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Volume I
Interdisciplinarité et
sciences humaines
Volume I
Unesco
Les idées et les opinions exprimées dans cet ouvrage sont celles des auteurs et ne
reflètent pas nécessairement les vues de l'Unesco.
Publié en 1983
par l'Organisation des Nations Unies
pour l'éducation, la science et la culture,
7, place de Fontenoy, 75700 Paris
Imprimerie des Presses Universitaires de France, V e n d ô m e , France
I S B N 92-3-201988-4
© Unesco 1983
Préface
Introduction 9
Tom Burton Bottomore
* Ce projet fut interrompu, entre autres, par la guerre. Seule l'introduction de l'encyclopédie
fut achevée et éditée en deux volumes sous le titre Foundations of the unity of science,
publiés par Otto Neurath, Rudolf Carnap et Charles Morris, Chicago, University of
Chicago Press, 1969.
Introduction 13
inclus dans une analyse économique, des éléments de théorie économique inté-
grés dans une analyse sociologique, des éléments de recherche historique dans
des études économiques ou politiques, etc. C'est en procédant de la sorte qu'on
aboutit à la coopération organique entre les membres d'une équipe, recom-
m a n d é e par Jun U i . C e dernier a d'ailleurs indiqué les limites de l'interdisci-
plinarité sous sa forme la plus courante et Kenneth Boulding a approfondi
cette question. Tout d'abord, note-t-il, le m o u v e m e n t de recherche pour la
paix, interdisciplinaire par la composition de son personnel et la nature des
problèmes auxquels il s'attaque, l'est beaucoup moins au niveau d u contenu
des études qu'il édite : « E n gros, les experts en science politique s'occupent de
science politique, les sociologues de sociologie, les économistes d'économie, etc. »
Ensuite, il semble que, lorsqu'elle existe, l'interdisciplinarité soit due à quelques
individus, et n o n à une rencontre proprement dite entre disciplines. Kenneth
Boulding nous fait u n compte rendu révélateur de ce que ses contacts inter-
disciplinaires lui ont apporté et il pense que d'autres experts ont sans doute
connu des expériences semblables à la sienne, tout en apprenant d'autres
choses. Mais, remarque-t-il, tout cela reste encore loin de la réunion de tous
ces processus d'apprentissage en une science unifiée. Il semble, en effet, qu'une
nouvelle spécialité soit en train de voir le jour, à savoir celle qu'exercent tous
les experts qui se consacrent à la recherche interdisciplinaire sous ses diverses
formes.
Les thèmes dont traitent les présentes communications et les méthodes
qu'elles indiquent soulèvent, à m o n avis, deux grandes questions. Premiè-
rement, l'interdisciplinarité représente-t-elle u n objectif important et digne
d'être poursuivi ? Deuxièmement, si c'est le cas, peut-on œuvrer à la réalisation
de cet objectif de manière consciente et par u n travail planifié ?
E n réponse à la première question, je pense que, c o m m e le montrent
plusieurs communications d u présent ouvrage, c o m m e , d u reste, l'histoire
générale des sciences et de la philosophie, il y a toujours eu, parallèlement à la
volonté des savants de développer aussi rigoureusement que possible leurs disci-
plines respectives, une tendance aussi forte à travailler à la frontière des
différentes disciplines, à les relier les unes aux autres, à les inscrire sur une
sorte de carte générale des connaissances et m ê m e à rechercher u n système
unifié regroupant ces dernières. Par conséquent, il faut reconnaître qu'il y a
toujours eu, au cours de l'histoire, des penseurs qui considéraient que l'inter-
disciplinarité est souhaitable et qu'elle revêt m ê m e une importance vitale.
Bien sûr, la nécessité d'un travail interdisciplinaire a été plus ou moins forte
selon les époques, car, parallèlement à la fragmentation de l'activité intellec-
tuelle et culturelle, qui n'est pas sans causer quelques difficultés, nous assistons
à une véritable intégration des activités économiques, sociales et culturelles,
intégration génératrice de problèmes qui, pour être étudiés, doivent être placés
dans une large perspective impliquant une coopération entre plusieurs
disciplines.
O n peut donc s'attendre à une recrudescence des efforts visant à unifier
la connaissance grâce à de nouvelles philosophies de la science, à l'apparition
16 Tom Burton Bottomore
révélés moins efficaces en tant que véhicules d'un ensemble cohérent de connais-
sances et d'idées, moins aptes à préparer les étudiants à des recherches plus
approfondies et plus importantes. Cependant, l'enseignement interdiscipli-
naire est une question qui mérite d'être étudiée plus en détail.
Les essais suivants expriment des points de vue divers. Néanmoins, je
pense qu'il en ressort des points c o m m u n s que l'on pourrait résumer c o m m e
suit : pour qu'il y ait interdisciplinarité, il faut qu'il y ait des disciplines;
l'interdisciplinarité se développe à partir des disciplines elles-mêmes, sans que
l'on puisse prédire ni planifier son évolution; mais elle peut également modifier
ces disciplines, apportant parfois — ne serait-ce que temporairement — u n e
certaine unité des connaissances, o u encore suscitant de nouvelles disciplines.
A l'instar de la spécialisation et de la formation des disciplines, l'interdisci-
plinarité a toujours joué u n rôle essentiel dans le développement de la
connaissance, elle a révélé de nouveaux problèmes et poussé les experts à
proposer de nouveaux types d'analyse.
Première partie
Histoire et fondements
Chapitre premier
Qu'est-ce que
rinterdisciplinarité ?
M o h a m m e d Allai Sinaceur
étonner les puristes qui auraient pu y dénoncer, ajuste titre, une confusion des
genres. Mais la question n'était pas là. Certes, la physique mathématique a créé
une théorie nouvelle, dont l'essentiel est qu'elle était une théorie de l'expé-
rience, alors qu'il était difficile d'accorder, avant la consécration galiléenne qui
est elle-même le résultat d'un long cheminement, u n statut théorique à quelque
chose qui était considéré c o m m e étant plutôt de l'ordre de l'expérimental. Sur
le plan de la sociologie historique, nous rencontrons ici une situation complexe
qui ne peut être éclairée que par des convergences multisectorielles : la ren-
contre — si elle est possible — de l'enquête historique et sociale, de l'histoire
des sciences et des techniques, de l'histoire des idées, etc. Mais l'essentiel est
ailleurs : il est dans les caractéristiques de cette interdisciplinarité qui ne disait
pas son n o m . L e fait m ê m e qu'elle ne puisse pas être éclairée par une analyse
partielle ou unilatérale révèle sa complexité. Toutefois, il s'agit évidemment
d'un savoir, o u plus exactement d'une connaissance, théorique s'il en fut,
ainsi qu'en témoignent ses créateurs : des esprits ouverts, des savants curieux
des techniques de leur temps, soucieux de les perfectionner, travaillant eux-
m ê m e s au développement d u savoir pur et appliqué. C e fait, qui matérialisait
l'unité des sciences de ce temps en permettant à d'aucuns de tout acquérir
des connaissances disponibles et utiles, cache une condition essentielle de la
connaissance interdisciplinaire : la compétence dans les domaines appelés à
coopérer. O r , si, au niveau où était la science d u temps de Galilée ou de
Huygens, cette condition pouvait être garantie, il n'en est plus question aujour-
d'hui. Il en résulte que celui qui applique une discipline au domaine d'une
autre se borne à appliquer une méthode, o u à en inventer une qu'il appartient
à une autre discipline de rendre rigoureuse. O n cite souvent l'exemple des
physiciens ayant appliqué des méthodes mathématiques qui ont rendu néces-
saire, pour leur légitimation, la création d'une nouvelle théorie. L'analyse clas-
sique est dominée par le problème des calculs pour lesquels il fallait créer les
idées correspondantes, mais les plus fameux sont fournis par la théorie clas-
sique des fonctions et, plus récemment, par la théorie des distributions, occasion
d'autres extensions de la notion de fonction.
Toutefois, il ne peut nous échapper que, lorsque Fourier o u Dirac ont
imaginé tel calcul qui n'était d'abord qu'un calcul couronné de succès, ils n'ont
pas organisé une rencontre avec des mathématiciens pour le faire. Ils étaient
suffisamment imprégnés d'une expérience conceptualisée, mathématisée, pour
que le langage dont ils avaient besoin leur semblât profondément inscrit dans
la nature des choses. C'est sans doute pour cette raison que jamais on n'a parlé
d'interdisciplinarité à leur sujet. Il semblait évident que le rapport entre deux
disciplines était trop essentiel pour être organisé, trop interne pour se trouver
à u n carrefour. C'est pour cela que les autres disciplines qui ont eu à s'éman-
ciper de leur état préscientifique ne l'ont pas fait en imitant directement d'autres
disciplines, mais en définissant d'abord leur objet, leur projet et leur c h a m p .
C'est une fois constitué le cadre de cet horizon que l'emprunt ou l'application
de méthodes étrangères devenait fructueux, mais aussi exigeant puisqu'il
demandait toujours la multiplication des compétences. Appliquant l'analyse
24 Mohammed Allai Sinaceur
précises. C'est donc dans toutes les sciences appliquées, sociales o u non, que
l'interdisciplinarité trouve les lieux o ù elle se greffe. Ainsi, tant que la biologie
moléculaire est u n m o y e n de connaissance, il s'agit d'une science qui, en tant
que telle, ne pose pas de problème, n'exige pas, pour la raison qu'elle est une
biologie fondée sur la biochimie, d'être appelée spécialement interdisciplinaire.
E n revanche, dès que cette branche d u savoir donne lieu à u n engineering,
celui-ci introduit, parce qu'il est essentiellement applicateur, donc au service
d'un utilisateur, une problématique interdisciplinaire, en raison d u fait qu'il
ouvre la science à l'intervention d'un jugement extérieur : ainsi, la suspicion
jetée sur lesfinalitésde certaines applications du savoir é m a n e d'une « instance »
formée de scientifiques, de philosophes, d'historiens et de sociologues qui ont
proclamé que les conséquences possibles de la connaissance doivent être sciem-
ment incluses, parmi les directions de la recherche, dans le domaine de la
connaissance elle-même. Il va sans dire que le savoir est situé dès lors dans
une tension, dans une dialectique des points de vue qui nourrit et fait fleurir
les études interdisciplinaires susceptibles d'étayer telle conception o u celle(s)
qu'on y oppose. Le résultat est l'exigence d'une politique du savoir qui relègue
à l'arrière-plan la question d u savoir de la politique, qui posait, malgré
ses illusions, le véritable problème de la décision, de l'action et de la
politique.
Et, de fait, l'attitude interdisciplinaire consiste à se préoccuper de la
corrélation irréductible à la simple juxtaposition, à la collection des verdicts
particuliers énoncés à partir d'une spécialité. L a raison en est que la visée
interdisciplinaire ne peut se satisfaire de cette « synthèse », car, si une disci-
pline ne suffit pas à donner un contenu significatif à l'action qu'on veut entre-
prendre, une multidiscipline ne le peut pas non plus. L'interdisciplinarité est
plutôt l'association de 1' « information » procurée par plusieurs disciplines à
l'actefinal,qui est d'une nature si complexe que c'est sans doute à lui qu'elle
doit son caractère « obscur » du point de vue des exigences scientifiques pures,
généralement satisfaites là où une certaine homogénéité du c h a m p d'exercice de
la connaissance est acquise, m ê m e dans les cas non triviaux, c o m m e celui de la
génétique, cas « interniveaux » puisqu'il associe une structure chimique interne
du niveau moléculaire, le chromosome, avec le phénotype global de l'orga-
nisme, ce qui, d'ailleurs, pose des problèmes qui sont loin d'être résolus. D a n s
l'interdisciplinarité, c'est lafinalitépratique qui détermine le découpage des
faits à étudier; c'est d'elle que ceux-ci reçoivent la transmutation nécessaire à
l'objectivation des phénomènes, c'est-à-dire à leur présentation « scientifique ».
Rien ne le montre mieux que le lieu sur lequel s'est formée une pratique inter-
disciplinaire exemplaire : la recherche opérationnelle.
C e n'est pas u n hasard si la recherche opérationnelle est née des préoc-
cupations liées à la guerre moderne. A m o r c é e dès la première guerre mondiale,
elle s'est amplement développée au cours de la seconde. Son ambition fut de
parvenir à un traitement scientifique des situations militaires, ce qui impliquait
la prise en considération, dans la recherche, de tous les moyens mis à la dispo-
sition de ceux qui conduisaient la guerre, et notamment des facteurs écono-
Qu'est-ce que Vinterdisciplinarité ? 27
* D n'est peut-être pas sans intérêt de voir comment ce problème s'est posé exactement.
M o n g e l'a formulé en ces termes : « Lorsqu'on doit transporter des terres d'un lieu
dans un autre, on a coutume de donner le n o m de "déblai" au volume des terres que
l'on doit transporter, et le n o m de "remblai" à l'espace qu'elles doivent occuper
après le transport. Le prix du transport d'une molécule étant, toutes choses égales
d'ailleurs, proportionnel à son poids et à l'espace qu'on lui fait parcourir, et par
conséquent le prix du transport total devant être proportionnel à la s o m m e des
produits des molécules multipliées chacune par l'espace parcouru, il s'ensuit que, le
déblai et le remblai étant donnés de figure et de position, il n'est pas indifférent que
telle molécule du déblai soit transportée dans tel ou tel autre endroit du remblai,
mais qu'il y a une certaine distribution à faire des molécules du premier dans le second
d'après laquelle la s o m m e de ces produits sera la moindre possible et le prix du transport
total sera un m i n i m u m . » {Histoire de VAcadémie royale des sciences, 1781, p . 666,
Paris, 1784.)
28 Mohammed Allai Sinaceur
époques les plus fécondes, affirment ce thème de l'unité qui doit être maintenue
sous peine d'éclatement et d'anarchie épistémologique.
A u x origines de la science moderne, avant m ê m e que le mécanisme ait
acquis la rigueur et la précision que lui conféreront Galilée et Descartes, Francis
Bacon, prophète plutôt que savant, propose une sorte d'utopie de l'unité d u
savoir dans son écrit posthume La nouvelle Atlantide (1627). Cet essai roma-
nesque décrit la Maison de Salomon, centre interdisciplinaire de recherche
scientifique au service de l'humanité dans une île au trésor o ù règne la sagesse.
L'utopie baconienne est le modèle, o u la maquette, des sociétés et académies
scientifiques dont la constitution est u n fait majeur dans l'histoire d u savoir
au x v n e siècle. Le rassemblement des savants de bonne volonté dans des assem-
blées patronnées par les souverains ne consacre pas seulement l'importance
sociale et économique de la science dans les temps modernes, il atteste une
préoccupation de communication entre les disciplines dont les spécialistes se
rencontrent dans un m ê m e lieu et un v œ u d'unité. U n e idéologie, ou une utopie,
de l'interdisciplinarité sous-tend ces institutions dont l'importance ne cessera
de croître au cours des siècles à venir.
L ' u n des artisans les plus efficaces de la création des académies scienti-
fiques fut Leibniz (1646-1716), esprit universel, philosophe et h o m m e de génie,
en qui l'on doit reconnaître l'un des maîtres de la connaissance interdiscipli-
naire. « Le genre humain, considéré par rapport aux sciences qui servent à notre
bonheur, écrit Leibniz, m e paraît semblable à une troupe de gens qui marchent
en confusion dans les ténèbres, sans avoir ni chef, ni ordre, ni mot, ni autre
marque pour régler la marche et pour se reconnaître. A u lieu de nous tenir
par la main pour nous entreguider et pour assurer notre chemin, nous courons
au hasard et de travers et nous heurtons m ê m e les uns contre les autres, bien
loin de nous aider et de nous soutenir [...]. O n voit que ce qui pourrait nous
aider le plus, ce serait de joindre nos travaux, de les partager avec avantage
et de les régler avec ordre; mais à présent on ne touche guère à ce qui est
difficile et que personne n'a encore ébauché, et tous courent en foule à ce que
d'autres ont déjà fait, o u ils se copient et m ê m e se combattent éternel-
lement3... » Bien avant Leibniz, l'illuminé et pédagogue tchèque Jan A m o s
K o m e n s k y (Comenius) avait fortement dénoncé, en 1637, le scandale de
l'éclatement d u savoir en disciplines sans lien les unes avec les autres (dilacerado
scientiarumf; le remède à ce déchirement interne serait la pédagogie de l'unité
(pansophia). U n e science véritable, quelle qu'elle soit, ne peut se constituer iso-
lément et se maintenir dans u n égoïsme épistémologique, en dehors de la
communauté interdisciplinaire d u savoir et de l'action.
Cette préoccupation unitaire est une des caractéristiques majeures de la
pensée des lumières. L e progrès des sciences et des techniques au cours d u
xvra e siècle s'inscrit dans l'horizon d'une réformation générale de la condition
humaine. Le thème de l'Encyclopédie, développé en France sous la direction de
d'Alembert et de Diderot, illustre cette visée rationnelle d'une unité dans la
diversité des savoirs et des pratiques. L'ordre alphabétique d u dictionnaire
se révèle mal adapté à ce projet d'intelligibilité unitaire; il juxtapose selon la
34 Georges Gusdorf
seule norme des hasards de l'écriture une immense masse de données dont la
cohérence interne échappe au lecteur. C e qui est ainsi proposé c o m m e successif
et fragmenté devrait apparaître c o m m e solidaire dans la contemporanéité d'une
saisie idéale. Ainsi serait retrouvée l'inspiration de Yenkuklios paideia des
Anciens, de Vorbis doctrínete des rhéteurs romains, enrichie de tous les apports
des sciences modernes depuis la Renaissance. Cette relation du multiple à l'un,
qui préside à l'édification d u m o n u m e n t de Y Encyclopédie, est clairement indi-
quée dans certains textes clés rédigés par les maîtres d'oeuvre de l'immense entre-
prise, en particulier dans le Discours préliminaire de d'Alembert, dans l'article
« Encyclopédie », œuvre de Diderot, et dans l'article « Éléments des sciences »,
dû à d'Alembert.
Le projet encyclopédique vise à rassembler et condenser l'immense masse
du savoir disponible dans u n espace de plus en plus restreint. Miroir où se
projette la totalité du domaine mental, VEncyclopédie doit non seulement juxta-
poser les données des sciences, mais aussi ordonner rationnellement les disci-
plines les unes par rapport aux autres et tenter de réaliser une extraction des
racines c o m m u n e s d u savoir. L'analyse dégage les etymologies solidaires de la
connaissance; en remontant jusqu'aux origines, elle permet de remédier aux
effets néfastes de la division d u travail intellectuel, grâce à la mise en œuvre
d'une méthode d'épistémologie génétique développée par les meilleurs esprits
du xviu e siècle. Selon d'Alembert, chaque discipline peut être considérée
c o m m e le développement de quelques principes fondamentaux; il doit être pos-
sible de parvenir à un degré supérieur de formalisation, à une axiomatique des
axiomatiques : « L'ordre encyclopédique de nos connaissances [...] consiste à
les rassembler dans le plus petit espace possible et à placer, pour ainsi dire, le
philosophe au-dessus de ce vaste labyrinthe dans u n point de vue fort élevé
d'où il puisse apercevoir à la fois les sciences et les arts principaux6. » C e qui
revient à dire que « l'univers, pour qui saurait l'embrasser d ' u n seul point
de vue, ne serait, s'il est permis de le dire, qu'un fait unique et une grande
vérité8 ».
L a dispersion des connaissances, si elle correspond aux nécessités de la
division du travail intellectuel, ne doit pas entraîner des incompatibilités ou des
contradictions entre les chercheurs et les résultats de leurs travaux. L'unité de la
science cautionne la solidarité de l'équipe des encyclopédistes; elle permet de
compter sur l'avancement harmonieux du savoir pour le bénéfice de l'humanité.
V e n u de Locke, le thème de l'épistémologie génétique, qui permet de ramener
toutes les disciplines à leur source c o m m u n e , avait été repris et développé par
Condillac, maître à penser des encyclopédistes. D a n s la m ê m e perspective, cette
inspiration sera, à la génération suivante, celle des Idéologues, philosophes et
savants contemporains de la Révolution française, dont ils sont des partisans
résolus. Les Éléments d'idéologie de Destutt de Tracy fournissent l'exposé le
plus complet de cette doctrine, qui s'efforce de ramener l'ensemble des disci-
plines d u savoir à des principes c o m m u n s , repris de Condillac et quelque peu
améliorés. D e sa théorie de la connaissance, Tracy tire les éléments du droit, de
l'économie politique, de la morale et de la pédagogie; d'autres membres d u
Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire 35
différents, plus o u moins compatibles entre eux; il existe des zones o ù les indi-
cations abstraites et concrètes se composent dans des proportions variables.
Il ne suffit pas de faire entrer quelques jalons et repères mathématiques en bio-
logie o u en histoire, de mobiliser u n appareil statistique en économie poli-
tique ou en sociologie pour être assuré que l'essence de la réalité historique,
psychologique o u biologique entre sous la juridiction des normes logico-
mathématiques moyennant la mise entre parenthèses de l'individuel, d u
hasard, de l'aberration o u de l'accident. Lorsque Piaget o u Lévi-Strauss
éliminent de leurs recherches la conscience humaine, considérée c o m m e une
quantité négligeable, u n sous-produit des automatismes intellectuels, ils se
donnent u n peu vite cause gagnée; ils rejettent des circuits de leur spéculation
ce résidu irréductible qui empêche l'axiomatique de se fermer sur elle-même.
L a pluralité des disciplines de la connaissance implique une diversité des
approches dont aucune ne peut prétendre absorber toutes les autres. Le thème
de l'interdisciplinarité ne désigne pas la recherche d ' u n plus petit c o m m u n
multiple o u d'un plus grand c o m m u n diviseur; il évoque l'espace épistémolo-
gique global au sein duquel se déploient les savoirs particuliers, c o m m e autant
de cheminements dans l'inconnu. Ces savoirs plus o u moins avancés, plus o u
moins parfaits, sont séparés par un no man's land intellectuel, par u n « domaine
interstitiel », région des confins o ù se nouent, dans l'obscurité o u dans Je clair-
obscur, des communications indispensables. U n degré minimal d'interdisci-
plinarité est indispensable; toutes les disciplines se rassemblent matériellement
dans le territoire d u savoir; toutes, en dépit de leurs formulaires spécialisés,
s'inscrivent en fin de compte dans l'unité d ' u n m ê m e langage humain. A ce
niveau élémentaire, la conscience interdisciplinaire est d'abord exigence de
communication; l'ignorance mutuelle, le régime de neutralité armée qui règne
dans l'université ont tout de m ê m e des limites. Les spécialistes de chacun des
ordres de la connaissance, en dépit de leur étroitesse d'esprit, doivent admettre
que leur discipline, si elle existe d'abord en elle-même et pour elle-même, existe
aussi dans la communauté de toutes les autres.
A l'idée d'une intelligibilité sur u n seul plan, le thème de l'interdiscipli-
narité oppose la perspective d'une surdétermination de l'intelligibilité humaine.
C e qui caractérise l'espace vital où se déploie l'existence des h o m m e s , c'est la
surcharge des significations, qui empiètent les unes sur les autres, s'annulent,
s'opposent o u se multiplient. A u x particularismes des connaissances indisci-
plinées se superpose l'exigence d'une mutualité, d'une convergence des savoirs.
Chaque science, parce qu'elle prétend à la rigueur, possède sa logique propre,
qui la referme sur elle-même, dans lafidélitéà ses partis pris. Vouloir à tout prix
faire entrer ces logiques les unes dans les autres, en les soumettant à l'autorité
d'un langage unitaire, c'est présupposer ce qui est en question, c'est nier la
pluridimensionnalité de l'être humain. L a compréhension de ce pluralisme
requiert la mise en œuvre d'une intelligibilité d'un type radicalement différent.
L a recherche d u fondement interdisciplinaire de la connaissance ne peut
se réduire à u n savant calcul en vue de l'établissement d'une formule magique
en laquelle communieraient les savants de toutes les sciences. Cette superscience
Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire 49
n'ajouterait rien aux sciences particulières qu'elle prétend fédérer, sinon une
rhétorique de plus, superposée à celles qui existent déjà. L'unité interdiscipli-
naire ne peut avoir qu'un caractère eschatologique; elle désigne, dans une visée
prophétique, la configuration de l'être humain, en fonction de laquelle
s'ordonnent les diverses approches d u savoir, c o m m e une ouverture maintenue
par-delà les fermetures de tous les circuits rationnels. L a prétention à constituer
un système d'intelligibilité unitaire formaliserait la situation épistémologique
prise dans les glaces d'une axiomatique valable de tout temps. O r l'histoire de la
connaissance enseigne l'usure des absolus et le déclin des certitudes. Tous ceux
qui ont pris une option sur l'avenir ont vu leurs illusions rapidement déçues, et
nous assistons à une accélération de ces mises à la retraite des dogmatismes
prématurés ; l'irrésistible triomphe d u structuralisme est suivi d'un non moins
irrésistible déclin. Inflations et dévaluations sont aussi fréquentes dans le
microcosme intellectuel que dans le macrocosme économique.
O n peut diagnostiquer dans les rhétoriques logico-mathématiques de notre
temps une expression majeure de la nouvelle barbarie contemporaine; elles
manifestent la perte d u sens de l'humain, la disparition des grandes images
régulatrices qui préservaient lafigurede l ' h o m m e dans u n m o n d e à sa mesure.
Les théorèmes de la science unitaire, déliés de toute référence à la figure
humaine, sont des vérités devenues folles. Est aliénée et aliénante toute science
qui se contente de dissocier et de désintégrer son objet. Il est absurde et vain de
prétendre constituer une science de l ' h o m m e si cette science ne trouve pas dans
l'existence humaine son point de départ et son point d'arrivée. D a n s de trop
nombreux cas, les « sciences humaines » telles qu'on les pratique aujourd'hui
ne nous proposent que les produits de décomposition d'un cadavre.
Le temps est venu d'une inversion du sens de la marche. U n e nouvelle
épistémologie interdisciplinaire ne serait plus la réflexion des savants en chaque
science sur leur propre savoir, délectation morose dans le superbe isolement
d'un discours qui se prend lui-même pour objet. Les maîtres de notre époque,
renonçant à leurs particularismes, doivent rechercher en c o m m u n la restau-
ration des significations humaines de la connaissance, car le savoir représente
l'une des formes de la présence de l ' h o m m e à son univers, u n aspect privilégié
de l'habitation de l ' h o m m e dans le m o n d e . Il faut retrouver les contacts perdus
et restaurer l'alliance traditionnelle entre la science et la sagesse.
C e qu'on appelle aujourd'hui connaissance interdisciplinaire n'est le plus
souvent qu'une systématisation des habitudes mentales en vigueur parmi les
docteurs de l'Occident. L e présupposé régulateur demeure l'image d u civilisé,
adulte et titulaire d'une graduation dans le domaine des sciences exactes, ce qui
laisse de côté la majeure partie de l'humanité, laquelle vit en dehors de la sphère
d'influence de la culture occidentale, ainsi d'ailleurs que l ' h o m m e de la rue dans
toute l'étendue de l'Occident. L a science unitaire est une société secrète, réservée
à quelques initiés et à leurs rares disciples, amateurs de spéculation pure, tels les
savants spécialistes du Jeu des perles de verre, le beau r o m a n de H e r m a n n Hesse.
Les tentatives contemporaines d'intelligibilité systématique perpétuent
jusqu'à nos jours l'égocentrisme occidental de l'intellectualisme triomphant, dans
50 Georges Gusdorf
Notes
14. E . du Bois Reymond, Kulturgeschichte und Naturwissenschaft, 2° Auflage, p. 42, cité dans
A . W . Hoffmann, Rektoratsrede à l'Université de Berlin, 15 octobre 1880 ; Revue
internationale de l'enseignement, t. I, p. 165, 1881.
15. Discours de M . Charles D u p u y , président de la Commission de l'enseignement supérieur,
dans « L'instruction publique au Sénat », Revue internationale de Venseignement,
t. LXII, p. 259, 1911.
16. Voir H . Japiassu, Interdisciplinaridade e Patología do saber, Rio de Janeiro, Imago
editora, 1976.
17. P . Delattre, article « Interdisciplinaires (Recherches) », dans Encyclopaedia universalis,
Organum, p. 387, 1973.
18. Ibid., p. 388.
19. Condillac, La langue des calculs, 1.1, p. 248, an X , Paris, 1801. L'ouvrage est demeuré
inachevé.
20. Voir A . Lunares, Raymond Lulle, philosophe de l'action, Grenoble, Presses universitaires,
1963.
21. Voir L . Couturat, La logique de Leibniz, Paris, 1901.
22. R . Boudon, « Modèles et méthodes mathématiques », dans Tendances principales de la
recherche dans les sciences sociales et humaines, t. I : Sciences sociales, p. 682-683,
Paris/La Haye, Mouton/Unesco, 1970.
23. J. Piaget, « Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire et mécanismes
c o m m u n s », ibid., p. 571.
24. Ibid., p. 570.
25. Ibid., p. 562.
26. Ibid., p. 625.
27. Ibid., p. 570.
28. Ibid., p. 570-571.
29. Propos de Claude Lévi-Strauss dans une interview publiée par la revue Esprit, p. 640,
nov. 1963.
30. E . Morin, L'unité de l'homme. Invariants biologiques et universaux culturels, E . Morin et
M . Piattelli-Palmarini (dir. publ.), p. 749-750, Paris, Seuil, 1974.
31. Ibid., p . 750.
Chapitre III
L'approche interdisciplinaire
dans la science d'aujourd'hui :
fondements ontologiques
et épistémologiques,
formes et fonctions
Stanislav Nikolaevitch Smirnov
Introduction
L'interdisciplinarité est actuellement u n des problèmes théoriques et pratiques
les plus essentiels pour le progrès de la science. L e concept d'unité interne des
diverses branches d u savoir, celui de leurs relations et actions réciproques
occupent une place de plus en plus grande dans l'analyse philosophique, métho-
dologique et sociologique, ainsi que dans l'analyse scientifique concrète des
caractéristiques d u progrès scientifique dans le m o n d e d'aujourd'hui. L a solu-
tion des problèmes nombreux et complexes de l'interdisciplinarité apparaît
c o m m e une des prémisses théoriques les plus importantes pour la compréhen-
sion des processus fondamentaux d u développement scientifique et technique,
de sa relation avec le progrès social. Aussi les recherches théoriques et métho-
dologiques y afférentes y jouent-elles u n rôle capital. C'est ce que cet article
souhaiterait démontrer.
D a n s son acception la plus générale et la plus abstraite, l'interdisci-
plinarité consiste, dans le domaine de la science, en u n certain rapport d'unité,
de relations et d'actions réciproques, d'interpénétration entre diverses branches
d u savoir n o m m é e s « disciplines scientifiques ». D e la théorie des systèmes, il
découle que la structure et les fonctions de toute relation d'interdisciplinarité
se définissent dans une grande mesure par les éléments — c'est-à-dire les disci-
plines — entre lesquels s'établit cette relation1.
Il convient de noter qu'à l'heure actuelle le phénomène de l'approche
par disciplines est aussi peu étudié que son contraire par la philosophie des
sciences. C e n'est pas ici le lieu de procéder à cette étude. Toutefois, o n
54 Stanislav Nikolaevitch Sntírnov
Fondements ontologiques
aussi exhaustif que possible des relations interdisciplinaires que ces disciplines
entretiennent déjà, à dégager les tendances objectivement prévisibles et parve-
nues à maturité d u développement de ces relations. O n assiste, dès à présent,
à u n assez large déploiement de cette approche ontologique qui permet de
rendre plus parfaites les actions réciproques d'interdisciplinarité existant dans
certains secteurs de la science. O n trouvera notamment u n exemple de ce fait
dans l'article de L é o Apostel : « Les relations interdisciplinaires dans les
sciences humaines. » A l'aide d'exemples concrets, il montre combien, pour
prévoir les tendances d u développement de théories interdisciplinaires qui
soient valables pour les différentes sciences de l ' h o m m e , il est important de
prendre en considération les caractéristiques ontologiques déjà connues de
certains processus de la réalité sociale.
Pris au sens large, les fondements ontologiques de l'approche interdisci-
plinaire ne se limitent pas aux seules lois de formation et de fonctionnement de
la réalité naturelle, mais s'étendent également à celles de la réalité sociale
(c'est-à-dire aux sociétés humaines), surtout si l'on considère la relation objec-
tive qui unit nature et société. L a recherche des fondements ontologiques de
l'interdisciplinarité doit, à l'heure actuelle, tenir compte d u fait que ces nou-
veaux chaînons qui relient entre eux les différents domaines d'étude des disci-
plines ne se révèlent pas uniquement à l'occasion d'une découverte scienti-
fique, mais également au cours de l'activité pratique déployée par l ' h o m m e
pour maîtriser la réalité. C'est sur des relations de cette nature que l'on voit,
aujourd'hui, se développer de plus en plus couramment les interactions entre
sciences naturelles, sciences techniques et sciences humaines. C e n'est plus
seulement sur le plan philosophique o u théorique que l'on comprend que
l ' h o m m e et la société sont étroitement liés à la nature; c'est une idée qui se
dégage maintenant de plus en plus clairement de la pratique sociale immédiate
de l ' h o m m e .
Les aspects les plus généraux et les plus significatifs des fondements
sociaux objectifs de l'interdisciplinarité sont les suivants : l'intégration crois-
sante de la vie sociale, la socialisation de la nature et l'internationalisation
de la vie sociale.
D e nos jours la réalité sociale se caractérise par une interaction de plus en plus
forte entre les processus techniques liés à la production, les processus écono-
miques, les processus politiques et sociaux, les processus culturels et spiri-
tuels. Les relations qui se nouent entre ces différentes sphères de la vie sociale
sont bien plus étroites qu'au début d u X X e siècle, sans m ê m e parler d u xrx e .
A l'heure actuelle, toute modification brusque survenant dans l'un de ces
domaines de la vie sociale se propage plus o u moins rapidement au sein de
tous les autres, en fonction d u degré d'intégration auquel tous ces domaines
sont déjà parvenus, o u sont en train de parvenir, entraînant chez ces derniers
des modifications qui, à leur tour, réagissent sur 1' « organisme » social tout
56 Stanislav Nikolaevitch Smirnov
Socialisation de la nature
Fondements épistémologiques
Unité croissante
du fonctionnement épistémologique des sciences
Formes ontologiques
article (p. 73), c'est de ce type de processus que relèvent par exemple les
interactions humaines destinées à atteindre u n but déterminé, l'apprentissage,
la perception et le traitement de l'information, l'organisation et la gestion
d'activités humaines de tout ordre, etc. A l'heure actuelle, ces processus ont
déjà été intégrés dans des théories appropriées : théorie des jeux, théorie de
l'apprentissage, théorie de l'information, théorie de l'organisation, théorie
cybernétique, etc. Il est indéniable que ces organisations scientifiques rem-
plissent une fonction interdisciplinaire à la fois très vaste et tout à fait
spécifique. L a formation de ces sciences et théories, synthétiques et intégrées,
a en général pour origine l'interaction des sciences naturelles, techniques et
humaines entre elles (transdisciplinarité globale), o u bien celle de l'ensemble
des sciences sociales, ou des sciences techniques, o u des sciences biologiques
(transdisciplinarité limitée à une zone).
L a transdisciplinarité a toujours pour c h a m p un type de système (ou de
processus) spécifique qui, vu son abstraction, se trouve être c o m m u n à u n grand
nombre de domaines concrets de la réalité, tout en y apparaissant sous forme
de phénomènes matériels particuliers. C'est ainsi que la cybernétique est la
science des systèmes de gestion sous forme abstraite et universelle.
Le système théorique qui, par sa conception et ses objectifs, manifeste la
transdisciplinarité concrète la plus large, est la théorie générale des systèmes.
C o m m e le souligne Ludwig von Bertalanfly, elle se fonde sur l'idée que le
m o n d e , c'est-à-dire l'ensemble des événements observables, présente des struc-
tures cohérentes observables dans les isomorphismes dont o n relève la trace à
divers niveaux et dans diverses sphères de la réalité6.
Interdisciplinarité systémique intégrée. A côté des systèmes et processus
transdisciplinaires, l'unité ontologique d u m o n d e se révèle par la présence
dans ses divers domaines de types de formation et de processus qui constituent
u n système intégré et unifié d'éléments qualitativement différents, dont chacun
peut devenir l'objet d'une discipline o u d'un groupe de disciplines.
L'étude de toute formation systémique intégrée c o m m e n c e en général
par celle des éléments les plus importants de ses diverses parties, grâce aux
sciences autonomes respectives. E n règle générale, les relations systémiques
de ces éléments restent alors dans l'ombre. A ce premier stade, la formation
systémique intégrée ne se présente pas d u tout en tant que telle à la connais-
sance. Les éléments qui la composent sont étudiés en eux-mêmes, et non en
tant qu'éléments d'un ensemble. C'est ainsi que pendant longtemps la science
a utilisé les disciplines respectives pour étudier n o n pas la biosphère dans son
ensemble, mais les divers éléments autonomes qui la composent. C e n'est que
récemment que la relation systémique qui les unit a été révélée par l'ensemble
intégré des sciences de la biosphère. Il en est de m ê m e pour la linguistique, qui
s'est longtemps bornée à étudier les phénomènes de la langue en tant que tels,
en laissant complètement dans l'ombre ses aspects sociaux et psychologiques, et
sa réalité systémique objective, qui ne comporte pas seulement des processus
d'ordre purement linguistique, mais aussi d'ordre psychologique et social.
D a n s la science d'aujourd'hui, o ù les aspects interdisciplinaires se déve-
62 Stanislav Nikolaevitch Smirnov
loppent avec une ampleur croissante, c'est cette tendance qui acquiert une
importance majeure. Les formations scientifiques interdisciplinaires modernes
sont, pour une grande part (sinon effectivement, d u moins en puissance), des
sciences systémiques intégrées, tant par leur constitution objective que par les
orientations générales de leur développement.
Il va de soi que l'élaboration d'une interdisciplinarité systémique intégrée
implique u n processus extrêmement complexe qui, en outre, exige que beau-
coup de temps soit investi. A dire vrai, il n'existe encore aucune interdiscipli-
narité systémique intégrée suffisamment élaborée et ayant atteint son stade
optimal de développement. Toutes les tentatives en ce domaine en sont au
niveau de l'élaboration, et ce, avec plus ou moins de bonheur. Apparemment,
c'est la science de la science qui a poussé le plus loin ce processus.
Formes épistémologiques
Il ne nous semble pas exagéré d'affirmer que l'analyse des caractéristiques géné-
rales de l'interdisciplinarité, de la diversité de ses fondements et surtout de
la multiplicité de ses formes laisse déjà percevoir, directement o u indirecte-
ment, la multiplicité de ses fonctions. Toutefois, tout en apportant dans
L'approche interdisciplinaire dans la science d'aujourd'hui : 67
fondements ontologiques et épistémologiques, formes et fonctions
Conclusion
O n ne pouvait prétendre, dans les limites de cet article, présenter une étude
exhaustive des spécificités de l'approche interdisciplinaire dans la science
d'aujourd'hui, de ses fondements et de ses fonctions. O n a plutôt cherché à
mettre en lumière certains traits essentiels qui caractérisent de nos jours l'inter-
disciplinarité, en nous efforçant d'exposer les problèmes philosophiques, théo-
riques et méthodologiques qui, pour nous, se posent avec le plus d'acuité et
revêtent une importance majeure pour le développement de l'interdisciplinarité
68 Stanislav Nikolaevitch Smirnov
dans la science d'aujourd'hui. Cette démarche nous paraît juste, car, pour
n'importe quel fait, c'est par l'étude de ce type de problème — dont la solution
d'ailleurs s'impose — que l'on peut se faire une idée aussi exacte que possible
de ce phénomène et m ê m e en prévoir la physionomie future. Il va de soi qu'ici,
je le répète, il était impossible de poser de manière exhaustive tous les problèmes
afférents à u n phénomène aussi complexe et protéiforme que l'interdiscipli-
narité dans la science d'aujourd'hui. Aussi considérera-t-on cet article plutôt
c o m m e une introduction aux problèmes de l'interdisciplinarité que c o m m e la
tentative de formuler, à leur propos, des solutions aussi satisfaisantes que
possible. Enfin, je souhaiterais, pour m a part, que cette introduction soit,
pour la c o m m u n a u t é scientifique, l'occasion d'une attention encore plus
grande aux divers programmes de recherches sur la théorie de l'interdisci-
plinarité, dont la nécessité n'est plus à démontrer.
Notes
1. Sur les relations entre l'approche par disciplines et l'interdisciplinarité, voir, par exemple,
H . Heckhausen, « Discipline and interdisciplinarity », dans : Interdisciplinarity.
Problems of teaching and research in universities, p . 83, O E C D Publications, 1972.
2. P . D u h e m , The aim and structure of physical theory (1906), p . 147-148. Princeton, 1954.
3. K . F . Schaffner, « The unity of the science and theory construction in molecular biology »,
Philosophical foundations of science, vol. X I , p . 516-527, Dordrecht/Boston, Boston
Studies in Philosophy, 1974.
4 . B . M . Kedrov, « Dialekticeskij put' teoriceskogo sinteza sovremennogo estesrvenno-
naucnogo znanija » (La voie dialectique de la synthèse théorique dans les sciences de la
nature aujourd'hui), dans : Sintez sovremennogo naucnogo znanija (Synthèse de la
connaissance scientifique d'aujourd'hui), p . 28, Moscou, Nauka, 1973.
5. K . F . Schaffner, op. cit., p . 513.
6. L . von Bertalanffy, General system theory, p . 49, N e w York, 1968.
7. B . V . Biryukov, « Sintez znanija i formalisacija » (Synthèse de la connaissance et forma-
lisation), dans : Sintez sovremennogo naucnogo znanija, op. cit., p . 447-474.
8. Conférence de l'Unesco sur la révolution scientifique et technique et les sciences sociales
(Prague, 6-10 septembre 1976), rapportfinal,p . 11.
Bibliographie sélective
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Unesco, 1974, vol. X X V I , n° 4 .
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p . 62-77.
Wittgenstein et le problème d'une philosophie de la science, Paris, 1970.
Chapitre IV
Première section
Quelques considérations générales
tative. Les théories qui n'ont pas encore atteint ce niveau y tendent à
tout le moins (telles la praxéologie générale et la théorie générale des
systèmes). N o u s disposons là de théories de classification qui permettent
d'ordonner et de mesurer. E n sciences humaines, nous constaterons que
les théories de classification, de type ordinal o u de mesure coexistent et
agissent constamment les unes sur les autres sans que l'un de ces trois
niveaux domine les autres. C'est pourquoi il nous semble évident que la
recherche interdisciplinaire aura pour mission, entre autres, d'étudier
systématiquement les rapports entre classification, mise en ordre et
mesure.
Enfin, ces considérations de principe sont confirmées par le fait que les théories
que nous exposons ci-après suscitent l'intérêt général, tandis que les
approches purement littéraires n'ont guère dépassé le cercle étroit des
spécialistes.
L a liste des principales théories spécialement mises au point pour répondre
aux besoins des sciences humaines est la suivante :
L a théorie des jeux.
Les théories de l'apprentissage en tant que processus stochastique.
L a théorie de l'information (théorie mathématique de la communication).
L a théorie des grammaires formelles (connues aussi sous le n o m de linguistique
mathématique).
L a théorie des systèmes de rétroaction o u cybernétique.
L a théorie de l'évaluation approximative d'une algèbre donnée par une
séquence d'algèbres (l'essentiel de la psychologie et de l'épistémologie
génétiques de Piaget).
L'analyse factorielle avec ses diverses généralisations (analyse de n facteurs,
analyse factorielle qualitative, etc.).
N o u s allons essayer de décrire brièvement ces théories. N o u s indiquerons par
la m ê m e occasion les divers domaines des sciences humaines o ù elles ont été
appliquées, ce qui nous permettra de déterminer leurs limites et de distinguer
entre les sciences humaines grâce à des combinaisons spécifiques de ces tech-
niques générales, combinaisons qui nécessitent d'ailleurs la mise au point d'un
type de mathématiques qui n'existe pas encore (première série de problèmes
exposés). Les relations interdisciplinaires entre les sciences humaines seront
définies c o m m e des rapports entre les combinaisons de ces théories fonda-
mentales (deuxième série de problèmes).
Le lecteur intéressé par le sujet trouvera u n exposé remarquable de ces
différentes théories dans l'article de R a y m o n d B o u d o n dans Tendances princi-
pales de la recherche dans les sciences sociales et humaines — Partie 1 : Sciences
sociales (chap. VIII, « Modèles et méthodes mathématiques », p . 629-685).
Il nous semble utile de préciser le rapport qui existe entre nos propres remarques
et celles du professeur R a y m o n d B o u d o n : a) nous étudions les combinaisons
et les développements nécessaires (mais qui n'existent pas encore) de ces théories
( c o m m e nous l'avons déjà dit, cette démarche poursuit deux objectifs différents,
mais liés l'un à l'autre); b) nous recherchons une méthode de classification
76 Léo Apostel
apprendre. D'ores et déjà, et dans ce cas-ci, nous pouvons voir que la théorie
de l'apprentissage doit être combinée à la théorie des jeux. N o u s reviendrons
sur cette question ultérieurement. Pour le m o m e n t , nous allons tenter de voir
quel type de théorie des jeux peut s'appliquer aux principales sciences humaines,
qui, à l'évidence, sont toutes concernées par des schémas d'interaction entre
acteurs.
En psychologie, nous avons le sujet psychologique. Celui-ci ne fait
guère preuve d'autant de rationalité que l'acteur théorique d'un jeu. Il peut
poursuivre des objectifs contradictoires. E n ce cas, il faut représenter ces objec-
tifs par u n vecteur multidimensionnel auquel on ne peut appliquer les axiomes
de l'utilité classique. E n outre, la faculté de calculer de chaque sujet est très
limitée, et ses limites varient d'un acteur à l'autre et d'un m o m e n t à l'autre
chez le m ê m e sujet. Il est par conséquent inutile de rechercher des solutions
qui resteraient incompréhensibles pour beaucoup d'acteurs intéressés à certains
m o m e n t s . Néanmoins, ces facultés de calcul peuvent suivre des lois de crois-
sance (psychologie d u développement), être fonction de la situation de l'acteur
dans le jeu (la psychologie clinique, qui tient compte de l'effet des facteurs
affectifs sur le comportement dans les jeux) o u résulter de la façon dont elles
sont distribuées sur l'ensemble des acteurs (psychologie sociale). Par ailleurs,
on peut se représenter l'acteur psychologique c o m m e u n groupe d'acteurs qui
communiqueraient les uns avec les autres. Prenons par exemple la psychologie
de la perception, la psychologie de la connaissance en général et la psychologie
de l'acte moteur. N o u s pouvons considérer qu'à chacun de ces trois niveaux
les organes de la perception, les parties centrales d u cerveau et les nerfs des
muscles participent à des jeux qui font intervenir les stimuli extérieurs. A la
lumière de ces quelques remarques brèves et superficielles, nous devons cher-
cher à développer une théorie qui n'existe pas encore : celle des séries de jeux
et de parties en situation d'interaction, avec des facultés de calcul limitées et
sujettes à desfluctuationssystématiques, u n c h a m p limité de probabilités (la
probabilité subjective n'étant pas toujours définie) et des fonctions d'utilité
restreintes (l'utilité multidimensionnelle n'étant pas toujours définie non plus).
E n littérature, il n ' y a guère que l'œuvre d'Herbert Simon qui appelle à la
généralisation de cette théorie.
En sociologie, nous avons des groupes et des sous-groupes, en situation
de conflit et de coopération, appartenant à des sociétés hiérarchisées, dont les
intersections sont différentes de zéro, et qui sont constitués d'acteurs psycho-
logiques. U n fait est certain, et nous y reviendrons lorsque nous parlerons de
sociologie : on ne peut ni affirmer que les lois sociologiques peuvent être tirées
des lois psychologiques (les structures de groupe en tant que telles ont u n effet
causal qui dépend de leurs configurations et qu'on ne peut tirer des sous-
systèmes qui occupent les divers points de ces configurations) ni avancer que
les lois sociologiques sont totalement indépendantes d u type d'acteurs qui rem-
plissent les configurations. Par conséquent, groupes et sous-groupes doivent
être considérés c o m m e des acteurs indépendants, tout en étant des acteurs
composites. Les situations des milieux des groupes, leurs fonctions d'utilité,
78 Léo Apostel
elle. Il devint clair désormais que nous avions surtout besoin d'une
théorie différente de la théorie classique des jeux, dont les problèmes
fondamentaux ne sont absolument pas résolus ni m ê m e formulés claire-
ment, mais qui, néanmoins, découlerait de la théorie des jeux que nous
connaissons et qui serait inconcevable sans elle.
Théories de l'apprentissage
en tant que processus stochastique
Il est difficile de donner une définition de l'apprentissage. Assurément,
l'apprentissage est u n changement de comportement d'un organisme. Mais
tout changement de comportement n'est pas apprentissage. N o u s pouvons
donc exclure de notre définition tous les changements qui sont le fait d u
hasard (en supposant que nous disposions d'une définition d u hasard pour
des séries d'événements dans le temps). E n conséquence, l'apprentissage sera,
dans le comportement d'un organisme, u n changement qui ne sera pas d û au
hasard (qu'on appelle aussi changement systématique). Mais tous les change-
ments de comportement n o n dus au hasard sont-ils des apprentissages?
Essayons de trouver une définition plus réaliste. Soit u n ensemble A d'orga-
nismes (ou d'acteurs — le terme n'est pas important en soi, si ce n'est qu'il
recouvre une nuance), u n ensemble S de stimuli qui touchent ces organismes,
u n ensemble R de réactions de ces organismes et u n ensemble C de consé-
quences de ces réactions. Examinons maintenant les rapports de probabilité
entre ces quatre facteurs. N o u s pouvons rechercher la probabilité d'une réac-
tion donnée lorsqu'un certain stimulus est exercé, la probabilité d'un stimulus
donné si une certaine réaction a lieu, o u encore la probabilité d'un acteur
donné si nous sommes en présence d'une réaction o u d'un stimulus donnés.
Toutes ces notions étant liées au facteur temps, il faut considérer les proba-
bilités ci-dessus à u n m o m e n t donné n. N o u s supposons, d'autre part, que les
probabilités pour n'importe lequel des quatre ensembles de variables pris plus
tard dans le temps dépendent d u facteur n ramené au m o m e n t antécédent. Les
théories de l'apprentissage existantes tiennent compte des limites : a) p{n + 1)
est seulement une fonction de p(n) (mais elle peut être une fonction de tn des
acteurs en jeu, des stimuli exercés, des réactions produites et des conséquences
possibles); b) le type général d u rapport entre p(n + 1) et p(n) prend une
forme spéciale (linéaire par exemple), ou bien il est égal à une constante (dans
le modèle d'Estes, toute réaction dépend entièrement de tout élément de
stimulus présent dans u n ensemble évoquant la réponse). Ces limites semblent
bonnes en tant que premières évaluations, elles permettent de simplifier les
calculs mathématiques. Cependant, il est clair qu'en sciences humaines (quand
on les considère en commençant par la psychologie) les probabilités, pour des
moments ultérieurs, ne sont pas indépendantes (elles sont fonction de la
séquence de probabilités antérieures, et non de la seule avant-dernière d'entre
elles). Il est également clair que les formes spéciales (conditions de linéarité)
auxquelles les acteurs de l'apprentissage doivent se plier ne sont pas réalistes.
Il n'en reste pas moins que la théorie mathématique de l'apprentissage est une
82 Léo Apostel
nière) à l'étude d u discours chez l'enfant. Qui plus est, les langues sont en
évolution constante, et le linguiste qui n'observe que les conséquences de cette
évolution s'efforce d'en redécouvrir les premières étapes et d'aboutir ainsi à
une série de phases linguistiques acceptables. Mais, si nous voulons expliquer
cette évolution de la langue, nous devons nécessairement appliquer la théorie de
l'apprentissage (théorie de l'apprentissage collectif) au comportement linguis-
tique. L e discours change d u fait m ê m e qu'on parle. C'est là u n cas classique
d'apprentissage que nous pouvons assimiler à u n cas de microapprentissage
et de macroapprentissage (certainement en forte interaction). Il est très
probable que les mécanismes d u changement de la langue — qu'ils soient
d'ordre phonologique, syntaxique o u sémantique — dépendent des méca-
nismes d'apprentissage de la langue. O n suppose que le changement linguis-
tique a surtout lieu pendant l'enfance. Cela fait quelque temps déjà qu'en
sciences humaines o n estime que le problème de l'apprentissage à l'intérieur
d'un autre processus d'apprentissage est crucial. L'apprentissage des langues
comporte, néanmoins, u n aspect plus spécifique : celui qui apprend de nouvelles
langues (ainsi, d'ailleurs, que celui qui transforme inconsciemment sa propre
langue) ne choisit pas parmi des réactions existantes celles qui sont les plus
adaptées à des stimuli donnés; il forme, au contraire, de nouvelles séquences
de réactions qui ne font pas encore partie de son répertoire. Les quatre éléments
de l'ensemble d'apprentissage A , S , R , C doivent être considérés c o m m e
variables : dans le cas présent, c'est la variabilité de R et de S qui nous inté-
resse le plus. Les signes sont en effet des stimuli auxquels o n réagit c o m m e s'ils
étaient d'autres stimuli : ils provoquent des réactions qui remplacent d'autres
réactions. L'apprentissage de la fonction symbolique en général doit donc être
défini c o m m e étant l'apprentissage de la capacité de représentation (c'est-à-dire
l'apprentissage de rapports d'équivalence spécifiques entre stimuli et réactions).
N o u s en venons enfin au rapport entre l'apprentissage et le droit. Encore
une fois, le droit est u n phénomène en évolution constante. Toutefois, on peut
dire qu'il consiste en u n ensemble de règles explicites. O r , les processus d'appren-
tissage dont nous avons parlé dans le présent chapitre ne s'appliquent pas à
des règles explicites. L e logicien qui analyse la logique en droit n e peut
qu'utiliser la logique déontologique (c'est-à-dire la logique de phrases compor-
tant des n o m s qui désignent des choses permises et des obligations). Ainsi,
apprendre le droit, c'est apprendre dans quelles conditions certaines choses
sont permises et d'autres obligatoires en fonction d'autres facteurs. E n termes
de stimuli et de réactions, l'apprentissage d u droit, o u de la loi (car cette
expression a plusieurs significations) — a) l'apprentissage de règles juridiques
par ceux qui y sont soumis, grâce à la réaction des autorités reconnues;
b) l'apprentissage par les autorités juridiques de nouvelles règles juridiques
grâce à l'observation des réactions d'individus o u de groupes à certains types
d'actes; c) l'apprentissage par des représentants de la loi de l'interprétation
correcte des règles existantes, grâce aux réactions des autorités supérieures
(tribunaux, scientifiques, etc.) et aux réactions d u public (ou de l'idée qu'ils
s'en font) —, cet apprentissage semble l'apprentissage de réactions à d'autres
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 85
réactions, sous l'effet de stimuli qui sont eux-mêmes des réactions à d'autres
réactions. Cette définition pourrait d'ailleurs s'appliquer à l'apprentissage de
n'importe quel type de règles explicites. A ce propos, nous devons signaler, une
fois de plus, que la théorie mathématique de l'apprentissage n ' a pas encore pris
en considération cette situation spécifique.
Le type de recherche interdisciplinaire que l'application de la théorie de
l'apprentissage à la totalité d u comportement humain rend possible, et m ê m e
nécessaire, découle de la formulation des tâches spécifiques que présentent
les différentes catégories de comportement humain.
Théorie de l'information
(théorie mathématique de la communication)
Chaque fois qu'une information est transmise, il y a u n émetteur, u n récepteur
et une voie de transmission. L'émetteur envoie au récepteur, au m o y e n de la
voie de transmission, des signaux choisis dans u n ensemble de signaux possibles.
Ces signaux devant être adaptés à la voie de transmission, puis au récepteur,
des opérations de codage et de décodage sont donc nécessaires. L a première
théorie de la communication se sert d'une fonction numérique. Elle se fonde,
en effet, sur le nombre de signaux possibles qui, soumis à quelques axiomes,
font de cette fonction u n instrument de mesure de la décroissance de l'incerti-
tude à la réception d ' u n signal. L a quantité d'information employée par
Claude Shannon est, par conséquent, la mesure de la valeur de surprise, plus
ou moins importante selon que le signal responsable de la quantité d'infor-
mation était attendu o u non. Mais, puisque notre but ici n'est pas de traiter d u
caractère technique de la question, nous n'étudierons pas la forme précise de
la mesure de l'information. Les explications qui précèdent suffisent à notre
propos qui consiste à analyser l'application de la mesure de l'information aux
différentes sciences humaines. Les théorèmes fondamentaux de la théorie de
l'information indiquent les limites maximales des quantités d'information qui
peuvent être transmises par des voies de transmission, avec des quantités de
bruit données, étau m o y e n de séquences de signalisation de différentes lon-
gueurs, codées d'une certaine manière. Cependant, il faut signaler que, l'infor-
mation étant inversement proportionnelle à la probabilité, le calcul de
probabilité représente, à n'en pas douter, le fondement de la théorie de l'infor-
mation. Officiellement, u n calcul de probabilité est, en général, une algèbre
booléenne qui est en m ê m e temps une algèbre sigma, c'est-à-dire une algèbre
sur laquelle est définie une mesure. C e type d'information devrait s'appeler
information syntaxique, car la signification o u l'emploi des signaux ne
relèvent pas de son domaine. Il ne considère que les rapports (qu'on peut
appeler syntaxiques) entre les signaux. Mais, si nous voulons appliquer une
théorie mathématique de la communication aux sciences humaines en général,
nous devons mettre au point et développer une théorie sémantique de l'infor-
mation (dont les fondements ont été jetés par Rudolf Carnap et Yehoshua
Bar-Hillel) et une théorie pragmatique de l'information (quelques progrès ont
été réalisés dans ce sens par Ackoff et Churchman). C o m m e pour la théorie
86 Léo Apostel
des jeux, il y eut une première période d'enthousiasme général, pendant laquelle
on pensa qu'il était possible d'appliquer la théorie syntaxique de l'information
ou une version de cette dernière (à savoir une théorie sémantique o u pragma-
tique de l'information) à la biologie, à la psychologie et m ê m e à la sociologie.
Puis vint le désenchantement, surtout quand il se révéla très difficile de définir,
dans les divers domaines, ce qu'il fallait considérer c o m m e u n signal unitaire
ainsi que le type de fonction de mesure approprié. Il y eut aussi le succès de la
linguistique algébrique de C h o m s k y , selon laquelle la probabilité n'avait rien à
voir avec l'étude de la langue. Actuellement, o n s'attache à définir des mesures
adéquates de l'information pragmatique, et nous s o m m e s convaincu que ces
efforts provoqueront u n regain d'intérêt pour l'application de la théorie de
l'information aux sciences humaines. Les remarques qui suivent contiennent
d'ailleurs quelques suggestions dans ce sens.
L'application de la théorie de l'information aux sciences humaines
nécessite, dans chacune de ces sciences, la mise au point de modèles de la
séquence : émetteur, codeur, voie de transmission, récepteur et décodeur. E n
outre, le thème central de la théorie de l'information, à savoir le rapport entre
les types de probabilité de sources d'erreur dans la voie de transmission, d'une
part, et le type et la longueur de l'opération de codage, d'autre part (répétitions
visant à combattre les erreurs), devra être interprété dans les divers domaines
d'application. N o u s commencerons par l'application de la théorie de la
communication aux sciences qui s'y prêtent le moins.
E n sociologie, les divers agents (personnes o u sous-groupes) sont les
émetteurs et les récepteurs. Les signaux sont des actes socialement perceptibles
et significatifs de ces agents. Les opérations de codage et de décodage sont les
activités de symbolisation et d'interprétation des émetteurs et des récepteurs.
L a voie de transmission est le domaine social, la totalité de la société, o u de la
sous-société, dans laquelle ces activités ont lieu.
Les deux sous-sciences de la sociologie, qui, grâce au caractère de
sciences exactes qu'elles ont acquis, représentent des prototypes de théorisation
dans ce domaine et qui, d u fait d u rapport qui existe entre leur objet et autres
activités sociales, font partie et s'inspirent de la sociologie générale, à savoir
la démographie et l'économie, ont, elles aussi, à leur portée des modèles de la
situation de communication décrite.
E n économie, les émetteurs et les récepteurs sont les agents économiques
(consommateurs et producteurs individuels o u collectifs). Les signaux sont
les divers biens soit produits, soit vendus o u consommés. Les opérateurs de
codage ou de décodage sont soit les opérations technologiques de la production,
soit celles par lesquelles o n attribue des valeurs économiques à ces biens. L a
voie de transmission est le marché.
E n démographie, les émetteurs et les récepteurs sont les stocks de gènes
des différentes générations d'une population. Les signaux sont les combinai-
sons de gènes qui ont lieu simultanément dans deux organismes biologiques.
Les opérations de codage et de décodage sont les opérations qui incarnent ces
ensembles de gènes simultanés en des organismes individuels et les opérations
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 87
début par les grammaires formelles. Les phrases ont des significations ( c o m m e
les rôles ont des fonctions, les actes des buts et des conséquences, etc.)- E n
général, les résultats des actes humains ne sauraient être analysés à u n niveau
seulement. A u contraire, ils s'organisent à différents niveaux dont l'interaction
est u n facteur essentiel à la compréhension des produitsfinalsétudiés. Jusqu'ici
l'application de procédures generatives et transformationnelles aux signi-
fications, par exemple, n ' a pas donné de résultats valables. O n n'en reconnaît
pas moins désormais que le fait d'avoir accordé une prédominance à u n seul
niveau (le niveau syntaxique) était une erreur. Qui plus est, nombreux étaient
ceux qui croyaient (quoique C h o m s k y n'en fît pas partie) que générations et
transformations ont une réalité psychologique. L a crise actuelle de la psycho-
linguistique démontre que, malgré les nombreuses expériences effectuées,
cette assertion n'était pas fondée. Il convient donc d'ajouter aux grammaires
formelles actuelles de nouvelles théories aussi révolutionnaires que les pre-
mières découvertes de C h o m s k y . Si nous croyons encore à l'avenir des
grammaires formelles, si nous prétendons qu'elles s'étendront à l'ensemble
des sciences humaines, et n o n pas seulement à la linguistique, c'est en nous
fondant sur u n argument très simple : celui de l'infinité potentielle, de l'ordre
hiérarchique et de la nécessité d'étendre le noyau dont nous avons parlé
ci-dessus. Pour étendre les grammaires formelles aux diverses sciences
humaines, il faut tenir compte de deux faits : a) les ensembles produits seront
organisés en plusieurs niveaux en interaction; b) ces ensembles sont également
en interaction. Ainsi pourrons-nous considérer la psycholinguistique, par
exemple, c o m m e une tentative pour coordonner la grammaire des actes avec
celle des phrases.
Voici l'une des classifications les plus répandues des grammaires
formelles :
Classification des grammaires generatives
1. Grammaires hors contexte. Toutes les règles generatives sont de la forme :
A doit être récrit c o m m e B .
2. Grammaires linéaires. A doit être récrit c o m m e cB (c étant le signal final
qui n'apparaît jamais à la gauche d'une règle de réécriture).
3. Grammaires sensibles d u contexte. Certaines règles generatives sont de la
forme : p A q doit être récrit c o m m e p C q ; dans les contextes p et q,
A est remplacé par C .
4. Grammaires générales. Certaines règles de la forme A B doivent être récrites
c o m m e C D E — plus d'un signe est récrit en vertu de la m ê m e règle.
Classification des grammaires transformationnelles
O n a déjà parlé de cette classification : elle dépend d u type d'opérations
possibles (permutation, suppression, ajout), des contraintes auxquelles sont
soumises ces opérations ainsi que de l'ordre dans lequel elles sont exécutées.
Il existe une généralisation immédiate de cette classification : les appli-
cations linguistiques de la grammaire formelle, en tenant compte d u fait que,
depuis Ferdinand de Saussure, le langage est considéré c o m m e u n phénomène
essentiellement linéaire qui ne se préoccupe que des règles applicables aux
94 Léo Apostel
vecteurs. Mais, si nous passons aux actes, aux œuvres culturelles, aux rôles,
ce caractère linéaire cesse d'être obligatoire. N o u s pouvons dès lors envisager de
récrire des règles en partant de matrices à deux o u n dimensions.
Néanmoins, deux problèmes subsistent. Tout d'abord, étant donné la
classification généralisée des règles de réécriture (dans laquelle les classes
connues doivent être appliquées à des points de départ à n dimensions), quel
est le type de règles de réécriture qui est caractéristique de certaines sciences
humaines données ? A l'heure actuelle, nous ne pouvons m ê m e pas commencer
à répondre à cette nouvelle question. Il semble, par exemple, que seules les
règles de réécriture à contexte et à » dimensions puissent être employées pour
la génération de rôles sociaux. E n revanche, pour la génération d'actes, o n peut
employer aussi bien les règles à contexte que les règles hors contexte (la forma-
tion d'habitudes pouvant faire disparaître des rapports qui étaient importants
au début d'un processus de génération). Les grammaires linéaires ainsi que leurs
généralisations à n dimensions peuvent avoir leur importance en ce qui concerne
la création d'oeuvres culturelles, mais il semble qu'il soit impossible de les
employer dans des contextes juridiques. Mais de telles hypothèses demeurent
si incertaines et leur démonstration nécessiterait tant de preuves qu'il n'est pas
besoin de nous étendre davantage sur la question. Contentons-nous d'avancer
des suggestions pour encourager les recherches dans ce domaine. Passons main-
tenant au second problème : quelle forme d'interdisciplinarité serait imposée
par la généralisation de l'emploi des grammaires formelles dans les diverses
sciences humaines ? Là, la réponse est claire : étant donné que les grammaires
formelles sont classifiées, l'interdisciplinarité qu'elles imposeront découlera
des rapports entre règles linéaires et non linéaires, règles hors contexte et règles
à contexte, règles générales et règles limitées, etc. O n peut exprimer ces rapports
en termes d'opérations qu'il faut exécuter pour transformer un type de gram-
maire en u n autre, o u en termes de langages qui sont créés par union, o u en
termes d'intersections des ensembles des règles étudiées.
propriétés (pas toutes) d'une grille. Plus tard, deux phénomènes ont lieu :
de plus en plus de propriétés de groupes et de grilles viennent s'ajouter à cette
séquence, alors que l'intelligence emploie de plus en plus simultanément des
propriétés des groupes et des grilles jusqu'à ce que, lors de la dernière phase
(du moins la dernière phase considérée par Piaget), la structure devienne à la
fois celle d'un groupe et d'une grille. Jean-Baptiste Grize a d'ailleurs soigneu-
sement analysé, d ' u n point de vue théorique, les différentes phases de ce
développement.
L ' o n pourrait s'étonner d u fait que nous considérions une théorie à pre-
mière vue étroitement liée a u développement de l'intelligence chez l'enfant
c o m m e un m o y e n d'unifier les sciences humaines. Piaget a indiqué que le groupe
se distingue par le fait que chaque opération a u n contraire (le contraire d'une
opération est une autre opération qui, combinée à la première, donne une
opération qui ne modifie qu'elle-même), alors que la grille est une structure
partiellement ordonnée de manière que les opérations symétriques qu'elle
contient (rencontre et jonction) soient elles aussi partiellement ordonnées (les
successeurs les plus petits et les prédécesseurs les plus grands sont les m ê m e s
pour les rencontres et les jonctionsfinieso u m ê m e infinies). Si nous passons à
l ' h o m m e et à ses groupes sociaux, nous remarquons que les notions de
contraire et d'ordre revêtent une importance primordiale. E n fait, l'on a souvent
dit que l ' h o m m e est un animal conscient du temps (le temps étant évidemment lié
à l'ordre et la conscience du temps liée à l'invariabilité, à la conservation — donc
à la réversibilité et aux contraires). D ' u n côté, l'humanité est engagée dans u n
processus indéfini visant le développement et le progrès; de l'autre, elle
s'efforce de réaliser l'invariabilité. C'est pour cela que la constitution de
groupes et de grilles, ainsi que leur synthèse, est u n phénomène élémentaire
humain. Ces problèmes posés par la synthèse de l'invariabilité et d u chan-
gement apparaissent non seulement dans la recherche sur l'intelligence humaine,
mais dans tous les domaines des actes humains. Voilà pourquoi, nous
semble-t-il, la théorie de Piaget a le m ê m e caractère unificateur que la théorie
des jeux et celle des grammaires formelles, entre autres. Cependant, elle aussi
doit être approfondie. Il n'est pas d u tout nécessaire que la synthèsefinaledes
notions d'ordre et de réversibilité soit u n groupe partiellement ordonné. D e
m ê m e , il n'est pas nécessaire de réaliser une synthèse complète des grilles et des
groupes dans tous les domaines d u comportement humain. Il faut donc déve-
lopper la théorie des approximations, qui permet une synthèse partielle des
deux structures de base, si nous voulons que son emploi devienne plus universel
qu'il ne l'a été jusqu'à présent.
Prenons maintenant quelques exemples concrets de l'application de
cette synthèse dont nous venons de parler.
U n système économique, dans la mesure o ù il est fermé (dans les pre-
mières approximations, nous laisserons de côté le commerce international),
doit produire les instruments nécessaires à sa propre reproduction. L a réver-
sibilité des actes de production (activité qui s'épuise pendant qu'elle a lieu,
mais dont les instruments doivent être reconstruits) est évidente, c o m m e est
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 101
évident le fait que les biens produits sont destinés à la consommation, donc,
en quelque sorte, à la disparition. D'autre part, le système économique doit se
développer et s'étendre. Ainsi, l'histoire des systèmes économiques est l'histoire
de tentatives incessantes visant à réaliser simultanément des structures de
groupes et de grilles. D a n s le cas présent, toutefois, les biens reproduits ne
sont souvent pas identiques à ceux qui les précèdent; ils leur sont complètement
ou partiellement équivalents. Cela veut dire que les opérations inverses ne sont
pas tout à fait des contraires. N o u s proposons que des recherches soient effec-
tuées pour cerner les types d'approximations de groupes et de grilles qui se
prêtent à une synthèse dans le cadre d u développement des divers systèmes
humains.
C e que nous venons de dire à propos des systèmes économiques peut
s'appliquer, après quelques modifications, aux systèmes juridiques. Toutefois,
dans ce dernier cas, les caractéristiques de la croissance (ou de l'ordre) sont
moins dominantes. Les tribunaux sont des instruments qui permettent de
rétablir u n équilibre social perturbé. C e rétablissement de l'équilibre est rare-
ment parfait (sauf dans certains cas de droit civil). N o u s n'aurons donc pas de
véritables équivalents des premières entités. D'autre part, m ê m e si l'on peut
faire évoluer les normes grâce à une réinterprétation des textes de loi, ce pro-
cédé demeure de loin moins important que dans le cas du développement écono-
mique. Ainsi, bien que, là aussi, une synthèse de la réversibilité et de l'ordre soit
nécessaire, l'ordre aura une importance moindre.
S'il est possible de constituer des modèles partiels de la synthèse de
Piaget en économie et en droit, il devrait être également possible d'en cons-
tituer en sociologie générale. D'ailleurs, Piaget lui-même a essayé de formuler
certaines de ces applications. L'interaction sociale ne peut se maintenir que
s'il y a une certaine réciprocité entre les partenaires (aspect de groupe),
alors qu'en m ê m e temps chacun de ces partenaires se trouve engagé dans u n
processus irréversible tendant à une satisfaction plus complète de ses besoins
(aspect de grille). Notons ici que l'on utilise toujours les séquences d'approxi-
mations étudiées par l'école de Genève pour décrire les développements dans
ce domaine. Si cette caractéristique prévaut aussi en dehors du domaine de la
psychologie de l'intelligence, alors le m ê m e instrument devrait être employé
dans le cas de développements locaux économiques ou sociaux. Cependant, il
semble qu'il faut (pour avoir une source de comparaison) essayer de distinguer
les divers types d'actes humains (et n o n leurs développements) grâce à la
synthèse groupe-grille qu'ils font.
N o u s pouvons faire une généralisation dans une autre direction en
considérant l'approximation d'algèbres plus générales que les po-groupes o u
groupes sur grilles chers à Piaget. E n effet, si les concepts d'état d'équilibre et
d'état de stabilité ne sont pas aussi importants qu'il le pense (quoiqu'ils restent
essentiels) dans d'autres domaines des actes humains, nous pourrions avancer
un programme plus général que celui que nous avions suggéré ci-dessus : nous
pouvons considérer une algèbre c o m m e un ensemble d'objets sur lesquels sont
définies des opérations. Ces opérations projettent ensuite des objets o u des
102 Léo Apostel
théorie des jeux, car les règles d'un jeu peuvent être représentées par une gram-
maire formelle; d'autre part, les divers coups corrects peuvent être produits
par des grammaires formelles. L'analyse factorielle générale peut être appli-
quée à la théorie des jeux puisqu'on peut reconstituer le jeu par une analyse
factorielle sans en connaître les règles, simplement en observant de l'extérieur
les variables qui décrivent les coups et les résultats. Jusqu'à présent, aucune
de ces possibilités n'a été explorée à fond.
Il en va de m ê m e pour toutes les théories que nous avons étudiées. E n
prenant n'importe laquelle de ces théories c o m m e point de départ, on peut
démontrer que toutes les autres doivent s'appliquer à elle... pour constater
que ces diverses applications n'ont pas été faites jusqu'à présent. D ' o ù cette
proposition : développer le type de recherche interdisciplinaire concernant
l'application réciproque des théories actuellement employées en sciences
humaines.
Le problème de la réductibilité
E n ce qui concerne le rapport entre la réductibilité et l'interdisciplinarité, cer-
taines remarques s'imposent. Elles visent seulement à montrer que ces deux
concepts sont nettement différents.
N o u s pouvons dire qu'une théorie Tl peut se réduire à une théorie T 2
si — et seulement si — les définitions des concepts n o n définis en T l sont
introduites en T 2 . Les théorèmes et axiomes de T l deviennent alors (grâce à la
simple application des règles logiques aux axiomes de T2) des théorèmes de T 2
enrichis par ces nouvelles définitions. Rechercher la réduction pourrait consti-
tuer, à notre avis, u n instrument très important pour la recherche interdisci-
plinaire. A ce propos, deux voies sont possibles : a) chercher à réduire les
unes aux autres les théories les plus importantes dont nous avons parlé (en se
demandant, par exemple, si les lois de la théorie de l'apprentissage peuvent
être déduites des lois de la théorie des décisions ou des jeux, et vice versa);
b) chercher à réduire les sciences humaines concrètes les unes aux autres (en
se demandant, entre autres, si les lois de la sociologie peuvent être déduites
des lois de la psychologie — car, après tout, les groupes sont constitués
d'individus —, o u encore si les lois de la psychologie peuvent être déduites des
lois de la sociologie puisque, aussi bien, il n'y a que des groupes dans la réalité,
les systèmes psychologiques ne pouvant être étudiés qu'au sein de groupes,
sans compter que le groupe, en dispensant l'éducation, détermine les tendances
et facultés des individus éduqués). Aucune recherche précise n'a été entreprise
dans ce sens, car on ne dispose pas d'assez de systèmes d'axiomes précis en
sciences humaines pour en démontrer la déductibilité (et donc la réductibilité),
ou la non-déductibilité (donc la non-réductibilité). N o u s pensons que le
meilleur m o y e n d'étudier les rapports entre deux disciplines est d'avancer la
plus forte hypothèse possible relative à ces rapports, à savoir l'hypothèse de la
réductibilité. Qu'elle soit démontrée ou réfutée, elle aura au moins le mérite
d'indiquer clairement en quoi les disciplines en question correspondent et en
quoi elles diffèrent. Toutefois, il ne faut pas oublier ( c o m m e l'indique Piaget)
104 Léo Apostel
que la structure des sciences humaines diffère de celle des sciences naturelles.
Aucune science humaine ne peut prétendre jouer le rôle de la physique. E n
d'autres termes, aucune science humaine ne présuppose assez clairement l'exis-
tence des autres, alors que, m ê m e si on ne le présuppose pas, on peut reproduire
l'ordre physique-chimie-biologie. C'est grâce à cet ordre linéaire que la tentative
de réduire les sciences naturelles à la physique est la seule qui ait quelques
chances de succès. E n sciences humaines, il faut essayer chaque discipline, tour
à tour, c o m m e base pour les processus d'unification et de réduction.
N o u s avons déjà cité l'exemple à double sens de la réduction de la socio-
logie à la psychologie, o u de la psychologie à la sociologie, mais d'autres
exemples existent : la réduction à la linguistique ou à l'économie. E n effet, tout
produit o u acte humain peut être assimilé à u n signal o u à u n système de
signaux, d'une part; d'autre part, tout acte humain peut être assimilé à u n
acte de production et/ou de consommation. Par conséquent, une réduction
de la psychologie à la linguistique ne serait pas d u tout sans intérêt (le struc-
turalisme avait d'ailleurs proposé u n programme de réduction de la totalité
des sciences humaines à la sémiotique; certaines formes simplifiées d u
marxisme, quant à elles, avaient suggéré — toujours en tant que programme —
de réduire les sciences humaines à l'économie).
Pour prendre u n troisième exemple, nous pourrions également étudier
d'autres programmes, notamment la réduction de toutes les sciences humaines
à l'anthropologie o u à l'histoire.
Toutefois, il n'est pas possible (en vertu de notre définition de la
réduction) d'étudier le problème de la réduction sans distinguer, au préalable,
les sciences humaines grâce à des ensembles de théorèmes et leurs résumés
— les systèmes d'axiomes. A notre avis, si le structuralisme a échoué, c'est
parce que le mouvement n ' a pas suffisamment défini ce qu'il voulait (type de
réduction proposé) ni les diverses disciplines qu'il se proposait de réduire les
unes aux autres.
L a recherche visant à cerner les possibilités de réduire les sciences
humaines les unes aux autres pourrait déboucher sur les résultats suivants :
a) une structure complètement cyclique, dans laquelle chaque science humaine
peut être réduite à n'importe quelle autre science humaine (toutes ces disci-
plines étant équivalentes, il n ' y aurait pas de priorité); b) des réductions
partielles, c'est-à-dire que toutes les sciences humaines seraient réduites,
mais certaines d'entre elles ne pourraient pas l'être les unes aux autres ; c) o u
encore, contrairement à ce que nous pensions, une science humaine pourrait se
détacher c o m m e le fondement de toutes les autres, l'inverse étant faux;
d) enfin, les sciences humaines pourraient se révéler totalement irréductibles
les unes aux autres — dans ce dernier cas, et dans une mesure moindre, dans
l'éventualité de b, la recherche interdisciplinaire consisterait en une étude
métalogique de la structure de l'unification totale, o u des différentes unions
partielles, des sciences humaines, et une étude langage-objet des interactions des
objets des sciences irréductibles quand ils entrent en contact les uns avec
les autres.
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 105
Méthodologie et interdisciplinarité
Notre dernière proposition concernant la recherche interdisciplinaire est
diamétralement opposée à notre proposition relative à la théorie des systèmes.
Cette dernière décrit les systèmes tels qu'on se les représente, sans tenir
compte des méthodes qui permettent de les connaître, alors que la méthodologie
se préoccupe surtout de la manière dont o n obtient des renseignements sur les
systèmes humains. N o u s suggérons donc le programme suivant : puisque les
différentes sciences humaines se distinguent par différents types d'observation,
d'expérimentation, d'induction, ainsi que par leurs manières particulières de
théoriser, quelles sont les méthodologies des sciences qui emploient u n
mélange de ces différentes méthodologies ?
C e point de vue fait certainement défaut, car, assurément, la plupart
des sciences humaines sont confrontées à des problèmes méthodologiques
spécifiques.
Prenons, par exemple, l'observation. U n h o m m e qu'on observe atten-
tivement dans son environnement naturel prend conscience de l'observation
dont il fait l'objet et modifiera son comportement selon qu'il est plus o u
moins au courant d u fait qu'on l'observe. E n outre, l'ensemble de l'histoire
d'une personne étant nécessaire à la compréhension des actes de cette per-
sonne, il faut recourir à une observation étalée dans le temps. Il est très rare
que cette forme d'observation « longitudinale » puisse être effectuée. Enfin,
il y a le fait que l'observation influe non seulement sur le comportement de la
personne observée, mais aussi sur celui de la personne qui observe. Toutes
deux sont influencées intellectuellement : elles n'enregistrent pas les détails
avec la m ê m e acuité qu'auparavant; elles ne s'intéressent d'ailleurs plus au
m ê m e genre de détails. D'autre part, elles sont affectées par les attitudes de
1' « autre »; ne restent pas émotionnellement neutres d u fait de leurs rapports
avec le sujet observé o u le sujet qui observe. Il en va de m ê m e pour l'obser-
vation des systèmes psychologiques dans leur environnement naturel. E n
revanche, l'observation expérimentale est différente. L à , le psychologue
contrôle l'environnement. E n général, il le simplifie à tel point que le rôle
joué par le passé dans le comportement d u sujet devient moins important.
Q u a n d il désire observer le comportement cognitif et perceptif de ce dernier,
il essaie de faire en sorte que la relation observateur-observé revête u n
caractère neutre. Toutefois, dans ces deux cas, la démarche inductive est
confrontée à u n problème : dans u n environnement naturel, il y a tant de
variables qui entrent en jeu qu'il est difficile de dire, de déterminer les condi-
tions qui permettent la répétition de la m ê m e situation. D ' u n autre côté,
dans le cas de l'environnement expérimental, il est difficile de savoir dans
quelle mesure les conclusions obtenues dans des conditions bien délimitées
110 Leo Apostel
(sociologie). Il peut encore être analogue à des systèmes qui font partie d u
système étudié (anthropologie). Les systèmes étudiés peuvent aussi être les
phases précédentes d u système auquel ils appartiennent (histoire). Enfin, ces
systèmes peuvent influer fortement (tout en étant eux-mêmes sous leur
influence) sur des systèmes auxquels ils appartiennent. Pour toutes ces raisons,
certains méthodologistes avaient déclaré que l'expérimentation est impossible
dans certains cas ( c o m m e en sociologie). Mais cette affirmation n'était pas
fondée, car : a) les expériences théoriques sont toujours possibles; elles ont
joué u n rôle très important dans le développement de la physique; b) s'il est
probablement impossible d'effectuer des expériences sur l'ensemble d'une
société, on peut très bien en faire sur des sous-groupes (notamment la célèbre
expérience Lewin-Lippitt sur les avantages de l'organisation démocratique o u
dictatoriale dans les camps de vacances, les résultats de cette expérience pou-
vant, moyennant quelques précautions, s'appliquer à l'ensemble d'une société);
c) les expériences simulées de M o n t e Carlo sur ordinateurs sont également
possibles (dans u n certain sens, ces expériences ne sont pas fondamentalement
différentes des expériences sous conditions artificielles dont les résultats
servent à prévoir le comportement spontané). E n matière d'économie, o n peut
effectuer des expériences sur des systèmes économiques centralisés (et m ê m e
partiellement centralisés), bien que les résultats de telles expériences dépendent
en partie de variables sociologiques n o n contrôlées. E n théorie des sciences
humaines, les lois dépendront elles aussi des difficultés et des limites de
l'observation. O n fera souvent appel aux lois statistiques pour pallier les
difficultés d'observation. Lorsqu'on utilise des lois de différenciation (rapports
entre les taux de changement des variables et les valeurs de ces m ê m e s variables
ou d'autres à des moments donnés), on ne prend que peu de mesures (d'ailleurs
imprécises); d'autre part, la plupart des variables psychologiques et socio-
logiques ne sont pas continues dans le temps, ce qui fait que les équations de
différence sont plus adéquates que les équations différentielles.
Les systèmes d'axiomes, lorsqu'ils existent (économie et théorie de
l'apprentissage), comportent de très nombreux axiomes et variables.
Il ressort de tout cela que les sciences humaines présentent des parti-
cularités indéniables en matière d'observation, d'expérimentation, de consti-
tution des lois et des théories. D'autre part, o n a vu que ces particularités ne
sont pas les m ê m e s pour toutes les sciences humaines. N o u s s o m m e s donc en
présence de difficultés d'ordre méthodologique qui peuvent servir à distinguer
les sciences humaines les unes des autres et, partant, à intégrer les sciences
humaines. U n e question devient dès lors pertinente : quelles seront les carac-
téristiques méthodologiques d'une discipline c o m m e la psychologie sociale,
où l'on doit relier des observations de systèmes égaux à (ou en forte interaction
avec) des observations de systèmes dont l'observateur lui-même fait partie,
bien que ces dernières ne soient pas assez nombreuses pour échapper à
l'influence exercée par les actes de l'observateur. C e problème s'exprime entiè-
rement en termes méthodologiques et sa solution, elle aussi, doit être exprimée
dans la m ê m e terminologie. Mais il ne s'agit là que d'une des nombreuses
112 Léo Apostel
questions qui peuvent (et doivent) être posées : qu'en est-il, par exemple, des
systèmes décrits en premier lieu par des équations de différencefinies,en
second lieu par des équations intégralo-différentielles (historicisme accentué
exprimé en termes mathématiques) et, en troisième lieu, par des équations
stochastiques en tant que lois fondamentales ? Q u ' e n est-il aussi des systèmes
qui comportent différents types de causalité (causalité circulaire, causalité
linéaire n o n transitive, causalité linéaire transitive)? N o u s ne s o m m e s pas
encore en mesure de donner une liste exhaustive de ces questions. C o m m e nous
l'avons souvent fait dans la présente étude préliminaire, il faut signaler que la
méthodologie comparative des sciences humaines n'est pas encore suffisamment
développée pour fournir à chaque science humaine une théorie complète
relative à ses types spécifiques : a) d'observation; b) d'expérimentation;
c) de classification; d) d'ordre; é) de m e s u r e ; / ) de formulation d'hypothèse;
g) de constitution des lois; h) de constitution des théories; i) d'induction;
j) d'explication; k) de construction de modèles.
N o u s voudrions suggérer le programme suivant : promouvoir la
recherche interdisciplinaire en commençant par développer cette méthodologie
comparative.
U interdisciplinarité : de la méthode
générale à la méthode spécifique
Ainsi, nous arrivons à la conclusion de ce que nous avons appelé la méthode
générale de l'interdisciplinarité. Bien que nous soyons persuadés que les
programmes proposés ci-dessus donnent une idée générale des recherches qui
pourraient se révéler utiles dans ce domaine, nous n'en pensons pas moins que
nul praticien scientifique n'acceptera de consacrer d u temps à ces pro-
grammes s'il n'est lui-même convaincu que la préservation de l'unité de sa
propre discipline passe par le développement systématique des rapports de cette
discipline avec les autres.
Mais, avant d'essayer de défendre cette thèse, nous devons arriver à
distinguer et définir de manière systématique chacune des sciences humaines.
C e sera l'objet de la deuxième section de cette étude. Par conséquent, nous
allons dorénavant analyser les disciplines traditionnelles, et n o n les schémas
généraux récents. L'ordre dans lequel nous les aborderons n ' a pas d'impor-
tance en soi. E n effet, le lecteur n'est pas sans savoir que, dans u n certain sens,
chacune de ces sciences a prétendu, à u n m o m e n t o u u n autre, au titre de
science humaine fondamentale (aucune n'a cependant fait l'unanimité).
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 113
Deuxième section
Une approche inductive
La sociologie
C o m m e cela se produit pour nombre de sciences humaines, l'objet de la socio-
logie n'est absolument pas facile à définir. L a difficulté tient au fait que tout
phénomène étudié par la sociologie l'est également par une autre science.
Par exemple, les relations sociales se traduisent par des échanges d'idées (et
sont ainsi étudiées par la linguistique), o u par des échanges d'attitudes et
d'émotions (et, dans ce cas, appartiennent également au domaine de la psycho-
logie), o u encore par des échanges de services o u d'armements (et sont d u
ressort de l'économie o u de la science militaire). Quel est alors l'intérêt spéci-
fique de la sociologie ? Certains auteurs sont allés jusqu'à refuser à la socio-
logie une existence. Souvenons-nous, cependant, que d'autres ont nié l'existence
de la psychologie et évitons, si possible, de sombrer dans u n tel scepticisme.
E n sociologie, le concept de base est soit celui de relation sociale (Simmel,
von Wiese, Dupréel), soit celui de groupe social ( H o m a n s et l'école fonction-
naliste en général). Si l'on veut comprendre l'objet de la sociologie, il n'est
pas inutile de tenter l'analyse de ces deux concepts de base. Leur signification
n'est cependant pas définie de manière unique.
Prenons tout d'abord le concept de relation sociale; nous pouvons dire
qu'une relation sociale existe entre deux individus si l'action de A est modifiée
par l'action de B . Mais il ne suffit pas de dire que A est modifié par la présence
de B (ce n'est pas parce que le corps de A verra sa température s'élever de
manière imperceptible par la seule présence de B dans la m ê m e pièce que
nous pourrons parler alors de relation sociale). Si l'action de A est modifiée
par l'action de B , cela peut se faire par l'intermédiaire de signaux émis par B
vers A , ou par l'usage de la force. E n général, lorsque nous parlons de relations
sociales, nous pensons d'abord au premier cas. Toutefois, nous ne pouvons
exclure complètement le cas d'une attaque violente de A par B , car une telle
attaque n'est pas seulement une modification externe, mais constitue aussi une
action dont la signification peut être perçue par A . Si l'on accepte cette défi-
nition de la relation sociale, alors la définition profonde du terme de sociologie
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 123
Entre notre première définition, qui est u n peu faible, et cette dernière
bien plus forte, nous pourrions introduire plusieurs définitions intermédiaires.
Le lecteur pourra, de la m ê m e façon, définir le concept de sous-groupe.
Il verra également que des relations sociales positives ou négatives peuvent aussi
exister entre groupes. L a notion de conflit peut être définie dans les m ê m e s
termes. L e concept de hiérarchie sociale peut également être défini (dans u n
groupe, u n élément A est classé plus haut sur l'une des différentes échelles
hiérarchiques qui existent dans ce groupe si, pour u n type d'action valable
selon la définition d u groupe, la réalisation par B de cette action dépend de
celle de A , et non l'inverse).
N o u s pensons en avoir dit assez pour pouvoir formuler notre première
proposition interdisciplinaire de la sociologie : définissons soit à partir de la
théorie des rétroactions, soit à partir de la praxéologie les concepts de base
d'une sociologie relationnelle et essayons d'en déduire une théorie relative aux
propriétés principales des groupes.
Ces propriétés traitent : a) de l'appartenance ou de la non-appartenance
au groupe; b) de la fragmentation d u groupe en sous-groupes; c) d u degré
de cohésion et/ou d u degré d'intégration d u groupe et de sous-groupes;
d) d u degré d'égalité et d'inégalité au sein d u groupe, et, en général, d u
nombre de niveaux différents institués par la hiérarchie sociale et des relations
entre ceux-ci; é) du développement temporel de tous ces points;/) de la mobi-
lité d'éléments individuels à l'intérieur d u groupe.
Si nous n'avions pas choisi c o m m e concept de base celui de relation
sociale, mais plutôt celui de groupe (ou m ê m e le concept plus macrosociologique
de société), nous serions malgré tout arrivés à la m ê m e conclusion. Cela
constitue notre seconde assertion importante dans cette partie de notre
étude.
Le fonctionnalisme c o m m e le matérialisme dialectique, qui sont tous
deux des théories macrosociologiques, doivent à nouveau introduire c o m m e
concepts de base des concepts relatifs à la théorie des rétroactions, à la praxéo-
logie et, c o m m e précédemment, à la psychologie et à la linguistique. Pour le
démontrer, intéressons-nous à la définition du caractère spécifique d'un groupe
indépendant. U n groupe en tant que tel n'est ni u n élément ni u n organisme.
Néanmoins, il lui faut survivre. Pour y parvenir, il doit remplir u n certain
nombre de fonctions (on reconnaîtra ici l'essence m ê m e d u fonctionnalisme).
Mais la déduction de ces fonctions dépend soit d'une certaine hypothèse psycho-
logique sur les besoins fondamentaux de l ' h o m m e , soit d'une hypothèse
praxéologique ou cybernétique sur l'exigence fondamentale de la perpétuation
de l'existence d'éléments ou d'un système ouvert de rétroaction. Sur cette base,
on montrera que le groupe doit se donner : a) une organisation militaire
pour défendre ses frontières; b) une administration pour coordonner ses
segments; c) u n modèle d'environnement pour orienter ses recherches techno-
logiques, justifier et choisir le système de valeurs qu'il reconnaît; d) u n système
économique pour que la satisfaction des besoins matériels soit possible ; e) u n
système diplomatique pour lui permettre de communiquer c o m m e il désire
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 125
La psychologie
Le problème de l'unité de la psychologie est aussi complexe que celui de
l'unité des autres sciences humaines. Certes, le nombre des écoles rivales a
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 127
n'influent pas sur les formes des lois générales, mais n'ont qu'un impact limité
sur les paramètres qui interviennent dans la formulation de ces lois).
E n cherchant l'unité interne de la psychologie, nous avons déjà établi
que la recherche interdisciplinaire est nécessaire. Pourtant, nous nous s o m m e s
maintenus jusqu'à présent à u n niveau relativement abstrait. E n effet, on ne
peut définir la psychologie c o m m e l'étude de la conscience (la conscience étant
seulement u n aspect de la personnalité totale) ni c o m m e l'étude d u compor-
tement (le comportement extérieur n'étant lui aussi qu'un aspect de la per-
sonnalité totale). Par psychologie, il faut entendre la science qui a pour objet
l'étude de la personnalité concrète dans son développement et dans son envi-
ronnement. Seule la personne considérée dans son ensemble est réelle. Toute
séparation entre mémoire et perception, intelligence et affectivité, motricité et
intelligence ne peut être qu'une abstraction provisoire appelée à laisser la place
à la synthèse de tous ces fragments dans une étude totale de la personnalité
dans son ensemble. Cependant, cette personnalité est, avec le corps, u n ensemble
de rôles sociaux et une vie intérieure. Elle n'existe que par son autotransforma-
tion et par la transformation de son environnement. L a psychologie n'existe
pas encore vraiment, car ses différentes parties n'ont pas encore été unifiées.
Cette unité ne pourra se faire qu'au prix de très grands efforts. Ici, nous vou-
drions rappeler au lecteur une remarque que nous avions faite à propos d u
statut de la géographie. N o u s avions dit que celle-ci est constituée de la géo-
graphie physique et de la géographie sociale, et ne pourra s'unifier que grâce à
la cybernétique et à des concepts théoriques de systèmes susceptibles de
transcender les niveaux social et physique, donc de les réunir. Il en va de m ê m e
pour la psychologie.
Les deux problèmes principaux de la psychologie sont : a) le problème
psychophysique (comment faire une théorie intégrée à partir d ' u n système
nerveux central et d'une vie intérieure); b) le problème de l'individualité (com-
ment réunir toutes les différentes facettes d'un h o m m e pour en faire une théorie
de la personnalité). L'unité psychophysique ne peut être exprimée en termes
purement physiques o u biologiques, ni en termes purement psychologiques et
sociologiques : elle doit être exprimée en u n langage plus général, dans lequel
les langages ci-dessus seraient des cas spéciaux. N o u s ne pouvons tenir pour
une solution la théorie des isomorphismes entre la causalité biologique et les
rapports conscients : la conscience n'est qu'un système partiel qui fait partie
de la personnalité totale en tant que l'un de ses moyens. D e m ê m e , le système
biologique n'est, lui aussi, qu'un système partiel. Les isomorphismes signifie-
raient la négation d u caractère partiel de ces deux phénomènes.
Peut-être le lecteur pensera-t-il que la théorie générale des systèmes de
rétroaction, à laquelle les sciences humaines ont si souvent recours, fournira
de nouveau la solution (ce langage serait en effet assez général pour s'appliquer
à la fois à l'organisme et à la conscience). Mais il faut souligner que la per-
sonnalité humaine est la combinaison d'un grand nombre de systèmes de rétro-
action : les systèmes de rétroaction organiques, le système des glandes endo-
crines et le système nerveux central représentent une multitude de systèmes
130 Léo Apostel
de rétroactions superposées, qui s'imbriquent les unes dans les autres. A ces
rétroactions structurelles, il faut ajouter les rétroactions fonctionnelles d u
comportement et, enfin, la conscience, type de comportement particulier qu'on
peut considérer c o m m e u n régulateur au plus haut degré, qui synthétise les
mécanismes inférieurs lorsque ces derniers n'arrivent pas à assurer par eux-
m ê m e s l'adaptation. Cette multiplicité de systèmes de rétroaction n'est pas d u
tout homogène. Certains d'entre eux sont continus, d'autres discontinus; les
uns ont des rétroactions négatives, d'autres ont des rétroactions positives;
certains sont autoconservateurs, d'autres autodestructeurs et ne peuvent sub-
sister que par équilibration mutuelle. Seule cette complexité peut expliquer la
coexistence des éléments biologiques et de la conscience dans la personnalité
totale. Mais toutes ces remarques sont purement pragmatiques. Pour l'instant,
nous ne disposons ni du formalisme abstrait ni des faits empiriques nécessaires
à la mise au point de la théorie générale des rétroactions de la personnalité.
N o u s s o m m e s convaincu que là résidera l'unification de la psychologie, car
l'idée générale de l'automate à capacité d'adaptation présente tous les éléments
permettant de comprendre une personne : l'automate a une mémoire (la psy-
chologie de la mémoire peut être intégrée) ; il effectue des calculs sur des entrées
(l'intelligence peut être incluse) ; divers types de mémoire peuvent être distingués
les uns des autres (la différence entre le conscient et l'inconscient peut s'inscrire
en modèle); l'automate obéit à u n programme (l'ensemble des besoins et des
impulsions); les désordres neurologiques peuvent être considérés c o m m e des
régressions et des simplifications d u programme, qui surviennent lorsque les
tâches à accomplir et la charge de la mémoire sont trop importantes. Si l'auto-
mate est vraiment capable d'apprendre, il fera intervenir des processus de
développement génétique et d'apprentissage local (et nous avons souvent dit
que le problème principal est de comprendre la dynamique de l'apprentissage
et le développement de nouveaux types d'apprentissage).
Par conséquent, l'introduction de la théorie des rétroactions n'est pas une
simple possibilité à envisager, mais la seule solution du problème immémorial
de l'unité conscience-organisme chez l'être humain. Le caractère fondamenta-
lement interdisciplinaire de la psychologie, en tant que condition de l'unité
de cette discipline, dépend de cette énigme. N o u s pouvons exprimer tout cela
en d'autres termes : la conscience s'exprime par signaux et symboles. L a théorie
relative à l'interprétation de ces signaux et symboles a récemment été baptisée
herméneutique. C'est une version méthodologique plus raffinée de l'ancienne
Verstehendepsychologie. Les fonctions d u corps, quant à elles, ne s'expliquent
pas en termes herméneutiques, mais par la science des causes en biologie
humaine. N o u s affirmons donc que la psychologie n'existera que grâce à la
réunion de l'herméneutique et de la biologie humaine en une seule discipline.
Tel est le programme que nous proposons dans ce dessein, programme dont
l'exécution nécessitera, entre autres, l'utilisation de la théorie des systèmes
en général, et de la théorie des rétroactions en particulier.
Mais nous devons garder présent à l'esprit un problème dont nous avons
déjà parlé : si nous voulons que la psychologie voie le jour, il nous faudra trouver
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 131
La linguistique
N o u s l'avons déjà vu, et nous le verrons encore, la spécificité d'une discipline
n'apparaît nettement que lorsque les tensions internes qui dominent ses luttes
internes sont mises à nu. Il est bien connu qu'il y a un grand m a n q u e d'échanges
entre ceux qui étudient la communication globale (livres, discours, etc.) et ceux
qui étudient les caractéristiques de la langue. L e conflit qui existe entre eux
est dû à l'opposition entre langage et parole, opposition sur laquelle on a
beaucoup insisté depuis Ferdinand de Saussure. N o m b r e de linguistes ont
soutenu qu'ils ne s'intéressaient qu'au système, o u structure, et non aux réali-
sations toujours imparfaites, imprécises o u idiosyncrasiques de ce dernier.
C e point de vue platonicien ne tient pas compte d u fait que le système d u
langage, si jamais ce dernier existe en tant qu'instrument social, ou psycho-
logique, ou psychosocial (il ne pourrait être qu'un instrument entre les mains
d'observateurs extérieurs), ne remplit qu'une fonction : produire et permettre
la compréhension d'actes de la communication. Pour que la linguistique retrouve
son unité interne, l'étude du langage et de la parole doit devenir une seule et
m ê m e discipline; l'étude des propriétés des microéléments, c o m m e les mots
et les phrases, doit se fondre avec l'étude des macroéléments, c o m m e les dis-
cours ou les textes. Mais nous en s o m m e s loin malgré les quelques tentatives
de Zellig Harris et de l'école allemande de grammaire textuelle inspirée par
Peter Hartmann.
Le deuxième conflit en linguistique a plusieurs points c o m m u n s avec
l'opposition behavioristes-non behavioristes en psychologie. E n effet, le concept
de signification est très complexe et la linguistique n'a pas m a n q u é , pendant
quelque temps, d'attribuer ses difficultés à ce concept. Certains linguistes de
renom ( c o m m e Leonard Bloomfield, qui a longtemps travaillé dans le cadre
de la psychologie de W u n d t , cherchant à parvenir à une compréhension du
langage) ont été jusqu'à préconiser que la linguistique ne fasse plus du tout
référence aux significations pour se limiter aux phénomènes observables de
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 133
tique actuelle. E n outre, rappelons au lecteur ce que nous avions dit à propos
des grammaires formelles : aucune de ces grammaires ne peut prétendre repré-
senter de façon adéquate une langue naturelle, bien qu'elles en réfléchissent
plusieurs caractéristiques importantes.
Par conséquent, s'il n'y a pas lieu de triompher, il ne faut pas désespérer
non plus. L a linguistique connaît autant de problèmes que n'importe quelle
autre science humaine.
D a n s l'état actuel des choses, o n ne saurait continuer à isoler la linguis-
tique des autres sciences humaines (bien que cela ait produit des résultats
positifs), mais il ne faudrait pas, n o n plus, qu'en essayant de réunir la lin-
guistique aux autres sciences humaines nous portions préjudice à la précision
de la théorie linguistique. Tâche difficile aux multiples volets, dont la réalisation
n'est pas évidente.
N o u s pensons, quant à nous, que les rapports interdisciplinaires entre la
linguistique et les autres sciences humaines ne doivent pas perdre de vue la
solution des trois problèmes cités ci-dessus. Ce sera l'objet de notre programme
de recherche. Mais, auparavant, essayons de définir avec plus de précision le
véritable objet de la linguistique.
L a linguistique est l'étude de la langue. O n peut définir une langue soit
c o m m e u n système fermé et complet de signaux, soit c o m m e u n instrument de
communication fermé et complet. Les deux idées clés dans ce contexte sont
celles de signal et de communication. C o m m e l'économie (qui a donné nais-
sance à une science plus générale, la praxéologie, certains croyant m ê m e que
l'économie n'est qu'une application de la praxéologie), la linguistique a, grâce
à Pierce et de Saussure, donné le jour à une science plus générale, la science des
signes, ou sémiotique, dont elle ne serait qu'un cas particulier. Mais qu'est-ce
qu'un signe et qu'est-ce que la communication? Si l'on cherche les réponses à
ces questions, on verrait que la linguistique peut s'insérer non dans une, mais
deux disciplines générales. O n verrait également que des rapports s'établiront
entre la praxéologie, folle de l'économie, et la sémiotique ou théorie de la
communication, folle de la linguistique. Essayons d'expliquer tout cela.
N o u s dirons qu'un signe est u n signe pour u n agent si la perception
de celui-là modifie la façon d'agir de cet agent sur des objets différents de ce
signe. Le lecteur aura reconnu dans cette définition une version modifiée de la
définition d u signe donné par Charles Morris dans son Signs, language and
behaviour. Elle ne fait évidemment pas d u tout référence à d'autres agents
ou à d'autres actes de communication. La classification des signes selon qu'ils
ont o u non des similitudes, o u des rapports avec les objets qu'ils désignent o u
les propriétés de ces objets, montre bien que, dans ce sens d u terme, la sémio-
tique n'est pas une discipline sociologique, bien qu'elle relève de la praxéologie.
E n termes de communication, nous dirons que le signe est utilisé c o m m e
un instrument de communication entre deux agents lorsque l'émission et la
perception de ce signe rendent les actes de ces deux agents plus coordonnés (cette
coordination peut prendre la forme d'un conflit, mais u n conflit est aussi une
forme de coordination). N o u s voudrions insister sur le fait que ce concept
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 135
de communication n'a rien à voir avec celui qui est actuellement employé
en théorie de l'information — mais cela devrait changer bientôt.
D a n s nos définitions d u signe et de la communication, quand nous
parlons de modifications des actes des agents, ces actes portent soit sur des
objets, soit sur d'autres agents. Et il ne saurait en être autrement. Seuls des
agents peuvent recevoir des signes o u des actes de communication.
N o u s en conclurons donc que la sémiotique ou la théorie de la c o m m u n i -
cation ne sont que des chapitres de la théorie de l'action o u de la praxéologie.
Voilà qui peut être le fondement d'un programme de recherche interdiscipli-
naire intéressant : montrer que les propriétés des systèmes de signes o u des
systèmes de communication peuvent découler des propriétés des systèmes
d'action complétés par la définition des signes o u de la communication. Mais
ce programme de recherche interdisciplinaire doit être précédé par u n autre
programme, à savoir : tous les systèmes de signes ou de communication ne
sont pas des langages humains. Chez les êtres humains, nous avons l'écriture,
les gestes, le m i m e , le théâtre, la musique, la peinture, les contes populaires,
la mythologie, entre autres types de langages.
Notre deuxième programme de recherche interdisciplinaire doit donc
porter sur la mise au point d'une série de théorèmes expliquant les caractéris-
tiques c o m m u n e s de tous les systèmes de signes, ainsi que leurs différences
internes, en se fondant soit sur la définition d u signe, soit sur celle de la c o m -
munication. D e fait, o n ne peut pas dire, dans l'état actuel des choses, que la
théorie générale de la sémiotique o u la théorie générale de la communication
existent vraiment. N o u s ne trouvons pas chez Pierce, de Saussure o u Morris
(ni chez des auteurs plus récents) u n corps de théorèmes appartenant à ces
disciplines. Tout au plus avons-nous des projets de programmes qui, s'ils sont
sûrement prometteurs, n'en sont qu'à leurs débuts.
U n e troisième recherche interdisciplinaire devrait porter sur la coordi-
nation des théories d u signe et de la communication, en définissant le signe par
le concept de communication, o u la communication par le signe. D a n s le pre-
mier cas (définition d u signe grâce au concept de communication, démarche
que nous jugeons justifiée à plusieurs égards), la sociologie générale, o u une
version plus formelle de celle-ci, c o m m e une théorie des jeux plus généralisée,
devient nécessairement, avec la praxéologie, le fondement de la théorie de la
communication. Ainsi, nous pourrions résoudre de façon radicale l'isolement
dont souffre la linguistique puisque cette discipline ne saurait se développer
sans l'appui de la praxéologie ou de la sociologie.
Les trois programmes de recherche interdisciplinaire que nous venons
d'indiquer semblent prendre une direction opposée à celle de Lévi-Strauss,
qui a essayé de considérer les transactions économiques c o m m e u n échange
de signes ou de messages d'un genre particulier (les biens), alors que les groupes
familiaux, et par conséquent les groupes en général (si l'on veut être logique
jusqu'au bout), toujours selon Lévi-Strauss, consisteraient en des échanges
entre partenaires sexuels, entre partenaires de travail, ou tout autre genre de
partenaires. E n fait, il n'y a pas incompatibilité. N o u s nous s o m m e s déjà
136 Léo Apostel
La biologie humaine
E n sciences humaines, on n'a toujours pas admis qu'il soit normal et nécessaire
de tenir compte du fait que l ' h o m m e a u n corps, qu'il est aussi u n animal.
Cela est dû, à notre avis, à des raisons idéologiques et professionnelles. D u point
de vue idéologique, le spiritualisme classique, qui n'admettait pas que l ' h o m m e
soit u n organisme, entre autres, subsiste encore. D u point de vue professionnel,
et m ê m e en biologie, la biologie humaine est négligée. O n laisse le soin de
l'étudier aux médecins, mais ceux-ci s'intéressent à l ' h o m m e avant tout en tant
que praticiens, et n o n en tant que théoriciens. D'autre part, la nature très
complexe de leur travail les a conduits à créer des spécialités très fermées, dont
la psychiatrie. Or, que remarque-t-on? Bien que la plupart des maladies relèvent
de cette spécialité, elle demeure l'une des moins développées. Toutefois, n o m -
breux sont les médecins qui sont désormais convaincus qu'il n'est pas possible
de soigner les différents organes et constituants pris isolément, mais qu'il est
nécessaire de considérer l ' h o m m e c o m m e u n tout, et ce, dans chaque acte
médical. Certains d'entre eux ont compris qu'il n'est possible de guérir l ' h o m m e
total que si l'on dispose d'une interprétation théorique globale le concernant :
l ' h o m m e considéré en tant que système biologique.
L a biologie humaine, se fondant surPanatomie et la physiologie humaines,
et insérant l ' h o m m e dans le système de l'évolution, doit aussi montrer quels
aspects de la psychologie, de la sociologie, de l'économie, de la linguis-
tique, etc., expliquent les faits biologiques et y trouvent leur explication. Elle
n'existe pas encore vraiment. N o u s pouvons prouver, à l'aide de deux exemples
importants, que cette science peut voir le jour. N o u s avons retenu ces deux
exemples pour des raisons de principe. L'étude biologique de l ' h o m m e peut
considérer l ' h o m m e c o m m e une structure. Le système nerveux est, dans cette
structure, l'élément qui unifie et règle l'organisme humain. Le système nerveux
central, par opposition au système nerveux sympathique, est le fondement
structurel des fonctions humaines supérieures. Il faudrait donc déterminer si
certaines des caractéristiques d u système nerveux peuvent contribuer à déve-
lopper les rapports interdisciplinaires entre l'étude biologique de l ' h o m m e et
les autres sciences humaines. Mais la structure s'oppose à la fonction, tout en
y étant liée. Le comportement de l'animal humain est la façon dont il fonc-
tionne dans son milieu. Il y a une trentaine d'années, l'étude comparative d u
comportement animal n'était pas encore très avancée. Mais depuis, et notam-
ment grâce aux travaux de Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen, l'éthologie (ou
138 Léo Apostel
pensée logique. Cela nous pousse à modifier nos hypothèses sur les rapports
entre la logique et les mathématiques, d'une part, les mathématiques et l'art,
d'autre part. Toutefois, rappelons que ces observations demeurent très
hypothétiques.
U n e autre remarque de Luria peut certainement nous aider à mieux
comprendre l ' h o m m e . Il distingue, pour toutes les régions d u cerveau, trois
types de zones. Ces zones se distinguent les unes des autres par leurs types de
neurones et par leur organisation. Les zones primaires s'appellent zones de
projection, et elles constituent une véritable carte des divers organes sensoriels
externes et internes. Mais ces derniers ne sont pas représentés d'une façon
homogène : certaines parties des régions sensorielles, dont les fonctions sont
plus importantes, s'y retrouvent en quantités denses, d'autres sont plus clair-
semées. Les zones secondaires, o u périphériques, relient les divers domaines
primaires entre eux. Les zones tertiaires, o u zones d'association, contiennent
des fibres de connexions générales qui, c o m m e leur n o m l'indique, relient des
zones de projection éloignées les unes des autres, les zones périphériques, et
se relient entre elles. Ces zones d'association occupent une grande partie d u
cerveau humain, bien plus grande que chez les espèces animales, o ù elles
apparaissent après les zones primaires et secondaires. Ces considérations struc-
turelles mènent au moins à deux conclusions : à) la principale activité d u
cerveau est l'activité de liaison interne; il y a bien des rapports avec l'environ-
nement, mais ceux-ci ne mobilisent pas une grande partie de la substance d u
cerveau; b) l'activité de synthèse à laquelle est consacrée cette étude s'inscrit
dans la structure m ê m e d u cerveau. E m m a n u e l Kant a essayé de tirer les
catégories de la compréhension humaine de l'action qui vise à synthétiser en
u n tout les diverses expériences que l ' h o m m e connaît. Voilà une idée qui devient
plausible quand o n tient compte de la structure d u cerveau telle que nous
l'avons décrite.
E n troisième lieu, nous en venons à la spécialisation des lobes frontal,
temporal et occipital. Les régions frontales sont essentiellement le siège de
l'action motrice et de l'exécution des actes volontaires. Les régions temporales
s'occupent surtout de synthèse et d'analyse d'éléments qui se succèdent dans
le temps. C'est donc en grande partie grâce à elles que nous comprenons les
stimuli auditifs. Les régions occipitales analysent et synthétisent les stimuli
simultanés. C'est d'elles que dépend la compréhension des stimuli visuels.
Notons bien que toutes ces régions (et pas seulement la région frontale, c o m m e
on pourrait le penser) reçoivent des nerfs afférents et envoient des nerfs efférents.
L a perception n'est pas une simple réception passive, mais aussi et toujours
une action motrice. L e lecteur, qui nous a vu si souvent faire allusion au circuit
de rétroaction, doit accepter le fait que Luria, sans préoccupations d'ordre
théorique, considère la présence de rétroactions constituées par des nerfs
afférents et efférents c o m m e essentielle au fonctionnement d u cerveau. Pour
mettre en évidence u n rapport interdisciplinaire évident avec la linguistique,
signalons u n fait très important : les actes de la parole et de l'écriture néces-
sitent à la fois la coopération de la région frontale (siège de l'élaboration des
140 Léo Apostel
produit humain est l'œuvre d'art? (Il peut se révéler nécessaire de distinguer
des types d'art irréductibles, mais, pour l'instant, faisons c o m m e si l'art n'était
qu'une seule et m ê m e chose.) Pour comprendre une œuvre d'art, il faut tenir
compte de trois aspects : a) elle est produite par u n artiste (ou plusieurs);
b) elle est u n objet possédant des qualités objectives; c) elle est écoutée,
regardée ou lue par les consommateurs d'art — le public. Nul ne peut nier
l'existence de ces trois dimensions de l'art (mais personne ne peut prétendre
en avoir trouvé la spécificité : u n menuisier fournit, en tant que producteur,
une chambre aux gens qui vont l'habiter ; là encore, trois dimensions sont pré-
sentes, c o m m e pour tous les actes humains). Ajoutons ( c o m m e pour tous les
actes humains) que producteurs et consommateurs changent et sont trans-
formés par les actes de production o u de consommation artistique.
C o m m e tout produit de l'action humaine, l'objet d'art est évalué. Les
critères selon lesquels o n l'évalue peuvent nous aider à comprendre ce qu'est
l'art (ne serait-ce que pour le consommateur). Malheureusement, si nous
s o m m e s conscients de l'existence d'une multitude de cultures distinctes les
unes des autres et des différentes époques qui se sont succédé, nous s o m m e s
également conscients d u fait que les critères de la valeur artistique sont très
subjectifs. Si cette relativité était absolue, il serait absurde de rechercher la
spécificité d'une œuvre d'art grâce au critère d'évaluation de la beauté. Cepen-
dant, on est récemment arrivé à u n résultat intéressant en esthétique expéri-
mentale : selon Robert Frances, des artistes compétents appartenant à des
cultures très différentes sont tombés d'accord (et ce n'était pas le fruit d u
hasard) sur la qualité d'une œuvre d'art qui relevait de leur domaine, mais
non de leur culture. Il semble que le produit artistique, fait de matériaux
donnés, à l'aide de certains instruments, en fonction de certains plans et
intentions, soit analysé, dans des contextes extrêmement différents, à partir
de critères analogiques. Voilà qui nous soutient u n peu (et nous en avons
besoin) dans notre tentative pour saisir les propriétés intrinsèques de l'œuvre
d'art. E n outre, plusieurs chercheurs ont remarqué que le producteur d'une
œuvre d'art ne cherche pas, en la créant, à atteindre des buts extérieurs
(précisons notre pensée : le producteur recherche bien évidemment la compréhen-
sion, la gloire et une compensationfinancière,mais tous ces résultats secondaires
désirables ne constituent pas les causes déterminantes de l'œuvre d'art). Cette
absence d'utilité externe concerne non seulement le producteur, mais aussi le
produit (un livre ou u n tableau n'ont pas d'utilité en tant que tels) et la réaction
du consommateur (bien entendu, ce dernier éprouve, grâce à une œuvre d'art,
de la joie, de lafiertéet peut m ê m e en tirer une certaine reconnaissance sociale,
mais, encore une fois, ces résultats secondaires ne relèvent pas de la spécificité
de l'œuvre d'art). Aristote nous a mis en garde contre les définitions négatives;
aussi ces remarques ne font-elles, peut-être, qu'accentuer l'énigme.
Rappelons tout de suite que nous ne pouvons comprendre une œuvre
d'art si nous ne tenons pas compte d u fait que producteur et consommateur
appartiennent à des sociétés. C e que fait l'artiste en tant que producteur d'art
serait incompréhensible s'il n'était pas situé dans u n groupe humain dont les
146 Léo Apostel
nous devons choisir, tout au long du discours, quels mots suivent ou précèdent
quels autres mots (sélection combinatoire). Ces deux types principaux d'orga-
nisation sont, dans u n certain sens, également des principes d'organisation
syntaxique. Quelle est donc, selon les sémiologistes, la caractéristique fonda-
mentale de l'œuvre d'art? C'est la correspondance et l'équivalence partielle d u
texte de part et d'autre de ces deux axes. Cette affirmation constitue une
version plus précise de la fameuse hypothèse selon laquelle la forme et le
contenu ne seraient qu'une seule et m ê m e chose, ou que le contenu est la forme,
et vice versa. Cependant, ce principe général ne peut s'appliquer qu'à la
littérature. E n ce qui concerne les autres arts, nous pouvons seulement dire
qu'en général l'œuvre d'art peut s'organiser en fonction d'une multitude
d'ordres autonomes (par exemple, u n tableau s'ordonnera en fonction des
contrastes de lumière, des contours, des volumes, alors qu'une mélodie s'ordon-
nera en fonction du chromatisme, du rythme et de l'harmonie) et que ce qui est
typique d'une œuvre d'art, c'est qu'il y a des correspondances entre ces diffé-
rentes manières de s'ordonner. Aussi une œuvre d'art acquiert-elle cette profon-
deur particulière grâce à laquelle ses aspects se réfèrent les uns aux autres et
exploitent le rapport signe-signification sans déborder d u cadre de l'œuvre
elle-même.
Tout cela confère à l'œuvre d'art quelques caractéristiques intrinsèques.
Mais il n'est pas vrai que l'approche quantitative objective de la théorie de
l'information n'ait pas permis d'atteindre les m ê m e s résultats que l'approche
qualitative de la sémiologie. Il est évident que le concept de signification, tel
qu'il est utilisé en esthétique, a subi une modification radicale. E n fait, dans
ce contexte, nous considérons c o m m e signification tout schéma qui retient
l'attention d u spectateur lorsque celui-ci est sollicité par u n autre schéma, en
vertu de correspondances typiques et de déviations entre ces deux schémas.
A u lieu de recourir à l'algèbre booléenne c o m m e instrument principal pour
la description objective de l'art ( c o m m e en théorie de l'information), cette
dernière approche fait implicitement appel à la théorie des correspondances
entre faisceaux de relations. U n e chose est sûre : il n'y a pas encore de procédé
permettant de constituer les faisceaux relatifs aux divers arts (pour s'en
convaincre, il suffit de considérer le faisceau de forces que l'œil est capable
de distinguer dans u n tableau ou une sculpture et de se demander c o m m e n t
cette abstraction peut être contrôlée); en revanche, l'idée qui la sous-tend, et
qui relève de la théorie des graphes, est sûrement présente. L'esthétique de
l'information, dans la mesure où elle essaie de définir l'œuvre d'art à plusieurs
niveaux et à l'aide de différents codes fondamentaux, évolue dans ce sens.
N o u s arrivons donc à la conclusion provisoire suivante : la méthode fonda-
mentale, o u paradigme, de l'analyse sémiologique est de nature relationnelle
et elle est plus générale que la théorie de l'information, dont l'idée fonda-
mentale concerne essentiellement la répartition quantitative des probabilités.
L'étape suivante, interdisciplinaire, consistera à faire fusionner ces deux
méthodes. Toutes deux sont d'ailleurs essentielles : la première permet de
savoir dans quelle mesure une partie de l'ensemble est déterminée par les autres
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 151
U anthropologie
un travail sur le terrain et une observation active. Bien sûr, ces subdivisions
portent sur la méthode, et n o n sur l'objet : l'archéologie semble définie par le
fait qu'elle ne dispose que de sources d'information n o n verbales et l'ethno-
logie, qui étudie une nation o u u n groupe, se définit également par la manière
dont elle se procure son information. D o n c , une science appelée anthropologie,
et qui serait à cheval entre ces deux disciplines (archéologie et ethnologie), ne
saurait prétendre à une unité d'objet.
C'est pour cela que nous pensons qu'il faut abandonner la définition
classique pour la définition récente. Mais cela soulève de nouvelles diffi-
cultés : actuellement, l'anthropologie se subdivise en anthropologie sociale
et en anthropologie culturelle. Y a-t-il, oui o u non, une différence entre ces
deux branches? Y a-t-il, oui o u non, une différence entre l'étude de la litté-
rature, de l'économie, de la technologie, de la religion et l'anthropologie
culturelle? Quelle différence y a-t-il exactement entre société et culture?
C e n'est qu'en répondant à toutes ces questions que nous pourrons savoir de
quelle façon l'anthropologie emploie la sociologie et les sciences culturelles.
L a sociologie, selon la définition que nous avons adoptée, est l'étude des rela-
tions humaines, des groupes qu'elles déterminent, des hiérarchies de ces
groupes, de leurs conflits et de leur évolution. Il y a, bien sûr, la sociologie
humaine, mais il est possible d'envisager des sociologies animales o u végétales.
E n revanche, l'étude de la culture s'intéresse aux schémas d'action que les
groupes apprennent pour satisfaire leurs besoins vitaux et leurs besoins
secondaires. Toute étude d'une culture se préoccupe d ' u n schéma d'action,
toute étude sociologique s'intéresse aux relations. Voyons maintenant ce que
ces deux types de recherche apportent à l'anthropologie lorsque cette dernière
les emploie. N o u s pouvons dire que : a) l'anthropologie sociale est une branche
de la sociologie qui s'intéresse à u n réseau de relations sociales qui, tout en
étant fermé, possède une unité interne si forte qu'il est possible de recons-
tituer, à partir d'une partie de ce réseau, les propriétés des autres parties;
b) de m ê m e , la « culturologie » devient anthropologie dès que l'on établit u n
rapport et u n schéma c o m m u n pour la religion, l'économie, la structure des
relations de parenté, la technologie, etc. ; c) il existe u n lien entre la structure
du réseau social et le schéma d u comportement acquis tel que les relations
sociales impliquent l'existence de schémas culturels, et vice versa.
Les lois typiquement anthropologiques portent sur les rapports néces-
saires entre les structures sociologiques et les schémas culturels, de m ê m e que
sur leur caractère fermé. A la limite, il faut que nous arrivions ( m ê m e si ce
n'est qu'une possibilité lointaine) à connaître la taxonomie de conglomérats
potentiels grâce à ces lois. Tout cela confirme que la catégorie de base de
l'anthropologie est la totalité o u l'ensemble. N o u s voyons encore une fois
combien l'anthropologie est proche d u réseau interdisciplinaire général des
sciences humaines tout en restant une discipline distincte.
Jusque-là nous n'avons parlé que d'anthropologie sociale et d'anthro-
pologie culturelle. Il reste l'anthropologie biologique. Traditionnellement,
cette discipline s'intéresse à l'origine de l'humanité, aux divers types physiques
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 153
tionnement, et toutes les institutions ayant pour tâche de satisfaire ces condi-
tions). Mais, de façon plus générale, on peut parler d'un fonctionnalisme systé-
mique : tout système particulier, en interaction avec l'environnement, ne peut
exister que s'il y a certains sous-systèmes et certaines formes d'interaction. C e
fonctionnalisme se propose de représenter la totalité ou l'ensemble d'un système
socioculturel grâce à des conditions d'équilibre o u d'autopréservation.
Personne ne s'étonnera du fait que la tentative pour comprendre l'unité
d'un système par ses conditions d'équilibre s'accompagne par une autre tenta-
tive visant à expliquer l'unité de ce m ê m e système par ses conditions de
déséquilibre. Les systèmes socioculturels naissent d'une façon o u d'une autre.
U n e fois qu'ils existent, ils doivent se développer, se fondre, se subdiviser et
éventuellement se détruire. Les diverses caractéristiques d'un groupe (cultu-
relles o u sociologiques) peuvent être considérées c o m m e des phases de ce
développement : l'évolutionnisme va de pair avec le fonctionnalisme.
Mais ces deux points de vue isolent les systèmes qu'ils se proposent
d'étudier. Par structuralisme, il faut entendre la tendance visant à faire d'une
caractéristique d'une société donnée une transformation algébrique des autres
caractéristiques de cette société. Cette méthode d'unification peut également
servir à dépasser les limites d'une société prise c o m m e un tout — nous pouvons
aussi bien étudier diverses sociétés en tant que variables d'un m ê m e plan.
Ces méthodes ainsi décrites sont complémentaires. Elles peuvent se
combiner et être utilisées de façons diverses, parfois incompatibles. Il est
évident que représenter une certaine caractéristique c o m m e condition néces-
saire o u c o m m e conséquence d'une autre caractéristique aboutit à une
incompatibilité de méthode.
D e m ê m e , le caractère fermé des diverses cultures s'oppose à l'idée de
présenter ces cultures c o m m e des variables dans des schémas similaires. Les
objections qu'on fait habituellement à rencontre d u structuralisme, d u fonc-
tionnalisme et de l'évolutionnisme proviennent de ces incompatibilités : au
structuraliste, on oppose le caractère évolutif et différencié de l ' h o m m e ; à l'évo-
lutionniste, o n oppose le caractère n o n atomique mais global des sociétés;
enfin, au fonctionnaliste, o n oppose les tensions internes qui existent dans
chaque société. Pourtant, ces trois points de vue sont nécessaires si l'on veut
prouver l'unité o u le caractère global d'une société humaine donnée.
Mais — et nous touchons là notre objectif —, pour prouver qu'il existe
un système universel des besoins, des désirs et des conditions nécessaires à
l'existence, il faut que nous recourions aussi à la sociologie et à la psychologie.
Ces sciences ne sont pas universelles et leurs résultats ne sont pas identiques
dans toutes les cultures : elles doivent être relativisées. Par conséquent, seule
la recherche dans le cadre de la théorie générale des systèmes peut être le
fondement d u fonctionnalisme (son caractère général est à la fois attrayant et
dangereux).
D ' u n point de vue formel, le fonctionnalisme est lié à la mathématique
des systèmes en équilibre. Lorsque l'on aborde le fonctionnalisme d'un point
de vue formel, o n s'aperçoit qu'il est lié à la mathématique des systèmes en
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 155
déséquilibre. E n outre, il faut également que l'on fasse appel à une théorie
générale de réduction, pour laquelle, par exemple, l'art et la politique seront
des phases d u développement de la magie o u qui considérerait, au contraire,
que la magie et la technologie sont le fondement de toutes les autres manifes-
tations de la culture. L a méthode évolutionniste ne peut être employée sans
la méthode réductionniste (bien que l'on tienne compte d u fait que la réduction
n'est pas d'ordre logico-linguistique, mais plutôt causal temporel).
Enfin, pour appliquer le structuralisme, il faut faire appel à l'algèbre.
Mais les systèmes algébriques sont nombreux et ne peuvent être appliqués que
lorsque les structures à comparer ont été décomposées en atomes et qu'elles
sont régies par des règles combinatoires strictes. Jusqu'à présent, seule une
petite partie des données anthropologiques a été organisée de cette façon.
Tout ce qui précède n'est qu'une préparation de notre proposition prin-
cipale, à savoir dans quelle mesure et pourquoi l'on doit recourir à l'anthro-
pologie en partant de la définition de cette science. Or, la définition que nous en
avons donnée nous a bien conduits d u concept de totalité aux trois points de
vue principaux décrits ci-dessus.
L'histoire
Pour ce qui est de l'anthropologie, il nous était déjà apparu que nous avions
affaire à une sorte de discipline faisant la synthèse des sciences humaines.
O r , en histoire, nous voyons u n autre type de science synthétique. Essayons
de voir quels sont les points c o m m u n s et les différences entre les deux.
Signalons que, dans les deux cas, nous parlons de 1' « anthropologie moderne »
et de F « histoire moderne ». E n effet, ces deux sciences sont, au m o m e n t
m ê m e o ù nous écrivons, engagées dans u n processus de métamorphose si
radical que, si nous nous référions à des sources datant d u siècle dernier, par
exemple, tout ce que nous dirions pourrait être considéré c o m m e erroné.
Cela étant, procédons c o m m e d'habitude : essayons d'abord de déterminer
les caractéristiques principales de l'histoire, puis d'établir les rapports inter-
disciplinaires qui peuvent s'instaurer entre elle et les autres sciences.
L'histoire étudie le développement d ' u n système dans le temps (en
termes d'objet, l'histoire d ' u n système est le développement de ce système
dans le temps). N o u s avons déjà quelques notions clés : développement,
développement d ' u n système, développement d ' u n système dans le temps.
Ces notions appellent quelques remarques. U n système qui se développe se
transforme, mais tout système qui change ne se développe pas. N o u s dirons
qu'un développement est u n changement d u système d û essentiellement (mais
non entièrement) aux états et développements antérieurs de ce système. Pour
simplifier, disons que le développement est u n changement endogène.
U n système est u n tout qui se subdivise en parties liées les unes aux autres
par des rapports réguliers. L'histoire est u n développement de cette sorte,
c'est-à-dire le développement d'un tout dont les parties sont reliées les unes
aux autres, et non le développement d ' u n atome o u d'un agrégat d'éléments.
156 Léo Apostel
doit, pour des raisons théoriques (et pas seulement humaines), avoir cette
caractéristique activiste.
Pour résumer, nous dirons que l'histoire est l'étude d u développement
de l'humanité ou d u système social de l'humanité, ou encore des schémas
d'action de l'humanité dans le temps physique en vue d'intervenir, si besoin est,
dans ce système.
U n e telle définition soulève u n certain n o m b r e de difficultés. Son incon-
vénient majeur est d'être utopique. E n effet, ce qui saute aux yeux, c'est son
caractère futuriste. L'histoire telle que nous l'avons décrite n'existe pas. T o u -
tefois, la seconde chose qu'on remarque (et qui va dans le sens de cette défi-
nition) est que les diverses branches de l'histoire telle qu'elle existe semblent
viser à constituer une histoire conforme à notre définition. Cela veut dire que
le problème principal de l'interdisciplinarité en histoire est inhérent à cette
science. A ce propos, trois phénomènes valent la peine d'être signalés : l'histoire
est divisée de l'intérieur en fonction de ceux qu'elle concerne puisqu'on écrit
l'histoire des États-Unis d'Amérique, de Madagascar, de l'Europe o u des
Flamands de Belgique; des nations, ou des parties de nations, des groupes
plus ou moins importants de nations en interaction constituent le support
déclaré d u développement historique. Il ressort de nos exemples que les unités
auxquelles on attribue l'histoire n'ont pas besoin d'être situées avec le m ê m e
degré d'abstraction. Cette division interne de l'histoire se justifie par le fait
que l'unité étudiée a connu, durant au moins une partie de son existence, u n
développement sans influences extérieures. Mais cette justification se prête
immédiatement à une critique : l'affirmation selon laquelle une unité,
fût-elle aussi large que l'Europe, est à l'abri d'influences extérieures est
erronée, au m ê m e titre que celle qui prétend qu'un groupe aussi petit que le
peuple flamand a assez de cohésion interne pour être traité c o m m e une unité
au sens absolu d u terme. Ainsi, les subdivisions que nous avons citées sont
adoptées soit parce qu'elles rendent plus facile la collecte des données, soit en
tant que conséquences de jugements de valeur que d'aucuns veulent défendre
(l'existence passée d'une unité peut servir d'argument pour que cette unité
continue d'exister). Disons qu'en vertu de l'interaction de tous les groupes
humains une « histoire d u m o n d e » devient nécessaire, alors qu'au cours des
époques qui ont précédé la nôtre les divisions qui ont déterminé l'historio-
graphie diffèrent d'une période à l'autre et dépendent de l'intensité de l'interac-
tion qui existait entre elles. Néanmoins, l'histoire telle qu'elle existe (et telle
qu'elle a existé) ne représente pas convenablement les subdivisions de son sujet
et doit être remodelée. C'est donc là u n premier type d'interdisciplinarité (qui
ira en se renforçant, car, à l'avenir, l'histoire, si elle ne porte pas sur le m o n d e
entier, n'aura plus de sens).
N o u s voudrions également insister sur le fait que l'historien, dont le
domaine d'étude est très étendu, peut comparer les diverses manières qui
président à la création d'un pays, les divers types de guerres, de révolutions, etc.,
ce qui le conduit nécessairement à des généralisations. L a spécificité d u déve-
loppement historique, qui, semble-t-il, exclut les lois générales, sera, grâce à
158 Léo Apostel
Troisième section
Les sciences humaines appliquées
Bibliographie
L'interdisciplinarité
dans les sciences sociales
Jean-Marie Benoist
Aspects de l'interdisciplinarité
dans les sciences exactes
mathématiques, qui, une fois contesté leur rôle de savoir archetypal, n'en sont
pas moins affectées d'une mission particulière de circulateur et de langage de
traduction des sciences entre elles, à u n niveau instrumental d'abord, mais
ensuite en une fonction traductrice ou transductrice qui excède la simple ins-
trumentante, dans les sciences dites « exactes » d'abord, mais aussi dans les
sciences du vivant et dans les sciences de l ' h o m m e en général. D e cette singularité
mathématique, l'insituabilité de cette science dans la classification cartésienne
dite « de l'arbre » (préface et première partie des Principes) serait u n symbole
négatif, alors que l'éclosion et l'omniprésence articulée d u calcul chez Leibniz
en seraient le symbole positif. Il va de soi, c o m m e nous le verrons plus bas, que
le rapport des mathématiques aux sciences sociales analysé par R a y m o n d
B o u d o n (1970, p. 629-685), avec tout le déploiement des diversités de leur
usage et de leur fonction fondatrice, constitue u n prolongement majeur de cette
étude placée d'abord sous l'angle de l'histoire o u de 1' « archéologie ».
U n e telle entreprise ne peut que déboucher sur une épistémologie nou-
velle, celle qui serait issue de la double nécessité de considérer c o m m e illusoire
la prétention d'une science reine et de faire passer le concept de réductionnisme
du global au local et de l'univoque au plurivoque.
Cette épistémologie, tenant compte de la spécificité des mathématiques,
qui sont à la fois milieu, instrument (ou moyen), modèle et méthode, construi-
rait sous la forme d'un réseau complexe, ou organon, les diverses situations
de rapport mutuel des sciences, depuis le schéma d'une réduction enrichie,
c'est-à-dire latéralisée, n'allant plus verticalement et hiérarchiquement d u
complexe au simple, jusqu'aux relations de confluence et de surdétermination :
elle prendrait en considération des situations de traduction et d'isomorphies
conceptuelles réglées, mais, attentive aux conflits, elle mettrait en scène les
mutations violemment déclenchées au sein d'un savoir scientifique particulier
par l'irruption des développements soudains d'un autre : ainsi les mutations
actuelles de la chimie minérale sont, dans leur activité, dues au fait que cette
science a demandé à la physique des méthodes qui lui étaient propres et « pour
avoir imité la chimie organique des molécules en étudiant les complexes de
coordination en tant qu'individu » (Michel Serres, 1972).
D e la m ê m e façon, cette épistémologie critique, dans son entreprise
d'inventaire, partirait à la recherche des formes d'intersection, d'interférence et
d'intervention fondatrices qui traduisent des confluences et des surdétermina-
tions. L e terme de réduction prend ici u n sens neuf : il vient à désigner les
relations mobiles et labiles qui font dialoguer de façon imprévisible et à des
niveaux locaux beaucoup plus que globaux des savoirs entre eux. Ces relations,
nous l'avons vu, peuvent être polémiques, et, si mince que soit le point de
contact, peuvent aboutir à une remise en chantier totale du discours et du
c h a m p théorique sur lequel s'opère cette greffe — ainsi de la chimie, fécondée
par la physique —, jusqu'à remettre en question ses approches, ses langages,
voire ses objets.
L a naissance de la biologie moléculaire représente u n cas d'interdiscipli-
narité par surdétermination : loin de se contenter des horizons limités et studieux
172 Jean-Marie Benoist
sur son propre rôle de science reine ou de science guide, et, partant, sur
la possibilité d'une hiérarchisation et d'une classification pyramidale des
savoirs, a eu pour conséquence libératrice la fin du rêve d'une physique
sociale et la nécessité d'introduire concurremment aux positivismes des
modèles behavioristes encore hantés d u spectre de la physique et de son
type d'objectivité, des approches cliniques, des méthodes faisant davan-
tage de place à une connaissance diagnostique de l'individuel. C'est à la
médecine-biologie + anthropologie (bioanthropologie), par exemple, et
à la psychanalyse c o m m e apportant une fécondation latérale d u c h a m p
des sciences sociales et humaines que l'on doit cette inflexion des méthodes
et des modèles, dont les premières ondes sont nées dans le c h a m p des
sciences exactes, lorsque la physique a accepté de perdre son rôle — acquis
depuis N e w t o n — de science maîtresse et que les savoirs qu'elle avait
satellisés ont repris la liberté d ' u n dialogue multivalent avec d'autres
modèles, selon le graphe mobile d'une interdisciplinarité locale et n o n
plus globale.
liques, voire modèles, que l'on retrouve à la base de théories diverses et appa-
remment séparées les unes des autres dans l'espace et dans l'histoire, et
qui sont porteuses de l'intuition fondamentale de chaque appareil théorique
envisagé c o m m e grille de déchiffrement théorique d'un objet dont les facettes
s'éclairent de manière hétérogène : « Cet aspect des présupposés, notions,
termes, jugements méthodologiques et décisions, bref, des thèses o u thèmes
fondamentaux [...] n'est lui-même ni directement tiré de l'observation objective,
ni traduisible en termes d'observation objective, d'une part, de logique mathé-
matique o u autres ratiocinations analytiques formelles, d'autre part [...].
C'est u n « espace » à trois dimensions — ces termes étant toujours employés
en gardant bien présentes à l'esprit les limites de l'analogie — que l'on peut
appeler proposition espace » (1973, p . 57-58). « U n concept tel que force,
une proposition c o m m e la loi de la gravitation universelle doivent être consi-
dérés, respectivement, c o m m e u n point ou c o m m e une configuration (ligne)
dans cet espace à trois dimensions. »
Cet espace d'intégration permet d'avoir accès à un imaginaire fondateur
qui semble de la m ê m e espèce que celui dont Kant, dans le schématisme trans-
cendantal, a su annoncer l'existence, au-delà de la coupure entre l'empirisme
et le rationnel, et rendant compte de la différenciation dont cette coupure est
porteuse. L'approche interdisciplinaire consisterait alors, à partir d u propos
de Gerald Holton, moins à chercher quelle est la source de ces thèses qu'à
analyser leurs transformations, la loi de leurs récurrences, les lieux où, après
une occultation, ils sont censés réapparaître en des discours scientifiques inat-
tendus. Et Gerald Holton est parfaitement conscient d u débordement de ces
thèses par rapport à la démarcation entre rationalité et irrationalité, ainsi
que de leur aptitude à transgresser la coupure de plus en plus arbitraire entre
sciences exactes et sciences humaines : « C e fut le cas de la mécanique, de la
chimie et de la biologie à leurs débuts ; il en fut de m ê m e de la relativité et de
la mécanique quantique. J'imagine qu'une situation analogue a prévalu aux
origines de la psychologie et de la sociologie modernes. D e plus, dans ces
domaines ( c o m m e d'ailleurs dans les sciences de la nature au cours d'une
étape de transformation), la signification et l'impact des thèses se révèlent par
le fait qu'ils imposent des notions jusqu'alors considérées c o m m e paradoxales,
ridicules o u choquantes. Je pense, par exemple, à des « absurdités » telles
que : le mouvement de la terre, de Copernic; l'infinité des mondes, de Bruno;
le principe d'inertie des corps dans u n plan horizontal, de Galilée; l'action de
la gravitation sans le support d'un milieu tangible de transmission, découverte
par N e w t o n ; la conception darwinienne de l ' h o m m e rattaché par ses origines
à des créatures inférieures; le paradoxe des horloges et la vitesse maximale
de transmission des signaux, d'Einstein; la conception de la sexualité de
l'enfant, chez Freud; la conception de l'indétermination, chez Heisenberg.
Le vif intérêt de ces discussions et leur intensité aussi bien chez les h o m m e s
de science que chez les profanes exaspérés o u intrigués révèlent clairement la
force avec laquelle les thèses — souvent d'ailleurs en conflit les unes avec
les autres — exercent sans cesse sur nous leur influence. O n peut ajouter que
Vinterdisciplinarité dans les sciences sociales 177
Proposition de recherches
Lieux d'interdisciplinarité
propres aux sciences sociales et humaines :
quelques exemples
U n e fois posées les conditions épistémologiques nouvelles dans lesquelles
grâce à l'avance prise par le « dégel » de la rationalité dans les sciences exactes
et naturelles, la problématique de l'interdisciplinarité se propose, o n peut
tenter de présenter et de classer quelques cas o ù l'on pense que l'interdiscipli-
narité, o u la transdisciplinarité, a eu et aura quelque fécondité. O n distinguera
successivement : a) l'interdisciplinarité instrumentale; b) l'interdisciplinarité
critique; c) l'intégration interdisciplinaire par englobements locaux. L e choix
de ces exemples est maintenant centré sur le domaine des sciences sociales et
humaines, mais on verra que, tant sur le plan de la méthode o u de l'instrument
que sur les dialectiques intégratives, ouïes conversions ou traductions, la démar-
cation entre sciences « exactes » et sciences « humaines » n'est plus tenable.
L'interdisciplinarité « instrumentale »
Il ne faut pas sous-estimer ces lieux de collaboration entre les disciplines qui
subordonnent u n savoir o u une pratique « auxiliaire », voire ancillaire, aux
problématiques d'une science à l'œuvre, en train de demander à son alliée une
elucidation de ses hypothèses comparable à l'expérimentation dans le c h a m p
de la physique. O n pourrait en multiplier les exemples et les inscrire dans leur
diversité sur le graphe o u réseau des cas possibles d'interdisciplinarité auquel
nous faisions allusion tout à l'heure.
Ainsi, dans le c h a m p de la préhistoire et de l'archéologie, dont fait état
le rapport de Sigfried J. de Laet, le travail de datation d u matériel archéolo-
Vinterdisciplinarité dans les sciences sociales 179
globale : « Jusqu'à présent, une répartition des tâches, justifiée par des traditions
anciennes et par les nécessités d u m o m e n t , a contribué à confondre les aspects
théorique et pratique de la distinction, donc à séparer plus qu'il ne convient
l'ethnologie de l'histoire. C'est seulement quand elles aborderont de concert
l'étude des sociétés contemporaines qu'on pourra apprécier pleinement les
résultats de leur collaboration et se convaincre que, là c o m m e ailleurs, elles ne
peuvent rien l'une sans l'autre. » (Ibid., p . 33.)
L'appel a été entendu et l'école des annales c o m m e la V I e Section se sont
mises à nouer u n rapport de plus en plus fécond avec l'ethnologie, jusqu'à lui
emprunter ses méthodes : « L'expérience acquise aujourd'hui dans l'observation
et l'analyse ethnosociologiques (systèmes de parenté, systèmes religieux...,
types d'intégration et de conflit à l'œuvre dans les unités sociales...) et dans
l'étude in vivo de situations sociohistoriques de type colonial permet souvent
de reconnaître, dans les descriptions et les jugements des témoins de jadis,
des structures et des processus dont l'enchaînement n'apparaissait pas à la
simple lecture d'observations séparées et superficielles des modèles de compor-
tement jusque-là peu significatifs. » (Henri Moniot, « L'histoire des peuples
sans histoire », dans : Faire de l'histoire, 1.1, Nouveaux problèmes, p . 116.)
C e recours à l'ethnographie va plus loin qu'une simple consultation
expérimentale o u clinique : la science servante devient servante maîtresse,
et il paraît opportun d'étudier à propos de l'histoire aujourd'hui les diverses
manières dont le discours annexe dans lequel l'histoire accepte de s'éclater
vient se greffer sur elle, jusqu'à la détourner de son identité ancienne, alors
qu'elle se croit de bonne foi annexionniste. U n programme de recherche qui
puiserait son inspiration dans le livre Faire de l'histoire, construirait le réseau
de cette interdisciplinarité d u centre éclaté de l'histoire par rapport à l'inter-
disciplinarité locale, binaire et périphérique : histoire économique, histoire
du fait religieux, histoire des climats. C o m m e n t et à quelles conditions épisté-
mologiques peut-on encore penser u n concept unifié d'histoire sur le fond
de cet emporium interdisciplinaire? D ' u n e part, une telle recherche permet-
trait de revenir à la source plurielle d u discours historique : entre Hérodote,
Thucydide et Xénophon, quoi de c o m m u n ? Le rôle des idéologies, des philo-
sophies de l'histoire c o m m e gardiennes de l'unitéfictivede l'histoire trouverait
alors son lieu. Symétriquement se trouverait peut-être relativisé le concept d'une
interdisciplinarité purement instrumentale : de m ê m e que ce n'est pas impuné-
ment que la physique s'est adressée à la chimie, de m ê m e l'usage d'un instru-
ment emprunté à u n discours voisin, quelque neutre qu'il soit, n'est pas sans
remanier les conditions générales de la problématique historique.
M ê m e au niveau le plus « scientiste », la demande de l'histoire à un savoir
technique récent, la statistique, a permis de modifier complètement l'approche
et l'enjeu historiques. E m m a n u e l Le R o y Ladurie s'en ouvre dans son ouvrage
Le territoire de l'historien : « Les progrès m ê m e s de la méthode quantitative
dans l'historiographie française méritent d'être brièvement évoqués, car les
circonstances de son achèvement et de son triomphe ne sont pas nécessairement
connues de tous [...] L a nouveauté essentielle de Febvre et Bloch n'était pas
L'interdisciplinarité dans les sciences sociales 181
dans le passage de la " qualité " à la " quantité " ; elle résidait bien plutôt
dans le fait que ces deux historiens délaissaient systématiquement l'événement
pour s'intéresser aux données profondes, aux structures, et à la longue durée ! »
(Le R o y Ladurie, 1973, p . 26.) U n tel énoncé des modifications des conditions
et des enjeux épistémologiques de l'histoire apportées par l'utilisation d u
quantitatif et d'une interdisciplinarité « instrumentale » grâce à la statistique
n'est pas sans rappeler le programme que Michel Foucault assignait à son
archéologie d u savoir : « Désormais, le problème est de constituer des séries :
de définir pour chacune ses éléments, d'enfixerles bornes, de mettre au jour
le type de relations qui lui est spécifique, d'en formuler la loi et, au-delà, de
décrire les rapports entre différentes séries pour constituer ainsi des séries
de séries, o u des tableaux : de là la multiplication des strates, leur décrochage,
la spécificité d u temps et des chronologies qui leur sont propres; de là la néces-
sité de distinguer non plus seulement des événements importants (avec une longue
chaîne de conséquences) et des événements minimes, mais des types d'événe-
ments de niveau tout à fait différent (les uns brefs, les autres de durée moyenne,
c o m m e l'expansion d'une technique, o u une raréfaction de la monnaie, les
autres enfin d'allure lente, c o m m e u n équilibre démographique o u l'ajustement
progressif d'une économie à une modification de climat); de là la possibilité
de faire apparaître des séries à repères larges constituées d'événements rares
ou d'événements répétitifs. L'apparition des périodes longues dans l'histoire
d'aujourd'hui n'est pas u n retour aux philosophies de l'histoire, aux grands
âges d u m o n d e ou aux phases prescrites par le destin des civilisations; c'est
l'effet de l'élaboration, méthodologiquement concertée, des séries. » (1969,
p. 15-16.)
Il appartient au philosophe de prendre acte de cet éclatement de l'histoire,
dans une collaboration épistémologique avec l'historien. Ensemble, ils pensent
le remaniement des objets, qui implique une interdisciplinarité locale et conjonc-
turelle : une interdisciplinarité ad hoc : pour réaliser cette histoire à pente faible
dont nous entretiennent Foucault et L e R o y Ladurie, pour analyser l'effet de
ces lentes mutations climatiques, o u de ces brusques décrochements dans le
m o n d e monétaire, il y aurait quelque prétention vaine de l'histoire à se croire
seule : transgressant l'interdit aristotélicien de la metabasis eis alio genos — d u
passage, d u transport vers u n autre genre de l'être —, l'histoire sait désormais
qu'elle est riche à proportion de son excentrement, qui la pousse n o n seulement
à dialoguer avec d'autres disciplines, n o n seulement à s'en servir c o m m e d'auxi-
liaires, mais à s'éclater en elles pour mieux penser en c o m m u n les nouveaux
objets ainsi révélés par ces déplacements de problèmes.
Transdisciplinaire au contraire sera l'attitude épistémologique qui cher-
chera à analyser les récurrences dans l'histoire et dans d'autres domaines
voisins o u déconnectés, d'enjeux épistémologiques semblables : ainsi de l'intro-
duction d u discontinu. A partir d u discret dans les sciences d u langage, des
systèmes de la parenté analysés par l'anthropologie structurale, réinscrite dans
l'épistémologie althussérienne, s'est offerte la discontinuité c o m m e enjeu et
méthode, qui parcourt et modifie tous les champs d u savoir : il appartient à
182 Jean-Marie Benoist
Michel Foucault de s'être avisé qu'elle ne laissait pas l'histoire de côté dans ce
mouvement : « L a notion de discontinuité prend une place majeure dans les
disciplines historiques. Pour l'histoire dans sa forme classique, le discontinu
était à la fois le donné et l'impensable : ce qui s'offrait sous l'espèce des évé-
nements dispersés — décisions, accidents, initiatives, découvertes... L a disconti-
nuité, c'était ce stigmate de l'éparpillement temporel que l'historien avait à
charge de supprimer de l'histoire. Elle est devenue maintenant u n des éléments
fondamentaux de l'analyse historique. » (1969, p. 16-17.)
Sous son triple rôle d' « opération délibérée de l'historien », de « résultat
de sa description » et de « fonction que le travail ne cesse de spécifier », la dis-
continuité se désigne donc c o m m e le n œ u d problématique de l'histoire renou-
velée. Mais, c o m m e elle ne se borne pas à l'histoire, le problème et le programme
d'une épistémologie transdisciplinaire pourraient être, nous le verrons, d'étudier
qualitativement les divers types d'occurrences de la discontinuité dans les
sciences humaines en rapport avec les prémisses et les axiomes méthodologiques
de chacun des champs qui font recours à cette notion opératoire.
O n le voit, il n'y a donc point d'interdisciplinarité « instrumentale » qui
ne débouche sur ce que nous avons voulu appeler dans u n second temps une
interdisciplinarité critique, c'est-à-dire u n type de communication et de colla-
boration entre les savoirs capable d'exiger une mise en question philosophique
et épistémologique des conditions de la coopération et u n examen des consé-
quences conceptuelles. C'est à la philosophie renouvelée, dans la mesure o ù
l'historien, le biologiste, le physicien vont accepter de se faire eux-mêmes
philosophes, qu'il appartient de cerner et de problématiser les conséquences de
ces remaniements épistémologiques, et de parcourir, telle une anthropologie
comparant des structures en divers ensembles déconnectés, les lieux d'occur-
rence des schemes mis en œuvre par cet éclatement de la « propriété » des
disciplines. L'épistémologue interne à son propre c h a m p sera philosophe de sa
discipline (ainsi L e R o y Ladurie de l'histoire) dans la mesure où il saura
percevoir les enjeux interdisciplinaires de son emprunt d'outils nouveaux, et les
occurrences transdisciplinaires des schemes qu'ils impliquent et font travailler,
au sens o ù Gerald Holton, parlant de la physique, avait su repérer l'usage opé-
ratoire de themata, objets privilégiés d u nouvel esprit philosophique.
Philosophique par excellence est le lieu à partir duquel le m ê m e historien,
prenant la mesure de son territoire, est encore capable de désigner c o m m e
connaissances historiques relevant d'un m ê m e c h a m p l'étude des loyers parisiens
de la fin d u M o y e n A g e au x v n e siècle et les transformations de Melusine
{Melusine ruralisée, Le R o y Ladurie, 1969, p. 281).
Vinterdisciplinarité critique
D a n s sa contribution à l'analyse des Tendances principales de la recherche dans
les sciences sociales et humaines (Unesco, 1970), R a y m o n d B o u d o n construit
de façon rigoureuse ce trajet d'une interdisciplinarité « instrumentale » à une
interdisciplinarité que nous voulons appeler critique dans la mesure o ù elle
L'interdisciplinarité dans les sciences sociales 183
été le lieu d'un nouveau m o d e de connexion entre ces diverses langues scienti-
fiques, étant donné que l'on avait localisé l'approche transdisciplinaire au niveau
d'un concept, Videntité.
Bibliographie
L'unité de l'homme
c o m m e fondement
et approche interdisciplinaire
Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini
Mais, au lieu d'y puiser son fondement dans la nature, il le postule en droit
et à titre d'idéal.
Cette pensée « humaniste » fut largement répandue dans la culture occi-
dentale du xixe siècle. Pourtant, bien que convaincue que chaque h o m m e appar-
tient bien à la m ê m e espèce, elle ne parvint pas vraiment à extirper ni m ê m e
refouler la conscience de l'existence d'une séparation entre les h o m m e s « véri-
tables » (« nous ») et les autres : pour la simple raison qu'à cette époque
l'humanisme allait de pair avec une exacerbation des sentiments nationalistes
et impérialistes de toute sorte — doctrines selon lesquelles le voisin, ennemi
potentiel, o u le colonisé n'était pas considéré c o m m e faisant partie intégrante
de l'humanité. C'est pourquoi l'idée de l'unité de l'espèce humaine postulée
par l'humanisme triomphant dans l'Occident dominateur n'a jamais été, en
fait, qu'une notion idéale.
D e plus, et surtout, l'humanisme ne concevait pas que, d'une part, il
puisse comporter un « envers » et que, d'autre part, il soit capable d'engendrer
des sous-produits autodestructeurs. Le mauvais côté de l'humanisme, c'est la
déification de l ' h o m m e , conçu c o m m e sujet absolu dans u n univers d'objets,
totalement légitimé dans sa conquête et sa maîtrise d'une nature à laquelle il
est, par essence, étranger. C e que nous appelons les sous-produits est la résul-
tante de l'identification de l'idée d ' h o m m e au concept prétendument rationnel
d ' h o m m e blanc, issu d u m o n d e occidental, technicien, adulte, masculin; en
sorte que le « primitif », le non-industriel, le jeune, la femme, etc., faisaient
figure de types inachevés, inaccomplis, imparfaits, pervertis o u décadents
d'humanité. E n fait, dans la pratique impérialiste de l'Occident, ces sous-
produits sont rapidement devenus les références essentielles, sans, toutefois,
exclure les principales idées originaires, à savoir les droits de l ' h o m m e ou le
droit des peuples qui, m ê m e c o m m e sous-produits, véhiculaient les « germes »
d'une idéologie qui allait saper les fondements de la domination coloniale.
Le x x e siècle aura été le siècle de l'éclatement de l'humanisme en Occi-
dent. L e racisme national-socialiste en a été u n remarquable exemple puisqu'il
contestait, au niveau biologique m ê m e , l'idée de l'unité de l ' h o m m e . Par
ailleurs, l'humanisme « abstrait » fut condamné selon une « vulgate » révo-
lutionnaire assurant que 1' « amour de tous les h o m m e s » anesthésie et occulte
la véritable lutte qui doit conduire à l'émancipation de l'humanité, laquelle
requiert de refuser à l'oppresseur tous ses droits d ' h o m m e puisque l ' h o m m e
qui exploite u n autre h o m m e s'exclut ipso facto de l'humanité. Enfin, au cours
de la dernière décennie, sous les attaques conjuguées venant d'horizons opposés,
l'humanisme a carrément été mis en pièces. L'idée d ' h o m m e elle-même a été
déclarée inutile, voire gênante, par le structuralisme, science des structures.
Quant à l'idée de l'unité de l ' h o m m e , elle est encore fortement dénoncée par
ceux-là m ê m e s que l'on extermine au n o m de ce principe, justes défenseurs des
cultures et des ethnies se réclamant d u droit à la différence.
Aujourd'hui, l'humanisme nous apparaît avoir été c o m m e une tentative
abstraite et juridico-morale pour fonder l'unité de l ' h o m m e hors de toute
considération biologique, c'est-à-dire de l'idée de nature humaine. E n effet,
194 Edgar Morin
Première section
« H o m o » : unité et diversité
bioculturelles
L a première partie de cet essai est centrée sur l'ouverture des sciences de la
nature aux phénomènes socioculturels et sur le fait que certaines disciplines
biologiques reconnaissent1 que ces phénomènes, correctement compris, font
partie de leur objet d'étude. L'évolution des primates, l'hominisation, la distri-
bution des traits génétiques au sein des populations humaines, les relations
entre organisme et milieu, les rapports entre développement cérébral et déve-
loppement cognitif ont dévoilé l'étroite interdépendance entre structures bio-
logiques et comportement, révélant ainsi que les boucles biosociales, déjà
reparables dans les espèces infrahumaines, s'imbriquent les unes dans les autres
et se complexifient dans l ' h o m m e pour devenir une boucle bioculturelle. L e
double aspect de l'unité et de la diversité de l ' h o m m e sera saisi de par son
origine m ê m e ; d'un côté, le processus de l'hominisation et, de l'autre, une
« diaspora » ayant comporté des ségrégations reproductives, exemple d'un
196 Massimo Piattelli-Palmarini
(celui de l'espèce), une série de nuages plus petits et séparés (les races), dans
lesquels s'emboîteraient, telles des poupées russes, des nuages plus petits
encore (les variations entre tribus, clans, familles). L a topologie des différences
et les formes de chaque nuage sont extrêmement compliquées; les distances
entre les « centres » varient non pas par « dérives » de nuages à forme cons-
tante, mais par une lente déformation des contours de ces nuages, certains
traits devenant plus ou moins variables, certaines valeurs moyennes se stabi-
lisant, certaines dispersions autour de la moyenne se rétrécissant ou s'élar-
gissant. O n peut m ê m e , intuitivement, par le biais de cette représentation
abstraite, concevoir la multidimensionnalité de l'unité de l ' h o m m e et le fait
qu'elle soit indissociable des dynamiques subtiles de transformation biosocio-
psychoculturelle.
Le contexte évolutif peut maintenant nous permettre de mieux situer
les origines et les tendances générales de cette morphogénèse et certains rap-
ports entre unité et variabilité.
les échanges matrimoniaux, les déplacements successifs et les guerres entre les
groupes humains séparés par la « diaspora ».
Les effets génétiques des règles matrimoniales sont actuellement étudiés
dans des populations de chasseurs-collecteurs (L. L . Cavalli-Sforza, J. V . Neel,
M . Godelier, A . Siccardi, 197510, et A . Jacquard, 1973"). L'interdiction de
l'inceste et l'échange des femmes, phénomènes dont l'origine a suscité de longs
débats parmi les anthropologues, les psychanalystes et les éthologistes, ont
certainement eu des effets génétiques, mais leur rôle exact dans la distribution
statistique des traits au sein des sociétés humaines reste à élucider. E n ce qui
concerne la « stratégie des gènes » (C. H . Waddington, 1957 12 ), l'interdiction
de l'inceste se traduit en une redistribution du pool génétique entre les lignages,
l'endogamie agissant c o m m e opérateur homéostatique pour une société dans
son ensemble. Les effets génétiques des structures de parenté et les différences
quantitatives entre les kinship structures et les mating structures constituent des
problèmes actuellement non résolus, que nous examinerons ultérieurement. L a
distribution des traits génétiques et ses rapports avec l'adaptation humaine
forment l'objet de l'épidémiologie historique et ethnologique, de l'anthropo-
logie biologique, de l'écologie humaine et de disciplines biologiques de pointe
telles que l'immunologie, Penzymologie o u la génétique moléculaire. Cet
ensemble de connaissances et de techniques porte sur l'organisme humain en
tant que système ouvert sur u n milieu complexe, bioculturel.
ainsi être mis en évidence grâce à toutes ces recherches de pointe. Les
contraintes bioécologiques, culturelles, sociales et les degrés de variabilité
qu'elles supposent pourront être étudiées sur une vaste étendue de territoire
et dans le cadre de plusieurs unités culturelles, y compris les sociétés euro-
péennes. Mais l'intérêt de toutes ces nouvelles heuristiques est déjà d'avoir
démontré l'arbitraire de la dichotomie nature/culture et l'utilité de son
dépassement.
Conclusion
N o u s voyons, ainsi, que les approches génétiques neuropsychologiques, écolo-
giques, socioculturelles, sociohistoriques convergent pour étoffer et enrichir
à la fois l'idée de l'unité et celle de la diversité humaines. L'unité de l'espèce
est fondamentale. Et, si la « diaspora » humaine ne l'a pas entamée, la plané-
tarisation l'aurait m ê m e renforcée, alors que la diversification culturelle a,
paradoxalement, contribué à la sauvegarder. L a diversité se manifeste au
niveau des individus, des races, des ethnies, des cultures, des sociétés. Contrai-
rement à l'opinion répandue, l'extrême diversité génétique se manifeste au
niveau des individus humains, et particulièrement dans leurs caractères psycho-
affectifs, et cela, m ê m e lorsqu'il s'agit d'individus appartenant à u n isolât très
restreint et qui s'est longtemps replié sur lui-même. L a race est u n concept
macroscopique reposant sur quelques traits moyens grossièrement définis, dont
les fondements sont aisément démentis par la vision microscopique et statis-
tique des diversités humaines. L a race est l'ombre d ' u n nuage complexe
projetée sur u n plan arbitrairement choisi.
L'ethnie, elle, est u n complexe bioculturel dans lequel, à la limite,
l'identité propre au groupe se fonde non pas sur des spécificités biologiques
significatives, mais sur la langue, la culture, le territoire, l'organisation sociale,
la « communauté de destin » {Schicksalgemeinschaft). L'État d'abord, puis la
nation, unités plus récentes de l'organisation sociale, fondent leur originalité
et leur spécificité sur une représentation socioculturelle et une réalité terri-
toriale. L'identité nationale est vécue toutefois de façon pseudo-biologique :
les nationaux se considèrent c o m m e les « enfants » d'une m ê m e mère patrie.
L'identité biologique est métaphorique et d'autant plus prégnante qu'elle
échappe à la vérification. L'internationalisation et la planétarisation tech-
niques ont désormais réévalué, de façon plus large, l'identité de l'espèce. L a
Terre est devenue elle-même une boucle bioculturelle {spaceship earth). Les
rapports entre unité et diversité ont changé; il y a aujourd'hui u n combat à
mener pour la sauvegarde des diversités ethnoculturelles, menacées d'anéantis-
sement. Pour nous, il ne s'agit pas de livrer ce combat contre l'unité de
l ' h o m m e , mais pour la reconnaissance idéologique, politique et scientifique d u
caractère indissociable de l'unité et de la diversité de l'espèce humaine. Il
faut construire l'unité par la diversité, saisir la diversité par l'effort unitaire
des sciences qui étudient l ' h o m m e .
Deuxième section
Interdisciplinarité et transdisciplinarité
Société
de par leur caractère limité o u fermé, elles y ont introduit de la limitation, voire
de l'obstruction.
Ainsi la cybernétique fournit defacto l'armature organisationnelle de la
biologie moléculaire et de la génétique puisque la cellule est désormais consi-
dérée c o m m e une « machine » régulée (homéostasie) de nature informationnelle-
communicationnelle (l'information, concentrée et codée dans les gènes,
circule de I ' A D N aux protéines via I ' A R N en ordonnant et en contrôlant les
activités). D e m ê m e , la biologie moderne est devenue systématique à partir d u
m o m e n t o ù elle s'est fondée fort justement sur l'idée qu'il n'y a pas, c o m m e
disait Jacob M o n o d (1967)35, de « matière vivante » (tous les matériaux et les
processus pris isolément relevant des lois et des principes de la physico-chimie),
mais des « systèmes vivants ». D e plus, la théorie d u « système ouvert »,
formulée par von Bertalanffy (1957)36 en termes organisationnels et développée
mathématiquement par Prigogine, Glandsdorff (1971)37 et Eigen (1971)38,
apporte une armature organisationnelle fort utile pour concevoir l'organi-
sation d u vivant, qui nécessite des échanges énergétiques/matériels infor-
mationnels avec l'environnement pour naître, se développer, donc survivre.
Mais, à elles seules, si nécessaires qu'elles soient, la théorie des systèmes
et la cybernétique sont insuffisantes à rendre compte de l'originalité propre
de l'organisation vivante et, a fortiori, de l'originalité anthroposociale : n o n
seulement elles ne sont pas assez complexes, mais surtout elles considèrent la
« machine » vivante sur le modèle de la machine artificielle et, par là, ignorent
cette caractéristique spécifique et essentielle, étrangère à tout automate arti-
ficiel, à savoir l'auto-organisation.
C'est donc autour d u concept d'autos que réside la clé de l'organisation
vivante, donc anthroposociale. C e concept reste encore très obscur. Bien que
central, ce phénomène est demeuré quasi invisible parce que notre savoir ne
disposait d'aucun principe capable de le concevoir. Toutefois, à l'heure
actuelle, des recherches d'avant-garde dans ce domaine tentent d'élucider les
notions d'autoréférence et de récursivité organisationnelles (von Foerster,
197439. G Günther, 1962»; U . Maturana, 1971 41 ; U . Maturana et F . Várela,
197242). Il conviendrait d'élucider la notion de soi (Morin, 197743), qui précède
la notion d'autos (production de soi, réorganisation permanente). C'est par
le développement d'une telle infrastructure théorique que pourrait enfin être
introduit, dans la science, le concept qui en fut chassé il y a trois siècles, à
savoir le sujet, qui est une catégorie capitale n o n seulement pour concevoir
l'individu, mais pour concevoir toute individualité vivante.
D a n s cette voie, il s'agirait d'élaborer, d u moins essayer, une théorie de
l'auto-organisation dont les théories génétique, organismique, sociologique
constitueraient autant de développements différenciés et spécifiques.
Il n'est donc pas question ici de partir de la transdisciplinarité c o m m e
s'il s'agissait d'un domaine déjà établi. Seule 1' « interdisciplinarité » forme u n
c h a m p constitué, o u aisément constituable puisqu'elle conduit à des négo-
ciations « diplomatiques » avec ce qui coexiste déjà dans u n cadre clos. E n
revanche, la transdisciplinarité ne peut construire son propre c h a m p d'investi-
212 Edgar Morin
Conclusion
L'unité de l ' h o m m e pourrait être seulement établie à partir des invariants
génétiques, donc anatomiques et physiologiques, mais aussi comportementaux
et sociaux qui se retrouvent dans tous les individus appartenant à l'espèce
Homo. Toutefois, ces « universaux » ne nous donneraient qu'une vision unidi-
mensionnelle et réifiée de l'unité de l ' h o m m e . L e propre de l'organisation d u
système Homo (espèce/société/individu) est qu'elle peut générer, de par ses
caractéristiques fondamentales, donc « invariantes », de très grandes variétés
de comportements, de stratégies, de relations sociales. L'idée d'universaux n'a
de sens et d'intérêt que lorsque l'invariance est associée à la variance, dans une
relation de type génératif/phénoménal o u de compétence/performance, et
qu'elle est reliée à l'idée de système/organisation. 7/ n'y a pas d'essence de
Vhomme. Il y a u n système Homo multidimensionnel résultant d'interactions
organisationnelles présentant des caractères très divers. C e système/organisation
n'est pas biologique au sens classique et limité d u terme, il est bioculturel
puisque, nous l'avons vu, Homo se définit par la relation indissociable et
interactive nature/culture. Il est stupéfiant qu'on ait voulu séparer ce couple
inséparable, que les uns aient occulté l ' h o m m e biologique et les autres
l ' h o m m e socioculturel. Si l'autonomie de l'anthroposociologie (ainsi dési-
gnons-nous l'ensemble des sciences de l'homme) doit être mise en évidence,
elle doit l'être par u n m ê m e mouvement, et en m ê m e temps, par et dans son
interdépendance avec les sciences de la nature.
Enfin, contrairement à l'ancien idéal naïf de l'humanisme, il ne s'agit plus
d'utiliser le concept h o m m e c o m m e concept explicatif; au contraire, pour toute
science de l ' h o m m e , c'est le concept à expliquer.
214 Edgar Morin
Notes
1. U n e telle « reconnaissance » spontanée est du reste beaucoup moins étonnante que celle
qui fait qu'un teckel est un doberman, un Yorkshire et un molosse sentent que chacun
appartient à la m ê m e espèce canine.
2. A . R . Jensen, « H o w m u c h can w e boost I. Q . and scholastic achievement? », Harvard
educational review, vol. X X X K , p. 1-123, 1969.
3. H . J. Eysenck, Race, intelligence and education, Londres, Temple Smith, 1971.
4. E . Boesinger et T . Dobzhansky, Essais sur l'évolution, chap. V I , Paris, Masson, 1968.
5. E . Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1973.
6. S. Moscovici, La société contre nature, Paris, Union générale d'éditions, 1972.
7. J. Ruffié, « L e mutant humain », dans : L'unité de l'homme, Paris, Seuil, 1974. De la
biologie à la culture, Paris, Flammarion, 1976.
8. J. Z . Young, An introduction to the study of man, Oxford, Clarendon Press, 1971.
9. T . Dobzhansky, L'homme en évolution, Paris, Flammarion, 1966.
10. L . L . Cavalli-Sforza, J. V . Neel, M . Godelier, A . Siccardi et al., « Société, culture et
génotype », dans : Rapport d'activité, Centre Royaumont pour une science de l'homme,
Paris, 1975.
H . A . Jacquard, « Distances généalogiques et distances génétiques », Cahiers d'anthropologie
et d'écologie humaine, n° 1, Paris, Hermann, 1973.
12. C . H . Waddington, The strategy of the genes, Londres, Allen and U n w i n , 1957.
13. E . Le R o y Ladurie, « Homme-animal, nature-culture, les problèmes de l'équilibre démo-
graphique », dans : L'unité de l'homme, Paris, Seuil, 1974 ; Le territoire de l'historien
Paris, Gallimard, 1975.
14. M . Livi-Bacci, « U n a disciplina in rápido sviluppo : la demografía storica », Quaderni
storici, vol. X V n , 1971.
15. A . Burguière, « H problema storico délia demografía », dans : Annuario délia scienza
e délia técnica, Milan, Mondadori, 1975.
16. V . C . Wynne-Edwards, Animal dispersion in relation to social behaviour, Edimbour
Londres, Oliver and Boyd, 1962.
17. M . Lerner, Genetic homeostasis, N e w York, Wiley, 1954.
18. E . Le R o y Ladurie, « U n concetto : l'unificazione micróbica del m o n d o », Annuario
délia scienza e délia técnica, Milan, Mondadori, 1975.
19. A . E . Garrod, Inborn errors of metabolism, Londres, Frowde, Hodder and Stoughton,
1909.
20. R . S. Spielman, E . C . Migliazza et J. V . Neel, « Linguistic and genetic differences
among Y a n o m a m a language areas », Science, n° 184, p. 637-664, 1974.
21. Voir notes 9, 10, 11 et 12.
22. Ibid.
23. J. Mehler, « Connaître par désapprentissage », dans : L'unité de l'homme, Paris, Seuil,
1974.
Interdisciplinarité et transdisciplinarité 215
Champs d'étude
Chapitre VII
L a culture
D a y a Krishna
attestées, o n acceptera sans peine que les normes esthétiques peuvent (en
théorie c o m m e en pratique) rester beaucoup plus flexibles que celles qui
régissent le domaine moral. E n outre, la surprise et la nouveauté font
partie intégrante de l'esthétique et, sans elles, la beauté se révélerait rare-
ment en tant que telle. Mais ces m ê m e s éléments doivent être absents d u
domaine moral, car son objet m ê m e serait annihilé si la norme morale et
la pratique qui s'y rattache pouvaient varier selon la fantaisie o u l'inspiration
individuelle.
O n peut donc considérer que le problème m ê m e de savoir si les idéaux
dans lesquels une culture donnée cherche à s'incarner sont de nature morale
ou esthétique relève d'un choix fait par cette culture. E n effet, c o m m e o n peut
difficilement trouver une société qui soit privée de l'une o u l'autre catégorie,
il faut plutôt envisager les différences en termes de prédominance et de poids
plutôt que de négation o u de refus complet de l'une o u de l'autre. Cependant,
on peut éviter complètement les dilemmes qu'entraîne une telle perspective en
concevant la culture d'une manière totalement différente. O n peut la voir non
c o m m e l'articulation d'idéaux qui se manifestent tous deux par son entremise
et à la lumière desquels o n la juge, mais plutôt c o m m e u n mécanisme d'adap-
tation qui aide tel o u tel peuple à mieux survivre que d'autres dans le combat
pour la vie. Les idéaux sont ainsi considérés c o m m e des idéologies qui
masquent leur fonction essentielle dans la lutte pour la survie et qui se font
passer pour autres qu'elles ne sont, c'est-à-dire pour des stratagèmes per-
mettant de faire croire à autrui qu'on recherche autre chose que son propre
intérêt. O n peut, évidemment, se tromper soi-même en cours de route et en
venir à penser qu'on aspire à une valeur qui transcende tous les intérêts parti-
culiers et qui, de ce fait, est autant dans l'intérêt de tous que d u sien propre.
Mais, dès que l'enjeu est connu et que l'intérêt d'autrui se heurte avec le sien
propre, le masque tombe et la rhétorique des valeurs fait place à l'action
orientée vers u n intérêt personnel n o n déguisé. L a survie est donc la seule
valeur qu'un individu o u u n groupe est supposé rechercher dans cette
perspective. C o m m e il se trouve que les individus et les groupes sont nombreux
et que les ressources leur permettant de subsister sont nécessairement rares,
il doit se créer entre eux une concurrence pour trouver la place de survivre. Et,
c o m m e l'entraide est u n atout dans cette lutte, o n assiste à une coopération
à grande échelle entre les individus et les groupes afin de l'emporter dans
cette compétition, qui trouve son meilleur exemple en temps de guerre. A leur
tour, compétition et coopération produisent cette évolution continue de la
culture, sous-produit accidentel de l'état de nature.
Bien qu'on puisse être tenté de voir dans la culture u n mécanisme
d'adaptation dans la lutte pour la survie, cette optique s'oppose au fait
élémentaire que beaucoup de ses composants semblent étrangers aux pro-
blèmes de survie et vont m ê m e nettement en sens contraire. Afin de répondre
à ses contradictions apparentes, on a recours à la psychologie individuelle pour
montrer comment des éléments apparemment étrangers o u hostiles jouent u n
rôle véritablement constructif en permettant à l'individu de résister aux près-
La culture 227
toute tentative d'explication critique d'une œuvre d'art transforme notre sensi-
bilité à son égard, si bien qu'on ne peut plus la voir ni l'entendre c o m m e avant.
Tout c o m m e il y a une histoire des tentatives faites par l ' h o m m e pour
comprendre les grandes œuvres artistiques et littéraires, il existe également une
histoire de ses tentatives pour comprendre sa religion, son système politique,
sa société, bref, tout ce qu'il a créé individuellement ou collectivement. Et, de
m ê m e qu'il continue à créer de nouvelles œuvres d'art et de nouveaux textes
littéraires tout en cherchant à comprendre ceux du passé, il continue à créer des
sociétés, des régimes politiques, des religions, etc., tout en essayant de les
comprendre. H y a, évidemment, une différence réelle entre les deux sortes de
création. O n peut sans doute fonder une nouvelle religion, édicter un nouveau
code de lois, instaurer u n nouveau système politique, mais il est difficile de
concevoir la création d'une nouvelle société. M ê m e là, on peut concevoir que
des groupes relativement peu importants fassent sécession o u se retirent de la
société environnante pour tenter de créer de nouveaux modes de vie. U n grand
nombre des communautés utopiennes d u passé recherchaient quelque chose
de ce genre, c o m m e les soi-disant « hippies » de l'époque contemporaine.
Le travail qui consiste à comprendre une œuvre créée semble aussi inter-
minable que l'explication de ce qui n'a pas été créé. D a n s les deux cas se pose
la question du statut de cette compréhension. C o m m e n t concevoir cette entre-
prise et quel statut accorder aux produits dans lesquels elle s'incarne? E n
d'autres termes, la connaissance est-elle elle-même un élément de culture et la
recevons-nous c o m m e d'autres produits que nous englobons généralement sous
le terme « culture » ? Toute connaissance affecte non seulement notre appréhen-
sion rétrospective d u sujet, mais aussi notre pratique future. D e par notre
connaissance d u réel, nous devenons conscients d u possible, et cette dialec-
tique se répète continuellement dans l'interaction constante entre connaissance
et action.
O n peut ainsi envisager que la culture provient de cette dialectique enra-
cinée dans la nature reflexive de la conscience de soi. L a simple conscience,
telle qu'on la trouve dans le m o n d e animal, n'engendre pas de dialectique, ni
par conséquent de culture. Lorsque M a r x plaide en faveur de la primauté de
l'être sur la conscience, il oublie que l'être de l ' h o m m e n'est autre que la
conscience de soi; les existentialistes, eux, ont bien saisi ce point. Mais la
simple conscience de soi ne donnerait pas naissance à la culture si elle n'était pas
engagée dans la dialectique de la connaissance et de l'action, d'une part, et de
ce qu'on peut appeler l'image infinie de soi, d'autre part. L a première conduit
à l'éternelle pulsion vers l'incarnation sans laquelle la culture ne serait pas
possible. Mais la seconde débouche sur une mise en question perpétuelle de
tout ce qui est incarné et une insatisfaction incessante à l'égard de toute création,
sans laquelle il n ' y aurait ni croissance, ni évolution, ni création nouvelle.
Le concept de culture ne serait donc central que pour u n esprit qui
conçoit la conscience c o m m e essayant toujours de s'objectiver en regardant
Pobjectivation achevée avec une insatisfaction critique. Par conséquent, aucune
vue de la conscience qui nierait cette manière de s'envisager o u qui se conce-
230 Daya Krishna
autre. Ainsi, à moins d'analyser les valeurs elles-mêmes plus en détail, de les
rendre opérationnelles au m o y e n d'indices mesurables et d'explorer en profon-
deur les interrelations entre différentes valeurs, il y a peu d'espoir qu'on puisse
dépasser u n stade qu'on peut qualifier de simple rhétorique. Les récents travaux
d'un groupe international basé en Norvège, publiés dans la revue Alternatives3",
constituent u n pas important dans cette direction. Mais, au-delà, il s'agit
d'élaborer ce q u ' o n pourrait appeler la logique d u débat sur les valeurs, car,
si ce n'est fait, il est difficile d'espérer obtenir u n accord m ê m e relatif dans une
discussion sur les valeurs. Il faut noter dans ce sens les travaux de R . M . Hare,
car, outre une bonne perception d u problème, il fait de grands pas vers sa
solution40. L a plus importante de ses thèses est peut-être celle o ù il montre
la similitude entre le schéma de l'argumentation morale et la discussion dans le
domaine des sciences exactes, interprétée en termes poppériens41. O n peut,
selon Hare, faciliter le rejet d'un principe moral en montrant les conséquences
qui en découlent et qui sont cependant inacceptables pour la personne
concernée. Il y a certes des différences importantes entre les deux, et Hare les
perçoit bien, quoiqu'on puisse se demander quelles conséquences aurait la
réfutation factuelle par K u h n de la thèse logique de Popper sur l'analogie
énoncée par Hare.
O n peut, d'un autre côté, situer la signification plus profonde des travaux
de Popper dans l'insistance qu'il met à adopter une démarche fragmentaire
devant la conception des valeurs plutôt qu'une approche structurale holistique.
Peser le pour et le contre, choisir et décider, tout cela est inhérent à l'action et
m è n e inexorablement à une vision de la raison qui la pense en termes totaux,
structuraux. A moins, donc, de récuser cette vision m ê m e de la raison, o n n e
peut remettre en question la détermination élitiste et totalitaire des valeurs.
C'est exactement ce que fait Popper en ouvrant la voie à une conception diffé-
rente de la raison. Ainsi l'ouverture, le pluralisme et l'expérimentation
deviennent inhérents aux deux notions de raison et de valeur et cessent de
s'opposer entre eux. Pourtant, l'autre conception est toujours là, et elle dégage
aussi sa fascination propre. L a dialectique éternelle entre les deux définit
l ' h o m m e autant que la culture.
Notes
8. Voir les travaux de Horkheimer, Adorno, Marcuse, Habermas ; note par P . F . Lazarsfeld
dans Main trends of research in the social and human sciences, vol. I, p . 111-117, Paris,
Unesco. Voir aussi Peter Hamilton, Knowledge and social structure, p . 55-65, Londres,
Routledge and Kegan Paul, 1974.
9. H . L . A . Hart, « Positivism and the separation of law and morals », Harvard law review,
vol. L X X I , n° 4 , p . 644, févr. 1958 ; L . L . Fuller, « Positivism andfidelityto law »,
Harvard law review, vol. L X X T , n° 4 , févr. 1958.
10. H . L . A . Hart, Law, liberty and morality, Londres, Oxford University Press, 1963.
P . Devlin, The enforcement of morals, Londres, Oxford University Press, 1965.
11. D o n n e , Poèmes choisis, Paris, Aubier-Montaigne.
12. T . S . Eliot, « Quatre quatuors », Poésie, Paris, Seuil, 1969.
13. C . Lévi-Strauss, dans : W . J. Handy et M . Westbrook (dir. publ.), Twentieth century
criticisms, N e w York, The Free Press, 1974.
14. B . Croce, L'esthétique comme science de l'expression et linguistique générale, Paris,
Girard, 1904.
15. C . Lévi-Strauss, Science of the concrete, op. cit.
16. S . K . Langer, Feeling and form, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1953.
17. M . Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Pion, 1964.
18. N . Singh, Economies and the crisis of ecology, Delhi, Oxford University Press, 1976.
19. G . A . A l m o n d , G . B . Powell Jr., Comparative politics: a developmental approach, Boston,
Little Brown and C o . , 1966. Voir aussi Studies in political development series, sous la
présidence de Lucien Pye, Princeton, publié par Princeton University Press.
20. D . Bell, The coming of post-industrial society, N e w Delhi, Arnold Heinemann, 1974;
J. K . Galbraith, L'ère de l'opulence, Paris, Calmann-Lévy, 1970.
21. D . H . M e a d o w s , D . L . M e a d o w s , J. Randers et W . W . Behrens in, N e w York, Halte à
la croissance ?, Paris, Fayard, 1972. Voir aussi M . D . Mesarovic, E . C . Pestel, etc.,
Mankind at the turning point, N e w York, E . P . Dutton, Reader's Digest Press, 1974.
22. Voir : Le débat en forum, vol. XIII, n o s 1 et 2 , Université de Houston, 1975 ; H . K a h n ,
W . B r o w n , L . Martel, Scénario pour 200 ans, Paris, Albin Michel, 1976.
23. N . Singh, op. cit.
24. E . P . Schumacher, Small is beautiful, Londres, Harper and R o w , 1973.
25. N . Singh, op. cit.
26. B . Easlea, Liberation and the aims of science, Londres, Chatto et Windus, 1973.
27. D . Krishna, Social philosophy—past and future, Simla, Institute of Advanced Studies,
1969.
28. B . Easlea, op. cit.
29. D . Krishna, « The self fulfilling prophecy », American sociological review, vol. X X X V I ,
n°6.
30. D . Krishna, op. cit. Voir aussi Considerations towards a theory of social change, B o m b a y ,
Manaktalas, 1965.
31. S . K . Langer, op. cit.
32. A . S. A y y u b , Poetry and truth, Calcutta, Jadaypur University, 1970. VoiraussiD. Krishna,
« Arts and the cognitive enterprise of m a n », Visva Bharati Quarterly, juill. 1977.
33. M . Polanyi, Personal knowledge, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1958.
34. K . Popper, Logic of scientific discovery, Londres, Hutchinson, 1959.
35. T . H . K u h n , op. cit. Voir aussi D . Easlea, op. cit.
36. B . Easlea, op. cit.
37. N . Smith, Ethics, Baltimore, Penguin Books, 1954.
38. Ibid.
39. J. Galtung, A . G u h a et al., « Measuring world development », Alternatives, vol. I, n o s 1
et 4 (Work of the International Peace Research Institute, University of Oslo, Oslo,
Norvège).
40. R . M . Hare, Freedom and reason, Londres, Oxford University Press, 1963.
41. R . M . Hare, op. cit.
Chapitre VIII
L'histoire
Wolfgang J. M o m m s e n
bonne partie d u xixe siècle. Les nouvelles méthodes d'interprétation des sources
littéraires, de m ê m e que les méthodes extrêmement élaborées de reconstitution
de documents historiques, connurent une telle réussite que, pendant prati-
quement u n siècle, les historiens ont cru que l'histoire pouvait devenir une
discipline indépendante, se plaçant à la tête d'autres disciplines, c o m m e la
science politique, l'économie, la statistique, le droit et, bien sûr, les disciplines
orientées vers l'étude des traditions littéraires des divers pays. L'histoire ne
pensait pas alors avoir grand-chose à apprendre des disciplines qui la suivaient.
Cependant, dans le cas d'une discipline orientée vers la recherche, le
succès a malheureusement toujours des aspects négatifs. Il conduit, en général,
au vieillissement des approches méthodologiques et surtout des paradigmes
guidant les recherches. D e plus, la tradition historiciste avait tendance à
vouloir faire oublier que la recherche historique était peut-être plus dépen-
dante des autres disciplines qu'en mesure de leur apporter elle-même son aide.
L'intérêt porté par les historicistes à la politique considérée c o m m e u n
domaine privilégié, o ù les actions des h o m m e s constituent u n élément déter-
minant d u processus historique, de m ê m e que leur intérêt pour les diverses
cultures nationales ont poussé les historiens à aller au-delà des strictes limites
de leur sujet. Les historicistes n'étaient pas très intéressés par des problèmes
de plus grande envergure, tels la structure des sociétés o u les systèmes de pro-
duction, o u encore l'ordre économique, dans la mesure o ù ces questions ne
peuvent évoluer rapidement. L'historiographie des xviie et x v m e siècles était
extrêmement ouverte aux sujets les plus divers et avait, de ce fait, une
approche bien plus interdisciplinaire des faits historiques que les historicistes.
L'analyse des tableaux descriptifs des structures sociales et des cultures établis
au xvin e siècle montre clairement que les historiens de cette époque étaient
beaucoup moins hostiles à l'idée que l ' h o m m e pouvait jouer u n rôle primordial
dans l'histoire. Citons d'abord Voltaire, qui a toujours essayé d'écrire son his-
toire culturelle c o m m e u n compte rendu très détaillé des cultures, analysant
ses aspects les plus divers à la lumière de disciplines extrêmement variées.
Citons également Montesquieu, qui, c o m m e o n le sait, liait étroitement les
histoires politique, culturelle et naturelle, et considérait le climat c o m m e u n
facteur extrêmement important de l'évolution historique.
Il est intéressant de noter que l'historiographie — o u d u moins l'histo-
riographie occidentale — revient peu à peu à ces anciennes conceptions, essen-
tiellement pluralistes dans leur approche méthodologique, qui concevaient
l'histoire n o n c o m m e l'émanation d'un être suprême, ou Weltgeist, mais c o m m e
la manifestation de processus divergents, souvent conçus par l ' h o m m e , mais
amenant des résultats extrêmement différents de ce qu'il prévoyait. C'est en
fait l'expérience de la société industrielle contemporaine qui nous a permis
de découvrir que les méthodes traditionnelles des historicistes avaient vieilli
et ne permettaient plus de comprendre l'histoire des sociétés en se plaçant
dans la perspective de la génération actuelle. Les historiens ont pris très
fortement conscience d u fait que les changements sociaux extrêmement impor-
tants et complexes que connaissent les sociétés industrielles ne peuvent être
L'histoire 245
mésestimées par les historiens, pouvaient apporter une aide non négligeable,
grâce à leurs méthodes de travail extrêmement utiles n o n seulement pour
l'étude des sociétés « primitives » ne possédant peu o u pas de tradition écrite,
mais également pour l'étude des sociétés modernes dans la mesure où, actuel-
lement, on ne peut plus considérer les opinions individuelles c o m m e une base
fiable pour la reconstitution de systèmes d'interactions sociales complexes ou
de processus de changements sociaux et économiques profonds et lents dépas-
sant largement les limites de l'histoire événementielle.
L'histoire peut aujourd'hui être écrite n o n plus en fonction des indi-
vidus ou groupes d'individus dont on peut retracer les opinions et les systèmes
de valeurs à travers la littérature, mais en fonction des données économiques
et sociales qui permettent de comprendre les facteurs fondamentaux qui
réglaient la vie de ces individus. E n se tournant vers les techniques de psycho-
logie des masses et les méthodes empiriques d'étude sociale, l'historien
connaîtra beaucoup mieux les systèmes de valeurs régissant le comportement
des divers groupes qu'il étudie, les individus n'étant généralement pas conscients
des systèmes de valeurs auxquels ils se réfèrent.
Il est évident que les disciplines classiques, telles que la philologie et la
littérature, ont connu une évolution assez semblable. Les structuralistes fran-
çais introduisirent de nouvelles méthodes d'analyse de textes qui dépassaient
largement les intentions et les vues des auteurs dont ils analysaient les œuvres
avec la plus grande minutie. L'analyse linguistique et m ê m e l'étude des
conditions prévalant lors de la production d'une œuvre littéraire s'opposèrent
fortement aux méthodes d'analyse historique traditionnelles encore très répan-
dues dans les Literaturwissenschaften. A son tour, l'histoire a subi, au cours
de cette période, de fortes influences, moins fortes cependant que la littérature.
Ces influences ont indirectement contribué à affaiblir la certitude, quelque peu
naïve et héritée de l'historicisme, que les méthodes philologiques sont parfai-
tement adaptées aux besoins de la recherche historique.
E n ce qui concerne l'histoire, cette évolution a parfois été considérée
c o m m e néfaste. E n effet, beaucoup d'historiens la rendent responsable du déclin
de la conscience historique qui s'est manifestée, dans les années 1960, dans
certains pays occidentaux. O n ne peut nier cependant qu'elle a également eu
des effets positifs : elle a en effet conduit à u n enrichissement considérable de
la pensée historique et à l'élargissement de l'horizon méthodologique de l'histo-
riographie moderne. U n grand nombre de disciplines nouvelles sont apparues
qui, parfois, se sont approprié le terrain perdu par d'autres disciplines, mais
parfois également ont ouvert des horizons insoupçonnés. D e ce fait, le domaine
de la recherche historique s'est élargi d'une manière spectaculaire et de n o m -
breux documents, négligés o u considérés inutilisables par les générations précé-
dentes, ont brusquement révélé les informations qu'ils renfermaient sur des
réalités sociales ou culturelles.
Tous ces changements ont p u s'opérer parce que l'histoire était alors
prête à rechercher, auprès d'autres disciplines plus variées, les informations,
une aide méthodologique et une orientation théorique qui lui manquaient
L'histoire 247
peut-être. L'histoire, qui avait toujours été interdisciplinaire dans ses orien-
tations fondamentales, devenait interdisciplinaire dans la pratique également.
Il est certain que l'histoire économique a été la première à agir dans le
sens d'une coopération avec d'autres disciplines, à savoir l'économie et la
statistique. Il n'est pas possible d'expliquer l'histoire économique actuelle sans
se référer à des théories économiques et à des données statistiques faisant
elles-mêmes appel à des techniques mathématiques de plus en plus complexes.
Il faut préciser que, dans ce cas, les théoriciens de l'économie étaient peut-être
tout aussi intéressés que les historiens eux-mêmes par l'étude de l'histoire,
sans l'aide de laquelle les modèles cycliques de croissance économique, l'inves-
tissement et l'accumulation du capital n'auraient pu être analysés efficacement.
L'histoire économique a atteint aujourd'hui u n niveau de perfectionnement
extrêmement élevé; elle est à l'origine de différentes formes de recherche histo-
rique encore plus élaborées. D a n s cette perspective, il nous faut citer le travail
de l'historien Fogel, qui a essayé de récrire l'histoire américaine en fonction
d'événements purement hypothétiques qui auraient p u avoir lieu si, dans des
domaines c o m m e le secteur des transports, le progrès technique avait subi une
évolution différente.
U n e deuxième conséquence de l'expansion de l'histoire économique est
l'apparition de Yhistoire sérielle, qui a intéressé en particulier les historiens
français appartenant au groupe de l'école des Annales : ces historiens essayent,
à partir de données économiques qui se retrouvent à intervalles réguliers sur
des périodes relativement longues, de reconstituer les structures de base de
la réalité sociale, et plus particulièrement les structures agraires de la période
préindustrielle. Il est certain que ces recherches n'auraient pas été possibles
sans les techniques mises à notre disposition par l'économie et la statistique.
Toutes ces nouvelles tendances ont stimulé l'intérêt porté aux méthodes
quantitatives o u économiques dans l'étude de l'histoire des sociétés. Cet intérêt
s'est d'abord manifesté en France et aux États-Unis, mais il s'étend rapidement
à tous les pays occidentaux. O n ne se contente plus d'utiliser les techniques
d'analyse quantitative dans le seul but de retrouver des structures écono-
miques et les facteurs sociaux qui s'y rattachent, mais également dans le but
de reconstituer des modèles de stratification sociale. Par ailleurs, des méthodes
récentes de prosopographie, basées sur une étude laborieuse de la vie d'un
grand n o m b r e d'individus afin de recueillir des observations d'ordre général
mais vérifiées quantitativement, ont été de plus en plus utilisées pour l'histoire
médiévale et moderne, et ont abouti dans beaucoup de cas à des résultats
nouveaux.
Les quelques tentatives visant à resserrer les liens entre la sociologie et
l'historiographie afin que cette dernière profite des récentes découvertes des
sociologues n'ont pas connu u n très grand succès. Mais il s'agit là, peut-être,
d'une mauvaise interprétation des faits, car l'impact des méthodes sociolo-
giques, qui regroupent elles-mêmes diverses écoles et perspectives, est plus
difficile à déceler. Aujourd'hui, l'historien est en général prêt à accepter les leçons
de ses amis sociologues. Pendant très longtemps, cependant, la sociologie s'est
248 Wolfgang J. Mommsen
éloignée des sujets directement liés à l'histoire pour se consacrer à une recherche
sociale empirique relativement étriquée, associée à l'élaboration des théories
sociales de grande envergure, qui prétendaient se placer au-dessus d u temps
et des conditions historiques particulières. Les historiens se sont pendant long-
temps référés à M a x W e b e r pour justifier leurs incursions dans le domaine
sociologique, alors que, parallèlement, les sociologues s'éloignaient de plus en
plus de l'analyse macrosociologique de W e b e r et de l'histoire.
Cette tendance a maintenant été renversée dans la mesure o ù la socio-
logie s'est aperçue d'elle-même que, pour parvenir à reconstituer de façon
rationnelle les structures sociales, une science sociale ne peut, en aucun cas,
faire abstraction des conditions historiques qui sont la conséquence d'événe-
ments passés. D e plus, des recherches empiriques minutieuses n'ont pas permis
d'arriver à cette sorte d'ensemble de connaissances qui resterait toujours valable
quels que soient les facteurs déterminés par u n passé « unique ». Par suite de
l'influence de la pensée néo-marxiste, entre autres, des problèmes fondamentaux
continuent à être examinés, ce qui permet de dire q u ' o n accorde aujourd'hui
beaucoup plus d'attention au fait historique qu'au cours des dernières décen-
nies. L'histoire a beaucoup bénéficié de cette évolution des choses. O n peut
maintenant distinguer clairement les grandes lignes d'une histoire définie
c o m m e une historische Sozialwissenschaft, qui utilisera les théories sociolo-
giques afin de mieux définir et peut-être m ê m e de résoudre les problèmes
extrêmement complexes qui se posent à elle. Des recherches sont actuellement
effectuées dans cette direction et qui, sans aucun doute, contribueront à
modifier profondément la face de l'histoire au cours des prochaines décennies.
Aujourd'hui déjà, des auteurs associant l'analyse sociologique et la
narration historique, c o m m e Martin Lipset, Daniel Bell, Ralf Dahrendorf,
Rainer Lepsius et Reinhard Bendix, influencent fortement l'historiographie.
Mais o n dispose actuellement encore d'un nombre très restreint de synthèses
plus vastes, telles les œuvres de Barrington M o o r e {Social origins of dictatorship
and democracy) et de Norbert Elias (Die höfische Gesellschaft. Eine Untersuchung
zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie et Über den Prozess
der Zivilisation.
L'historiographie occidentale a toujours accordé une importance parti-
culière à l'histoire des sociétés. L a position privilégiée de cette discipline s'est
trouvée encore renforcée par l'orientation récente des sciences sociales. E n
effet, celles-ci tendent à accorder une plus grande importance aux faits histo-
riques qui déterminent les changements sociaux et dictent les orientations des
processus de modernisation. L'évolution des théories sur la modernisation,
lesquelles trouvent en partie leur justification dans la nécessité d'apporter des
solutions aux problèmes des pays sous-développés, a joué u n rôle particuliè-
rement important. E n effet, les sociologues se sont peu à peu aperçus que le
modèle d'évolution des sociétés occidentales ne constituait pas l'unique
chemin dans la voie de la modernisation, et que les traditions locales des peuples,
découlant elles-mêmes de conditions historiques particulières s'étalant parfois
sur des périodes très longues, ne pouvaient plus être ignorées. D e ce fait, les
L'histoire 249
sciences politiques ont mis au point des techniques nouvelles, en partie dérivées
de l'exemple des systèmes cybernétiques et destinées à l'interprétation de la
politique internationale. Elles ont également c o m m e n c é à introduire des
méthodes exactes dans l'étude des relations internationales en espérant aboutir
à des techniques plus fiables d'évaluation des tendances prédominantes et des
démarches probables des diverses puissances concernées par des conflits inter-
nationaux imminents o u existants. D a n s ce contexte, o n s'est demandé s'il
serait possible d'évaluer correctement la stabilité intérieure relative des
régimes politiques dans la mesure o ù cet élément détermine largement
les actions o u réactions de ces derniers à l'intérieur de la sphère politique
internationale.
Karl W . Deutsch a, parmi d'autres, contribué de manière remarquable
à une étude quantitative des relations internationales, laquelle promettait
d'arriver à des résultats plus fiables que les méthodes traditionnelles, quelque
peu subjectives, de la politique internationale. Des efforts considérables ont
également été faits dans le sens d'une évaluation quantitative des forces
relatives des divers systèmes politiques susceptibles d'intervenir dans différents
conflits internationaux. Afin de démontrer l'efficacité de ces nouvelles
méthodes, des historiens américains en particulier, c o m m e Bruce M . Russet et
Richard N . Rosenkranz, ont sélectionné quelques cas historiques, sans doute
déjà largement étudiés par les historiens, pour tenter de les analyser au
m o y e n des techniques d'analyse d u contenu. U n e étude quantitative détaillée
de la crise de juillet 1914, faite par u n groupe de spécialistes des sciences
humaines de l'Université Stanford, a cependant abouti à des résultats qualifiés
de discutables par certains historiens progressistes. D'après ces derniers, les
conditions dans lesquelles ces analyses quantitatives avaient été entreprises en
avaient déterminé, par avance, le résultat.
D ' u n e manière générale, les méthodes quantitatives se sont révélées moins
intéressantes pour les relations internationales que l'apparition de certains
concepts épistémologiques, c o m m e la théorie des conflits o u la Systemtheorie
de Niklas L u h m a n n . Ces derniers développements ont donné naissance à une
branche de recherche interdisciplinaire entièrement nouvelle, appelée recherche
sur la paix et les conflits, dont les méthodes et sujets d'étude découlent à la fois
des sciences sociales et de l'historiographie. Il est certain que la coopération
entre l'histoire et les sciences politiques a été moins fructueuse dans le
domaine de la diplomatie et des relations internationales que dans des
domaines tels l'histoire constitutionnelle, les systèmes des partis, les groupes
de pression, les institutions sociales, etc., ces derniers présentant u n intérêt
particulier pour les deux disciplines. Il faut admettre cependant que, bien que
les spécialistes des sciences politiques et les historiens travaillent en étroite colla-
boration, utilisant des méthodes de travail similaires, les historiens sont en
général moins tentés d'utiliser des concepts théoriques ou m ê m e des techniques
quantitatives que leurs collègues.
Les tendances qui se sont manifestées à la fin des années 1960 ont
annihilé l'espoir de nombreux spécialistes des sciences sociales de voir u n e
L'histoire 251
Pendant les années 1960, l'école de Francfort s'est jetée dans une bataille qui
semblait alors désespérée. Elle a tenté de faire admettre l'idée que les sciences
sociales devaient être envisagées en fonction des erkenntnisleitende Interessen
dérivés d'une conception hypothétique de la société dans son ensemble, afin
de ne pas devenir la victime d'intérêts particuliers. E n effet, à cause de certaines
considérations épistémologiques concernant l'objectivité de la recherche
sociale, l'étude des éléments qui déterminent le choix de sujets et théories
faisant l'objet de recherches avait été exclue, car o n considérait que cela
faisait partie d u domaine métascientifique. Aujourd'hui, la tendance a été
renversée. Bien que le positivisme logique soit toujours considéré c o m m e la
base théorique de toute entreprise scientifique, peu de gens contesteront le fait
que les sciences sociales aient besoin de redéfinir leur rôle particulier face à des
sociétés en évolution constante. Pour cette raison, o n assiste aujourd'hui à u n
retour à l'analyse historique globale en sociologie. Habermas lui-même se
consacre actuellement à l'étude de l'évolution de l ' h o m m e à travers l'histoire
en reprenant les principes des philosophies holistiques de l'histoire, à un niveau
beaucoup plus élevé. Talcott Parsons n ' a pas entrepris d'étudier quelques
séquences de l'histoire universelle à la recherche de nouvelles bases pour les
sciences sociales sans espérer que, inconsciemment, les particularités des
structures sociales actuelles s'élèveraient au niveau de théories générales se
vérifiant pour toutes les époques. Mais, ce qu'il faut surtout remarquer, c'est
l'incroyable regain d'intérêt pour les travaux de M a x W e b e r en sociologie,
lesquels font u n e très large place à l'histoire. U s combinent en effet, d'une
manière remarquable, théorie sociologique et histoire universelle. O n s'intéresse
à nouveau aux analyses macrosociologiques et celles-ci ne peuvent être effectuées
sans les références historiques adéquates, tout au moins dans le contexte socio-
politique très fluide que nous connaissons actuellement.
Il semblerait donc que le fossé traditionnel entre l'histoire et les
sciences sociales soit en train de se refermer, m ê m e si, jusqu'à présent, cela se
passe au niveau des principes. L'histoire apportera à la sociologie certains
éléments indispensables, de la m ê m e manière que les méthodes et découvertes
des sciences sociales ont été et seront indispensables à l'histoire. A u n moindre
degré peut-être, c'est le cas de nombreuses autres disciplines concernées par
l'étude de l ' h o m m e et de la société, m ê m e si parfois elles sont plus proches
d u futur que d u passé.
L a futurologie, qui, dans les années 1950, avait le projet très ambitieux
de prévoir avec précision l'évolution des sociétés occidentales, est aujourd'hui
en perte de vitesse. Les changements qui se sont produits au sein des sociétés
occidentales ont été trop profonds pour que de tels espoirs puissent être
entretenus. Cependant, en projetant les tendances apparues depuis u n certain
temps au sein des sociétés industrielles et non industrielles, la futurologie a pu
démontrer que l'humanité atteindrait bientôt u n stade de développement qui
l'obligerait à prendre des décisions capitales quant à son avenir. Ces décisions
devraient intervenir dans certains domaines très précis, c o m m e l'écologie,
la surpopulation, l'épuisement des matières premières indispensables et, à
L'histoire 255
Bibliographie
R E V U E S H I S T O R I Q U E S A C A R A C T È R E INTERDISCIPLINAIRE
Les religions
Mircea Eliade
O n reconnaît généralement que l'étude scientifique des religions est issue des
travaux savants de M a x Müller (1823-1900), dont les Essays on comparative
mythology (1856) marquèrent le début d'une longue série d'études. Indépen-
d a m m e n t des écrits personnels de Müller, son influence s'exerça sur de n o m -
breuses études ultérieures, dues à ses disciples et à d'autres chercheurs qu'avait
séduits sa théorie. Brillant sanscritiste, fortement impressionné par les progrès
de la philologie indo-européenne et de la linguistique comparée, Müller aborda
l'étude des religions sous u n angle essentiellement linguistique, s'intéressant
presque exclusivement aux mythes, et en particulier à la mythologie indo-
européenne. Il découvrit dans les phénomènes naturels, notamment dans les
epiphanies solaires, l'origine des mythes et expliqua la naissance des dieux
c o m m e « une maladie d u langage ». L e fait qu'un m ê m e objet peut avoir
plusieurs n o m s (polynymie) et, inversement, qu'un m ê m e n o m peut être
donné à différents objets (homonymie) a, disait Müller, semé la confusion dans
la nomenclature. Cette situation favorisa tantôt l'intégration de plusieurs dieux
en u n seul, tantôt la division d'un seul et m ê m e dieu en plusieurs. Nomina-
numina : ce qui était d'abord u n n o m (nomen) devint ensuite une divinité
(numen). E n outre, l'emploi de désinences caractéristiques d'un genre gram-
matical conduisit à personnifier les dieux. Selon Müller, les anciens Aryens
organisèrent leur panthéon autour du soleil, de l'aurore et d u ciel. Les mythes
solaires jouèrent u n rôle capital. Cronos, avalant et régurgitant plus tard ses
enfants, n'est donc en réalité que l'expression « mythopoétique » d'un phéno-
m è n e météorologique, à savoir le ciel dévorant les nuages puis les relâchant.
Dans sa vieillesse, M a x Müller assista à l'effondrement de ses théories sur
258 Mircea Eliade
Freud affirmait que Dieu n'est ni plus ni moins que la sublimation du père
physique des êtres humains.
L'interprétation de la religion par Freud a été mainte fois critiquée et
rejetée par les ethnologues, de W . H . Rivers et F . Boas à A . L . Kroeber et
W . Schmidt. Point n'est besoin d'entrer dans le détail de leurs discussions. Pour
apprécier exactement l'apport de Freud à la compréhension de la religion, il
faut faire une distinction entre sa principale découverte, c'est-à-dire celle de
l'inconscient et de la méthode psychanalytique, et ses vues théoriques sur
l'origine et le rôle de la vie religieuse. Exception faite des psychanalystes et de
quelques dilettantes enthousiastes, la communauté des savants refusa de
souscrire à la théorie présentée dans Totem et tabou. Mais la découverte de
l'inconscient par Freud encouragea l'étude des symboles et des mythes et elle
explique en partie l'intérêt qu'on porte aujourd'hui aux religions archaïques et
orientales et à leurs mythologies. L'historien des religions est spécialement
reconnaissant à Freud d'avoir prouvé que les images et les symboles trans-
mettent leurs messages, « m ê m e si sur le plan conscient le sujet continue à les
ignorer ». L'historien des religions se trouve ainsi libre de procéder à son
travail herméneutique sur u n symbole sans avoir à se demander combien
d'individus, dans une société donnée et à une époque donnée, comprennent
toutes les significations implicites de ce symbole.
D a n s son Wandlungen und Symbole der Libido (1912), Carl Gustav Jung
fit savoir qu'il n'était pas d'accord avec Freud. A la différence de ce dernier,
il était impressionné par la présence de forces universelles transpersonnelles
dans les profondeurs de la psyché. C e sont surtout les ressemblances frappantes
entre les mythes, les symboles, les figures mythologiques de populations et de
civilisations très éloignées les unes des autres qui conduisirent Jung à postuler
l'existence d'un inconscient collectif, dont le contenu se manifeste sous la
forme de ce qu'il appela des « archétypes ». Jung proposa plusieurs définitions
des archétypes, l'une des dernières étant : « modèles de comportement », ou
propensions inhérentes à la nature humaine. Pour Jung, le plus important des
archétypes est celui du m o i , c'est-à-dire l'intégration de l ' h o m m e . Il estimait
que, dans chaque civilisation, l ' h o m m e , par la voie du processus qu'il appelait
l'individuation, travaille à la réalisation du m o i . Dans la civilisation occi-
dentale, le symbole d u m o i est le Christ, et la réalisation d u m o i est la
« rédemption ». Contrairement à Freud, qui n'avait que mépris pour la
religion, Jung était convaincu que l'expérience religieuse a u n sens et u n but,
et qu'il ne faut donc pas l'éluder par une réduction systématique.
Bien que le livre célèbre de Rudolf Otto, Das Heilige (1917), ne soit pas
l'œuvre d'un psychologue, il pourrait être mentionné dans le présent contexte.
Otto décrivit et analysa avec une grande subtilité psychologique les diverses
modalités de l'expérience « numineuse ». Sa terminologie {mysterium tre-
mendum, mysterium fascinons, etc.) est passée dans l'usage. D a n s Das Heilige,
Otto insiste presque exclusivement sur le caractère irrationnel de l'expérience
religieuse. D u fait que son livre a connu u n grand succès, on a tendance à voir
en Rudolf Otto un « émotionnaliste », u n continuateur direct de Schleiermacher.
264 Mircea Eliade
Mais ses travaux sont plus complexes, et il vaudrait mieux considérer leur
auteur c o m m e un philosophe de la religion qui travaillait de première main sur
des documents concernant l'histoire religieuse et le mysticisme.
Approches sociologiques
Emile Durkheim publia ses Formes élémentaires de la vie religieuse en 1912, la
m ê m e année o ù Schmidt fit paraître les premiers volumes de son Ursprung der
Gottesidee et Jung ses Wandlungen und Symbole der Libido. Pour Durkheim,
la religion est une projection de l'expérience sociale. E n étudiant les Australiens,
il découvrit que le totem symbolisait tout à la fois la sacralité et le clan. Il en
conclut que la sacralité (ou Dieu) et le groupe social sont une seule et m ê m e
chose. L'explication de l'origine et de la nature de la religion, proposée par
Durkheim, fut violemment critiquée par certains ethnologues renommés. Ainsi
A . A . Goldenweiser montra que les communautés les plus simples n'ont ni
clans ni totems. D ' o ù , alors, les peuples sans totem tirent-ils leur religion?
C o m m e Durkheim avait décelé les origines d u sentiment religieux dans
l'enthousiasme collectif dont il trouvait le type dans l'atmosphère des rites
australiens, Goldenweiser posa la question suivante : « Si l'assemblée donne
d'elle-même naissance au sentiment religieux, c o m m e n t se fait-il que les danses
profanes des Indiens d'Amérique d u N o r d ne se transforment pas en céré-
monies religieuses? » D e s objections également sérieuses furent formulées par
Robert Lowie et W . Schmidt.
Malgré ces critiques, Formes élémentaires de la vie religieuse eut u n
impact considérable. Par la suite, certains des plus brillants collègues et élèves
de Durkheim publièrent d'importantes contributions à la sociologie de la
religion. Marcel Mauss, l'un des plus grands érudits et des savants les plus
modestes de son temps, publia son célèbre article sur le sacrifice, la magie et le
don c o m m e forme élémentaire d'échange. Depuis la deuxième guerre mondiale,
Gabriel L e Bras et u n groupe de jeunes chercheurs ont publié les importantes
Archives de sociologie des religions.
L a sociologie religieuse stricto sensu, qu'illustrent les travaux savants
de M a x W e b e r et d'Ernst Troeltsch, s'est manifestée parallèlement à l'influence
de Durkheim, mais l'influence s'en est d'abord limitée à l'Allemagne et n ' a
gagné les États-Unis et l'Amérique d u S u d qu'après la fin de la deuxième
guerre mondiale. A u x États-Unis, d'importantes contributions sont dues à
Talcott Parsons, J. Milton Singer, Joachim W a c h et Peter Berger. Joachim
W a c h , qui avait publié en 1931 Einführung in die Religionssoziologie,fitparaître
trente ans plus tard son chef-d'œuvre, Sociology of religion. Sa position métho-
dologique s'apparente particulièrement à la teneur d u présent article. Joachim
W a c h était avant tout u n historien des religions, o u se consacrait plus préci-
sément à la Religionswissenschaft (science de la religion), dont la sociologie de
la religion était une des quatre branches (les trois autres étant l'histoire des
religions, la phénoménologie de la religion et la psychologie de la religion).
Il fut contraint de prendre sérieusement en considération le conditionnement
Les religions 265
Conclusion
Références
Sur M a x Müller et Andrew Lang, voir R . M . Dorson, « The eclipse of solar mythology »,
dans Myth: a symposium, publié sous la direction de T . A . Sebeck (Bloomington, Indiana
University Press, 1955). Sur E . B . Tylor, E . Durkheim et L . Lévy-Bruhl, voir E . E . Evans-
Pritchard, Theories of primitive religion (Oxford, 1965) ; sur l'ethnologie religieuse historique
et l'urmonothéisme, voir W . Schmidt, The origin and growth of religion, traduit par H . J. Rose
(Methuen, 1931) ; R . Pettazzoni, « D a s Ende des Urmonotheismus », dans Numen, vol. V
(1958), p. 161-175. Sur les interprétations de Freud et de Jung, voir M . Eliade : The quest:
history and meaning in religion, p. 15 (Chicago, Chicago University Press, 1969). Parmi les
traités de sociologie des religions les plus récents et les plus importants, on peut citer
P . L . Berger, The social reality of religion (Londres, Penguin, 1969). Sur Joachim W a c h ,
voir J. M . Kitagawa, « Joachim W a c h et la sociologie de la religion », Archives de sociologie
des religions, vol. I (1956), p. 25-40.
Sur Georges Dumézil, voir C . Scott Littleton, The new comparative mythology
(Berkeley, University of California Press, 1973). Sur les écoles de pensée relative au mythe
et au rituel, voir S. G . F . Brandon, « The myth andrituelposition critically considered »,
dans Myth, ritual and kingship, publié sous la direction de S. H . Hooke (Oxford, Oxford
270 Mircea Eliade
University Press, 1958), p. 261-291. Sur R . Pettazzoni, voir : M . Eliade, op. cit., p . 28-35 ;
U . Bianchi, The history of religions (Leyde, 1975), p . 89, 90, 199 et 200.
Beaucoup d'érudits contemporains ont essayé de combiner l'approche historique et
l'approche phénoménologique (ou morphologique) ; voir, par exemple : F . Heiler, Erschei-
nungsformen und Wesen der Religion (Stuttgart, Kohlhammer, 1961) ; M . Eliade, Traité
d'histoire des religions (Paris, 1977) et Patterns in comparative religions (Londres, Sheed
and W a r d , N e w York, World Publishing C o . , 1958) ; G . Widengren, Religionsphänomeno-
logie (Berlin, 1969).
Chapitre X
L'art
Mikel Dufrenne
n'éveille pas ce souci, elles ont annexé l'art à leur domaine sans tenir compte
du fait que sa nature le rend justiciable d'approches diverses, également légi-
times. Certaines disciplines pourtant, nous allons le voir, sont plus attentives
à la spécificité de l'art, donc moins pressées de l'annexer à leur domaine et de le
traiter avec l'appareil qu'elles ont mis en œuvre ailleurs. C e sont elles qui vont
prendre contact avec celles qui convergent sur le m ê m e objet, et qui vont pré-
férer la collaboration à l'ignorance o u à la compétition.
Mais, avant de voir quelles relations peuvent s'établir entre les sciences
de l'art, voyons d'un peu plus près d'abord ce que sont ces sciences, ensuite
— et surtout — ce qu'est l'art.
Ces sciences, nous avons dit que c'étaient les sciences humaines. Cela
appelle d'abord une parenthèse. E n effet, o n observera que les sciences phy-
siques aussi peuvent être mobilisées pour l'étude de l'œuvre, c o m m e elles peu-
vent l'être par l'artiste pour sa création : la chimie pour analyser les pigments
de la peinture, la mécanique pour prévoir le m o m e n t où la tour de Pise s'écrou-
lera, ou pour construire des bâtiments qui ne s'écroulent pas, l'acoustique pour
étudier les sons musicaux, o u l'électronique pour composer u n polytope. D e
fait, la maîtrise de la mécanique est si nécessaire à l'architecte que, lorsqu'il ne
la possède pas, il en appelle à u n ingénieur; pareillement, le peintre, plutôt que
de s'exposer aux déboires qu'a parfois connus Léonard, s'en remet au chimiste
pour fabriquer ses couleurs. Mais, si des savoirs et aussi bien des techniques
sont requis pour la production de l'œuvre, ce n'est pas en tant qu'elle est œuvre
d'art : il ne suffit pas que le bâtiment tienne debout pour qu'il soit œuvre d'art,
ni que l'ordinateur compose une pièce sonore pour que Iannis Xénakis l'accepte
c o m m e musique. D e m ê m e quand il s'agit non plus de produire, mais d'étudier
l'œuvre : les sciences physiques n'en donnent à connaître que la matière, c o m m e
s'il s'agissait d ' u n objet quelconque, elles n'ont pas accès à ce qui spécifie
l'œuvre c o m m e art. Si précieuses que soient les informations qu'elles apportent,
si utiles les moyens qu'elles confèrent — pour restaurer u n tableau o u u n
parchemin, pour redresser u n bâtiment qui s'affaisse, pour enregistrer la
musique —, elles ignorent l'art c o m m e tel; c'est pourquoi nous n'en parlerons
pas davantage.
A u contraire, les sciences de l'art tiennent pour acquise la spécificité
de l'art. Rien d'étonnant à ce qu'elles ne se constituent qu'après son institu-
tionnalisation, quand il a été reconnu et consacré c o m m e tel. Mais aussi après
l'avènement des sciences humaines et sociales, car c'est bien l ' h o m m e , l ' h o m m e
socialisé, qui produit l'art, qui décide u n jour que certaines œuvres méritent
un statut particulier. C'est en référence à l ' h o m m e (et à la société : nous ne
distinguons pas encore entre les deux) que l'art peut devenir objet de science.
Or, qu'en est-il de ces sciences dont nous concernent les relations ? U n e certaine
métaphysique a p u contester leur légitimité : parce que l ' h o m m e est libre, il
est vain de vouloir le prendre dans u n réseau de causes o u de lois... C e propos
n'a plus guère cours aujourd'hui. Mais il est encore tentant de contester à ces
sciences leur scientificité. Et d'autant plus que, parfois, leurs prétentions peu-
vent sembler irritantes o u dangereuses. E n effet, elles exercent u n pouvoir qui
274 Mikel Dufrenne
semble en raison inverse de leur savoir : plutôt que des sciences, elles appa-
raissent c o m m e des techniques dont l'usage peut être redoutable quand elles
mettent leur pouvoir au service des pouvoirs o u de l'ordre établi — quand le
psychologue aide à maximiser le rendement d u travail, le psychiatre à justifier
la sentence du juge, le sociologue à orienter l'opinion qu'il sonde. D a n s tous les
cas, ces sciences sont jeunes : à peine émancipées de la philosophie qui les a
patronnées. Leur appareil théorique est mince ; sans doute théorisent-elles volon-
tiers, et parfois jusqu'à se formaliser, c o m m e lorsqu'elles se recommandent du
structuralisme. Mais la théorie ne s'impose ni ne se développe avec beaucoup
d'autorité ; d ' u n sociologue à l'autre, d'un psychologue à l'autre, o n pourrait
presque dire : à chacun sa théorie; o n peut le dire en tout cas d'une école à
l'autre, et il est significatif que chaque discipline se distribue en écoles; signi-
ficatif aussi que ce qui fait autorité puisse apparaître c o m m e une m o d e , car la
théorie ne se soumet guère au contrôle de l'expérience; o u plutôt, ce contrôle
est toujours équivoque ; ici aussi, l'expérimentation peut créer son objet, mais
sans le savoir : c o m m e le sondage crée l'opinion, la question de l'ethnologue
la réponse d u « primitif », l'attente d u psychanalyste le complexe d u patient.
D e plus, l'expérience n'est pas poursuivie de façon continue et systématique :
le savoir n'est pas vraiment cumulatif, peu de résultats peuvent être tenus pour
acquis et, chaque fois que s'élabore une nouvelle théorie, la recherche repart
à zéro.
N o u s ne voulons pas pour autant jeter le soupçon sur ces sciences; tout
au plus peut-on les appeler à plus de modestie. S'il y a quelque défiance à conce-
voir, c'est à l'égard des techniques qu'elles peuvent mettre en pratique. N o u s
continuerons donc à parler de sciences de l'art, juste avec u n grain de sel. Et,
au surplus, ce qui peut en elles paraître une déficience à qui les confronte avec
des sciences éprouvées devient un atout du point de vue de l'interdisciplinarité.
E n effet, tant qu'elles demeurent à l'état d'enfance, ces sciences ne requièrent
pas une spécialisation telle qu'elle voue le spécialiste à l'enfermement. L e
m ê m e chercheur, s'il ne revendique pas le monopole d'une recherche, peut
sans trop de frais s'initier à plus d'une, et pratiquer ainsi l'interdisciplinarité
de la façon la plus sûre : sans avoir à la négocier avec d'autres, mais en deve-
nant lui-même interdisciplinaire. N o u s allons voir qu'il y est appelé par son
objet, et qu'il obéit souvent à cet appel.
Qu'est-ce en effet que l'art? O n le suppose volontiers donné, au sens o ù
un objet est donné à u n savoir : la perception l'enregistre bien avant que le
savoir ne le détermine; ainsi le regard découvre des astres qui provoquent
la pensée bien avant que l'astrophysique ne les interroge. Mais peut-on dire
qu'il y a de l'art c o m m e il y a des astres ? Certes, où que se porte notre regard
sur le m o n d e humain, nous observons des œuvres et des h o m m e s qui les pro-
duisent. Mais prenons-y garde : c'est pour nous, quand nous avons transporté
les vases, les masques, les fétiches au musée ethnologique, que ces œuvres sont
des œuvres d'art, et ces h o m m e s des artistes. L'histoire nous l'enseigne : dans
notre Occident, c'est seulement à la Renaissance que peu à peu l'art est n o m m é ,
reconnu, institutionnalisé, et que l'artiste revendique et obtient u n statut en
Varí 275
voulu que l'art soit institutionnalisé et o ù ils veulent encore que leurs œuvres
soient choisies et reconnues ; il n'en est pas moins contraignant. Mais, à situer
l'art dans la société, o n voit que d'autres contraintes pèsent sur la pratique
artistique, dont l'histoire doit tenir compte. D e fait, avec plus o u moins de
vigilance selon les époques, les pouvoirs n'ont cessé d'exercer u n certain contrôle
sur l'art. C o m m e n t en eût-il été autrement quand le prince passait les c o m -
mandes et pensionnait les artistes pour sa gloire? Qu'il s'agisse d'assurer le
standing du collectionneur, de servir la propagande de l'État ou la cause d'une
stratégie politique, c'est u n peu la m ê m e fonction que l'art se voit assigner
aujourd'hui. Et toujours, plus o u moins discrètement, une certaine censure le
soumet à ces exigences. D'autres contraintes peuvent peser sur l'art d u fait de sa
commercialisation : c o m m e n t l'artiste s'accommode-t-il de la loi d u marché ?
Et, surtout, quel sens nouveau prend l'œuvre quand elle devient une marchan-
dise ? L a sociologie de l'art ne peut ignorer ces questions. Et, par exemple, elle
peut se demander de quel poids respectif, dans une conjoncture historique
donnée, pèsent la nécessité interne d'une recherche et les contraintes extérieures
de la production.
Mais il y a plus à dire. E n eifet, ce serait faire tort à l'art de le considérer
c o m m e une activité de luxe, marginale, et de mettre tout l'accent sur ce qui le
conditionne et le limite. A l'intérieur d u c h a m p socio-historique, l'art n'est
pas seulement agi, il est agissant. C o m m e n t comprendre cette insertion active?
O n est encore tenté de la concevoir c o m m e passive lorsqu'on dit que l'art
exprime la société. Exprimer peut être interprété c o m m e refléter; et l'on sait
quel crédit le marxisme a fait à cette notion. Elle réfère à la fois à la vieille doc-
trine de l'imitation et à la théorie de la détermination des superstructures par
l'infrastructure. E n sorte qu'être u n reflet est à la fois u n fait et une norme :
c'est u n fait que l'art manifeste u n certain état des modes et des rapports de
production — par exemple, que la cathédrale médiévale manifeste à la fois l'état
des techniques de l'échafaudage ou de la taille des pierres et la structure d'une
société où le pouvoir est associé à la religion —, et ce peut être aussi pour lui
u n impératif de représenter cette structure, de dénoncer les forces conserva-
trices et d'exalter les forces progressistes qui s'y déploient ( c o m m e c'en était
u n à l'âge classique d'imiter la « belle nature » et de représenter le « vraisem-
blable » qui est le « bienséant »). Quelque objection qu'on ait p u formuler
contre cette théorie du reflet et contre ses applications normatives, il faut bien
convenir que l'art révèle quelque chose de la société. Sa vision du m o n d e , c o m m e
ont dit Lukaés et G o l d m a n n ? Cette notion est peut-être incertaine, mais o n
pourrait la retrouver ennoblie par le langage structuraliste : 1' « ordre des
ordres » dont Lévi-Strauss assigne la recherche à l'anthropologie structurale
— la structure sous-jacente aux multiples structures propres aux tatouages,
aux mythes, à la parenté, à l'habitat, aux échanges économiques — n'en serait-il
pas la traduction?
Mais l'approche sociologique peut recourir à u n autre langage. Suivons
u n instant Francastel : à serrer de plus près sa dimension « poïétique », o n peut
lier l'art aux autres formes de production : l'activité artistique est une activité
L'art 281
les lieux et les temps, par exemple selon que l'art a partie liée avec la magie o u
la religion, ou qu'il accepte de véhiculer l'idéologie dominante, o u qu'il la
conteste, selon qu'il est soumis o u rebelle. L e sens de l'art est multiple et il
est aussi politique.
Ainsi la sociologie de l'art assume-t-elle le déchiffrement d u sens. Mais
ce sens est immanent à la forme : il faut donc en venir à l'analyse formelle des
œuvres. L'interdisciplinarité est requise encore une fois par la démarche d u
savoir. C e pas est déjà accompli par Panofsky : l'iconologie conduit à la sémio-
logie. Mais c'est sans doute L e Bot qui le théorise avec le plus de force : « Il
s'agit donc de mettre à n u la trame formelle de l'image, les repères objectifs
qui s'y découvrent et leur organisation systématique, qui est déchiffrable si
on la réfère à l'histoire générale des formes [...]. E n toute rigueur, une science
de l'art ne peut donc se fonder que sur la connaissance de la constitution
formelle des ensembles visuels dits " artistiques ", qui les inscrit à des carre-
fours de sens reparables, ouverts sur des voies toujours multiples, par quoi la
production artistique communique sur des plans divers avec les autres pra-
tiques sociales8. » Et, bien entendu, la m ê m e tâche peut être assignée à l'étude
de la musique; au vrai, l'analyse harmonique l'a toujours assumée avec plus
ou moins de rigueur tant que la composition ne renonçait pas au système tonal;
mais on parle aujourd'hui d'une sémiologie de la musique. Et l'on sait que,
pour l'étude de la littérature et de la poésie, de l'école russe à Greimas,
l'approche formaliste s'est imposée.
Cette approche peut être pratiquée pour elle-même; elle l'est, et avec
beaucoup de brio, dans de multiples travaux. Mais il m e semble qu'elle ne porte
tous ses fruits que là o ù elle se conjugue avec la sociologie et l'histoire : là o ù
l'analyse des formes s'emploie à déceler des homologies entre les formes pro-
duites dans l'art et celles produites en d'autres lieux que l'art, et à suivre la vie
de ces formes au long de l'histoire.
Il est temps que nous donnions maintenant quelques exemples, arbitrai-
rement choisis entre mille, de travaux interdisciplinaires. N o u s l'avons dit,
pour l'étude de l'art, l'interdisciplinarité joint des disciplines jeunes qui ne
requièrent pas — pas encore! — une spécialisation très poussée et exclusive
(dont, au surplus, je pense qu'elles ne peuvent guère dépersonnaliser la recherche
et capitaliser leurs résultats : pas plus que la philosophie qui toujours les
sous-tend). E n sorte que l'interdisciplinarité n'a pas à être négociée c o m m e
entre des partenaires sûrs d'eux-mêmes et soucieux de leur indépendance; elle
peut être et elle est pratiquée par le m ê m e chercheur, o u par chaque chercheur
pour son compte au sein d'une équipe. Vérifions-le. N o u s avons évoqué les
travaux de M a r c Le Bot pour montrer c o m m e n t s'y conjuguent, de façon sans
doute exemplaire, l'analyse formelle et l'enquête socio-historique; il faudrait
ajouter que ces travaux font sa part à la dimension ludique et « jouissive »
de l'art, et qu'ils se réfèrent, pour l'explorer, à la psychanalyse ( c o m m e en témoi-
gnent des articles sur Cueco ou sur Cézanne). Il ne s'agit pas alors de juxtaposer
à l'étude de l'œuvre une « psychanalyse de l'art » à la manière traditionnelle,
c'est-à-dire une psychanalyse de l'artiste; c'est bien plutôt, c o m m e dans Dis-
L'art 283
Kristeva n'est pas très différente de celle qu'ouvrait Francastel. Mais il faut y
ajouter ceci que le procès de la négativité qui se manifeste dans la poésie est
le procès révolutionnaire qui peut s'opérer dans le c h a m p social. A d o r n o déjà
le laissait entendre : l'esthétique débouche sur le politique.
L'étude de l'art en appelle donc à l'interdisciplinarité. Les diverses
approches s'y proposent c o m m e complémentaires. O n pourrait penser qu'il est
difficile de coordonner des disciplines différentes; lorsqu'elles se définissent
elles-mêmes, et avec quelque raideur, sinon avec une volonté impérialiste de
puissance, elles s'opposent parfois dans une disjonction : sociologie ou psycho-
logie, psychanalyse ou marxisme, ça a été le thème de nombreuses réflexions.
Mais que ces disciplines s'appliquent à u n objet c o m m u n , et chacune découvre,
dans le mouvement m ê m e selon lequel elle persévère dans son être, qu'elle
ne peut épuiser son objet et qu'elle est solidaire des autres ; faute de quoi elle
trahit cet objet en le réduisant, et par exemple en s'obstinant à dire : l'œuvre
«'est que... u n symptôme o u u n reflet, o u le produit d'une pratique formelle,
ou le corrélat d'une certaine visée. L a richesse de l'objet invite chaque discipline
à s'ouvrir. A u point qu'on pourrait invoquer une science de l'art au carrefour
de ces disciplines plutôt que des sciences de l'art. Et, c o m m e o n a parlé d'œuvre
ouverte, o n pourrait aussi parler de science ouverte. D'autant plus ouverte
que celui qui la pratique est plus ouvert, plus capable de s'engager lui-même
sur des voies diverses bien que convergentes. O n pourrait, d u m ê m e coup,
douter que cette science soit vraiment une science. Mais qu'importe?
Notes
Le développement
Celso Furtado
n'est rien d'autre que l'élargissement de l'aire des relations sociales soumise
aux critères de l'organisation marchande. Indépendamment des autres remar-
ques qu'on peut faire à ce sujet, il convient de signaler que la subordination
croissante du processus social aux critères de la rationalité instrumentale devait
entraîner des modifications importantes dans les structures sociales. D a n s l'agri-
culture, cela devait conduire au dépeuplement des zones rurales et au déplace-
ment des populations vers des villes o u vers de nouvelles zones de colonisation,
y compris d'autres continents. L a révolution des prix, provoquée par une effi-
cacité supérieure des manufactures, devait hâter l'effondrement des organisa-
tions artisanales dans des régions o ù n'existaient pas les conditions pour la
création de nouvelles formes d'emploi.
D e cette façon, alors que s'accélère l'accumulation résultant de l'extension
progressive des relations marchandes à l'organisation de la production, les
structures sociales entrent dans une phase de profonde transformation. Cer-
taines des manifestations de cette transformation — urbanisation désordonnée,
désagrégation de la vie communautaire, chômage en masse, transformation
des êtres humains (y compris les enfants) en simple force de travail — ont
causé u n profond malaise chez les contemporains2. O n explique ainsi la vision
pessimiste des plus lucides parmi les économistes de la première moitié d u
xixe siècle, concernant l'avenir du capitalisme, qui leur paraissait tendre inexo-
rablement vers u n « état stationnaire ». A u centre de leurs préoccupations était
le processus d'appropriation d u produit social, voire de la répartition d u
revenu. Face au dynamisme démographique qui a fait suite à une rapide urba-
nisation, le « principe de population » formulé par Malthus leur paraissait
évident : toute élévation d u salaire réel serait annulée par la croissance d é m o -
graphique qu'elle engendrerait elle-même 3 . D'autre part, la loi des rendements
décroissants, qui prévalait dans l'agriculture, et la pression pour élever la rente
de la terre, qui accompagnait l'expansion agricole sur des sols de qualité infé-
rieure, opéraient conjointement pour réduire le potentiel d'investissement,
freinant la capacité du système de créer l'emploi. Cette idée d'une tendance à la
stagnation à long terme, qu'on prétendait découvrir dans la logique m ê m e de
l'économie capitaliste, sera présentée de différentes façons par les économistes
classiques et jouera u n rôle fondamental dans la pensée marxiste. M a r x , cepen-
dant, loin de tirer des conclusions pessimistes de cette prétendue tendance à la
perte de dynamisme d u système capitaliste, y découvrait une indication nette
que les « contradictions internes » d u système devaient nécessairement
s'aggraver. D a n s la ligne de la pensée hégélienne, ces contradictions peuvent
être présentées c o m m e des signes annonciateurs d'une forme supérieure de
société en gestation, plus productive et moins aliénante. Ainsi, les critiques d u
capitalisme ont directement contribué à maintenir, dans une phase o ù le coût
social d u processus d'accumulation a été particulièrement élevé, la vision,
héritée d u siècle des lumières, selon laquelle cet effort d'accumulation ouvrirait
la voie à u n m o n d e meilleur.
Le développement 289
tiel de ce travail s'est orienté en deux directions : d'une part, dans une nouvelle
rencontre avec la tradition classique liée à u n schéma de répartition institu-
tionnelle du revenu; d'autre part, dans la reprise de la tradition néo-classique à
partir d u concept de fonction de production à coefficients variables, reliant la
rémunération des facteurs avec leurs productivités marginales respectives. Cet
effort de théorisation n'eut qu'une faible signification dans le progrès des idées
sur le développement, tant dans les pays à industrialisation avancée que dans
ceux qu'on appelle sous-développés. Cependant, il a constitué le point de départ
de progrès importants dans la macro-économie et a permis d'asseoir sur des
bases plus solides la politique économique, surtout à l'égard des décisions
centralisées. L'incapacité des modèles de croissance de capter les transforma-
tions de structure — c'est-à-dire l'interaction de 1' « économique » avec le
« non-économique » — et d'enregistrer les relations complexes qui surviennent
aux frontières d u système économique — rapports avec d'autres systèmes
économiques et avec l'écosystème — découle de la conception m ê m e de la
science économique sur laquelle ils se fondent. Plus ces modèles sont sophis-
tiqués, plus ils s'éloignent de la multidimensionnalité de la réalité sociale. C'est
pour cela que les importantes transformations causées par l'accélération de
l'accumulation dans le dernier quart de siècle et l'apparition des structures
transnationales, dont le rôle s'accroît dans l'allocation des ressources, dans la
création des liquidités et dans la distribution géographique d u produit, sont
survenues sans que les théoriciens de la croissance captent leurs impacts au
niveau des systèmes économiques nationaux. L'impuissance que manifestent
actuellement les gouvernements des grandes nations capitalistes à concilier leurs
objectifs respectifs de politique économique découle, pour une part impor-
tante, de l'orientation prise par la théorie de la croissance et de son influence
considérable sur l'élaboration de ces politiques économiques.
S'il est vrai que la reproduction de la société capitaliste engendre u n
potentiel d'accumulation considérable, il est également vrai qu'une telle accu-
mulation exige, pour se réaliser, des modifications délicates et continuelles des
structures sociales. E convient donc de rechercher c o m m e n t la reproduction
des structures de privilèges réussit historiquement à s'harmoniser avec la néces-
sité de transformation. Les classes dominantes, qui contrôlent les positions
stratégiques d u système de décisions, orientent leurs politiques dans le dessein
de conserver la position privilégiée qu'elles occupent dans l'appropriation d u
produit social. Mais, en agissant ainsi, elles mettent en marche u n important
processus d'accumulation qui est à l'origine d'une demande de main-d'œuvre
supérieure à la croissance démographique. Si, dans la phase initiale — lorsque
les structures artisanales se démantelaient —, le processus d'accumulation s'est
réalisé selon les conditions d'une offre élastique de main-d'œuvre, il en est
arrivé, avec le temps, à se heurter à une rigidité croissante de cette offre, exi-
geant des déplacements de population, la mobilisation d u potentiel de travail
féminin, etc. L a reproduction de l'économie capitaliste n'est concevable sans
tensions sociales que dans le cadre d'un système stationnaire, c'est-à-dire dans
l'hypothèse de la croissance d u produit social égale à celle de la population,
292 Celso Furtado
perspective plus large, o n remarque que, grâce à cette mutabilité (Marx préten-
dait y découvrir une « anarchie »), la société capitaliste se reproduit en pré-
servant l'essentiel de sa structure de classe.
suffisante pour que les besoins de base de la population soient mieux satis-
faits4. O n ne peut exclure l'hypothèse que la dégradation des conditions de vie
de la masse de la population soit causée par l'introduction de techniques plus
« efficaces ». D'autre part, l'augmentation de la disponibilité des ressources
et l'élévation des niveaux de vie peuvent survenir en l'absence de modifications
dans le processus de production lorsque, par exemple, la pression sur les réserves
de ressources n o n reproductibles augmente. L a vision courante du dévelop-
pement prétend ignorer que la création de valeurs économiques, dans le système
capitaliste, implique u n coût plus élevé que celui quifiguredans les comptabi-
lités privées et publiques. L'action productive de l ' h o m m e entraîne, de plus en
plus, des processus naturels irréversibles, tels que la dégradation de l'énergie,
tendant à accroître l'entropie de l'univers6. L a stimulation des techniques impli-
quant l'utilisation croissante de l'énergie, fruit de la vision à court terme
engendrée par l'appropriation privée des ressources non renouvelables, aggrave
cette tendance en faisant du processus économique une action de plus en plus
prédatrice.
N o u s abordons, ici, u n autre aspect du problème général de l'orientation
du progrès des techniques auquel nous nous s o m m e s référés plus haut. D a n s
le processus de reproduction de la société capitaliste, le progrès de la technique
s'acquitte d'un double rôle : réduire la pression dans le sens de l'égalité sociale
et maintenir l'expansion de la consommation des groupes aux revenus moyens
et élevés. Cette orientation de la technique conditionne l'évolution de
l'ensemble du système de production, dont la structure doit assurer la diffu-
sion sociale de produits initialement réservés aux minorités à hauts revenus.
Ainsi, si l'orientation de la technique est allée dans le sens de la mécanisation
du transport individuel des minorités à hauts revenus, la recherche des écono-
mies d'échelle subséquente devait amener à tirer profit de l'augmentation du
salaire réel pour diffuser dans la masse de la population les m ê m e s habitudes
de transport, bien que cela implique des coûts sociaux indirects considérables
et conduise à une dégradation de la qualité de la vie de l'ensemble de la
population.
L a subordination de la créativité technique à l'objectif de reproduction
d'une structure sociale largement inégalitaire et de haut niveau d'accumulation
est la cause de certains des aspects les plus paradoxaux de la civilisation
contemporaine. M ê m e dans les pays où le processus d'accumulation est le plus
avancé, une partie de la population (entre un cinquième et un tiers) n'a pas
atteint le niveau de revenu réel nécessaire pour satisfaire ce que l'on considère
c o m m e des besoins. Il arrive que l'augmentation d u salaire soit partie inté-
grante d'un processus qui inclut l'augmentation d u coefficient de gaspillage
inhérent à la dépense des groupes à revenus élevés et la diffusion de formes de
consommation de plus en plus sophistiquées dans les groupes à revenus
moyens. Ainsi l'élimination de la pauvreté au milieu de la richesse peut devenir
plus difficile avec le progrès de l'accumulation. O r ce fut en fonction des
valeurs de cette civilisation matérialiste que s'est créée la conscience des inéga-
lités internationales de niveau de vie, d u retard accumulé et d u sous-
Le développement 295
U n e nouvelle problématique
L a réflexion sur le développement a eu c o m m e point de départ, à partir de la
fin de la deuxième guerre mondiale, la prise de conscience d u retard écono-
mique de certains pays par rapport à d'autres, ce retard étant évalué par les
différences entre les niveaux de consommation et surtout entre les degrés de
diversification de la consommation de l'ensemble d'une population. D'autres
indicateurs de nature sociale, tels que la mortalité infantile, l'incidence des
maladies contagieuses, le degré d'alphabétisation, etc., ont été bientôt ajoutés,
contribuant à la confusion des concepts de « développement », de « progrès »,
de « bien-être social » et de « modernisation » enfin vus c o m m e l'accès aux
formes de vie créées par la civilisation industrielle.
Plus qu'un problème académique, le développement prit initialement la
forme d'une préoccupation politique, fruit de grandes transformations appor-
tées par la seconde guerre mondiale, telles que le démantèlement des structures
coloniales et la naissance de nouvelles formes d'hégémonie internationale,
fondées sur le contrôle de la technique, de l'information et sur la manipulation
idéologique. U n important travail de catalyseur échut, dans cette première
phase, aux nouvelles institutions internationales — les Nations Unies, ses
commissions régionales et ses agences spécialisées — dont les secrétariats ont
réalisé les premiers travaux empiriques destinés à préciser la nouvelle problé-
matique d u développement. L a réaction d u m o n d e académique fut lente au
début. E n ce qui concerne la science économique, les difficultés conceptuelles
pour aborder la nouvelle thématique furent importantes. Les premières
approches académiques cherchèrent à assimiler les problèmes d u dévelop-
pement aux divers aspects d u mauvais fonctionnement de l'économie inter-
nationale. L a doctrine économique formulée dans les Accords de Bretton
W o o d s (1944) et dans la Charte de L a Havane (1948) constitue essentiellement
un retour à la pensée libérale et fut à l'origine d'une superstructure institution-
nelle internationale (Fonds monétaire international, Banque mondiale, G A T T ) ,
laquelle devait s'assurer, au m o y e n d'une tutelle indirecte, que les politiques
nationales acceptassent la priorité des objectifs de la stabilité internationale. Les
États-Unis prétendaient ainsi faire revivre le projet de la structuration d'un
système économique mondial à partir d'un centre national dominant, ce que le
R o y a u m e - U n i avait tenté au siècle précédent. L a réflexion sur le développement
Le développement 297
étant u n reflet de la prise de conscience de leur situation par les nations dépen-
dantes, celle-ci devait nécessairement entrer en conflit avec la nouvelle doctrine
libérale, ce qui explique qu'elle se soit orientée, dès le début, vers la critique
de la théorie d u commerce international et vers la dénonciation d u système de
division internationale d u travail. L a thématique devait s'élargir considéra-
blement dès les années 1950. Mais à aucun m o m e n t l'approche ne cessa d'être
multidimensionnelle, la majorité des auteurs soutenant la thèse de la primauté
des aspects politiques de la problématique d u développement.
E n effet, au cours des trois dernières décennies, la réflexion sur le déve-
loppement est restée directement liée à des problèmes dont la dimension
politique était déterminante : dégradation des termes de l'échange extérieur,
inadéquation d u système des prix dans l'orientation des investissements,
insuffisance de l'accumulation dans les sociétés exposées à 1' « effet de démons-
tration », insuffisance des institutions traditionnelles face aux nouvelles
fonctions de l'État, inadéquation de la technologie importée face à l'offre
potentielle des facteurs et aux dimensions d u marché intérieur, anachronisme
des structures agraires, tendance à la concentration du revenu, tensions structu-
relles se reflétant dans une inflation chronique, déséquilibre persistant de la
balance des paiements, et ainsi de suite. O n aborda cette thématique complexe
sans le bénéfice d'un effort adéquat de théorisation préalable, presque toujours
dans u n cadre conceptuel tout à fait insuffisant. Cependant, l'influence de
certains auteurs y est parfaitement perceptible, aussi bien dans l'effort de
critique destiné à rompre des attaches théoriques aliénantes et à reconnaître
l'originalité de nouveaux problèmes que dans les travaux de reconstruction
théorique qui ont déjà commencé. N o u s allons nous référer à certains de
ces auteurs.
E n mettant au premier plan une vision globale des décisions économiques,
dont l'insuffisance de coordination était responsable d u chômage, l'œuvre de
Keynes donna une grande impulsion à la théorie de la politique économique 7 .
L a pensée néo-classique, de plus en plus retranchée dans une position idéolo-
gique défensive, avait eu tendance à se limiter à l'étude des conditions d'équi-
libre des marchés conçus isolément et de l'interdépendance globale de ces
marchés considérée essentiellement c o m m e un problème de consistance logique.
Concevoir la politique économique c o m m e u n effort de coordination des déci-
sions — modification d u comportement des consommateurs au m o y e n de la
politique des salaires, de lafiscalité,des prix, etc., de ceux qui investissent au
m o y e n d'une politique de dépenses publiques, de création de liquidités, etc. —
a constitué une rupture ouverte avec la vision optimiste de l'efficacité des
mécanismes de marché à laquelle avait conduit la pensée néo-classique. D e
l'analyse de Keynes est née une théorie de la coordination des décisions éco-
nomiques, qui a considérablement valorisé les centres de décision au niveau
national. O r , si l'élimination d u chômage exigeait une action directrice de
l'État sur l'ensemble d u système économique, que dire des modifications
structurelles indispensables pour sortir du sous-développement ? Cette approche
a amené à accentuer les aspects politiques des problèmes économiques et à
298 Celso Furtado
xviiie siècle? Peut-on dire des pays dont le développement est de nos jours en
retard ce que M a r x disait de l'Allemagne du xrxe siècle : de te fabula narratur
— insinuant que son histoire ne serait que la répétition de l'histoire de l'éco-
nomie qui avait pris les devants dans le processus d'accumulation, c'est-à-dire
l'Angleterre — ou que, c o m m e dans toute théorie du développement c o m m e
suite de phases nécessaires, se cache là une eschatologie historique? Mais
comment ignorer l'interdépendance croissante des différents processus histo-
riques contemporains ? Cette interdépendance constitue-t-elle un stimulant ou
un frein au développement des pays en retard? S'il est dans l'intérêt des pays
développés de perpétuer l'actuel système de division internationale du travail,
comment ne pas comprendre que le développement des pays retardés exige un
projet politique? L'entrepreneur schumpétérien ne serait plus l'émanation des
tensions sociales propres à une économie de marché mais bien plutôt le fruit
d'une volonté de vaincre le sous-développement. N e serait-ce pas là le chemin
adopté par des pays dont le développement est intervenu plus tard, c o m m e le
Japon de la restauration meiji et par des pays qui ont choisi la planification
centralisée ?
L'œuvre de François Perroux, bien que directement liée à celle de S c h u m -
peter, a eu une place autonome dans la formation d'une pensée liée à la problé-
matique du développement10. Schumpeter avait considérablement accentué
l'effet dynamique de l'innovation, mais il l'avait circonscrit dans un cadre de
référence essentiellement économique. Perroux a focalisé l'effet, plus complexe,
de « domination », qui déborde nécessairement l'économique et relie le social
à l'espace physique. Observant les décisions des différents agents sociaux sous
cet angle plus large, il a mis en évidence le phénomène des « macrodécisions »,
auquel échoit u n rôle décisif dans la structuration de la réalité économique. L a
macrodécision a son origine soit dans l'État, soit dans une autre unité domi-
nante et est fondée sur une anticipation globale des réactions qu'elle provoque
et sur l'usage de la contrainte pour rendre compatibles les comportements
discordants des différents agents. Si la démarche centrale de la pensée de Perroux
a cheminé vers le concept de « pôle de croissance » — lequel inclut trois élé-
ments essentiels : l'industrie clé, l'organisation imparfaite des marchés et les
économies externes spatiales —, le fait d'intégrer au développement l'idée du
pouvoir a donné à son œuvre une portée considérable qui dépasse l'influence
de Schumpeter. Elle éclaire le fait que les activités d'entreprise sont, pour
l'essentiel, des formes de domination sociale, l'innovation technique étant l'un
des foyers générateurs de pouvoir dans la société capitaliste. L e problème de
base était, par conséquent, d'identifier la nature du système de domination :
son rapport avec la stratification sociale, ses mécanismes de légitimation, les
formes de décentralisation et de délégation, son degré d'efficacité, etc.
Le travail de critique des bases de la pensée économique réalisé par
Gunnar Myrdal fut d'une importance considérable pour le progrès des idées
sur le développement11. A l'instar de Schumpeter, il partit de la position de
Wicksell, donc du rôle déséquilibrant d u processus d'accumulation. Mais,
alors que Schumpeter prétendait se maintenir dans u n cadre analytique fondé
300 Celso Furtado
sur l'idée d' « équilibre général », Myrdal perçut très tôt les implications
épistémologiques de cette approche. L'expérience qu'il acquit dans l'étude de
problèmes qui exigeaient une approche interdisciplinaire — c o m m e celle des
rapports des races — l'amena à voir les limitations qui découlent d'une sépa-
ration trop rigide entre les aspects statiques et dynamiques d'une réalité
sociale. L'idée que le processus social se réalise dans le sens d'un équilibre est
fondamentalement erronée, nous dit Myrdal. Il poursuit en signalant que
l'interférence de tout nouveau facteur dans un processus social tend à provoquer
des réactions en chaîne dans le sens de l'impulsion initiale. Toute modification
subséquente dans le sens de ce processus doit être attribuée à l'action d'un autre
facteur autonome. Les modifications secondaires o u tertiaires tendent à ren-
forcer l'impulsion initiale, ce qui fait que la réalité sociale se présente sous la
forme de processus de causalité en chaîne. Cette approche conduit à percevoir
nettement que les conséquences d'une décision économique peuvent assumer
la forme de modifications aussi bien dans les valeurs des variables en question
que dans des paramètres qui déterminent la structure initiale d u système. E n
partant d'un cadre conceptuel « fonctionnaliste », Myrdal a atteint une
perception de la réalité sociale proche de la vision de l'histoire des auteurs de
formation dialectique. Observer le développement c o m m e u n processus histo-
rique, c'est s'intéresser à des décisions dont les effets se manifestent au niveau
de ce qu'on appelle les structures, lesquelles échappent à l'approche fonction-
naliste. L'efficacité de la critique de Myrdal est en grande partie due au fait
qu'il l'a réalisée de l'intérieur de l'analyse économique, alors que les histori-
cistes présentaient une autre analyse. Abandonner l'idée de stabilité de la
matrice structurelle signifie tout simplement dénoncer la forme arbitraire par
laquelle l'économiste sépare les variables des paramètres. Mais c'est grâce à
cette stabilité que l'analyse courante trace le profil du comportement des agents
économiques dont les décisions sont données c o m m e des réponses à des situa-
tions complexes qui se présentent sur les marchés. D e cette façon, on introduit
une coupure entre la décision et ses conséquences. L'agent qui exerce le pouvoir
est vu c o m m e quelqu'un qui réagit à une situation — à une modification des
prix, des taux d'intérêt, des goûts de la population, etc. Les conséquences de
ces réactions entrent dans l'amalgame d ' o ù naissent les situations de marché.
L a nouvelle approche conduit à une théorie plus comprehensive des décisions,
qui sont également considérées c o m m e des facteurs de structuration de la
réalité économique.
D a n s la mesure o ù les rapports entre le sous-développement et les
structures de domination ont été perçus avec plus de clarté, l'intérêt des théori-
ciens d u développement pour les études de stratification sociale s'est accru.
C'est dans ce contexte qu'on doit chercher une explication au renouveau
d'intérêt pour la lecture de M a r x , dont l'œuvre sociologique devrait avoir une
influence beaucoup plus profonde que son œuvre économique en ce dernier
quart d u x x e siècle. C o m m e n t progresser dans la compréhension des motiva-
tions des agents qui exercent le pouvoir sans les rapporter à leur insertion
sociale et sans une claire idée d u tout social? C o m m e n t comprendre les buts
Le développement 301
misses) vers celui des structures sociales, au centre desquelles se forment les
coûts et s'approprient les surplus. L a rigidité à la baisse des coûts dans les
économies industrialisées avait été signalée par Keynes, qui l'attribuait à la
vigueur des organisations syndicales. Mais la situation était différente dans les
pays exportateurs de produits primaires, thème qui sera bientôt développé
dans la théorie de l'excédent structurel de la main-d'œuvre. Il existe donc,
dans le système capitaliste, une tendance structurelle à la concentration du
revenu au bénéfice des pays à organisation sociale avancée. Les disparités
dans le rythme de l'accumulation, auxquelles contribuent le système de divi-
sion internationale d u travail et ses répercussions sur les structures sociales,
ont engendré dans le système capitaliste une hétérogénéité structurale qui ne
peut être ignorée lorsqu'on étudie les relations internationales. Ainsi le sous-
développement en vint-il à être considéré c o m m e une conformation de struc-
ture, et n o n pas c o m m e une phase évolutive.
U n e autre idée, d'une importance considérable, portée au premier plan
par l'école latino-américaine depuis le début des années 1950, est celle des effets
pervers de l'orientation de la technologie incorporée aux équipements importés
par les pays au développement retardé. Si l'on tient compte d u fait que cette
orientation technologique n'est pas indépendante des relations sociales qui
prévalent dans les pays à accumulation avancée, on comprend facilement pour-
quoi elle provoque une concentration de revenu croissante dans les pays à
accumulation retardée et crée fréquemment une incompatibilité entre la
maximisation des profits de l'entreprise privée et les objectifs sociaux des poli-
tiques de développement. Cette thématique a postérieurement éveillé un intérêt
considérable avec le débat concernant la « marginalité urbaine », le choix des
techniques à forte intensité de travail, la dépendance technique, etc. L e travail
des structuralistes latino-américains a évolué vers une approche interdiscipli-
naire d u sous-développement, considéré c o m m e correspondant à u n type de
société dans lequel les relations externes de dépendance qui s'introduisent dans
la structure sociale influencent la reproduction de cette société.
déguisé », introduit par les économistes au début des années 1950, a été la
première prise de conscience de ce problème, mais ce sont les études sur la
« marginalité urbaine » réalisées par les sociologues latino-américains dans la
décennie suivante qui ont permis de l'appréhender dans sa complexité et de
mettre en évidence la spécificité des structures sociales dans les pays à
économie dépendante.
Les populations que la modification des formes de production prive de
leurs occupations traditionnelles ont tendance à s'installer dans des sous-
systèmes culturels urbains qui ne s'articulent que sporadiquement avec les
marchés, mais exercent sur ceux-ci une forte influence potentielle en tant que
réservoirs de main-d'œuvre. Les populations « marginales », en réalisant en
grande partie leur reproduction de façon autonome, constituent l'expression
d'une stratification sociale qui a ses racines dans la « modernisation ».
L ' « inadéquation de la technologie », à laquelle se référaient les économistes,
s'est traduite, d ' u n point de vue sociologique, par la polarité « modernisation-
marginalisation ». L'effort visant à trouver u n c h a m p théorique c o m m u n a
conduit à la théorie de la dépendance, qui se fonde sur une vision globale d u
capitalisme — système économique en expansion et constellation de formations
sociales —, avec le souci de capter l'hétérogénéité dans le temps et dans l'espace
d u processus d'accumulation et de ses projections dans la dynamique des
segments périphériques.
Ces études, mettant en évidence les liens fondamentaux entre les rela-
tions extérieures et les formes internes de domination sociale dans les pays
qui se sont installés dans le sous-développement, ont exploité d'autres thèmes
de non moindre importance, tels que celui de la nature de l'État dans ces pays
et d u rôle des firmes transnationales dans le contrôle de leur économie.
L à o ù la modernisation s'est appuyée sur l'exploitation de ressources n o n
reproductibles (le cas des pays exportateurs de pétrole, pour être extrême, n'en
est pas moins celui qui se prête le plus facilement à l'analyse), l'excédent
retenu par le pays d'origine a tendance à être pris en main par u n système de
pouvoir central. Ainsi les liens avec l'extérieur en viennent à jouer u n rôle
fondamental dans l'évolution de la structure d u pouvoir, conduisant à sa
centralisation et à son renforcement. C e processus, coïncidant avec la déstruc-
turation sociale à laquelle nous avons fait référence, confère à l'État des
caractéristiques qui commencent tout juste à être saisies dans leur originalité.
C o m m e l'État est essentiellement u n instrument captateur de surplus, l'évo-
lution des structures sociales tend à être fortement influencée par l'orientation
qu'il donne à l'utilisation des ressources qu'il contrôle. Ainsi, c'est dans les
relations avec l'extérieur et dans le processus d'accumulation que se trouvent
les bases du système de pouvoir, dont l'action interfère dans la restructuration
sociale qui accompagne la pénétration d u capitalisme.
L a situation des pays qui sont liés à l'extérieur à travers l'exploitation de
ressources n o n renouvelables, et dans lesquels l'État est l'instrument privilégié
et quasi exclusif de l'accumulation contrôlée de l'intérieur, constitue évidem-
ment u n cas limite. Cependant, dans d'autres pays en développement, l'évolution
306 Celso Furtado
Notes
1. O n peut trouver une importante bibliographie sur les théories de la « croissance écono-
mique » dans F . H . H a h n et C . O . Matthews, « The theory of economic growth:
a survey », dans Surveys of economic theory, Londres, Macmillan, 1965. Pour une
bibliographie plus sélective, voir l'introduction d'Amartya Sen dans Growth economics,
Penguin Books, 1970. Sur les théories du « développement économique », les biblio-
graphies disponibles sont moins complètes. Voir : la bibliographie sélectionnée pré-
sentée par Benjamin Higgins dans Economie development, Londres, Constable, 1968 ;
celle présentée par Charles K . Wilber dans The political economy of development and
underdevelopment, N e w York, R a n d o m House, 1973 ; celle suggérée par Henry
Bernstein dans Sous-développement et développement, Harmondsworth, Penguin Books,
1973.
2. Simonde de Sismondi, qui témoigna du commencement de la pénétration des critères
de « rationalité » dans les activités agricoles en Italie et en Angleterre, laissa une
précieuse déposition de l'impression causée chez ses contemporains par la subor-
dination du processus social aux critères économiques. Voir son ouvrage Nouveaux
principes d'économie politique, dont la première édition date de 1819.
3. O n attribuait ainsi à une loi biologique ce qui relevait, en réalité, des signes extérieurs
des transformations qui avaient lieu dans le système de domination sociale.
4. C'est seulement par rapport à la satisfaction des nécessités de base (qui peuvent être
objectivement définies) qu'on peut parler de mesurer l'efficacité du système productif
d'une société.
5. Voir, à ce propos, le travail de pionnier de Georgesen Roegen, The entropy law and the
economic process, Cambridge, Harvard University Press, 1971.
6. Voir The wealth of nations, t. I, p. 7, Edwin Carman.
7. La première édition de l'œuvre de John Maynard Keynes, The general theory of employment,
interest and money, N e w York, Harcourt Brace Jovanovich, est de 1936. Le premier
effort dans le sens de la dynamisation du modèle de Keynes est dû à R . F . Harrod
dans « A n essay in dynamic theory », Economic journal, mars 1939.
8. F . List, Das nationale System des politischen Oekonomie, dont la première édition est
de 1841.
9. L'influence principale de Schumpeter s'est exercée à partir de son œuvre Business cycles,
N e w York, McGraw-Hill, 1939. Son livre, The theory of economic development,
dont l'édition originale allemande est de 1912, ne fut traduit en anglais qu'en 1951.
10. Voir F . Perroux, « Théorie générale du progrès économique », Cahiers de l'Institut de
science économique appliquée, 1956 et 1957. Pour une vue d'ensemble de l'œuvre de
François Perroux, voir L'économie du XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de
France, 1969.
308 Celso Furtado
11. Voir G . Myrdal, Economie theory and underdeveloped regions, Londres, Mystic Verry,
Lawrence, 1958. Voir aussi The political element in the development of economic theory,
N e w York, Humanities Press, 1971.
12. Pour une bibliographie sur le thème de la « marginalité », voir A . Touraine, Les sociétés
dépendantes, Paris, 1976.
13. Voir R . Nurkse, Problems of capital formation in underdeveloped countries, Londres,
Oxford University Press, 1953.
14. Voir A . Lewis, « Economie development with unlimited supplies of labour », The
Manchester school, mai 1954.
15. Voir J. H . Boeke, Economies and economic policy of dual societies, N e w York, International
Secretariat, Institute of Pacific Relations, 1953.
16. Les idées de Raúl Prebisch furent présentées pour la première fois dans El desarrollo
económico de la América Latina y algunos de sus problemas, Commission économique
des Nations Unies pour l'Amérique latine ( C E P A L ) , Santiago (Chili), 1949.
17. D e nombreux aspects de la pensée structuraliste latino-américaine et des indications
bibliographiques sont présentés par Celso Furtado dans Economie development of
Latin America, 2" éd., Cambridge, Cambridge University Press, 1976.
18. L a première approche du problème des relations entre la technologie importée et le sous-
développement se trouve dans l'étude préparée par l'équipe de la C E P A L en 1951 :
Problèmes théoriques et pratiques de la croissance économique, Santiago (Chili).
19. Pour une présentation — sous l'angle sociologique — des idées sur la « dépendance », voir
F . H . Cardoso, « Les États-Unis et la théorie de la dépendance », Revue Tiers Monde,
oct.-déc. 1976. Voir aussi C . Furtado, Théorie du développement économique, 2e éd.,
Paris, Presses Universitaires de France, 1976.
20. Sur le thème général de la « modernisation », bien qu'abordé sous d'autres angles, voir :
S. Eisenstadt, Modernization: protest and change, Englewood Cliffs, Prentice-Hall,
1966 ; M . J. Levy Jr, Modernization and the structure of society: a setting ofinternationa
affairs, Princeton, Princeton University Press, 1966.
Chapitre XII
La paix
Kenneth Ewart Boulding
Il faut avant tout voir dans cet article u n travail de réflexion personnelle à
partir des concepts généraux de la recherche interdisciplinaire. Je m e suis
efforcé d'y rassembler les enseignements tirés d'autres disciplines au cours de
m a longue collaboration avec le mouvement de la recherche sur la paix, auquel
j'ai participé dès ses premiers jours. C'est dans les esprits qu'a lieu la recherche
interdisciplinaire. L e m a n q u e de temps ne m ' a malheureusement pas permis
d'évaluer le caractère interdisciplinaire de tous ceux qui prennent part au
mouvement de la recherche sur la paix. Il ne faut donc voir dans ces lignes
qu'une évaluation fort imparfaite, une étude parmi d'autres de la marque
qu'impriment les activités interdisciplinaires sur la réflexion individuelle, u n
premier essai de préface à une « histoire naturelle » de l'intelligence inter-
disciplinaire. E n u n m o t , le lecteur y trouvera u n exposé de m e s propres
impressions, exposé qui fera peut-être partie u n jour d'une histoire et d'une
description plus complètes d u mouvement interdisciplinaire.
L a recherche sur la paix m'apparaît c o m m e l'entreprise d'un groupe, peu
structuré et assez amorphe, d'esprits disséminés à travers le m o n d e , en parti-
culier en Amérique du Nord, en Europe occidentale, au Japon et en Inde, mais
également ici et là dans les pays socialistes et sur d'autres continents d'où ils
maintiennent le contact avec le « collège invisible ». Dire qui fait de la recherche
sur la paix et qui n'en fait point n'est pas facile. A une extrémité de l'échelle, ce
groupe de chercheurs se fond, de façon presque imperceptible, avec ceux qui
pratiquent la recherche sur les grands systèmes internationaux et sur les conflits.
A l'autre, il se fond en u n groupe de révolutionnaires, d'activistes et de
socialisants, sans doute plus soucieux de voir triompher une idéologie à laquelle
ils sont profondément attachés que d'appliquer la méthode scientifique en tant
que telle. L ' â m e de ce mouvement est néanmoins faite d ' h o m m e s acquis à la fois
à l'emploi de la méthode scientifique pour l'étude des systèmes sociaux et au
310 Kenneth Ewart Boulding
sociales. E n cela, elle n'est ni meilleure ni pire que toute autre discipline
appliquée, et l'on peut trouver à cela de très bonnes raisons ou, du moins, des
excuses. Considéré dans sa globalité, le système social du m o n d e , bien que son
caractère soit celui de l'unité, est extrêmement vaste et complexe, et se prête
mal à l'établissement de modèles théoriques qui l'embrasseraient intégralement.
D e plus, chaque discipline entrant dans les sciences sociales a son histoire et,
dans une très large mesure, sa propre méthodologie.
L'anthropologie s'en remet, pour une très large part, à la technique de
l'observation continue en faisant appel à des observateurs qui font eux-mêmes
partie de la culture sur laquelle ils enquêtent. L a sociologie applique une
technique très élaborée de questionnaires, de sondages, de statistiques. L'éco-
nomie tend à s'en remettre à l'information quantitative, qui lui est fournie
principalement par des services extérieurs tels que les services de collecte de
l'impôt o u de recensement. L a démographie compte évidemment sur les
recensements, sur l'enregistrement des naissances et des décès, sur les statis-
tiques sanitaires, etc. L a science politique est une discipline u n peu moins
tranchée. Naguère, elle s'en remettait, dans une très large mesure, aux données
historiques et à l'analyse descriptive. Plus récemment, inspirée peut-être en
partie par l'habitude de quantifier qui s'est installée dans les autres sciences
sociales, elle s'efforce de chiffrer ce qui est donnée politique et a donné nais-
sance à cette science nouvelle, la « polimétrique ». L'histoire, elle aussi, a
derrière elle une longue tradition d'interprétation personnelle du fait historique.
Il existe u n m o u v e m e n t assez récent en « cliométrie », qui cherche à utiliser des
données historiques quantitatives, en particulier en démographie et en éco-
nomie, et, de plus en plus, en histoire sociale. Éclectique dans sa méthodologie,
la géographie représente en fait u n assortiment de disciplines assez indépen-
dantes qui vont de la géographie physique à la géographie sociale. L a
psychologie est une fédération mal structurée de disciplines presque indépen-
dantes, allant de la psychologie animale expérimentale à la psychologie
psychanalytique et clinique, chacune appliquant une méthodologie et ayant
une structure théorique très différentes de celles des autres. L a psychologie
sociale se concentre très largement sur les expériences effectuées sur de petits
groupes et sur une méthodologie qui s'efforce de dégager des relations d'un
assez petit nombre de variables sociales.
Devant u n tel mélange, la difficulté est d'être réellement interdisciplinaire
et, pour le chercheur, de maîtriser des méthodologies aussi diverses et des
structures théoriques aussi variées, dont chacune s'applique à u n o u plusieurs
aspects de l'ensemble d u système social, à l'exclusion de tous les autres. C'est
là qu'on peut déceler ce que j'ai appelé « une certaine tendance de l'écono-
mique à l'impérialisme », c'est-à-dire certaines tentatives faites par l'écono-
mique pour s'approprier les autres sciences sociales, par exemple, la sociologie
dans les applications de la théorie généralisée des échanges et la science politique
dans les théories d u choix public. Il est vrai qu'une grande partie de la théorie
économique peut être généralisée, mais sa base réside encore très largement
dans le phénomène de l'échange. Il s'agit là d ' u n phénomène social très
312 Kenneth Ewart Boulding
nous passerons d'un système général à u n autre, par exemple d'une paix
instable à une paix stable.
U n e question plus intéressante que celle de la méthodologie est de
savoir si le mouvement de recherche sur la paix des vingt-cinq dernières années
a donné le jour à quelque chose qu'on puisse comparer à une théorie générale de
la paix, de la guerre et d u conflit dans le système international. L a recherche sur
la paix a un caractère extrêmement subjectif et les positions théoriques des cher-
cheurs sont très diverses. J'ai parfois le sentiment réconfortant que quelque chose
est en train de naître de toute cette diversité et de toute cette interaction. Sans
doute les approches nord-américaines et européennes, celles des socialistes et des
libertaires sont-elles très différentes, c o m m e le sont les approches de ceux dont
l'optique est surtout idéologique et ceux dont l'optique est plus méthodologique.
Quelque chose m e semble cependant naître de cette confusion et je vais m'eñbrcer
de le définir. Il s'agira évidemment d'une définition qui m'est personnelle et sur
laquelle beaucoup ne seront peut-être pas d'accord. Mais je ne puis m'empêcher
d'avoir l'impression réconfortante que quelque chose est en train de se passer.
Les écologistes m ' o n t appris que le système social est fait d'une interaction
écologique extraordinairement complexe d'individus, de produits de l'industrie
humaine aussi bien matériels qu'organiques, et de toutes sortes d'espèces
biologiques, chimiques et physiques. L e système guerre-paix est u n sous-
système, en fait assez petit, de ce gigantesque système d'interaction écologique.
Lors de la réunion de l'International Studies Association qui s'est tenue à
Saint Louis en 1974 2 , u n débat mémorable a mis aux prises l'école « britan-
nique », qui avait tendance à voir dans le système international une immense
toile d'araignée d'organisations de toute nature, agissant les unes sur les
autres, et l'école « américaine », qui faisait sienne (mais pas complètement) la
pensée de H a n s Morgenthau, pour qui le système international était c o m m e
une table de billard avec des boules représentant les États, solides et
compactes, ayant leur propre dynamique, se heurtant et agissant l'une sur
l'autre en tant qu'entités indépendantes et autonomes.
L a métaphore que ce débat m ' a inspirée est que le système international
ressemble beaucoup plus à une table de billard recouverte de toiles d'araignée.
Certes, il y a les boules de billard, qui sont les États et qui se heurtent, rebon-
dissent, agissent l'une sur l'autre en tant qu'entités modérément indépendantes,
mais qui, dans leurs mouvements et leurs interactions, sont constamment gênées
par une immense toile d'araignée de structure hiérarchique, de liens personnels,
de relations familiales, d'affiliations religieuses, de services officiels, d'organi-
sations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, de sociétés
internationales, de relations commerciales, d'intérêts économiques, d'intérêts
affectifs et politiques, d'idéaux moraux, le tout compliqué par beaucoup de
hasard, de chance et de malchance. Les connexions se forment, se dégradent,
se rompent, se reforment en des combinaisons et recombinaisons innom-
brables, et tout modèle que nous pourrions concevoir de ce réseau immense et
complexe ne saurait en être qu'une représentation très incomplète.
D e ce tableau d'une si vaste complexité, les processus conflictuels et
La paix 317
de ces quatre phases et le point de savoir quelles sont les variables sociales qui
déterminent la phase d'équilibre présente un grand intérêt. Dans aucun de ces
systèmes on ne trouve d'élément qui soit aussi simple à identifier qu'une
pression ou une température; nous sommes en présence d'une structure multi-
dimensionnelle. Peut-être pouvons-nous cependant grouper ces déterminants
en deux grandes catégories, que nous appellerons « tension » (strain) et « force »
(strength). Malheureusement, le m o t anglais strength est très ambigu : il
signifie la résistance à la tension (comme dans l'expression résistance des
matériaux) et, dans d'autres contextes, en particulier dans celui d'un système
international, il signifie souvent l'aptitude à imposer à autrui une tension qui
sera le m o t force en anglais. N o u s utiliserons donc en anglais le m o t strength
pour signifier la résistance à la tension et le m o t force pour signifier l'aptitude
à imposer une tension à autrui.
J'ai appris des ingénieurs qu'il se produit une phase de transition o u de
mutation dans l'état d'un système lorsque la tension (strain) est trop grande
pour la résistance (strength). Je peux briser u n morceau de craie lorsque la
tension (strain) que j'exerce sur lui est trop grande pour sa résistance (strength).
E n revanche, je ne peux pas briser une barre de fer parce que la tension que
j'ai la force de lui imposer ne suffit pas à vaincre la résistance de ce matériau
(une tension obtenue à l'aide d'une machine pourrait cependant suffire). L e
passage de la paix à la guerre et de la guerre à la paix est un phénomène assez
semblable. D e u x pays peuvent être en paix, mais la tension de leurs relations
augmente, peut-être en raison de la course aux armements, peut-être aussi en
raison d'un changement de gouvernement, d'un expansionnisme idéologique
ou de rivalités impérialistes. L a « résistance » du système consiste dans le refus
de déclencher la guerre et, s'il y a transition de la paix à la guerre, c'est parce
que l'une des parties a estimé que la tension qu'elle imposait à l'autre était trop
grande pour que l'autre résiste. D ' o ù l'apparition d u système de guerre,
déclenché par u n acte de guerre, qu'il s'agisse o u n o n d'une déclaration de
guerre officielle. Inversement, le passage de la guerre à la paix se produit quand
la tension qu'impose l'état de guerre est trop grande pour l'une des parties o u
pour l'autre et que cette partie a pris la décision de demander la paix. L a
résistance du système de guerre dépendra de l'idée que la partie en question
se fait du coût qu'impliquent la poursuite de la guerre ou la perte de la guerre,
les engagements contractés dans le passé, etc. L'une des difficultés, ici, réside
dans le fait qu'il n'est pas facile de faire la distinction entre résistance et tension
si l'on ne dispose pas d'un m o y e n de mesurer l'une indépendamment de l'autre.
N o u s mesurons la résistance des matériaux par le nombre de kilogrammètres
nécessaires pour la vaincre dans certaines conditions bien définies. Sans une
mesure de la tension, il serait impossible de mesurer la résistance. Pouvons-
nous avoir dans les systèmes sociaux des mesures indépendantes de la résistance
et de la tension? Certains pensent qu'il est possible d'avoir des mesures au
moins approximatives, par des méthodes telles que l'analyse de contenu,
l'analyse des données événementielles, etc. C'est là quelque chose que j'ai appris
des sociologues et des polimétriciens.
320 Kenneth Ewart Boulding
Il est encore impossible de dire si nous pouvons définir les paramètres les
plus importants de la tension et de la résistance qui déterminent les phases
globales d u système, en particulier ceux qui déterminent le passage de la paix
instable à la paix stable. Cette transition a eu lieu à certaines époques et en
certains endroits, par exemple en Amérique du N o r d après 1870, en Scandinavie
après 1815, et peut-être en Europe occidentale après 1945. D a n s les processus
dynamiques qui ont provoqué ces transitions, le hasard a certainement joué
un rôle important. C e hasard a par exemple joué à trois reprises en Amérique
du N o r d : en 1817, lors de l'accord Rush-Bagot avec le désarmement partiel
des Grands Lacs; en 1839, avec l'échec des « faucons » dans la controverse
pour la possession des territoires au nord des États-Unis allant jusqu'à 54° 40
de latitude; la troisième fois, lorsque le R o y a u m e - U n i n'est pas intervenu
dans la guerre de Sécession. L ' « habitude de la paix » s'est instaurée, avec une
frontière désarmée, correspondant à des images compatibles de part et
d'autre. Quant à savoir si nous pourrons comprendre suffisamment bien ces
types de processus pour réduire l'élément de hasard et augmenter l'élément de
gestion, c'est là une question importante pour l'avenir.
J'ai appris, aussi bien en m a qualité d'économiste que de psychologue,
que la clé de l'interaction dans les systèmes sociaux est le processus de la prise
des décisions. O n peut toujours ramener le passage de la paix à la guerre o u
de la guerre à la paix à une série de décisions qui se prennent à l'intérieur de la
société, et qui ne font intervenir en fait qu'un nombre très réduit d'individus
très puissants. L'une des difficultés de la recherche de la paix, c o m m e nous
l'avons vu, est qu'elle traite d u système d' « interaction entre quelques-uns » à
certains moments critiques. O n ne peut pas s'appuyer sur des lois statistiques
c o m m e celles de la théorie moléculaire des gaz o u de la concurrence écono-
mique, où les spécificités s'annulent, ni recourir à des systèmes bilatéraux, dans
lesquels n'interviennent que deux corps. L e problème qui ne groupe que
quelques corps est la partie la plus difficile de toute science et le système inter-
national en est u n bon exemple.
N o u s pouvons tout de m ê m e savoir quelque chose des organes de déci-
sion et de leur interaction. U n e décision commence par une liste de points à
examiner ou, si l'on préfère, u n ensemble d'éventualités qui sont perçues
c o m m e telles. L a décision implique d'abord l'évaluation de chaque éventualité
puis la sélection de celle à laquelle le décideur attache le plus de prix. Le choix
dépendra dans une large mesure de l'identité d u décideur. U n e chose que j'ai
apprise n o n pas d u psychologue, mais par la réflexion, est que 1' « intérêt
national » est une variable, et n o n pas une constante d u système. L'intérêt
national est ce à quoi s'intéresse le pays ou, du moins, ce à quoi s'intéressent les
puissants qui prendront la décision. Les « boules de billard » dont nous avons
parlé sont mues par des forces qui sont variables, et non pas constantes. N o u s
faisons l'apprentissage des valeurs et des préférences tout c o m m e celui de nos
représentations de l'avenir, et l'étude de ces processus d'apprentissage devrait
pouvoir nous éclairer très largement à leur sujet. D u côté d u décideur, les
identités, le processus d'évaluation et les représentations de l'avenir sont
La paix 321
fortement influencés par l'image d u passé et par les métaphores utilisées pour
la simplifier et la décrire. Étudier c o m m e n t les métaphores régissent les déci-
sions représente en vérité une tâche importante pour l'avenir.
J'ai appris d u sociopsychologue que savoir comment se fait l'interaction
des êtres humains est u n processus extrêmement important. L a façon dont nous
percevons nos « propres termes de l'échange » o u « termes de réciprocité »,
c'est-à-dire ce que nous obtenons en échange de ce que nous donnons, est d'une
importance considérable. Si cette perception est favorable, cela nous conforte
dans notre comportement précédent. Dans le cas contraire, nous pouvons
abandonner notre comportement et agir différemment. L a désillusion, l'échec et
la frustration sont les principaux agents d u changement. L e succès est mauvais
maître, car il ne fait généralement que nous confirmer dans ce que nous
croyons déjà savoir.
J'ai appris des théoriciens des jeux que certains types d'interaction sont
pathologiques en ce qu'ils conduisent à approuver l'estimation de chacune
des parties. L e grand paradoxe de la décision est de savoir comment il se fait,
alors que chacun prend la meilleure décision qu'il juge possible, que les choses
aillent souvent de mal en pis pour lui. L a compréhension de ces processus
dynamiques pervers a contribué de façon substantielle à la connaissance au
cours des vingt-cinq dernières années. Dans la théorie des jeux, nous avons le
dilemme d u prisonnier, si bien étudié par Anatol Rapoport s , et il y a beaucoup
d'autres exemples, c o m m e la Tragedy of the Commons, exposée par Garrett
Hardin*, la théorie des courses aux armements développée par Lewis
Richardson6, la théorie des éléments extérieurs et du bien et du mal publics, éla-
borée par de nombreux économistes6 ; toutes concourent à former u n corps de
théories impressionnant et de conclusions empiriques sur les processus
dynamiques pervers de la société. J'ai appris des anthropologues qu'il existe une
très grande variété de processus dynamiques au sein des sociétés humaines et
que ces processus, pour reprendre le terme de Bertalanffy, n'ont pas d' « équi-
finalité' ». Les sociétés peuvent commencer à peu près a u m ê m e point et
s'engager dans des voies très différentes : des forces assez aléatoires déterminent,
par exemple, celui qui sera en fait le détenteur de la puissance. Les concepts
d'équilibre sont très peufiablesdans les systèmes sociaux, c o m m e le sont les
concepts des processus déterministes. L e système social comporte u n fort
élément d'indétermination et toute philosophie déterministe est fatalement
erronée.
J'ai appris de biologistes que tous les processus d'évolution, bien qu'ils se
produisent essentiellement à l'intérieur des structures génétiques de l'infor-
mation et d u savoir-faire inné, ont pour intermédiaires des processus de
production grâce auxquels les génotypes produisent des phénotypes; par
exemple, comment l'œuf se transforme en poussin. Ces processus de production
mettent en jeu trois facteurs : le savoir-faire inné, l'énergie et le matériau. L e
savoir-faire inné o u structure génétique est codé dans les gènes des organismes
vivants dans la production biologique et dans la connaissance, les plans et les
projets de l ' h o m m e qui sous-tendent la production de tout ce qu'il crée. C e
322 Kenneth Ewart Boulding
Notes
L'auteur du présent article parvint par une voie différente à une conclu-
sion semblable à celle de la faculté de médecine de K u m a m o t o . Prenant
c o m m e point de départ la thèse d u mercure organique présentée en 1959 par
les quotidiens, et s'appuyant sur son expérience personnelle de la synthèse d u
chlorure de vinyle, il m e n a ses propres recherches en tant qu'ingénieur chimiste.
Cependant, u n travail de ce type et l'étude approfondie d u contexte dans
lequel se trouvait l'usine de Minamata impliquaient également de se fami-
liariser avec la médecine, l'économie et, dans une certaine mesure, la sociologie.
L'auteur gagna m ê m e quelque expérience juridique au cours des procès qui
se tinrent lors de la seconde maladie de Minamata, dont nous reparlons en
détail plus loin — u n h o m m e de science acquiert donc une formation inter-
disciplinaire en opérant dans divers domaines de recherche. A cette époque,
il eut pour méthode d'entendre toutes les parties intéressées se trouvant sur
place et de se livrer à u n examen critique des différents rapports scientifiques
sur le sujet. Les renseignements les plus utiles furent obtenus auprès des
malades et des pêcheurs puisqu'ils étaient les principaux intéressés. Les appré-
ciations que les pêcheurs et malades tiraient de leur expérience quotidienne
fournirent, dans beaucoup de cas, des indications extrêmement précieuses sur le
problème, quand bien m ê m e elles n'avaient rien de scientifique.
L'expérience ainsi vécue par l'auteur lui a permis d'aboutir à la conclu-
sion suivante : les méthodes qui ont pourfinalitél'étude de l'environnement
doivent avoir un caractère non universitaire puisqu'elles sont, dans l'ensemble,
tenues pour non scientifiques, c o m m e c'est le cas pour une analyse effectuée
sur place et qui consiste en u n dialogue constant avec l ' h o m m e de la rue.
Ces méthodes s'apparentent d'une certaine manière à celles de l'anthropologie.
L'apparition de la seconde maladie de Minamata à Niigata, en 1965,
relança le débat sur les origines du mal. A partir de 1965, trois groupes multi-
disciplinaires au moins s'attaquèrent à nouveau au problème. Il y eut tout
d'abord u n groupe de recherche officiel, mis sur pied par l'administration du
Ministère japonais de la santé publique, comprenant des chercheurs en
médecine d'horizons divers. L e gouvernement tenta, en premier lieu, de ne
recruter de chercheurs ayant vécu l'expérience de Minamata qu'auprès de
l'Université de Niigata. Par la suite, cependant, l'auteur réussit à faire compléter
l'équipe par deux autres savants. Les milieux gouvernementaux et les cher-
cheurs de l'Université de Niigata sous-estimaient certainement l'ampleur d u
problème. L'équipe ainsi constituée se heurta à divers obstacles, mais elle finit
par conclure avec raison, en 1967, que l'usine de Kanose, appartenant à la
S h o w a D e n k o C o m p a n y , était responsable de la pollution. Toutefois, l'agent
de la maladie avait déjà été identifié en 1966 et le caractère tardif de cette
révélation s'explique par l'attitude évasive d u Ministère de l'industrie et d u
commerce international, de la société responsable de la pollution et de certains
savants dont ils avaient loué les services. Si ces obstacles furent finalement
surmontés, c'est essentiellement grâce au talent d'organisateur et aux encou-
ragements d u professeur Kitano, directeur d u service de la santé préfectoral :
il protégea discrètement les savants d u groupe de recherches contre les
330 Jun Vi
leurs résultats : ce fut fait grâce à une réorganisation des connaissances profes-
sionnelles en sciences naturelles, et grâce à des discussions avec les avocats
et les victimes.
Parfois, certains éléments importants de ces explications, pourtant
négligés, étaient mis le plus simplement d u m o n d e en lumière par les propres
intéressés, à savoir les victimes. Lors des recherches sur la pollution des
rivières par les composés de mercure, les chimistes commençaient généralement
par analyser l'eau courante. D a n s le cas présent, cependant, l'auteur dut
étendre les recherches à la biomasse de la rivière, le système de distribution
d'eau aux pêcheurs en eau douce et à des discussions avec les pêcheurs eux-
m ê m e s . E n revanche, les scientifiques et ingénieurs d u troisième groupe
tentèrent de réaliser une réplique d u processus de production et d u système
naturel de la rivière, négligeant ainsi une part importante de conditions
naturelles impossibles à évaluer de manière quantitative. Cette tendance fut
fortement soulignée par la stricte division des charges découlant du secret
excessif observé dans la S h o w a D e n k o C o m p a n y . Les recherches durent se
poursuivre sans que l'on réfléchît à leur lien avec la réalité d u problème, et
sans qu'il y eût de sérieuse discussion critique entre les chercheurs. L e troisième
groupe avait davantage de capacités scientifiques que le deuxième, si toutefois
de telles capacités peuvent se mesurer au nombre de doctorats obtenus et
d'articles publiés dans des revues scientifiques. Mais il était considérablement
moins efficace dans sa recherche de la vérité en raison de la spécialisation
poussée et de l'extrême éloignement de la nature qui caractérisent les sciences
modernes au Japon.
Le lecteur étranger pensera peut-être que ce type d'échec en matière
de méthodologie scientifique est u n phénomène propre au Japon, et qu'il ne
se produirait donc pas dans des pays plus développés. Toutefois, l'auteur a
fait l'expérience de bien des cas semblables lors de ses propres recherches sur
la pollution en Europe occidentale, en Amérique du N o r d et en Amérique
du Sud. L'exemple qui a été cité n'est pas propre au Japon : il est plus ou
moins courant dans bien des pays développés et en développement. L'auteur
souhaiterait citer ici quelques exemples auxquels il a été personnellement
confronté.
E n Suède, où l'on détecta une pollution par le mercure juste après
l'expérience qu'en fit le Japon, les discussions portant sur la concentration du
mercure dans le poisson et sur sa nocivité dans les aliments débutèrent en 1967.
L e gouvernement mit alors sur pied une commission d'experts chargée de
traiter le problème et composée de membres tout à fait compétents. Il semblait,
tout d'abord, que l'on allait obtenir assez rapidement des résultats. Les travaux
furent pourtant plus longs que prévu, et c'est en 1971 que fut présenté u n
rapport détaillé avec les conclusionsfinalesde la commission 13 . Cette fois-ci,
le rapport en question était d'une grande valeur scientifique, et les travaux de
l'équipe multidisciplinaire furent couronnés de succès. Toutefois, une telle
réussite aurait été impossible sans l'aide de spécialistes et de journalistes exté-
rieurs à la commission. L e débat public, traditionnel dans la communauté
Étude de quelques problèmes posés par Venvironnement 333
véritable portée des problèmes. Bien plus, la plupart des chimistes ont tendance à
ne s'intéresser qu'à certains aspects spécifiques des problèmes complexes qui se
posent dans la nature, et ce, au détriment de certains autres. Ainsi, pour le
mercure, se contente-t-on de procéder mécaniquement à la mesure des concen-
trations présentes dans de nombreux échantillons. Et lorsque, à son tour,
le BPC (biphényl polychloriné) pose problème, on mesure sa concentration
dans d'autres échantillons, tout cela sans prendre en considération le moins d u
m o n d e leur valeur écologique ni le rapport que l'un entretient avec l'autre.
C e type de négligence a été à l'origine de bien des dépenses inutiles. Il suffirait,
au prix d'un petit effort supplémentaire, d'analyser certains éléments coexistant
avec les polluants et d'étudier leur distribution pour en savoir beaucoup plus
sur la nature et les origines de la pollution. Il est rare de voir le gouvernement
entreprendre ce type d'étude systématique de la pollution. L'étroitesse de vues
des chimistes, leur ignorance de l'interdisciplinarité et de l'écologie se révélèrent
d'une manière particulière lors des recherches sur la pollution par le mercure.
A u début de ces recherches, beaucoup d'efforts furent consacrés à l'analyse
de l'eau naturelle afin d'en définir la teneur en mercure — dont les concen-
trations, faibles, sont d'analyse malaisée et conduisent à d'importantes fluctua-
tions dans les résultats. Il fut généralement très difficile, au vu de ces résultats,
de déceler des taux élevés de pollution par le mercure dans cette eau naturelle.
E n raison d u nombre important de fluctuations, l'analyse des eaux industrielles
usées créa des difficultés semblables. D a n s bien des cas, l'analyse de boues
sédimentaires et d'échantillons biologiques tels que le plancton, les poissons
et les coquillages permit d'obtenir des résultats plus réguliers et de déceler de
fortes concentrations de mercure. L'étude de ces résultats fournit des indi-
cations plus fiables et plus utiles sur la pollution par le mercure. Néanmoins,
la plus grande partie des subventions avait déjà été consacrée à l'analyse de
l'eau, et il était trop tard lorsque l'on décela la présence de mercure dans les
échantillons sédimentaires et biologiques. C e type de problème s'est posé n o n
seulement au Japon, mais encore en Italie, au Canada et à Porto-Rico. D a n s
des cas de ce genre, la méthodologie actuellement suivie en chimie de l'envi-
ronnement et la vision de la nature à laquelle elle se rattache ne peuvent per-
mettre une véritable compréhension de la pollution, et leur application
mécanique au problème peut aisément aboutir à une sous-estimation de la
pollution et de ses complications19.
Pour éviter cet écueil, l ' h o m m e de science devrait avoir la ferme volonté
de résoudre les problèmes et faire preuve d'initiative; il devrait rester ouvert,
modeste et tenir compte des observations des non-spécialistes. Malheureuse-
ment, la plupart des spécialistes et experts de l'environnement ne sont pas
préparés à accepter ce type de comportement. Bien au contraire, o n constate
aujourd'hui u n développement monstrueux et une spécialisation de plus en
plus étroite de la science, ce qui tend à neutraliser de tels efforts. A cet égard,
il m e semble qu'au Japon, par de nombreux aspects, la science et la technique
modernes font figure d'hérétiques. D a n s le Japon d'aujourd'hui, être h o m m e
de science o u ingénieur constitue pour le jeune h o m m e pauvre mais ambitieux
Étude de quelques problèmes posés par l'environnement 337
Ces recherches furent effectuées par plus de deux cents volontaires. Elles
furent conçues et dirigées par des médecins et des enseignants locaux qui se
joignirent aux mouvements de Mishima et N u m a z u en 1964; elles acquirent
ainsi une expérience en matière de recherches sur la pollution. A partir de 1964,
les méthodes à appliquer pour la réalisation de ces études furent progressivement
conçues par les participants des mouvements locaux contre la pollution.
C e type de recherches scientifiques simples mais rationnelles d u point de
vue écologique est très souvent effectué par les mouvements locaux contre la
pollution. Leur n o m b r e peut parfois atteindre plusieurs douzaines. L'effet
corrosif particulier d u fluorure d'hydrogène sur la feuille d u glaïeul fut utilisé
pour limiter le rejet de ce gaz par une usine d'aluminium. E n effet, cette fleur
fut plantée tout autour de l'usine et la pression sociale qui en résulta suffit à
empêcher l'accroissement de la quantité de gaz rejeté dans l'air de T o y a m a . Les
barbes étamines d'Ephemerum, petite fleur bleue, permirent de déceler une
fuite de radioactivité d'une pile atomique, car elles virèrent d u violet au blanc
après exposition à des particules radioactives. Cette découverte engendra
également une forte pression sociale pour la gestion de la centrale nucléaire.
E n principe, les méthodes écologiques de détection de la pollution permettent de
représenter les d o m m a g e s pouvant être occasionnés à l ' h o m m e ; elles sont donc
plus aisément applicables que les méthodes physiques et chimiques conduisant
à l'analyse détaillée de quelques facteurs isolés.
Les recherches interdisciplinaires effectuées par les mouvements locaux
contre la pollution furent le résultat naturel d'une réaction de défense de
personnes confrontées depuis vingt ans à une grave pollution et n'ayant p u
obtenir de la science et de la technique modernes les moyens nécessaires pour
contrôler la société. E n dépit d'outils exceptionnels pour l'étude de l'environ-
nement, tels que les souffleries, les modèles et les ordinateurs, la science et la
technique modernes se sont montrées incapables de progresser dans ce domaine.
Si les spécialistes disposant de ces outils sont si souvent parvenus à des
conclusions erronées allant à rencontre de la compréhension que l ' h o m m e
m o y e n avait de la réalité, c'est probablement en raison de l'étroitesse de vue de
ces m ê m e s spécialistes, de leur organisation bureaucratique et sectaire. Les
habitants ont dû concevoir eux-mêmes de nouveaux systèmes scientifiques pour
déceler les modifications de l'environnement et leurs effets sur la vie humaine
dans les régions polluées.
C e phénomène ne peut être simplement qualifié de popularisation de la
science : c'est une reconnaissance du caractère politique de la science et de la
technique modernes, que la société tenait pour objectives, jusqu'à ces derniers
temps d u moins. D a n s bien des cas de recherches d'origine locale ou régionale
sur les problèmes posés par l'environnement, les méthodes simples appliquées
par la population ont donné des résultats plusfiablesque ceux produits par les
méthodes prétendument scientifiques et modernes d u gouvernement et de
l'industrie. Cette vérité a cependant été niée avec acharnement.
Pour rassembler les fonds nécessaires à leurs recherches, les volontaires
puisent principalement dans leur propre bourse; les s o m m e s ainsi obtenues
342 Jun Ui
sont très limitées, mais fort bien utilisées, contrairement à celles consacrées aux
études onéreuses et extravagantes lancées par le gouvernement. Grâce à de
telles recherches, les individus concernés se familiarisent avec les principes de
l'écologie et acquièrent une nouvelle vision de la nature pour renforcer leur
mouvement. N o u s s o m m e s probablement témoins de la création, par le peuple,
d'une nouvelle science adaptée à l'étude de l'environnement.
Conclusion
Notes
4. Kagaku binran (Précis de chimie), p. 1599, Japan Chemistry Society, 1958 (en japonais).
5. Kiyoura, Minamata Wan naigai no suishitsu odaku ni kansuru kenkyu (Étude sur la
pollution de l'eau dans la baie de Minamata), document miméographié, novembre 1959
(en japonais). Voir aussi Kiyoura, « Water pollution and Minamata disease », dans :
Advances in water pollution research, vol. m , p. 291. Londres, Pergamon Press, 1964.
6. Tokita et al., Toho IgakukaiZasshi (Journal of Toho Medical School), Tokyo, Université
de Toho, vol. VIII, 1961, p. 1381 (en japonais).
7. J. Ui, op. cit.
8. Tomita, « Tamiya iinkai no zembo » (Tout sur le Comité Tamiya), Jishu Koza, n° 6,
1971, p. 1 (en japonais).
9. Irukayama et al., Nihon Eiseigaku Zasshi (Journal of Japan Society of Hygiene), vol. X V I ,
1962, p. 476 (en japonais).
10. Groupe spécial de recherche du Ministère de la santé et de la qualité de la vie, « Rapport
du groupe de recherche sur les intoxications en masse dues au mercure dans la basse
région dufleuveAgano », 2 e rapport, avril 1967 (en japonais).
11. « Rapport inédit sur les cas de K u w a n o », Teramoto et al., Showa D e n k o , Tribunal du
département de Niigata, présidé par le juge Miyagaki, 26 septembre 1971 (en japonais).
12. Ibid. Les conclusions en furent publiées, en partie, par les ingénieurs de la Showa Denko.
Voir Teramoto et al., Kogyo Kagaku Zasshi (Journal of industrial chemistry),
vol. L X X , n° 9, 1967, p . 1601 (en japonais).
13. Methyl mercury infish,a toxicologic-epidemiologic evaluation of risks: report from an
expert group. National Institute of Public Health, Stockholm, 1971 (en anglais).
14. Johnels, Westermark, et al., Oikos, vol. XVIII, 1967, p. 323 (en anglais).
15. Harada, « Epidemiological and clinical study of mercury pollution on Indian reservations
in Northwestern Ontario, Canada », Science for better environment, proceedings of the
International Congress on the Human Environment (HESC), Kyoto, 1975, p . 867
(en anglais).
16. F . M . DTtry et P . A . DTtry, Mercury contamination, a human tragedy, N e w York,
Wiley, 1977.
17. Fahim, « Discussion at the International Conference on Heavy Metals in the Environ-
ment », Toronto, Ontario, 27-31 octobre 1975.
18. Herrera, « Science and technology in Latin America », Anticipation, n° 17, mai 1974,
p. 46.
19. J. U i , Jumin o musubu tabi (Des voyages pour favoriser la solidarité sur le thème de la
pollution), Chikuma Shobo, 1977 (en japonais).
20. J. U i , « Helping science and technology serve h u m a n goals », Anticipation, n° 18,
août 1974, p. 13.
21. Kogai kenkyu (Études sur la pollution), trimestriel, Iwanami Shoten (en japonais).
22. A challenge to social sciences proceedings of the International Symposium on Environmental
Disruption. Tokyo, International Social Science Council, 1970 (en anglais).
23. Tsuru et al., Science for better environment, p. 20, 51, 57, 61, 66, 71, 77, 85, 867, 876,
880 et 907, 1975 (en japonais).
24. Sekai no kogai (La pollution dans le monde), Chunichi Shimbun, 1975 (en japonais).
25. Irokawa, conférence publique à Minamata, mars 1977 (en japonais).
26. Kankyo hakusho (Rapport annuel du service de l'environnement japonais), 1977 (en
japonais, avec résumé en anglais).
27. Hoshino, Seto-Naikai osen (La pollution dans la mer Intérieure de Seto), Iwanami
Shoten, 1972 (en japonais).
28. Kankyo hakusho, ibid. (en japonais).
29. J. Ui, Kogai newsletter, n° 8, 1977, Jishu-Koza, Asian Environment Society, branche
japonaise, Université de Tokyo (en anglais).
30. « Aoi umi to sora o kaese » (Rends-moi le ciel bleu et la mer), Conseil des citoyens
pour arrêter l'expansion de la raffinerie de Toa Nenryo dans la ville de Shimizu,
septembre 1975 (en japonais).
[1.85] SS.81/D.146/F