avais traversé le boulevard, et je me disais que
j'aurais pu l'avoir traversé les yeux fermés, et ç'aurait
été la même chose. Cette pensée faisait aussi partie de
mon déjàvu, qui continuait encore, comme un ruban se
déroulant dans la noirceur. Je regardais les pas des
piétons qui marchaient sur le large trottoir devant moi.
Tous des couples... hommes avec femmes, parfois les
deux d'un même sexe, peu importe, ils donnaient tous
l'impression d'être programmés selon les mêmes
matrices. Leurs pas étaient parfaitement synchronisés
entre eux, chaque pas touchant le sol en même temps
que celui du voisin, et de la même jambe. Pourtant,
aucun de ces couples ne semblait remarquer ce détail,
pourtant si évident. Ils marchaient tous au même
rythme. Quelque chose n'allait pas... je le sentais.
L'ordinaire de toute cette synchronie, et cette apparente
absence de conscience de l'environnement direct parmi
tous ces gens, je trouvais cela inquiétant.
354
Quelque chose n'allait vraiment pas, et je le sentais...
Quelque chose était pour arriver.
355
partout autour de moi, et les gens euxmêmes, tout
comme bon fou qui se respecte, ne sont simplement pas
conscients de leur maladie. Viventils tous amèrement
dans ce sousmonde, froissés de mille préoccupations et
afflictions tout aussi illusoires et futiles les unes que les
autres? Peutêtre suisje près de la réalité en croyant
cela, car je le sens aussi. Alors que la scène urbaine
défilait à travers ma vitrine de l'autobus, je constatai à
ma grande horreur quelque chose qui avait toujours été
sous mes yeux, mais que j'eus toujours été trop
inconscient pour réellement voir. Une foule, des
centaines de milliers de personnes probablement, des
personnes faites comme moi, était intoxiquées,
droguées par une drogue qui ne se voit pas, mais dont
les effets eux, s'observent partout et en toute chose, que
ce soit dans les vêtements, gestes, discours, regards,
manières de parler et ainsi que celles de marcher,
rangées, encloses, dirigées, injectées, transformées et
réduites au plus vil esclavage, comme du bétail dans
une ferme de production industrielle. Tout ce que je
voyais, c'était des drogués branchés directement à la
base même de tous leurs sens, et je me demandais si
leurs cerveaux aussi, par quelque processus
inconcevable que ce soit, n'étaient pas eux aussi
branchés sur cette drogue complètement invisible.
356
mécanismes serviles, parfaitement programmés par une
machine aussi invisible que l'objet de leurs addictions,
leur drogue commune. Drones si subtilement
automatisés que la plupart d'entre eux ne devaient
probablement ne jamais en être conscient, ne devaient
jamais sentir comment et à quel point leur conscience
ellemême est abusée, violée par derrière.
À partir de ce moment, je ne pouvais plus rien regarder.
Tout cela me donnait la nausée.
357
faire contrôler, inspecter et ficher. De véritables soldats,
revêtus d'uniformes de combat et armés de fusils
mitrailleurs, étaient répartis de part et d'autre dans les
terminaux et patrouillaient tout, allant jusqu'aux
bambins qui jouaient dans une aire de jeux pour
enfants. En échange, ils se faisaient remettre des billets
leur permettant de se transporter ailleurs, loin, très loin
d'ici.
C'était ici une porte par où l'empire ce même empire
dont je commençais à entrevoir l'existence commençait
et finissait. On ne pouvait laisser les gens quitter et
venir sans tout savoir sur eux, sans imprimer leur être
physique, social et politique du moins sur une base de
données dont l'emplacement était secret, hautement
protégé, et éparpillé dans une multitude de serveurs et
d'unités de stockage répartis entre une panoplie
d'organismes et d'agences gouvernementales, de
banques, de compagnies de crédit et d'assurances. De
ces lieux émanait une atmosphère à la fois agréable et
inconfortable de liberté assiégée, et d'une euphorie
subjuguée, par quelque chose d'invisible, mais de
néanmoins lourdement oppressif.
358
Quelque chose de gros, qui allait tout foutre en l'air,
même si je ne sais pas de quelle façon.
359
koalas! Le Parti imaginaire au pouvoir! Vive la
mélorution! Draaaame... comédie! Malaise société! Ce
monde est mort... et vous êtes tous innocents de l'avoir
tué! Alors liberté pour nous tous!!! » les autres de
rétorquer en hurlant « LIBERTÉ! » et puis d'autres de
continuer: « envolezvous avec nous, les oiseaux, pas
besoin d'avions! Emportez vos souvenirs dans vos
funérailles... les avions attendront, ils ne perdent rien
pour s'écraser! Liberté, frères et soeurs koalas
d'Amérique, VOUS DORMEZ! Paressons tous
ensemble. Cessons la production, et créons le rêve! » et
tous continuant en clameur:
360
événements. Mais cette réaction de réserve n'avait rien à
voir avec de la prudence poltronne, car je sentais qu'il
mon devoir de les observer, c'était mon rôle à ce
momentci... de les voir agir, de voir comment les
choses allaient tourner, et de prendre note de chaque
fait. Alors j'observai et je les écoutai.
Les gens qui se levaient se mirent, pour certains, à jouer
de leurs instruments improvisés certains n'ayant que
des canettes sortant des bacs de récupération en se
joignant à la troupe, alors que d'autres crièrent de
nouveaux slogans qui semblaient compléter les vers
scandés par la meute. « Laisseznous sortir! KoAhLas
d'Amérique... libres! » puis « KOALAS! KOALAS!
KOALAS! Nous sommes libres! » et « Nous sommes le
vrai complot qui gouverne l'univers! Celui du verbe!!!
Koalas unissonsnous! C'est la rébellion finale! »
Un grand cirque absurde... la meilleure façon de donner
un nom à ce dont j'étais témoin. Mais se passaitil
vraiment ce qui se passait? Je n'étais pas tout à fait
certain de saisir la nature de ce qui se passait sous mes
yeux... et si ces gens étaient vraiment réels. J'aurais pu
croire à première vue qu'il s'agissait d'une
manifestation... mais à quelles fins? Et pourquoi des
koalas? Leur coordination était impossible à
comprendre. D'autres gens, sans déguisement ni
instruments, se rajoutaient progressivement à la fanfare,
seulement emportés par l'ivresse joviale du moment, et
plutôt en fait absorbés par celleci... On aurait dit des
convertis, voyant la lumière s'allumer dans leur esprit,
361
ouvrant les bras vers les airs et clamant des
incohérences d'un large sourire de jouissance
spontanée. Leur joie était puissante, rayonnante, et
irrésistible. Elle semblait supplanter toutes les
préoccupations, tracas et dépressions qui pouvaient
torturer l'esprit de chacun, et ce ne fut pas surprenant
pour moi de constater que la plupart des gens dans
mon entourage réagissaient avec une stupéfaction
exaltée, et donnaient tous, enfin, pour celles et ceux qui
réagirent avec pareille curiosité, l'impression de
s'éveiller subitement, le soleil du matin entrant dans
leur chambre non avec violence, mais d'une force douce
et vivifiante. Les seules personnes qui ne répondirent
pas à cet appel insoupçonné de leur inconscient collectif
étaient quelques hommes d'affaires en habits qui
paraissaient plutôt déphasés par la tournure des
événements et, bien sûr, les militaires, qui, quant à eux,
ne restèrent pas très longtemps passifs à observer et à
tenter de comprendre la situation, et passèrent plutôt à
l'action. Ils le firent, et procédèrent d'une manière aussi
bête que terrifiante. À quelques secondes d'exaltation
libératrice par laquelle environ une centaine de
personnes de joignirent à un mouvement
révolutionnaire spontané s'ensuivit, comme par une
suite horriblement dialectique, un acte de sauvagerie
répressive qui dépassa l'entendement de tout le monde,
moi y compris, et plongea le terminal en entier dans un
état de choc profond. Mais la situation, évidemment, ne
dégénéra pas en scène de chaos généralisé. Une fois le
choc passé, la foule, quoique visiblement perturbée par
la suite des événements, resta impassible, et tous et
362
chacun se mirent plutôt à discuter entre eux de ce qui
s'était passé, de comment un tel s'était fait matraquer au
point de perdre connaissance, et comment cette fille
qu'un d'entre eux connaissait de loin, comme par
hasard, car il avait dit être collègue de travail du père
de celleci se fit défaire presque la moitié du visage par
trois soldats; puis comment trois autres jeunes se firent
menacer à bout portant par des soldats, fusils
mitrailleurs pointés sur eux, de déposer leurs tambours
surlechamp et de se coucher, face contre sol. Puis
d'autres personnes en étaient à faire des abstractions
philosophiques sur la situation, alors que d'autres,
quoique plutôt marginaux, semblaient expliquer les
événements plus dans le sens d'une justification de la
réaction des gardes. Mais je remarquai, malgré tout, que
parmi la foule, il y avait bon nombre de gens qui
demeuraient plongés dans un mutisme profond, et
restaient ainsi immobiles à observer.
Quant à moi, j'avais réalisé quelque chose, audelà de ce
que ma conscience m'avait permis de voir jusqu'à
maintenant. Le message, c'est ce que j'avais compris. Il
n'y avait pas de message que ces manifestants voulaient
passer. Le message... le message était dans l'événement
luimême, le message qu'ils tentaient de faire passer
dans leurs slogans et leurs tracts, ce n'était que de la
poésie, juste une métaphore ramenant au sens derrière
l'action ellemême.
363
jetés à la foule ou laissés derrière eux. Ils faisaient déjà
leur “ménage”, éliminant les indices, détruisant les
informations, anéantissant les derniers restants de cet
éblouissant acte de libre expression qui venait juste
d'avoir lieu, sous mes yeux, et qui semblait déjà
s'effacer de l'univers présent. Leur empressement à tout
nettoyer était irréel. Lorsque l'un d'eux remarqua
qu'une petite fille dans la foule tenait entre ses mains un
des tracts, ce fut l'urgence et environ la moitié des
gardes accoururent vers les témoins et se mirent à saisir
les tracts des mains de chacun qui en tenaient.
Un gros garde moustachu, matraque en main, émergea
du groupe de militaires et intervint:
J'eus au moins le réflexe de mettre celui que je tenais en
lieu sûr, quelque part dans mes vêtements, mais ce fut
364
de près, car le regard nerveux et menaçant d'un des
gardes me dévisagea le moment d'après, alors qu'il
sondait parmi la foule. Les terroristes pouvaient être
partout. Quiconque avait lu un seul mot sur un de ces
tracts était sans aucun doute prédestiné à entrer dans
un avion les souliers remplis de C4, ou bien à détourner
un avion à l'aide d'une paire de ciseaux, quiconque,
même la petite fille à côté de moi, qui lança, à peine
cachée derrière son père, une grimace de dégoût au
soldat. Celuici ne rigola pas, et prit son travail d'autant
plus au sérieux...
« Monsieur, votre passeport! » crachatil au visage du
père, qui était juste à côté de moi. Le père, un homme
dans la trentaine, barbu et à l'esthétique soignée,
semblait légèrement hindou ou tamoul. Je tentai de
mon mieux de rester impassible, mais la situation
prenait une tournure malsaine et je ne pouvais
m'empêcher d'être tout aussi ahuri que cet homme.
– Mais je n'ai pas ça sur moi! Je suis seulement venu
pour accueillir ma femme, qui arrive dans vingt
minutes. Elle est du vol de Marseille...
– On vous emmène. Vous et la petite. Vous devez
être fouillé. Suivezmoi...
365
personnes l'ont fait sur le coup, mais les agents
semblaient avoir été très bien entraînés à ce genre de
situation, et restaient figés, hermétiques comme des
cyborgs.
D'autres personnes furent amenées pour une “fouille”.
Cinq ou six autres. Des gens ordinaires, comme tout le
monde, même plus normaux que je l'étais. On les
amena dans une section protégée du terminal, puis trois
d'entre eux ressortirent environ quinze minutes plus
tard. Les autres, je ne les revus pas. J'attendis des heures
après eux, mais rien. Le père et sa fille, ils ne
ressortirent pas.
C'est le monde dans lequel je me suis éveillé.
366
* * *
C'était la Grande Nuit. Oui, cellelà; la Nuit du Grand
Événement, et nous deux, on baisait dans la tempête,
alors que dehors... dehors, tout laissait croire en
l'apocalypse. Le vent battait sans cesse, alors que la
pluie tombait par rafales, et des grêlons, de la taille de
balles de baseball, mitraillaient tout ce qui faisait du
bruit, ou pouvait être brisé. Dehors, pendant que les
gens, sûrement sidérés par l'ampleur du désastre qui
défilait sous leurs yeux, observaient, le souffle coupé,
leur petit quotidien s'effondrer bien audelà des termes
des multiples régimes d'assurances qui les ont
entretenus dans l'illusion de sécurité durant des années,
nous étions, moi et Adriana, en train de baiser comme
des bêtes dans le backstore de la taverne, alors que tout
le monde, de l'autre côté, écoutait à tuetête une
émission spéciale sur l'écran géant de la place. Moi, je
m'en foutais royalement, alors que je jouissais dans ce
qui me sembla être la baise de ma vie. C'était une
occasion rêvée pour nous deux, et seulement seulement
dans nos rêves les plus juteux... nous ne l'aurions même
367
pas osé le souhaiter! Et la tempête, battant comme les
foudres de la fin des temps, ne faisait qu'intensifier, que
multiplier notre joie, au point d'être totalement
subjugués par elle. Celle jouissance de le faire dans le
dos des autres, et parmi cette mer de danger qui était en
train de nous submerger.
368
qui s'effondre en plein sous son visage. La fin,
inévitable et implacable, de la grande illusion de la
civilisation, qui brûle et libère finalement les bêtes
qu'elle avait enchaînées sous de la dentelle et des
caméras de surveillance depuis des dizaines, voire des
centaines d'années, durant tout ce temps ou tout
semblait ordonné, fonctionnel et... et atrocement vide et
ennuyant.
Au moment où je finis d'éjaculer, je baisse les yeux, et
réalise qu'elle n'est plus là. Devant moi, il n'y a plus rien
que les restes invisibles d'une illusion. Adriana, la
369
femme que j'avais secrètement conquise, n'était plus là.
Elle avait disparu. Avaitelle vraiment été là, ou étaisje
en train de me masturber, seul, stupide, aliéné, dans le
backstore de la taverne où je venais tout juste de me
saouler et me droguer? Je m'étais comme réveillé d'un
putain de rêve... ou ne l'étaisje pas. Ça ne pouvait être
autre chose... mais en même temps, ça ne pouvait pas
ne pas être vrai. C'était... tellement physique, tellement
charnel, au point où je sentais encore mes mains
parcourir son corps, ses courbes, sa douce chair, et ses
délicieux petits seins. Même son odeur! S’étaitelle
défilée si vite, durant mon orgasme, à un point tel où je
ne l'aurais pas vue partir... et pourquoi l'auraitelle fait?
* * *
370
bien faire la grandeur d'un autobus de transports
publics, sur sa longueur. Les murs et le grand escalier
courbe en plein centre du hall, façonnés de chêne et
d'étain... brillaient sur toute leur ampleur comme de
l'or, d'une lumière jaunâtre et mielleuse. Les plafonds,
de grands carrelages parmi lesquels étaient
minutieusement dessinées des tapisseries, des fresques,
de la Renaissance, évoquant, en plusieurs épisodes qui
se suivent d'un carreau à l'autre, un conflit sanglant
entre ce qui me sembla être des anges en armures avec,
mis en importance dans la grande tuile du centre, une
étrange bête qui semblait projeter un puissant jet de
lumière par le luminaire gigantesque suspendu juste en
dessous. La lumière de la bête. Et c'est par sa gueule
que la lumière descendait, car c'est en plein centre de la
grande ouverture béante de sa gueule horrible que le
lustre était suspendu, par une grosse chaîne de fer noir
qui pourrait supporter la planète Terre à elle seule. La
bête vomissait la lumière.
J'admets ne jamais avoir rien compris à ces symboliques
bizarres que seuls leurs créateurs, fort probablement
des artistes pédants ayant été dans les meilleures
universités, semblent avoir les explications. Si des gens
veulent exprimer quelque chose d'important, qu'ils
l'écrivent en gros caractères au feutre noir sur les murs,
et qu'ils cessent de produire toutes sortes de
symboliques bizarres qui ne mènent à rien de plus... Ces
merdes d'artistes avec leurs grandes abstractions!
Soit, ce n'était pas vraiment ce dont je m'attendais d'un
371
lieu appelé le “Bureau de la sécurité”, une institution
quasi secrète, cachée quelque part dans le monumental
QG de l'OTAN, dont elle était soidisant le centre
opérationnel le plus important en Europe. Je voyais
quelque chose de plus plat, insipide... de plus
bureaucratique, soit. Surtout pour un bâtiment ultra
moderne comme celuici, ressemblant, de l'extérieur à
rien d'autre qu'une énorme machine, servant à gérer les
crises, les complots et les “changements de régime”.
Mais compte tenu de l'importance et/ou l'opulence des
personnes qui devaient fréquenter ce lieu sinistre au
jour le jour, cet effort fastidieux rattaché à la décoration
et l'ameublement n'était pas si surprenant, tous comptes
faits.
372
Vous êtes en retard, jeune homme!” me ditil avec une
voix efféminée, et des yeux illuminés, rivés sur moi.
Un vieux pédéraste... ce que je craignais! Les efféminés,
bisexuels, prêtres laïcs et je ne sais quelle autre
pourriture sont fort courant dans les cercles de pouvoir.
Ils aiment tellement avoir une influence, projeter leur si
splendide ego sur tout ce qui bouge, et être
sadiquement condescendants et de façon
religieusement soignée avec n'importe qui osant ne pas
les approuver dans leur putain de perpétuel délire
narcissique. Il m'arbora de cet air narquois et racoleur
que je déteste au plus haut point. Vieille pédale de
merde. Ils sont mieux de bien me payer pour ce contrat.
373
d'État, pour épouser des structures de contrôle plus
subtiles et à la fois plus... insidieuses. Et vatil tenter de
me discipliner à sa manière, maintenant... comme il le
faisait avec ses petits soldats de plomb autrefois? Après
tout, c'est un peu pour cela qu'on m'a référé a lui... et
pour que je monte, moi aussi, dans l'échelle à mon tour.
Trait distinctif, il m'appelle par mon prénom, et même
avec une emphase certaine, comme si c'était ainsi qu'il
avait choisi de me baptiser selon ses propres termes. Ce
fut certain pour moi alors qu'au travail on ne
m'appellerait plus monsieur Specter, ou Specter, mais
bien par mon prénom.
374
fréquemment l'épaule comme si je fus sa toute nouvelle
proie. Il m'invita à marcher avec moi, au long de la
grande baie vitrée du corridor principal.
Il continua en se tournant face à moi, et d'un ton sonore,
résonnant:
– Mais nous vous demandons d'être plus qu'humain!
375
Et c'est d'ailleurs une partie de notre plan par
rapport à vous, à nous, et au reste du monde. Ce
qu'on a exigé constamment de vous jusqu'à
maintenant, c'est de devenir quelque chose d'autre,
quelque chose de meilleur. Et vous avez progressé,
réellement. Voyezvous Jacob, je suis cette autorité
dont vous cherchiez le visage depuis tout ce temps.
Je suis celui à qui vous répondiez, secrètement,
auparavant, avec la plus ferme obédience, et suis
encore celui à qui vous répondrez, directement,
maintenant, et pour les années à venir... et il en
demeurera ainsi jusqu'à nouvel ordre, si vos
acceptez, bien sûr, votre nouvelle affectation. Il n'y
aura plus d'intermédiaires entre vous et moi tels
qu'il y en a eu auparavant, et mes directives vous
seront données à chaque fois en face à face, en vous
regardant dans le blanc des yeux, car s'il a déjà eu
ambiguïtés et incertitudes entre vous et votre
autorité depuis que vous travaillez pour notre...
cause, sachez que ce fut un problème d'une époque
révolue, et qu'à partir de ce moment présent, je me
ferai un plaisir de vous guider et vous diriger dans
la franchise et la droiture. Il n'y aura plus de zones
grises, et plus d'ambiguïtés entre vous et moi!
Le pédéraste paternaliste avait maintenant fait place au
général de fer. Alors qu'il marchait à mes côtés et que
nous longions une grande vitrine située au fond de la
salle, par laquelle j'apercevais le paysage brumeux de la
ville, il me regarda du coin de l'oeil, et m'expliqua tout.
376
"...et pour ce qui est des objectifs à long terme ainsi que
pour la cause auxquels je réponds et que vous avez
servie depuis les trois dernières années, je me devrai de
garder certaines informations secrètes. J'ai mes secrets,
et vous aussi, de même que l'importance de mes secrets
pour vous n'est pas à être discutée tout autant que l'est
celle de vos propres secrets personnels pour moi. Mais
sachez que si moi ou un de mes associés discernent
parmi vos agissements courants une quelconque
attitude qui soit néfaste ou même hostile face à nos
objectifs à court ou long terme, cette riche et privilégiée
collaboration entre vous et moi nous verra
conséquemment corrompue et puis détruite par le
poids de ma responsabilité officière, et les conséquences
qui s'en suivront seront lourdes pour vous... tout
comme elles le sont toujours pour tout agent susceptible
de mettre en péril la continuité de nos opérations. Soit,
vous avez déjà l'usage de nos coutumes et éthique, et
tout cela doit vous paraître bien évident... Ce ne sont
que les usages institutionnels."
377
avec vous promptement, et ce, par des canaux de
communication divers... Une seule chose que vous
devez considérer, Jacob; vous aurez à voyager de plus
en plus fréquemment dans les années à venir, alors que
vous serez assignés dans des missions à plusieurs
endroits sur toute la planète. Mais souvent aussi, vous
aurez le privilège de voyager à votre guise à des lieux
de votre choix, malgré qu'en cas de besoin, vous serez
mobilisé en l'espace de quelques jours. Et sachez que
même si le monde va vous appartenir et que tout pays,
ville ou territoire sera à votre portée et sans restrictions
diplomatiques, il n'y aura qu'un seul lieu dans tout ce
monde auquel vous y serez exclus d'y pénétrer, et ce
sera l'étage supérieur... en haut de cet escalier."
378
La salle illuminée de l'étage supérieur, bien qu'elle
capta mon attention pour quelques secondes, ne
m'intéressait pas vraiment, de toute façon. Après tout
pourquoi me seraisje intéressé aux affaires intimes de
vieux pédérastes internationaux??? Et puis m'avaitil
entretenu jusqu'alors de mes nouveaux honoraires ainsi
que mon régime d'assurances collectives? C'est
heureusement ce qu'il s'empressa de faire... je
suffoquais dans toute cette splendeur pompeuse.
379
fonctions ordinaires. Les assurances collectives pour la
vie, le logement et les voitures de luxe payées, et même
jusqu'aux habits appropriés pour les différentes
conditions de mon travail... tous assurés, eux aussi, par
la Providence de mon employeur. Il m'expliqua que ma
rémunération contractuelle se verrait augmentée par
des primes “considérables” en fonction de la complexité
d'exécution de chacune des opérations et plus
particulièrement du niveau de... sensibilité politique.
– Le "niveau de sensibilité politique"?
– Mon cher Jacob, au cours de votre nouvelle carrière
avec nous, vous allez rapidement constater que vos
activités seront susceptibles de provoquer parfois
des réactions très critiques de la part du public,
tellement la teneur et la portée de vos opérations
auront une influence profonde sur les rapports de
contrôle et les politiques de gestion de
l'information à des niveaux autant nationaux
qu'internationaux... L'ordre public peut en
dépendre même, dans certains cas. Il en va de nous
de mesurer l'étendue des conséquences, et de les
esquiver; vous votre rôle est autre...
– La politique... je vois. Moi je fais pas de ça, vous
devez le savoir.
– Très bien! De toute façon, ditesvous qu'avant toute
chose, votre métier consiste à apporter sécurité et
ordre comme contribution à la communauté
internationale, et du même fait l'Humanité. Mais
tout fera du sens pour vous plus tard, lors de vos
premières assignations, et sûrement après celleci
380
même..." il me tendit un portedocument rouge sur
lequel était imprimé un aigle doré, à deux têtes...
symbole que je n'avais jamais vu auparavant, mais
qui devint plus tard mon symbole caché, mon
effigie secrète d'une appartenance à un ordre tenu
invisible du public.
– Votre conformité, bien entendu, sera récompensée.
Car c'est de votre conformité, avant toute autre
chose, que nous avons le plus besoin, Jacob... Et
vous savez tout autant que moi ce qu'implique la
notion de conformité pour notre organisation,
n'estce pas? Oui... vous le savez déjà, et c'est pour
ça qu'on vous a choisi!
Il me quitta du regard, me tournant le dos et disparut
lentement en montant le grand escalier vers l'étage
supérieur, l'air hautain et parfaitement détaché, les
mains reposant dans les poches de son complet
bleuâtre.
Une fois qu'il fut monté, mon regard retomba sur le
dossier que je tenais entre qui les doigts. En l'ouvrant,
des photos glissèrent et tombèrent sur le sol. Ce furent
les photos de deux hommes, d'allure ordinaire, dans la
quarantaine ou cinquantaine, prises sous des angles et
des contextes différents. Je trouvai dans la filière des
fiches qui accompagnaient les photos, ainsi qu'un
document officiel intitulé "Protocole d'intervention",
dont chaque page portait la mention de "MJ12 – ultra
secret". Au bas de chaque page était estampé un sceau
qui me semblait être un logo corporatif, mais contenait
381
le même aigle doré que celui sur la couverture du porte
document, et cette foisci il était couronné d'un sceau,
une sorte de triangle rayonnant, avec un oeil en son
centre. Je croyais avoir déjà vu cet emblème auparavant,
mais me dis aussi que cela ne m'était d'aucune utilité de
le savoir de toute façon, or je glissai le dossier, celui qui
contenait les seuls paramètres et directives sur ma
mission, dans le creux de ma mallette et décidai de
quitter les lieux et trouver un endroit sécuritaire pour
étudier les pages qu'elle contenait. Je devais quitter
Genève. Ici, dans un centre aussi crucial du contre
espionnage international et du contrôle du marché
monétaire mondial, là où le secret politique coexiste
avec la surveillance obsessive des civils, tout le monde
peut être un agent double, même des collaborateurs.
* * *
L'opération Blackbird...
382
dossiers académiques respectifs, et bien rangés depuis
des dizaines d'années dans une vie familiale de plus
ordinaires, semblaient à tous points de vue être des
cibles faciles.
383
de les relâcher. Il me fut plutôt facile d'élaborer un plan
d'intervention avec des cibles aussi vulnérables. Toute
donnée sur leurs allées et venues pouvait être
recueillies auprès des banques d'information de leurs
gouvernements respectifs, en particulier du magnifique
réseau Infranet qui permet d'obtenir toute information
criminelle, médicale, professionnelle, financière, ainsi
qu'une pléthore de renseignements moins officiels et
néanmoins très précieux sur n'importe quel individu
possédant une citoyenneté de n'importe quel pays de la
planète, soit tout le monde, ou presque. Le pouvoir que
je ressentis en consultant des banques de données sur
de vieux amis d'école et en particulier lorsque je
tombai sur certains détails de leur vie privée provoqua
même en moi une jouissance, une excitation telle que
j'eus même durant un certain temps une inexplicable
envie de me masturber. Le pouvoir en particulier le
pouvoir direct sur une ou plusieurs personnes est une
sensation excitante... si cruellement délicieuse. Mais
bon, dans le cas de ces deux sujets, il était clair pour moi
que l'intensité avec laquelle le gouvernement les
surveillait, ce qui se voyait dans la quantité que dans la
diversité inouïe des informations recueillies sur leur
vécu, s'expliquait par leur collaboration antérieure à un
important projet de recherche multinational lequel
avait d'ailleurs un certain lien avec leurs recherches
actuelles. Or cette opération étendue de surveillance des
activités des deux chercheurs était en fait plus un
moyen de les localiser et les protéger le plus possible de
toute forme d'influence externe, c'estàdire d'une
organisation étrangère hostile pouvant miner les
384
intérêts nationaux, tels que, par exemple, un groupe
terroriste. Les gouvernements s'étaient approprié de
leurs cerveaux, les ayant acquis à des sommes
probablement onéreuses, et ils firent tout ce qui était en
leur possible pour l'éventualité où cette si précieuse
propriété se trouverait compromise de les conserver,
les garder intactes et en leur propre exclusivité, ou
encore de les récupérer si le pire arrivait; si un secret
était brisé, ou si les savants euxmêmes se retrouvaient
enlevés.
385
complication de leur part, comme de celle d'éventuels
tiers, le professeur Achileopoulos et le docteur
Radavansky doivent être éliminés surlechamp, sans
l'attente d'un quelconque ordre d'exécution de la part
de mon supérieur. Il est capital, pour la sécurité
nationale et mondiale de mettre hors d'état de nuire
toute forme d'agents susceptibles de mettre en péril
l'ordre public et de générer les pires calamités sociales
imaginables, et ce, même si les moyens entrepris pour
arriver ne sont pas toujours en harmonie avec les lois,
les chartes de droits civils et autres ouvrages littéraires
que les libéraux pleurnichards aiment s'enquérir dans la
constitution de leur État. Le mal doit être éliminé à sa
racine, peu importe ce qu'il en coûte, et cela, je le
comprends.
386
ni le changer. Je ne veux qu'avoir ma part de libertés
quotidiennes, lorsque je reviens du travail, et dormir
sur mes deux oreilles, dans un lit duveteux et
rembourré, doux comme un nuage.
* * *
Je me réveille à l'intérieur du Plan, et il est comme une
gigantesque horloge, grande comme l'univers. D'ici, je
vois ces membranes, ses structures et superstructures,
se mouvoir constamment sous mes yeux. La machine
me nargue, mais sans le savoir, elle ignore que je sais, et
m'ignore entièrement d'ailleurs, dans ma pleine
conscience de ce qui m'arrive, de voir ainsi son
fonctionnement de l'intérieur, dans sa plus flagrante
nudité. Je vois la mécanique multiverselle de l'intérieur,
et la profondeur autant que la complexité de sa
conspiration contre l'existence, contre la conscience, est
sans limites.
387
de voir la vérité audelà, à moins que je ne parvienne à
déchiffrer les centaines, les milliers d'hiéroglyphes,
d'algorithmes et de mots cryptés qui s'entrecroisent, se
superposent et s'interrompent mutuellement, en un
terrible réseau d'énigmes insondables, gravées dans un
langage satanique, d'une encre de chair et de sang,
partout sur le grand tableau qui m'emprisonne dans
l'existence. Tout cela devrait pourtant être simple, je
veux dire de comprendre les mécanismes régissant la
grande horloge, puis de les posséder, et ainsi vivre à la
hauteur de mes rêves les plus profonds, d'arrêter de
rêver, de vivre dans la substance même du rêve, là où
plus rien n'appartient au futur, ni au conditionnel, ni au
passé, ni au subjonctif, et pas même au parfait et au
plusqueparfait; mais plutôt à l'impératif, le verbe
primordial, celui qui ramène tout à l'état absolu, à
l'empire primordial du savoir, de l'agir et de l'être. Le
verbe impérial, là où rien ne commence ni ne finit, là où
tout est possible.
Dieu est une machine. Assurément.
388
couches d'existences que j'ai aperçues à travers mes
rêves, dans mes quelques visions surnaturelles et dans
mes trips de drogues hallucinatoires. Je voyais la
quantité apparemment infinie des possibles, de mes
existences séparées, mais toutes vécues par la même
personne.
389
Tout semble laisser croire que je sois atterri ici par
magie, sur cette passerelle d'acier sombre, flanquée en
plein milieu de deux grandes roues dentées à la
révolution très lente, d'où ne part aucun passage,
passerelle, escalier ou échelle par lesquels j'aurais pu
venir ou être amené, et pourrais sortir d'ici. Seulement
qu'une petite plateforme insignifiante et sans issue, en
plein milieu du grand engrenage cosmique. Et tout est
vieux et poussiéreux, ici, et d'une vieillesse dorée, mais
non rouillée; les mécanismes semblent être sculptés
dans un bois doré, ou peutêtre une sorte de cuivre qui
brille comme le soleil sous le rayonnement de la lueur.
Je passe un long moment à observer vers le haut, vers la
Lumière, puis j'en viens à percevoir, sous toute son
ampleur, la grande configuration de ces mécanismes de
toutes sortes, sur la plus large étendue que mes yeux le
permettent; et en les voyant ainsi juxtaposés les uns sur
les autres, en les voyant se confondre ensemble dans
l'espace, s'incruster, dans leurs mouvements conjoints et
visiblement chaotiques, dans la fabrique même de tout
ce que je perçois, créant des structures, des formes, et
puis un ordre désordonné, sublimement désordonné,
qui s'ordonne toujours de plus en plus au fur et à
mesure que j'observe plus profondément au creux de la
grande structure visiblement infinie, à travers ce qui me
semble être, beaucoup plus loin, des motifs, qui
s'entrechoquent et se complètent comme par une
volonté à la logique incompréhensible, mais
parfaitement cohérente, je réalise, ultimement, que
390
l'ordre... l'ordre est, et n'est pas, car il semble toujours
être en train de se créer, de se recréer et recréer les
conditions de sa perpétuité. Il est, dans son mouvement
perpétuel de recréation, comme un code, un langage.
Mais il n'est pas, car il n'existe que de façon relative à la
Lumière.
Les signes que l'ordre forme, je ne peux les déchiffrer de
moimême; pour la plupart, du moins, et ils me
semblent appartenir à une intelligence que mon esprit
limité ne saurait comprendre. Ils sont dénudés, dénudés
de leur sens, des clefs pouvant servir à les décoder. Ils
me sont dévoilés, froids et nus, sans soustitre ni
légende, et je vois ces mécanismes cachés, sans voir les
masques, les totems et idoles qui sont leur expression
humainement compréhensible. La seule chose que je
comprends, c'est que le chaos respire l'ordre, ou qu'il se
structure en inspirant, et redevient aussi flou en
expirant par la suite. Puis tout devient courbe et
organique. Tout ce qui est symétrique devient
incalculable et insaisissable; merveilleusement aléatoire
et harmonieux... comme une foule, une émotion, des
nuages fractals ou les courbes du corps d'une femme.
La lumière jaillit de la matière inerte et en mouvement,
des milliards de b, des milliards d'étoiles dans un
firmament mentant sur sa propre existence. Les
symboles, les calculs, qui euxmêmes sont formés par
les milliers d'engrenages et de circuits mettent au
monde la lumière, loin audessus des frontières de mon
esprit. Cette lumière, blanche, parfaitement blanche, à
sa source, comme la soie, resplendit et projette ses
391
rayons à travers les rouages des niveaux inférieurs. Elle
est faible, vue d'ici, et est entravée par les complexités
mécaniques de tous les engrenages qui maintiennent en
activité et régissent mon petit globe personnel. La
lumière, je ne peux l'atteindre… je ne pourrai
probablement jamais l'atteindre, car elle est cachée loin,
très loin dans l'infini de la progression des rouages de la
grande horloge; et pour progresser vers elle, je dois
atteindre un niveau de conscience plus élevé. Mais étant
donné que cela ne me mènera qu'à un étage plus élevé,
je devrai confronter mon esprit qu'à un niveau plus
complexe, plus parfait, du grand mécanisme. C'est
l'infinie progression vers la perfection l'absolu qu'est
la lumière qui rend impossible de trouver, d'isoler et de
démystifier l'algorithme qui me libérera enfin, afin que
je puisse plonger en elle, et faire un avec elle. C'est le
processus de progression qui m'emprisonne hors de la
lumière, car la lumière est ellemême le résultat de ma
distanciation avec elle. Ce processus est sensé m'en
rapprocher, oui, à chaque niveau de conscience que
j'expérimente, et pourtant je n'en ressors qu'avec moins
de certitudes et plus de douleur d'être… et de douleur
d'être éloigné de ce que je cherche, essentiellement.
392
gouverne mon existence, et qui me sépare de l'état
d'être, de la vraie liberté :
Ne pas être.
Ou être avec la conscience du nonêtre, plutôt que de de
vivre, comme auparavant, dans le nonêtre d'une
illusion statique et sans vie. La seule façon de tricher, de
pirater, cet empire de la nonexistence relative.
Vaincre l'état relatif, le briser, en n'étant pas, et de façon
purement inconditionnelle, purement catégorique. Ne
pas être, point final.
La mort.
393
nouvelle forme d'existence, parmi d'autres, tout comme
la transition du monde des rêves à celui du réel?
Je serais alors prisonnier de ce complot existentiel, non
seulement en vivant mais aussi en mourant. La vie, la
mort… les deux feraient partie d'un seul et même cycle.
Tout comme le sommeil et l'éveil. La mort n'est pas la
solution pour en finir avec l'existence, car elle n'existe
simplement pas. Dans un monde construit d'illusions,
la mort n'a d'autre choix que d'en être une aussi, et
d'être potentiellement la plus grande illusion de toutes.
Je ne pouvais trouver d'autre réponse à cette
machination dont j'étais prisonnier qu'à l'intérieur de
moimême, et dans le “”ici et maintenant”. Si je pars de
ce point, peutêtre trouveraisje l'inspiration qu'il me
faut, et les indices nécessaires pour m'affranchir de cette
impasse. Tout est ici, autour de moi. Le masque de
l'idole est tombé, et il ne faut que sonder à l'intérieur de
moi pour comprendre la machination qui se cache
derrière.
394
d'étoiles. Le vent brûlant qui se levait, un vent infernal,
c'est tout ce que je sentais, puis il apparut une, forêt
sombre, qui s'ouvrit devant moi, comme une femme
prête à enfanter, ou être accueillie en elle. Et dans le
fond des bois morts, dans le creux de l'ombre, au cœur
de la grande forêt brumeuse se tenait la Bête qui ne
pouvait être nommée. La Bête du monde, rugissant
dans l'ombre lorsque tous dorment, et dormant dans
l'antre de la Terre, dans l'abîme, le grand abîme, d'où
flammes, cendres et fumée jaillissent jusqu'au ciel
lorsqu'elle s'éveille. La Bête, effroyable, avec sa gueule
horrible, pestilente, suintante de bave gluante, jonchée
d'une multitude incalculable de crocs acérés déchirant
la terre et fracassant le roc. Ses yeux noirs sont sans vie,
mais animés que par son avidité insatiable, ne quittant
sa proie que lors qu'elle est mastiquée et déchiquetée
dans sa bouche grande comme le monde.
395
résonne sur plusieurs cieux de distance, jusqu'aux
confins des profondeurs de la Terre et pardelà les
nuages, faisant trembler le sol d'une force telle
qu'aucune ville ne peut tenir debout, sur toute la
grandeur de l'horizon qui l'entoure, et fait perdre la tête
aux gens qui l'entendent.
La Bête mangeuse de mondes, la faucheuse et broyeuse
d'existence, celle qui tourne la vie en néant, et la
merveille en la pire abomination. La Bête plante ses
griffes et ses crocs dans le cœur de tous. Elle ronge les
êtres, des plus vils aux plus sages, de l'intérieur, et
ensuite elle les engouffre d'une seule bouchée, d'une
seule inspiration; elle engouffre leurs êtres par millions,
par milliards, comme le grand rorqual des mers du
Nord avale des masses incalculables de petits crustacés
innocents d'une seule aspiration. La grande Bête de la
peur est celle de l'univers entier.
Cette bête, elle me fait face, maintenant. C'est elle qui a
terrorisé toute l'humanité durant les dizaines, les
centaines de milliers d'années de sa triste histoire qui
est en train de se terminer, cette bête de l'envergure
d'un dieu, que seul le roi Gilgamesh des temps anciens
est parvenu à vaincre, et gagna la sagesse par l'amitié et
par l'acceptation de la mortalité.
396
sublime, supérieure à toute sagesse pouvant rayonner
de la tête d'un simple mortel.
L'abomination de la Bête se déchaîne. Et le ciel crie de
rage, le tonnerre s'écroule en de violents rugissements,
puis je constate à ma grande terreur que c'est la Bête,
qui fut jusqu'alors comme une montagne sinistre,
terrifiante même si dormante, c'est éveillée de son
sommeil, et maintenant elle crie de toute sa rage
meurtrière. Et puis du ciel se met à tomber une pluie de
sang, qui comme un grand flot tombant de la voûte
céleste, couvre tout l'horizon et recouvre la terre de
l'odeur âcre de la mort. La forêt s'enflamme. Le désert,
le grand désert qui m'entoure passe au rouge sombre, et
moi, mon corps, tout mon corps se trouve couvert du
sang des cieux. Le sang du ciel trempe mes vêtements,
ruisselle dans mes cheveux, et tombe en gouttes, des
milliers de gouttes sur mon visage noyé, ne pouvant à
peine ouvrir les yeux ou respirer correctement. C'est
sang divin. Les dieux pleurent des larmes de sang alors
que la Bête de l'existence s'éveille.
Si je tue la Bête, si je la tue, cette horrible Bête, je serai
délivré, libéré du cycle infernal qui me lie avec des
chaînes au mensonge de l'existence, aux cycles
mensongers de la vie, de la mort, et du rêve; je serai
affranchi de ce grand mensonge existentiel aux facettes
multiples. Et toute l'humanité… tous ceux, du moins,
qui auront vu le mur qui les isole, seront libérés avec
moi. Comme la peur est le berceau de l'aliénation, la
gueule dégoûtante, abominable de la Bête est le berceau
397
sanglant de la Fin, et de de la fin du mensonge de
l'existence. De la Bête naît, et renaît toujours encore le
cycle du mensonge.
La joie de la liberté, qui transcende toutes les peurs et
les souffrances.
Par elle je réglerai l'équation, et résoudrai le problème
primordial; puis nul ne dormira ni ne s'éveillera jamais
plus. Plus personne ne rêvera ni sera dans l'état
conscient du réel, car rêve et réalité ne feront qu'un. Car
la Vie et la Mort seront dépassées, et plus personne ne
naîtra ni ne mourra. Ce sera l'anarchie universelle qui
398
aura renversé l'ordre despotique du réel. Ce sera un
nouvel ordre ressorti tout droit du chaos, un ordre
maintenant basé sur la vérité de l'être souverain et non
sur le mensonge de l'être aliéné. Le quotidien des
mortels, l'ordinaire, ce grand mensonge qui les aliène
tous sera détruit, définitivement.
Car audelà de la répression naît la compassion,
Acceptation inéluctable de la Nature en tant que le seul
vrai État, réellement indissociable du “soi”.
Et audelà de la peur naît l'affirmation, l'affirmation du
désir, celui qui jaillit du fond de tous les coeurs les plus
riches...
Oui... Voici le triomphe de la fantaisie prenant corps!
399
moment cet instant même ou je ressortirai des
entrailles pourrissantes du cadavre de la Bête vaincue
je verrai les murs autour de moi s'écrouler, et les grands
engrenages de toute cette machine aux proportions
infinies qui m'emprisonnent dans des complications de
processus et de stratagèmes aliénants, ils éclateront,
imploserons et s'effondreront sous le poids
incommensurable de sa propre complexité. La machine
dominatrice, ce dieu mécanique s'écroulera sur lui
même et se volatilisera en fumées et en poussières.
Balayé par la tempête de ses entrailles, il disparaîtra de
la conscience de tout être vivant.
...et la vraie vie commencera, réellement.
400
Chapitre 9:
Bilderberg
401
402
Il y avait cette auberge enchantée, là où se
rassemblaient chaque année les grands magiciens de la
grande machination invisible et silencieuse qu'est le
système économique mondial. Une sorte de congrès
annuel de conspirateurs mondiaux, mais fermé,
hautement sécurisé et au contenu presque aussi
confidentiel que la légendaire Zone 51. Le capitalisme
exige beaucoup de secrets et de complots, après tout,
pour continuer de se développer. Soit, après une
semaine de voyage sans arrêt, je débouchai dans ce lieu
isolé au creux d'une vaste forêt des Rocheuses
canadiennes, près de Banff, en Alberta. L'événement en
question se déroulait dans un très riche et gigantesque
hôtel planté à même le flanc d'une montagne rocheuse
et on ne pouvait qu'y accéder par une longue route
serpentant à travers les montagnes environnantes, ou
403
bien comme certains des délégués d'honneur,
directement par hélicoptère. Si ce n'avait pas été de ma
carte d'invitation sur laquelle n'était inscrit qu'un
énigmatique “B” dans une fonte de style classique
j'aurais été rebuté à plus d'une vingtaine de kilomètres
de l'hôtel. La sécurité et la surveillance policière étaient
étouffantes dans les environs, et plus on se rapprochait
de cet endroit, plus on se faisait contrôler et questionner
par des autorités aux visages multiples, mais ayant
toutes en commun un seul et même caractère abrupt,
méfiant et stupidement robotique. Il semblait que leurs
actes, paroles et gestes étaient tous communément
guidés par une intelligence de ruche, comme si leurs
cerveaux étaient branchés directement sur un réseau
sans fil, qui ne faisait que donner des directives, et
approuver les décisions individuelles de chacun de ces
cerveaux. La guerre avait commencé, elle s'était même
déclarée dans un des deux camps, entre ceux qui
contrôlent, et ceux qui cherchent un moyen de se
libérer. Lequel avait commencé? Je ne saurai jamais. Ce
qui fut certain pour moi, est que le mystère couvrait
cette sombre affaire depuis le début, et qu'il fallait
soulever le voile une bonne fois pour toutes afin que j'y
porte un bref regard.... un regard suffisamment large
pour découvrir la vérité derrière le grand mensonge. La
machination devait se dévoiler, ou je serais le premier à
déchirer le voile qui le recouvrait!
404
Je devais me rendre à l'évidence que je ne serais pas
réellement le bienvenu, moi, investigateur de la vérité, à
m'immiscer dans ce prestigieux domaine qui servit de
refuge secret pour les grands luminaires de ce monde.
Seul, parmi une centaine des grandes lumières du
banditisme corporatif et gouvernemental, il me fallait
une sacrée bonne tactique pour survivre. Avec toute
cette sécurité omniprésente et les requins des services
secrets, je plongeais littéralement dans la gueule du
loup, et mes moyens étaient limités, voire ridiculement
désespérés. C'était sûrement le grand coup de ma vie, et
probablement celui qui allait me mener à ma chute,
mais ça en valait quand même le coup. Je devais savoir.
405
mêmes gens qui y ont participé, en 1954, dans l'auberge
allemande portant le même nom, et ce n'est que
quelques décennies après cette première rencontre que
l'appellation devint plus largement connue du public.
Les invités et organisateurs de cette conférence se font
ainsi appeler “Bilderberger”, et parmi eux, on retrouve
des chefs d'État des plus importants pays en Occident,
des membres de la monarchie européenne, journalistes,
dirigeants de conglomérats corporatifs multinationaux,
et sans parler des gros noms de l'establishment, tels les
légendaires Rockefeller, Bush, Kissinger, Rotschild et
Warburg. Il y a une si grande concentration de pouvoir
financier et politique dans cette conférence que de
pulvériser l'événement à l'aide de tonnes d'explosifs
aurait sans doute comme conséquence plus ou moins
directe la chute de la civilisation occidentale telle qu'on
la connaît.
Soit, cette année, il y a trois mois de cela environ, ils
m'ont envoyé la carte d'invitation. Mais ce n'était pas
vraiment moi qu'ils avaient invité. Sûrement pour la
première fois de leur histoire, les organisateurs du
Bilderberg avaient fait une erreur d'identité. Non pas
qu'ils avaient mal adressé la lettre d'invitation, ou
encore pire, avaient fait erreur sur la prononciation de
mon nom; non, impossible qu'une organisation aussi
exclusive puisse faire des erreurs aussi stupides.
Simplement qu'ils avaient invité un homme, qui en fait,
était mort. Et j'avais un plan. Ce plan n'était pas sans
failles, mais c'était le seul susceptible de me faire
entrer...
406
Ce fut bien par chance, ou une combinaison de
circonstance aléatoires favorables, que je fis la
connaissance avec Lord Burrows, un très riche
bourgeois britannique exilé au Canada, habitant seul
dans son manoir perdu en plein milieu de l'infinie forêt
boréale du Nunavut. J'étais moimême sur l'enquête, en
fait. Moi, qui par pure coïncidence, était en séjour chez
un vieil ami qui s'était lui aussi exilé dans le Grand
Nord, dans une petite communauté à une cinquantaine
de kilomètres d'où notre ermite vivait. Pourquoi un
homme comme lui avait choisi de s'isoler dans un tel
ermitage glacial, ça, c'est audelà de ma compréhension,
mais il a toujours été certain pour moi, que Burrows
avait des raisons bien précises de s'écarter de son
entourage mondain ultra conservateur pour se réfugier
dans une terre étrangère. Ses contacts sont nombreux et
tous aussi privilégiés les uns des autres. Lord Burrows,
bien qu'il soit d'origine britannique et de culture
fondamentalement anglosaxonne, chérissait des
relations avec des réseaux d'affaires en France et avait
d'ailleurs toujours démontré un intérêt bien marqué
pour presque tout ce qui est propre à la France en
général. Il avait d'ailleurs toujours préféré le climat
social relativement libéral de la France à la rigueur plus
hypocrite de l'Angleterre, mais le puritanisme brutal de
la haute bourgeoisie catholique française l'avait
toujours répugné. Or à un stade avancé de sa vie, alors
qu'il fut plongé dans un étant de crise personnelle, il
avait trouvé ce qu'il lui sembla être un compromis
intéressant entre les deux mondes.
407
Stanley Burrows, un baron du East Sussex en
Angleterre, après qu'il eut vécu dans l'opulence et la
manipulation politique durant environ quarante ans de
son existence, fut frappé soudainement et
mystérieusement, par un matin bien ordinaire de
février, d'une paralysie temporaire qui le força à
prendre retraite indéfiniment de ses activités et
responsabilités administratives, au sein de trois
importantes firmes européennes d'investissement,
d'une société londonienne faisant dans l'exploitation du
pétrole, d'un conglomérat de médias germano
britannique, de la gestion d'une équipe de rugby
australienne pour ses temps libres toutes des
entreprises dont il était le principal actionnaire ainsi
que, bien entendu, dans la Chambre des Lords du
Parlement anglais. C'est ainsi qu'à la suite de cet
incident fâcheux sur sa propre santé, Burrows choisit de
tout quitter et vouer une existence plus simple et moins
contraignante, en un endroit où il pourrait trouver
tranquillité, tout comme la possibilité de se lancer dans
d'autres occupations, radicalement différentes, d'un
tout autre ordre, allant même en sens inverse de celles
ci. La peinture n'était que la surface de cette nouvelle
existence, mais le Lord déchu cachait un dessein bien
plus élaboré...
408
plutôt arides, et allant de plus en plus vers la théorie du
complot. La maison d'édition indépendante Praetoria fit
des profits énormes et devint une des maisons les plus
vendeuses des milieux académiques de ce coin de
continent avec les livres cités par ordre de parution
“Vecteurs de la mondialisation”, “Processus
dynamiques d'intégration supranationale”,
“Configuration globale des agents de contrôle socio
économiques”, “Réseaux secrets du pouvoir capitaliste
mondial”, et enfin “500 ans de conspiration globale
contre les communautés locales”; et tous ces essais
étaient l'oeuvre d'alias Steve Faulkner. Il développa une
analyse de la géostratégie internationale basée sur une
théorie d'“intégration cybernétique” opérée par des
réseaux de pouvoir hautement secrets et contrôlés. Ses
derniers livres en étaient même venus à jouir d'une
célébrité qui dépassait les milieux universitaires, pour
rejoindre d'autres publics, principalement les jeunes
intellectuels, et certains professionnels. Faulkner, bien
sûr, avait basé ces théories sur une quarantaine
d'années de vie active à l'intérieur de ces mêmes
réseaux secrets du pouvoir, même s'il prétendait, en
tant que détenteur de trois doctorats d'éminentes
universités anglaises et américaines, que ses travaux
n'étaient basés que sur des recherches postdoctorales
qu'il avait réalisées avec l'université d'Oxford.
J'en déduisis de moimême, depuis que je mis un terme
à cette affaire, que la paralysie du Lord Burrows fut
elle même vraie devait être attribuable à un
bouleversement psychique, une abrupte prise de
409
conscience par rapport à sa propre situation dans la
vaste toile de la haute société dans laquelle il a pourtant
été si longtemps un si fier acteur; phénomène semblant
plutôt tenir de l'insolite, car essentiellement improbable
dans une classe dirigeante déjà si fortement endoctrinée
et si luxueusement conditionnée c'est peu dire à
maintenir et perpétuer leur mainmise sur le contrôle de
leurs possessions, les politiques des États et
l'organisation du monde dans son ensemble.
410
maison d'édition, et je parvins assez aisément à mettre
la main dessus, vu que l'employé du bureau de poste
Jim, un gros amérindien plutôt désinvolte et farceur
voyait cela comme une forme de support à mon
enquête. Et ça en a été toute une! À l'intention de Steve
Faulkner, l'enveloppe contenait une carte d'invitation
pour une conférence très spéciale qui allait se tenir dans
les Rocheuses canadiennes, à quelques mois de là, ainsi
qu'une courte lettre faisant une brève description de cet
événement, et des motivations derrière cette invitation.
411
version officielle, dont le fait que le seul moyen de
transport dont disposaient les jeunes pour se rendre
jusqu'à la maison du riche ermite était la motoneige, et
qu'aucune trace de motoneige n'avait été observée dans
les environs du manoir depuis le début de l'enquête,
malgré que des traces fraîches d'une voiture, en
provenance de Wooden Horse, la plus grande ville de la
région, étaient bien visibles dans la neige, et n'étaient
pas celles de la voiture de Burrows. La majorité des
gens de cette région subpolaire voyagent en motoneige
ou en traineaux à chiens durant l'hiver, lesquels sont
plus économiques et polyvalents que des grosses caisses
à brûler du pétrole qui ne peuvent aller que sur des
routes. Mais les autorités, sembletil, ne trouvèrent
aucun intérêt dans ce détail qu'aucun détective ne
laisserait de côté. Les jeunes se seraientils rendus en
motoneige jusqu'à Wooden Horse, à soixantetrois
kilomètres de leur village toute une expédition pour
une région si sauvage et froide! pour revenir en voiture
à la demeure de Burrows afin d'accomplir leur crime?
Virtuellement possible, mais fort peu probable compte
tenu du fait que les trois adolescents n'étaient allés que
très rarement en ville, que pour des emplettes au
magasin de disques, et qu'aux dires de tous leurs amis
et parents, ils n'y entretenaient des contacts avec
personne. Bref, ces indices suggéraient d'euxmêmes
que l'enquête criminelle, avec ces conclusions forcées,
voire bâclées, n'avait été en fait qu'une insidieuse
falsification destinée à camoufler quelque chose d'autre.
412
Grisham avait des doutes encore plus profonds que
moi, et certains avaient même crié à l'injustice lorsque
les trois jeunes furent inculpés. Ce sont d'ailleurs
plusieurs membres des familles respectives de Will,
James et Bill qui me mirent sur l'affaire, car eux étaient
convaincus que les jeunes étaient totalement innocents.
Ils avaient amassé un fonds collectif afin de me
rémunérer pour l'enquête, après que je leur aie fixé des
honoraires plutôt dérisoires compte tenu de leur
hospitalité visiblement sans limites.
413
autant pour leur sécurité personnelle, je présume. Je pus
aussi démontrer sans bénéfice du doute que les trois
jeunes n'avaient rien à voir du tout avec ce crime... et
que peutêtre avaientils servi de couverture pour les
vrais auteurs du meurtre, ce qui allait de soi pour moi.
Ça m'a pris quelques semaines pour parvenir à
disculper Bill, Will et James, et le dossier du meurtre de
Lord Burrows a été rouvert, et restera ouvert
probablement pour l'éternité étant donné que le
gouvernement canadien luimême, du moins la
Gendarmerie royale, avait agi comme complice dans ce
complot meurtrier. L'affaire, donc, avait été étouffée,
mais non résolue, et le dossier concernant l'assassinat
de Burrows était toujours ouvert.
414
sobrement possible, l'aspect conservateur qu'on lui
avait connu pour avoir durant sa vie politique. Soit, je
fus même complimenté par quelques éminents
intellectuels pour mes livres, et les femmes semblaient
plutôt fascinées par ma fausse vie de reclus, alors que je
leur avais fait une grandiloquente illustration d'une
sorte de vertueux intellectuel qui eut abandonné la vie
publique pour une vie d'ascète solitaire, dans les
romantiques immensités du Grand Nord. Je me tins
toutefois plutôt discret, me contentant d'observer et
d'écouter les conversations entre deux entretiens
évasifs, sur des questions politiques d'ordre flou et
général, avec les individus qui semblaient les moins
inquisiteurs.
Néanmoins, peu importe l'issue, telle était ma route.
415
m'entretenais avec un diplomate Russe un dénommé
Sukoïev qui me révéla être un agent d'information
pour un mystérieux think tank Européen, le Club de
Rome. Étrangement, il me sembla plus être prompt à
me donner des informations privilégiées qu'à en
recueillir sur moi, mais cela s'expliquait assurément par
le fait qu'il était complètement ivre... ou n'étaitce en fait
qu'une autre couverture. La diplomatie, comme
plusieurs le savent, n'a toujours été qu'un de ces termes
vides générés par la rectitude politique, destinés à
occulter le sens, la signification sociale plus concrète des
activités politiques réelles de ceux qui occupent ces
fonctions voilées, ainsi que de leurs finalités
potentielles. Ainsi, la diplomatie, c'est tout, et rien. C'est
de coordonner une vaste opération d'espionnage ou de
répression militaire secrète, comme d'encadrer la
signature de traités commerciaux, comme de faire du
lobbying en coulisse auprès d'autorités locales, de
négocier, de la cafétéria des quartiers généraux de
l'ONU, de la traite d'humains en Afrique ou dans les
Balkans, ou bien d'organiser des événements éducatifs
pour enfants, en collaboration avec Walt Disney, sur
l'ONU et les Droits de l'Homme. De la diplomatie, soit!
Et c'est ainsi que Sukoïev m'expliqua que la grande
configuration de toutes les structures bureaucratiques
du monde entier, du moins toutes les structures qui
opèrent entre elles avec une certaine “convergence”, ne
se résume qu'à être un jeu de poupées russes. Rien de
plus compliqué. Et lui travaillait au coeur du grand jeu
d'illusions. En outre, un gigantesque réseau, d'une
vastitude incommensurable, mais d'une simplicité
416
incroyable, se trouvait caché sous chacune des poupées
du jeu, et lorsque quelqu'un se donnait la peine de
creuser sous la voûte d'une des organisations encadrant
le réseau secret, bien on tombait sur un autre réseau
encore plus profond, plus hors de portée, plus puissant
mais... plus simplifié... comportant un nombre d'acteurs
plus restreint. Et quand on ouvrait le ventre une
nouvelle poupée, plus petite, voilà que d'autres réseaux
encore plus obscurs, mais d'autant plus serrés,
apparaissaient! Au centre de cette grande mascarade à
plusieurs niveaux, personne ne savait vraiment ce qu'il
y avait, quoique tout laissait sousentendre, par simple
déduction logique, qu'il ne devait y avoir qu'une petite
poignée d'individus effroyablement influents, pris en
plein coeur d'une toile de pouvoir qui s'étend sur tout le
globe. Qui étaient ces gens... où se cachaientils... c'était
encore plus obscur. Encore fallaitil savoir qui,
réellement, était derrière l'organisation d'une pareille
soirée, mais peutêtre que ceuxlà même n'étaient
encore que des intermédiaires, ou des acteurs
relativement secondaires. L'organisation formelle, de
toute façon, n'était qu'une instance socialement
concrète, une “personne morale”, autour desquelles se
déroulaient les activités du réseau caché, une
concrétisation sans en être une. Chacune des
organisations englobées dans le jeu de poupées était
bien réelle, avec de vrais conseils d'administration, de
vraies secrétaires, de vrais commanditaires, et de vrais
petits soldats qui travaillaient sur le terrain et qui, eux
comme pour le reste des autres employés, cadres ou
volontaires, n'avaient aucune putain d'idée de pour qui
417
réellement ils travaillaient. Ils travaillaient en fait pour
un grand vide, pour une institution qui n'existe pas, et
un vide qui caché un monde invisible grand comme
l'univers en entier, la toile obscure de relations entre des
individus qui travaillent pour un plan plus vaste que
l'organisation ellemême, pour un schème bien plus
global. Comme votre compagnie de
télécommunications nationale sert de couverture pour
les services de renseignement de votre pays pour
l'espionnage de la vie privée de millions d'utilisateurs.
Comme les réseaux échangistes qui sont tissés à même
les centres d'appels que vous contactez pour vous faire
rembourser un service défaillant. Mais pour cette même
raison, tous ces gens, en réalité, sont faux, car ils ne
travaillent que pour un grand mensonge, en réalité, et il
n'y a que les dupes, en fait, qui croient dur comme fer à
l'existence et au rôle de l'organisation, à être vrais. Ils
sont les vrais dupes.
C'est alors que Sukoïev commençait à m'expliquer que
la somme de toutes les poupées, la grande poupée qui
est la couverture suprême de toutes les autres poupées,
n'est rien de moins que l'Organisation des Nations
Unies; toutes les agences et organismes qui lui sont
rattachés, aussi humanitaires qu'ils semblent dans leur
nature, ne servant qu'à être des couvertures à
d'immenses opérations de contrôle social à l'échelle
internationale. Le Secrétaire général, que la Marionnette
suprême dans tout ce réseau à demi secret qui est aux
gouvernes du monde.
418
– Une théorie du complot? » tentaisje avec un
certain sarcasme. « Oui, je suis passablement au
courant concernant la conspiration des Illuminati,
mais..
– Non! Pas une conspiration. » s'empressatil de me
corriger « Seulement la forme qu'a toujours prise
toute politique essentiellement capitaliste,
lorsqu'elle a des aspirations globales. Et le
capitalisme pousse toujours plus loin, plus grand,
et cherche toujours à conquérir... c'est dans la
nature de son fonctionnement! Tout ça, ce n'est
qu'une continuation, une évolution des anciens
empires monarchiques, ou nationaux... un empire
global partagé par des princes et des seigneurs qui
vivent et agissent bien audessus des Étatsnations,
de leurs Lois, leur Droit et leurs frontières, tous
complètement illusoires. Vous voyez, tous ces gens
ici réunis, ils font partie d'un seul et même réseau
supranational, et de ce réseau est née la
gouvernance supranationale. Il n'y a pas de
complots, seulement qu'un réseau, plus ou moins
cohésif, de gens puissants, riches, informés, et
déterminés à concrétiser leur vision mutuelle d'un
monde nouveau. Le pouvoir mondial ne dépend
que de réseaux privilégiés, tout comme ceux qui en
sont les adversaires doivent aussi, prioritairement,
constituer leurs propres réseaux dissidents, sinon
ils sont continuellement condamnés à être
supplantés, et à disparaître. L'économique et le
bureaucratique a supplanté le monarchique et le
politique depuis longtemps... et les princes et
419
politiciens de ce monde, ils doivent se mettre en
réseau avec les patrons de la finance mondiale pour
avoir leur tranche de fief, et il en va de même pour
tous les gens qui espèrent tout comme nous ici
avoir un monde meilleur; environnementalistes,
humanitaristes, et socialistes confondus! » Sukoïev
éclata d'un rire gras en désignant, du revers de la
main, les petites nuées d'invités spéciaux titubant et
discutant timidement ensemble au fond du grand
salon, visiblement des intellectuels, activistes,
journalistes et artistes qui à en juger leurs regards
caverneux ne semblaient pas vraiment
comprendre la nature ou le but réel de cette
assemblée.
Visiblement saoul, il continuait de m'expliquer sans ne
se ménager, cette perspective des choses pour le moins
dérangeante, et c'est parmi son flot de paroles grasses,
de postillons et d'haleine repoussante que nous nous
firent interrompre par un individu peu réconfortant. Le
type, blême, l'humeur sèche, ne cachait pas son
irritation condescendante, probablement visàvis la
manière avec laquelle nous étions en train de parler de
choses qui devaient normalement être discutées avec
plus de réserve. L'homme se nomma, Berthold, mais ne
m'adressa la parole que de façon évasive, comme s'il
avait pleine conscience de n'être qu'un exécutant, ici,
travaillant aveuglément sous le soin et les ordres de ce
mystérieux groupe qui tient la conférence. Sur un ton
solennel et impératif, il m'invita à le suivre pour que je
me joigne à une réunion informelle, à huitclos, à
420
laquelle j'avais été personnellement convié. Sukoïev
avait déjà l'esprit ailleurs, redirigé vers deux escortes
japonaises, étonnamment jeunes d'ailleurs, alors je ne
vis d'autre choix que de suivre ce Berthold. Me guidant
à travers les deux vastes salons remplis d'invités, nous
traversâmes un corridor richement décoré de velours
rouge et de moulures dorées de partout, qui était
parsemé de loges privées, de chaque côté. C'est là que je
fus témoin du plus ahurissant spectacle de décadence
que je n'eus jamais vu, même imaginé de voir, de toute
ma vie. Mon bref passage à travers ce corridor me
permit d'observer des scènes si dérangeantes que mon
souffle en fut coupé; à gauche comme à droite,
politiciens illustres, intellectuels populaires, banquiers
et prostituées de tous sexes et âges, mais surtout d'âges
mineurs s'entremêlaient dans des échanges tellement
scandaleux qu'un paparazzi en serait devenu
multimilliardaire. Je ne m'attardai pas à ce que je
voyais, et ce ne fut pas autant parce que je me faisais
presser par mon hôte que parce que les actes sexuels
que j'y voyais dépassaient l'entendement, et m'auraient
fait vomir sur place, ou bien propulsé dans une rage
meurtrière qui n'aurait probablement pardonné
personne ici. Audelà de cette brève visite, aussi
fascinante que répugnante, de la mosaïque des
perversions et de la débauche de l'élite mondiale, nous
aboutirent face à une porte au bout du long corridor,
puis entrâmes dans un petit salon qui tenait office de
bureau. Une fois à l'intérieur mon hôte me présenta à
trois hommes d'âge très avancé qui m'attendaient, assis
derrière une petite table basse sur laquelle reposait
421
quelque chose, un objet apparemment pointu, voilé
sous une étoffe de satin mauve. Je tressaillais presque à
l'idée qu'on m'avait réservé une surprise, mais je ne
m'attardai pas longtemps sur l'objet, car mes hôtes
étaient ce qu'il y avait de plus intriguant, pour le moins
dire, dans cette pièce silencieuse.
422
Je voyais bien que ce vieil homme raide aux yeux vifs
essayait de me prendre dans son jeu. J'avais cette
terrifiante intuition qu'il savait, qu'ils savaient tous ici,
que je n'étais pas ce que j'étais. C'est rare de voir une si
insidieuse, si maligne hypocrisie chez des hommes de
cet âge... habituellement les vieillards font preuve soit
de contenance, soit de fermeté lorsqu'ils reconnaissent
quelqu'un dans le tort, mais ceuxlà, il s'agit plutôt
d'une perverse satisfaction, à peine camouflée, comme
celle d'un assassin qui prend plaisir au meurtre. C'est
de l'arrogance, la même arrogance impérative que je
connais des agents fédéraux.
Or il était convaincu que je n'étais pas Steve Faulkner...
L'information devait avoir fui de quelque part. Il était
probablement inutile de continuer de jouer ce rôle, à ce
momentci, car peutêtre pourraientils croire que j'étais
vraiment Stanley Burrows. Un masque était déjà tombé;
il fallait mieux que je tienne l'autre fermement.
« Ah! Vous savez, très chers amis... les contraintes de la
vie! Le destin nous amène parfois dans des paysages
qu'on ne pourrait s'imaginer. On rencontre l'amour, on
oublie tout ce qui nous importait et on le suit, puis ça
nous emporte à l'autre bout du monde. Et puis en un
rien de temps, on se réveille un matin et on n'est le
même qu'avant. On ne veut plus être cette machine
sordide qu'on était auparavant, et on veut maintenant
suivre cette voix qui criait en nousmêmes depuis
longtemps, et pour moi ce fut celle de l'art! Vous
423
mêmes vous ne pouvez renier que le travail que nous
faisons tous, nous tous ici, comporte beaucoup
d'ambiguïtés morales. Toujours la Raison d'État qui doit
l'emporter sur le reste... sur les masses, et puis sur sa
propre Raison... Je crois que c'est ce fardeau qui, un
jour, finit par avoir raison de certains d'entre nous. Ce
fardeau d'être toujours pris en conflit entre le pouvoir...
et notre propre humanité. Alors, vous voulez
probablement savoir ce qu'il est advenu de moi tout ce
temps...? Eh bien, voyezvous, chers amis, je suis
devenu artiste! Et puis, j'ai jugé nécessaire de faire part
au monde entier de mes longues expériences du
pouvoir, sous un pseudonyme. On connaît mes oeuvres
partout en Amérique, maintenant, à avoir peint des
paysages nordiques, durs et solitaires... les gens adorent
ça. Tout comme pour la théorie du complot, d'ailleurs! »
Les vieillards restèrent fermes comme le roc, le regard
d'acier, maintenant d'un métal brillant, gris et
impénétrable comme l'argent. Leurs seuls regards
projetaient des jets de foudre dans mon esprit et je ne
me pouvais m'empêcher de perdre ma quiétude. Je
remarquai qu'un de ces vieillards qui m'avait semblé
familier lorsque je l'aperçus pour la première fois ici, un
homme de forte taille aux traits grossiers, au regard
immobile et sombre sous ses lunettes, n’était nul autre
que Henry Kissinger, le secrétaire aux relations
étrangères sous l'administration Nixon et Ford.
Superstar de la politique étrangère, il avait toujours été
le grand sorcier de la conspiration. Il n'avait pas l'air
424
très content de revoir son vieil ami retrouvé, ni
d'ailleurs d'écouter mes paroles.
425
haute d'une trentaine de centimètres. Un peu plus des
deux tiers inférieurs étaient quadrillés comme pour
représenter des briques, de la maçonnerie, et le tiers
supérieur, soulevé, détaché du reste, était parfaitement
lisse et transparent. C'est ce qui se trouvait au centre de
la petite pyramide qui me répugna, attirant mon
attention comme ça ne devrait pas se faire. Un oeil
d'humain un oeil véritable, arraché d'une personne y
avait été momifié.
Un symbole mondialement connu, souvent attribué à la
société secrète des Illuminati, et qu'on peut retrouver
dans la plupart des loges maçonniques de la planète.
L'oeil de la Providence, ou bien « L'Oeil qui voit tout »
comme plusieurs l'appellent. Mais à l'origine, dans la
civilisation égyptienne, c'était l'oeil d'Horus, puis il fut
repris par le judéochristianisme et il devint « l'oeil de la
Providence », et depuis quelques siècles, ce symbole fut
utilisé comme symbole dans les structures de pouvoir,
tout en demeurant mystique dans sa nature, étant
adopté dans l'architecture, de centaines de bâtiments
d'importance partout en Occident, sans parler de sceaux
officiels d'institutions ou d'organismes, de blasons et
d'enseignes propres au pouvoir. Le dollar américain est
une de ces utilisations les plus connues. Il n'y avait plus
aucun doute pour moi, c'était le symbole secret et
mystique de l'Ordre. Tout avait du sens maintenant. Ils
appliquent leur emblème, leur « rune », à tout objet sur
lequel ils exercent leur contrôle. Leur façon de mettre
leur étampe, de s'afficher socialement. C'est peutêtre,
aussi, plus que leur façon de s'afficher... peutêtre s'agit
426
il pour eux d'une façon de sceller définitivement leur
emprise sur quelque chose, ou sur quelqu'un.
Sur quelqu'un...
Il ajouta d'un un air monotone et indolent, trahissant à
peine le sarcasme:
« Voici votre oeil gauche, Lord Burrows. »
La statue avait un socle de marbre noir, et ils y étaient
inscrits ces mots: « Wilfrid Stanley Burrows, 19322001,
Lord et baron d'EastSussex, mort pour notre cause en
terre lointaine. » Il n'y avait pas de doute maintenant;
voilà l'explication du gros trou à la place de l'oeil
gauche de Burrows. Un trophée. Les vieux rats n'ont
pas accepté de voir leur vieil ennemi s'enfuir incognito
et se réfugier hors de leur portée. Probablement qu'ils
avaient vu sa fuite comme une victoire sur eux, car
d'aucune autre façon il ne pouvait gagner contre des
gens si puissants et si bien protégés; or ils voulaient
quand même se venger contre cette victoire pourtant
très humble, et ils l'ont finalement emporté... du moins
de leur point de vue de la chose.
427
MOSSAD tous réunis??? C'est impensable. Même
sa maison d'édition... celle qui publiait ses essais.
Mon holding en est un des actionnaires, et nous
avons pu récupérer une des deux copies originales
de l'oeuvre avant que l'édifice de cette maison
d'édition ne passe au feu. L'autre copie, elle fut
détruite par les vandales qui ont assassiné
Burrows. L'oeuvre est en sûreté, et le restera tant
que les membres de la famille Burrows, des gens
que nous connaissons bien, seront en vie.
– Votre ressemblance avec Faulkner est frappante,
mais nous ne sommes pas si faciles que cela à
déjouer, monsieur le détective. Nous étions bien
plus informés que vous ne le croyez au sujet du
triste sort de Burrows, vous savez... Ce Faulkner
était en train de corrompre l'esprit d'une génération
entière d'intellectuels et de futurs dirigeants, et il
attaquait directement nos plans, ainsi que les
théories de nos meilleurs penseurs. Certaines de
nos idées élaborées ici, dans cette conférence, ne
sont pas faites pour être rendues publiques, et c'est
pour cela que Burrows est devenu une de nos plus
importantes nuisances. Or n'en soyez pas une vous
aussi... vous n'avez ni la stature ni l'expertise.
– Les autorités locales ont déjà été contactées, et des
agents de police seront ici dans quelques minutes
pour procéder à votre arrestation en bonne et due
forme. On vous assure que tout se passera bien
pour vous si vous faites votre propre effort.
C'est bien entendu à ce moment que je réalisai que tout
428
était foutu pour moi. Avec eux, j'aurais probablement
pu élucider qui étaient les vrais responsables de la mort
de Burrows, et quelle est la véritable explication de
toutes ces disparitions, ainsi que de la nature réelle du
fameux « Schème », si j'avais eu le temps de leur poser
les questions appropriées tout en continuant de jouer
mon jeu. Tout mon espoir tournait autour de la
possibilité qu'ils n'aient pas été mis au courant de la
mort de Burrows et qu'ils ne connussent pas assez
l'homme pour pouvoir le distinguer de moi. Ainsi je me
serais fié à l'information provenant de l'interne
voulant que le dossier de Burrows ait été fermé et
enterré et qu'à cause de cela ses ennemis, quels qu'ils
soient, aient cessé de se préoccuper de son cas. Mais les
informations qui viennent « d'en haut » sont toujours
floues et déroutantes, les agents de renseignements
étant des pourritures professionnelles qui font
disparaître preuves, évidences, et même les indices les
plus insignifiants derrière leurs pas, et en font aussi
apparaître d'autres par pure magie; or il y avait toujours
un risque que son meurtre ait une source qui soit bien
audelà du gouvernement fédéral et de ceux qui
pouvaient y être liés officieusement. Que ces véritables
assassins, ou encore les complices de son meurtre soient
présents ici même, à cette soirée où le défunt s'était fait
inviter. Mais peu importe, c'était le seul moyen pour
moi de venir espionner ici. Aucun autre d'envisageable,
sauf d'avoir personnellement été invité. Rien n'arrive
sans rien, et c'est toujours pour une raison précise que
les accidents arrivent.
429
– Et alors, qu'estce que vous voulez de moi
maintenant?
– Le secret... que vous a révélé Monsieur Valevicius
Valencia. En fait, vous êtes venu ici pour nous
révéler une information, alors que vous croyiez être
venu ici de votre propre consentement, par votre
propre ruse malhabile, afin de trouver une clé à
l'énigme de votre vie. Et il y a quelque chose que
vous savez que nous devons soutirer de votre
esprit... et l'effacer. Ne vous en faites pas, toute
cette opération sera sans douleur, et vous vous
éveillerez demain matin sans aucun mémoire de
tout ce qui s'est passé ces derniers jours. D'ailleurs,
l'on a appris que votre femme se fait beaucoup
d'inquiétudes pour vous, ces tempsci, et il serait
très dommage que vous soyez déclaré disparu pour
une... période indéfinie. Très dommage pour elle et
votre fille.
Ma femme... ma fille...
430
arrêté et amené dans un centre de détention secret
situé à l'étranger, où on vous torturera et vous
gardera en cellule parfaitement hermétique pour
une période indéterminée... fort probablement
jusqu'à votre mort. Libre à vous de choisir laquelle
de ces deux options vous convient le plus!
Une terrible image me traversa l'esprit sur ces derniers
mots... je voyais trois hommes revêtus de noir, le visage
dans une nuée, se ruer dans ma maison durant la nuit.
Sans aucun bruit, ils pénètrent dans ma chambre,
sautent sur ma femme alors qu'elle dort et... ils lui
tranchent la gorge surlechamp. Ils vont ensuite
s'emparer de ma fille, la ligotent la droguent, et
l'amènent; puis le lendemain ils la vendront sur les
marchés clandestins de traite d'humains. Je le sais... ces
gens peuvent tout à fait le faire, et ils le font,
fréquemment même, ce genre d'horreurs autant à de
petites échelles comme cellesci qu'à l'échelle d'une
population entière... c'est même un des fondements de
leurs richesses; le meurtre, l'exploitation inhumaine, la
terreur par l'abomination, par la plus impensable des
abominations. Il fallait que je me défasse de cette idée,
mais elle empoisonnait déjà mon esprit, et la peur
qu'elle faisait monter en moi me paralysait. La peur...
c'était leur arme absolue, monstrueusement efficace,
qu'ils utilisaient sur moi maintenant. J'essayais de
résister...
431
– Je crois bien que nous ayons été clairs... vous n'êtes
pas venu jusqu'ici pour acquérir des
renseignements. C'est nous qui vous avons attiré
jusqu'ici, pour que vous nous donniez les
informations que nous cherchons.
– ...car, compreneznous bien, nous savons que vous
savez, et nous le savons depuis le tout début!
– Enfin, monsieur Jobert... vous ne vous rappelez pas
de votre petite aventure à la taverne? De ces
hommes qui vous surveillaient partout où vous
alliez? De ces personnes qui vous parlaient comme
si elles semblaient tout connaître sur vous? Et
même votre ami, cet incapable, ce cinglé de
432
théoricien du complot qui croyait pouvoir nous
déjouer à notre insu... sans parler de tous ces
informateurs que vous croyiez fiables. Et... ah, oui!
Comment pouvonsnous oublier cette attaque
terroriste! L'attentat du Café... ça n'avait rien de
politique comme les journaux en ont parlé, vous
savez. Vous étiez même une des raisons principales
de cet attentat!
Si Valencia était fiable, et que sa démentielle théorie sur
l'univers multiple était bel et bien vraie, si son projet de
révolutionner les bases mêmes de l'existence avaient
une raison honnête d'être crues, et si j'étais bel et bien
au centre de tout ce grand échiquier dont moimême
n'arrive même pas à voir les cases, les pièces qui me
menacent, ainsi que toutes les ouvertures possibles; or,
de me plier aux demandes des ce trois vieux
433
diaboliques ne ferait que tout échouer lamentablement,
et autant moi que ma famille, comme Valencia et tout le
reste de l'humanité seraient placés derechef dans une
situation d'échec total dont je n'aurais pu imaginer toute
l'horreur, même si je l'avais voulu.
434
« Cet objet dépasse de loin la connaissance que vous en
avez. Il dépasse même votre capacité de comprendre
son usage approprié, et qu'une personne comme vous
se permette de l'utiliser, ou seulement de le garder en sa
possession, pourrait avoir des conséquences
catastrophiques... pour vous autant que pour des
milliards de gens. Il contient une formule
mathématique un algorithme secret qui est resté
inconnue de la communauté scientifique mondiale
jusqu'à présent... car il est le produit de la NSA, et classé
audessus du niveau «ultrasecret». L'algorithme, vous
ne pouvez pas le voir... il a été crypté à même l'objet... »
435
vous pousser à venir jusqu'ici, mais vous êtes
doublement tombé dans le piège. »
– ...oui, et la seule façon de vous en sortir, de vous
sortir du pétrin dans lequel Valencia vous a plongé,
contre votre volonté, est de nous léguer cet objet,
afin que ce soient les personnes appropriées qui
puissent décrypter le code et utiliser cet outil pour
le bien commun... pour le progrès de la Science et le
maintien de la sécurité civile. Il n'a jamais été conçu
pour servir une bande de fanatiques religieux...
gouvernés par un gourou dément qui revendique
le pouvoir d'un dieu. Comprenez bien l'importance
de la chose... il s'agit d'un virus, d'un terrible virus
que vous portez sur vous, une arme secrète qui
vous a été donnée par le D.E.M.O.S. pour propager
l'épidémie à l'échelle mondiale. Eux, ils veulent
s'attaquer à l'élite dirigeante... à l'establishment... au
système économique... aux défenses militaires et
civiles... à tout ce qui permet aux masses humaines
de vivre chaque jour dans la paix et l'ordre, de
pouvoir vivre, manger, travailler, dormir, s'amuser,
et assurer une sécurité à leur famille et leurs amis.
Vous n'avez, sembletil, aucune idée du groupe
avec qui vous avez affaire. Vous avez été utilisé par
eux et ils veulent continuer de vous utiliser
comme un boucémissaire dans le but de mener,
pour eux, des attaques terroristes contre
l'infrastructure en place.
436
J'avais bel et bien entendu dans les manchettes, il y a
quelques semaines de cela... en fait seulement quelques
jours avant ma rencontre avec Valencia, que deux
directeurs d'un laboratoire de recherche avaient été
enlevés, soidisant par un groupe terroriste
réactionnaire...
437
marionnettistes connaissent le jeu, et eux seuls
peuvent voir toute son étendue, car ils ont tiré les
ficelles d'en dessus, le seul endroit où la presse et
les autorités ne regardent jamais. C'est une
responsabilité qui comporte plusieurs paliers, et
diverses facettes. Mais les enjeux derrière ces
actions dépassent toujours les simples ambitions
directes des individus faisant partie de la machine.
Tout va dans le sens de la réalisation d'un but qui
nous dépasse, individuellement, et même
collectivement. Nous travaillons tous dans une
grande pyramide... pour un idéal commun, même
si nous ne le connaissons pas tous!
438
retourner leur propre arme contre eux. Nous n'avons
pas le choix... c'est le seul moyen qui fonctionne
vraiment! »
« Comprenez bien, Jobert, nous n'en voulons pas à votre
vie... ni aux vies de vos proches, d'ailleurs. Mais il y a
des intérêts bien plus grands que chaque individu de la
masse dont vousmême faites partie, des intérêts qui
touchent cette même masse; et ce sont pour ces intérêts
croyezmoi que nous luttons jour après jour.
Comprenez que si vous allez à l'encontre des intérêts
que nous défendons, nous nous verrons dans
l'obligation d'employer les méthodes appropriées pour
défendre notre cause, tel que nous le faisons avec tous
ceux qui ont malheureusement été endoctrinés et
utilisés comme boucsémissaires par notre ennemi. »
439
Vrai, c'est avec des hommes de pouvoir que je fais
affaire, et non avec de simples criminels. Ces gens sont
prêts à tout ce qui est en leur pouvoir pour s'emparer de
la carte, et le pouvoir politique, juridique, financier,
médiatique ils l'ont largement de leur côté. Je
commençais à réaliser que j'avais toutes les raisons de
répondre à leurs demandes, et de leur donner ce qu'ils
voulaient, simplement. Mais c'est à ce momentlà que
j'eus un éclair de conscience... discret, mais pourtant
crucial.
Je tournai mes yeux vers un faible rayon de lumière. À
ma droite, une petite lucarne ronde, seule fenêtre de la
chambre, donnait sur une forêt nocturne, et j'apercevais
les faibles rayons bleuâtres de la lune qui perçaient à
travers les pins pour éclairer un calme sousbois
parsemé de hautes herbes. Les herbes étaient d'un bleu
grisâtre, sous l'effet de la lumière de la lune, et elles se
faisaient bercer lentement à la brise de la nuit,
ressemblant aux doux cheveux d'une femme ondulant
dans la nuit. Je me sentais marcher nus pieds dans ces
longues herbes, trempées par la fraîche rosée de
l'automne, à respirer la brise du soir; et je me disais que
c'est là que je devais être. J'apercevais, à travers les pins,
quelques étoiles étinceler parmi un firmament bleuté, et
c'est à ce moment, comme si le contexte n'existait plus,
que je réalisais à quel point la vie est belle, hors des
contextes, de tous les contextes, même du contexte
présent. Et c'est ensuite la pensée de Valencia qui me
vint à l'esprit dans cette contemplation imprévue...
l'idée que la perspective façonne tout. Que rien n'est
440
autre, en réalité, que perception, une gigantesque
construction de la réalité basée sur ce que non
seulement mes sens me révèlent, mais comment mon
esprit construit du sens à partir de cela, par l'entremise
de la mémoire. Que je ne suis, en fait, que le seul et
unique souverain de ma propre existence, et l'éternel
constructeur de ma propre réalité, et que le seul
obstacle à ma souveraineté serait... ma mémoire, ou
encore le sens, ou l'importance, que j'en tire? La
mémoire ne crée pas seulement le passé, mais tout ce
qui fait partie du présent et qui est relation avec le
passé, or pratiquement tout ce qui pèse sur moi dans la
situation présente comme étant incontournable, et
indubitable. Or la limite entre ce dont je rêve, désire,
espère, crois; et l'évolution du contexte soidisant
concret de ma vie vers un état correspondant à ces
rêves, désirs, espoirs et croyances, n'est rien d'autre que
l'abandon pur et simple de ce qui fut façonné dans mon
esprit comme étant la réalité. Si le système du Schème
aliène ma conscience et m'empêche de devenir le
souverain que je pourrais être, alors le code qui a été
incrusté dans cette carte magique dans la Dame me
permet de me libérer de cette captivité psychique.
« Enfin, Jobert, réalisezvous que vous n'avez plus rien
à nous cacher, maintenant? Montrezle... montrezle,
l'artefact qu'ils vous ont donné! » le vieillard avait
soudainement pris un ton suppliant, mais sans ne
toutefois perdre de sa condescendance. Il avait pitié de
moi, du moins il le montrait, sûrement pour me
rabaisser encore plus. »
441
Et avaientils vraiment le pouvoir... ou étaitce moi qui,
en fait, avais le plein pouvoir sur cette existence,
pouvant modifier le code à ma guise, selon ma libre
imagination? Il n'y avait qu'une seule façon de le savoir.
Je glissai ma main au fond de ma poche et saisis la carte
qui y était. Je la sortis et la soulevai droit devant mes
yeux, face contre moi, et son dos face aux vieillards. Ce
que je voyais devant mes yeux était une Dame de trèfle.
Il me sembla qu'elle me parlait de sa bouche mièvre,
sous ses traits grossièrement hautains et fermes. Et
quoique la situation m'amenait à ne pas penser à ce
genre de préoccupations, je fus frappé par une
constatation: la femme qui était dessinée sur cette carte
était la parfaite réplique picturale et non seulement une
évidente référence de cette même femme qui m'avait
donné cette carte, c'estàdire Erzulie. Maintenant je
comprenais tout cet accoutrement, ces cheveux
bizarrement teints et ce teint irréellement blafard. Je
croyais rêver... mais encore n'avaisje pas été dans un
rêve depuis les tous débuts de l'affaire?
442
vagues, vaporeux, se fondant telles des silhouettes sans
vie parmi un décor qui lui aussi m'apparaissait comme
de plus en plus nébuleux. C'est comme lorsqu'on est
profondément concentré sur une femme alors qu'on
flirte avec elle, et que l'on se caresse, et s'échange notre
électricité... dans ces situations, le monde autour de moi
et elle n'est qu'un décor de notre spectacle mutuel, un
décor sans couleurs et sans importance, tout homogène
dans son insignifiance. Il y avait longtemps que je ne
m'étais pas senti comme cela, enfin... avec ma femme il
y a longtemps, ce devait être la dernière fois. J'ai cette
même impression d'avoir un pouvoir incommensurable
sur toute chose, maintenant, je me sens comme un dieu.
Mes yeux se tournèrent une fois de plus vers la lucarne,
et je vis la forêt qui venait à moi, de l'autre côté de la
nuit...
443
dans l'autre vie, en étant littéralement disparu dans la
nature, j'ai convaincu les conspirateurs à laisser mes
proches tranquilles, tandis que c'est dans cette nouvelle
dimension de la réalité que j'étais susceptible de trouver
tout ce j'avais manqué cherchais désespérément dans
l'autre vie. Dans le cas présent, il s'agit surtout de
trouver Jodias, une pour toutes, et puis peutêtre,
ensuite, je pourrai espérer rentrer chez moi... dans
l'autre dimension.
Mais au fond de moi, je savais qu'il y avait une autre
motivation derrière ma fuite vers l'audelà. Une
motivation que j'avais peine à admettre, car je ne la
connaissais point, et encore moins pouvaisje la
comprendre. Mais elle avait pourtant un nom; et ce
nom, c'était Ivana Markovich.
444
Chapitre 10:
445
446
Hier la Voie Lactée a détruit le monde entier.
Persécutant de ses étoiles acérées, avec une violence
irréfrénée, purement cosmique, la toile même de la
réalité du monde; s'acharnant, tombant sur lui des
hauteurs de la grande voûte obscure et infiniment
immense des royaumes du ciel, là, au loin, jusqu'à la
couche obscure et vaseuse dont la fabrique de
l'existence est constituée. Les strates constitutives du
grand mensonge multiversel, toutes balayées,
mitraillées par les forces du Ciel. Les étoiles, dans la
nuit, ont conspiré en silence durant des dizaines de
millénaires pour voir l'humanité s'effondrer enfin, et
hier, elles ont envahi le domaine des vivants, et les
villes, plaines, forêts, océans, montagnes, et insectes,
mammifères, poissons et humains se sont tous fondus
ensemble en un amalgame bitumineux, fétide, puant
comme le fond des Enfers. Les humains, les stupides
447
humains... ils devaient perdre, d'une façon ou d'une
autre. Le monde des vivants, réduit à l'état de pétrole,
seul fossile témoin de l'existence décamillénaire de cette
grande tribu dysfonctionnelle d'êtres absurdes et
égoïstes, qui étaient fondamentalement motivés par leur
propre autodestruction, cachée au coeur même de leurs
plus grands espoirs et rêves empoisonnés.
448
Ainsi, ce fut la grande secte de l'ombre qui attisa les
feux du ciel et les fit descendre jusque dans les esprits
des bas mortels. Cette même bande de conspirateurs,
qui luttèrent contre le virus de la Mort Blanche, sa
propagation et ses effets sur la société humaine, en
assassinant certains et en corrompant d'autres pour
arriver à leur fin machiavélique de la restitution de
l'Ancien Monde. Ce sont eux, les traîtres de l'humanité,
les instigateurs, créateurs, organisateurs, générateurs,
directeurs, contrôleurs, opérateurs et régulateurs du
grand mécanisme du mensonge, qui ont ainsi provoqué
puis invoqué ou invoqué en provoquant les
puissances des cieux interdimensionnels afin que soit
leur Grand Oeuvre soit détruit, anéanti... purifié, soit.
Le feu de la fin. Car leur but ultime à travers tout ce
complot eschatologique était en fait de purifier la
Machine, de la nettoyer de tous éléments subversifs ou
contradictoires pouvant l'infecter de l'intérieur pour
ensuite l'attaquer et renverser son empire, et de
montrer, enfin, au reste des vivants la vraie réalité sur
leur existence, audelà du grand mensonge trafiqué qui
n'est plus. Audelà de l'Ordre, l'anarchie... l'absence de
contrôle vertical, l'absence de gouvernance arbitraire,
un monde sans arbitres, un État sans statuts, un
gouvernement sans gouvernants et une Athènes sans
Archon. Telle était la seule peur vécue, et véhiculée par
la secte de l'ombre.
449
façonnant la Forme ellemême, sur toute son immensité
et sa complexité; des hauteurs souterraines du
Shambhala, derrière les murs de la Cité onirique de
l'Agartha, jusqu'aux splendeurs inatteignables des
espaces sidéraux lointains, bêtes lumineuses, dragons,
nébuleuses et supernovas amoureuses. Quelque part
entre les deux mondes se creusa, dans la fosse du grand
mensonge sensoriel, le Rêve.
De la sorte, le Rêve, aussi réel qu'il fut aux yeux des
rêveurs, fut finalement brisé, emportant des milliards
de rêveurs par nuées confuses vers un nouvel horizon
lointain, qui avait pourtant toujours été là. Et peutêtre
ne fusse qu'un autre songe, à un autre niveau de
mensonge de l'âme humaine, je ne le sais toujours pas...
450
que dans sa propre perte, et atteint perpétuellement un
sens qui lui échappe, une vie qui lui glisse entre les
mains, un amour qui se perd toujours...
451
mensonge à la chaîne, par de vides informations qui
n'aboutissent à aucune gare; elle est comme une raillerie
de la lumière de la Connaissance, celle qui guide la
conscience des humains... du moins pas dans ce monde
délavé qui se prétend toujours plus neuf et attrayant
tout en restant férocement ancien et insipide, mais dans
ce monde étranger, fait de chair, d'âme et de rêve; dans
le vrai monde.
452
chacun selon la particularité qui leur est propre. Le vide
envahisseur, la corruption par l'aseptisation, le meurtre
de la grande musique humaine par la mort de l'âme
dans le fétichisme de la marchandise, puis le white noise
insignifiant et désincarnant des véhicules roulant sur les
larges boulevards commerciaux industriels qui n'a pas
de fin; tels sont les quatre cavaliers de l'Apocalypse de
la civilisation dite moderne.
Alors que je vois la ville s'effacer tel un mirage désolé
dans le sinistre horizon, je vois défiler devant mes yeux
des rangées de maisons de fabrication pétrochimique,
tout alignées et entassées les unes contre les autres de
façon parfaitement cartésienne et symétrique,
exactement comme un vaste cimetière qui s'étend aussi
loin que mes yeux peuvent voir. Qu'étaisje venu faire
dans cet endroit? En quoi étaitce si nécessaire pour moi
de venir me placarder dans cette immensité béante? Il
n'y avait rien d'autre pour moi, dans l'ombre et dans le
vide, que la stridente musique discordante et
mortellement répétitive du quotidien normal... celle que
j'entends le matin lorsque le grillepain sursaute, ou
dont je lis les mesures et les notes sur la première page
d'un journal à grand tirage. Oh que oui! Cette musique,
je la reconnais terriblement. Toute cette redondance
irréelle d'un réel composé de béton, de plastique et bien
sûr de fumées toxiques, des mille milliers d'autos en
circulation et des usines en production et en
reproduction régularisée du vide régulier. Mais il me
semble pourtant que quelque chose a changé.
453
Puis c'est à ce moment que je me rappelai... Je constatai,
à mon grand désespoir, que c'est à nulle part ailleurs
que chez moi que je me rendais, ce soir. Et en fait, c'est
plus par une étrange impression de déjàvu que je me
rappelle de cet endroit, car je ne reconnais cet endroit
qu'intuitivement. Je sais, quelque part au fond de moi,
que c'est chez moi... même si je ne peux m'y reconnaître.
Le train sonne et amorce son arrêt à la gare. Terminus.
Rien de plus qu'un déjàvu. Seulement cette impression
d'avoir déjà été ici, à cet instant présent, et d'entendre le
timbre résonner des hauts parleurs du wagon et de voir
cette centaine de gens sur le quai défiler devant moi;
cette centaine d'étrangers que je connais tout aussi
intimement que tous ces personnages qui n'ont pas de
visage dans mes rêves; cette impression d'être familier
avec cet endroit où je vais, et de m'y être rendu des
centaines de fois. L'impression de m'en rappeler, sans
que je m'en rappelle vraiment. Car il n'y avait qu'un
moment de cela, je n'avais aucune idée de la destination
vers la quelle le train m'amenait.
Alors n'y avaitil pas une raison de venir ici? Pourquoi
suisje embarqué dans ce train, à la fin??? Qu'estce qui
se passe avec moi!?
454
commence à s'effacer, comme celle de tous ces gens, ou
bien c'est l'inverse... c'est le monde qui a changé sous
mes yeux, et ma mémoire, elle, tout comme ma
conscience, est restée presque intacte. Valencia m'avait
dit: « La conscience persiste, mais la mémoire est
sélective... ». La réalité a changé... Valencia. Les portes
s'ouvrent, et les passagers me bousculent et sortent en
un seul troupeau bigarré, mais automatisé.
Estce vrai?
455
de quoi avait l'air ce Valencia que j'avais rencontré dans
le rêve. Et puis cette jeune femme revêtue de couleurs
impossibles, qui me prononçait des mots dans un accent
impossible... Non, ce ne devait être qu'un rêve.
Or maintenant je me dirige vers un chezmoi qui n'est
pas le mien... dans un endroit dont j'ai à peine la
mémoire d'avoir déjà vu quelque part, et qu'une
inexplicable sensation de familiarité.
456
je vais croire en l'impression de vivre le rêve, et je vais
suivre le rêve. Cesser d'être le passé et être le présent tel
qu'il prend forme dans mon esprit.
J'efface tout.
Je ne suis plus Donatien Jobert, mais plutôt un inconnu,
un dénommé Gil Eduardo. Je suis le mari de Ivana
Markovich, une sombre et gracieuse dame dont je suis
tombé éperdument amoureux alors que je l'avais
découverte morte. Ivana était décédée lors d'une
terrible explosion, il y a quelques jours, dans le centre
de la cité. Sa fin tragique était purement accidentelle, et
elle fut une des quarantecinq victimes qui périrent
dans l'explosion.
Ivana Markovich était née en Ukraine et y avait passé
une partie de sa jeunesse, son père à l'emploi du Parti
communiste comme haut fonctionnaire, et sa mère
représentante d'un syndicat de l'Énergie. Lors de la
chute de l'Union soviétique, la famille Markovich avait
immigré en France puis ensuite ici. Elle fit la rencontre
de Gil durant ses années d'université, et leur amitié
s'intensifia au point ou ils firent couple et vers la
trentaine, se marièrent dans l'intimité. Artistesculptrice
et professeure en langues secondes à l'Université de la
Concorde, elle faisait aussi de la traduction à la pige
pour un organisme des Nations Unies. Elle passait le
plus clair du temps qui était à elle à étudier des textes
anciens, et à rafistoler, avec l'aide de son mari, de
vieilles machines qu'elle transformait en sculptures. Ses
457
oeuvres avaient commencé à apparaître dans certaines
galeries alternatives il y a quelques années et on
commençait à la connaître par cellesci dans un certain
milieu bourgeois libertaire de Paris. Sa sculpture la plus
connue était celle d'une personnemachine de trois
mètres de hauteur, constitués entièrement d'un mélange
de mécanique automobile et de circuits et de pièces
informatiques, dont la tête était un moniteur cathodique
dénudé qui ne projetait rien de moins que l'image du
visage de Gil Eduardo luimême. Pour Ivana, c'était sa
façon discrète de rendre hommage à son mari... une
sorte d'édifice en son honneur, mais discret. Pour Gil,
cela avait toujours eu une symbolique tout autre...
Quelque chose qui l'eut toujours terrifié intérieurement,
sans qu'il ne l'ait jamais dit à sa femme, par crainte de
l'insulter dans son art.
458
travailler comme chargé de cours en informatique aux
études supérieures.
459
femme parmi toutes les autres qu'il eut connue. Sa vraie
femme.
460
comme dans ce rêve que je fis jadis, dans mon rêve, la
prendre et la dévorer passionnément, hors de toute
raison, comme je la croyais morte ou comme s'il y avait
des années que nous ne nous étions pas vus.
Le train s'arrête dans la zone là où il n'y a rien à voir.
Un espace sousurbain, gisant mort dans la vacuité des
codes défaillants de la civilisation, c'est le trou noir
entre la Cité des Hommes et le royaume animal. Je sors
la carte de ma poche et la regarde. C'est une Dame de
Coeur. Les portes du train s'ouvrent, et mettant le pied
à l'extérieur de la locomotive, je sors et plonge dans le
vide. Je vois mille milliards d'étoiles autour de moi puis
tout s'efface. Terminus.
* * *
461
homme. La catégorie d'à côté, peu importe comment on
la définit.
462
Thiffault ne peut saisir et comprendre les codes de la
vie en société, alors jamais il ne pourra entretenir et
approfondir ses rencontres avec les autres et
développer de quelconques relations, ni jamais il
pourra venir à bout de ses projets, de ses rêves. La
vérité nous en sommes tous tout à fait convaincus est
que Christian Thiffault est aliéné, et il le sait. Et il se
hait, tout autant qu'il hait le monde autour de lui, pour
cette même raison. Mais il sait par contre, car il le voit,
parfois, que ce n'est pas vraiment le monde, les gens qui
l'entoure qui sont à haïr, car eux ne font qu'être eux
mêmes; ils ne font que se réaliser, se produire,
fraterniser, se faire plaisir, baiser, se reproduire,
consommer, apprendre, construire et s'instruire.
Christian Thiffault peut faire certaines de ces choses
parfois, mais ses inhibitions et sa honte d'être ce qu'il
est dans le monde extérieur, font de lui un contre
performeur notoire. C'est luimême le problème, d'une
certaine façon... c'est lui même qui doit se haïr pour être
tel qu'il est. Pour ne pas pouvoir rester à la surface des
choses, pour toujours être le drame absurde qui le
retourne toujours vers sa propre ruine. Pour ne pas
avoir la force d'approcher les choses d'un regard positif,
ou simplement détaché de sa propre misère. Pour
manquer de la puissance que les autres ont. Pour être
faible.
Christian Thiffault est froid, silencieux et monolithique.
Mais quand il parle il est cynique, irrité, dégradant
parfois, et à chaque fois que nous le voyons, nous
partageons tous cette impression d'avoir à faire à
463
quelqu'un qui ne peut pas simplement être à l'aise avec
luimême, qui a les atomes crochus et une erreur fatale
dans son code génétique. C'est son cerveau qui ne va
pas, sûrement. Il est quelque peu atteint, juste assez
pour qu'il soit toujours sur le bord du ravin entre la
totale folie et l'aigreur ordinaire. Christian Thiffault est
un freak tranquille, un fou furieux qui se retient. Une
force de folie solitaire et de désespoir silencieux. Mieux
encore, une légion de démons camouflée mais à peine
maîtrisée sous une peau de brebis, qui n'est d'ailleurs
pas toujours crédible en ellemême, camouflant à peine
la catastrophe régulière qui se passe à l'intérieur. Il
devrait revoir son théâtre, mais qui a le coeur assez
tordu pour en avoir vraiment la motivation? Pas
beaucoup de gens. Ou encore qui sera assez dupe pour
croire en son propre jeu, au point où le vrai et le faux se
confondront indistinctement? Mis à part les acteurs et
les comédiens, parce que ça fait partie de leur boulot,
pas grand monde...
464
malheur de vivre avec des gens normaux, dans le but
non avoué de trouver l'amour qu'il cherche au plus
profond de luimême, mais il n'a jamais normal,
seulement aux franges de la normalité, dans une
existence elle aussi aux franges de la réalité, alors il ne
trouve pas ce qu'il cherche. Il se tue à vivre, notamment
avec des comparses qui n'ont rien à voir avec lui; mais il
ne peut, par contre, se tuer hors de cette vie. Christian
Thiffault se fait le jouet de tous, et il se fait toujours
attaquer, et parfois même briser, car personne ne sait
vraiment comment jouer avec cette chose qui n'arrive
jamais à être un jouet, ou à communiquer avec un jouet
qui n'arrive pas à être humain. Christian Thiffault
appartient à un autre monde.
465
veut l'éviter et ignorer ses paroles, qu'elles fassent du
sens pour eux ou non. Alors, Christian Thiffault devient
un danger pour l'existence ellemême. Il devient la
souffrance des autres, en souffrant luimême, et
seulement par la force de son désespoir il crée
l'instabilité, le chaos, la peur et la confusion autour de
lui, même chez les esprits les plus sains et optimistes.
Terroriste malgré lui, mais il ne sait probablement pas
pourquoi ni comment il en fut toujours ainsi. Les
mystères de la vie.
Christian Thiffault arriveratil un jour à se faire aimer
véritablement? Resteratil éternellement brisé
intérieurement et garant de la destruction de l'univers
en son propre être, ou deviendratil l'infâme et
monstrueux papillon qui dort, enfoui dans toute cette
pathétique inhibition, pour un jour, enfin, s'éveiller et se
libérer en envahissant l'univers du monde extérieur
pour y imposer son empire, plutôt que d'interférer dans
celui des autres?
Hier soir j'ai vu Christian Thiffault sous la pluie, alors
qu'il regardait la lune, seul sur un banc de parc. Il avait
l'air plutôt paisible intérieurement, quoique
sévèrement dérangé de l'extérieur. Habituellement, c'est
l'inverse. La pluie faisait fondre ce qui restait de la neige
et de la glace du printemps. La Lune et les étoiles
étaient particulièrement splendides cette nuitlà. En lui
je semblais voir une lumière se lever, et je savais qu'il la
sentait aussi, en voyant ce regard de douce
contemplation de la légèreté absolue de toute chose.
466
Mais je savais qu'il finirait par retomber encore plus bas
qu'avant, une fois qu'il s’est relevé de l'agonie. Ce qu'il
y avait droit devant mes yeux est peutêtre le mieux
qu'on pouvait s'attendre de ce pauvre gars, c'estàdire
d'accepter sa propre perte, et sa totale abdication dans
le regard de la nuit.
Peutêtre que Christian Thiffault en saitil plus que moi,
et ne peutil simplement pas y croire, se déprimant à la
vue de ses échecs continuels et de son apparente
incapacité à gérer des relations avec les autres, et avec le
monde en général. Je l'ai déjà accosté un jour, alors qu'il
me dit, dans son plus grand désarroi, qu'il ne savait rien
du tout sur les gens, qu'il ne les connaissait pas plus
maintenant qu'il y a vingt ans, et qu'encore moins il les
comprenait.
Christian Thiffault avait oublié depuis un certain temps
qui il était. Il ne répondait même plus, d'ailleurs,
lorsque je l'appelais par son prénom, ou encore quelque
autre quolibet amical. Sa conscience semblait
disparaître, et son identité, elle, semblait déjà disparue.
Il agissait, pensait et parlait avec cet air constant de
nonêtre, et de nonprésence. Pas vraiment le regard, ou
l'attitude de quelqu'un vivant dans une bulle
psychique, mais plutôt ceux de quelqu'un qui n'est
simplement pas là, comme s'il n’était qu'un fantôme
interagissant avec moi et les autres sans réellement leur
parler personnellement, et sans direction quelconque.
Toute personne à qui il s'adressait n'avait l'air d'être
pour lui qu'un concept. Il n'était plus cet homme petit
467
qui agissait constamment avec son ventre, sa libido ou
autres pulsions animales, mais maintenant quelqu'un
qui mouvait, agissait et pensait en soi. Peutêtre avaitil
grandi et étaitil devenu un dieu, ou peutêtre détérioré
et seulement devenu fou... quelle est la différence, après
tout?
Puis il se mit à parler, comme s'il lisait sur les lèvres
d'un oracle invisible, placé à un endroit plus ou moins
précis entre l'arbre et la poubelle devant lui. Il fixait
réellement quelque chose qui ne pouvait être vu, et en
cela il me faisait penser aux chats, lorsqu'ils se mettent à
fixer un objet invisible durant de longs moments, avec
une concentration qui ne ment pas sur l'existence réelle
de cette chose qu'ils observent. Particulièrement c'est à
mon propre chat, le chat noir Flanelli, qu'il me fait
penser. Je me demande souvent si Flanelli n'est pas
simplement autistique, comme la plupart des autres
chats, ou à l'inverse n'atil pas une perception affûtée à
un champ plus approfondi de la réalité objective. À ce
moment je réalisai à quel point Christian Thiffault a
tout d'un chat. Solitaire, furtif, aventureux, suicidaire,
immortel, traîneur de ruelles dans la nuit, plaignard à
outrance, racoleur dévergondé parfois et, surtout,
souvent prompt à des actes incompréhensibles qui
défient toute logique, y compris les lois de l'absurde
ellesmêmes.
Il m'adressa la parole, au moment même où j'ouvris la
bouche pour le saluer et lui demander mécaniquement
comment il allait.
468
« Les gens sont des robots. Ils sont programmés depuis
la naissance pour accomplir des routines qui servant
une autorité, que la presque totalité d'entre eux ne
connaîtront jamais, une autorité si élevée dans l'échelle
du système tyrannique, si camouflée derrière des
structures bâties sur le vide qu'elle est invisible,
imperceptible et intouchable... à un point tel que
personne ne va croire celui qui pointera cette autoritélà
du doigt. Regarde tous ces animaux d'enclos qui
accourent dans tous les sens, dans l'anomie, vers leur
impersonnelle folie. Ce sont tous des cadavres déguisés
en vivants, sanglants prophètes de leur propre
perdition... »
Il s'interrompit luimême.
– Et toi, tu connais la Vérité, je présume? Tu le sais
plus que les autres, c'est ça? Plus que les autres...
Sale despote! Qu'estce qui importe, dismoi. Selon
toi, qu'estce qui importe, dans ta vie de cloporte?
Qu'estce que tu vois, audelà des portes de la
blanche Mort de tout ce vide, et du vide dont t'es
toimême fait?
Il répondit à sa propre question, me laissant à peine le
temps d'articuler une réponse intelligible.
469
d'entrebailleurs, malfraternels et autres déguises
farouches de ceux qui gouvernent les mots sans
être jugés... giguelondondés! Royaume du sabat,
prison remplie d'hommessinges autohallucinés, de
sbires du Temple mensonger. Paradis fumiste,
prêtres macérateurs de rêves, brisebaise
amatouriste, sang qui exhulte la pluie! Seulement
être, tel est la seule vérité. Respirer, fumer,
contempler, et dire sans parler, pour exprimer le
Verbe inexprimable. Blafarder, malmenuiser... et
mamouracher. Voici venir le grand vaisseau
naufragé! Et sire Trésor calcuse la gausse pissette
dans sa sombre clairette entre les deux
moussaillons palpettes! Triste trésor... tresse mon
or dans le fond de mes entrailles...
470
à son égard, et par pitié, je pouvais difficilement résister
à lui mettre la main sur l'épaule, et de verser une larme.
Mais je sentais aussi que je ne devais pas...
Le Métalangage.
C'est dans le Métalangage qu'il parlait. Oui. Je ne l'avais
pas réalisé sur le coup, mais cet être clairvoyant que je
prenais jusqu'à ce moment pour rien de plus qu'un
pauvre confus parlait dans le langage divinatoire! Ça
devait faire des années que je n'avais pas entendu
prononcer un seul mot de Métalangage. Je me rappelais
que pratiquement seuls les fous inspirés par l'absolu
pouvaient décoder, déconstruire et reformer le code
commun dont ce monde est constitué en un code sous
jacent et purement subjectif, qui fait du langage l'objet
même du langage. Non de dire n'importe quoi, mais
plutôt de déconstruire le sens du langage pour briser
l'aliénation qu'il crée. Ces fous, certains les appellent
aussi des poètes, et d'autres littéralement des
471
prophètes... à cause de leur connaissance intuitive,
spontanément acquise, d'un ordre audelà du désordre
régnant audelà de l'ordre tel qu'on le connaît.
Sous certaines des conditions spécifiques, tout le monde
pourrait en arriver à un tel état de conscience à partir
duquel la perception entre dans une nouvelle
dimension de l'univers; pouvant se mettre à voir, à
visualiser des choses qui nous sont invisibles, telles que
la musique, les émotions, les couleurs des chiffres et des
voyelles, la résonance cachée derrière les mots, et même
de pouvoir visualiser des mondes autres, des
dimensions supérieures, de l'intérieur de leur esprit.
L'acuité pour la déconstruction langagière n'est qu'un
symptôme de cette heureuse affliction dont certains et
certaines d'entre nous sont atteintes.
C'est pour cela qu'il me sembla que Christian Thiffault
était arrivé au bout de luimême, et je ne pouvais plus
rien faire pour le ramener à la réalité, encore que je
n'étais pas certain de pouvoir moimême saisir et
identifier cette dite réalité... Mais c'est à l'écoute de ses
paroles traumatisantes que je me rendis compte qu'il
était en train de quitter ce monde. Alors qu'il en était à
me nommer une suite ininterrompue de noms d'espèces
d'oiseaux, outrepassant de loin mes connaissances de
l'ornithologie, je le vis littéralement disparaître sous
mes yeux! Il disparaissait, physiquement, s'effaçant
progressivement dans l'ombre de la nuit à un point tel
que lorsque je ne vis plus rien de lui, je pouvais toucher
le dossier du banc de parc à l'endroit où son torse
472
reposait encore, il n'y avait que quelques secondes de
cela. Il s'était volatilisé, comme cela, sans raison
apparente, par un processus qui dépassait toutes les
conventions scientifiques concernées. Mais cela allait
audelà de la Science. Cela concernait une science,
occulte, des algorithmes, syntagmes et symboles qui
régissent secrètement l'univers, audelà de notre simple
perception sensorielle. Seulement cette science avait des
explications.
L'auraisje dit à mes pairs, l'expliquant tel que je l'avais
vu, que mon quasi copain était disparu aussi facilement
que cela, tout le monde n'aurait cru qu'en une mauvaise
plaisanterie de ma part; alors, je me tus durant ce temps
depuis sa disparition inattendue, et ne me contentai que
de reconnaître le mystère derrière celleci. Il n'y avait
qu'une chose sur laquelle moi et tous les autres nous
entendîmes pour expliquer sa disparition tout autant
que pour tristement acquiescer de la situation réelle, ce
fut que Christian Thiffault n'est pas de ce monde, et ne
l'a probablement jamais été de toute façon...
* * *
473
de langage que ce soit. Il ne voulait pas me parler, et me
regardait de cet air de machine brisée, de celui de
quelqu'un sur qui le train de l'existence est passé il y a à
peine quelques heures. Le regard qu'il me fit quand je
lui dis bonjour et comment ça va me semblait être
divisé quelque part entre la suspicion et la peur. La
peur de la vérité, sans doute? Adriana n'était pas la
sienne de toute façon, et après tout, c'est elle qui voulait
le plus baiser entre nous deux... elle m'a sauté dessus,
Bon Dieu! Et je suis certain que ce n'était pas la
première fois qu'elle se donnait à quelqu'un d'autre que
lui. Non... pas une femme libérée comme elle. De quoi
seraitil surpris, alors que le travail de sa femme est un
des plus propices aux petites escapades sexuelles
extraconjugales...
Je prends le temps de bien finir le fort qu'il m'a refilé
afin de bien saisir le sens de sa phrase. Shatan ne parle
que très peu et le pire c'est quand il parle... car au
moment où ça arrive, c'est toujours sous la forme de
474
phrases très courtes qui vous mettent au pied du mur.
Pas un plaisir de communiquer avec lui, soit. Plus des
syntagmes incisifs pour ébahir les foules de sinistres
dépravés et autres pervers décadents qui se tenaient ici
le soir.
Mais il ne s'agissait pas, cette foisci, de vers abstraits et
cubiques de la poésie ordinaire dont il fait
généralement usage en guise de moyen de
communication, mais bien d'une phrase sans
équivoque, qui m'accusait directement. Il était sérieux,
cette foisci. Terriblement sérieux.
« Ta femme... comment je devrais le savoir? »
Les habitués, merde! Ils lui ont parlé au sujet de l'autre
nuit, c'est sûr! Les clients m'ont sûrement vu alors que
moi et Adriana nous fuyions inconsciemment vers un
coin sombre pour nous cacher et copuler ensemble
comme des animaux. Ils doivent s'être doutés de ces
choses... ou bien ils étaient trop saouls pour se douter
de quoi que ce soit.
475
signal de ma part, et j'ai tous les détails
incriminants. Y a des gens qui sont prêts à
témoigner contre toi, et ils t'aiment pas la face non
plus, donc ils vont beurrer assez leurs histoires
pour que tu passes le reste de ta vie derrière les
barreaux!
Merde! Dans cette foule maudite qui pullule dehors au
niveau du sol, juste audessus de l'enfer ludique où je
suis, il y a pleins de gens étranges qui forniquent
ensemble dans des relations secrètes, et surtout dans un
secret des plus puritains. Pas que ce qu'ils fassent soit
plus pervers que ce que je fais, moi, icibas, mais plutôt
que l'emballage moral et social que les gens utilisent
pour camoufler tout ce qui se passe par en dessous, il
est prodigieusement hypocrite, et pareillement efficace.
Mais jamais assez solide, par contre, pour retenir les
flots quand ils se déchaînent à l'intérieur. « Le désir a
frappé! »; je vois ça comme gros titre sur la première
page du dernier journal à être tiré le jour de
l'Apocalypse. Après les petites annonces, on tomberait
sur la page des décès, et sur les pages suivantes ça en
resterait là... pas seulement aux décès à proprement
parler, mais aussi à ceux et celles qui ont contribué à la
catastrophe, sans qui elle n'aurait jamais été aussi fatale
pour les milliards d'humains qui se sont tous étranglés,
égorgés ou fait sauter dans un monumental bain de
sang. Pour la première fois dans l'Histoire du monde, le
dernier tiers du journal serait dédié aux pages de décès,
aux résultats mondiaux des divers sports de la tragique
Fin, avec les joueurs qui se sont le plus démarqués dans
476
la grande débandade de l'Histoire humaine,
récompensés pour leur capacité soit à dramatiser des
futilités, soit à provoquer les pires tragédies, complots,
éléphants blancs, escroqueries corporatistes ou autres
duperies de nature politique ou religieuse. Tous des
menteurs de haut calibre, athlètes de la catastrophe et
stratèges du chaos. Et moi dans tout cela, je serais de
l'équipe des Fouteurs de trouble de Serbie, qui a déjà
gagné la coupe plusieurs fois. Cette foisci, c'est dur de
savoir qui aurait gagné vu le nombre effarant de
compétiteurs, mais on aurait fait les finales, c'est certain!
J'imaginais la vision d'une civilisation brisée seulement
et uniquement par le désir, et ça me semblait fort
louable comme fin. Les passions renversant la Raison et
nous démasquant face à nousmêmes, et on ne peut
simplement plus cacher notre vrai visage, de peur que
soit révélé au regard de tous notre vrai visage de bête
absurde et abjecte... si jamais, bien entendu, il advient
que les secrets et les mensonges aient leurs sceaux
brisés. Tout, alors, devient une massive opération
secrète pour sauver une civilisation à la dérive. Un
navire déjà échoué, ou en train de couler, et puis on se
fend la tête à faire croire à tout l'équipage et aux
passagers, même à ceux de troisième classe, que tout va
bien, que ce bruit de déchirure interne, provenant de
quelque part dans la salle des machines, n'était en fait
que le son d'une autre baleine aveugle qui s'est frappée
à la coque sans ne laisser la moindre marque sur sa
surface. Seulement que des cachalots désorientés, qui
échouent sur les plages pleines de belles créatures, mais
477
aucun dommage susceptible d'affecter le cours normal
des choses dans cette idyllique croisière à travers un
sombre océan glacial. Mais comme à chaque fois qu'un
navire coule, les rats fuient, et en masse, tellement que
les passagers ne peuvent s'empêcher de de constater
que quelque chose ne va pas. Les rats, toutes les ratures
de la ratification des mensonges ratés, sont les marques
que les passions ont tout rompu de l'intérieur. Et Bob a
vu les rats. Et je crois bien que, bien avant lui, les
passagers traînant dans la cale de la Cave aux Vers sont
ceux qui ont vu fuir les rats en premier. Mais peu
importe où et comment Bob atil trouvé les rats; la
« trahison » celle d'Adriana était beaucoup trop
profonde pour être ignorée... même par le plus
naïvement insouciant de tous les esprits. Le pire dans
toute cette histoirelà, c'est que je ne sais même pas si
c'est vraiment arrivé... je ne me rappelais, à ce moment
là, que de quelques images... et quelques gestes... et
d'une sensation... rien d'autre. Tout était flou dans ma
tête.
L'avaisje vraiment fourrée? Fort probable, mais j'avais
quand même mes doutes.
« T'as bien compris. Les clients m'ont dit ce qu'ils ont
vu... J'ai lancé un avis de disparition, hier, et j'en ai deux
ou trois qui ont dit qu'ils étaient prêts à tout dire à la
police. Tu me dis la vérité, ou je te dénonce. »
Je lui expliquai du mieux que je pouvais à quel point je
478
n'avais rien à voir avec tout ça, mais c'était évidemment
inutile.
« Rien à foutre. Prouvele moi que ça a rien à voir! Moi,
toutes les informations que j'ai sur cette soiréelà me
disent que tu te l'es faite ici, dans le bar... dans les
toilettes... Ils t'ont vu partir avec elle, et vous vous
caressiez et vous embrassiez avant d'entrer dans les
toilettes. »
Que je l'aie tuée. Estce pour ça que je ne me rappelle
plus de rien... que je ne sais plus pourquoi ni comment,
le lendemain de cette soiréelà, mais... il me sembla que
c'était l'Apocalypse, que tout le monde chavirait, que les
gens étaient dans la rue et se criaient après, qu'il y avait
des explosions, et que... que des trucs bizarres
arrivaient dans le ciel. Des lumières, de plusieurs
couleurs. Des objets, de grandes roues qui tournaient
dans le ciel, et volaient à la vitesse de l'éclair dans tous
les sens. Qu'estce que c'était? Non, ça ne fait aucun
sens. Je dois avoir rêvé, y compris la baise avec
479
Adriana. De toute façon, ce genre de tournure avec une
femme en relation de couple, ça n'arrive habituellement
que dans les rêves.
Je me mis à la chercher, durant des semaines, puis des
mois... dans tous les coins sombres de la ville où elle se
tenait, chez les gens qu'elle fréquentait, je la cherchais
parmi eux, dans son réseau d'amises, mais sans
vraiment parler en profondeur d’elle ou de sa
disparition. Partout où je regardais, il me semblait voir
un grand espace vide, béant, sans fond, vers lequel
j'étais continuellement absorbé. Mais c'est sur ce chemin
au fil duquel je la cherchais que je finis par découvrir
autre chose. Je me mis à fréquenter une sorte de café
coopératif, où elle venait souvent pour parler à de
vieilles connaissances de l'université, puis un centre
communautaire pour femmes, ouvert à la participation
des hommes deux jours par semaine; il y avait aussi
cette bibliothèque alternative où se tenait presque
toujours la même bande de gens, et puis le parc où je la
trouvais, souvent, en train de lire un livre ou se balader
avec son chat. À chaque endroit, en chaque lieu, je
tombais sur des gens exubérants, hétéroclites,
traficoteurs et cyniques. Des pirates modernes... des
jeunes punks « assagis », activistes désillusionnés et
réprouvés sociaux en tous genres; mais aucunement des
truands, seulement des individus plus moins
mésadaptés vivant dans une autre dimension, non
parallèle, mais sousjacente, de la société. De ces gens,
beaucoup la connaissaient, et certains même en
profondeur. Elle semblait jouir dans ce réseau social
480
d'un certain statut spécial, et leur description d'elle,
frôlant le mythe glorificateur, le démontrait, alors que
tous disaient qu'elle était une très belle femme,
attirante, inspirante, quoique plutôt taciturne, craintive
et inquiète à l'excès; mais faisant preuve par moments
d'une affection et d'une générosité qui dépassait tout ce
qu'on pouvait s'attendre de quelqu'un de plus ou moins
ordinaire. Parfois elle était aussi sombre et glaciale
qu'une ruelle du Vieux Centreville en plein mois de
février, et d'autres fois son large sourire accroché aux
oreilles et sa joie explosive bourrée d'un électrisant
mélange de sarcasme pédant et de folie enfantine
l'emportaient sur son visage comme sur tout le reste de
sa personne. Ils la décrivaient tous exactement comme
l'image d'elle qui est dorénavant peinte comme des
graffitis sur tous les murs de mon esprit... mince voire
rachitique angulaire, pointue, blafarde et pleine de
grâce. Mais personne, personne d'entre tous ces gens
n’a pu m'expliquer pourquoi elle aurait décidé de
décrocher de son milieu, et prendre la clé des champs
sans ne rien dire à personne. Tous étaient aussi
mystifiés que moi!
J'avais cette impression d'avoir manqué un bateau, pour
la première fois de ma vie. Pas seulement parce que
j'aurais pu avoir été une de ces fréquentations si je ne
menais pas cette vie de frimeur insignifiant, mais aussi,
et surtout parce que maintenant, un tas de gens, peut
être même un pan entier de la population, semblaient
être partis avec elle. C'est comme s'ils s'en étaient tirés,
et que moi j'étais resté, avec Satan et sa bande de
481
soulons sans honneur, sur le navire qui coulait avec la
Cave à vers solitaires. Adriana, elle ne pouvait être
ailleurs que sur le bateau de sauvetage; elle était si
splendide, si noble et si honnête. Si le monde s'écroulait,
je n'aurais jamais souhaité qu'elle en soit une des
victimes. J'en conclus que pour une raison
incompréhensible, elle se sépara du monde,
probablement avec ces milliers d'autres cas de
disparitions inexpliquées dont ils parlent dans les
journaux ces tempsci. C'était certain, ça ne pouvait être
que ça...
482
Chapitre 11:
483
484
« Si vous vous êtes vousmême perdu, détective, or
comment pourrezvous retrouver la personne que vous
cherchez? Commencez par vous trouver vousmême, et
puis vous comprendrez toute l'énigme. Le monde entier
est perdu, maintenant, et jamais plus ils ne se
trouveront, ni ne se retrouveront, ou même ne se
reconnaîtront... à moins d'atteindre la souveraineté
absolue, par la voie de leur subjectivité radicale! »
C'était la voix de cet être infâme qui résonnait au fond
de moi. Ce personnage qui se trouvait à être à la fois
sauveur et perturbateur, dont j'avais toujours reconnu
la voix en moi, lorsque je regardais la Lune, son identité
485
m'avait été révélée finalement. Cette voix était celle de
quelqu'un qui se disait être un « guide », un simple
guide... c'est comme cela qu'il voulait que je le perçoive,
en fait. Étaitce la fausse modestie du gourou? Ou
n'étaitil qu'égal à luimême, lui qui semblait avoir
presque tous les pouvoirs ou du moins les savoirs sur
ce monde et donc rien à prouver à personne? L'individu
le plus puissant, pourquoi devraitil chercher à
contrôler, ou à se mettre en position d'importance, s'il a
toute l'importance et le pouvoir dont il a besoin?
Ou étaitil maintenant? Où auraisje pu le trouver, alors
que rien ni personne maintenant ne pouvait me guider
jusqu'à lui? Une illusion... il n'était rien de plus qu'une
illusion pour moi maintenant. Aussi difficile à saisir, à
rejoindre que la mystérieuse personne qu'on a rencontré
dans un rêve. Les rêves ne se rattrapent pas, ils nous
échappent comme l'eau entre les doigts, et la mémoire
de retient que les plus puissants, les plus déterminants
ou signifiants, même si on ne sait pas toujours en quoi
ils le sont tant. Mais pourtant Valevicius Valencia n'était
pas moins illusoire que tout ce qui m'était arrivé ces
derniers temps... il l'était même beaucoup moins je
crois. Preuve que le réel est inatteignable, tout comme le
rêve.
486
signes de ce genre sont partout autour de nous, en fait...
nous savons tous qu'on ne peut plier une feuille de
papier rectangulaire que plus de sept fois sur elle
même, mais savonsnous aussi que lorsqu'on agrandit
une feuille d'arbre au microscope, on se retrouve face à
une multiplication de spirales interreliées, toujours de
plus en plus nombreuses au fur et à mesure que l'on
agrandit, et dont la courbe est toujours aussi
parfaitement déterminée par le nombre Phi, le « nombre
d'or », même chose pour les pétales de fleurs, les choux
fleurs et les brocolis romanesques et puis les spirales
des coquillages, de plusieurs types? Et qu'en estil de
toutes ces autres spirales logarithmiques qu'on trouve
partout dans l'univers, autant à des échelles
microscopiques qu'aux dimensions incommensurables
d'une galaxie entière? Quelle splendide poésie
mathématique. Saiton, aussi, plus on s'immerge dans
l'infiniment petit, moins la matière est dense et plus elle
s'effiloche, se dilate, s'amincit ou s'efface d'ellemême.
La matière... quelle énigme estce, en soi. Et le docteur
Solis avait bel et bien raison au sujet du chiffre 9... le
seul chiffre se rapprochant d'une telle anomalie
ordonnée est le chiffre 3, mais ces deux chiffres sont
intimement liés. Le dessin intelligent est bel et bien vrai,
même si je ne peux toujours pas savoir quelle
intelligence se cache derrière, ni sa nature, ni son
identité, si elle en a une. Il n'est pas nécessaire, de toute
façon, de voir le créateur d'une oeuvre pour voir que
l'oeuvre a bel et bien été créée, nous n'avons qu'à
constater les traces de son travail, les marques de son
pinceau, les imperfections, les empreintes digitales, ou
487
toutes autres structures remarquablement simples
cachées derrière le rideau de ce que nos sens perçoivent
directement. Et à en voir les traces de la Création parmi
notre monde, à quel point elles sont évidentes et les
failles discordantes, je peux en déduire qu'il ne s'agirait
peutêtre pas d'une intelligence qui soit si surhumaine
qu'on pourrait le croire. Inhumaine peutêtre, mais pas
innaturelle, et encore moins absolue. Ça a moins à voir
avec l'Être suprême, d'une majesté infinie, qui
dominerait sur cet Univers... et plus, en fait, avec une
entité, formée d'un ou de plusieurs psychopompes,
imposteurs dans la relation entre les mortels et l'absolu,
frauduleux intermédiaires du monde spirituel.
Quelqu'un doit avoir une réponse. Quelqu'un doit. Il le
faut...
488
Ma conscience s'éveilla alors que je marchais dans une
grande allée aux riches décors, en compagnie de deux
hommes à l'aspect inquiétant. Un des deux me parlait
sans cesse, alors que le deuxième, toujours silencieux,
semblait avoir l'esprit ailleurs, et même n'avoir aucun
intérêt pour ce que l'individu disait. À ma grande
surprise, je réalisai que l'homme qui me parlait m'était
familier. C'était un vieux type latin qui parlait avec faste
et gestes théâtraux, et aurait bel et bien pu être
conservateur de musée, ou bien professeur d'histoire de
l'art à la Sorbonne. Malgré tout, il avait le regard franc
et direct de tout bon prolétaire, quelqu'un chose qui ne
se voit jamais chez un professeur d'université. Je
sursautai en réalisant, alors que mon esprit était encore
dans les vapes, que ce n’était nul autre que ce malfrat
que je cherchais depuis un moment déjà.
« Valencia? Bon Dieu... C'est bien vous? »
– Oui, je suis bel et bien moimême! Autant que vous
l'êtes, du moins.
Il avait visiblement toujours ce même sens de l'humour
hétéroclite. Mais mon état de confusion m'empêcha
toutefois d'en rire.
489
«Bien, maintenant que vous êtes à nouveau
suffisamment confus, je vous conseille fortement
d'écouter attentivement ce que j'ai à vous dire et
d'ouvrir les yeux sur tout ce que je vous montrerai ici
dans les moments qui vont suivre, car je n'ai plus
beaucoup de temps devant moi. Et non, je ne vais pas
penser à votre place comme la première fois où nous
nous sommes parlés... c'est beaucoup trop risqué dans
la situation où nous sommes et de toute façon vous
devriez en avoir assez appris ces derniers temps pour
pouvoir me suivre, or écoutez, et suivezmoi.»
Valencia me guidait à travers les allées et les galeries de
ce qui aurait pu bien être son musée privé, sa collection
personnelle... s'il avait été l'empereur du monde depuis
un bon millénaire, ou même deux. Il s'agissait en fait
d'un réseau immense de salles de conservation, garnies
de marbre, de pierre, de boiseries et de bronze ancien,
une architecture mêlant le baroque au classique, avec
une certaine touche orientale, parfois plus égyptienne
qu'autre chose. Étonnant, seulement par l'atmosphère
des lieux, que je sentais comme inquiétante,
490
mystérieuse, mais tout aussi fascinante en sa splendeur
ancestrale. Étaisje arrivé en Enfer? Des couleurs
sombres, souvent sanglantes, et de riches tapisseries
aux motifs arabesques, ou bien hindous, qui
dégageaient une atmosphère d'historicisme cruel,
cynique, mais riche en splendeurs de complexités
inhumaines, donnaient une allure généralement
infernale, caractéristique à l'allure que pourraient avoir
les chambres et les offices du palais du Royaume des
abysses. Les allées et les salles étaient, pour la plupart,
audelà des proportions humaines, et ici, à ce qu'il
semble, des dieux déchus pouvaient y habiter dans un
confort royal.
491
– Bien sûr que je vais vous le dire! Vous devez être
d'ailleurs légèrement désorienté en étant apparu,
ici, de nulle part, guidé par votre simple besoin
d'entrer en communication avec moi... Vous savez,
les requêtes exprimées avec persistance connaissent
toujours leur réponse dans cette existence, ou bien
dans une autre; c'est un fait que la plupart des gens
oublient. Bref, où sommesnous... » Valevicius se
frottait la barbe en cherchant rigoureusement une
façon adéquate de décrire quelque chose qui
semblait difficilement définissable « Voyezvous
mon cher Donatien, il y a un lieu physique, en ce
monde, où le conscient et l'inconscient se
rencontrent et interagissent, tout aussi
physiquement que cela; et ce lieu est un lieu de
contrôle absolu de la psyché... tyrannique,
inhumain, et totalement arbitraire à la base. C'est
un lieu d'où vient toute la répression, l'inhibition et
l'hypocrisie dans laquelle la conscience collective a
été façonnée. C'est un des lieux les mieux protégés
du monde, et un des plus sacralisés. Je parle ici du
siège mondial de l'infrastructure externe de l'Ordre,
celle qui est qui la plus profondément incrustée
dans la civilisation contemporaine, et qui est
l'héritage, l'aboutissement historique, des empires
précédents. »
492
rencontrer le Prince des Ténèbres en personne, qui se
révéla n'être qu'un vieil intello latin, pédant et
volubile...
Les Archives secrètes? Tout ça? Louis Lebaptiste avait
beau m'avoir affublé l'esprit d'une panoplie de théories
de conspirations ces dernières années, surtout
concernant les Jésuites et le contrôle secret du Vatican
sur le monde, mais quoiqu'il revenait toujours sur les
Archives secrètes dans ses histoires, jamais il n'eut parlé
de quelque chose d'aussi monumental... d'aussi
gigantesque. De tout ce que j'avais lu et entendu à ce
sujet, les Archives secrètes n'étaient qu'une voûte
protégée dans les Archives publiques du Vatican,
qu'une bibliothèque hautement confidentielle,
contenant une riche collection de documents
493
historiques, écrits pour la plupart en latin ou en grec,
que l'Église ne voulait pas rendre public pour des
raisons qui restent encore douteuses aujourd'hui. Mais
l'endroit où j'étais... il était si vaste que s'il fut
réellement sous le SaintSiège, il devait occuper
l'intégralité de la superficie du Vatican, et même
facilement déborder sur la ville de Rome! La vastitude
de ce lieu était surréelle, et audelà de toute explication
rationnelle. Et pour ce qui est de ce qu'elle contenait,
c'était encore pire...
494
moderne. Bien, figurezvous que l'inconscient collectif
est beaucoup plus tangible qu'une notion abstraite de
psychodynamique sociale, et qu'en plus d'être concret,
il a même un lieu physique, un seul et même lieu
commun pour l'humanité entière, ou du moins toute
société qui a été touchée par les tentacules de l'Église...
et ça, c'est presque tout le monde! Voyezvous, l'Église
catholique romaine tout comme beaucoup d'autres
institutions hiérarchiques qui se sont donné la vocation
sacrée de guider ou protéger les masses a servi à la fois
de couverture et d'instrument de contrôle pour l'Ordre.
Elle est encore aujourd'hui un des piliers de
l'establishment, et un des plus difficiles à dévoiler au
regard du public sous sa nature véritable. Rome a
toujours été Rome, jusqu'au jour où, en guise de cadeau
à l'Ordre de la part d'une de ses vils chiens de garde
fascistes, elle est devenue le Vatican. Aujourd'hui, il
peut bien y avoir eu Washington, Londres, Paris,
Bruxelles, Hong Kong ou Moscou comme sièges
multiples du pouvoir politique et économique mondial,
mais le lieu du pouvoir spirituel –du moins le plus
fondamentalement incrusté dans cette civilisation au
centre de tous ces autres satellites de l'empire mondial,
est demeuré ici; tout comme tout empire occidental a
ses fondements dans ce vieil empire millénaire. Pas les
ÉtatsUnis, me direzvous? Regardez leur symbolique
officielle, leurs aigles impériaux, les fasces qui se cachent
ci et là à la Maison Blanche même de chaque côté de la
légendaire statue de Lincoln! sans parler de toute la
politique sauvagement impérialiste de l'Union... qui n'a
cessé de s'agrandir et d'envahir depuis les treize
495
colonies... Qu'une continuité des empires chrétiens
français et anglais, qui euxmêmes ont grandi sur les
fondations de l'Empire romain, voilà tout! »
– Mais attendez... Vous dites que c'est ici, je veux dire
audessus, qu'est le siège mondial de l'Ordre? C'est
aussi simple que ça?
– Non, pas le siège de l'Ordre, seulement son
infrastructure externe centrale, comme je l'ai dit.
Voyezvous, l'Église catholique, dès le départ, a été
l'institution religieuse officielle de l'Empire romain,
au point où durant quelques siècles, il n'y a jamais
vraiment eu de différence entre les deux. L'empire
a beau avoir pris des noms différents, s'être divisé
en deux, puis avoir délégué son administration à
des royaumes, le coeur de ce grand schème est
toujours resté le même. Tout ceci remonte au
Concile de Trente; c'est vers l'an 320 de notre ère
que des membres de l'Ordre, dont Constantin lui
même, bâtirent ses fondements politiques, et elle
fut d'ailleurs, dès le départ, une récupération
étatique une perversion politique, du point de vue
de certains croyants du christianisme, alors que
plusieurs des adhérents de la religion chrétienne
d'origine du moins ceux et celles qui refusèrent de
suivre cette nouvelle structure religieuse impériale
furent pourchassés et persécutés en tant
qu’hérétiques, allant même jusqu'aux guerres
contre des peuplades entières, qui refusaient de
rejeter leurs croyances païennes, gnostiques ou
radicalement chrétiennes. Comprenezmoi, il y
496
avait bel et bien des sectes hérétiques, à l'époque...
faisant un amalgame de paganisme et des
enseignements des apôtres, tels les disciples de
Mani les manichéens ceux d'Arius, et ce groupe,
les Ophlites, qui se réclamait être la continuité de
ma Confrérie; mais la plus grande et la plus
dévastatrice de ces « hérésies », c'est de Rome dont
elle vint, et ce furent les disciples les plus
passionnés, les plus fidèles à l'enseignement de
Jésus qui écopèrent. Vous savez, j'ai moimême été
témoin de ces purges, durant des siècles; sous
Constantin, Innocent III, durant les Croisades puis
sous l'Inquisition. L'Église catholique de Rome
assura à l'Ordre un contrôle des esprits durant des
siècles, même si la résistance a persisté à travers les
âges, sous une forme ou une autre. D'éliminer la
résistance, de toute façon, n'a jamais été leur
priorité. Ils pouvaient aussi bien la contrôler, de
façon indirecte, par les diverses sectes, rites ou
sociétés secrètes, satanistes, gnostiques,
hermétiques ou maçonniques, qui se formèrent en
réaction à l'oppression religieuse, tout en prenant
leurs sources dans cette même religion. Satan, par
exemple, n'a jamais existé dans l'imaginaire judéo
chrétien, en tant que personnage antagoniste, que
depuis le catholicisme du MoyenÂge. Le terme
« Satan » en soi, dans le langage hébreu et arabe
ancien, ne signifie qu'un ou des opposants. Mais
encore ici, tout ceci n'est qu'un tas de fables pour
subjuguer les esprits...
497
– Ah, c'est ça... Tout comme le Père Noël. Je vois
l'astuce. Même chose pour Dieu, l'État, la Nation, la
démocratie et pourquoi pas, l'Univers au sens
large! Que des fables...
« Oui, vous y êtes, mon cher ami! Des fables. L'Histoire,
tout comme celle que je vous raconte, en est une. Mais
le but principal de ce grand projet mensonger est de
transformer la base même de la conscience, de façon
permanente, par une gigantesque opération de
programmation massive. L'institution d'un ordre moral
répressif et fataliste, basé sur un système d'interdits et
de tabous, a été une véritable guerre menée sur l'esprit
humain pendant des siècles, et de cette longue guerre
systématique est né un monstre dangereusement aliéné,
un esclave volontairement soumis à l'autorité même
quand elle n'existe pas, et surtout prêt à accomplir des
actes terribles, d'une violence inouïe... d'une cruauté
digne de films d'horreur, simplement à cause de cette
soumission morale. Cet ordre est devenu un parfait
laboratoire social... par la production de pulsions
sexuelles déviantes, de conduites violentes et bestiales,
et la culture de l'intolérance face à tout ce qui est
dissident ou étranger. Le renfermement de
l'entendement, dans une conception étroite et
unidimensionnelle de l'univers, et puis la répression de
la Nature sous toutes ses formes, ce sont les deux
variables qu'ils ont toujours utilisées dans leur grande
expérimentation sociale, et elles sont aussi les
conséquences dramatiques de l'expérimentation. Les
conduites criminelles, ultraviolentes, abusives,
498
dominatrices, invasives ou répressives ont toutes leurs
sources en cette opération de manipulation. Ils ont créé
un dogme, puis en ont exploité les dichotomies sous
tous ses angles, pressant le citron jusqu'à la dernière
goutte spirituelle. Tout cela dans le but de déstabiliser
l'esprit humain, puis de le réorganiser en le
pervertissant, selon des finalités de soumission,
d'amener les gens à se soumettre volontairement, au
jour le jour, à des figures d'autorité, dans la simplicité
de leur quotidien. Et à l'aide d'un système autoritaire
fonctionnel, enraciné dans l'esprit de la majorité des
humains, reposant sur une multitude de rapports
autoritaires formés à même la vie ordinaire, l'Ordre
avait plein pouvoir sur leur subconscient... donc,
comme vous pouvez le déduire, sur leur façon de vivre,
de sentir les choses, de les interpréter et de réagir face à
tout ce qui leur arrive dans leur existence. C'est
essentiellement ça, leur empire invisible. Rien de plus.
Comme je l'ai dit, leur plan était très simple, vu d'un
point de vue global..."
499
sculptures, ornementations et fioritures aux formes
étranges, était peint sur une tapisserie un symbole; des
armoiries, en fait. L'image de deux serpents un rouge
et un blanc spiralant à la verticale autour d'une sorte
de sceptre ailé. Mon regard tomba sur un personnage
parmi cette poignée de gens mystérieux qui débattait
ardemment d'un problème qui semblait être d'une
gravité sans égal. Ce personnage me faisait penser à
quelqu'un de très, très familier... ce personnage, en fait
il était à côté de moi, à ce moment même; ce n’était nul
autre que Valevicius!!! Exactement les mêmes traits, les
mêmes yeux épars, vitreux, constamment rivés sur un
paysage imaginaire; et puis sa même stature
typiquement caucasienne... stature large et plutôt
rudimentaire, mais avec des traits raffinés, même
féminins. Comme un chanteur d'opéra. Et après tous
ces siècles, il avait même conservé la même coupe de
cheveux!
500
la rectitude politique, qui ne sont que des sousproduits
d'un schème plus large; ça concerne comment l'art et
quel art prend la place publique, qu'estce qui y est
affiché... et comment l'art, en soi, est délimité, séparé,
distingué de toutes autres formes d'expressions, en
étant institutionnalisé et littéralement sacralisé au
point d'être vidé de tout contenu politiquement
subversif. Voilà comment notre Jésus rebelle, opposé à
l'autorité religieuse et à ses idoles fastueuses, en est
venu à être utilisé par les pires despotes, inquisiteurs,
conquérants sanguinaires et autres dictateurs de
l'hypocrisie répressive. Le monopole de la propagande
passe à travers le contrôle de l'expression sur la place
publique. Soit... à travers toute cette répression, très peu
de nos frères et soeurs ont pu survivre jusqu'à notre
époque; même si nous avons pu reprogrammer notre
structure cellulaire pour ne pas subir les effets du
vieillissement. La plupart, en fait, ont été soit assassinés
par les complots des sbires de l'Ordre, alors que
d'autres moururent de mort naturelle, ayant refusé de
porter tous les fardeaux d'une existence qui n'en finit
plus.... un choix que j'ai toujours trouvé sage. Ce n'est
pas facile, l'immortalité, vous savez... surtout dans un
monde d'éphémère comme celuici. C'est seulement
pour lutter pour quelque chose qui le dépasse qu'une
personne peut vouloir vivre si longtemps! Le faire par
pur opportunisme amène au suicide, sans équivoque.
Mais s'il est question de lutter pour réaliser un monde
délivré de l'emprise de ce qui nous divise le temps en
est une principale on ne peut pas le faire sans avoir été
libéré de cet esclavage. »
501
L'immortalité... qu'une modification dans le code
génétique. Quelle splendide idée... mais pas si difficile à
croire, après tout. Et pourquoi personne n'y avait pensé
avant? Ah oui! Bien sûr... l'Ordre ne voulait pas que ce
secret soit dévoilé. De là leur nécessité de commettre
des assassinats, des exécutions, et de faire peur à la
communauté scientifique durant des siècles avec
d'affreuses démonstrations de despotisme. De là, aussi,
la nécessité que des sociétés secrètes, de confréries
savantes, s'organisent et se maintiennent à travers les
âges, afin de préserver un savoir si dangereusement
révolutionnaire pour l'ordre établi.
502
générale le rapport à la matière tel que vous le
connaissez, qui entraîne toutes sortes de contraintes
physiques, de faiblesses, d'exposition à la
détérioration, ainsi qu'aux accidents, à la maladie et
aux blessures. C'est vraiment un monde basé sur la
faiblesse et la détérioration qu'ils ont façonné. Pour
ma part j'ai toujours cru que ce n'était que le
résultat de grossières erreurs de codification dans
la fabrique de l'univers, mais une erreur si stable, si
régulière, voire même universelle; une erreur peut
être même voulue... Mais encore ici, l'important est
de comprendre que seulement le code de la
Création peut nous permettre de faire revenir les
choses à leur état initial, et ce code, nous ne
pouvons le transmettre à qui que ce soit, c'est
pratiquement infaisable; car des routines de
sécurité, incrustées à même la fabrique du réel,
nous empêchent de transmettre un tel langage. Sa
transmission, par voies verbales, écrites, et même
par langage corporel ou par télépathie est
impossible. Leur système de contrôle est trop bien
structuré pour le permettre. Le seul moyen d'y
avoir accès, c'est de permettre la transmission par
une contamination du code à la base de chaque être
humain, de briser une partie de ce code, en soi,
pour faciliter la réception originelle. Il faut donc
que vous le trouviez par vousmême, à partir des
modifications qu'on a opérées sur vous, votre
conscience, votre code génétique depuis notre
première rencontre.
503
– Alors là! Et comment vaisje pouvoir me
reconnaître, comment vaisje pouvoir apprendre de
moimême? Vous ne pouvez même pas me donner
une certaine base???
« Non, nous ne pouvons pas. Je ne dispose simplement
pas du temps qu'il faut... comprenez, nous n'avons plus
de latitude, Jobert! Aujourd'hui, dans notre confrérie,
nous ne sommes plus que trois, incluant moi, Erzulie et
une autre personne, que vous finirez par trouver très
bientôt. Nous avons toujours été neuf, mais c'est une
époque de chasse aux sorcières, de paranoïa de la part
de ceux qui gouvernent, et l'Ordre isole ou élimine
carrément toutes les personnes et groupes susceptibles
de miner leur plan, ou de les dénoncer publiquement.
C'est devenu un jeu dangereux pour quiconque y
participe, de près ou de loin. Le nombre dans notre
cercle interne n'a cessé de diminuer, et nous avons
perdu notre dernier agent hier, en Chine... Et quel agent
que c'était! Mais plus ils répriment, plus ils perdent. Un
ancien de notre confrérie avait prophétisé, il y a
quelques siècles alors que l'Inquisition tuait et brûlait
tous les alliés de la liberté, qu'un jour l'Ordre finirait par
nous cerner et nous réduire qu'à un seul membre,
quelqu'un de l'extérieur de notre cercle... et que ce sera
lorsque les Maîtres invisibles reposeront dans la totale
quiétude de leur prétendue victoire définitive sur le
Monde que leur empire s'effondrera. De toute façon,
vous n'avez rien à apprendre de moi sur ce langage.
Vous, comme tous les autres de votre espèce, détenez
au fond de vousmême les clés de votre émancipation,
504
je vous l'ai déjà dit. Ces clés sont celles qui vous
serviront à décrypter le code originel. Tout ce qu'il vous
faut, c'est que les murs tombent, et que vous vous
laissiez guider par votre inspiration au moment
opportun. Votre Raison profonde aura la solution. Moi,
tout ce que je peux faire, c'est de de vous amener à cette
apocalypse. »
505
fermée, voyant visiblement quelque chose qu'on ne
pouvait voir...
506
d'autre ici... la Pierre philosophale? La Toison d'Or? Le
Saint Graal?
507
étant donné que seulement le Créateur possède les clés
du code pour ce faire, on s'en est pris à tout ce fleuve
d'informations chaotique qui permet aux humains
d'interpréter les stimuli provenant de leurs sens, au
début de la chaîne sensorielle. Voici pour la méthode. »
508
d'éléments de votre subconscient qui auront une
fonction d'identification affective... »
– Identification affective?
– Oui.... c'est ce qui rend la mémoire sélective; des
données sensorielles sont regroupées dans la
mémoire en fonction de leur pertinence, leur lien
intuitif poétique, on pourrait dire avec des
évènements ou des interactions que vous
expérimentez, ou encore par rapport à un état
d'esprit dans lequel vous êtes à un certain moment
dans votre vie. Ce sont des agents stimulateurs de
votre conscience, ceux que vous rencontrez à
chaque jour de votre vie et qui constituent à chaque
fois une nouvelle page de votre fascinante ou
moins fascinante histoire personnelle. C'est en
fonction de ces stimulations que la mémoire
sélectionne des informations du passé, qui ne sont
pas en fait des informations provenant du passé,
mais bien des informations irréelles provenant d'un
autre espace. Elle intègre des informations d'un
autre niveau de conscience à votre niveau
ordinaire. Non, Jobert... il n'y a aucune chose telle
que la mémoire. Car en affirmant l'existence d'une
faculté telle que la mémoire, on sousentend qu'il y
a des choses dont on se rappelle et d'autres qu'on
oublie. Mais en réalité, tout est stocké en vous,
chaque seconde, chaque moment, chaque pièce
d'information que vous apprenez, tout ce que vous
avez vécu, expérimenté, senti, pensé et perçu y est,
impeccablement conservé dans l'état où c'était
509
initialement... Mais comme j'ai dit, tout cela n'a
jamais, en fait, vraiment été emmagasiné dans
votre mémoire. Vous ne vous rappelez de rien,
vous vous faites rappeler. Par un facteur extérieur à
vous même... des choses que vous ne pouvez même
pas prouver comme authentiques! Tous ces
évènements dont vous avez été témoin, mais dont
vous ne vous rappelez ou rappelez pas, ils ne se
sont jamais réellement produits, car vous ne
pouvez prouver l'existence d'aucun d'entre eux...
vous ne pouvez que faire des relations. Tout ce
qu'on appelle la mémoire n'est qu'en fait un corpus
d'informations, généré et structuré de façon bien
particulière par le Schème pour que vous puissiez
vous y identifier, pour que vous puissiez en faire
des relations avec vousmême! »
– Mais comment des gens, des humains, en chair et
en os, peuventils faire tout ça...? Par quelle
méthode, par quelle science ils peuvent en arriver à
510
modifier notre perception, et puis notre mémoire...
à la remplacer dans nos têtes? Il leur faut des
électrodes, ou des implants cérébraux...
– Le projet Sigma 9! La mutation de la conscience par
le contrôle des mécanismes sousjacents de l'esprit.
C'est le contrôle de la réalité par le contrôle du
subconscient, et ça inclut la réécriture des rêves
euxmêmes, des rêves dont les gens ne se
rappellent pas, car ce sont ceuxci qui ont une
influence sournoise sur l'entendement. Et ce
contrôle est assuré par une machine... une machine
dont la sophistication dépasse de loin la
compréhension de l'esprit des mortels comme
vous. Un ordinateur, si vous voulez, capable non
seulement de penser et de décider de luimême,
mais aussi de s'autoprogrammer à perpétuité, et ce,
même s'il peut être manipulé. par des opérateurs. Il
a une conscience propre, et son intelligence est
parfaite, ce qui lui permet d'agir de façon
autonome à des niveaux différents de l'existence.
Sa conscience, en fait, est la somme de toutes les
autres; c'est une conscience universelle, qui relie la
conscience individuelle de tous les êtres qui
existent. Elle est l'unité consciente audelà du grand
rêve, et peutêtre la seule qui y existe. Cette
machine existe encore, et est toujours aussi
fonctionnelle, mais ne peut être perçue qu'à travers
l'étude de symboles cosmiques, linguistiques et
physiques se trouvant partout dans l'univers, car
elle n'est pas de ce monde... son interface, son
511
« clavier », est inaccessible de l'intérieur du monde
qu'elle contrôle.
– La machine... C'est de Dieu dont vous parlez?
– Selon vous? Voyezvous, Donatien... comme je
vous l'ai déjà expliqué, et comme vous commencez
à le réaliser, de l'autre côté du mensonge, vous
dormez. Vous êtes actuellement en train de dormir,
et vous avez toujours dormi d'ailleurs, depuis aussi
longtemps que votre mémoire puisse se rappeler...
ou plutôt qu'elle puisse vous mentir. De notre
perspective, il nous est totalement impossible de
savoir quoi que ce soit sur votre vie de l'autre côté.
Du moins, vous n'en savez que d'une façon
purement intuitive, sentie au plus profond de vous
mêmes, exactement comme ce que vous percevez
dans vos rêves lucides. C'est la poussée
inconsciente, qui peut vous inspirer une
connaissance infuse de quoi que ce soit qui
appartient au monde de l'autre côté. Qu'une
étincelle, ou une brève éclaircie dans les ténèbres
sous lesquels le grand Schème universel vous
enferme. Certains ont appelé ces moments
"illumination", mais moi je me contente d'appeler
ça un bref moment de lucidité cosmique. Les
meilleurs moments pour prendre conscience de la
mécanique derrière le mensonge sont sans aucun
doute les déjàvu... car ils témoignent à notre
propre conscience, de la façon la plus directe et
clairement ressentie, comment la réalité que nous
expérimentons est déjà écrite. Lorsque la réalité est
réécrite, corrigée, mise à jour par les opérateurs de
512
la Machine, le code recopié se retrouve
momentanément juxtaposé, et c'est pour cette
raison que durant quelques secondes vous vous
sentirez comme « doublement conscient » de la
suite des événements, ou de tout ce que vous
percevez. Ce n'est qu'une des failles, quoiqu’une
des plus importantes, que l'Ordre n'a jamais
corrigées... car elle est juste assez grande pour que
chaque personne la ressente, la perçoive,
naïvement, mais sans toutefois ne pouvoir
percevoir ce qui se passe réellement durant ce bref
moment de lucidité.
– Qu'estce qui s'y passe? Le néant?
– Exactement! La libération vient du plus grand
désespoir, et non d'espoirs servant à vous aveugler
de la vérité. Comme j'ai déjà dit à maintes reprises,
ce que l'Ordre tente de faire depuis le début de
votre existence, c'est de vous plonger dans une
réalité factice, et c'est en vous conditionnant à ce
que vousmême vous le fassiez, et non en vous
forçant à le faire... car cela serait pour eux d'avoir le
pouvoir d'un dieu, un pouvoir qu'ils n'ont jamais
vraiment eu. Dépasser ses peurs, et faire face au
Néant, voilà ce que ces magiciens ne vous ont
jamais montré.
– Mais il faudrait alors récupérer leur science... s'en
approprier, c'est ça?
– Exactement, détective. Et la Mort Blanche, elle est la
personnification d'une routine qui fut à l'origine
programmée pour... guider les gens dans leur
ultime voyage vers l'audelà... vers la nouvelle
513
réalité factice, je veux dire. Elle est l'agent
immunosuppresseur utilisé par la Machine céleste
pour pénétrer dans l'esprit des humains, par
l'entremise de leur inconscient, pour exploiter une
de leurs émotions les plus fondamentales: la peur,
mais une peur orchestrée, et fortifiée par une
panoplie d'illusions, de fantômes, démons,
extraterrestres, terroristes, bandits et autres. Mais
même si le Schème originel était parfait, celui créé
par les créateurs inférieurs est loin de l'être. À
chaque jour de sa vie, n'importe quel humain de ce
monde possédant un minimum de conscience et de
sensibilité est permis d'assister à des erreurs de
codes de toutes sortes dans le Schème. J'ai passé
une grande partie de ma vie à chercher, à tenter de
cerner la logique derrière les multiples erreurs de
codification qui pullulent partout dans l'Univers, et
laisse les gens les plus sensés confus dans leur
silence, désarmés et dépourvus de toute
explication. J'ai fréquenté les personnes les plus
instruites et sages de ce monde tout comme les
esprits les plus décadents, chefs de pègre
hyperviolents, sadomasochistes, et êtres
profondément narcissiques. J'ai été aux sommets
glaciaux comme aux franges clandestines de ce
monde. Et je me suis ramassé ensuite dans la
sphère subversive... Les milieux révolutionnaires
anarchistes, nihilistes du 19e siècle, et plus tard les
cercles dadaïstes et surréalistes; j'étais partout! Puis
je suis passé, bien sûr, par les fous, car je suis atterri
plusieurs fois dans des instituts psychiatriques ce
514
qui ne doit pas être difficile à imaginer pourquoi,
de votre point de vue! pour fréquenter les pires cas
schizophréniques. Ce n'est pas de force que j'y
entrai, c'était par choix; ces gens furent la meilleure
compagnie que je pouvais espérer avoir en ce
monde! Et un jour, c'est en tombant amoureux
d'une de ces personnes profondément atteintes,
alors que je fus interné dans un asile en Ukraine,
que j'ai finalement trouvé la réponse...
– Laquelle? Que l'amour est plus fort que tout?
– Non! J'ai compris... que pour remédier à un virus,
en découvrant son origine comme sa portée dans
le but de l'éradiquer ou, au mieux, de se protéger
contre lui, il faut regarder dans la structure même
de l'ordre dominant, et non pas chercher parmi le
code défectueux du virus luimême. La racine du
mal est dans le bien... autant le bien de la
possession que celui de l'idéal. Dans le cas présent,
cet ordre, c'est évidemment celui de l'Ordre, tout
autant que la structure psychique fermée, auto
reproductrice et autosuffisante le Schème qui fut
créée par des puissants et des savants de ce monde
pour imposer cet ordre. Tout comme l'ordre divin,
leur création d'un univers aliénant comporte au
moins une faille active...
– La Mort blanche.
– La Dame blanche, oui. Mais elle n'est qu'une des
plus flagrantes parmi toutes les failles générées par
le Schème, et sans conteste la plus destructrice. Un
psychopompe infecté.
– Un psychopompe?
515
– Un psychopompe. Dans le mysticisme de d'Europe
et d'Orient ancien, entre le monde des vivants et le
monde divin, il y avait des êtres médiateurs, qui
contrôlaient ou ouvraient l'interaction entre les
deux mondes, de l'esprit des mortels au monde
immatériel. La Dame blanche fut développée pour
être un psychopompe qui mène les morts vers
l'autre rive. Et elle joue le même rôle pour tous
ceux et celles qui dorment... pour les mener tous
vers le monde des rêves. Elle tente les mortels
comme une sirène appelle au loin, de l'autre côté de
la voûte infranchissable, eux qui sont aveuglés par
leur propre détresse, perdus dans la noirceur et le
silence absolu... Elle les amène vers une nouvelle
illusion, vers un nouveau rêve, dans la mort, qui
n'est en fait que le sommeil. Le plus gros de
l'opération était d'ailleurs censé se produire durant
la nuit, à une heure précise où, selon des
statistiques sociodémographiques, le plus grand
nombre de gens dorment. Pour tous les autres, bien
entendu, il fallait employer d'autres méthodes, plus
fastidieuses et risquées. L'émission d'ondes à très
basse fréquence et la contamination par la voie
virale étaient les plus efficaces, mais ils n'en vinrent
jamais à cette étape, car au moment où la Mort
blanche devint fonctionnelle. Elle avait déjà été
trafiquée. J'ai réussi à corrompre le code de la Mort
Blanche, après quelque mois de travail sur le
développement du projet Sigma 9... avant qu'un
membre de l'Ordre ne découvre ma présence au
sein du laboratoire et que je doive retourner dans
516
l'ombre. Mais il était déjà trop tard lorsqu'ils ont
constaté mon méfait; la Dame blanche avait déjà été
déchaînée dans le monde! Voilà ce qui arrive
lorsqu'un univers est laissé entre les mains de
dieux inférieurs! Prétentieux Maîtres invisibles...
– Et pour les milliers de gens disparus? Ontils été
infectés par le virus?
– Oui... Mais ce sont les services secrets qui les ont
infectés. Pour mettre leur disparition sur le dos de
Solis et du D.E.M.O.S.
– Mais Solis, c'est vous, non?
– Non. Solis n'est personne. Et en même temps, il est
qui veut bien l'être. Et le réseau D.E.M.O.S. n'existe
plus... Ses soidisant actions terroristes n'ont été
qu'un subterfuge des services secrets pour
criminaliser un réseau d'activistes bien plus
modeste qui ne faisait que dans la propagande et
l'action directe symbolique. Mais leur groupe est
maintenant dissolu, ou tout semble le laisser croire.
Dans un monde dominé par le culte de l'image, il
ne faut jamais juger selon les apparences.
517
même la pierre richement ornée du plafond, et dont il
était impossible de voir ni la profondeur, ni même si
cette pâle lumière qu'il laissait pénétrer était vraiment
d'origine naturelle. Cette lumière était mystérieuse en
ellemême, mais toutefois pas autant que l'objet qui était
le seul et unique sujet de cette salle vide.
518
pouvoir sur tout dans ce monde, et c'est pour cette
raison que l'Ordre s'en était emparé... car il leur fallait le
code d'origine; c'est ce qu'ils cherchaient depuis des
siècles pour pouvoir créer un nouvel empire global qui
ne pouvait être renversé. Valencia qualifia ce pillage
inconcevable de la part des templiers inconnu de tous
les historiens jusqu'à ce jour comme un acte diabolique
qui symbolisa littéralement le début de la fin pour tout
ce qui, dans ce monde, n'avait pas été corrompu ou
détruit par l'Ordre.
519
transportèrent en Écosse refuge principal des templiers
après la purge, où ils bâtirent la chapelle Rosslyn une
merveille de cryptologie architecturale! qui servit à
cacher efficacement l'Arche durant presque trois cents
ans. Sous le règne d'Elizabeth 1er, alors que John Dee se
lança à la poursuite des derniers templiers en Écosse,
l'Arche fut transportée en Espagne, à Compostelle. Ce
n'est qu'en l'an 1594, lors d'une nuit tachée par le sang
et la traîtrise, que l'Arche disparut, aux mains
d'émissaires de Rome.
520
accapare pas. Et c'est de là que naquit le mythe du
Saint Graal... le Sangreal, en tant que symbole
mystique de l'immortalité, et comme une quête
impossible pour un secret inaccessible... l'Étoile
inatteignable, c'était nous, nous qui la gardions!!!
Valencia en était à gesticuler et à danser comme un petit
enfant autour de l'Arche, avec une naïveté nostalgique,
qui n'avait rien du tout de cynique, même si ça le
devrait. N'étaitil après tout que fondamentalement
cynique, lui qui avait été formé, programmé par des
millénaires de conspiration et de contreconspiration
aux ampleurs inhumaines, voire surnaturelles? Il se
calma et se reprit, après un moment.
– Mais son secret... son secret, nous l'avons toujours,
même si l'Église nous a arraché sa source. Et à
l'instar des sbires de l'Ordre, nous avons pu le
décrypter, selon les directives de notre maître
ancien. Oui, décrypter. Selon la Bible, l'Arche
d'Alliance contient les Dix Commandements
divins, dix lois servant de condition pour renouer
avec Yahvé et avoir la vie éternelle. Ce qui est vrai,
d'un certain point de vue, mais simpliste. Plus
précisément, l'Arche contient les Lois de la
Création, un code permettant à quiconque de
transformer son propre code génétique pour
stopper le processus de vieillissement, et de
s'immuniser complètement contre toute maladie ou
virus imaginable, sans parler des effets des
radiations solaires sur le tissu cellulaire. Les douze
521
Maîtres invisibles et c'est pourquoi ils ne
s'intéressent pas au secret de l'Arche, mais plutôt à
ceux et celles qui y ont eu accès détiennent déjà ce
pouvoir depuis leur conception, sur planète Sirius
B, le monde d'origine de leur race. D'ailleurs,
l'appellation mystique de "Grande Fraternité
Blanche" que les gnostiques leur ont donnée ne
vient pas de nulle part; les membres du cercle
interne de l'Ordre ont la peau blanche comme
neige, ils sont immaculés! Ils sont physiquement
parfaits; immortels et invisibles à leur guise, et
pouvant léviter de leurs corps, fragiles, sveltes et
légers comme ceux des enfants. Ils sont, en plus,
asexuels. Les anges, ce sont eux! Nous pourrions
être tous comme eux, mais ils nous y ont exclus
depuis le départ, et ont tout fait en leur pouvoir
pour que ça en reste ainsi. L'exclusion de la
Connaissance, c'est le centre même de leur pouvoir,
et souvenezvous de cela! Comme je vous ai dit,
c'est dans l'ordre luimême qu'est la faiblesse, et
non dans ce qui le menace. L'existence même de la
maladie et de la Mort n’est que le résultat d'erreurs
de codification parfois intentionnelles dans la
fabrique de l'existence. Tout mal, toute
contradiction, n'a à voir qu'avec l'ordre, à l'origine.
Prenez le crime... c'est votre spécialité, non? Le
crime, comme toute autre chose qui affecte notre
santé ou menace notre monde, n'existe qu'à cause
d'un ordre toujours trop uniforme et répressif,
permettant l'exclusion sociale et l'intolérance
systématique face auxquelles le crime naît toujours
522
comme la réponse socioéconomique la plus
accessible pour les gens qui en sont victimes. Les
virus, maladies, cancer, dégénérescences,
mutations et autres pathologies d'ordre physique,
psychique, géologique, civil, social ou encore
astronomique; ceuxci sont tous liés de près ou de
loin au problème de la forme exclusive et
répressive de l'ordre dominant. Pratiquement
aucun être vivant n'échappe à ce problème dans cet
univers. Et le sang divin –par son code secret a le
pouvoir de tout immuniser, guérir, et même
ressusciter... instantanément! Le sang de
l'Alliance... rappelezvous votre catéchèse! Le sang
de l'Alliance nouvelle et éternelle! L'Arche contient
le sang divin, donnant non seulement l'immortalité,
mais une connaissance infuse du code universel;
des lois de la Création!!! » Valencia s'exaltait tel un
prédicateur, mais avec un sarcasme théâtral sans
bornes, au point où je me demandais pourquoi il se
faisait si anticlérical. Ou n'étaitil vraiment qu'un
prédicateur, en fin de compte... « Quiconque boit
de ce sang aura la vie éternelle, et le Royaume des
cieux s'ouvrira à lui. Merveilleux non? Il s'agit plus,
d'un point de vue physique, d'un déblocage de
certaines fonctions qui existent déjà en nous tous.
Des neurotransmetteurs qui s'activent pour refaire
la structure cellulaire, et pour libérer tous les
canaux de la perception humaine. Ça peut être
compris comme une véritable émancipation, autant
du corps que de l'esprit. Une ascension,
littéralement. Mais ce n'est pas la seule façon qui
523
n'ait jamais existé de se libérer... seulement la plus
directe. De partout dans le monde, et de toute
époque, il est aussi question dans le mysticisme
d'illumination, quelque chose dont tous ont déjà
entendu parler. Une Illumination de l'être,
habituellement atteinte au fil d'un long et hardi
processus de perfectionnement, ou d'apprentissage.
L'illumination fait d'un humain un dieu, en
quelque sorte, son être est libéré, car il a touché
l'absolu. L'Arche, elle, provoque l'illumination
instantanée... par le sang divin qu'elle contient. »
Surmontant mon bouleversement d'entendre un sermon
si dévastateur, et si révélateur, je me mis à contempler
l'Arche, en l'imaginant comme une sorte de grand
récipient ne contenant rien d'autre que du sang. Bizarre
comme idée... Le but de toute cette quête spirituelle à
travers les âges ne consistait qu'à boire du sang, à même
ce monumental contenant d'or massif?
Du sang? Rien d'autre que du sang?"
L'idée me paraissait absurde.
« Le Sang royal qui est une traduction littérale du nom
ancien de "Sangreal", nom qui fut déformé plus tard,
sous l'influence de l'Ordre bien sûr, en l'appellation de
« Saint Graal » n'est pas vraiment, à proprement parler,
du sang comme celui qui circule dans vos veines. C'est
le sang divin. Une substance mystérieuse et abstraite,
plus conceptuelle que physique, en fait... ni solide, ni
524
liquide, ni gazeuse ou encore graisseuse. Et ni même
matérielle. Mais elle est pourtant bel et bien tangible
quand elle est perçue par nos sens. Elle est ce que les
astrophysiciens contemporains appellent la « matière
noire », ou ce si fut appelé « l'éther » par les savants des
temps anciens. »
Je me demandais s'il était en train de me dire que ce
qu'il y avait dans cette Arche, en fait, n'était que
quelque chose qui aurait fait de celleci le plus
monumental attrapenigaud de l'histoire humaine, c'est
à dire rien du tout. Une Arche complètement vide,
béante. « Ça ne peut être vrai! » m'écriaisje en moi
même. Mais je réalisais que rien ne pouvait plus faire de
sens que cela. Le secret ultime... le Néant.
525
alors qu'ils devaient s'entretuer comme pour avoir le
premier l'accès à son contenu, ou pour s'empêcher
mutuellement de briser, en le dévoilant, un secret si
sacré? Rien du tout! Ou le parfait néant, plutôt. Il est ici
l'astuce de toute la chose; le néant n'est PAS rien. C’est
quelque chose qu'un mortel ne peut percevoir
physiquement dans cet univers, mais seulement
comprendre de façon abstraite. Et ce n'est qu'une fois
qu'il est intégré au corps, par les sens, et puis qu'il
pénètre l'esprit, qu'il transforme progressivement l'être
en le mystère qu'il contient. Comme au début de toute
bonne cosmologie, c'est toujours de la voûte du néant
que naît l'univers, par pure impulsion créatrice d'une
volonté supérieure. Ordo ab Chaos... du chaos naît
l'ordre. Et je présume qu'à ce momentci vous ne voyez
plus aucun intérêt à regarder à l'intérieur de l'Arche,
non, Jobert? En effet vous n'en avez aucun. Seulement
que personne sur Terre, dans un quelque autre contexte
que ce soit, n'aurait voulu croire en une pareille vérité,
du moins sans ne se débarrasser complètement de son
envie de jeter un coup d'oeil à l'intérieur. Même pas un
athée, ni le plus convaincu des agnostiques, ou encore
le plus brillant des sceptiques, ne pourraient. Mais non!
Pardonnezmoi d'être si impérieux, en vous disant ainsi
ce qui devrait vous intéresser ou non. Vous êtes libre de
l'ouvrir et de voir son contenu, même si vous risquez
d'en être déçu. Allez! Moi et Demeter allons vous aider
à soulever ce lourd couvercle...
Non... ça ira! Je vous crois.
526
Lucas et Spielberg savaientils? Étaitce pour cela qu'à la
fin de leur film, les vilains se mirent à littéralement
fondre de peur en regardant ce que l'Arche contenait,
mais que le héros et sa belle de service, en bons
croyants, gardèrent les yeux fermés sur la meurtrière
vérité de l'Arche? Or ce spectacle hollywoodien n'aurait
fait que symboliser la soumission spirituelle des masses,
brillamment orchestrée par l'Ordre au cours des
millénaires. Une perspective pour le moins intéressante!
« Bine, multu bine! » c'était du roumain, qu'il prononça
en gesticulant comme un bon vieux cliché de latin
« Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain.
Quand je dis qu'il n'y a que le néant dans cette grosse
boite d'or massif, ce n'est pas qu'elle est simplement...
vide. C'est seulement qu'il ne s'y trouve rien de
perceptible, par vous, comme par n'importe quel autre
mortel. Il faut avant tout avoir laissé entrer ce néant en
soi pour être initié, et pour commencer ainsi à
apprendre ou comprendre le code qui est inscrit à
même la substance du néant. Apprendre et
comprendre, ici, veulent dire une seule et même
chose. C'est le choc psychologique provoqué par
l'absence totale de quoi que ce soit de perceptible qui
déclenche un mécanisme inconscient dans l'esprit, et
dans les quelques fractions de seconde qui suivent une
telle découverte, il s'enclenche un processus invisible,
tout aussi imperceptible, qui recompile, restructure, et
reforme ce qui se trouve à la base même de la
conscience. C'est ce processus secret qui a comme
résultat de libérer le code fondamental à chaque être, et
527
le faire devenir dieu. C'est le mystère insondable du
néant qui a caché, depuis le début même de la Création,
le secret ultime de toute l'existence. »
– Étaitce pour cela qu'elle a été gardée cachée durant
tous ces millénaires?
– Elle fut cachée pour les mêmes raisons que l'on
cache n'importe quelle autre vérité, car le secret lui
même est une mesure de contrôle. Si tous les
humains avaient eu accès, dès le départ, à ce secret,
constatant la vraie nature de l'Alliance entre
l'humain et le Créateur, cela aurait rendu toute
forme de structure politique désuète, et les
membres de l'Ordre ne seraient devenus qu'une
bande de vieux séniles dignes de la raillerie de
tous. Mais si, au cours de l'Histoire, des gens non
autorisés en étaient venus à découvrir le secret,
ç'aurait été encore pire, et pas seulement pour les
autorités, mais pour l'humanité entière. Car l'Arche
aurait littéralement passé pour une vulgaire
supercherie, et son pouvoir caché aurait
probablement été oublié à jamais. Si la Confrérie du
Serpent l'a cachée, c'est seulement et uniquement
pour la tenir loin de l'Ordre, le plus loin possible. »
Valevicius émit un long et profond soupir en regardant
l'objet qui fut volé à ses semblables il y a des siècles. Je
sentais chez lui la blessure d'une défaite qui n'avait
jamais vraiment été cicatrisée, alors que pour la
première fois Valencia n'était plus le stoïque détaché de
ce monde qu'il paraissait tout le temps être.
528
« Mais ce fut une erreur de notre part que celle de faire
durer le secret. Et c'est en grande partie à cause de cette
erreur que l'Ordre parvint à éventuellement s'emparer
de l'Arche et à la conserver depuis ce temps, comme
trophée de leur victoire, apparemment définitive, sur la
Confrérie... et puis sur humanité entière. L'empire avait
gagné une bataille cruciale, son univers factice ayant été
sauvé d'un effondrement certain... Maintenant, ils ont
fait évoluer le monde à un point tel que cette vieille
relique et son énigmatique contenu ne veut plus rien
dire pour qui que ce soit... Elle n'est qu'un souvenir
d'une époque féérique qui est depuis longtemps
révolue, refoulée sous la conscience collective des
masses. On pourrait la mettre dans un musée, le
couvercle basculé, et elle ne passerait que pour une très
belle oeuvre d'art; qu'une statue symbolisant,
probablement, l'assujettissement de l'esprit par la Foi,
conservée dans ce prestigieux musée qui serait sous la
propriété indirecte de l'Ordre. Soit! tout le monde finit
par perdre, et leur tour ne fait qu'attendre. Continuons,
il me reste d'autres choses à vous montrer... »
529
sa base même, afin de lui insuffler le savoir secret
qu'elle cachait. Durant l'Antiquité, une personne telle, il
ne devait pas y en avoir des masses, même aucune, je
dirais. Il devait forcément s'agir d'un personnage qui
avait une connexion intime avec le Créateur, et fort
probablement être en conflit avec les êtres qui ont
façonné ce monde. Mais ce ne pouvait être le Créateur
luimême, car je savais, selon l'histoire officielle, que
l'Arche avait été construite par un ou des humains, mais
sous les directives du Créateur luimême. Alors, qui
avait bien pu la faire? Je tentais d'imaginer un tel être,
cet énigmatique artiste qui dominait visiblement tout
entendement humain.
530
oublié... comme pour tout ce qui reposait dans cet
endroit. Son aspect me frappa instantanément, alors que
je réalisai qu'elle était la représentation exacte de
l'image de ce personnage que j'avais eu en tête. C'était
un être, un homme ailé, le corps partiellement couvert
de ce qui semblait être des écailles. Il avait une tête à
michemin entre le reptile et l'humain, un peu à la
manière des dieux égyptiens. L'être tenait aussi une
sorte de sceptre ailé, autour duquel deux serpents
étaient enroulés, leurs têtes se faisant face l'une à l'autre.
Un serpent était rouge, et l'autre, blanc. Je reconnus en
ce sceptre un symbole qui m'était très familier, mais
dont l'origine et la signification avait toujours
demeurées un mystère. C'était le signe généralement
attribué à la science médicale. J'étais certain, toutefois,
que tout cela n'avait rien à voir avec la médecine. C'était
un caducée, un symbole qui, tel que m'avait déjà
informé Louis un jour, était infiniment plus mystérieux
et ancien qu'il semblait l'être pour la plupart des gens,
alors qu'on pouvait le trouver peint ou gravé sur des
oeuvres datant de plusieurs milliers d'années. J'en avais
vu un, d'ailleurs, au Louvre, sur un vase qui datait
d'environ 2200 ans avant JésusChrist, et depuis ce
temps je m'étais de plus en plus intéressé à cet étrange
symbole.
531
mystérieux et ineffable Ormus, dont le Prieuré de Sion
se réclame être l'héritage. Un magicien des temps
anciens, capable de tricher la Création entière. Légende
et fait historique se sont toujours confondus en lui,
comme dans les traces qu'il a laissées dans tout ce
monde. Les Sumériens l'appelaient aussi Enki, et pour
les Aztèques, ce fut Quetzacoatl, le Serpent à plumes.
Chez les indigènes d'Australie il existe depuis le début
de la Création, même avant, et se trouve dans une
multitude de cultes et de religions anciennes, dont celle
des Hébreux... toujours représenté comme un être qui
apporte la Connaissance, ou un savoir inaccessible des
humains. »
532
intérieure. C'est la preuve vivante d'à quel point
l'Art, à la source des choses, est intimement lié à la
Science, au Savoir, dans une harmonie céleste entre
Raison, passion et intuition. C'est ce vers quoi nous
tendons tous et toutes.
– Votre maître espérait créer un instrument pour
libérer l'humanité, or il vous a montré les plans et
vous l'avez construite. C'était la Confrérie qui était
chargée d'apporter la connaissance à l'humanité...
– Oui, mais encore il fallait trouver un moyen de
faire passer ce savoir à l'humanité entière, ce qui ne
s'avérait pas être une tâche facile, déjà, et avec
l'Ordre et son empire sur le monde, les choses
devinrent encore plus complexes. Au départ,
sachant qu'on ne pouvait assurément pas parcourir
le monde avec l'Arche pour la montrer à chaque
individu, ce qui aurait été une tâche aussi longue
que fastidieuse, nous avions développé plusieurs
stratégies pour préparer la civilisation à faire
circuler ce savoir de façon protégée, mais ouverte.
– Mais vous avez... échoué? Comment estce
possible? N'étaitce pas un plan d'origine divine?
Un plan sans failles?
– Euh, bien... à l'origine oui. Disons qu'aucun plan
n'est sans failles lorsqu'il est laissé entre les mains...
d'humains, qu'ils soient mortels ou non. Cessons de
simplement parler de divinité, ici. Durant des
millénaires, nous avons lutté, du mieux que nous le
pouvions, en nous acharnant à enseigner et diffuser
une sagesse que la grande majorité des sociétés
humaines avaient été déjà conditionnées à ne pas
533
pouvoir comprendre; car elles ne connaissaient
presque exclusivement que le savoir et le système
de valeurs absurde, linéaire et borné que l'Ordre
leur avait enseignés. Imaginez prêcher au beau
milieu d'un troupeau d'éléphants, pour leur
apprendre à voler. Bon... ce n'était pas si exagéré,
bien sûr, mais ça donne tout de même une bonne
idée de la difficulté à laquelle nous fûmes toujours
confrontés, depuis le début. Même notre maître
n'était pas assuré que le plan se concrétiserait
comme prévu, lui n'était ni plus puissant ni plus
savant que que les autres Maîtres invisibles...
seulement un de leurs semblables. Mais un rebelle
parmi eux.
Je regardai le sourire malicieux, rayonnant malgré tout
d'une sagesse infinie, sculpté sur le visage de la statue,
le visage d'un lézard anthropomorphe. Le Roi lézard.
Qu'un autre Maître invisible. Il était évident que s'il ne
s'était pas caché de l'humanité par le même procédé
occulte que les autres Seigneurs du monde utilisent,
alors il n'aurait probablement pas fait long feu en ce
monde... et surtout pas en étant le plus grand opposant
de ceuxci.
534
notion de « Satan », en tant qu'être spirituel, qui
s'est développée autour de sa personne...
– Mais qu'estce qui est advenu de votre maître? Ils
ne peuvent quand même pas l'avoir assassiné, non?
– Un jour, il dut se distancer de nous, et repartir pour
son monde lointain. Personne ne sait s'il vit encore,
mais ce dont ma Confrérie est certaine, c'est que
l'empire de l'Ordre en est venu à s'étendre dans ce
monde, surtout par la religion et l'économie
capitaliste, à un point tel où le Serpent ne pouvait
plus être perçu d'aucune personne, et ce devint
pour nous l'explication la plus sensée de sa
disparition. Le contrôle spirituel de l'Ordre était
devenu trop serré, trop approfondi pour permettre
une quelconque interaction avec lui. Ils avaient,
d'une certaine manière, sécurisé la fabrique du réel
afin de garder le Serpent endehors du monde
perceptible, non pas en l'empêchant d'y pénétrer,
mais simplement en nous aveuglant de lui, nous
privant de tout contact physique, et même
spirituel. On ne peut interagir avec quelqu'un
qu'on ne peut percevoir. Même chose avec les
anges des religions anciennes, et puis, bien
entendu, le Créateur luimême. Initialement, tous
les humains pouvaient interagir directement avec
le Créateur et ses serviteurs. Ils n'avaient pas
besoin... de prier. Ni de pratiquer d'autres rituels,
ou incantations.
– Le Créateur... Qui est le Créateur? C'est lui, la
Machine, ou non?
535
– D'une certaine façon, il l'est, car la Machine et la
Création est la seule chose qu'il vous est possible
de percevoir. Mais la Machine n'est que son
instrument, et à la fois son oeuvre. Le Créateur, lui,
est autant un mystère pour moi qu'il ne l'est pour
vous. Il est détaché de son oeuvre, même si elle
n'est que le reflet de luimême, ou d'une part de lui
même. Vous voulez le voir? Savoir qui il est? Vous
n'avez qu'à regarder dans l'univers pour le voir,
j'imagine, et vous finirez par voir son visage, ou au
moins quelques traits, quelques bribes de son être,
de sa vitalité. Certains croyants disent l'avoir
trouvé, être capables de percevoir ses signes, et
entendre sa parole en eux, mais je ne suis pas en
matière de confirmer ou non s'ils disent vrai...
Mais j'ai la certitude que les Maîtres invisibles n'ont
pas été capables de couper complètement les
humains de tout contact avec la Création originale.
Ils ne peuvent que nous couper du contact avec
certains niveaux et sousniveaux d'existence, même
s'il y a souvent des fuites dans le subconscient.
C'est très relatif et imparfait, leur plan, rappelez
vous. Mais la grande séparation de l'existence, elle
a quand même très bien fonctionné, du moins
jusqu'à il n'y a pas si longtemps. En fait, ce n'est pas
dans la séparation qu'est la faille, je crois, mais
plutôt dans les moyens qu'ils ont pris pour la
protéger, pour la sécuriser contre l'éventuel
effondrement, contre la crise! La crise, oui... La
séparation pour contrôler, le contrôle pour éviter la
crise, et la prévention de la crise pour justifier leur
536
pouvoir; tel a toujours été leur principe
fondamental.
– Je vois... C'est à cause de ça, de la séparation, que
des membres de votre Confrérie ont dû choisir, à
un certain moment dans l'Histoire, de rester dans
ce monde, alors que d'autres membres ne s'y sont
simplement pas intégrés... Vous n'auriez jamais pu
avoir d'influence sur les humains tout en étant hors
de leur dimension... ça va de soi!
– C'est une façon de le comprendre. Plus exactement,
il nous a fallu nous séparer afin de rejoindre des
couches d'existence différentes sans toutefois nous
faire détecter. Je suis le seul parmi les rares qui ont
pu changer de dimension à leur guise à ne pas
avoir été démantelé, mais ma fin est proche. Je la
vois venir... il me semble qu'elle est à quelques pas
seulement.
537
– Mais voyezvous... tout comme les humains de
notre ère ou plutôt de cette strate existentielle
sont en train de façonner des machines parfaites à
leur image dans le but de les servir, les humains
sont apparus de la même façon. La vérité est qu'à
l'origine et ici je parle moins d'Histoire que de
niveaux intemporels de l'existence les humains ont
été créés, comme tout le reste des êtres vivants et
tout comme chaque pierre et toute autre chose
inanimée en ce monde, à partir d'une simple ligne
de code, née du Verbe originel de la Création.
D'une seule et même matrice, copiée sur celle du
Créateur. Le résultat d'une formidable
relativisation d'un verbe qui n'était qu'absolu. Ils ne
sont qu'une forme façonnée systématiquement et
mathématiquement par des êtres supérieurs.
Rappelezvous, Donatien... vous, en tant
qu'Homme, n'êtes qu'une forme dans tout le reste...
et le reste n'est aussi qu'une autre forme en elle
même. Pour ce qui est des singes supérieurs, tout
comme les centaines d'autres espèces animales, ils
ne sont que des formes faites pour faire partie du
décor. Que des oeuvres d'art... et aussi des
programmes plus simples qui agissent comme
routines pour maintenir une dynamique dans la
Nature. Les humains, quant à eux, furent générés
par l'impulsion créatrice du Créateur luimême,
une relativisation de son être par l'hybridation avec
assez enracinés dans l'univers pour sentir la Nature
comme faisant partie d'euxmêmes, mais assez
distants pour pouvoir de placer audessus d'elle,
538
parfois pour créer quelque chose de surnaturel... et
d'autres fois pour refaçonner arbitrairement la
Nature, la transformer, la réprimer et l'exploiter, de
façon égocentrique et destructrice. Voilà d'où vient
cette historique friction entre l'animalité et la
spiritualité en l'Homme, entre Raison et passion,
entre pensée et pulsions; elle a avant tout une
source génétique... malgré que plusieurs sociétés
humaines, par le passé, ont réussi, par des procédés
culturels grandioses, à atténuer cette friction en
s'harmonisant avec la Nature... autant la nature
environnante que celle qui assiège l'esprit. Voyez
autour de vous comment l'environnement naturel a
été transformé, déraciné, exploité, modifié, pollué
et détruit par l'industrie et la civilisation humaine
de façon plus large, et vous avez une très bonne
idée de ce qui a été fait sur l'esprit humain durant
des millénaires, ou plutôt d'une évolution
existentielle à l'autre, car l'Histoire telle qu'on la
conçoit, ça n'existe pas. L'industrie capitaliste y est
pour beaucoup, certes, la morale répressive du
catholicisme aussi, mais derrière tout ce système
aberrant, il y a l'Ordre, qui tire les ficelles et
refaçonne les mondes selon ses propres desseins
destructeurs. Il n'y a seulement, en fait, qu'une
suite d'évolutions... de mises à jour, si vous voulez,
basées sur une neutralisation de l'être par le non
être et de sa nature par l'artifice peu importe la
forme qu'elle prend. En informatique, ils emploient
le terme « recompilation » pour désigner ce
processus, qui consiste à réécrire des programmes
539
soit pour les mettre à jour, ou les adapter à un
système différent. C'est une façon très appropriée
de nommer le processus qui est appelé « Histoire ».
– Bon... et la révolution, elle, comment vous la
définissez dans tout ça?
– C'est la fin, inéluctable, de l'aliénation sous toutes
ses formes. Car plus de système audelà de la
portée de chaque homme et chaque femme qui le
constituent, le système devient eux. La mémoire
fusionne avec la conscience et ne forment qu'un, de
sorte que le passé cesse devient révolu, le futur
n'est qu'un espace parmi lequel s'émancipe
l'imaginaire, et le présent, tel que senti par notre
conscience, en vient à n'être qu'une continuelle
affirmation de l'être intérieur. La volonté devient
action, et il n'y a plus aucune distinction entre le
monde rêvé par l'esprit et la réalité sensible. De la
mort de l'idéalisme naît une force pragmatique
générée et guidée par le rêve. L'univers devient
ainsi un espace commun et communalisé qui est le
fruit de la création convergente de chaque
conscience, alors qu'il est constamment généré et
reprogrammé par des volontés et des valeurs
communes... ou seulement des volontés
individuelles que vous partagez avec d'autres
êtres. C'est un pouvoir qui fut donné aux humains
dès la Création, alors qu'ils reçurent le souffle de la
Vie. Ils furent créés originellement pour devenir
comme leur Créateur... et refaire d'autres mondes à
leur tour.
540
– Mais tout ça me semble un peu facile... Le
gouvernement, la religion et le système capitaliste
au sens large travaillent tous contre cela... ils
travaillent à écraser, étouffer ou même récupérer
un tel mouvement révolutionnaire, comme tous les
autres qu'il y a eus dans le passé... je veux dire dans
l'autre monde. Alors...
– Oui, les forces du vieux monde persistent toujours
dans leur tyrannie systématisée. Il y en a toujours
de cette race élitiste, conservatrice, méfiante, qui
croient que les humains, que la masse humaine
n'est pas prête pour un tel pouvoir, et certains
d'entre eux ont carrément peur de perdre le
contrôle au présage d'un bouleversement. Cette
race, je la connais bien. J'ai même été parmi les
leurs! Je me suis inséré parmi leur société secrète,
cachée parmi une multitude incalculable de
montagnes plus hautes que les nuages, dans
l'Himalaya, et c'est ainsi que j'ai pu apprendre les
secrets de leur langage... du langage secret et sacré
qui leur permet d'écrire et de réécrire le Monde à
leur guise. Les Lois de la Création, tel que les
anciens l'appelaient. Et comme je n'ai toujours été
en fait qu'un petit truand vagabond, traversant le
monde et parcourant l'Histoire toujours en me
faufilant, en trichant et en mentant, le mieux que
j'aie appris dans le Temple de l'Agartha, de tout le
code suprême, est de trafiquer des trucs pour
déjouer temporairement la sécurité du système et
rompre certaines routines régénératrices primaires.
Des exploits pas très ambitieux, mais suffisamment
541
efficaces pour chambarder le système si les
attaques sont commises au moment opportun, avec
les agents opportuns.
À la fois je ne pouvais croire qu'il était fou, car il m'avait
déjà prouvé le contraire dans les faits que j'ai moimême
expérimentés; et en même temps je n'arrivais toujours
pas à croire que le mystère de l'existence ne soit que si
dérisoirement simple: qu'elle ne soit qu'une sorte
d'environnement informatique préprogrammé et
reprogrammable, et que je vive, comme tout autre être,
doté d'une conscience, dans un univers purement
simulé. Et plus incroyable encore, qu'il y ait en ce
monde un lieu, physique, où des humains en chair et en
os puissent se rendre, en avion, en autobus, puis à pied
en gravissant un haut sommet enneigé perdu quelque
part en Chine, afin d'avoir accès tous les secrets de
l'univers et acquérir les connaissances pour le
reprogrammer.
– L'Ordre, c'est de lui que vous parlez... Mais dites
moi une bonne fois pour toutes, qu'estce que
l'Ordre?
– L'Ordre? Eh bien... C'est l'ordre, et l'Ordre qui est
derrière l'ordre! Ces deux choses ne font qu'une, en
fait; même s'il n'y a qu'une des deux qui soit
connue du public. L'Ordre, ce n'est pas le Grand
Ordre Templier d'Orient, ni l'Ordre Ancien de la
RoseCroix, ni l'Ordre Illuminati, ou encore l'Ordre
Jésuite... c'est tous ceuxci en même temps. Plus
spécifiquement, c'est l'Ordre des ordres,
542
l'organisation sans nom, car parfaitement inconnue
de l'extérieur, car elle se cache derrière toutes les
autres sociétés secrètes, et c'est pour cela qu'elle
n'est connue que sous le nom de « l'Ordre ». Mais il
ne faut pas me demander ce qu'est cet Ordre, en
soi, car moimême je n'arriverai jamais à trouver la
façon appropriée pour vous l'expliquer... c'est
beaucoup trop abstrait. Il faut plutôt se demander
QUI est l'Ordre, que ce qu'il est.
– Les Seigneurs du Monde... les douze Maîtres
invisibles... C'est eux l'Ordre, alors? Mais qui sont
ces gens?
– Ils sont le cercle d'élus descendant directement du
règne des Annunaki, qui la hiérarchie originelle.
Au départ ils étaient une race d'êtres supérieurs,
qu'on appelait aussi les « Guetteurs », ou
Nephilims, dans certains textes anciens, et avait été
générés par la machine de la Création comme des
agents intermédiaires, entre le Créateur et les êtres
humains. Ils pouvaient échapper au champ de la
perception humaine tout en pouvant observer tout
ce qui se passe en ce monde, puis voyager d'une
dimension de l'existence à une autre, à volonté. De
là leur appellation de « Maîtres invisibles ». Et ils
sont toujours les mêmes aujourd'hui... seulement
qu'ils ont atteint un niveau de pouvoir qui dépasse
toute compétence humaine. Ces Maîtres invisibles,
ce sont les mêmes desquels plusieurs sociétés
secrètes affirment être sujettes, et auxquels
certaines religions et rites ancestraux, tels le
vaudou ou bien la Fraternité Blanche, portent un
543
culte. Les neuf Seigneurs du Monde, qui
manipulent la machine de notre univers, du haut
de leur montagne. Du Shambala ils envoient leurs
commandes et leurs ordres à tous ceux qui leur ont
porté allégeance dès leurs initiation, dans tous des
ordres inférieurs au leur. Mais quand je parle de
leurs sujets, je ne parle pas des simples membres
obscurs de ces sociétés plus ou moins secrètes,
Shriners et Francs Maçons de bas niveau, qui
soutiennent des hôpitaux pour enfants, mais bien
de banquiers, de financiers internationaux, de
hauts cadres du gouvernement, ainsi que des plus
hauts gradés de l'armée, de chaires scientifiques
diverses, et d'ordres religieux de toutes
dénominations. Car les sociétés secrètes servent à
rassembler tous ces gens puissants, ces maîtres du
monde qui ne sont en fait que les subordonnés
quoiqu’immensément riches et puissants des
véritables Maîtres. Vous avez vousmême
récemment rencontré quelquesuns des
subordonnés de l'Ordre les plus illustres, Jobert. Ils
reçoivent directement leurs ordres, directives,
enseignements, conseils, et même certains de leurs
secrets, car aspirant à un pouvoir suprême, à des
monopoles toujours plus vastes et concentrés, ils se
rapprochent de leurs Maîtres. Dans l'ombre, ils
participent activement au grand Schème, et leur
priorité ultime est toujours sa perpétuation. Il leur
a été donnée un pouvoir immense sur ce monde, et
ce même pouvoir dont ils profitent comme de
gargantuesques parasites mondiaux, l'Ordre, bien
544
entendu, en profite d'autant plus... Tout cela n'est
qu'une grand pyramide, après tout! Leur symbole
unificateur, si largement répandu à l'échelle
mondiale, n'y est pas pour rien. Dirigeants
internationaux d'une bureaucratie sans visage ni
frontières, qui étend ses tentacules dans les
gouvernements, universités, ONGs, corporations,
congrégations, et allant même jusqu'aux
organisations communautaires, syndicats et autres
associations de partout dans le monde, des pays les
plus riches d'Occident jusqu'aux pays pauvres
d'Asie du SudEst, ou d'Amérique Latine; ils sont le
gouvernement supranational, avant même que
celuici existe officiellement... et c'est encore
douteux qu'il devienne officiel un jour, avant que
ce monde ne s'écroule.
– Merveilleux. Or si je comprends bien, cette même
caste de conspirateurs universels a tenté de mettre
à jour leur univers artificiel, mais quelque chose n'a
pas fonctionné. Il ont créé la Mort blanche en tant
que mécanisme facilitant le passage des êtres à
l'autre niveau de réalité. Mais le projet a échoué, et
leur création s'est retournée contre eux... comme
dans le vieux conte hébreu du Golem.
– Oui... malgré que ce soit une manière plutôt
simpliste de résumer la chose, vous semblez bien
comprendre, enfin. Ce monde, cet univers d'où
vous venez est défaillant. La pollution massive
sous toutes ses formes, destruction progressive de
l'environnement, son assimilation cybernétique;
tout comme la détérioration des relations humaines
545
en général, la mort du tissu social et la subversion
de tout ce qui nous semble être bon, juste ou
authentique... Les choses et les gens auxquels nous
faisions confiance, puis tous ces piliers de notre
existence sur lesquels s'appuyaient nos convictions
et passions, tout cela semble s'effriter, s'effondrer,
bien souvent avec nousmêmes. Bref, vous savez ce
que c'est, vieillir! La triste réalité, mon ami, est que
la Vie est une vieille machine rouillée qui tourne
sur ellemême, et dans le vide! Une vieille pute qui
aimerait qu'on l'aime encore, tout en crachant sur
tout le monde son venin sous forme de
balbutiements incohérents et bourrés de mépris.
Même les plus valeureux et les plus authentiques
efforts pour créer ou sauver cette vie se butent
constamment à l'absurde du vide, ce même vide
qui la mine par en dessous. Et maintenant, les
coutures, les blessures et les déchirures
commencent à paraître aux yeux du monde entier,
et c'est dans de telles conditions que les gens se
mettent à perdre la foi, que leurs passions
dépérissent et qu'ils se laissent euxmêmes envahir
par le vide... qui les consumera jusqu'à l'aliénation
incurable, définitive, ou simplement jusqu'au
suicide comme geste désespéré de fuite dans une
situation où tout nous semble perdu. La mort de la
chair contre la mort de l'âme; c'est le seul choix qui
leur reste, à leurs yeux, au bout du trajet. Malgré
tout cela, plusieurs personnes en ce monde restent
combatives, envers et contre toute logique, et sont
prises dans un continuel combat contre l'aliénation
546
de leur monde... contre ses despotismes et ses
supercheries, contre ses fraudes ses esclavages et
pour la création d'une vie plus juste, libre et digne.
D'une vie où ils sont des Hommes et non des
animaux qui vivent pour leurs instincts primaires
ou des stupides machines qui vivent pour
travailler, et non l'inverse. Des êtres qui non
seulement choisissent plutôt que de se résigner,
mais qui décident de quels seront leurs choix. Plus
aucune loi, sinon la leur, celles sur lesquelles ils se
sont tous entendus collectivement. Ils tendent tous
vers un nouvel empire, qui est leur propre empire...
dont les seules limites sont les frontières des
empires de leurs frères et soeurs. Eux, ce sont nous.
Eux sont ces gens qui forment notre nouveau
mouvement de rébellion universelle, dans un large
mouvement de convergence invisible... un réseau
révolutionnaire bien plus large que chacun des
êtres ou foyers qui le constitue ne puisse le
concevoir. Elle est un mouvement qui ne peut être
arrêté par quelconque armée ou gouvernement que
ce soit, car elle puise sa force dans les
contradictions générées par les failles de ce
système.
– ...et la Mort Blanche contribue à accélérer le
processus.
– Encore mieux; de le faire exploser! Voyezvous,
lorsque seulement quelques individus sont atteints
de cette affliction, ça ne représente pas un grand
danger pour l'ordre de ceux qui gouvernent. Mais
lorsqu'il est question de millions, voire de milliards
547
de personnes sur terre qui commencent à souffrir
de ce même trouble, la maladie devient calamité, et
l'essence même de la réalité explose sous le poids
des masses. Si des milliards d'humains prennent
conscience de la machination absurde qui conspire
contre euxmêmes dans leurs vies, l'ordre de ceux
qui gouvernent se trouve à être fondamentalement
débalancé; et lorsque toutes ces masses se
mobilisent et agissent pour se libérer, cela veut dire
rien de moins que la guerre pour l'Ordre qui
gouverne. Alors les gouvernants étant hantés
continuellement par la peur de la mort, ils ont jugé
impératif de créer un monde nouveau et de migrer
des marées humaines de la réalité décadente vers
celuici, afin de sauver leur empire de la
catastrophe... Ironie du sort, c'est en tentant d'éviter
la catastrophe qu'ils en ont créé une!"
548
Chapitre 12:
Recompilations et révolution
549
550
Je devais me rendre à ce chalet dans les montagnes
appalachiennes pour le rencontrer. C'était de cet endroit
que le Professeur semblait opérer exclusivement depuis
son départ du département. C'est après être tombé sur
une note qui était collée à la porte de son bureau que je
sus qu'il ne travaillait plus au MIT, pour des raisons
bien mystérieuses par ailleurs. Personne, pas même ses
plus proches collègues de travail, n'avait idée de
pourquoi il avait subitement, par un jeudi aprèsmidi,
quitté ses obligations, en plein cours magistral, ni pour
combien de temps exactement il avait compté
s'absenter. C'était une affaire bien louche que personne
ne comprenait vraiment. Une note bien imprécise et
trop concise c'est tout ce qu'il avait laissé derrière
comme indice pour comprendre son départ:
551
« Parti à l'extérieur pour une affaire urgente. De retour
dans quelques jours. »
Le plus douteux dans ce message, c'était bien entendu
“l'extérieur”, car il aurait aussi bien pu vouloir dire “à
l'extérieur du campus”, autant qu’“à l'extérieur de la
ville”, ou bien “à l'extérieur du pays”, quoique les gens
ont le plus souvent tendance à dire qu'ils sont partis “à
l'étranger” lorsqu'ils quittent le pays pour une période
plutôt longue ou indéterminée. Je voyais deux
explications crédibles à une telle note; soit qu'il était si
pressé de partir qu'il n'avait pas eu le temps d'écrire de
message plus élaboré, soit que les circonstances du
moment faisaient qu'il ne voulait pas que certaines
personnes, ou bien la plupart des gens, sachent où il
était parti, les raisons de son départ, et le moment précis
où il pourrait être attendu à son retour. Peutêtre étaitil
déguerpi en compagnie d'une nouvelle maîtresse pour
passer un séjour de grosse baise dégueulasse dans une
luxueuse auberge de campagne, qui sait? Mais je crois
qu'il devait y avoir quelque chose de plus sérieux là
dedans. Ou peutêtre certains de ses collègues n'étaient
ils que de bons menteurs en prétendant ne rien savoir,
alors que le reste du département était tenu dans
l'ombre à son sujet.
552
qu'à des adresses de services courriel indépendants et
dont les messages sont cryptés. Vu sa position, il devait
être plus au courant que beaucoup de monde sur
l'omniprésente surveillance électronique des autorités,
et que la moindre information privilégiée tombant entre
leurs mains pourrait être terriblement néfaste pour sa
propre liberté.
Je repensais, en m'endormant, à celle que j'aimais. Et je
ne pouvais pas vraiment y penser en fait, car j'avais
cette inconfortable impression que quelque chose
n'avait pas été, que le pire était peutêtre arrivé de son
553
côté, et que je ne la reverrais pas. Cela m'inquiétais
certes, mais au loin à l'horizon, bien plus loin que je ne
pouvais voir à ce moment, je voyais quelque chose de
rassurant, d'apaisant. Je ne pouvais dire qu'estce que
c'était, mais cela me semblait vrai et incontournable.
Une révélation m'attendait, c'était certain.
J'ouvris les yeux sur la cabine de train dans laquelle je
m'était endormi, et il n'y avait rien ni personne d'autre
que moi. Mes camarades de voyages avaient
présumément quitté, et j'étais seul dans la petite cabine.
Je n'étais pas certain de si j'étais encore dans le rêve ou
si je m'étais réellement éveillé durant quelques
moments, à demiconscient, car tout autour de moi me
semblait aussi limpidement réel que dans la réalité elle
même, malgré qu'il me sembla que tout était plongé
dans une teinte bleutée. Pas comme si une quelconque
lumière extérieure, comme celle de la Lune, donnait aux
lieux cet aspect, mais plutôt comme si mes yeux étaient
couverts d'un filtre, d'un bleu léger. Je me sentais dans
une perspective différente, soit, où tout était garni d'un
aspect astral, ou océanique, alors que j'avais cette
sensation d'être omnipotent, et inconditionnellement
libre, ou libéré.
554
Puis c'est elle que je vis. Cette silhouette impossible,
lumineuse, fantomatique. Je ne savais pas ce que c'était.
Je vis la lueur, loin à l'horizon, parmi la plaine rase, qui
avait elle aussi un reflet bleuté sous la voûte du ciel
étoilé. Un bleu grisâtre, éclatant, presque fluorescent. Je
n'avais vu rien de tel dans un paysage Et au centre de
cette plaine irréelle, il y avait cette silhouette, qui avait
l'aspect d'un éclair, exactement de la même couleur
qu'un courant électrique. En fait, on aurait dit que cette
silhouette était la sourcemême de toute cette
luminosité froide et insolite.
Elle était lointaine, mais me semblait être juste devant
moi tellement elle était distinctive, et sa présence
foudroyante.
Mon esprit était plongé dans une panique profonde. Je
ressentais une peur primale qui me pétrifiait. Étaisce
seulement parce que je dormais, je ne suis pas certain,
mais je sentais mes membres, mes muscles et mes os
figés sur euxmêmes. Je ne pouvais simplement pas
555
bouger, peu importe ce que ma volonté commandait à
mon corps.
C'était sans doute le sommeil, mais j'avais cette vague
impression qu'ils n'avaient jamais été là, du tout. De
leur apparence, je ne me rappelais que de leur
chevelures, distinctes mais plutôt compatibles entre
elles... essentiellement des boudins et des cheveux longs
et gras. Et de quoi avionsnous parlé, de toute façon? À
556
quel jeu de cartes avionsnous joué? Ce n'était sûrement
pas du Black Jack, ni du Baccarat, qui sont les seuls
auxquels j'arrive à jouer. Je l'aurais su. Peu importe,
c'était sûrement le sommeil.
Le train m'avait laissé dans une petite ville richissime
des Appalaches, située dans le creux d'une chaîne de
montagnes, un lieu qui attire beaucoup des touristes de
partout au pays et même un peu d'ailleurs. L'endroit
était historiquement connu pour avoir vu naître deux
grandes machines bureaucratiques à qui on leur a
donné le rôle implicite de tirer les ficelles de l'économie
capitaliste mondiale, notamment par le pouvoir de la
dette, l'expropriation territoriale, programmes de
soutien structuraux pour les Étatsnations, et
l'encadrement des échanges commerciaux
internationaux. C'était lors d'une conférence entre une
masse de politiciens, de hauts financiers et
d'intellectuels des quatres coins du monde que le Fond
Monétaire International et la Banque Mondiale sont nés
et ont instantanément été déchaînées sur la scène
mondiale. Les conséquences de cette conférence ont
donc été horribles. Des milliards de cadavres, de patries
dévastées, de paysages criblés, et de rivières polluées
par les poisons de l'industrie de ceux qui jouent au golf.
Cette mode typiquement mondaine, celle du golf,
semble d'ailleurs être venue directement du
gigantesque 27 trous du Mount Washington Hotel and
Resort, situé pas loin d'ici. Vingtsept trous de gazon et
de riches se livrant à une activité insipide, pleine de
vide, à l'image du monde qu'ils produisent. C'est ça, la
557
source du pouvoir mondial. Merveilleux. Je respirais
encore, dans l'air glacial de cette fin d'automne,
l'élitisme déviant, quoique mystérieusement fascinant,
des humanistes supranationaux; mais je ne devais pas
me laisser aller à la romance de ce spectacle mort. Je
devais sauver mon derrière, et impérativement trouver
des réponses à tout ce vaste complot dont j'étais la cible,
ou une des cibles...
* * *
On m'avait mis sur la piste de quelqu'un à éliminer. Pas
une cible cruciale, seulement une personne devenue
nuisible à cause qu'elle en était venue à savoir des
choses, et probablement qu'elle se trouvait dans une
bonne situation pour révéler ce qu'elle savait aux
masses, ou bien seulement pour perturber la conscience
de masse avec de la propagande subversive. « Un autre
de ces activistes perdants qui veulent se faire entendre!
» je me disais, au départ. Le problème c'est que, de nos
jours, ces paranos se font écouter et les gens ordinaires,
enfin beaucoup parmi eux, leur font confiance. Et plus il
y a d'illuminés du genre, plus les masses deviennent
confuses, méfiantes et contestataires. J'ai compris ces
derniers temps que s'il y a une chose pour laquelle ça
vaut la peine de se battre, c'est l'ordre, ou plutôt
l'impression d'ordre, ou l'illusion d'une stabilité de
l'ordre, à laquelle la population peut vouer sa confiance.
Mon bienêtre personnel ne suffit pas pour tuer mes
558
cauchemars, car ceuxci sont les mêmes qui hantent
aussi la plupart des gens autour de moi, dont les mêmes
peurs, et mêmes inquiétudes qui en découlent. Non,
c'est un bienêtre commun qu'il faut créer et protéger,
audelà de moimême... mais sans que mon propre
bienêtre se voit exclu, bien entendu. Un ordre stable
audelà de l'absurde qui nous entoure, c'est cela que je
dois défendre, que ça existe ou non. Les gens le feront
exister, de toute façon.
Le professeur Strauss de l'Université de Chicago l'avait
dit, et je le comprends maintenant. Ce monde doit être
gouverné par et pour une illusion de splendeur, de
paix, de justice, et surtout de sécurité. Tant et aussi
longtemps que la population y croira, à ces illusions,
tout ira bien et rien ne va être plongé dans un chaos
d'où on ne pourra plus jamais ressortir. Et les moyens
pour maintenir cet idéal, ils sont plus simples qu'on le
croit. Débarrassezvous de quelques activistes ci et là,
devenez propriétaires de journaux à grand tirage et y
imposez des nouvelles lignes éditoriales, créez de faux
terroristes, de faux virus ainsi que de fausses
conspirations contre la Nation; ou encore faites de la
pub pour des marques de commerce ou ne faites que
simplement inciter les gens à se soumettre à ce qui leur
est imposé jour après jour comme étant d'une valeur
quelconque, en allant voter, en achetant, en se
préoccupant de toutes sortes de banalités, de faits
divers et de sa propre santé... toutes les voies sont
bonnes, et toutes fonctionnent plutôt bien. Moi j'ai
choisi la mienne, ou plutôt celle qui me convenait le
559
plus parmi toutes celles offertes par le système. Tout
l'aspect de l'ingénierie sociale qui se trafique dans les
hautes sphères de la science, du pouvoir, des finances et
des médias de masse, tout cela est un peu audelà de
moi. Moi, je récolte plutôt le gros fric pour faire ce que
tous ces gens en cravate ne veulent pas se salir à faire.
Pour certains c'est la Police ou l'Armée, pour d'autres
c'est la médecine ou le Droit. Moi c'est le contre
espionnage, le terrorisme et l'assassinat.
La protection de l'ordre normal du monde importe sur
tout le reste. Sans cela, tout ce monde ne ferait plus de
sens, et il ne me restera plus alors qu'à me suicider...
Maintenant, revenons à la cible...
Une pute haut de gamme... bordel.
Une putain de chanteuse, et mondialement connue, en
plus. Pas moins original que cela! Après avoir épaté
mes employeurs dans ma dernière opération qui s'était
révélée être plus délicate que je ne l'avais cru, je
m'attendais quelque peu à ce que la marche soit plus
haute... ou bien la prime plus alléchante. Mais non,
aucune de ces deux choses, seulement le gain de la
confiance de mon supérieur, et de me faire donner
comme assignation une cible célèbre, beaucoup plus
célèbre que les deux dernières, mais pas nécessairement
aussi coriace et rusée que cellesci l'étaient. L'opération
Blackbird m'a appris que des hommes de science
peuvent être aussi difficiles à avoir que des politiciens
560
ou encore des activistes connus. Et ce n'étaient pas
n'importe quels hommes de science... ici on parlait de
savants secrètement subventionnés par la Chine et la
Russie, et travaillant au service d'une mystérieuse
organisation internationale, le Deus Ex Machina in
Ordo Seclorum, qui fait l'acronyme D.E.M.O.S. Oui, ils
travaillaient pour le démon, littéralement. Merde, les
deux savants s'étaient entourés d'anciens agents des
services secrets, à la fin! Sans parler de leur gestion
chaotique du temps, de leurs allées et venues
imprévisibles et de la paranoïa époustouflante dont
avait fait preuve pratiquement tout le monde de leur
entourage professionnel et personnel à mon égard. Mes
employeurs ont tout de même eu raison: j'étais fait pour
ce travail, il n'y a pas de doute. Seulement qu'ils avaient
la barre terriblement haute pour ma première
assignation sous leur autorité.
561
aucune heure n'avait été fixée; il me fallait seulement
arriver « le plus tôt possible, par tous les moyens dont je
pouvais me permettre », selon les dires de mon
supérieur. Ma cible avait été invitée à un entretien avec
le « Grand Maître », lequel s'avérait aussi être nul autre
que mon contact pour cette opération, et lui me
donnerait les instructions de dernière minute. Cette
rencontre était un piège bien infantile, je le savais, qui
visait à berner ma cible en l'attirant dans un guêpier, à
l'écart, pour mieux l'éliminer, après lui avoir soutiré
quelques informations. C'était apparemment le seul
moyen de la coincer, car elle semblait être plutôt
volatile dans ses allées et venues, et d'autant plus
imprévisible et cachottière. Son gérant et ses associés ne
l'avaient pas vue depuis quelques semaines déjà, et les
tabloïds commençaient déjà à évoquer des scénarios de
suicide, de disparition ou de folie. Et moi, j'étais celui
chargé de clarifier toute cette affaire, en y mettant un
terme. Sembletil que des personnalités publiques de ce
genre, on ne les laisse pas disparaître dans l'ombre,
malgré toute l'apparente simplicité de la chose, mon
contact allait être présent lors de l'opération, or je devais
agir selon les règles, et de la façon la plus stricte qui
soit...
* * *
La carte... Je commençais à comprendre; la carte est une
clé magique qui ouvre des portes invisibles vers une
562
réalité différente, audelà du despotisme existentiel de
l'Ordre, formée par les combinaisons de l'imaginaire
d'un ensemble de consciences éclairées. Exactement ce
dont je me doutais, mais il m'aurait fallu être fou pour
avoir une telle conviction dès le départ. Alors que je ne
m'en étais servi jusqu'à maintenant que comme une
sorte d'indicateur, jamais je n'avais réalisé qu'à la place
d'être une indication des conséquences d'évolutions de
conscience, la carte était plutôt la cause même de ces
évolutions!
Je sortis la carte de mes poches et la montrai à Valencia,
prêt à l'interroger, mais j'eus à peine à ouvrir la bouche
qu'il s'expliqua de luimême:
« Oui, la carte. Je l'ai confectionnée moimême, cela fait
plus d'une bonne centaine d'années, alors que les
mystiques occidentaux commençaient à peine à
découvrir les secrets de l'Asie Mineure et de l'ancienne
Égypte. C'est un passepartout interdimensionnel, d'une
certaine manière. Une simple ligne de code que j'ai
écrite dans un état de transe, alors que j'étudiais la
machine multiverselle sur un des sommets du monde.
Làbas, dans la cité interdite de l'Agartha, cachée dans
les entrailles de la Terre, d'où on ne peut entrer que par
un haut sommet quelque part au nord du Tibet, il y a
une zone qualifiée de «neutre» qui est aussi appelée le
«royaume du Shambala», où des programmeurs
neurolinguistiques travaillent avec acharnement, jour et
nuit, d'une lune à l'autre, et saison après saison, à
maintenir le système fonctionnel, et à le sécuriser, le
563
protéger contre les attaques, de façon toujours
préventive. Tout un travail, vous savez! Ces opérations
de maintien continuel sousentendent la manipulation,
par les Maîtres invisibles et leurs sbires, d'une
multitude de variables qui affectent notre monde; c'est
autant le contrôle monétaire par l'entremise des
financiers internationaux, que la manipulation des
humeurs par l'émission d'ondes à très basse fréquence
par l’ionosphère inférieure, comme la mise en pouvoir
ou l'élimination de politiciens par voie de sélection
secrète... la codification culturelle dans les médias de
masse et dans la publicité... l'intoxication des masses
par la corruption de l'eau, les médicaments et
antibiotiques, les aliments chimiques ou génétiquement
modifiés et j'en passe. Tout ça n'est que pour travailler
la surface du Schème, c'estàdire son aspect le plus
accessible du public, celui qui interagit directement
avec lui. Les Maîtres invisibles travaillent sans arrêt à la
codification, et ils ne voient pas la différence entre le
jour et la nuit, ni entre les saisons... ils ne comptent
même plus les années, et ils travaillent toujours dans les
airs en lévitation! dans un état de méditation profonde
que personne n'ose perturber. Vous savez, j'ai toujours
eu un certain respect pour le travail prodigieux qu'ils
accomplissent, même si je me suis toujours opposé à
l'ordre universel qu'ils ont créé et entretiennent chaque
jour, tout autant que le fait qu'ils se soient donné des
responsabilités qui les dépassent... moins à la mesure de
leurs facultés réelles que de leurs prétentions. Oui... leur
intelligence est limitée, la leur aussi. Mais leur
prétention... leur orgueil, leur arrogance n'en ont pas!
564
Comment je pus m'infiltrer dans leur cercle secret est
une longue histoire complexe qui est bien audelà de
vousmême, mais, ironiquement, ça a à voir avec leur
manque caractéristique de méfiance par rapport à leurs
semblables... »
– Vous voulez dire que cette erreur...
– ...que cette erreur générée par le Shème serait la
porte pour que l'humanité se libère enfin
d'environ... sept mille trois cents ans d'esclavage de
l'esprit! Depuis que les dieux ont été créés sur
Terre!
– Mais qu'estce que les dieux ont à avoir dans tout
cela, Valevicius?
– TOUT, justement! Le concept de dieu luimême est
l'origine, historiquement, de l'aliénation
primordiale des esprits, et tout autant le porteur
d'une l'émancipation à venir.
De l'aliénation... à l'émancipation!?
– Une énorme contradiction, soit!
– ...la pensée socratique qui est à la source lointaine
de toute conception idéaliste de l'existence est ce
qui a causé cette aliénation, à l'origine. En fait, ce
n'est pas la philosophie, mais bien la morale et
l'entendement qui en a résulté, et ceuxci ont été
565
utilisés systématiquement par l'Ordre à travers les
âges.... Pourquoi Socrate fut exécuté par les mêmes
personnes qui récupérèrent sa philosophie et
l'imposèrent aux masses par la suite? Simplement
parce qu'il leur a servi de martyre, comme des
dizaines d'autres personnages de l'histoire. Le
platonicisme veut que le réel soit vain, et que la
Vérité soit audelà des rigueurs et des apparences
de l'objet perceptible, soit de l'existence concrète et
sensible des humains; et qu'un individu doit se
défaire de ce monde et suivre des codes moraux et
intellectuels toujours plus éloignés du réel pour se
rapprocher de la vie authentique. L'idée de Socrate
que le réel n'est qu'un leurre, une sorte d'univers
mensonger, est tout à fait vraie, et là se trouve
l'astuce des conspirateurs de l'Ordre, car son erreur
a été de placer les enjeux de l'existence audelà de
l'existence ellemême. Plutôt que de de chercher à
s'accaparer les clés de l'univers, un privilège qui
devait être gardé exclusivement entre les mains des
Maîtres invisibles et leurs serviteurs, il s'agissait de
chercher la liberté audelà du mensonge de la
réalité, dans un univers de connaissances qui est
d'un autre monde, étranger et physiquement
inaccessible. C'est depuis Socrate que les dieux
matérialisés depuis longtemps sous la forme
d'êtres bien matériels, du moins tout autant que les
humains sont devenus de plus en plus distants et
immatériels, et à la fois toujours plus parfaits et
omnipotents... Ils devenaient aptes et prédisposés à
dominer le réel et le changer à leur guise. De la
566
sorte, les divinités des grandes religions
monothéistes sont d'une puissance infinie, mais
rejoignent pourtant l'intimité de chaque individu,
tout en étant physiquement invisibles et distantes
de tous. Or, les platoniciens, comme ceux qui
suivent d'autres philosophies ou religions dont les
dogmes sont basés sur les mêmes principes, ne sont
jamais satisfaits du monde qui les entoure. Ils ou
elles ne peuvent l'aimer et l'accepter. Plutôt que de
vouloir le changer selon leurs desseins ou leurs
valeurs, par la Foi ou la Science ils chercheront à
atteindre un idéal qui est toujours placé audelà
d'euxmêmes, tout comme audelà de la réalité
sensible de ce monde. Dans l'espace psychique
entre cet idéal et les rigueurs et les pulsions de la
Nature physique, il y aura un conflit intense et
douloureux, rempli de mépris, de peurs et
d'hypocrisie. Ce conflit, c'est la grande
contradiction. La contradiction qui nait de la
rencontre tragique entre une faiblesse de nature et
une puissance rêvée, ou encore l'ignorance et
l'omniscience suprême. Mais l'esprit humain n'est
pas le seul endroit où on trouve des contradictions,
bien sûr. Le langage, l'organisation sociale, le
développement économique... tout évolue à partir
de contradictions. Tout évolue par un mouvement
dialectique, provenant de la rencontre entre un état
originel et un élément perturbateur, qui ne peut
être évité; ou encore entre un état de fait et un état
idéal, entre ce qui est et ce qui devrait être. Les
contradictions sont les épreuves qui vous font
567
progresser, ou qui vous détruisent ultimement...
– Or la libération est possible... sans regarder audelà
de notre monde?
– Là est la clé de toute chose... que si on veut trouver
la vérité il ne faut pas chercher ailleurs, mais en
nousmêmes. Que les humains possèdent toujours
ce pouvoir au fond d'eux, inscrit à la base de leur
code psychique, qui est demeuré intact malgré
toutes les fornications que les Maîtres invisibles ont
faites avec celuici! Le pouvoir divin... c'est ce qui a
toujours été caché par le grand Schème; c'était
même son but premier... de vous le cacher.
– Or mon code psychique a déjà été modifié, selon ce
que vous dites... C'est pour cela que l'Ordre m'a
retracé et a tenté de m'utiliser.
– Il n'a pas été modifié aussi instantanément.
L'infection est un processus trop dangereux, or
nous nous sommes permis de vous fournir l'outil
qui vous permettrait d'enclencher une modification
de votre code psychique. Les trois vieillards qui
vous ont interrogé ont tenté de décrypter le code
inscrit sur votre carte magique, lors de votre
rencontre avec eux dans l'auberge, mais vous leur
avez échappé de justesse... en utilisant la carte. En
fait, cette réunion était un conseil des plus hauts
gradés de tous les ordres secrets assujettis aux
Maîtres invisibles. L'Ordre utilise les sociétés
secrètes, à la fois comme académies et comme
instruments de contrôle pour sélectionner sa
nouvelle élite mondiale, à chaque génération, en
faisant le tri entre la masse, pour eux stupide et
568
ignorante, et ceux qui sont dignes
intellectuellement, moralement d'avoir accès à
leur Connaissance suprême, et de devenir ainsi à
leur tour leurs aides dans l'opération du grand
Schème. Notez que les universités fonctionnent
aussi selon ce même principe, mais à un niveau
plus étendu dans la société. Là, la sélection s'y fait
dans des cercles académiques de plus en plus
étroits et sélectifs, allant de la première année du
baccalauréat qui est le premier niveau de sélection
supérieur jusqu'à l'insertion dans les sphères
élevées du pouvoir, de la finance, la culture, la
religion et la Science.
Jamais je n'avais vu les universités de cet oeil, mais cette
perspective faisait pourtant beaucoup de sens, en me
remémorant les quelque dix ans que j'ai passés à
l'université. À quoi servaient, en réalité, tout ce
système de classification des résultats académiques, qui
allait en se simplifiant, tout en devenant de plus en plus
restrictive, à mesure qu'on avançait de niveau? Et cette
façon, au baccalauréat, de traiter généralement les
étudiants comme du vulgaire bétail, à les faire paître et
courir d'un côté et de l'autre dans un labyrinthe de
formalités pédagogiques qui servaient plus à assujettir à
un code qu'à faciliter l'apprentissage des connaissances?
Très différent du traitement personnalisé, relativement
transparent, quoique tout aussi manipulateur dont les
élèves jouissent dans les cycles supérieurs. Et si toute
cette programmation, cette progressive conformité de
l'élève à un code soidisant professionnel, scientifique,
569
éthique, intellectuel, ne consistait en fait qu'à un méta
apprentissage... qu'à l'apprentissage d'une science
cachée, et supérieure à toutes les autres officiellement
apprises à l'école?
570
savoir... pour bien sûr le garder concentré entre les
mains d'un nombre très, très restreint d'individus,
complètement isolé de presque tous les êtres en ce
bas monde. Triste, non? Puis vint ensuite la Science
moderne... qui par la mathématique devint la
nouvelle sorcellerie, en apportant de nouvelles
voies, encore plus puissantes et du même coup
beaucoup plus faciles à contrôler, par la structure
académique pour comprendre, maîtriser et utiliser
le langage de la Création... Ah oui! Justement, je
dois vous dire, Jobert... un des sbires de l'Ordre a
pu inscrire en vous un code de dépistage, lors de
votre rencontre avec les services secrets. Vous avez
été infecté par un code de dépistage, simplement en
lui serrant la main. Vous voyez, la poignée de
main, avant de devenir un rite communément mis
en pratique, fut un rituel utilisé longuement dans
les cercles secrets de la francmaçonnerie, et
l'intégration est son but premier. Qu'estce que tous
les employeurs font religieusement lorsqu'ils
passent une entrevue avec un candidat pour un
poste dans une entreprise? Et les discussions
d'affaires, négociations de contrats, et ainsi de suite.
La plupart des gens ont comme coutume de faire ce
geste, souvent sans raison précise... alors qu'ils ne
se doutent pas qu'il s'agit en fait d'un moyen
insidieux de contaminer d'autres personnes avec
un code étranger, pour les tenir en laisse dans le
vieux système. Bref, ce sont le plus souvent les
figures d'autorité, contaminées par les codes de
l'élite dominante, qui propagent le virus de la sorte.
571
Le geste, en soi, est inoffensif, quoique ce contact
permet une transmission directe et profonde de
tout ce qu'on puisse bien vouloir transmettre, que
ce ne soit que de la chaleur ou une simple émotion
amicale. »
Un code de dépistage?
572
– Mais ne vous blâmez pas... Qui aurait pu s'attendre
à ce qu'une technologie aussi ésotérique puisse
exister? Seulement un fou! Les fous, ils ont déjà
tout compris... et c'est pour ça qu'ils les gardent
dans des asiles.
– Et on peut effacer ce code?
– Oui, bien sûr! En prenant la médication appropriée!
– Des médicaments!?
– On vous a donné une grippe, alors il vous faut la
bonne médication, non?" il éclata de rire à me voir
si confus face à quelque chose de si évident, mais il
reprit son sérieux "Mais pas n'importe lequel
médicament. Aucun de tous ces comprimés plutôt
louches qui servent à soidisant guérir de la grippe.
Rien qui est de l'industrie pharmaceutique, car
même si un de ces produits va remédier à votre
grippe, le code de dépistage, lui, restera intact.
L'industrie des médicaments est un des plus
importants chevaux de bataille de l'Ordre, de nos
jours, alors que des milliards de personnes sont
littéralement asservies par les toxines, drogues et
autres armes chimiques que l'Ordre a créé pour
faire la guerre à l'esprit humain. Bref, ce qu'il vous
faut, c'est une herbe médicinale. J'en connais une
qui va non seulement effacer le petit code vicieux,
mais vous immunisera contre les attaques
neuropsychologiques ultérieures de l'Ordre, et ça
vous facilitera aussi la tâche pour passer à l'autre
étape de votre processus. Une pierre et trois coups!
573
Je ne pourrais pas vraiment dire que depuis ma
rencontre avec Erzulie les choses n'étaient plus ce
qu'elles semblaient être. Je dirais plutôt que les choses
sont ce qu'elles semblent être, et le sont même trop.
Mais par contre, il y a toujours quelque chose d'autre de
caché derrière. C'est un peu comme l'Arche d'alliance:
rien du tout, mais quelque chose derrière ce rien. Ainsi,
on peut être réellement malade dans cette dimension
existentielle, mais il y aura aussi quelque chose de sous
jacent à cette maladie... quelque chose que personne ne
serait en mesure de soupçonner de l'existence, à mon
d'en avoir été avisé par quelqu'un comme Valevicius. Je
regardai à l'intérieur de moi, et senti qu'il y avait
réellement une sorte d'oscillation, ou d'étranges
vibrations ondulantes derrière ma sensation de
migraine. Estce à cause de la modification de mon
psyché que je percevais ses oscillations, ou plutôt parce
que quelque chose avait vraiment été ajouté derrière
cette maladie, que n'importe qui aurait pu percevoir
normalement?
574
visiblement un gros calibre équipée d'un silencieux.
Mais il n'y avait personne! Là d'où provenait, je ne
voyais absolument rien. Demeter, quant à lui, vit
quelque chose, ou quelqu'un. Il leva leva ses yeux vides
à l'instant, regarda à environ cinq heures derrière moi,
et à la vitesse de l'éclair il dégaina un petit pistolet
mitrailleur de sous son veston en se jetant dans mon
dos pour me protéger. Il tira une rafale exactement dans
la direction où se portait son regard, vers l'assassin
invisible. En vidant son magasin, il cria un juron comme
s'il s'agissait de son père qu'on avait tiré. Le feu de son
arme révéla une silhouette, à quelques mètres de nous
en train de tomber sous une pluie de balles si dense que
même une mouche n'aurait pu l'esquiver. Mais avant de
se retrouver partiellement désintégré en une explosion
de sang, de chair et d'os, l'assassin eut le temps et
l'adresse de tirer un dernier coup fatal, cette foisci vers
le garde de Valencia, qui fut atteint au cou. Le coup fut
tellement puissant que je vis devant moi la moitié
gauche du cou de Demeter éclater en lambeaux et sa
tête chevelue retomber sur son épaule droite, alors qu'il
criait encore d'une voix déformée par la douleur. Les
trois hommes, l'assassin, Demeter et Valencia,
s'effondrèrent sur le sol en même temps, raides morts et
pissant le sang dans tous les sens. Moi, je restai figé, dur
comme une pierre.
575
À mes pieds, Valevicius gisait, couché sur le dos,
haletant, la bouche crachant des jets de sang. "Je veux
pas finir mes jours de cette façonlà" pensaije. Valencia,
malgré tout, persistait à vivre, alors qu'il essayait de
prononcer ses dernières paroles. Je me précipitai à sa
bouche pour écouter.
Il toussa et un jet de sang éclaboussa mon visage. Puis il
prononça ses dernières paroles:
« Nous avons été créés pour faire fleurir et resplendir la
vie partout autour de nous... pardelà les frontières, les
mers, les cieux et les étoiles. Les barrières, les lois, le
contrôle ne sont qu'illusions. Devenez des dieux! » il
576
s'efforça de prononcer ces dernières syllabes dans le
creux de mon oreille, comme si elles étaient les plus
cruciales: « Salvia... Divinorum... »
Paisiblement, il s'éteint, et ce, malgré sa blessure atroce
qu'il avait à la poitrine. La douleur ne devait plus être
un enjeu, pour quelqu'un comme lui... même s'il n'a su
survire aux balles d'une arme à feu. Certaines lois ne
peuvent être trafiquées, à moins de prendre la forme
insaisissable de l'eau, de l'air, du feu, de la fumée ou,
encore mieux, d'un mirage. Et un tel tour de magie, j'en
conviens que seuls les Maîtres invisibles pourraient
l'exécuter, eux et probablement leurs sbires...
577
donné une sorte de passepartout temporaire, similaire
à la carte que j'ai en ma possession, même si celleci me
permet une plus grande latitude.
Voulaitil aussi s'en prendre à moi? Il me semblait clair,
à ce momentci, que l'Ordre m'avait utilisé comme
taupe, dans le but de retracer Valencia et de pouvoir
l'éliminer définitivement. Et puis maintenant que leur
plan avait réussi, qu'allaientils faire de moi? Il fallait
que je trouve au plus vite ce remède dont Valencia
m'avait parlé. J'étais encore en danger, et il en était de
même pour toute personne que j'allais rencontrer.
578
Chapitre 13:
Finalités
579
580
Je dois faire vite, car je sais maintenant que l'Ordre
savait, et qu'il savait aussi que je savais, or qu'à tout
moment il pouvait me tomber dessus.
581
Le quartier, sur toute sa grandeur, n'est en fait qu'un
réseau labyrinthique de rues étroites et poussiéreuses
serpentant parmi de vieux immeubles de pierre
condamnés, dont la plupart terminaient en culdesac,
et se croisaient même, parfois, question de rendre le
trajet encore plus perdant. Confondant oui, car la
plupart de ces rues ne portaient pas de noms à la
plupart de leurs intersections. Du moins, on pouvait se
référer aux cartes oui, mais la réalité physique n'avait
aucunement à voir avec les dessins faits par des
bureaucrates il y a trente ans de cela, à une époque où
tout cet arrondissement avait encore un intérêt pour
eux, et où les jeunes punks, comme je le présume,
n'avaient pas pris plaisir à enlever les écriteaux des
noms de rues pour en faire des plaques à dessin, à
égrainage de marijuana, et sûrement un peu, aussi,
pour contester l'autoritarisme géographique de ces
mêmes bureaucrates de la municipalité. Le tout donnait
grand labyrinthe gris, détérioré, où peu de gens
daignaient d'aller même lorsqu’attirés par des affaires
plutôt certaines. L'air baignait dans des odeurs de
vieille urine, de carcasses d'animaux séchées qui
gisaient ci et là dans des recoins, de poussières
d'édifices démolis ou brûlés, tout cela, sur le fond de la
pollution de la pollution automobile plus générale à la
ville dans son ensemble et de l'odeur nauséabonde de
la rivière du Repos, ce canal longeant la rue d'à côté, qui
était d'un vert opaque et stagnant, fruit de centvingt
ans de pollution industrielle non réglementée. Malgré
tout, le banditisme ne guettait pas, à ma grande
surprise. Outre les quelques bandes de jeunes punks
582
que je voyais très peu, il y avait seulement quelques
vieux clochards, et pas n'importe lesquels; c'étaient des
rastafariens apparemment Noirs ou hindous portant
tous de longues barbes en boudins, aux yeux
embrouillés, comme perdus dans leurs pensées, et
n'ayant probablement jamais sorti de ce quartier depuis
des années, voire quelques décennies... ou peutêtre
même des siècles. Ils faisaient partie, indissociablement,
de ce décor de cauchemar urbain et ils semblaient
même s'y complaire, d'une certaine façon, ou peutêtre
n'étaitce pas cela, cet environnement, qui les plaisait,
mais plutôt ce qu'ils voyaient « audelà », ou « en deçà»,
dans leur rêve éveillé. En conversation avec euxmêmes
ou des personnages sortis tout droit de leur mémoire,
ils ne se préoccupaient moins de moi que de tenter de
régler de vieilles querelles avec des personnes qui soit
n'existent plus, ou sont d'un monde autre que le leur.
J'ai depuis longtemps eu de l'aversion comme ça l'est
pour la plupart des citadins pour ces êtres déchus et
oubliés par le temps, la société, leurs amis et par tout le
reste; mais, je ne sais si c'est à cause de la tournure
récente des évènements dans ma vie, je vois maintenant
ces gens d'un oeil tout autre... mais ce n'est pas clair. On
dirait que non seulement ils partagent avec moi le
même aperçu de la réalité objective, mais ils semblent
plus avancés que moi dans cette quête folle sur laquelle
je me suis embarqué. Peutêtre vaisje en venir à
totalement déconnecter du réel, me mettre sur une
drogue étrange puis attendre, sur le trottoir, que la Mort
vienne me chercher, et que sa Vérité cachée m'éclate au
visage.
583
...ou plutôt la Mort Blanche.
De toute façon, tout est possible maintenant, après tout
ce que j'ai vu ces derniers temps. Je me suis réveillé ce
matin en réalisant que ma famille n'a jamais existé, pour
me découvrir une nouvelle vie à la campagne avec la
femme de mes rêves, pour enfin me retrouver dans rien
de moins que les archives secrètes du Vatican,
accompagné d'un gourou immortel et de son garde du
corps aux pouvoirs extrasensoriels, tout cela sans
n'avoir de mémoire de comment suisje entré à cet
endroit irréel, ni de comment j'en suis sorti. Puis il y a
eu toutes ces poursuites et interrogatoires, filatures,
attentats et enlèvements... Et diantre que je suis fatigué,
maintenant! J'ai l'impression de ne pas avoir dormi
depuis des jours! En fait, je n'ai aucune mémoire d'avoir
dormi, du moins pas depuis que je me sois éveillé aux
côtés d'Ivana, mais il me semble que cela fait des jours
de cela... mais je ne sais plus, ça n'a plus d'importance
maintenant. Les paysages passent sous mes yeux
comme une série de diapositives de lieux qui me sont à
la fois étrangers et familiers. Le rêve, la réalité; plus
d'importance... Rien à foutre, ce qui m'importe, c'est
d'atteindre le but ultime de cette quête, celui dont
Valevicius m'avait tant parlé, de façon toujours aussi
imprécise. Et je sens être près de ce but maintenant... il
me faut lutter contre le sommeil un peu plus longtemps.
584
d'un encens comme les autres. La sauge divinatoire de
son nom savant salvia divinorum est une variété très
rare de sauge qui fut consommée durant des siècles par
les chamanes amérindiens afin de leur permettre
d'entrer dans un état de transe où ils accédaient au
monde des esprits. Cette herbe médicinale a comme
propriété principale d'altérer les sensations et la
perception à un point tel que, sous forme concentrée,
elle a, lorsque fumée ou chiquée, comme effet direct de
donner une impression à l'individu qui la consomme de
littéralement courber la réalité, ou d'entrer dans une
dimension seconde de ce qui est perçu comme étant
réel. Les effets psychotroniques de cette sauge varient
en fait selon sa concentration en salvonidés. La salvia à
faible concentration provoque une sensation de détente
et d'autosuffisance, mais pour les concentrations les
plus fortes, nul ne peut prévoir l'étendue de ses effets
sur la conscience...
À la fois cela se présente comme une réponse directe à
la meilleure des solutions hypothétiques que j'avais
émises pour expliquer la disparition de Jodias, et à la
585
fois la salvia m'apparaît maintenant comme étant cet
élément qui fait le lien entre la Mort Blanche et les
allégations que les soidisant hauts disciples de l'Ordre
avaient sousentendues par rapport à Valevicius... que
celuici était le gourou d'une secte qui se propageait à
un rythme foudroyant à l'échelle mondiale, et qui
endoctrinait ses adeptes à l'aide d'une drogue puissante
que très peu de gens connaissent. C'est du moins une
compréhension du problème qui est très, très cohérente,
mais qui reste néanmoins unidimensionelle ça en vaut
le terme! et incomplète. Car tous ces soidisant adeptes
de cette secte mondiale qui à s'être "libérés" du grand
mensonge n'ont pas seulement été endoctrinés, et
séparés de leur famille, entourage et de leurs
occupations; ils disparaissent, littéralement. Ils se
volatilisent, pour ne jamais plus être revus. Ce réseau,
ce mouvement fondé par Valevicius Valencia ne
pouvait faire disparaître de façon aussi insolite
qu'instantanée des centaines, des milliers d'individus à
travers la planète et ce en seulement une nuit, et à
chaque nuit depuis des semaines de simples individus
qui n'avaient jamais été en contact, pas plus qu'ils
n'avaient aucune raison de l'être, avec ce groupe. Cette
hypothèse est malgré tout très solide et crédible, et c'est
d'ailleurs celle que les autorités ont toutes adoptée sans
même se questionner, de là leur chasse aux sorcières
contre tous ceux associés de près ou de loin à Valencia;
mais elle comporte quand même de grandes failles. J'y
aurais peutêtre cru si au moins un de ces disparus
avait été retrouvé ce qui ne fut pas le cas... mais il en
reste que moi aussi, tout comme, apparemment, tous
586
ces gens qui ont disparu ou moururent ces derniers
temps dans ces mêmes circonstances insolites, j'ai aussi
passé d'un monde à l'autre. Je me suis éveillé dans une
nouvelle réalité, bien audelà de celle qui m'a tellement
semblé aussi véridique, aussi authentique. Ce
changement incroyable aurait pu m'être fatalement
bouleversant si je n'aurais pas réalisé, dans les quelques
secondes suivant mon éveil que tout n'était qu'un rêve
comme les autres rêves que je faisais dans ce même
rêve, et que cette nouvelle réalité fut la réponse directe
aux espoirs, désirs, aspirations et sentiments que je
ressentais mystérieusement et implicitement dans le
rêve. Je me suis réveillé dans les bras de la même
femme dont j'étais tombé amoureux, alors morte dans
mon rêve. C'est ce que Valencia m'a montré, par
l'entremise de Dame Erzulie de cette carte magique qui
n'est en fait rien de moins qu'une clé entre les mondes...
que j'étais le prisonnier d'une réalité factice construite à
la base même de mon inconscient, et que le seul moyen
pour se libérer, non seulement de cet univers
mensonger, mais de tous les autres à être généré par
l'empire de l'Ordre et des ordres, et de l'ordre au sens
littéral serait... de devenir un dieu?!
C'est plutôt logique. Mais comment...
Comment devinton un dieu?
« Salvia divinorum »??? Estce ça, la réponse?
587
* * *
« Vous avez tué celle que vous aimiez. Vous l'avez tuée
sauvagement, froidement, et avez même pris soin de
cacher ce meurtre en le faisait paraître comme un
vulgaire accident mortel. »
Mon coeur se déchira à entendre ces mots terribles. Je
ne pouvais croire en quelque chose d'aussi insensé,
mais ces mots avaient une résonnance tangible au fond
de moi, même si je ne pouvais comprendre pourquoi.
Sofia, morte! Non, je ne pouvais pas le croire. Et morte...
de mes propres mains. Je regardai mes mains durant
une éternité, et les voyais en train d'étouffer Sophia, de
l'étrangler. Ces mêmes mains qui avaient caressé tout
son corps, l'avaient fait jouir, et par desquelles j'ai pu
déguster son corps, si tendrement. Mes mains! Moi,
commettre cet acte horrible... pourquoi?
588
– Non... Non! C'est... c'est impossible. Je veux pas... je
peux pas croire qu'elle...
– Vous le savez. Au fond de vousmême! Je peux lire
l'histoire qui est gravée au fond de vous. Je lis la
mémoire que vous avez automatiquement refoulée,
puis camouflée, par un processus psychique
subconscient dont vous n'êtes aucunement au
courant. Vous êtes la victime d'une opération de
contrôle de la pensée, qui a été effectuée sur vous
depuis votre enfance. C'est à cause de cette
aliénation, trafiquée sur votre esprit, que vous avez
pu réaliser un tel acte impensable, sans en être
conscient. Pensezy, vous étiez une des rares
personnes à savoir où elle résidait,
temporairement, après qu'elle eut reçu des menaces
de la part d'agents doubles. Vous étiez même allé
chez elle la nuit de la veille, aviez dormi avec elle,
et même pris un déjeuner ensemble, seulement
deux heures, environ, avant que la tragédie arrive.
Croyezvous vraiment que quelqu'un d'autre aurait
pu l'avoir fait, sans ne savoir où votre amie se
terrait?
Je tentai de rationaliser... c'est tout ce qu'il me restait à
faire pour que mon esprit ne chavire pas dans la folie.
589
Pourquoi... pourquoi auraisje fait ça??? C'est
insensé... c'est horrible!
J'arrivais à peine à articuler mes mots, le choc était trop
lourd à supporter. Je pleurai, alors que mes larmes se
confondaient avec ma surprise, et mes sanglots avec
mon incapacité à respirer. Le professeur restait calme et
impassible.
590
– Qui étaitce? Diteslemoi!!! Je veux savoir!
– Un Maître invisible. Une entité, plus qu'un humain,
qui ne se manifeste que lorsqu'elle le veut, et le
plus souvent de façon indirecte. C'est pour cela que
vous ne l'avez vu que de l'autre côté du miroir. Ils
se font appeler comme cela car ils ne peuvent
jamais être vus, sauf de ceux et celles qui travaillent
directement pour leur cercle secret et sont soumis à
leur commandement, et aussi par les personnes
qu'ils ciblent pour les servir, plus tard, en temps
venu. Ils sont les commandants secrets d'un
gouvernement de l'ombre qui est en guerre
constante contre la population; et toute autorité
officielle découle, d'une manière ou d'une autre,
directement ou indirectement, de l'autorité de cette
élite centrale. Vous avez été piégé par un de ces
Maîtres invisibles, et ce ne fut pas par hasard. Ils
choisissent toujours leurs victimes; leurs sujets,
serviteurs, subordonnés, esclaves... selon le milieu
d'où ils proviennent et selon leurs aptitudes
intellectuelles. Ils les sélectionnent dès l'enfance,
puis surveillent et soutiennent leur cheminement
psychologique, académique et professionnel afin
d'en faire des sujets parfaits. Ils en ont une dizaine
de milliers comme vous, partout sur la planète...
Mais tout cela n'a pas plus beaucoup d'importance,
maintenant. Sembletil que le magicien, alors qu'il
était de l'autre côté du miroir, a transplanté un
miroir en vous, et le temps est venu que vous soyez
déprogrammé avant qu'il soit trop tard... vous avez
causé assez de pertes comme ça. Ça doit finir...
591
– Mais... mais de quoi vous parlez??? Je comprends
rien, à tout ce charabia!
– Vous allez comprendre. Si ce n'est pas maintenant,
ce sera une fois que toute la vérité vous aura éclaté
au visage. Il n'y a qu'une issue à tout cela, de toute
façon. En vous, il y a deux personnes; autrement
dit vous, et un alter ego dont vous ignorez
totalement l'existence. Ce personnage double vit en
vous... il vous parasite et vous absorbe peu à peu,
en vous affaiblissant plus à chaque fois, lorsqu'il
prend le contrôle de votre être, et vous n'avez
aucune conscience que cela arrive, quand ça arrive.
Vous n'êtes aucunement conscient, du moins sur le
fait, de tout ce que votre alter ego dit, pense... et
fait.
– C'est... c'est terrible! J'ai rêvé que je la...
– Non vous n'avez pas rêvé. Vous n'avez que la
sensation d'avoir rêvé. Dans le cas présent, il n'y a
pas de différence entre avoir rêvé et avoir été. Vous
êtes à ce point aliéné! Les rêves dont vous ne vous
rappelez pas sont l'impression presque conforme
de ce que l'autre personne perçoit consciemment. Il
n'y a, en fait, que certains rêves parmi ceuxci dont
vous vous rappelez, et ce sont ceux étant
l'impression directe dans votre mémoire de tout ce
que que l'autre personne a refoulé dans son
inconscient... souvent à cause d'une intensité
émotionnelle qu'elle ne pas pouvait supporter ou
encore comprendre; et il s'avère que cette autre
personne, sembletil, avait beaucoup de mal à
vivre ces émotions! »
592
Il marcha vers la gigantesque fenêtre de son salon, qui
donnait une vue à couper le souffle sur une luxuriante
forêt de feuillus, encore humide de la dernière pluie, et
s'arrêta, contemplant pensivement une orgie de vert,
faite de grands arbres qui laissaient pénétrer quelques
rayons de soleil de la fin de l'aprèsmidi. La tranquille
beauté de la forêt dépeignait sur le chaos volcanique
qui sévissait à l'intérieur de moi, alors que je sentais
mon esprit perdre ses repères. Lui, il semblait fatigué,
voire exaspéré, par je ne sais quoi. Il donnait
l'impression d'être au bout du rouleau, et de traiter mon
cas comme si ce devait être le dernier de sa vie.
« Vous partagez un seul et même affect. Et l'affect n'est
pas découpé, mais par contre votre esprit lui, votre
mémoire, ils le sont. Comme je viens de vous dire, il y a
un miroir en vous. Un épouvantable miroir qui vous
sépare en deux, et ce n'est qu'en brisant votre propre
esprit que le miroir peut être brisé. Il n'y a pas d'autre
issue. C'est un processus complexe, et très douloureux.
593
de mettre le feu à son cadavre. C'était moi! C'était... moi.
Mais un autre, en même temps.
Je ne savais plus, à ce moment, pourquoi j'avais eu cette
si vive impression que ce qui m'attendait ici, ce fut une
glorieuse révélation qui allait me libérer et surtout
m'apaiser dans l'état d'incertitude dans lequel je me
trouvais déjà. Mais cette révélation, elle était une
apocalypse finale pour moi. La négation, la destruction
de tout ce que je savais sur ce que j'étais, de tout ce qui
m'était cher, de la personne que j'étais devenu au fil des
années, et de la vie ellemême! L'état dans lequel je fus
plongé.... j'étais dans une si grande détresse que je ne
voulais rien d'autre, maintenant, que de me tuer. Car
j'étais un monstre. J'étais la négation de moimême... ma
propre fin inéluctable, et l'ennemi de tout ce que j'avais
appris à aimer, et ce à quoi je croyais au plus profond
de moi.
«Je veux... Expliquezmoi ce qui se passe! Qui était ce
magicien??? Le plan Sigma 9, ça a un lien avec tout ça?»
– Je comprends tout à fait votre désarroi, cher ami. Le
magicien était une créature irréelle, et vous ne l'êtes
pas. Du moins, vous existez, tout en étant le
résultat de sa corruption; et lui aussi existait, en
tant que personne, mais son apparence, sa forme,
n'était qu'une personnification illusoire, tout
comme celle qu'ils ont créée en vous. Vous êtes
victime d'une psychose qui vous a été administrée
depuis votre plus tendre enfance, de façon
594
purement artificielle, par une organisation secrète
qui est toujours en activité de nos jours, et même
plus qu'active. Aux dires de certains de mes
collègues qui ont fait de longues recherches sur
cette société secrète, elle se serait profondément
incrustée depuis longtemps dans une bonne partie
des gouvernements du monde, ainsi que dans les
plus hautes instances du système économique
contemporain...
– Quoi...? Mais... une théorie du complot??? Excusez
moi, mais je croyais que vous étiez une éminence
en matière de sciences cognitives, et que vous
pouviez m'apporter des réponses rationnelles au
problème que je vis... à ce que j'ai découvert... »
595
expérimentations barbares; les électrochocs, lobotomie,
drogues ultras puissantes, tortures psychologiques
diverses, privation sensorielle, et bien sûr leurs
méthodes de choix la manipulation des influx
cérébraux par des ondes à très basse fréquence, ou
encore par le bombardement massif, systématique, et le
plus souvent à un niveau subliminal, de traumatismes
visuels à travers des médias de masse... la télévision et
le cinéma étant les plus répandus. Le meurtre de JFK et
les attaques du 11 septembre 2001 sont les exemples les
plus flagrants de ces traumatismes massifs, de cette
juteuse pornographie de violence brutale et horrifiante,
repassée des centaines, des milliers de fois, comme
grand spectacle morbide, aux yeux d'un public de tous
âges, d'ailleurs! qui ne se doute de rien, absolument de
rien du tout. Le projet « Sigma9 constitutif » n'est que
l'aboutissement ultrasecret de ce secteur de recherches
et d'applications, dont lesdites « sciences cognitives » de
nos milieux académiques ne sont souvent que la
couverture externe, et plus accessible. L'idée est de
perpétuer l'esclavage, en remodelant un archaïque
système esclavagiste devenu maintenant désuet qui
s'est perpétué depuis des millénaires. L'esclavagisme,
au contraire de ce que le sens commun et l'Histoire
officielle laissent croire, n'a jamais été aboli dans les
faits. Il n'a que muté, s'est propagé ailleurs, et sous
d'autres formes. Tout comme avant, on assujettit les
masses, tout en leur faisant rêver à une possibilité de se
libérer, un jour, du système de soumission qui les
asservit. Cet espoir, en fait, est ce qui empêche la révolte
des esclaves, car il fait toujours planer la possibilité
596
d'ascension dans l'échelle, par la conformité au code. La
liberté dans la soumission, à travers le travail... la liberté
de consommer... L'illusion du pouvoir des dieux
externe à eux et des forces surnaturelles gouvernant
l'existence ne sert qu'à leur propre soumission, et
maintenant ce même pouvoir monumental, qui se
terrait à l'ombre de l'illusion, est en train de prendre
une forme concrète, littéralement physique, alors qu'il
est recentré sur les esclaves euxmêmes. Aujourd'hui,
les esclaves ne peuvent fuir, même s'ils en faisaient
l'effort, car partout autour de l'empire il y a un vaste
désert sans fin... qu'une page blanche. Il ne leur reste
qu'à prendre les reines du pouvoir céleste. Maintenant,
ils doivent se réapproprier le rêve, massivement, pour
en faire leur propre pouvoir libérateur; décortiquant les
forces surnaturelles qui leur avaient été enlevées et
assignées aux figures imaginaires de l'invisible, et
effectuant une ingénierie inverse, ils accaparent ainsi la
maîtrise de leurs mécanismes. Comme un bon ami à
moi dirait: l'aliénation fait place à la libération. »
* * *
« ...l'aliénation fait place à la libération. »
C'était le professeur, c'était mon contact. Et il devait me
parler comme cela, dans le vide, depuis je ne sais pas
combien de temps.
597
C'est à ce moment que je me suis réveillé de mon
sommeil. M'avaiton drogué, je ne savais pas. Non plus
que je savais comment on m'avait capturé et emmené
ici, alors que je la dernière chose dont je me rappelais,
c'était de rouler la nuit sur cette route montagneuse.
Avaisje eu un accident qui m'eut plongé directement
dans l'inconscience? Mais je n'avais rien, et me sentais
en pleine forme, malgré la fatigue et cet insupportable
mal de tête disjonctant mes neurones comme si j'avais la
tête dans un four microondes. Vrai que la grosse
berline allemande était plutôt sécuritaire... et peutêtre
avaisje eu un de ces traumatismes qui peuvent faire
oublier un accident au complet, effaçant tout à partir du
moment où j'ai senti le moindre stress, alors que mon
véhicule devait commencer à déraper, et que je perdais
le contrôle. Et puis j'avais cette bizarre de sensation que
quelque chose avait été activé dans ma tête, comme un
interrupteur...
Je réalisai que j'étais dans la demeure postmoderne du
professeur, plantée en plein coeur de la forêt
appalachienne. Une sorte d'îlot futuriste, couvert de
chaux blanche, de bois sombrement verni, comme une
station de forage pétrolier prise dans un océan figé de
forêts et de montagnes sombres qui s'étendait à perte de
vue. La maison se trouvait au bout d'un long chemin de
terre battue, à une cinquantaine de kilomètres du
village le plus proche. Ici, personne ne pouvait nous
entendre, ni venir au secours de qui que ce soit. J'étais
couché dans son pittoresque salon, parsemé de peaux
598
d'animaux et aux murs couverts de centaines de
manuels, d'Histoire, de linguistique et d'anthropologie
surtout. Rien de plus typique comme résidence d'été
pour un riche professeur d'une prestigieuse université
américaine. Mais ce n'était pas l'été, et je sentais que le
professeur était venu ici pour une affaire urgente, et
cette affaire, ça me concernait.
599
– Aliénation et libération, c'est bien ce que vous avez
dit, professeur? Il me semble avoir déjà entendu ces
deux mots ailleurs... Vous pouvez expliquer?
– Vous êtes un instrument, agent Specter, créé par
une équipe de chercheurs dont j'ai moimême fait
partie il y a longtemps. En vous sommeille une
autre personne que vous ne connaissez pas, que
vous n'avez jamais connue. Vous êtes un agent
latent, qu'on peut activer à l'aide de codes bien
particuliers. C'est ce que vos supérieurs ne vous ont
pas dit, alors qu'il essaient constamment de vous
tenir asservi à leur système sans que vous ne vous
posiez jamais de questions. Ils gardent des millions,
des centaines de millions de personnes dans ce
monde dans leurs enclos de la même façon, et vous,
vous avez été désigné comme un des milliers
d'exécutants privilégiés, utilisant l'identité à votre
propre insu d'un citoyen bien ordinaire, inséré
dans un monde ordinaire où il jouit d'une
protection contre les influences de ceux qu'on
appelle, dans mon métier, les «radicaux libres».
– Les radicaux libres... des agents rebelles, tous des
terroristes associés au réseau D.E.M.O.S.! On m'a
envoyé en mission pour assassiner quelqu'un, une
femme, que vous êtes censé recevoir... où estelle?
– Ça n'a pas d'importance... Jacob, écoutezmoi. Tout
ça n’est rien d'autre qu'une illusion. Vous n'êtes
même pas ce que vous êtes...
Le salopard... j'avais déjà flairé sa trahison, au moment
600
même où je m'étais réveillé. Tout ça avait quelque chose
de louche, et je l'avais senti.
De la merde... je ne pouvais y croire, il me racontait des
histoires. Et qu'estce qu'il savait sur mes rêves, de toute
façon... qu'estce qu'ils savaient tous sur mes rêves? Je
n'en ai même pas parlé à mon psychanalyste, de mes
rêves; comment pouvaitil savoir, cet ignoble
prétentieux!?
– Mes rêves!? Quels rêves...
– Les rêves. Les rêves que vous expérimentez... Ils
sont la clé de votre libération. Je sais à quoi vous
601
rêvez, Specter, et je sais comment vous guérir des
cauchemars qui vous tourmentent. La Mort
Blanche... les visages... je sais que tout ça vous
hante dans vos rêves! Vous êtes prêt à tout pour
vous en débarrasser.
– Mes rêves...» je m'efforçais de paraître incrédule, et
sarcastique; mais au fond de moi, je savais... je
savais que ce salopard de prétentieux avait raison.
– Oui! Et je sais même comment vous pouvez guérir.
Je détiens la clé pour vous en libérer! Suivezmoi...
Le professeur se leva, tourna les talons nonchalamment,
me faisant signe à peine de le suivre, et commença à se
diriger vers un couloir qui menait je ne savais où, orné
des deux côtés d'un mur de livres... des centaines, de
milliers de livres. Moi, j'hésitais...
Mais cette foisci, c'était différent. Je sentais la pression.
Un faible courant électrique qui m'électrocutait
progressivement, augmentant en intensité au fur et à
mesure que j'étais guidé vers ma chute, et bien entendu,
602
je ne pouvais la voir venir. Je ne pouvais voir comment
elle arriverait, ni comment je la survivrais.
Je devais passer à l'action. Je trouvai à ma droite, une
réponse à ma question, quelque chose qu'heureusement
le professeur avait négligé de ne pas laisser à ma portée.
Un magnifique katana de samurai, reposant dans son
fourreau, sur une tablette, parmi d'autres pièces de
collection d'art asiatique et africain. Le fourreau et la
poigne de l'épée étaient garnis de sculptures sur toute la
longueur, évoquant un mélange de scènes de guerres,
des plantes et autres fioritures. Je n'hésitai pas plus
longtemps, et saisis l'arme. Je tirai la lame de son
fourreau, lentement sous mes yeux, et elle émit un doux
sifflement. La lame était parfaite comme un miroir, d'un
acier raffiné et splendidement forgé. Un authentique
katana, datant au moins de la Deuxième Guerre
mondiale. Rien à voir avec les semblants d'épées,
fabriqués en Chine, qu'on vendait aux dupes
occidentales, cette épée venait du Japon, et avait été
façonnée pour des samurais dans le but unique de
trancher des têtes, transpercer des torses, et ouvrir des
ventres. J'eus aussitôt une érection, bandé comme un
cheval, tellement mon anticipation fut jubilatoire. Je me
mis aussitôt en garde, l'épée pointant la gorge de mon
interlocuteur, prêt à agir.
603
Il se tourna, fit une pause, me regardant d'un air vide,
visiblement peu surpris par ma mise en garde. Non je
ne le tuerai pas maintenant. Pas avant qu'il ait parlé, du
moins. Pas avant qu'il ait tout dit sur ses activités, ses
affiliations, et les plans de ses alliés.
Je ne rêve qu'à un monde libre. Libre de gens comme
vous et vos maîtres. Libre de votre propre illusion, du
grand mensonge auquel vousmême vous croyez, et
que vous imposez aux masses comme la seule vérité. Je
rêve d'un monde qui n'a plus besoin de votre État, de
vos règles et de vos diktats; et ni de votre monnaie, ou
de vos armes...
Mon contact se révéla ainsi être un traître, il n'en laissait
plus aucun doute. Un sale terroriste, un autre allié de
leur réseau. Cette putain d'organisation était toujours
plus vaste et complexe au fur et à mesure que je
frappais dedans... et c'était la tête du réseau qu'il fallait
absolument avoir. Il fallait non seulement le capturer et
le tuer de la façon la plus douloureuse et humiliante
possible, mais il fallait que le monde entier le voit, au
bulletin de 18 heures à la télé. C'était la meilleure façon
de détruire un réseau du genre. Mes supérieurs sauront
quoi faire en temps et lieux, une fois que j'aurai exécuté
ce chien bâtard et serai entré en contact avec eux pour
une mise à jour. Pour l'instant, il était clair que les
choses ne se sont pas déroulées comme elles l'auraient
dû, et toute l'affaire commençait à prendre une ampleur
dérangeante.
604
« Professeur... rien à foutre de c'est quoi votre vrai nom!
Je vous mets en état d'arrestation, par l'autorité de...
« ...du Conseil central! »
605
– Quoi...? Vous me cherchez, c'est ça? Vous voulez
vraiment mourir!
– La mort... ça, c'est la moindre de mes
préoccupations.
– Qui est ce « Travis »... Qui est Travis Sinclair!?
Répondez!
– ...à ce qu'il semble, vous semblez plutôt bien le
connaître déjà. Même mieux que moi, étant donné
que vous connaissez même son nom de famille.
Vous commencez à découvrir celui qui est en
dedans...
– Assez! Je veux plus entendre ces sottises... Vous me
dites tout de suite pour qui vous travaillez,
réellement.
– Mais pour le Massachussets Institute of
Technology, vous ne le saviez pas déjà? Je suis
doyen de ma faculté, et j'y enseigne depuis vingt
sept ans! Je suis professeur en programmation
neurolinguistique, ainsi qu'en sémiologie. J'ai
développé dans les années '70 une méthode de
déprogrammation s'adressant aux individus
profondément atteints par des programmes de
manipulation neuropsychologique... tels que vous!
Je n'ai travaillé dans aucun autre domaine depuis
au moins trente ans. Et vous, monsieur Sinclair,
savezvous réellement pour qui vous tra...
606
Reprenant quelque peu ses esprits, il sortit de sa poche
un revolver noir qui était le mien et pendant qu'il le
leva dans ma direction, je me précipitai sur lui comme
un oiseau de proie, dit un grand arc avec mon épée, et
lui porta un coup fatal à la tête. Sous l'impact, son crâne
se fendit, éclaboussant de jets de sang et de morceaux
de cerveaux jaunes les livres de la bibliothèque, alors
que le professeur, titubant dans tous les sens, prononça
une suite de syllabes hideuses et incohérentes, comme
si sa volonté de parler persistait, mais son cerveau ne
pouvait plus suivre. Le flingue encore pointé dans ma
direction, il n'eut quand même pas le temps de tirer,
alors qu'il s'effondra finalement sur le sol, dans un bain
de sang, inanimé. Son petit stratagème avait échoué,
totalement... du moins, c'est ce que je conclus sur le
coup, un peu trop prématurément.
607
Pour la première fois de ma vie, je ressentais
l'impression horrible d'avoir fait quelque chose de
totalement mauvais... que j'avais commis une terrible
erreur, et agi exactement dans le sens inverse de ce que
je devais faire. Une plaie ouverte, sanglante et fatale
dans mon existence, telle que celle que je venais tout
juste d'ouvrir sur presque toute la grandeur de la tête
du professeur. J'aurais dû le tuer plus tôt, je me disais.
Ça avait trop traîné, beaucoup trop. Le règlement de
l'agence est de ne jamais se laisser corrompre
mentalement par l'Ennemi, quel qu'il soit, et peu
importe pour quelle raison que ce soit; de toujours
garder la tête froide, et d'être émotionnellement
détaché, autant que possible. Maintenant, j'avais tout
brisé... et moimême aussi.
Au fur et à mesure que ma conscience s'éveillait sur la
situation présente, je réalisais que le stratagème du
professeur s'était avéré totalement à l'inverse de ce que
je croyais initialement efficace, prodigieusement
efficace. Tout avait été soigneusement calculé par lui,
toute éventualité, toute action, et toute conclusion,
même celle de sa propre mort.
* * *
608
Je me réveille en sursaut, un cadavre gisant à mes pieds.
Je constate, à mon horreur, que c'est le cadavre du
professeur, le crâne ouvert, un fleuve de sang se
déversant encore par le grand trou béant et dégueulasse
creusé par ce qui me sembla être, avec aucun doute,
l'impact d'un coup de feu.
Voilà... c'est moi.
J'ai tué le professeur. J'ai tué, à nouveau. Et la personne
qui était, probablement, la seule à pouvoir me
conseiller, me porter secours dans ce que je savais sur ce
vaste complot.
* * *
609
m'assassina d'un coup de revolver au torse, après que je
l'eus moimême décapité de ma lame incisive tout en
mourant dans un bain de sang, que je réalisai un point
crucial dans l'énigme qui se présenta à moi quelques
années auparavant, mais que, faute de n'y avoir eu de
réponse suffisante, je dus mettre au rancart de ma
pensée: simplement que je savais que ce moment était
pour arriver. Je l'avais déjà entrevu, dans un rêve il me
semble, il y a quelques années, peutêtre même
seulement quelques mois, que cette scène devait arriver,
exactement comme elle s'est produite. Je connaissais
déjà mon apparente fin, même avant que le stratagème
de l'ennemi ne se mette en branle contre moi, et j'avais
même déjà rêvé à cet événement, à ce qui me sembla
être ma fin, mais qui se révéla en fait n'être qu'un
événement isolé dans la chaîne de mon existence, sans
conséquence majeures sur le développement de mon
quotidien. Enfin, ce détail me permit de prendre
conscience que mon propre assassinat n'avait peutêtre
pas vraiment eu lieu, ou que l'événement eut si peu de
signification pour moi qu'il ne s'ensuivit aucune
conséquence logique. Non que mon meurtre fut
truqué... loin de là! J'ai pourtant senti la terrible blessure
du fond de mes entrailles, ce gouffre de chair éclatée
dans mon thorax provoqua en moi une souffrance
atroce qui me coupait littéralement le souffle. Non...
c'est plutôt que tout m'a semblé être si prévisible, si
parfaitement cohésif dans le temps, que je ne pouvais
m'empêcher de voir cet événement comme parfaitement
machinal, et comme une étape, évidente, vers quelque
chose d'autre. Comment le sentaisje, c'était...
610
Un déjàvu.
611
presque. Mes amis ne sont plus les mêmes; mais je vois
d'inexplicables similitudes entre tous ces gens, qui
semblent n'être, en fait, d'une seule et même tribu;
même s'il ne sont pas les mêmes, physiquement, du
moins, pas identiques, même si étrangement similaires.
Enfin, moimême il me semble ne plus avoir le même
nom. J'ai tenté de me rappeler à de nombreuses
reprises, mais en vain, rien à faire, je ne parviens pas à
me rappeler de mon vrai nom; enfin si mon intuition est
bel et bien vraie et que j'ai véritablement eu une identité
différente. Je n'ai visiblement qu'enfilé une nouvelle
peau, un nouveau costume, et changé de coiffure, et je
me suis oublié aussi facilement que cela, en prenant une
identité nouvelle même si je ne sais par quel processus
exactement ni quand cela s'est produit mais pour ce
qui est de ma conscience d'être moi, elle, elle est
toujours la même... parfaitement intacte. Autour de
moi, TOUT est différent. Ce n'est plus la même ville, ce
ne sont plus les mêmes arbres, ni la même langue que
les gens parlent. Mais il me semble vraiment avoir
existé autrement, dans un autre lieu et un autre temps.
Je n'ai pourtant pas cette impression récurrente pour
rien... cela, même, n'aurait simplement pas de sens que
d'avoir une impression aussi forte, aussi indélébile
d'être, ou d'avoir été une autre personne que moi
même. D'avoir été... autre chose.
612
circonstances, dans la grande roue de la vie. De la sorte,
je ne suis qu'une image pour eux tous, et eux que des
illusions pour moi; car moi je survis à leur mort, et eux
à la mienne pareillement...
« Mais qu'estce qui importe dans tout cela, à la fin? »
vous me demanderez. Pourquoi s'acharner à des gens
qui n'existent même pas, en fait?
Le rêve est la seule réalité véritable. Même lorsqu'il n'est
pas vécu. Mais quand on le vit, c'est trois cents fois
mieux, oh oui... Il est le carburant de la conscience,
l'orgasme de la vie, le seul air frais que peuvent respirer
les poumons de l'être libéré. Sans le rêve, sans l'illusion,
sans l'utopie, l'existence est une machine qui tourne
dans le vide, ellemême étant le produit d'une
machination morbide, et elle ne vaut même pas la peine
d'être vécue, car aucune vie ne fait de sens en n'étant
basée que sur la propre subsistance. Maintenant, la vie a
repris le rêve.
Et elle et moi nous sommes tous les deux en mutuelle
fusion, maintenant, planant bien audelà de la voûte du
ciel, absorbés par la douce flamme au milieu de ce
grand froid infini. Nous nous étions perdus, mais nous
nous sommes retrouvés, au coeur de l'infini, coeurs
infinis s'unissant en une folie qui ne peut être définie.
* * *
613
On jouait aux cartes. À ma droite, il y avait Sofia,
charmante, douce, sensuelle comme mes hormones
pouvaient à peine le supporter. Puis à ma gauche, il y
avait Philémon, Lemerle et Béatrix, tous des survivants,
tout comme moi, du grand crépuscule de la matière. Je
ne croyais jamais n'avoir pu faire connaissance d'une
façon à la fois si authentique et euphorique avec ces
gens, qui n'avaient pourtant été que des étrangers pour
moi, des gens avec qui je n'entretenais que des rapports
strictement fonctionnels, et même morbidement
impassionnés. J'avais depuis quelques moments déjà,
l'impression de les connaître tous depuis des
millénaires, qu'ils faisaient partie d'une seule et même
famille dont j'étais moi aussi un membre. De plus est,
étaientils vraiment ces gens que j'avais connus pour
être mes distants collaborateurs?
– Je passe » conclut finalement Lemerle « C'est à toi
de jouer, Philé. »
Il avait un ton détaché, mais je pouvais y lire une touche
de sarcasme.
– Ah! Tu t'es encore dégonflé, je vois. Carte. Blanche.
Le neuf de trèfle va s'endormir, et c'est moi qui
prends tout!
– Peu importe, je personne ne gagne, ni ne perd.
Prends, et je pige.
614
Mes trois autres comparses jetèrent tous une carte sur
laquelle était inscrit le numéro neuf. Ils avaient tous eu
un neuf, de chaque sorte, carré, coeur et pique!
Philémon, lui, fut frappé par cette surprise, et sa bouche
restait ouverte comme s'il vomissait quelque chose qui
ne sortait pas; mais en même temps il ne se prenait pas
trop au sérieux, car il savait, lui aussi, que personne
n'allait vraiment gagner cette partie, ni la perdre. Dans
ce jeu dont nous avions sagement inventé les règles de
toutes pièces, il n'y avait pas de notion de gain ou de
perte, ni même de victoire ou d'échec. Des gens qui
seraient arrivés et nous auraient observés sans avoir été
introduits à ce que nous faisions n'auraient en fait rien
compris au jeu auquel nous étions en train de jouer.
Disons que c'était plutôt spécial comme façon de jouer
aux cartes, car nous jouions sans vraiment jouer, en
l'absence de règles préétablies, et de finalité
quelconque. Le jeu consistait en une activité détournée
dont les cartes n'étaient qu'un mince subterfuge. Mais il
n'y avait pourtant rien d'élitiste ni de secret dans cette
activité. Seulement, il fallait y prendre part pour
comprendre, car le sens se construisait autant dans nos
têtes qu'entre nous, et simultanément, aussi. Une
étrange mais belle synchronie, et c'était aussi un but
indirect de cet exercice que celui de créer un état de
synchronie.
615
hermétique vue de l'extérieure, mais tout à fait
compréhensible pour quiconque y participe. Jouer aux
cartes, cela constituait un bon moyen de mener notre
activité hors du regard oppressif de l'ennemi, tout en
pouvant faire passer, et échanger entre nous nos
commandes.
J'enchaînai:
– Carte moi aussi. Je t'offre ça... le roi de trèfle.
– OK. Voilà qui semble bien... Un roi de trèfle... et
Dame de pique en coeur! Je la croise avec la tienne,
Béatrice. Ça te va?
616
étaient bien entendu des Dames, cela va de soi... Les
cartes issues d'une combinaison entre deux personnes
ou plus étaient gardées comme et une « recompilation
finale » s'imposait lorsque tout le monde avait vidé son
jeu dans des combinaisons, et cela signifiait que, « tous
les jeux étant faits » à ce moment, on devait alors piger
encore trois, six ou neuf cartes, en fonction
essentiellement du libre choix de chaque personne, puis
miser sur la plus haute combinaison possible du jeu, et
déterminer en groupe, l'un après l'autre, si elle était
adéquate avec les combinaisons déjà accumulées, soi en
passant ou en proposant une combinaison meilleure
avec d'autres. Un point important, le jeu en entier était
annulé si tout le monde passait son tour
consécutivement. Un point encore plus important, le
critère primordial pour déterminer si une combinaison
était acceptable était le consensus sur une idée, ou une
image, qui était représentée par une carte de catégorie
précise. Les chiffres représentaient des couleurs, les
signes de chaque catégorie, le trèfle, le carré, le coeur et
le pique, une tonalité, ou comme Sofia l'appelait si bien,
une « vibration ».
Il n'y avait pas de nom à ce jeu, car en fait nous l'avions
inventé sur le coup, spontanément, du désir de pouvoir
créer un fondement solide et sécuritaire à notre
imaginaire collectif. Toute infiltration ou corruption de
la part des Maîtres invisibles ce serait avérée néfaste,
voire catastrophique, car non seulement toute notre
expérience créative aurait échoué, mais nous aurions été
déjoués et piégés. Les temps étaient rigoureux, nous le
617
savions tous maintenant, et la surveillance de l'ennemi
était partout, même dans les airs, et probablement
même dans l'espace où nous étions.
– Ah ça non! Pas encore, il me reste mon dernier mot!
– Je te bats... prochain round!
– Qu'importe, personne ne gagne!
– Sûr! À toi de jouer, Sofia. Et oublie surtout pas que
je t'aime, infiniment.
– Gros philosophe, va! »
De sa propre initiative, elle me mit sa main entre mes
deux jambes, me caressant la cuisse, puis mon sexe,
affectueusement, généreusement, sans aucune retenue,
d'une façon, d'ailleurs, plutôt spontanée et totalement
imprévisible. Ma seule surprise, c'était que je ne me
sentais aucunement surpris de ce geste, un peu comme
s'il allait de soi... ou plutôt comme s'il n'était qu'un
événement conséquent, dans une suite quelque peu
étendue d'indices discrets, de gestes bien placés,
d'allusions ciblées et de regards distraits, chacun dans
l'âme de l'autre. Une réaction en chaîne, hors de
contrôle, qui tend vers quelque chose de grandiose,
d'audelà de nousmêmes. Quelle chose étrange quand
ça arrive, mais je ne saurais définir clairement ce que
c'est, je ne peux qu'abdiquer ou bien me défiler... et
parfois, comme dans ce casci, il arrive que ce soit plus
facile d'abdiquer. Les autres n'accordèrent pas
d'importance à cet échange venu de nulle part, un peu
comme si moi et elle nous étions isolés, pour seulement
quelques secondes, dans une sphère autre de la réalité.
618
Ce fut un moment doucement silencieux, bref et éternel
à la fois, qui s'imprima dans ma conscience, sur toute
l'étendue de ma conscience comme un soleil irradie un
vaste champ, pour y faire croître la vie.
Philémon jeta son Roi de Coeur sur la table, et Lemerle
misa son roi de trèfle, alors que les deux femmes
balancèrent en jetant leurs neufs, un de trèfle et l'autre
de carré. Moi, je me contentai d'observer la scène, et me
demander ce qui pouvait bien mijoter dans la tête de
Sophie. Un neuf de carré... personne ne s'y était
attendu, pas même ce rusé de Philémon, car lui aussi
croyait que Sophie allait lancer une autre carte que
celleci.
619
Qu'estce que font de véritables militants radicaux
lorsqu'ils sont en conseil révolutionnaire secret? Ils
jouent aux cartes...
620
s'agissait de rêves concrétisés en des mondes plutôt
simples et ordinaires, quoique splendides et radieux,
qui étaient bien entendu très malléables dans l'esprit de
tous et chacun.
Libres, nous pouvions maintenant créer.
* * *
C'était un endroit très petit, et plutôt glauque. Mais pas
plus que le reste des environs. La boutique était emplie
d'odeurs stagnantes comme incrustées à même le bois
et le plâtre des meubles, et des murs, au résultat de ce
qu'il me sembla être des décennies à être en exposition
constante aux parfums ambiants. En fait, si j'en étais
621
venu à constater, après quelques fouilles des lieux, que
le tenant n'était plus qu'un squelette reposant dans
l'arrièreboutique depuis quelques décennies, cela ne
m'aurait aucunement surpris. Mais ce ne fut pas le cas.
Sauf pour le petit comptoir de la caisse, les lieux étaient
presque entièrement encombrés par des meubles,
tiroirs, contenants et présentoirs qui contenaient tous
des herbes d'une multitude de variétés, à en juger leurs
couleurs et leurs textures. Étrangement, aucune d'entre
elles n'était identifiée par une étiquette ou quoi que ce
soit d'autre; ces centaines de contenants et de tiroirs à
herbes, ils n'affichaient aucune inscription sur leur
contenu! Sans parler que toute cette multitude était si
confondante que même avec des étiquettes pour
désigner chaque type d'herbe, ça aurait quand même
pris des heures avant de trouver l'encens désiré.
Le vieux bonhomme que je vis assis au comptoir fumait
sa pipe en lisant un vieux journal jauni, qui me semblait
dater des années '20. Et ça aurait pu bien l'être. Un
vieux type à l'air fruste, le visage comme du granit et
une barbe faite de fer barbelé. Je ne sais pas en fait, ce
qu'il faisait ici à vendre des encens, car on l'aurait cru
facilement être une sorte de trafiquant d'armes lettré,
provenant d'un quelconque pays de culture slave... Il
avait fait la guerre, c'était certain; et la prison,
probablement aussi.
622
« Haxor Maïen Schtrabe??? »
« Schtrabinshte? »
623
Bon. À ce moment je perdis espoir de me faire
comprendre verbalement. J'eus beau m'en remettre au
langage des signes comme dernier recours, tentant de
lui expliquer inefficacement bien sûr ce que je voulais
parmi cette multitude d'encens, mais tout ce que j'eus
comme réponse fut son visage restant figé et son regard
vide, absolument pas surpris ou interpellé par quoi que
ce soit. Un vendeur impossible, soit! Il ne me restait
plus qu'à utiliser le mot magique.
– Ah! » Le vieux sursauta et s'activa instantanément,
se mettant subitement à gesticuler et à marmonner
nerveusement, faisant penser à un jeune marin à la
barre d'un navire sur le point de heurter un
iceberg. Mais ce qui suivit fut plutôt confondant...
« Godo Vuèrna! Ramstilla marka mièn... »
Il semblait avoir compris. Le vieil homme me fit signe
d'attendre ici, et disparut dans l'arrièreboutique, qui
était ombre comme la nuit.
624
caisses de bois, et d'autres objets plutôt lourds et
solides. Je me disais qu'il devait chercher quelque chose
de gros dans l'entrepôt de l'arrièreboutique, et me
demandais comment il pouvait y avoir tant de
marchandise dans un magasin si moribond et isolé du
reste du monde, ou de ce qu'il en restait. Le brassage
s'arrêta enfin, et il s'exclama en disant quelque chose
comme « Balaçia! ».
Et balaçia! Il avait trouvé. Mais à ma grande surprise, le
vendeur d'encens ne revint pas avec l'item que je lui
avais demandé. Entre ses mains, il ne tenait au
aucunement un sac d'encens ou quoi que ce soit d'autre
qui pouvait contenir de l'herbe. Il forçait plutôt, de ses
vieux bras rugueux et rocailleux, à porter un objet lourd
et massif, fait presque entièrement dans du fer forgé.
L'objet avait une structure élaborée et complexe. Il
m'était familier, mais cela devait faire au moins deux
décennies que je n'en avais pas vu, du moins en état
fonctionnel. Une machine déjà archaïque, d'une époque
maintenant oubliée.
625
mes yeux. Elle l'avais toujours été, de toute façon;
seulement que je n'avais jamais eu l'audace de la
ramasser, et de l'utiliser à cette fin. Même chose pour les
millions de personnes qui l'ont déjà vu, et en ont même
fait l'usage... seulement ceux et celles qui sont parvenus
à maîtriser le langage, celui de la Création, ont pu
comprendre les véritables rouages et usages de cet
instrument. Seulement ces gens ont pu comprendre que
la machine dépassait son usage apparent, qu'audelà de
l'outil, il y avait une fonction suprême, accessible
seulement par la voie du code secret. Soit, cette
machine, elle était une manifestation de la Machine, une
des rares manifestations qui existaient en ce monde.
Même plus qu'une manifestation; sa réflexion, sa
métaphore. Oui, sa métaphore.
« De la salvia, force vingtcinq... Une putain de bombe
neurologique assez puissante pour catapulter n'importe
626
qui direct dans le cosmos, et lui faire même visiter le
centre de la galaxie, en plus. Voyager sans se déplacer! »
je fus ahuri d'entendre parler le vieil homme en
français, et en plus dans un français parfaitement
maîtrisé, même avec un léger accent du coin. Je me
doutai vite que son langage extraterrestre, futil
authentique ou non, ne devait être qu'une ruse servant
à déjouer les personnes suspectes, et les agents de
l'Ordre probablement aussi. Le langage est une barrière
si terriblement efficace. « La sauge divinatoire, la
drogue des chamanes, c'est le tabac des dieux! »
Je me doutais que ce n'était pas pour rien qu'il m'offrit
la machine avec la salvia. La consommation de cette
drogue devait sûrement être nécessaire à une utilisation
appropriée de la machine, en accédant à la connaissance
des codes permettant de l'opérer par selon sa fonction
cachée. Tout avait du sens, maintenant.
Je lui jetai sur le comptoir les quelques billets qu'il me
restait dans les poches. Ne les voyant même pas le
magasinier me fit signe du revers de la main avec une
expression de félicité, comme s'il avait accompli la
dernière bonne oeuvre de sa carrière, peutêtre de sa
vie, que je n'avais qu'à prendre le tout, de partir avec et
d'en faire bon usage. Or je pars ainsi, la drogue dans les
poches, et la Machine entre mes mains.
Je n'ai plus vraiment de chez moi depuis que je me suis
fait éveiller la conscience. En fait, je n'ai ai plus aucun,
du tout. Ma maison de campagne avec Irina, c'était un
627
rêve, un qui est toujours vivant et accessible, mais mon
destin, je le sais maintenant, est dans l'errance,
l'éphémère, et pour un certain temps la divine solitude.
Or quelque part, parmi les petites rues labyrinthiques
de ce district oublié par la civilisation, il y avait un
endroit pour ma nouvelle existence, pas loin de là. Je
tombai sur ce nouvel entrepôt de chaussures désaffecté.
Pas très grand, mais suffisamment confortable et
sanitaire à mon goût. J'y trouvai une petite cuisine de
convenance ainsi qu'une minuscule toilette, et l'eau y
fonctionnait toujours. Je m'installai au deuxième étage,
dans une pièce qui donne sur la rue, équipée d'un
bureau, de chaises, d'une petite bibliothèque vide, de
classeurs et même d'un vieux frigo. Il semble que ce fut
le bureau d'un gérant des lieux, mais peu importe, ça
me convenait. Je dépose la lourde Machine sur le
bureau, et me prépare une chiquée de salvia.
Personne ne me trouvera ici, encore si quelqu'un pense
pouvoir me trouver dans un tel quartier mort et sans
intérêt. Je suis seul, libre et caché, or rien ne peux
m'arrêter maintenant, pour faire ce à quoi toute cette
quête m'a mené...
628
Me faire dieu.
C'est la seule solution qu'il me reste. N'y en atil jamais
eu d'autres, de toute façon? Probablement pas. Devenir
un dieu est la seule façon de me libérer de ce Tout
mensonger, sinon je ne deviendrai qu'une forme abjecte,
insignifiante parmi une multitude encore plus
insignifiante de créatures bassement soumises, au jour
le jour, à un système invisible de servitude dont elles
ont depuis longtemps oublié la raison d'être, n'y en at
il jamais eu une.
Je vais m'asseoir face au clavier de la Machine et puis
me mettre à écrire. C'est la solution. Écrire quoi? Je n'en
sais rien. Tout ce que j'espère, c'est que tous ceux qui,
comme moi, ont découvert la Vérité se mettront eux
aussi à refaire le monde avec moi, tel qu'il devrait
l'être... et tel qu'il le deviendra réellement aussi.
L'empire s'est effondré maintenant, tombé dans son
propre piège, celui qu'il tendit aux masses humaines, et
le réel est à présent entre les mains de tous ceux qui
veulent le créer, et qui font l'effort pour ce faire. Ce sont
eux, maintenant, les Maîtres invisibles... ceux qui,
comme moi, se trouvent derrière le clavier. Créer
l'Univers est la seule façon de m'en libérer et d'être
souverain.
Il ne me faut qu'un nom pour cela. Choisir un nom. Un
nouveau nom. Il me faut un pseudonyme. Une identité
pour tout refaire à zéro, et pour symboliser la première
pierre sur laquelle se bâtira ce nouvel édifice, plus que
629
pour me cacher derrière elle. Et un nom, il n'y en a
qu'un qui me vient en tête. Docteur Solis. Carlos Solis,
PhD en neurolinguistique.
Pour le titre de cette oeuvre, ça viendra plus tard.
Puis avec la Machine, je tape les tout premiers mots de
l'Univers, le Verbe originel de la Genèse:
Je suis...
630
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Christian Thiffault, 2007
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