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Interdisciplinarité et sciences humaines

Volume I
Interdisciplinarité et
sciences humaines
Volume I

Léo Apostel. Jean-Marie Benoist. T o m Burton Bottomore.


Kenneth Ewart Boulding. Mikel Dufrenne. Mircea Eliade.
Celso Furtado. Georges Gusdorf. Daya Krishna.
Wolfgang J. M o m m s e n . Edgar Morin. Massimo Piattelli-Palmarini.
M o h a m m e d Allai Sinaceur. Stanislav Nikolaevitch Smirnov. Jun Ui.

Unesco
Les idées et les opinions exprimées dans cet ouvrage sont celles des auteurs et ne
reflètent pas nécessairement les vues de l'Unesco.

Publié en 1983
par l'Organisation des Nations Unies
pour l'éducation, la science et la culture,
7, place de Fontenoy, 75700 Paris
Imprimerie des Presses Universitaires de France, V e n d ô m e , France

I S B N 92-3-201988-4

© Unesco 1983
Préface

L a nouvelle collection qu'inaugure cet ouvrage est consacrée à la probléma-


tique de l'interdisciplinarité.
Fallait-il envisager, d'abord à cet égard et à ce titre, les relations entre
des disciplines différentes et montrer l'appel, en chaque discipline, à d'autres
matières intellectuelles que celles élaborées dans son propre c h a m p ? Sans
doute, car c'est l'approche qui s'impose le plus évidemment. Mais, d'entrée
de jeu, l'Unesco, en proposant une collection nouvelle, veut marquer par là
la complexité théorique et pratique qu'elle reconnaît à ce problème.
Cette première approche résulte d'une réunion de consultants organisée
conjointement par le Conseil international de la philosophie et des sciences
humaines et le Conseil international des sciences sociales, et tenue sous les
auspices de l'Unesco. U n e série d'études sur la recherche interdisciplinaire
demandées à quelques éminents spécialistes des sciences sociales et humaines
avait formé la base des discussions intervenues dans la rencontre susmen-
tionnée. L e seul texte nouveau est celui qu'a rédigé, c o m m e contribution à ce
recueil, M o h a m m e d Allai Sinaceur sur la notion m ê m e d'interdisciplinarité.
Mais on a pris soin d'y adjoindre également une introduction que T o m
Burton Bottomore a bien voulu concevoir pour l'ensemble de ce recueil.
Le second volume, déjà en préparation, développera une réflexion cri-
tique sur l'expérience de recherches interdisciplinaires telles qu'elles ont été
réalisées dans le cadre d'institutions fondées dans ce dessein.
Table des matières

Introduction 9
Tom Burton Bottomore

PREMIÈRE PARTIE : HISTOIRE ET FONDEMENTS


Chapitre i Qu'est-ce que l'interdisciplinarité ? 21
Mohammed Allai Sinaceur
Chapitre n Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire 31
Georges Gusdorf
Chapitre m L'approche interdisciplinaire dans la science 53
d'aujourd'hui : fondements ontologiques
et épistémologiques, formes et fonctions
Stanislav Nikolaevitch Smirnov
Chapitre iv Les sciences humaines : échantillons 73
de relations interdisciplinaires
Léo Apostel
Chapitre v L'interdisciplinarité dans les sciences sociales 169
Jean-Marie Benoist
Chapitre vi L'unité de l ' h o m m e c o m m e fondement 191
et approche interdisciplinaire
Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini

DEUXIÈME PARTIE : CHAMPS D'ÉTUDE


Chapitre v u L a culture 219
Daya Krishna
Chapitre vin L'histoire 241
Wolfgang J. Mommsen
Chapitre ix Les religions 257
Mircea Eliade
Chapitre x L'art 271
Mikel Dufrenne
Chapitre xi Le développement 285
Celso Furtado
Chapitre x n L a paix 309
Kenneth Ewart Boulding
Chapitre x m Étude de quelques problèmes posés 325
par l'environnement
Jun Ui
Introduction
T o m Burton Bottomore

Les communications rassemblées dans ce volume traitent des points de ren-


contre et de coopération des disciplines qui forment les sciences humaines, de
l'influence qu'elles exercent les unes sur les autres, et ce, de divers points de
vue (point de vue philosophique, point de vue historique...). Elles se penchent
sur les problèmes o u les domaines d'étude les plus importants. Certains des
auteurs se sont également intéressés, à juste titre d'ailleurs, au rapport entre
sciences naturelles et sciences humaines. Il s'agit donc d'une étude qui, par son
étendue, permet de cerner quelques notions importantes relatives à la nature
et à la portée de l'interdisciplinarité.
Il convient tout d'abord d'établir, à l'instar de certains auteurs qui ont
contribué à la présente étude, notamment Georges Gusdorf, une distinction
entre Y interdisciplinarité, prise dans u n sens restreint, et la transdisciplinarité.
La première implique, en effet, la rencontre et la coopération entre deux disci-
plines o u plus, chacune de ces disciplines apportant (au niveau de la théorie
ou de la recherche empirique) ses propres schémas conceptuels, sa façon de
définir les problèmes et ses méthodes de recherche. E n revanche, la seconde
implique que contact et coopération entre diverses disciplines ont lieu surtout
du fait que ces disciplines ontfinipar adopter u n m ê m e ensemble de concepts
fondamentaux, o u quelques éléments d'une m ê m e méthode de recherche
— pour parler de manière plus générale, le m ê m e paradigme. Il existe plusieurs
exemples d'une telle transdisciplinarité, fondée sur une philosophie de la
science, qui définit d'une manière spécifique objet et méthode de recherche :
une théorie sociale globale, en quelque sorte, o u une « vision d u m o n d e ».
Ainsi, il est clair qu'une théorie c o m m e le marxisme fournit u n certain nombre
d'idées dont le cadre c o m m u n peut guider la recherche dans divers domaines,
allant de l'économie à la sociologie et à l'anthropologie, des études littéraires
a l'histoire des cultures. Tandis que le fait d'adopter une méthodologie parti-
10 Tom Burton Bottomore

culière, c o m m e le structuralisme, la phénoménologie, la théorie des échanges,


ou, dans u n sens plus limité, la théorie des jeux, peut conduire plusieurs disci-
plines à entreprendre u n travail similaire, ce qui donne lieu à de fructueux
échanges entre elles.
U n deuxième point important ressort de l'étude de l'histoire des disci-
plines intellectuelles et des contacts interdisciplinaires (pris cette fois dans u n
sens plus global, qui recouvre la transdisciplinarité). C o m m e le montre Gusdorf,
l'interdisciplinarité a toujours constitué u n facteur important dans le dévelop-
pement de la connaissance, et ce, de deux manières. D ' u n e part, o n a toujours
nourri l'ambition d'établir une « carte exhaustive d u savoir », qui assignerait
une place spécifique à chaque discipline tout en indiquant avec précision le
rapport qui existe entre cette discipline et les autres. Cette ambition caracté-
risait les premières conceptions philosophiques des branches les plus impor-
tantes d u savoir; o n la retrouve dans la façon de concevoir une université en
Europe au M o y e n A g e , dans le travail des encyclopédistes au x v m e siècle,
ainsi que chez Auguste C o m t e , qui, plus récemment, a essayé d'établir une
hiérarchie des sciences. D'autre part, des disciplines spécifiques peuvent, à u n
m o m e n t o u u n autre, être confrontées à des problèmes qui nécessitent une
coopération avec d'autres disciplines. C e genre de coopération, qui est fréquent
entre les sciences naturelles et les sciences sociales et humaines, peut parfois
déboucher sur la mise au point d'une nouvelle discipline.
Par conséquent, il existe u n processus plus o u moins spontané de coopé-
ration interdisciplinaire déclenché par des besoins d'ordre intellectuel o u
scientifique et favorisé par la mise en place d'institutions adéquates. Il s'oppose
à u n autre processus, qui tend à accroître la spécialisation et à créer de nou-
velles disciplines et sous-disciplines. Ainsi, o n peut dire, c o m m e D a y a Krishna,
que les notions de « discipline » et d' « interdisciplinarité » sont des notions
cousines et doivent être prises dans leur contexte historique. Parallèlement à
ces deux processus (de spécialisation et d'interpénétration), o n a également
essayé de mettre au point u n cadre plus global de la connaissance grâce à une
philosophie de la science, o u à une théorie générale, qui, à défaut de couvrir
tous les domaines de la connaissance, s'étendrait à une bonne partie de ceux-ci
tout en reliant les disciplines entre elles de manière systématique.
L a sociologie et l'anthropologie sont probablement, de toutes les sciences
sociales et humaines, les deux branches dans lesquelles o n s'est le plus soucié
de créer u n tel cadre en élaborant des concepts généraux et des théories sur la
vie sociale dans son ensemble. Certaines branches de l'histoire et de la philo-
sophie s'étaient d'ailleurs fixé u n objectif semblable, quoi qu'elles l'aient
poursuivi à leur manière. Selon Wolfgang M o m m s e n , l'histoire est essentiel-
lement interdisciplinaire puisqu'elle profite d u travail accompli dans nombre
d'autres disciplines et q u ' à certaines époques — par exemple sous l'influence
de l'historicisme allemand d u xixe siècle — elle a prétendu au rôle de disci-
pline majeure, qui devait guider les recherches effectuées dans les autres disci-
plines. C e n'est que récemment, toujours selon Wolfgang M o m m s e n , que le
caractère interdisciplinaire de l'histoire a c o m m e n c é à se manifester par la
Introduction 11

spécialisation des études historiques qui s'associent désormais à d'autres disci-


plines, c o m m e c'est le cas en histoire de l'économie et en démographie histo-
rique ou, de manière générale, en histoire sociale (l'histoire y est étroitement
liée à la sociologie). Cette tendance est si poussée qu'il est devenu difficile de
concevoir l'histoire c o m m e une « discipline unique ».
Les processus historiques qui tendent à accroître la spécialisation des
disciplines et à favoriser l'apparition de nouvelles disciplines, parallèlement
aux contacts interdisciplinaires et aux efforts visant à mettre au point un cadre
c o m m u n , sont affectés non seulement par les progrès accomplis par les sciences
naturelles et humaines, mais également par les conditions économiques,
sociales, politiques et culturelles qui régnent à u n m o m e n t et en u n lieu donnés.
E n effet, si les experts en diverses disciplines sont poussés à coopérer entre eux
par l'apparition de problèmes inhérents à la vie sociale moderne (certains des
essais d u présent ouvrage, qui traitent d'études d u développement, des pro-
blèmes relatifs à l'environnement et de la recherche sur la paix, le montrent
clairement), le cadre et les institutions scientifiques dont l'action peut encou-
rager o u freiner le travail interdisciplinaire sont eux-mêmes, d u moins en
partie, la résultante de forces économiques et sociales, de décisions politiques
et d'autres influences culturelles générales. Georges Gusdorf se demande, par
exemple, quelle est la raison de l'actuel et soudain regain d'intérêt pour la
notion d'interdisciplinarité. Pour lui, il s'agit d'une réaction à l'inexorable
désintégration de l'espace intellectuel moderne, de la recherche d'une certaine
forme de compensation o u d'une mesure de défense désespérée visant à pré-
server le caractère global de l'intellect. Cette notion est par conséquent apparue
en réaction à u n malaise intellectuel et culturel général, mais Georges Gusdorf
la considère c o m m e u n « symptôme pathologique » plutôt que c o m m e un pro-
grès épistémologique. Après s'être penché sur le cas des encyclopédistes, qui
nourrissaient l'ambition de créer u n système de connaissances fondé sur u n
principe c o m m u n à toutes les sciences, il critique des tentatives plus récentes,
c o m m e celle de Piaget, qui se propose d'introduire l'interdisciplinarité par la
comparaison des structures. D a n s sa conclusion, il se montre hostile à l'idée
de systématisation d u savoir, car, pense-t-il, cela poserait u n obstacle à la
recherche. Pour lui, des études interdisciplinaires impliquent une « logique de
la découverte, des barrières qu'on supprime, la communication entre les diffé-
rents domaines de la connaissance, une fécondation mutuelle... »
D a n s leur essai, Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini partent
d'une hypothèse semblable. Ils considèrent, en effet, que le fait d'aborder l'étude
de l ' h o m m e de plusieurs points de vue : génétique, écologique, socioculturel,
ne peut qu'enrichir l'idée de l'unité et de la diversité humaines. Ils soutiennent
qu'interdisciplinarité et transdisciplinarité procèdent d u phénomène m ê m e
que représente l'humanité. Cependant, à l'instar de Georges Gusdorf, ils
estiment que, si l'interdisciplinarité, prise dans u n sens restreint (à savoir
l'instauration de « relations diplomatiques » entre les disciplines), peut très
bien se développer, il n'en va pas de m ê m e de la transdisciplinarité, qui, en
tant que théorie générale embrassant ou sous-tendant toutes les disciplines qui
12 Tom Burton Bottomore

s'intéressent à l'humanité, demeure u n objectif bien plus difficile à atteindre.


U n e conception aussi générale de l'humanité devrait, en effet, appréhender
un phénomène d'une complexité extraordinaire, établir u n rapport entre
l'ordre, le désordre et l'organisation, tâche complexe s'il en est.
Néanmoins, Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini ne se montrent
pas aussi sévères que Georges Gusdorf à l'égard des tentatives visant à éla-
borer une théorie o u u n cadre général. Quoi qu'il en soit, il faut reconnaître
qu'en dehors des circonstances culturelles particulières, qui, à u n m o m e n t o u
u n autre, peuvent provoquer u n regain d'intérêt pour l'élaboration d'une syn-
thèse de la connaissance, on s'est constamment intéressé, au cours de l'histoire,
à l'unification des connaissances, notamment avec l'avènement et le dévelop-
pement de la science moderne. Outre les mouvements intellectuels étudiés par
Georges Gusdorf (principalement les encyclopédistes et, plus récemment, les
penseurs structuralistes), il convient de faire une place au mouvement pour
l'unité de la science des années 1920 et 1930. C e dernier, qui s'inspirait surtout
de la pensée d'Otto Neurath, se proposait de mettre a u point une encyclopédie
internationale de science unifiée à l'intention de « tous les genres de synthèses
scientifiques » dont le centre d'intérêt est à cheval entre les sciences sociales et
naturelles*, selon les termes m ê m e s de Neurath. Cet exemple, particulièrement
éloquent, montre l'influence que peut exercer u n mouvement de philosophie
générale, surtout lorsqu'il s'intéresse de près à des questions relevant de la
philosophie de la science, sur la formulation et la promotion de nouvelles idées
sur l'interdisciplinarité.
Il y a, à l'heure actuelle, des mouvements philosophiques qui exercent
une telle influence, à savoir diverses formes récentes d u positivisme, le structu-
ralisme et la phénoménologie. Mais il ne semble pas y avoir de courant philo-
sophique susceptible de fournir une forme unifiée de la connaissance qui soit
à la fois convaincante et acceptable pour beaucoup. L a philosophie de la
science moderne elle-même présente cette fragmentation et cette diversité
caractéristiques, selon Georges Gusdorf, des situations qui engendrent u n
regain d'intérêt pour l'interdisciplinarité. Toutefois, le développement de l'inter-
disciplinarité peut se justifier par des raisons d'ordre philosophique et métho-
dologique. Ainsi, Stanislav Nikolaevitch Smirnov déclare dans son essai que
« la nécessité de résoudre les problèmes divers et compliqués de l'interdiscipli-
narité tend, de plus en plus, à devenir l'une des données théoriques les plus
importantes qui permettront de comprendre les processus élémentaires d u
développement scientifique et technique actuel, ainsi que le rapport entre ce
développement et le progrès social ». Pour lui, le développement de l'inter-
disciplinarité est lié à l'intégration de plus en plus poussée de la vie sociale et à
l'interaction croissante entre les sciences naturelles, techniques et sociales.

* Ce projet fut interrompu, entre autres, par la guerre. Seule l'introduction de l'encyclopédie
fut achevée et éditée en deux volumes sous le titre Foundations of the unity of science,
publiés par Otto Neurath, Rudolf Carnap et Charles Morris, Chicago, University of
Chicago Press, 1969.
Introduction 13

Après avoir analysé les fondements ontologiques et épistémologiques de


l'unité des disciplines scientifiques ainsi que certains problèmes qu'elles posent,
il distingue trois aspects principaux de cette unité : l'unité des éléments et
structures objectives qui constituent l'objet des disciplines, l'unité des éléments
et structures épistémologiques, l'unité des éléments et structures d'organi-
sation sociale.
Léo Apostel se concentre, quant à lui, sur des questions méthodolo-
giques. Il montre que l'un des aspects les plus importants de l'interdiscipli-
narité réside dans l'apparition de larges cadres méthodologiques — c o m m e la
théorie des jeux, l'analyse linguistique, etc. — qui pourraient trouver u n
domaine d'application dans des disciplines autres que celles qui leur ont donné
naissance, ce qui permettrait de formuler les problèmes et les méthodes d'ana-
lyse de la m ê m e façon dans diverses disciplines. C o m m e je l'ai déjà dit quand
je m e suis penché sur l'essai de Georges Gusdorf, une philosophie particulière
de la science, telle que le structuralisme, peut également engendrer des
recherches analogues dans diverses disciplines.
A propos de l'intérêt que l'on porte actuellement à l'interdisciplinarité,
une remarque importante s'impose après lecture des essais du présent ouvrage :
on assiste à notre époque à un effort plus délibéré que jamais visant à instaurer
un cadre général pour la recherche scientifique et à relier les différentes disci-
plines les unes aux autres. C e phénomène pourrait être dû, selon Smirnov, à
l'intégration de plus en plus poussée de la vie sociale, et ce, d'autant que l'on
accorde une importance croissante à la planification d u développement écono-
mique et social. L'essai de Celso Furtado sur les études d u développement, qui
dépasse largement le cadre de la croissance économique et des problèmes
spécifiques des pays « sous-développés », montre c o m m e n t , dans ce genre
d'études, on doit nécessairement réunir des disciplines différentes — au moins
l'économie, la sociologie, l'anthropologie et les sciences politiques — si l'on
veut appréhender les problèmes les plus importants de notre époque et faire
des recherches dans ce sens. D e tels problèmes relèvent en effet de politiques
générales, d'efforts planifiés et délibérés, déployés par les gouvernements pour
élever les niveaux de vie, redistribuer richesses et revenus, fournir des services
sociaux plus adéquats, en u n mot, pour améliorer la « qualité de la vie ». Par
conséquent, on peut dire que l'interdisciplinarité se développe, en partie d u
moins, grâce à une politique de recherches menée sur une grande échelle, essen-
tiellement financée et patronnée par le gouvernement, et qu'elle est soutenue
par la création d'institutions qui lui servent de bases, telles que les instituts
d'études sur le développement o u d'études communautaires et les centres de
recherches en matière de politiques, parmi bien d'autres.
Tous ces nouveaux moyens, de m ê m e que les nouvelles possibilités
offertes par les universités et les académies, bien sûr, tendent à satisfaire le
besoin de conditions matérielles plus propices aux études interdisciplinaires
pour les chercheurs. Il est clair que ces études progresseraient plus rapidement
et que les contacts entre disciplines seraient plus fructueux s'ils s'étendaient
sur des périodes plus longues, s'ils devenaient continus.
14 Tom Burton Bottomore

Bien entendu, le travail interdisciplinaire n'a pas progressé que dans le


domaine de la recherche en matière de politiques. D e u x des communications
du présent ouvrage, celle de Mircea Eliade sur l'étude de la religion et celle
de Mikel Dufrenne sur l'étude de l'art, démontrent combien d'études complé-
mentaires dans diverses disciplines ont été utiles pour une meilleure connais-
sance de ces deux domaines de la vie humaine. Ces deux auteurs montrent éga-
lement le développement que connaissent les recherches complémentaires et
décrivent leur tentative d'intégrer différents points de vue à leurs domaines
d'études respectifs, notamment anthropologique et psychologique pour la reli-
gion, historique et sociologique pour l'art.
Toutefois, il convient ici de se pencher sur une question soulevée de
manière explicite par u n certain n o m b r e d'auteurs, surtout par Jun U i , qui
traite des études interdisciplinaires en matière d'environnement. D e s études
complémentaires menées par des experts de diverses disciplines sur u n phéno-
m è n e donné ne représentent pas une véritable interdisciplinarité. Chaque
expert apporte sa méthode, puis les études des uns et des autres, qui abordent
le problème sous plusieurs angles, sont simplement juxtaposées, alors qu'elles
devraient s'intégrer. Jun U i explique que, par étude interdisciplinaire, il entend
non seulement une étude menée conjointement par des experts de diverses
disciplines, mais une coopération organique entre les membres d'une équipe,
et il passe en revue quelques-unes des difficultés qui surgissent lorsque ce genre
de coopération a lieu, notamment lorsqu'il s'agit de pollution de l'environne-
ment, car, là, la coopération se fait entre experts en sciences naturelles et
sociales. E n général, remarque-t-il, la « tendance de la science moderne à se
développer démesurément et à se spécialiser... a des conséquences négatives sur
ces tentatives de coopération » et sur la recherche interdisciplinaire. D'autre
part, les difficultés sont aggravées, selon lui, par le fait que, lorsqu'il s'agit de
pollution, les scientifiques sont exposés à l'influence des entreprises industrielles
ou agences gouvernementales auxquelles ils sont liés. A ce propos, il met
l'accent sur la nécessité de faire une place, dans ce genre de recherche, aux
« victimes de la pollution », c'est-à-dire de tenir compte, lors de la définition
des problèmes et de la planification de la recherche, et ce, dès le début des
travaux, « d u point de vue et d u b o n sens » d u citoyen m o y e n . Cela soulève
de grandes questions, qui relèvent de la politique de recherche en général et qui
dépassent le cadre de l'interdisciplinarité. Mais elles n'en intéressent pas moins
cette dernière puisque le fait de tenir compte, lors de la planification de la
recherche, des points de vue de citoyens ordinaires, de non-spécialistes, permet-
trait de placer les problèmes, objet de l'étude, dans une perspective plus large,
moins spécialisée.
Sans doute, Jun U i pose là une question fondamentale. Il établit une
distinction essentielle entre le fait de réunir les études de divers spécialistes dans
le cadre d'un travail collectif et une forme d'interdisciplinarité plus poussée,
qui implique la volonté de mettre au point u n cadre plus général, dans lequel
des disciplines spécialisées sont à la fois modifiées et reliées les unes aux autres.
D a n s ce cas, des éléments de sociologie ou de théorie politique, par exemple, sont
Introduction 15

inclus dans une analyse économique, des éléments de théorie économique inté-
grés dans une analyse sociologique, des éléments de recherche historique dans
des études économiques ou politiques, etc. C'est en procédant de la sorte qu'on
aboutit à la coopération organique entre les membres d'une équipe, recom-
m a n d é e par Jun U i . C e dernier a d'ailleurs indiqué les limites de l'interdisci-
plinarité sous sa forme la plus courante et Kenneth Boulding a approfondi
cette question. Tout d'abord, note-t-il, le m o u v e m e n t de recherche pour la
paix, interdisciplinaire par la composition de son personnel et la nature des
problèmes auxquels il s'attaque, l'est beaucoup moins au niveau d u contenu
des études qu'il édite : « E n gros, les experts en science politique s'occupent de
science politique, les sociologues de sociologie, les économistes d'économie, etc. »
Ensuite, il semble que, lorsqu'elle existe, l'interdisciplinarité soit due à quelques
individus, et n o n à une rencontre proprement dite entre disciplines. Kenneth
Boulding nous fait u n compte rendu révélateur de ce que ses contacts inter-
disciplinaires lui ont apporté et il pense que d'autres experts ont sans doute
connu des expériences semblables à la sienne, tout en apprenant d'autres
choses. Mais, remarque-t-il, tout cela reste encore loin de la réunion de tous
ces processus d'apprentissage en une science unifiée. Il semble, en effet, qu'une
nouvelle spécialité soit en train de voir le jour, à savoir celle qu'exercent tous
les experts qui se consacrent à la recherche interdisciplinaire sous ses diverses
formes.
Les thèmes dont traitent les présentes communications et les méthodes
qu'elles indiquent soulèvent, à m o n avis, deux grandes questions. Premiè-
rement, l'interdisciplinarité représente-t-elle u n objectif important et digne
d'être poursuivi ? Deuxièmement, si c'est le cas, peut-on œuvrer à la réalisation
de cet objectif de manière consciente et par u n travail planifié ?
E n réponse à la première question, je pense que, c o m m e le montrent
plusieurs communications d u présent ouvrage, c o m m e , d u reste, l'histoire
générale des sciences et de la philosophie, il y a toujours eu, parallèlement à la
volonté des savants de développer aussi rigoureusement que possible leurs disci-
plines respectives, une tendance aussi forte à travailler à la frontière des
différentes disciplines, à les relier les unes aux autres, à les inscrire sur une
sorte de carte générale des connaissances et m ê m e à rechercher u n système
unifié regroupant ces dernières. Par conséquent, il faut reconnaître qu'il y a
toujours eu, au cours de l'histoire, des penseurs qui considéraient que l'inter-
disciplinarité est souhaitable et qu'elle revêt m ê m e une importance vitale.
Bien sûr, la nécessité d'un travail interdisciplinaire a été plus ou moins forte
selon les époques, car, parallèlement à la fragmentation de l'activité intellec-
tuelle et culturelle, qui n'est pas sans causer quelques difficultés, nous assistons
à une véritable intégration des activités économiques, sociales et culturelles,
intégration génératrice de problèmes qui, pour être étudiés, doivent être placés
dans une large perspective impliquant une coopération entre plusieurs
disciplines.
O n peut donc s'attendre à une recrudescence des efforts visant à unifier
la connaissance grâce à de nouvelles philosophies de la science, à l'apparition
16 Tom Burton Bottomore

de systèmes théoriques globaux et à une coopération interdisciplinaire. L e


présent ouvrage, autant d'ailleurs que toutes les conceptions générales des
sciences humaines et sociales actuelles, montre clairement q u ' u n travail intense
est en train d'être effectué, à cette fin, dans nombre de domaines de recherche
relatifs à l'environnement et aux ressources naturelles, à la guerre et à la paix,
aux problèmes des communautés urbaines, aux loisirs et aux activités cultu-
relles. N e serait-ce qu'aux niveaux théorique et méthodologique, o n assiste à
un indéniable regain d'intérêt pour des problèmes et des méthodes plus généraux,
relevant de plus d'une discipline. Cela est évident si l'on considère les diverses
tentatives visant à ériger le marxisme en système théorique, le nouveau courant
positiviste et ses variantes, notamment la phénoménologie, le développement
de l'analyse linguistique et l'influence qu'elle exerce sur les autres sciences
sociales, en partie par le biais d u m o u v e m e n t structuraliste, la renaissance de
1' « économie politique », désormais considérée c o m m e un ensemble de pensées
interdisciplinaires qui puise ses racines dans u n e époque datant d'avant
l'intense spécialisation des sciences sociales. Si l'on peut reprocher une lacune
au présent volume, c'est qu'il n'approfondit pas suffisamment l'étude de tous
ces mouvements récents; en particulier, il ne se penche pas sur le rapport entre
la linguistique et les sciences sociales (quoique Léo Apostel en parle brièvement).
D a n s les conditions actuelles, alors que, c o m m e je l'ai déjà mentionné,
les études interdisciplinaires sont en train de se développer sous diverses formes
et à plusieurs niveaux grâce aux travaux d ' u n grand n o m b r e d'experts, nous
s o m m e s en droit de nous poser une autre question : de telles études doivent-elles
être encouragées o u planifiées de façon plus délibérée ? Il convient tout d'abord
de ne pas oublier deux possibilités qui s'opposent. L e fait de chercher à ins-
taurer u n contact et une coopération plus étroite entre les différentes disci-
plines, o u à élaborer u n cadre plus général de concepts et de méthodes dans
lequel évolueraient ces disciplines, peut avoir des conséquences heureuses,
permettre de découvrir de nouveaux types de recherche et favoriser Féclosion
de nouvelles idées. Mais cela pourrait également conduire au résultat inverse,
c o m m e l'indique Georges Gusdorf. L a pensée et la recherche pourraient être
prises dans u n moule rigide, freinant ainsi les élans de l'imagination et l'esprit
critique, qui représentent des facteurs importants pour le progrès de la
science. C e danger est d'autant plus menaçant lorsque l'interdisciplinarité est
planifiée par des instances supérieures c o m m e les agences gouvernementales
et les académies, entre autres institutions susceptibles d'exercer une grande
influence sur le travail scientifique d u fait qu'elles contrôlent les fonds et les
postes de recherche.
Par conséquent, l'encouragement des études interdisciplinaires est une
arme à double tranchant. Il ne saurait en être autrement, o u bien elles seraient
absolument sans effet. Lorsque l'on passe en revue l'histoire de toutes les tenta-
tives qui visaient à franchir les frontières des disciplines établies o u de celles,
plus ambitieuses, qui tendaient à créer u n cadre général des connaissances,
on s'aperçoit que presque toutes furent le fait de savants isolés o u d ' u n petit
groupe d'experts. Les encyclopédistes, les hégéliens et marxistes de gauche,
Introduction 17

les tenants de l'historicisme allemand, les philosophes du Cercle de Vienne, les


structuralistes modernes, pour ne citer que les « écoles » et penseurs les plus
connus, ont tous travaillé de façon isolée, entraînés par de nouveaux courants
de pensée dans des disciplines qui existaient déjà, et par de nouveaux problèmes
surgis des changements économiques et sociaux. Il en va exactement de m ê m e
de nos jours. L e structuralisme s'est développé surtout grâce aux progrès
accomplis par la linguistique, progrès qui ont été repris par les experts d'autres
disciplines, surtout en anthropologie. L e travail interdisciplinaire dans les
études de développement s'est, quant à lui, développé à la suite des grands
changements qu'a connus le système économique et politique mondial, dont
le déclin des empires d u xrx e siècle, l'apparition de nouveaux États indépen-
dants et les progrès fulgurants de la technique et de l'industrialisation, avec
tout ce que ces transformations comportent c o m m e problèmes complexes.
Il ne faut donc pas concevoir l'interdisciplinarité c o m m e u n objectif
abstrait, mais plutôt c o m m e u n mouvement sans cesse déclenché par les
besoins de la recherche scientifique, u n mouvement auquel on donne de temps
à autre une forme bien définie dans le cadre de synthèses imaginatives et
audacieuses.
Promouvoir les études interdisciplinaires de façon constructive, c'est
encourager toutes ces recherches scientifiques qui ont déjà prouvé qu'elles
peuvent enrichir et affiner nos connaissances; ce qui implique une évaluation
— fût-elle approximative — de l'apport véritable de chaque type de recherche
interdisciplinaire. Plusieurs communications de cet ouvrage s'y emploient
d'ailleurs et indiquent aussi bien les succès que les défauts de différentes études
interdisciplinaires. Reste u n point de vue sur lequel il faudrait se pencher à
propos de la valeur relative des recherches disciplinaires et interdisciplinaires.
Il semble que, dans plusieurs cas, les progrès réalisés par l'interdisciplinarité
dépendent des progrès des disciplines elles-mêmes; en revanche, il se peut aussi,
c o m m e le suggère Wolfgang M o m m s e n au sujet de l'histoire, qu'une discipline
tende à donner naissance à une multitude de champs de recherches inter-
disciplinaires. Quoi qu'il en soit, lorsque nous voulons apprécier l'importance
de l'interdisciplinarité en tant qu'objectiffixédélibérément, il ne faut pas perdre
de vue l'apport considérable de certaines recherches entreprises strictement
dans le cadre d'une discipline. D'ailleurs, parallèlement à l'intérêt suscité par
l'interdisciplinarité, il semble que l'importance des disciplines particulières
soit largement reconnue, car ces dernières représentent u n cadre essentiel à
l'exercice de la pensée et de la recherche systématique. Pour s'en convaincre, il
suffit d'observer la façon dont o n conduit la recherche, la nature des journaux
dans lesquels on la publie, mais aussi la structure m ê m e de l'éducation scien-
tifique. Il y a bien eu, depuis quelques dizaines d'années, des tentatives pour
élargir le programme d'enseignement dispensé aux étudiants en sciences
sociales et humaines; leurs cours spécialisés furent placés dans des contextes
plus généraux. Je pense que ces tentatives furent couronnées de succès surtout
lorsque les connaissances complémentaires étaient puisées directement dans
une discipline centrale. Les programmes purement interdisciplinaires se sont
18 Tom Burton Bottomore

révélés moins efficaces en tant que véhicules d'un ensemble cohérent de connais-
sances et d'idées, moins aptes à préparer les étudiants à des recherches plus
approfondies et plus importantes. Cependant, l'enseignement interdiscipli-
naire est une question qui mérite d'être étudiée plus en détail.
Les essais suivants expriment des points de vue divers. Néanmoins, je
pense qu'il en ressort des points c o m m u n s que l'on pourrait résumer c o m m e
suit : pour qu'il y ait interdisciplinarité, il faut qu'il y ait des disciplines;
l'interdisciplinarité se développe à partir des disciplines elles-mêmes, sans que
l'on puisse prédire ni planifier son évolution; mais elle peut également modifier
ces disciplines, apportant parfois — ne serait-ce que temporairement — u n e
certaine unité des connaissances, o u encore suscitant de nouvelles disciplines.
A l'instar de la spécialisation et de la formation des disciplines, l'interdisci-
plinarité a toujours joué u n rôle essentiel dans le développement de la
connaissance, elle a révélé de nouveaux problèmes et poussé les experts à
proposer de nouveaux types d'analyse.
Première partie

Histoire et fondements
Chapitre premier

Qu'est-ce que
rinterdisciplinarité ?
M o h a m m e d Allai Sinaceur

Jamais, du moins jusqu'à ce jour, l'interdisciplinarité n'a été présentée c o m m e


un problème explicite. Aussi exige-t-il d'être clarifié pour lui-même et, si l'on
nous permet ce mot dont, à plus ou moins juste titre, on se méfie, d'être fondé.
O r , si toute l'efficacité des sciences sociales consiste à faire flèche de tout bois
en appliquant toutes les méthodes disponibles et susceptibles de faire avancer
leurs analyses, leurs diagnostics et leurs pronostics (avec une naïveté dont o n
ne saurait dire qu'elle est toujours calculée et une simplicité qui est loin de
correspondre à la complexité des choses qu'elles manipulent), il appartient à la
réflexion philosophique de remettre sur le chantier les pratiques abouties, de
leur demander leur sens et leur destination, de mettre pour u n instant entre
parenthèses l'argument pragmatique qui les légitime.
Telle est l'ambition des études publiées dans ce volume, qui sont des
réflexions sur l'aspect méthodologique de l'interdisciplinarité aussi bien que
sur le développement de l'interdisciplinarité appliquée, par exemple, à la
culture, à l'histoire, à la religion. Leur caractère un peu théorique vient de là.
Leur allure polémique aussi. Mais, au-delà des qualités particulières qui
marquent telle o u telle étude, il nous faut souligner l'intention de la Division
de la philosophie de l'Unesco, totalement engagée dans le débat sur l'inter-
disciplinarité parce qu'il fait partie de ses préoccupations les plus explicites et
parce qu'elle-même appartient au Secteur des sciences sociales et de leurs
applications de l'Organisation. Elle a, de ce fait, des obligations particulières
envers les sciences sociales et doit insérer son apport dans l'ensemble de la
problématique et de la vocation de ce secteur, o ù le problème fondamental du
développement se pose dans sa forme globale, c'est-à-dire avec toutes ses
dimensions : sociale, politique et culturelle.
Toutefois, c o m m e la philosophie n'est pas, au sens plein du terme, une
discipline mais une pratique constante de l'interrogation et de la bonne curio-
22 Mohammed Allai Sinaceur

sité, sans croyances particulières ni choix délibérément préconçus, elle cons-


titue le cadre le plus approprié pour l'approfondissement des questions et
la confrontation des réponses, bien que les questions trahissent des liens avec
les croyances diverses et que les réponses ne se libèrent point aisément des pré-
conceptions. Aussi pouvons-nous poser la question élémentaire sur l'interdisci-
plinarité : quelle est sa relation à ce qu'on appelle le savoir? Sur la nature d u
savoir lui-même, la philosophie a fait des progrès certains. C o m m e ces progrès
consistent en résultats négatifs et qu'on ne se souvient que trop d u fameux
« toute négation est négation de ce dont elle résulte », on oublie facilement les
méthodes et les résultats. Toutefois, il est aisé de rappeler à celui qui conclurait
trop vite d u caractère négatif des résultats à leur inutilité que les résultats les
plus impressionnants de certains secteurs d u savoir, réputés parmi les plus
prestigieux, sont précisément négatifs. Si bien qu'on peut dire, si l'on veut
caractériser le savoir contemporain, que le x x e siècle est l'époque où se déploie
la connaissance des limitations, en passe de devenir, dans le dernier quart de
siècle que nous vivons, une connaissance des limites, dans la mesure o ù la
négativité attribuée aux conditions de l'existence dans le temps est enfin
reconnue dans l'existence « spatiale » aussi.
O r n'est-il pas paradoxal, en ce siècle des limites d u savoir et des théo-
rèmes de limitation, que se développent des savoirs interdisciplinaires, au-delà
des frontières particulières de chaque savoir? L e philosophe dirait ici : le mot
« limite » a plusieurs sens, entre lesquels il faut distinguer pour percer le para-
doxe et lever la contradiction. Et, de fait, nous pouvons multiplier les contextes
où le mot « limite » figure avec des sens différents, voire irréductibles. Ainsi,
ce qui limite une discipline exacte n'est pas une borne matérielle, mais une axio-
matique, c'est-à-dire des énoncés et des clauses de fermeture qui définissent
non seulement les données initiales, mais les m o d e s d'opération qui garantissent
la reproduction régulière d u c h a m p . Reproduction régulière, mais n o n méca-
nique dans les disciplines fécondes, qui progressent sans limites dans des
limites données. Pour en rester à u n exemple qui représente l'un des cas les
plus purs, on peut dire que la notion d'un système d u savoir totalement fermé,
qui jamais ne s'ébrèche et toujours reste intact, grâce à l'assurance que la
contradiction peut surgir et nous garantir à chaque instant contre l'erreur en
nous offrant le vrai, est une idée difficile à réaliser de manière intéressante.
N o u s en concluons que l'idée d'une discipline totalement fermée, seule capable
de justifier dans son interprétation absolue la méfiance antique envers le
mélange des genres, est une idée impossible.
Faut-il permettre la confusion des genres ? Mais, surtout, l'interdiscipli-
narité n'est-elle pas à sa racine entachée par ce péché, mortel seulement aux
yeux des philosophes, ce qui peut rassurer les praticiens? E n vérité, bien que
le m o t ne leur fût jamais appliqué, l'interdisciplinarité a caractérisé, à leur
naissance, toutes les disciplines scientifiques dignes de cette notion. C e qu'on
appelle la révolution galiléenne a consisté dans la conjonction de deux disci-
plines jadis séparées : la mathématique et la physique. L a mathématisation
de l'expérience, qui est à l'origine de la physique mathématique, avait de quoi
Qu'est-ce que l'interdisciplinarité ? 23

étonner les puristes qui auraient pu y dénoncer, ajuste titre, une confusion des
genres. Mais la question n'était pas là. Certes, la physique mathématique a créé
une théorie nouvelle, dont l'essentiel est qu'elle était une théorie de l'expé-
rience, alors qu'il était difficile d'accorder, avant la consécration galiléenne qui
est elle-même le résultat d'un long cheminement, u n statut théorique à quelque
chose qui était considéré c o m m e étant plutôt de l'ordre de l'expérimental. Sur
le plan de la sociologie historique, nous rencontrons ici une situation complexe
qui ne peut être éclairée que par des convergences multisectorielles : la ren-
contre — si elle est possible — de l'enquête historique et sociale, de l'histoire
des sciences et des techniques, de l'histoire des idées, etc. Mais l'essentiel est
ailleurs : il est dans les caractéristiques de cette interdisciplinarité qui ne disait
pas son n o m . L e fait m ê m e qu'elle ne puisse pas être éclairée par une analyse
partielle ou unilatérale révèle sa complexité. Toutefois, il s'agit évidemment
d'un savoir, o u plus exactement d'une connaissance, théorique s'il en fut,
ainsi qu'en témoignent ses créateurs : des esprits ouverts, des savants curieux
des techniques de leur temps, soucieux de les perfectionner, travaillant eux-
m ê m e s au développement d u savoir pur et appliqué. C e fait, qui matérialisait
l'unité des sciences de ce temps en permettant à d'aucuns de tout acquérir
des connaissances disponibles et utiles, cache une condition essentielle de la
connaissance interdisciplinaire : la compétence dans les domaines appelés à
coopérer. O r , si, au niveau où était la science d u temps de Galilée ou de
Huygens, cette condition pouvait être garantie, il n'en est plus question aujour-
d'hui. Il en résulte que celui qui applique une discipline au domaine d'une
autre se borne à appliquer une méthode, o u à en inventer une qu'il appartient
à une autre discipline de rendre rigoureuse. O n cite souvent l'exemple des
physiciens ayant appliqué des méthodes mathématiques qui ont rendu néces-
saire, pour leur légitimation, la création d'une nouvelle théorie. L'analyse clas-
sique est dominée par le problème des calculs pour lesquels il fallait créer les
idées correspondantes, mais les plus fameux sont fournis par la théorie clas-
sique des fonctions et, plus récemment, par la théorie des distributions, occasion
d'autres extensions de la notion de fonction.
Toutefois, il ne peut nous échapper que, lorsque Fourier o u Dirac ont
imaginé tel calcul qui n'était d'abord qu'un calcul couronné de succès, ils n'ont
pas organisé une rencontre avec des mathématiciens pour le faire. Ils étaient
suffisamment imprégnés d'une expérience conceptualisée, mathématisée, pour
que le langage dont ils avaient besoin leur semblât profondément inscrit dans
la nature des choses. C'est sans doute pour cette raison que jamais on n'a parlé
d'interdisciplinarité à leur sujet. Il semblait évident que le rapport entre deux
disciplines était trop essentiel pour être organisé, trop interne pour se trouver
à u n carrefour. C'est pour cela que les autres disciplines qui ont eu à s'éman-
ciper de leur état préscientifique ne l'ont pas fait en imitant directement d'autres
disciplines, mais en définissant d'abord leur objet, leur projet et leur c h a m p .
C'est une fois constitué le cadre de cet horizon que l'emprunt ou l'application
de méthodes étrangères devenait fructueux, mais aussi exigeant puisqu'il
demandait toujours la multiplication des compétences. Appliquant l'analyse
24 Mohammed Allai Sinaceur

biochimique à l'intelligence des mécanismes de l'évolution, le biologiste, par


exemple, ne peut oublier qu'il s'agit de l'étude des êtres vivants, ce qui conduit
à montrer, conformément à une logique que la biochimie éclaire mais
n'explique pas, que le m o n d e vivant implique mais n'invente pas, que l'expli-
cation d u vivant avec son environnement a été à l'origine de combinaisons
biochimiques et de distributions moléculaires. L e biologiste ne demande pas
le concours d u biochimiste o u d u chimiste pur : il est obligé d'être assez bon
chimiste pour satisfaire à sa propre exigence.
Néanmoins, si l'on peut multiplier les exemples, on peut noter également
que tous tendent à faire de l'interdisciplinarité — implicite à ce niveau — u n
m o y e n de connaissance suffisamment bien défini. Il l'est tellement que, dans les
sciences exactes et dans les sciences d'approximation, ce n'est pas vers l'inter-
disciplinarité qu'on tend, mais vers la multiplication des disciplines, chaque
discipline étant source potentielle de moyens d'investigation susceptibles d'être
utilisés par toute autre. Cela n'empêche pas qu'on dise qu'entre u n physicien
expérimental et u n physicien théoricien il y a plus de chances de se mal
entendre qu'entre u n physicien tout court et u n mathématicien. A l'intérieur
de disciplines récemment considérées c o m m e voisines, que de divergences
d'esprit, que de méthodes dépassées, que de rencontres imprévues aussi! Il en
résulte que, sur des problèmes situés à l'intersection de disciplines différentes,
aucune discipline générale ne peut plus fournir la plate-forme nécessaire à une
coopération mobile et dont les principes semblent insaisissables. Si insaisis-
sables qu'on se demande si la coopération interdisciplinaire est parvenue réel-
lement à se constituer elle-même en pratique scientifique. L e problème est que
ceux qui ont essayé d'élaborer des argumentations en ce sens ont plutôt conclu
à l'impossibilité de légitimer l'interdisciplinarité. Il n'y a pas d'interdiscipli-
narité susceptible de se former elle-même en tant que discipline née dans les
« plis » qui séparent des disciplines distinctes. N ' y a-t-il pas, entre les disci-
plines et l'interdisciplinarité, quelque différence de catégorie qui empêche la
pratique interdisciplinaire de devenir à son tour la pratique d'une disci-
pline ? C'est peut-être cette idée qu'il faut suivre, approfondir et prendre au
sérieux.
Et pouvons-nous le faire avant de nous assurer que cette idée n'est pas
vide, qu'il y correspond une réalité ou, si l'on veut, une expérience ? A cet égard,
nous rappelons d'abord que l'interdisciplinarité, au sens rigoureux du terme,
si elle a toujours existé, n'aboutit à une forme de connaissance, donc à une
pratique scientifique, que si la discipline utilisatrice (par suite, le sujet qui la
pratique) s'approprie ce dont elle a besoin en pensant ses problèmes dans les
termes rigoureux de la discipline utilisée. Cela implique que la collaboration
entre deux disciplines exige la double compétence, et l'interdisciplinarité autant
de compétences qu'elle met de disciplines en coopération. O r ce fait n'est pas
ce qui caractérise l'interdisciplinarité. C e qui émerge avec celle-ci, c'est une
« instance » qui invite des points de vue différents, donc des spécialités et des
experts, à donner leur avis sur une question limitée, à exprimer une opinion,
qu'on peut appeler synthèse, m ê m e si cette opinion est élaborée à partir de la
Qu'est-ce que Vinterdisciplinarité ? 25

construction d'un modèle formel inspiré — ou corrigé par — des données


pratiques.
Le fait que l'interdisciplinarité appartienne à une catégorie différente de
celle qui caractérise les disciplines spécialisées permet d'abolir la circularité
qui menaçait sa définition confuse c o m m e quelque chose résultant de la simple
coopération des disciplines, puisque toute coopération scientifique entre disci-
plines consacre u n résultat qui appartient soit à la discipline consommatrice,
soit à la discipline productrice, soit à une nouvelle discipline. Ainsi l'appli-
cation de l'arithmétique pythagoricienne à la théorie musicale des proportions
a produit une nouvelle théorie, la théorie des proportions, première théorie
mathématique rigoureuse. O n peut en citer d'autres dans toutes les cultures
ayant articulé u n savoir. Mais qu'importe, ce fait n'est pas contestable.
L'illustrer plus amplement n'a de sens que dans la mesure o ù il montre mieux
le caractère de « non-savoir » (qui n'est pas ignorance) qui s'attache à la
pratique interdisciplinaire qui comprend deux termes sans lien, sans c o m m u n e
mesure : des informations et des décisions. O u , si l'on veut, des informations
en vue de préparer une décision. O r une décision n'est pas la conclusion
logique d'un savoir, car il n'y a pas de savoir logique susceptible d'associer les
deux termes hétérogènes, ce qui ne signifie nullement que la décision n'obéit
pas à une logique, mais qu'elle appartient à une sphère différente de celle
d'une connaissance spécialisée, rigoureuse o u approchée. Il y a donc, dans
l'interdisciplinarité, une extériorité de la décision qui prononce, sur des don-
nées, des éléments d'information fournis d'ailleurs. Double instance dont o n
n'a jamais analysé le dépliement, l'articulation, malheureusement souvent
occultée, à travers le préfixe « inter », qui suggère une circulation confortable
entre « disciplines », violant allègrement l'essentielle « disciplinante » de
1' « inter », c'est-à-dire son appartenance à l'instance qui le convoque, qui le
provoque à dire son point de vue, dans l'ordre de la question et la discipline
de la décision.
Qu'est-ce à dire? D'abord que l'interdisciplinarité n'est pas le fait d'une
science utilisant des sciences auxiliaires. D ' o ù le fait qu'elle exprime un phéno-
m è n e propre à étonner tous ceux qui croient que notre époque a réalisé l'inté-
gration d u concept et de l'action, l'exigence pragmatique et la pratique
« intellectuelle ». Sans doute, l'interdisciplinarité trahit une caractéristique de
notre époque : l'intégration sociale d u savoir, élément désormais constitutif du
pouvoir, et le pouvoir s'intéresse essentiellement au savoir applicable, le seul
capable de le guider dans la formulation des programmes qui articulent son
exercice. L'interdisciplinarité est à cet égard l'appel à l'ingénieur et à l'expert.
C e sont les deux sources d'informations exprimées dans u n langage assimilable
par le détenteur d u pouvoir de décision dont la place n'est pas nécessairement
lieu d u savoir. A ce titre, l'interdisciplinarité est le symptôme plus que l'éma-
nation d'une tendance de notre civilisation : elle n'est pas l'émergence de la
situation faite à des connaissances de plus en plus scissipares, elle est le signe
des préférences pour la décision informée, appuyée sur des vues techniquement
fondées, sur le désir de décider à partir de scénarios bâtis sur des connaissances
26 Mohammed Allai Sinaceur

précises. C'est donc dans toutes les sciences appliquées, sociales o u non, que
l'interdisciplinarité trouve les lieux o ù elle se greffe. Ainsi, tant que la biologie
moléculaire est u n m o y e n de connaissance, il s'agit d'une science qui, en tant
que telle, ne pose pas de problème, n'exige pas, pour la raison qu'elle est une
biologie fondée sur la biochimie, d'être appelée spécialement interdisciplinaire.
E n revanche, dès que cette branche d u savoir donne lieu à u n engineering,
celui-ci introduit, parce qu'il est essentiellement applicateur, donc au service
d'un utilisateur, une problématique interdisciplinaire, en raison d u fait qu'il
ouvre la science à l'intervention d'un jugement extérieur : ainsi, la suspicion
jetée sur lesfinalitésde certaines applications du savoir é m a n e d'une « instance »
formée de scientifiques, de philosophes, d'historiens et de sociologues qui ont
proclamé que les conséquences possibles de la connaissance doivent être sciem-
ment incluses, parmi les directions de la recherche, dans le domaine de la
connaissance elle-même. Il va sans dire que le savoir est situé dès lors dans
une tension, dans une dialectique des points de vue qui nourrit et fait fleurir
les études interdisciplinaires susceptibles d'étayer telle conception o u celle(s)
qu'on y oppose. Le résultat est l'exigence d'une politique du savoir qui relègue
à l'arrière-plan la question d u savoir de la politique, qui posait, malgré
ses illusions, le véritable problème de la décision, de l'action et de la
politique.
Et, de fait, l'attitude interdisciplinaire consiste à se préoccuper de la
corrélation irréductible à la simple juxtaposition, à la collection des verdicts
particuliers énoncés à partir d'une spécialité. L a raison en est que la visée
interdisciplinaire ne peut se satisfaire de cette « synthèse », car, si une disci-
pline ne suffit pas à donner un contenu significatif à l'action qu'on veut entre-
prendre, une multidiscipline ne le peut pas non plus. L'interdisciplinarité est
plutôt l'association de 1' « information » procurée par plusieurs disciplines à
l'actefinal,qui est d'une nature si complexe que c'est sans doute à lui qu'elle
doit son caractère « obscur » du point de vue des exigences scientifiques pures,
généralement satisfaites là où une certaine homogénéité du c h a m p d'exercice de
la connaissance est acquise, m ê m e dans les cas non triviaux, c o m m e celui de la
génétique, cas « interniveaux » puisqu'il associe une structure chimique interne
du niveau moléculaire, le chromosome, avec le phénotype global de l'orga-
nisme, ce qui, d'ailleurs, pose des problèmes qui sont loin d'être résolus. D a n s
l'interdisciplinarité, c'est lafinalitépratique qui détermine le découpage des
faits à étudier; c'est d'elle que ceux-ci reçoivent la transmutation nécessaire à
l'objectivation des phénomènes, c'est-à-dire à leur présentation « scientifique ».
Rien ne le montre mieux que le lieu sur lequel s'est formée une pratique inter-
disciplinaire exemplaire : la recherche opérationnelle.
C e n'est pas u n hasard si la recherche opérationnelle est née des préoc-
cupations liées à la guerre moderne. A m o r c é e dès la première guerre mondiale,
elle s'est amplement développée au cours de la seconde. Son ambition fut de
parvenir à un traitement scientifique des situations militaires, ce qui impliquait
la prise en considération, dans la recherche, de tous les moyens mis à la dispo-
sition de ceux qui conduisaient la guerre, et notamment des facteurs écono-
Qu'est-ce que Vinterdisciplinarité ? 27

miques. S'il fallait absolument procurer une « généalogie » à la recherche opéra-


tionnelle, c'est dans la pratique courante des ingénieurs qu'on en trouverait la
source « historique », donc dans les tentatives ingénieuses d'application de tech-
niques savantes à la solution de vieux problèmes tels que ceux posés par la
construction ou la défense des villes, dans l'application de 1' « espérance mathé-
matique » à l'art de décider dans l'incertain o u encore dans l'application de la
géométrie projective à la solution des problèmes des déblais et des remblais*.
La recherche opérationnelle est la thématisation de ces problèmes et leur rassem-
blement méthodique dans tous les secteurs où intervient un élément de décision
humaine. Aussi a-t-elle été définie c o m m e une méthode scientifique pour fournir
aux organismes de direction les bases quantitatives des décisions qui concernent
les opérations qu'ils commandent. A cet égard, il vaut de souligner que, sur Je
plan épistémologique, elle est beaucoup moins significative que la description
formelle des structures de la parenté dans l'optique structuraliste, dont la
valeur est incontestable malgré bien des objections; en revanche, elle est philo-
sophiquement plus significative, car elle est autre chose qu'une application
de discipline(s) sur une autre discipline, autre chose qu'une synthèse, coordon-
natrice, subordinatrice, réductrice — ou tout ce qu'on v o u d r a — d u savoir ; autre
chose qu'un pont jeté entre les connaissances spécialisées. C'est la forme obscure
de la relation de l ' h o m m e , de sa place et de son statut dans cet espace aux
connexions complexes o ù se côtoient les sciences et les technologies, qu'elles
soient naturelles ou sociales. Il en résulte que, s'il est bien vrai que la recherche
opérationnelle a pour objet les organisations dans lesquelles l ' h o m m e s'insère,
c'est la forme de son insertion qui est trahie par l'impossibilité d'ériger en
science l'étude des conditions de la décision. L a décision ne résultant pas direc-
tement des savoirs convoqués à cette rencontre, elle n'est pas exactement une
synthèse, si par synthèse o n entend, à la manière d u positivisme, que ce soit
dans sa forme classique o u dans ses révisions raffinées, une sommation des
connaissances essentielles, c'est-à-dire une forme de philosophie de — et par —
la connaissance, fondée sur l'hypothèse que le savoir est une narration d u
m o n d e dont o n peut rejoindre les morceaux. L a recherche opérationnelle vaut
encore c o m m e paradigme de l'interdisciplinarité : elle en rappelle la desti-

* D n'est peut-être pas sans intérêt de voir comment ce problème s'est posé exactement.
M o n g e l'a formulé en ces termes : « Lorsqu'on doit transporter des terres d'un lieu
dans un autre, on a coutume de donner le n o m de "déblai" au volume des terres que
l'on doit transporter, et le n o m de "remblai" à l'espace qu'elles doivent occuper
après le transport. Le prix du transport d'une molécule étant, toutes choses égales
d'ailleurs, proportionnel à son poids et à l'espace qu'on lui fait parcourir, et par
conséquent le prix du transport total devant être proportionnel à la s o m m e des
produits des molécules multipliées chacune par l'espace parcouru, il s'ensuit que, le
déblai et le remblai étant donnés de figure et de position, il n'est pas indifférent que
telle molécule du déblai soit transportée dans tel ou tel autre endroit du remblai,
mais qu'il y a une certaine distribution à faire des molécules du premier dans le second
d'après laquelle la s o m m e de ces produits sera la moindre possible et le prix du transport
total sera un m i n i m u m . » {Histoire de VAcadémie royale des sciences, 1781, p . 666,
Paris, 1784.)
28 Mohammed Allai Sinaceur

nation pragmatique et l'état final complexe, où s'effectue u n passage aussi


attendu que n o n théorique puisqu'il se situe sur le plan de ce qui présidera à
l'essentiel : l'exécution de tâches déterminées. C e fut dans ce but qu'à la veille
de la dernière guerre mondiale le gouvernement britannique prit l'initiative de
réunir un groupe de savants en vue d'étudier les contre-mesures à envisager dans
le cas d'une attaque des puissances de l'Axe. Mais l'initiative fit école : après la
guerre, le physicien P. M . S. Blackett prit la direction d'une équipe hétérogène
réunissant mathématiciens, physiciens, biologistes, économistes pour préparer
un document qui, de toute façon, ne représentait qu'une opinion raisonnable sur
des décisions qui incombent finalement aux responsables politiques. L a pra-
tique nouvelle qui intégrait les informations hétérogènes fonctionnait de
manière scientifiquement libre, donc explorait tous les possibles dans les limites
des données et de la question posée, par suite permettant de simuler une situa-
tion o ù tous les faits d'opposition étaient amenés à se manifester. Il s'agit de
prévoir une situation pratique, de l'affronter en connaissance de cause, d'y
assurer, c o m m e on dit, la domination humaine. Elle suppose une analogie entre
les situations élaborées dans les équipes de spécialistes et certains faits du m o n d e
réel. Q u e ce soit fondé ou n o n , c'est ce dont on ne peut décider facilement
aujourd'hui.
Si cette « arme » de la décision fait de diversité vertu, elle n'est pas
une catégorie de connaissance mais une catégorie d'action. Elle ne semble pas
promettre la réunification d'un savoir qui ne cesse de se disperser parmi les
spécialités, mais illustrer un certain pouvoir de la « forme », donc de réalisation
d'une décision prise sur la base d'un ensemble d'informations. Aussi n'est-il pas
étonnant si son domaine de prédilection, en dehors des approches opération-
nelles, concerne des domaines correspondant à des demandes sociopolitiques
déterminées. Lorsqu'on met en relation, par exemple, le code linguistique d'un
groupe, le comportement psychologique d'un individu de ce groupe, la dépen-
dance d u succès scolaire à l'égard d u m o d e particulier de scolarisation, la
reproduction des élites sociales, etc., chacune des disciplines invitées à traiter
l'aspect de la question qui est de son ressort donne en fait u n point de vue
spécial sur la question posée. L a source d u problème, le lieu de la question,
n'est pas définissable dans une discipline particulière. Déterminer son origine
exacte serait déjà répondre à une question difficile. Mais ce qu'on peut constater,
c'est que la réponse, fondée ou pas, est une réponse attendue.
Voilà qui explique pourquoi, transférée dans les universités, lieu o ù l'on
ne se décide pas, mais o ù l'on étudie les problèmes, l'interdisciplinarité se perd
dans la réflexion sur les relations entre les disciplines, entre les spécialités et la
tentation d'y voir les prémisses d'une nouvelle philosophie de la synthèse, de la
coordination, de l'unification. Les plus lucides conduisent des recherches de
confrontation interdisciplinaire sur des problèmes à signification ultime déci-
sionnelle et politique : problèmes de la paix, de l'environnement, de la scolari-
sation, de l'impact de la science et de la technologie, etc. Inversement, et pour la
m ê m e raison, l'interdisciplinarité s'impose partout où les spécialités sont insti-
tutionnalisées dans des secteurs spécialisés dont la coordination est en m ê m e
Qu'est-ce que l'interdisciplinarité ? 29

temps élaboration d'une synthèse spécifique des informations hétérogènes et


spéciales, le but étant, partout et toujours, u n but d'action.
Ces réflexions n'ont pas d'autre propos que d'attirer l'attention sur u n
problème dont l'intérêt pour la philosophie est déterminant, si la philosophie
veut rester ce qu'elle fut, la volonté d'une intelligence d u m o n d e . Mais cette
exigence ne peut se contenter d'en rester à ce niveau élémentaire : ce serait en
rester au premier acte d'un jeu dont seuls les actes suivants développent la
complexité réelle. C'est donc une problématique à préciser et à approfondir, une
problématique dont les traits essentiels sont certes une coordination des disci-
plines et des savoirs qu'elles fournissent, mais une coordination d'une nature
toute spéciale, qui nous rappelle une indication de Platon dans sa définition de
l'art politique, n o n pas sa théorie idéaliste de l'Etat, mais sa description de
l'action : art d u tissage, qui jamais ne laisse s'établir le divorce entre les diffé-
rents éléments, toujours ourdit et assemble les informations pour en faire u n
tissu souple et bien serré. Si l'interdisciplinarité se mettait à rêver, c'est ce
tissu qui serait son fantasme : l'action politique assurée contre l'irrépressible
contingence d u réel.
Chapitre II

Passé, présent, avenir


de la recherche
interdisciplinaire
Georges Gusdorf

L'interdisciplinarité s'impose c o m m e u n thème d'époque dont on mesure l'im-


portance à la fréquence des apparitions d u m o t dans le débat philosophique ou
dans les discussions universitaires. Chacun se réclame de l'interdisciplinarité et
nul ne se hasarderait à se prononcer contre elle. Succès d'autant plus brillant que
ceux-là m ê m e s qui prennent le parti de la nouvelle figure du savoir seraient
souvent bien en peine pour la définir. L a revendication interdisciplinaire apparaît
c o m m e une panacée épistémologique, appelée à guérir tous les m a u x qui
affectent la conscience scientifique de notre temps.
Cette découverte n'en est pas une. Il s'agit d'un cas entre bien d'autres de
cette « a m nésie de l'inventeur », judicieusement analysée par Sorokin : « D e
nombreux sociologues ou psychologues se targuent d'avoir fait u n nombre
important de découvertes scientifiques "pour la première fois dans toute l'his-
toire" de la sociologie et des sciences voisines [...]. O n pourrait appeler ce pen-
chant 1'"obsession de la découverte" ou encore "le complexe de l'inventeur".
Les sociologues et les psychologues de la nouvelle génération déclarent sans
ambages que rien d'important dans leur spécialité n'a été trouvé au cours des
siècles précédents, que seules avaient cours "quelques vagues philosophies
de cabinet" et que l'ère réellement scientifique pour ces disciplines fut inau-
gurée au cours des deux ou trois dernières décennies avec la publication de
leurs propres recherches ou celles des membres de leur équipe [...]. E n consé-
quence, les index de leurs publications ne mentionnent qu'en nombre infime
les penseurs des siècles précédents en regard d'une liste très longue de cher-
cheurs appartenant à la "coopérative d'admiration mutuelle" de leurs auteurs1. »
L'exigence interdisciplinaire s'inscrit dans le signalement de la connais-
sance depuis les origines d u savoir en Occident. Les sophistes grecs, patriarches
de notre pédagogie, avaient déjà défini le programme d'une enkuklios paideia,
enseignement circulaire qui devait faire accomplir à l'élève u n tour d'horizon
32 Georges Gusdorf

des disciplines constitutives de l'ordre intellectuel. C e programme encyclopé-


dique a été repris et élaboré par les rhéteurs romains, qui ont transmis le schéma
de Yorbis doctrinae aux maîtres de l'enseignement médiéval. L'institution uni-
versitaire, à partir du x m e siècle, confie à la faculté des arts la gestion du système
des arts libéraux, c'est-à-dire des disciplines garantes de la liberté de l'esprit.
L e trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) s'articule avec le quadrivium
(arithmétique, géométrie, astronomie, musique) au sein d ' u n ensemble unifié
qui rassemble les lettres et les sciences. Cette pédagogie de la totalité, renou-
velée sans rupture à l'époque de la Renaissance, s'est perpétuée sous la forme
de l'humanisme traditionnel, en particulier dans le cadre du collège jésuite, dont
la suppression, au cours des années 1760-1770, a été une catastrophe dans le
domaine de l'enseignement. Le programme millénaire de Yenkuklios paideia a
été détruit, mais non remplacé; la prolifération canceriforme des propositions,
divagations et tentatives concernant le contenu d u savoir à transmettre aux
jeunes générations traduit la désorientation de la pensée moderne en matière
de formation intellectuelle.
L'université médiévale voulait être la communauté des maîtres et des
étudiants {universitas magistrorum et scholariutri), mais aussi la communauté des
disciplines de la connaissance {universitas scientiarum); le rassemblement des
h o m m e s s'inscrit dans le cadre de l'intégration du savoir. L a division, la spécia-
lisation de l'épistémologie appellent u n mouvement compensateur; le vecteur
centrifuge doit avoir pour contrepartie u n vecteur centripète destiné à main-
tenir la cohésion de l'espace mental, menacé de dissociation. Cette pédagogie
de la totalité est fortement affirmée par Pline le naturaliste, qui trouva la mort
dans l'éruption du Vésuve en l'an 79 de notre ère : « L a puissance et la majesté
de la nature en tous ses aspects ne s'imposent pas à celui qui se contente de la
contempler dans le détail de ses parties et non dans sa totalité2. » Alexandre
de Humboldt devait, en 1844, placer cette parole d'un lointain devancier en
épigraphe à son œuvre maîtresse, Kosmos, géniale tentative d'épistémologie
interdisciplinaire. D a n s l'Antiquité, le M u s é e d'Alexandrie, centre de recherche
et d'enseignement, université avant la lettre, au prodigieux rayonnement pen-
dant plus d'un demi-millénaire, incarne au cœur d u m o n d e hellénique le projet
d'un regroupement des sciences et des lettres, des arts et des techniques dans
u n foyer c o m m u n o ù le rassemblement des h o m m e s , l'abondance des équipe-
ments technologiques doivent faciliter la réalisation d'un programme c o m m u n
de synthèse culturelle.
Ces jalons anciens attestent que le thème de l'unité d u territoire de la
connaissance est une constante épistémologique. L a revendication interdiscipli-
naire, chez nos contemporains, n'est que la réaflîrmation de l'intégrité perdue;
le projet d'un avenir de la science meilleur que le présent dissimule la nostalgie
d'un passé oublié. Le projet de l'interdisciplinarité dessine d'âge en âge l'un des
grands axes de l'histoire de la connaissance. A mesure que la progression d u
savoir se réalise par spécialisation, le souci de l'unité suscite le désir d ' u n
regroupement qui porterait remède à l'intolérable émiettement des domaines
de la connaissance et des h o m m e s de science. Les plus grands esprits, dans les
Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire 33

époques les plus fécondes, affirment ce thème de l'unité qui doit être maintenue
sous peine d'éclatement et d'anarchie épistémologique.
A u x origines de la science moderne, avant m ê m e que le mécanisme ait
acquis la rigueur et la précision que lui conféreront Galilée et Descartes, Francis
Bacon, prophète plutôt que savant, propose une sorte d'utopie de l'unité d u
savoir dans son écrit posthume La nouvelle Atlantide (1627). Cet essai roma-
nesque décrit la Maison de Salomon, centre interdisciplinaire de recherche
scientifique au service de l'humanité dans une île au trésor o ù règne la sagesse.
L'utopie baconienne est le modèle, o u la maquette, des sociétés et académies
scientifiques dont la constitution est u n fait majeur dans l'histoire d u savoir
au x v n e siècle. Le rassemblement des savants de bonne volonté dans des assem-
blées patronnées par les souverains ne consacre pas seulement l'importance
sociale et économique de la science dans les temps modernes, il atteste une
préoccupation de communication entre les disciplines dont les spécialistes se
rencontrent dans un m ê m e lieu et un v œ u d'unité. U n e idéologie, ou une utopie,
de l'interdisciplinarité sous-tend ces institutions dont l'importance ne cessera
de croître au cours des siècles à venir.
L ' u n des artisans les plus efficaces de la création des académies scienti-
fiques fut Leibniz (1646-1716), esprit universel, philosophe et h o m m e de génie,
en qui l'on doit reconnaître l'un des maîtres de la connaissance interdiscipli-
naire. « Le genre humain, considéré par rapport aux sciences qui servent à notre
bonheur, écrit Leibniz, m e paraît semblable à une troupe de gens qui marchent
en confusion dans les ténèbres, sans avoir ni chef, ni ordre, ni mot, ni autre
marque pour régler la marche et pour se reconnaître. A u lieu de nous tenir
par la main pour nous entreguider et pour assurer notre chemin, nous courons
au hasard et de travers et nous heurtons m ê m e les uns contre les autres, bien
loin de nous aider et de nous soutenir [...]. O n voit que ce qui pourrait nous
aider le plus, ce serait de joindre nos travaux, de les partager avec avantage
et de les régler avec ordre; mais à présent on ne touche guère à ce qui est
difficile et que personne n'a encore ébauché, et tous courent en foule à ce que
d'autres ont déjà fait, o u ils se copient et m ê m e se combattent éternel-
lement3... » Bien avant Leibniz, l'illuminé et pédagogue tchèque Jan A m o s
K o m e n s k y (Comenius) avait fortement dénoncé, en 1637, le scandale de
l'éclatement d u savoir en disciplines sans lien les unes avec les autres (dilacerado
scientiarumf; le remède à ce déchirement interne serait la pédagogie de l'unité
(pansophia). U n e science véritable, quelle qu'elle soit, ne peut se constituer iso-
lément et se maintenir dans u n égoïsme épistémologique, en dehors de la
communauté interdisciplinaire d u savoir et de l'action.
Cette préoccupation unitaire est une des caractéristiques majeures de la
pensée des lumières. L e progrès des sciences et des techniques au cours d u
xvra e siècle s'inscrit dans l'horizon d'une réformation générale de la condition
humaine. Le thème de l'Encyclopédie, développé en France sous la direction de
d'Alembert et de Diderot, illustre cette visée rationnelle d'une unité dans la
diversité des savoirs et des pratiques. L'ordre alphabétique d u dictionnaire
se révèle mal adapté à ce projet d'intelligibilité unitaire; il juxtapose selon la
34 Georges Gusdorf

seule norme des hasards de l'écriture une immense masse de données dont la
cohérence interne échappe au lecteur. C e qui est ainsi proposé c o m m e successif
et fragmenté devrait apparaître c o m m e solidaire dans la contemporanéité d'une
saisie idéale. Ainsi serait retrouvée l'inspiration de Yenkuklios paideia des
Anciens, de Vorbis doctrínete des rhéteurs romains, enrichie de tous les apports
des sciences modernes depuis la Renaissance. Cette relation du multiple à l'un,
qui préside à l'édification d u m o n u m e n t de Y Encyclopédie, est clairement indi-
quée dans certains textes clés rédigés par les maîtres d'oeuvre de l'immense entre-
prise, en particulier dans le Discours préliminaire de d'Alembert, dans l'article
« Encyclopédie », œuvre de Diderot, et dans l'article « Éléments des sciences »,
dû à d'Alembert.
Le projet encyclopédique vise à rassembler et condenser l'immense masse
du savoir disponible dans u n espace de plus en plus restreint. Miroir où se
projette la totalité du domaine mental, VEncyclopédie doit non seulement juxta-
poser les données des sciences, mais aussi ordonner rationnellement les disci-
plines les unes par rapport aux autres et tenter de réaliser une extraction des
racines c o m m u n e s d u savoir. L'analyse dégage les etymologies solidaires de la
connaissance; en remontant jusqu'aux origines, elle permet de remédier aux
effets néfastes de la division d u travail intellectuel, grâce à la mise en œuvre
d'une méthode d'épistémologie génétique développée par les meilleurs esprits
du xviu e siècle. Selon d'Alembert, chaque discipline peut être considérée
c o m m e le développement de quelques principes fondamentaux; il doit être pos-
sible de parvenir à un degré supérieur de formalisation, à une axiomatique des
axiomatiques : « L'ordre encyclopédique de nos connaissances [...] consiste à
les rassembler dans le plus petit espace possible et à placer, pour ainsi dire, le
philosophe au-dessus de ce vaste labyrinthe dans u n point de vue fort élevé
d'où il puisse apercevoir à la fois les sciences et les arts principaux6. » C e qui
revient à dire que « l'univers, pour qui saurait l'embrasser d ' u n seul point
de vue, ne serait, s'il est permis de le dire, qu'un fait unique et une grande
vérité8 ».
L a dispersion des connaissances, si elle correspond aux nécessités de la
division du travail intellectuel, ne doit pas entraîner des incompatibilités ou des
contradictions entre les chercheurs et les résultats de leurs travaux. L'unité de la
science cautionne la solidarité de l'équipe des encyclopédistes; elle permet de
compter sur l'avancement harmonieux du savoir pour le bénéfice de l'humanité.
V e n u de Locke, le thème de l'épistémologie génétique, qui permet de ramener
toutes les disciplines à leur source c o m m u n e , avait été repris et développé par
Condillac, maître à penser des encyclopédistes. D a n s la m ê m e perspective, cette
inspiration sera, à la génération suivante, celle des Idéologues, philosophes et
savants contemporains de la Révolution française, dont ils sont des partisans
résolus. Les Éléments d'idéologie de Destutt de Tracy fournissent l'exposé le
plus complet de cette doctrine, qui s'efforce de ramener l'ensemble des disci-
plines d u savoir à des principes c o m m u n s , repris de Condillac et quelque peu
améliorés. D e sa théorie de la connaissance, Tracy tire les éléments du droit, de
l'économie politique, de la morale et de la pédagogie; d'autres membres d u
Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire 35

groupe définissent, en s'inspirant de la m ê m e méthodologie intellectuelle, une


épistémologie des sciences de la nature et des sciences de l ' h o m m e (histoire,
géographie, philologie, ethnologie, médecine, etc.). Les n o m s de Cabanis, de
Bichat, de Lamarck, de Lavoisier, de Volney suffisent pour attester l'ampleur
de cet effort interdisciplinaire trop méconnu dans l'histoire de la pensée euro-
péenne. Par ailleurs, les Idéologues, brain trust au service des autorités révolu-
tionnaires, définissent les structures de la révolution culturelle, qui met sur
pied u n ensemble d'institutions originales pour la diffusion du savoir acquis
et pour le développement de la recherche scientifique dans tous les domaines. Les
programmes des écoles centrales proposent une systématisation d'études réso-
lument modernes, appelée à se substituer à l'humanisme traditionnel du collège
jésuite. Surtout, la création de l'Institut national exprime le v œ u d'un regrou-
pement interdisciplinaire des savants pour travailler, sur la base de la doctrine
idéologique, au progrès de la science. L'Institut national, qui s'est maintenu
jusqu'à nos jours, réaffirme l'utopie baconienne de la Maison de Salomon;
il est aussi, selon une formule de Cabanis, « une encyclopédie vivante7 », n o n
pas une œuvre achevée, mais un ensemble de grands esprits attachés à réaliser
le développement coordonné de la connaissance au service de la France
révolutionnaire.
Le thème interdisciplinaire apparaît donc bien, dans la théorie c o m m e
dans la pratique, c o m m e l'une des affirmations maîtresses de la pensée des
Lumières. Philosophe et h o m m e politique, Turgot affirme : « D a n s notre
siècle, la philosophie, o u plutôt la raison, en étendant son empire sur toutes
les sciences, a fait ce quefirentautrefois les conquêtes des Romains parmi les
nations; elle a réuni toutes les parties d u m o n d e littéraire; elle a renversé les
barrières qui faisaient de chaque science c o m m e un État séparé, indépendant à
l'égard des autres8. » L'idéologue Condorcet, disciple et ami de Turgot, reprend
la m ê m e idée : « E n u n mot, tel a été le progrès général des sciences qu'il n'en
est pour ainsi dire aucune qui puisse être embrassée tout entière dans ses prin-
cipes sans être obligée d'emprunter le secours de toutes les autres9. » U n peu
plus tard, l'économiste Jean-Baptiste Say, m e m b r e , lui aussi, de l'école idéolo-
gique, affirme à nouveau la thèse de l'unité d u savoir : « C e sera u n des
caractères de notre âge que cette philosophie appliquée aux sciences, cette vue
d'en haut qui permet de saisir, outre leurs relations avec les autres branches de
nos connaissances, la relation de toutes leurs parties entre elles. L a rectification
de leur langage, conduisant à la rectification de leurs idées, caractérise aussi
un des progrès modernes 10 . »
U n e m ê m e exigence se réaffirme chez les meilleurs esprits d u xixe siècle.
L e jeune Michelet, qui sera le grand historien romantique français, prononce
en 1825 un « Discours sur l'unité de la science » où l'on peut lire : « L a science
perd son plus vif attrait, sa principale utilité, lorsqu'on en considère les branches
diverses c o m m e étrangères entre elles, lorsqu'on ignore que chaque étude éclaire
et féconde les autres. Les Muses sont sœurs, nous dit l'ingénieuse Anti-
quité [...]. L a science est une; les Langues, la Littérature et l'Histoire, la Phy-
sique, les Mathématiques et la Philosophie, les connaissances les plus éloignées
36 Georges Gusdorf

en apparence, se touchent réellement, ou plutôt elles forment toutes un système,


dont notre faiblesse considère successivement les diverses parties. U n jour,
vous chercherez à saisir cette majestueuse harmonie de la science humaine 11 ... »
U n peu plus tard, le m ê m e Michelet précise sa pensée sur ce point : « Telle
est la marche de l'esprit humain : il voit, d'abord, la science, puis les sciences,
puis encore la science. Il est parti de l'unité, mais d'une unité de confusion et
de désordre, il revient à l'unité, mais à l'unité d'ordre et de clarté12... »
Le xixe siècle est marqué, dans l'histoire d u savoir, par l'expansion d u
travail scientifique. Les technologies de la recherche, dans tous les domaines,
s'enrichissent prodigieusement; mais cette richesse croissante a pour contre-
partie une démultiplication des tâches. L e temps des spécialistes est venu; le
territoire épistémologique, en s'élargissant, ne cesse de se fragmenter; les certi-
tudes se rétrécissent en se précisant. L e spécialiste, selon la formule de Ches-
terton, en sait de plus en plus sur u n domaine de moins en moins étendu, en
marche vers cette limite eschatologique où il saura tout sur rien. Le positivisme,
le scientisme, correspond à ce nouveau statut d u savoir, o ù chaque discipline
s'enferme dans le splendide isolement de ses propres méthodologies, en faisant
du langage des sciences rigoureuses une sorte d'absolu. L e refus de toute
métaphysique se constitue en parti pris métaphysique; l'agnosticisme en ce qui
concerne les tenants et les aboutissants du savoir revêt la valeur d'un acte de foi,
à moins qu'il ne s'agisse d'une reconnaissance d'impuissance. L a tunique sans
couture de la science unitaire paraît déchirée d'une manière irrémédiable. L a
pulvérisation du savoir en secteurs très limités voue les h o m m e s de science à une
paradoxale solitude puisqu'ils ont perdu ce sens d'une cause c o m m u n e , qui
rassemblait les encyclopédistes et leurs successeurs, les Idéologues. A cet égaTd,
le xixe siècle semble caractérisé par u n recul de l'espérance interdisciplinaire;
la conscience scientifique paraît vaincue et c o m m e accablée par la masse crois-
sante de ses conquêtes. L'accumulation quantitative des informations semble
devoir être payée au prix d'un démantèlement de l'intelligence.
C e désarroi épistémologique se manifeste dans l'histoire des institutions
savantes, et particulièrement des universités. Voltaire déjà rappelait à ceux qui,
en son temps, l'avaient oublié que « le n o m d'université vient de la supposition
que ces quatre corps, que l'on n o m m e facultés, faisaient l'université des études,
c'est-à-dire comprenaient toutes celles que l'on peut faire13 ». Cette idée de la
solidarité organique entre toutes les fonctions d u savoir est magnifiquement
illustrée par la fondation de l'Université de Berlin (1810), qui sera l'université
pilote d u xixe siècle européen. Cette initiative d'ordre intellectuel est suscitée
par l'écrasement de la Prusse, en 1806, sur le c h a m p de bataille d'Iéna. U n e
politique intellectuelle neuve et hardie doit contribuer au relèvement national
en fournissant à l'État les serviteurs dont il a besoin, h o m m e s de solide culture,
capables de dominer par l'intelligence les circonstances difficiles. Guillaume
de Humboldt, le grand philologue, chargé d'organiser la nouvelle institution,
procède à une consultation des meilleurs esprits de l'époque. Friedrich August
Wolf, Fichte, Schleiermacher rédigent à cette occasion des textes d'un remar-
quable intérêt sur la nature et la fonction de l'université; le théologien, le philo-
Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire 37

sophe, le philologue soulignent chacun pour sa part la nécessité d'affirmer, en


ce lieu d'élection, la solidarité entre les principales disciplines de la connais-
sance. L a vie de l'esprit est une vie en c o m m u n ; elle rassemble, sous l'ins-
piration d'une m ê m e vocation, des h o m m e s qui poursuivent des recherches
différentes et s'enrichissent mutuellement par le témoignage de la diversité de
leurs intérêts. A l'université, chaque ordre de connaissances existe pour lui-
m ê m e , mais il existe aussi pour les autres, dans sa relation avec la totalité d u
savoir. L'institution universitaire définit l'emplacement interdisciplinaire par
excellence; ce caractère fut celui de l'Université de Berlin pendant la majeure
partie du xix e siècle.
Lorsque Napoléon organise en 1808, sous le n o m abusif d'Université
impériale, le système de l'enseignement en France, il distingue, pour la première
fois dans l'histoire, des facultés des lettres et des facultés des sciences. Les
anciennes facultés des arts, devenues en Allemagne des facultés de philosophie,
maintenaient le principe de l'unité de la connaissance, que brise la dissociation
napoléonienne. E n France, désormais, il faudra choisir entre la culture littéraire
et la culture scientifique, mais chacune de ces « cultures » est amputée de l'autre
et souffre d'une carence fondamentale. Réduits à leurs propres ressources par
une injustifiable division du travail, le « littéraire » et le « scientifique » sont à
demi aveugles; une partie considérable du c h a m p épistémologique est pour eux
c o m m e si elle n'existait pas.
L'illustre physiologiste de l'Université de Berlin, d u Bois R e y m o n d
(1818-1896), protestait contre cette mutilation, génératrice, chez les spécialistes,
de graves déformations professionnelles. « L'étude exclusive des sciences de la
nature, c o m m e toute autre occupation exclusive, rétrécit le cercle des idées. Les
sciences de la nature limitent la vue à ce qui est sous nos yeux, à portée de notre
main, à ce que donne l'expérience immédiate des sens avec une certitude qui
paraît absolue. Elles détournent l'esprit des spéculations générales et moins
certaines, et le déshabituent de se mouvoir dans le domaine de ce qui est
indéterminé. D a n s u n certain sens, nous estimons en elles cette direction,
c o m m e u n avantage des plus précieux, mais, quand elles sont maîtresses exclu-
sives, o n ne peut nier que l'esprit ne devienne facilement pauvre d'idées, que
l'imagination ne perde ses couleurs, l'âme sa sensibilité, et la conséquence est
une manière de voir étroite, sèche et dure, abandonnée des Muses et des
Grâces14. »
Le savant berlinois met en évidence la corrélation entre la pratique épis-
témologique et certains caractères anthropologiques. L e mal de spécialisation a
pour conséquence une sclérose mentale; la connaissance cesse d'être un rapport
au m o n d e réel pour développer des systèmes d'abstractions de plus en plus
étroits et sans communication les uns avec les autres. L e texte de d u Bois
R e y m o n d était cité, en 1880, par le recteur de l'Université de Berlin, protestant
contre une éventuelle division de la faculté de philosophie, qui aurait séparé
les scientifiques des littéraires, selon le modèle de l'université napoléonienne. L a
dissociation se reproduit à l'intérieur des deux groupes de disciplines ainsi dis-
tingués. A la fin du xixe siècle, la IIIe République française tente de reconstituer
38 Georges Gusdorf

dans le pays des universités dignes de ce n o m . E n 1911, u n orateur parlemen-


taire déplore l'échec de l'entreprise en ce qui concerne la reconstitution de
l'unité du savoir : « C e mot d'université n'est qu'un mot [...] parce qu'il ne cache
pas une organisation dont tous les éléments sont solidaires, dont toutes les parties
se sentent les organes d'un m ê m e tout [...]. Chacun tire de son côté, les
h o m m e s d u droit, ceux des lettres forment autant de groupes à part et, dans
chacune de ces facultés, les spécialités, elles aussi, forment des groupements
je ne dirai pas un peu jaloux, mais assez fermés les uns aux autres. Il est à la
connaissance de tout le m o n d e [...] qu'à la Sorbonne, par exemple, il y a le
groupe des historiens, celui des philosophes, et qu'il existe fort peu de contact,
encore moins de pénétration, entre eux [...]. Pour le m o m e n t , tout est à la
spécialisation16. »
Ces propos anciens n'ont pas cessé d'être vrais; ils caractérisent non pas
seulement la situation française, mais celle qui prévaut dans la quasi-totalité de
l'espace universitaire international. Des signes nombreux attestent l'existence
d'une « pathologie du savoir16 », à la fois expression et composante fondamen-
tale de la crise que traverse la civilisation contemporaine. Le thème millénaire
de l'unité de la science a fait faillite et cette faillite de Fépistémologie correspond
à une faillite de l'humanité dans son ensemble. L a dissociation de la connais-
sance est à la fois l'effet et la cause de la dissociation de l'existence humaine
dans le m o n d e où nous vivons. La crise universitaire des années 1960, qui eut
son point culminant dans la petite révolution française de 1968, traduisait, dans
un paroxysme de désespoir et d'utopie, la faillite des institutions anciennes et
l'exigence d'un remembrement de l'espace mental dans son ensemble. Parmi les
revendications confuses formulées par les étudiants en colère, le thème de
l'interdisciplinarité apparaît souvent; il faut rassembler les éléments dispersés
de la connaissance et donner une nouvelle configuration d'ensemble à ce que
Francis Bacon appelait le globus intellectualis. D è s avant 1968, le projet
allemand de l'Université de Constance répondait à cette nouvelle préoccupation
de supprimer les cloisons et les malentendus qui séparent et parfois opposent les
diverses régions de l'espace épistémologique, en associant, dans la formation
intellectuelle, l'ordre des sciences et l'ordre des lettres. Mais la force d'inertie
opposée à toute innovation par les institutions traditionnelles est si puissante
que les tentatives d'innovation semblent vouées à l'échec.
D a n s cette brève rétrospective, on peut conclure que le thème de l'inter-
disciplinarité est l'un des aspects de l'idée m ê m e de science depuis les origines
de la culture occidentale. L a brusque reviviscence de ce thème, aujourd'hui,
loin de correspondre à un progrès épistémologique, peut être considérée c o m m e
un symptôme pathologique, une réaction secondaire à l'inexorable désagrégation
de l'espace mental moderne, recherche d'une compensation o u mesure de
défense désespérée pour préserver en tout ou partie l'intégrité de la pensée.
Le thème de l'interdisciplinarité se trouve donc au programme de la vie
intellectuelle contemporaine. Il s'agit malheureusement d'une notion mal définie,
qui revêt parfois l'allure et la fonction d'un slogan utilisé à tort et à travers dans
le débat idéologique. E n matière de réforme universitaire, chacun se plaît à
Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire 39

reconnaître la nécessité de souligner le caractère multidisciplinaire ou pluridisci-


plinaire des institutions d'enseignement. A u x yeux des experts, cela signifie qu'il
suffit de rassembler dans u n m ê m e lieu une faculté dentaire, un institut de chinois
et une école d'ingénieurs pour constituer une université pluridisciplinaire;
l'unité d u savoir ainsi réalisée est une unité par accumulation sur le modèle
d'un tas de cailloux. B o n nombre de séminaires, colloques et sessions d'études
se trouvent constitués par le rassemblement d ' u n certain n o m b r e de spécia-
listes qui, bien qu'ils soient assis les uns à côté des autres dans une m ê m e salle,
n'ont rien à se dire parce qu'ils n'ont pas de langage c o m m u n .
Le thème de l'interdisciplinarité évoque une figure spatiale différente. Il ne
s'agit pas seulement de juxtaposition, mais de mise en c o m m u n . L'intérêt se porte
sur les confins et les recoupements mutuels entre les disciplines; il s'agit d'une
connaissance des limites ou d'une connaissance aux limites, instituant entre les
divers occupants de l'espace mental u n régime de copropriété, qui fonde la
possibilité d'un dialogue entre les intéressés. Cette notion ne fait que reprendre
l'idée de Yuniversitas scientiarum, constitutive de l'université traditionnelle.
D a n s la réalité des faits, o n peut pourtant se demander si ce thème d'un bien
c o m m u n qui imposerait u n régime d'indivision entre les savants de toute espèce
est autre chose qu'un v œ u pieux ou une formule de rhétorique pour les orateurs
de galas universitaires. L'interdisciplinarité sépare les spécialistes indisciplinés
bien plutôt qu'elle ne les unit. L e cœur épistémologique de Yuniversitas seien-
tiarum est u n néant, u n vide auquel messieurs les professeurs sont adossés.
Chacun tourne le dos à tous les autres et regarde dans la direction qui lui est
particulière.
Plus neuve, plus fascinante, au moins dans l'ordre linguistique, est la
notion de transdisciplinarité; elle énonce l'idée d'une transcendance, d'une
instance scientifique capable d'imposer son autorité aux disciplines particulières;
elle désigne peut-être u n foyer de convergence, une perspective de visée qui
rassemblerait à l'horizon d u savoir, selon une dimension horizontale o u verti-
cale, les intentions et préoccupations des diverses épistémologies. Il peut s'agir
d'un métalangage o u d'une métascience mais, dans la stratégie d u savoir,
l'ordre transdisciplinaire définit une position clé, dont rêveront de prendre
possession tous ceux que tourmentent les ambitions de l'impérialisme intel-
lectuel. Le mathématicien est enclin à penser que la mathématique est la science
des sciences; l'historien réclame la m ê m e préséance pour sa propre discipline,
cependant que d'autres peuvent revendiquer cette priorité pour la connaissance
biologique (histoire naturelle, biologie, psychologie, médecine). L a transdisci-
plinarité telle qu'on la pratique est u n fauteuil vide, dans lequel chacun ambi-
tionne de s'asseoir; elle correspond à l'un des principaux enjeux de la foire
aux vanités intellectuelles.
Ces considérations risquent de paraître désinvoltes, sinon m ê m e irrespec-
tueuses dans u n débat si grave, auquel se trouvent mêlées des personnalités
scientifiques unanimement respectées. Il faut pourtant reconnaître que les tenta-
tives récentes de synthèse d u savoir reflètent le désarroi contemporain de
l'épistémologie sans y porter remède. L'Unesco, pour sa part, a pris
40 Georges Gusdorf

il y a une dizaine d'années, la louable initiative de dégager les Tendances princi-


pales de la recherche dans les sciences sociales et humaines; un premier volume,
fort épais, consacré à la situation des sciences sociales, a paru en 1970 (Paris/
L a Haye, Mouton/Unesco); u n second tome, plus considérable encore, car il
compte environ 1 700 pages, traitant des sciences humaines, porte le millésime
1977. L'idée génératrice de l'ouvrage était de dresser un inventaire objectif de la
situation intellectuelle, bilan des résultats acquis et programme des intentions
dominantes. Il y a, dans les ports, de vieux retraités de la marine qui consa-
crent leurs loisirs à la construction de modèles réduits de bateaux qu'ils intro-
duisent dans une bouteille à l'usage des touristes de passage fascinés par ces
naïfs chefs-d'œuvre de bricolage. Les experts de l'Unesco ont tenté de réaliser
une performance de ce genre, avec cette différence que la bouteille et le bateau
ont pris d'imposantes proportions. Le lecteur désireux de connaître les « ten-
dances principales de la recherche » devra d'abord absorber plus de deux mille
pages d'un texte serré où se trouvent passés en revue les bataillons innombrables
de « chercheurs » et les résultats de leurs recherches. Il s'agit ici de multidisci-
plinarité par juxtaposition et accumulation sur le modèle d u tas de cailloux.
L'ensemble produit une impression d'effroi et d'accablement devant la m o n s -
truosité de cette tour de Babel épistémologique, où chaque spécialiste étale ses
certitudes et ses ambitions dans l'ignorance sereine de tous ceux qui travaillent
à côté de lui à l'édification d u savoir.
Pour remédier à ce gâchis, la seule issue est, semble-t-il, de réduire
l'abondance du texte jusqu'à des dimensions plus raisonnables, mais cette dimi-
nution quantitative doit s'accompagner d'un remembrement de la configura-
tion grâce auquel o n passerait de la diversité incohérente d u savoir empirique
à une unité intelligible et articulée. Si les domaines de la science représentent
les terrains d'exercice de la seule et m ê m e raison humaine, il doit être possible
de retrouver en chacun d'eux les principes d'une intelligibilité unitaire dont
ils procèdent tous.
Le m ê m e problème d u passage d u multiple à l'un, de l'analyse à la syn-
thèse, s'était posé aux encyclopédistes français d u x v m e siècle. A u début de
l'article « Éléments des sciences » d u grand dictionnaire, d'Alembert expose,
dans u n admirable raccourci, la solution fournie par un rationalisme formaliste
et constructiviste : « O n appelle en général éléments d'un tout les parties primi-
tives et originaires dont on peut supposer que ce tout est formé. Pour trans-
porter cette notion aux sciences en général, et pour connaître quelle idée nous
devons nous former des éléments d'une science quelconque, supposons que cette
science soit entièrement traitée dans u n ouvrage, en sorte que l'on ait de suite
et sous les yeux les propositions, tant générales que particulières, qui forment
l'ensemble de la science, et que les propositions soient disposées dans l'ordre
le plus naturel et le plus rigoureux qu'il soit possible; supposons ensuite que ces
propositions forment une suite absolument continue, en sorte que chaque propo-
sition dépende uniquement et immédiatement des précédentes et qu'elle ne
suppose point d'autres principes que ceux que les précédentes propositions
renferment; en ce cas chaque proposition [...] ne sera que la traduction de la
Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire 41

première, présentée sous différentes faces; tout se réduirait par conséquent à


cette première proposition, qu'on pourrait regarder c o m m e Vêlement de la
science dont il s'agit puisque cette science y serait entièrement renfermée. Si
chacune des sciences qui nous occupent était le cas dont nous parlons, les
éléments en seraient aussi faciles à faire qu'à apprendre; et, m ê m e si nous
pouvions apercevoir sans interruption la chaîne invisible qui lie tous les objets
de nos connaissances, les éléments de toutes les sciences se réduiraient à un
principe unique, dont les conséquences principales seraient les éléments de
chaque science particulière. L'esprit humain, participant alors de l'intelligence
suprême, verrait toutes ses connaissances c o m m e réunies sous u n point de
vue indivisible... »
D a n s l'imagination de d'Alembert, le dieu des philosophes et des savants
joue le rôle d u vieux marin qui a fait entrer à force de science et de sagesse le
bateau dans la bouteille. B o n nombre de ceux qui se préoccupent aujourd'hui de
recherches interdisciplinaires font confiance, c o m m e d'Alembert, à la formali-
sation logique et au langage mathématique pour fonder le droit c o m m u n de
cette « science unifiée » qui fut l'une des grandes espérances d u positivisme
logique. Selon le physicien Delattre, le but de cette recherche est d' « élaborer
u n formalisme suffisamment général et précis pour permettre d'exprimer dans
ce langage unique les concepts, les préoccupations, les contributions d ' u n
nombre plus o u moins grand de disciplines qui, autrement, restent cloisonnées
dans leurs jargons respectifs [...]. D a n s la mesure o ù u n tel langage c o m m u n
pourra être mis au point, les échanges souhaités s'en trouveront facilités [...],
la compréhension réciproque qui en résultera est l'un des facteurs essentiels
d'une meilleure intégration des savoirs17... ».
L a notion de « système », corrélative des notions de « structure » et de
« fonction », fournit alors la solution de toutes les difficultés; « si l'on définit
cette notion c o m m e correspondant à u n ensemble quelconque d'éléments qui
interagissent entre eux o u avec le m o n d e extérieur qui les entoure, o n constate
immédiatement que toute discipline, toute technique se trouvent confrontées à
des systèmes ». L e système apparaît c o m m e « u n substratum c o m m u n à une
grande variété de phénomènes, ce qui ouvre la voie à une approche unifiée des
diverses disciplines. C'est bien à partir de ce concept fondamental que se sont
développées la plupart des tentatives interdisciplinaires au cours des quelques
décennies qui viennent de s'écouler ». Après cette affirmation caractéristique de
l'amnésie de l'inventeur, P . Delattre attribue à v o n Bertalanfly, vers 1925,
« l'idée de construire une théorie générale des systèmes qui fournirait un forma-
lisme de base pour l'étude de systèmes très divers ». Il faut pourtant déplorer
que cette géniale idée n'ait pas donné à l'usage les bons effets qu'on en atten-
dait : « Malgré tous les travaux déjà entrepris, o n ne peut pas dire qu'il existe
aujourd'hui une véritable théorie des systèmes. O n se trouve plutôt en présence
d'un certain nombre de formalismes divers qui recherchent tous le caractère
d'universalité proche à l'objectif poursuivi, mais qui diffèrent entre eux par les
concepts fondamentaux utilisés et par les types de représentation phénoméno-
logique adoptés18. » Autrement dit, la diversité intrinsèque de la réalité ne se
42 Georges Gusdorf

laisse pas entièrement digérer par le formalisme d u système; difficulté provi-


soire, caractéristique de la « période de tâtonnements actuelle ». Tous les espoirs
sont permis pour l'avenir.
Condillac avait développé l'idée qu'une science est une langue bien faite;
l'essai posthume intitulé La langue des calculs s'appuie sur la perfection d u
langage mathématique pour évoquer l'idée d'une science unitaire fondée sur
l'extrapolation systématique de l'algèbre. « L'algèbre n'est qu'une langue [...].
O n reconnaîtra que les langues ne sont que des méthodes analytiques plus o u
moins parfaites et que, si elles étaient portées à la plus grande perfection, les
sciences parfaitement analysées seraient parfaitement connues de ceux qui en
parleraient bien les langues19. » L e langage mathématique, par la vertu de
rationalité qui lui est inhérente, apparaît ainsi c o m m e le principe et l'aboutis-
sement d'une c o m m u n i o n interdisciplinaire. II s'agit là d'un très ancien mirage
qui justifie à travers les siècles les espoirs d'une eschatologie de Pépistémo-
logie. L e mystique catalan R a y m o n d Lulle (1235-1316) est parti, il y a bien
longtemps, à la recherche de Yars magna, de l'art suprême, qui devait per-
mettre de découvrir les racines c o m m u n e s de 1' « arbre de la science » ; le
Liber de ascensu et descensu intellectus esquisse une épistémologie génétique
éclairée par les rayons d'un néo-pythagorisme chrétien20. L a tradition de Lulle
se poursuit tout a u long de l'histoire de la pensée occidentale, soit cachée
dans les replis secrets de l'occultisme, soit au grand jour de la réflexion philo-
sophique, ainsi qu'il arrive chez Leibniz21. Les thèmes leibniziens de la
« combinatoire », de la « caractéristique universelle » et de la « langue univer-
selle » évoquent l'idée d'une extrapolation de la pensée mathématique étendue à
la totalité de l'univers d u discours.
L a vogue actuelle de ce qu'on appelle, d'un m o t barbare, le « systémisme »
dans les sciences sociales et humaines correspond, en dépit de sa modernité
apparente, au retour cyclique de motifs traditionnels de la conscience intel-
lectuelle. Les tenants contemporains de cette antique espérance prennent acte
d u fait que les disciplines les plus diverses de la connaissance recourent fréquem-
ment à des schémas et formulations empruntés aux mathématiques; « il n'est
pas difficile de discerner les préoccupations fondamentales c o m m u n e s à toutes
les disciplines, préoccupations dont des notions c o m m e celles de modèle de
structure, de théorie générale des systèmes et autres sont des signes évidents.
Enfin, il existe des instruments qui, c o m m e la statistique, la théorie des jeux, la
théorie de l'information o u la cybernétique, ont pris u n tel degré d'autonomie
par rapport aux disciplines a u sein desquelles ils se sont d'abord développés
qu'ils constituent une sorte de fonds c o m m u n auquel puisent toutes les disci-
plines particulières22 ».
L'interdisciplinarité se trouve ainsi localisée au niveau de la communauté
des formes, de l'analogie des expressions. Si l'on fait abstraction d u domaine
particulier d'application, dans sa singularité matérielle, il reste le langage
général, l'univers d u discours rassemblant les savoirs les plus divers. Est inter-
disciplinaire ce qui n'appartient pas en propre à telle o u telle discipline. U n e
telle définition risque de paraître tautologique; elle a pour effet de déplacer
Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire 43

l'intérêt du fond vers la forme; le regroupement cherché se réalise autour d'une


analyse du discours et de l'action, qu'on s'efforce de réduire à l'unité. L ' u n des
maîtres dans ce genre d'études est Jean Piaget, qui, à partir d'une théorie de la
genèse de l'intelligence chez l'enfant, selon la perspective d'une acquisition de
la rationalité, a élaboré une doctrine des sciences et de la science en général,
selon les normes d'un droit c o m m u n de caractère essentiellement formel.
A en croire Piaget, les problèmes interdisciplinaires se réduisent à la
« comparaison des différents types de structure, comparaison des systèmes de
règles (selon qu'ils se rapprochent des modes de composition logique o u s'en
éloignent dans la direction de simples contraintes o u de prégnances diverses),
comparaison des diverses traductions ou prises de conscience des structures sous
forme de règles (adéquates ou inadéquates et pourquoi), etc.23 ». L'emploi d u
terme « structure » rend h o m m a g e à l'apparition récente d'un nouvel instrument
épistémologique, d'autant plus efficace qu'il propose u n style d'intelligibilité
beaucoup moins rigoureux que celui des mathématiques. « L e spécialiste, pour-
suit Piaget, cherchera ainsi le langage le plus objectif pour décrire les structures,
et il le fera en termes variables, mais en principe formalisables o u mathémati-
sables; il décrira par exemple les structures de parenté en termes de systèmes
algébriques c o m m e Lévi-Strauss, les grammaires transformationnelles en termes
de monoïdes c o m m e C h o m s k y , o u les structures micro-[économiques] et
macro-économiques en termes de schémas aléatoires ou cybernétiques, etc.24 ».
L e progrès des sciences sociales et humaines, tout c o m m e celui des sciences
de la nature, consiste dans la réalisation d'ensembles de phénomènes unifiés par
la loi d'un agencement rigoureux; ces ensembles partiels doivent eux-mêmes
s'organiser en ensembles plus vastes dont o n peut espérer q u ' à la limite ils
communieront dans l'unité d'une seule et m ê m e intelligibilité. « Quant à la
question des hiérarchies possibles entre les sciences de l ' h o m m e , estime Piaget,
elle demeure naturellement ouverte tant que n'est pas résolu le problème central
de la sociologie, qui est celui de la société considérée dans sa totalité, et des
relations entre les sous-systèmes et le système d'ensemble. E n attendant, chaque
discipline emploie des paramètres qui sont des variables stratégiques pour
d'autres disciplines, ce qui ouvre u n vaste c h a m p de recherches aux collabo-
rations interdisciplinaires; mais, c o m m e on ne dispose pas d'une décomposition
linéaire d u système en sous-systèmes, les collaborations se réduisent trop sou-
vent à de simples juxtapositions25. » L'unité d u savoir n'est donc pas encore
entièrement réalisée, mais elle existe dès à présent en espérance, par-delà la dis-
persion illusoire des compartiments du savoir, qui tient seulement à l'insuffisant
avancement de l'analyse réductrice.
L a conclusion revêt l'allure d'un acte de foi dans les capacités de l'intel-
ligence mathématique : « Indépendamment des formations universitaires
différentes, qui constituent sans doute le principal obstacle à surmonter, les
techniques logico-mathématiques c o m m u n e s , dont l'emploi tend à se généra-
liser, constituent à la fois le meilleur indice des convergences qui s'imposent et
le meilleur instrument de jonction26. » Les modes épistémologiques se répètent
c o m m e les modes vestimentaires. L'épistémologie génétique de Piaget, étendue
44 Georges Gusdorf

de la croissance mentale de l'enfant à la croissance globale d u savoir, s'est


développée dans l'ambiance d u positivisme d u xixe sièclefinissant,repris et
développé par le néo-positivisme d u xx e . N é en 1896, Piaget a subi l'influence
du rationalisme à référence physico-mathématique développé avec beaucoup
de subtilité par Léon Brunschvicg (1889-1944); de son côté, Lucien Lévy-
Bruhl (1857-1939) proposait, à partir d'une immense documentation, u n
schéma parallèle des âges de l'intelligence o ù les primitifsfiguraientu n état
« prélogique » de la culture humaine analogue à la conscience de l'enfant de
sept à onze ans selon Piaget. Les progrès récents d u formalisme axiomatique,
de la cybernétique et des techniques logico-mathématiques ont quelque peu
renouvelé le visage de la science, mais l'intention globale, le projet, reste le
m ê m e ; le rationalisme militant annonce pour bientôt l'avènement triomphal
d'un savoir unitaire.
L'histoire récente de l'humanité et l'histoire d u savoir n'ont pas répondu
aux espérances de ces h o m m e s de bonne volonté qu'étaient Lévy-Bruhl et
Brunschvicg mais Piaget, nullement découragé par ces démentis, semble avoir
repris à son compte l'idéologie de ses devanciers. O r Lévy-Bruhl, après avoir
décrit une « mentalité prélogique », caractéristique de l'enfance de l'humanité,
qu'il opposait à la pensée logique et rationnelle des modernes,finitpar renoncer
à ce schéma évolutif, et reconnut que le « prélogisme » était une constante de
la conscience humaine. Il faut ajouter que le maître de l'ethnologie française
n'était jamais allé visiter les « primitifs » chez eux et n'avait jamais rencontré,
en chair et en os, u n seul de ces individus dont il avait analysé le régime mental
en une dizaine de volumes. Pareillement, le lecteur de la considérable œuvre
psychopédagogique de Piaget se demande parfois si l'auteur a jamais connu u n
enfant réel. L'enfant de onze o u douze ans au sommet de la croissance intel-
lectuelle, tel que Piaget le décrit, représente u n monstre logique, dont o n cher-
cherait en vain u n seul exemplaire authentique. Heureusement. D'ailleurs,
après la douzième année commence l'adolescence, caractérisée par la brusque
montée de Pirrationalisme, par le surgissement de l'affectivité, qui bouscule
toutes les catégories logiques sous l'irrésistible inspiration des puissances
obscures d u sentiment. Piaget évite avec le plus grand soin d'évoquer cette
crise confuse et bouleversante, à l'issue de laquelle se dégageront les linéa-
ments de la personnalité adulte. Cette anthropologie abstraite, indifférente à
l ' h o m m e réel, apparaît ainsi c o m m e u n fantasme artificiel, dépouillé de toutes
les marques signalétiques de l'individualité, qui se définit dans la mesure o ù
elle est capable de prendre ses distances par rapport à u n modèle formel
quel qu'il soit.
Il est pourtant arrivé au maître de Genève d'apercevoir la difficulté sus-
citée par cette objection de conscience de l'individu à la formalisation. Le cas
peut se présenter o ù le chercheur, abandonnant l'ordre des concepts, « tient
compte du comportement des sujets et m ê m e de la manière dont il se réverbère
en leur conscience27 ». Cette référence à la conscience du sujet apparaît c o m m e
une concession extrême; dans l'étude d u développement de l'intelligence chez
l'enfant, « nous cherchons, bien sûr [...], à traduire en u n langage abstrait les
Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire 45

structures d'opérations intellectuelles manifestées par le comportement des


sujets, et utilisons à cet égard des structures logico-mathématiques diverses
relevant des "groupes", des "réseaux" et des "groupements", mais nous
recherchons aussi la manière dont ces structures se traduisent dans la cons-
cience m ê m e d u sujet, dans la mesure où ces raisonnements s'expriment verba-
lement et s'accompagnent de justifications intentionnelles variées ; et ce que
nous trouvons n'est naturellement plus une structure abstraite, mais u n
ensemble de règles o u de normes intellectuelles se traduisant par des impres-
sions de nécessité logique, etc.28 ». L e panlogisme n'échappe donc pas à
certaines récurrences de la conscience individuelle; mais il ne s'agit là que de
« réverbérations »; l'existence n'est qu'un théâtre d'ombres, qui se réduit à la
simple expression de traductions, d'expressions, accompagnements secondaires
de la réalité fondamentale, constituée par u n agencement de « structures »,
de « règles » o u de « normes intellectuelles »...
L'œuvre de Piaget offre u n exemple de la pensée interdisciplinaire telle que
l'esquissent aujourd'hui les fanatiques d u constructivisme logique. Pour cer-
tains théoriciens particulièrement en vue des sciences de l ' h o m m e , il est clair
que l ' h o m m e est u n obstacle à la science. L e grand dessein d'une science de
l ' h o m m e sans l ' h o m m e se heurte malheureusement au démenti tenace d'une
conscience qui se cache dans les replis d'un ordre intime des préférences et des
significations imprévisibles, que les calculateurs ne calculent qu'après coup, à la
manière des économistes, qui jamais n'annoncent les crises avant qu'elles se
soient produites.
L'illustre maître de l'ethnologie spéculative, Claude Lévi-Strauss, c o m m e
on lui objectait qu'il fallait peut-être tenir compte des pensées individuelles et
des sentiments des sujets en expérience, répondit avec bienveillance que cette
« reprise d u sens [...] apparaît c o m m e u n m o y e n supplémentaire dont nous
disposons pour essayer de contrôler après coup la validité de nos opérations
syntactiques. Puisque nous faisons des "sciences humaines", puisque nous
s o m m e s des h o m m e s qui étudient des h o m m e s , nous pouvons essayer de nous
offrir le luxe d'essayer de nous mettre à leur place. Mais cela, c'est le dernier
m o m e n t , c'est la dernière satisfaction que nous nous accordons en nous posant
la question : est-ce que ça marche? Si je l'essaie sur moi, est-ce que ça fonc-
tionne? Par conséquent, la reprise de sens m'apparaît secondaire et dérivée, d u
point de vue de la méthode, par rapport au travail essentiel, qui consiste à
démonter le mécanisme d'une pensée objectivée29 ». Le dédain transcendant à
l'égard de l'expérience des h o m m e s réels caractérise bien la pensée de celui
qui s'est permis d'écrire « entropologie » à la place d' « anthropologie ».
C e parti pris épistémologique s'inscrit dans le contexte culturel d'une
époque o ù la « mort de l ' h o m m e » est considérée c o m m e u n fait accompli.
Philosophes et savants, peintres, sculpteurs, musiciens unissent leurs efforts
pour célébrer ce Requiem pour le sujet devenu le dernier obstacle qui empêche
la pensée théorique de tourner en rond. L a disparition de l ' h o m m e , point de
départ et point d'arrivée de toutes les épistémologies, dégage au centre de
l'espace interdisciplinaire une place vide, o ù se trouve marquée en creux la
46 Georges Gusdorf

présence décisive du nihilisme contemporain. L a théorie mécaniste de l ' h o m m e -


machine reconstituait l'animal à partir de morceaux de matière en mouvement.
Piaget, Lévi-Strauss et leurs confrères s'évertuent à faire fonctionner des auto-
mates logico-mathématiques, simulateurs de l'activité intellectuelle; le cerveau
artificiel permet de faire l'économie d u cerveau réel; il fonctionne beaucoup
plus correctement, par le seul agencement de ses éléments, et l'on évitera ainsi
les aberrations trop fréquentes chez les individus concrets. L ' h o m m e et le
citoyen de la psychologie sociale, manipulé par les médias, l'enfant revu et
corrigé par Piaget, le « primitif » reconstruit par Lévi-Strauss présentent des
variétés de YHomo cyberneticus, du cybernanthrope à la m o d e du jour.
Les maîtres des écoles régnantes exercent leurs impérialismes intellectuels
grâce aux positions stratégiques qu'ils occupent dans le réseau des institutions
établies ; les crédits, les postes sont réservés aux élèves dociles qui répètent la
leçon du professeur; certains ouvrages collectifs, tel le volume consacré dans
Y Encyclopédie de la Pléiade à la logique et à la théorie de la science, sous la
direction de Piaget, apparaissent c o m m e des entreprises pour placer l'univers
du savoir sous la domination exclusive du grand patron dont chacun célèbre
le génie. Le phénomène n'est pas nouveau ; la fortune interdisciplinaire de Hegel
dans les divers compartiments d u savoir en Allemagne au xixe siècle est liée au
fait que le maître était le conseiller très écouté d u ministre prussien de l'édu-
cation pour la nomination aux postes vacants.
O n pourrait sourire à l'évocation de cette comédie aux cent actes divers
si le problème de l'interdisciplinarité de la connaissance mettait enjeu seulement
la carrière de quelques individus. Mais il concerne aussi la nature et la destinée
du savoir, et m ê m e , par-delà, le devenir de la civilisation. Le parti pris du forma-
lisme logico-mathématique, bien loin d'aider au développement de la recherche,
intervient c o m m e u n empêchement à la recherche. Le prétendu « chercheur »,
prisonnier de sa formule d'intelligibilité, ne cherche que ce qu'il a déjà trouvé;
sa réflexion se déploie sur les glissières soigneusement huilées d'un réseau pré-
fabriqué. L'horizon épistémologique se referme sur cet idéalisme de la raison
scientifique militante et triomphante, aisément reconnaissable sous les ravale-
ments successifs d u langage réalisés par les doctrines à la m o d e . Bien loin de
regarder en avant, d'affronter l'inconnu, de chercher à établir des formules
nouvelles, à découvrir des valeurs et à créer une langue, le « systémisme », qui
se contente de généraliser, d'extrapoler des formes axiomatiques toutes faites,
avance à reculons sur une voie par avance bloquée. L a f e m m e de Loth, parce
qu'elle regardait en arrière, se trouva changée en statue de sel, d'après le livre
de la Genèse.
L a connaissance interdisciplinaire doit être une logique de la découverte,
une ouverture réciproque, une communication entre les domaines du savoir,
une fécondation mutuelle, et n o n pas u n formalisme qui neutralise toutes les
significations en fermant toutes les issues. Évoquant les procédures d u « systé-
misme » dans l'ordre biologique, Edgar Morin écrit : « Il y a u n gigantesque
vide conceptuel entre la notion de système ouvert et la réalité m ê m e d u plus
élémentaire système vivant. Il m a n q u e une théorie véritable du phénomène
Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire 47

auto-organisateur, c'est-à-dire de Pautoproduction permanente d u système


vivant ou social, qui sans cesse vidange et transforme l'entropie, de l'auto-
reproduction et des structures organisationnelles de la machinalité et de
l'animalité (décision/choix, comportements variables à l'égard de l'environne-
ment) 30 . » Et Morin réclame l'élaboration d'une « logique de la complexité [...]
capable de saisir le rôle d u désordre, d u "bruit", de l'antagonisme, de la
concurrence dans les phénomènes organisationnels »; il s'agirait alors d'une
« logique en m ê m e temps ouverte sur l'indétermination relative et sur une
théorie des possibles [...]. Il y a une logique de la vie, plus riche que celle de
nos idées [...]. L a logique de nos idées est u n produit secondaire, pour ne pas
dire u n sous-produit de la logique de la vie31 ».
L a confusion de ce texte, l'obscurité de l'expression et les barbarismes du
langage, plutôt que des indications d'erreur, sont ici des signes de vérité. L e
principe m ê m e de la recherche interdisciplinaire est une entreprise pour casser
les moules d'intelligibilité préexistants; il ne s'agit pas de proclamer la souve-
raineté absolue de tel ou tel formulaire établi, mais de lutter pour l'avènement
d'un formulaire neuf, non pas réducteur et simplificateur, mais facteur d'ouver-
ture et d'enrichissement pour chacun des domaines où il est appliqué. Le code
des procédures logico-mathématiques perd ses prestiges et les interdits du prin-
cipe de contradiction cessent de prévaloir. Les fabricants d'automates intellec-
tuels s'appliquent à monter de toutes pièces des modèles réduits de l'univers
du discours ; le fonctionnement de ces maquettes est u n sujet de satisfaction
pour les amateurs. Mais les enjeux de la connaissance interdisciplinaire sont
d'un autre ordre que ces amusements de retraités acharnés à faire tenir le
bateau dans la bouteille.
L'interdisciplinarité est trop souvent comprise c o m m e la tentative d'un
réaménagement de l'univers du discours scientifique en vue d'assurer l'articula-
tion des éléments et la cohérence des propositions et de fournir aux spécialistes
un instrument épistémologique capable de reculer les limites de la formalisa-
tion logico-mathématique. D e systématisation en systématisation se constituera
peu à peu u n c h a m p unitaire de la connaissance; par distillation fractionnée,
ou extraction des racines, o n parviendra à une axiomatique des axioma-
tiques; tout le savoir, en puissance, tiendra dans le creux de la main. Il ne
s'agit pas d'une nouvelle forme de connaissance, mais seulement d'une nouvelle
écriture. Le rêve leibnizien de la caractéristique universelle exprimait la m ê m e
ambition; Galilée, fondateur de la science moderne, affirmait que le grand livre
de la nature est écrit en langage de géométrie. Bientôt après, les théoriciens de
l'arithmétique politique, puis de la mathématique sociale affirmaient que le
domaine humain lui aussi fait système et se laisse transcrire dans la m ê m e écri-
ture chiffrée. A u bout d u compte, une seule formule, c o m m e l'annonçait
Laplace, résume le secret de la réalité universelle.
C e grand dessein présuppose la possibilité de réduire tous les savoirs à
l'unité, de les projeter sur une m ê m e dimension épistémologique, sans nier pour
autant la spécificité de chacun d'entre eux. O r le domaine de la connaissance
est pluridimensionnel; les visées de la recherche répondent à des partis pris
48 Georges Gusdorf

différents, plus o u moins compatibles entre eux; il existe des zones o ù les indi-
cations abstraites et concrètes se composent dans des proportions variables.
Il ne suffit pas de faire entrer quelques jalons et repères mathématiques en bio-
logie o u en histoire, de mobiliser u n appareil statistique en économie poli-
tique ou en sociologie pour être assuré que l'essence de la réalité historique,
psychologique o u biologique entre sous la juridiction des normes logico-
mathématiques moyennant la mise entre parenthèses de l'individuel, d u
hasard, de l'aberration o u de l'accident. Lorsque Piaget o u Lévi-Strauss
éliminent de leurs recherches la conscience humaine, considérée c o m m e une
quantité négligeable, u n sous-produit des automatismes intellectuels, ils se
donnent u n peu vite cause gagnée; ils rejettent des circuits de leur spéculation
ce résidu irréductible qui empêche l'axiomatique de se fermer sur elle-même.
L a pluralité des disciplines de la connaissance implique une diversité des
approches dont aucune ne peut prétendre absorber toutes les autres. Le thème
de l'interdisciplinarité ne désigne pas la recherche d ' u n plus petit c o m m u n
multiple o u d'un plus grand c o m m u n diviseur; il évoque l'espace épistémolo-
gique global au sein duquel se déploient les savoirs particuliers, c o m m e autant
de cheminements dans l'inconnu. Ces savoirs plus o u moins avancés, plus o u
moins parfaits, sont séparés par un no man's land intellectuel, par u n « domaine
interstitiel », région des confins o ù se nouent, dans l'obscurité o u dans Je clair-
obscur, des communications indispensables. U n degré minimal d'interdisci-
plinarité est indispensable; toutes les disciplines se rassemblent matériellement
dans le territoire d u savoir; toutes, en dépit de leurs formulaires spécialisés,
s'inscrivent en fin de compte dans l'unité d ' u n m ê m e langage humain. A ce
niveau élémentaire, la conscience interdisciplinaire est d'abord exigence de
communication; l'ignorance mutuelle, le régime de neutralité armée qui règne
dans l'université ont tout de m ê m e des limites. Les spécialistes de chacun des
ordres de la connaissance, en dépit de leur étroitesse d'esprit, doivent admettre
que leur discipline, si elle existe d'abord en elle-même et pour elle-même, existe
aussi dans la communauté de toutes les autres.
A l'idée d'une intelligibilité sur u n seul plan, le thème de l'interdiscipli-
narité oppose la perspective d'une surdétermination de l'intelligibilité humaine.
C e qui caractérise l'espace vital où se déploie l'existence des h o m m e s , c'est la
surcharge des significations, qui empiètent les unes sur les autres, s'annulent,
s'opposent o u se multiplient. A u x particularismes des connaissances indisci-
plinées se superpose l'exigence d'une mutualité, d'une convergence des savoirs.
Chaque science, parce qu'elle prétend à la rigueur, possède sa logique propre,
qui la referme sur elle-même, dans lafidélitéà ses partis pris. Vouloir à tout prix
faire entrer ces logiques les unes dans les autres, en les soumettant à l'autorité
d'un langage unitaire, c'est présupposer ce qui est en question, c'est nier la
pluridimensionnalité de l'être humain. L a compréhension de ce pluralisme
requiert la mise en œuvre d'une intelligibilité d'un type radicalement différent.
L a recherche d u fondement interdisciplinaire de la connaissance ne peut
se réduire à u n savant calcul en vue de l'établissement d'une formule magique
en laquelle communieraient les savants de toutes les sciences. Cette superscience
Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire 49

n'ajouterait rien aux sciences particulières qu'elle prétend fédérer, sinon une
rhétorique de plus, superposée à celles qui existent déjà. L'unité interdiscipli-
naire ne peut avoir qu'un caractère eschatologique; elle désigne, dans une visée
prophétique, la configuration de l'être humain, en fonction de laquelle
s'ordonnent les diverses approches d u savoir, c o m m e une ouverture maintenue
par-delà les fermetures de tous les circuits rationnels. L a prétention à constituer
un système d'intelligibilité unitaire formaliserait la situation épistémologique
prise dans les glaces d'une axiomatique valable de tout temps. O r l'histoire de la
connaissance enseigne l'usure des absolus et le déclin des certitudes. Tous ceux
qui ont pris une option sur l'avenir ont vu leurs illusions rapidement déçues, et
nous assistons à une accélération de ces mises à la retraite des dogmatismes
prématurés ; l'irrésistible triomphe d u structuralisme est suivi d'un non moins
irrésistible déclin. Inflations et dévaluations sont aussi fréquentes dans le
microcosme intellectuel que dans le macrocosme économique.
O n peut diagnostiquer dans les rhétoriques logico-mathématiques de notre
temps une expression majeure de la nouvelle barbarie contemporaine; elles
manifestent la perte d u sens de l'humain, la disparition des grandes images
régulatrices qui préservaient lafigurede l ' h o m m e dans u n m o n d e à sa mesure.
Les théorèmes de la science unitaire, déliés de toute référence à la figure
humaine, sont des vérités devenues folles. Est aliénée et aliénante toute science
qui se contente de dissocier et de désintégrer son objet. Il est absurde et vain de
prétendre constituer une science de l ' h o m m e si cette science ne trouve pas dans
l'existence humaine son point de départ et son point d'arrivée. D a n s de trop
nombreux cas, les « sciences humaines » telles qu'on les pratique aujourd'hui
ne nous proposent que les produits de décomposition d'un cadavre.
Le temps est venu d'une inversion du sens de la marche. U n e nouvelle
épistémologie interdisciplinaire ne serait plus la réflexion des savants en chaque
science sur leur propre savoir, délectation morose dans le superbe isolement
d'un discours qui se prend lui-même pour objet. Les maîtres de notre époque,
renonçant à leurs particularismes, doivent rechercher en c o m m u n la restau-
ration des significations humaines de la connaissance, car le savoir représente
l'une des formes de la présence de l ' h o m m e à son univers, u n aspect privilégié
de l'habitation de l ' h o m m e dans le m o n d e . Il faut retrouver les contacts perdus
et restaurer l'alliance traditionnelle entre la science et la sagesse.
C e qu'on appelle aujourd'hui connaissance interdisciplinaire n'est le plus
souvent qu'une systématisation des habitudes mentales en vigueur parmi les
docteurs de l'Occident. L e présupposé régulateur demeure l'image d u civilisé,
adulte et titulaire d'une graduation dans le domaine des sciences exactes, ce qui
laisse de côté la majeure partie de l'humanité, laquelle vit en dehors de la sphère
d'influence de la culture occidentale, ainsi d'ailleurs que l ' h o m m e de la rue dans
toute l'étendue de l'Occident. L a science unitaire est une société secrète, réservée
à quelques initiés et à leurs rares disciples, amateurs de spéculation pure, tels les
savants spécialistes du Jeu des perles de verre, le beau r o m a n de H e r m a n n Hesse.
Les tentatives contemporaines d'intelligibilité systématique perpétuent
jusqu'à nos jours l'égocentrisme occidental de l'intellectualisme triomphant, dans
50 Georges Gusdorf

le mépris complet de toute attitude, de tout énoncé qui ne se plie pas à la


discipline logico-mathématique. A u n o m de ce monothéisme de la connaissance,
on se permet d'ignorer l'Afrique, ses mythes et ses pensées, les spéculations de
l'Asie, de l'Inde, de la Chine ou d u Japon, les arts et sagesses de l'Océanie; ces
trésors culturels sont disqualifiés pêle-mêle c o m m e alogiques o u prélogiques,
non susceptibles d'une valeur de vérité, à moins que de brillants intellectuels ne
réduisent la « pensée sauvage » à l'ordre d'un inconscient collectif de type
occidental, qui pécherait n o n par défaut mais par excès de rationalisme
cybernétique.
L a notion d'interdisciplinarité doit évoquer u n horizon global, mais n o n
totalitaire, de la connaissance universelle. Le programme serait le rassemblement
des approches de l'intelligibilité selon la multiplicité des vocations individuelles
et la diversité des perspectives de la culture mondiale. L a pluralité des espaces
et des temps, la multiplicité des formes de l'humain imposent une sorte de poly-
théisme épistémologique, respectueux des discordances et discontinuités, des
intervalles. L'idée d'un humanisme cosmique n'est évidemment pas faite pour
plaire aux algébristes virtuoses de la science unitaire. L'Occident, naguère
dominateur de la planète, a été contraint de renoncer aux empires coloniaux;
mais il maintient désespérément son impérialisme intellectuel, épave o u
relique pieusement conservée de l'ancienne souveraineté. L e m o m e n t est venu
de substituer aux chimères d u panlogisme l'exigence d'une reconnaissance
mutuelle de l ' h o m m e par l ' h o m m e , sous la forme d'un humanisme de la
pluralité et de la convergence. L a signification fondamentale de l'interdiscipli-
narité est celle d ' u n rappel à l'ordre de l'humain.

Notes

1. P . Sorokin, Tendances et déboires de la sociologie américaine, chapitre premier, p . 7-8,


trad. Arnavon, Paris, Aubier, 1959.
2. Pline, Historia naturalis, livre V U , chapitre premier.
3. Leibniz, Philosophische Schriften, Gehrardt, t. VII, p . 157-158.
4. Comenius, Prodromus pansophiae (Oxford, 1637), p . 48, Dusseldorf, H . Hornstein,
1963.
5. D'Alembert, Discours préliminaire de V Encyclopédie (1751), première partie, p. 59, Paris,
Gonthier, 1965.
6. Ibid., p . 4 1 .
7. Rapports du physique et du moral de l'homme, I, introduction ; Œuvres philosophiques
de Cabanis, t. I, p . 125, Paris, P U F , 1956.
8. Turgot, Œuvres, Schelle, 1.1, p . 346, Paris, Alean, 1913.
9. Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 9 e époque,
1794, p . 242, Paris, Éditions sociales, 1971.
10. J . - B . Say, Lettre à de Candolle, 1814, dans S . Moravia, Il pensiero degli Ideologues,
p. 787, Florence, L a N u o v a Italia, 1974.
11. Michelet, Œuvres complètes, P . Viallaneix (dir. publ.), t. I, p . 249, Paris, Flammarion,
1971.
12. Cité par Viallaneix dans la préface Michelet, Œuvres complètes, t. I, p . 9.
13. Voltaire, Dictionnaire philosophique, au m o t « Université ».
Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire 51

14. E . du Bois Reymond, Kulturgeschichte und Naturwissenschaft, 2° Auflage, p. 42, cité dans
A . W . Hoffmann, Rektoratsrede à l'Université de Berlin, 15 octobre 1880 ; Revue
internationale de l'enseignement, t. I, p. 165, 1881.
15. Discours de M . Charles D u p u y , président de la Commission de l'enseignement supérieur,
dans « L'instruction publique au Sénat », Revue internationale de Venseignement,
t. LXII, p. 259, 1911.
16. Voir H . Japiassu, Interdisciplinaridade e Patología do saber, Rio de Janeiro, Imago
editora, 1976.
17. P . Delattre, article « Interdisciplinaires (Recherches) », dans Encyclopaedia universalis,
Organum, p. 387, 1973.
18. Ibid., p. 388.
19. Condillac, La langue des calculs, 1.1, p. 248, an X , Paris, 1801. L'ouvrage est demeuré
inachevé.
20. Voir A . Lunares, Raymond Lulle, philosophe de l'action, Grenoble, Presses universitaires,
1963.
21. Voir L . Couturat, La logique de Leibniz, Paris, 1901.
22. R . Boudon, « Modèles et méthodes mathématiques », dans Tendances principales de la
recherche dans les sciences sociales et humaines, t. I : Sciences sociales, p. 682-683,
Paris/La Haye, Mouton/Unesco, 1970.
23. J. Piaget, « Problèmes généraux de la recherche interdisciplinaire et mécanismes
c o m m u n s », ibid., p. 571.
24. Ibid., p. 570.
25. Ibid., p. 562.
26. Ibid., p. 625.
27. Ibid., p. 570.
28. Ibid., p. 570-571.
29. Propos de Claude Lévi-Strauss dans une interview publiée par la revue Esprit, p. 640,
nov. 1963.
30. E . Morin, L'unité de l'homme. Invariants biologiques et universaux culturels, E . Morin et
M . Piattelli-Palmarini (dir. publ.), p. 749-750, Paris, Seuil, 1974.
31. Ibid., p . 750.
Chapitre III

L'approche interdisciplinaire
dans la science d'aujourd'hui :
fondements ontologiques
et épistémologiques,
formes et fonctions
Stanislav Nikolaevitch Smirnov

Introduction
L'interdisciplinarité est actuellement u n des problèmes théoriques et pratiques
les plus essentiels pour le progrès de la science. L e concept d'unité interne des
diverses branches d u savoir, celui de leurs relations et actions réciproques
occupent une place de plus en plus grande dans l'analyse philosophique, métho-
dologique et sociologique, ainsi que dans l'analyse scientifique concrète des
caractéristiques d u progrès scientifique dans le m o n d e d'aujourd'hui. L a solu-
tion des problèmes nombreux et complexes de l'interdisciplinarité apparaît
c o m m e une des prémisses théoriques les plus importantes pour la compréhen-
sion des processus fondamentaux d u développement scientifique et technique,
de sa relation avec le progrès social. Aussi les recherches théoriques et métho-
dologiques y afférentes y jouent-elles u n rôle capital. C'est ce que cet article
souhaiterait démontrer.
D a n s son acception la plus générale et la plus abstraite, l'interdisci-
plinarité consiste, dans le domaine de la science, en u n certain rapport d'unité,
de relations et d'actions réciproques, d'interpénétration entre diverses branches
d u savoir n o m m é e s « disciplines scientifiques ». D e la théorie des systèmes, il
découle que la structure et les fonctions de toute relation d'interdisciplinarité
se définissent dans une grande mesure par les éléments — c'est-à-dire les disci-
plines — entre lesquels s'établit cette relation1.
Il convient de noter qu'à l'heure actuelle le phénomène de l'approche
par disciplines est aussi peu étudié que son contraire par la philosophie des
sciences. C e n'est pas ici le lieu de procéder à cette étude. Toutefois, o n
54 Stanislav Nikolaevitch Sntírnov

admettra ce qui suit c o m m e uae définition provisoire et d'ordre purement pra-


tique, à savoir : l'approche par disciplines est avant tout u n acte de connais-
sance scientifique visant à la constitution de branches séparées, dotées d'auto-
nomie, ayant la capacité de développer u n savoir dans u n domaine donné d u
réel, indépendamment des résultats obtenus dans les autres branches. A u
contraire, l'approche interdisciplinaire consiste avant tout en u n échange réci-
proque de résultats scientifiques et en u n développement mutuel des diverses
disciplines, y compris la nouvelle discipline qui naît de cet échange lui-même.

Fondements ontologiques

L a force des interactions interdisciplinaires dans le corps de la science, l'exten-


sion et la compréhension des relations d'interdisciplinarité entre deux dis-
ciplines données, et en général de l'ensemble de leurs combinaisons, sont
directement proportionnelles au degré auquel la science, à son stade de dévelop-
pement propre, appréhende l'unité et les relations réciproques des phénomènes
appartenant à divers domaines de la réalité tant naturelle que sociale. D ' o ù
l'intérêt de poser de manière correcte le problème des fondements ontologiques
de l'interdisciplinarité et d'en faire une analyse approfondie. Il faut regretter
que, pour l'heure, la philosophie des sciences n'ait pas poussé plus loin
l'analyse.
L'unité ontologique des disciplines, c'est-à-dire l'unité objective entre
les objets de ces disciplines, se présente de la manière la plus variée. Elle peut
se limiter à des caractères superficiels et/ou sans signification des phénomènes
qui en constituent les domaines d'étude. Aussi, pour poser d'une manière ration-
nelle le problème des fondements ontologiques de l'interdisciplinarité, est-il
souhaitable, avant tout, de déterminer les formes objectives de l'unité d u
m o n d e , ces dernières conduisant nécessairement à la constitution de branches
interdisciplinaires dès qu'elles sont mises en évidence par la science. Il faut, en
outre, que cette recherche se concentre sur les formes interdisciplinaires objec-
tives de l'unité des objets d'étude des diverses sciences, à l'exclusion des autres
formes d'unité, qui ne peuvent servir de base à la constitution de relations inter-
disciplinaires. Il est également essentiel de rechercher par quel processus la
découverte de l'unité ontologique spécifiquement interdisciplinaire de la science
conduit au développement des relations d'interdisciplinarité correspondantes.
U n e fois mises en lumière les formes objectives spécifiquement inter-
disciplinaires de l'unité d u m o n d e (problème qui est encore loin d'être résolu
d'une manière fondamentale et systématique puisque les recherches sur les
fondements ontologiques de l'interdisciplinarité se bornent en général à énu-
mérer simplement les diverses formes d'unité d u m o n d e sans identifier ce que
nous n o m m o n s ici les formes spécifiquement interdisciplinaires de cette unité),
on peut poursuivre le développement de ce type d'approche ontologique pour
résoudre le problème de l'interdisciplinarité. Cette approche consiste, une fois
comprise l'unité interdisciplinaire des différents domaines de la réalité consti-
tuant les champs d'étude des disciplines correspondantes, et à partir d'un tableau
L'approche interdisciplinaire dans la science d'aujourd'hui : 55
fondements ontologiques et épistémologiques, formes et fonctions

aussi exhaustif que possible des relations interdisciplinaires que ces disciplines
entretiennent déjà, à dégager les tendances objectivement prévisibles et parve-
nues à maturité d u développement de ces relations. O n assiste, dès à présent,
à u n assez large déploiement de cette approche ontologique qui permet de
rendre plus parfaites les actions réciproques d'interdisciplinarité existant dans
certains secteurs de la science. O n trouvera notamment u n exemple de ce fait
dans l'article de L é o Apostel : « Les relations interdisciplinaires dans les
sciences humaines. » A l'aide d'exemples concrets, il montre combien, pour
prévoir les tendances d u développement de théories interdisciplinaires qui
soient valables pour les différentes sciences de l ' h o m m e , il est important de
prendre en considération les caractéristiques ontologiques déjà connues de
certains processus de la réalité sociale.
Pris au sens large, les fondements ontologiques de l'approche interdisci-
plinaire ne se limitent pas aux seules lois de formation et de fonctionnement de
la réalité naturelle, mais s'étendent également à celles de la réalité sociale
(c'est-à-dire aux sociétés humaines), surtout si l'on considère la relation objec-
tive qui unit nature et société. L a recherche des fondements ontologiques de
l'interdisciplinarité doit, à l'heure actuelle, tenir compte d u fait que ces nou-
veaux chaînons qui relient entre eux les différents domaines d'étude des disci-
plines ne se révèlent pas uniquement à l'occasion d'une découverte scienti-
fique, mais également au cours de l'activité pratique déployée par l ' h o m m e
pour maîtriser la réalité. C'est sur des relations de cette nature que l'on voit,
aujourd'hui, se développer de plus en plus couramment les interactions entre
sciences naturelles, sciences techniques et sciences humaines. C e n'est plus
seulement sur le plan philosophique o u théorique que l'on comprend que
l ' h o m m e et la société sont étroitement liés à la nature; c'est une idée qui se
dégage maintenant de plus en plus clairement de la pratique sociale immédiate
de l ' h o m m e .
Les aspects les plus généraux et les plus significatifs des fondements
sociaux objectifs de l'interdisciplinarité sont les suivants : l'intégration crois-
sante de la vie sociale, la socialisation de la nature et l'internationalisation
de la vie sociale.

Intégration croissante de la vie sociale

D e nos jours la réalité sociale se caractérise par une interaction de plus en plus
forte entre les processus techniques liés à la production, les processus écono-
miques, les processus politiques et sociaux, les processus culturels et spiri-
tuels. Les relations qui se nouent entre ces différentes sphères de la vie sociale
sont bien plus étroites qu'au début d u X X e siècle, sans m ê m e parler d u xrx e .
A l'heure actuelle, toute modification brusque survenant dans l'un de ces
domaines de la vie sociale se propage plus o u moins rapidement au sein de
tous les autres, en fonction d u degré d'intégration auquel tous ces domaines
sont déjà parvenus, o u sont en train de parvenir, entraînant chez ces derniers
des modifications qui, à leur tour, réagissent sur 1' « organisme » social tout
56 Stanislav Nikolaevitch Smirnov

entier. Aussi cette interpénétration des diverses sphères de la vie sociale


conduit-elle à celle des domaines des sciences de l ' h o m m e qui leur correspondent.

Socialisation de la nature

L'activité de transformation de la nature par l ' h o m m e atteint aujourd'hui une


telle ampleur que, d u fait de son intégration à la vie sociale, elle perd de plus
en plus sa forme naturelle originelle et se métamorphose en adoptant des
formes sociales de fonctionnement et de développement. Il résulte de là qu'avec
la socialisation accélérée de la nature et la pénétration insistante de la tech-
nique dans la biosphère o n est de plus en plus fondé, objectivement, à ériger
la « science de la nature » en « science des formes sociales d'existence de la
nature » et, parallèlement, les « sciences de l ' h o m m e » en « sciences de la nature
humaine et sociale ».

Internationalisation de la vie sociale

Outre ceux qui proviennent objectivement de la technologie industrielle,


de l'économie et de l'écologie sociale, o n voit actuellement apparaître et se
renforcer des fondements de l'interdisciplinarité objectivement liés à la poli-
tique. U n des traits caractéristiques de notre époque tient, entre autres, au fait
q u ' o n en est arrivé au point o ù la coopération économique, scientifique et
technique entre les États est devenue une nécessité objective d'ordre inter-
national, avec la convergence des systèmes scientifiques nationaux en systèmes
internationaux, la mise en œuvre de projets internationaux de recherche scien-
tifique intégrée, l'institution de toutes sortes d'associations scientifiques
mondiales. Cette nécessité est apparue à la suite des processus croissants
d'internationalisation de la vie sociale, en particulier ceux qui concernent le déve-
loppement des forces productives mondiales, l'utilisation des ressources natu-
relles, l'exploitation de zones d'accès difficile et au climat rude, l'exploitation
des océans et d u cosmos, les efforts entrepris pour résoudre les problèmes liés
à l'alimentation et à la lutte contre les maladies les plus dangereuses pour
l ' h o m m e . L'internationalisation de la vie sociale prend sa source dans l'unité
objective atteinte par l'humanité à son stade de développement historique, et
notamment dans la relative identité d u développement de la science et des
techniques dans les divers pays d u m o n d e . . .

Fondements épistémologiques

Sous son aspect ontologique, l'interdisciplinarité se fonde (malgré la diversité


de ses formes) sur l'unité essentielle des divers domaines d'étude de la science.
D e m ê m e , le fondement épistémologique de l'interdisciplinarité tient à l'unité
de toute connaissance scientifique, en d'autres termes, à l'unité toujours crois-
sante de la structure épistémologique des sciences.
D e s notions d'ordre épistémologique telles que le fait scientifique, le
L'approche interdisciplinaire dans la science d'aujourd'hui : 57
fondements ontologiques et épistémologiques, formes et fonctions

concept, le jugement, la conclusion, la loi, la méthode, la théorie, etc., sont


c o m m u n e s à toutes les disciplines. Et, dans une large mesure, il en est ainsi
pour les structures de fonctionnement de ces notions et de bien d'autres,
constitutives de toute science. N o u s avons là u n des fondements épistémolo-
giques de l'interdisciplinarité, qui se répartit lui-même en des formes distinctes
spécifiques, dont les principales seront examinées à la lumière des particularités
de la connaissance scientifique actuelle.

Unité épistémologique du champ d'étude des disciplines

D e nos jours, le c h a m p d'étude des disciplines scientifiques devient de plus


en plus abstrait. C e développement de l'abstraction constitue l'un des fonde-
ments épistémologiques les plus importants pour le renforcement de l'inter-
disciplinarité. E n effet, l'abstraction des structures d u c h a m p d'étude des disci-
plines dévoile plus facilement l'identité de leurs éléments et de leurs relations,
permet d'établir les isomorphismes o u les homomorphismes de ces structures
et rend donc possible l'application de l'appareil épistémologique d'une science
à d'autres sciences en vue de leur développement. Exprimés chacun dans le
m o d e abstrait qui leur est propre, les champs d'étude des diverses disciplines,
tout en visant ontologiquement des domaines différents de la réalité, acquièrent
des traits de plus en plus généraux sur le plan de leur constitution épistémo-
logique, c'est-à-dire de leurs structures « molles ».

Indépendance relative de la méthode


dans la structure épistémologique des disciplines

C o m m e o n le sait, l'identité d u c h a m p d'étude et des méthodes des disciplines


suppose non seulement une correspondance générale des méthodes par rapport
au c h a m p considéré, mais aussi une certaine indépendance de ces méthodes.
C'est grâce à ce phénomène que les méthodes d'une discipline peuvent être
appliquées, plus o u moins facilement, telles quelles o u avec des modifications,
à d'autres disciplines. Il en résulte que l'indépendance relative des méthodes
par rapport au c h a m p de chaque discipline dans le développement général de
la science est u n des fondements épistémologiques importants de l'inter-
disciplinarité.

Indépendance relative des structures théoriques


par rapport au matériau empirique

Si, dans le paragraphe précédent, o n substitue les termes « matériau empi-


rique » à « c h a m p d'étude » et « théorie » à « méthode », o n en déduit
l'indépendance relative de la théorie par rapport aux faits, autre fondement
épistémologique de l'interdisciplinarité.
58 Stanislav Nikolaevitch Smirnov

Unité croissante
du fonctionnement épistémologique des sciences

A u stade actuel d u développement de la science, le fonctionnement des disci-


plines acquiert une similitude de plus en plus grande puisque, de fait, ces
disciplines utilisent les m ê m e s procédés méthodologiques et les m ê m e s « instru-
ments » pour appréhender les connaissances qui relèvent de leurs domaines de
compétence. Cela est particulièrement évident pour la physique et la biologie,
dont o n observe chaque jour davantage l'identité méthodologique, surtout si
l'on cite en exemple la génétique moléculaire, qui est la discipline biologique
la plus élaborée au niveau théorique. Pour Pierre D u h e m , au début d u
x x e siècle, la distinction fondamentale entre la physique et la physiologie
(et la biologie en général) tenait aux différences de méthodes utilisées, destinées
à tirer les conclusions de l'expérimentation et à permettre la vérification expé-
rimentale des hypothèses2. O r , à l'époque contemporaine, la génétique molé-
culaire et, à sa suite d'autres branches de la biologie utilisent les procédés
méthodologiques de traitement d u matériau empirique, de construction d'hypo-
thèses théoriques, de vérification des connaissances qui étaient jusque-là l'apa-
nage de la physique. O n n'en veut pour preuve que l'élaboration de la théorie
de la régulation génétique par les opérons3.
E n conclusion, il convient de noter que ni l'étude philosophique de
l'unité de la connaissance scientifique ni l'étude philosophique et méthodolo-
gique d u problème de l'unité de formation et de fonctionnement des disci-
plines, en tant que fondements épistémologiques de l'interdisciplinarité, n'ont
encore atteint le niveau qui devrait être le leur pour assurer le développement
de l'interdisciplinarité.

Les formes de l'interdisciplinarité

D a n s la science d'aujourd'hui, l'interdisciplinarité prend des formes multiples,


suit des voies diverses et utilise une grande variété de moyens, notamment en
ce qui concerne la formation et le développement des relations entre les disci-
plines. L e problème crucial est donc celui de leur classification, problème qui
peut se résoudre de plusieurs manières différentes. Si, pour l'heure, la tâche
essentielle n'est pas tant de procéder à leur enumeration que de dégager les
connexions afin de révéler la cohérence d u système, il convient, nous semble-t-il,
de prendre pour référence u n critère unique : l'unité générale de la science.
O n ne peut, en effet, parler d'interdisciplinarité que si, et seulement si, une
unité transparaît dans la diversité des disciplines.
L'analyse des fondements naturels, sociaux et épistémologiques de l'inter-
disciplinarité, à laquelle o n vient de procéder, permet de mettre en lumière les
principaux aspects de cette unité, à savoir :
Unité des éléments et des structures objectifs qui constituent le c h a m p d'étude
des disciplines, c'est-à-dire unité ontologique o u encore unité des struc-
tures « dures » des disciplines.
L'approche interdisciplinaire dans la science d'aujourd'hui : 59
fondements ontologiques et épistémologiques, formes et fonctions

Unité des éléments et des structures épistémologiques, c'est-à-dire des struc-


tures « molles » des disciplines.
Unité des éléments et des structures relevant de l'organisation sociale, c'est-à-
dire unité des structures « mi-molles, mi-dures » des disciplines (il s'agit
en effet, d'une part, de phénomènes objectifs tels que la réalité sociale
et, d'autre part, de produits de l'activité consciente de l ' h o m m e compor-
tant u n élément subjectif).
La distinction de ces trois niveaux principaux de l'interdisciplinarité, d'une
part, autorise à poser le problème philosophique et méthodologique des lois
de leur interaction et, d'autre part, permet d'affirmer que la classification des
manifestations concrètes d'interdisciplinarité peut se poursuivre sous la
forme d u développement systématique de ses aspects ontologique, épistémo-
logique et sociologique, tout en tenant compte d u fait que, selon le contexte,
le caractère concret le plus important que revêtent les relations entre
disciplines est d'ordre soit ontologique, soit épistémologique, soit socio-
logique.

Formes ontologiques

Interdisciplinarité scientifique concrète. Étant donné que la connaissance scien-


tifique est répartie en zones o u domaines a priori différents (surtout par leurs
champs d'étude) tels que la physique, la chimie, la biologie, les sciences de la
terre, l'astronomie, les sciences sociales, les sciences de l ' h o m m e , la technologie,
la mathématique et la philosophie, il nous semble opportun de distinguer et
d'étudier tout spécialement les processus interdisciplinaires qui affectent cha-
cune de ces sciences concrètes dans le domaine qui est le leur. E n effet, l'unité
de tout ce qui existe prend en quelque sorte la forme de « n œ u d s » de cohésion
plus forte, séparés par des éléments dont la cohésion est plus faible. L'unité de
la nature et de la société a une cohésion plus faible que celle de la nature o u de
la société prises en tant que telles. Il en est de m ê m e en ce qui concerne l'unité
de la nature organique et inorganique. A tout « n œ u d », à toute forme spéci-
fique de cohésion d'un domaine de la réalité, c h a m p d'étude d'une zone scien-
tifique donnée, correspond nécessairement u n « n œ u d », une partie dense, u n
aspect spécifique de l'interdisciplinarité.
D e l'interdisciplinarité scientifique concrète découlent, dans chacun des
domaines considérés, u n certain n o m b r e de problèmes spécifiques d'ordre
philosophique et méthodologique dont le plus important est celui de l'unité
estimée la plus fondamentale pour l'ensemble des disciplines d'une zone
donnée. C e faisant, o n a recours à une approche réductionniste. L e réduction-
nisme consiste à fonder et à expliquer sur le plan théorique des phénomènes
appartenant à u n domaine de la réalité — c h a m p d'étude des disciplines d'une
zone donnée — en ayant recours aux principes et aux lois de la discipline qui
apparaît c o m m e la plus fondamentale.
Cette interdisciplinarité réductionniste au sein d'une zone déterminée
n'est pas sans justification. Mais, dans la mesure o ù le tout est toujours
60 Stanislav Nikolaevitch Smimov

plus que la s o m m e des parties qui le composent, le réductionnisme est toujours


moins que la connaissance complète d u tout.
Autre problème essentiel : celui de la systématisation de tous les pro-
cessus interdisciplinaires spécifiques d'une zone donnée et de la détermi-
nation des tendances prévisibles de leur développement.
Interdisciplinarité « limitrophe ». U n e des formes ontologiques d'inter-
disciplinarité les plus développées est celle des sciences « limitrophes ». L e
c h a m p d'étude de ces sciences se trouve au point de jonction de deux niveaux
du mouvement de la matière, l'un supérieur et l'autre inférieur — ainsi
examine-t-on le passage d u physique au chimique o u au biologique, o u encore
du biologique au social. Mais leurs champs d'étude peuvent aussi se situer au
m ê m e niveau du mouvement de la matière, au point où s'effectue le passage entre
une organisation inférieure et une organisation supérieure.
Le problème central (qui n'a pas encore reçu jusqu'à présent de solution
philosophique définitive) consiste, pour ces sciences, à déterminer la spéci-
ficité du c h a m p d'étude de cette interdisciplinarité « limitrophe ». Ainsi en est-il
de la biophysique, qui, selon les uns, a pour objet l'étude de phénomènes biolo-
giques, mais en se servant de méthodes physiques4, alors que, selon d'autres,
il s'agit de processus physiques se manifestant sous une forme particulière,
dite « biologique ».
U n autre problème d'ordre philosophique et méthodologique de la plus
haute importance est celui de la spécificité d u réductionnisme qui caractérise
cette forme d'interdisciplinarité. A la différence d u réductionnisme interdisci-
plinaire, opérant au sein d'une zone déterminée et pour laquelle la réduction
du supérieur à l'inférieur se produit dans le cadre d'une zone de disciplines,
le réductionnisme « limitrophe » se produit à la frontière de plusieurs zones.
Ce type de réductionnisme est, dans les limites qui lui sont propres, aussi fécond
que l'autre, tout en étant aussi relatif et partiel que lui.
L'impossibilité de réduire entièrement la biologie moléculaire à la phy-
sique et à la chimie se trouve notamment démontrée par la théorie de la
régulation génétique fondée sur les opérons. Il semblerait, d'après Schaffner,
que, m ê m e si sa formulation se situe à u n niveau très proche d u physico-
chimique, il ne s'agisse pas d'une théorie physico-chimique. Ainsi, cette théorie
est élaborée, formulée et réalisée avec les méthodes de la génétique néo-
classique et les termes de cette science qui n'a nul besoin d'être réduite à la
physique et à la chimie6.
Interdisciplinarité systémique ou transdisciplinarité. L'unité ontologiqu
des objets qui constituent le m o n d e apparaît également sous forme de pro-
cessus et de systèmes qui sont c o m m u n s soit au domaine tout entier des
phénomènes qui entrent dans le c h a m p d'étude d'une zone déterminée, soit à
plusieurs de ces domaines, soit encore à tous les domaines. E n particulier,
s'agissant des sciences humaines, cette unité se manifeste abondamment sous
la forme de systèmes et processus spécifiques de la vie sociale, qui constituent,
plus o u moins, d'une manière médiate o u immédiate, le c h a m p d'étude de tout
ou partie des sciences humaines. C o m m e le montre Léo Apostel dans son
L'approche interdisciplinaire dans la science d'aujourd'hui : 61
fondements ontologiques et épistémologiques, formes et fonctions

article (p. 73), c'est de ce type de processus que relèvent par exemple les
interactions humaines destinées à atteindre u n but déterminé, l'apprentissage,
la perception et le traitement de l'information, l'organisation et la gestion
d'activités humaines de tout ordre, etc. A l'heure actuelle, ces processus ont
déjà été intégrés dans des théories appropriées : théorie des jeux, théorie de
l'apprentissage, théorie de l'information, théorie de l'organisation, théorie
cybernétique, etc. Il est indéniable que ces organisations scientifiques rem-
plissent une fonction interdisciplinaire à la fois très vaste et tout à fait
spécifique. L a formation de ces sciences et théories, synthétiques et intégrées,
a en général pour origine l'interaction des sciences naturelles, techniques et
humaines entre elles (transdisciplinarité globale), o u bien celle de l'ensemble
des sciences sociales, ou des sciences techniques, o u des sciences biologiques
(transdisciplinarité limitée à une zone).
L a transdisciplinarité a toujours pour c h a m p un type de système (ou de
processus) spécifique qui, vu son abstraction, se trouve être c o m m u n à u n grand
nombre de domaines concrets de la réalité, tout en y apparaissant sous forme
de phénomènes matériels particuliers. C'est ainsi que la cybernétique est la
science des systèmes de gestion sous forme abstraite et universelle.
Le système théorique qui, par sa conception et ses objectifs, manifeste la
transdisciplinarité concrète la plus large, est la théorie générale des systèmes.
C o m m e le souligne Ludwig von Bertalanfly, elle se fonde sur l'idée que le
m o n d e , c'est-à-dire l'ensemble des événements observables, présente des struc-
tures cohérentes observables dans les isomorphismes dont o n relève la trace à
divers niveaux et dans diverses sphères de la réalité6.
Interdisciplinarité systémique intégrée. A côté des systèmes et processus
transdisciplinaires, l'unité ontologique d u m o n d e se révèle par la présence
dans ses divers domaines de types de formation et de processus qui constituent
u n système intégré et unifié d'éléments qualitativement différents, dont chacun
peut devenir l'objet d'une discipline o u d'un groupe de disciplines.
L'étude de toute formation systémique intégrée c o m m e n c e en général
par celle des éléments les plus importants de ses diverses parties, grâce aux
sciences autonomes respectives. E n règle générale, les relations systémiques
de ces éléments restent alors dans l'ombre. A ce premier stade, la formation
systémique intégrée ne se présente pas d u tout en tant que telle à la connais-
sance. Les éléments qui la composent sont étudiés en eux-mêmes, et non en
tant qu'éléments d'un ensemble. C'est ainsi que pendant longtemps la science
a utilisé les disciplines respectives pour étudier n o n pas la biosphère dans son
ensemble, mais les divers éléments autonomes qui la composent. C e n'est que
récemment que la relation systémique qui les unit a été révélée par l'ensemble
intégré des sciences de la biosphère. Il en est de m ê m e pour la linguistique, qui
s'est longtemps bornée à étudier les phénomènes de la langue en tant que tels,
en laissant complètement dans l'ombre ses aspects sociaux et psychologiques, et
sa réalité systémique objective, qui ne comporte pas seulement des processus
d'ordre purement linguistique, mais aussi d'ordre psychologique et social.
D a n s la science d'aujourd'hui, o ù les aspects interdisciplinaires se déve-
62 Stanislav Nikolaevitch Smirnov

loppent avec une ampleur croissante, c'est cette tendance qui acquiert une
importance majeure. Les formations scientifiques interdisciplinaires modernes
sont, pour une grande part (sinon effectivement, d u moins en puissance), des
sciences systémiques intégrées, tant par leur constitution objective que par les
orientations générales de leur développement.
Il va de soi que l'élaboration d'une interdisciplinarité systémique intégrée
implique u n processus extrêmement complexe qui, en outre, exige que beau-
coup de temps soit investi. A dire vrai, il n'existe encore aucune interdiscipli-
narité systémique intégrée suffisamment élaborée et ayant atteint son stade
optimal de développement. Toutes les tentatives en ce domaine en sont au
niveau de l'élaboration, et ce, avec plus ou moins de bonheur. Apparemment,
c'est la science de la science qui a poussé le plus loin ce processus.

Formes épistémologiques

O n ne trouvera ici, faute de place, que des définitions générales de formes


épistémologiques concrètes.
Prépondérance d'une discipline fondamentale dans une zone. Il s'agit du
processus de pénétration, dans toutes les sciences de la zone définie, des struc-
tures « molles » de la discipline considérée c o m m e la plus fondamentale. O n
assiste donc à la réduction épistémologique de cette zone aux épistémostruc-
tures de la discipline en question : telle l'infiltration de la microphysique dans
tout le domaine de la physique.
Interaction des épistémostructures dans une zone. Il s'agit d u processus
de développement réciproque des structures « molles » de toutes les disci-
plines de la zone. Il en résulte des systèmes de concepts, de structures théo-
riques et de méthodes c o m m u n s à toute la zone.
Prépondérance d'une discipline fondamentale dans Vinterdisciplinarité
« limitrophe ». Il s'agit de l'action des structures « molles » de la discipline
la plus fondamentale, située au niveau le plus profond, sur les structures de la
discipline voisine la moins fondamentale, située au niveau le moins profond.
Par exemple, pour la biophysique, cela consiste à faire pénétrer ses parties les
plus « molles » dans le domaine de la physique.
Interaction « limitrophe » des épistémostructures. Il ne s'agit pas seulement
de prépondérance de la discipline fondamentale, c'est-à-dire de la transformation
des structures « molles » d'une science voisine par suite de la « mollesse » de
ses composants situés au niveau le plus profond, mais également de l'influence
de la « mollesse » située au niveau le moins profond sur celle qui est située au
niveau le plus profond. Cela consiste, par exemple, à faire pénétrer les parties
« molles » de la biophysique n o n seulement dans le domaine de la physique,
mais également dans celui de la biologie.
Transdisciplinarité épistémologique intégrée. Il s'agit du processus de
formation d'épistémostructures spécifiques des sciences systémiques transdisci-
plinaires (par exemple, formation des concepts, des lois, des principes, des
structures théoriques et des méthodes de la cybernétique).
L'approche interdisciplinaire dans la science d'aujourd'hui : 63
fondements ontologiques et épistémologiques, formes et fonctions

Interdisciplinarité épistémologique systémique intégrée. Il s'agit de la


constitution d'épistémostructures spécifiques permettant de réaliser, au niveau
théorique, l'unité objective systémique intégrée de certains domaines de la
réalité qui, jusqu'alors, n'étaient que des champs d'étude distincts, relevant de
disciplines autonomes.
Processus transdisciplinaires épistémologiques communs à toutes les
sciences. Il s'agit des processus concrets de développement des structures
« molles » de toutes les sciences o u des plus importantes d'entre elles. A l'heure
actuelle, les principaux processus sont les suivants : mise en forme mathéma-
tique, mise en forme physique, mise en forme biologique, mise en forme cyber-
nétique, mise en forme informatique, mise en forme logique et formalisation,
automatisation de la connaissance scientifique, modélisation de la science,
conceptualisation et unification générales d u langage scientifique, intégration
de l'empirique et d u théorique.
Mise en forme mathématique. N o n seulement application à une science
de structures mathématiques empruntées aux mathématiques o u à d'autres
disciplines à forte composante mathématique, mais encore élaboration de
structures mathématiques qui soient spécifiques à cette science. Pour l'heure,
la mise en forme mathématique d'une science donnée consiste donc, pour l'essen-
tiel, non en u n simple emprunt aux mathématiques, mais en la formation, par
cette m ê m e science, de structures mathématiques absolument neuves et en
conséquence mieux adaptées à la spécificité de son objet.
Mise en forme physique. Influence des épistémostructures physiques sur
l'appareil épistémologique de toutes les autres sciences. D a n s la science
d'aujourd'hui, la mise en forme physique ne doit pas simplement consister en
une application aux autres sciences d'idées et de méthodes physiques univer-
selles. Il s'agit en effet, pour la science dont il est question, de constituer les
composantes physiques qui lui sont spécifiques, de comprendre la physique
de son objet propre, notamment en mettant au point les méthodes adéquates.
Sinon, la mise en forme physique, et mathématique aussi bien, risquerait de
sombrer dans une vulgarisation de la spécificité de cette science ou d'en rester
au niveau des banalités sans signification.
Mise en forme biologique. Action des épistémostructures élaborées par
la biologie moderne sur les épistémostructures d'autres sciences.
Mise en forme cybernétique. Application à d'autres sciences des idées
et des méthodes de la cybernétique.
Mise en forme informatique. Application des concepts, structures théo-
riques et méthodes de la théorie de l'information à d'autres domaines
scientifiques.
Mise en forme logique et formalisation. Application à d'autres sciences
des structures logiques, et surtout mathématiques, combinaison de la formali-
sation logique et de la formalisation d u contenu concret d'une science déter-
minée, application des langues formalisées d ' u n domaine scientifique à u n
autre'.
Automatisation de la connaissance scientifique. Mise au point, au m o y e n
64 Stanislav Nikolaevitch Smirnov

des techniques automatiques, de méthodes de réalisations expérimentales et de


méthodes de traitement des résultats par ordinateur.
Modélisation de la science. Application à diverses sciences de la méthode
de la modélisation; développement (en liaison avec cette méthode) de repré-
sentations épistémologiques spécifiques modélisées.
Mise en forme analytique systémique. Application aux sciences de
méthodes structurales systémiques et structurales fonctionnelles, ainsi que de
l'analyse des systèmes; mise au point de la problématique épistémologique
correspondante.
Conceptualisation et unification générales d u langage scientifique. Pro-
cessus de formation de concepts scientifiques généraux et de constitution d ' u n
langage unifié pour toutes les sciences. Pour l'essentiel, il s'agit ici d'unifier le
langage scientifique considéré c o m m e l'expression des processus objectifs
d'interrelation des diverses branches de la connaissance scientifique. Il
convient de noter que ce langage scientifique général ne peut être élaboré
que c o m m e résultante de l'interaction de toutes les disciplines, et n o n
c o m m e réduction de l'ensemble d u langage scientifique à celui d'une science
unique.
Intégration de l'empirique et d u théorique. Processus de formation dans
toutes les sciences d'une unité plus étroite entre le niveau empirique et le
niveau théorique de la connaissance, d'échanges réciproques des matériaux
empiriques et théoriques des diverses sciences; utilisation d u matériau empi-
rique d'une science pour l'élaboration des structures empiriques d'une autre
science et utilisation de la théorie d'une science pour l'élaboration d u matériau
empirique d'une autre.
Les formes épistémologiques de l'interdisciplinarité sont parfois si
étendues que leurs éléments sont d'une manière o u d'une autre constitués par
toutes les zones de la connaissance scientifique, tous les domaines, toutes les
disciplines. Ces formes établissent entre les disciplines certains rapports de
réciprocité. C e faisant, elles contribuent inévitablement, à des degrés divers, au
resserrement des interactions de ces disciplines entre elles. Les plus impor-
tantes de ces formes sont : la classification, le tableau scientifique d u m o n d e ,
le style de la connaissance scientifique, le tableau philosophique d u m o n d e , la
méthodologie philosophique des sciences.

Formes d'organisation sociale

L e développement interdisciplinaire des sciences peut se réaliser m ê m e sans


institutions scientifiques appropriées o u associations scientifiques intégrées.
Cependant, en l'absence de formes d'organisation sociale correspondant à ses
objectifs et à ses possibilités, aucune forme d'interdisciplinarité ne peut parvenir
à son stade optimal et devenir u n processus vraiment fécond d'interactions entre
les sciences. D a n s le système général des formes d'interdisciplinarité, celles
d'organisation sociale ont une fonction particulière, qui consiste à assurer la
réalisation pratique des potentialités d'élargissement et d'approfondissement
Vapproche interdisciplinaire dans la science d'aujourd'hui : 65
fondements ontologiques et épistémologiques, formes et fonctions

de la connaissance scientifique de la réalité dans les diverses formations


concrètes de l'interdisciplinarité.
Les formes d'organisation sociale les plus importantes sont : l'échange
de personnel scientifique et les échanges interdisciplinaires d'équipement
expérimental.
Echange de personnel scientifique. Il s'agit d'un des moyens les plus anciens
et les plus simples d'organisation sociale de la coopération entre disciplines.
Dès le xvni e et le xixe siècle, o n voit les spécialistes d'un domaine scientifique
entreprendre des activités de recherche dans d'autres domaines. Les grandes
découvertes réalisées en physique par des savants issus d'autres disciplines
témoignent de l'utilité de telles initiatives. C'était pourtant l'exception. O r ce
phénomène est aujourd'hui largement répandu. C'est ainsi qu'en U R S S , à
l'Académie des sciences, seulement 57 % des physiciens s'adonnent à des
recherches qui concernent leur domaine propre, les autres axant leurs recherches
sur la chimie, la biologie, la géologie o u m ê m e la sociologie. D e m ê m e , le pour-
centage de mathématiciens employés à des recherches sur les processus chi-
miques, biologiques o u sociologiques dépasse les 4 0 % ; o u encore, 3 0 % des
chimistes travaillent en dehors des institutions consacrées à la chimie o u à la
biologie.
Echanges interdisciplinaires d'équipement expérimental. C'est u n procédé
ancien. Si, actuellement, la plupart des instruments utilisés dans l'ensemble des
sciences a été mis a u point par les physiciens, il n'en reste pas moins que la
coopération des différentes sciences, notamment en matière d'échanges d'ins-
truments scientifiques, s'accroît constamment.

Formes d'organisation sociale de la planification de la recherche


et de sa mise en œuvre

Coordination interdisciplinaire des activités de recherche. Il s'agit d'échanges


d'information scientifique portant sur les principaux résultats obtenus par la
recherche dans les diverses disciplines ainsi que de la planification des
recherches à entreprendre. A notre époque, ces échanges d'information abou-
tissent souvent à la constitution d ' u n plan de coordination cohérent pour le
développement de la recherche dans des disciplines voisines.
Recherches intégrées. Il s'agit, dans le domaine de la recherche, de la
coopération concrète de savants appartenant à des disciplines différentes
appelées, par exemple, à élucider u n problème complexe de théorie o u de
science appliquée, o u encore à constituer u n tableau théorique d ' u n objet de
connaissance complexe considéré sous tous ses aspects les plus modernes.
Il n'est pas exagéré de dire que l'organisation et la réalisation de recherches
intégrées constituent à l'heure actuelle le principal m o y e n d u développement
de l'interdisciplinarité.
Politique scientifique et technique intégrée. Il s'agit d'une forme globale
d'organisation sociale de l'interdisciplinarité, dont les éléments sont constitués
par les recherches intégrées concrètes, les disciplines concrètes existant actuel-
66 Stanislav Nikolaevitch Smirnov

lement et ce que l'on peut prévoir d u progrès technique. Cette politique


a essentiellement pour tâche de coordonner les développements de la science,
de la technique, de la production matérielle, des relations sociales et de
l'homme.
Politique scientifique et technique internationale. Il s'agit de la forme
d'organisation sociale la plus globale et la plus étendue en matière d'inter-
disciplinarité. Elle a pour but l'élaboration de programmes scientifiques o u
scientifiques et techniques internationaux au bénéfice d u progrès scientifique,
technique, économique et social de diverses régions d u m o n d e et de l'huma-
nité tout entière.

Formes d'intégration de la science, de la technique et de la société

L e développement de la science contemporaine est caractérisé par le rapport


de plus en plus étroit que celle-ci entretient avec la technique, la production
matérielle, le progrès social et l'épanouissement de la personnalité. Il en
résulte des formes nouvelles d'organisation sociale de l'intégration de la
science à la vie sociale, telles que les conglomérats scientifico-industriels,
l'orientation pratique donnée à la recherche appliquée et m ê m e à la recherche
fondamentale, etc. Ces formes, qui manifestent nécessairement u n caractère
interdisciplinaire, revêtent à cet égard une certaine spécificité. Celle-ci est due à
l'impossibilité o ù l'on se trouve de prévoir les conséquences sociales et écolo-
giques d'une découverte scientifique o u technique, sur la base des seules
connaissances élaborées par la discipline qui en est à l'origine. Il est désormais
tout à fait évident que l'impact d'une découverte scientifique ne doit pas uni-
quement prendre en considération le contenu de la découverte, mais également
ses conséquences sociales et écologiques, et ce, à plus o u moins long terme.
D e la m ê m e façon, il est impossible de déterminer dans toute leur ampleur et
avec la plus grande précision les conséquences, proches o u lointaines, de
l'expansion des découvertes réalisées par telle o u telle discipline sans recourir à
l'apport des disciplines les plus variées8. Ces faits nous autorisent à pronos-
tiquer l'apparition à très court terme de domaines interdisciplinaires spéci-
fiques dont la fonction principale sera d'évaluer les perspectives proches o u
lointaines de l'action de telle o u telle manifestation d u progrès scientifique et
technique sur le corps social. Pour le m o m e n t , l'évaluation — de nature inter-
disciplinaire — des conséquences sociales des applications de la science et de
la technique revêt des formes organiquement liées à celles de ses applications
pratiques, formes déjà élaborées o u en cours d'élaboration.

Les fonctions de l'interdisciplinarité

Il ne nous semble pas exagéré d'affirmer que l'analyse des caractéristiques géné-
rales de l'interdisciplinarité, de la diversité de ses fondements et surtout de
la multiplicité de ses formes laisse déjà percevoir, directement o u indirecte-
ment, la multiplicité de ses fonctions. Toutefois, tout en apportant dans
L'approche interdisciplinaire dans la science d'aujourd'hui : 67
fondements ontologiques et épistémologiques, formes et fonctions

certains cas quelques brefs éclaircissements, nous s o m m e s , faute de place,


dans l'obligation de nous limiter à une simple enumeration.
Les principales fonctions épistémologiques ont trait au développement de
structures d'ordre épistémologique (enrichissement de l'objet de la science,
enrichissement et généralisation de ses structures conceptuelles, découverte
de lois nouvelles, développement de structures théoriques, enfin accroissement
et perfectionnement de l'appareil méthodologique), ou encore à l'amélioration
des caractéristiques qualitatives générales de la connaissance scientifique (ren-
forcement de l'objectivité de la connaissance scientifique, efficacité croissante
des théories, augmentation d u potentiel de la création scientifique et de son
caractère collectif).
L'approche disciplinaire conduit, enfinde compte, au tarissement de la
création scientifique, réduite à une simple technique de recherche, monotone et
étroitement spécialisée dans u n domaine limité. L'approche interdisciplinaire
redorme à la création scientifique le sens des grandes perspectives sans lesquelles
elle ne peut s'épanouir et renverse la tendance qui fait de la recherche une
simple technique. L'approche disciplinaire tend à créer des barrières entre
groupes de spécialistes et à les isoler des autres communautés scientifiques.
E n donnant u n caractère collectif à la création scientifique, l'approche inter-
disciplinaire en décuple la puissance.
Les fonctions sociales de l'interdisciplinarité concernent l'élaboration des
fondements théoriques nécessaires pour résoudre d'importants problèmes
d'ordre social, la mise en œuvre d'une politique scientifique et technique cohé-
rente étroitement coordonnée avec le développement social et économique, la
mise a u point de programmes scientifiques et techniques intégrés, la prévision
à court terme, à m o y e n terme et à long terme en matière de développement
scientifique et technique, d'une part, socio-économique, d'autre part, la lutte
contre l'aspect négatif des conséquences sociales d u progrès scientifique et
technique.
O n constatera que ces points constituent moins une enumeration des
fonctions sociales concrètes de l'interdisciplinarité qu'une liste de domaines
spécifiques de la vie sociale dans lesquels aucune activité n'est concevable sans
recours à l'approche interdisciplinaire. Toutefois, j'aimerais souligner l'utilité
qu'il y aurait à procéder à une étude approfondie des fonctions sociales de
l'interdisciplinarité.

Conclusion
O n ne pouvait prétendre, dans les limites de cet article, présenter une étude
exhaustive des spécificités de l'approche interdisciplinaire dans la science
d'aujourd'hui, de ses fondements et de ses fonctions. O n a plutôt cherché à
mettre en lumière certains traits essentiels qui caractérisent de nos jours l'inter-
disciplinarité, en nous efforçant d'exposer les problèmes philosophiques, théo-
riques et méthodologiques qui, pour nous, se posent avec le plus d'acuité et
revêtent une importance majeure pour le développement de l'interdisciplinarité
68 Stanislav Nikolaevitch Smirnov

dans la science d'aujourd'hui. Cette démarche nous paraît juste, car, pour
n'importe quel fait, c'est par l'étude de ce type de problème — dont la solution
d'ailleurs s'impose — que l'on peut se faire une idée aussi exacte que possible
de ce phénomène et m ê m e en prévoir la physionomie future. Il va de soi qu'ici,
je le répète, il était impossible de poser de manière exhaustive tous les problèmes
afférents à u n phénomène aussi complexe et protéiforme que l'interdiscipli-
narité dans la science d'aujourd'hui. Aussi considérera-t-on cet article plutôt
c o m m e une introduction aux problèmes de l'interdisciplinarité que c o m m e la
tentative de formuler, à leur propos, des solutions aussi satisfaisantes que
possible. Enfin, je souhaiterais, pour m a part, que cette introduction soit,
pour la c o m m u n a u t é scientifique, l'occasion d'une attention encore plus
grande aux divers programmes de recherches sur la théorie de l'interdisci-
plinarité, dont la nécessité n'est plus à démontrer.

Notes

1. Sur les relations entre l'approche par disciplines et l'interdisciplinarité, voir, par exemple,
H . Heckhausen, « Discipline and interdisciplinarity », dans : Interdisciplinarity.
Problems of teaching and research in universities, p . 83, O E C D Publications, 1972.
2. P . D u h e m , The aim and structure of physical theory (1906), p . 147-148. Princeton, 1954.
3. K . F . Schaffner, « The unity of the science and theory construction in molecular biology »,
Philosophical foundations of science, vol. X I , p . 516-527, Dordrecht/Boston, Boston
Studies in Philosophy, 1974.
4 . B . M . Kedrov, « Dialekticeskij put' teoriceskogo sinteza sovremennogo estesrvenno-
naucnogo znanija » (La voie dialectique de la synthèse théorique dans les sciences de la
nature aujourd'hui), dans : Sintez sovremennogo naucnogo znanija (Synthèse de la
connaissance scientifique d'aujourd'hui), p . 28, Moscou, Nauka, 1973.
5. K . F . Schaffner, op. cit., p . 513.
6. L . von Bertalanffy, General system theory, p . 49, N e w York, 1968.
7. B . V . Biryukov, « Sintez znanija i formalisacija » (Synthèse de la connaissance et forma-
lisation), dans : Sintez sovremennogo naucnogo znanija, op. cit., p . 447-474.
8. Conférence de l'Unesco sur la révolution scientifique et technique et les sciences sociales
(Prague, 6-10 septembre 1976), rapportfinal,p . 11.

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Chapitre IV

Les sciences humaines :


échantillons de relations
interdisciplinaires
Léo Apostel

N o u s souhaiterions souligner que le présent article est essentiellement une


étude descriptive qui répertorie tous les programmes interdisciplinaires que
nous avons p u découvrir, tout en se concentrant sur ceux que nous estimons
les plus importants. D e ce fait, nous avons été confronté à des problèmes
relevant de toutes les sciences humaines. Et, puisque nul individu ne peut pré-
tendre être compétent en chacun de ces différents domaines, que l'on veuille
bien considérer avec bienveillance u n texte qui, par endroits, peut sembler
incomplet, voire comporter des inexactitudes. Mais ce travail devait être
effectué par quelqu'un qui, sans être spécialiste de l'une o u l'autre discipline,
soit capable de mettre en lumière à la fois la spécificité et l'unité de chacune.
Q u e cette étude soit la première étape vers d'autres recherches qui éclai-
reront o u confirmeront nos hypothèses, les rapprochant ainsi d u domaine
pratique!

Première section
Quelques considérations générales

O n peut aborder la question de l'interdisciplinarité au moins de deux façons.


L a première méthode consiste à essayer de trouver u n point de vue capable
d'embrasser la totalité des sciences humaines et d'appréhender, dans le cadre
d'un tableau général, l'individualité de chaque discipline tout en reconnaissant
les différences qui existent entre elles. Les relations interdisciplinaires sont
étudiées c o m m e des relations entre les formes spécifiques d'un modèle global.
L'autre méthode a pour objet d'étudier séparément chaque science humaine
74 Léo Apostel

en essayant d'en dégager l'unité. E n ce cas, les relations interdisciplinaires


résultent d'un type spécifique d'unité propre à chacune des sciences humaines
considérées.

Les trois types d'approche globale


L'approche globale peut être réalisée soit à partir d u point de vue de l'objet
collectif de la recherche, soit à partir de celui d u sujet. Cette distinction a la
signification suivante : o u bien nous pouvons formuler une hypothèse relative
à la nature des objets étudiés par les différentes sciences humaines, puis, en
supposant que ces sciences s'adaptent à leurs objets, essayer de cerner les
relations interdisciplinaires qui existent entre elles en nous basant sur les types
d'unité attribués, selon notre hypothèse, aux objets tels qu'ils existent dans le
m o n d e réel ; soit, au contraire, partir des sciences humaines elles-mêmes, telles
que nous pouvons les observer. L à , deux méthodes s'offrent à nous : faire la
distinction entre les sciences humaines à partir des moyens dont elles se servent
pour atteindre leurs objectifs méthodologiques d'ordre général (l'explication,
la vérification, la formulation des lois et des théories, la manière de tirer parti
des observations et des expériences); o u bien établir des comparaisons entre
les principaux modèles et théories actuellement employés par ces disciplines.
Ces trois manières d'aborder le problème, qui se fondent respectivement
sur l'objet, la méthode et la théorie, doivent en fin de compte être combinées.
L e type d'objet détermine le type d'interaction entre objets et sujets (ce
que décrit la méthodologie des sciences humaines), mais aussi la façon dont
les scientifiques se représentent ces objets (ce dont les principales théories
donnent u n aperçu). Et, puisque nous voulons donner tout de suite une base
concrète à notre étude, nous commencerons par la troisième méthode : la
comparaison entre les théories les plus importantes. E n outre, personne ne peut
nier l'existence des théories que nous citerons, ni le rôle fondamental qu'elles
jouent actuellement en matière de recherche. D e cette façon, si nous arrivons
à dégager des rapports interdisciplinaires entre elles, ces derniers seraient
incontestables.

Les principales théories en sciences humaines


L e lecteur pourrait, en parcourant la liste des théories que nous nous proposons
d'étudier, avoir l'impression, voire nous objecter, que nous nous s o m m e s
limité aux théories mathématiques. N o u s répondrons de la manière suivante :
A la différence des mathématiques classiques, les mathématiques modernes
accordent de l'importance n o n seulement aux calculs et analyses diffé-
rentiels, mais elles embrassent également les mathématiques qualitatives
(algebres et logique supérieures); elles ne se limitent donc pas à la
théorie des quanta et doivent plutôt être considérées c o m m e l'étude
générale de structures bien définies.
Pour peu que l'on accepte cette mise au point, et si une théorie est une structure
bien définie, alors elle sera une structure logique, algébrique o u quanti-
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 75

tative. Les théories qui n'ont pas encore atteint ce niveau y tendent à
tout le moins (telles la praxéologie générale et la théorie générale des
systèmes). N o u s disposons là de théories de classification qui permettent
d'ordonner et de mesurer. E n sciences humaines, nous constaterons que
les théories de classification, de type ordinal o u de mesure coexistent et
agissent constamment les unes sur les autres sans que l'un de ces trois
niveaux domine les autres. C'est pourquoi il nous semble évident que la
recherche interdisciplinaire aura pour mission, entre autres, d'étudier
systématiquement les rapports entre classification, mise en ordre et
mesure.
Enfin, ces considérations de principe sont confirmées par le fait que les théories
que nous exposons ci-après suscitent l'intérêt général, tandis que les
approches purement littéraires n'ont guère dépassé le cercle étroit des
spécialistes.
L a liste des principales théories spécialement mises au point pour répondre
aux besoins des sciences humaines est la suivante :
L a théorie des jeux.
Les théories de l'apprentissage en tant que processus stochastique.
L a théorie de l'information (théorie mathématique de la communication).
L a théorie des grammaires formelles (connues aussi sous le n o m de linguistique
mathématique).
L a théorie des systèmes de rétroaction o u cybernétique.
L a théorie de l'évaluation approximative d'une algèbre donnée par une
séquence d'algèbres (l'essentiel de la psychologie et de l'épistémologie
génétiques de Piaget).
L'analyse factorielle avec ses diverses généralisations (analyse de n facteurs,
analyse factorielle qualitative, etc.).
N o u s allons essayer de décrire brièvement ces théories. N o u s indiquerons par
la m ê m e occasion les divers domaines des sciences humaines o ù elles ont été
appliquées, ce qui nous permettra de déterminer leurs limites et de distinguer
entre les sciences humaines grâce à des combinaisons spécifiques de ces tech-
niques générales, combinaisons qui nécessitent d'ailleurs la mise au point d'un
type de mathématiques qui n'existe pas encore (première série de problèmes
exposés). Les relations interdisciplinaires entre les sciences humaines seront
définies c o m m e des rapports entre les combinaisons de ces théories fonda-
mentales (deuxième série de problèmes).
Le lecteur intéressé par le sujet trouvera u n exposé remarquable de ces
différentes théories dans l'article de R a y m o n d B o u d o n dans Tendances princi-
pales de la recherche dans les sciences sociales et humaines — Partie 1 : Sciences
sociales (chap. VIII, « Modèles et méthodes mathématiques », p . 629-685).
Il nous semble utile de préciser le rapport qui existe entre nos propres remarques
et celles du professeur R a y m o n d B o u d o n : a) nous étudions les combinaisons
et les développements nécessaires (mais qui n'existent pas encore) de ces théories
( c o m m e nous l'avons déjà dit, cette démarche poursuit deux objectifs différents,
mais liés l'un à l'autre); b) nous recherchons une méthode de classification
76 Léo Apostel

naturelle de ces théories, susceptible de faire comprendre pourquoi des théories


qui ont leurs propres caractéristiques doivent intervenir dans le domaine des
sciences humaines en raison des propriétés les plus générales des objets qui les
composent. Le lecteur doit se pénétrer d u fait que, si nous étudions les possi-
bilités d'application d'une théorie à différents domaines, c'est pour cerner u n
programme de recherche. Bien évidemment, l'exécution de ces programmes
dépasse le cadre de la présente étude.

La théorie des jeux


L a théorie des jeux est une théorie de conflits. U n conflit est essentiellement
une interaction entre u n groupe d'individus dans lequel chaque individu
contrôle une série limitée de variables, le résultat de cette interaction étant
fonction des interdépendances entre les choix faits par les joueurs. Ainsi, il y a
en général une position de départ et une séquence de positions attribuée à u n
joueur, et à u n seul, dans le cadre de laquelle ce dernier opère une sélection
parmi une série de choix possibles. L a nature peut o u non intervenir dans
le jeu. E n général, elle intervient. Les choix peuvent se faire sur le m o d e 0-1
(chaque alternative étant totalement acceptée o u totalement rejetée), o u sous
forme d'un arrangement de probabilités pris dans les alternatives possibles.
Chaque position s'accompagne d'une fonction d'information indiquant à
chaque joueur une série de choix possibles (présents o u passés) qu'il connaît
et qu'il peut distinguer les uns des autres. Chaque résultat représente pour
u n individu une certaine utilité. Les propriétés de cette utilité sont déter-
minées par des axiomes, ainsi que les propriétés des probabilités qui entrent
en jeu. U n e règle stratégique définit l'objectif poursuivi par chaque joueur (il
maximalise son utilité maximale o u son utilité minimale, o u encore il maxi-
malise son utilité possible : c'est l'évaluation mathématique de son utilité
— il peut également employer d'autres règles). Le but de la théorie des jeux
est de définir les solutions pour tous les types de jeux. O n peut définir la solu-
tion d'un jeu de diverses manières. N o u s avons retenu l'exemple suivant : la
solution est une fonction qui détermine pour chaque joueur une stratégie
complète (une séquence complète de choix), de manière que, si tous les joueurs
choisissent ces séquences, ce choix soit stable, c'est-à-dire qu'au cours de la
m ê m e partie, o u de ses différentes manches, personne ne cherche à dévier de
ces choix.
Bien que, c o m m e son n o m l'indique, la théorie des jeux ait été tirée de
simples jeux, elle n'en exprime pas moins des caractéristiques essentielles de
situations humaines : à) les choix représentent des actes ; b) la fonction d'utilité
représente le fait que l'individu poursuit des objectifs; c) la probabilité et la
fonction information signifient que l'individu se représente des modèles d u
milieu (humain o u autre) avec lequel il est en interaction; d) la situation est
sociale parce que les acteurs sont interdépendants; e) conflit et coopération
peuvent être étudiés (jeux individuels o u en coopération). L e seul véritable
problème de cette méthode est qu'en situation de jeu les règles sont supposées
connues, alors que dans la plupart des situations de la vie réelle il faut les
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 11

apprendre. D'ores et déjà, et dans ce cas-ci, nous pouvons voir que la théorie
de l'apprentissage doit être combinée à la théorie des jeux. N o u s reviendrons
sur cette question ultérieurement. Pour le m o m e n t , nous allons tenter de voir
quel type de théorie des jeux peut s'appliquer aux principales sciences humaines,
qui, à l'évidence, sont toutes concernées par des schémas d'interaction entre
acteurs.
En psychologie, nous avons le sujet psychologique. Celui-ci ne fait
guère preuve d'autant de rationalité que l'acteur théorique d'un jeu. Il peut
poursuivre des objectifs contradictoires. E n ce cas, il faut représenter ces objec-
tifs par u n vecteur multidimensionnel auquel on ne peut appliquer les axiomes
de l'utilité classique. E n outre, la faculté de calculer de chaque sujet est très
limitée, et ses limites varient d'un acteur à l'autre et d'un m o m e n t à l'autre
chez le m ê m e sujet. Il est par conséquent inutile de rechercher des solutions
qui resteraient incompréhensibles pour beaucoup d'acteurs intéressés à certains
m o m e n t s . Néanmoins, ces facultés de calcul peuvent suivre des lois de crois-
sance (psychologie d u développement), être fonction de la situation de l'acteur
dans le jeu (la psychologie clinique, qui tient compte de l'effet des facteurs
affectifs sur le comportement dans les jeux) o u résulter de la façon dont elles
sont distribuées sur l'ensemble des acteurs (psychologie sociale). Par ailleurs,
on peut se représenter l'acteur psychologique c o m m e u n groupe d'acteurs qui
communiqueraient les uns avec les autres. Prenons par exemple la psychologie
de la perception, la psychologie de la connaissance en général et la psychologie
de l'acte moteur. N o u s pouvons considérer qu'à chacun de ces trois niveaux
les organes de la perception, les parties centrales d u cerveau et les nerfs des
muscles participent à des jeux qui font intervenir les stimuli extérieurs. A la
lumière de ces quelques remarques brèves et superficielles, nous devons cher-
cher à développer une théorie qui n'existe pas encore : celle des séries de jeux
et de parties en situation d'interaction, avec des facultés de calcul limitées et
sujettes à desfluctuationssystématiques, u n c h a m p limité de probabilités (la
probabilité subjective n'étant pas toujours définie) et des fonctions d'utilité
restreintes (l'utilité multidimensionnelle n'étant pas toujours définie non plus).
E n littérature, il n ' y a guère que l'œuvre d'Herbert Simon qui appelle à la
généralisation de cette théorie.
En sociologie, nous avons des groupes et des sous-groupes, en situation
de conflit et de coopération, appartenant à des sociétés hiérarchisées, dont les
intersections sont différentes de zéro, et qui sont constitués d'acteurs psycho-
logiques. U n fait est certain, et nous y reviendrons lorsque nous parlerons de
sociologie : on ne peut ni affirmer que les lois sociologiques peuvent être tirées
des lois psychologiques (les structures de groupe en tant que telles ont u n effet
causal qui dépend de leurs configurations et qu'on ne peut tirer des sous-
systèmes qui occupent les divers points de ces configurations) ni avancer que
les lois sociologiques sont totalement indépendantes d u type d'acteurs qui rem-
plissent les configurations. Par conséquent, groupes et sous-groupes doivent
être considérés c o m m e des acteurs indépendants, tout en étant des acteurs
composites. Les situations des milieux des groupes, leurs fonctions d'utilité,
78 Léo Apostel

leurs fonctions de probabilité, leurs fonctions d'information ne sont pas les


m ê m e s que celles des individus. D ' u n e part, on peut les considérer c o m m e
étant des structures beaucoup plus simples; d'autre part, et eu égard à
l'interaction sociale, elles doivent en général (quoique pas toujours) être plus
rationnelles. L ' o n sait très bien que John N e u m a n n , dans l'ouvrage qu'il
écrivit en collaboration avec u n économiste, Oscar Morgenstern, pensait surtout
à l'application de la théorie des jeux à l'économie (des situations d'oligopole y
ont de toute façon été étudiées). E n économie, science qui fait partie de la
sociologie, bien que plus développée que la sociologie générale, le responsable
d'un ménage ainsi que le gérant d'une société sont considérés c o m m e des
joueurs rationnels qui cherchent à maximaliser leurs fonctions d'utilité. Mais
on ne peut séparer l'économie d u cadre de la sociologie générale. Cette interac-
tion fait que les joueurs doivent être placés au centre de rapports hiérarchiques
qui instaurent entre les joueurs individuels, et entre les groupes de joueurs, des
solidarités et des oppositions spécifiques. Ces dernières interviennent c o m m e
autant de contraintes limitant l'espace des mouvements d u jeu. O n peut
distinguer au moins cinq jeux différents : le jeu pour l'argent (ou pour la pos-
session en général), le jeu pour le pouvoir, le jeu pour la reconnaissance, le
jeu pour l'amour et le jeu pour la sécurité. N o u s ne prétendons pas, bien
entendu, que ces divers jeux n'ont rien en c o m m u n . Cependant, ils relèvent
d'organisations sociales différentes. L e lecteur n'aura pas m a n q u é de s'en
rendre compte : le domaine de la psychologie est mieux connu et plus limité
que celui de la sociologie. E n conséquence, les contraintes relatives aux types
de la théorie des jeux applicables en psychologie sont plus claires et plus spéci-
fiques que celles relatives au type de théorie des jeux applicable à la sociologie.
Toutefois, nous en savons déjà assez sur ces dernières pour être sûrs qu'elles
existent et qu'elles sont, en fin de compte, spécifiques (nous avons déjà donné
quelques-unes de leurs caractéristiques : rapports hiérarchiques entre les
joueurs, le fait que tous les joueurs représentent nécessairement des ensembles
de joueurs, définition simplifiée de la nature des jeux collectifs parallèlement à
une rationalité accrue, quoique variable).
En histoire, il faudrait appliquer une théorie des jeux qui étudierait le
développement des jeux, ainsi que l'apparition de nouveaux jeux à partir de la
répétition de parties d'autres jeux. Il n'en reste pas moins que, là encore, nous
nous trouverons en butte aux limites de la théorie classique des jeux, telle
qu'elle existe actuellement, tant qu'un nouveau concept n'aura pas été mis au
point. L a théorie classique des jeux est statique à plusieurs égards : le nombre
des joueurs, le nombre de coups possibles (ensemble de règles), les fonctions
d'utilité et de probabilité qui ne varient ni ne se développent avec le temps.
L'histoire ne peut être conceptualisée en théorie des jeux que si nous intro-
duisons u n « métajeu » dans lequel les coups que nous exécutons sont la version
modifiée des règles d'autres jeux nous permettant de modifier des éléments
spécifiques dans la situation d u jeu. Les sciences humaines ont besoin d'une
théorie dynamique des jeux, une théorie des jeux à la rationalité limitée et dont
les différents niveaux de joueurs se recoupent en plusieurs points.
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 79

A présent, le lecteur sera peut-être d'accord avec notre première propo-


sition relative au développement de l'interdisciplinarité dans les sciences
humaines : il faut trouver une théorie des jeux qui soit véritablement dyna-
mique, et dont le degré de rationalité ne soit pas trop élevé, et une théorie des
jeux faisant intervenir des groupes hiérarchisés de joueurs, qui serait également
dynamique et aurait u n degré de rationalité comparable. C'est en cherchant à
mettre au point de telles structures que nous verrons les contraintes imposées
par la psychologie, la sociologie et l'histoire se combiner et ces trois sciences
opérer leur jonction dans le domaine spécifique de la théorie des jeux : la
théorie de l'interaction entre les h o m m e s à la poursuite d ' u n but.
Mais nous devons également parler de la théorie des jeux en linguistique
et en droit. E u égard aux difficultés rencontrées par la psycholinguistique, o n
tend de plus en plus à considérer le langage, m ê m e en linguistique, c o m m e
un m o y e n de communication. Parler et écouter deviennent des interactions
sociales dont les caractéristiques sociales contribuent également à déterminer
les propriétés grammaticales et phonétiques des expressions utilisées pour
coordonner les actes des divers joueurs. Si ellefinitpar prévaloir en matière de
linguistique, cette tendance sociolinguistique (que nous considérons c o m m e
un pas en avant décisif) ferait d u locuteur et de l'auditeur des joueurs qui ont
les m ê m e s intérêts, à savoir s'informer l'un l'autre sur eux-mêmes et sur des
faits d'intérêt c o m m u n , mais aussi des intérêts opposés, à savoir dissimuler et
déformer l'information au cours de parties dont l'enjeu est l'amour o u le
pouvoir. Dès les années cinquante, Benoît Mandelbrot c o m m e n ç a à appliquer
la théorie des jeux au processus de communication. Il mit au point sa propre
version de la règle de Zipf sur la fréquence des signes linguistiques en partant
de l'hypothèse que le locuteur cherche à transmettre u n contenu maximal
au m o y e n d'un m i n i m u m de signes (les plus simples qui soient), tandis que
l'auditeur cherche à recevoir une information minimale, noyée dans u n grand
enchevêtrement de détails. Il s'agit là, bien sûr, d'un cas spécial, mais qui
peut être généralisé. Le problème spécifique de la sociolinguistique, en termes
de théorie des jeux, est le suivant : c o m m e n t peut-on définir les caractéris-
tiques des actes possibles (la grammaire) en partant d u fait que le jeu est u n
jeu de coordination (un m o y e n de constituer u n joueur) ? Pour aboutir à une
définition qui relève véritablement de la théorie des jeux, il convient de tenir
compte d u concept de stabilité dans u n jeu. Cela revient à dire qu'il faut
commencer par définir un jeu dans lequel, au départ, les séries d'informations
à la disposition des joueurs représentent seulement les coups possibles, l'iden-
tité et les conséquences des coups des autres joueurs. A la fin de la partie, ces
séries d'informations deviendront de moins en moins précises et complètes si
le type des actes possibles est modifié en cours de jeu.
Enfin, nous arrivons au droit. Si, en matière de linguistique, o n étudie
la valeur des différents actes en tant que signes, en droit on étudie, en premier
lieu, les règles du jeu lui-même, puis les principes qui gouvernent la quantité
maximalisée par les différents joueurs. Autant que nous sachions, il n'y a pas
encore de théorie des jeux de coordination ni de théorie qui passe d'une règle
80 Léo Apostel

et d'objectifs instables à une règle et à des objectifs stables. Cependant, en droit,


m ê m e si nous ignorons momentanément ce problème central et crucial, nous
pouvons considérer le tribunal c o m m e une situation dans laquelle avocats et
magistrats jouent les uns contre les autres (les règles spécifiques de ce type
de jeu restent à définir). N o u s pouvons également, en droit pénal, considérer
le criminel c o m m e un individu qui refuse de se joindre au genre de coalitions
que forment d'ordinaire ceux qui participent à u n jeu social pour servir
leurs intérêts. L a sanction, quant à elle, représenterait une utilité négative
dont le but serait de pousser le coupable à réintégrer ces coalitions.
L a théorie des jeux, ainsi formulée et appliquée à la communication
et au droit, rend possibles, voire nécessaires, les rapports interdisciplinaires.
Les jeux de coordination peuvent constituer les moyens de pratiquer des jeux
en droit, tandis que les jeux en droit peuvent permettre de jouer aux jeux
de coordination. L a spécificité de ces deux sciences est ainsi préservée, mais,
les deux situations étant exprimées dans le m ê m e langage, leur combinaison
devient naturelle, bien que droit et linguistique semblent deux disciplines très
éloignées.
D e plus, il ne faut pas oublier que les transformations et l'évolution
de la théorie des jeux, imposées par l'histoire, la psychologie et la sociologie,
doivent à leur tour se combiner aux modifications imposées par la linguistique
et le droit.
E n essayant de cerner les progrès que la théorie des jeux doit accomplir
si elle veut atteindre sa véritable dimension (dimension qui découle de ses
caractéristiques fondamentales), nous s o m m e s loin d'avoir examiné en détail
toutes les sciences humaines. Qu'il nous sufiise de dire que cette théorie doit
être la théorie des modèles formels de l'interaction humaine orientée vers la
poursuite d'un but.
Pour conclure ce chapitre, nous voudrions faire deux remarques :
Le lecteur peut estimer que nous ne nous s o m m e s pas assez préoccupé des
rapports interdisciplinaires, objet principal de la présente étude, et que
nous nous s o m m e s surtout consacré aux conséquences d'une théorie
des jeux plus réaliste et plus diversifiée. A notre avis, le problème ne
devrait pas être abordé autrement : diversifier u n schéma c o m m u n et
l'étendre à plusieurs domaines est une façon d'unir ces domaines. D e
plus, en se fondant sur la manière dont nous formulons les problèmes
fondamentaux, le lecteur pourra voir immédiatement les rapports entre
ces domaines. Leurs affinités ressortent d'elles-mêmes.
L a théorie des jeux, en tant qu'instrument des sciences humaines, a connu au
moins deux périodes. D a n s un premier temps, les scientifiques, enthou-
siasmés par ce nouvel instrument mis au point par von N e u m a n n , pen-
sèrent qu'il allait résoudre les principaux problèmes, du moins en sciences
humaines. Puis vint la déception. Devant le nombre infini de solutions
trouvées pour plusieurs jeux et le caractère artificiel de certains ensembles
de solutions (souvent souligné par Anatole Rapoport), le public se dit que
la théorie des jeux n'a pas été à la hauteur des espoirs q u ' o n fondait sur
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 81

elle. Il devint clair désormais que nous avions surtout besoin d'une
théorie différente de la théorie classique des jeux, dont les problèmes
fondamentaux ne sont absolument pas résolus ni m ê m e formulés claire-
ment, mais qui, néanmoins, découlerait de la théorie des jeux que nous
connaissons et qui serait inconcevable sans elle.

Théories de l'apprentissage
en tant que processus stochastique
Il est difficile de donner une définition de l'apprentissage. Assurément,
l'apprentissage est u n changement de comportement d'un organisme. Mais
tout changement de comportement n'est pas apprentissage. N o u s pouvons
donc exclure de notre définition tous les changements qui sont le fait d u
hasard (en supposant que nous disposions d'une définition d u hasard pour
des séries d'événements dans le temps). E n conséquence, l'apprentissage sera,
dans le comportement d'un organisme, u n changement qui ne sera pas d û au
hasard (qu'on appelle aussi changement systématique). Mais tous les change-
ments de comportement n o n dus au hasard sont-ils des apprentissages?
Essayons de trouver une définition plus réaliste. Soit u n ensemble A d'orga-
nismes (ou d'acteurs — le terme n'est pas important en soi, si ce n'est qu'il
recouvre une nuance), u n ensemble S de stimuli qui touchent ces organismes,
u n ensemble R de réactions de ces organismes et u n ensemble C de consé-
quences de ces réactions. Examinons maintenant les rapports de probabilité
entre ces quatre facteurs. N o u s pouvons rechercher la probabilité d'une réac-
tion donnée lorsqu'un certain stimulus est exercé, la probabilité d'un stimulus
donné si une certaine réaction a lieu, o u encore la probabilité d'un acteur
donné si nous sommes en présence d'une réaction o u d'un stimulus donnés.
Toutes ces notions étant liées au facteur temps, il faut considérer les proba-
bilités ci-dessus à u n m o m e n t donné n. N o u s supposons, d'autre part, que les
probabilités pour n'importe lequel des quatre ensembles de variables pris plus
tard dans le temps dépendent d u facteur n ramené au m o m e n t antécédent. Les
théories de l'apprentissage existantes tiennent compte des limites : a) p{n + 1)
est seulement une fonction de p(n) (mais elle peut être une fonction de tn des
acteurs en jeu, des stimuli exercés, des réactions produites et des conséquences
possibles); b) le type général d u rapport entre p(n + 1) et p(n) prend une
forme spéciale (linéaire par exemple), ou bien il est égal à une constante (dans
le modèle d'Estes, toute réaction dépend entièrement de tout élément de
stimulus présent dans u n ensemble évoquant la réponse). Ces limites semblent
bonnes en tant que premières évaluations, elles permettent de simplifier les
calculs mathématiques. Cependant, il est clair qu'en sciences humaines (quand
on les considère en commençant par la psychologie) les probabilités, pour des
moments ultérieurs, ne sont pas indépendantes (elles sont fonction de la
séquence de probabilités antérieures, et non de la seule avant-dernière d'entre
elles). Il est également clair que les formes spéciales (conditions de linéarité)
auxquelles les acteurs de l'apprentissage doivent se plier ne sont pas réalistes.
Il n'en reste pas moins que la théorie mathématique de l'apprentissage est une
82 Léo Apostel

théorie sur l'évolution d u comportement relative aux quatre éléments A , S ,


R , C que l'on considère c o m m e u n processus de M a r k o v (un processus dans
lequel les probabilités à u n m o m e n t donné ne dépendent que d'un nombre fini
de moments antérieurs).
D e m ê m e que la théorie des jeux, une théorie stochastique de l'appren-
tissage considère que les actes humains ont les caractéristiques essentielles
suivantes : l'acte humain dépend des résultats d'autres actes qui l'ont précédé,
cette dépendance n'est pas stricte, mais probable. L e développement ne peut
s'inscrire dans u n modèle déterministe, mais doit être inscrit dans u n modèle
stochastique. Enfin, il ne sert à rien de considérer des chaînes de probabilités
qui dépendent d'un nombre infini de moments antérieurs, car les seules chaînes
utiles sont nettement finies. C'est grâce à ces trois caractéristiques que la
théorie de l'apprentissage, telle qu'elle a été mise au point depuis les travaux
de pionnier d'Estes et c o m m e la présentent Bush et Mosteller, est n o n
seulement u n instrument qui permet de représenter un grand enchevêtrement
d'expériences (T), mais également u n bon point de départ pour une théorie
de l'évolution du comportement humain en tant que fonction et résultat d'actes
antérieurs. Mais il en va de la m ê m e manière ici que pour la théorie des jeux :
les parties de cette théorie qui revêtent le plus d'importance pour les sciences
humaines n'en sont qu'à leurs balbutiements. Voilà, selon nous, le travail qui
doit être fait si l'on veut adapter la théorie mathématique d u savoir aux
sciences humaines.
En psychologie humaine, nous trouvons plusieurs types d'apprentissage :
l'apprentissage affectif (développement, recombinaison et modification de
nouvelles émotions et attitudes), l'apprentissage par la perception (apprendre à
regarder et à entendre les diverses configurations importantes pour les actes
humains), l'apprentissage moteur (apprendre les diverses facultés motrices) et
l'apprentissage cognitif. C o m m e nous l'avons déjà dit, aucun de ces types de
savoir n'est indépendant et aucun des acteurs qui y participent n'est linéaire.
Il faut donc mettre au point une théorie de l'apprentissage ayant des chaînes
markoviennes indépendantes, ainsi qu'une théorie des ensembles de processus
d'apprentissage dans laquelle ces processus sont interdépendants et se déve-
loppent les uns les autres. D e plus, si nous voulons nous faire une idée précise
des dimensions génétique et historique, nous devons développer la théorie
des processus stochastiques qui, à des intervalles différents, sont régis par des
lois de développement aux formes différentes. C'est la recherche empirique
qui permettra de déterminer quels acteurs spécifiques sont adaptés aux divers
types d'apprentissage humain que nous venons de citer.
En sociologie, nous sommes en présence d'un phénomène spécifique :
l'apprentissage social. L e concept d'apprentissage social peut être compris de
plusieurs façons : a) il peut être défini c o m m e une situation dans laquelle
l'ensemble A comporte beaucoup de membres — Atkinson et Suppes ont déjà
étudié le cas d'une fonction d'apprentissage classique et indépendante, appli-
quée à deux individus ; il reste à résoudre le cas d'une fonction d'apprentissage
non classique; b) le concept d'apprentissage social peut s'appliquer à une
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 83

situation dans laquelle l'ensemble A comporte n (nombre fini mais arbitraire


et élevé) m e m b r e s ; c) toutefois, c'est là une seule des orientations que peut
prendre la théorie de l'apprentissage social (un apprentissage dans lequel les
réactions d ' u n individu dépendent de réactions antérieures d ' u n autre indi-
vidu). N o u s pouvons également considérer l'apprentissage de groupes en tant
que groupes, ce qui impliquerait l'existence de A ensembles comportant n o n
seulement des individus en tant qu'acteurs, mais aussi des groupes. L e cas le
plus intéressant qui pourrait se présenter est celui dans lequel la constitution
de ces acteurs composites résulterait d ' u n processus d'apprentissage. N o u s
aurions alors une théorie de l'apprentissage dont les quatre membres de
l'ensemble de base (A, S , R , C ) sont eux-mêmes des variables fonction des
processus d'apprentissage précédents.
L e caractère interdisciplinaire de la psychologie et de la sociologie
deviendrait évident dans le cadre d'une théorie de l'apprentissage qui combi-
nerait les notions de dépendance et d'interaction de processus d'apprentissage
aux formes variables à u n o u plusieurs ensembles d'actes mettant en jeu des
acteurs composites (ces acteurs pouvant apparaître dès le début ou à la suite
d'un processus d'apprentissage plus élémentaire).
En histoire, les facteurs dont il faut tenir compte deviennent encore plus
importants. Chaque génération traverse au moins deux processus d'appren-
tissage différents : a) le processus d'apprentissage constitué par l'éducation
normale dispensée à une génération; b) le processus d'apprentissage d û à la
séquence d'événements connus par la génération concernée au cours de sa vie.
Cependant, l'histoire se préoccupe essentiellement de la façon dont les schémas
de comportement varient d'une génération à l'autre. S'il y a une évolution
historique irréversible ( c o m m e on peut le supposer), il est très probable que non
seulement le contenu des événements qui déterminent l'apprentissage, mais
aussi les fonctions de cet apprentissage sont sujets à des variations. Ensuite,
nous devons étudier le cas de l'apprentissage supérieur, à savoir l'apprentissage
de nouveaux schémas d'apprentissage sur n générations. Il n'y a aucune raison
pour qu'un tel processus ne s'inscrive pas dans u n modèle de séries marko-
viennes. Cependant, autant que nous sachions, ce sujet n'a pas encore été étudié
en tant que tel. L e problème devient encore plus compliqué d u fait que les
processus d'apprentissage auxquels une génération doit se soumettre sont des
processus composites et que l'éducation elle-même représente u n macro-
apprentissage (c'est-à-dire un processus d'apprentissage qui s'étend sur plusieurs
années et dont certaines parties sont constituées de milliers de microprocessus
d'apprentissage).
O n peut considérer la linguistique c o m m e u n chapitre de la théorie de
l'apprentissage. E n effet, une langue s'apprend pendant les premières années
de la vie et l'on est souvent amené à en apprendre d'autres plus tard. L'appren-
tissage de la langue est une question qui est beaucoup étudiée à l'heure actuelle,
mais il ne semble pas que la théorie stochastique de l'apprentissage ait été
appliquée aux découvertes dues à l'application de la linguistique moderne
(notamment les versions chomskyennes et postchomskyennes de cette der-
84 Léo Apostel

nière) à l'étude d u discours chez l'enfant. Qui plus est, les langues sont en
évolution constante, et le linguiste qui n'observe que les conséquences de cette
évolution s'efforce d'en redécouvrir les premières étapes et d'aboutir ainsi à
une série de phases linguistiques acceptables. Mais, si nous voulons expliquer
cette évolution de la langue, nous devons nécessairement appliquer la théorie de
l'apprentissage (théorie de l'apprentissage collectif) au comportement linguis-
tique. L e discours change d u fait m ê m e qu'on parle. C'est là u n cas classique
d'apprentissage que nous pouvons assimiler à u n cas de microapprentissage
et de macroapprentissage (certainement en forte interaction). Il est très
probable que les mécanismes d u changement de la langue — qu'ils soient
d'ordre phonologique, syntaxique o u sémantique — dépendent des méca-
nismes d'apprentissage de la langue. O n suppose que le changement linguis-
tique a surtout lieu pendant l'enfance. Cela fait quelque temps déjà qu'en
sciences humaines o n estime que le problème de l'apprentissage à l'intérieur
d'un autre processus d'apprentissage est crucial. L'apprentissage des langues
comporte, néanmoins, u n aspect plus spécifique : celui qui apprend de nouvelles
langues (ainsi, d'ailleurs, que celui qui transforme inconsciemment sa propre
langue) ne choisit pas parmi des réactions existantes celles qui sont les plus
adaptées à des stimuli donnés; il forme, au contraire, de nouvelles séquences
de réactions qui ne font pas encore partie de son répertoire. Les quatre éléments
de l'ensemble d'apprentissage A , S , R , C doivent être considérés c o m m e
variables : dans le cas présent, c'est la variabilité de R et de S qui nous inté-
resse le plus. Les signes sont en effet des stimuli auxquels o n réagit c o m m e s'ils
étaient d'autres stimuli : ils provoquent des réactions qui remplacent d'autres
réactions. L'apprentissage de la fonction symbolique en général doit donc être
défini c o m m e étant l'apprentissage de la capacité de représentation (c'est-à-dire
l'apprentissage de rapports d'équivalence spécifiques entre stimuli et réactions).
N o u s en venons enfin au rapport entre l'apprentissage et le droit. Encore
une fois, le droit est u n phénomène en évolution constante. Toutefois, on peut
dire qu'il consiste en u n ensemble de règles explicites. O r , les processus d'appren-
tissage dont nous avons parlé dans le présent chapitre ne s'appliquent pas à
des règles explicites. L e logicien qui analyse la logique en droit n e peut
qu'utiliser la logique déontologique (c'est-à-dire la logique de phrases compor-
tant des n o m s qui désignent des choses permises et des obligations). Ainsi,
apprendre le droit, c'est apprendre dans quelles conditions certaines choses
sont permises et d'autres obligatoires en fonction d'autres facteurs. E n termes
de stimuli et de réactions, l'apprentissage d u droit, o u de la loi (car cette
expression a plusieurs significations) — a) l'apprentissage de règles juridiques
par ceux qui y sont soumis, grâce à la réaction des autorités reconnues;
b) l'apprentissage par les autorités juridiques de nouvelles règles juridiques
grâce à l'observation des réactions d'individus o u de groupes à certains types
d'actes; c) l'apprentissage par des représentants de la loi de l'interprétation
correcte des règles existantes, grâce aux réactions des autorités supérieures
(tribunaux, scientifiques, etc.) et aux réactions d u public (ou de l'idée qu'ils
s'en font) —, cet apprentissage semble l'apprentissage de réactions à d'autres
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 85

réactions, sous l'effet de stimuli qui sont eux-mêmes des réactions à d'autres
réactions. Cette définition pourrait d'ailleurs s'appliquer à l'apprentissage de
n'importe quel type de règles explicites. A ce propos, nous devons signaler, une
fois de plus, que la théorie mathématique de l'apprentissage n ' a pas encore pris
en considération cette situation spécifique.
Le type de recherche interdisciplinaire que l'application de la théorie de
l'apprentissage à la totalité d u comportement humain rend possible, et m ê m e
nécessaire, découle de la formulation des tâches spécifiques que présentent
les différentes catégories de comportement humain.

Théorie de l'information
(théorie mathématique de la communication)
Chaque fois qu'une information est transmise, il y a u n émetteur, u n récepteur
et une voie de transmission. L'émetteur envoie au récepteur, au m o y e n de la
voie de transmission, des signaux choisis dans u n ensemble de signaux possibles.
Ces signaux devant être adaptés à la voie de transmission, puis au récepteur,
des opérations de codage et de décodage sont donc nécessaires. L a première
théorie de la communication se sert d'une fonction numérique. Elle se fonde,
en effet, sur le nombre de signaux possibles qui, soumis à quelques axiomes,
font de cette fonction u n instrument de mesure de la décroissance de l'incerti-
tude à la réception d ' u n signal. L a quantité d'information employée par
Claude Shannon est, par conséquent, la mesure de la valeur de surprise, plus
ou moins importante selon que le signal responsable de la quantité d'infor-
mation était attendu o u non. Mais, puisque notre but ici n'est pas de traiter d u
caractère technique de la question, nous n'étudierons pas la forme précise de
la mesure de l'information. Les explications qui précèdent suffisent à notre
propos qui consiste à analyser l'application de la mesure de l'information aux
différentes sciences humaines. Les théorèmes fondamentaux de la théorie de
l'information indiquent les limites maximales des quantités d'information qui
peuvent être transmises par des voies de transmission, avec des quantités de
bruit données, étau m o y e n de séquences de signalisation de différentes lon-
gueurs, codées d'une certaine manière. Cependant, il faut signaler que, l'infor-
mation étant inversement proportionnelle à la probabilité, le calcul de
probabilité représente, à n'en pas douter, le fondement de la théorie de l'infor-
mation. Officiellement, u n calcul de probabilité est, en général, une algèbre
booléenne qui est en m ê m e temps une algèbre sigma, c'est-à-dire une algèbre
sur laquelle est définie une mesure. C e type d'information devrait s'appeler
information syntaxique, car la signification o u l'emploi des signaux ne
relèvent pas de son domaine. Il ne considère que les rapports (qu'on peut
appeler syntaxiques) entre les signaux. Mais, si nous voulons appliquer une
théorie mathématique de la communication aux sciences humaines en général,
nous devons mettre au point et développer une théorie sémantique de l'infor-
mation (dont les fondements ont été jetés par Rudolf Carnap et Yehoshua
Bar-Hillel) et une théorie pragmatique de l'information (quelques progrès ont
été réalisés dans ce sens par Ackoff et Churchman). C o m m e pour la théorie
86 Léo Apostel

des jeux, il y eut une première période d'enthousiasme général, pendant laquelle
on pensa qu'il était possible d'appliquer la théorie syntaxique de l'information
ou une version de cette dernière (à savoir une théorie sémantique o u pragma-
tique de l'information) à la biologie, à la psychologie et m ê m e à la sociologie.
Puis vint le désenchantement, surtout quand il se révéla très difficile de définir,
dans les divers domaines, ce qu'il fallait considérer c o m m e u n signal unitaire
ainsi que le type de fonction de mesure approprié. Il y eut aussi le succès de la
linguistique algébrique de C h o m s k y , selon laquelle la probabilité n'avait rien à
voir avec l'étude de la langue. Actuellement, o n s'attache à définir des mesures
adéquates de l'information pragmatique, et nous s o m m e s convaincu que ces
efforts provoqueront u n regain d'intérêt pour l'application de la théorie de
l'information aux sciences humaines. Les remarques qui suivent contiennent
d'ailleurs quelques suggestions dans ce sens.
L'application de la théorie de l'information aux sciences humaines
nécessite, dans chacune de ces sciences, la mise au point de modèles de la
séquence : émetteur, codeur, voie de transmission, récepteur et décodeur. E n
outre, le thème central de la théorie de l'information, à savoir le rapport entre
les types de probabilité de sources d'erreur dans la voie de transmission, d'une
part, et le type et la longueur de l'opération de codage, d'autre part (répétitions
visant à combattre les erreurs), devra être interprété dans les divers domaines
d'application. N o u s commencerons par l'application de la théorie de la
communication aux sciences qui s'y prêtent le moins.
E n sociologie, les divers agents (personnes o u sous-groupes) sont les
émetteurs et les récepteurs. Les signaux sont des actes socialement perceptibles
et significatifs de ces agents. Les opérations de codage et de décodage sont les
activités de symbolisation et d'interprétation des émetteurs et des récepteurs.
L a voie de transmission est le domaine social, la totalité de la société, o u de la
sous-société, dans laquelle ces activités ont lieu.
Les deux sous-sciences de la sociologie, qui, grâce au caractère de
sciences exactes qu'elles ont acquis, représentent des prototypes de théorisation
dans ce domaine et qui, d u fait d u rapport qui existe entre leur objet et autres
activités sociales, font partie et s'inspirent de la sociologie générale, à savoir
la démographie et l'économie, ont, elles aussi, à leur portée des modèles de la
situation de communication décrite.
E n économie, les émetteurs et les récepteurs sont les agents économiques
(consommateurs et producteurs individuels o u collectifs). Les signaux sont
les divers biens soit produits, soit vendus o u consommés. Les opérateurs de
codage ou de décodage sont soit les opérations technologiques de la production,
soit celles par lesquelles o n attribue des valeurs économiques à ces biens. L a
voie de transmission est le marché.
E n démographie, les émetteurs et les récepteurs sont les stocks de gènes
des différentes générations d'une population. Les signaux sont les combinai-
sons de gènes qui ont lieu simultanément dans deux organismes biologiques.
Les opérations de codage et de décodage sont les opérations qui incarnent ces
ensembles de gènes simultanés en des organismes individuels et les opérations
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 87

d'accouplement qui font que des organismes individuels produisent de nou-


velles combinaisons de gènes. L a voie de transmission est la population dont
les membres se marient entre eux (la mort, quant à elle, peut être considérée
c o m m e u n signal qui apparaît sur u n récepteur zéro).
Toutefois, ce tableau demeure abstrait. O n peut très bien élaborer une
théorie de la communication entre générations, les émetteurs étant les membres
de la génération précédente, les récepteurs les membres de la génération consi-
dérée, le codage et le décodage, l'accouplement et la reproduction, la voie de
transmission étant encore la population dont les membres se marient entre eux.
Mais ces éléments fondamentaux de la situation de communication
n'offriraient aucun intérêt si nous ne définissions pas : à) la notion d'erreur
en communication; b) le type des répétitions qui servent à lutter contre ces
types d'erreurs.
E n économie, nous considérons qu'une erreur o u une perturbation de
la communication est soit u n schéma de production défectueux qui ne donne
pas les biens désirés, soit une opération vente-achat qui ne réussirait pas à
déplacer la moindre marchandise ou, d u moins, qui ne déplacerait pas les
bonnes marchandises (si bien que l'opération est soit annulée, soit impossible
à répéter).
E n démographie, les erreurs o u perturbations sont des types de repro-
duction o u d'immigration et d'émigration qui ne produisent pas d'individus
ou de sous-groupes de populations viables. O n pourra dire que la théorie de la
communication aura été effectivement appliquée quand o n démontrera que la
complexité et la forme des opérations de codage en économie et en d é m o -
graphie dépendent des probabilités et des formes d'erreur.
Des exemples ci-dessus, relatifs à la démographie et à l'économie,
nous pouvons déduire qu'en sociologie générale aussi (si nous considérons que
cette science étudie la formation, la croissance, la spécialisation et la transfor-
mation internes, la fusion o u lafissionet, enfin, la destruction des groupes)
il est possible de réaliser u n modèle théorique de communication. E n effet,
la mobilité interne d'un niveau à l'autre de la hiérarchie de groupe et la mobi-
lité externe entre les groupes peuvent fournir des modèles auxquels les
concepts théoriques de la communication sont applicables.
Le lecteur peut trouver que toutes ces propositions (qui ne sont encore
que des projets) sont d'ordre purement spéculatif. Qu'il nous soit permis
d'insister sur le fait que la littérature consacrée à ce sujet contient des consi-
dérations encore plus abstraites. E n biologie, l'évolution a été considérée
c o m m e u n mécanisme de transmission de l'information. Les erreurs sont dues
soit à des mutations, soit à l'adaptation croissante d'une espèce à son milieu.
Les mécanismes d'adaptation essaient de réduire ces erreurs au m i n i m u m
grâce aux répétitions. L a version biologique du mécanisme de la communication
est assez proche de notre proposition en matière de démographie pour montrer
que nous ne sommes pas les seuls à avoir orienté notre réflexion dans ce sens.
E n outre, plusieurs chercheurs ont essayé de mesurer le degré de liberté d'une
société donnée par la quantité d'information qui existe dans cette société. Cette
88 Léo Apostel

quantité d'information serait proportionnelle au caractère inattendu des


mouvements sociaux que cette société connaît en une période donnée. Bien
entendu, le degré de surprise causée par ces mouvements étant mesuré par une
probabilité conditionnelle, il ne peut être défini que si nous disposons d'une
distribution initiale des probabilités.
L a théorie classique de la communication est-elle suffisante pour que
les applications proposées soient utiles? Certes non, car cette théorie est
statique. Cela veut dire que : a) l'ensemble de signaux est invariable dans le
temps; b) les opérations de codage et de décodage ne varient pas dans le
temps; c) le codage est adapté au décodage et vice versa, car celui qui fait l'une
de ces opérations connaît également l'autre; d) les probabilités et types d'erreurs
sont fixés pour une voie de transmission donnée. Q u a n d o n considère les
interprétations économique et démographique du schéma théorique de l'infor-
mation, o n s'aperçoit que, l'émetteur et le récepteur n'étant pas des êtres
conscients de la structure du domaine dans lequel ils opèrent, l'adaptation du
codage au décodage doit se faire par des types spécifiques d'interaction
(peut-être par apprentissage dans certains cas — une synthèse de la théorie
de l'apprentissage et de la théorie de la communication représente évidemment
un objectif crucial). E n outre, l'ensemble des signaux n'est invariable ni en
économie (où les schémas technologie, vente et consommation sont en évo-
lution constante) ni en démographie (où stocks de gènes et populations
connaissent u n développement constant).
Les erreurs elles-mêmes sont en évolution constante. C'est pour toutes
ces raisons que seule une théorie dynamique de l'information (qui n'existe pas
encore, mais qui peut être créée) fournira u n cadre théorique fondamental
pour toutes ces applications. N o u s n'entendons pas par là une simple orga-
nisation de l'une o u l'autre des variables de la situation de communication,
mais une série de dynamisations interdépendantes. C e type d'interdépendance
est spécifique; il concerne la partie des sciences humaines à laquelle o n
applique la théorie de l'information.
Mais, avant d'indiquer quels types spécifiques de la théorie de l'infor-
mation peuvent être employés en sciences humaines, signalons, c o m m e nous
l'avons fait pour la théorie des jeux (théorie de la décision) et la théorie de
l'apprentissage, qu'une théorie de l'information est rendue nécessaire de par
la nature intrinsèque de l ' h o m m e et de son organisation. L ' h o m m e et les
groupes qu'il constitue transmettent des effets complexes et multiples. Cela
étant posé, il faut disposer, si l'on veut étudier cette transmission, d'une
science du type de la théorie de l'information. E n fait, le concept de transinfor-
mation est m ê m e plus fondamental que celui d'information.
Venons-en maintenant aux applications possibles de la théorie de
l'information à la psychologie. Quastler et Attneave, entre autres, s'étaient
déjà penchés sur cette question voici bien longtemps. L a perception étant, de
toute évidence, une des activités de transmission de l'organisme humain,
c'est à cette activité que la théorie de l'information a d'abord été appliquée.
O n a essayé de savoir combien d'unités d'information peuvent être captées
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 89

et mises en réserve par les sens en un m o m e n t donné. Cependant, l'acte moteur


est lui aussi une transmission d'informations (présentes dans l'organisme) au
m o n d e extérieur. C'est pour cette raison que le temps qu'on met à exécuter cer-
taines opérations (impliquant u n choix entre différents actes) a été relié à la
quantité d'information nécessaire à l'exécution de ces opérations. N o u s ne
nous proposons pas ici de présenter, dans le détail, ces diverses tentatives,
mais plutôt de nous intéresser à leurs lacunes qui ont rendu certains scienti-
fiques sceptiques à leur égard. E n guise d'illustration, nous prendrons u n
exemple précis. Demandons-nous quelle est la quantité d'information contenue
dans u n tableau. L a réponse à cette question dépend, bien évidemment, d u
type et d u nombre d'éléments d u tableau qu'on peut distinguer. Cependant,
l'opération par laquelle o n l'analyse serait arbitraire si l'on ne disposait pas
d'un critère pour définir les éléments à étudier. U n tel critère ne serait valable
que du point de vue psychologique s'il est donné par le système psychologique.
Il serait par conséquent absurde de parler de l'information contenue par le
tableau dans l'absolu. Cette information doit au contraire se référer à u n
schéma de réaction de l'organisme. Il en va de m ê m e pour ce qui est de la
quantité d'information nécessaire à l'exécution d'un type donné d'action.
Encore une fois, u n type d'action ne possède pas en soi une certaine quantité
d'information; il se situe toujours par rapport à u n système d'analyse o u de
synthèse de l'action. Seules les mesures d'information sémantique et pragma-
tique peuvent s'appliquer à Ja psychologie. U n e mesure d'information séman-
tique ne peut servir à mesurer le degré d'improbabilité d'un signal reçu; elle
doit, au contraire, mesurer l'augmentation de la clarté d'un modèle universel
qu'on se constitue grâce à la perception. U n e mesure de l'information
pragmatique doit être une mesure de l'augmentation de l'efficacité d'actes
courants provoqués par la réception d u signal. L'application de la théorie de
l'information à la psychologie demande donc que soient développées les
mesures d'information sémantique et pragmatique. D a n s le cas de la psycho-
logie génétique, il s'agit de prendre en considération les versions dynamiques de
ces deux nouvelles théories de l'information. Ces dernières doivent d'ailleurs
être reliées à la partie de la théorie syntaxique de l'information qu'on peut
appliquer à la sociologie, à l'économie et à la démographie. Tel est le schéma
d'activité interdisciplinaire qui s'ouvre grâce à l'application de la théorie de
l'information aux sciences humaines.
Les travaux de Karl Deutsch s'intéressent aux applications de la théorie
de l'information aux sciences politiques. L e concept central des sciences poli-
tiques est celui d u pouvoir. O n peut dire qu'un pouvoir est attribué à une
personne o u à u n groupe lorsque cette personne o u le groupe peuvent exercer
u n contrôle sur les actes d'autres personnes o u groupes. E n termes de théorie
de l'information, le pouvoir signifie qu'un signal émis par A peut limiter le
degré de la variabilité (à savoir la mesure syntaxique de l'information) mani-
festée par ceux qui sont contrôlés. L a quantité de pouvoir augmente lorsque la
quantité d'information véhiculée par le signal de contrôle diminue. L a Polito-
logie devrait étudier la combinaison de signaux de contrôle qui possèdent les
90 Léo Apostel

capacités de contrôle les plus importantes. L'emploi de cette définition d u


pouvoir en termes de théorie de l'information peut permettre d'étudier, en
partie, le problème. Mais ce n'est là qu'une des perspectives ouvertes aux
sciences politiques. Si l'on considère les relations internationales, la diplomatie
apparaît c o m m e l'art de sélectionner le type de signaux que les différentes
nations s'envoient dans le but de communiquer certains types et certaines
quantités d'information. Trop o u trop peu d'information peut augmenter le
risque de guerre. Par conséquent, l'appréciation de la quantité optimale
d'information que les systèmes en présence doivent se transmettre les uns aux
autres pour éviter une confrontation violente (l'interruption des relations
internationales tendant à détruire partiellement o u totalement la capacité de
prendre une décision indépendamment des systèmes concernés) représente u n
problème d'importance vitale. L a théorie de l'information peut aussi s'appliquer
au contrôle d'autrui grâce aux médias mis en jeu. Prenons l'exemple de
l'urbanisme avec son concept central : la ville. Selon Peter Alexander, l'irré-
gularité d u plan d'une ville dépend de la quantité d'information contenue par
cette ville (en tant que message de contrôle), alors que l'importance des répé-
titions dans u n plan de ville serait fonction des répétitions dans le message
véhiculé par cette ville. Lorsqu'une ville contient trop o u trop peu d'infor-
mation, les mouvements d'exode hors de cette ville s'accroissent. A notre avis,
cette application de la théorie de l'information à l'urbanisme est u n cas spécial
de l'application de la théorie de l'information aux sciences politiques (les
milieux créés par l ' h o m m e sont u n m o y e n par lequel des groupes contrôlent
des individus et des sous-groupes).
Encore une fois, les relations interdisciplinaires entre les sciences
humaines dépendent de l'étude des divers types de systèmes de transmission
qui sont eux-mêmes les objets de ces diverses sciences humaines. L a théorie
classique de l'information doit être appliquée aux sciences humaines ; o n doit
pallier à ses lacunes et l'on peut, d'ores et déjà, procéder à une comparaison
des divers systèmes d'information, en termes de métalangage c o m m u n et en
tant que systèmes de transmission différents, de manière à les relier les uns
aux autres.

Théorie des grammaires formelles


Après la « théorie des jeux » de John von N e u m a n n , la « théorie des
grammaires formelles » de N o a m C h o m s k y est la découverte théorique la plus
originale qui ait été inspirée par les sciences humaines. Toutefois, cette
découverte ne puise pas ses racines dans les sciences humaines, mais dans la
linguistique. L a linguistique mathématique a surtout développé la théorie de la
grammaire generative; cependant, quelques modèles de grammaire transfor-
mationnelle ont également v u le jour. Loin de nous l'idée de prétendre que
l'actuelle théorie des grammaires formelles représente u n instrument adéquat,
m ê m e en linguistique (bien a u contraire). Cependant, il semble que n o n
seulement la langue, mais tous les produits culturels de l ' h o m m e possèdent
à la fois cette productivité illimitée et cette hiérarchie ordonnée que la gram-
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 91

maire formelle s'est appropriées. Mais expliquons-nous brièvement : une


langue implique la faculté de constituer (en cette m ê m e langue) des phrases
qui, tout en étant correctes du point de vue grammatical, n'ont probablement
jamais été constituées auparavant, bien qu'elles soient immédiatement reconnues
et acceptées par l'auditeur dont c'est la langue maternelle. Le locuteur doit
donc être en mesure à la fois de produire et de comprendre une variété infinie
de phrases correctes qu'il n'a, pour la plupart, jamais entendues ni employées
auparavant. Cela n'est possible que s'il a en mémoire des schémas généraux
de ces phrases qui se prêtent à des applications infinies. C'est cette propriété
qu'expriment les versions formelles des grammaires constitutives o u gram-
maires generatives. Elles se présentent sous forme de règles qui indiquent les
diverses manières de transcrire la catégorie la plus générale (la catégorie de la
phrase) au m o y e n de n o m s qui désignent les catégories générales, puis grâce à
un vocabulaire terminal qui se prête à une interprétation phonologique. Lorsque
les règles sont partiellement récurrentes (c'est-à-dire lorsque le m ê m e symbole
apparaît à droite et à gauche des règles de transcription que divise une flèche
centrale), et lorsque ce symbole est S, une infinité de n o m s peuvent être
produits. Cela veut dire, en s o m m e , qu'une infinité de phrases peuvent être
créées par u n nombre fini de règles et que cet ensemble potentiellement infini
est ordonné de façon hiérarchique. Ces deux aspects n'existent pas que dans
les seuls langages humains. Mais, pour écarter toute interprétation restrictive,
contentons-nous de considérer les actes humains.
L à encore, tout être humain peut produire, à certains moments, des
combinaisons de mouvements o u actes élémentaires qui n'ont jamais été
produites auparavant. D e nouveau, cela n'est possible que si les schémas de
ces actes sont mémorisés d'une manière hiérarchique. N o u s devons disposer,
en plus de l'ensemble fini de règles pour la reconstitution de S (c'est-à-dire les
phrases), d'un ensemblefinipour la reconstitution de A (c'est-à-dire les actes).
Cette remarque n'est pas seulement valable pour les actes en général. Prenons
l'exemple d u concept de rôle social. U n rôle est u n ensemble de schémas de
comportement évoqué par d'autres êtres humains et qui correspond à u n
ensemble de réactions auxquelles s'attendent les partenaires d u rôle en question.
Bien évidemment, une personne ne peut jouer qu'un nombre fini de rôles
(puisque le nombre de phrases susceptibles d'être dites et d'actes susceptibles
d'être faits est fini). Mais, à chaque insatnt, de nouveaux rôles peuvent être
inventés et joués. Il en va de m ê m e en économie. Les systèmesfinis,ou agents
économiques, disposent d ' u n nombre potentiellement infini de transactions
économiques; c o m m e en droit, il y a u n nombre potentiellement infini de
verdicts possibles, grâce à l'application d'un nombre fini de règles. D a n s les
arts, o n peut créer u n nombre infini d'œuvres grâce à des procédésfinis.A
première vue, o n peut dire que des grammaires formelles peuvent être mises
au point pour les actes, rôles, transactions économiques, décisions juridiques
et œuvres d'art. L a raison essentielle pour laquelle N o a m C h o m s k y a créé la
grammaire generative s'applique également à ces divers cas. D e plus, en
psychologie, il se peut que l'organisation de la mémoire (ou d u moins de
92 Léo Apostel

certaines parties de la mémoire) suive des structures en forme d'arbre, équi-


valents graphiques théoriques des règles generatives. E n effet, l'on avance qu'au
moins deux caractéristiques de l'acte humain (l'infinité potentielle et l'orga-
nisation hiérarchique) sont représentées par des grammaires formelles dont le
c h a m p ne se limiterait pas aux langues. Cependant, d'autres caractéristiques
doivent aussi faire partie de tout modèle de travail et d'acte humain qui se
veut valable. U n m ê m e produit final (phrase, acte, rôle, etc.) peut provenir
d'un n œ u d initial, et ce, de diverses manières. E n fait, pour donner une
description structurelle de ce produit fini, il faut reconstituer l'ensemble de
l'arbre de production. Par conséquent, une telle description ne saurait être
unique. Il n'est m ê m e pas vrai que des produits finals similaires se voient
intuitivement attribuer des descriptions similaires. C'est, entre autres, pour
cette raison que m ê m e en linguistique l'on ne considère pas les grammaires
constitutives c o m m e des théories appropriées au langage naturel. Partielles,
elles sont encore moins adaptées aux phénomènes social, économique et
juridique.
E n linguistique, N o a m C h o m s k y a proposé d'ajouter au noyau constitué
par la grammaire generative les résultats de la grammaire transformationnelle.
Ces transformations sont applicables à tous les niveaux d'un arbre de pro-
duction (en remontant d u niveaufinalvers le niveau initial), suivant u n ordre
donné. L e premier arbre est donc calqué sur u n autre qui le précède. Les
opérations de transformation envisagées sont essentiellement les suivantes :
à) des permutations ; b) des suppressions ; c) des ajouts. Les restrictions possibles
portent sur les conditions dans lesquelles ces opérations peuvent être appli-
quées (l'ordre d'application peut varier selon les contextes). Dès l'instant o ù
l'on ajoute des transformations aux procédés de génération en linguistique,
on peut également les pratiquer dans d'autres domaines d'application de la
grammaire formelle : les sciences humaines dont nous venons de parler.
D a n s tous les cas, u n problème reste posé : c o m m e on le verra, si le domaine
délimité par les grammaires generatives est trop petit pour fournir des
modèles adéquats, celui délimité par les grammaires transformationnelles est
trop large. E n effet, quel que soit le type de règles de reconstitution qui déter-
minent le noyau, si des transformations sont possibles, o n obtiendrait u n
ensemble de produits finals n o n récurrents, mais dont le nombre, lui, serait
récurrent. Cependant, cela constitue u n type trop fort d'infinité puisqu'on
considère en général que les ensembles potentiels infinis des actes humains sont
récurrents (donc plus contraignants que la récurrence numérique). Ainsi, les
grammaires formelles, de m ê m e que toutes les autres théories employées en
sciences humaines, traversent une crise, m ê m e dans leur propre domaine
d'application. Mais, c o m m e pour tous les autres cas que nous avons étudiés,
cette crise ne constitue pas une réfutation définitive. O n pourrait ajouter aux
grammaires transformationnelles des limitations qui restreindraient l'ensemble
des résultats possibles. Jusqu'à présent, aucune restriction naturelle n ' a été
proposée, m ê m e en linguistique. E n outre, deux autres facteurs sont à l'origine
de l'actuelle vague de scepticisme qui succède à l'immense succès remporté au
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 93

début par les grammaires formelles. Les phrases ont des significations ( c o m m e
les rôles ont des fonctions, les actes des buts et des conséquences, etc.)- E n
général, les résultats des actes humains ne sauraient être analysés à u n niveau
seulement. A u contraire, ils s'organisent à différents niveaux dont l'interaction
est u n facteur essentiel à la compréhension des produitsfinalsétudiés. Jusqu'ici
l'application de procédures generatives et transformationnelles aux signi-
fications, par exemple, n ' a pas donné de résultats valables. O n n'en reconnaît
pas moins désormais que le fait d'avoir accordé une prédominance à u n seul
niveau (le niveau syntaxique) était une erreur. Qui plus est, nombreux étaient
ceux qui croyaient (quoique C h o m s k y n'en fît pas partie) que générations et
transformations ont une réalité psychologique. L a crise actuelle de la psycho-
linguistique démontre que, malgré les nombreuses expériences effectuées,
cette assertion n'était pas fondée. Il convient donc d'ajouter aux grammaires
formelles actuelles de nouvelles théories aussi révolutionnaires que les pre-
mières découvertes de C h o m s k y . Si nous croyons encore à l'avenir des
grammaires formelles, si nous prétendons qu'elles s'étendront à l'ensemble
des sciences humaines, et n o n pas seulement à la linguistique, c'est en nous
fondant sur u n argument très simple : celui de l'infinité potentielle, de l'ordre
hiérarchique et de la nécessité d'étendre le noyau dont nous avons parlé
ci-dessus. Pour étendre les grammaires formelles aux diverses sciences
humaines, il faut tenir compte de deux faits : a) les ensembles produits seront
organisés en plusieurs niveaux en interaction; b) ces ensembles sont également
en interaction. Ainsi pourrons-nous considérer la psycholinguistique, par
exemple, c o m m e une tentative pour coordonner la grammaire des actes avec
celle des phrases.
Voici l'une des classifications les plus répandues des grammaires
formelles :
Classification des grammaires generatives
1. Grammaires hors contexte. Toutes les règles generatives sont de la forme :
A doit être récrit c o m m e B .
2. Grammaires linéaires. A doit être récrit c o m m e cB (c étant le signal final
qui n'apparaît jamais à la gauche d'une règle de réécriture).
3. Grammaires sensibles d u contexte. Certaines règles generatives sont de la
forme : p A q doit être récrit c o m m e p C q ; dans les contextes p et q,
A est remplacé par C .
4. Grammaires générales. Certaines règles de la forme A B doivent être récrites
c o m m e C D E — plus d'un signe est récrit en vertu de la m ê m e règle.
Classification des grammaires transformationnelles
O n a déjà parlé de cette classification : elle dépend d u type d'opérations
possibles (permutation, suppression, ajout), des contraintes auxquelles sont
soumises ces opérations ainsi que de l'ordre dans lequel elles sont exécutées.
Il existe une généralisation immédiate de cette classification : les appli-
cations linguistiques de la grammaire formelle, en tenant compte d u fait que,
depuis Ferdinand de Saussure, le langage est considéré c o m m e u n phénomène
essentiellement linéaire qui ne se préoccupe que des règles applicables aux
94 Léo Apostel

vecteurs. Mais, si nous passons aux actes, aux œuvres culturelles, aux rôles,
ce caractère linéaire cesse d'être obligatoire. N o u s pouvons dès lors envisager de
récrire des règles en partant de matrices à deux o u n dimensions.
Néanmoins, deux problèmes subsistent. Tout d'abord, étant donné la
classification généralisée des règles de réécriture (dans laquelle les classes
connues doivent être appliquées à des points de départ à n dimensions), quel
est le type de règles de réécriture qui est caractéristique de certaines sciences
humaines données ? A l'heure actuelle, nous ne pouvons m ê m e pas commencer
à répondre à cette nouvelle question. Il semble, par exemple, que seules les
règles de réécriture à contexte et à » dimensions puissent être employées pour
la génération de rôles sociaux. E n revanche, pour la génération d'actes, o n peut
employer aussi bien les règles à contexte que les règles hors contexte (la forma-
tion d'habitudes pouvant faire disparaître des rapports qui étaient importants
au début d'un processus de génération). Les grammaires linéaires ainsi que leurs
généralisations à n dimensions peuvent avoir leur importance en ce qui concerne
la création d'oeuvres culturelles, mais il semble qu'il soit impossible de les
employer dans des contextes juridiques. Mais de telles hypothèses demeurent
si incertaines et leur démonstration nécessiterait tant de preuves qu'il n'est pas
besoin de nous étendre davantage sur la question. Contentons-nous d'avancer
des suggestions pour encourager les recherches dans ce domaine. Passons main-
tenant au second problème : quelle forme d'interdisciplinarité serait imposée
par la généralisation de l'emploi des grammaires formelles dans les diverses
sciences humaines ? Là, la réponse est claire : étant donné que les grammaires
formelles sont classifiées, l'interdisciplinarité qu'elles imposeront découlera
des rapports entre règles linéaires et non linéaires, règles hors contexte et règles
à contexte, règles générales et règles limitées, etc. O n peut exprimer ces rapports
en termes d'opérations qu'il faut exécuter pour transformer un type de gram-
maire en u n autre, o u en termes de langages qui sont créés par union, o u en
termes d'intersections des ensembles des règles étudiées.

Théorie des systèmes de rétroaction


(ou cycles rétroactifs : la cybernétique)
Soit u n système ayant n entrées et m sorties. Supposons que l'une de ces sorties
soit l'entrée d'un second système, ou système de contrôle, dans lequel le signal
donné par cette sortie est comparé à u n critère. L a différence obtenue entre le
signal et le critère (ou toute autre fonction similaire) est réintroduite dans le
premier système de manière que la déviation augmente (rétroaction positive)
ou diminue (rétroaction négative). Il s'agit là d ' u n système de rétroaction
simple. L'importance d'une telle structure a été découverte par une branche de la
biologie (la neurologie). E n effet, on l'avait comparée à un type de mécanisme
spécifique : le servo-mécanisme o u mécanisme autorégulateur (dont l'exemple
le plus connu et le plus simple est le thermostat, qui maintient la température
d'un espace à u n niveau donné). Par conséquent, on ne peut prétendre que le
concept de rétroaction provient exclusivement des sciences humaines, c o m m e
c'est le cas pour les autres théories dont nous avons parlé. Toutefois, le lecteur
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 95

n'aura pas m a n q u é de remarquer (en ce qui concerne le concept d'apprentis-


sage) que tout type d'apprentissage dépend au moins d'une rétroaction dyna-
mique, à savoir un comportement modifié par ses propres résultats. E n outre,
on a déjà trouvé des domaines d'application d u concept de rétroaction dans
toutes les sciences humaines connues.
N o u s allons, dans ce qui suit, prendre quelques exemples parmi les plus
importants.
Soit, en économie, u n marché en situation de libre concurrence avec une
mobilité illimitée de la main-d'œuvre et des moyens technologiques. Sup-
posons maintenant que le prix d'un produit augmente parce que la demande
augmente. Sa production croîtra à son tour jusqu'à saturation d u marché.
A ce m o m e n t , le nombre des unités offertes dépassera celui des unités achetées.
E n conséquence, le prix d u produit baissera, de m ê m e que sa production. L e
phénomène inverse a lieu lorsque la demande pour u n produit baisse. Par
conséquent, u n marché en situation de libre concurrence fait, à tout point de
vue, office de thermostat qui ramène le système au point d'équilibre à l'issue
d'oscillations diverses.
Soit, en linguistique, une conversation ou u n dialogue. U n e remarque
émanant de l'un des participants à ce dialogue provoquera une réponse. Cette
réponse à son tour influencera et contribuera à déterminer la remarque sui-
vante d u premier participant. Certes, il faut distinguer entre plusieurs types
de dialogue en fonction du but poursuivi par les participants. Les conséquences
de leurs interventions réintroduites chez ceux qui les ont exprimées sont
typiques des systèmes de rétroaction. Ici, une question peut être soulevée : les
systèmes de rétroaction contribuent-ils à déterminer les propriétés sémantiques
et syntaxiques des phrases employées ?
Considérons maintenant, en théorie de l'organisation (qui est une impor-
tante partie de la sociologie), les rapports entre les membres de l'organisation
et l'organisation elle-même. D ' u n e part, nous avons les membres de l'organi-
sation qui offrent divers types et quantités de travail à l'organisation. Cela
permet à l'organisation de se maintenir, de remplir ses fonctions et d'offrir à
son tour des incitations diverses à ses membres pour qu'ils continuent à y
contribuer. N o u s voici de nouveau en présence d'une situation susceptible
d'engendrer u n mouvement d'oscillation : l'organisation peut exiger plus de
travail tout en offrant moins d'incitations, o u encore ses membres peuvent
demander plus de récompenses tout en offrant moins de travail. Ces deux cas
entraînent des réactions de compensation de la part de l'autre partenaire,
ramenant le système à u n point d'équilibre (celui d u départ o u u n autre), o u
bien entraînant sa destruction pure et simple.
D a n s les situations politiques, l'exercice d u pouvoir est réglé par des
processus de rétroaction. L'autorité qui exerce le contrôle, cherchant à étendre
ce contrôle à un nombre toujours plus grand d'agents et d'actes, doit déployer
de plus en plus d'efforts et accroître sans cesse les moyens qu'elle met en
œuvre. Simultanément, les agents assujettis à ce contrôle s'engagent dans une
résistance, d'abord passive, puis active, qui ira croissant. Cette évolution conduit
96 Léo Apostel

à un point de rupture (destruction du système) ou à plus de fermeté du pouvoir


exercé. Ainsi, la structure de ce pouvoir est, dans une certaine mesure, auto-
régulatrice — dans une certaine mesure seulement, toutefois, sinon l'histoire
n'évoluerait pas. Il en va de m ê m e pour le mécanisme de marché, le mécanisme
du dialogue et le mécanisme théorique d'organisation : tous ces systèmes ne
tolèrent pas de contraintes illimitées. Au-delà ou en deçà de certaines limites,
ils sont détruits ou radicalement transformés. Il y a aussi des interruptions. Le
cas idéal de mouvements complètement réversibles, impliquant des compen-
sations absolues, des perturbations, n'existe pas dans la réalité.
N o u s avons une remarque d'ordre plus général à faire en ce qui concerne
l'histoire : dans tout système de rétroaction, le type d'action d u critère revêt
une importance primordiale. E n effet, ce critère peut viser à maintenir cons-
tantes certaines quantités, ou le taux et le sens des variations de ces quantités.
Il peut enfin maintenir constants le taux et le sens des changements d'une
variable (cas de dérivés de plus en plus élevés). Ainsi, les exemples précédents
semblent plutôt simples : dans le cas présent, en effet, il s'agit d'une infinité de
types d'équilibres qui peuvent être associés à divers types de déséquilibre des
niveaux inférieurs.
L'une des formes d'interdisciplinarité introduites par la théorie des
systèmes rétroactifs est l'étude de systèmes rétroactifs complexes; ces derniers
sont constitués par des systèmes rétroactifs ayant des critères différents (qui se
stabilisent par exemple à des niveaux de variation différents).
Jusqu'ici, nous n'avons pas donné d'exemples psychologiques, très évi-
dents en l'occurrence. Il en existe bel et bien. Il y a d'abord le cas de la main,
qui (comme le signale Wiener), en essayant de saisir fermement u n objet
donné, exécute un certain nombre de mouvements compensatoires pour rectifier
des déviations minuscules. Il en va de m ê m e pour tous les actes moteurs et
peut-être m ê m e de l'évolution des émotions. U n e joie ou un chagrin profonds
sont réglés par une activité de l'imagination de manière à revenir à un point
d'équilibre mental suffisant. Si nous avons attendu jusqu'ici pour aborder le
domaine psychologique, c'est pour la raison suivante : la conscience de soi,
d'une part, et la faculté d'anticiper, d'autre part, montrent que le système
psychologique développe u n modèle de son environnement sur lequel il lui
est beaucoup plus aisé et rapide d'effectuer des expériences que sur l'environ-
nement réel. Ainsi, le système psychologique est en mesure de prévoir l'évolu-
tion de son environnement tout en se constituant u n modèle de lui-même, à
l'intérieur de lui-même. Certes, dans une certaine mesure, le système social
développe lui aussi un modèle de son milieu et un modèle de lui-même. Mais la
concentration et l'intégration de ces modèles ne peuvent se comparer à celles
des modèles d u système psychologique.
Si nous voulons intégrer ces notions d'anticipation et de conscience de
soi à la théorie des systèmes de rétroaction, il faut approfondir systémati-
quement l'étude des systèmes de rétroaction complexes (par opposition au sys-
tème de rétroaction simple que nous avons décrit plus haut). L ' o n peut aboutir
de diverses façons à des systèmes de rétroaction complexes : a) en constituant
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 97

des chaînes de systèmes de rétroaction dans lesquelles au moins une sortie


de I est une entrée de II, I et II étant tous deux des systèmes de rétroaction;
b) en constituant des chaînes cycliques de systèmes de rétroaction dans lesquelles
il y a au moins I n, si bien que le nième élément de la chaîne a une entrée dans
le premier élément; c) les chaînes, qu'elles soient linéaires ou cycliques, peuvent
être rattachées l'une à l'autre; d) le critère peut lui-même être u n système de
rétroaction o u appartenir à des chaînes o u cycles de systèmes de rétroaction.
Cette opération peut être répétée n fois. Les modèles qui produisent conscience
de soi et anticipation sont des éléments de ces systèmes de rétroaction
complexes. D è s l'instant o ù l'on peut définir ces systèmes de rétroaction, en
principe illimités (et les étudier grâce à des méthodes algébriques o u statis-
tiques), o n peut, à notre avis, aboutir aux fondements d'un nouveau type
d'interdisciplinarité rendu possible par le rôle prépondérant joué par les
systèmes de rétroaction dans la compréhension des actes humains. Cette inter-
disciplinarité serait fondée sur l'étude de systèmes de rétroaction qui s'imbri-
quent les uns dans les autres et qui ont des types de complexité différents.
Il est très important de se rendre compte que les schémas de rétroaction
simples ne peuvent, en tant que tels, expliquer quelque acte humain que ce soit.
L a théorie des systèmes de rétroaction doit être approfondie beaucoup plus
qu'elle ne l'a été jusqu'à présent si l'on veut connaître les situations d'équilibre
et/ou de stabilité pour toutes les combinaisons de systèmes de rétroaction
recherchées. Mais cette étude n ' a pas encore abouti. E n outre, et c'est là une
constatation que nous avons exprimée maintes fois au sujet de la théorie
des jeux et de la théorie de l'information entre autres, la théorie des systèmes de
rétroaction est statique. U n système de rétroaction fonctionne de la manière
dont il a été construit. Cependant, il faudra trouver u n m o y e n de définir les
systèmes de rétroaction qui, en fonctionnant, augmentent le nombre des cycles
et chaînes qu'ils comportent. L a croissance d'un groupe, d'un œ u f fécondé,
la croissance intellectuelle d'un être humain, le développement d'un secteur
culturel donné sont autant de cas que l'on ne pourra comprendre dans le cadre
de systèmes de rétroaction, que si l'on découvre (et o n en est encore loin) les
lois en vertu desquelles ces systèmes augmentent leur degré de complexité
interne. O n a bien essayé de le faire, il y a de cela dix ans, en cherchant à
mettre au point une théorie des systèmes qui s'auto-organisent. Toutefois, la
notion d'auto-organisation n'était pas claire et elle contredit, dans une certaine
mesure, la loi fondamentale de la théorie de l'information, selon laquelle aucun
système ne peut créer l'information — tout au plus peut-il la préserver. Plus
récemment, o n s'est de nouveau penché sur ce problème, quoique d'un point
de vue moins théorique, plus expérimental, grâce à la théorie de recherche en
matière d'intelligence artificielle. Mais cette théorie est elle-même constituée
d'une théorie d'algorithmes de recherche qui ne peuvent s'appliquer qu'une
fois le problème complètement résolu, et d'une théorie d'algorithmes heuris-
tiques qui ne peuvent être appliqués que lorsque tous les facteurs en jeu (espace
de recherche) sont connus et lorsqu'une fonction de distance permettant de
mesurer le degré d'achèvement de la solution du problème est définie. Certes,
98 Léo Apostel

si elle fournit plus d'informations concrètes que la théorie des systèmes à


auto-organisation, qui n ' a rien donné, elle reste essentiellement statique. L a
prochaine étape dans ce domaine devrait être la mise au point d'une théorie
d'algorithmes heuristiques susceptible de développer de nouveaux espaces de
recherche et de nouvelles fonctions de distance. Encore une fois, cette partie
de la cybernétique devrait être appliquée à tous les types de sciences humaines.
Toute activité humaine, qu'elle soit sociale, affective o u qu'elle relève d u
domaine de la perception, tend à résoudre u n problème. Il faut appliquer le
modèle de l'intelligence artificielle à toutes les sciences humaines pour aboutir
à une théorie dynamique des systèmes rétroactifs.
N o u s ne pouvons montrer en détail c o m m e n t la théorie de la recherche
heuristique constitue u n autre fondement de l'interdisciplinarité en sciences
humaines. N o u s donnerons toutefois u n exemple : si le mécanisme de marché
en situation de libre concurrence parfaite (qui n'existe pas dans la réalité) est
u n système régulateur qui réagit après coup aux perturbations, alors, dans une
économie dirigée par une autorité centrale, les plans sont mis au point en fonc-
tion d'anticipations sur l'évolution future, d'une part, et en fonction des buts
sociaux, d'autre part. Les activités sociales, économiques, technologiques et
intellectuelles qu'on déploie pour mettre au point et exécuter des plans visant
le développement économique et/ou social sont autant de tentatives pour
résoudre des problèmes. O n peut en constituer des modèles, entre autres par
l'application de la théorie de l'intelligence artificielle au domaine social et
économique.
Mais il faudra revenir encore une fois à la notion de base d u système de
rétroaction. E n effet, l'intelligence artificielle est u n domaine essentiellement
pragmatique, ce qui est à la fois u n avantage et u n inconvénient. D'autre part,
il ne faut pas oublier que ce domaine n'est que la tentative la plus récente
pour développer — de façon plutôt empirique — une cybernétique dyna-
mique. Cette tentative empirique doit être reliée à la méthode fondamentale
qui l'a précédée.
Signalons, enfin, que nous avons omis, dans notre classification des
systèmes de rétroaction, quelques facteurs qui peuvent jouer un rôle très impor-
tant dans la recherche visant à découvrir quel type de système de rétroaction
permet de définir telle o u telle science humaine : a) les caractéristiques
« temps », le système réagissant vite o u lentement ; b) les caractéristiques de
probabilité — moyenne des signaux « entrée », « sortie » et « déviation » émis
par le système en u n temps donné (on établit cette moyenne grâce à u n calcul sta-
tistique avant compensation ou anticipation) —; c) le sens de la réaction, positif
ou négatif; d) la multiplicité des éléments de base qui constituent les systèmes
de rétroaction complexes (nombre des entrées et des sorties). Il est probable,
par exemple, que les rétroactions neurologiques réagissent plus rapidement
que les rétroactions sociales et que la vitesse des rétroactions économiques se
situe entre les deux. Il semble également que les moyennes soient plus impor-
tantes dans certaines sciences humaines ( c o m m e , peut-être, la démographie),
alors que les déviations moyennes l'emportent dans d'autres sciences (théorie
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 99

des structures de classe de la société, ou théorie de l'équilibre affectif du psy-


chisme). U n travail préparatoire étant nécessaire au développement de cette
dimension de l'interdisciplinarité, nous proposons un programme visant à dis-
tinguer les diverses parties des sciences humaines grâce à leurs caractéristiques
élémentaires de rétroaction.
E n conclusion, nous voudrions attirer l'attention sur le fait qu'une théorie
dynamique des systèmes de rétroaction doit étudier méthodiquement les
défaillances et l'instabilité d'un système de rétroaction donné lorsque celles-ci
engendrent de nouveaux systèmes ayant des caractéristiques de régulation et
d'anticipation différentes.
A ce propos, voici une dernière remarque d'ordre général qui s'impose :
dans toutes les théories étudiées jusqu'ici, le type de mathématique utilisé est
combinatoire ou algébrique. C'est sans doute parce que cet instrument est
d'un usage aisé pour les experts dans ces divers domaines. Toutefois, René
T h o m , qui a récemment essayé d'élucider certains phénomènes mathématiques
élémentaires en biologie, a mis au point une théorie des discontinuités ou crises
dans le cadre de mathématiques continues, la topologie et la géométrie diffé-
rentielle en l'occurrence. René T h o m est persuadé que cette méthode permet
d'expliquer n o n seulement des phénomènes biologiques, mais aussi linguis-
tiques. N o u s ne s o m m e s pas qualifiés pour nous prononcer sur les perspectives
ouvertes par cette découverte due à la recherche en biologie et en topologie,
mais, étant donné que le système nerveux est u n ordinateur en partie digital
et en partie analogique, u n automate en partie déterministe et en partie sto-
chastique, il est probable que les sciences humaines ne pourraient pas utiliser
les mathématiques discontinues à l'exclusion de tout autre instrument. U n
autre programme pour la recherche interdisciplinaire consiste à rechercher
dans les diverses disciplines les types de discontinuité les plus impor-
tants — les crises o u « catastrophes », c o m m e les appelle T h o m —, de
manière à se servir de la topologie c o m m e d'un cadre permettant d'unifier
la recherche.

Théorie des algebres approximatives


L'une des plus importantes théories employées en sciences humaines est celle
de la psychologie génétique de Jean Piaget. Voici pourquoi : m ê m e si, c o m m e
nous l'avons dit, les sciences humaines utilisent en général des mathématiques
simples (structures mathématiquesfinies),il n'en reste pas moins que les struc-
tures mathématiques employées c o m m e modèles en théorie des jeux, en théorie
de l'information et en théorie des systèmes de rétroaction font appel aux proba-
bilités, aux nombres, etc., et n'appartiennent pas aux structures les plus élémen-
taires utilisées par les logiciens pour unifier les sciences mathématiques. Les
travaux de Piaget recourent parfois à des modèles constitués par des structures
mathématiques très simples : les groupements (qui s'apparentent aux semi-
groupes) et les grilles. Ils assimilent le développement de l'intelligence humaine
de l'enfance à l'adolescence à une séquence linéaire qui c o m m e n c e par des
structures possédant quelques propriétés (pas toutes) d u groupe et quelques
100 Léo Apostel

propriétés (pas toutes) d'une grille. Plus tard, deux phénomènes ont lieu :
de plus en plus de propriétés de groupes et de grilles viennent s'ajouter à cette
séquence, alors que l'intelligence emploie de plus en plus simultanément des
propriétés des groupes et des grilles jusqu'à ce que, lors de la dernière phase
(du moins la dernière phase considérée par Piaget), la structure devienne à la
fois celle d'un groupe et d'une grille. Jean-Baptiste Grize a d'ailleurs soigneu-
sement analysé, d ' u n point de vue théorique, les différentes phases de ce
développement.
L ' o n pourrait s'étonner d u fait que nous considérions une théorie à pre-
mière vue étroitement liée a u développement de l'intelligence chez l'enfant
c o m m e un m o y e n d'unifier les sciences humaines. Piaget a indiqué que le groupe
se distingue par le fait que chaque opération a u n contraire (le contraire d'une
opération est une autre opération qui, combinée à la première, donne une
opération qui ne modifie qu'elle-même), alors que la grille est une structure
partiellement ordonnée de manière que les opérations symétriques qu'elle
contient (rencontre et jonction) soient elles aussi partiellement ordonnées (les
successeurs les plus petits et les prédécesseurs les plus grands sont les m ê m e s
pour les rencontres et les jonctionsfinieso u m ê m e infinies). Si nous passons à
l ' h o m m e et à ses groupes sociaux, nous remarquons que les notions de
contraire et d'ordre revêtent une importance primordiale. E n fait, l'on a souvent
dit que l ' h o m m e est un animal conscient du temps (le temps étant évidemment lié
à l'ordre et la conscience du temps liée à l'invariabilité, à la conservation — donc
à la réversibilité et aux contraires). D ' u n côté, l'humanité est engagée dans u n
processus indéfini visant le développement et le progrès; de l'autre, elle
s'efforce de réaliser l'invariabilité. C'est pour cela que la constitution de
groupes et de grilles, ainsi que leur synthèse, est u n phénomène élémentaire
humain. Ces problèmes posés par la synthèse de l'invariabilité et d u chan-
gement apparaissent non seulement dans la recherche sur l'intelligence humaine,
mais dans tous les domaines des actes humains. Voilà pourquoi, nous
semble-t-il, la théorie de Piaget a le m ê m e caractère unificateur que la théorie
des jeux et celle des grammaires formelles, entre autres. Cependant, elle aussi
doit être approfondie. Il n'est pas d u tout nécessaire que la synthèsefinaledes
notions d'ordre et de réversibilité soit u n groupe partiellement ordonné. D e
m ê m e , il n'est pas nécessaire de réaliser une synthèse complète des grilles et des
groupes dans tous les domaines d u comportement humain. Il faut donc déve-
lopper la théorie des approximations, qui permet une synthèse partielle des
deux structures de base, si nous voulons que son emploi devienne plus universel
qu'il ne l'a été jusqu'à présent.
Prenons maintenant quelques exemples concrets de l'application de
cette synthèse dont nous venons de parler.
U n système économique, dans la mesure o ù il est fermé (dans les pre-
mières approximations, nous laisserons de côté le commerce international),
doit produire les instruments nécessaires à sa propre reproduction. L a réver-
sibilité des actes de production (activité qui s'épuise pendant qu'elle a lieu,
mais dont les instruments doivent être reconstruits) est évidente, c o m m e est
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 101

évident le fait que les biens produits sont destinés à la consommation, donc,
en quelque sorte, à la disparition. D'autre part, le système économique doit se
développer et s'étendre. Ainsi, l'histoire des systèmes économiques est l'histoire
de tentatives incessantes visant à réaliser simultanément des structures de
groupes et de grilles. D a n s le cas présent, toutefois, les biens reproduits ne
sont souvent pas identiques à ceux qui les précèdent; ils leur sont complètement
ou partiellement équivalents. Cela veut dire que les opérations inverses ne sont
pas tout à fait des contraires. N o u s proposons que des recherches soient effec-
tuées pour cerner les types d'approximations de groupes et de grilles qui se
prêtent à une synthèse dans le cadre d u développement des divers systèmes
humains.
C e que nous venons de dire à propos des systèmes économiques peut
s'appliquer, après quelques modifications, aux systèmes juridiques. Toutefois,
dans ce dernier cas, les caractéristiques de la croissance (ou de l'ordre) sont
moins dominantes. Les tribunaux sont des instruments qui permettent de
rétablir u n équilibre social perturbé. C e rétablissement de l'équilibre est rare-
ment parfait (sauf dans certains cas de droit civil). N o u s n'aurons donc pas de
véritables équivalents des premières entités. D'autre part, m ê m e si l'on peut
faire évoluer les normes grâce à une réinterprétation des textes de loi, ce pro-
cédé demeure de loin moins important que dans le cas du développement écono-
mique. Ainsi, bien que, là aussi, une synthèse de la réversibilité et de l'ordre soit
nécessaire, l'ordre aura une importance moindre.
S'il est possible de constituer des modèles partiels de la synthèse de
Piaget en économie et en droit, il devrait être également possible d'en cons-
tituer en sociologie générale. D'ailleurs, Piaget lui-même a essayé de formuler
certaines de ces applications. L'interaction sociale ne peut se maintenir que
s'il y a une certaine réciprocité entre les partenaires (aspect de groupe),
alors qu'en m ê m e temps chacun de ces partenaires se trouve engagé dans u n
processus irréversible tendant à une satisfaction plus complète de ses besoins
(aspect de grille). Notons ici que l'on utilise toujours les séquences d'approxi-
mations étudiées par l'école de Genève pour décrire les développements dans
ce domaine. Si cette caractéristique prévaut aussi en dehors du domaine de la
psychologie de l'intelligence, alors le m ê m e instrument devrait être employé
dans le cas de développements locaux économiques ou sociaux. Cependant, il
semble qu'il faut (pour avoir une source de comparaison) essayer de distinguer
les divers types d'actes humains (et n o n leurs développements) grâce à la
synthèse groupe-grille qu'ils font.
N o u s pouvons faire une généralisation dans une autre direction en
considérant l'approximation d'algèbres plus générales que les po-groupes o u
groupes sur grilles chers à Piaget. E n effet, si les concepts d'état d'équilibre et
d'état de stabilité ne sont pas aussi importants qu'il le pense (quoiqu'ils restent
essentiels) dans d'autres domaines des actes humains, nous pourrions avancer
un programme plus général que celui que nous avions suggéré ci-dessus : nous
pouvons considérer une algèbre c o m m e un ensemble d'objets sur lesquels sont
définies des opérations. Ces opérations projettent ensuite des objets o u des
102 Léo Apostel

séquences d'objets sur d'autres éléments d u m ê m e ensemble. Essayons ensuite


de distinguer les diverses sciences humaines grâce aux algebres propres à
leurs objets. Enfin, essayons de trouver : a) quel type de séquences constitue
une approximation de plus en plus grande de ces algebres; b) dans quels types
d'approximation des séquences ces algèbTes se situent. Certes, pour résoudre
ce problème général, nous n'avons pas la profonde intuition dont Piaget a fait
preuve en ce qui concerne la synthèse et l'approximation des grilles et des
groupes, mais nous pouvons toujours continuer sur sa lancée. Notre générali-
sation de la méthode de Piaget donne le sujet de recherche interdisciplinaire
suivant : quelles sont les structures d'ensembles dont les éléments seraient des
approximations des séries de diverses synthèses de structures de groupes et de
grilles propres aux différentes sciences humaines ?
C e sont là les propositions que nous voulions faire pour promouvoir
l'emploi des plus importantes théories mises au point en sciences humaines en
tant qu'instruments pouvant contribuer au développement de la recherche inter-
disciplinaire. N o u s espérons que le lecteur aura remarqué qu'il faudra déve-
lopper chacune de ces théories dans plusieurs directions pour qu'on puisse
l'appliquer et s'en servir à nos fins, d'une part, et, d'autre part, que l'appli-
cation universelle de ces théories aux sciences humaines ne relève pas du souci
de suivre une m o d e ; elle est au contraire l'expression de quelque propriété
fondamentale des phénomènes humains eux-mêmes. N o u s voudrions, enfin,
insister sur le fait que l'application universelle de chacune de ces théories n'est
pas, en soi, unefinde la recherche interdisciplinaire, mais seulement u n premier
pas, extrêmement important, que tout mouvement interdisciplinaire digne de ce
n o m se doit de faire, à savoir l'étude des systèmes mixtes, des isomorphismes
entre systèmes et des systèmes reliés.

Relations interdisciplinaires entre les théories


les plus importantes des sciences humaines
Chacune des théories que nous avons étudiées a beaucoup de rapports avec
les autres. Mais ces relations n'ont pas été étudiées aussi profondément
qu'elles le méritent.
Prenons l'exemple de la théorie des jeux. Il est évident que la théorie
de l'apprentissage doit être appliquée à la théorie des jeux : les jeux doivent
être appris s'ils ne sont pas présentés explicitement dès le début. S'il faut expli-
quer l'origine d'une situation de décision théorique spécifique, la théorie de
l'apprentissage doit pouvoir démontrer que cette situation découle d'autres
situations théoriques de décision qui l'ont précédée. Il faut aussi appliquer la
théorie de l'information à la théorie des jeux puisque la quantité et la nature
de l'information que se transmettent les joueurs contribuent à déterminer le
résultat du jeu. L a théorie des rétroactions doit être appliquée à la théorie des
jeux, car les joueurs constituent des systèmes de rétroaction. L a théorie des
graphiques doit être appliquée à la théorie des jeux, car, à la limite, chaque jeu
peut être représenté par un graphique ainsi que la situation de coalition et son
évolution dans le temps. L a grammaire formelle doit être appliquée à la
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 103

théorie des jeux, car les règles d'un jeu peuvent être représentées par une gram-
maire formelle; d'autre part, les divers coups corrects peuvent être produits
par des grammaires formelles. L'analyse factorielle générale peut être appli-
quée à la théorie des jeux puisqu'on peut reconstituer le jeu par une analyse
factorielle sans en connaître les règles, simplement en observant de l'extérieur
les variables qui décrivent les coups et les résultats. Jusqu'à présent, aucune
de ces possibilités n'a été explorée à fond.
Il en va de m ê m e pour toutes les théories que nous avons étudiées. E n
prenant n'importe laquelle de ces théories c o m m e point de départ, on peut
démontrer que toutes les autres doivent s'appliquer à elle... pour constater
que ces diverses applications n'ont pas été faites jusqu'à présent. D ' o ù cette
proposition : développer le type de recherche interdisciplinaire concernant
l'application réciproque des théories actuellement employées en sciences
humaines.

Le problème de la réductibilité
E n ce qui concerne le rapport entre la réductibilité et l'interdisciplinarité, cer-
taines remarques s'imposent. Elles visent seulement à montrer que ces deux
concepts sont nettement différents.
N o u s pouvons dire qu'une théorie Tl peut se réduire à une théorie T 2
si — et seulement si — les définitions des concepts n o n définis en T l sont
introduites en T 2 . Les théorèmes et axiomes de T l deviennent alors (grâce à la
simple application des règles logiques aux axiomes de T2) des théorèmes de T 2
enrichis par ces nouvelles définitions. Rechercher la réduction pourrait consti-
tuer, à notre avis, u n instrument très important pour la recherche interdisci-
plinaire. A ce propos, deux voies sont possibles : a) chercher à réduire les
unes aux autres les théories les plus importantes dont nous avons parlé (en se
demandant, par exemple, si les lois de la théorie de l'apprentissage peuvent
être déduites des lois de la théorie des décisions ou des jeux, et vice versa);
b) chercher à réduire les sciences humaines concrètes les unes aux autres (en
se demandant, entre autres, si les lois de la sociologie peuvent être déduites
des lois de la psychologie — car, après tout, les groupes sont constitués
d'individus —, o u encore si les lois de la psychologie peuvent être déduites des
lois de la sociologie puisque, aussi bien, il n'y a que des groupes dans la réalité,
les systèmes psychologiques ne pouvant être étudiés qu'au sein de groupes,
sans compter que le groupe, en dispensant l'éducation, détermine les tendances
et facultés des individus éduqués). Aucune recherche précise n'a été entreprise
dans ce sens, car on ne dispose pas d'assez de systèmes d'axiomes précis en
sciences humaines pour en démontrer la déductibilité (et donc la réductibilité),
ou la non-déductibilité (donc la non-réductibilité). N o u s pensons que le
meilleur m o y e n d'étudier les rapports entre deux disciplines est d'avancer la
plus forte hypothèse possible relative à ces rapports, à savoir l'hypothèse de la
réductibilité. Qu'elle soit démontrée ou réfutée, elle aura au moins le mérite
d'indiquer clairement en quoi les disciplines en question correspondent et en
quoi elles diffèrent. Toutefois, il ne faut pas oublier ( c o m m e l'indique Piaget)
104 Léo Apostel

que la structure des sciences humaines diffère de celle des sciences naturelles.
Aucune science humaine ne peut prétendre jouer le rôle de la physique. E n
d'autres termes, aucune science humaine ne présuppose assez clairement l'exis-
tence des autres, alors que, m ê m e si on ne le présuppose pas, on peut reproduire
l'ordre physique-chimie-biologie. C'est grâce à cet ordre linéaire que la tentative
de réduire les sciences naturelles à la physique est la seule qui ait quelques
chances de succès. E n sciences humaines, il faut essayer chaque discipline, tour
à tour, c o m m e base pour les processus d'unification et de réduction.
N o u s avons déjà cité l'exemple à double sens de la réduction de la socio-
logie à la psychologie, o u de la psychologie à la sociologie, mais d'autres
exemples existent : la réduction à la linguistique ou à l'économie. E n effet, tout
produit o u acte humain peut être assimilé à u n signal o u à u n système de
signaux, d'une part; d'autre part, tout acte humain peut être assimilé à u n
acte de production et/ou de consommation. Par conséquent, une réduction
de la psychologie à la linguistique ne serait pas d u tout sans intérêt (le struc-
turalisme avait d'ailleurs proposé u n programme de réduction de la totalité
des sciences humaines à la sémiotique; certaines formes simplifiées d u
marxisme, quant à elles, avaient suggéré — toujours en tant que programme —
de réduire les sciences humaines à l'économie).
Pour prendre u n troisième exemple, nous pourrions également étudier
d'autres programmes, notamment la réduction de toutes les sciences humaines
à l'anthropologie o u à l'histoire.
Toutefois, il n'est pas possible (en vertu de notre définition de la
réduction) d'étudier le problème de la réduction sans distinguer, au préalable,
les sciences humaines grâce à des ensembles de théorèmes et leurs résumés
— les systèmes d'axiomes. A notre avis, si le structuralisme a échoué, c'est
parce que le mouvement n ' a pas suffisamment défini ce qu'il voulait (type de
réduction proposé) ni les diverses disciplines qu'il se proposait de réduire les
unes aux autres.
L a recherche visant à cerner les possibilités de réduire les sciences
humaines les unes aux autres pourrait déboucher sur les résultats suivants :
a) une structure complètement cyclique, dans laquelle chaque science humaine
peut être réduite à n'importe quelle autre science humaine (toutes ces disci-
plines étant équivalentes, il n ' y aurait pas de priorité); b) des réductions
partielles, c'est-à-dire que toutes les sciences humaines seraient réduites,
mais certaines d'entre elles ne pourraient pas l'être les unes aux autres ; c) o u
encore, contrairement à ce que nous pensions, une science humaine pourrait se
détacher c o m m e le fondement de toutes les autres, l'inverse étant faux;
d) enfin, les sciences humaines pourraient se révéler totalement irréductibles
les unes aux autres — dans ce dernier cas, et dans une mesure moindre, dans
l'éventualité de b, la recherche interdisciplinaire consisterait en une étude
métalogique de la structure de l'unification totale, o u des différentes unions
partielles, des sciences humaines, et une étude langage-objet des interactions des
objets des sciences irréductibles quand ils entrent en contact les uns avec
les autres.
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 105

Tout cela montre clairement que tout programme de recherche inter-


disciplinaire en sciences humaines doit absolument étudier le problème de la
réductibilité. Bien plus, la forme m ê m e que prendra l'interdisciplinarité dépend
des réponses que l'on trouvera à ce problème. Mais l'on pourrait s'étonner, vu
l'importance de la réductibilité, que nous n'en ayons pas parlé dès le début
de notre étude. N o u s avions nos raisons : peu de sciences humaines ont
suffisamment développé leurs axiomes; si peu que fonder toutes nos propo-
sitions pour la recherche interdisciplinaire sur la réductibilité aurait été du
domaine de l'utopie, d u moins pour l'instant. N o u s avons donc préféré la
méthode moins claire de l'extension : la diversification et la réintégration des
quelques théories les plus importantes mises au point en sciences humaines
jusqu'à présent. N o u s n'en pensons pas moins que, dans le cadre du déve-
loppement de l'interdisciplinarité, tous les fragments d'axiomes mis au point
en sciences humaines à ce jour devraient être rassemblés (axiomes en phono-
logie, o u syntaxe, modèles à axiomes en démographie, secteurs à axiomes de
l'économie, théories de l'apprentissage à axiomes) pour permettre une étude
de réductibilité en termes de modèle théorique. Les seules études exactes de
réduction que nous connaissions, celles qui ont été effectuées par A d a m et
Suppes sur les rapports entre les différentes parties de la mécanique, utilisent
en effet la méthode du modèle théorique. U n e théorie peut être réduite à une
autre si chacun de ses modèles est soit u n sous-modèle, soit une extension
d'un modèle de cette autre théorie. L e retard accusé par les sciences humaines
s'illustre bien par le fait que, autant que nous sachions, cette méthode du
modèle théorique n'a pas encore vu le jour.

Les deux autres méthodes générales


de V interdisciplinarité
N o u s rappelons au lecteur que, lorsque nous avions parlé de la méthode
générale permettant d'aborder l'interdisciplinarité (celle des théories princi-
pales), nous avions mentionné deux autres méthodes : celle de la comparaison
systématique des méthodologies des sciences humaines et celle de la c o m p a -
raison systématique des types de systèmes auxquels s'intéressent les sciences
humaines.
N o u s souhaiterions faire une analyse brève de ces méthodes (brève, car
nous devrons aussi nous livrer à une étude plus inductive de l'interdisciplinarité,
en partant de chaque science particulière et de ses caractéristiques intrinsèques).

Vers une distinction théorique


des systèmes des divers objets
étudiés par les sciences humaines
O n ne peut dire que la théorie générale des systèmes possède une solide base
théorique. Son fondateur, Ludwig von Bertalanffy, et certains de ses tenants
les plus importants, c o m m e Kenneth Boulding et Anatole Rapoport, se sont
efforcés de montrer qu'elle a à la fois u n grand pouvoir de synthèse et des
fondements précis. Mais bien peu de théorèmes peuvent être attribués à cette
106 Léo Apostel

discipline naissante. Les premiers chapitres de l'ouvrage de Zadeh et Desoer,


Linear systems theory, constituent probablement (de m ê m e que les travaux
de T h o m a s Windecknecht) la meilleure introduction à cette structure for-
melle. Mais ils laissent complètement de côté le large domaine des applications
pratiques.
Essayons donc de présenter le concept de système de façon moins
formelle. Ainsi, nous pourrons montrer que les objets des sciences humaines
peuvent se distinguer par leurs caractéristiques systématiques. U n système
est u n ensemble d'entités dont les variations dans le temps sont systématique-
ment interdépendantes. Certes, il y a divers degrés d'interdépendance. Ainsi,
lorsque des variables internes d u système dépendent aussi de variables
externes, cette dépendance est moins forte que leur dépendance interne, o u
bien elle prend une forme entièrement différente de la dépendance interne. Les
systèmes possèdent des sous-systèmes. U n sous-système est u n sous-ensemble
de variables d u système, tel que l'intensité ou la forme de dépendance mutuelle
des variables de ce sous-système soit différente de la dépendance de ces
m ê m e s variables par rapport aux autres variables d u système. Les sous-
systèmes peuvent apparaître o u disparaître selon les moments. Les systèmes
ont des environnements. Les environnements sont des ensembles de variables
qui influent sur, o u sont influencés par, le système sans faire partie de ce
dernier. Les systèmes sont séparés de leurs environnements par des frontières.
L a frontière d'un système est constituée par des éléments de ce système qui
sont nécessairement influencés chaque fois qu'une variable extérieure au
système influe sur une variable interne de ce système. Les environnements
eux-mêmes peuvent être (pas toujours) des systèmes; les frontières, elles, sont
toujours des sous-systèmes. U n système est soit ouvert, soit fermé. Il est en
équilibre ou en déséquilibre, stable ou instable. U n système est ouvert lorsque
d'autres éléments o u signaux structurels (qui modifient les rapports internes)
peuvent y pénétrer o u en sortir; sinon, il est fermé. U n système est en équi-
libre lorsque toute modification qui l'affecte est due à des forces extérieures, les
forces internes n'entraînant aucune modification. U n système est stable
lorsqu'il revient, après une perturbation, à l'état qui était le sien au départ
(on peut donc établir une distinction entre équilibres stables et instables et
entre déséquilibres stables et instables).
Mais nous ne nous proposons pas de développer la théorie des sys-
tèmes. N o u s donnons tout simplement ces quelques notions, car elles seront
utiles par la suite. L a thèse que nous soutenons est la suivante : o n peut
distinguer les objets de sciences humaines les uns des autres en exprimant les
caractéristiques de ces objets en termes de types de systèmes qui leur sont
propres. L a recherche interdisciplinaire peut être éclairée par la formulation
des caractéristiques des systèmes, et ce, pour le tout constitué par les divers
systèmes étudiés par les sciences humaines.
Comparons, par exemple, le système psychologique, le système social
(les systèmes politique et économique étant des sous-systèmes de ce dernier)
et le système culturel.
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 107

Chacun de ces systèmes sera considéré de façon synchronique (état de ce


système à u n m o m e n t donné) et diachronique (c'est-à-dire son évolution dans
le temps : naissance o u mort, différenciation o u absence de différenciation,
centralisation ou décentralisation).
Tout d'abord, signalons que tous ces systèmes sont des systèmes ouverts.
Par conséquent, leurs rapports avec leurs environnements (dans les deux sens)
sont importants. Ensuite, nous remarquerons que tous possèdent des sous-
systèmes importants. C'est pourquoi il faudra également étudier les rapports
entre systèmes et sous-systèmes. A ce propos, on peut dire que la fonction de
tout sous-système est déterminée par les divers états par lesquels passe le
sous-système total, états qui sont eux-mêmes déterminés par les variations de
ce sous-système (mais seulement dans la mesure o ù ces variations n'affectent
pas l'existence du système total). E n troisième lieu, notons que tous ces systèmes
se distinguent par des types spécifiques d'évolution. Les objets des sciences
humaines sont des systèmes ouverts, complexes et dynamiques. Mais cette dis-
tinction ne constitue pas une définition. D a n s son étude sur les rapports
interdisciplinaires entre les sciences humaines, Jean Piaget a indiqué que tous
les systèmes biologiques doivent être considérés par rapport à leur évolution,
à leurs échanges avec l'environnement et aux structures internes qu'ils pré-
servent. Sa façon de traiter le problème diffère de la nôtre en ceci: ses
remarques ne se réfèrent pas à la théorie générale des systèmes et il pose déjà,
lorsqu'il parle de ses trois perspectives, les conditions d'équilibre et de stabilité.
N o u s n'en s o m m e s pas encore là. Voici enfin notre dernière remarque : tous
les systèmes étudiés par les sciences humaines sont, selon Ashby, des systèmes
ultrastables, c'est-à-dire qu'ils possèdent à la fois différents niveaux d'équilibre
et plusieurs types d'évolution stables. Toutefois, tous leurs types d'évolution
ne sont pas stables (ou alors il n'y aurait aucune crise dans l'évolution histo-
rique o u psychologique), et seuls certains types d'équilibre sont stables. D'ail-
leurs, aucun type d'équilibre n'est absolument stable : la stabilité n'est
maintenue que tant que les variables concernées ne dépassent pas certaines
limites).
Cela dit, on pourrait naturellement distinguer les objets des diverses
sciences humaines grâce à leur degré de complexité, à leur caractère plus
ou moins ouvert, à leurs formes d'évolution, d'équilibre et de stabilité.
Le système psychologique se distingue par le fait que, bien qu'il soit
d'une grande complexité interne, ses divers sous-systèmes ne sont pas clai-
rement séparés les uns des autres (lorsqu'ils deviennent clairement séparés,
c o m m e c'est le cas lorsque l'inconscient ne c o m m u n i q u e plus avec la conscience,
équilibre et stabilité sont perdus) en états de stabilité o u d'équilibre. D'autre
part, ses rapports avec son environnement sont spécifiques : l'ouverture de ce
système est maximale, tous les événements internes ayant pour but d'influer
sur le m o n d e extérieur o u étant le résultat de variations externes. Bien que
le système psychologique soit clairement dynamique (enfance et troisième âge)
et qu'il ne soit pas en équilibre (il y a toujours des stimuli internes visant la
croissance), il connaît de longues périodes de stabilité. Ses divers niveaux
108 Léo Apostel

d'équilibre ne peuvent être comparés aux niveaux d'équilibre d u système


social ou culturel. A u contraire, le système social possède plusieurs sous-
systèmes nettement séparés (bien qu'ils soient en situation d'interaction). L e
système social, s'il est influencé par l'environnement géographique, écologique
et international, n'est pas aussi nettement dominé par ses systèmes d'environ-
nement que le système psychologique. Sa grande multiplicité interne fait que
ses rapports internes sont plus importants que ses rapports avec l'extérieur.
C o m m e le système psychologique, il est dynamique, mais il a de très nombreux
niveaux d'équilibre et l'on ne peut distinguer clairement ses trois phases :
différenciation, conservation et soit absence de différenciation, soit sclérose
interne, c o m m e pour le système psychologique.
Le système culturel possède c o m m e le système sociologique, de n o m -
breux sous-systèmes (militaire, religieux, technique, scientifique, etc.). Mais
ces sous-systèmes agissent beaucoup moins les uns sur les autres que ceux d u
système sociologique, quoiqu'ils aient des homomorphismes plus forts. L e
système culturel se distingue par le fait que ses divers sous-systèmes n'évoluent
pas de la même façon : les sous-systèmes religieux et politique sont très
résistants à l'évolution. Ils n'évoluent, en effet, qu'à de très grands intervalles de
temps et de façon révolutionnaire. E n revanche, les sous-systèmes technique et
scientifique sont traditionnellement en changement continu. Le sous-système
artistique, quant à lui, avec ses divers styles qui se succèdent, se situe entre
les deux. Il connaît des périodes de changement, mais n'a pas d'évolution
continue o u de longues phases de stabilité.
Si nous en avions le temps, nous pourrions établir une distinction
entre les divers systèmes étudiés par les sciences humaines, c o m m e nous
l'avons fait pour les trois objets de la psychologie, de la sociologie et de
l'anthropologie. Il aurait été intéressant de voir, par exemple, c o m m e n t la
géographie, c'est-à-dire l'unité de la géographie physique et sociale, n'est
possible que si elle s'exprime en termes de système théorique, termes qui
tiennent compte des analogies entre des systèmes physique et social. Il aurait
été également intéressant de montrer c o m m e n t la linguistique doit être consi-
dérée c o m m e l'étude de signaux de coordination qui font que des sous-systèmes
fonctionnent ensemble et que des systèmes différents participent à une m ê m e
activité. Enfin, il serait intéressant de considérer l'économie c o m m e l'étude
de l'admission par le système social de certaines parties de l'environnement,
puis de leur répartition, après modification, sur les sous-systèmes du système
social.
Mais, pour l'instant, nous ne pouvons pas étudier tout cela en détail.
Toutefois, le peu que nous en avons dit suffit pour brosser u n autre pro-
g r a m m e interdisciplinaire : tirer des travaux généraux de Windeknecht,
Zadeh, Desoer et Arbib u n système général des lois, les appliquer aux
systèmes particuliers ayant trait aux sciences humaines, puis étudier : c) les
points c o m m u n s et les différences de ces lois ; b) les développer suffisamment
pour savoir ce qui arrive lorsque différents types de systèmes entrent en interac-
tion (par exemple, les systèmes économique et linguistique, ou les systèmes
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 109

psychologique et social, etc.). C e dernier programme est indépendant de ceux


que nous avons proposés ci-dessus, mais on peut l'en rapprocher étroitement.
Il s'agit, si l'on peut dire, d'une version ontologique des versions scientifico-
théoriques précédentes.

Méthodologie et interdisciplinarité
Notre dernière proposition concernant la recherche interdisciplinaire est
diamétralement opposée à notre proposition relative à la théorie des systèmes.
Cette dernière décrit les systèmes tels qu'on se les représente, sans tenir
compte des méthodes qui permettent de les connaître, alors que la méthodologie
se préoccupe surtout de la manière dont o n obtient des renseignements sur les
systèmes humains. N o u s suggérons donc le programme suivant : puisque les
différentes sciences humaines se distinguent par différents types d'observation,
d'expérimentation, d'induction, ainsi que par leurs manières particulières de
théoriser, quelles sont les méthodologies des sciences qui emploient u n
mélange de ces différentes méthodologies ?
C e point de vue fait certainement défaut, car, assurément, la plupart
des sciences humaines sont confrontées à des problèmes méthodologiques
spécifiques.
Prenons, par exemple, l'observation. U n h o m m e qu'on observe atten-
tivement dans son environnement naturel prend conscience de l'observation
dont il fait l'objet et modifiera son comportement selon qu'il est plus o u
moins au courant d u fait qu'on l'observe. E n outre, l'ensemble de l'histoire
d'une personne étant nécessaire à la compréhension des actes de cette per-
sonne, il faut recourir à une observation étalée dans le temps. Il est très rare
que cette forme d'observation « longitudinale » puisse être effectuée. Enfin,
il y a le fait que l'observation influe non seulement sur le comportement de la
personne observée, mais aussi sur celui de la personne qui observe. Toutes
deux sont influencées intellectuellement : elles n'enregistrent pas les détails
avec la m ê m e acuité qu'auparavant; elles ne s'intéressent d'ailleurs plus au
m ê m e genre de détails. D'autre part, elles sont affectées par les attitudes de
1' « autre »; ne restent pas émotionnellement neutres d u fait de leurs rapports
avec le sujet observé o u le sujet qui observe. Il en va de m ê m e pour l'obser-
vation des systèmes psychologiques dans leur environnement naturel. E n
revanche, l'observation expérimentale est différente. L à , le psychologue
contrôle l'environnement. E n général, il le simplifie à tel point que le rôle
joué par le passé dans le comportement d u sujet devient moins important.
Q u a n d il désire observer le comportement cognitif et perceptif de ce dernier,
il essaie de faire en sorte que la relation observateur-observé revête u n
caractère neutre. Toutefois, dans ces deux cas, la démarche inductive est
confrontée à u n problème : dans u n environnement naturel, il y a tant de
variables qui entrent en jeu qu'il est difficile de dire, de déterminer les condi-
tions qui permettent la répétition de la m ê m e situation. D ' u n autre côté,
dans le cas de l'environnement expérimental, il est difficile de savoir dans
quelle mesure les conclusions obtenues dans des conditions bien délimitées
110 Leo Apostel

peuvent s'appliquer au comportement naturel et spontané, qui reste, après


tout, le véritable objet de la psychologie. Cette difficulté d'observation, propre
aux sciences humaines, se retrouve sous diverses formes dans toutes les autres
disciplines. N o u s n'en voulons pour preuve que la difficulté de trouver des
statistiques bien adaptées aux sciences sociales et économiques. Entre les
mains des politiciens et des administrateurs, les statistiques deviennent des
armes. Tout u n chacun sait que l'indice des prix et salaires est sans cesse
manipulé pour donner l'impression que les prix augmentent plus ou moins vite.
Il est très difficile de calculer le revenu exact des travailleurs indépendants
(fraudefiscale)o u des salariés (travail clandestin).
Pour passer à u n autre domaine, remarquons aussi que les statistiques
relatives au nombre d'actes d'adultère, ou de rapports sexuels dits « pervers »,
sont très difficiles à établir (plus dans certains pays que dans d'autres). L a lutte
pour des revenus plus élevés, la défense des privilèges, le souci de préserver le
prestige personnel sont autant de facteurs qui rendent difficile l'observation de
ces phénomènes (pourtant n o n psychologiques). D a n s tous ces cas, bien que
l'observateur puisse tomber inconsciemment sous l'influence de ses convictions
politiques o u idéologiques, les techniques de camouflage des sujets observés
jouent u n rôle plus important que les sentiments personnels. Mais l'observation
serait inutile sans la description : d'où l'importance primordiale d u langage,
véhicule de cette description. A ce propos, le fait que les langues naturelles
aient mis au point u n vocabulaire assez riche pour permettre la description
du comportement o u d'un groupe est à la fois u n avantage et u n inconvénient.
E n effet, le langage descriptif naturel importe sur les objets décrits des
théories inconscientes. Il est pratiquement impossible, quand o n a recours à ce
langage, de faire preuve de la « naïveté » nécessaire à une observation et à une
description sans préjugés. C'est pour cela qu'il faut (quoique l'on n ' y ait pas
réussi jusqu'à présent) mettre au point u n langage descriptif artificiel propre
aux sciences humaines. Jusqu'ici, les quelques langages créés à cet effet sont trop
simples et leurs concepts fondamentaux difficilement traduisibles dans le
domaine pratique, c'est-à-dire dans le cas d'un comportement réel et spontané
d'un individu ou d'un groupe. Les cultures humaines, les sociétés et les person-
nalités étant des entités dont les diverses parties influent fortement les unes
sur les autres, il est difficile de déterminer les éléments analytiques voulus (ou
les termes élémentaires dans lesquels il faut exprimer ces systèmes). M ê m e
dans certains cas privilégiés, c o m m e en phonologie, la définition d u p h o n è m e
(et il en est de m ê m e en syntaxe avec la définition de la phrase) a donné lieu
à des discussions interminables, ce qui montre bien que les sciences humaines
n'ont pas l'équivalent des facteurs temps, espace et poids de la physique.
Encore une fois, la phonologie est u n cas privilégié : les choses deviennent
plus compliquées lorsqu'il s'agit des éléments d'analyse d'une personnalité
(qu'on appelle traits de la personnalité), o u encore ceux d'une œuvre d'art
ou d'un groupe social (connus sous le n o m de rapports sociaux élémentaires).
E n matière de sciences humaines, le scientifique est analogue au système
qu'il étudie (psychologie o u biologie humaine), quand il n'en fait pas partie
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 111

(sociologie). Il peut encore être analogue à des systèmes qui font partie d u
système étudié (anthropologie). Les systèmes étudiés peuvent aussi être les
phases précédentes d u système auquel ils appartiennent (histoire). Enfin, ces
systèmes peuvent influer fortement (tout en étant eux-mêmes sous leur
influence) sur des systèmes auxquels ils appartiennent. Pour toutes ces raisons,
certains méthodologistes avaient déclaré que l'expérimentation est impossible
dans certains cas ( c o m m e en sociologie). Mais cette affirmation n'était pas
fondée, car : a) les expériences théoriques sont toujours possibles; elles ont
joué u n rôle très important dans le développement de la physique; b) s'il est
probablement impossible d'effectuer des expériences sur l'ensemble d'une
société, on peut très bien en faire sur des sous-groupes (notamment la célèbre
expérience Lewin-Lippitt sur les avantages de l'organisation démocratique o u
dictatoriale dans les camps de vacances, les résultats de cette expérience pou-
vant, moyennant quelques précautions, s'appliquer à l'ensemble d'une société);
c) les expériences simulées de M o n t e Carlo sur ordinateurs sont également
possibles (dans u n certain sens, ces expériences ne sont pas fondamentalement
différentes des expériences sous conditions artificielles dont les résultats
servent à prévoir le comportement spontané). E n matière d'économie, o n peut
effectuer des expériences sur des systèmes économiques centralisés (et m ê m e
partiellement centralisés), bien que les résultats de telles expériences dépendent
en partie de variables sociologiques n o n contrôlées. E n théorie des sciences
humaines, les lois dépendront elles aussi des difficultés et des limites de
l'observation. O n fera souvent appel aux lois statistiques pour pallier les
difficultés d'observation. Lorsqu'on utilise des lois de différenciation (rapports
entre les taux de changement des variables et les valeurs de ces m ê m e s variables
ou d'autres à des moments donnés), on ne prend que peu de mesures (d'ailleurs
imprécises); d'autre part, la plupart des variables psychologiques et socio-
logiques ne sont pas continues dans le temps, ce qui fait que les équations de
différence sont plus adéquates que les équations différentielles.
Les systèmes d'axiomes, lorsqu'ils existent (économie et théorie de
l'apprentissage), comportent de très nombreux axiomes et variables.
Il ressort de tout cela que les sciences humaines présentent des parti-
cularités indéniables en matière d'observation, d'expérimentation, de consti-
tution des lois et des théories. D'autre part, o n a vu que ces particularités ne
sont pas les m ê m e s pour toutes les sciences humaines. N o u s s o m m e s donc en
présence de difficultés d'ordre méthodologique qui peuvent servir à distinguer
les sciences humaines les unes des autres et, partant, à intégrer les sciences
humaines. U n e question devient dès lors pertinente : quelles seront les carac-
téristiques méthodologiques d'une discipline c o m m e la psychologie sociale,
où l'on doit relier des observations de systèmes égaux à (ou en forte interaction
avec) des observations de systèmes dont l'observateur lui-même fait partie,
bien que ces dernières ne soient pas assez nombreuses pour échapper à
l'influence exercée par les actes de l'observateur. C e problème s'exprime entiè-
rement en termes méthodologiques et sa solution, elle aussi, doit être exprimée
dans la m ê m e terminologie. Mais il ne s'agit là que d'une des nombreuses
112 Léo Apostel

questions qui peuvent (et doivent) être posées : qu'en est-il, par exemple, des
systèmes décrits en premier lieu par des équations de différencefinies,en
second lieu par des équations intégralo-différentielles (historicisme accentué
exprimé en termes mathématiques) et, en troisième lieu, par des équations
stochastiques en tant que lois fondamentales ? Q u ' e n est-il aussi des systèmes
qui comportent différents types de causalité (causalité circulaire, causalité
linéaire n o n transitive, causalité linéaire transitive)? N o u s ne s o m m e s pas
encore en mesure de donner une liste exhaustive de ces questions. C o m m e nous
l'avons souvent fait dans la présente étude préliminaire, il faut signaler que la
méthodologie comparative des sciences humaines n'est pas encore suffisamment
développée pour fournir à chaque science humaine une théorie complète
relative à ses types spécifiques : a) d'observation; b) d'expérimentation;
c) de classification; d) d'ordre; é) de m e s u r e ; / ) de formulation d'hypothèse;
g) de constitution des lois; h) de constitution des théories; i) d'induction;
j) d'explication; k) de construction de modèles.
N o u s voudrions suggérer le programme suivant : promouvoir la
recherche interdisciplinaire en commençant par développer cette méthodologie
comparative.

U interdisciplinarité : de la méthode
générale à la méthode spécifique
Ainsi, nous arrivons à la conclusion de ce que nous avons appelé la méthode
générale de l'interdisciplinarité. Bien que nous soyons persuadés que les
programmes proposés ci-dessus donnent une idée générale des recherches qui
pourraient se révéler utiles dans ce domaine, nous n'en pensons pas moins que
nul praticien scientifique n'acceptera de consacrer d u temps à ces pro-
grammes s'il n'est lui-même convaincu que la préservation de l'unité de sa
propre discipline passe par le développement systématique des rapports de cette
discipline avec les autres.
Mais, avant d'essayer de défendre cette thèse, nous devons arriver à
distinguer et définir de manière systématique chacune des sciences humaines.
C e sera l'objet de la deuxième section de cette étude. Par conséquent, nous
allons dorénavant analyser les disciplines traditionnelles, et n o n les schémas
généraux récents. L'ordre dans lequel nous les aborderons n ' a pas d'impor-
tance en soi. E n effet, le lecteur n'est pas sans savoir que, dans u n certain sens,
chacune de ces sciences a prétendu, à u n m o m e n t o u u n autre, au titre de
science humaine fondamentale (aucune n'a cependant fait l'unanimité).
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 113

Deuxième section
Une approche inductive

Les sciences politiques (Politologie)


Tout groupe doit prendre des décisions qui concernent les tâches dont le
groupe devra s'acquitter par la suite, les membres que le groupe acceptera o u
rejettera, les lieux et heures o ù il se réunira et le type d'activités que ses
membres auront en c o m m u n . L a science de la prise de décision collective
constitue donc bien une partie nécessaire de la sociologie. Toutefois, on ne peut
confondre cette science avec la science politique, m ê m e si, de fait, une étude
c o m m e celle qui a été faite par D u n c a n Black et Schelling sur les discussions au
sein des comités occupe incontestablement une place importante dans la
science politique. Q u a n d sera-t-il donc possible de dire d'une décision qu'elle
est politique ? U n e décision se caractérise par l'individu o u le groupe qui la
prend, le mécanisme qui y conduit, le sujet sur lequel elle porte et les moyens
qui permettent de l'appliquer, et, si cela se révèle nécessaire, de l'imposer.
U n e décision peut être définie c o m m e politique après examen de différents
critères.
1. L'individu o u le groupe qui prend la décision est habilité à le faire
et désigné à cettefin,pour une période et dans u n lieu donnés, selon une procé-
dure préétablie. O n peut m ê m e aller plus loin et dire que cette procédure se
ramène à la désignation, directe ou indirecte, de ce décideur par le plus grand
groupe de gens auquel cet individu est censé appartenir. Il est vrai qu'avec
une telle description de la décision officielle la source de l'autorité peut aussi
bien être un dictateur qu'une assemblée légitimement élue. Mais, en un certain
sens, cette assemblée et ce dictateur sont, l'un c o m m e l'autre, les représentants
de la communauté tout entière à laquelle les décideurs appartiennent. N o u s
nous trouvons ici, pour la première fois, en présence de cette boucle caracté-
ristique à laquelle on se heurte sans cesse dès que l'on veut définir ce qu'est la
politique. E n fait, le concept de « décision officielle » (qui ne constitue qu'un
aspect de la définition de la décision politique) présuppose soit l'existence
d'un système juridique prévoyant qu'un certain groupe o u u n individu est
habilité à prendre ce genre de décision, soit l'existence de rapports de force à
l'échelle de la société qui garantissent que, par un système d'interactions entre
les groupes, ce sera finalement le m ê m e groupe d'individus qui se verra confier
cette tâche. Notre première tentative de définition de la « décision politique »
semble donc appartenir au droit, o u encore à la sociologie générale et à la
psychologie sociale. Cependant, le concept de loi lui-même présuppose dans
sa définition le concept de pouvoir politique (qui présuppose à son tour celui
de décision politique). Par ailleurs, la théorie des interactions de groupe qui
garantissent des règles de fonctionnement stables dans le choix des personnes
qui doivent prendre certaines décisions évoque, une fois de plus, certains types
d'autorité, d'influence o u de pouvoir qu'il nous faudra définir à l'aide d u
concept de décision politique.
114 Léo Apostel

2. Les règles qui régissent la prise de décision politique ont u n caractère


stable et répétitif. Qu'il s'agisse de règles démocratiques, oligarchiques o u
dictatoriales, leur stabilité est une fois encore garantie soit par la loi (et en
définitive la loi ne se définit que par le pouvoir), soit par le pouvoir lui-même
(qui peut m ê m e aller jusqu'au recours à la violence — en faisant, par exemple,
intervenir l'armée o u la police).
3. L e sujet sur lequel porte la décision politique concerne l'organisation
générale de la vie d u groupe auquel les décideurs appartiennent. Toutefois, ce
concept de décision stratégique, et pas uniquement tactique, ayant trait aux
affaires publiques (en général sur des points qui intéressent tous les membres
de la communauté), n'est pas parfaitement clair. E n effet, tous ces membres
ne sont pas nécessairement concernés au m ê m e degré, en m ê m e temps et au
m ê m e endroit. Par exemple, une décision portant sur la construction i m m o -
bilière n'affecte pas les non-propriétaires, de m ê m e qu'une décision sur la
réglementation de la pêche n'intéresse que les pêcheurs. Il peut s'agir de la
décision de déclencher une guerre, de supprimer des libertés publiques o u
encore d'augmenter le prix de l'alcool.
4 . Les moyens utilisés pour faire respecter les décisions politiques ont
toujours u n caractère contraignant. Cette violence peut s'exercer par le biais
de discours à la rhétorique persuasive, de poursuites judiciaires ou de c o n d a m -
nations à mort sans jugement. Mais, si elle peut varier en degré o u prendre des
formes différentes, elle n'en demeure pas moins la violence. Toutefois, la
violence ne peut exister que si elle se donne parallèlement les moyens de sa
survie : ces moyens peuvent être la police o u l'armée (qu'il faut payer et
équiper), des partisans (également payés) qui en font la propagande, enfin des
prisons (qu'il faut munir d ' u n système de surveillance). C e sont ces moyens
de pression qui permettent éventuellement une intervention d'éléments exté-
rieurs dans la vie interne des sous-groupes en s'emparant de leurs moyens de
subsistance essentiels, les obligeant ainsi, s'ils veulent survivre, à se plier à la
volonté de l'intervenant.
Les décisions politiques sont donc des décisions qui sont prises par des
individus officiellement désignés à cettefin,selon une procédure déterminée,
sur des questions d'intérêt général, qui sont appuyées et appliquées par des
moyens ouvertement violents, qu'il s'agisse de violence réelle o u potentielle.
Si l'on retient cette définition de la décision politique, il apparaît bien
cependant que, pour comprendre quelle est la sorte de pouvoir politique qui est
détenue et par qui (c'est-à-dire à quelle sorte de décisions politiques o n a
affaire et qui en a la responsabilité), il est indispensable de faire appel :
a) à l'économie (on doit comprendre pourquoi les groupes d'intérêt écono-
mique et ceux qui contrôlent les moyens de production laissent suffisamment
de moyens de contrôle entre les mains des gouvernants) ; b) au droit (les règles
de désignation et les procédures préétablies doivent être formulées selon des
critères juridiques) ; c) à la sociologie générale et à la psychologie sociale (les
raisons pour lesquelles certaines personnes se voient attribuer des pouvoirs à
la satisfaction d u plus grand nombre ne peuvent s'expliquer q u ' à l'aide des
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 115

outils fournis par la sociologie générale); d) la psychologie fies effets qu'ont


sur les individus le type de structure de pouvoir qui les entoure et la parti-
cipation ou la non-participation des individus au processus de la prise de décision
politique ne peuvent se comprendre que si l'on dispose d'une théorie générale
des besoins et des réactions aux frustrations et aux promesses).
C'est pour toutes ces raisons que la science politique doit nécessai-
rement et constamment faire appel aux sciences voisines que nous venons de
citer. N o u s irons m ê m e plus loin en affirmant que l'unité de la science poli-
tique ne peut être préservée ou réalisée que si l'objet des sciences politiques est
défini en termes d'interdisciplinarité.
Notre raisonnement est le suivant : la politologie classique était l'étude
de la structure et de l'évolution de l'État.
Mais qu'est-ce qu'un État ? Est-ce le groupe qui détient le pouvoir le plus
fort dans une société donnée ? D a n s ce cas, c o m m e n t peut-on parler d'un État
faible ou dominé par des intérêts économiques ? D e plus, entre l'État (représenté
par le chef d'État, le gouvernement, une assemblée législative o u plus et u n
certain nombre d'organes administratifs) et le simple citoyen, l'histoire a créé
tant d'intermédiaires et d'organisations — qui, à proprement parler, ne font
pas partie de l'État mais régissent cependant des aspects importants de la vie
publique — qu'il n'est plus possible de confondre science politique et science
de l'État. Par exemple, l'étude de la manière dont se prennent les décisions
dans une banque d'État ou dans u n organisme de santé publique intéresse
aussi la science politique. Par ailleurs, on a v u apparaître u n grand nombre
d'organisations internationales qui ont pris à l'État certaines de ses préroga-
tives. M ê m e s'il n'existe pas d'État supranational, l'étude de la structure et
du rôle des Nations Unies, du Conseil de l'Europe ou du Conseil d'assistance
économique mutuelle constitue u n objet légitime des sciences politiques. N o u s ne
pouvons donc plus prétendre que la politique est l'étude de l'État (si nous le
faisions, il nous faudrait une fois de plus définir l'État de manière circulaire
c o m m e u n corps qui, en vertu de la Constitution, a autorité pour guider la
communauté, alors que la Constitution ne peut se définir que c o m m e
l'ensemble de normes de base sur lequel s'appuie le pouvoir le plus fort de
la communauté pour faire admettre la division des pouvoirs).
L a seconde définition de la politique, qui est moins classique et plus
moderne, est que la politologie est la science d u pouvoir. Mais qu'est-ce que
le pouvoir? U n e série d'articles, parus en grande partie dans la revue inter-
disciplinaire Behavioral science, s'est efforcée d'apporter une réponse à cette
question. Le pouvoir est u n concept complexe. N o u s pensons, quant à nous,
qu'il faut le définir fondamentalement c o m m e u n système de relations :
A a un pouvoir sur B par l'intermédiaire de C dans u n c h a m p d'action D avec
une amplitude donnée E . Cela veut dire que l'agent (ou le groupe agent) A peut,
au prix d'efforts C , exercer une influence sur u n certain type d'activités D de
l'agent (ou des agents) B , de telle sorte que leur direction et/ou leur intensité
soient affectées positivement ou négativement avec une certaine amplitude. Il
existe autant de sortes de pouvoirs qu'il existe de sorte d'actions, de contrôles
116 Léo Apostel

ou de dimensions — l'autorité, par exemple, est u n pouvoir qui est reconnu.


Qu'est-ce que l'on entend par là? Cela signifie que, connaissant les aspira-
tions d u système contrôlé, ce système consent à payer le prix de ce contrôle,
en fonction d u fait qu'il a donné son accord de principe au système qui le
contrôle, soit parce qu'il le juge compétent, soit parce qu'il lui doit respect o u
reconnaissance à cause de son âge o u pour toute autre raison (en d'autres
termes, il n'est pas prêt, si la situation s'y prête o u si le pouvoir du contrôleur
s'affaiblit, à se révolter contre ce dernier). L'influence n'est ni le pouvoir à
l'état brut ni l'autorité, mais la possibilité d'exercer u n contrôle par la
persuasion.
Quelle sorte de pouvoir est la persuasion? C e n'est ni la définition
classique de l'objet de la science politique (qui fait appel au concept d'État)
ni la définition moderne (qui fait appel à celui de pouvoir) qui peuvent donner
son unité à la science politique. Les degrés d'autorité sont trop nombreux,
c o m m e sont trop nombreux les groupes de pression parallèles et les formes
de pouvoir.
C'est pour cette raison qu'il nous faut, selon nous, partir sur des bases
radicalement différentes. N o u s émettons l'hypothèse que l'objet de la science
politique ne peut être bien défini que dans le cadre de la science générale de la
régulation qu'est la cybernétique.
Appliquons donc le concept de système de rétroaction à u n groupe qui
forme un tout. D a n s ce cas, il doit nécessairement exister u n sous-système de
référence par lequel passera Je message émis par le groupe avant d'être ren-
voyé à ce dernier. Pour avoir étudié la classification des systèmes de rétroac-
tion, nous savons que les m ê m e s systèmes peuvent être reliés à une multiplicité
de critères interdépendants et superposés. Mais, la réalité ayant u n caractère
fini, il y aura u n seuil au-delà duquel les critères se trouveront dans l'impos-
sibilité matérielle de continuer à jouer leur rôle dans des chaînes de rétroaction.
N'est-il pas raisonnable de penser que la science politique est l'étude du fonc-
tionnement et de la structure de ces multiples critères? O n supprime ainsi
l'opposition radicale entre État et non-État, et la multiplicité des types de pou-
voirs ne constitue plus une entrave. L e développement des organisations inter-
nationales peut alors apparaître c o m m e la création de séries de groupes reliés
entre eux et créant leurs propres chaînes de rétroaction. L a différence entre
démocratie et totalitarisme dépend ainsi d u nombre de systèmes de contrôle
qui sont à leur tour contrôlés par ceux sur lesquels ils exercent une influence.
Pour le m o m e n t , cependant, cette idée n'est encore qu'un simple point de vue.
Il faudra d'abord que le fonctionnement des assemblées et la création de nou-
velles institutions obéisse à ces lois générales de rétroaction pour que notre
suggestion soit reconnue c o m m e valable.
N o u s pouvons maintenant résumer ce que nous avons dit des sciences
politiques : a) l'étude des caractéristiques des décisions politiques montre que
le fonctionnement politique ne peut se comprendre sans un recours aux autres
grandes sciences humaines; b) l'étude des concepts d'État et de pouvoir a
montré que les sciences politiques perdaient toute unité interne si o n ne les
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 117

considérait pas c o m m e des applications aux groupes de la théorie des


rétroactions.
Cette conclusion ouvre, selon nous, la voie à deux importants programmes
de recherche sur les connexions interdiciplinaires des sciences politiques.

Les sciences économiques


A première vue, l'économie constitue une exception dans les sciences humaines.
Elle a derrière elle u n passé scientifique plus long et semble disposer d'instru-
ments de quantification naturels (prix, salaires, quantités de biens produits,
délais de production, etc.) et, du moins en ce qui concerne la théorie de
l'économie de l'équilibre telle qu'elle a été définie par C o u m o t , Walras, Pareto
et l'école de Lausanne, possède son propre outil mathématique.
Pourtant, cette impression n'est pas exacte. L'économie n ' a pas encore
acquis, à l'instar des autres sciences humaines que nous étudions ici, son unité
interne. Qui plus est, elle ne parviendra à cette unité que si une science plus
générale de l'économie, faisant appel à des concepts et à des moyens de nature
clairement interdisciplinaire, est mise au point. C e n'est pas la première fois que
nous formulons cette thèse, mais sa confirmation aura une résonance parti-
culièrement importante en ce qui concerne ces deux branches pilotes des
sciences humaines que sont l'économie et la linguistique.
D a n s la théorie classique, l'étude d u fonctionnement économique est
dominée par le concept d'homo económicas. Cet « h o m m e économique » a à
sa disposition une variété d'instruments et poursuit une multiplicité de buts.
Il peut destiner ces instruments à la poursuite d'objectifs divers, dans des
proportions variables. Cela déterminera les produitsfinisqu'il fournit, et donc
également les produits qu'il est capable de consommer. L ' h o m m e économique
de la théorie classique est une créature solitaire qui ne se met en relation avec
d'autres que pour trouver les instruments ou les biens qui sont nécessaires à
la poursuite de son activité productrice. Le problème économique qui se pose
alors est de calculer la manière optimale d'affecter les moyens aux différentes
fins, afin de maximaliser une quantité unique : la parfaite satisfaction de cet
h o m m e économique. Cette satisfaction est aussi appelée utilité totale des biens
produits pour celui qui les produit. O r , le concept de satisfaction est u n concept
psychologique. Le portrait classique de l ' h o m m e économique est alors fonda-
mentalement une hypothèse sur la manière dont un être humain se comporte.
Cette hypothèse, nous l'avons formulée par rapport au producteur; mais elle
peut tout aussi bien (ou mal) être appliquée au consommateur. E n effet, ce
dernier dispose d'une certaine quantité d'argent avec laquelle il peut acquérir
différents biens. Son objectif est alors de répartir cet argent entre ces biens de
façon à en retirer la plus grande satisfaction possible. O n peut donc lui appli-
quer la m ê m e hypothèse psychologique. L a théorie en vogue de la marge
constitue une réponse à ce problème fondamental de l ' h o m m e économique, qui
présente l'avantage de permettre l'application de l'analyse classique à l'éco-
nomie : il faudrait payer, pour n'importe quelle unité d'un bien, le prix que
118 Léo Apostel

l'on accepterait de payer pour la dernière unité de ce m ê m e bien ayant encore


une utilité réelle. D e la m ê m e manière, on devrait accepter de produire les
unités d'un bien uniquement à u n prix qui serait celui imposé par le coût de la
dernière unité de ce m ê m e bien à avoir encore u n caractère utile.
Pourtant, l'hypothèse psychologique appliquée tant au consommateur
qu'au producteur est erronée, ou, pis encore, impossible à vérifier o u à
récuser dans la plupart des cas de quelque importance. O n pourrait la réfuter
pour le seul motif que le comportement d u producteur c o m m e celui d u
consommateur sont codéterminés par l'habitude, la force d'inertie, la tradition
ou le jeu d u pouvoir (en clair, la lutte micropolitique pour le prestige ou
l'influence). E n effet, ces facteurs s'opposent à l'application de la conséquence
du calcul économique classique, m ê m e si celui-ci a été fait. D e toute façon,
il ne peut jouer que dans une faible mesure, car les aptitudes intellectuelles qui
permettraient de se livrer à des comparaisons complètes ne se rencontrent
que très rarement et sont encore moins souvent utilisées. Mais, surtout, cette
hypothèse peut être considérée c o m m e étant sans fondement dans la mesure
où, en lui-même, le concept de satisfaction n'a pas plus de signification psycho-
logique que le concept de bonheur, fondamental dans la théorie utilitariste
classique, qui a donné naissance à cette interprétation de la théorie écono-
mique que nous avons brièvement présentée et critiquée.
Toutefois, il est possible d'ôter à cette interprétation microéconomique
(c'est-à-dire appliquée aux consommateurs et aux producteurs pris indivi-
duellement) ses fondements psychologiques. D e fait, on peut parler de ratio-
nalité économique dans le sens suivant : avec une quantité déterminée de
moyens de production, on maximalise le produit global (mesuré en termes
quantifiables), ou, avec une quantité déterminée de biens produits, on mini-
mise les moyens de production (également mesurés en termes quantifiables).
Mais, m ê m e si on les considère sous cet angle, ces règles de fonctionnement
ne nous donnent toujours pas une description satisfaisante des décisions de
l'agent microéconomique. Le but recherché par les producteurs ou les consom-
mateurs ne peut être de maximaliser, en les mesurant en termes quantifiables,
les biens — quels qu'ils soient — qui ont été produits ou achetés.
Pourvu que l'on veuille rester dans le cadre de la microéconomie, il est
possible d'affiner l'hypothèse psychologique de base. Keynes, par exemple, a
introduit des paramètres c o m m e la propension à investir, la propension à
consommer, la préférence pour les liquidités. Néanmoins, ces paramètres sont
fonction : a) de l'évolution historique; b) de la classe sociale; c) de la richesse
de l'agent qui décide. Il faudra donc les expliquer par des mécanismes extra-
économiques. L'hypothèse psychologique peut aussi être améliorée par l'intro-
duction d'autres objectifs possibles : le désir d'échapper à la faillite, assorti de
comparaisons avec les profits moyens réalisés par des producteurs d'un m ê m e
secteur, ou la nécessité d'accroître les profits d'une année sur l'autre expli-
queront peut-être mieux le comportement d'un chef d'entreprise que l'hypo-
thèse de la maximalisation. Le principe de maximalisation, la volonté d'échapper
à la faillite, d'augmenter son profit (ou d u moins de l'empêcher de diminuer)
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 119

et la comparaison avec d'autres entreprises occuperont une place plus ou moins


grande selon les antécédents des individus, leur tempérament o u leur classe
sociale.
Il nous faut donc mettre au point une nouvelle théorie qui explique cette
diversité d'objectifs en fonction de ces variables externes et qui sont une syn-
thèse de l'économie, de la sociologie et de l'histoire. Jusqu'à présent, pourtant,
nous ne disposons pas encore d'une théorie mathématique deductive dont le
degré de précision soit comparable à celui atteint grâce à la théorie mathéma-
tique dérivée des principes à la fois plus anciens et plus simples de la théorie
économique rationaliste.
D e plus, seul le comportement économique est observable. Si l'on veut
tirer de cette observation des hypothèses sur les préférences des décideurs
économiques et la manière dont elles sont combinées entre elles, il nous faut
recourir à des techniques d'entretien, mesurer les attitudes à l'aide de ques-
tionnaires, etc. (Ce sont là des techniques de sondage qui ne relèvent pas de
l'économie, mais de la sociologie o u de la psychologie.) Mais, si nous les
utilisons, il faut prendre garde de ne pas tomber dans le piège de l'explication
circulaire : nous ne devons pas faire de l'hypothèse de l ' h o m m e économique
rationnel une tautologie en employant des méthodes de mesure de préférences, de
telle sorte que, par définition, l'hypothèse de la maximalisation doive être vraie.
Pour rester dans le domaine de la microéconomie, nous avons déjà
montré que l'économie ne peut exister en tant que telle (si l'on abandonne
les hypothèses extrêmes et abstraites dont nous avons d'abord parlé) sans
une collaboration entre les différentes disciplines. Notre première proposition
dans ce domaine sera donc de mettre au point une théorie qui rende compte
de l'interaction de ces variables déterminantes externes. Cependant, bien qu'elle
doive combiner la sociologie, la psychologie et l'histoire, cette théorie ne devra
pas emprunter son langage à ces sciences, mais en inventer u n nouveau qui
ait une portée beaucoup plus générale. Il est encore trop tôt pour le décrire
avec précision, mais nous ferons une proposition après avoir montré quels
sont les autres obstacles que la science économique réaliste doit encore
surmonter. L'économie est, à l'heure actuelle, une science qui m a n q u e d'unité
interne. Tout d'abord, à côté du problème de la microéconomie, que nous venons
de débattre, il nous faut ajouter la macroéconomie. L e concept de base en
macroéconomie est le produit national brut. Celui-ci se subdivise en inves-
tissement global, consommation globale, coût global de la main-d'œuvre, etc.
L'objectif de la macroéconomie est d'expliquer ce que sont le produit national
brut et sa répartition selon les différents facteurs mentionnés. Il n'est évidem-
ment pas possible de ramener, pour tous les systèmes économiques existants,
la macroéconomie à la microéconomie, car nous ne saurions introduire u n
facteur collectif rationnel, qui n'aurait m ê m e que les caractéristiques de la
douteuse rationalité démontrée par les facteurs microéconomiques. Il nous
faut donc introduire, pour l'étude d u comportement d'entités macroécono-
miques, des axiomes indépendants. Ces axiomes doivent, bien sûr, résulter
du fait qu'on ne peut consommer o u investir plus que ce qui a été produit et
120 Léo Apostel

que, si le système doit subsister, plusieurs relations simples doivent exister


entre quantités économiques caractérisant une société.
L a synthèse entre les exigences de rationalité complexes et affaiblies des
facteurs microéconomiques, d'une part, et celles d'une reproduction globale
en macroéconomie, d'autre part, ne peut, selon nous, se concevoir que par la
cybernétique appliquée à l'économie, en étudiant u n système global de rétro-
action dont les parties seraient encore des systèmes de rétroaction dont les
critères seraient fonction de leur comportement passé et des relations entre les
résultats des différents systèmes partiels. Il faut, ici, faire appel aux travaux de
Tuetin et Lange sur la cybernétique économique. Notre propos est de montrer
que l'application de la cybernétique à l'économie n'est pas seulement une ques-
tion de m o d e , mais u n recours nécessaire à l'unification de la microéconomie
et de la macroéconomie.
Néanmoins, nous ne prétendons pas que la cybernétique soit la seule
méthode possible pour atteindre notre objectif. N o u s disposons des prémisses
d'une science de l'action baptisée praxéologie par ses fondateurs Slucki et
Kotarbinski. Cette science de l'action (ou, plus spécifiquement, des conditions
de l'action efficace) peut s'appliquer à une action individuelle o u collective.
L a synthèse de la microéconomie et de la macroéconomie peut se réduire à la
coordination des conditions d'efficacité de l'action individuelle o u collective.
Les limites induites par les conditions de rationalité pourraient se déduire de
la théorie de la réflexion-action efficace. L e concept d'efficacité n'est cependant
pas au-dessus de tout soupçon et la formalisation mathématique de la praxéo-
logie reste à entreprendre, m ê m e si la logique de l'action récemment développée
dans ce sens semble prometteuse. L'avantage de la praxéologie sur la cyberné-
tique est que la définition structurelle d'un système de rétroaction n'a pas lieu
d'être en praxéologie; l'acteur praxéologique n ' a pas à subir la contrainte
d'un formalisme spécifique. C'est d'ailleurs le seul avantage, car, en contre-
partie, la connaissance formelle obtenue par la théorie des systèmes rétroactifs
ne peut être utilisée.
Aussi proposons-nous, en parallèle, de faire une synthèse de la micro-
économie et de la macroéconomie au m o y e n de la cybernétique et de la
praxéologie. Pour le m o m e n t , les relations entre ces deux disciplines n'ont pas
encore été étudiées avec précision. L a divergence que nous avons essayé
d'atténuer n'est toutefois pas la seule qui soit caractéristique de l'économie.
Il nous faut en mentionner a u moins deux autres :
1. Il existe des sociétés soumises à une économie planifiée qui essaient de
développer une théorie générale de la planification. D e m ê m e , il existe
des sociétés anciennes dont l'anthropologie économique essaie de
comprendre l'usage qu'elles font de leurs ressources. Enfin, nous voyons
autour de nous diverses sociétés dans lesquelles les marchés dictent les
prix et les salaires, mais o ù le marchandage collectif, les monopoles o u
oligopoles cachés rendent parfois les faits réels très difficiles à c o m -
prendre. L a théorie de l'économie devrait être suffisamment géné-
rale pour englober c o m m e cas particuliers les théories d'économie
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 121

primitive, d'économie planifiée et d'économie de marché pure o u


mixte.
2. Certaines sociétés sont en état d'équilibre; d'autres sont en perpétuelle
croissance tout en préservant leur structure; d'autres encore modifient
leur structure économique et l'on parle alors de transformation quali-
tative. Les théories de l'équilibre, de la croissance et de la transformation
qualitative doivent être rapprochées de manière que l'on puisse déduire
de cette théorie générale le m o m e n t où un équilibre passe à la croissance,
celui o ù la croissance se transforme en développement et celui o ù
l'opération inverse se produit, alors que les conditions générales (une ou
plusieurs) de ces trois différents stades doivent encore suivre la théorie
générale.
U n e fois de plus, il nous faut reconnaître que les deux desiderata que nous
venons de formuler en 1 et en 2 ne sont pas satisfaisants. Il faut également
souligner que les deux synthèses a et b, que nous prétendons nécessaires, ne
sont en aucune façon indépendantes l'une de l'autre. Parmi les buts multidimen-
sionnels de la planification (qui comprennent, entre autres, telle augmentation
du produit national brut, telle façon de répartir le produit national brut à
travers la société entière et, dans une certaine mesure, u n commerce extérieur
équilibré), nous trouvons, c o m m e nous l'avons signalé, une certaine loi de
croissance. Il nous est également possible de trouver une certaine loi de déve-
loppement. M ê m e si nous pensons que la théorie de la planification est liée à
la microéconomie (seul le planificateur central est l'acteur déterminé), nous
devons avoir présent à l'esprit le fait qu'une théorie à buts multidimensionnels,
à dimensions quantitatives ou non, ne peut se résumer à un problème de maxi-
malisation d'une quantité scalaire.
D e plus, nous devons considérer, m ê m e dans des sociétés planifiées, de
multiples centres de planification (ordonnés hiérarchiquement); la pluralité
de ces niveaux peut m ê m e être variable et être elle-même l'objet d'une plani-
fication. Le problème principal en économie est, selon nous, la réalisation des
deux dernières unifications mentionnées. Sachant qu'un marché est un élément
régulateur (compensation après coup) et qu'une économie planifiée est une
forme d'anticipation (précorrection), toutes les formes de combinaisons entre
marchés et planifications sont des formes de combinaisons entre régulation et
compensation. N o u s avons v u qu'en théorie des rétroactions ce problème est
courant. Pour cette raison, nous pensons de nouveau que la synthèse a sera
accomplie en insérant l'économie dans la théorie des rétroactions. Pourtant,
quand la synthèse de l'anthropologie et de l'économie sera également réalisée,
on ne saura dire quel modèle donnera l'explication théorique de cette syn-
thèse — le caractère interdisciplinaire de cette entreprise découle cependant
de sa propre formulation. L a seconde synthèse fera évidemment appel aux
théories dynamiques des rétroactions o u des jeux, théories qui ont déjà fait
l'objet de discussions, mais qui n'existent pas encore. E n particulier, la théorie
du développement de sociétés planifiées — à la fois les prévisions de croissance,
et (même) de transformation qualitative, par l'intermédiaire de plans eux-
122 Léo Apostel

m ê m e s soumis à une croissance, à une transformation qualitative, à une régu-


lation et à une anticipation toutes plus o u moins continues — n'est encore
qu'un souhait à l'heure actuelle.
L a formulation m ê m e d u problème montre toutefois que le dévelop-
pement d'une praxéologie dynamique, en association avec une théorie dyna-
mique des rétroactions, sera nécessaire au moins à titre instrumental dans la
réalisation de cette tâche.
Le lecteur conclura avec nous, d u moins nous l'espérons, que l'unifi-
cation de l'économie, lui permettant de remplir sa mission, nécessitera empi-
riquement c o m m e théoriquement la combinaison de l'économie avec la plupart
des autres sciences humaines, et plus particulièrement avec les quelques disci-
plines à caractère synthétique qui ont u n rapport direct avec le problème
économique : la théorie des rétroactions et la praxéologie.

La sociologie
C o m m e cela se produit pour nombre de sciences humaines, l'objet de la socio-
logie n'est absolument pas facile à définir. L a difficulté tient au fait que tout
phénomène étudié par la sociologie l'est également par une autre science.
Par exemple, les relations sociales se traduisent par des échanges d'idées (et
sont ainsi étudiées par la linguistique), o u par des échanges d'attitudes et
d'émotions (et, dans ce cas, appartiennent également au domaine de la psycho-
logie), o u encore par des échanges de services o u d'armements (et sont d u
ressort de l'économie o u de la science militaire). Quel est alors l'intérêt spéci-
fique de la sociologie ? Certains auteurs sont allés jusqu'à refuser à la socio-
logie une existence. Souvenons-nous, cependant, que d'autres ont nié l'existence
de la psychologie et évitons, si possible, de sombrer dans u n tel scepticisme.
E n sociologie, le concept de base est soit celui de relation sociale (Simmel,
von Wiese, Dupréel), soit celui de groupe social ( H o m a n s et l'école fonction-
naliste en général). Si l'on veut comprendre l'objet de la sociologie, il n'est
pas inutile de tenter l'analyse de ces deux concepts de base. Leur signification
n'est cependant pas définie de manière unique.
Prenons tout d'abord le concept de relation sociale; nous pouvons dire
qu'une relation sociale existe entre deux individus si l'action de A est modifiée
par l'action de B . Mais il ne suffit pas de dire que A est modifié par la présence
de B (ce n'est pas parce que le corps de A verra sa température s'élever de
manière imperceptible par la seule présence de B dans la m ê m e pièce que
nous pourrons parler alors de relation sociale). Si l'action de A est modifiée
par l'action de B , cela peut se faire par l'intermédiaire de signaux émis par B
vers A , ou par l'usage de la force. E n général, lorsque nous parlons de relations
sociales, nous pensons d'abord au premier cas. Toutefois, nous ne pouvons
exclure complètement le cas d'une attaque violente de A par B , car une telle
attaque n'est pas seulement une modification externe, mais constitue aussi une
action dont la signification peut être perçue par A . Si l'on accepte cette défi-
nition de la relation sociale, alors la définition profonde du terme de sociologie
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 123

est du ressort de la psychologie et de la praxéologie (concept d'action et d'inter-


prétation d'actions signifiantes), d'une part, et de la linguistique (influence
d'une personne par des signaux émis par quelqu'un d'autre), d'autre part.
Cependant, une sociologie fondée sur une théorie des relations sociales ne peut
exister si elle ne peut définir le concept de groupe. Pour ce faire, nous pouvons,
avec Dupréel, distinguer les relations sociales positives des relations sociales
négatives. U n e relation sociale est dite « positive » pour l'un de ses m e m b r e s
si elle rapproche de leur but les actions qu'elle régit; elle est négative si elle
augmente au contraire la distance entre l'état actuel des choses et le but
recherché. Pour établir la différence entre relation sociale positive et relation
sociale négative, Dupréel ne s'est pas servi d'un formalisme relatif à l'action,
mais au contraire a fait appel aux notions de satisfaction et d'insatisfaction.
Cette différence essentielle peut également s'exprimer sous une autre forme
(le lecteur comprendra immédiatement l'intérêt de cette double présentation) :
une relation sociale est positive si aucun des m e m b r e s concernés ne cherche à la
supprimer, tandis qu'une relation sociale négative se caractérise par le fait
qu'au moins un des intéressés cherche à s'en dégager. Il ressort clairement de
nos deux définitions qu'une relation sociale peut être négative pour certains
participants et positive pour d'autres. Il est également clair que nous pourrons
considérer des relations multipolaires (relations sociales dans lesquelles inter-
fèrent les actions de n participants).
Précisons maintenant pourquoi nous avons fait état de deux définitions
distinctes de la différence existant entre relations sociales positives et néga-
tives : la première définition, qui utilise la distance entre un produit et un but,
dépend de deux notions fondamentales de la théorie générale de l'action
(praxéologie); la seconde, qui utilise la différence entre une rétroaction positive
et une rétroaction négative, fait appel à la théorie des systèmes rétroactifs. Les
deux définitions sont tout aussi valables et elles prouvent que les fondements
de la sociologie, dont la dépendance vis-à-vis d'autres sciences humaines a
déjà été démontrée par la façon m ê m e dont sont décrites les relations sociales,
dépendent aussi des deux sciences humaines à caractère synthétique : la
praxéologie et la théorie des rétroactions. Mais poursuivons : maintenant que
nous disposons d u concept de relations sociales, nous pouvons lui appliquer
toute la g a m m e d'opérations logiques : nous pouvons définir l'implication
d'une relation par une autre, la relation complémentaire d'une relation, le
produit logique, l'intersection et l'union de deux relations. Considérons main-
tenant un ensemble de facteurs tels que pour toute triade d'entre eux il existe
des relations sociales positives entre deux éléments de la triade qui impliquent
l'existence de relations sociales positives entre u n m e m b r e de la paire et le
troisième élément de la triade. Appelons groupe u n tel ensemble. C e n'est
cependant pas la seule définition que nous pourrions donner d u groupe :
mieux, un ensemble d'éléments est un groupe : à) si tous les éléments ont au
moins u n but c o m m u n ; b) si la réalisation de ce but dépend, pour tous les
éléments, d u fait que les autres m e m b r e s de l'ensemble (tous ou la plupart)
visent aussi cet objectif.
124 Léo Apostel

Entre notre première définition, qui est u n peu faible, et cette dernière
bien plus forte, nous pourrions introduire plusieurs définitions intermédiaires.
Le lecteur pourra, de la m ê m e façon, définir le concept de sous-groupe.
Il verra également que des relations sociales positives ou négatives peuvent aussi
exister entre groupes. L a notion de conflit peut être définie dans les m ê m e s
termes. L e concept de hiérarchie sociale peut également être défini (dans u n
groupe, u n élément A est classé plus haut sur l'une des différentes échelles
hiérarchiques qui existent dans ce groupe si, pour u n type d'action valable
selon la définition d u groupe, la réalisation par B de cette action dépend de
celle de A , et non l'inverse).
N o u s pensons en avoir dit assez pour pouvoir formuler notre première
proposition interdisciplinaire de la sociologie : définissons soit à partir de la
théorie des rétroactions, soit à partir de la praxéologie les concepts de base
d'une sociologie relationnelle et essayons d'en déduire une théorie relative aux
propriétés principales des groupes.
Ces propriétés traitent : a) de l'appartenance ou de la non-appartenance
au groupe; b) de la fragmentation d u groupe en sous-groupes; c) d u degré
de cohésion et/ou d u degré d'intégration d u groupe et de sous-groupes;
d) d u degré d'égalité et d'inégalité au sein d u groupe, et, en général, d u
nombre de niveaux différents institués par la hiérarchie sociale et des relations
entre ceux-ci; é) du développement temporel de tous ces points;/) de la mobi-
lité d'éléments individuels à l'intérieur d u groupe.
Si nous n'avions pas choisi c o m m e concept de base celui de relation
sociale, mais plutôt celui de groupe (ou m ê m e le concept plus macrosociologique
de société), nous serions malgré tout arrivés à la m ê m e conclusion. Cela
constitue notre seconde assertion importante dans cette partie de notre
étude.
Le fonctionnalisme c o m m e le matérialisme dialectique, qui sont tous
deux des théories macrosociologiques, doivent à nouveau introduire c o m m e
concepts de base des concepts relatifs à la théorie des rétroactions, à la praxéo-
logie et, c o m m e précédemment, à la psychologie et à la linguistique. Pour le
démontrer, intéressons-nous à la définition du caractère spécifique d'un groupe
indépendant. U n groupe en tant que tel n'est ni u n élément ni u n organisme.
Néanmoins, il lui faut survivre. Pour y parvenir, il doit remplir u n certain
nombre de fonctions (on reconnaîtra ici l'essence m ê m e d u fonctionnalisme).
Mais la déduction de ces fonctions dépend soit d'une certaine hypothèse psycho-
logique sur les besoins fondamentaux de l ' h o m m e , soit d'une hypothèse
praxéologique ou cybernétique sur l'exigence fondamentale de la perpétuation
de l'existence d'éléments ou d'un système ouvert de rétroaction. Sur cette base,
on montrera que le groupe doit se donner : a) une organisation militaire
pour défendre ses frontières; b) une administration pour coordonner ses
segments; c) u n modèle d'environnement pour orienter ses recherches techno-
logiques, justifier et choisir le système de valeurs qu'il reconnaît; d) u n système
économique pour que la satisfaction des besoins matériels soit possible ; e) u n
système diplomatique pour lui permettre de communiquer c o m m e il désire
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 125

avec d'autres groupes; f) u n langage pour assurer la coordination interne


de l'action.
Si c'est le concept de groupe qui est pris c o m m e concept de base en
sociologie, alors, soit il est vide, soit il doit être rempli par l'étude des sous-
groupes indispensables à la réalisation des fonctions de base. Il est évident,
cependant, que la liste des fonctions ne sera valable que pour des groupes
totalement indépendants : des groupes partiellement dépendants peuvent ne
pas pouvoir se charger eux-mêmes des différentes fonctions. D e plus, il n'est
pas dit que, pour tous les groupes, les sous-groupes nettement distincts régleront
les différentes fonctions. E n outre, le fonctionnalisme n'implique pas que le
groupe fonctionne parfaitement, qu'il soit totalement intégré o u qu'il ne
surgisse pas de conflits entre les individus o u les sous-groupes chargés des
différentes fonctions. A u contraire, o n peut s'attendre à ce que ces sous-
groupes développent des systèmes de valeurs divergents, qui seront généra-
lement en conflit les uns avec les autres (que l'on compare, par exemple, les
sous-groupes militaires, scientifiques, économiques et religieux, qui fournissent
des services nécessaires, mais ne sont capables de le faire qu'en choisissant des
objectifs contradictoires).
Cette dernière remarque montre qu'il n ' y a pas opposition absolue
entre la sociologie dialectique et la sociologie fonctionnelle. Si, de fait, il est
vrai que le groupe ne peut exister sans tension interne, il est tout aussi vrai
qu'aucun groupe ne peut exister sans développement o u changement internes
(eux-mêmes provoqués par des conflits internes entre les différentes fonctions
et entre les différentes méthodes utilisées pour réaliser ces m ê m e s fonctions
indispensables).
N o u s pouvons maintenant revenir u n instant à notre remarque initiale
sur la sociologie : la sociologie peut être considérée c o m m e l'étude d'une
partie spécifique o u , plutôt, d'une perspective spécifique de la totalité de
l'existence humaine (la perspective relationnelle); cependant, o n peut aussi
la considérer c o m m e l'une des voies possibles vers l'unification des différentes
sciences humaines. N o u s pensons que nos remarques sur le fonctionnalisme
montrent qu'une sociologie qui prend le concept global de groupe c o m m e
concept de base, et qui définit ce concept par rapport aux diverses fonctions
fondamentales que chaque groupe doit nécessairement réaliser, accomplira
le projet de synthèse désiré pour la sociologie.
Cependant, la nature spécifique de cette science n'est comprise que si
l'on remarque qu'il ne faut favoriser aucune de ces deux approches, relation-
nelle o u liée à la théorie des groupes, mais, au contraire, qu'il faut suivre les
deux voies et montrer que, quel que soit le point de départ choisi, l'autre
peut être atteint.
N o u s avons déjà signalé que la sociologie relationnelle peut engendrer le
concept de groupe. Il nous faut encore montrer qu'une sociologie fondée sur
la théorie des groupes peut aboutir au concept de relation sociale. L'étape
essentielle à franchir ici est le passage d u rôle à la personnalité. N o u s nous
expliquerons sur ce point dans u n m o m e n t . Considérons u n groupe et divers
126 Léo Apostel

sous-groupes. Il est possible qu'un sous-ensemble appartienne à l'intersection


de deux sous-groupes différents ou davantage.
D a n s u n sous-groupe, il devra réaliser u n certain ensemble d'actions et,
dans u n autre, u n autre ensemble d'actions. N o u s appellerons rôle d u sous-
groupe dans le groupe l'ensemble des actions que le sous-groupe doit réaliser
afin de ne pas être sanctionné (c'est-à-dire affaibli ou désintégré de façon tempo-
raire ou définitive, ou abaissé sur l'échelle sociale). U n sous-ensemble de sous-
groupe, ayant différents rôles, va devoir mettre au point u n mécanisme pour
rendre ces rôles compatibles entre eux. Il est u n fait que, si notre hypothèse
sur les conflits et tensions provoqués par les valeurs liées aux différentes fonc-
tions se révèle correcte, la plupart des rôles seront foncièrement incompa-
tibles. Cette nécessité va créer de nouveaux mécanismes qui vont augmenter,
dans une certaine mesure, le degré d'autonomie du sous-ensemble d u sous-
groupe par rapport aux structures qu'il recouvre. Supposons que nous attei-
gnions le niveau élémentaire, qui se caractérise par le fait qu'il n'existe pas de
plus petit sous-groupe au-dessous de lui. O n appellera personnalités ceux qui
possèdent une multiplicité de rôles à ce niveau élémentaire. Ils seront repré-
sentés par des organismes biologiques, des corps, plus couramment appelés
éléments humains. Si deux rôles sont soit complémentaires (au sens où l'un
ne peut être joué sans l'autre), soit incompatible (au sens où l'un rend impos-
sible la réalisation de l'autre), o u les deux à la fois, il existe alors des relations
sociales entre les détenteurs de ces deux rôles. Si ces détenteurs sont alors des
personnalités, ces relations sociales vont coïncider avec celles par lesquelles
nous avions c o m m e n c é lors de notre première approche relationnelle de la
sociologie.
O n ne peut mettre au point une sociologie qui, tout en étant fondée
sur les microrapports, cherche à se délimiter u n domaine indépendant, ni une
sociologie fondée sur des macroconcepts et remplissant une fonction essen-
tiellement synthétique que si l'on tient compte, au préalable, de la praxéologie,
de la théorie des systèmes rétroactifs, des systèmes équilibrés et de la
psychologie.
D'ores et déjà, il est aisé de constater qu'une praxéologie et une cyber-
nétique dynamiques et complexes n'ont pas encore vu le jour. Tout au plus
peut-on espérer qu'elles se concrétiseront à l'avenir.
Quant au caractère interdisciplinaire de la sociologie, il est clair que
cette discipline est en soi u n instrument de la recherche interdisciplinaire et
doit être développée en tant que telle, mais aussi qu'elle est une science qui vise
une perspective générale des phénomènes humains : de là son caractère spéci-
fique. Étant donné ces deux caractéristiques, elle ne peut s'épanouir que si le
programme qui l'incorpore à la cybernétique et à la praxéologie est m e n é à bien.

La psychologie
Le problème de l'unité de la psychologie est aussi complexe que celui de
l'unité des autres sciences humaines. Certes, le nombre des écoles rivales a
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 127

diminué au cours des dix dernières années et de forts mouvements de synthèse


ont vu le jour. Cependant, aucun de ces mouvements n'a réussi à éclaircir si
peu que ce soit la situation. L a psychologie demeure déchirée entre au moins
deux tendances fondamentales. L a première de ces tendances cherche à la
définir c o m m e la science du contenu de la conscience. Il s'agit de la tendance
classique, qui a commencé par faire de l'introspection sa méthode fondamentale,
puis a fini par recourir essentiellement à l'observation en participation
{Verstehen), qui permet à l'observateur de vivre lui-même les états d'esprit du
sujet observé. L a seconde tendance essaie de définir la psychologie c o m m e la
science du comportement. Elle découle de la psychologie animale et de celle de
l'enfant, c'est-à-dire de formes de la psychologie qui n'utilisent ni l'introspection
ni la compréhension.
Mais ces deux extrêmes ne sont pas satisfaisants (bien que la seconde
tendance ait été bien plus populaire que la première au cours de ces dernières
années). L a découverte d u rôle important joué par l'inconscient et l'étude de
l'eifet perturbateur exercé par la conscience sur le psychisme ont toutes deux
démontré que la conscience est souvent incomplète et imprécise. Bien sûr,
elle n'en existe pas moins, et doit par conséquent être étudiée et expliquée.
Mais qu'est-ce que le comportement ? Est-ce tout simplement u n ensemble de
mouvements, de déplacements d u corps humain dans l'espace et dans le temps,
ou un ensemble d'actes visant tantôt clairement, tantôt confusément des buts
et créant des produits ? Si la dernière partie de la question comporte une obser-
vation exacte, alors, il convient de recourir à certaines catégories d'actes décou-
lant de l'introspection pour définir le comportement. Mais nous sommes encore
loin de la solution d u problème. N o u s ne pouvons pas, c o m m e beaucoup le
font, définir la psychologie c o m m e l'étude du comportement conscient, o u
c o m m e l'étude des causes et des effets conscients dans le comportement. Ces
deux définitions seraient trop limitées. E n employant des catégories de la
Gestaltpsychologie, nous pourrions définir l'objet de la psychologie c o m m e le
comportement pris en tant que séquence de Gestalten, configuration fermée,
et de la conscience dans la mesure o ù la conscience forme, avec le comporte-
ment, une configuration fermée. Mais cette réponse implique que l'on accepte
le concept douteux de Gestalt tel quel, sans chercher à l'approfondir. Pour l'ins-
tant, nous n'essayerons pas de trouver directement une solution à notre pro-
blème; contentons-nous de noter ce conflit fondamental et voyons s'il en existe
d'autres.
Le deuxième conflit que nous rencontrons semble moins important que
le premier; en fait, il est tout aussi grave. Considérons les parties suivantes de
la psychologie : la partie expérimentale, la partie différentielle, la partie géné-
tique et la partie clinique. O n serait enclin à penser qu'elles recouvrent simple-
ment les divers sujets étudiés par cette science. Cela est vrai, mais en partie
seulement. L a psychologie expérimentale soumet des êtres humains (ou plus
souvent des animaux) à des situations expérimentales du type de la boîte noire :
des stimuli sont donnés en entrées et l'on observe les sorties o u réactions.
Son but est de vérifier des lois générales. A ce propos, nous rappelons que la
128 Léo Apostel

loi psychophysique de Fechner-Weber sur le rapport entre l'intensité d u sti-


mulus et l'intensité des réactions qu'il provoque fut à l'origine de la psychologie
scientifique. L a méthode suivie en psychophysique implique que les différents
êtres humains observés ne sont pas différents au point que les lois sur les rapports
entre les stimuli et les réactions soient elles aussi différentes. Il est possible de
faire des généralisations d'un type d'être humain à u n autre (et m ê m e d'un
animal à une autre espèce animale pour en arriver éventuellement à Vhomo
sapiens). L a différence entre le stimulus donné et le stimulus reçu, entre la
réaction observée et la réaction effectuée, n'est pas importante au point d'inter-
dire toute extension des stimuli et réactions perçus par l'observateur aux
stimuli et réactions effectifs, tels qu'ils sont vécus par le sujet. L a psychologie
différentielle essaie cependant de classer les êtres humains en types fondamen-
taux. Ces types n'ont pas encore été définis avec assez de précision pour que
l'on puisse cerner la valeur scientifique des lois proposées en psychologie
expérimentale. Toutefois, à en croire les tenants de cette branche, il y aurait
des différences si prononcées entre les divers êtres humains (et la biologie établit
des distinctions si nettes entre les espèces) que les généralisations de la psycho-
logie expérimentale deviennent douteuses. D e nouvelles variables doivent être
prises en considération et il y en a de plusieurs genres : a) l'état émotionnel au
cours de l'expérience; b) l'âge au m o m e n t de l'expérience; c) la culture et la
société des sujets ainsi que leur place dans cette société; d) les caractéristiques
biologiques d u corps d u sujet. Certes, il serait très surprenant de ne point
trouver de lois c o m m u n e s à tous les mammifères o u à tous les h o m m e s sur les
rapports stimuli-réactions. Quoi qu'il en soit, contentons-nous pour l'instant
de noter qu'avant de conclure à l'existence de telles lois il faut toujours recher-
cher les variations interculturelles, intersociales, intertypes o u interâges. Il n'y
a pas encore de théorie (qui serait essentiellement interdisciplinaire) sur ces
variations.
E n d'autres termes, le psychologue clinicien (qui s'intéresse aux idio-
syncrasies de ce tout constitué par chaque être humain), le psychologue géné-
ticien (qui s'intéresse aux idiosyncrasies de chaque âge), le typologiste (qui
travaille sur les différences entre les types), le sociopsychologue et l'ethno-
psychologue (qui s'intéresse aux influences exercées par la culture et la société)
doivent être consultés m ê m e lorsqu'il s'agit de lois sur la perception, l'appren-
tissage, la mémoire o u l'intelligence. Ainsi reconnaît-on le caractère fonda-
mentalement interdisciplinaire de la psychologie. Par conséquent, notre pro-
g r a m m e sur la recherche interdisciplinaire en psychologie doit comprendre la
recherche d'un modèle systématique de l'influence des variables ethnologiques,
sociologiques, économiques, biologiques et typologiques sur les lois générales
proposées en psychologie. U n tel modèle n ' a pas encore été mis au point.
Entre les diverses sciences, voisines les unes des autres, il y a une lutte pour la
prédominance en ce qui concerne l'explication d u comportement de leurs
propres variables. Certains soutiennent encore les positions extrêmes et naïves
selon lesquelles : a) les lois générales n'existent pas d u tout (puisque tout est
variable); b) les variables externes n'ont aucune importance (puisqu'elles
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 129

n'influent pas sur les formes des lois générales, mais n'ont qu'un impact limité
sur les paramètres qui interviennent dans la formulation de ces lois).
E n cherchant l'unité interne de la psychologie, nous avons déjà établi
que la recherche interdisciplinaire est nécessaire. Pourtant, nous nous s o m m e s
maintenus jusqu'à présent à u n niveau relativement abstrait. E n effet, on ne
peut définir la psychologie c o m m e l'étude de la conscience (la conscience étant
seulement u n aspect de la personnalité totale) ni c o m m e l'étude d u compor-
tement (le comportement extérieur n'étant lui aussi qu'un aspect de la per-
sonnalité totale). Par psychologie, il faut entendre la science qui a pour objet
l'étude de la personnalité concrète dans son développement et dans son envi-
ronnement. Seule la personne considérée dans son ensemble est réelle. Toute
séparation entre mémoire et perception, intelligence et affectivité, motricité et
intelligence ne peut être qu'une abstraction provisoire appelée à laisser la place
à la synthèse de tous ces fragments dans une étude totale de la personnalité
dans son ensemble. Cependant, cette personnalité est, avec le corps, u n ensemble
de rôles sociaux et une vie intérieure. Elle n'existe que par son autotransforma-
tion et par la transformation de son environnement. L a psychologie n'existe
pas encore vraiment, car ses différentes parties n'ont pas encore été unifiées.
Cette unité ne pourra se faire qu'au prix de très grands efforts. Ici, nous vou-
drions rappeler au lecteur une remarque que nous avions faite à propos d u
statut de la géographie. N o u s avions dit que celle-ci est constituée de la géo-
graphie physique et de la géographie sociale, et ne pourra s'unifier que grâce à
la cybernétique et à des concepts théoriques de systèmes susceptibles de
transcender les niveaux social et physique, donc de les réunir. Il en va de m ê m e
pour la psychologie.
Les deux problèmes principaux de la psychologie sont : a) le problème
psychophysique (comment faire une théorie intégrée à partir d ' u n système
nerveux central et d'une vie intérieure); b) le problème de l'individualité (com-
ment réunir toutes les différentes facettes d'un h o m m e pour en faire une théorie
de la personnalité). L'unité psychophysique ne peut être exprimée en termes
purement physiques o u biologiques, ni en termes purement psychologiques et
sociologiques : elle doit être exprimée en u n langage plus général, dans lequel
les langages ci-dessus seraient des cas spéciaux. N o u s ne pouvons tenir pour
une solution la théorie des isomorphismes entre la causalité biologique et les
rapports conscients : la conscience n'est qu'un système partiel qui fait partie
de la personnalité totale en tant que l'un de ses moyens. D e m ê m e , le système
biologique n'est, lui aussi, qu'un système partiel. Les isomorphismes signifie-
raient la négation d u caractère partiel de ces deux phénomènes.
Peut-être le lecteur pensera-t-il que la théorie générale des systèmes de
rétroaction, à laquelle les sciences humaines ont si souvent recours, fournira
de nouveau la solution (ce langage serait en effet assez général pour s'appliquer
à la fois à l'organisme et à la conscience). Mais il faut souligner que la per-
sonnalité humaine est la combinaison d'un grand nombre de systèmes de rétro-
action : les systèmes de rétroaction organiques, le système des glandes endo-
crines et le système nerveux central représentent une multitude de systèmes
130 Léo Apostel

de rétroactions superposées, qui s'imbriquent les unes dans les autres. A ces
rétroactions structurelles, il faut ajouter les rétroactions fonctionnelles d u
comportement et, enfin, la conscience, type de comportement particulier qu'on
peut considérer c o m m e u n régulateur au plus haut degré, qui synthétise les
mécanismes inférieurs lorsque ces derniers n'arrivent pas à assurer par eux-
m ê m e s l'adaptation. Cette multiplicité de systèmes de rétroaction n'est pas d u
tout homogène. Certains d'entre eux sont continus, d'autres discontinus; les
uns ont des rétroactions négatives, d'autres ont des rétroactions positives;
certains sont autoconservateurs, d'autres autodestructeurs et ne peuvent sub-
sister que par équilibration mutuelle. Seule cette complexité peut expliquer la
coexistence des éléments biologiques et de la conscience dans la personnalité
totale. Mais toutes ces remarques sont purement pragmatiques. Pour l'instant,
nous ne disposons ni du formalisme abstrait ni des faits empiriques nécessaires
à la mise au point de la théorie générale des rétroactions de la personnalité.
N o u s s o m m e s convaincu que là résidera l'unification de la psychologie, car
l'idée générale de l'automate à capacité d'adaptation présente tous les éléments
permettant de comprendre une personne : l'automate a une mémoire (la psy-
chologie de la mémoire peut être intégrée) ; il effectue des calculs sur des entrées
(l'intelligence peut être incluse) ; divers types de mémoire peuvent être distingués
les uns des autres (la différence entre le conscient et l'inconscient peut s'inscrire
en modèle); l'automate obéit à u n programme (l'ensemble des besoins et des
impulsions); les désordres neurologiques peuvent être considérés c o m m e des
régressions et des simplifications d u programme, qui surviennent lorsque les
tâches à accomplir et la charge de la mémoire sont trop importantes. Si l'auto-
mate est vraiment capable d'apprendre, il fera intervenir des processus de
développement génétique et d'apprentissage local (et nous avons souvent dit
que le problème principal est de comprendre la dynamique de l'apprentissage
et le développement de nouveaux types d'apprentissage).
Par conséquent, l'introduction de la théorie des rétroactions n'est pas une
simple possibilité à envisager, mais la seule solution du problème immémorial
de l'unité conscience-organisme chez l'être humain. Le caractère fondamenta-
lement interdisciplinaire de la psychologie, en tant que condition de l'unité
de cette discipline, dépend de cette énigme. N o u s pouvons exprimer tout cela
en d'autres termes : la conscience s'exprime par signaux et symboles. L a théorie
relative à l'interprétation de ces signaux et symboles a récemment été baptisée
herméneutique. C'est une version méthodologique plus raffinée de l'ancienne
Verstehendepsychologie. Les fonctions d u corps, quant à elles, ne s'expliquent
pas en termes herméneutiques, mais par la science des causes en biologie
humaine. N o u s affirmons donc que la psychologie n'existera que grâce à la
réunion de l'herméneutique et de la biologie humaine en une seule discipline.
Tel est le programme que nous proposons dans ce dessein, programme dont
l'exécution nécessitera, entre autres, l'utilisation de la théorie des systèmes
en général, et de la théorie des rétroactions en particulier.
Mais nous devons garder présent à l'esprit un problème dont nous avons
déjà parlé : si nous voulons que la psychologie voie le jour, il nous faudra trouver
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 131

u n modèle permettant d'intégrer les variables ethnologiques, sociologiques,


génétiques et biologiques. N o u s ne devons pas, non plus, oublier notre troisième
problème : l'existence d u « tout » humain, cette personnalité totale, seul fait
concret auquel la psychologie soit confrontée. Cette interaction globale des
émotions, des besoins, de la perception, de la mémoire et de l'intelligence trans-
cende nettement les limites et frontières de toutes les spécialités mises au point
en psychologie jusqu'à présent. C e n'est que dans cette interaction globale que
nous pourrons trouver l'explication des variations observées dans les facettes
individuelles qui la composent. Cela veut dire que la population de base (en
termes statistiques) pour u n psychologue est l'ensemble des manifestations
d'un être humain, et non ( c o m m e la transposition en psychologie de méthodes
provenant d'autres parties des statistiques nous l'a fait croire) une population
de plusieurs individus. L a psychologie doit être une science exacte de l'individu,
fondée sur la statistique. Cet individu doit lui-même être essentiellement u n
système en évolution, u n processus dans le temps. Stephenson et d'autres psy-
chologues ont démontré que les méthodes statistiques peuvent s'appliquer à
cette population de comportements qu'est u n individu. S'il faut faire des
généralisations — et n'est-ce pas là le but de toute science ? —, il faut que ces
généralisations prennent la forme d'une tentative visant à mettre au point des
lois sur des personnalités totales et des lois sur la formation et la destruction
de la personnalité. Encore une fois, cela implique qu'on aura surmonté une fois
pour toutes ce qui sépare actuellement la psychologie des processus cognitifs
de celle des processus affectifs, la psychologie de l'individu (psychologie cli-
nique et typologique) de celle des lois (psychologie expérimentale).
L a psychologie telle que nous venons de la décrire ne pourra voir le jour
que grâce à la recherche interdisciplinaire.
Mais, avant de clore cette question, nous voudrions proposer u n autre
programme de recherche. E n psychologie, il y a une autre distinction dont
nous n'avons pas parlé : la distinction entre psychanalyse et psychologie expé-
rimentale. A la lumière de la conception de la psychologie que nous avons
donnée ci-dessus, la psychanalyse ne peut qu'être très importante : n'est-elle
pas, en effet, une psychologie réellement dynamique, qui pose que l'individu
s'explique par son passé et qu'il se distingue par son degré de développement?
D'autre part, elle est une psychologie véritablement sociale puisqu'elle consi-
dère que la structure interne de l'individu est déterminée par l'intériorisation
de l'ancien environnement familial de ce dernier. Elle est également une psycho-
logie biologique puisque, pour elle, l'individu est déterminé par des impulsions
biologiques. Enfin, elle tient compte du fait (nous n'en avons pas encore parlé)
que les individus veulent agir, et agissent, les uns sur les autres. C e type d'interac-
tion doit d'ailleurs, toujours selon la psychanalyse, faire l'objet d'une étude
scientifique (l'étude d u transfert et du contre-transfert). E n dehors de la psy-
chanalyse, il n'y a qu'un p r o g r a m m e de recherche important en psychologie :
la psychologie génétique de Jean Piaget. C e p r o g r a m m e est lui aussi biologique,
social et dynamique. Toutefois, il concerne essentiellement le développement
cognitif.
132 Léo Apostel

II est important de noter, lorsqu'on considère les schémas explicatifs


de Freud, que ces schémas sont essentiellement des rétroactions, qui servent à
maintenir l'excitation cérébrale en deçà d'un certain seuil. Pour l'instant, nous
n'avons pas encore (mais nous devrions mettre au point) une théorie de la
rétroaction qui utiliserait naturellement la théorie dynamique de la rétroaction
des phénomènes en psychanalyse. U n e fois que nous aurons eu cet instrument,
nous l'appliquerons à l'explication des phases d u développement cognitif.
Cela constituera une autre tentative nécessaire à l'unification de la psychologie
clinique (essentiellement constituée par les travaux de Freud) et de la psycho-
logie expérimentale (essentiellement représentée par Piaget).
Pour enfiniravec la psychologie, rappelons que, si la sociologie dépend
de la psychologie pour certains de ses concepts fondamentaux, la psychologie
aussi dépend de la sociologie pour ce qui est de ses variables. O n ne peut donc
penser qu'une science humaine puisse être réduite à une autre.

La linguistique
N o u s l'avons déjà vu, et nous le verrons encore, la spécificité d'une discipline
n'apparaît nettement que lorsque les tensions internes qui dominent ses luttes
internes sont mises à nu. Il est bien connu qu'il y a un grand m a n q u e d'échanges
entre ceux qui étudient la communication globale (livres, discours, etc.) et ceux
qui étudient les caractéristiques de la langue. L e conflit qui existe entre eux
est dû à l'opposition entre langage et parole, opposition sur laquelle on a
beaucoup insisté depuis Ferdinand de Saussure. N o m b r e de linguistes ont
soutenu qu'ils ne s'intéressaient qu'au système, o u structure, et non aux réali-
sations toujours imparfaites, imprécises o u idiosyncrasiques de ce dernier.
C e point de vue platonicien ne tient pas compte d u fait que le système d u
langage, si jamais ce dernier existe en tant qu'instrument social, ou psycho-
logique, ou psychosocial (il ne pourrait être qu'un instrument entre les mains
d'observateurs extérieurs), ne remplit qu'une fonction : produire et permettre
la compréhension d'actes de la communication. Pour que la linguistique retrouve
son unité interne, l'étude du langage et de la parole doit devenir une seule et
m ê m e discipline; l'étude des propriétés des microéléments, c o m m e les mots
et les phrases, doit se fondre avec l'étude des macroéléments, c o m m e les dis-
cours ou les textes. Mais nous en s o m m e s loin malgré les quelques tentatives
de Zellig Harris et de l'école allemande de grammaire textuelle inspirée par
Peter Hartmann.
Le deuxième conflit en linguistique a plusieurs points c o m m u n s avec
l'opposition behavioristes-non behavioristes en psychologie. E n effet, le concept
de signification est très complexe et la linguistique n'a pas m a n q u é , pendant
quelque temps, d'attribuer ses difficultés à ce concept. Certains linguistes de
renom ( c o m m e Leonard Bloomfield, qui a longtemps travaillé dans le cadre
de la psychologie de W u n d t , cherchant à parvenir à une compréhension du
langage) ont été jusqu'à préconiser que la linguistique ne fasse plus du tout
référence aux significations pour se limiter aux phénomènes observables de
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 133

l'extérieur. Seules la phonologie, la syntaxe et la morphologie peuvent être


étudiées de ce point de vue. Il semblait donc que la raison d'être d u langage,
à savoir la communication de significations, dût être éliminée en tant qu'objet
de l'étude de la langue. Les travaux de Harris et de C h o m s k y ont tenu compte
de cette restriction méthodologique. Mais, enfinde compte, cet appauvrisse-
ment d'origine purement méthodologique devint impossible à défendre. Et l'on
ne tarda pas à voir les linguistes, et m ê m e les tenants d'une linguistique exacte
et formelle, s'intéresser de nouveau aux significations. Tentatives qui ne furent
cependant pas couronnées de succès : on prend un m o t (« table », par exemple),
puis o n cerne l'objet qu'il désigne par une série de catégories (objet, trois
dimensions, fabriquée par l ' h o m m e , instrument, etc.), sûrement empruntées
à des théories anciennes et oubliées dues à Platon, Aristote o u Kant. Mais tout
cela demeure arbitraire, les raisons pour lesquelles o n retient o u écarte telle o u
telle catégorie n'étant pas évidentes. D e plus, ce genre de « nouvelle sémantique »
vient s'ajouter aux systèmes syntaxiques ou phonologiques existants, alors qu'il
devrait s'unir à eux. Après tout (et nous répétons là une vérité évidente mais
oubliée), la communication des significations et les exigences qui découlent
de cette fonction devraient expliquer les propriétés phonologiques et syntaxiques
des langues.
L e troisième conflit, bien connu lui aussi, oppose les points de vue dia-
chronique et synchronique sur la langue. Selon le point de vue diachronique,
les langues sont en évolution constante; il cherche donc à établir les lois en vertu
desquelles cette évolution a lieu. Selon le point de vue synchronique, il faut
considérer la structure de la langue à u n m o m e n t donné et chercher les lois
utilisées, à ce m o m e n t précis, par la communauté qui parle et comprend cette
langue. O n peut avancer que l'immense progrès accompli par la linguistique
moderne a été possible grâce à l'adoption d'une fiction : le point de vue syn-
chronique. Toutefois, il est bien connu que : a) il existe des dialectes sociaux,
professionnels, régionaux et personnels qui font perdre aux communautés
linguistiques l'homogénéité qu'on leur attribue; b) les habitudes linguistiques
les plus courantes se modifient à l'usage — nos langues ne sont jamais à l'abri,
nous les modifions consciemment (par l'éducation, par des décisions ou par une
création linguistique) et inconsciemment. Cependant, les systèmes statiques
qui sont, selon de brillants grammairiens modernes, les modèles de nos langues
ne peuvent expliquer leur propre évolution. Ainsi l'évolution devient-elle une
notion étrangère au système, u n fait d u hasard, qui ne peut s'expliquer par le
système de la langue. Bien entendu, il faudrait que le contraire soit vrai; les
systèmes linguistiques doivent comporter leurs propres vecteurs d'évolution.
Ils doivent être à m ê m e d'expliquer, grâce à leurs caractéristiques internes,
pourquoi ils évoluent. Pour cela, il faudrait définir la langue c o m m e une
population d'idiolectes qui s'imbriquent les uns dans les autres et qui sont en
interaction. Les lois qui régissent cette interaction et les effets de l'usage sur la
structure (effets sociaux et psychologiques) devraient expliquer les tendances
de l'évolution.
Ces trois remarques résument, à notre avis, les difficultés de la linguis-
134 Léo Apostel

tique actuelle. E n outre, rappelons au lecteur ce que nous avions dit à propos
des grammaires formelles : aucune de ces grammaires ne peut prétendre repré-
senter de façon adéquate une langue naturelle, bien qu'elles en réfléchissent
plusieurs caractéristiques importantes.
Par conséquent, s'il n'y a pas lieu de triompher, il ne faut pas désespérer
non plus. L a linguistique connaît autant de problèmes que n'importe quelle
autre science humaine.
D a n s l'état actuel des choses, o n ne saurait continuer à isoler la linguis-
tique des autres sciences humaines (bien que cela ait produit des résultats
positifs), mais il ne faudrait pas, n o n plus, qu'en essayant de réunir la lin-
guistique aux autres sciences humaines nous portions préjudice à la précision
de la théorie linguistique. Tâche difficile aux multiples volets, dont la réalisation
n'est pas évidente.
N o u s pensons, quant à nous, que les rapports interdisciplinaires entre la
linguistique et les autres sciences humaines ne doivent pas perdre de vue la
solution des trois problèmes cités ci-dessus. Ce sera l'objet de notre programme
de recherche. Mais, auparavant, essayons de définir avec plus de précision le
véritable objet de la linguistique.
L a linguistique est l'étude de la langue. O n peut définir une langue soit
c o m m e u n système fermé et complet de signaux, soit c o m m e u n instrument de
communication fermé et complet. Les deux idées clés dans ce contexte sont
celles de signal et de communication. C o m m e l'économie (qui a donné nais-
sance à une science plus générale, la praxéologie, certains croyant m ê m e que
l'économie n'est qu'une application de la praxéologie), la linguistique a, grâce
à Pierce et de Saussure, donné le jour à une science plus générale, la science des
signes, ou sémiotique, dont elle ne serait qu'un cas particulier. Mais qu'est-ce
qu'un signe et qu'est-ce que la communication? Si l'on cherche les réponses à
ces questions, on verrait que la linguistique peut s'insérer non dans une, mais
deux disciplines générales. O n verrait également que des rapports s'établiront
entre la praxéologie, folle de l'économie, et la sémiotique ou théorie de la
communication, folle de la linguistique. Essayons d'expliquer tout cela.
N o u s dirons qu'un signe est u n signe pour u n agent si la perception
de celui-là modifie la façon d'agir de cet agent sur des objets différents de ce
signe. Le lecteur aura reconnu dans cette définition une version modifiée de la
définition d u signe donné par Charles Morris dans son Signs, language and
behaviour. Elle ne fait évidemment pas d u tout référence à d'autres agents
ou à d'autres actes de communication. La classification des signes selon qu'ils
ont o u non des similitudes, o u des rapports avec les objets qu'ils désignent o u
les propriétés de ces objets, montre bien que, dans ce sens d u terme, la sémio-
tique n'est pas une discipline sociologique, bien qu'elle relève de la praxéologie.
E n termes de communication, nous dirons que le signe est utilisé c o m m e
un instrument de communication entre deux agents lorsque l'émission et la
perception de ce signe rendent les actes de ces deux agents plus coordonnés (cette
coordination peut prendre la forme d'un conflit, mais u n conflit est aussi une
forme de coordination). N o u s voudrions insister sur le fait que ce concept
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 135

de communication n'a rien à voir avec celui qui est actuellement employé
en théorie de l'information — mais cela devrait changer bientôt.
D a n s nos définitions d u signe et de la communication, quand nous
parlons de modifications des actes des agents, ces actes portent soit sur des
objets, soit sur d'autres agents. Et il ne saurait en être autrement. Seuls des
agents peuvent recevoir des signes o u des actes de communication.
N o u s en conclurons donc que la sémiotique ou la théorie de la c o m m u n i -
cation ne sont que des chapitres de la théorie de l'action o u de la praxéologie.
Voilà qui peut être le fondement d'un programme de recherche interdiscipli-
naire intéressant : montrer que les propriétés des systèmes de signes o u des
systèmes de communication peuvent découler des propriétés des systèmes
d'action complétés par la définition des signes o u de la communication. Mais
ce programme de recherche interdisciplinaire doit être précédé par u n autre
programme, à savoir : tous les systèmes de signes ou de communication ne
sont pas des langages humains. Chez les êtres humains, nous avons l'écriture,
les gestes, le m i m e , le théâtre, la musique, la peinture, les contes populaires,
la mythologie, entre autres types de langages.
Notre deuxième programme de recherche interdisciplinaire doit donc
porter sur la mise au point d'une série de théorèmes expliquant les caractéris-
tiques c o m m u n e s de tous les systèmes de signes, ainsi que leurs différences
internes, en se fondant soit sur la définition d u signe, soit sur celle de la c o m -
munication. D e fait, o n ne peut pas dire, dans l'état actuel des choses, que la
théorie générale de la sémiotique o u la théorie générale de la communication
existent vraiment. N o u s ne trouvons pas chez Pierce, de Saussure o u Morris
(ni chez des auteurs plus récents) u n corps de théorèmes appartenant à ces
disciplines. Tout au plus avons-nous des projets de programmes qui, s'ils sont
sûrement prometteurs, n'en sont qu'à leurs débuts.
U n e troisième recherche interdisciplinaire devrait porter sur la coordi-
nation des théories d u signe et de la communication, en définissant le signe par
le concept de communication, o u la communication par le signe. D a n s le pre-
mier cas (définition d u signe grâce au concept de communication, démarche
que nous jugeons justifiée à plusieurs égards), la sociologie générale, o u une
version plus formelle de celle-ci, c o m m e une théorie des jeux plus généralisée,
devient nécessairement, avec la praxéologie, le fondement de la théorie de la
communication. Ainsi, nous pourrions résoudre de façon radicale l'isolement
dont souffre la linguistique puisque cette discipline ne saurait se développer
sans l'appui de la praxéologie ou de la sociologie.
Les trois programmes de recherche interdisciplinaire que nous venons
d'indiquer semblent prendre une direction opposée à celle de Lévi-Strauss,
qui a essayé de considérer les transactions économiques c o m m e u n échange
de signes ou de messages d'un genre particulier (les biens), alors que les groupes
familiaux, et par conséquent les groupes en général (si l'on veut être logique
jusqu'au bout), toujours selon Lévi-Strauss, consisteraient en des échanges
entre partenaires sexuels, entre partenaires de travail, ou tout autre genre de
partenaires. E n fait, il n'y a pas incompatibilité. N o u s nous s o m m e s déjà
136 Léo Apostel

aperçus à plusieurs reprises, en étudiant les rapports entre sciences humaines,


que ces dernières dépendent les unes des autres. N o s définitions d u signe et de
la communication indiquent bien que la linguistique dépend de la théorie de
l'action et de la sociologie. Il est également vrai, d'autre part, qu'il ne peut y
avoir de groupes sans échanges de signes et sans communication. N o u s vou-
drions faire une seule remarque à ce propos : il semble qu'en économie le fait
de considérer tout échange c o m m e une communication ne m è n e pas très loin.
Il serait probablement plus utile de considérer les divers types d'argent c o m m e
des systèmes de signes qui indiquent les valeurs. Il semble m ê m e , plutôt que de
considérer (en théorie d u choix des partenaires) le partenaire c o m m e u n mes-
sage, qu'il vaut mieux faire d u comportement sexuel u n type de symbolisme.
D e cette façon, nous préservons les liens de ces théories avec la linguistique
tout en les rendant plus spécifiques.
Ayant montré que la linguistique doit développer des sciences plus
générales si elle veut développer ses propres lois, revenons à la spécificité des
langues humaines. L a productivité infinie des langues humaines (dont nous
avons parlé à propos des grammaires formelles) représente sûrement une carac-
téristique particulière. L'autre caractéristique qu'on cite fréquemment est la
structure complexe de la langue humaine, qui s'organise à divers niveaux
(sons, mots, phrases) tout en étant capable de véhiculer des signaux c o m -
préhensibles grâce à des combinaisons ordonnées d'affirmations sans signi-
fication. Ces deux caractéristiques ne sont certainement pas les seules. Charles
Hockett en a donné une longue liste. Mais nous pouvons d'ores et déjà consi-
dérer le programme suivant : puisque la sémiotique et la théorie de la c o m m u -
nication se développent grâce à l'application de la praxéologie, que l'on donne
toute sa place à la linguistique humaine en en faisant une application de la
sémiotique. Mais ce programme doit — ce qui nous ramène à notre point de
départ — satisfaire à trois conditions nécessaires : a) la théorie de la c o m m u -
nication doit être assez étendue pour décrire les propriétés des types et structures
d'actes de communication globaux (par conséquent, elle doit permettre la mise
au point d'une théorie des grammaires textuelles applicable aux textes écrits
et parlés) ; b) étant donné que la communication est une coordination d'actes,
la théorie de l'action doit comporter (potentiellement) une théorie des signi-
fications (la signification d'une affirmation serait le type de coordination d'action
provoqué par l'emploi de cette affirmation). Ainsi la sémantique ne serait plus
u n ajout isolé et compliqué à la syntaxe, mais deviendrait u n élément principal
de la théorie de la communication; c) la coordination des actes doit toujours
constituer u n tournant dans la vie d'un groupe puisque ce dernier, à la suite de
cette coordination, modifiera en partie sa propre structure et parfois ses
méthodes de coordination. L a sociologie dynamique devra nous fournir une
linguistique dans laquelle les structures des signes de la langue auront des
instabilités internes évoluant dans certaines directions.
Jusqu'à présent, ces trois conditions n'ont pas été satisfaites parce que la
sémiotique et la théorie de la communication n'ont pas évolué dans le sens
que nous avons préconisé. Mais elles peuvent être satisfaites, alors qu'une lin-
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 137

guistique structuraliste pure ne pouvait absolument pas surmonter les trois


problèmes que nous avons signalés.
N o u s arrivons maintenant à la conclusion : la linguistique actuelle n'est
pas une science unifiée. Or, il faut qu'elle le devienne si nous voulons expliquer
la langue. Elle ne pourra s'unifier que si elle devient une partie d'abord de la
sémiotique, puis de la praxéologie collective. Cela illustre encore une fois la
nécessité de développer l'interdisciplinarité en sciences humaines.

La biologie humaine

E n sciences humaines, on n'a toujours pas admis qu'il soit normal et nécessaire
de tenir compte du fait que l ' h o m m e a u n corps, qu'il est aussi u n animal.
Cela est dû, à notre avis, à des raisons idéologiques et professionnelles. D u point
de vue idéologique, le spiritualisme classique, qui n'admettait pas que l ' h o m m e
soit u n organisme, entre autres, subsiste encore. D u point de vue professionnel,
et m ê m e en biologie, la biologie humaine est négligée. O n laisse le soin de
l'étudier aux médecins, mais ceux-ci s'intéressent à l ' h o m m e avant tout en tant
que praticiens, et n o n en tant que théoriciens. D'autre part, la nature très
complexe de leur travail les a conduits à créer des spécialités très fermées, dont
la psychiatrie. Or, que remarque-t-on? Bien que la plupart des maladies relèvent
de cette spécialité, elle demeure l'une des moins développées. Toutefois, n o m -
breux sont les médecins qui sont désormais convaincus qu'il n'est pas possible
de soigner les différents organes et constituants pris isolément, mais qu'il est
nécessaire de considérer l ' h o m m e c o m m e u n tout, et ce, dans chaque acte
médical. Certains d'entre eux ont compris qu'il n'est possible de guérir l ' h o m m e
total que si l'on dispose d'une interprétation théorique globale le concernant :
l ' h o m m e considéré en tant que système biologique.
L a biologie humaine, se fondant surPanatomie et la physiologie humaines,
et insérant l ' h o m m e dans le système de l'évolution, doit aussi montrer quels
aspects de la psychologie, de la sociologie, de l'économie, de la linguis-
tique, etc., expliquent les faits biologiques et y trouvent leur explication. Elle
n'existe pas encore vraiment. N o u s pouvons prouver, à l'aide de deux exemples
importants, que cette science peut voir le jour. N o u s avons retenu ces deux
exemples pour des raisons de principe. L'étude biologique de l ' h o m m e peut
considérer l ' h o m m e c o m m e une structure. Le système nerveux est, dans cette
structure, l'élément qui unifie et règle l'organisme humain. Le système nerveux
central, par opposition au système nerveux sympathique, est le fondement
structurel des fonctions humaines supérieures. Il faudrait donc déterminer si
certaines des caractéristiques d u système nerveux peuvent contribuer à déve-
lopper les rapports interdisciplinaires entre l'étude biologique de l ' h o m m e et
les autres sciences humaines. Mais la structure s'oppose à la fonction, tout en
y étant liée. Le comportement de l'animal humain est la façon dont il fonc-
tionne dans son milieu. Il y a une trentaine d'années, l'étude comparative d u
comportement animal n'était pas encore très avancée. Mais depuis, et notam-
ment grâce aux travaux de Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen, l'éthologie (ou
138 Léo Apostel

étude comparative d u comportement animal) s'est développée pour devenir


une science prometteuse. Certains disciples de Lorenz ont appliqué Féthologie
au comportement humain. Ils ont annoncé clairement que l'éthologie humaine
peut contribuer à instaurer des rapports interdisciplinaires entre la science d u
comportement animal et les diverses sciences qui étudient le comportement
humain (dont les sciences sociales, les sciences humaines et la psychologie).
Essayons d'établir quelques rapports interdisciplinaires (des points de
vue structurel et fonctionnel) entre la biologie humaine et les autres sciences
humaines.
N o u s nous appuierons sur deux sources d'information : Higher cortical
functions in man d'Alexander Luria et Grundriss der Vergleichenden Verhal-
tensforschung d'Ireänus Eibl-Eibesfeldt. N o u s avons tenu à citer nos sources
parce que, contrairement aux autres chapitres o ù nous avons fait appel à nos
lectures générales et à notre propre expérience pour soutenir nos opinions, le
présent chapitre ne recouvre pas notre domaine de spécialisation. Aussi nous
faut-il nous adresser à des sources bien informées.
Le néo-cortex, partie la plus récente d u cerveau humain, peut être divisé
en deux hémisphères : le droit et le gauche. Chacun de ces hémisphères se sub-
divise, à son tour, en régions occipitale, temporale et frontale. L'étude des
fonctions des différentes régions d u cerveau est essentiellement due à l'étude
des effets des lésions qui affectent ces régions. Il en a été conclu que le cerveau
fonctionne c o m m e un tout, que l'exécution de tout acte complexe met à contri-
bution plusieurs régions d u cerveau, mais qu'il est possible de distinguer le
type de contribution apporté par chacune d'elles. N o u s pouvons donc dire que
la neurologie peut être u n instrument d'analyse générale qui nous indiquerait
des subdivisions à l'intérieur d'une fonction considérée a priori c o m m e simple.
Tout d'abord, insistons sur l'importance des deux hémisphères. Chez le
droitier, o n étudie surtout l'hémisphère gauche, car il est le siège des fonctions
de la parole et de la pensée logique. O n ne peut pourtant pas dire que cette
répartition se fasse dès la naissance. Elle suit sa propre évolution ontogéné-
tique et certaines fonctions sont bien plus nettement situées que d'autres.
Luria a déclaré que les fonctions de l'hémisphère droit sont encore m a l élu-
cidées. Pour d'autres neurologues, cet hémisphère serait le siège des facultés
musicale et artistique; d'une manière générale, l'atmosphère gauche fonction-
nerait donc c o m m e u n ordinateur digital, spécialisé en mathématiques dis-
continues, alors que l'hémisphère droit fonctionnerait c o m m e u n ordinateur
analogique, spécialisé en mathématiques continues. Signalons encore que,
lorsqu'un hémisphère subit une destruction massive, o n a observé que l'autre
prend le relais et assume ses fonctions. U n e remarque d'ordre interdisci-
plinaire s'impose : voilà deux types d'opérations dont la jonction a constitué
l'essentiel d'études mathématiques fondamentales (n'oublions pas que l'étude
de la continuité dans une séquence de nombres infinis est le problème
central dans la théorie des ensembles de Cantor) et qui sont réparties sur
deux hémisphères cérébraux; mais la faculté musicale, si proche des capa-
cités mathématiques, semble ( m ê m e selon Luria) se situer loin d u siège de la
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 139

pensée logique. Cela nous pousse à modifier nos hypothèses sur les rapports
entre la logique et les mathématiques, d'une part, les mathématiques et l'art,
d'autre part. Toutefois, rappelons que ces observations demeurent très
hypothétiques.
U n e autre remarque de Luria peut certainement nous aider à mieux
comprendre l ' h o m m e . Il distingue, pour toutes les régions d u cerveau, trois
types de zones. Ces zones se distinguent les unes des autres par leurs types de
neurones et par leur organisation. Les zones primaires s'appellent zones de
projection, et elles constituent une véritable carte des divers organes sensoriels
externes et internes. Mais ces derniers ne sont pas représentés d'une façon
homogène : certaines parties des régions sensorielles, dont les fonctions sont
plus importantes, s'y retrouvent en quantités denses, d'autres sont plus clair-
semées. Les zones secondaires, o u périphériques, relient les divers domaines
primaires entre eux. Les zones tertiaires, o u zones d'association, contiennent
des fibres de connexions générales qui, c o m m e leur n o m l'indique, relient des
zones de projection éloignées les unes des autres, les zones périphériques, et
se relient entre elles. Ces zones d'association occupent une grande partie d u
cerveau humain, bien plus grande que chez les espèces animales, o ù elles
apparaissent après les zones primaires et secondaires. Ces considérations struc-
turelles mènent au moins à deux conclusions : à) la principale activité d u
cerveau est l'activité de liaison interne; il y a bien des rapports avec l'environ-
nement, mais ceux-ci ne mobilisent pas une grande partie de la substance d u
cerveau; b) l'activité de synthèse à laquelle est consacrée cette étude s'inscrit
dans la structure m ê m e d u cerveau. E m m a n u e l Kant a essayé de tirer les
catégories de la compréhension humaine de l'action qui vise à synthétiser en
u n tout les diverses expériences que l ' h o m m e connaît. Voilà une idée qui devient
plausible quand o n tient compte de la structure d u cerveau telle que nous
l'avons décrite.
E n troisième lieu, nous en venons à la spécialisation des lobes frontal,
temporal et occipital. Les régions frontales sont essentiellement le siège de
l'action motrice et de l'exécution des actes volontaires. Les régions temporales
s'occupent surtout de synthèse et d'analyse d'éléments qui se succèdent dans
le temps. C'est donc en grande partie grâce à elles que nous comprenons les
stimuli auditifs. Les régions occipitales analysent et synthétisent les stimuli
simultanés. C'est d'elles que dépend la compréhension des stimuli visuels.
Notons bien que toutes ces régions (et pas seulement la région frontale, c o m m e
on pourrait le penser) reçoivent des nerfs afférents et envoient des nerfs efférents.
L a perception n'est pas une simple réception passive, mais aussi et toujours
une action motrice. L e lecteur, qui nous a vu si souvent faire allusion au circuit
de rétroaction, doit accepter le fait que Luria, sans préoccupations d'ordre
théorique, considère la présence de rétroactions constituées par des nerfs
afférents et efférents c o m m e essentielle au fonctionnement d u cerveau. Pour
mettre en évidence u n rapport interdisciplinaire évident avec la linguistique,
signalons u n fait très important : les actes de la parole et de l'écriture néces-
sitent à la fois la coopération de la région frontale (siège de l'élaboration des
140 Léo Apostel

plans et de la préparation de l'action) et de la région temporale (audition et


production de la parole) o u de la région occipitale (exécution o u lecture de
l'écriture). Par conséquent, o n peut distinguer clairement entre différents types
d'aphasie, d'apraxie et d'agnosie. Par exemple, des lésions de la région temporale
n'affectent ni la fonction de planification des régions frontales, ni les mots de
planification (conjonctions logiques), ni plusieurs mots de relation. Cependant,
elles diminuent fortement le stock de substantifs, n o m s et autres termes lexi-
caux dont nous disposons normalement. E n revanche, les lésions des régions
frontales affectent la faculté de planification. Et, si les n o m s relatifs à la recon-
naissance et à la production sont épargnés, il n'en va pas de m ê m e de la faculté
de les organiser au sein d'un plan de reconnaissance ou de production. Ces deux
formes d'aphasie sont connues depuis longtemps (aphasies de Broce et de W e r -
nicke), mais il fallait les signaler, car elles sont importantes. Il semble que la
faculté linguistique soit de loin plus complexe et multiple que ne l'admettent
les linguistes purs : la faculté paradigmatique ou lexicale qui c o m m a n d e le
choix des mots à utiliser dépend de la région temporale; la faculté de l'écriture,
bien que dépendant essentiellement de la région occipitale (visuelle), est égale-
ment reliée à la région frontale; quant à la faculté syntagmatique (grâce à
laquelle nous ordonnons et arrangeons les mots), elle dépend de la région
frontale. Ainsi la séparation entre syntaxe et sémantique, séparation que nous
avons tant déplorée à propos de la linguistique, est inscrite dans la structure
m ê m e du cerveau. Certes, il semble y avoir contradiction entre notre information
en linguistique et en neurologie, mais il est évident que cela ne devrait pas nous
empêcher de développer la science de la neurolinguistique (d'ailleurs, cela a
été déjà fait).
Il faut également signaler (et, là, nous rapprochons la psychologie cogni-
tive de la neurologie) que les lésions qui affectent la parole et l'écriture ne
touchent pas nécessairement les opérations intellectuelles fondamentales (tout
au plus rendent-elles difficiles les opérations intellectuelles complexes qui
recourent aux signes pour reconnaître et enregistrer les premières phases de
leur déroulement et également pour leur phase d'exécution).
N o u s avons passé en revue tout ce qui précède pour appuyer le pro-
g r a m m e interdisciplinaire que nous voulions proposer dans ce contexte :
puisque la neurolinguistique peut être développée, pourquoi n'a-t-on pas
également mis au point la neurosociologie ? Il faudrait étudier systématiquement
les lésions d u cerveau qui affectent la capacité de coopérer avec d'autres gens,
de former des groupes o u de s'y joindre. L a neurotechnologie et la neuro-
économie représentent également des domaines à défricher (l'exécution d'opé-
rations techniques — dont l'étude relève de l'étude de l'apraxie — et l'exécution
d'opérations économiques dépendent de la structure d u cerveau). A l'occasion
du symposium de R o y a u m o n t sur l'unité de l ' h o m m e , o n avait proposé de
rechercher, dans le cerveau, les sièges de l'activité sociale. D'autre part, les
études effectuées sur les transformations dues à la puberté indiquent qu'il faut
relier les modifications intéressant le fonctionnement d u cerveau, des glandes
endocrines et des gonades au changement qui affecte u n centre des activités
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 141

sociales, dont on soupçonne l'existence dans le cerveau. D e m ê m e , nous vou-


drions recommander le développement de la neuroanthropologie : les diffé-
rentes cultures avec leurs styles de vie différents sont sûrement représentées
dans le cerveau.
L a collaboration entre la neurologie et la paléontologie a m e n é à une
découverte aussi importante qu'inattendue : chez des espèces anthropoïdes
dont o n a découvert les vestiges, on a remarqué la présence d'outils servant à la
fabrication d'autres outils, près de squelettes dont le crâne ne permet pas de
conclure à l'existence de centres du langage chez ces m ê m e s sujets. Par consé-
quent, il est probable que l'action chez l ' h o m m e (en technologie) précède
l'apparition de la langue. Elle ne serait donc pas l'un des résultats de cette
dernière. N o u s pensons que cela va dans le sens de notre proposition relative
au développement de la sémiotique en tant que branche de la praxéologie.
Avant de clore ce chapitre, nous voudrions rappeler que, depuis les
études entreprises par McCullough et Pitts, il existe une neurologie deductive.
Il convient de développer cette discipline, car elle permettra, grâce aux modèles
qu'elle aura mis a u point, d'expliquer diverses découvertes faites par la neuro-
logie empirique. Le concept de rétroaction (bien qu'il n'en soit encore qu'à ses
débuts) jouera u n rôle important dans le développement de cette neurologie
deductive — Luria l'a d'ailleurs répété à maintes reprises —, sans compter
qu'il permettra d'assurer la liaison entre la neurologie et les sciences humaines.
Ayant couvert les rapports entre l'étude structurelle du corps humain et les
autres sciences humaines, nous abordons les fonctions de l'organisme humain.
L e concept fondamental de l'éthologie est celui de l'homologie entre les
types de comportement. Le concept fut mis au point en taxonomie puis appliqué
aux caractéristiques morphologiques. C'est Alfred R e m a n e qui a étudié les
critères exacts servant à définir l'homologie. O n peut également les appliquer
aux types de comportement.
L e premier critère est celui de la situation dans le temps d'un acte appar-
tenant à une série d'actes. D e u x actes ont u n rang homologue si leur situation
dans le temps est similaire dans des séquences similaires. D e u x actes sont
qualitativement homologues s'ils ont des qualités internes c o m m u n e s . D e u x
actes ont des relations homologues lorsqu'une série de types d'actes m è n e
(de façon plus o u moins continue) de l'un à l'autre. N o u s ne prétendons pas
que cette transposition (faite par Eibl-Eibesfeldt) de l'homologie morpholo-
gique à l'homologie behavioriste soit complète. L'éthologie humaine s'appuie
sur l'observation fondamentale suivante : le comportement humain et le c o m -
portement animal sont, en bien des cas, homologues. Par conséquent, la coopé-
ration interdisciplinaire entre la science d u comportement animal et les
différentes sciences du comportement humain (toutes les sciences humaines ne
devraient-elles pas être considérées c o m m e telles ?) devient non seulement pos-
sible, mais nécessaire. Mais prenons quelques exemples pour illustrer cette
observation :
1. L e comportement humain est, c o m m e le comportement animal, essentiel-
lement territorial. C o m m e chez l'animal, certaines parties du territoire
142 Léo Apostel

restent neutres et la présence d'autres partenaires y est tolérée. L'orga-


nisme établit u n droit sur une portion d'espace, se comporte agressive-
ment lorsque cette portion d'espace est violée et fait preuve de soumission
quand il entre dans le territoire d'autres organismes. Il y a plusieurs
façons de délimiter les territoires.
2. Le comportement humain, c o m m e le comportement animal, est social; les
membres d'une m ê m e espèce se groupent et, dans certains cas, coopèrent.
Cette coopération peut, chez certaines espèces, prendre la forme d'une
cohabitation prolongée ou d'une agression collective ( c o m m e c'est le cas
chez l'homme). Il y a, d'autre part, deux caractéristiques humaines assez
répandues chez d'autres espèces : une hiérarchie s'instaure à la suite de
confrontations agressives. Cette hiérarchie, le plus souvent stable, déter-
mine les rapports entre organismes. L a confrontation agressive (ou
combat) se termine le plus souvent non par la mort de l'un des adver-
saires, mais par u n acte rituel : la soumission symbolique. Les rites sont
importants chez les groupes d ' h o m m e s c o m m e chez les groupes d'ani-
m a u x . Ils interviennent aussi pour établir un contact ou pour assurer une
sécurisation collective.
3. L e comportement humain est, c o m m e le comportement animal, souvent
déclenché par de simples configurations (celle de l'enfant o u celle des
salutations) qui appellent u n comportement stéréotypé consistant lui-
m ê m e en mouvements stéréotypés. U n certain nombre de ces configura-
tions est héréditaire.
Le principal problème de l'éthologie humaine est que les sciences humaines sont
essentiellement anthropologiques et historiques. Elles mettent l'accent sur la
multiplicité des formes de la vie humaine et sur le développement continu.
L'éthologie biologique, elle, s'intéresse surtout aux mécanismes héréditaires
propres à l'espèce et qui définissent l ' h o m m e en tant que tel. Pour couper court
à toute polémique inutile et lever l'impression d'incompatibilité entre ces deux
disciplines, disons que plusieurs mécanismes typiques d'apprentissage (non pas
un seul, mais plusieurs : apprentissage par réflexes conditionnels, apprentissage
continu, apprentissage volontaire, apprentissage par perspicacité et apprentis-
sage par renforcement) peuvent être des mécanismes héréditaires propres à
l'espèce. Grâce à ces mécanismes, la synthèse entre adaptations héréditaires et
évolution historique devient possible. Encore une preuve que l'histoire, la théorie
de l'apprentissage et la biologie doivent se rapprocher les unes des autres.
L'éthologie humaine n'en est qu'à ses débuts. Les homologies doivent
être soigneusement vérifiées, d'autant que certains comportements humains
importants ( c o m m e l'agression collective) ont leur équivalent chez des espèces
de mammifères assez éloignées de l ' h o m m e , tandis que nous observons des
homologies pour des comportements non moins importants ( c o m m e les outils
permettant la fabrication d'autres outils) chez des espèces proches de l ' h o m m e
en termes d'évolution. O n ne connaît pas encore tout à fait le système logique
humain (Auslöser) pour déterminer l'influence qu'ont sur lui les divers méca-
nismes d'apprentissage.
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 143

Notre deuxième programme de recherche interdisciplinaire en biologie


humaine portera sur l'étude systématique des différents types d'action humaine
en tenant compte des homologies qu'elle présente avec le comportement animal et
du fait que ces homologies existent chez des espèces extrêmement différentes. E n
outre, l'étude des homologies devra être menée de pair avec celle des différences.
Dès que les progrès accomplis par ce programme le permettront, nous
suggérons de chercher à unifier l'étude des structures biologiques de l ' h o m m e
et celle des fonctions biologiques. E n effet, il convient d'analyser les fondements
neurologiques des homologies éthologiques typiques.
Le modèle neurologique déductif, qu'on utilise pour expliquer le
comportement humain, devrait se combiner aux théories fondamentales (encore
peu développées) servant à expliquer le comportement animal en général et
le comportement humain en particulier. Ce sera l'objet du troisième programme
interdisciplinaire que nous proposons en matière de biologie humaine.
N o u s pensons que la neurologie et Féthologie sont, à l'heure actuelle,
les deux instruments les plus prometteurs en ce qui concerne le développement
de la biologie humaine. Cela ne veut pas dire pour autant qu'elles soient
les seuls outils. Prenons deux exemples. E n biologie théorique, la génétique de
la population est sûrement la sous-science le plus solidement établie et la plus
importante d u point de vue mathématique. D e m ê m e , en sciences humaines, la
démographie est l'une des disciplines les mieux établies et celle dont l'analyse
quantitative est la plus poussée. Il est évident qu'il faut relier ces deux disci-
plines. L'explication de l'évolution des décès, des naissances, de la formation
des comptes et de la pyramide de la population doit être considérée c o m m e u n
cas particulier de la dynamique de la population, et, de plus, elle doit tenir
compte de l'influence des facteurs économique, politique et religieux. C'est là
un autre domaine de rapprochement entre les sciences biologiques et humaines.
Notre quatrième programme portera donc sur l'étude interdiscipli-
naire de la génétique de la population et de la démographie. E n comparant ce
dernier sujet à ceux dont nous avons parlé plus haut, nous nous apercevons
que la neurologie et l'éthologie étudient l'organisme isolé ( m ê m e quand il est
en interaction avec d'autres organismes de la m ê m e espèce o u d'espèce
différente). E n revanche, la démographie étudie les populations en tant
qu'ensembles. D ' o ù la question suivante : comment les propriétés des popu-
lations humaines sont-elles déterminées et déterminent-elles à la fois la struc-
ture des organismes (éléments de ces populations) et les fonctions de leur
comportement? Autant que nous sachions, l'étude interdisciplinaire de la
démographie, de l'éthologie et de la neurologie humaines, en liaison avec la
génétique des populations, n'a pas encore commencé.
Pour finir, nous voudrions attirer l'attention sur la médecine psychoso-
matique. O n a observé tant de maladies qui, tout en présentant des symptômes
somatiques évidents, ne pouvaient être attribuées à des causes organiques
localisées que c'est le système nerveux central et, en général, les conséquences
de comportements inadaptés qui ont été retenus c o m m e les causes de ces
maladies. C o m m e nous l'avons vu, c'est la méthode pathologique qui a permis
144 Léo Apostel

l'étude d u cerveau humain. Cette m ê m e méthode pourrait être généralisée de


façon à fournir u n modèle général de l'unité, de ce q u ' o n appelle « le corps
et l'esprit ». C'était là notre dernière proposition relative à u n travail inter-
disciplinaire visant à mettre au point une biologie humaine complète.

Les sciences de l'art


Les œuvres d'art sont le produit d'actes humains. Cela au moins est sûr.
Mais les ponts et les bâtiments sont eux aussi les produits d'actes humains.
Puisque nous nous proposons d'étudier les rapports interdisciplinaires entre
les sciences humaines, nous nous devons, dans chaque cas, d'essayer de saisir
l'essence de la science qui nous concerne et de voir quels sont les rapports
avec les autres domaines des activités humaines. L a question : « Qu'est-ce que
l'art? », soulève plusieurs difficultés. Tout d'abord, nous nous trouvons
confrontés à la multiplicité des arts : arts d u temps (musique, danse, théâtre,
cinéma), arts de l'espace (sculpture, peinture, décoration), avec tous les arts
intermédiaires, c o m m e la littérature (puisque le statique n'y est pas entièrement
statique et que le dynamique nécessite une organisation qui indique u n m o m e n t
de synthèse). L'objet de la discipline sur laquelle nous allons nous pencher est
d'ordre historique : l'art n'a pas toujours été séparé des autres activités cultu-
relles (les tentatives visant à trouver l'unité originale de la poésie, de la reli-
gion, de la politique, de la magie et du théâtre sont bien connues) ; les subdivi-
sions actuelles de l'art n'ont pas toujours été en vigueur (au cours des quelques
derniers siècles, il y a eu plus d'une tentative pour dépasser les divisions
établies); enfin, il n'est pas d u tout certain que l'art puisse subsister indéfi-
niment (notre propre époque a produit des formes d'antiart ainsi que d'autres
tentatives visant à libérer les arts de leur autonomie puisque celle-ci est en
m ê m e temps une forme d'isolement).
L a science de l'art, dont nous nous proposons d'étudier les rapports
interdisciplinaires, est nécessairement une science interdisciplinaire. E n effet,
la littérature comparée (pour ne citer que cet exemple) n'en est qu'à ses débuts
et son objet ultime : la constitution d'une littérature mondiale dans laquelle
on pourrait reconnaître instantanément les relations entre les diverses litté-
ratures, mais qui permettrait d'assembler sans difficulté les éléments qui appa-
raissent spontanément avec des structures semblables, dépasse les capacités
humaines. Voilà donc pour l'étude d'un type d'art ( m ê m e s'il a été privilégié
sur les plans social et historique depuis l'Antiquité). Mais, m ê m e si tous les
autres arts réalisaient leur propre unité, ils influeraient toujours les uns sur les
autres et présenteraient des analogies, ce qui ne manquerait pas de pousser les
scientifiques qui s'y intéressent à prendre c o m m e objet de leur étude l'unité de
l'art afin de comprendre entièrement chacun de ses éléments. Il fallait signaler
tous ces points (qui rappellent certaines caractéristiques d u droit, de l'éco-
nomie et de la langue, évoquées plus haut) afin de montrer le caractère uto-
pique de notre entreprise. Mais n'avons-nous pas aussi besoin d'utopies ?
Après cette mise en garde, revenons à notre question : quel type de
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 145

produit humain est l'œuvre d'art? (Il peut se révéler nécessaire de distinguer
des types d'art irréductibles, mais, pour l'instant, faisons c o m m e si l'art n'était
qu'une seule et m ê m e chose.) Pour comprendre une œuvre d'art, il faut tenir
compte de trois aspects : a) elle est produite par u n artiste (ou plusieurs);
b) elle est u n objet possédant des qualités objectives; c) elle est écoutée,
regardée ou lue par les consommateurs d'art — le public. Nul ne peut nier
l'existence de ces trois dimensions de l'art (mais personne ne peut prétendre
en avoir trouvé la spécificité : u n menuisier fournit, en tant que producteur,
une chambre aux gens qui vont l'habiter ; là encore, trois dimensions sont pré-
sentes, c o m m e pour tous les actes humains). Ajoutons ( c o m m e pour tous les
actes humains) que producteurs et consommateurs changent et sont trans-
formés par les actes de production o u de consommation artistique.
C o m m e tout produit de l'action humaine, l'objet d'art est évalué. Les
critères selon lesquels o n l'évalue peuvent nous aider à comprendre ce qu'est
l'art (ne serait-ce que pour le consommateur). Malheureusement, si nous
s o m m e s conscients de l'existence d'une multitude de cultures distinctes les
unes des autres et des différentes époques qui se sont succédé, nous s o m m e s
également conscients d u fait que les critères de la valeur artistique sont très
subjectifs. Si cette relativité était absolue, il serait absurde de rechercher la
spécificité d'une œuvre d'art grâce au critère d'évaluation de la beauté. Cepen-
dant, on est récemment arrivé à u n résultat intéressant en esthétique expéri-
mentale : selon Robert Frances, des artistes compétents appartenant à des
cultures très différentes sont tombés d'accord (et ce n'était pas le fruit d u
hasard) sur la qualité d'une œuvre d'art qui relevait de leur domaine, mais
non de leur culture. Il semble que le produit artistique, fait de matériaux
donnés, à l'aide de certains instruments, en fonction de certains plans et
intentions, soit analysé, dans des contextes extrêmement différents, à partir
de critères analogiques. Voilà qui nous soutient u n peu (et nous en avons
besoin) dans notre tentative pour saisir les propriétés intrinsèques de l'œuvre
d'art. E n outre, plusieurs chercheurs ont remarqué que le producteur d'une
œuvre d'art ne cherche pas, en la créant, à atteindre des buts extérieurs
(précisons notre pensée : le producteur recherche bien évidemment la compréhen-
sion, la gloire et une compensationfinancière,mais tous ces résultats secondaires
désirables ne constituent pas les causes déterminantes de l'œuvre d'art). Cette
absence d'utilité externe concerne non seulement le producteur, mais aussi le
produit (un livre ou u n tableau n'ont pas d'utilité en tant que tels) et la réaction
du consommateur (bien entendu, ce dernier éprouve, grâce à une œuvre d'art,
de la joie, de lafiertéet peut m ê m e en tirer une certaine reconnaissance sociale,
mais, encore une fois, ces résultats secondaires ne relèvent pas de la spécificité
de l'œuvre d'art). Aristote nous a mis en garde contre les définitions négatives;
aussi ces remarques ne font-elles, peut-être, qu'accentuer l'énigme.
Rappelons tout de suite que nous ne pouvons comprendre une œuvre
d'art si nous ne tenons pas compte d u fait que producteur et consommateur
appartiennent à des sociétés. C e que fait l'artiste en tant que producteur d'art
serait incompréhensible s'il n'était pas situé dans u n groupe humain dont les
146 Léo Apostel

caractéristiques expliquent en partie son œuvre. L e comportement d u consom-


mateur d'art serait incompréhensible sans une sociologie d u consommateur
d'art. Et, ce qui est encore plus évident, lorsqu'une œuvre d'art n'est pas auto-
matiquement remarquée et perçue par le public, une étude sociologique des
circuits qui les mettent en contact est nécessaire. D a n s cette interaction d u
groupe des artistes, d u groupe de consommateurs et d u groupe intermédiaire,
qui domine l'autre? Ces types et modes de domination sont-ils propres au
domaine artistique, o u sont-ils au contraire ces m ê m e s courants généraux
d'influence humaine qui se retrouvent dans toutes les situations de vente et
d'achat? Sans essayer de répondre à cette question, nous voudrions faire
remarquer que, pour comprendre l'art, il faut faire appel à la sociologie et à
l'économie de la distribution et de la consommation de la production artistique.
E n effet, il n'est pas possible de séparer, dans ce contexte, les points de vue
sociologique et économique.
Néanmoins, s'il n'y a pas lieu de défendre cette science naissante qu'est
la sociologie de l'art, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que les
sciences humaines en général font figure de nouveaux venus en matière d'art.
E n effet, bien que le rôle joué par la psychologie de l'art soit lui aussi bien établi,
on n'a pas encore commencé à étudier sérieusement les rapports interdiscipli-
naires de ces deux disciplines (avec quelques exceptions cependant). L a psycho-
logie intervient sur deux fronts. Si nous considérons l'être humain c o m m e u n
organisme m û par des impulsions, capable d'apprendre et de se rappeler,
agissant dans u n milieu o ù les biens susceptibles de le satisfaire sont rares,
n'est-il pas pour le moins surprenant qu'il ait consacré tant de temps, depuis
son apparition, à produire des objets qui ne répondent pas, à première vue,
à ses besoins fondamentaux? Certes, tous les h o m m e s ne deviennent pas des
artistes. Quelle est donc cette structure psychologique particulière qui fait que
certains individus s'adonnent à cette activité ? D'autres individus appartenant
aux m ê m e s classes sociales et connaissant les m ê m e s conflits internes ne
s'expriment pas de la m ê m e façon. Telle est l'énigme fondamentale posée par
l'artiste. D'autre part, le spectateur confronté à une œuvre d'art éprouve une
expérience d'ordre perceptif, cognitif et affectif. C o m m e n t perçoit-il l'œuvre
d'art visuelle o u auditive ? Ces questions débouchent sur une théorie de la per-
ception des œuvres d'art. U n e fois qu'il l'a perçue, par quel cheminement
cognitif reconstitue-t-il sa structure globale? Enfin, au cours de cette reconsti-
tution perceptive et cognitive, il éprouve des sentiments de joie et de tristesse,
ainsi que d'autres émotions. C o m m e n t ces sentiments et émotions sont-ils pro-
duits par les œuvres d'art et comment contribuent-ils à clarifier leurs structures ?
C o m m e n t pouvons-nous unifier la psychologie d u producteur et celle
d u consommateur? ( U n tel rapprochement est nécessaire, car, en fin de
compte, le producteur, en tant que son propre critique au cours de la création,
fait fonction de consommateur, alors que le consommateur qui essaie de
réanimer le squelette matériel auquel il est confronté devient au moins u n
producteur secondaire.) Encore une fois, il s'agit de coordonner de nombreuses
variables, et de nombreuses écoles opposées sont apparues qui, apparemment,
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 147

s'intéressent essentiellement au producteur, au consommateur ou au distri-


buteur. Mais le problème est qu'il s'agit là d'une interdisciplinarité au second
niveau : nous devons comprendre c o m m e n t les deux types de sociologie de
l'art et les deux types de psychologie de l'art entrent en interaction. L a science
de l'art est n o n seulement interdisciplinaire par sa constitution, mais cette
interdisciplinarité est multiple.
Signalons que, jusqu'à présent, le psychanalyste de l'art o u le psycho-
logue gestaltiste, qui applique la psychologie à la perception des formes, n'ont
pas, à proprement parler, fait appel à la sociologie de l'art, représentée par u n
érudit c o m m e Escarpit ou par des analystes quantitatifs c o m m e Lukàcs o u
G o l d m a n n . L a présente étude ne se propose pas de résoudre cette séparation
en tant que telle (nous ne pouvons que la signaler et insister sur le fait qu'elle
doit être résolue); elle se doit cependant d'attirer l'attention sur ce qui doit
être fait dans ce domaine.
Mais il y a plus à dire sur le caractère interdisciplinaire de la science
de l'art. Jusqu'à présent, nous ne nous s o m m e s pas penchés sur la principale
intéressée : l'œuvre d'art elle-même. Pourtant, c'est probablement là que
l'apport de notre époque a été le plus important, à notre avis, apport caracté-
risé par u n grand nombre de tensions et de difficultés auxquelles nous avons
déjà fait allusion.
E n ce qui concerne l'analyse de l'œuvre d'art, la contribution de la
sémiologie (due au formalisme russe) et celle de la théorie de l'information
peuvent être résumées c o m m e suit : l'œuvre d'art est un message. N o u s avions
c o m m e n c é par énoncer que l'œuvre d'art est u n produit de l'action humaine.
Si l'on accepte cette première idée, qui peut aussi s'appliquer à la théorie de
l'information et à la sémiologie, nous obtenons la définition suivante : l'œuvre
d'art est u n produit de l'action humaine et ce produit est en m ê m e temps u n
message. L'esthétique de l'information a étudié les particularités quantitatives
de ce message, alors que la sémiologie en a étudié les particularités qualitatives.
N o u s nous retrouvons pour la troisième fois devant un problème à deux volets;
la question : « Quels sont précisément les rapports entre la sémiologie et la
théorie de l'information ? », qui appelle une réponse, soulève une autre ques-
tion : « Quel type spécifique de message l'œuvre d'art constitue-t-elle ? »
C'est ici que nous réalisons la portée d u caractère interdisciplinaire de
l'art : si l'interpénétration interdisciplinaire entre sociologie et psychologie
de l'art est faible, cette interpénétration devient encore plus faible lorsqu'il
s'agit de sémiologie, de théorie de l'information, de psychologie et de socio-
logie. Cependant — et nous voudrions insister là-dessus —, il ne servirait à rien
de mettre au point six perspectives séparées quand il est clair, c o m m e nous
l'avons signalé au début, que l'œuvre d'art ne peut être comprise que lorsqu'elle
est considérée en fonction des rapports triadiques producteur-œuvre-
consommateur, référence faite à toutes les relations diadiques engendrées
par cette relation triadique.
E n outre, à la lumière de ce point de vue, il apparaît nettement que
l'histoire de l'art étudie les lois d'évolution des rapports entre ce trio. O n doit
148 Léo Apostel

débuter par l'étude systématique et pédagogique de cette triade et l'étude en


profondeur de leurs relations. L'histoire a d'ailleurs confirmé et suggéré de
nouveaux types de rapports. Mais nous n'approfondirons pas cette question.
Revenons plutôt à l'étude de l'œuvre d'art en tant que message. Il convient
de l'aborder par l'aspect de l'information, car il présente l'avantage d'être plus
clair, mieux délimité et plus développé.
C o m m e nous l'avons déjà dit — étant donné u n ensemble de possibi-
lités —, plus u n signal est inattendu, plus grande est la quantité d'information
qu'il véhicule. Cette idée extrêmement concise et constructive vient de
Shannon. Lorsque l'on veut connaître la quantité d'information véhiculée par
une œuvre d'art, on subdivise sa structure globale en atomes : les signaux.
Ensuite, on recherche l'ordre de probabilité (qui est statique) avant l'émission
des signaux ( c o m m e on fait en linguistique lorsqu'on déduit de la fréquence
des lettres dans les textes très longs une mesure de probabilité concernant ces
lettres). Ayant posé ces deux règles (analytique et de probabilité), on peut
mesurer l'information véhiculée par u n signal d'une fréquence donnée. T o u -
tefois, l'œuvre d'art n'est pas simplement u n mécanisme qui vise à maximiser
son contenu information, la capacité réceptive de l'être humain est limitée; il
faut donc rechercher u n compromis optimal entre la nouveauté d'une infor-
mation et son degré de familiarité (on connaît ce degré de familiarité grâce à la
fréquence des répétitions qui permet de faire des prévisions fondées sur l'infor-
mation déjà obtenue). Mais on ne sait encore rien de la valeur optimale du
compromis entre les deux objectifs d'une œuvre d'art. E n fait, il faut admettre
que les trois idées relatives aux signaux atomiques, à leur ordre de probabilité
et au compromis optimal entre information et répétition soulèvent de n o m -
breux problèmes. N o u s y reviendrons.
Pour l'instant, signalons que l'on ne connaît pas encore la spécificité
de l'art : chaque œuvre d'art dépend, d'une part, de la nécessité d'être intel-
ligible et, d'autre part, de celle de véhiculer une information. Il faut aller plus
loin pour atteindre cette spécificité. A b r a h a m Moles a essayé de le faire tout
en restant dans le cadre de la théorie de l'information. A u lieu d'un code
unique, d'un seul ensemble de signaux c o m m u n s au récepteur et à l'émetteur,
on peut employer différents ensembles de signaux. E n outre, ces signaux ne
doivent pas nécessairement dépendre les uns des autres, il suffit qu'à partir
de l'un d'eux on puisse reconstituer les autres (lettres, mots, phrases, textes, etc.).
D'ailleurs, m ê m e dans les limites d'un ensemble unique, on pourrait utiliser les
déviations de l'ordre d'apparition des signaux par rapport aux probabilités
établies c o m m e u n signal d'un nouveau type, ce qui fournirait u n nouveau
code (cette théorie provient évidemment de la sémiologie; les travaux de
Cohen sur le langage poétique auront fait école). L a méthode que nous pré-
sentons ici est, en langage moderne, une nouvelle expression de l'esthétique
pythagoricienne et platonicienne. Cela devient encore plus évident lorsqu'on
réalise que les œuvres d'art constituent, en fait, des textes courts, mais très
enchevêtrés ; il serait donc absurde de parler, à leur sujet, de probabilités et de
statistiques objectives. Les tenants de l'esthétique mathématique, que ce soit à
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 149

Stuttgart o u à Paris, emploient d'ailleurs diverses formes de la mesure esthé-


tique de Birkhoff, selon laquelle la mesure de la qualité artistique d'une œuvre
dépend des rapports entre son degré de complexité (analogue au contenu
information, mais sans référence à la probabilité) et son degré d'ordre (ana-
logue au degré de répétition). Ces paramètres ne sont pas mesurés de la m ê m e
façon dans les divers domaines artistiques ; mais, m ê m e si nous nous mettons
d'accord sur cette méthode concrète, il faudrait insister sur le fait que ces deux
paramètres ne peuvent être optimisés ou maximisés simultanément. E n outre,
en examinant les deux modifications qui permettent de mieux cerner l'œuvre
d'art, à savoir la multiplication des ensembles de signaux et l'ensemble des
déviations par rapport aux normes en tant que nouvel ensemble de signaux,
on se rend compte des limites d'une description objectiviste de l'œuvre d'art
qui ne tiendrait pas compte du producteur et d u consommateur. Il faudra expli-
quer la méthode qui permet de décomposer l'œuvre, le calcul de probabilités
subjectives, l'application de la méthode de mesure de l'ordre et de la complexité,
le choix des différents codes, les types et degrés de déviation pris c o m m e codes,
grâce aux relations triadiques dont nous avons parlé plus haut. N o u s ne pour-
rons aboutir à la spécificité de l'art qu'en procédant de cette façon. Dans l'état
actuel des choses, nous ne pouvons que conclure que la théorie de l'information
peut expliquer le style de l'œuvre d'art et ses diverses formes, mais n o n l'œuvre
d'art elle-même. C e qui fait défaut pour l'instant, c'est une méthode qui per-
mettrait de déduire les rapports entre les divers concepts théoriques de l'infor-
mation d'un point de vue unitaire, afin de montrer en quoi ces rapports sont
nécessaires à l'analyse de l'œuvre d'art.
La sémiologie générale, de nature moins mathématique, fondée sur la
convergence de la logique, de la sémiologie et de la linguistique, représen-
terait-elle par conséquent u n meilleur instrument permettant de cerner la
spécificité de l'œuvre d'art? Indiquons tout d'abord que cette approche se
fonde sur une extrapolation générale : s'il est clair que la littérature produit des
messages (systèmes de signes de la langue), il n'en va pas exactement de m ê m e
pour le langage musical, ou pour celui de la danse, de la peinture ou de la
sculpture. Sans doute, certaines analogies peuvent être mises en évidence :
la science de l'harmonie fournit u n système grâce auquel on peut subdiviser le
flux acoustique; la chorégraphie possède aussi u n langage qui s'est développé
au cours de l'histoire; en revanche, en peinture et en sculpture, on ne trouve ni
phonèmes, ni mots, ni phrases analogues. D e toute manière, m ê m e si l'on
arrive sans mal à constituer une syntaxe pour certaines de ces disciplines, la
sémantique posera toujours u n problème. Cela dit, l'approche sémiologique de
l'art ne doit pas commencer par les données linguistiques elles-mêmes, mais
plutôt par la généralisation de la linguistique proposée par Charles Santiago
Sanders Pierce puis par E d m u n d Husserl : la sémiotique générale.
Depuis Jakobson, on admet qu'il y a deux types de principes régissant
l'organisation d'un texte : premièrement, à chaque endroit d u texte nous devons
choisir entre u n certain nombre de significations possibles, celles qui sont
susceptibles de donner satisfaction (sélection paradigmatique) ; deuxièmement,
150 Léo Apostel

nous devons choisir, tout au long du discours, quels mots suivent ou précèdent
quels autres mots (sélection combinatoire). Ces deux types principaux d'orga-
nisation sont, dans u n certain sens, également des principes d'organisation
syntaxique. Quelle est donc, selon les sémiologistes, la caractéristique fonda-
mentale de l'œuvre d'art? C'est la correspondance et l'équivalence partielle d u
texte de part et d'autre de ces deux axes. Cette affirmation constitue une
version plus précise de la fameuse hypothèse selon laquelle la forme et le
contenu ne seraient qu'une seule et m ê m e chose, ou que le contenu est la forme,
et vice versa. Cependant, ce principe général ne peut s'appliquer qu'à la
littérature. E n ce qui concerne les autres arts, nous pouvons seulement dire
qu'en général l'œuvre d'art peut s'organiser en fonction d'une multitude
d'ordres autonomes (par exemple, u n tableau s'ordonnera en fonction des
contrastes de lumière, des contours, des volumes, alors qu'une mélodie s'ordon-
nera en fonction du chromatisme, du rythme et de l'harmonie) et que ce qui est
typique d'une œuvre d'art, c'est qu'il y a des correspondances entre ces diffé-
rentes manières de s'ordonner. Aussi une œuvre d'art acquiert-elle cette profon-
deur particulière grâce à laquelle ses aspects se réfèrent les uns aux autres et
exploitent le rapport signe-signification sans déborder d u cadre de l'œuvre
elle-même.
Tout cela confère à l'œuvre d'art quelques caractéristiques intrinsèques.
Mais il n'est pas vrai que l'approche quantitative objective de la théorie de
l'information n'ait pas permis d'atteindre les m ê m e s résultats que l'approche
qualitative de la sémiologie. Il est évident que le concept de signification, tel
qu'il est utilisé en esthétique, a subi une modification radicale. E n fait, dans
ce contexte, nous considérons c o m m e signification tout schéma qui retient
l'attention d u spectateur lorsque celui-ci est sollicité par u n autre schéma, en
vertu de correspondances typiques et de déviations entre ces deux schémas.
A u lieu de recourir à l'algèbre booléenne c o m m e instrument principal pour
la description objective de l'art ( c o m m e en théorie de l'information), cette
dernière approche fait implicitement appel à la théorie des correspondances
entre faisceaux de relations. U n e chose est sûre : il n'y a pas encore de procédé
permettant de constituer les faisceaux relatifs aux divers arts (pour s'en
convaincre, il suffit de considérer le faisceau de forces que l'œil est capable
de distinguer dans u n tableau ou une sculpture et de se demander c o m m e n t
cette abstraction peut être contrôlée); en revanche, l'idée qui la sous-tend, et
qui relève de la théorie des graphes, est sûrement présente. L'esthétique de
l'information, dans la mesure où elle essaie de définir l'œuvre d'art à plusieurs
niveaux et à l'aide de différents codes fondamentaux, évolue dans ce sens.
N o u s arrivons donc à la conclusion provisoire suivante : la méthode fonda-
mentale, o u paradigme, de l'analyse sémiologique est de nature relationnelle
et elle est plus générale que la théorie de l'information, dont l'idée fonda-
mentale concerne essentiellement la répartition quantitative des probabilités.
L'étape suivante, interdisciplinaire, consistera à faire fusionner ces deux
méthodes. Toutes deux sont d'ailleurs essentielles : la première permet de
savoir dans quelle mesure une partie de l'ensemble est déterminée par les autres
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 151

parties, tandis que la seconde s'intéresse au genre des correspondances entre


une partie et le reste de l'ensemble. Si, pour saisir une œuvre d'art, il faut
comprendre les rapports entre parties et ensemble, alors nous avons besoin de ces
deux méthodes de recherche.
N o u s avons donc étudié les pôles de la triade fondamentale : producteur-
consommateur-œuvre d'art. Il ressort de nos propos qu'à chacun de ces trois
niveaux il y a des problèmes interdisciplinaires. N o u s en arrivons maintenant
au plus important de ces problèmes — le plus important parce que c'est
seulement en le résolvant que l'on pourra constituer la science de l'art.
Il faut se demander quel type de groupe humain et de personne produit
cette configuration psychosociale qui ne peut s'exprimer qu'à travers une œuvre
d'art (il faut aussi que la description qu'on en donne soit compatible avec le
contenu information et les rapports sémiotiques de l'œuvre d'art). L'autre
question qui se pose est de voir quel type de groupe humain engendre des
personnes capables (et désireuses) de réanimer les œuvres d'art produites en
fonction d'une tradition et d'une expérience artistiques. Ces deux questions
concernent à la fois la réalité objective de l'œuvre, la sociologie de groupe et la
psychologie de l'individu. Certes, nous ne pouvons pas y apporter de réponse
ici, mais nous pensons que le lecteur aura admis désormais que la science de
l'art est une science interdisciplinaire par sa constitution m ê m e (et donc uto-
pique, au moins dans le contexte actuel).

U anthropologie

C o m m e pour les autres disciplines, et m ê m e encore plus peut-être, il n'y a pas


d'accord sur le concept d'anthropologie. Les différentes définitions produisent
d'autres réseaux de connexions interdisciplinaires. Mais, en plus, cette
science nous met en présence d ' u n problème spécifique : il semble que
l'anthropologie est, en elle-même, de nature interdisciplinaire. A première vue,
elle implique une tentative de synthèse de toutes les sciences humaines. Par
conséquent, il ne s'agit pas pour nous d'étudier la façon dont les relations
interdisciplinaires s'organisent en anthropologie, mais plutôt c o m m e n t cette
discipline synthétise les diverses sciences humaines. Mais, m ê m e dans ce cas,
il faut tenir compte d u fait que plusieurs synthèses sont possibles.
N o u s procéderons c o m m e d'habitude : nous commencerons par définir
la spécificité de l'anthropologie, puis nous nous pencherons sur le réseau
interdisciplinaire de cette discipline. Notons que, traditionnellement, l'anthro-
pologie était connue sous le n o m d'archéologie ou d'ethnologie (l'ethno-
graphie étant sa branche descriptive). Cela a conduit à la subdivision actuelle
en anthropologie culturelle, anthropologie physique et anthropologie biolo-
gique. Cette différenciation entraîne en principe différents rapports interdisci-
plinaires. Mais examinons bien ces subdivisions : a) l'archéologie est l'étude
de l'époque à laquelle l'humanité ne connaissait pas encore l'écriture;
b) l'ethnologie et l'ethnographie étudient des groupes humains éloignés de
celui de l'observateur et assez simples pour être compris par u n contact direct,
152 Léo Apostel

un travail sur le terrain et une observation active. Bien sûr, ces subdivisions
portent sur la méthode, et n o n sur l'objet : l'archéologie semble définie par le
fait qu'elle ne dispose que de sources d'information n o n verbales et l'ethno-
logie, qui étudie une nation o u u n groupe, se définit également par la manière
dont elle se procure son information. D o n c , une science appelée anthropologie,
et qui serait à cheval entre ces deux disciplines (archéologie et ethnologie), ne
saurait prétendre à une unité d'objet.
C'est pour cela que nous pensons qu'il faut abandonner la définition
classique pour la définition récente. Mais cela soulève de nouvelles diffi-
cultés : actuellement, l'anthropologie se subdivise en anthropologie sociale
et en anthropologie culturelle. Y a-t-il, oui o u non, une différence entre ces
deux branches? Y a-t-il, oui o u non, une différence entre l'étude de la litté-
rature, de l'économie, de la technologie, de la religion et l'anthropologie
culturelle? Quelle différence y a-t-il exactement entre société et culture?
C e n'est qu'en répondant à toutes ces questions que nous pourrons savoir de
quelle façon l'anthropologie emploie la sociologie et les sciences culturelles.
L a sociologie, selon la définition que nous avons adoptée, est l'étude des rela-
tions humaines, des groupes qu'elles déterminent, des hiérarchies de ces
groupes, de leurs conflits et de leur évolution. Il y a, bien sûr, la sociologie
humaine, mais il est possible d'envisager des sociologies animales o u végétales.
E n revanche, l'étude de la culture s'intéresse aux schémas d'action que les
groupes apprennent pour satisfaire leurs besoins vitaux et leurs besoins
secondaires. Toute étude d'une culture se préoccupe d ' u n schéma d'action,
toute étude sociologique s'intéresse aux relations. Voyons maintenant ce que
ces deux types de recherche apportent à l'anthropologie lorsque cette dernière
les emploie. N o u s pouvons dire que : a) l'anthropologie sociale est une branche
de la sociologie qui s'intéresse à u n réseau de relations sociales qui, tout en
étant fermé, possède une unité interne si forte qu'il est possible de recons-
tituer, à partir d'une partie de ce réseau, les propriétés des autres parties;
b) de m ê m e , la « culturologie » devient anthropologie dès que l'on établit u n
rapport et u n schéma c o m m u n pour la religion, l'économie, la structure des
relations de parenté, la technologie, etc. ; c) il existe u n lien entre la structure
du réseau social et le schéma d u comportement acquis tel que les relations
sociales impliquent l'existence de schémas culturels, et vice versa.
Les lois typiquement anthropologiques portent sur les rapports néces-
saires entre les structures sociologiques et les schémas culturels, de m ê m e que
sur leur caractère fermé. A la limite, il faut que nous arrivions ( m ê m e si ce
n'est qu'une possibilité lointaine) à connaître la taxonomie de conglomérats
potentiels grâce à ces lois. Tout cela confirme que la catégorie de base de
l'anthropologie est la totalité o u l'ensemble. N o u s voyons encore une fois
combien l'anthropologie est proche d u réseau interdisciplinaire général des
sciences humaines tout en restant une discipline distincte.
Jusque-là nous n'avons parlé que d'anthropologie sociale et d'anthro-
pologie culturelle. Il reste l'anthropologie biologique. Traditionnellement,
cette discipline s'intéresse à l'origine de l'humanité, aux divers types physiques
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 153

de l'humanité et à l'écologie des espèces humaines. Elle essaie de montrer que


l'organisation générale de l'habitat humain est u n cas particulier de l'organi-
sation des primates. L ' u n des problèmes les plus difficiles posés par l'anthro-
pologie est probablement celui des rapports entre anthropologies sociale et
culturelle et anthropologie biologique. Il s'agit soit de connaître, à partir d u
type humain général, les divers ensembles possibles en matière de structures
humaines (c'est là qu'apparaît le concept de nature humaine avec son côté
antihistorique), soit de décrire u n ensemble de sous-types humains et, sans
tomber dans l'hypothèse simpliste d u racisme, de trouver les rapports entre
les unités socioculturelles o u mélanges de biotypes.
D a n s ce qui suit, nous essaierons, à partir de cette définition du caractère
global o u totalitaire de l'anthropologie, de connaître les différentes tendances
de cette discipline qui nécessitent une contribution des diverses disciplines
pour réaliser leur synthèse, puis nous ferons une proposition relative au
modèle de l ' h o m m e qui permettra d'expliquer l'objet de l'anthropologie ainsi
que ses rapports avec les autres sciences humaines.
Si notre vision de l'anthropologie est correcte, il s'ensuivra des conclu-
sions méthodologiques. Chaque fois qu'un groupe (simple o u complexe, lettré
o u illettré) développe l'anthropologie d'un autre groupe, il faut nécessairement
faire l'opération inverse : grâce à la distance qui sépare l'objet et le sujet, les
détails acquièrent une importance moindre et il est plus aisé d'obtenir une vue
d'ensemble. N o u s devons donc défendre une anthropologie réciproque (chose
qui n ' a pas été possible jusqu'à présent, v u que des circonstances d'ordre poli-
tique et colonial ont mis en avant une anthropologie unilatérale).
Par conséquent, o n ne saurait recommander d'autoanthropologie sauf
si la société étudiée est fortement hétérogène (dans ce cas, l'autoanthropologie
est en effet réduite à une hétéroanthropologie). Vivre au sein d'une société
qui n'est pas la sienne (travail sur le terrain), s'intégrer sans pourtant s'iden-
tifier, travailler n o n pas tout seul, mais au sein d'une équipe interdisciplinaire,
voilà la forme concrète du travail interdisciplinaire en anthropologie. D u point
de vue psychologique, l'anthropologue doit saisir la Gestalt ou « configuration »
de la civilisation dans laquelle il vit. Lorsque le concept de totalité psycho-
logique sera atteint, il devra être renforcé par des méthodes plus précises,
plus quantitatives.
Après ces remarques d'ordre méthodologique, essayons de connaître, à
partir de notre concept d'anthropologie globale, les divers points de vue rivaux
qui, en anthropologie, essaient d'aboutir à cette vision globale. N o u s pensons
aux trois tendances suivantes : fonctionnalisme, évolutionnisme et structuralisme.
L e fonctionnalisme est une tentative visant à représenter le tout humain
(culture, société et écotype) c o m m e système fermé en équilibre, qui s'organise
de manière telle que chacune des parties qui le constituent est une condition
nécessaire à l'existence des autres parties. Certes, il est vrai q u ' o n peut séparer
le fonctionnalisme biologique (la nature humaine ayant u n certain n o m b r e de
besoins et diverses institutions pour les satisfaire) d u fonctionnalisme sociolo-
gique (chaque groupe présentant u n certain n o m b r e de conditions de fonc-
154 Léo Apostel

tionnement, et toutes les institutions ayant pour tâche de satisfaire ces condi-
tions). Mais, de façon plus générale, on peut parler d'un fonctionnalisme systé-
mique : tout système particulier, en interaction avec l'environnement, ne peut
exister que s'il y a certains sous-systèmes et certaines formes d'interaction. C e
fonctionnalisme se propose de représenter la totalité ou l'ensemble d'un système
socioculturel grâce à des conditions d'équilibre o u d'autopréservation.
Personne ne s'étonnera du fait que la tentative pour comprendre l'unité
d'un système par ses conditions d'équilibre s'accompagne par une autre tenta-
tive visant à expliquer l'unité de ce m ê m e système par ses conditions de
déséquilibre. Les systèmes socioculturels naissent d'une façon o u d'une autre.
U n e fois qu'ils existent, ils doivent se développer, se fondre, se subdiviser et
éventuellement se détruire. Les diverses caractéristiques d'un groupe (cultu-
relles o u sociologiques) peuvent être considérées c o m m e des phases de ce
développement : l'évolutionnisme va de pair avec le fonctionnalisme.
Mais ces deux points de vue isolent les systèmes qu'ils se proposent
d'étudier. Par structuralisme, il faut entendre la tendance visant à faire d'une
caractéristique d'une société donnée une transformation algébrique des autres
caractéristiques de cette société. Cette méthode d'unification peut également
servir à dépasser les limites d'une société prise c o m m e un tout — nous pouvons
aussi bien étudier diverses sociétés en tant que variables d'un m ê m e plan.
Ces méthodes ainsi décrites sont complémentaires. Elles peuvent se
combiner et être utilisées de façons diverses, parfois incompatibles. Il est
évident que représenter une certaine caractéristique c o m m e condition néces-
saire o u c o m m e conséquence d'une autre caractéristique aboutit à une
incompatibilité de méthode.
D e m ê m e , le caractère fermé des diverses cultures s'oppose à l'idée de
présenter ces cultures c o m m e des variables dans des schémas similaires. Les
objections qu'on fait habituellement à rencontre d u structuralisme, d u fonc-
tionnalisme et de l'évolutionnisme proviennent de ces incompatibilités : au
structuraliste, on oppose le caractère évolutif et différencié de l ' h o m m e ; à l'évo-
lutionniste, o n oppose le caractère n o n atomique mais global des sociétés;
enfin, au fonctionnaliste, o n oppose les tensions internes qui existent dans
chaque société. Pourtant, ces trois points de vue sont nécessaires si l'on veut
prouver l'unité o u le caractère global d'une société humaine donnée.
Mais — et nous touchons là notre objectif —, pour prouver qu'il existe
un système universel des besoins, des désirs et des conditions nécessaires à
l'existence, il faut que nous recourions aussi à la sociologie et à la psychologie.
Ces sciences ne sont pas universelles et leurs résultats ne sont pas identiques
dans toutes les cultures : elles doivent être relativisées. Par conséquent, seule
la recherche dans le cadre de la théorie générale des systèmes peut être le
fondement d u fonctionnalisme (son caractère général est à la fois attrayant et
dangereux).
D ' u n point de vue formel, le fonctionnalisme est lié à la mathématique
des systèmes en équilibre. Lorsque l'on aborde le fonctionnalisme d'un point
de vue formel, o n s'aperçoit qu'il est lié à la mathématique des systèmes en
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 155

déséquilibre. E n outre, il faut également que l'on fasse appel à une théorie
générale de réduction, pour laquelle, par exemple, l'art et la politique seront
des phases d u développement de la magie o u qui considérerait, au contraire,
que la magie et la technologie sont le fondement de toutes les autres manifes-
tations de la culture. L a méthode évolutionniste ne peut être employée sans
la méthode réductionniste (bien que l'on tienne compte d u fait que la réduction
n'est pas d'ordre logico-linguistique, mais plutôt causal temporel).
Enfin, pour appliquer le structuralisme, il faut faire appel à l'algèbre.
Mais les systèmes algébriques sont nombreux et ne peuvent être appliqués que
lorsque les structures à comparer ont été décomposées en atomes et qu'elles
sont régies par des règles combinatoires strictes. Jusqu'à présent, seule une
petite partie des données anthropologiques a été organisée de cette façon.
Tout ce qui précède n'est qu'une préparation de notre proposition prin-
cipale, à savoir dans quelle mesure et pourquoi l'on doit recourir à l'anthro-
pologie en partant de la définition de cette science. Or, la définition que nous en
avons donnée nous a bien conduits d u concept de totalité aux trois points de
vue principaux décrits ci-dessus.

L'histoire
Pour ce qui est de l'anthropologie, il nous était déjà apparu que nous avions
affaire à une sorte de discipline faisant la synthèse des sciences humaines.
O r , en histoire, nous voyons u n autre type de science synthétique. Essayons
de voir quels sont les points c o m m u n s et les différences entre les deux.
Signalons que, dans les deux cas, nous parlons de 1' « anthropologie moderne »
et de F « histoire moderne ». E n effet, ces deux sciences sont, au m o m e n t
m ê m e o ù nous écrivons, engagées dans u n processus de métamorphose si
radical que, si nous nous référions à des sources datant d u siècle dernier, par
exemple, tout ce que nous dirions pourrait être considéré c o m m e erroné.
Cela étant, procédons c o m m e d'habitude : essayons d'abord de déterminer
les caractéristiques principales de l'histoire, puis d'établir les rapports inter-
disciplinaires qui peuvent s'instaurer entre elle et les autres sciences.
L'histoire étudie le développement d ' u n système dans le temps (en
termes d'objet, l'histoire d ' u n système est le développement de ce système
dans le temps). N o u s avons déjà quelques notions clés : développement,
développement d ' u n système, développement d ' u n système dans le temps.
Ces notions appellent quelques remarques. U n système qui se développe se
transforme, mais tout système qui change ne se développe pas. N o u s dirons
qu'un développement est u n changement d u système d û essentiellement (mais
non entièrement) aux états et développements antérieurs de ce système. Pour
simplifier, disons que le développement est u n changement endogène.
U n système est u n tout qui se subdivise en parties liées les unes aux autres
par des rapports réguliers. L'histoire est u n développement de cette sorte,
c'est-à-dire le développement d'un tout dont les parties sont reliées les unes
aux autres, et non le développement d ' u n atome o u d'un agrégat d'éléments.
156 Léo Apostel

Enfin, l'histoire est le développement d'un système dans le temps. Mais


qu'est-ce que le temps? N o u s pouvons soit nous en tenir à une conception
moniste du temps (peut-être le temps physique), ce qui mettrait u n point final
à tous les problèmes, soit distinguer divers types ou genres de temps : temps
biologique, temps psychologique, temps sociologique et temps historique.
N o u s voici donc en présence d ' u n cercle vicieux : la notion de « temps », le
definiens, doit être elle-même définie par celle d' « histoire », le definiendum.
C'est pour cela qu'en première approximation nous nous limiterons au temps
physique (ultérieurement, il sera peut-être utile de distinguer le temps histo-
rique parce que, pour définir l'état d'un système à u n m o m e n t donné, il faut
tenir compte de portions de plus en plus étendues de ce système à divers
autres moments).
Il surfit d'adopter cette définition provisoire pour s'apercevoir que la
cosmologie (histoire du développement de la matière dans le temps), la biologie
(histoire du développement de la matière sur la croûte terrestre) et la géologie
(histoire d u développement de la planète Terre) sont toutes des sciences histo-
riques. Elles examinent les développements d'un système unique (il y a u n seul
univers, une seule vie terrestre et une seule planète Terre). D e plus, ces déve-
loppements sont irréversibles (les systèmes étudiés ne sont pas périodiques).
M ê m e si l'on définissait l'histoire c o m m e le développement d'un système dans
le temps — ce système étant unique et ce développement étant irréversible —,
cette définition, bien que plus rigoureuse, engloberait toujours ces divers types
de développements n o n humains. N o u s voudrions insister sur ce point, car le
développement d'un système unique et irréversible pourrait fort bien être
attaqué par les mathématiques et la physique. Mais l'historien tiendra certai-
nement à donner une définition plus concrète du système dont l'histoire repré-
sente un développement.
C e système est soit l'humanité, soit la (ou une) société humaine, soit
encore le (ou un) schéma des actions humaines.
Ces trois possibilités ne sont absolument pas identiques : « humanité »
désigne une espèce, « société » désigne un réseau de relations entre les éléments
de cette espèce, et les schémas d'action sont des catégories d'événements visant
un but et exécutés par les membres de cette société. L a science principale à
partir de laquelle l'histoire pourra se développer ne peut être que l'anthro-
pologie, la sociologie ou la théorie de l'action (praxéologie).
Avant de retenir l'une de ces sciences, nous voudrions exposer u n dernier
point de vue. C e dernier point est l'un des plus importants (c'est lui qui
déterminera le type d'interdisciplinarité requis par l'histoire) : on peut dire
que l'étude d u développement d'un système dans le temps est entreprise en
vue de modifier le développement probable de ce système dans l'avenir. Pour
l'instant, ce n'est sûrement pas le cas de la cosmologie. L a biologie, elle,
commence à prendre cette voie (l'évolution étant guidée par le fait que les
schémas de gènes sont déterminés de l'extérieur). Cette orientation serait, si
elle se confirmait, du plus haut intérêt pour l'étude du développement du sys-
tème humain. N o u s nous proposons de démontrer que la recherche historique
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 157

doit, pour des raisons théoriques (et pas seulement humaines), avoir cette
caractéristique activiste.
Pour résumer, nous dirons que l'histoire est l'étude d u développement
de l'humanité ou d u système social de l'humanité, ou encore des schémas
d'action de l'humanité dans le temps physique en vue d'intervenir, si besoin est,
dans ce système.
U n e telle définition soulève u n certain n o m b r e de difficultés. Son incon-
vénient majeur est d'être utopique. E n effet, ce qui saute aux yeux, c'est son
caractère futuriste. L'histoire telle que nous l'avons décrite n'existe pas. T o u -
tefois, la seconde chose qu'on remarque (et qui va dans le sens de cette défi-
nition) est que les diverses branches de l'histoire telle qu'elle existe semblent
viser à constituer une histoire conforme à notre définition. Cela veut dire que
le problème principal de l'interdisciplinarité en histoire est inhérent à cette
science. A ce propos, trois phénomènes valent la peine d'être signalés : l'histoire
est divisée de l'intérieur en fonction de ceux qu'elle concerne puisqu'on écrit
l'histoire des États-Unis d'Amérique, de Madagascar, de l'Europe o u des
Flamands de Belgique; des nations, ou des parties de nations, des groupes
plus ou moins importants de nations en interaction constituent le support
déclaré d u développement historique. Il ressort de nos exemples que les unités
auxquelles on attribue l'histoire n'ont pas besoin d'être situées avec le m ê m e
degré d'abstraction. Cette division interne de l'histoire se justifie par le fait
que l'unité étudiée a connu, durant au moins une partie de son existence, u n
développement sans influences extérieures. Mais cette justification se prête
immédiatement à une critique : l'affirmation selon laquelle une unité,
fût-elle aussi large que l'Europe, est à l'abri d'influences extérieures est
erronée, au m ê m e titre que celle qui prétend qu'un groupe aussi petit que le
peuple flamand a assez de cohésion interne pour être traité c o m m e une unité
au sens absolu d u terme. Ainsi, les subdivisions que nous avons citées sont
adoptées soit parce qu'elles rendent plus facile la collecte des données, soit en
tant que conséquences de jugements de valeur que d'aucuns veulent défendre
(l'existence passée d'une unité peut servir d'argument pour que cette unité
continue d'exister). Disons qu'en vertu de l'interaction de tous les groupes
humains une « histoire d u m o n d e » devient nécessaire, alors qu'au cours des
époques qui ont précédé la nôtre les divisions qui ont déterminé l'historio-
graphie diffèrent d'une période à l'autre et dépendent de l'intensité de l'interac-
tion qui existait entre elles. Néanmoins, l'histoire telle qu'elle existe (et telle
qu'elle a existé) ne représente pas convenablement les subdivisions de son sujet
et doit être remodelée. C'est donc là u n premier type d'interdisciplinarité (qui
ira en se renforçant, car, à l'avenir, l'histoire, si elle ne porte pas sur le m o n d e
entier, n'aura plus de sens).
N o u s voudrions également insister sur le fait que l'historien, dont le
domaine d'étude est très étendu, peut comparer les diverses manières qui
président à la création d'un pays, les divers types de guerres, de révolutions, etc.,
ce qui le conduit nécessairement à des généralisations. L a spécificité d u déve-
loppement historique, qui, semble-t-il, exclut les lois générales, sera, grâce à
158 Léo Apostel

ses subdivisions naturelles propices aux comparaisons, le fondement d'une


science nomothétique.
Il y a une deuxième raison qui fait que l'histoire, en tant qu'étude d u
développement de l ' h o m m e dans le temps, reste très utopique. N o u s avions
remarqué que le développement peut se subdiviser en plusieurs périodes. L a
méthode qui permet de définir ces périodes n'est pas encore clairement définie.
O n ne sait pas très bien, n o n plus, si le développement de ces périodes est
unidimensionnel ou multidimensionnel. Néanmoins, dans la mesure où ces
périodes sont admises, l'historien en choisit une (ou une sous-période) et en fait
l'objet de son étude, écartant les informations sur d'autres périodes. C'est la
conséquence inévitable des quantités de nouvelles informations qui apparaissent
sur le marché. Mais, si l'on peut écrire l'histoire de cette façon, cela implique
que les diverses tendances de l'histoire restent dans les limites de périodes
données, les événements s'étalant sur des m o m e n t s plus longs n'étant pas
pris en considération. E n d'autres termes, la trame de l'histoire serait si lâche
et si discontinue que l'on ne chercherait pas à expliquer les faits d'une certaine
période par les faits de périodes antérieures. Mais tel n'est pas le cas. L'inter-
disciplinarité de l'historien est verticale quand ce dernier se sert systémati-
quement des tendances et événements d'une période pour approfondir ceux
d'une autre période. Il fait preuve d'une multidisciplinarité horizontale
lorsque, utilisant des faits relatifs à une unité, il éclaire ceux d'autres unités.
N o u s arrivons, enfin, à la division la plus importante et la plus profonde
de l'histoire. E n se développant, le système humain présente plusieurs carac-
téristiques : a) l'histoire politique raconte (en employant le style narratif) les
actes d'individus qui, par le fait d'un hasard sociologique, occupent certaines
situations sociales (rois, maréchaux, archevêques, criminels, etc.) ; cette narra-
tion linéaire (et qui s'intéresse à u n atome) est expliquée par des déclarations,
plus ou moins fondées, relatives aux motifs psychologiques; b) l'histoire
subjective essaie de décrire l'évolution dans le temps de la manière dont de
grandes masses de gens prennent conscience de leur propre existence; nous
avons donc là une histoire de la conscience de soi, non pas de la part d ' h o m m e s
exceptionnels, mais d'individus moyens; c) les histoires économique et d é m o -
graphique sont quantitatives; elles analysent, à l'aide de moyens m a t h é m a -
tiques, le développement dans le temps de variables extrêmement importantes,
telles que la population par unité de terre, les prix et les coûts; d) l'histoire
culturelle (histoire de l'art, de la science, de la religion, de la technologie)
décrit le développement dans le temps n o n de personnes ou de sentiments,
mais de systèmes impersonnels c o m m e les styles, les systèmes de connais-
sances, de cultes, les structures de mécanismes de production. Chacun de ces
aspects a des liens typiques avec des méthodes spécifiques : par exemple, l'his-
toire démographique et sociale est intimement liée à l'histoire quantitative, l'his-
toire culturelle à l'histoire structurale et à l'histoire sociale subjective (ce
qui est surprenant) et l'histoire politique classique à l'histoire des séries d'actions
(bien que cette dernière relation ne soit pas encore évidente, car le style
narratif de l'histoire classique masque sa méthode de synthèse spécifique).
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 159

O n explique cette diffraction interne de l'histoire par les nécessités de la


division d u travail. Mais cette analogie s'applique encore moins dans ce cas
qu'ailleurs, les différents secteurs étant en forte interaction les uns avec les
autres. A u c u n secteur ne peut s'expliquer par lui-même et aucun ne peut
prétendre être absolument fondamental. Les lignes déterminantes changent
d'une période à l'autre. Lorsqu'on recherche une explication dans l'histoire, il
faut absolument étudier les types d'interaction entre schémas. E n outre, ce
n'est pas par hasard qu'un système en développement présente ces différents
secteurs; on les retrouve dans tout système qui se développe.
Soit u n système avec plusieurs sous-systèmes. Supposons que ce système
puisse, par lui-même, se représenter et représenter le m o n d e extérieur, modifier
ses relations internes en fonction de certains sous-systèmes donnés et trans-
former le m o n d e extérieur en fonction de ses sous-systèmes. L'histoire poli-
tique sera l'histoire des sous-systèmes qui modifient les relations entre les autres
sous-systèmes. L'histoire subjective sera l'étude des autoreprésentations des
systèmes qui sont modifiés par ses rapports internes et ses actions externes.
L'histoire démographique et sociale sera l'étude des augmentations et dimi-
nutions du n o m b r e des sous-systèmes et des sous-systèmes qui dépendent d'un
sous-système donné.
Mais il ne s'agit là que d'une interprétation verbale. O n aurait p u éga-
lement donner une interprétation en termes de concepts praxéologiques.
Quoi qu'il en soit, ces deux interprétations montrent que ce qui fait
cruellement défaut, ce sont des lois intersectorielles qui relieraient la d é m o -
graphie à l'histoire de la science, l'histoire de la religion à la science politique, etc.
Encore une fois, la multiplicité interne de l'histoire nous permettra ( m ê m e si,
cette fois, le problème est plus difficile d u fait de l'hétérogénéité des divers
secteurs) de trouver des lois. N o u s avons donc vu jusqu'à présent c o m m e n t la
constitution de l'histoire en tant que science, en vertu de sa multiplicité interne,
implique nécessairement une forte interdisciplinarité. E n fait, nous avons
besoin de la multidisciplinarité pour surmonter la diversité des sujets historiques,
celle des périodes et celle des secteurs. Les trois synthèses ne peuvent pas ne pas
agir les unes sur les autres.
A ce propos, il serait utile de procéder à une brève comparaison avec
l'anthropologie. Les divers secteurs cités plus haut existent dans les deux
sciences, mais ce qui nous intéresse en histoire, c'est l'interaction de leurs évo-
lutions respectives, alors qu'en anthropologie nous nous intéresserons plutôt à
leur analogie, qui donne u n tout unique. Il n'y a pas de multiplicité de périodes
en anthropologie, alors que, s'il y a multiplicité d'unités en histoire, elle n'est
pas ordonnée dans le temps. L e choix de l'unité à étudier est moins déterminé
par ses caractéristiques intrinsèques que par des tendances subjectives.
A partir de notre définition de l'histoire c o m m e l'étude d u dévelop-
pement d'un système dans le temps, nous s o m m e s parvenus à déterminer plu-
sieurs types d'études qui doivent être réunis pour que l'histoire existe en tant
que telle. Mais cette définition fait également allusion à l'histoire en tant qu'étude
d u développement d'un système en vue d'une intervention sur ce système.
160 Léo Apostel

E n parlant de l'anthropologie, nous avions rapproché connaissance et


action (l'anthropologie appliquée doit être employée dans toutes les situations
d'acculturation, ainsi que pour la décolonisation externe et interne), et nous
avions fait de m ê m e à propos d u droit (le droit est le régulateur d'un système
en évolution; ainsi, il modifie sa propre société et est modifié par elle). M ê m e
quand nous avons parlé de la science de l'art, il nous fallait nous assurer que
notre étude ne partait pas d'un point de vue contemplatif, il fallait adopter une
attitude active et critique qui nous permette d'assimiler les styles (de manière
à accroître notre capacité de jouir de l'art), essayer de réformer l'art et de
réaliser son unité avec la vie.
L a façon dont nous combinerons l'action et la connaissance déterminera
en partie le caractère interdisciplinaire de l'histoire.
L'historien fait partie de l'histoire. Étant u n processus en évolution,
l'histoire augmente à chaque instant la quantité d'information sur le passé et
sur le futur à la disposition de l'historien. Mais, en m ê m e temps, l'histoire
élimine nombre de conséquences d'actes passés, réduisant d'autant cette quan-
tité d'information. N o u s ne pouvons pas déterminer la proportion des gains et
pertes d'information. Tout au plus pouvons-nous supposer que les pertes sont
irréversibles et les gains susceptibles d'être perdus. Toutefois, puisque l'his-
torien fait partie de l'histoire, il peut la modifier dans une certaine mesure. E n
général, il ne peut y arriver en tant qu'individu isolé, mais en tant que m e m b r e
d'un groupe. C e n'est que parce qu'il peut intervenir que l'historien effectue des
recherches expérimentales. L'action politique est l'expérimentation historique.
Seule cette dernière permet de découvrir la causalité historique. Les premières
générations d'historiens, en prétendant que leur science portait sur des évé-
nements uniques, incomparables et qui ne se répètent pas, ont été dans
l'impossibilité de découvrir des lois, d'entrevoir les applications des connais-
sances historiques et l'expérimentation historique. Aujourd'hui, nous savons
que rien ne se répète exactement de la m ê m e façon, mais que rien n'est unique ;
nous pouvons donc renouer avec l'étude scientifique et appliquée de l'histoire.
Mais l'expérimentation historique nécessite une théorie de l'action historique.
D'autre part, et nous l'avons dit, à maintes reprises, l'histoire doit absolument
coopérer avec la sociologie, l'anthropologie, l'économie, la démographie et la
praxéologie (la théorie de l'action). N o u s devons aboutir à des lois historiques
c o m m e celle-ci : lorsqu'on utilise tel instrument sur tel matériel et dans tel
but, on peut s'attendre à tel ou tel résultat. Étant donné que le but en question
peut être n'importe quel but humain, la coopération interdisciplinaire doit
pouvoir se faire dans toutes les directions.
Jusqu'ici, nous avons cerné le type d'interdisciplinarité des sciences
humaines à partir des définitions de ces sciences.
N o u s allons maintenant adopter u n point de vue plus formel. N o u s
partirons de la supposition que les systèmes historiques peuvent être partiel-
lement simulés pour appliquer ce genre de simulation aux divers domaines qui
touchent l'histoire.
Il est à noter qu'en général u n système historique est loin d'être en
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 161

équilibre. S'il en était autrement, ce système ne serait pas caractérisé par u n


développement irréversible (quand il se rapproche d u point d'équilibre, cela
veut dire que tout développement est tôt o u tard annulé par u n développement
inverse). E n outre, les systèmes historiques ont des variables quantitatives
(c'est-à-dire qui peuvent être mesurées), des variables ordinales (qui peuvent
être ordonnées) et des variables structurales (qui décrivent des ensembles
d'équivalences aux structures isomorphiques).
Les lois historiques mettent en rapport toutes ces variables. Plusieurs
lois historiques n'ont pas u n caractère ponctuel mais sériel. Expliquons-nous :
une loi est sérielle lorsque, dans son antécédent o u dans sa conséquence, o u
dans les deux, figure n o n la valeur d'une variable à u n m o m e n t donné, mais
une série de valeurs de variables à divers moments, o u m ê m e seulement les
propriétés d'une telle série.
U n système complètement historique est u n système qui, à divers
moments, présente diverses lois. Autrement dit, les lois elles-mêmes sont en
évolution.
Enfin, u n système historique se distingue par le fait qu'il est régi par
des lois d'alternance. U n e loi d'alternance a la forme suivante : soit u n
événement P , alors nous avons q o u r o u t (c'est-à-dire que le second terme de la
loi comporte une disjonction). L e processus historique doit être régi par de telles
lois pour que l'expérimentation historique rationnelle soit possible. S'il était
possible de faire u n pronostic complet des événements historiques dans tous les
cas, l'action humaine deviendrait superflue; mais, si tout pronostic était
impossible, aucune action historique ne pourrait être rationnelle, toutes les
conséquences en étant totalement imprévisibles. Les lois d'alternance four-
nissent une régularité intermédiaire entre les pronostics stricts et l'indéter-
minisme total.
D e ces cinq caractéristiques découlent des conséquences interdisci-
plinaires.
1. L'histoire quantitative implique que la collaboration entre l'histoire
et l'économie politique est extrêmement importante. Cependant, jusqu'à la
dernière décennie, l'économie mathématique était essentiellement consacrée à
l'étude des conditions d'équilibre d ' u n système économique. R é c e m m e n t ,
l'étude de la croissance économique a introduit la notion de croissance stable
(ou croissance équilibrée). Mais, l'étude de la croissance o u de la décadence
allant de pair avec l'innovation technique et les changements de préférences o u
d'aspirations, elle c o m m a n d e une économie de ce que certains scientifiques
hongrois ont appelé 1' « antiéquilibre ». C e chapitre est entièrement nouveau
et nécessite des instruments mathématiques que nous pouvons emprunter à
u n autre nouveau domaine, la thermodynamique des systèmes, dont l'état est
loin d u point d'équilibre. Les travaux de Glansdorff et de Prigogine résument
les données et les résultats de cette question. L'historien qui ne désire pas
simplifier son sujet en lui appliquant les mathématiques de l'équilibre
devrait utiliser les adaptations des techniques mises au point par ces deux
chercheurs.
162 Léo Apostel

2. E n général, les équations qui déterminent les variables historiques


ne doivent pas seulement superposer des nombres, elles doivent relier des
nombres, des rangs et des descriptions de structure à l'un de ces types de
variables. Pour l'instant, la théorie de ces équations générales n'existe pas
encore. L e lecteur aura peut-être l'impression que nous voulons introduire
trop d'innovations formelles dans la théorie scientifique de l'histoire. Signalons
seulement que ce n'est qu'en employant ces équations « mixtes » que nous
pourrons employer certains faits déterminants, c o m m e les nombres (démo-
graphiques ou économiques), les rangs (statut social), les descriptions de
structures (description du réseau de relations dans une institution, ou du réseau
sémantique d'un système idéologique). U n e histoire interdisciplinaire totale
n'est possible que si l'on recourt à de telles équations.
3. Vito Volterra, en essayant de mettre au point des mathématiques
définissant la lutte pour la vie, a fondé la théorie des équations intégralo-
différentielles (dans lesquelles les variables dépendent à la fois de fonctions
dérivées en certains points et d'intégrales de fonctions sur un certain intervalle).
C e type d'équations sera utile à l'étude des lois ponctuelles de l ' h o m m e .
4. L a théorie des équations fonctionnelles (ou fonctions de fonctions)
sera u n instrument idéal pour l'étude des métalois.
5. Les lois d'alternance se situent entre les lois statistiques (où l'anté-
cédent comporte une distribution de probabilités sur u n certain nombre de
variables) et les lois déterministes. Il serait certainement utile que la science
historique disposât de lois statistiques. L a théorie qui les régit peut nous aider
à développer la théorie des lois d'alternance. Toutes ces remarques visaient à
montrer qu'il y a une forte interdisciplinarité entre l'histoire considérée c o m m e
une science objective et certains types de mathématiques non classiques mais
qui existent. Il est essentiel que l'historien utilise les branches plus avancées des
mathématiques et qu'il ne se contente pas de celles, plus faciles mais inadaptées,
qu'on trouve dans les manuels élémentaires.
L a conclusion (à laquelle nous s o m m e s arrivés en partant de la défi-
nition de l'histoire) que ces lois doivent être employées ne fait que suivre
notre méthode usuelle : connaître les rapports interdisciplinaires à partir de
l'objectif m ê m e d'une science. C e n'est qu'au prix d'une telle démarche que
nous pouvons nous assurer que ces rapports ne sont pas le fruit d u hasard,
mais qu'ils puisent leurs racines dans la réalité.
N o u s en venons maintenant à des remarques plus matérielles. N o u s
avons vu que l'histoire est l'étude d u développement d'un système dans le
temps. Mais de quel système s'agit-il? Plusieurs réponses sont possibles.
D'abord, on peut dire que l'histoire est l'étude du développement d'une société
dans le temps (un concept sociologique) ; ensuite, que l'histoire est l'étude d u
développement dans le temps d'une culture (un concept anthropologique) ; o u
bien, qu'elle concerne le développement d'agents ou de groupes d'agents dans
le temps (un concept praxéologique), ou encore le développement de la
psychologie humaine dans le temps (une idée psychologique) — toutes ces
combinaisons pouvant d'ailleurs être combinées. Enfin, à l'instar de Fèvre et
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 163

Braudel, qui relient intimement histoire et géographie, nous pourrions m ê m e


considérer que l'histoire est l'étude d u développement dans le temps d'une
région (unité sociologique).

Troisième section
Les sciences humaines appliquées

M ê m e lorsqu'il vise des applications de sa science à la navigation, à l'ordon-


nance des calendriers o u à la cosmologie religieuse, l'astronome ne peut pas
intervenir positivement sur le cours des étoiles : il ne peut modifier leurs
trajectoires, et leurs mouvements ne lui inspirent généralement pas d'émotions
particulières. Cette caractéristique s'applique aussi à toutes les sciences natu-
relles théoriques : m ê m e si, actuellement, le biologiste peut se prétendre capable
de transformer le système génétique d'un animal o u d'une plante, il ne peut
changer l'évolution. L e chimiste ne peut changer la structure de la molécule.
Mais il n'en va pas de m ê m e pour l'intérêt que l ' h o m m e porte à l ' h o m m e .
Depuis le début, cet intérêt était actif. Pour brosser u n tableau complet des
rapports interdisciplinaires entre les sciences humaines, il faut que nous
tenions compte d u fait que les disciplines théoriques étudiées dans notre
deuxième partie sont, pour la plupart, encore jeunes. Elles ont été précédées
(et elles s'accompagnent) de techniques d'action qui représentent, en fait, la
première façon dont l ' h o m m e a été à la rencontre de l ' h o m m e . L e droit pra-
tique (l'art du juge, de l'avocat et d u législateur), la médecine pratique, l'éco-
nomie politique (l'art d u ministre des finances, d u gérant, d u banquier), la
pédagogie et la psychiatrie, les conseils matrimoniaux, les services sociaux, la
politique pratique (l'art d u politicien) ont tous inspiré et guidé l'historio-
graphie, le plus souvent en tant qu'instruments de l'action. E n fait, la plupart
des praticiens des sciences humaines n'engagent pas d'études théoriques dans
les disciplines que nous avons étudiées jusqu'à présent. Leur travail consiste
en une action bien informée et méthodique visant à transformer des personnes
ou des groupes, n o n à les étudier en premier lieu. L a connaissance théorique
des sciences humaines appliquées (et des sciences appliquées en général) n'est
pas assez développée pour nous permettre ( m ê m e si le cadre de la présente
étude nous le permettait) de présenter les rapports interdisciplinaires entre les
sciences appliquées, c o m m e nous l'avons fait pour les sciences humaines théo-
riques. Il faudra cependant le faire tôt ou tard. U n cadre théorique existe peut-
être déjà. N o u s avons vu, à maintes reprises, que la théorie de l'action représente
un instrument important pour la réalisation de l'unité des sciences humaines.
U n e science humaine appliquée est u n ensemble de croyances qui permettent
à u n individu d'agir d'une certaine manière sur une personne, o u à u n groupe
d'agir sur u n autre groupe. O n pourrait tirer de la théorie générale de l'action
une typologie des sciences de l'action humaine.
164 Léo Apostel

Essayons de définir quelques objectifs importants d u point de vue


humain (étant donné notre échelle des valeurs) et dont la réalisation nécessite
une recherche interdisciplinaire appliquée.
Considérons d'abord les groupes importants et autonomes ( c o m m e les
nations). Í1 est évident que de tels groupes ont parfois des intérêts écono-
miques ou politiques opposés. Lorsque les cercles de dirigeants commencent à
croire que les objectifs nationaux ne peuvent être atteints qu'au prix de la
destruction de l'autonomie d'action d u groupe rival, et lorsque, de plus, ces
dirigeants acquièrent la conviction que cette destruction est possible, la guerre
en résulte. Étant donné que la guerre est destructive, l'une des premières
solutions qui sautent à l'esprit est la paix. O n fait des recherches sur la paix
depuis u n certain nombre d'années. Ces recherches sont interdisciplinaires par
nature. Elles recourent à la psychologie, à la psychologie sociale, à la théorie
de la propagande et aux discussions pour influer à la fois sur ses compatriotes
et ceux de l'adversaire afin de trouver d'autres solutions que la violence mili-
taire. Mais elles recourent aussi à la stratégie et à la tactique (une trop grande
force o u une trop grande faiblesse appellent l'attaque). Elles emploient l'éco-
nomie et la politologie pour trouver la base d'une campagne diplomatique
efficace (l'économie d u pays doit être organisée de telle façon qu'elle puisse
fonctionner sans la guerre, tout en étant capable de se convertir facilement en
une économie de guerre en cas de besoin; la structure du pouvoir doit être telle
que la guerre ne représente pas u n m o y e n nécessaire ni m ê m e satisfaisant
pour l'un o u l'autre des groupes dissidents o u conformistes internes; il faut
faire des promesses suffisantes — et les tenir — à l'adversaire en ce qui concerne
la réduction des tendances belliqueuses, de telles promesses impliquant à la
fois des engagements politiques et économiques). Toutefois, il faut signaler
que la distinction entre guerre et paix n'est jamais tranchée. Par conséquent, il
faut étudier le degré et les diverses dimensions de l'opposition dans le cadre
d'une théorie générale des conflits. Mais la recherche pour la paix doit s'accom-
pagner d'une recherche sur la guerre efficace entre groupes (polémologie) et
sur la guerre interne des groupes (comment empêcher les révolutions et
c o m m e n t réussir des révolutions dans divers types d'États décrits en termes
politiques, anthropologiques et économiques). L a théorie de la guerre efficace,
de l'action politique efficace, de la révolution et de la contre-révolution efficaces
est bien moins attrayante que la théorie de la paix. Quoi qu'il en soit,
l'humanité n'a pas encore atteint cette utopie. Notre première proposition
portera donc sur la théorie générale des facteurs qui conduisent à la paix, à
une guerre, à une révolution o u à une sécurité interne efficaces. Ces connais-
sances doivent s'appliquer à diverses situations. D e telles études font simul-
tanément appel à toutes les sciences humaines.
Mais chaque être humain doit organiser sa propre politique interne.
Cela veut dire que, pour u n type humain donné, chaque individu doit être
capable d'acquérir les connaissances biologiques nécessaires concernant les
résultats de son propre fonctionnement (les résultats de l'activité exercée sur
son corps, la quantité de sommeil, le régime alimentaire, l'activité physique
Les sciences humaines : échantillons de relations interdisciplinaires 165

nécessaires o u à éviter), les connaissances sociologiques nécessaires (réactions


probables des autres à certains actes et conséquences de ces réactions sur son
propre état psychologique), les connaissances psychologiques (besoins réels
de cet individu particulier, c o m m e n t surmonter les contradictions qui existent
entre les divers besoins, c o m m e n t atteindre la paix, sinon le bonheur). Si
toutes ces connaissances interdisciplinaires sont en interaction, l'individu peut
s'autodiriger et s'autoréguler. L a science de la découverte de soi et de la
maîtrise de soi a été négligée ces dernières années d u fait de l'intérêt porté
aux problèmes sociaux. Cependant, notre santé mentale dépend de notre
capacité de développer u n type de personnalité qui permet de traiter, par les
techniques mentionnées ci-dessus, les difficultés inévitables de la vie (ainsi que
le problème final : la mort). Notre deuxième proposition portera donc sur
l'étude interdisciplinaire de la santé mentale (prévention des névroses, mais aussi
promotion d'une personnalité consciente et introspective). Roger Bastide
n'a-t-il pas attiré, il n ' y a pas si longtemps, l'attention sur le caractère inter-
disciplinaire de la recherche sur la santé mentale ?
L ' h o m m e ne vit pas seulement parfois seul o u parfois en groupe (sujet
de nos premiers programmes); il vit toujours dans u n environnement phy-
sique, biologique et social. D e s faits récents relatifs à la pollution de cet envi-
ronnement, l'augmentation de la puissance des groupes humains (d'où le
risque plus grand de rompre l'équilibre de l'environnement) rendent nécessaire
le développement de l'écologie humaine de façon que les conditions physiques,
biologiques, sociologiques d'un environnement (en équilibre stable, permettant
l'augmentation de la technologie et d u pouvoir humains et qui donne les
satisfactions nécessaires à une vie normale) soient systématiquement déve-
loppées et qu'il y ait des moyens de les produire et les restaurer en cas de
besoin. L a science interdisciplinaire de l'environnement est désormais vitale
en matière de recherche interdisciplinaire appliquée.
Mais ce ne sont là que trois propositions parmi de nombreuses autres
possibles. N o u s pensons, par exemple, aux sciences du développement des pays
en développement (qui nécessitent la collaboration de l'anthropologie, de
l'économie, de la psychologie et de l'écologie), à la science interdisciplinaire de
la déviation sociale (qui comprend la criminologie), à la science interdiscipli-
naire de l'andragogie o u sociagogie (qui porte sur le contrôle et l'assistance
aux individus et groupes, proposée par quelques penseurs qui s'intéressent à la
fondation des services sociaux). Les problèmes concrets traités par les sciences
sont si importants que l'improvisation ne suffit plus et que la recherche systé-
matique fondée sur l'élaboration de modèles mathématiques et sur une infor-
mation empirique étendue devient nécessaire si l'on veut résoudre tous ces
problèmes, desquels dépend notre capacité de conduire nos vies en tant
qu'individus et en tant que groupes.
C'est pour cela que nous tenions à attirer l'attention sur ces recherches
interdisciplinaires en sciences humaines. N o u s demeurons cependant convaincu
(vu certaines découvertes de l'histoire de la science) qu'il ne faudrait pas trop
concentrer notre attention sur la solution de problèmes appliqués si nous
166 Léo Apostel

voulons être plus à m ê m e de résoudre ces problèmes. A u contraire, il faut


que nous œuvrions essentiellement à étudier les problèmes théoriques de l'inter-
disciplinarité, bien que notre préoccupation majeure soit de résoudre les
problèmes humains pratiques. Pour ce faire, il faut justement transcender les
frontières des disciplines actuelles.

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Chapitre V

L'interdisciplinarité
dans les sciences sociales
Jean-Marie Benoist

« Quelle science nouvelle, en effet,


peut prétendre à un nom propre
sans une pluralité de prénoms ? »
(Michel Serres, Hermès II, L'interférence)

Avant de proposer une définition différentielle des concepts d'interdisciplinarité,


de pluridisciplinarité et de transdisciplinarité, ce qui ne saurait avoir lieu que
chemin faisant, il est opportun de s'aviser que les collaborations et les échanges
entre les disciplines ne posent pas les m ê m e s problèmes, et ne revêtent pas les
m ê m e s aspects structuraux selon qu'il s'agit des sciences exactes ou des sciences
sociales. Néanmoins, cette division pratiquée par l'histoire de la culture occi-
dentale n ' a peut-être pas lieu d'être retenue dans son entier dans la mesure o ù
le nouvel essor des sciences d u vivant aussi bien que l'adéquation des instru-
ments mathématiques aux sciences sociales et, inversement, l'intérêt neuf des
mathématiciens pour lesdites sciences sont en train d'en relativiser la ligne de
démarcation. C'est pourquoi, à titre d'hypothèse initiale, nous avons souhaité
commencer par l'examen de la spécificité de l'interdisciplinarité dans le c h a m p
des sciences dites « exactes », quitte à voir cette spécificité se dissoudre o u se
trouver remaniée, proposant de nouveaux lieux de collaboration indérivables
d'une définition a priori, et montrant une diversité interne dans des savoirs
scientifiques ou mathématiques que l'on réputait naguère c o m m e monolithiques.

Aspects de l'interdisciplinarité
dans les sciences exactes

Il est aujourd'hui impossible d'isoler un genre déterminé de recherches tel que


la logique formelle o u les mathématiques et de le placer à l'abri des contacts
interdisciplinaires. Prenant le cas pur de la logique formelle, « peut-être actuel-
lement la plus précise des disciplines, au sens de la rigueur de ses démonstra-
tions », Jean Piaget montre que l'évolution interne de son c h a m p aussi bien
170 Jean-Marie Benoist

que le développement des autres savoirs obligent à constater de « multiples


tendances centrifuges qui posent inévitablement des problèmes de connexions
interdisciplinaires ». O n pourrait dire qu'il en est de m ê m e des mathématiques
et que le développement de la topologie algébrique, et d'une grande diversité
dans l'univers mathématique depuis la révolution axiomatique, a pour double
conséquence, d'une part, l'éclatement centrifuge interne de la mathématique
et l'introduction d'éléments d'hétérogénéité à l'intérieur m ê m e de son c h a m p ,
et, d'autre part, une ouverture à des échanges particularisés avec des disciplines
voisines : la physique, la chimie, voire les sciences sociales et psychologiques,
telles que la psychanalyse. Déjà, à l'intérieur du domaine des sciences exactes
et naturelles, la collaboration interdisciplinaire s'impose sous la double
contrainte de la nature hiérarchisée des phénomènes étudiés et de l'épistémologie
critique, qui sans cesse pose aux méthodes en usage non seulement la question
de la rationalité de leur origine, mais celle de la traduction mutuelle de leurs
structures. C o m m e l'écrit Michel Serres : « L'échange c o m m e loi de l'univers
théorique, le transport de concepts et leur complication, l'intersection et le
recouvrement des domaines, la conférence indéfinie du sens dans la spéculation
non référenciée miment, dès lors représentent et expriment, reproduisent le
tissu m ê m e o ù sont plongés les objets que sont les choses m ê m e s , le réseau
complexe de l'entrinformation » (1972, p. 15).
U n programme de recherche concernant l'interdisciplinarité dans le c h a m p
des sciences exactes, physiques, et naturelles, pourrait donc s'assigner plusieurs
objectifs : le premier, historique, dissiperait l'illusion d'une hiérarchiefixeentre
les sciences et relativiserait l'ambition — qui a eu cours de Descartes à C o m t e —
d'une classification des savoirs dont la loi serait la réduction. Les deux ordres
structurants de l'échange interdisciplinaire dans les sciences exactes ont été et
demeurent dans l'idéologie rationaliste et evolutionniste de l'épistémologue et
de l'historien des sciences : a) la croyance en une science reine, en u n savoir
archetypal dont le rôle est joué tantôt par la mathématique, tantôt surtout
par la physique depuis N e w t o n , et depuis peu par la biologie; b) l'opération de
réduction envisagée c o m m e une interface entre les savoirs conçus à un niveau
global et général, et insuffisamment localisé : pour certains biologistes, « il
ne peut qu'y avoir réduction aux phénomènes physicochimiques aujourd'hui
connus et les nouveaux chaînons découverts entre l'inorganisé et les corps
vivants les confirment dans cette manière de voir » (Piaget, 1970, p . 561). U n e
histoire des rapports interdisciplinaires entre les sciences exactes et naturelles
mettrait au jour les idéologies qui gouvernent le mouvement de ces classifi-
cations et de ces entreprises annexionnistes au niveau global. Elle permettrait
de déboucher sur une « archéologie » au sens de Michel Foucault, de ce recours
à une science reine o ù se passent de façon privilégiée tous les problèmes de la
crise scientifique de telle o u telle période, et elle inviterait à relativiser ce rôle
de science archétypale en y voyant u n phénomène culturel particulier : le
besoin d'une scène, d'un lieu provisoire où se reflètent et se résument les débats
scientifiques et les clivages majeurs. U n e telle histoire se devrait néanmoins
de prendre en considération le statut très particulier de la mathématique ou des
Vinterdisciplinarité dans les sciences sociales 171

mathématiques, qui, une fois contesté leur rôle de savoir archetypal, n'en sont
pas moins affectées d'une mission particulière de circulateur et de langage de
traduction des sciences entre elles, à u n niveau instrumental d'abord, mais
ensuite en une fonction traductrice ou transductrice qui excède la simple ins-
trumentante, dans les sciences dites « exactes » d'abord, mais aussi dans les
sciences du vivant et dans les sciences de l ' h o m m e en général. D e cette singularité
mathématique, l'insituabilité de cette science dans la classification cartésienne
dite « de l'arbre » (préface et première partie des Principes) serait u n symbole
négatif, alors que l'éclosion et l'omniprésence articulée d u calcul chez Leibniz
en seraient le symbole positif. Il va de soi, c o m m e nous le verrons plus bas, que
le rapport des mathématiques aux sciences sociales analysé par R a y m o n d
B o u d o n (1970, p. 629-685), avec tout le déploiement des diversités de leur
usage et de leur fonction fondatrice, constitue u n prolongement majeur de cette
étude placée d'abord sous l'angle de l'histoire o u de 1' « archéologie ».
U n e telle entreprise ne peut que déboucher sur une épistémologie nou-
velle, celle qui serait issue de la double nécessité de considérer c o m m e illusoire
la prétention d'une science reine et de faire passer le concept de réductionnisme
du global au local et de l'univoque au plurivoque.
Cette épistémologie, tenant compte de la spécificité des mathématiques,
qui sont à la fois milieu, instrument (ou moyen), modèle et méthode, construi-
rait sous la forme d'un réseau complexe, ou organon, les diverses situations
de rapport mutuel des sciences, depuis le schéma d'une réduction enrichie,
c'est-à-dire latéralisée, n'allant plus verticalement et hiérarchiquement d u
complexe au simple, jusqu'aux relations de confluence et de surdétermination :
elle prendrait en considération des situations de traduction et d'isomorphies
conceptuelles réglées, mais, attentive aux conflits, elle mettrait en scène les
mutations violemment déclenchées au sein d'un savoir scientifique particulier
par l'irruption des développements soudains d'un autre : ainsi les mutations
actuelles de la chimie minérale sont, dans leur activité, dues au fait que cette
science a demandé à la physique des méthodes qui lui étaient propres et « pour
avoir imité la chimie organique des molécules en étudiant les complexes de
coordination en tant qu'individu » (Michel Serres, 1972).
D e la m ê m e façon, cette épistémologie critique, dans son entreprise
d'inventaire, partirait à la recherche des formes d'intersection, d'interférence et
d'intervention fondatrices qui traduisent des confluences et des surdétermina-
tions. L e terme de réduction prend ici u n sens neuf : il vient à désigner les
relations mobiles et labiles qui font dialoguer de façon imprévisible et à des
niveaux locaux beaucoup plus que globaux des savoirs entre eux. Ces relations,
nous l'avons vu, peuvent être polémiques, et, si mince que soit le point de
contact, peuvent aboutir à une remise en chantier totale du discours et du
c h a m p théorique sur lequel s'opère cette greffe — ainsi de la chimie, fécondée
par la physique —, jusqu'à remettre en question ses approches, ses langages,
voire ses objets.
L a naissance de la biologie moléculaire représente u n cas d'interdiscipli-
narité par surdétermination : loin de se contenter des horizons limités et studieux
172 Jean-Marie Benoist

d'un dialogue bilatéral, cet événement remarquable de notre temps représente


un n œ u d , un carrefour de disciplines où se sont rassemblées les disciplines de la
vie et des hauts composés chimiques, mais aussi la géométrie, la topologie
des schémas, les probabilités et la théorie de l'information, laquelle empruntait
à la thermodynamique certains de ses modèles et certaines de ses lois; outre
ces disciplines, l'événement interdisciplinaire que représente cette naissance
d'un c h a m p nouveau et fécond a fait appel à l'électrophorèse, à la spectropho-
tométrie, à la génétique des espèces, à la linguistique, à la théorie des codages
et aux analyses de la mémoire. C o m m e le rappelle Michel Serres (1972, p. 25),
le rapprochement de la mémoire génétique et de l'activité mnésique indivi-
duelle a été repris par Jacques M o n o d dans son exposé au Symposium de
Columbia (18-20 octobre 1967; voir G . Ungar, Molecular mechanisms in
memory and learning, N e w York, Plenum Press, 1970).
D e tels phénomènes, constitutifs de cette épistémologie de l'interdisci-
plinarité multivalente, ont une double conséquence : ils commandent que
s'efface la distinction entre sciences de l ' h o m m e , sciences du vivant et sciences
exactes, dans la mesure où ce sont des contacts locaux et non globaux qui
adviennent entre les savoirs. Ils fonctionnent déjà c o m m e les prolégomènes à
une interdisciplinarité dans u n c h a m p de sciences sociales qui saurait prendre
en considération les aspects de certains concepts et de certaines méthodes de la
physique, de la biologie, tout autant que les acquis de leur propre domaine.
Les laborieux protocoles par lesquels deux savoirs considérés globalement
partaient à la recherche de leurs affinités mutuelles et essayaient de construire
la charte d'une réduction réciproque se trouvent doublement récusés : leur
isolement à deux marque leur appartenance au c h a m p où l'on rêvait encore
d'une science reine, d'un savoir archetypal ou sommateur, dernier avatar des
classifications d u xixe siècle et du positivisme. Leur prétention à construire
des invariants de la nature humaine, empiriquement déterminés, voire des
universaux, les montre encore hantés d'une métaphysique précritique.
L a récusation du règne d'une science privilégiée, telle la physique, à
laquelle se subordonneraient les autres sciences, a plusieurs conséquences, pour
les sciences exactes d'abord, pour les sciences sociales ensuite :
L a complexification de la structure de la matière perçue par la physique a induit
sur elle-même un travail critique qui a indéfiniment pluralisé son c h a m p
et a produit la possibilité d'une interdisciplinarité interne. Cette hétéro-
généité du domaine, apportée par la mécanique quantique et par la phy-
sique des particules, montre aussi la voie aux sciences humaines et peut
leur permettre d'opérer cette mutation vers l'aperception des facteurs de
pluralisation qui les travaillent chacune de l'intérieur. L'histoire, nous
le verrons, semble avoir opéré sur elle-même cette révolution.
Le modèle de la physique c o m m e urscience n'impliquait pas seulement que ses
méthodes servaient de modèles à toute autre sorte de savoir mais qu'en
théorie les lois, les conduites, les valeurs étaient susceptibles d'une inter-
prétation par la physique. Le réductionnisme vertical triomphait, de John
Stuart Mill à Peter M e d a w a r . Le soupçon jeté par la physique elle-même
L'interdisciplinarité dans les sciences sociales 173

sur son propre rôle de science reine ou de science guide, et, partant, sur
la possibilité d'une hiérarchisation et d'une classification pyramidale des
savoirs, a eu pour conséquence libératrice la fin du rêve d'une physique
sociale et la nécessité d'introduire concurremment aux positivismes des
modèles behavioristes encore hantés d u spectre de la physique et de son
type d'objectivité, des approches cliniques, des méthodes faisant davan-
tage de place à une connaissance diagnostique de l'individuel. C'est à la
médecine-biologie + anthropologie (bioanthropologie), par exemple, et
à la psychanalyse c o m m e apportant une fécondation latérale d u c h a m p
des sciences sociales et humaines que l'on doit cette inflexion des méthodes
et des modèles, dont les premières ondes sont nées dans le c h a m p des
sciences exactes, lorsque la physique a accepté de perdre son rôle — acquis
depuis N e w t o n — de science maîtresse et que les savoirs qu'elle avait
satellisés ont repris la liberté d ' u n dialogue multivalent avec d'autres
modèles, selon le graphe mobile d'une interdisciplinarité locale et n o n
plus globale.

L a recherche des imaginaires fondateurs

Il fallait ce détour par u n rappel des événements interdisciplinaires dans les


sciences exactes et naturelles pour s'apercevoir de l'importance que l'invention
de l'échange c o m m e transgression des spécificités a p u revêtir pour faire sortir
l'objet scientifique d u c h a m p d'un référentialisme dogmatique, et pour inviter
à construire le réseau épistémologique nouveau d'une interdisciplinarité locale
et n o n plus globale; il s'agit d ' u n transport, d'une traduction des résultats,
des modèles et des méthodes, non selon l'axe de l'analogie, mais selon le trajet
de la métaphore. Traduction capable de se surveiller et de rendre compte, de
façon critique et transcendante, des conditions de possibilité de son propre
exercice : « A quelle condition, écrit Michel Serres (1972, p . 54), tel concept,
tel résultat, telle méthode sont-ils transposables d ' u n domaine à u n autre? Il
faut que ce concept soit d'une pureté formelle telle qu'il soit multivalent. L a
multivalence est alors la condition suffisante de l'exportation. Supposons u n
schéma, u n modèle destiné à dominer, à comprendre, à investir u n état de fait
(abstrait o u concret); supposons que, parvenu à une élaboration suffisante,
il prenne, par sa cohérence interne, une existence indépendante de l'état de fait
qu'il était destiné à appréhender. D ' u n e certaine manière, il s'est purifié, il s'est
abstrait de son objectif : il a dégagé sa propre universalité. Il est devenu un outil,
u n cadre conceptuel qui pense tout seul. Il est inévitable qu'à l'envi o n l'essaie
en tout lieu. Ainsi le modèle newtonien n'a-t-il cessé de parcourir l'encyclopédie,
d u magnétisme aux sciences humaines; ainsi les mathématiques sont-elles
l'emporium électif de toute exportation; ainsi, tout récemment, la théorie de
l'information a-t-elle fourni de nouvelles armes d'attaque à une série fort longue
de disciplines. Curieusement, plus u n concept est pur, plus il est applicable,
je veux dire applicable en plus de lieux. Cela est vrai m ê m e à l'intérieur des
mathématiques. »
174 Jean-Marie Benoist

Plaçant c o m m e Michel Serres cette circulation des résultats, des méthodes


et des modèles sous le signe des réseaux leibniziens, le travail de Y e h u d a Elkana
propose le programme d'une épistémologie de l'interdisciplinaire qui irait
jusqu'à mettre en question les lignes de partage et de démarcation entre science
et non-science, entre rationalité et irrationalité. L e savoir se développerait
alors c o m m e un dialogue critique entre des métaphysiques scientifiques concur-
rentes, des images concurrentes d u savoir et des idéologies concurrentes. Appli-
quant aux énoncés et aux théories scientifiques les schemes de déchiffrement
que fournit la linguistique, o n proposerait alors une épistémologie capable
d'analyser de façon alternée et combinatoire l'aspect syntagmatique aussi bien
que l'aspect paradigmatique de la science aperçue c o m m e système culturel,
et non plus c o m m e système rationaliste et normé. Les discours épistémologiques
anciens, normatifs, tenus par Merton, K u h n , Lakatos et Toulmin, ne se ver-
raient pas récusés, mais englobés, axiomatisés, pour ainsi dire, et, dans cette
perspective à la fois relationnelle et combinatoire, le lieu d'interdisciplinarité
se trouverait au centre de cet imaginaire fondateur, d'avant le partage entre
raison et idéologie. Pour Elkana, il y a nécessité d'une redéfinition de la ratio-
nalité appelée par le constat qui s'impose à nous : la plupart des facteurs qui
influencent les sciences ne sont pas rationnels. D e s approches traditionnelles
de Pépistémologie, celles développées par K u h n o u Lakatos, il resterait sans
doute l'attention prêtée aux paradigm changes et à ce que Lakatos n o m m e les
problem-shifts, ces décrochements, o u ces déplacements fondateurs des ensem-
bles théoriques nouveaux, mais ces événements épistémologiques ne seraient
plus à considérer dans leur spécificité isolée : ils se réinscriraient dans l'ensemble
de l'organon général, d u réseau combinatoire et symbolique, à titre de lieux
mobiles de transdisciplinarité relativisant la coupure entre science et n o n -
science, rationalité et irrationalité, sciences exactes et sciences humaines. C e
ne serait plus une étude interdisciplinaire, mais, à propos de structures transdis-
ciplinaires, l'occasion de nouer, au niveau profond du symbolique, des relations
d'isomorphie réglée dont le propre serait d'être transculturelles et permettrait
à des traditions que tout sépare de prendre la mesure de leur rapport conver-
gent au symbolique.
U n tel programme de recherches, qui considérait cette branche des
sciences sociales, la philosophie des sciences, c o m m e une étude des théories du
développement du savoir et une généalogie de la rationalité, poserait le problème
de la traduction des idiomes scientifiques et des modèles les uns dans les autres,
traduction locale et transdisciplinaire de problématiques spécifiques et d'ima-
ginaires heuristiques. Par cette recherche se trouverait alors pris en considé-
ration u n c h a m p que l'histoire des sciences avait jusqu'alors négligé, celui de
ces aires les plus fécondes du savoir, ou, pour reprendre l'expression de Norbert
Wiener, les no man's lands between the various establishedfields;tant il est vrai
que l'histoire des sciences — et l'histoire tout court — est également une science
de la propagation, de la conservation, mais aussi de la perte. U n e illustration
(an enactment) de ce programme existe déjà dans le livre de François Jacob,
La logique du vivant. Beaucoup plus qu'une histoire linéaire et évolutive de la
Vinterdisciplinarité dans les sciences sociales 175

biologie et de son discours, ce traité fonctionne c o m m e u n exemple de cet


organon interdisciplinaire local, réseau combinatoire instable et capable d'inté-
grer ou de voir s'inscrire sur lui le continu et le discontinu : « C o m m e les autres
sciences de la nature, la biologie a perdu aujourd'hui n o m b r e de ses illusions.
Elle ne cherche plus la vérité. Elle construit la sienne. L a réalité apparaît alors
c o m m e u n équilibre toujours instable. D a n s l'étude des êtres vivants, l'histoire
met en évidence une succession d'oscillations, u n mouvement de pendule entre
le continu et le discontinu, entre la structure et la fonction, entre l'identité des
phénomènes et la diversité des êtres. C'est de ce balancement qu'émerge peu à
peu l'architecture du vivant, qu'elle se révèle dans des couches enfouies toujours
plus profondément. D a n s le m o n d e vivant c o m m e ailleurs, il s'agit toujours
d' " expliquer du visible compliqué par de l'invisible simple ", selon le m o t de
Jean Perrin. Mais, dans les êtres c o m m e dans les choses, c'est u n invisible à
tiroirs... Au-delà de chaque structure accessible à l'analysefinitpar se révéler
une nouvelle structure, d'ordre supérieur, qui intègre la première et lui confère
ses propriétés. » Et François Jacob de préciser la portée d'une entreprise qui
s'inscrit dans le programme de recherches défini par Elkana o u qui, d u moins,
va à sa rencontre : « C e qu'on a cherché à décrire ici, ce sont les conditions
qui, depuis le xvie siècle, ont permis l'apparition successive de ces structures.
C'est la manière dont la génération, création chaque fois renouvelée exigeant
toujours l'intervention de quelque force externe, s'est transformée en repro-
duction, propriété interne de tout système vivant. C'est l'accès à ces objets de
plus en plus cachés que constituent les cellules, les gènes, les molécules d'acide
nucléique. L a découverte de chaque poupée russe, la mise en évidence de ces
dénivellations successives ne résultent pas simplement d'une accumulation
d'observations et d'expériences. Le plus souvent, elles expriment un changement
plus profond, une transformation dans la nature m ê m e du savoir. Elles ne font
que traduire, dans l'étude du m o n d e vivant, une manière nouvelle de considérer
les objets. » (F. Jacob, 1970.)
C e que ce programme tente de mettre en lumière, ce sont donc les condi-
tions permettant l'apparition des structures, conditions symboliques, imagi-
naires extrascientifiques aussi bien, mais néanmoins internes au c h a m p o ù le
vivant est l'objet d'une enquête et d'un regard : u n tel réseau, que nous pou-
vons n o m m e r réseau de « cognoscibilités », est u n réseau combinatoire, o ù
s'inscrivent des zones de possibilité et des zones d'impossibilité, dans une dia-
chronie faite davantage de sauts et de ruptures que de la continuité linéaire o u
cumulative. O n peut parler ici d'une interdisciplinarité, o u d'une transdisci-
plinarité interne au c h a m p concerné, dont il n'est pas indifférent que ce soit à
l ' h o m m e de science lui-même de mesurer les effets c o m m e refus des démarca-
tions entre raison et imagination ou tradition.
U n semblable propos fait découvrir au physicien Gerald Holton la
récurrence de thèses au long de l'histoire de la physique. D a n s u n livre admi-
rable, qui constitue à maints égards une généalogie de la poétique scientifique,
Thematic origins of scientific thought (Harvard University Press, 1973), Gerald
Holton met en lumière l'action fondatrice de ces thèses, ou structures symbo-
176 Jean-Marie Benoist

liques, voire modèles, que l'on retrouve à la base de théories diverses et appa-
remment séparées les unes des autres dans l'espace et dans l'histoire, et
qui sont porteuses de l'intuition fondamentale de chaque appareil théorique
envisagé c o m m e grille de déchiffrement théorique d'un objet dont les facettes
s'éclairent de manière hétérogène : « Cet aspect des présupposés, notions,
termes, jugements méthodologiques et décisions, bref, des thèses o u thèmes
fondamentaux [...] n'est lui-même ni directement tiré de l'observation objective,
ni traduisible en termes d'observation objective, d'une part, de logique mathé-
matique o u autres ratiocinations analytiques formelles, d'autre part [...].
C'est u n « espace » à trois dimensions — ces termes étant toujours employés
en gardant bien présentes à l'esprit les limites de l'analogie — que l'on peut
appeler proposition espace » (1973, p . 57-58). « U n concept tel que force,
une proposition c o m m e la loi de la gravitation universelle doivent être consi-
dérés, respectivement, c o m m e u n point ou c o m m e une configuration (ligne)
dans cet espace à trois dimensions. »
Cet espace d'intégration permet d'avoir accès à un imaginaire fondateur
qui semble de la m ê m e espèce que celui dont Kant, dans le schématisme trans-
cendantal, a su annoncer l'existence, au-delà de la coupure entre l'empirisme
et le rationnel, et rendant compte de la différenciation dont cette coupure est
porteuse. L'approche interdisciplinaire consisterait alors, à partir d u propos
de Gerald Holton, moins à chercher quelle est la source de ces thèses qu'à
analyser leurs transformations, la loi de leurs récurrences, les lieux où, après
une occultation, ils sont censés réapparaître en des discours scientifiques inat-
tendus. Et Gerald Holton est parfaitement conscient d u débordement de ces
thèses par rapport à la démarcation entre rationalité et irrationalité, ainsi
que de leur aptitude à transgresser la coupure de plus en plus arbitraire entre
sciences exactes et sciences humaines : « C e fut le cas de la mécanique, de la
chimie et de la biologie à leurs débuts ; il en fut de m ê m e de la relativité et de
la mécanique quantique. J'imagine qu'une situation analogue a prévalu aux
origines de la psychologie et de la sociologie modernes. D e plus, dans ces
domaines ( c o m m e d'ailleurs dans les sciences de la nature au cours d'une
étape de transformation), la signification et l'impact des thèses se révèlent par
le fait qu'ils imposent des notions jusqu'alors considérées c o m m e paradoxales,
ridicules o u choquantes. Je pense, par exemple, à des « absurdités » telles
que : le mouvement de la terre, de Copernic; l'infinité des mondes, de Bruno;
le principe d'inertie des corps dans u n plan horizontal, de Galilée; l'action de
la gravitation sans le support d'un milieu tangible de transmission, découverte
par N e w t o n ; la conception darwinienne de l ' h o m m e rattaché par ses origines
à des créatures inférieures; le paradoxe des horloges et la vitesse maximale
de transmission des signaux, d'Einstein; la conception de la sexualité de
l'enfant, chez Freud; la conception de l'indétermination, chez Heisenberg.
Le vif intérêt de ces discussions et leur intensité aussi bien chez les h o m m e s
de science que chez les profanes exaspérés o u intrigués révèlent clairement la
force avec laquelle les thèses — souvent d'ailleurs en conflit les unes avec
les autres — exercent sans cesse sur nous leur influence. O n peut ajouter que
Vinterdisciplinarité dans les sciences sociales 177

la composante thématique s'impose avec le plus d'évidence lorsqu'une science


est jeune et n ' a pas encore élaboré la structure hiérarchique complexe d'hypo-
thèses dans laquelle Richard Braithwaite voyait la marque d'une science
avancée. » Saisir ces savoirs à l'état naissant, alors que la thèse fondatrice s'y
exprime encore, et ensuite étudier la façon dont circulent et s'échangent ces
structures schématiques et thématiques, ce pourrait être, en dehors de toute
épistémologie, le rôle d'une interdisciplinarité à ce niveau : alors, il ne devien-
drait plus absurde d'opérer une archéologie (au sens foucaldien) de ces modèles,
d'analyser c o m m e n t certaines thèses, tel l'atomisme de Lucrèce, encore pris
dans la gangue poétique, inséparable d'eux, proposaient déjà, sous forme
figurée, des théorèmes qui résolvaient « d'avance » des problèmes auxquels
s'affrontent les physiques contemporaines des particules. D e m ê m e , les théories
cartésiennes à propos des météores, véritable r o m a n , o u fiction théorique,
trouvent soudain une validité dans la modernité, qui, par la découverte de
leur pertinence transposée, réinscrivent en quelque sorte la thèse originale. L a
circulation des thèses, l'alternance entre la pensée combinatoire d u réseau,
par exemple, et la dispersion stochastique, cette pulsation qui occupe une bonne
partie de l'histoire de la physique, ce transport de ce thème jusque dans les
sciences humaines contemporaines o ù , avant l'arrivée des catégories tho-
miennes, u n e m ê m e pulsation d u modèle se partageait le c h a m p structural,
cette circulation métaphorique et non analogique est u n objet neuf de l'étude
transdisciplinaire dans la mesure o ù elle est u n défi à ce qu'Elkana appelle à
juste titre la demarcation mania.

Proposition de recherches

Pour résumer, o n peut donc apercevoir plusieurs lieux de recherches offerts à


une intelligibilité interdisciplinaire :
U n e approche historique montrant c o m m e n t les champs des diverses disciplines
ont toujours eu à lutter contre la tentation d'une science reine ou arché-
typale, contre le règne d'un paradigme d'exemplarité, pour conquérir
le droit à l'échange interdisciplinaire horizontal.
U n e approche épistémologique et critique qui ne se contenterait pas de présenter
une typologie des formes de l'interdisciplinarité, c'est-à-dire son lexique,
sa grammaire, sa syntaxe et sa sémantique, mais montrerait que, sous
l'apparent commerce en surface des savoirs globalement déterminés, d u
style holistique : bioanthropologie, o u recherche pluridisciplinaire des
universaux, il y a des urgences profondes qui consistent à nouer, à travers
tout le spectre des disciplines, et dans des lieux de singularité problé-
matique, le graphe des circulations locales et particulières qui font qu'une
question, u n problème, u n modèle o u une thèse tient les divers savoirs
sans prétendre les accoler ensemble sous une forme globalisante. C e
c h a m p profond ferait alors apparaître des décrochements, des décalages
pertinents, des lieux de rupture et des restructurations inattendues entre
les disciplines, dissolvant les objets o u les referents apparents : ainsi le
178 Jean-Marie Benoist

concept de vie pour la biologie moléculaire, ou le concept d ' h o m m e pour


les sciences humaines, lorsque, psychanalyse, linguistique, ethnologie,
elles se sont aperçues que ce n'était plus l ' h o m m e , mais les structures,
les règles syntaxiques, o u les tropes rhétoriques qu'elles mettaient au jour
c o m m e des machines generatives, et les véritables constantes relationnelles
des domaines d'investigation. N o n plus des universaux empiriquement
déterminés, vestiges d ' u n âge positiviste, mais des matrices generatives,
par rapport auxquelles une interdisciplinarité bien conduite devrait
pouvoir rendre compte des lois de distanciation interdisciplinaires autant
que de rapprochement et de convergences.
Enfin, sur la voie des épistémologies critiques tracée par Serres, Elkana, F o u -
cault et Holton, et peut-être K u h n , avec la notion nouvelle de cores,
notion sémantique qu'il oppose dialectiquement à celle de paradigmes,
précédemment utilisée par lui, il y aurait à interroger ce fonds imaginaire
et symbolique c o m m u n , sur lequel les savoirs scientifiques et idéologiques
aussi bien se sont entés pour produire, à partir de lui o u en le récusant,
leur propre discours.

Lieux d'interdisciplinarité
propres aux sciences sociales et humaines :
quelques exemples
U n e fois posées les conditions épistémologiques nouvelles dans lesquelles
grâce à l'avance prise par le « dégel » de la rationalité dans les sciences exactes
et naturelles, la problématique de l'interdisciplinarité se propose, o n peut
tenter de présenter et de classer quelques cas o ù l'on pense que l'interdiscipli-
narité, o u la transdisciplinarité, a eu et aura quelque fécondité. O n distinguera
successivement : a) l'interdisciplinarité instrumentale; b) l'interdisciplinarité
critique; c) l'intégration interdisciplinaire par englobements locaux. L e choix
de ces exemples est maintenant centré sur le domaine des sciences sociales et
humaines, mais on verra que, tant sur le plan de la méthode o u de l'instrument
que sur les dialectiques intégratives, ouïes conversions ou traductions, la démar-
cation entre sciences « exactes » et sciences « humaines » n'est plus tenable.

L'interdisciplinarité « instrumentale »
Il ne faut pas sous-estimer ces lieux de collaboration entre les disciplines qui
subordonnent u n savoir o u une pratique « auxiliaire », voire ancillaire, aux
problématiques d'une science à l'œuvre, en train de demander à son alliée une
elucidation de ses hypothèses comparable à l'expérimentation dans le c h a m p
de la physique. O n pourrait en multiplier les exemples et les inscrire dans leur
diversité sur le graphe o u réseau des cas possibles d'interdisciplinarité auquel
nous faisions allusion tout à l'heure.
Ainsi, dans le c h a m p de la préhistoire et de l'archéologie, dont fait état
le rapport de Sigfried J. de Laet, le travail de datation d u matériel archéolo-
Vinterdisciplinarité dans les sciences sociales 179

gique, qui se contentait d'une chronologie relative et le plus souvent intuitive,


a connu u n remarquable essor dans l'ordre de la précision à partir de la seconde
guerre mondiale grâce à l'apport des sciences exactes. « L a méthode strati-
graphique a profité des progrès de la technique des fouilles, qui permettent
dans certains cas d'établir une microstratigraphie », écrit Sigfried J. de Laet.
Ces méthodes, empruntées à la mathématique, à la chimie, à la paléontologie,
traduisent une m ê m e surdétermination du c h a m p à ce niveau considéré c o m m e
technique, « la datation relative d'ossements provenant d'un m ê m e site par leur
teneur en fluor, azote et uranium, méthode qui a permis de détecter la célèbre
falsification de Piltdown. U n e datation relative d'artefacts en obsidienne pro-
venant d'un m ê m e gisement archéologique est possible grâce à l'examen et à
la mesure de leur couche d'hydratation ». L a statistique entre également enjeu,
c o m m e dans l'histoire, pour fournir u n lieu de remaniement des conditions
épistémologiques et méthodologiques générales des sciences humaines grâce
à l'introduction « conflictuelle » de nouvelles méthodes : sans restaurer le
mythe d'une « expérience cruciale » chère à certains philosophes, l'usage de ces
méthodes variées et multidisciplinaires apporte une caution quasi factuelle à
un c h a m p d'hypothèses et parvient, en raison de cette inéluctable interdisci-
plinarité, à remanier profondément les conditions épistémologiques, jusqu'à
chercher à savoir s'il s'agit toujours de la m ê m e science.
C h a m p privilégié de la révolution interdisciplinaire qu'a opérée l'usage
d'instruments techniques eux-mêmes multidisciplinaires, l'histoire doit son éveil
récent à l'incorporation de méthodes et d'instruments dont le caractère mutuel-
lement conflictuel est davantage source de fécondité que de désordre. L'ouvrage
collectif Faire de l'histoire, publié sous la direction de Jacques L e Goflf et Pierre
Nora, illustre l'enrichissement d'interdisciplinarité interne subi par l'histoire
lorsqu'elle s'est mise à se guérir de son illusion d'homogénéité, lorsqu'elle a
déconstruit ses mythes évolutionnistes et téléologiques, lorsque, aux écoutes
du structuralisme, elle a perçu que c'était souvent moins la diachronie que la
synchronie qui constituait u n c h a m p explicatif pertinent. C'était là, c o m m e
nous le verrons, donner raison aux avertissements que donnait Lévi-Strauss
aux historiens dans Anthropologie structurale : « L e problème des rapports
entre les sciences ethnologiques et l'histoire, qui est, en m ê m e temps, leur
drame intérieur dévoilé, peut se formuler de façon suivante : o u bien nos
sciences s'attachent à la dimension diachronique des phénomènes, c'est-à-dire
à leur ordre dans le temps, et elles sont incapables d'en faire l'histoire; o u elles
essayent de travailler à la manière de l'historien, et la dimension du temps leur
échappe. Prétendre reconstituer u n passé dont o n est impuissant à atteindre
l'histoire, ou vouloir faire l'histoire d'un présent sans passé, drame de l'ethno-
logie dans u n cas, de l'ethnographie dans l'autre, tel est, en tout cas, le dilemme
auquel leur développement, au cours des cinquante dernières années, a trop
souvent paru les acculer l'une et l'autre. » (Lévi-Strauss, 1964, p . 5.)
Et, après u n passage o ù les exemples de collaboration instrumentale et
discriminante sont admirablement dégagés, Lévi-Strauss adresse u n appel à
une « innutrition » féconde, d'autant plus riche qu'elle sera locale, et n o n
180 Jean-Marie Benoist

globale : « Jusqu'à présent, une répartition des tâches, justifiée par des traditions
anciennes et par les nécessités d u m o m e n t , a contribué à confondre les aspects
théorique et pratique de la distinction, donc à séparer plus qu'il ne convient
l'ethnologie de l'histoire. C'est seulement quand elles aborderont de concert
l'étude des sociétés contemporaines qu'on pourra apprécier pleinement les
résultats de leur collaboration et se convaincre que, là c o m m e ailleurs, elles ne
peuvent rien l'une sans l'autre. » (Ibid., p . 33.)
L'appel a été entendu et l'école des annales c o m m e la V I e Section se sont
mises à nouer u n rapport de plus en plus fécond avec l'ethnologie, jusqu'à lui
emprunter ses méthodes : « L'expérience acquise aujourd'hui dans l'observation
et l'analyse ethnosociologiques (systèmes de parenté, systèmes religieux...,
types d'intégration et de conflit à l'œuvre dans les unités sociales...) et dans
l'étude in vivo de situations sociohistoriques de type colonial permet souvent
de reconnaître, dans les descriptions et les jugements des témoins de jadis,
des structures et des processus dont l'enchaînement n'apparaissait pas à la
simple lecture d'observations séparées et superficielles des modèles de compor-
tement jusque-là peu significatifs. » (Henri Moniot, « L'histoire des peuples
sans histoire », dans : Faire de l'histoire, 1.1, Nouveaux problèmes, p . 116.)
C e recours à l'ethnographie va plus loin qu'une simple consultation
expérimentale o u clinique : la science servante devient servante maîtresse,
et il paraît opportun d'étudier à propos de l'histoire aujourd'hui les diverses
manières dont le discours annexe dans lequel l'histoire accepte de s'éclater
vient se greffer sur elle, jusqu'à la détourner de son identité ancienne, alors
qu'elle se croit de bonne foi annexionniste. U n programme de recherche qui
puiserait son inspiration dans le livre Faire de l'histoire, construirait le réseau
de cette interdisciplinarité d u centre éclaté de l'histoire par rapport à l'inter-
disciplinarité locale, binaire et périphérique : histoire économique, histoire
du fait religieux, histoire des climats. C o m m e n t et à quelles conditions épisté-
mologiques peut-on encore penser u n concept unifié d'histoire sur le fond
de cet emporium interdisciplinaire? D ' u n e part, une telle recherche permet-
trait de revenir à la source plurielle d u discours historique : entre Hérodote,
Thucydide et Xénophon, quoi de c o m m u n ? Le rôle des idéologies, des philo-
sophies de l'histoire c o m m e gardiennes de l'unitéfictivede l'histoire trouverait
alors son lieu. Symétriquement se trouverait peut-être relativisé le concept d'une
interdisciplinarité purement instrumentale : de m ê m e que ce n'est pas impuné-
ment que la physique s'est adressée à la chimie, de m ê m e l'usage d'un instru-
ment emprunté à u n discours voisin, quelque neutre qu'il soit, n'est pas sans
remanier les conditions générales de la problématique historique.
M ê m e au niveau le plus « scientiste », la demande de l'histoire à un savoir
technique récent, la statistique, a permis de modifier complètement l'approche
et l'enjeu historiques. E m m a n u e l Le R o y Ladurie s'en ouvre dans son ouvrage
Le territoire de l'historien : « Les progrès m ê m e s de la méthode quantitative
dans l'historiographie française méritent d'être brièvement évoqués, car les
circonstances de son achèvement et de son triomphe ne sont pas nécessairement
connues de tous [...] L a nouveauté essentielle de Febvre et Bloch n'était pas
L'interdisciplinarité dans les sciences sociales 181

dans le passage de la " qualité " à la " quantité " ; elle résidait bien plutôt
dans le fait que ces deux historiens délaissaient systématiquement l'événement
pour s'intéresser aux données profondes, aux structures, et à la longue durée ! »
(Le R o y Ladurie, 1973, p . 26.) U n tel énoncé des modifications des conditions
et des enjeux épistémologiques de l'histoire apportées par l'utilisation d u
quantitatif et d'une interdisciplinarité « instrumentale » grâce à la statistique
n'est pas sans rappeler le programme que Michel Foucault assignait à son
archéologie d u savoir : « Désormais, le problème est de constituer des séries :
de définir pour chacune ses éléments, d'enfixerles bornes, de mettre au jour
le type de relations qui lui est spécifique, d'en formuler la loi et, au-delà, de
décrire les rapports entre différentes séries pour constituer ainsi des séries
de séries, o u des tableaux : de là la multiplication des strates, leur décrochage,
la spécificité d u temps et des chronologies qui leur sont propres; de là la néces-
sité de distinguer non plus seulement des événements importants (avec une longue
chaîne de conséquences) et des événements minimes, mais des types d'événe-
ments de niveau tout à fait différent (les uns brefs, les autres de durée moyenne,
c o m m e l'expansion d'une technique, o u une raréfaction de la monnaie, les
autres enfin d'allure lente, c o m m e u n équilibre démographique o u l'ajustement
progressif d'une économie à une modification de climat); de là la possibilité
de faire apparaître des séries à repères larges constituées d'événements rares
ou d'événements répétitifs. L'apparition des périodes longues dans l'histoire
d'aujourd'hui n'est pas u n retour aux philosophies de l'histoire, aux grands
âges d u m o n d e ou aux phases prescrites par le destin des civilisations; c'est
l'effet de l'élaboration, méthodologiquement concertée, des séries. » (1969,
p. 15-16.)
Il appartient au philosophe de prendre acte de cet éclatement de l'histoire,
dans une collaboration épistémologique avec l'historien. Ensemble, ils pensent
le remaniement des objets, qui implique une interdisciplinarité locale et conjonc-
turelle : une interdisciplinarité ad hoc : pour réaliser cette histoire à pente faible
dont nous entretiennent Foucault et L e R o y Ladurie, pour analyser l'effet de
ces lentes mutations climatiques, o u de ces brusques décrochements dans le
m o n d e monétaire, il y aurait quelque prétention vaine de l'histoire à se croire
seule : transgressant l'interdit aristotélicien de la metabasis eis alio genos — d u
passage, d u transport vers u n autre genre de l'être —, l'histoire sait désormais
qu'elle est riche à proportion de son excentrement, qui la pousse n o n seulement
à dialoguer avec d'autres disciplines, n o n seulement à s'en servir c o m m e d'auxi-
liaires, mais à s'éclater en elles pour mieux penser en c o m m u n les nouveaux
objets ainsi révélés par ces déplacements de problèmes.
Transdisciplinaire au contraire sera l'attitude épistémologique qui cher-
chera à analyser les récurrences dans l'histoire et dans d'autres domaines
voisins o u déconnectés, d'enjeux épistémologiques semblables : ainsi de l'intro-
duction d u discontinu. A partir d u discret dans les sciences d u langage, des
systèmes de la parenté analysés par l'anthropologie structurale, réinscrite dans
l'épistémologie althussérienne, s'est offerte la discontinuité c o m m e enjeu et
méthode, qui parcourt et modifie tous les champs d u savoir : il appartient à
182 Jean-Marie Benoist

Michel Foucault de s'être avisé qu'elle ne laissait pas l'histoire de côté dans ce
mouvement : « L a notion de discontinuité prend une place majeure dans les
disciplines historiques. Pour l'histoire dans sa forme classique, le discontinu
était à la fois le donné et l'impensable : ce qui s'offrait sous l'espèce des évé-
nements dispersés — décisions, accidents, initiatives, découvertes... L a disconti-
nuité, c'était ce stigmate de l'éparpillement temporel que l'historien avait à
charge de supprimer de l'histoire. Elle est devenue maintenant u n des éléments
fondamentaux de l'analyse historique. » (1969, p. 16-17.)
Sous son triple rôle d' « opération délibérée de l'historien », de « résultat
de sa description » et de « fonction que le travail ne cesse de spécifier », la dis-
continuité se désigne donc c o m m e le n œ u d problématique de l'histoire renou-
velée. Mais, c o m m e elle ne se borne pas à l'histoire, le problème et le programme
d'une épistémologie transdisciplinaire pourraient être, nous le verrons, d'étudier
qualitativement les divers types d'occurrences de la discontinuité dans les
sciences humaines en rapport avec les prémisses et les axiomes méthodologiques
de chacun des champs qui font recours à cette notion opératoire.
O n le voit, il n'y a donc point d'interdisciplinarité « instrumentale » qui
ne débouche sur ce que nous avons voulu appeler dans u n second temps une
interdisciplinarité critique, c'est-à-dire u n type de communication et de colla-
boration entre les savoirs capable d'exiger une mise en question philosophique
et épistémologique des conditions de la coopération et u n examen des consé-
quences conceptuelles. C'est à la philosophie renouvelée, dans la mesure o ù
l'historien, le biologiste, le physicien vont accepter de se faire eux-mêmes
philosophes, qu'il appartient de cerner et de problématiser les conséquences de
ces remaniements épistémologiques, et de parcourir, telle une anthropologie
comparant des structures en divers ensembles déconnectés, les lieux d'occur-
rence des schemes mis en œuvre par cet éclatement de la « propriété » des
disciplines. L'épistémologue interne à son propre c h a m p sera philosophe de sa
discipline (ainsi L e R o y Ladurie de l'histoire) dans la mesure où il saura
percevoir les enjeux interdisciplinaires de son emprunt d'outils nouveaux, et les
occurrences transdisciplinaires des schemes qu'ils impliquent et font travailler,
au sens o ù Gerald Holton, parlant de la physique, avait su repérer l'usage opé-
ratoire de themata, objets privilégiés d u nouvel esprit philosophique.
Philosophique par excellence est le lieu à partir duquel le m ê m e historien,
prenant la mesure de son territoire, est encore capable de désigner c o m m e
connaissances historiques relevant d'un m ê m e c h a m p l'étude des loyers parisiens
de la fin d u M o y e n A g e au x v n e siècle et les transformations de Melusine
{Melusine ruralisée, Le R o y Ladurie, 1969, p. 281).

Vinterdisciplinarité critique
D a n s sa contribution à l'analyse des Tendances principales de la recherche dans
les sciences sociales et humaines (Unesco, 1970), R a y m o n d B o u d o n construit
de façon rigoureuse ce trajet d'une interdisciplinarité « instrumentale » à une
interdisciplinarité que nous voulons appeler critique dans la mesure o ù elle
L'interdisciplinarité dans les sciences sociales 183

s'interroge sur les conditions méthodologiques et épistémologiques de ses types


de relation. Partant des applications traditionnelles des mathématiques dans les
sciences humaines (démographie et économie étant les sciences pionnières dans
le recours aux modèles et méthodes mathématiques), il montre une tendance
croissante à l'emploi des théorisations mathématiques dans des sciences
humaines apparemment plus lointaines, telles que la sociologie et la psychologie,
dans u n mouvement interdisciplinaire qui va bien au-delà du simple usage
expérimental que l'économétrie ou la sociométrie impliquaient. Son étude
historique a le mérite de montrer une fois de plus qu'il n'y a pas d'usage instru-
mental neutre et que toute mobilisation des mathématiques suppose u n travail
critique et épistémologique de remaniement : arrachement à la sphère de
l'utilisation normative des mathématiques par le xviie siècle, passage par des
théories mathématiques spéculatives avec Cournot et rémanence de ces courants
m ê m e à notre époque. L'usage de la statistique et de la théorie des jeux abrite
encore ces idéologies dont il est important qu'une pratique philosophique se
saisisse pour mieux analyser les conditions de l'approche interdisciplinaire.
C o m m e nous, R a y m o n d B o u d o n montre que cette rémanence d'un usage idéo-
logique très connoté de la mathématique provient de l'époque du règne d'une
science archétypale, ou science reine, en l'occurrence le paradigme que constitue
la physique. « L a prégnance du modèle newtonien est visible dans tous ces
essais. » (Unesco, 1969, p. 637.)
C'est à partir du m o m e n t où ce rêve ou ce mythe d'une physique sociale,
ou d'une mécanique sociale ont été exorcisés que l'éclatement de l'usage des
mathématiques en divers lieux et selon diverses fonctions et divers points d'appli-
cation peut être analysé et étudié épistémologiquement.
Présentant une typologie de l'usage des modèles et des méthodes mathé-
matiques, R a y m o n d B o u d o n a bien soin de montrer que cet usage excède de
loin la fonction instrumentale et sert pour accéder à une dimension de dialogue
interdisciplinaire, voire à un questionnement de schémas transdisciplinaires
c o m m u n s aux mathématiques et aux savoirs qu'elles assistent. U n e tendance
à l'évolution du quantitatif au qualitatif est m ê m e très perceptible. Plusieurs
points d'application sont distingués, selon que la mathématique survient c o m m e
relais de l'intuition (et, en ce cas, par les méthodes d'analyse factorielle, les
classifications et autres typologies, elle passe du quantitatif simple à une expres-
sion du qualitatif : sondages contextuels) ou que la mathématique englobant
l'analyse des systèmes parvient à une échelle macroscopique : l'analyse synchro-
nique des systèmes dans le c h a m p des structures de parenté, dans la théorie
mathématique des grammaires constitue la plus féconde de ces applications.
D a n s ce cas, l'outil mathématique fonctionne c o m m e le révélateur de cohérence
d'ensembles complexes et apparemment irrationnels, montrant qu'il y a de
l'ordre là où les apparences sont celles du chaos ou de l'erratique, et permettant
de formaliser des règles sous-jacentes aux phénomènes étudiés. Ainsi de l'anthro-
pologie. Enfin, l'influence de la recherche mathématique sur les conditions
expérimentales de la psychologie et la sociologie ne laisse pas d'aider ces disci-
plines à repenser leur objet, permettant d'affiner le processus d'expérimentation
184 Jean-Marie Benoist

dans une invention très libre et rigoureuse en m ê m e temps, theory of cognitive


dissonance formalisée grâce à la théorie des graphes et l'apparition de la notion
formelle de graphe équilibré, o u mise à jour de lois, à partir de la notion très
féconde de quasi-expérimentation. Mathématique stochastique o u théories des
systèmes; quel que soit l'idiome de la mathématique, il est le lieu d'une colla-
boration interdisciplinaire locale précise qui lui permet en retour de nuancer
et de moduler son propre c h a m p .
Il n'est pas question de résumer ici l'analyse de R a y m o n d Boudon.
Disons simplement qu'elle a le grand mérite de fournir à propos des mathé-
matiques, et une fois que l'on a récusé le rêve d'une science archétypale idéale,
cette épistémologie typologique que nous proposions plus haut c o m m e le réseau
multidimensionnel sur lequel viendraient typologiquement s'inscrire les lieux
et les relations d'interdisciplinarité, en une série de combinaisons surdétermi-
nées qui transgressent la démarcation entre sciences « exactes » et sciences
sociales et humaines.
U n programme d'analyse est alors dessiné par R a y m o n d Boudon, qui
propose une extension du c h a m p d'application des mathématiques aux sciences
humaines, utilisant davantage des outils nouveaux sans cesse en cours d'éla-
boration : calcul matriciel, processus stochastiques, chaînes de Markov.
L ' u n des programmes les plus intéressants pour l'avenir nous paraît
(outre l'application des processus stochastiques proposée par Harrison Whyte
à l'analyse des structures de la parenté et l'usage de la théorie des graphes pour
la psychosociologie) le traitement des données de la psychanalyse et de l'anthro-
pologie par la topologie thomienne en particulier. Les applications de la
théorie thomienne des catastrophes aux champs des sciences humaines en sont
encore à leurs moments élémentaires, mais les perspectives de traitement d u
matériau théorique de la logique lacanienne de l'inconscient en psychanalyse
par les catastrophes élémentaires de type cusp, et le traitement des échanges
symboliques et rituels dans les groupes ethniques jusqu'ici analysés par le
modèle structural, nous paraissent aller, au-delà d'un simple effort de traduction
ou de conversion d'un code dans u n autre, vers u n traitement et une intégra-
tion qui portent des promesses épistémologiques radicalement neuves. N o u s
renvoyons, pour le reste d'un programme, aux propositions faites par R a y m o n d
Boudon, qui vont dans le sens d'une étude typologique affinée de la diversité
habitant la notion de modèle et pour la constitution de cette épistémologie
combinatoire permettant de faire figurer les configurations typologiques de
l'usage des mathématiques, allant du plus technologique au plus « spéculatif »,
et rendant h o m m a g e à la diversité, à la versatilité de l'outil mathématique,
que Descartes déjà avait raison de ne pas situer de façon précise sur le graphe
de son arbre de la connaissance, dans la mesure o ù cet outil et ce langage heu-
ristique sont de droit « partout ».
C'est davantage une trandisciplinarité critique dont Jean Piaget donne
le coup d'envoi dans la très exhaustive analyse des « Problèmes généraux de
la recherche interdisciplinaire » (Unesco, 1970, p . 659 et suiv.). L a question des
structures, des codes, des valeurs et des normes, passant d u structuralisme
Uinterdisciplinarité dans les sciences sociales 185

à la cybernétique et posant le problème des relations multiples entre les modèles,


dans une circulation qui donne au concept de réduction le sens neuf d'une
traduction o u transduction, est ici admirablement développée. Les points de vue
de l'anthropologie structurale, de la théorie des systèmes, de l'épistémologie
génétique dialoguent de façon rigoureuse et tout autant qu'une série de propo-
sitions pour l'avenir. C e travail est celui d'une histoire raisonnée des relations
interdisciplinaires depuis l'apport de la révolution épistémologique du structu-
ralisme : une série de problèmes majeurs y sont abordés. N o u s retiendrons
quelques voies qui nous paraissent devoir être u n c h a m p de recherche parti-
culièrement fécond dans le domaine de cette interdisciplinarité critique qui
s'annonce c o m m e u n programme prioritaire.
1. L'analyse des relations interdisciplinaires dans ce qu'elles opèrent de
prélèvement, de choix, voire d'occultation nécessaire de certains aspects au cours
de l'apport mutuel. O n pourrait apercevoir par là 1' « impensé » de la métho-
dologie interdisciplinaire : « Si le structuralisme de Lévi-Strauss conduit à
une certaine dévalorisation d u fonctionnalisme, c'est essentiellement à cause
de la négligence, pour ainsi dire, obligée des perspectives génétiques et histo-
riques lorsque l'on étudie des sociétés dont le passé est inconnu et sans
doute à jamais perdu. E n revanche, il est intéressant de noter que le « néo-
fonctionnalisme » de jeunes sociologues américains tels que Gouldner et Blau
n'est nullement fermé aux perspectives structuralistes. » (Piaget, ibid., p . 591.)
U n e histoire organique serait donc à faire des lieux d'interdisciplinarité assumée,
déniée, des prestations fécondes entre les disciplines, des types d'isomorphies,
analogies, métaphores par lesquelles des sciences acceptent, récusent o u
refusent les formations de compromis par lesquelles elles ont à négocier le no
man's land (Wiener) entre leurs champs. Sur quel fond d'absence o u de présence
attentive les rapports interdisciplinaires se modulent-ils ? O n aurait par là une
nouvelle psychanalyse de la connaissance en u n sens néo-bachelardien, infidèle
à Bachelard, qui permettrait une étude précise des relations de transformations
opérées par le transport. Il ne s'agirait guère de prendre tout l'espace du réseau
c o m m e objet d'analyse, mais de suivre sur u n exemple suffisamment linéarisé
et spécifique les remaniements périodiques que son dialogue avec d'autres
disciplines a provoqués.
2. D a n s la mesure où, au cours des années récentes, le structuralisme a
joué le rôle d'un c h a m p critique privilégié où les modèles importés de sciences
plus formelles telles que la linguistique et les mathématiques ont prouvé leur
valeur heuristique dans d'autres domaines que le domaine strictement verbal,
il est envisageable et il sera sans doute fécond d'entreprendre à son sujet deux
ordres de recherches :
Mettre au jour les schémas transdisciplinaires qui retrouvent une pertinence
lorsque l'on passe d'un c h a m p à u n autre — par exemple, les notions de
diachronie, de synchronie, de syntagme, de système. C o m m e n t ces notions
exportées du lieu originaire de la linguistique structurale parviennent-elles
à travailler dans le c h a m p des systèmes de signes non verbaux ? C o m m e n t
ces systèmes autrement articulés font-ils nécessairement appel à d'autres
186 Jean-Marie Benoist

types de modélisation, et de quels lieux épistémologiques ces nouveaux


modèles peuvent-ils être issus, soit une modélisation autochtone, c o m m e
dans le cas de systèmes coniques, ou des structures biologiques des appro-
ches moléculaires (il est en effet impossible de considérer que la notion
de code de I ' A D N puisse être l'objet d'une extrapolation analogique par
rapport à la linguistique), soit le recours à des modélisations extrin-
sèques — mathématique, algèbre, topologie, c o m m e c'est le cas pour la
psychanalyse avec Daniel Sibony et Jean Petitot, ce dernier de l'équipe
de René T h o m ?
U n e telle analyse critique aura pour conséquence un questionnement épistémo-
logique général d u rôle que la linguistique aspirait à jouer en tant que
science mère ou archétypale des autres approches sémiotiques. Il est
évident que, dès lors que l'on entreprend une sémiotique architecturale,
ou une sémiologie des moyens de communication de masse (cinéma,
télévision, autres formes de culture dite « populaire »), on est en face de la
nécessité d'articuler autrement les grilles de déchiffrement des phéno-
mènes étudiés, et les notions de phonème, de m o r p h è m e ne sont plus
recevables. D ' o ù la possibilité de critiquer le logocentrisme général qui
règne sur certains champs de la sémiologie. U n e telle entreprise est de
l'ordre de la philosophie. O n aurait là les chances de consolider ce que
Piaget n o m m e u n « structuralisme relationnel ».
3. Enfin, u n nouveau front interdisciplinaire semble s'ouvrir dans les rapports
entre u n certain type de logique et de causalité, issu d u marxisme ouvert déve-
loppé par Althusser, et les approches de l'anthropologie structurale. Certains
anthropologues, partant d'abord du point de vue d'une anthropologie écono-
mique, n'ont pas tardé à s'apercevoir que les schémas de la dialectique marxiste,
faisant de l'infrastructure u n élément causateur unidimensionnel, étaient à
réviser, et c'est dans d'autres facteurs, accessibles à d'autres aspects de l'anthro-
pologie, qu'ils se sont mis à chercher une dernière instance des conditionne-
ments, et non sur le m o d e d'une pensée causaliste.
C'est en particulier au structuralisme de Lévi-Strauss que l'on doit
l'apport libérateur qui a permis de tirer l'analyse marxiste des impasses d'une
conception evolutionniste et nécessaire de l'histoire. « C e que j'essaie de m o n -
trer, dit Lévi-Strauss au cours d'un entretien avec Maurice Godelier et M a r c
A u g e (L'homme, juil.-déc. 1975) et ce sur quoi tous les ethnologues, je pense,
seraient d'accord, c'est qu'il n'y a pas une sorte d'évolution nécessaire qui
devrait conduire de la mythologie à la philosophie, de la philosophie à la
géométrie et de la géométrie à la science, de sorte que les sauvages seraient restés
à la traîne derrière les Grecs. L a seule différence, c'est qu'il s'est passé quelque
chose dans la Méditerranée orientale à une certaine époque; quelque chose
que nous pouvons essayer de décrire, de comprendre, mais dont nous ne
pouvons en aucune façon affirmer que c'était u n passage nécessaire. » (1975,
p. 180.) Dès lors, le front interdisciplinaire qui s'ouvre entre l'anthropologie
et l'histoire consiste à donner à cette dernière le rôle d'événement « disruptif »
qui rend compte d u choix qu'a fait une société de tel o u tel type d'économie
Vinterdisciplinarité dans les sciences socia.es 187

ou de rapports sociaux dans le champ des possibles que l'analyse structurale


met au jour. « L'histoire, ajoute Claude Lévi-Strauss, nous met constamment
en face de phénomènes irréductibles... C'est ce que j'appelle la contingence
irréductible de l'histoire. » (1975, p. 182-183.)
Dès lors, l'apport du marxisme à ce néo-structuralisme capable d'intégrer
l'histoire c o m m e lieu d'irruption de l'événement serait de produire une théorie
des transformations structurales permettant de situer l'événement par rapport
au contexte des covariations possibles. L e dialogue interdisciplinaire entre
anthropologie et histoire grâce au structuralisme permet de repenser la confi-
guration d u rapport entre structure et événement. Il sera loisible de n o m m e r
cette étude interdisciplinaire dans la mesure où elle met au jour la façon dont
deux disciplines réagissent l'une sur l'autre au niveau d'une problématique
locale où elles apportent le bénéfice conjugué d'une heuristique novatrice :
ici, la théorie des transformations structurales. Transdisciplinaire à ce m ê m e
niveau sera au contraire l'approche épistémologique critique qui problématisera
de façon générale la question du rapport entre événement et structure. E n effet,
cette problématique se retrouve dans le champ de la biologie moléculaire, par
exemple, o u dans le c h a m p de l'apprentissage par stabilisation fonctionnelle
dans les problèmes d'épigénèse que se pose la théorie neurophysiologique d u
cerveau (voir « Apprendre par stabilisation sélective de synapse en cours
de développement », communication de Jean-Pierre Changeux et Antoine
Danchin, dans l'ouvrage collectif multidisciplinaire L'unité de l'homme, Centre
Royaumont pour une science de l ' h o m m e , Paris, Seuil, 1974).
D e m ê m e , les recherches d'ethnobiologie ou de génétique des populations
par l'approche interdisciplinaire localisée qu'elles mettent en œuvre se réflé-
chissent à un niveau transdisciplinaire dès que l'on se propose non pas tant de
généraliser que d'exporter pour les faire varier les schemes conceptuels dont
elles usent. O n a vu comment le dividende {spin off) épistémologique du dialogue
entre anthropologie sociale et histoire permettait que la problématique struc-
ture/événement vînt se réfléchir à un niveau transdisciplinaire o ù sa réinscrip-
tion dans le champ d'une théorie biologique systématique apportait de nouveaux
enjeux. Cet élargissement par isomorphic continuée constitue, avec les effets
en retour qu'il comporte, le réseau de transdisciplinarité d'une circulation des
problèmes, c o m m e Piaget l'a admirablement montré à propos de la nécessité
d'une psycholinguistique délivrée des a priori positivistes issus d u xrxe siècle
grâce à l'apport fécondateur du structuralisme.
U n exemple de cette transdisciplinarité a été donné par le séminaire d u
Collège de France (chaire d'anthropologie sociale, 1974-1975, séminaire dirigé
par Claude Lévi-Strauss), portant sur le problème de l'identité. Abordée à
son niveau individuel et à son niveau collectif par l'ethnologie, cette notion
problématisée successivement dans le c h a m p de la psychanalyse (identité par
capture spéculaire), de la linguistique (constitution de la subjectivité par le
rapport d u symbolique et d u sémiotique pulsionnel), de la neurophysiologie
cérébrale (théorie de la stabilisation fonctionnelle proposée par Antoine
Danchin), de la topologie des catastrophes thomiennes (exposé de Petitot) a
188 Jean-Marie Benoist

été le lieu d'un nouveau m o d e de connexion entre ces diverses langues scienti-
fiques, étant donné que l'on avait localisé l'approche transdisciplinaire au niveau
d'un concept, Videntité.

Une transdisciplinarité « fondamentale »


Le niveau réglé de la transdisciplinarité critique permet de poser à partir de
langues scientifiques différentes, et une fois que l'on a déterminé des points
d'articulation très spécifiques, des problèmes généralisables o u traduisibles,
tels que : structure et événement, ou, c o m m e le propose Piaget, « comparaison
des différents types de structures, comparaison des systèmes de règles (selon
qu'ils se rapprochent des modes de composition logique ou s'en éloignent
dans la direction de simples contraintes o u de prégnances diverses), c o m p a -
raison des diverses traductions o u prises de conscience des structures sous
forme de règles (adéquates o u inadéquates et pourquoi), etc. » (1970, p . 571.)
Mais ce niveau, par u n changement de palier vers la voie d'une inté-
gration et d ' u n approfondissement de l'exigence conceptuelle, débouche alors
sur u n type de questionnement qu'il y a lieu d'appeler, avec Paul Ricœur,
un questionnement philosophique, o u méta-épistémologique. O n conçoit, en
effet, qu'il soit urgent que les chercheurs qui manient spontanément des outils
privilégiés et récurrents de savoir en savoir aient u n souci d'élucidation concep-
tuelle qui leur permette de savoir de quels outils ils se servent et selon quelles
acceptions. Ainsi la notion de causalité, qui fonctionne à travers tout le spectre
scientifique, de la physique à l'histoire, embrassant sur son passage les sciences
« exactes » et « non exactes », notion galvaudée s'il en est, et dont o n ne peut
plus accepter u n usage « sauvage » o u « allant de soi ». Il est opportun que des
équipes faites de scientifiques physiciens, biologistes, historiens et de philosophes
se mettent à l'ouvrage pour proposer non seulement u n réglage relationnel de
cette notion, mais également une approche historique qui en fournirait la
généalogie, o u l'archéologie (au sens o ù Michel Foucault utilise ce terme).
Il y aura à faire de m ê m e à propos de la notion de probabilité, par exemple.
O n pourrait multiplier ces lieux de rencontre qui, de simplement opératoires
et implicites apparemment, ont besoin de devenir thématiques pour assurer
une critique transdisciplinaire de la science. L a problématique de la réduction
dans son ensemble et les transformations d u concept de réductionnisme
devraient être le lieu d'une m ê m e enquête. C'est encore une fois à la Logique
du vivant de François Jacob que l'on pourrait emprunter la stratégie d'une telle
analyse, qui aurait cours dans les sciences de l ' h o m m e grâce à une relativisation
des démarcations entre sciences « exactes » et sciences « n o n exactes ». Elle
serait menée en étroit parallélisme avec le travail auquel nous avons fait allu-
sion plus haut, qui, lui, partirait à la recherche des imaginaires fondateurs,
des schemes poétiques et des thèses (au sens de Gerald Holton) qui fondent
le travail scientifique dans la modélisation plurielle à laquelle il a recours.
L'interdisciplinarité dans les sciences sociales 189

Conclusion et propositions diverses

Ainsi, cette analyse de quelques lieux d'interdisciplinarité existants nous a-t-elle


permis de définir diflerentiellement quelques concepts opératoires et de mettre
en lumière des exigences minimales pour q u ' u n travail de circulation entre des
savoirs soit m e n é rigoureusement. N o u s avons p u définir la transdisciplinarité
c o m m e le c h a m p de l'échange de schemes abstraits des dialogues interdisci-
plinaires locaux dès qu'il y a généralisation o u possibilité d'exportation de
schemes o u de relations conceptuelles. L'interdisciplinarité demeure le dialogue
actuel et localisé entre deux o u plusieurs disciplines engendrant u n nouvel
acquis heuristique : telle la biologie moléculaire. Mais, sitôt qu'une approche
épistémologique o u critique réfléchit sur la pureté conceptuelle des schemes
mis au jour, sitôt qu'une exportation et une transformation rigoureuse peuvent
être envisagées, o n entre dans le c h a m p d'une transdisciplinarité.
E n second lieu, nous avons mesuré l'urgence d ' u n dépassement de la
démarcation entre sciences exactes et sciences « sociales et humaines », et ce,
à plusieurs niveaux : au niveau des circulations conceptuelles opératoires et
instrumentales entre les savoirs, au niveau de l'imagination scientifique créa-
trice d'isomorphies de type métaphorique, et n o n pas analogique, c o m m e
d'aucuns le croient encore, au niveau d'une critique généralisée des outils
majeurs, tels que modèle, causalité, structure, système, etc. C e type de recherche
pourrait s'effectuer sous forme d'ateliers et de groupes de travail transdisci-
plinaires et transnationaux qui éliraient u n thème et poursuivraient leur travail
en étroite liaison.
E n troisième lieu, il nous a été loisible de nous apercevoir combien il ne
pouvait y avoir de travail interdisciplinaire sérieux que si l'on localisait les
enjeux avec extrêmement de rigueur et de précision. Faute de quoi le discours
se perd dans la généralité vague. Mais que, parallèlement, l'interdisciplinarité
et la transdisciplinarité sont inévitables. N o u s s o m m e s condamnés à la trans-
disciplinarité. Plutôt que de la laisser découvrir tardivement par des h o m m e s
de science venus à sa prise de conscience par des moyens erratiques et empi-
riques, il est souhaitable d'intégrer les concepts et les méthodes qui préparent
son travail à l'éducation et à la formation des chercheurs. Cela suppose, corré-
lativement, que le mythe de la spécialisation étroite soit abandonné dans l'ensei-
gnement scientifique et que l'hétérogénéité interne d u c h a m p d ' u n savoir soit
très tôt portée à la connaissance des étudiants. Interdisciplinarité centripète
et interdisciplinarité centrifuge doivent être préparées simultanément dès
l'enseignement supérieur par l'étude transversale des méthodes et des concepts,
par l'apport d'une réflexion philosophique intégrée (built-in) à la formation
des étudiants et chercheurs. Cette harmonisation et cette circulation grâce à u n
enseignement de la philosophie obligatoire pour les scientifiques éviteraient
que d'éminents spécialistes d'une discipline, lorsqu'ils s'arrachent à leur c h a m p
pour tirer une idée générale, n'émettent des naïvetés philosophiques dignes d'un
élève de terminale ayant mal compris Sartre.
L'enseignement philosophique poursuivi au cours des études scienti-
190 Jean-Marie Benoist

fiques supérieures permettrait u n accès meilleur à ces thèses o u imaginaires


fondateurs, qui sont le trésor heuristique des chercheurs aussi bien dans les
sciences humaines que dans les sciences dites « exactes ».
Enfin, dans l'universalité et la diversité de l'instrument mathématique,
il est souhaitable de donner aux chercheurs en sciences humaines, outre la
formation philosophique qui assurerait la circulation transdisciplinaire, une
méthodologie mathématique allant hors d u positivisme d u quantitatif et per-
mettant u n traitement d u qualitatif et de l'individuel. Ainsi la topologie
thomienne o u les algebres booléennes.
C'est à cette condition que la science et le savoir scientifique, au lieu
d'être fétichisés de façon globale o u de donner lieu à des fétichisations locales
(culte de la physique science archétypale, impérialiste, annexionniste, de la
biologie o u de l'histoire, logocentrisme des modèles de la linguistique en sémio-
logie), pourraient être réaperçus c o m m e des produits culturels d ' u n certain
type de pari que la raison occidentale, production culturelle parmi d'autres,
a fait jadis, mais qu'elle est capable de relativiser pour se mettre à l'écoute des
messages, des codes et des structures de cultures autres qui ont beaucoup à lui
apprendre.

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L'unité de l'homme, actes du colloque de Royaumont, Centre Royaumont pour une science
de l'homme. Paris, Éditions du Seuil, 1974.
Chapitre V I

L'unité de l'homme
c o m m e fondement
et approche interdisciplinaire
Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini

Introduction : l'humain, l'humanisme,


la nature humaine

L'unité de l ' h o m m e est u n problème dont les aspects sociaux, politiques et


éthiques n o n seulement précèdent les aspects scientifiques, mais agissent,
souterrainement o u ouvertement, au cœur de la problématique scientifique. Il
est aujourd'hui, dans la culture occidentale, des esprits qui sont persuadés que
le concept homo, c'est-à-dire l'unité de l ' h o m m e , est d'une naïveté qu'un regard
tant soit peu critique suffirait à dissiper. E n fait, l'idée de l'unité de l ' h o m m e
est une idée qui est apparue tardivement et qui est particulièrement précaire,
sans cesse remise en cause, voire refusée par l'ethnocentrisme et le socio-
centrisme. Q u a n d o n considère la notion d ' h o m m e , aussi bien dans les
sociétés archaïques que dans les sociétés historiques, il semble bien qu'elle
relève d'une double connaissance. D ' u n e part, tout « étranger », aux yeux d'un
groupe donné, est perçu immédiatement c o m m e h o m m e 1 . Mais, en dépit de
ce savoir « naturel » d'appartenance à la m ê m e espèce, en marge de cette
reconnaissance et l'occultant, il y a une autre opinion, ethnosociocentrique,
selon laquelle seuls sont appelés h o m m e s les membres d u groupe — duquel
est exclu l'étranger, Vautre. L'étranger est alors identifié à u n « esprit » (ghost)
ou/et à u n dieu. Cette appréhension de 1' « autre » n'est pas seulement le fait
de sociétés archaïques, mais a aussi été observée dans de nombreuses sociétés
historiques (par exemple, pour les Indiens, les Espagnols débarquant au Pérou
tantôt faisaient figure d ' h o m m e s , tantôt étaient investis d ' u n statut divin).
D a n s les sociétés historiques, les peuples étrangers étaient considérés n o n pas

* Edgar Morin a rédigé l'introduction et la deuxième section, Massimo Piattelli-Palmarini


la première section.
192 Edgar Morin

c o m m e des humains à part entière, mais c o m m e des êtres inachevés, impar-


faits, des barbares. A u sein des sociétés esclavagistes, par exemple, et m ê m e
dans la Grèce d'Aristote, l'esclave, tout en étant perçu c o m m e h o m m e du
point de vue anatomique, ne l'était pas d u point de vue psychique puisqu'il
n'était qu'un « outil animé ». Aujourd'hui, m ê m e quand elle est présente dans
nos cultures scolarisées, l'idée de l'unité de l'espèce humaine reste encore
fragile, pour ne pas dire épiphénoménale. Il suffit que des conflits éclatent
entre des nations, des groupes, des individus pour que, très rapidement, l'autre,
l'ennemi, soit qualifié de « chien ». C e qualificatif, c o m m e ceux de « rat »,
« vipère », « cloporte », « bête immonde », bref, toutes ces insultes qui
réduisent autrui à l'état d'animal, quand ce n'est pas à la matière excrémen-
tielle, sont la preuve que le rejet de l ' h o m m e hors de l'humanité est étroi-
tement hé au phénomène d'inimitié, de conflit, de mépris.
Il serait sans nul doute fort intéressant de suivre, dans les mythologies, les
philosophies et la littérature des différentes civilisations, les avatars du concept
d ' h o m m e et d'en comparer les diverses acceptions. Dans la littérature occiden-
tale, par exemple, si dans son extension l'idée d ' h o m m e est, en principe, toujours
universelle, dans sa compréhension elle est au contraire étroitement particula-
riste : c'est ainsi que L a Bruyère, croyant décrire l'homme « en général »,
ne décrit, en fait, que certains types humains particuliers au xvn e siècle
français. Mais, à l'inverse, l'universel peut se manifester derrière le particulier.
Le fait que, pour Montaigne, c'est « l'humaine condition » tout entière qui se
dévoile dans l'introspection personnelle confirme l'idée selon laquelle ce qui
semble évident et universel hic et nunc doit être relativisé, et confronté à ce
qui semble évident et universel ailleurs et en u n autre temps. Ainsi, l'idée
d ' h o m m e surgit de l'examen à la fois subjectif si objectif des différences d'opi-
nions, de croyances, de mœurs, etc. Montaigne, en avance sur bien des philo-
sophes ou des scientifiques de l'époque moderne, avait compris que l'unité de
l'homme est de nature subjective et objective, et ne peut être dissociée d u
constat de la pluralité des cultures.
L'idée de l'unité de l ' h o m m e a été confortée et affirmée dans et par
Yhumanisme. Cette doctrine fonde l'homme en l'isolant dans la nature et en
postulant qu'il est en droit autonome; l'homme est donc autosuffisant et puise
sa légitimité et son fondement dans la (sa) raison : si Yhomo sapiens est certes
issu de la nature, par sa sapience il s'en détache. L ' h o m m e est u n être supérieur
et c'est pourquoi l'on se doit de le respecter et de l'honorer en tout h o m m e .
D ' o ù la notion humaniste universaliste et émancipatrice des « droits de
l'homme ».
Cet humanisme, qui a trouvé son plein épanouissement dans le ratio-
nalisme des lumières et l'idéologie de la Révolution française, a nourri les
idées modernes d'émancipation, de l'abolition de l'esclavage à la reconnais-
sance du droit à la citoyenneté du peuple juif, de l'émancipation du prolétariat
à la libération des peuples colonisés. Puisque tous les h o m m e s sont h o m m e s ,
ils sont donc, en droit, tous libres et égaux. Cet humanisme rationaliste, en
apparence « désincarné », recouvre en fait l'unité biologique de l'espèce homo.
Vhumain, l'humanisme, la nature humaine 193

Mais, au lieu d'y puiser son fondement dans la nature, il le postule en droit
et à titre d'idéal.
Cette pensée « humaniste » fut largement répandue dans la culture occi-
dentale du xixe siècle. Pourtant, bien que convaincue que chaque h o m m e appar-
tient bien à la m ê m e espèce, elle ne parvint pas vraiment à extirper ni m ê m e
refouler la conscience de l'existence d'une séparation entre les h o m m e s « véri-
tables » (« nous ») et les autres : pour la simple raison qu'à cette époque
l'humanisme allait de pair avec une exacerbation des sentiments nationalistes
et impérialistes de toute sorte — doctrines selon lesquelles le voisin, ennemi
potentiel, o u le colonisé n'était pas considéré c o m m e faisant partie intégrante
de l'humanité. C'est pourquoi l'idée de l'unité de l'espèce humaine postulée
par l'humanisme triomphant dans l'Occident dominateur n'a jamais été, en
fait, qu'une notion idéale.
D e plus, et surtout, l'humanisme ne concevait pas que, d'une part, il
puisse comporter un « envers » et que, d'autre part, il soit capable d'engendrer
des sous-produits autodestructeurs. Le mauvais côté de l'humanisme, c'est la
déification de l ' h o m m e , conçu c o m m e sujet absolu dans u n univers d'objets,
totalement légitimé dans sa conquête et sa maîtrise d'une nature à laquelle il
est, par essence, étranger. C e que nous appelons les sous-produits est la résul-
tante de l'identification de l'idée d ' h o m m e au concept prétendument rationnel
d ' h o m m e blanc, issu d u m o n d e occidental, technicien, adulte, masculin; en
sorte que le « primitif », le non-industriel, le jeune, la femme, etc., faisaient
figure de types inachevés, inaccomplis, imparfaits, pervertis o u décadents
d'humanité. E n fait, dans la pratique impérialiste de l'Occident, ces sous-
produits sont rapidement devenus les références essentielles, sans, toutefois,
exclure les principales idées originaires, à savoir les droits de l ' h o m m e ou le
droit des peuples qui, m ê m e c o m m e sous-produits, véhiculaient les « germes »
d'une idéologie qui allait saper les fondements de la domination coloniale.
Le x x e siècle aura été le siècle de l'éclatement de l'humanisme en Occi-
dent. L e racisme national-socialiste en a été u n remarquable exemple puisqu'il
contestait, au niveau biologique m ê m e , l'idée de l'unité de l ' h o m m e . Par
ailleurs, l'humanisme « abstrait » fut condamné selon une « vulgate » révo-
lutionnaire assurant que 1' « amour de tous les h o m m e s » anesthésie et occulte
la véritable lutte qui doit conduire à l'émancipation de l'humanité, laquelle
requiert de refuser à l'oppresseur tous ses droits d ' h o m m e puisque l ' h o m m e
qui exploite u n autre h o m m e s'exclut ipso facto de l'humanité. Enfin, au cours
de la dernière décennie, sous les attaques conjuguées venant d'horizons opposés,
l'humanisme a carrément été mis en pièces. L'idée d ' h o m m e elle-même a été
déclarée inutile, voire gênante, par le structuralisme, science des structures.
Quant à l'idée de l'unité de l ' h o m m e , elle est encore fortement dénoncée par
ceux-là m ê m e s que l'on extermine au n o m de ce principe, justes défenseurs des
cultures et des ethnies se réclamant d u droit à la différence.
Aujourd'hui, l'humanisme nous apparaît avoir été c o m m e une tentative
abstraite et juridico-morale pour fonder l'unité de l ' h o m m e hors de toute
considération biologique, c'est-à-dire de l'idée de nature humaine. E n effet,
194 Edgar Morin

du fait de son abstraction, quoique estimable et généreuse dans son désir


d'égalité et de libéralité (les h o m m e s étant libres et égaux en droit), cette idée
ne pouvait avoir qu'un contenu extrêmement pauvre, une sorte de vacuité
physique et biologique artificiellement comblée par les images socioculturelles
propres à l'Occident moderne. Toute vision de l ' h o m m e qui se veut au mieux
homogénéisante, au pis réductrice, est, dans les deux cas, incapable de conce-
voir la diversité et la différence. Ajoutons que l'idée opposée, qui invoque la
diversité humaine, qu'elle justifie une hiérarchie dominatrice ou, au contraire,
reconnaisse la richesse de la pluralité des cultures et la valeur de la notion de
différence, est, de son côté, incapable de concevoir l'unité. Aussi, le débat entre
ces deux doctrines est-il stérile parce qu'il met en jeu u n paradigme disjonctif,
propre à la pensée occidentale moderne, et selon lequel l'unité ne peut se
concevoir qu'en excluant o u en occultant la diversité et vice versa. A u cœur de
cette culture et de notre système de pensée, il m a n q u e u n paradigme qui asso-
cierait l'un et le divers dans une conception fondamentale de Yunitas multiplex.
Ainsi s'opposent une unité sans diversité et une diversité sans unité. Et si,
en m ê m e temps, l'idée de l'unité de l ' h o m m e demeure disjointe de l'idée
d'espèce humaine, c'est que, là encore, le paradigme disjonctif non seulement
sépare et oppose, mais aussi exclut et occulte réciproquement Yanthropos
biologique et Yanthropos culturel. Le facteur biologique est écarté avec d'autant
plus de force, voire exorcisé, qu'il s'est manifesté, dans la culture occidentale,
sous les traits d u racisme hitlérien, à savoir sous la forme d'une névrose
obsessionnelle se réclamant de la pureté raciale.
Encore aujourd'hui règne, sur ce point, u n profond malentendu qui
accentue les inconvénients de cette opposition unité/diversité : il semblerait,
en effet, que la pseudo-justification biologique d u racisme soit encore prise
au sérieux, c o m m e si l'on craignait que l'examen biologique de l'humanité
soit révélateur de différences hiérarchisables. U n e telle crainte révèle une
croyance souterraine, honteuse, o u inconsciente en u n fondement biologique
du racisme, par chance démenti par la culture puisque la culture domine et
corrige la nature; autrement dit, que la culture est capable de modeler la
composante biologique de l ' h o m m e . E n fait, c o m m e nous allons le voir, et
contrairement aux deux mythes antagonistes — mais qui ici convergent — de
l'humanisme idéaliste et d u racisme pseudo-biologique, la biologie, et, singu-
lièrement, la biologie moderne, proclame l'unité de l'espèce humaine. Je dis
bien « singulièrement » parce que la biologie des temps passés ne concevait
qu'une unité d'ordre anatomique et physiologique, alors que la biologie
moderne y a ajouté une unité d'ordre génétique.
Et pourtant, en m ê m e temps, la biologie moderne ne peut que constater
l'extrême diversité des individus, qui est, dans l'espèce humaine, plus grande
qu'en aucune autre espèce vivante. Ici convergent donc deux types de néces-
sité : une de principe et l'autre théorique. L a nécessité de principe exigerait
qu'on obéisse à u n paradigme qui, au lieu de disjoindre l'idée d'unité et celle
de diversité, et de les opposer, les unirait. Quant à la théorie, safinalitéserait
d'expliquer pourquoi l ' h o m m e est à la fois u n et divers.
« H o m o » ; unité et diversité bioculturelles 195

N o u s voilà ramenés à la vieille idée de nature humaine, c'est-à-dire à u n


fondement bioanthropologique de l'unité humaine, mais envisagé sous u n
angle nouveau, ni homogénéisateur ni réducteur. Il s'agit ici d'admettre que la
génération humaine ne se perpétue qu'à partir d'un tronc c o m m u n dans et par
la reproduction biologique de toutes les diversités (individuelles, ethniques,
culturelles, sociales), et ce, à travers une « diaspora » écologique et une diffé-
renciation socioculturelle. O n ne peut, en effet, se passer de l'idée de nature
humaine, d'une unité biologique de l'espèce humaine, c o m m e c'est le cas pour
toutes les espèces vivantes. Croire le contraire tiendrait d u pur délire; c'est
pourtant ce que fit une prétendue « science de l ' h o m m e » pendant près d ' u n
siècle.
O n a ici affaire à u n concept à double entrée, c o m m e tout concept scien-
tifique, y compris le concept d'énergie o u de masse, à savoir une composante
naturelle et une culturelle. Il est évident que le concept d ' h o m m e est un concept
culturel qui a besoin d ' u n langage pour être formulé, et qui varie selon les
cultures et les théories biologiques. Mais il est n o n moins évident que les
cultures o ù se forme le concept d ' h o m m e sont le propre de l'organisation
sociale d'un être biologique, toujours identique dans ses caractères fondamen-
taux de bipède à gros cerveau, et que nous pouvons appeler h o m m e .
C e qui nous conduit à u n problème de méthode : le concept d ' h o m m e ,
m ê m e scientifiquement défini, conserve une composante socioculturelle irré-
ductible et vice versa. Aussi faut-il associer les deux composantes du concept
d ' h o m m e de manière réciproque en sorte que l'observateur scientifique soit
lui-même considéré c o m m e u n sujet enraciné dans une culture hic et nunc.

Première section
« H o m o » : unité et diversité
bioculturelles

L a première partie de cet essai est centrée sur l'ouverture des sciences de la
nature aux phénomènes socioculturels et sur le fait que certaines disciplines
biologiques reconnaissent1 que ces phénomènes, correctement compris, font
partie de leur objet d'étude. L'évolution des primates, l'hominisation, la distri-
bution des traits génétiques au sein des populations humaines, les relations
entre organisme et milieu, les rapports entre développement cérébral et déve-
loppement cognitif ont dévoilé l'étroite interdépendance entre structures bio-
logiques et comportement, révélant ainsi que les boucles biosociales, déjà
reparables dans les espèces infrahumaines, s'imbriquent les unes dans les autres
et se complexifient dans l ' h o m m e pour devenir une boucle bioculturelle. L e
double aspect de l'unité et de la diversité de l ' h o m m e sera saisi de par son
origine m ê m e ; d'un côté, le processus de l'hominisation et, de l'autre, une
« diaspora » ayant comporté des ségrégations reproductives, exemple d'un
196 Massimo Piattelli-Palmarini

phénomène culturel créateur de diversités naturelles (telle la distribution des


traits génétiques). L'écologie et la génétique seront mises en relation avec
l'anthropologie physique et l'hémotypologie en vue de tracer une carte exhaus-
tive et complexe des invariants et des diversités humaines, de leurs origines,
de leur durée, de leur interconnexion. Enfin, de la dimension organismique,
on passera à la dimension intellectuelle en faisant état de la querelle qui a surgi
à propos des thèses de Jensen2 et d'Eysenck 3 , sur les origines génétiques des
differences raciales en matière de quotient intellectuel. Les problèmes plus
généraux de méthodologie seront abordés dans la seconde partie.

Espèce, race, individu : l'approche statistique


Considérons deux types de représentations graphiques relativement simples
et intuitives des distributions statistiques des traits individuels caractéristiques
d'une population humaine spécifique à un m o m e n t et dans une région donnés.
Le premier type de représentation est le suivant : en abscisse, on porte les
valeurs d'un trait individuel quelconque mesurable (par exemple, la taille,
l'acuité visuelle, ou la vitesse d'une réaction métabolique) et, en ordonnée, le
nombre d'individus que comporte la population considérée à u n m o m e n t
donné, et qui présentent les différentes valeurs numériques mesurant quanti-
tativement ce trait porté en abscisse; si l'on prend l'exemple de la taille, on
inscrira en ordonnée le nombre de personnes mesurant respectivement 160,
165, 170 c m , etc., et l'on représentera chacun de ces nombres par u n segment
vertical en correspondance de la valeur considérée, laquelle est placée le long de
l'axe horizontal (l'abscisse). Supposons qu'on répète cette opération pour tous
les traits rigoureusement mesurables aujourd'hui, aussi bien macroscopiques
que microscopiques (essais enzymatiques, turn-over moléculaire, structure et
stabilité des protéines, etc.), physiologiques que psychologiques (sensibilités
sensorielles, performances logico-cognitives, etc.). O n observerait, tout d'abord,
que toutes les courbes, au-delà de deux limites précises, s'annulent : aucun
individu ne présente des valeurs au-delà d'un m a x i m u m et en deçà d'un
m i n i m u m . L a variabilité de chaque population par rapport à chaque trait
mesurable (étant peuflexible,la condition de mesurabilité exclut nécessai-
rement u n certain nombre de caractéristiques pourtant essentielles) est limitée.
A u c u n e courbe pourtant ne se réduit à un segment; il y a toujours pour chaque
trait considéré une certaine variabilité. Si, maintenant, on confronte pour
chaque trait individuel les courbes relatives à plusieurs populations (pour une
m ê m e région géographique en des époques différentes, ou à une m ê m e période
mais en des régions différentes), o n observera que ces courbes présentent
toujours des aires de recouvrement. Idéalement, toutes les familles de courbes,
dans le temps et à travers les régions, formeraient, de par leurs recouvrements
et leurs écarts respectifs, le support d'une étude quantitative, partielle, certes,
mais hautement significative des rapports entre l'unité et la diversité dans
l'espèce humaine. Le deuxième type de visualisation, concevable abstraitement,
est celui quifigureraitchaque individu par un point dans u n espace à plusieurs
« Homo » : unité et diversité bioculturelles 197

dimensions (à la limite, il pourrait y avoir autant de dimensions qu'il y a de


traits quantitativement mesurables). Chaque population serait alors repré-
sentée par u n nuage aux contoursflous.D e u x nuages quelconques (deux popu-
lations de régions différentes et/ou ayant existé à deux époques distinctes)
présentent toujours une certaine superposition; ce qui ne veut pas dire,
naturellement, que des individus physiques appartiennent toujours et en m ê m e
temps à deux populations, mais que les constellations de traits qui désignent
abstraitement par u n point les individus ne s'agrègent jamais en nuages isolés
les uns des autres. Prenons maintenant, pour chaque courbe, la valeur moyenne
(ou les valeurs des « pics » pour les traits qui présentent des distributions pluri-
modales). L'ensemble de toutes les moyennes pour une population donnée
dans u n espace pluridimensionnel symbolisera alors, par u n point, cette popu-
lation (alors que, dans le cas précédent, chaque pointfiguraitu n individu).
Le point qui représente chaque population correspond au « centre » d u nuage
relatif aux individus composant cette population (par une définition géomé-
trique complexe qu'il n'est pas nécessaire d'expliciter ici, mais qui, intuitive-
ment, serait assez proche d u centre de masse). L'ensemble de populations
humaines évoquées par leurs moyennes statistiques donnerait alors u n nuage
plus petit que celui représenté par tous les individus. L'écart entre les moyennes
est plus petit que l'écart entre les minima et les maxima de chaque population,
ce qui est actuellement corroboré par les données disponibles en génétique
humaine et en psychologie quand o n considère u n grand nombre de traits,
bien que cela puisse ne pas être valable pour certains traits spécifiques. L a
variabilité complexive interindividuelle au sein d'une population humaine
donnée est toujours plus grande que la variabilité entre les moyennes de deux
populations différentes. D a n s cet espace statistique complexif, il n'y a donc
pas eu de phénomènes de ségrégation depuis les débuts de l'hominisation. L a
« diaspora », c o m m e nous le verrons par la suite, n'a pas créé de processus
de « spéciation » chez l ' h o m m e , alors que ce phénomène est aisément obser-
vable dans d'autres espèces, m ê m e après des périodes relativement brèves,
c o m m e dans le cas de la drosophile4. Cette représentation abstraite nous
permet quelques remarques ponctuelles. L a notion de race, par exemple, pro-
vient d'une sélection arbitraire de certains traits macroscopiques (la couleur
de la peau), différemment distribués dans certaines populations humaines,
pour établir une prétendue différence « naturelle » globale entre les popula-
tions. D a n s l'espace complexif des variabilités statistiques, cette opération
peut être symbolisée par la section des nuages par u n plan o u son intersection
par une droite, de manière que les segments o u les aires de contact présentent
une zone minimale de recouvrement ou pas de recouvrement d u tout. O n a vu
que les valeurs moyennes d'un trait peuvent, en effet, être différentes et spéci-
fiques pour chaque population. Cette différence peut, dans certains cas,
permettre de reconnaître d'emblée qu'un individu appartient à telle ou telle
« race » (donc à l'une ou l'autre de ces sections arbitrairement définies). Mais
la biologie nous montre qu'il peut se trouver toujours d'autres plans et d'autres
droites qui mettent en évidence la superposition des sections et le continuum
198 Massimo Piattelli-Palmarini

des variations entre deux populations humaines. E n employant une méta-


phore géométrique, o n peut imaginer la section d ' u n tore par u n plan
« méridien » et obtenir ainsi en deux dimensions deux cercles distincts et
éloignés, ce qui, toutefois, n'autorise nullement à affirmer que les cercles
n'appartiennent pas à une m ê m e surface dans u n espace à trois dimensions.
U n plan equatorial coupera le tore en u n « anneau » ou d'autres plans en deux
ellipses très rapprochées, o u en une seule ellipse. L a réalité complexe des
différences existant entre les h o m m e s doit être reconstruite dans u n espace
global o ù l'ensemble des variabilités est représenté n o n pas par des sections
arbitraires o u conventionnelles, mais par la totalité des nuages toujours super-
posés. Cette superposition s'exprime pratiquement par l'interfécondité des
populations entre elles. L e métissage et les nombreuses unions interethniques
et interraciales avèrent chez l ' h o m m e ce que les biologistes avaient auparavant
établi pour les autres espèces, à savoir que l'interfécondité définit l'unité de
l'espèce au-delà des variations locales, des spécificités de groupe et de race.
Tout individu humain sainement constitué peut engendrer, par son union
sexuelle avec n'importe quel individu d u sexe opposé, des enfants possédant
toutes les caractéristiques fondamentales de l'espèce, et dont la probabilité
m o y e n n e de survie, de développement et de maturation n'est en aucune manière
conditionnée par l'origine raciale, ethnique et géographique des parents.
L'union reproductive peut connecter entre elles toutes les régions d u nuage
statistique des populations humaines. Elle constitue une classe de trajectoires
sans solution de continuité. L a création d'isolats reproductifs (endogamie,
échange limité des femmes, règles matrimoniales) a toutefois déplacé les centres
des nuages et en a changé les contours. L a « diaspora », les migrations, les
barrières socioculturelles ont donné aux variabilités humaines des contours
que la biologie ne peut pas, à elle seule, cerner et expliquer. Les notions néo-
darwiniennes de pression sélective et de sélection sexuelle doivent, chez l ' h o m m e ,
s'élargir pour intégrer les pressions socioculturelles et les sélections opérées
sur une base symbolique. Unité/diversité génotypique et unité/diversité socio-
culturelle s'articulent de façon complexe pour donner la variabilité phéno-
typique réelle que notre nuage représente abstraitement. Chaque individu, dont
le « point-image » dans l'espace global des variations n'est qu'une projection
très limitée et grossière, s'insère, par son organisation cognitive, affective,
symbolique et politique, dans l'ensemble de l'humanité et évalue subjecti-
vement la distance qui le sépare des autres individus. Ainsi, chaque individu,
de par les traits mesurables qui le caractérisent et de par son vécu singulier,
se situe en u n point particulier de la figure des variabilités humaines. Les
projections de cette figure eifectuées par les individus o u par les groupes
diffèrent plus de ce que la science peut nous permettre de saisir, m ê m e en
termes de règles générales de transformation. L a science de l ' h o m m e n'est
qu'une tentative pour déterminer les grands contours de certaines de ces
projections; ce n'est là q u ' u n point de vue particulier parmi d'autres.
O n ne peut donc pas se représenter l'espace des variabilités humaines
en termes d'emboîtements successifs, avec, à l'intérieur d u nuage le plus vaste
« H o m o » : unité et diversité bioculturelles 199

(celui de l'espèce), une série de nuages plus petits et séparés (les races), dans
lesquels s'emboîteraient, telles des poupées russes, des nuages plus petits
encore (les variations entre tribus, clans, familles). L a topologie des différences
et les formes de chaque nuage sont extrêmement compliquées; les distances
entre les « centres » varient non pas par « dérives » de nuages à forme cons-
tante, mais par une lente déformation des contours de ces nuages, certains
traits devenant plus ou moins variables, certaines valeurs moyennes se stabi-
lisant, certaines dispersions autour de la moyenne se rétrécissant ou s'élar-
gissant. O n peut m ê m e , intuitivement, par le biais de cette représentation
abstraite, concevoir la multidimensionnalité de l'unité de l ' h o m m e et le fait
qu'elle soit indissociable des dynamiques subtiles de transformation biosocio-
psychoculturelle.
Le contexte évolutif peut maintenant nous permettre de mieux situer
les origines et les tendances générales de cette morphogénèse et certains rap-
ports entre unité et variabilité.

Uhominisation et Vunité bioculturelle


Les découvertes archéologiques les plus récentes, la sociobiologie comparée
des primates, la cytogénétique et les moulages endocrâniens (qui permettent
de reconstruire dans leurs grands traits les modalités de l'évolution cérébrale)
ont solidement greffé les origines de l ' h o m m e sur l'arbre phylogénétique des
primates supérieurs. L'appartenance de Vhomo à la famille des grands singes
anthropomorphes n'a toutefois pas empêché qu'il s'en différencie ne serait-ce
que par la dynamique propre à son histoire évolutive. L'homo sapiens est u n
être n o n seulement biosocial (ce que sont la plupart des mammifères et des
primates), mais aussi bioculturel. N o n seulement la Phylogenese (accroisse-
ment d u cerveau en volume et en nombre de circonvolutions) est inséparable
du développement de la culture (langage, technique, richesse des interactions
entre les individus), mais encore l'ontogenèse de chaque individu s'inscrit
nécessairement dans u n « milieu » culturel : les traits typiquement humains
(station et marche debout, langage, socialisation) ne peuvent se manifester
que grâce à l'interaction des adultes, aux soins et à l'éducation donnés au
nouveau-né par une communauté, à l'organisation socioculturelle fondée sur
ces m ê m e s traits, celle-là étant en m ê m e temps la condition de possibilité de
leur manifestation. C'est en ce sens que « l ' h o m m e est u n être culturel par
nature parce qu'il est un être naturel par culture5 ». U n e relation « en boucle »
nature A ï culture s'établit, se complexifie et détermine dès le début les traits
essentiels de l'évolution humaine. L e seuil de l'hominisation est constitué par
une constellation de facteurs multiples intégrés, il y a environ deux millions
et demi d'années, dans u n système spécifique. O n s'attendait à trouver u n
« chaînon manquant » anatomique entre le singe et l ' h o m m e . E n fait, il s'agit
de reconstruire logiquement une boucle de relations auto-organisatrices, la
boucle bioculturelle émergeant d'une boucle biosociale.
L'hominisation s'est effectuée par des réorganisations locales de struc-
200 Massimo Piattelli-Palmarini

tures, déjà hautement élaborées, au niveau microscopique (chromosomes) et


macroscopique (le devenir humain d'une société, selon l'expression de S. M o s c o -
vici6. D a n s le génotype d'une espèce de singes anthropomorphes ont d û se
produire des translocations chromosomiques et des fusions robertsoniennes
dont les détails nous échappent encore'. Ces remaniements chromosomiques
(structure biologique) se sont stabilisés probablement grâce aux contraintes
reproductives d'un petit groupe isolé et hautement endogamique (structure
sociale). U n e mutation aléatoire s'est alors consolidée par l'union recursive
entre des mâles polygames et leurs propresfilles.Comportement reproductif,
organisation sociale et hérédité biologique forment une série de relations
récursives et mutuellement amplificatrices conduisant à une cérébralisation
accrue. D a n s ce contexte est intervenue une mutation aléatoire, concrétisée par
un remaniement chromosomique qui, brusquement, a accentué les poten-
tialités cognitives et socio-organisationnelles du groupe. L a cérébralisation agit
rétroactivement sur les stratégies reproductives, et donc sur la distribution
statistique des nouveaux traits génétiques, par une récursivité qui accentue
progressivement l'écart entre ce groupe et tous les autres primates. Manualité,
communication interpersonnelle objectivante, synchronie dans les activités
collectives (chasse, cueillette, grands déplacements, stockage des ressources),
planification des actions constituent une nouvelle série de boucles de rétroac-
tions se renforçant mutuellement. U n « contexte » organisationnel se constitue
au sein duquel toute nouvelle réorganisation génétique survenue au hasard est
« sélectionnée » par u n filtrage n o n plus seulement biosocial, mais déjà
bioculturel. C e processus a accentué la cérébralisation et a fait que l ' h o m m e
est, parmi toutes les espèces vivantes, celle dont le rapport entre le poids
du cerveau et celui de son corps est le plus élevé8. Toutes les populations
humaines descendent d'un seul groupe initial puisqu'un simple calcul des
probabilités suffirait à exclure la possibilité d'une multiplicité de genèses indé-
pendantes. L e monophylétisme, origine de toutes les populations en u n tronc
c o m m u n , fonde donc l'unité reproductive de l'espèce.
A l'unité originaire a succédé la « diaspora » des groupes humains,
l'extrême différenciation des m œ u r s , des langages, des structures sociales, auto-
risée par l'unité biologique et compatible avec celle-ci. L e mécanisme évolutif
étant différent de celui postulé par Lamarck — lequel aurait donné des
espèces différentes dans chaque milieu — une lente dérive a progressivement
déformé le nuage des variabilités et déplacé les centres. L e hasard des muta-
tions a créé des polymorphismes presque dans chaque trait, les alleles relatifs
étant tantôt préservés dans u n isolât endogamique, tantôt redistribués par les
brassages génétiques, tantôt supprimés par l'extinction des lignages porteurs
(T. Dobzhansky, 1966)9. L e lien d'étroite dépendance entre variabilité géné-
tique et contraintes reproductives socioculturelles continue à jouer u n rôle
déterminant dans certaines sociétés humaines (par la prohibition de l'inceste
et l'échange des femmes). A la première phase d'évolution, dominée par les
pressions sélectives agissant sur u n seul groupe, succède une évolution locale
guidée par les sélections sexuelles d'origine culturelle, les règles de mariage,
« Homo » : unité et diversité bioculturelles 201

les échanges matrimoniaux, les déplacements successifs et les guerres entre les
groupes humains séparés par la « diaspora ».
Les effets génétiques des règles matrimoniales sont actuellement étudiés
dans des populations de chasseurs-collecteurs (L. L . Cavalli-Sforza, J. V . Neel,
M . Godelier, A . Siccardi, 197510, et A . Jacquard, 1973"). L'interdiction de
l'inceste et l'échange des femmes, phénomènes dont l'origine a suscité de longs
débats parmi les anthropologues, les psychanalystes et les éthologistes, ont
certainement eu des effets génétiques, mais leur rôle exact dans la distribution
statistique des traits au sein des sociétés humaines reste à élucider. E n ce qui
concerne la « stratégie des gènes » (C. H . Waddington, 1957 12 ), l'interdiction
de l'inceste se traduit en une redistribution du pool génétique entre les lignages,
l'endogamie agissant c o m m e opérateur homéostatique pour une société dans
son ensemble. Les effets génétiques des structures de parenté et les différences
quantitatives entre les kinship structures et les mating structures constituent des
problèmes actuellement non résolus, que nous examinerons ultérieurement. L a
distribution des traits génétiques et ses rapports avec l'adaptation humaine
forment l'objet de l'épidémiologie historique et ethnologique, de l'anthropo-
logie biologique, de l'écologie humaine et de disciplines biologiques de pointe
telles que l'immunologie, Penzymologie o u la génétique moléculaire. Cet
ensemble de connaissances et de techniques porte sur l'organisme humain en
tant que système ouvert sur u n milieu complexe, bioculturel.

L'organisme et le milieu humain


L ' a atlas » des groupes et sous-groupes sanguins repérables dans les popu-
lations humaines permet de réviser, sur la base de traits anatomiques macro-
scopiques, les frontières ethniques traditionnellement établies et ainsi de
reconstruire avec plus de certitude l'histoire des migrations et des phénomènes
de stabilisation à travers les continents. O n peut, aujourd'hui, procéder à u n
mapping des races qui, rappelons-le, est u n critère de différenciation entre les
groupes humains plutôt superficiel, des spécificités socioculturelles à partir des
contours d'une variabilité génétique « invisible », susceptible d'être évaluée
au m o y e n de techniques sophistiquées pratiquées en laboratoire. Ces cartes
génétiques et hémotypologiques font intervenir des durées beaucoup plus
longues que celles qui régissent les héritages culturels et les « innovations »
technologiques. L a révolution néolithique, début d'une transformation active et
planifiée par l ' h o m m e de son milieu naturel, date d'environ dix mille ans, la
révolution industrielle d'environ trois siècles. Il s'agit là d'événements « récents »
à l'échelle des transformations biologiques. L'histoire des gènes est très
ancienne, ses « sources » sûres, son rythme de progression très lent. Les grandes
migrations et les événements géoclimatiques déterminants commencent mainte-
nant à être mis en évidence grâce aux études conjuguées des polymorphismes
génétiques chez l ' h o m m e , de la datation des repères archéologiques par la
radioactivité, de l'histoire d u climat, des races animales o u végétales nouvel-
lement introduites dans les territoires conquis par des populations d'agri-
202 Massimo Piattelli-Palmarini

culteurs éleveurs. L'histoire quantitative et la démographie historique (E. Le R o y


Ladurie, 1974-75 13 ; M . Livi-Bacci, 1971 14 ; A . Burguière, 19751*; V . C . W y n n e -
Edwards, 196216) s'orientent vers une étroite collaboration avec les généticiens
et les microbiologistes afin de reconstruire les tendances générales et locales
de la croissance démographique, les origines et les effets des épidémies, des
famines, des changements dans les taux de natalité et de mortalité. L e métis-
sage et ce qu'on appelle 1' « unification microbienne » de la planète ont profon-
dément modifié les contours des variabilités humaines au cours des derniers
siècles. L a « diaspora » originaire avait en effet entraîné, surtout chez les
communautés demeurées en état d'isolement, des équilibres démographiques
et des homeostases génétiques ( M . Lerner, 197117) relativement stables pendant
des siècles et parfois m ê m e des millénaires. L a ségrégation entre les h o m m e s
avait engendré également une ségrégation parmi les espèces microbiennes et
les parasites vivant par l ' h o m m e , sur l ' h o m m e et, souvent, contre l ' h o m m e .
L'unification microbienne du m o n d e s'est faite au prix d'une hécatombe — qui
dépasse de beaucoup celle d'une b o m b e atomique (E. L e R o y Ladurie, 197518) —,
frappant essentiellement l'Amérique centrale et méridionale, l'Australie, les
îles de l'Océanie et les régions circumpolaires de l'hémisphère austral. A u
contact de l ' h o m m e blanc, les indigènes soudain contaminés par des parasites
contre lesquels leur système immunitaire n'avait pas eu le temps de se sensi-
biliser succombèrent par millions. Le brassage génétique et la planétarisation
épidémiologique devinrent alors deux facteurs qui changèrent, en quelques
décennies, les contours des nuages statistiques, perturbèrent les équilibres géné-
tiques et démographiques. A u cours de ce x x e siècle, la diffusion progressive
des vaccins puis des antibiotiques bouleverse à terme ces équilibres que l'essor
de l'immunologie, de la génétique humaine, de la génétique des populations, de
l'enzymologie permettent de reconstruire, du moins théoriquement. L a parasi-
tologic et l'épidémiologie démontrent que de nos jours, à conditions sanitaires,
hygiéniques et nutritionnelles égales, la résistance aux agents infectieux est
pratiquement la m ê m e pour toute l'humanité. Les différences tiennent aux
conditions de vie, à la progression des contacts avec chaque parasite, au temps
requis pour que l'immunisation se développe, à la satisfaction des besoins nutri-
tionnels et hygiéniques. L a profonde unité biochimique d u vivant permet en
outre de détecter d'infimes variations dans la structure et les pouvoirs cataly-
tiques d'enzymes particuliers. Le concept d'inborn errors of metabolism (Garrod,
1909") met en évidence l'étendue des variabilités individuelles au sein d'une
population humaine identique. Unité et diversité sont saisies ensemble et par
les m ê m e s méthodes expérimentales. Les mécanismes de base de la réponse
immunitaire se révèlent identiques chez tous les mammifères, y compris
l ' h o m m e . Par cette universalité, o n peut en m ê m e temps découvrir la valeur
fondamentale d u self— de l'individualité biologique de chaque organisme,
pierre angulaire de la différenciation cellulaire —, de l'embryogenèse et de
l'immunité. L'espèce, unité reproductive, s'articule autour d'unités biologiques
plus fines. L a tolérance aux transfusions et aux greffes démontre que ces
unités biologiques se fondent sur une très étroite parenté des génotypes entre
O Homo » : unité et diversité bhculturelles 203

eux, ou la similitude de certains alleles spécifiques. L'analyse des groupes et


sous-groupes sanguins ainsi que des polymorphismes enzymatiques confirme
également que les divergences entre les groupes humains sont toutes dues,
depuis au moins la révolution néolithique, aux « sélections » sexuelles et aux
ségrégations reproductives. Les différences génétiques entre les hommes sont
donc le produit de la culture humaine. A l'exception de certains rares cas isolés
( c o m m e l'anémie méditerranéenne), il apparaît qu'il n'existe pratiquement pas,
de nos jours du moins, de differences génétiques entre les populations humaines
qui seraient le résultat de pressions sélectives naturelles. Les h o m m e s sont
différents par nature (traits génétiques) et par culture (migrations, endogamies/
exogamies, sélections matrimoniales). U n e fois accomplie la longue phase de
Phominisation, où il est vraisemblable que des pressions sélectives naturelles
aient entraîné des conséquences assez importantes, l'espèce humaine a modifié
les contours statistiques de ses traits biologiques par le biais de ses structures
sociales et de son histoire propre. Les exemples d'adaptation physiologique
différentielle (aux hautes altitudes, aux températures polaires, aux régimes
alimentaires surgras, etc.) ne semblent pas avoir produit une véritable sélection
génétique. Les Esquimaux, les Sherpas, les habitants des hautes plaines amérin-
diennes présentent des spécificités physiologiques parfois remarquables, mais,
s'ils devaient vivre dans les régions tempérées au niveau de la mer, avec u n
régime alimentaire semblable à celui des Européens, ces divergences physiolo-
giques disparaîtraient. Les bioanthropologues poursuivent l'étude de l'adapta-
tion humaine, mais il semble, d'après les premiers résultats, que les différences
génétiques entre les populations humaines ne sont plus liées à des pressions
environnementales naturelles.
C e dernier point est d'une extrême importance pour le débat sur les pré-
tendues différences raciales en matière d'intelligence (nous reviendrons sur cette
question). L a variabilité culturelle peut désormais être rapportée à une variabilité
génétique, se projetant sur des temps beaucoup plus longs, avec des traces plus
durables que celles des héritages culturels. A u x distances mesurées par les
méthodes biochimiques, les ethnologues ajoutent des « distances linguistiques »
(R. S. Spielman, E . C . Migliazza, J. V . Neel, 197420) définies à partir des varia-
tions entre les taxonomies et les lexiques de chaque population. L a tentative
pour mesurer les distances syntaxiques ou sémantiques en est encore à ses
débuts, mais de ses succès, c o m m e de ses échecs, on pourra déduire certaines
propriétés intéressantes des universaux linguistiques. Distances génétiques et
distances linguistiques seront ensuite confrontées et ajustées en vue d'une
intégration entre données culturelles et données biologiques. L a reconstruction
détaillée des généalogies dans des isolais reproductifs et leur coïncidence ou
leur déviance par rapport aux données hémotypologiques ( M . Godelier,
A . Siccardi, M . Desmarais, 1975 21 ; A . Jacquard, J. V . Neel, 197322) permettra
de mieux comprendre la relation entre kinship structures et mating structures,
et par conséquent entre représentation abstraite des règles d u mariage et
pratique effective des mariages au sein d'une société donnée.
D e s universaux bioanthropologiques jusqu'ici insoupçonnés pourront
204 Massimo Piattelli-Palmarini

ainsi être mis en évidence grâce à toutes ces recherches de pointe. Les
contraintes bioécologiques, culturelles, sociales et les degrés de variabilité
qu'elles supposent pourront être étudiées sur une vaste étendue de territoire
et dans le cadre de plusieurs unités culturelles, y compris les sociétés euro-
péennes. Mais l'intérêt de toutes ces nouvelles heuristiques est déjà d'avoir
démontré l'arbitraire de la dichotomie nature/culture et l'utilité de son
dépassement.

Unité et diversité psychobiologique :


la controverse sur l'intelligence
L'étude des vrais jumeaux, notamment des cas de jumeaux séparés à la
naissance et adoptés par des familles différentes, a permis de mieux cerner
les rapports entre identité biopsychosociale et spécificité d u génotype. Tous
les auteurs ont souligné une impressionnante « concordance » entre les traits
psychosociaux de ces jumeaux monozygotes et les cas assez frappants de syn-
chronie (dans l'éclosion de maladies infectieuses, les manifestations maniaco-
dépressives, les changements psycho-affectifs majeurs). L'influence d u génotype
semble encore plus déterminante que ce que l'on avait p u soupçonner. Mais
il nous faut préciser, une fois de plus, qu'aux effets d u génotype s'ajoutent, de
façon indissociable, les incidences changeantes et multiples de l'environnement.
Identité et variabilité doivent encore une fois être saisies c o m m e les deux
aspects d'un m ê m e processus.
L a psychologie cognitive et l'épistémologie génétique ont posé sur des
bases nouvelles le problème de l'unité psychologique de l'espèce humaine.
Les résultats les plus surprenants concernent Y état zéro, à tort retenu c o m m e
une tabula rasa par une tradition qui remonte à Locke. Dès la naissance, il
semble que tout individu de l'espèce humaine est « équipé » defiltresperceptifs
assez raffinés, d'aptitudes à la reconnaissance des formes et des sons, de
facultés anticipatrices sur le comportement des objets et des personnes. L a
richesse des structures innées et le poids de l'acquis se révèlent proportionnels,
et n o n pas antagonistes, c o m m e le soulignent le psychologue Jacques Mehler
(1974)23 e t l'anthropologue D a n Sperber (1974)24. L a découverte d ' u n « état
zéro » très complexe et hautement organisé explique la richesse des compor-
tements acquis et le haut degré d'organisation cognitive des états qui lui
succèdent au cours de la croissance et de la maturation. M ê m e si l'on prétend
avoir « mesuré » l'aptitude cognitive de manière chiffrée (le quotient intel-
lectuel), il n'y a aucune raison de prétendre assigner à cette aptitude u n pour-
centage (pouvant aller jusqu'à 80 % pour certains psychologues) qui incomberait
à l'hérédité génétique et d'en conclure que le reste (disons 20 %) relève de
l'influence du milieu (par exemple l'éducation). Il faudrait plutôt transformer
radicalement cette approche de manière à montrer que l'inné et l'acquis se
développent conjointement. Ces dernières années, o n a mis en évidence que la
plupart des aptitudes cognitives présentent, avec la croissance et la maturation
de l'individu, une courbe en U ; c'est le cas du langage, de la résolution des
« Homo » : unité et diversité bioculturelles 205

problèmes logiques simples et m ê m e de la mémoire (aussi paradoxal que cela


puisse paraître). L'enfant est capable, entre deux et quatre ans, de perfor-
mances plus élevées qu'à cinq ou six ans, performances qui ensuite augmentent
à nouveau pour atteindre u n plateau à la puberté o u à l'âge adulte (J. Mehler,
S. Strauss, T . Bever, 197726). Ces courbes de croissance en U sont reparables
chez les adultes eux-mêmes; il faut « désapprendre » pour réapprendre mieux.
Ces quelques considérations permettent déjà de placer dans u n tout autre
contexte la controverse, suscitée par le rapport Jensen (A. Jensen, 196926)
sur les differences raciales en matière de quotient intellectuel.
N o u s n'entrerons pas ici dans les détails, vu le nombre des articles et des
ouvrages critiques de synthèse écrits sur le sujet. (J. C . Loehlin, G . Lindzey,
J. Spuhler, 1975"). C e qui nous importe, c'est de souligner la multitude des facteurs
qui interviennent dans cette question, ainsi que les précautions à prendre avant
d'en aborder ne serait-ce que les aspects les plus élémentaires. Tout d'abord,
il est illégitime d'assimiler la notion statique d'héritabilité à la conception
courante et intuitive d'une stricte détermination par les gènes (A. Jacquard,
197728). Par des calculs purement formels, o n peut, en effet, aisément faire
apparaître certaines habitudes vestimentaires variables selon les pays c o m m e
étant des caractéristiques à haut coefficient d'héritabilité. Entre la notion c o m -
m u n e d'héritabilité et sa définition mathématique, il n'y a pas plus de recou-
vrement qu'entre le concept ordinaire de travail et sa mesure en kilogrammètres
ou en kilowatts-heures. Par surcroît, les calculs montrent qu'un même trait
statistique est plus heritable dans u n groupe que dans u n autre, ce qui démontre
que la définition statistique de l'héritabilité a peu de rapport avec notre
intuition n o n scientifique d u phénomène. Ces deux aspects ont pourtant été
constamment confondus dans cette controverse. Les tests dits « d'intelli-
gence » ont été créés pour évaluer la variabilité individuelle de certaines
performances logiques. Leur extrapolation pour mesurer la variation des
moyennes relatives à l'échelle des populations prises dans leur ensemble n'a
aucune légitimité méthodologique. D e plus, il faut rappeler qu'un génotype
ne dicte jamais u n phénotype mais u n éventail de génotypes possibles (l'enve-
loppe génétique) parmi lesquels, par les interactions de chaque organisme avec
un environnement donné, le phénotype effectif d'individu est construit. Les
rapports entre la variabilité d ' u n trait particulier et la variété phénotypique
globale ne sont pas encore, de nos jours, très bien connus, mais o n sait qu'il
n'y a pas de lois simples et linéaires. L e généticien moléculaire E . Zuckerkandl
(1977)29 a créé les concepts de « nœuds de contrôle » et de fuga (functional unit
of gene action) et a montré que les interactions entre nœuds de contrôle agissant
sur chaque unité génétique fonctionnelle peuvent être très complexes. Il y a
des couches (shells) de nœuds de contrôle plus ou moins périphériques, plus
ou moins stables, qui sont toutes assujetties aux variations aléatoires d u
génome et de l'environnement. L a variabilité des phénotypes est rattachée par
des relations complexes aux variations des gènes et des milieux. U n trait
phénotypique mal défini mais sûrement polygénique c o m m e l'intelligence se
prête mal à des évaluations quantitatives fondées sur des données peu h o m o -
206 Massimo Piattelli-Palmarini

gènes. Il serait vraiment étonnant que des différences génétiques moyennes


liées à des pressions sélectives aient p u s'instaurer entre groupes humains à
propos de traits cognitifs aussi subtils que l'ensemble des facultés sous-tendues
par la notion d'intelligence, dont le quotient intellectuel est une mesure assez
partielle. O n a vu plus haut que des variables environnementales « massives »
(la pression atmosphérique, la sécheresse o u les températures extrêmes) sur
une durée beaucoup plus longue n'ont pas réussi à opérer de sélections géné-
tiques sur des traits physiologiques d'adaptation, pourtant en prise directe
avec ces sollicitations. Les articulations subtiles entre variété, variation et
variabilité ont été ignorées o u sous-estimées au cours de ce débat. L a variabilité
des quotients intellectuels individuels à l'intérieur de chaque groupe ethnique
est beaucoup plus grande que la variabilité entre les moyennes des différents
groupes (voir, ci-dessus, « Espèce, race, individu : l'approche statistique »).
Par exemple, l'écart entre les communautés blanche et noire des États-Unis
serait de quinze points en moyenne, différence minime par rapport aux champs
de variation observés entre les minima et les m a x i m a de chaque échantillon
statistique. L a pointe des plus hauts quotients intellectuels de chaque groupe
dépasse toujours la moyenne de tous les autres groupes. Sur cela, Jensen
(1969)30, Herrnstein (1971)31 et Eysenck (1971)32, eux-mêmes tenants des
positions les plus innéistes, sont parfaitement d'accord. L e problème n'est pas
d'évaluer par u n pourcentage (peu importe qu'il soit de 20 % o u de 80 %) le
degré d'héritabilité de l'intelligence. C e qui importe, c'est de comprendre, au
sein des communautés et pour u n individu donné, les articulations complexes
entre contraintes cognitives c o m m u n e s à l'espèce, schémas culturels, facteurs
extracognitifs et dynamique de maturation intellectuelle. Il faudrait au moins
s'assurer que chaque individu testé est, par rapport à la tâche assignée, dans
la même phase de la courbe en U. Il ne fait pas de doute qu'il y a une composante
biologique, partiellement déterminée par le génotype, à la base des aptitudes
mentales de chaque individu, mais vouloir exprimer par u n chiffre cette c o m p o -
sante est aussi absurde que de se demander quels seraient les rôles respectifs
de la hauteur, de la base et de la surface d ' u n rectangle, et de vouloir les
représenter par u n pourcentage. D a n s le cas qui nous intéresse, le phénotype
est le « produit » d ' u n génotype et d ' u n milieu, et ce, par tout u n système
d'opérations beaucoup plus complexe qu'une simple multiplication.
L e débat engagé sur les différences raciales relatives à l'intelligence et
sur leurs origines a révélé combien le réductionnisme est dangereux et combien
les présupposés épistémologiques (que la croissance intellectuelle soit une
droite ascendante, que l'inné et l'acquis soient en proportion inverse, que la
définition statistique représente une « réalité » sous-jacente, etc.) sont indis-
sociables des méthodes de mesure et des explications fournies. L a science de
l ' h o m m e ne doit jamais oublier quelle idée de l ' h o m m e elle sous-tend et de
quels présupposés idéologiques elle se nourrit.
Interdisciplinarité et transdisciplinarité 207

Conclusion
N o u s voyons, ainsi, que les approches génétiques neuropsychologiques, écolo-
giques, socioculturelles, sociohistoriques convergent pour étoffer et enrichir
à la fois l'idée de l'unité et celle de la diversité humaines. L'unité de l'espèce
est fondamentale. Et, si la « diaspora » humaine ne l'a pas entamée, la plané-
tarisation l'aurait m ê m e renforcée, alors que la diversification culturelle a,
paradoxalement, contribué à la sauvegarder. L a diversité se manifeste au
niveau des individus, des races, des ethnies, des cultures, des sociétés. Contrai-
rement à l'opinion répandue, l'extrême diversité génétique se manifeste au
niveau des individus humains, et particulièrement dans leurs caractères psycho-
affectifs, et cela, m ê m e lorsqu'il s'agit d'individus appartenant à u n isolât très
restreint et qui s'est longtemps replié sur lui-même. L a race est u n concept
macroscopique reposant sur quelques traits moyens grossièrement définis, dont
les fondements sont aisément démentis par la vision microscopique et statis-
tique des diversités humaines. L a race est l'ombre d ' u n nuage complexe
projetée sur u n plan arbitrairement choisi.
L'ethnie, elle, est u n complexe bioculturel dans lequel, à la limite,
l'identité propre au groupe se fonde non pas sur des spécificités biologiques
significatives, mais sur la langue, la culture, le territoire, l'organisation sociale,
la « communauté de destin » {Schicksalgemeinschaft). L'État d'abord, puis la
nation, unités plus récentes de l'organisation sociale, fondent leur originalité
et leur spécificité sur une représentation socioculturelle et une réalité terri-
toriale. L'identité nationale est vécue toutefois de façon pseudo-biologique :
les nationaux se considèrent c o m m e les « enfants » d'une m ê m e mère patrie.
L'identité biologique est métaphorique et d'autant plus prégnante qu'elle
échappe à la vérification. L'internationalisation et la planétarisation tech-
niques ont désormais réévalué, de façon plus large, l'identité de l'espèce. L a
Terre est devenue elle-même une boucle bioculturelle {spaceship earth). Les
rapports entre unité et diversité ont changé; il y a aujourd'hui u n combat à
mener pour la sauvegarde des diversités ethnoculturelles, menacées d'anéantis-
sement. Pour nous, il ne s'agit pas de livrer ce combat contre l'unité de
l ' h o m m e , mais pour la reconnaissance idéologique, politique et scientifique d u
caractère indissociable de l'unité et de la diversité de l'espèce humaine. Il
faut construire l'unité par la diversité, saisir la diversité par l'effort unitaire
des sciences qui étudient l ' h o m m e .

Deuxième section
Interdisciplinarité et transdisciplinarité

O n ne peut espérer progresser dans l'analyse d u problème de Punité/diversité


de l ' h o m m e , tel qu'on vient de l'exposer, qu'en faisant appel à des disciplines
très diverses, les unes relevant de la biologie ( c o m m e la primatologie,
208 Edgar Morin

l'anthropologie biologique, la génétique et la génétique des populations, la


biochimie, l'écologie), les autres des sciences humaines ( c o m m e l'anthropologie
culturelle, la psychologie, l'histoire, la sociologie).
Mais il serait tout à fait insuffisant de se contenter de convoquer ces
disciplines autour d'une table ronde. C e qui nous intéresse ici relève non pas
de la juxtaposition de « facteurs » isolés, chacun réparti dans une discipline,
mais de leurs interactions au sein d'un système global, Homo constitué préci-
sément par ces interactions elles-mêmes. C'est ce que nous démontre le
problème de l'hominisation. Qu'est-ce que l'hominisation sinon le jeu organisa-
teur et constructif entre processus anatomiques (la station droite, le bipédisme,
le développement de la main, la restructuration d u cerveau), génétiques (les
réorganisations chromosomiques, ontogénétiques, le ralentissement et la pro-
longation de la période de l'enfance), écologiques (les modifications clima-
tiques qui font reculer la forêt au profit de la savane), technologiques (la
constitution et le développement d'un outillage), sociologiques (le dévelop-
pement de la coopération pendant la chasse, la formation du langage à double
articulation et de son support phonétique, la constitution de la culture, les
règles d'organisation d u pouvoir, de la répartition de la nourriture, des
femmes), etc.? U n de ces facteurs aurait-il la prépondérance sur tous les
autres? Les différents points de vue disciplinaires seraient-ils subordonnés
à une discipline maîtresse ? E n fait, il ne s'agit ni de subordonner ni de réduire un
« facteur » aux autres : ce qui prime, c'est l'interdépendance de tous ces fac-
teurs, c'est-à-dire l'organisation dynamique des interactions qui constituent le
phénomène total de l'espèce Homo.
C e problème n'est pas seulement limité à la période passée de l'homi-
nisation, où sont apparues à la fois l'espèce Homo sapiens, la culture, la société
dite « archaïque », la technique et la magie; à vrai dire, ce problème est
permanent : le jeu dialectique bioanthroposociologique, pris dans sa totalité,
se réalise à chaque instant. Chaque enfant qui naît revit, à sa façon, la
symbiose entre nature et culture, entre animalité et humanité, c'est-à-dire le
processus d'interactions génétiques/ontogénétiques/écologiques/technologiques/
sociales/culturelles. D a n s chaque parole, chaque pensée, chaque mastication,
chaque désir, chaque copulation se manifeste une réalité systémique composée
par ces interactions, et chaque phénomène, chaque m o m e n t de cette réalité,
présente un aspect à la fois psychologique, culturel, social, physique, chimique,
biologique... C o m m e n t donc appréhender le problème clé : à quoi attribuer
l'organisation de ces interactions et qu'organisent-elles?
L'interdisciplinarité peut, dans ce domaine, tout au plus établir des
relations « diplomatiques » entre les parties (détermination des frontières et
des zones franches, constitution d'un code de communication) et ouvrir l'esprit
sur les autres points de vue, mais elle ne peut concevoir le système dans son
ensemble ni m ê m e son organisation. C e n'est pas la juxtaposition, c'est l'orga-
nisation des points de vue partiels des différentes disciplines qui permet de
concevoir l'unité complexe du phénomène, que nous appellerons imité complexe
organisée.
Interdisciplinarité et transcüsciplinarité 209

Le système d'ensemble Homo est, dès le départ, mutilé et désarticulé : la


biologie se réfère à u n organisme (système homéostatique d'échanges) et à
l'espèce (système de reproduction invariant), alors que les sciences de l ' h o m m e
l'envisagent plutôt c o m m e u n esprit (psychologie) et u n atome social. N o n
seulement l'espèce, renvoyée à la biologie, est disjointe de la société (relevant
d'une sociologie close, alors que le phénomène social est très répandu chez
les insectes, les poissons, les oiseaux, les mammifères), mais l'individu dissocié
entre organisme (biologie) et esprit (psychologie) perd sa réalité d'individu.
O r le système Homo est une réalité « trinitaire » dont les termes sont indisso-
ciables parce qu'ils sont interdépendants :
Individu -<ç— —7- Espèce

Société

L e problème central est donc bien celui de l'organisation qui apparaît


et se développe à partir de l'interaction de ces trois termes, et qui constitue un
système ou une unité complexe : c'est ce système « trinitaire » qu'il nous faut
appeler h o m m e , et non pas tel aspect partiel (l'individu, l'espèce, la société).
L ' h o m m e , être bioculturel par nature, ne se définit pas alternativement par
référence corporelle ou par référence culturelle; il se définit de façon « totale »,
c'est-à-dire biopsychosociale.

Pour une théorie de l'auto-organisation


Le problème de l'organisation d u système Homo (espèce/société/individu)
renvoie à une problématique de l'auto-organisation, qui elle-même se réfère à
une double problématique : d'une part, celle de l'organisation; d'autre part,
celle de Y autos — o u phénomène d'autoréférence —, qui caractérise tout ce
qui est vivant et, naturellement, tout ce qui est anthroposocial.
L'organisation est le phénomène majeur de notre univers {phusis), au
sens o ù elle est le caractère essentiel aussi bien de l'atome et de l'étoile que de
l'être vivant et de la société. Est-il possible de dégager des caractères fonda-
mentaux propres à toute organisation sans pour cela verser dans la banalité ?
Autrement dit, ce qui différencie l'atome du soleil, le soleil de l'être biologique,
l'être biologique de l'être social n'est-il pas plus important que le caractère
général d'organisation qui leur est c o m m u n ? Ici, nous retrouvons le paradigme
de disjonction qui oppose unité à diversité et qui implique que l'on choisisse
l'un des deux termes au détriment de l'autre. Mais, si nous nous situons dans
une autre logique principielle, alors nous pouvons élaborer une théorie fonda-
mentale susceptible d'engendrer et de développer des types d'organisation
extrêmement divers; l'unité d'une théorie de l'organisation ne doit donc pas
reposer sur une théorie réductionniste, mais fondatrice.
210 Edgar Morin

C o m m e n t définir la problématique de l'organisation? Différentes sciences


l'ont déjà quelque peu esquissé grâce au concept de structure, qui, en quelque
sorte, incorpore l'invariant propre à une organisation (règles d'assemblage et
de transformation). Mais, bien que nécessaire, le concept de structure est
insuffisant : il ignore les processus constitutifs d'un tout ou système, dont l'intel-
ligibilité ne peut être réduite à la structure. Il faut toujours concevoir la
structure d'une organisation et l'organisation d ' u n système, système qui
constitue o u qui produit de l'être et de l'existence, c o m m e c'est le cas pour
tout système, n o n seulement vivant, mais aussi physique.
U n tel « organisationnisme » est le seul m o y e n de dépasser l'optique dis-
ciplinaire (qui, dans la conception interdisciplinaire, au lieu d'être dépassée,
c'est-à-dire intégrée dans u n ensemble organisateur plus riche, est statufiée à
l'intérieur de ses limites). Il faut cependant remarquer que ce processus n'en
est qu'au stade de gestation.
Toutefois, la théorie des systèmes et la cybernétique peuvent être consi-
dérées c o m m e les esquisses d'une telle théorie de l'organisation. Cela nous
renvoie à des problèmes complexes qu'il ne peut être question de développer
dans cet essai, mais que nous avons traités ailleurs (Morin, 197733) et que nous
pouvons au moins exposer brièvement.
Tout d'abord, il faut garder à l'esprit que, c o m m e toute grande théorie,
la théorie des systèmes et la cybernétique se développent selon deux perspectives
antagonistes : d'une part, elles développent u n e idée originale jusque-là
occultée par les théories précédentes, et ainsi apportent à la connaissance une
complexité supplémentaire; d'autre part, elles substituent à d'anciennes
simplifications une nouvelle simplification et, éventuellement, occultent l'apport
des théories précédentes. Par exemple, en u n sens, ces nouvelles théories
mettent en évidence l'unité complexe organisée que constitue u n système
(théorie des systèmes) ainsi que le caractère original d'une organisation
communicationnelle (cybernétique). Mais, en u n autre sens, négatif celui-là,
la théorie des systèmes réduit le divers et le concret au concept formel de
système, et la cybernétique a tendance à faire de la notion d'information u n
maître m o t passe-partout, c o m m e furent, aux siècles précédents, les notions de
matière et d'énergie. Aussi convient-il d'intégrer ces deux théories en conservant
un esprit critique, notamment en développant l'organisationnisme, qui en
constitue le fondement. E n effet, l'intérêt essentiel de la cybernétique wiené-
rienne (N. Wiener, 194934) fut d'élaborer la première science physique ayant
pour objet non pas une substance, matière, forme, non pas des lois générales
concernant des corps, mais l'organisation en tant que telle. L a théorie des
systèmes, elle, constitue le premier effort visant à considérer la réalité phéno-
ménale d'un tout organisé, à savoir le système. Mais ni la théorie des systèmes
ni la cybernétique ne sont l'outil théorique adéquat pour traduire la réalité
extrêmement complexe et de la vie et de la réalité anthroposociale.
D a n s la pratique, la cybernétique et la théorie des systèmes ont déjà
envahi, souterrainement ou ouvertement, la biologie moderne, et partiellement
la théorie sociologique, en y apportant une certaine complexité, mais aussi,
Interdisciplinarité et transdisciplinarité 211

de par leur caractère limité o u fermé, elles y ont introduit de la limitation, voire
de l'obstruction.
Ainsi la cybernétique fournit defacto l'armature organisationnelle de la
biologie moléculaire et de la génétique puisque la cellule est désormais consi-
dérée c o m m e une « machine » régulée (homéostasie) de nature informationnelle-
communicationnelle (l'information, concentrée et codée dans les gènes,
circule de I ' A D N aux protéines via I ' A R N en ordonnant et en contrôlant les
activités). D e m ê m e , la biologie moderne est devenue systématique à partir d u
m o m e n t o ù elle s'est fondée fort justement sur l'idée qu'il n'y a pas, c o m m e
disait Jacob M o n o d (1967)35, de « matière vivante » (tous les matériaux et les
processus pris isolément relevant des lois et des principes de la physico-chimie),
mais des « systèmes vivants ». D e plus, la théorie d u « système ouvert »,
formulée par von Bertalanffy (1957)36 en termes organisationnels et développée
mathématiquement par Prigogine, Glandsdorff (1971)37 et Eigen (1971)38,
apporte une armature organisationnelle fort utile pour concevoir l'organi-
sation d u vivant, qui nécessite des échanges énergétiques/matériels infor-
mationnels avec l'environnement pour naître, se développer, donc survivre.
Mais, à elles seules, si nécessaires qu'elles soient, la théorie des systèmes
et la cybernétique sont insuffisantes à rendre compte de l'originalité propre
de l'organisation vivante et, a fortiori, de l'originalité anthroposociale : n o n
seulement elles ne sont pas assez complexes, mais surtout elles considèrent la
« machine » vivante sur le modèle de la machine artificielle et, par là, ignorent
cette caractéristique spécifique et essentielle, étrangère à tout automate arti-
ficiel, à savoir l'auto-organisation.
C'est donc autour d u concept d'autos que réside la clé de l'organisation
vivante, donc anthroposociale. C e concept reste encore très obscur. Bien que
central, ce phénomène est demeuré quasi invisible parce que notre savoir ne
disposait d'aucun principe capable de le concevoir. Toutefois, à l'heure
actuelle, des recherches d'avant-garde dans ce domaine tentent d'élucider les
notions d'autoréférence et de récursivité organisationnelles (von Foerster,
197439. G Günther, 1962»; U . Maturana, 1971 41 ; U . Maturana et F . Várela,
197242). Il conviendrait d'élucider la notion de soi (Morin, 197743), qui précède
la notion d'autos (production de soi, réorganisation permanente). C'est par
le développement d'une telle infrastructure théorique que pourrait enfin être
introduit, dans la science, le concept qui en fut chassé il y a trois siècles, à
savoir le sujet, qui est une catégorie capitale n o n seulement pour concevoir
l'individu, mais pour concevoir toute individualité vivante.
D a n s cette voie, il s'agirait d'élaborer, d u moins essayer, une théorie de
l'auto-organisation dont les théories génétique, organismique, sociologique
constitueraient autant de développements différenciés et spécifiques.
Il n'est donc pas question ici de partir de la transdisciplinarité c o m m e
s'il s'agissait d'un domaine déjà établi. Seule 1' « interdisciplinarité » forme u n
c h a m p constitué, o u aisément constituable puisqu'elle conduit à des négo-
ciations « diplomatiques » avec ce qui coexiste déjà dans u n cadre clos. E n
revanche, la transdisciplinarité ne peut construire son propre c h a m p d'investi-
212 Edgar Morin

gation qu'une fois qu'une problématique et une théorie de l'auto-organisation


ont été définies. O n ne peut donc prendre la transdisciplinarité pour point de
départ. Celle-ci ne peut être qu'une des facettes d u but à atteindre. Le chemin
est d'autant plus difficile (et sera donc d'autant plus long) que l'organisation
et Y autos nécessitent non seulement une élaboration théorique, mais aussi une
réforme paradigmatique concernant les principes d u raisonnement. Il faut non
seulement cesser d'opposer l'un au divers, l'un au complexe (tout système est
d'abord une unité complexé), mais encore le désordre à l'organisation. D e
von N e u m a n n (1974 et 1948)*4 à Prigogine (1971)45 et à Atlan (1972)46, une des
grandes conquêtes de la pensée scientifique se manifeste par la rupture paradig-
matique avec les principes qui opposent, dissocient ou, au mieux, superposent
( c o m m e la statistique) ordre et désordre. Les systèmes disposant d'une organi-
sation active, donc les systèmes vivants, sont des systèmes dont le travail, qui
entraîne une désorganisation (accroissement d'entropie), engendre en m ê m e
temps une réorganisation permanente. E n outre, plus les systèmes vivants o u
anthroposociaux sont complexes, plus grande est non seulement leur tolérance
au désordre, mais leur utilisation heuristique d u désordre au service d u
développement de leur organisation. Ici, les notions de liberté et de choix
sont inséparables de celle de désordre; aussi peuvent-elles, de ce fait, relever de
l'explication scientifique, et non plus renvoyer à la métaphysique.
Autrement dit, une théorie complexe de l'auto-organisation, qui inclut
déjà l'idée de sujet et celle de désordre, peut donc servir à fonder et à enraciner
la conception de Punité/diversité de l ' h o m m e telle que nous l'avons définie.
Ici encore, une réforme paradigmatique est nécessaire. Donner une base
théorique auto-organisationnelle à la réalité anthroposociale ne signifie pas
qu'on identifie celle-ci à celle-là. C o m m e je l'ai déjà dit, cette base théorique
n'est qu'un m o y e n de fonder et d'enraciner, non de réduire. Le progrès doit se
faire par complexification, et non, c o m m e o n l'a cru dogmatiquement, par
réduction d u complexe au simple, synonyme de dénaturation et de muti-
lation. Il s'agit donc d'enraciner la théorie anthroposociale dans une théorie
physicobiologique de l'auto-organisation, à condition que la théorie de l'auto-
organisation anthroposociale déploie une autonomie relative et une irréduc-
tibilité absolue.
Enfin, last but not least, il ne faut pas oublier que toute théorie portant
sur u n objet extérieur, physique, biologique et, bien entendu, social, ne peut
être conçue c o m m e n'en étant que le simple reflet, m ê m e si des observations
concordantes révèlent des constances o u invariances dans le phénomène. Il
est toujours nécessaire de considérer toute connaissance, m ê m e physique o u
biologique, dans son enracinement anthroposocial. L a connaissance de
l'objet, m ê m e le plus physique, ne saurait être dissociée d'un sujet connaissant
enraciné dans une culture, une société, une histoire.
Or, dans le cas présent, le rapport existant entre le sujet et l'objet est tout
à fait particulier puisque l'objet (l'homme) est également sujet et que le sujet
qui reconnaît en autrui u n h o m m e se définit simultanément lui-même c o m m e
h o m m e . L a catégorisation du concept h o m m e ne saurait donc s'effectuer d'après
Interdisciplinarité et transdisciplinarité 213

le modèle selon lequel u n individu-objet particulier, disposant d'un certain


nombre de caractères propres à u n genre, se trouverait ipso facto intégré dans
ce genre. Autrement dit, le concept d'appartenance à l'espèce humaine ne peut
être réduit au résultat d'une opération extensionnelle (par enumeration et
abstraction) ou « intentionnelle » (par définition et recouvrement d'attributs).
Elle est aussi une opération autoréférente où le concepteur se reconnaît h o m m e
en m ê m e temps qu'il reconnaît autrui c o m m e h o m m e et, par là, lui attribue sa
propre « conscience humaine ». C e qui explique d u reste que, à chaque clivage
ou divergence avec autrui, dans les combats et les affrontements, l'individu a
spontanément tendance à briser l'appartenance c o m m u n e , à priver l'autre de
sa conscience morale, à le rejeter, symboliquement ou légalement, hors de
l'humanité. Connaissance (reconnaissance) de l ' h o m m e et politique de l ' h o m m e
se trouvent ainsi étroitement liées. N o u s revenons donc à notre réflexion de
départ : l'impossibilité de constituer une science de l ' h o m m e qui soit isolée d u
sujet qui la conçoit et par conséquent isolée des aspects sociaux, éthiques,
politiques. Endosser la blouse d u savant, assumer l'objectivité de l'obser-
vateur, adopter la logique d u théoricien, en u n m o t , faire de la science, ne doit
plus impliquer l'élimination d u sujet ni de la société.

Conclusion
L'unité de l ' h o m m e pourrait être seulement établie à partir des invariants
génétiques, donc anatomiques et physiologiques, mais aussi comportementaux
et sociaux qui se retrouvent dans tous les individus appartenant à l'espèce
Homo. Toutefois, ces « universaux » ne nous donneraient qu'une vision unidi-
mensionnelle et réifiée de l'unité de l ' h o m m e . L e propre de l'organisation d u
système Homo (espèce/société/individu) est qu'elle peut générer, de par ses
caractéristiques fondamentales, donc « invariantes », de très grandes variétés
de comportements, de stratégies, de relations sociales. L'idée d'universaux n'a
de sens et d'intérêt que lorsque l'invariance est associée à la variance, dans une
relation de type génératif/phénoménal o u de compétence/performance, et
qu'elle est reliée à l'idée de système/organisation. 7/ n'y a pas d'essence de
Vhomme. Il y a u n système Homo multidimensionnel résultant d'interactions
organisationnelles présentant des caractères très divers. C e système/organisation
n'est pas biologique au sens classique et limité d u terme, il est bioculturel
puisque, nous l'avons vu, Homo se définit par la relation indissociable et
interactive nature/culture. Il est stupéfiant qu'on ait voulu séparer ce couple
inséparable, que les uns aient occulté l ' h o m m e biologique et les autres
l ' h o m m e socioculturel. Si l'autonomie de l'anthroposociologie (ainsi dési-
gnons-nous l'ensemble des sciences de l'homme) doit être mise en évidence,
elle doit l'être par u n m ê m e mouvement, et en m ê m e temps, par et dans son
interdépendance avec les sciences de la nature.
Enfin, contrairement à l'ancien idéal naïf de l'humanisme, il ne s'agit plus
d'utiliser le concept h o m m e c o m m e concept explicatif; au contraire, pour toute
science de l ' h o m m e , c'est le concept à expliquer.
214 Edgar Morin

C o m m e n t expliquer le concept d ' h o m m e ? L e premier combat à livrer,


et qui est fondamental, se situe non pas au niveau d u concept lui-même, mais
au niveau de son infrastructure organisationnelle, c'est-à-dire de l'élucidation
et du développement d'une théorie de l'organisation, d'une conception reliant
entre eux, de façon complexe, ordre, désordre et organisation des principes
fondamentaux d'explication où l'on cesserait d'isoler, de disjoindre, d'opposer
non seulement ordre et désordre, organisation et désordre, mais aussi l'un
et le divers, l'anthropologique, le biologique, le physique, et enfin l'objet
et le sujet.

Notes

1. U n e telle « reconnaissance » spontanée est du reste beaucoup moins étonnante que celle
qui fait qu'un teckel est un doberman, un Yorkshire et un molosse sentent que chacun
appartient à la m ê m e espèce canine.
2. A . R . Jensen, « H o w m u c h can w e boost I. Q . and scholastic achievement? », Harvard
educational review, vol. X X X K , p. 1-123, 1969.
3. H . J. Eysenck, Race, intelligence and education, Londres, Temple Smith, 1971.
4. E . Boesinger et T . Dobzhansky, Essais sur l'évolution, chap. V I , Paris, Masson, 1968.
5. E . Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1973.
6. S. Moscovici, La société contre nature, Paris, Union générale d'éditions, 1972.
7. J. Ruffié, « L e mutant humain », dans : L'unité de l'homme, Paris, Seuil, 1974. De la
biologie à la culture, Paris, Flammarion, 1976.
8. J. Z . Young, An introduction to the study of man, Oxford, Clarendon Press, 1971.
9. T . Dobzhansky, L'homme en évolution, Paris, Flammarion, 1966.
10. L . L . Cavalli-Sforza, J. V . Neel, M . Godelier, A . Siccardi et al., « Société, culture et
génotype », dans : Rapport d'activité, Centre Royaumont pour une science de l'homme,
Paris, 1975.
H . A . Jacquard, « Distances généalogiques et distances génétiques », Cahiers d'anthropologie
et d'écologie humaine, n° 1, Paris, Hermann, 1973.
12. C . H . Waddington, The strategy of the genes, Londres, Allen and U n w i n , 1957.
13. E . Le R o y Ladurie, « Homme-animal, nature-culture, les problèmes de l'équilibre démo-
graphique », dans : L'unité de l'homme, Paris, Seuil, 1974 ; Le territoire de l'historien
Paris, Gallimard, 1975.
14. M . Livi-Bacci, « U n a disciplina in rápido sviluppo : la demografía storica », Quaderni
storici, vol. X V n , 1971.
15. A . Burguière, « H problema storico délia demografía », dans : Annuario délia scienza
e délia técnica, Milan, Mondadori, 1975.
16. V . C . Wynne-Edwards, Animal dispersion in relation to social behaviour, Edimbour
Londres, Oliver and Boyd, 1962.
17. M . Lerner, Genetic homeostasis, N e w York, Wiley, 1954.
18. E . Le R o y Ladurie, « U n concetto : l'unificazione micróbica del m o n d o », Annuario
délia scienza e délia técnica, Milan, Mondadori, 1975.
19. A . E . Garrod, Inborn errors of metabolism, Londres, Frowde, Hodder and Stoughton,
1909.
20. R . S. Spielman, E . C . Migliazza et J. V . Neel, « Linguistic and genetic differences
among Y a n o m a m a language areas », Science, n° 184, p. 637-664, 1974.
21. Voir notes 9, 10, 11 et 12.
22. Ibid.
23. J. Mehler, « Connaître par désapprentissage », dans : L'unité de l'homme, Paris, Seuil,
1974.
Interdisciplinarité et transdisciplinarité 215

24. D . Sperber, « Contre certains a priori anthropologiques », dans : L'unité de l'homme,


Paris, Seuil, 1974.
25. J. Mehler, S . Strauss et T . Bever (dir. publ.), Dips and drops in learning, 1977.
26. Voir notes 2 et 3.
27. J. C . Loehlin, G . Lindzey et J. N . Spuhler, Races differences in intelligence, San Francisco,
W . H . Freeman, 1975.
28. A . Jacquard, « L e concept d'héritabilité des caractères », texte présenté au cours d'un
colloque sur « le fait féminin », organisé par le Centre Royaumont pour une science
de l ' h o m m e , Paris, Fayard, 1977.
29. E . Zuckerkandl, « The structure of the system of gene regulation as a source of evol-
utionary directionality », Biomolecular evolution, Actes de la table ronde Roussel-
Uclaf, 1977.
30. Voir note 2 .
31. R . J. Herrnstein, « I . Q . », The Atlantic, p . 43-64, sept. 1971.
32. Voir note 3.
33. E . Morin, La méthode, Paris, Seuil, 1977.
34. N . Wiener, Cybernetics or control and communication in the animal and the machine,
N e w Y o r k , John Wiley, 1949.
35. J. M o n o d , Leçon inaugurale au Collège de France, 1967.
36. L . von Bertalanffy, General systems theory, N e w Y o r k , G . Braziller, 1957.
37. I. Prigogine et P . Glandsdorff, Structure, stabilité etfluctuations,Paris, Masson, 1971.
38. M . Eigen, « Self-organization of matter and the evolution of biological macromolecules »,
Die Naturwissenschaften, oct. 1971.
39. H . von Foerster, « Notes pour une épistémologie des objets vivants », L'unité de l'homme,
Paris, Seuil, 1974.
40. G . Günther, « Cybernetic ontology and transjunctional operations », dans M . C . Yovits,
S. Camerson (dir. pub.), dans : Self-organizing systems, Elmsford, Pergamon Press,
1962.
41. H . Maturana, « Stratégies cognitives », dans : L'unité de l'homme, Paris, Seuil, 1974.
42. H . Maturana et F . Várela, « Autopoyesis », dactyloscript, Santiago, Université du Chili,
Faculté des sciences, 1972.
43. E . Morin, La méthode, Paris, Seuil, 1977.
44. J. von N e u m a n n et O . Morgenstern, Theory of games and economic behavior, Princeton,
Princeton University Press, 1947; J. von N e u m a n n , « The general and logical theory of
automata », dans : Cerebral mechanisms in behavior (the Hixon Symposium), N e w
Y o r k , Wiley, 1948.
45. I. Prigogine et P . Glandsdorff, Structure, stabilité etfluctuations,Paris, Masson, 1971.
46. H . Atlan, L'organisation biologique et la théorie de l'information, Paris, H e r m a n n , 1972.
Deuxième partie

Champs d'étude
Chapitre VII

L a culture
D a y a Krishna

L e concept de discipline présuppose u n domaine différencié, avec ses lois spéci-


fiques, différentes de celles qui sont supposées s'appliquer dans d'autres
domaines. L a démarcation entre les domaines soulève toujours, d'une part, le
problème des critères qui pourraient les définir de manière immanente et,
d'autre part, celui des cas limites ambigus, qu'on ne peut classer exclusivement
ici plutôt que là. L e domaine d'étude interdisciplinaire serait donc, par défi-
nition, celui qui n o n seulement présenterait des caractéristiques rebelles à
toute appréhension purement monodisciplinaire, mais qui, par sa nature m ê m e ,
ferait intervenir des catégories qui transcendent les disciplines et qui sont
également, par construction, inapplicables à l'un quelconque de ces domaines
considérés isolément. Mais, si ces catégories sont inapplicables à u n domaine
déterminé, c o m m e n t peut-on dire qu'elles le transcendent ? Et, si cette matière
n'est pas intelligible au m o y e n des concepts o u des catégories appartenant à
u n domaine particulier, o n pourrait se demander s'il ne faudrait pas la traiter
c o m m e u n no man's land subsistant entre les frontières bien définies de diffé-
rentes disciplines, et sur lequel chacune essaie d'empiéter ouvertement o u
subrepticement, o u qui est lui-même enclos et érigé en territoire séparé avec
ses propres concepts, catégories et méthodes d'étude.
Ainsi le domaine dit « d'étude interdisciplinaire » serait soit celui que se
disputent différentes disciplines et qu'aucune d'entre elles, cependant, n ' a été
capable de défendre avec succès contre l'emprise des autres, soit celui pour
lequel o n n ' a pas encore p u élaborer l'ensemble distinctif de concepts, de
catégories et de méthodes d'étude qui l'érigerait en discipline au plein sens d u
terme. Cela n'est cependant qu'un aspect de la question et n'aboutit donc qu'à
une vérité partielle. Tout repose sur l'hypothèse que lesdites disciplines sont
immobiles et éternelles, et qu'il n ' y a problème que pour les secteurs qui,
pour u n e raison o u une autre, ne font pas encore l'objet d'une discipline
220 Daya Krishna

d'étude séparée. Mais c'est tout simplement faux. Aucune discipline ne se


maintient perpétuellement sans changement : elle peut n o n seulement perdre
du terrain à l'égard des autres, mais aussi changer radicalement ses concepts,
catégories et méthodes d'étude, ce qui soulève le point de savoir si cette
discipline est restée la m ê m e , en dehors de son n o m . Cependant, si les diffé-
rentes disciplines sont elles-mêmes de caractère instable et changeant, il en
est de m ê m e de la notion d'interdisciplinarité. Les domaines interdisciplinaires
d'aujourd'hui seront les disciplines de demain et celles que l'on considère
actuellement c o m m e des disciplines bien définies et bien délimitées peuvent
s'assouplir pour devenir à leur tour des domaines d'étude interdisciplinaire.
Ainsi, les deux notions de « discipline » et d' « interdisciplinarité » ne
sont-elles pas seulement dépendantes l'une envers l'autre, mais aussi liées à
une époque donnée. L'évolution des préoccupations humaines est à l'origine de
nouveaux regroupements du c h a m p déjà exploré, et l'expérience toujours renou-
velée donne naissance à de nouvelles entités hybrides qui, pour être comprises,
nécessitent une mise au point simultanée de l'examen de différentes disci-
plines, ainsi que l'élaboration de nouveaux concepts, catégories et méthodes
d'investigation distincts ne s'appliquant qu'à ces matières. L a créativité de
l ' h o m m e pose u n problème perpétuel à la conscience analytique en ce que ses
propres créations lui semblent les plus déconcertantes. L a raison en est que le
produit créé partage ses caractéristiques avec tant d'autres sujets qu'il est tout
à fait impossible de le décrire à l'aide d'un quelconque ensemble univalent de
catégories. Et pourtant, l ' h o m m e vit au milieu de ses propres créations et il est
m ê m e , en réalité, de plus en plus le produit de ce qu'il a créé lui-même. L a
culture est le n o m collectif que nous donnons aux diverses créations de
l ' h o m m e , et ce n'est donc pas seulement le lieu o ù se croisent et se mélangent
différentes disciplines, mais aussi celui o ù leurs concepts et catégories spéci-
fiques se transforment de manière à présenter sous u n jour nouveau la façon
d'envisager leurs domaines d'origine.
Cependant, la culture elle-même n'est pas toute d'une pièce. Étant le
résultat de l'expérience humaine, elle est aussi diverse que l'expérience elle-
m ê m e . Pourtant, quelle que soit l'étendue de sa diversité — et elle est
immense —, tous les produits de l'expérience gardent une chose en c o m m u n :
ils ne prennent leur sens qu'en tant qu'ils correspondent à ce que l ' h o m m e
cherche à réaliser, à ses intentions et à ses desseins. Sans le concept de valeur,
de signification o u de but, pratiquement aucune création humaine ne peut être
suffisamment bien formulée pour être comprise. Mais le premier contraste par
lequel la culture cherche à se différencier et à se définir est aussi à l'origine de
l'ambiguïté fondamentale qui gagne inévitablement, dès le départ, tous les
concepts et les catégories qui s'y rapportent. E n outre, les grands dilemmes
qui conditionnent la compréhension de la culture viennent aussi d u fait que
cette compréhension elle-même se divise et se fragmente en son noyau puis-
qu'elle doit saisir, simultanément ou alternativement, ce qui appartient à la
culture aussi bien que ce qui fait contraste avec elle : le m o n d e de la nature.
C e contraste lui-même est enraciné dans la rupture galiléenne à l'égard de
La culture 221

la conception aristotélicienne de la nature. Cette dernière pose la notion de


« causefinale» au cœur m ê m e de la compréhension de la nature. C e concept
prévaut si largement que l'appeler « aristotélicien » ne fait que souligner la
nature européocentrique de la plupart des écrits historiques, contre laquelle
s'est élevé récemment Satish Chandra 1 , parmi d'autres chercheurs d'origine
asienne o u africaine. L a dichotomie radicale entre nature et culture est prati-
quement inconnue de la plupart des cultures. C o m m e le montre H a n s Kelsen
dans Nature and society2, la compréhension de la nature se modèle avant tout
sur la compréhension de la société et l ' h o m m e est enfinde compte la mesure
de toutes choses, au moins sur le plan intellectuel. L a vision dite « aristotéli-
cienne » se retrouve donc tout autant dans les civilisations classiques de
l'Inde o u de la Chine, o u m ê m e dans les innombrables cultures étudiées par
les anthropologues. C'est, en fait, la compréhension poético-religieuse qui
vient naturellement à l'esprit de l ' h o m m e et fonctionne c o m m e paradigme de
toute compréhension, et il a fallu u n fantastique effort d'abstraction, abou-
tissant à ce qu'on peut appeler la disjonction de la conscience, pour concevoir
la nature c o m m e privée de toute causefinaleet ainsi complètement étrangère
à l ' h o m m e qui vit dans u n m o n d e o ù ne régnent que les causes finales.
Pourtant, m ê m e avant le grand changement apporté par Galilée à notre
compréhension des choses, la diversité des cultures humaines faisait contraste
avec l'unité du m o n d e créé par Dieu. Il est difficile de dire dans quelle mesure
ce contraste est entré dans la conscience de l ' h o m m e civilisé et a modifié sa
compréhension de la nature, d'une part, et de la culture, d'autre part. Mais les
prétentions universalistes de toutes les grandes religions, ainsi que l'idée d'un
ordre cosmique de caractère essentiellement moral, l'égalité et l'unité de tous
les h o m m e s articulées en termes de relation de l'âme à Dieu, fournissent des
témoignages de l'influence profonde que ce contraste a p u avoir sur l ' h o m m e
prégaliléen des grandes civilisations.
L'étude de la culture est donc essentiellement influencée par la diversité
intrinsèque des cultures, et aussi par le contraste que forme cette diversité avec
la nature. Pourtant, la nature elle-même présente une dichotomie fonda-
mentale entre le vivant et le non-vivant, qui est, en un sens, aussi profonde et
aussi lourde de conséquences que celle qui sépare la culture de la nature.
L e caractère essentiellement téléonomique de tout organisme vivant empêche
de décrire intelligiblement les phénomènes que présente la matière vivante
en des termes qui ne rappelleraient pas le comportement humain. E n fait, plus
on s'approche des animaux supérieurs et plus il devient difficile de comprendre
leur comportement de la manière appropriée à l'étude et à la description d u
comportement de la matière inerte. Le caractère apparent de cette téléonomie
et le côté métaphorique de l'emploi de concepts appropriés à la description
d u comportement humain ont été soulignés à de nombreuses reprises par les
biologistes d'une certaine école de pensée. L'œuvre de Darwin, en u n sens,
complète celle de Galilée et, depuis, on peut dire que l'histoire de la biologie
est une tentative soutenue visant à proscrire les causesfinalesde la compréhen-
sion des phénomènes vivants et à montrer que tous les termes et concepts qui
222 Daya Krishna

semblent donner une impression contraire devraient, au mieux, être traités


c o m m e des métaphores et, au pire, c o m m e des leurres.
L'intégration des phénomènes vivants dans le cadre tenu pour approprié
de la compréhension de la nature inerte, après la révolution galiléenne, trouve
un parallèle dans la persistance de l'approche behavioriste dans l'étude de
l ' h o m m e lui-même. Si l'explication prégaliléenne déniait toute discontinuité
essentielle entre l ' h o m m e et la nature, l'approche behavioriste moderne fait
de m ê m e , bien que d'un point de vue opposé. D e plus, elle se complète et
s'étend par le m o y e n de la cybernétique, laquelle s'évertue à simuler toutes les
actions humaines à l'aide de modèles tirés de données essentiellement inanimées
dont le comportement peut s'expliquer en termes de concepts et de catégories
utilisés par les sciences consacrées à la matière inerte. Et, bien qu'il y ait
quelques vagues mouvements de protestation contre le fait d'éliminer d u
royaume de la réalité toute qualité secondaire ou tertiaire, on peut dire que la
tendance dominante consiste toujours à réduire tout le qualitatif à ce qui peut
être mesuré et compris en termes de relations quantitatives. Le débat persistant
sur le statut réel des phénomènes dits « paranormaux » étudiés en para-
psychologie et la question connexe de leur intégration à la structure conceptuelle
de ce qu'on en est venu à appeler, depuis K u h n 3 , la « science normale », si
toutefois il est vraiment possible de les intégrer, souligne le problème que ren-
contre toute tentative visant à insérer la conscience dans la réalité pour qu'elle
en devienne partie intégrante, dans u n climat toujours dominé par le modèle
de l'intelligibilité créé par la science galiléenne et postgaliléenne.
Bien sûr, il y a eu les révolutions apportées par la théorie de la relativité,
par celle des quanta, par les développements ultérieurs qu'elles ont engendrés
et que Koestler décrit par l'expression bien trouvée « perversité de la phy-
sique4 », tout en suggérant que ce sont les physiciens eux-mêmes qui n'hésitent
pas à échafauder les hypothèses apparemment les plus absurdes concernant le
comportement de la matière et qui sont donc prêts à considérer d'un œil
favorable les phénomènes apparemment bizarres rapportés et étudiés par la
parapsychologie. Cependant, si radicales et si hardies que soient les hypo-
thèses soutenues par la physique actuelle, celle-ci ne réinstalle pas la conscience
au cœur des choses, car, si elle le faisait, le problème des desseins et de la valeur
se poserait. Il est vrai que l'extension de la théorie de l'évolution au niveau
moléculaire ne suggère pas autre chose, mais la physique n'a pour l'instant ni
place ni emploi pour les catégories d'explication téléonomiques. D ' u n autre
côté, l'évolution est u n processus à double sens. Elle indique simultanément
que toute indication de dessein rencontrée dans la nature n'est qu'une appa-
rence que l'on peut comprendre sans faire la moindre supposition téléono-
mique, mais aussi que, dans u n sens profond et fondamental, la nature de la
réalité physico-chimique elle-même est telle qu'elle fait nécessairement appa-
raître des phénomènes pour la compréhension desquels les catégories
téléonomiques sont absolument indispensables.
Mais, quelle que soit l'ambivalence de la perspective évolutionniste
lorsqu'elle plonge dans les racines de la vie au niveau chimique ou qu'elle
La culture 223

s'élève pour considérer l'histoire des sociétés et des civilisations, le royaume


de la culture reste indissolublement lié à des valeurs qui ont au moins quelque
chose de coextensif avec la conscience de soi. Mais quel est ce royaume de la
culture que l ' h o m m e crée lui-même et cherche à comprendre? Regroupe-t-il
tout ce qui peut être considéré c o m m e ayant sa source dans l ' h o m m e d'une
manière ou d'une autre? O u bien faut-il quelque critère pour différencier celles
des créations humaines qu'il faut inclure sous le terme « culture » ? D a n s une
large mesure, les anthropologues se sont emparés de ce terme en lui donnant
le sens d'une description exhaustive du m o d e de vie d'une population étrangère
qui soit significative pour l'observateur. O n peut cependant atteindre ce but
de deux manières différentes. O n peut o u bien décrypter le comportement
apparemment étrange o u incompréhensible d'une population étrangère en
déterminant intuitivement le sens qu'il a pour elle, o u bien y superposer une
signification reconnue par l'observateur. L a première attitude est facilitée par le
fait que les êtres humains ont tous non seulement u n langage, mais aussi une
tendance à interpréter leur comportement et à l'exprimer dans le cadre de la
signification qu'il a pour eux. D ' u n autre côté, la seconde approche paraît
plus facile dans la mesure non seulement où l'observateur se sent toujours dans
une position privilégiée vis-à-vis de ce qu'il observe, mais aussi parce qu'il
est en possession de catégories d'explication et de compréhension qu'il
considère c o m m e étant de qualité supérieure à celles que possèdent les per-
sonnes qui font l'objet de son observation. Si ces catégories se trouvent être
du type causal-fonctionnel, l'observateur a, à part celui de sa supériorité, le
sentiment supplémentaire de posséder une approche universelle et objective
que le sujet observé ne peut malheureusement pas avoir de par la structure
m ê m e de la situation; il ne peut donc avoir qu'une conscience fausse de lui-
m ê m e et de sa situation.
E n outre, la seconde approche devient, en un sens, inévitable dans l'étude
des créations culturelles de ceux qui ne sont plus et qu'on ne peut donc
interroger pour vérifier si la manière dont nous comprenons leurs créations
s'accorde avec leur propre interprétation. L a difficulté est encore augmentée par
l'incapacité o ù nous nous trouvons d'observer le rôle que ces objets jouaient
effectivement dans leur vie. Avant m ê m e que Wittgenstein ait formulé sa
célèbre théorie de la signification par les faits, l'anthropologie culturelle avait
découvert que ce n'était que dans le contexte de la pratique réelle qu'on pouvait
avoir une chance de trouver la signification des productions matérielles d'une
culture étrangère. Cependant, ce contexte est généralement impossible à
découvrir pour les morts, dont il faut reconstituer le m o d e de vie à partir de
ce qu'ils ont laissé o u de ce que leurs contemporains ont écrit à leur sujet.
Ainsi la notion de culture issue des études anthropologiques diffère-t-elle
sensiblement de celle qui provient de l'étude des civilisations passées. Pourtant,
toutes deux se rattachent à ce qui ne peut être caractérisé qu'en tant que
création de l ' h o m m e et c o m m e ayant, de ce fait, des traits particuliers.
Mais, si les créations de l ' h o m m e doivent avoir des traits radicalement
distinctifs, l ' h o m m e qui les a créées doit aussi être d'une essence radicalement
224 Daya Krishna

distincte, et différente de toutes celles qu'on rencontre dans la nature. Les


existentialistes contemporains et beaucoup de religions du passé ont opté pour
une vision de ce type, mais qui constitue u n anathème aux yeux de la science
moderne. L ' h o m m e est, selon cette dernière, tout autant que les autres êtres
un produit de la nature et ne peut donc posséder de traits radicalement diffé-
rents. L a coupure ontologique postulée par les religions d'autrefois passait
au moins, elle, par l'idée d'un Dieu qui était simultanément l'auteur de l ' h o m m e
et de la nature. D ' u n autre côté, pour les existentialistes athées, il n'y a pas
plus d'intermédiaire qu'il n'y a de Dieu et la coupure est, en u n sens, ontolo-
giquement absolue. Mais, m ê m e pour eux, l ' h o m m e présuppose la nature,
non seulement pour la réalisation de ses projets, mais aussi, en u n sens plus
profond, pour celle de son être propre. E n effet, s'il n'y avait pas de nature,
l ' h o m m e ne pourrait pas s'incarner dans ces diverses créations que nous
appelons la culture. Il ne le pourrait pas non plus s'il n'était lui-même u n être
incarné. U n esprit pur désincarné pourrait peut-être, par u n acte de pensée,
ou plutôt de volonté, effectuer ce qu'il voudrait voir effectuer. Mais il lui
faudrait, m ê m e dans ce cas, présupposer quelque matière préexistante o ù
réaliser ses propres fins; il lui faudrait donc connaître sa nature, c'est-à-dire
ses propres lois d'existence. Afin de surmonter cette limitation, la pensée
chrétienne avait postulé l'idée d'une création ex nihilo, opposée à la notion
d'origine grecque ex nihilo nihil, qu'elle considérait c o m m e u n postulat
d'intelligibilité m ê m e . Cependant, m ê m e dans le contexte de la pensée chré-
tienne, il fallait considérer la création de la matière c o m m e précédant logi-
quement toute autre création, puisqu'il fallait en concevoir au moins la plus
grande partie c o m m e une création incarnée. L'importance de l'incarnation
dans la tradition chrétienne est, en fait, si grande que le cadavre lui-même doit
ressusciter au jour d u Jugement dernier.
O n peut donc considérer que l'importance de la culture c o m m e incar-
nation de la création de l ' h o m m e dans la tradition occidentale provient de
cette nécessité de l'incarnation d u soi. D a n s d'autres traditions, où l'essence du
soi est conçue c o m m e étant complètement indépendante de toute incarnation,
la culture peut également avoir le statut secondaire de quelque chose qui
dépend d u soi. A u n niveau encore plus profond, il est peut-être possible de
l'envisager non seulement c o m m e contingente, mais plutôt c o m m e absolument
trompeuse dans le sens o ù toute tentative visant à s'objectiver et à s'incarner
dans quelque chose d'extérieur revient à s'éloigner de la vraie nature d u soi
et à succomber à la tentation d'être ce qu'on n'est pas. Plusieurs des racines
les plus profondes de la tradition hindoue ne peuvent peut-être se comprendre
que d'une manière analogue. E n fait, le problème se répète dans la relation
entre Dieu et le m o n d e , telle qu'elle est vue par différentes religions. O n peut
considérer que le m o n d e est soit une expression partielle et incomplète de
l'essence divine, soit sa négation au sens o ù il est le complément intégral et
absolu de ce que Dieu est.
L a relation entre l ' h o m m e et la culture est donc aussi variée que les
manières d'envisager l ' h o m m e lui-même. Et le fait qu'on puisse concevoir
La culture 225

l ' h o m m e de différentes façons, et que chacune de ces conceptions différentes ait


une influence profonde sur la manière dont une société et une culture se modèlent
elles-mêmes, est sans doute ce qui peut être dit de plus important sur l ' h o m m e .
Mais, cela étant admis, le problème central peut alors se rattacher à la question
des différents idéaux d ' h o m m e et de société et des façons dont on peut justifier
ou valider tel ou tel plutôt que d'autres. L a diversité des cultures est, en u n sens,
une preuve durable de la variété des manières dont l ' h o m m e s'est considéré
lui-même, et les civilisations écrites ont laissé des témoignages impressionnants
d u débat perpétuel sur les différents idéaux conçus par l ' h o m m e et dont ces
civilisations étaient plus o u moins l'incarnation.
Pourtant, cette assimilation m ê m e de tout concept concernant l ' h o m m e
et la société à un idéal qu'il leur faut incarner et dont ils peuvent plus ou moins
s'approcher m è n e à une notion de la culture où toutes ses incarnations vivantes
sont considérées c o m m e des approximations d'idéaux qui, d'un côté, passent
par leur médiation et, de l'autre, fournissent les normes à la lumière desquelles
elles sont jugées. L a fusion d u modèle cognitif avec l'idéal axiologique existe
déjà chez Platon, qui identifie l'idée de l'être avec l'idée du bien. Mais, m ê m e
si o n l'abandonne dans les sciences de la nature, elle apparaît c o m m e prati-
quement indispensable à celles qui abordent la réalité socioculturelle.
M ê m e si l'on accepte cela, on peut toujours se demander si les prétendus
idéaux qui requièrent nécessairement une incarnation doivent être conçus o u
compris en termes moraux ou esthétiques. Il y a, au moins au premier abord,
une différence radicale entre ces deux approches, au sens où la première a des
exigences bien plus imperatives pour sa réalisation et tolère également beau-
coup moins que l'autre la diversité. O n peut cultiver plusieurs sortes d'arts et
m ê m e apprécier leur riche diversité, mais il est difficile de faire coexister diffé-
rentes morales dans la m ê m e société, à moins qu'elle ne soit différenciée et
segmentée en unités qui ne soient pas en c o m m u n i o n intime l'une avec l'autre.
Et, m ê m e dans ce cas, il faudrait des normes d'interaction entre les différentes
parties pour qu'elles puissent continuer à appartenir à la m ê m e société. E n fait,
m ê m e entre des sociétés et des unités politiques différentes, il se crée certaines
normes d'interaction jusqu'à ce qu'elles soient détruites par la guerre o u par
quelque autre acte d'hostilité ouverte o u déguisée de la part des uns o u des
autres.
E n u n sens, les différences proviennent de la nature des valeurs elles-
m ê m e s . Les valeurs morales, préoccupées essentiellement de 1' « autre »,
demandent une norme plus immuable non seulement pour s'appliquer avec
succès, mais aussi pour avoir u n sens. O n peut permettre des différences de
goût, n o n des différences de normes d'interaction entre les h o m m e s appar-
tenant à u n m ê m e groupe. O n peut bien dire que certaines sociétés essaient
d'imposer des canons esthétiques uniformes, tout c o m m e elles le font dans le
domaine d u comportement interpersonnel et interne des groupes. D ' u n autre
côté, il peut également y avoir des sociétés qui permettent une expérimentation
à grande échelle à l'intérieur de schémas admis d u comportement inter-
personnel. Bien que les deux possibilités existent et soient historiquement
226 Daya Krishna

attestées, o n acceptera sans peine que les normes esthétiques peuvent (en
théorie c o m m e en pratique) rester beaucoup plus flexibles que celles qui
régissent le domaine moral. E n outre, la surprise et la nouveauté font
partie intégrante de l'esthétique et, sans elles, la beauté se révélerait rare-
ment en tant que telle. Mais ces m ê m e s éléments doivent être absents d u
domaine moral, car son objet m ê m e serait annihilé si la norme morale et
la pratique qui s'y rattache pouvaient varier selon la fantaisie o u l'inspiration
individuelle.
O n peut donc considérer que le problème m ê m e de savoir si les idéaux
dans lesquels une culture donnée cherche à s'incarner sont de nature morale
ou esthétique relève d'un choix fait par cette culture. E n effet, c o m m e o n peut
difficilement trouver une société qui soit privée de l'une o u l'autre catégorie,
il faut plutôt envisager les différences en termes de prédominance et de poids
plutôt que de négation o u de refus complet de l'une o u de l'autre. Cependant,
on peut éviter complètement les dilemmes qu'entraîne une telle perspective en
concevant la culture d'une manière totalement différente. O n peut la voir non
c o m m e l'articulation d'idéaux qui se manifestent tous deux par son entremise
et à la lumière desquels o n la juge, mais plutôt c o m m e u n mécanisme d'adap-
tation qui aide tel o u tel peuple à mieux survivre que d'autres dans le combat
pour la vie. Les idéaux sont ainsi considérés c o m m e des idéologies qui
masquent leur fonction essentielle dans la lutte pour la survie et qui se font
passer pour autres qu'elles ne sont, c'est-à-dire pour des stratagèmes per-
mettant de faire croire à autrui qu'on recherche autre chose que son propre
intérêt. O n peut, évidemment, se tromper soi-même en cours de route et en
venir à penser qu'on aspire à une valeur qui transcende tous les intérêts parti-
culiers et qui, de ce fait, est autant dans l'intérêt de tous que d u sien propre.
Mais, dès que l'enjeu est connu et que l'intérêt d'autrui se heurte avec le sien
propre, le masque tombe et la rhétorique des valeurs fait place à l'action
orientée vers u n intérêt personnel n o n déguisé. L a survie est donc la seule
valeur qu'un individu o u u n groupe est supposé rechercher dans cette
perspective. C o m m e il se trouve que les individus et les groupes sont nombreux
et que les ressources leur permettant de subsister sont nécessairement rares,
il doit se créer entre eux une concurrence pour trouver la place de survivre. Et,
c o m m e l'entraide est u n atout dans cette lutte, o n assiste à une coopération
à grande échelle entre les individus et les groupes afin de l'emporter dans
cette compétition, qui trouve son meilleur exemple en temps de guerre. A leur
tour, compétition et coopération produisent cette évolution continue de la
culture, sous-produit accidentel de l'état de nature.
Bien qu'on puisse être tenté de voir dans la culture u n mécanisme
d'adaptation dans la lutte pour la survie, cette optique s'oppose au fait
élémentaire que beaucoup de ses composants semblent étrangers aux pro-
blèmes de survie et vont m ê m e nettement en sens contraire. Afin de répondre
à ses contradictions apparentes, on a recours à la psychologie individuelle pour
montrer comment des éléments apparemment étrangers o u hostiles jouent u n
rôle véritablement constructif en permettant à l'individu de résister aux près-
La culture 227

sions de la lutte pour la vie et en servant de mécanismes d'ajustement vis-à-vis


de la dure et accablante réalité de l'univers quotidien.
Ainsi, tant au niveau de l'individu qu'à celui de la société, la fonction
de la culture est conçue de la m ê m e manière. Q u e ce soit c o m m e lubrifiant des
articulations grinçantes de la machine sociale, c o m m e rêve compensatoire
rendant supportable le triste cours de la vie quotidienne ou c o m m e u n beau
masque qui cache, d'un côté, la sinistre réalité de l'oppression politique,
sociale et, de l'autre, les calamités inéluctables de la maladie, de la vieillesse
et de la mort de l'individu, la culture est toujours traitée c o m m e un instrument
d'autre chose qu'elle-même. Et cette « autre chose » est toujours conçue en
termes de survie, et jamais autrement. Certes, des évolutionnistes tels que
Sahlins et Service distinguent l'évolution spécifique de l'évolution générale, et
soutiennent que seule la première intéresse l'adaptation, l'autre concernant ce
qu'ils appellent 1' « émergence de formes supérieures de vie ». Selon eux,
« ... au total, l'évolution spécifique est l'aspect phylogénétique, adaptatif,
diversifiant, spécialisant, ramifiant, de l'évolution totale. C'est de ce point
de vue qu'on assimile souvent l'évolution à u n déplacement de l'homogénéité
vers l'hétérogénéité. Mais l'évolution générale est u n autre aspect de la
question. C'est l'émergence de formes supérieures de vie, indépendamment
des courants de descendance particuliers ou des séquences historiques de
modifications adaptatives6 ». Service a étendu la distinction au domaine de la
culture et soutient qu'on peut y trouver le m ê m e phénomène; d'après lui,
« l'évolution de l'espèce se produit grâce à l'adaptation, mais l'évolution d u
système de vie dans son ensemble se déroule malgré l'adaptation6 ». Si l'on
qualifiait l'espèce à l'aide de l'adjectif « culturelle » en remplaçant « vie »
par « culture » dans cette affirmation, ce serait illustrer avec à-propos la manière
dont Service transpose la distinction d u domaine de la biologie à celui de la
culture. Pourtant, si on l'examine de près, cette distinction en est à peine une.
E n effet, d'une part, les prétendues formes supérieures de vie ou de culture
doivent avoir, presque par définition, une plus grande probabilité de succès
dans la lutte pour la vie et, d'autre part, les critères énumérés par les auteurs
pour déterminer ce qui est « supérieur » se trouvent être tous de caractère
quantitatif et n o n qualitatif. « Perfection thermodynamique », « meilleure
organisation », « niveaux d'intégration », « faculté d'adaptation universelle »,
« plus grande mobilité », etc., sont tous des facteurs de nature fondamenta-
lement quantitative.
Expliquer la culture uniquement en termes d'adaptation, c'est donc
rendre à peine justice à ceux de ses aspects grâce auxquels elle est distinctement
humaine et que les h o m m e s estiment en outre destinés à d'autres fins que
celles de la pure survie. Il ne faut pas oublier que l ' h o m m e a toujours été
fasciné par l'approche de cultures différentes, m ê m e celles qui ont depuis
longtemps disparu dans la prétendue lutte ou évolution des civilisations et des
cultures, et qu'il a été influencé par ce qu'il a appris. Si la culture n'était
qu'une question d'adaptation, cette fascination serait peu justifiée puisque
le cours de l'histoire a déjà prouvé l'incapacité de ces cultures de s'adapter.
228 Daya Krishna

E n dépit de cette démonstration, les cultures disparues ou vaincues ne sont pas


seulement u n sujet d'intérêt et de recherche, elles exercent une profonde
influence sur celles qui ont survécu et, dans de nombreux cas, sont considérées
c o m m e supérieures à elles.
O n a essayé de résoudre ce paradoxe en distinguant entre les composants
matériels et non matériels d'une culture, et en soutenant que les premiers sont
les seuls à être les grands moteurs de la fonction d'adaptation que chaque
société doit, dans tous les cas, exercer pour se maintenir et pour se perpétuer.
Quoi qu'il en soit, lorsqu'on a adopté cette dichotomie fondamentale, il faut
tôt o u tard se poser la question de la relation entre les deux et des critères qui
permettent de ranger tel o u tel élément dans l'une o u l'autre sous-classe. Les
notions marxistes bien connues d'infrastructure et de superstructure s'efforcent
d'articuler la relation d'une certaine manière. Mais, c o m m e les marxistes
comptent les relations sociales de production au nombre des facteurs qui
déterminent la superstructure, il convient de se demander si les relations
sociales doivent être comprises o u non dans le domaine de la culture. Lorsque
la société est englobée dans la notion de culture, il est difficile d'exclure quoi
que ce soit, à part ce qui doit être considéré c o m m e inhérent à l ' h o m m e , si bien
qu'il peut le modeler à la lumière de ce qu'il appréhende c o m m e ses idéaux.
E n u n sens, il n'y a rien que l ' h o m m e ne puisse rassembler dans les limites de
ce qu'on peut appeler « teneur significative », sauf ce dont il est inconscient
ou ce qui n'est qu'au seuil o u en marge de sa conscience.
O n peut donc dire qu'à u n niveau plus profond le problème est lié au
point de savoir si la distinction entre nature et culture est intérieure o u non à la
culture elle-même. Cela vient de ce qu'on peut raisonnablement supposer que la
nature non humaine et m ê m e non vivante existe en dehors de toute culture,
alors qu'il est difficile d'en croire autant des idées o u des concepts que les
h o m m e s peuvent avoir à ce sujet. Les idées et les concepts ont pourtant leur
histoire propre, changeant en fonction des connaissances humaines sur la nature
vivante et non vivante. Mais ce à quoi se rapporte apparemment ce savoir peut
être considéré c o m m e immuable ou, d u moins, c o m m e évoluant à u n rythme
beaucoup plus lent que les idées qu'on s'en fait. Pourtant, en u n sens, ce ne
sont que des idées que l ' h o m m e a de toutes ces choses, bien qu'il baigne conti-
nuellement dans le non-soi et qu'il en soit envahi.
L a situation est semblable en ce qui concerne l'ensemble des créations
culturelles. Bien qu'elles proviennent de l ' h o m m e soit individuellement, soit
collectivement, elles sont tout autant des objets que tout ce qui se trouve dans la
nature et demandent à être comprises o u appréhendées c o m m e tout objet dit
« naturel ». Les étudiants en lettres connaissent bien l'histoire de la critique
littéraire et artistique, mais ce qu'ils savent moins, c'est que personne, parmi
les maîtres du genre, ne supplante, n'annule ou n'infirme le travail de ses prédé-
cesseurs : chacun ne fait que les compléter en affirmant qu'on peut encore
aborder l'œuvre d'une autre manière. L a multiplicité des points de vue s'ajoute
à la richesse de l'interprétation sans nécessairement postuler la vérité exclusive
de telle o u telle approche aux dépens de toutes les autres. Il faut noter que
La culture 229

toute tentative d'explication critique d'une œuvre d'art transforme notre sensi-
bilité à son égard, si bien qu'on ne peut plus la voir ni l'entendre c o m m e avant.
Tout c o m m e il y a une histoire des tentatives faites par l ' h o m m e pour
comprendre les grandes œuvres artistiques et littéraires, il existe également une
histoire de ses tentatives pour comprendre sa religion, son système politique,
sa société, bref, tout ce qu'il a créé individuellement ou collectivement. Et, de
m ê m e qu'il continue à créer de nouvelles œuvres d'art et de nouveaux textes
littéraires tout en cherchant à comprendre ceux du passé, il continue à créer des
sociétés, des régimes politiques, des religions, etc., tout en essayant de les
comprendre. H y a, évidemment, une différence réelle entre les deux sortes de
création. O n peut sans doute fonder une nouvelle religion, édicter un nouveau
code de lois, instaurer u n nouveau système politique, mais il est difficile de
concevoir la création d'une nouvelle société. M ê m e là, on peut concevoir que
des groupes relativement peu importants fassent sécession o u se retirent de la
société environnante pour tenter de créer de nouveaux modes de vie. U n grand
nombre des communautés utopiennes d u passé recherchaient quelque chose
de ce genre, c o m m e les soi-disant « hippies » de l'époque contemporaine.
Le travail qui consiste à comprendre une œuvre créée semble aussi inter-
minable que l'explication de ce qui n'a pas été créé. D a n s les deux cas se pose
la question du statut de cette compréhension. C o m m e n t concevoir cette entre-
prise et quel statut accorder aux produits dans lesquels elle s'incarne? E n
d'autres termes, la connaissance est-elle elle-même un élément de culture et la
recevons-nous c o m m e d'autres produits que nous englobons généralement sous
le terme « culture » ? Toute connaissance affecte non seulement notre appréhen-
sion rétrospective d u sujet, mais aussi notre pratique future. D e par notre
connaissance d u réel, nous devenons conscients d u possible, et cette dialec-
tique se répète continuellement dans l'interaction constante entre connaissance
et action.
O n peut ainsi envisager que la culture provient de cette dialectique enra-
cinée dans la nature reflexive de la conscience de soi. L a simple conscience,
telle qu'on la trouve dans le m o n d e animal, n'engendre pas de dialectique, ni
par conséquent de culture. Lorsque M a r x plaide en faveur de la primauté de
l'être sur la conscience, il oublie que l'être de l ' h o m m e n'est autre que la
conscience de soi; les existentialistes, eux, ont bien saisi ce point. Mais la
simple conscience de soi ne donnerait pas naissance à la culture si elle n'était pas
engagée dans la dialectique de la connaissance et de l'action, d'une part, et de
ce qu'on peut appeler l'image infinie de soi, d'autre part. L a première conduit
à l'éternelle pulsion vers l'incarnation sans laquelle la culture ne serait pas
possible. Mais la seconde débouche sur une mise en question perpétuelle de
tout ce qui est incarné et une insatisfaction incessante à l'égard de toute création,
sans laquelle il n ' y aurait ni croissance, ni évolution, ni création nouvelle.
Le concept de culture ne serait donc central que pour u n esprit qui
conçoit la conscience c o m m e essayant toujours de s'objectiver en regardant
Pobjectivation achevée avec une insatisfaction critique. Par conséquent, aucune
vue de la conscience qui nierait cette manière de s'envisager o u qui se conce-
230 Daya Krishna

vrait simplement en termes différents ne placerait la culture au centre de ses


préoccupations. L a plupart des conceptions indiennes, par exemple, envisagent
la conscience en des termes qui sont fondamentalement différents et qui tendent
donc à chasser la notion de culture de toute position centrale dans leurs préoc-
cupations. Quelles que soient les différences considérables qui existent entre
les écoles advaïtique, sâmkhyenne, bouddhiste, jaïniste et dévotionnelle en ce
qui concerne la nature de la conscience, aucune ne l'envisage ni c o m m e néces-
sairement auto-objectivante ni c o m m e essentiellement critique de ce qu'elle
trouve c o m m e objet. Cela ne signifie évidemment pas que la conscience
indienne ne s'est pas incarnée dans une multitude de créations o u qu'elle n'y a
pas réagi de manière critique, mais seulement que cette activité n'occupait pas
la position centrale qu'elle aurait eue si elle s'était considérée différemment.
A u fond, l'Indien regardait la pulsion d'objectivation c o m m e une tentation,
presque c o m m e l'équivalent de la Chute chrétienne, alors que son attitude
envers ce qui était appréhendé c o m m e objet s'exprimait en termes soit de
transcendance totale, soit d'indifférence totale.
L a dialectique de l'objectivation perpétuelle et de la transcendance cri-
tique peut cependant évoluer non plus dans le concret d'une incarnation exté-
riorisée, mais en relation avec la conscience elle-même. C e dont on est insatisfait,
et ce à quoi l'on réagit de manière critique, est l'état de sa propre conscience, et
ce qu'on cherche à transformer et à réaliser est conçu et défini dans ses propres
termes. C'est peut-être là la meilleure façon de comprendre c o m m e n t la pensée
indienne concevait la tâche fondamentale qu'elle s'attribuait. Les incarnations
culturelles extériorisées n'étaient qu'un symptôme de la nécessité d'une trans-
formation du soi lui-même.
Et, si les diverses conceptions que la conscience peut avoir d'elle-même
ont des conséquences si profondément différentes, il devrait en être de m ê m e
pour la culture. Or, dans le cas de la culture, n o n seulement les idées sur la
conscience ou le moi seul sont importantes, mais celles qui se rapportent à la
société et à la nature le sont tout autant. Ainsi, au fond, ce sont les concepts
qui se rapportent au soi, à la nature, à la société et aux relations entre les
deux, dans leurs aspects cognitifs et normatifs, qui définissent la matrice qui
donne le jour à la notion de culture et à laquelle elle appartient. C o m m e
chacune de ces diverses conceptions a des implications pour l'action, les diffé-
rences de conception mènent à des différences dans l'action. O n peut donc
considérer la culture c o m m e étant par excellence le domaine o ù toutes les
controverses sur la manière dont l ' h o m m e , la société et la nature sont ou
plutôt devraient être conçus, et où les méthodologies permettant de les étudier,
trouvent leur expression éternelle. C o m m e les diverses conceptions ont des
implications pour l'action, les batailles ne sont pas seulement intellectuelles,
elles mettent en jeu, ouvertement o u de façon cachée, ce qu'on désire voir
survenir ou, en d'autres termes, ce que l'on conçoit c o m m e ce qui devrait être.
L a distinction entre « est » et « devrait être », entre « fait » et « valeur », entre
« descriptif » et « normatif » est au centre de ces controverses, et le Metho-
denstreit touche à des questions c o m m e : « C o m m e n t faudra-t-il concevoir
La culture 231

les valeurs ? », « Quelle est la relation exacte entre connaissance et action ? »,


« Qu'est-ce qui constitue la compréhension ? », ou « C o m m e n t validerons-nous
une réponse du point de vue de la connaissance si la réponse elle-même dépend
d'un choix? ». L a culture est la tension entre ces questions et, au fur et à mesure
que croît la conscience de soi, elle s'approche d'un point de rupture o ù les
problèmes semblent ne pouvoir être résolus par principe, donnant ainsi nais-
sance soit à « une guerre de tous contre tous », soit à une politique d u « vivre
et laisser vivre », qui paraissent toutes deux peu satisfaisantes intellectuellement.
L a philosophie, conscience de soi d'une culture, reflète toutes ces ques-
tions de manière plus claire, bien que surtout sur une base conceptuelle seule-
ment. L a récente controverse « est - devrait être », venue au premier plan après
l'article de Searle sur le sujet7, articule, au niveau purement conceptuel, le
débat qui n'a pas cessé concernant la possibilité d'existence d'une science
sociale « libérée des valeurs ». L a prétendue « sociologie critique » de l'école
de Francfort8, issue d u concept d'idéologie élaborée par M a r x , n'est qu'un
exemple d'une controverse qui est au cœur de toutes les sciences sociales
d'aujourd'hui. D'après M a r x , puisque l'être, o u plutôt l'être social, détermine
la conscience, il ne peut y avoir d'articulation de la conscience qui ne soit
déterminée et déformée par les intérêts qui proviennent inévitablement de la
position de l'observateur dans l'espace qu'il se trouve occuper dans la structure
sociale. Si la société est déchirée par des intérêts divers et contradictoires,
toute articulation cherche à promouvoir u n intérêt o u u n autre soit en se
masquant, soit en se démasquant, mais toujours au service d ' u n intérêt de
parti o u de classe. Il n'y a et il ne peut y avoir de vérité objective, imperson-
nelle, égale pour tous, avant l'avènement d'une société sans classes, car alors
seulement pourra s'épanouir une vision qui ne soit ni déterminée ni déformée
par des intérêts spécifiques, particularistes et partiaux.
Cependant, le débat ne se limite pas aux marxistes ou aux personnes
inspirées par le marxisme. L a controverse Hart-Fuller9 sur la relation entre
droit et moralité et celle qui opposa Hart à Devlin10 sur la fonction d u droit
dans l'application de la morale transposent le m ê m e problème dans un domaine
qui, m ê m e dans son aspect positif, se préoccupe surtout des impératifs de
législation qui sont probablement liés à la réalisation de certaines valeurs. Cela
trouve u n parallèle dans l'art et la littérature, que l'on considère presque uni-
versellement c o m m e des exemples de créativité culturelle par excellence. C e
problème est en u n sens le m ê m e que celui qui oppose le droit aux sciences
sociales. Faut-il juger l'art au m o y e n de nonnes qu'on peut considérer c o m m e
inhérentes à ce domaine o u en termes de valeurs qui n'y appartiennent pas
directement d u tout ? A u n niveau encore plus avancé, le problème est lié à la
manière dont il convient d'appréhender et de comprendre une œuvre d'art.
Faut-il la considérer c o m m e une incarnation plus o u moins imparfaite d'un
idéal vaguement appréhendé, o u c o m m e une évasion de la réalité sociale, o u
c o m m e sa critique directe o u indirecte par les valeurs qu'elle viole o u qu'elle
nie, o u c o m m e u n analogue des rêves dans la psyché sociale ayant la m ê m e
fonction d'accomplissement déguisé de désirs refoulés dont la satisfaction est
232 Daya Krishna

refusée par une structure sociale répressive, ou m ê m e c o m m e u n mécanisme


justificateur employant une manipulation affective d'images de manière à
transformer la triste réalité de l'exploitation sociale en quelque chose de beau
et de significatif par soi-même? O u faut-il la considérer c o m m e une « urne
bien formée11 », « c o m m e un vase chinois qui se meut perpétuellement dans son
immobilité12 », o u simplement c o m m e la « science du concret13 », opposée à
ce qui est essentiellement abstrait dans la nature? Autrement dit, faut-il la
concevoir c o m m e une monade fermée sur elle-même o u une étape vers une
entreprise intellectuelle complète à la Croce14 ou à la Claude Lévi-Strauss15,
ou c o m m e une entreprise intellectuelle parfaitement autonome portant sur le
m o n d e des sentiments et des émotions éprouvés, à la manière de Susanne
Langer16 ?
Quelle que soit la nature des différences entre ceux qui conçoivent l'art
en termes autonomes et ceux qui le jugent à l'aide de valeurs qui lui sont exté-
rieures, elles restent tout aussi fondamentales et essentielles que celles qui
séparent le positivisme et (si l'on nous passe l'expression) le moralisme dans le
domaine du droit. L e problème s'étend en fait à presque tous les autres
domaines. L a religion, que l'on considère généralement, à côté de l'art et du
droit, c o m m e le cœur d'une culture, n'en est apparemment pas indemne. Si
l'on met à part M a r x , qui la caractérise c o m m e l'opium du peuple, ou Freud,
qui la traite c o m m e une sorte de sublimation d u complexe d'Œdipe, le
problème apparaît au cœur m ê m e de la religion. Serai-je le gardien de m o n
frère, ou vivrai-je dans la contemplation de quelque réalité transcendantale,
entièrement satisfaisante en elle-même et dans laquelle les dilemmes et partages
de l'univers sont mystérieusement résolus ou dépassés? Les religions théistes
prééminentes de la tradition judaïque peuvent concevoir la moralité c o m m e
un commandement de Dieu, mais ce point de vue est difficile à adopter pour
la plupart des grandes religions du m o n d e n o n occidental, qui, m ê m e lors-
qu'elles sont théistes, ne conçoivent pas Dieu c o m m e étant avant tout un
législateur. Les traditions à prédominance non théiste de la recherche spirituelle
en Inde et ailleurs en Asie sont perpétuellement confrontées au dilemme :
considérer la morale c o m m e une propédeutique nécessaire pour accéder à la
réalisation spirituelle ou c o m m e quelque chose qui non seulement est tout à
fait casuel en ce qui concerne le domaine de l'esprit, mais relève aussi néces-
sairement de l'ignorance et de l'illusion.
O n déduira peut-être de cela que le problème se pose toujours entre la
perspective morale et celle qui est définie par l'autonomie centrale revendiquée
par o u pour quelque autre valeur. C e n'est cependant pas toujours nécessaire-
ment le cas. La morale elle-même peut être considérée c o m m e contribuant à la
réalisation de quelque autre valeur c o m m e dans le cas classique de Weber, qui a
tenté de montrer comment l'éthique protestante a aidé à l'essor du capitalisme17.
O n a depuis remplacé le terme « capitalisme » par « développement écono-
mique » et la morale c o m m e la religion sont considérées c o m m e étant tantôt
favorables, tantôt défavorables au développement économique. Cependant,
depuis quinze ans environ, on en est venu à appliquer la notion de « develop-
La culture 233

pement » à des domaines autres q u ' « économiques », tandis que le but d u


« développement économique » c o m m e n c e à être sérieusement mis en question.
Cette dernière expression est même la plus récente des deux 18 . L a notion de
« développement politique19 » s'est peu à peu imposée parmi les politologues
des années 1960, et toutes les perspectives des pays d u Tiers M o n d e en sont
venues à être formulées dans ces termes. L'impuissance d u « développement
économique » à provoquer u n « décollage » raisonnable dans la plupart des
pays en développement, quinze ans après la décolonisation qui a suivi la
seconde guerre mondiale, a poussé u n grand nombre d'observateurs à examiner
les préalables politiques à u n tel développement. L'instabilité croissante de
nombreux régimes ainsi que l'extraordinaire redressement et les taux de crois-
sance presque incroyables atteints par le Japon et par la République fédérale
d'Allemagne dans la période d'après-guerre sont des facteurs supplémentaires
de ce changement de centre d'intérêt. Mais le malaise politique croissant auquel
durent faire face beaucoup de pays industriels avancés à la fin des années 1960
et les difficultés économiques apparues au grand jour avec l'embargo pétrolier
au début des années 1970 ont remis en question l'affirmation, courante chez la
plupart des spécialistes des sciences sociales, d'après laquelle les problèmes d u
« développement » étaient surtout ceux des pays dits « sous-développés », alors
que les pays occidentaux industrialisés avaient déjà atteint u n niveau de
stabilité politique et de croissance industrielle qui les immunisait à l'égard des
problèmes d u développement politique et économique. L a qualification de
« postindustriel » résume bien ce sentiment éprouvé par les spécialistes occi-
dentaux, bien qu'ils aient toujours eu à faire face à la question de l'éventuelle
inclusion des pays socialistes industriels avancés dans cette classification.
Mais, malheureusement pour les protagonistes de 1' « ère de l'opulence
postindustrielle20 », la situation provoquée par l'embargo pétrolier a mis en
lumière le fait que tout l'appareil industriel orgueilleusement construit depuis
deux cents ans ne reposait que sur d u sable. Les études bien connues d u Club
de R o m e 2 1 ainsi qu'une foule d'autres travaux22 ont attiré l'attention d u public
sur le problème des ressources n o n renouvelables sur lesquelles repose la struc-
ture de la production industrielle moderne. E n outre, la pollution c o m m e corol-
laire inéluctable de la technique actuelle d u système industriel est devenue,
tout c o m m e ses conséquences centralisatrices pour le système politique et pour
l'économie, u n sujet de controverse publique23. L e problème de la justice distri-
butive, qui couvait depuis longtemps et qui avait éclaté, ici o u là, en révoltes
ou m ê m e en révolutions, s'étendait à l'arène internationale et se formulait en
exigences concernant les termes de l'échange et les conditions d u transfert de
capital et de technologie afin d'assurer une répartition internationale équitable
des ressources, des richesses et des techniques d u m o n d e entier.
Tout cela afinipar mettre en question l'ensemble de la structure tradi-
tionnelle de l'industrialisation, c o m m u n e aux économies capitalistes et socia-
listes contemporaines, et par pousser à rechercher une technologie plus
humaine, fondée sur l'utilisation de ressources renouvelables, moins axée sur
le capitalisme et plus favorable à la décentralisation de l'économie et d u
234 Daya Krishna

système politique24. L e but m ê m e de l'activité économique, tel qu'il est tradi-


tionnellement défini, en termes de besoins illimités et de rareté des ressources à
usage variable, a été mis sérieusement en question dans ce contexte. O n a fait
valoir que le postulat de besoins illimités n'est inhérent qu'au système de
production capitaliste dans la mesure o ù c'est le m o y e n de consommer ce qui
est produit, m o y e n sans lequel l'appareil productif deviendrait inemployé, ce
qui serait la source d'un chômage à grande échelle menant à une catastrophe
sociale26. O n ajoute que l'utilisation de l'appareil industriel pour la production
d'armements, d'une part, et pour investir dans le domaine spatial, d'autre part,
m è n e au m ê m e but par des voies différentes : sauver le système capitaliste du
désastre, au moins à court terme26.
L a perspective instrumentale sur la réalité socioculturelle peut cependant
opérer n o n seulement en termes d'utopies de « société d'abondance » o u de
« société juste », mais aussi dans le cadre de ce qu'on peut appeler une « société
libre ». Et, bien que le concept de liberté se soit diversifié et s'applique à de
nombreux domaines, son centre reste toujours celui de la liberté politique et
des libertés qui s'y rattachent. L e grand débat du siècle entre le totalitarisme
et la démocratie tourne autour du problème de la liberté politique par oppo-
sition à la liberté économique. Il reste pourtant que l'humanité est en quête des
deux et l'on peut raisonnablement soutenir que la recherche d'une société
« juste » ou celle d'une société « opulente » sont des moyens pour la réalisation
d'une société « libre ». Cependant, le concept de liberté est lui-même multi-
forme, surtout quand on le considère dans le contexte de différentes cultures
et civilisations. L a différence la plus profonde tient peut-être au fait de savoir
si l'on conçoit la liberté d'abord c o m m e u n état de l'être o u c o m m e quelque
chose qu'on ne peut réaliser o u accomplir qu'en termes d'action27. O n trouve
peut-être un type achevé d'une différence aussi fondamentale dans le contraste
entre les civilisations asiennes de l'Inde et de la Chine, d'une part, et celles de
l'Occident, d'autre part. Toutes les autres façons d'envisager la liberté peuvent
être considérées c o m m e des sous-types relevant des différences typologiques
fondamentales : on la considère ou bien c o m m e u n état de l'être qui n'a
rien à voir avec l'action, o u bien c o m m e quelque chose qu'on n'atteint pas
seulement par l'action, mais qui consiste en la possibilité et la présence de
l'action.
Le problème de l'action touche, en fait, de près celui des valeurs. Et la
controverse sur la possibilité d'existence d'une science sociale neutre à l'égard
des valeurs a débordé en u n débat sur le point de savoir s'il peut y avoir une
théorie sociale sans pratique sociale. M a r x a dit, il y a longtemps, que le but
de la philosophie devrait être de changer le m o n d e et Lénine opposait aux pré-
tentions à la vérité objective sa fameuse remarque : « L a vérité est u n préjugé
bourgeois. » Mais la direction que doit prendre la pratique est elle-même une
fonction des exemples d'action implicites, d'un côté, dans les contre-théories de
la réalité sociale et, d'un autre côté, dans la notion d'une société désirable. L e
grand débat entre Keynes et les économistes classiques sur les mesures à adopter
pour faire face à la grande dépression des années 1930 tournait d'abord autour
La culture 235

de la manière dont il convient d'interpréter les caractères structuraux de la


réalité économique. L'idée de Keynes, d'après laquelle des investissements
publics massifs étaient nécessaires pour ranimer la production industrielle en
engendrant u n e demande supplémentaire et en stimulant l'emploi, était
combattue par les économistes classiques, dont l'un des plus éminents était
lord Robbins, dont le modèle de réalité économique était fondé sur une économie
o ù régnait la concurrence parfaite28.
E n fait, la situation est encore plus compliquée que ne l'indiquent les
modèles d'interprétation opposés, menant à des stratégies d'action opposées.
L a très nette dichotomie entre la croyance à la réalité et « la réalité elle-même »
ne semble pas pouvoir s'appliquer dans les sciences sociales, au moins au point
o ù on peut le faire dans les sciences exactes. L e phénomène connu sous le n o m
de « prévision de réalisation de soi » est familier aux spécialistes des sciences
sociales, qui ont généralement tendance à le considérer c o m m e simplement
marginal. Mais, si o n lui donne une importance plus grande, il soulève des
problèmes épistémologiques et moraux de la plus grande conséquence29. L a
liberté d'avancer des hypothèses concernant la réalité sociale doit être sévè-
rement limitée si l'on a le moindre soupçon que le simple fait d'avancer une
hypothèse pourrait amener à lui donner la moindre réalité. L a difficulté qu'il y
a à lier la théorie à la pratique dans les sciences sociales et les problèmes posés
par le rôle de la croyance dans la création d'une réalité sociale sont au centre
de ces disciplines30.
L a croyance se rapporte à l'imagination et au rôle qu'elle joue dans la
création de la réalité socioculturelle. L'art et la religion sont les principaux
exemples de domaines o ù l'imagination joue u n rôle central dans la création
d'une réalité humaine distincte, bien qu'elle soit peut-être tout aussi impor-
tante là o ù les éléments d'un rituel o u d'un jeu tendent à être prépondérants.
C o m m e il est difficile de trouver une matière dont ces éléments soient tout à fait
absents, on peut dire, sans trop s'avancer, que le rôle distinctif de l'imagination
est toujours présent pour donner forme à la réalité humaine. Son rôle dans
l'action est connu de tous, mais qu'elle ait o u n o n une fonction cognitive
importante a toujours prêté matière à discussion. L'explication herméneutique
a toujours souligné que toute réalité dans la création de laquelle l'imagination
a joué u n rôle constitutif ne peut être comprise que par u n acte ultérieur d'ima-
gination de la part de la personne qui cherche à l'interpréter. D a n s la mesure
o ù la réalité socioculturelle est constituée par l'imagination, l'appréhender sur
le plan intellectuel nécessite aussi u n acte d'imagination. O n a évidemment
avancé que les œuvres d'art elles-mêmes sont, en u n sens, des incarnations
intellectuelles de la vérité sur la vie vécue par l ' h o m m e , telle qu'il en fait l'expé-
rience. L e livre de Susanne Langer Feeling and form31 est une expression
typique de ce point de vue, tandis que beaucoup d'autres ont souligné que la
notion de vérité n'était pas étrangère à l'art, quoi qu'en pensent de nombreux
positivistes endurcis32. E n u n sens, l'art peut jouer u n rôle de miroir aussi bien
que n'importe quel ensemble de propositions descriptives, et ceux qui consi-
dèrent que la vérité ne fait pas que renvoyer l'image de la réalité mais qu'elle
236 Daya Krishna

la transforme également, et m ê m e , dans certains cas, la transcende, peuvent


aussi trouver dans l'art des équivalents proches de telles fonctions.
O n a cependant cherché à introduire le rôle de l'imagination dans les
recherches purement intellectuelles, c o m m e les sciences naturelles, de trois
manières différentes mais complémentaires. Lorsque Michael Polanyi33 sou-
tient que la connaissance dans les sciences exactes est aussi personnelle qu'on
suppose qu'elle l'est dans l'art et dans les sciences sociales, il intègre l'imagi-
nation dans la recherche intellectuelle scientifique, au m ê m e titre que dans
d'autres domaines. D e manière plus traditionnelle, on l'introduit au niveau
de la formation des hypothèses, qui sont devenues partie intégrante de la
méthode scientifique, c o m m e le résume l'expression « hypothético-déducto-
vérificatrice » qui la décrit. L'objection classique de Popper 34 à la formulation
de la méthode scientifique en de tels termes ne touche pas au rôle central de la
formation des hypothèses dans les sciences, puisqu'elle ne conteste qu'un point :
logiquement parlant, o n ne peut que contredire une hypothèse, non la vérifier.
Croire le contraire serait commettre l'erreur d' « affirmer le conséquent ». L a
réfutation empirique bien connue de la thèse de Popper par K u h n 3 6 tombe,
en u n sens, à côté de la question puisque la base d u propos de Popper n'est
pas empirique mais logique. D ' u n autre côté, l'effort persistant accompli par
Popper pour séparer la science de la « non-science » est certainement malmené
par les données empiriques précisées en détail par K u h n et d'autres historiens
des sciences et d'après lesquelles, à de nombreuses reprises, les plus grands
savants ont refusé d'abandonner leurs hypothèses face à des données contra-
dictoires qui présumaient leur réfutation. L'argument logique le plus solide
est celui où il dit que toute hypothèse naît réfutée au sens o ù il y a toujours
quelque donnée contraire, incompatible avec la vérité de l'hypothèse au m o m e n t
m ê m e de sa formulation36.
Cependant, K u h n introduit l'imagination dans ce qu'il appelle les
« schémas d'intelligibilité », selon lesquels on néglige ou l'on rejette les données
contradictoires et qui dominent l'orientation et les programmes de la recherche
classique en temps normal. A une époque de bouleversement dans les sciences,
ce qui est récusé, c'est le schéma d'intelligibilité lui-même et donc l'orientation
m ê m e de la recherche. Cette dernière n'est cependant pas seulement déterminée
par le schéma dominant d'intelligibilité, mais aussi, et de manière peut-être
plus conséquente, par les intérêts de ceux qui tiennent les cordons de la bourse.
C'est d'évidence particulièrement vrai dans les domaines de recherche qui
nécessitent de très importants financements. Bien des secteurs de la recherche
spatiale et nucléaire sont précisément de ce type, et c'est ainsi que les intérêts
des chercheurs les plus purs s'entremêlent avec ceux de ce qu'on appelle
Y establishment d u complexe militaro-industriel. C e dernier dispose à lui seul
de s o m m e s énormes, et chacun commence donc à en dépendre pour la pour-
suite de ses recherches, sans m ê m e s'en apercevoir. O n choisit également, de
façon évidemment discrète, des sujets de recherches qui semblent disposer de
ressources importantes. Il ne faut pourtant pas négliger complètement les
effets que peut avoir sur la situation une perception critique doublée d'une
La culture 237

opinion publique informée, c o m m e le montre aux États-Unis le mouvement


contre la recherche militaire à l'intérieur des universités.
Ainsi, de quelque manière que nous envisagions la réalité culturelle et
quel que soit le domaine que nous voulons considérer, les grands problèmes
restent les m ê m e s . Ils se regroupent toujours autour de la conscience de soi,
qui n'est pas seulement empêtrée dans la perception de la valeur, mais qui
s'exprime toujours par des voies différentes à cause de son caractère intro-
spectif. L a liberté de se concevoir de telle ou telle façon et de ne pas se sentir lié
par l'une o u l'autre des manières dont elle choisit de se considérer est au centre
de la question. Pourtant, chacune de ces manières a sa propre valeur-
perspective qui, bien que n'en découlant pas logiquement, lui est plus ou moins
naturelle. A côté de cette valeur-perspective immanente dans les conceptions
différentes, il y a des implications pour les programmes et les plans d'action
qui, une fois choisis, montrent la voie pour tous les choix successifs, chacun
restreignant de plus en plus l'intervalle des choix accessibles à tous les acteurs
successifs o u au m ê m e acteur à l'étape ultérieure. Pourtant, quelle que soit la
logique de cela, en u n sens plus profond la situation reste toujours la m ê m e .
Bien que certaines possibilités soient, en u n sens, fermées à cause de choix
qu'on a faits soi-même dans le passé o u que d'autres ont faits, de nouvelles
possibilités peuvent surgir et qui ne seraient pas apparues sans ces choix. L e
cycle est donc éternel et le choix des conceptions doit être toujours répété.
C'est peut-être en psychologie que la situation est la plus claire : il s'agit d'une
science qui n'est pas unifiée mais qui reste plutôt une grappe de sciences
différentes, influencées par la manière dont on a choisi d'envisager l'esprit
ou la conscience.
Mais le problème le plus grave dans l'étude de la culture et des domaines
qui l'englobent est celui de la peur que soulèvent les concepts à double face3'
chez les personnes d'esprit scientifique. Il est dans la nature de la réalité cultu-
relle de participer simultanément d'au moins deux univers. Si elle a u n pied
dans le m o n d e de la réalité extérieure appréhendée par les sens, l'autre est
dans le m o n d e idéal de significations et de valeurs conçu par l'intuition et
l'imagination. L a logique de ces concepts n'a pas encore été approfondie, sauf
de manière très superficielle dans l'œuvre de certains philosophes moraux,
c o m m e Nowell Smith et d'autres38.
L'émergence des études interdisciplinaires dans presque tous les domaines
de la culture indique que les chercheurs commencent à sentir que les phéno-
mènes qu'ils étudient ont des facettes ou des aspects qu'on ne peut comprendre
ou saisir à l'aide des concepts et des catégories d'une seule science. Mais la
simple juxtaposition de concepts issus de disciplines différentes ne suffit pas à
créer u n nouvel ensemble de concepts grâce auxquels on pourrait considérer ce
domaine de manière unifiée. Pourtant, la perception d u caractère multiple
de la réalité socioculturelle doit pouvoir mener à l'avenir à la formulation de
tels concepts. L a difficulté fondamentale tient évidemment au caractère simul-
tanément factuel et chargé de valeurs de ces concepts, ce qui a des implications
au niveau des décisions politiques et donc de l'action d'une manière o u d'une
238 Daya Krishna

autre. Ainsi, à moins d'analyser les valeurs elles-mêmes plus en détail, de les
rendre opérationnelles au m o y e n d'indices mesurables et d'explorer en profon-
deur les interrelations entre différentes valeurs, il y a peu d'espoir qu'on puisse
dépasser u n stade qu'on peut qualifier de simple rhétorique. Les récents travaux
d'un groupe international basé en Norvège, publiés dans la revue Alternatives3",
constituent u n pas important dans cette direction. Mais, au-delà, il s'agit
d'élaborer ce q u ' o n pourrait appeler la logique d u débat sur les valeurs, car,
si ce n'est fait, il est difficile d'espérer obtenir u n accord m ê m e relatif dans une
discussion sur les valeurs. Il faut noter dans ce sens les travaux de R . M . Hare,
car, outre une bonne perception d u problème, il fait de grands pas vers sa
solution40. L a plus importante de ses thèses est peut-être celle o ù il montre
la similitude entre le schéma de l'argumentation morale et la discussion dans le
domaine des sciences exactes, interprétée en termes poppériens41. O n peut,
selon Hare, faciliter le rejet d'un principe moral en montrant les conséquences
qui en découlent et qui sont cependant inacceptables pour la personne
concernée. Il y a certes des différences importantes entre les deux, et Hare les
perçoit bien, quoiqu'on puisse se demander quelles conséquences aurait la
réfutation factuelle par K u h n de la thèse logique de Popper sur l'analogie
énoncée par Hare.
O n peut, d'un autre côté, situer la signification plus profonde des travaux
de Popper dans l'insistance qu'il met à adopter une démarche fragmentaire
devant la conception des valeurs plutôt qu'une approche structurale holistique.
Peser le pour et le contre, choisir et décider, tout cela est inhérent à l'action et
m è n e inexorablement à une vision de la raison qui la pense en termes totaux,
structuraux. A moins, donc, de récuser cette vision m ê m e de la raison, o n n e
peut remettre en question la détermination élitiste et totalitaire des valeurs.
C'est exactement ce que fait Popper en ouvrant la voie à une conception diffé-
rente de la raison. Ainsi l'ouverture, le pluralisme et l'expérimentation
deviennent inhérents aux deux notions de raison et de valeur et cessent de
s'opposer entre eux. Pourtant, l'autre conception est toujours là, et elle dégage
aussi sa fascination propre. L a dialectique éternelle entre les deux définit
l ' h o m m e autant que la culture.

Notes

1. S. Chandra, « Note sur la décentralisation de l'histoire ». Diogène, n° 77, printemps 1972.


2. H . Kelsen, Society and nature, Londres, Kegan Paul, Trench, Trubner & C o . , 1946.
3. T . S. K u h n , The structure of scientific revolutions, Chicago, University of Chicago Pres
1962.
4. A . Koestler, Les racines du hasard, Paris, Calmann-Lévy, 1972.
5. M . D . Sahlins et E . R . Service (dir. publ.), Evolution and culture, p. 15, A n n Arbor,
University of Michigan Press, 1960.
6. E . R . Service, Cultural evolutionism, p. 32, N e w York, Holt, Rinehart and Winston, 1971.
7. J. Searle, « H o w to derive 'ought' from Ms '», Philosophical review, vol. L X X H I , p. 43-56,
1964.
La culture 239

8. Voir les travaux de Horkheimer, Adorno, Marcuse, Habermas ; note par P . F . Lazarsfeld
dans Main trends of research in the social and human sciences, vol. I, p . 111-117, Paris,
Unesco. Voir aussi Peter Hamilton, Knowledge and social structure, p . 55-65, Londres,
Routledge and Kegan Paul, 1974.
9. H . L . A . Hart, « Positivism and the separation of law and morals », Harvard law review,
vol. L X X I , n° 4 , p . 644, févr. 1958 ; L . L . Fuller, « Positivism andfidelityto law »,
Harvard law review, vol. L X X T , n° 4 , févr. 1958.
10. H . L . A . Hart, Law, liberty and morality, Londres, Oxford University Press, 1963.
P . Devlin, The enforcement of morals, Londres, Oxford University Press, 1965.
11. D o n n e , Poèmes choisis, Paris, Aubier-Montaigne.
12. T . S . Eliot, « Quatre quatuors », Poésie, Paris, Seuil, 1969.
13. C . Lévi-Strauss, dans : W . J. Handy et M . Westbrook (dir. publ.), Twentieth century
criticisms, N e w York, The Free Press, 1974.
14. B . Croce, L'esthétique comme science de l'expression et linguistique générale, Paris,
Girard, 1904.
15. C . Lévi-Strauss, Science of the concrete, op. cit.
16. S . K . Langer, Feeling and form, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1953.
17. M . Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Pion, 1964.
18. N . Singh, Economies and the crisis of ecology, Delhi, Oxford University Press, 1976.
19. G . A . A l m o n d , G . B . Powell Jr., Comparative politics: a developmental approach, Boston,
Little Brown and C o . , 1966. Voir aussi Studies in political development series, sous la
présidence de Lucien Pye, Princeton, publié par Princeton University Press.
20. D . Bell, The coming of post-industrial society, N e w Delhi, Arnold Heinemann, 1974;
J. K . Galbraith, L'ère de l'opulence, Paris, Calmann-Lévy, 1970.
21. D . H . M e a d o w s , D . L . M e a d o w s , J. Randers et W . W . Behrens in, N e w York, Halte à
la croissance ?, Paris, Fayard, 1972. Voir aussi M . D . Mesarovic, E . C . Pestel, etc.,
Mankind at the turning point, N e w York, E . P . Dutton, Reader's Digest Press, 1974.
22. Voir : Le débat en forum, vol. XIII, n o s 1 et 2 , Université de Houston, 1975 ; H . K a h n ,
W . B r o w n , L . Martel, Scénario pour 200 ans, Paris, Albin Michel, 1976.
23. N . Singh, op. cit.
24. E . P . Schumacher, Small is beautiful, Londres, Harper and R o w , 1973.
25. N . Singh, op. cit.
26. B . Easlea, Liberation and the aims of science, Londres, Chatto et Windus, 1973.
27. D . Krishna, Social philosophy—past and future, Simla, Institute of Advanced Studies,
1969.
28. B . Easlea, op. cit.
29. D . Krishna, « The self fulfilling prophecy », American sociological review, vol. X X X V I ,
n°6.
30. D . Krishna, op. cit. Voir aussi Considerations towards a theory of social change, B o m b a y ,
Manaktalas, 1965.
31. S . K . Langer, op. cit.
32. A . S. A y y u b , Poetry and truth, Calcutta, Jadaypur University, 1970. VoiraussiD. Krishna,
« Arts and the cognitive enterprise of m a n », Visva Bharati Quarterly, juill. 1977.
33. M . Polanyi, Personal knowledge, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1958.
34. K . Popper, Logic of scientific discovery, Londres, Hutchinson, 1959.
35. T . H . K u h n , op. cit. Voir aussi D . Easlea, op. cit.
36. B . Easlea, op. cit.
37. N . Smith, Ethics, Baltimore, Penguin Books, 1954.
38. Ibid.
39. J. Galtung, A . G u h a et al., « Measuring world development », Alternatives, vol. I, n o s 1
et 4 (Work of the International Peace Research Institute, University of Oslo, Oslo,
Norvège).
40. R . M . Hare, Freedom and reason, Londres, Oxford University Press, 1963.
41. R . M . Hare, op. cit.
Chapitre VIII

L'histoire
Wolfgang J. M o m m s e n

L'histoire ne peut, par essence, être considérée c o m m e une discipline se


rapportant à u n sujet bien défini. C o m m e le remarque avec beaucoup de
justesse Kosellek, par exemple, aucun sujet ne relève exclusivement d'elle.
Elle diffère, par là, de la majorité des disciplines scientifiques, qui traitent
toujours u n secteur bien défini de la réalité empirique. Elle s'attache essentiel-
lement, mais pas uniquement, à étudier les sociétés et les structures sociales
dans la mesure où celles-ci sont susceptibles de changer dans le temps o u d'être,
au contraire, relativement stables et de se prolonger sur une longue période.
C'est cette perspective qui, découlant elle-même de la succession des change-
ments intervenant dans le temps, et appliquée à des événements o u groupe
d'événements, transforme ces derniers en faits historiques. L'histoire partage
ses sujets d'étude, à savoir les sociétés, les structures sociales, les États, les
cultures, les peuples et les individus (qu'il s'agisse d ' h o m m e s d'État disposant
d'un pouvoir de décision o u de personnes passives face à des événements
qu'elles ne contrôlent pas), avec la plupart des sciences humaines et sociales.
Elle est également appelée à s'intéresser, c o m m e ce fut le cas dans le passé,
à des sujets relevant de disciplines purement scientifiques, tels le climat, la
géologie o u les sciences naturelles.
L'histoire, en tant que matière, constitue cependant une discipline à
part entière dans la mesure o ù son approche des problèmes lui est spécifique
et la différencie des autres domaines scientifiques. L'histoire analyse les phéno-
mènes les plus divers en fonction de leur aptitude à changer dans le temps,
bien que les espaces de temps susceptibles de voir s'opérer u n changement
soient parfois très grands ou, a u contraire, si courts qu'il devient difficile de
discerner clairement les différents éléments. U n e place spécifique étant assi-
gnée à ces phénomènes dans le temps, au milieu de la succession des événe-
ments, ils sont considérés c o m m e uniques dans la mesure où ils sont à l'origine
242 Wolfgang J. Mommsen

de nouveaux événements contribuant eux-mêmes à donner à l'histoire u n


cours particulier.
L a théorie selon laquelle tous les événements deviennent des faits
uniques à partir d u m o m e n t o ù ils sont reconnus c o m m e des éléments parti-
culiers d'une succession d'événements bien définis peut paraître quelque peu
dogmatique, et il faut admettre qu'elle découle des principes de la philosophie
idéaliste. Cependant, pour accepter cette théorie, il n'est pas indispensable de
considérer qu'il existe u n processus historique réglé en dernier ressort par
Dieu o u la Providence. E n effet, cette théorie découle de principes épistémolo-
giques assez simples. C'est la situation particulière de l'historien qui lui permet
de sélectionner les faits qui, selon lui, sont importants parmi la masse des
événements qui se sont déroulés dans le temps et l'espace et que l'on appelle
histoire.
Deuxièmement, cette perspective particulière permet à l'historien d'assem-
bler, sous forme narrative o u autre, les événements d'une façon significative,
qui puisse expliquer, m ê m e indirectement, la réalité actuelle.
Il semblerait à première vue que, en définissant ainsi son activité, l'his-
toire se place elle-même en dehors d u domaine de la recherche scientifique telle
que la définissent aujourd'hui les philosophes scientifiques dans la tradition
de Popper et de Feyerabend. E n fait, il n'en est rien. L'historiographie se
conforme, dans les méthodes de travail qu'elle utilise, aux principes de la
recherche scientifique, bien que les sujets qu'elle traite soient fortement
influencés par des facteurs métathéoriques, phénomène plus marqué,
semble-t-il, dans ce cas que dans celui de nombreuses autres disciplines. O n ne
peut pas dire, non plus, que, par son approche particulière de la réalité sociale,
l'historiographie se mette en marge de l'interdisciplinarité; elle dépend au
contraire, bien plus étroitement que d'autres matières, de l'aide que peuvent lui
apporter les disciplines les plus diverses. C o m m e nous l'avons déjà dit plus
haut, le n o m b r e des événements appartenant au domaine de la recherche histo-
rique, o u pouvant faire l'objet d'une analyse historique, est, par essence, incal-
culable. Toute chose existante possède une histoire et m ê m e , si l'on tient
compte des différentes perspectives pouvant éclairer le passé, plusieurs histoires,
présentant chacune une vérité propre, suivant le point de vue que l'on adopte.
Il est certain que, pour beaucoup d'entre nous, l'histoire des pendules
et des horloges, depuis les temps les plus reculés, ne présente pas, au premier
abord, u n très grand intérêt. C'est pourtant u n sujet qui intéresse non seulement
les historiens de l'art et les antiquaires, mais aussi les historiens de la culture.
O n peut également parler de dontérologie, par exemple, laquelle, au premier
abord, n ' a aucun rapport avec l'histoire. O n pourrait penser que cette disci-
pline n'intéresse que les biologistes o u les spécialistes de la sylviculture. Cette
science peut cependant revêtir une très grande importance dans le contexte
d'une recherche historique sur les problèmes écologiques, o u m ê m e d'une
étude de l'histoire agricole. Par ailleurs, il est évident que chaque discipline
scientifique a sa propre histoire et, depuis T h o m a s K u h n , o n a p u démontrer
que cette histoire n'est pas uniquement intéressante d u point de vue historique,
L'histoire 243

mais qu'elle constitue u n facteur important dans la reconstitution des para-


digmes et des matrices qui tendent à déterminer le cours des recherches sur de
longues périodes. Cela étant posé, il devient évident que l'histoire ne peut se
passer d u concours de nombreuses autres disciplines appartenant soit aux
sciences humaines, soit aux sciences sociales, soit encore aux sciences natu-
relles, bien qu'il ne soit pas démontré que ces dernières soient disposées à
tenir compte d'événements appartenant au passé.
Cet aspect résolument interdisciplinaire de l'histoire est resté ignoré pen-
dant très longtemps, sous l'influence de l'historicisme, au xixe siècle, et plus
particulièrement des idéalistes allemands; l'histoire est apparue c o m m e une
discipline ayant une place spécifique dans le domaine de la recherche scienti-
fique, étant donné qu'elle avait pris la place de la théologie et de la philo-
sophie, lesquelles s'intéressaient à la destinée de l ' h o m m e en général et à
l'essence des cultures considérées c o m m e évoluées. Apparu au début d u
xixe siècle, l'historicisme reposait idéologiquement sur une conception idéaliste
de l ' h o m m e défini c o m m e u n être rationnel qui, à travers une succession
d'actes rationnels et orientés en fonction d'une échelle de valeurs, arrivait
graduellement à comprendre le concept d'être humain. Ainsi, l'histoire n'était
plus considérée c o m m e une suite d'événements inéluctables, incontrôlables et
en général imprévisibles, o u encore c o m m e la manifestation d'un être divin,
mais plutôt c o m m e le contexte privilégié dans lequel l ' h o m m e devait parvenir
progressivement à la compréhension de l'être humain, m ê m e si ce processus
était appelé à durer très longtemps. Partant de là, l'histoire s'est mise à
revendiquer la première place parmi les sciences orientées vers l'étude de
l ' h o m m e . L'historicisme ne s'est pas contenté d'attribuer à l'histoire u n rôle
prépondérant dans la mesure o ù elle devait guider les autres disciplines des
sciences humaines dans l'approche de leur sujet particulier; il a également
contribué à donner à l'histoire la place de ce qu'on appelait précédemment
les sciences politiques et qui étudiaient l'ordre social, la politique et la société.
L a jurisprudence elle-même s'est trouvée enfermée dans la sphère de l'histoire,
après que l'historicisme eut mis en avant l'argument selon lequel le droit est
le produit de l'évolution historique et m ê m e l'émanation de l'esprit du peuple,
plutôt qu'un ensemble de lois destinées à réglementer les relations à l'intérieur
d'une société sous u n régime politique donné.
C e rôle prépondérant de l'histoire reposait sur des principes métaphy-
siques qui ont maintenant perdu toute influence sur l'opinion. L'écroulement
du système métaphysique établi par l'historicisme a libéré la plupart des disci-
plines orientées vers l'étude de l ' h o m m e et des structures sociales de la domi-
nation intellectuelle de l'historicisme. A l'origine, l'historiographie historiciste
était en mesure d'apporter à ces différentes disciplines une aide substantielle.
E n mettant au point une méthodologie nouvelle pour une prise en c o m m u n
critique des idées — ou, c o m m e le disait Droysen, forschend zu verstehen —,
basée sur les méthodes de la philologie moderne, l'historicisme avait beaucoup
contribué à surmonter la conception épistémologique assez arbitraire qui
avait prévalu dans le domaine des sciences humaines et sociales pendant une
244 Wolfgang J. Mommsen

bonne partie d u xixe siècle. Les nouvelles méthodes d'interprétation des sources
littéraires, de m ê m e que les méthodes extrêmement élaborées de reconstitution
de documents historiques, connurent une telle réussite que, pendant prati-
quement u n siècle, les historiens ont cru que l'histoire pouvait devenir une
discipline indépendante, se plaçant à la tête d'autres disciplines, c o m m e la
science politique, l'économie, la statistique, le droit et, bien sûr, les disciplines
orientées vers l'étude des traditions littéraires des divers pays. L'histoire ne
pensait pas alors avoir grand-chose à apprendre des disciplines qui la suivaient.
Cependant, dans le cas d'une discipline orientée vers la recherche, le
succès a malheureusement toujours des aspects négatifs. Il conduit, en général,
au vieillissement des approches méthodologiques et surtout des paradigmes
guidant les recherches. D e plus, la tradition historiciste avait tendance à
vouloir faire oublier que la recherche historique était peut-être plus dépen-
dante des autres disciplines qu'en mesure de leur apporter elle-même son aide.
L'intérêt porté par les historicistes à la politique considérée c o m m e u n
domaine privilégié, o ù les actions des h o m m e s constituent u n élément déter-
minant d u processus historique, de m ê m e que leur intérêt pour les diverses
cultures nationales ont poussé les historiens à aller au-delà des strictes limites
de leur sujet. Les historicistes n'étaient pas très intéressés par des problèmes
de plus grande envergure, tels la structure des sociétés o u les systèmes de pro-
duction, o u encore l'ordre économique, dans la mesure o ù ces questions ne
peuvent évoluer rapidement. L'historiographie des xviie et x v m e siècles était
extrêmement ouverte aux sujets les plus divers et avait, de ce fait, une
approche bien plus interdisciplinaire des faits historiques que les historicistes.
L'analyse des tableaux descriptifs des structures sociales et des cultures établis
au xvin e siècle montre clairement que les historiens de cette époque étaient
beaucoup moins hostiles à l'idée que l ' h o m m e pouvait jouer u n rôle primordial
dans l'histoire. Citons d'abord Voltaire, qui a toujours essayé d'écrire son his-
toire culturelle c o m m e u n compte rendu très détaillé des cultures, analysant
ses aspects les plus divers à la lumière de disciplines extrêmement variées.
Citons également Montesquieu, qui, c o m m e o n le sait, liait étroitement les
histoires politique, culturelle et naturelle, et considérait le climat c o m m e u n
facteur extrêmement important de l'évolution historique.
Il est intéressant de noter que l'historiographie — o u d u moins l'histo-
riographie occidentale — revient peu à peu à ces anciennes conceptions, essen-
tiellement pluralistes dans leur approche méthodologique, qui concevaient
l'histoire n o n c o m m e l'émanation d'un être suprême, ou Weltgeist, mais c o m m e
la manifestation de processus divergents, souvent conçus par l ' h o m m e , mais
amenant des résultats extrêmement différents de ce qu'il prévoyait. C'est en
fait l'expérience de la société industrielle contemporaine qui nous a permis
de découvrir que les méthodes traditionnelles des historicistes avaient vieilli
et ne permettaient plus de comprendre l'histoire des sociétés en se plaçant
dans la perspective de la génération actuelle. Les historiens ont pris très
fortement conscience d u fait que les changements sociaux extrêmement impor-
tants et complexes que connaissent les sociétés industrielles ne peuvent être
L'histoire 245

expliqués simplement par les paradigmes traditionnels, basés sur l'étude


d'individus agissant en fonction de valeurs spécifiques, d'idées préconçues, et
présentés sous une forme narrative, qui n'exige aucune habileté particulière
si ce n'est u n peu de bon sens et la connaissance d u langage courant. Les histo-
riens se sont de plus en plus attachés à rechercher les facteurs subconscients
qui déterminent les actions des individus et des groupes d'individus à l'inté-
rieur de structures sociales complexes. Certaines écoles plus récentes sont allées
beaucoup plus loin en déclarant qu'il était nécessaire d'éliminer complètement
1' « histoire événementielle » traditionnelle et d'adopter des méthodes de
travail permettant de mettre en évidence les changements fondamentaux s'opé-
rant à l'intérieur des sociétés et des cultures, changements qui n'apparaissent
que sur de très longues périodes et ne peuvent être attribués à des individus o u
groupes d'individus, quels qu'ils soient. Parallèlement à cette tendance, l'intérêt
traditionnel porté par les historiens aux gouvernements et aux chefs d'État a
été remis en question par des historiens de la politique appartenant à u n m o u -
vement plus avancé et utilisant soit des méthodes structurelles et fonction-
nelles, soit des méthodes associant les analyses socio-économiques et l'analyse
des processus de décision à l'intérieur des classes dominantes des différents
systèmes politiques.
N o u s devons malheureusement nous contenter, ici, de quelques indi-
cations concernant les nouvelles tendances qui sont apparues depuis le début
du siècle et qui ont conquis une large audience au cours des trente dernières
années. E n fait, depuis 1945, l'éventail des sujets traités par les historiens n'a
cessé de s'élargir; de m ê m e , les techniques méthodologiques n'ont cessé d'évo-
luer. L'histoire s'est développée dans toutes les directions et elle a atteint de
telles proportions qu'il est maintenant difficile de la considérer c o m m e une
seule et unique discipline. O n pourrait dire qu'elle est maintenant constituée
de plusieurs disciplines spécifiques qui n'ont q u ' u n point c o m m u n , celui d'ana-
lyser les phénomènes liés à l ' h o m m e à l'intérieur d'une dimension appelée
temps, et à la lumière des idées et situations actuelles. L e processus de déve-
loppement de l'histoire s'est accompagné d ' u n professionnalisme croissant.
L'historiographie n'est plus une activité purement littéraire, bien que beaucoup
d'historiens soient toujours attachés aux formes narratives traditionnelles pour
la présentation de leurs travaux.
Il est certain que cette évolution doit, en partie, être attribuée à l'appa-
rition de la société industrielle moderne, qui se caractérise par des structures
extrêmement complexes comprenant de nombreux sous-systèmes de types très
différents, reliés entre eux par les liens les plus divers, à la fois directs et indi-
rects. L e besoin d'écrire l'histoire de la société industrielle (ou plutôt, les
histoires liées à des suites d'événements spécifiques qui, dans une certaine
perspective, semblent revêtir une importance particulière) impose, sans aucun
doute, que l'on modifie la méthodologie traditionnelle. 11 est hors de question
que l'historien puisse se contenter de données et de théories économiques et
sociologiques s'il veut analyser correctement u n sujet aussi complexe. O n s'est
aperçu très vite que l'anthropologie et l'ethnologie, disciplines longtemps
246 Wolfgang J. Mommsen

mésestimées par les historiens, pouvaient apporter une aide non négligeable,
grâce à leurs méthodes de travail extrêmement utiles n o n seulement pour
l'étude des sociétés « primitives » ne possédant peu o u pas de tradition écrite,
mais également pour l'étude des sociétés modernes dans la mesure où, actuel-
lement, on ne peut plus considérer les opinions individuelles c o m m e une base
fiable pour la reconstitution de systèmes d'interactions sociales complexes ou
de processus de changements sociaux et économiques profonds et lents dépas-
sant largement les limites de l'histoire événementielle.
L'histoire peut aujourd'hui être écrite n o n plus en fonction des indi-
vidus ou groupes d'individus dont on peut retracer les opinions et les systèmes
de valeurs à travers la littérature, mais en fonction des données économiques
et sociales qui permettent de comprendre les facteurs fondamentaux qui
réglaient la vie de ces individus. E n se tournant vers les techniques de psycho-
logie des masses et les méthodes empiriques d'étude sociale, l'historien
connaîtra beaucoup mieux les systèmes de valeurs régissant le comportement
des divers groupes qu'il étudie, les individus n'étant généralement pas conscients
des systèmes de valeurs auxquels ils se réfèrent.
Il est évident que les disciplines classiques, telles que la philologie et la
littérature, ont connu une évolution assez semblable. Les structuralistes fran-
çais introduisirent de nouvelles méthodes d'analyse de textes qui dépassaient
largement les intentions et les vues des auteurs dont ils analysaient les œuvres
avec la plus grande minutie. L'analyse linguistique et m ê m e l'étude des
conditions prévalant lors de la production d'une œuvre littéraire s'opposèrent
fortement aux méthodes d'analyse historique traditionnelles encore très répan-
dues dans les Literaturwissenschaften. A son tour, l'histoire a subi, au cours
de cette période, de fortes influences, moins fortes cependant que la littérature.
Ces influences ont indirectement contribué à affaiblir la certitude, quelque peu
naïve et héritée de l'historicisme, que les méthodes philologiques sont parfai-
tement adaptées aux besoins de la recherche historique.
E n ce qui concerne l'histoire, cette évolution a parfois été considérée
c o m m e néfaste. E n effet, beaucoup d'historiens la rendent responsable du déclin
de la conscience historique qui s'est manifestée, dans les années 1960, dans
certains pays occidentaux. O n ne peut nier cependant qu'elle a également eu
des effets positifs : elle a en effet conduit à u n enrichissement considérable de
la pensée historique et à l'élargissement de l'horizon méthodologique de l'histo-
riographie moderne. U n grand nombre de disciplines nouvelles sont apparues
qui, parfois, se sont approprié le terrain perdu par d'autres disciplines, mais
parfois également ont ouvert des horizons insoupçonnés. D e ce fait, le domaine
de la recherche historique s'est élargi d'une manière spectaculaire et de n o m -
breux documents, négligés o u considérés inutilisables par les générations précé-
dentes, ont brusquement révélé les informations qu'ils renfermaient sur des
réalités sociales ou culturelles.
Tous ces changements ont p u s'opérer parce que l'histoire était alors
prête à rechercher, auprès d'autres disciplines plus variées, les informations,
une aide méthodologique et une orientation théorique qui lui manquaient
L'histoire 247

peut-être. L'histoire, qui avait toujours été interdisciplinaire dans ses orien-
tations fondamentales, devenait interdisciplinaire dans la pratique également.
Il est certain que l'histoire économique a été la première à agir dans le
sens d'une coopération avec d'autres disciplines, à savoir l'économie et la
statistique. Il n'est pas possible d'expliquer l'histoire économique actuelle sans
se référer à des théories économiques et à des données statistiques faisant
elles-mêmes appel à des techniques mathématiques de plus en plus complexes.
Il faut préciser que, dans ce cas, les théoriciens de l'économie étaient peut-être
tout aussi intéressés que les historiens eux-mêmes par l'étude de l'histoire,
sans l'aide de laquelle les modèles cycliques de croissance économique, l'inves-
tissement et l'accumulation du capital n'auraient pu être analysés efficacement.
L'histoire économique a atteint aujourd'hui u n niveau de perfectionnement
extrêmement élevé; elle est à l'origine de différentes formes de recherche histo-
rique encore plus élaborées. D a n s cette perspective, il nous faut citer le travail
de l'historien Fogel, qui a essayé de récrire l'histoire américaine en fonction
d'événements purement hypothétiques qui auraient p u avoir lieu si, dans des
domaines c o m m e le secteur des transports, le progrès technique avait subi une
évolution différente.
U n e deuxième conséquence de l'expansion de l'histoire économique est
l'apparition de Yhistoire sérielle, qui a intéressé en particulier les historiens
français appartenant au groupe de l'école des Annales : ces historiens essayent,
à partir de données économiques qui se retrouvent à intervalles réguliers sur
des périodes relativement longues, de reconstituer les structures de base de
la réalité sociale, et plus particulièrement les structures agraires de la période
préindustrielle. Il est certain que ces recherches n'auraient pas été possibles
sans les techniques mises à notre disposition par l'économie et la statistique.
Toutes ces nouvelles tendances ont stimulé l'intérêt porté aux méthodes
quantitatives o u économiques dans l'étude de l'histoire des sociétés. Cet intérêt
s'est d'abord manifesté en France et aux États-Unis, mais il s'étend rapidement
à tous les pays occidentaux. O n ne se contente plus d'utiliser les techniques
d'analyse quantitative dans le seul but de retrouver des structures écono-
miques et les facteurs sociaux qui s'y rattachent, mais également dans le but
de reconstituer des modèles de stratification sociale. Par ailleurs, des méthodes
récentes de prosopographie, basées sur une étude laborieuse de la vie d'un
grand n o m b r e d'individus afin de recueillir des observations d'ordre général
mais vérifiées quantitativement, ont été de plus en plus utilisées pour l'histoire
médiévale et moderne, et ont abouti dans beaucoup de cas à des résultats
nouveaux.
Les quelques tentatives visant à resserrer les liens entre la sociologie et
l'historiographie afin que cette dernière profite des récentes découvertes des
sociologues n'ont pas connu u n très grand succès. Mais il s'agit là, peut-être,
d'une mauvaise interprétation des faits, car l'impact des méthodes sociolo-
giques, qui regroupent elles-mêmes diverses écoles et perspectives, est plus
difficile à déceler. Aujourd'hui, l'historien est en général prêt à accepter les leçons
de ses amis sociologues. Pendant très longtemps, cependant, la sociologie s'est
248 Wolfgang J. Mommsen

éloignée des sujets directement liés à l'histoire pour se consacrer à une recherche
sociale empirique relativement étriquée, associée à l'élaboration des théories
sociales de grande envergure, qui prétendaient se placer au-dessus d u temps
et des conditions historiques particulières. Les historiens se sont pendant long-
temps référés à M a x W e b e r pour justifier leurs incursions dans le domaine
sociologique, alors que, parallèlement, les sociologues s'éloignaient de plus en
plus de l'analyse macrosociologique de W e b e r et de l'histoire.
Cette tendance a maintenant été renversée dans la mesure o ù la socio-
logie s'est aperçue d'elle-même que, pour parvenir à reconstituer de façon
rationnelle les structures sociales, une science sociale ne peut, en aucun cas,
faire abstraction des conditions historiques qui sont la conséquence d'événe-
ments passés. D e plus, des recherches empiriques minutieuses n'ont pas permis
d'arriver à cette sorte d'ensemble de connaissances qui resterait toujours valable
quels que soient les facteurs déterminés par u n passé « unique ». Par suite de
l'influence de la pensée néo-marxiste, entre autres, des problèmes fondamentaux
continuent à être examinés, ce qui permet de dire q u ' o n accorde aujourd'hui
beaucoup plus d'attention au fait historique qu'au cours des dernières décen-
nies. L'histoire a beaucoup bénéficié de cette évolution des choses. O n peut
maintenant distinguer clairement les grandes lignes d'une histoire définie
c o m m e une historische Sozialwissenschaft, qui utilisera les théories sociolo-
giques afin de mieux définir et peut-être m ê m e de résoudre les problèmes
extrêmement complexes qui se posent à elle. Des recherches sont actuellement
effectuées dans cette direction et qui, sans aucun doute, contribueront à
modifier profondément la face de l'histoire au cours des prochaines décennies.
Aujourd'hui déjà, des auteurs associant l'analyse sociologique et la
narration historique, c o m m e Martin Lipset, Daniel Bell, Ralf Dahrendorf,
Rainer Lepsius et Reinhard Bendix, influencent fortement l'historiographie.
Mais o n dispose actuellement encore d'un nombre très restreint de synthèses
plus vastes, telles les œuvres de Barrington M o o r e {Social origins of dictatorship
and democracy) et de Norbert Elias (Die höfische Gesellschaft. Eine Untersuchung
zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie et Über den Prozess
der Zivilisation.
L'historiographie occidentale a toujours accordé une importance parti-
culière à l'histoire des sociétés. L a position privilégiée de cette discipline s'est
trouvée encore renforcée par l'orientation récente des sciences sociales. E n
effet, celles-ci tendent à accorder une plus grande importance aux faits histo-
riques qui déterminent les changements sociaux et dictent les orientations des
processus de modernisation. L'évolution des théories sur la modernisation,
lesquelles trouvent en partie leur justification dans la nécessité d'apporter des
solutions aux problèmes des pays sous-développés, a joué u n rôle particuliè-
rement important. E n effet, les sociologues se sont peu à peu aperçus que le
modèle d'évolution des sociétés occidentales ne constituait pas l'unique
chemin dans la voie de la modernisation, et que les traditions locales des peuples,
découlant elles-mêmes de conditions historiques particulières s'étalant parfois
sur des périodes très longues, ne pouvaient plus être ignorées. D e ce fait, les
L'histoire 249

théoriciens de la modernisation se mirent à étudier, pour chaque cas parti-


culier, le contexte historique et à considérer ce dernier c o m m e u n facteur très
important. Ils cessèrent par conséquent de conseiller aux pays sous-développés
les méthodes occidentales. Par ailleurs, les historiens découvrirent que les
théories sur la modernisation pouvaient parfois être utiles à ces pays, à condi-
tion d'être adaptées à leurs besoins. Continuant dans ce sens, les historiens ont
c o m m e n c é à recourir aux théories sociologiques, aux théories de stratification
sociale ainsi qu'aux découvertes des sociologues sur la formation des élites, ce
qui leur a permis d'élargir considérablement leurs horizons épistémologiques.
E n adoptant les techniques mises au point par les sciences sociales, les
historiens ont c o m m e n c é à étudier des problèmes aussi complexes que les chan-
gements de degrés de mobilité sociale, dans le sens horizontal c o m m e dans le
sens vertical. Ils ont également cherché à déterminer les différents degrés de
mobilité au sein d'unités historiques, dans le temps et dans l'espace. Ces
recherches constituent u n important pas en avant, car, précédemment, les
historiens se contentaient simplement d'accepter les idées reçues, c o m m e la
conviction des Américains que la mobilité sociale est beaucoup plus grande
aux Etats-Unis que dans les sociétés européennes comparables. Les consé-
quences de ces découvertes n'ont pas encore été expliquées en détail par les
études historiques générales, mais il est certain qu'elles stimulent la parution
d'études sur l'histoire des structures sociales modernes et traditionnelles.
Les historiens des structures sociales se tournent aujourd'hui vers des
sujets qui relevaient, jusqu'ici, du domaine exclusif des spécialistes des sciences
humaines, telle l'analyse des groupements sociaux très anciens c o m m e la
famille. O n a p u constater que cette nouvelle orientation était extrêmement
intéressante. D a n s le m ê m e temps, la démographie historique est apparue
c o m m e une branche essentielle de l'histoire sociale. Il est certain que la d é m o -
graphie entretient des liens privilégiés avec la biologie et la médecine. Elle a,
de plus, mis au point des techniques statistiques très élaborées à partir de
certaines disciplines particulières des sciences sociales. Il est intéressant de
noter que, dans le cas de la démographie, la recherche s'oriente aussi bien vers
le passé que vers la réalité présente, liant étroitement l'histoire et le présent.
L e débat actuel concernant le danger imminent de surpopulation d u globe
n'aurait pas p u avoir lieu sans recours constant aux faits historiques les plus
divers. Il va sans dire que, dans ce domaine, la contribution des penseurs d u
x v m e siècle c o m m e Malthus et Say a été immense.
L a liste des sujets qui ont récemment été repris par les historiens de la
société, c o m m e l'histoire des maladies, de la mort, des loisirs, d u crime, est
pratiquement inépuisable et il nous est impossible de les citer tous. Mais,
avant que l'histoire ne découvre que ces disciplines constituaient pour elle
u n terrain de recherche extrêmement fructueux, elles prenaient leur matière
dans d'autres disciplines et l'on peut dire que leur sujet m ê m e était constitué
par d'autres disciplines.
E n ce qui concerne l'histoire des relations internationales, en revanche,
l'interdisciplinarité a été plus difficile à appliquer. D a n s ce domaine, les
250 Wolfgang J. Mommsen

sciences politiques ont mis au point des techniques nouvelles, en partie dérivées
de l'exemple des systèmes cybernétiques et destinées à l'interprétation de la
politique internationale. Elles ont également c o m m e n c é à introduire des
méthodes exactes dans l'étude des relations internationales en espérant aboutir
à des techniques plus fiables d'évaluation des tendances prédominantes et des
démarches probables des diverses puissances concernées par des conflits inter-
nationaux imminents o u existants. D a n s ce contexte, o n s'est demandé s'il
serait possible d'évaluer correctement la stabilité intérieure relative des
régimes politiques dans la mesure o ù cet élément détermine largement
les actions o u réactions de ces derniers à l'intérieur de la sphère politique
internationale.
Karl W . Deutsch a, parmi d'autres, contribué de manière remarquable
à une étude quantitative des relations internationales, laquelle promettait
d'arriver à des résultats plus fiables que les méthodes traditionnelles, quelque
peu subjectives, de la politique internationale. Des efforts considérables ont
également été faits dans le sens d'une évaluation quantitative des forces
relatives des divers systèmes politiques susceptibles d'intervenir dans différents
conflits internationaux. Afin de démontrer l'efficacité de ces nouvelles
méthodes, des historiens américains en particulier, c o m m e Bruce M . Russet et
Richard N . Rosenkranz, ont sélectionné quelques cas historiques, sans doute
déjà largement étudiés par les historiens, pour tenter de les analyser au
m o y e n des techniques d'analyse d u contenu. U n e étude quantitative détaillée
de la crise de juillet 1914, faite par u n groupe de spécialistes des sciences
humaines de l'Université Stanford, a cependant abouti à des résultats qualifiés
de discutables par certains historiens progressistes. D'après ces derniers, les
conditions dans lesquelles ces analyses quantitatives avaient été entreprises en
avaient déterminé, par avance, le résultat.
D ' u n e manière générale, les méthodes quantitatives se sont révélées moins
intéressantes pour les relations internationales que l'apparition de certains
concepts épistémologiques, c o m m e la théorie des conflits o u la Systemtheorie
de Niklas L u h m a n n . Ces derniers développements ont donné naissance à une
branche de recherche interdisciplinaire entièrement nouvelle, appelée recherche
sur la paix et les conflits, dont les méthodes et sujets d'étude découlent à la fois
des sciences sociales et de l'historiographie. Il est certain que la coopération
entre l'histoire et les sciences politiques a été moins fructueuse dans le
domaine de la diplomatie et des relations internationales que dans des
domaines tels l'histoire constitutionnelle, les systèmes des partis, les groupes
de pression, les institutions sociales, etc., ces derniers présentant u n intérêt
particulier pour les deux disciplines. Il faut admettre cependant que, bien que
les spécialistes des sciences politiques et les historiens travaillent en étroite colla-
boration, utilisant des méthodes de travail similaires, les historiens sont en
général moins tentés d'utiliser des concepts théoriques ou m ê m e des techniques
quantitatives que leurs collègues.
Les tendances qui se sont manifestées à la fin des années 1960 ont
annihilé l'espoir de nombreux spécialistes des sciences sociales de voir u n e
L'histoire 251

nouvelle technologie sociale rationnelle, qui ne ferait aucune place à l'idéologie,


remplacer la traditionnelle politique idéologique occidentale.
C e fait a poussé les spécialistes des sciences politiques à se tourner
encore plus vers l'analyse historique. Il faut également ajouter que la prévisi-
bilité des processus historiques s'est révélée beaucoup plus limitée que ce qu'on
escomptait dans les années 1950 et 1960. L a renaissance de la philosophie néo-
marxiste a également joué dans le m ê m e sens; elle a encouragé la macroanalyse
des systèmes politiques, plutôt que l'analyse ponctuelle. C e nouveau départ
a eu une influence considérable sur l'étude des relations entre les pays occi-
dentaux industrialisés et les nouvelles sociétés d u Tiers M o n d e . Les théories
de la dépendance, découlant en partie d u marxisme et des grands débats sur
l'impérialisme et ses conséquences, auxquels participent depuis peu les
économistes et les spécialistes des sciences politiques, ont acquis une importance
considérable et ont rejeté au second plan les théories traditionnelles de la
modernisation encore en vigueur dans les pays occidentaux. C'est seulement
au cours des toutes dernières années, lorsque la balance économique inter-
nationale s'est mise à pencher en faveur des pays d u Tiers M o n d e producteurs
de matières premières, et surtout le pétrole, que l'on s'est rendu compte que les
postulats fondamentaux des théories de la dépendance étaient beaucoup trop
étriqués. Il n'en reste pas moins que les principaux concepts de la dépendance,
en particulier le concept de la dichotomie entre métropole et périphérie, jouent
encore u n rôle primordial dans l'historiographie relative à l'impérialisme, à la
décolonisation et/ou au néo-colonialisme.
Il existe enfin u n dernier domaine dont nous devons parler ici, qui est
a priori très éloigné de l'historiographie, mais où celle-ci a puisé des instruments
conceptuels et des théories : il s'agit de la psychohistoire. Depuis la première
œuvre d'Erikson parue dans ce domaine en 1958 et intitulée Young man
Luther—a study in psychoanalysis and history, u n nombre croissant d'œuvres
historiques consacrées à u n personnage de l'histoire ou à des groupes sociaux
de première importance ont utilisé les méthodes psychanalytiques. Il est apparu
que l'analyse psychologique avait mis au jour u n aspect nouveau de la réalité
historique, totalement négligé jusque-là par les historiens. Cette nouvelle
branche veut et peut démontrer que les actions des individus o u groupes
d'individus ont toujours été largement dictées par l'inconscient et qu'elles sont
rarement l'aboutissement de décisions rationnelles.
Cependant, la psychohistoire n'a pas encore réussi à expliquer les
changements d'ordre sociopolitique à l'intérieur de larges entités politiques
c o m m e les États ou les cultures dans leur ensemble. Jusqu'à présent, elle a
surtout cherché à découvrir le rôle déterminé des individus o u groupes d'indi-
vidus. O n a essayé de tirer des conclusions des découvertes faites, par exemple,
sur les structures de mentalité des classes dominantes dans une société donnée.
Ces tentatives ont donné des résultats assez arbitraires. L'argumentation
concernant les liens précis entre les structures mentales des individus o u
groupes analysés et des différentes couches sociales se révèle trop lâche. D e
plus, il semblerait que l'explication des rôles des classes sociales inférieures au
252 Wolfgang J. Mommsen

m o y e n des concepts dérivés de la psychanalyse pose des problèmes pour


l'instant insurmontables. Il n'est pas impossible, cependant, que l'on découvre,
dans l'avenir, des outils conceptuels permettant d'appliquer les méthodes
psychanalytiques à des entités plus larges o u m ê m e à des systèmes sociaux
dans leur ensemble. Pour le m o m e n t , cette discipline ne semble pouvoir
s'appliquer qu'à l'analyse de modèles de mentalités. C e thème constitue, à lui
seul, u n sujet de recherche historique parfaitement légitime qui semble, une
fois de plus, susciter u n grand intérêt.
Pour résumer, o n peut dire que l'extension énorme de l'historiographie
telle que nous l'avons décrite au cours de cette étude a résulté de progrès
effectués dans de nombreuses autres disciplines parallèles. Ces dernières sont
devenues les nouveaux sujets que l'histoire a analysés en fonction d u temps.
Pour toutes ces études nouvelles, l'historien dépendait largement des méthodes
et théories élaborées par ces autres disciplines.
Par ailleurs, l'analyse historique semble elle-même présenter u n grand
intérêt pour ces disciplines parallèles. Cependant, il faut voir que, pour
l'histoire en tant que discipline indépendante, cette évolution présente quelques
inconvénients. Beaucoup de sous-disciplines de l'histoire tendent à devenir
autosuffisantes ; en adoptant des méthodes et des techniques de plus en plus
sophistiquées pour leurs recherches particulières, elles restaient en dehors du
courant principal de la pensée historique.
Rudolf Braun a récemment émis l'opinion que la démographie histo-
rique devrait avoir sa place dans une interprétation plus large de l'histoire si
on ne voulait pas la voir devenir une discipline stérile. Il en va de m ê m e pour
la plupart des disciplines historiques. Aujourd'hui, il est devenu extrêmement
difficile d'imaginer m ê m e que l'on puisse écrire l'histoire c o m m e si elle était
une entité complète. Quant à l'écrire effectivement de cette façon, n'y pensons
m ê m e plus. Essayer d'écrire une Universalgeschichte est toujours apparu
c o m m e u n problème insoluble, mais les historiens désespèrent de jamais y
parvenir. Par ses activités de recherche, l'histoire a donné naissance à des
histoires, plutôt qu'à une histoire unique regroupant les différents aspects
analysés par toutes ses sous-disciplines. L a base essentielle de l'histoire,
c'est-à-dire l'analyse de la réalité par rapport aux changements s'opérant dans
le temps, doit absolument être conservée, mais peut-être seulement c o m m e une
idée régulatrice, pour reprendre l'expression de Kant. Les processus de chan-
gements à l'intérieur de l'histoire peuvent être rapides o u lents, ils peuvent se
chevaucher o u être séparés. D a n s leur ensemble, ils forment la totalité des évé-
nements passés qui conditionnent dans une large mesure notre vie. D'après
Johan Huizinga, nous s o m m e s d'autant plus tributaires de l'histoire que nous
nous refusons à analyser clairement le caractère et les effets des événements
historiques.
A la lumière de ce qui précède, il apparaît que la coopération avec les
autres disciplines est devenue une nécessité pour la plupart des recherches histo-
riques, sinon de toutes. Par sa nature m ê m e , l'histoire est appelée à puiser,
pendant de longues années encore, dans la s o m m e d'informations assemblées
L'histoire 253

par des disciplines annexes, à utiliser leurs théories et leurs méthodes, m ê m e si


elle doit, en général, les adapter à ses propres besoins. Il faut cependant se
rendre compte que l'histoire est en fait prise entre deux feux dans la mesure où
elle doit, d'une part, s'ouvrir aux études interdisciplinaires les plus variées et,
d'autre part, garder sa propre identité. L a plupart des historiens reçoivent,
aujourd'hui encore, u n e formation très m a l adaptée au travail interdisci-
plinaire. L a philologie a gardé, tout au moins au niveau de la formation, des
liens extrêmement solides avec l'histoire et très peu d'historiens peuvent se
permettre d'étudier systématiquement toutes les disciplines reliées à l'histoire,
c o m m e la sociologie, l'économie, la science politique, la psychanalyse, sans
parler des disciplines scientifiques, c o m m e la statistique, les mathématiques, la
médecine ou les sciences naturelles.
Jusqu'à présent, la majorité des historiens se tourne vers d'autres disci-
plines, mais de manière assez éclectique, connaissant mal les tendances domi-
nantes de la recherche et les pièges qu'ils risquent de rencontrer. D a n s le
meilleur des cas, ils mettent u n temps considérable à acquérir des connais-
sances, souvent superficielles, des disciplines qui les intéressent. Il est difficile
d'imaginer des méthodes susceptibles de remédier à cette situation, si ce n'est
la restructuration complète des systèmes traditionnels de formation des histo-
riens. D ' u n autre côté, les autres disciplines éprouvent les m ê m e s difficultés
lorsqu'elles commencent à s'intéresser activement, pour quelque raison que ce
soit, aux problèmes historiques. L a spécialisation ne ferait que rendre plus
difficile encore, sinon impossible, une coopération interdisciplinaire effective.
Jusqu'à présent, l'interdisciplinarité a été pratiquée de façon systématique
dans certains centres de recherche, c o m m e l'Université de Paris-VI à la
Sorbonne, o u encore Princeton, Stanford, Washington, D . C . , et plus récem-
ment Bielefeld. Il faudra sans aucun doute créer les conditions favorables à u n
élargissement des activités interdisciplinaires. Beaucoup de raisons nous
poussent maintenant à favoriser et à intensifier les travaux interdisciplinaires
concernant les paradigmes traditionnels qui ont dominé la recherche historique
dans les pays occidentaux et ailleurs.
A ce stade de notre exposé, il nous faut maintenant nous demander si
la propension des historiens à puiser librement dans les autres disciplines
correspond à une attitude similaire de la part des spécialistes des disciplines en
question. Ces dernières ont-elles également besoin de l'aide de l'histoire, o u
peuvent-elles simplement poursuivre leur chemin sans s'occuper des événe-
ments passés ? A u cas o ù elles seraient obligées d'en tenir compte, et c'est la
tendance qui se dessine actuellement, préféreront-elles étudier elles-mêmes leur
propre histoire de la manière la mieux adaptée à leurs buts spécifiques, o u
voudront-elles demander l'aide des historiens? N o u s mettons là le doigt sur
u n problème très difficile. Il est maintenant évident que, dans beaucoup de
domaines, l'histoire ne peut plus être considérée c o m m e quantité négligeable
sans que cela n'ait des conséquences très néfastes. Pendant les années 1950
et 1960, les sciences sociales ont été sur le point de perdre de vue leur sujet
m ê m e pour s'être trop consacrées à des analyses empiriques microsociologiques.
254 Wolfgang J. Mommsen

Pendant les années 1960, l'école de Francfort s'est jetée dans une bataille qui
semblait alors désespérée. Elle a tenté de faire admettre l'idée que les sciences
sociales devaient être envisagées en fonction des erkenntnisleitende Interessen
dérivés d'une conception hypothétique de la société dans son ensemble, afin
de ne pas devenir la victime d'intérêts particuliers. E n effet, à cause de certaines
considérations épistémologiques concernant l'objectivité de la recherche
sociale, l'étude des éléments qui déterminent le choix de sujets et théories
faisant l'objet de recherches avait été exclue, car o n considérait que cela
faisait partie d u domaine métascientifique. Aujourd'hui, la tendance a été
renversée. Bien que le positivisme logique soit toujours considéré c o m m e la
base théorique de toute entreprise scientifique, peu de gens contesteront le fait
que les sciences sociales aient besoin de redéfinir leur rôle particulier face à des
sociétés en évolution constante. Pour cette raison, o n assiste aujourd'hui à u n
retour à l'analyse historique globale en sociologie. Habermas lui-même se
consacre actuellement à l'étude de l'évolution de l ' h o m m e à travers l'histoire
en reprenant les principes des philosophies holistiques de l'histoire, à un niveau
beaucoup plus élevé. Talcott Parsons n ' a pas entrepris d'étudier quelques
séquences de l'histoire universelle à la recherche de nouvelles bases pour les
sciences sociales sans espérer que, inconsciemment, les particularités des
structures sociales actuelles s'élèveraient au niveau de théories générales se
vérifiant pour toutes les époques. Mais, ce qu'il faut surtout remarquer, c'est
l'incroyable regain d'intérêt pour les travaux de M a x W e b e r en sociologie,
lesquels font u n e très large place à l'histoire. U s combinent en effet, d'une
manière remarquable, théorie sociologique et histoire universelle. O n s'intéresse
à nouveau aux analyses macrosociologiques et celles-ci ne peuvent être effectuées
sans les références historiques adéquates, tout au moins dans le contexte socio-
politique très fluide que nous connaissons actuellement.
Il semblerait donc que le fossé traditionnel entre l'histoire et les
sciences sociales soit en train de se refermer, m ê m e si, jusqu'à présent, cela se
passe au niveau des principes. L'histoire apportera à la sociologie certains
éléments indispensables, de la m ê m e manière que les méthodes et découvertes
des sciences sociales ont été et seront indispensables à l'histoire. A u n moindre
degré peut-être, c'est le cas de nombreuses autres disciplines concernées par
l'étude de l ' h o m m e et de la société, m ê m e si parfois elles sont plus proches
d u futur que d u passé.
L a futurologie, qui, dans les années 1950, avait le projet très ambitieux
de prévoir avec précision l'évolution des sociétés occidentales, est aujourd'hui
en perte de vitesse. Les changements qui se sont produits au sein des sociétés
occidentales ont été trop profonds pour que de tels espoirs puissent être
entretenus. Cependant, en projetant les tendances apparues depuis u n certain
temps au sein des sociétés industrielles et non industrielles, la futurologie a pu
démontrer que l'humanité atteindrait bientôt u n stade de développement qui
l'obligerait à prendre des décisions capitales quant à son avenir. Ces décisions
devraient intervenir dans certains domaines très précis, c o m m e l'écologie,
la surpopulation, l'épuisement des matières premières indispensables et, à
L'histoire 255

long terme, celui de toutes les sources d'énergie disponibles. L ' h o m m e ne


relèvera le défi que s'il envisage les problèmes avec la connaissance parfaite
de son héritage et la nette perception de sa destinée, deux éléments découlant
essentiellement de sa conception de l'histoire. Cela constitue le dernier argu-
ment en faveur des travaux interdisciplinaires entre l'histoire et les autres
disciplines liées à l'évolution de l ' h o m m e .

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R E V U E S H I S T O R I Q U E S A C A R A C T È R E INTERDISCIPLINAIRE

Clio. An interdisciplinary journal of literature, history and the philosophy of history. 1


Geschichte und Gesellschaft, Zeitschrift für historische Sozialwissenschaft. 1975.
Chapitre IX

Les religions
Mircea Eliade

Les premières approches : philologie ( M a x Müller)


et anthropologie (E. B . Tylor)

O n reconnaît généralement que l'étude scientifique des religions est issue des
travaux savants de M a x Müller (1823-1900), dont les Essays on comparative
mythology (1856) marquèrent le début d'une longue série d'études. Indépen-
d a m m e n t des écrits personnels de Müller, son influence s'exerça sur de n o m -
breuses études ultérieures, dues à ses disciples et à d'autres chercheurs qu'avait
séduits sa théorie. Brillant sanscritiste, fortement impressionné par les progrès
de la philologie indo-européenne et de la linguistique comparée, Müller aborda
l'étude des religions sous u n angle essentiellement linguistique, s'intéressant
presque exclusivement aux mythes, et en particulier à la mythologie indo-
européenne. Il découvrit dans les phénomènes naturels, notamment dans les
epiphanies solaires, l'origine des mythes et expliqua la naissance des dieux
c o m m e « une maladie d u langage ». L e fait qu'un m ê m e objet peut avoir
plusieurs n o m s (polynymie) et, inversement, qu'un m ê m e n o m peut être
donné à différents objets (homonymie) a, disait Müller, semé la confusion dans
la nomenclature. Cette situation favorisa tantôt l'intégration de plusieurs dieux
en u n seul, tantôt la division d'un seul et m ê m e dieu en plusieurs. Nomina-
numina : ce qui était d'abord u n n o m (nomen) devint ensuite une divinité
(numen). E n outre, l'emploi de désinences caractéristiques d'un genre gram-
matical conduisit à personnifier les dieux. Selon Müller, les anciens Aryens
organisèrent leur panthéon autour du soleil, de l'aurore et d u ciel. Les mythes
solaires jouèrent u n rôle capital. Cronos, avalant et régurgitant plus tard ses
enfants, n'est donc en réalité que l'expression « mythopoétique » d'un phéno-
m è n e météorologique, à savoir le ciel dévorant les nuages puis les relâchant.
Dans sa vieillesse, M a x Müller assista à l'effondrement de ses théories sur
258 Mircea Eliade

la mythologie solaire. Le discrédit que connut sa méthode d'interprétation, un


m o m e n t en grande vogue, résulta en partie des critiques dévastatrices
d'Andrew Lang, mais s'explique également par les folles exagérations de
certains des disciples du maître. Pendant plus d'un quart de siècle, l'approche
« comparativo-linguistique » tomba dans u n discrédit total. C'est seulement
après la parution du Mitra-Varuna de Georges Dumézil, en 1948, que l'étude
comparée de la religion et de la mythologie indo-européenne reconquit droit
de cité dans le m o n d e savant.
Edward Burnett Tylor (1832-1917) ne s'attaqua pas directement aux
théories de Müller. Mais la publication de sa Primitive culture (1871) porta
un coup décisif à la doctrine des nomina-numina. E n tant qu'anthropologue,
Tylor soutint que les peuples « primitifs » en sont encore au stade « mytho-
génique » de l'évolution de l'esprit. C o m m e la pensée mythique est le produit
de P « esprit humain au stade infantile », l'étude du mythe (et de la religion en
général) doit commencer « au commencement », chez des peuples relativement
peu civilisés. (C'est évidemment Müller que Tylor visait ici, lui reprochant
d'avoir trop insisté sur la culture védique archaïque.) L a principale cause de
transformation des faits d'expérience quotidienne en mythes résidait, selon
Tylor, dans ce qu'il appelait « animisme », c'est-à-dire dans la croyance
primitive selon laquelle toute nature est « animée » et, en tant que telle, sujette
à personnification. « Pour les éléments les moins évolués de l'humanité, le
soleil et les étoiles, les arbres et les rivières, les vents et les nuages deviennent
des créatures personnellement animées, menant des existences aux modèles
humains ou animaux. » (Primitive culture, 1.1, p. 285). Selon la théorie animiste
de Tylor, l'animisme correspondait au premier stade de la religion; c'est de lui
qu'était issu le polythéisme, celui-ci donnant naissance à son tour au
monothéisme.
Jusqu'au début d u X X e siècle, la théorie de Tylor resta la plus impor-
tante contribution de la nouvelle discipline anthropologique à la compréhension
de la religion et de ses origines. O n pourrait soutenir que Tylor a été l'initiateur
de l'étude interdisciplinaire de la religion : en fait, après la publication de
Primitive culture, tout historien des religions dut tenir compte de la vaste
documentation présentée par les anthropologues et les ethnologues. U n e telle
documentation était devenue indispensable à l'histoiren des religions, m ê m e si
les interprétations anthropologiques n'étaient pas toujours acceptables.

Hypothèses préanimistes : Marett, Frazer et Lang


Vers le commencement d u xx e siècle, les anthropologues n'étaient pas tous
prêts à accepter la théorie de Tylor. E n 1900, R . R . Marett publia son article
sur « Pre-animistic religion » (Folklore, 1900, p . 162-182), o ù il tentait de
prouver que le premier stade de la religion était non une croyance en l'omni-
présence d'âmes, mais un sentiment de crainte et d'émerveillement suscité par la
rencontre d'une puissance impersonnelle (mana). Beaucoup d'érudits acceptèrent
cette théorie et entreprirent de l'élaborer. Mana (ou orenda, wakan, etc.) devint
Les religions 259

presque un lieu c o m m u n . E n dépit de la critique qu'en ont faite des ethnologues


compétents (Paul Radin, par exemple), o n continue dans de nombreux milieux
scientifiques à voir dans mana le premier stade d u développement religieux.
U n e autre hypothèse préanimiste qui connut beaucoup de succès est celle
que J. G . Frazer avança dans son célèbre The golden bough (2e éd., 1900). L a
méthode de Frazer était hautement interdisciplinaire; se considérant c o m m e
hébreu, il se familiarisa avec les anciennes religions de l'Orient et acquit, en
matière d'anthropologie et de folklore, une érudition d'une incroyable
complexité. Postulant que, dans l'histoire de l'humanité, la magie avait précédé
la religion, il emprunta aussi à W . Mannhardt la notion d'esprits des céréales
et élabora une très riche morphologie des dieux de végétation qui meurent
puis renaissent. E n dépit de ses imperfections, dues surtout au fait que Frazer
avait négligé la stratification culturelle (c'est-à-dire l'histoire), The golden
bough devint u n classique et exerça une formidable influence dans une foule
de domaines d'étude. Aussi important, encore que moins célèbre, fut le
Totemism and exogamy (1910) d u m ê m e Frazer, ouvrage sans lequel il est
difficilement concevable que Freud eût p u écrire Totem et tabou.
U n e troisième hypothèse préanimiste fut proposée par u n chercheur
érudit et brillant, A n d r e w Lang, dans son livre The making of religion (1898).
Pendant près de vingt ans, Lang s'employa à critiquer etfinitpar démolir la
théorie de M a x Müller, essentiellement à l'aide de documents et d'idées puisés
dans Primitive culture. Mais plus tard, dans The making of religion, il rejeta la
théorie de Tylor selon laquelle les origines de la religion se trouveraient dans
l'animisme. Lang emprunta ses arguments en faveur d'une croyance en de
grands dieux à certains peuples très « primitifs », c o m m e les Australiens et les
Andamanais. Tylor avait affirmé qu'une telle croyance ne pouvait pas être
originelle et que l'idée de Dieu s'était développée à partir de la croyance aux
esprits de la nature et du culte rendu aux âmes des morts. Mais A n d r e w Lang
ne trouva chez les Australiens et les Andamanais ni vénération des ancêtres ni
culture de la nature. Cette thèse contestée et antiévolutionniste, d'après
laquelle u n grand dieu se situerait non à la fin de l'histoire religieuse mais au
contraire à son commencement, ne fit pas grande impression sur le m o n d e
savant de l'époque. O n estima qu'Andrew Lang n'avait pas complètement
dominé sa documentation et qu'il y avait des incohérences dans sa méthode.

L'ethnologie historique : Wilhelm Schmidt


Quelques années avant la mort de Lang, en 1912, u n linguiste et ethnologue
très savant, le père Wilhelm Schmidt (1868-1954), parvint à la conclusion
qu'une question aussi décisive que celle de l'origine de l'idée de Dieu ne
pouvait se trancher sans qu'on acquît d'abord une connaissance approfondie
de l'ethnologie historique. Schmidt affirma que le seul m o y e n de distinguer et de
tirer au clair les stratifications historiques des cultures dites « primitives » était
d'employer une solide méthode historique. Il réagit avec vigueur contre les
approches n o n historiques de Tylor, Frazer, Durkheim et de la plupart des
260 Mircea Eliade

anthropologues contemporains. 11 fut l'un des premiers à saisir l'importance de


l'ethnologie historique de Graebner, et surtout de la notion de « cercles culturels »
{Kultur Kreise). L a stratification historique permit à Schmidt de séparer les
traditions archaïques, voire primordiales, des influences et évolutions ulté-
rieures. D a n s le cas de l'Australie, par exemple, il tenta de prouver que la
croyance en u n grand dieu est attestée dans les strates historiques les plus
anciennes, tandis que le totémisme ne caractérise que les tribus de culture
relativement récente. L'ethnologie historique considère les tribus australiennes
du Sud-Est, les Pygmées, certaines tribus d'Asie septentrionale et d'Amérique
du N o r d c o m m e des survivances de civilisations les plus anciennes. Schmidt
crut qu'on pouvait, en partant de ces « fossiles vivants », reconstituer la
religion primordiale. Pour lui, l'Urreligion consistait à croire en u n grand dieu
éternel, omniscient, bienfaisant et créateur, qui résidait dans le ciel. Schmidt
concluait qu'au début il avait existé partout une sorte d'Urmonotheismus, qui
ne devait être dégradé et presque oblitéré que par l'évolution ultérieure de la
société. Il élabora sa théorie dans son volumineux ouvrage sur l'origine de
l'idée de Dieu {Ursprung der Gottesidee, vol. I-XII, 1912-1953).

Critique de la méthodologie de Schmidt


Robert H . Lowie, Paul Radin et d'autres ethnologues reconnurent que la
croyance en u n être suprême existait chez certains des peuples les plus
archaïques. Pourtant, ils soutinrent que ce qu'on ne pouvait accepter dans les
travaux de Schmidt était son approche presque exclusivement rationnelle.
Schmidt prétendait que c'est la recherche logique d'une cause qui avait
conduit l ' h o m m e primitif à l'idée de Dieu, mais il avait négligé le fait que la
religion est manifestement u n phénomène très complexe et qu'elle est, en tout
premier lieu, une expérience sui generis provoquée par la rencontre de
l ' h o m m e avec le sacré. Schmidt était enclin à croire que tous les éléments
irrationnels de la religion représentaient une « dégénérescence » de la religion
primordiale, originelle et authentique. L e problème soulevé par la théorie de
Schmidt est que nous n'avons aucun m o y e n d'enquêter sur cette « religion
primordiale ». Les documents les plus anciens que nous possédions sont relati-
vement récents et ne remontent guère au-delà de l'ère paléolithique. Si nous
acceptions la théorie de Schmidt, nous serions obligés de laisser entièrement de
côté la pensée de l ' h o m m e prélithique, qui a vécu sur la terre pendant des
millions d'années. Il est vrai que la croyance aux grands dieux semble carac-
tériser les civilisations les plus anciennes; mais nous y trouvons aussi d'autres
éléments religieux. Pour autant que nous puissions reconstituer le passé le plus
lointain, mieux vaut admettre que la vie religieuse fut d'emblée u n phénomène
assez complexe, des idées « élevées » coexistant avec des formes « inférieures »
de culte et de croyance. Les conceptions de Wilhelm Schmidt furent plus tard
modifiées, et dans une certaine mesure rectifiées, par ses collaborateurs et ses
élèves; et il sera question dans la suite de cet article des contributions relati-
vement récentes des ethnologues.
Les religions 261

Intégration des démarches des anthropologues,


des orientalistes et des humanistes :
les écoles de « mythe et rituel »

Vers la fin d u xixe siècle, u n grand orientaliste et spécialiste des études


bibliques, W . Robertson Smith, se servit des matériaux anthropologiques dispo-
nibles pour reconstituer la plus ancienne forme de religion sémitique. Sa
pensée gravitait surtout autour de l'idée que les mythes servent d'explication
aux rites et sont par conséquent de nature tout à fait secondaire. « C'est le
mythe qui est dérivé du rite, et non l'inverse; car le rite étaitfixe,et le mythe
variable; en outre, lerituelétait obligatoire, tandis que la croyance était laissée
à la discrétion dufidèle.» {Lectures on the religion of the Semites, 1894, p . 18.)
W . Robertson Smith ajoute que, puisque le mythe est l'explication d'un usage
religieux, il ne pourrait en bien des cas être apparu si le sens originel de cet
usage n'était pas tombé dans l'oubli.
Durant le demi-siècle qui suivit, des idées semblables furent exprimées
par beaucoup de spécialistes de différents domaines. O n peut les répartir en
trois grands groupes au moins, selon qu'ils s'adonnaient à des études classiques,
à l'anthropologie o u à des travaux sur l'Ancien Testament. D a n s le secteur
de l'Antiquité classique, la pensée la plus claire fut celle de Jane Harrison,
pour qui le premier sens de mythos, chez les Grecs, est « seulement une chose
dite, proférée par la bouche », son pendant étant « la chose faite, réalisée en
acte, ergon o u œuvre » {Themis, 1912, p . 328). Certains spécialistes des études
classiques de Cambridge appliquèrent l'interprétation « rirualiste » de Jane
Harrison à d'autres créations grecques. F . M . Crawford remonta aux origines
rituelles de la comédie attique et de certaines idées philosophiques. Gilbert Murray
reconstitua le schéma rituel de la tragédie grecque. Cette nouvelle approche
ouvrit la voie à une étude plus poussée des origines et implications rituelles
d'autres formes littéraires. C'est ainsi qu'un Danois, W . Gronbeck, appliqua
une méthode semblable dans son étude de l'ancienne religion germanique.
A . M . Hocart et lord Raglan, anthropologues britanniques, généralisèrent
la démarche ritualiste et proclamèrent la priorité du rituel c o m m e l'élément le
plus important pour la compréhension de la culture humaine. Hocart prétendit
que le mythe est seulement l'explication verbale et la justification d u rituel, et
que cette personnification doit être exprimée verbalement.
D e u x célèbres spécialistes allemands de l'Ancien Testament, H . Gunkel
et H . Gressmann, expliquèrent l'arrière-plan culturel des psaumes dans
Psalmenstudien (vol. I-III, 1925-1929). U n érudit norvégien, S. Mowinckel,
alla encore plus loin : il déchiffra la structure de l'ancienne fête israélite d u
Nouvel A n . U n des principaux thèmes de cette fête était la représentation
symbolique de la victoire de Y a h w e h sur ses ennemis et de son intronisation
c o m m e roi du m o n d e . L e mythe (combat et victoire de Y a h w e h ) était donc
l'expression d'une expérience existentielle extériorisée dans le culte. L'aura
mythologique d u roi, en Israël c o m m e dans les autres pays d u Proche-Orient,
était étroitement liée au culte.
262 Mircea Eliade

Indépendamment des recherches de Mowinckel, u n groupe d'érudits


anglais, orientalistes et spécialistes des études bibliques, lancèrent, par leurs
contributions à deux volumes publiés sous la direction de S. H . H o o k e {Myth
and ritual, 1933; The labyrinth, 1935), le mouvement connu sous le n o m de
myth and ritual school o u de patternism. Quelques années plus tard, deux
savants suédois — Ivan Engnell (dans ses Studies in divine kingship in the
ancient Near East, 1943) et G . Widengren (en particulier dans King and savior,
vol. I-VI, 1945-1955) — développèrent la thèse principale de l'école anglaise.
H o o k e montra que le roi, représentant le dieu, était le centre d u culte et, à ce
titre, responsable des récoltes et de la prospérité des cités. Widengren alla
plus loin : pour lui, le roi était le responsable d u bien-être d u cosmos. C'est là,
selon Widengren, ce qui donna plus tard naissance à l'idéologie iranienne d u
Sauveur et au messianisme juif.
Le patternism a fait l'objet de nombreuses attaques, spécialement celles
de H . Frankfurt. D a n s sa Frazer lecture de 1951, ce savant eminent soutint
que les différences importent plus que les ressemblances. Il attira, par exemple,
l'attention sur le fait que le pharaon était considéré c o m m e un dieu, ou devenait
un dieu, tandis qu'en Mésopotamie le roi n'était que le représentant d'un dieu.
Mais différences et ressemblances sont naturellement d'une égale importance
chaque fois que nous devons travailler sur des cultures historiquement appa-
rentées. L e fait que le portugais soit différent d u français et d u roumain
n'empêche pas les philologues de les considérer tous trois c o m m e des langues
romanes; génétiquement, ils viennent tous d'une m ê m e source, qui est le
latin. L a discussion passionnée qu'a suscitée la myth and ritual school révèle
une méthodologie u n peu confuse. L'enjeu du débat est la légitimité de
comparer des phénomènes religieux, historiquement apparentés et structurel-
lement analogues, d u Proche-Orient antique. O r , s'il est u n domaine o ù les
comparaisons sont légitimes, c'est bien le Proche-Orient antique. N o u s savons
que l'agriculture, les caractéristiques culturelles d u village néolithique et,
finalement, la civilisation urbaine ont fait leur apparition en u n certain point
du Proche-Orient d'où elles ont rayonné.

Les contributions de la psychologie : Freud, Jung, Otto


Selon Freud, la religion aussi bien que la société et la culture humaines ont
commencé par u n meurtre primordial. Freud souscrivit à l'idée d'Atkinson
selon laquelle les premières communautés étaient constituées d'un adulte mâle
et d ' u n certain nombre de femelles et sujets impubères. Q u a n d ils devenaient
assez âgés pour exciter la jalousie, les mâles étaient chassés par le chef d u
groupe. Lesfilsexpulsésfinirentpar tuer leur père, le manger et s'approprier les
femmes. Freud écrit : « L e fait de manger ses victimes va de soi pour des
sauvages cannibales... Le banquet totémique, qui est peut-être la première fête
que l'humanité a jamais célébrée, était la répétition, la commémoration, de
cet acte collectif notable, qui fut à l'origine de tant de choses : l'organisation
sociale, les restrictions morales, la religion. » {Totem and taboo, 1913, p . 110.)
Les religions 263

Freud affirmait que Dieu n'est ni plus ni moins que la sublimation du père
physique des êtres humains.
L'interprétation de la religion par Freud a été mainte fois critiquée et
rejetée par les ethnologues, de W . H . Rivers et F . Boas à A . L . Kroeber et
W . Schmidt. Point n'est besoin d'entrer dans le détail de leurs discussions. Pour
apprécier exactement l'apport de Freud à la compréhension de la religion, il
faut faire une distinction entre sa principale découverte, c'est-à-dire celle de
l'inconscient et de la méthode psychanalytique, et ses vues théoriques sur
l'origine et le rôle de la vie religieuse. Exception faite des psychanalystes et de
quelques dilettantes enthousiastes, la communauté des savants refusa de
souscrire à la théorie présentée dans Totem et tabou. Mais la découverte de
l'inconscient par Freud encouragea l'étude des symboles et des mythes et elle
explique en partie l'intérêt qu'on porte aujourd'hui aux religions archaïques et
orientales et à leurs mythologies. L'historien des religions est spécialement
reconnaissant à Freud d'avoir prouvé que les images et les symboles trans-
mettent leurs messages, « m ê m e si sur le plan conscient le sujet continue à les
ignorer ». L'historien des religions se trouve ainsi libre de procéder à son
travail herméneutique sur u n symbole sans avoir à se demander combien
d'individus, dans une société donnée et à une époque donnée, comprennent
toutes les significations implicites de ce symbole.
D a n s son Wandlungen und Symbole der Libido (1912), Carl Gustav Jung
fit savoir qu'il n'était pas d'accord avec Freud. A la différence de ce dernier,
il était impressionné par la présence de forces universelles transpersonnelles
dans les profondeurs de la psyché. C e sont surtout les ressemblances frappantes
entre les mythes, les symboles, les figures mythologiques de populations et de
civilisations très éloignées les unes des autres qui conduisirent Jung à postuler
l'existence d'un inconscient collectif, dont le contenu se manifeste sous la
forme de ce qu'il appela des « archétypes ». Jung proposa plusieurs définitions
des archétypes, l'une des dernières étant : « modèles de comportement », ou
propensions inhérentes à la nature humaine. Pour Jung, le plus important des
archétypes est celui du m o i , c'est-à-dire l'intégration de l ' h o m m e . Il estimait
que, dans chaque civilisation, l ' h o m m e , par la voie du processus qu'il appelait
l'individuation, travaille à la réalisation du m o i . Dans la civilisation occi-
dentale, le symbole d u m o i est le Christ, et la réalisation d u m o i est la
« rédemption ». Contrairement à Freud, qui n'avait que mépris pour la
religion, Jung était convaincu que l'expérience religieuse a u n sens et u n but,
et qu'il ne faut donc pas l'éluder par une réduction systématique.
Bien que le livre célèbre de Rudolf Otto, Das Heilige (1917), ne soit pas
l'œuvre d'un psychologue, il pourrait être mentionné dans le présent contexte.
Otto décrivit et analysa avec une grande subtilité psychologique les diverses
modalités de l'expérience « numineuse ». Sa terminologie {mysterium tre-
mendum, mysterium fascinons, etc.) est passée dans l'usage. D a n s Das Heilige,
Otto insiste presque exclusivement sur le caractère irrationnel de l'expérience
religieuse. D u fait que son livre a connu u n grand succès, on a tendance à voir
en Rudolf Otto un « émotionnaliste », u n continuateur direct de Schleiermacher.
264 Mircea Eliade

Mais ses travaux sont plus complexes, et il vaudrait mieux considérer leur
auteur c o m m e un philosophe de la religion qui travaillait de première main sur
des documents concernant l'histoire religieuse et le mysticisme.

Approches sociologiques
Emile Durkheim publia ses Formes élémentaires de la vie religieuse en 1912, la
m ê m e année o ù Schmidt fit paraître les premiers volumes de son Ursprung der
Gottesidee et Jung ses Wandlungen und Symbole der Libido. Pour Durkheim,
la religion est une projection de l'expérience sociale. E n étudiant les Australiens,
il découvrit que le totem symbolisait tout à la fois la sacralité et le clan. Il en
conclut que la sacralité (ou Dieu) et le groupe social sont une seule et m ê m e
chose. L'explication de l'origine et de la nature de la religion, proposée par
Durkheim, fut violemment critiquée par certains ethnologues renommés. Ainsi
A . A . Goldenweiser montra que les communautés les plus simples n'ont ni
clans ni totems. D ' o ù , alors, les peuples sans totem tirent-ils leur religion?
C o m m e Durkheim avait décelé les origines d u sentiment religieux dans
l'enthousiasme collectif dont il trouvait le type dans l'atmosphère des rites
australiens, Goldenweiser posa la question suivante : « Si l'assemblée donne
d'elle-même naissance au sentiment religieux, c o m m e n t se fait-il que les danses
profanes des Indiens d'Amérique d u N o r d ne se transforment pas en céré-
monies religieuses? » D e s objections également sérieuses furent formulées par
Robert Lowie et W . Schmidt.
Malgré ces critiques, Formes élémentaires de la vie religieuse eut u n
impact considérable. Par la suite, certains des plus brillants collègues et élèves
de Durkheim publièrent d'importantes contributions à la sociologie de la
religion. Marcel Mauss, l'un des plus grands érudits et des savants les plus
modestes de son temps, publia son célèbre article sur le sacrifice, la magie et le
don c o m m e forme élémentaire d'échange. Depuis la deuxième guerre mondiale,
Gabriel L e Bras et u n groupe de jeunes chercheurs ont publié les importantes
Archives de sociologie des religions.
L a sociologie religieuse stricto sensu, qu'illustrent les travaux savants
de M a x W e b e r et d'Ernst Troeltsch, s'est manifestée parallèlement à l'influence
de Durkheim, mais l'influence s'en est d'abord limitée à l'Allemagne et n ' a
gagné les États-Unis et l'Amérique d u S u d qu'après la fin de la deuxième
guerre mondiale. A u x États-Unis, d'importantes contributions sont dues à
Talcott Parsons, J. Milton Singer, Joachim W a c h et Peter Berger. Joachim
W a c h , qui avait publié en 1931 Einführung in die Religionssoziologie,fitparaître
trente ans plus tard son chef-d'œuvre, Sociology of religion. Sa position métho-
dologique s'apparente particulièrement à la teneur d u présent article. Joachim
W a c h était avant tout u n historien des religions, o u se consacrait plus préci-
sément à la Religionswissenschaft (science de la religion), dont la sociologie de
la religion était une des quatre branches (les trois autres étant l'histoire des
religions, la phénoménologie de la religion et la psychologie de la religion).
Il fut contraint de prendre sérieusement en considération le conditionnement
Les religions 265

social de la vie religieuse et le contexte social des expressions religieuses. Mais,


c o m m e devait le faire plus tard Peter Berger, il rejeta l'opinion extrémiste selon
laquelle la vie religieuse serait u n épiphénomène de la structure sociale. Il tenta,
sans grand succès, d'intéresser à la Religionswissenschaft les sociologues de la
religion. Pour la plupart et surtout dans le m o n d e anglophone, ceux-ci sont
enclins à penser que l'approche sociologique et ses instruments d'enquête sont
suffisants pour tirer a u clair les structures et les activités religieuses.
Quoi qu'il en soit, la sociologie de la religion continue à apporter
d'importantes contributions à la science générale de la religion. Les données
sociologiques aident le savant à déterminer le contexte vivant de sa documen-
tation et refrènent la tentation qu'il pourrait avoir de se lancer dans une inter-
prétation abstraite de la religion. E n réalité, il n'existe pas de fait religieux à
l'état pur. U n fait religieux est toujours en m ê m e temps u n fait historique,
sociologique, culturel et psychologique. Si l'historien des religions n'insiste pas
toujours sur cette multiplicité des sens possibles, c'est surtout parce qu'il
s'attache essentiellement à la signification religieuse de ses documents. L a
confusion c o m m e n c e quand u n seul aspect de la vie religieuse est tenu pour
fondamental et significatif, les autres étant considérés c o m m e secondaires o u
m ê m e illusoires.

Récents apports des ethnologues et des spécialistes


de l'anthropologie sociale
D a n s u n livre fascinant, Dieu d'eau (1948), l'africaniste français Marcel Griaule
a présenté les traditions mythologiques ésotériques des D o g o n . Dieu d'eau a eu
des incidences considérables sur la réévaluation des « religions primitives ».
L'auteur fait preuve d'une étonnante aptitude aux spéculations systématiques;
son livre est exempt des élucubrations puériles qui sont censées caractériser une
mentalité « prélogique ». Il montre aussi l'insuffisance de notre information
sur la pensée religieuse authentique des populations « primitives ». Griaule
ne fut initié à la doctrine ésotérique qu'après des séjours répétés chez les D o g o n
et grâce à u n concours de circonstances favorable. Il y a donc lieu de se
demander si, dans la plupart des cas, les études consacrées aux « religions
primitives » ne se bornent pas à présenter et à interpréter presque exclusivement
les aspects extérieurs de la réalité en cause, qui sont les moins intéressants.
D'autres ethnologues et sociologues français apportèrent des contri-
butions de valeur à la compréhension de la vie religieuse des peuples qui n'ont
pas d'écriture. N o u s pouvons citer ici les recherches d'Alfred Métraux sur les
religions sud-américaines et haïtiennes, les monographies de Georges Balandier
sur la sociologie africaine et surtout les travaux de Claude Lévi-Strauss sur le
totémisme, la structure des mythes et le fonctionnement de 1' « esprit sauvage »
en général, qui jouissent d'une vogue croissante.
Parmi les ethnologues allemands qui ont essayé de retracer l'évolution de
la religion, nous pouvons citer K . T . Preuss, qui postula aussi une phase
préanimiste d'où se seraient dégagées tant la magie que la notion de grand dieu.
266 Mircea Eliade

Selon R . Thurnwald (1869-1954), il y aurait eu, à l'âge de la cueillette, une


croyance générale au caractère sacré des animaux (thériomorphisme), le toté-
misme correspondant à l'âge culturel de la chasse, la personnification des
divinités (animisme, démonisme, etc.) étant caractéristique des premiers agri-
culteurs, tandis que la croyance aux grands dieux serait u n trait spécifique
des populations pastorales. A . E . Jensen (1899-1965) relia la notion d'un dieu
céleste o u maître des animaux dans les cultures primitives de chasseurs à
l'apparition de divinités du type dema et de leurs mythologies dramatiques chez
les paléocultivateurs. L a transformation des dema (c'est-à-dire des ancêtres
mythiques) dans le panthéon de différents polythéismes est censée s'être pro-
duite au sein de cultures relativement évoluées. Chacune de ces hypothèses sur
l'origine et l'évolution de la religion contient des aperçus intéressants et
stimulants, mais aucune d'elles n ' a été acceptée en totalité.
Parmi les anthropologues anglophones qui s'intéressèrent à la religion,
il nous faut d'abord mentionner les Américains Robert Lowie et Paul Radin,
qui publièrent chacun u n traité général sur les religions primitives. L'ouvrage
de Lowie est peut-être actuellement le meilleur sur la question. Il est écrit sans
dogmatisme, examine les principales facettes des religions archaïques et tient
compte de leurs aspects psychologiques et sociaux aussi bien que des stratifi-
cations historiques. Depuis la mort de Frazer, aucun anthropologue britan-
nique n'a tenté d'embrasser tous les aspects de la religion primitive. Bronislaw
Malinowski (1887-1942) s'est surtout attaché à l'étude des habitants des îles
Trobriand. Son approche fonctionnelle d u mythe et d u rituel repose sur des
faits observés dans cet archipel. A . R . Radcliffe-Brown (1881-1955) a apporté
à la compréhension des croyances primitives une contribution ingénieuse dans
son « Taboo » (Frazer lecture, 1939). Les travaux d ' E . E . Evans-Pritchard sur
les Azande et les Nuer, ceux de R a y m o n d Firth sur les Tikopia, ceux de John
Middleton sur les Lugbara et surtout les brillantes interprétations de Victor
Turner (par exemple, The forest of symbols, 1967) illustrent l'orientation
actuelle de l'anthropologie sociale britannique vers les problèmes de la religion
primitive. L'époque de Tylor, de Frazer et de Marett semble parvenue à sa fin :
l'anthropologie n'est plus considérée c o m m e la clef de « grands et ultimes
problèmes », c o m m e ceux de l'origine et de l'évolution de la religion. Evans-
Pritchard aboutit à la m ê m e conclusion dans ses Theories of primitive
religions (1965).

Exemples récents d'approches interdisciplinaires


couronnées de succès
D a n s une impressionnante série de monographies et d'autres ouvrages publiés
entre 1940 et 1975, Georges Dumézil a complètement renouvelé l'intérêt porté
à l'étude des institutions religieuses et des mythologies indo-européennes.
Dumézil n'a pas adopté la méthode philologique, c'est-à-dire étymologique,
léguée par Müller; son approche est surtout historique. Il a comparé des phéno-
mènes socioreligieux historiquement apparentés (c'est-à-dire les institutions,
Les religions 267

mythologies et théologies de divers peuples ayant les m ê m e s origines ethniques,


linguistiques et culturelles), ce qui le conduit à démontrer que les ressemblances
indiquent u n système unifié, et non la survivance fortuite d'éléments hétéro-
gènes. L e système s'articule en ce que Dumézil appelle la conception indo-
européenne de la société, c'est-à-dire la division de la société en trois strates
superposées correspondant à trois fonctions : la souveraineté, la guerre et la
prospérité économique. L a responsabilité de chaque fonction incombe à une
catégorie sociopolitique (rois, guerriers, producteurs de denrées alimentaires)
et se rattache directement à u n genre spécifique de divinité (dans l'ancienne
R o m e , par exemple, Jupiter, M a r s , Quirinus). L'exemple de Dumézil est
hautement significatif pour l'étude interdisciplinaire des religions. Il a démontré
c o m m e n t u n érudit peut procéder à une méticuleuse analyse philologique et
historique en faisant appel à des aperçus tirés de la sociologie et de la philo-
sophie; c'est seulement en déchiffrant le système idéologique sous-jacent aux
institutions sociales et religieuses qu'on peut bien comprendre une figure
divine, u n mythe ou u n rite particuliers.
Raflaele Pettazzoni (1883-1959) est l'un des rares historiens des religions
qui aient examiné sérieusement les dimensions de leur discipline; en fait, il
tenta d'embrasser tout le domaine de la Religionswissenschaft. Il se considérait
c o m m e u n historien, prétendant distinguer par cette désignation son approche
et sa méthode de celles d'un sociologue o u d'un psychologue de la religion.
Mais il se voulait historien des religions en général, au lieu de se spécialiser
dans u n secteur particulier. Il visa toujours à une interprétation historico-
religieuse, interprétant les résultats de ses diverses investigations dans le cadre
d'une perspective générale, et ne craignit pas de s'attaquer à des problèmes
centraux mais immenses : l'origine d u monothéisme, les dieux d u ciel, les
mystères, la confession des péchés, Zarathoustra et la religion iranienne, la
religion grecque, etc. Ses connaissances étaient à la fois vastes et précises, et il
écrivait avec clarté, mesure et élégance. Élevé sous l'influence pénétrante de
l'historicisme de Benedetto Cfoce, il considérait la religion c o m m e u n phéno-
m è n e purement historique. O n ne saurait contester l'impérieuse nécessité de
connaître l'histoire de toute religion. Mais, à se concentrer exclusivement sur
P « origine » et l'évolution d'une forme religieuse, o n risquerait de réduire
l'enquête herméneutique à u n travail purement historiographique. Par bonheur,
Pettazzoni était parfaitement conscient de ce danger et, à la fin de sa carrière,
il insistait beaucoup sur la complémentarité de la phénoménologie et de
l'histoire.
L e n o m de Gerardus V a n der L e e u w (1890-1950) est couramment
associé à la phénoménologie de la religion, car c'est lui qui a écrit le premier
traité important sur la question. Son œuvre, pourtant, c o m m e celle de Rudolf
Otto, est trop variée pour qu'on puisse la classer avec rigueur. D a n s sa Religion
in essence and manifestation, o n trouve peu de références à Husserl, mais
Jaspers, Dilthey et Spranger y sont souvent n o m m é s . V a n der Leeuw a été
fortement influencé par les résultats de la Gestaltpsychologie et de la psychologie
structurale; néanmoins, il est resté u n phénoménologue dans la mesure o ù il
268 Mir cea Eliade

respectait les données religieuses et leurs intentionnalités. Il soutenait que les


représentations religieuses ne peuvent se réduire à des fonctions sociales,
psychologiques o u rationnelles, et il rejetait les préjugés naturalistes de ceux
qui cherchent à expliquer la religion par autre chose qu'elle-même. D'après lui,
la principale tâche de la phénoménologie des religions est d'éclairer les struc-
tures internes des phénomènes religieux sans exception à partir de trois types
ou structures de base : le dynamisme, l'animisme et le déisme. Et, pourtant,
il ne s'intéressait pas à l'histoire des structures religieuses. C'est en cela que
réside la principale faiblesse de son approche, car m ê m e l'expression religieuse
la plus élevée (une extase mystique, par exemple) se présente à travers des
expressions structurales et culturelles spécifiques qui sont historiquement
conditionnées. E n fait, V a n der L e e u w n'a jamais cherché à faire une m o r -
phologie religieuse o u une phénoménologie génétique de la religion. Mais ces
lacunes ne diminuent pas l'importance de son œuvre. Si la diversité de ses
intérêts et préoccupations ne lui permit pas de réaliser complètement et systé-
matiquement une nouvelle herméneutique religieuse, il fut néanmoins u n
pionnier enthousiaste.
L'intérêt croissant porté à la phénoménologie de la religion a créé une
tension chez les étudiants de la science de la religion. Les diverses écoles histo-
riques et historicistes ont vivement réagi contre la prétention des p h é n o m é -
nologues de saisir l'essence et la structure des phénomènes religieux. Pour les
historicistes, la religion est exclusivement un fait historique sans aucune signi-
fication ni valeur transhistorique; chercher des essences, c'est retomber dans la
vieille erreur platonicienne. (Les historicistes, évidemment, n'ont pas tenu
compte de Husserl.) L a tension entre les phénoménologues et les historicistes
exprime dans une certaine mesure l'incompatibilité finale de deux tempé-
raments philosophiques diiférents. C'est pourquoi il est difficile de penser que
cette tension puisse jamais disparaître entièrement. E n tout cas, elle est créatrice,
car c'est seulement par cette voie que les études religieuses peuvent échapper
au dogmatisme et à la stagnation.
Ces dernières années, beaucoup de chercheurs ont senti le besoin de
transcender l'alternative « phénoménologie religieuse » o u « histoire des reli-
gions » pour accéder à une perspective plus large dans laquelle ces deux
approches intellectuelles puissent être conciliées. U n e conception intégrale de la
science des religions apparaît maintenant c o m m e le but vers lequel tendent les
savants. Les résultats des deux approches susmentionnées sont également de
nature à favoriser la connaissance et la compréhension de Yhomo religiosus. Si
les phénoménologues s'intéressent aux significations des données religieuses,
les historiens se préoccupent, pour leur part, de montrer c o m m e n t les h o m m e s
ont « vécu » l'expérience de ces significations dans diverses cultures et au cours
de divers mouvements historiques. Pour éviter le risque de retomber dans u n
réductionnisme dépassé, nous devons toujours considérer l'histoire des signi-
fications religieuses c o m m e faisant partie de l'histoire de l'esprit humain.
Les religions 269

Conclusion

L'étude scientifique de la religion n'aurait p u devenir une réalité au cours de la


dernière partie du xixe siècle sans trois grands événements culturels : à) la fon-
dation de la philologie indo-européenne et de la linguistique comparée; b) les
découvertes archéologiques faites au Proche-Orient et le déchiffrement de
l'écriture cunéiforme; c) l'intérêt croissant porté aux cultures « primitives »
et la naissance de l'anthropologie. Pour des raisons faciles à comprendre, les
premières théories générales sur l'origine et la fonction de la religion furent
inspirées par la linguistique indo-européenne et l'anthropologie. Selon M a x
Müller, les « dieux » étaient la personnification de n o m s (nomina-numinà) et le
mythe était une « maladie du langage ». Sur la base de sa documentation anthro-
pologique, E . B . Tylor soutint que la religion la plus primitive était l'animisme,
c'est-à-dire la croyance en l'animation de la nature par des esprits et par les
ombres des morts; c'est plus tard seulement que sont apparus notion de dieux
personnifiés (polythéisme) et monothéisme. Ces théories furent finalement
supplantées par d'autres qui postulaient, c o m m e première forme de religion,
l'appréhension d'une force préanimiste {mana selon Marett, magie selon Frazer),
la croyance en u n grand dieu (Lang, Schmidt), une expérience socialement
collectivisée (Durkheim) o u le souvenir inconscient d ' u n parricide primordial
(Freud), etc. Aujourd'hui, cependant, les érudits s'accordent pour la plupart à
penser que : a) il est impossible de remonter jusqu'à 1' « origine » o u aux
premiers stades de la religion; b) pour saisir le sens d'une forme religieuse et
son développement historique, le chercheur doit utiliser les approches et les
résultats de nombreuses disciplines (histoire, sociologie, psychologie et
phénoménologie).

Références

Sur M a x Müller et Andrew Lang, voir R . M . Dorson, « The eclipse of solar mythology »,
dans Myth: a symposium, publié sous la direction de T . A . Sebeck (Bloomington, Indiana
University Press, 1955). Sur E . B . Tylor, E . Durkheim et L . Lévy-Bruhl, voir E . E . Evans-
Pritchard, Theories of primitive religion (Oxford, 1965) ; sur l'ethnologie religieuse historique
et l'urmonothéisme, voir W . Schmidt, The origin and growth of religion, traduit par H . J. Rose
(Methuen, 1931) ; R . Pettazzoni, « D a s Ende des Urmonotheismus », dans Numen, vol. V
(1958), p. 161-175. Sur les interprétations de Freud et de Jung, voir M . Eliade : The quest:
history and meaning in religion, p. 15 (Chicago, Chicago University Press, 1969). Parmi les
traités de sociologie des religions les plus récents et les plus importants, on peut citer
P . L . Berger, The social reality of religion (Londres, Penguin, 1969). Sur Joachim W a c h ,
voir J. M . Kitagawa, « Joachim W a c h et la sociologie de la religion », Archives de sociologie
des religions, vol. I (1956), p. 25-40.
Sur Georges Dumézil, voir C . Scott Littleton, The new comparative mythology
(Berkeley, University of California Press, 1973). Sur les écoles de pensée relative au mythe
et au rituel, voir S. G . F . Brandon, « The myth andrituelposition critically considered »,
dans Myth, ritual and kingship, publié sous la direction de S. H . Hooke (Oxford, Oxford
270 Mircea Eliade

University Press, 1958), p. 261-291. Sur R . Pettazzoni, voir : M . Eliade, op. cit., p . 28-35 ;
U . Bianchi, The history of religions (Leyde, 1975), p . 89, 90, 199 et 200.
Beaucoup d'érudits contemporains ont essayé de combiner l'approche historique et
l'approche phénoménologique (ou morphologique) ; voir, par exemple : F . Heiler, Erschei-
nungsformen und Wesen der Religion (Stuttgart, Kohlhammer, 1961) ; M . Eliade, Traité
d'histoire des religions (Paris, 1977) et Patterns in comparative religions (Londres, Sheed
and W a r d , N e w York, World Publishing C o . , 1958) ; G . Widengren, Religionsphänomeno-
logie (Berlin, 1969).
Chapitre X

L'art
Mikel Dufrenne

L'interdisciplinarité ne pose pas pour l'étude de l'art les m ê m e s problèmes


qu'elle peut poser ailleurs. U n m o t de ces problèmes d'abord. Ils sont de deux
ordres. Les uns sont proprement épistémologiques : ils naissent de la division
du travail scientifique. Cette pluralisation n'a pas été aménagée par quelque
supersavant c o m m e elle l'est par u n ingénieur dans u n atelier o ù les ouvriers
travaillent à la chaîne. Mais le développement du savoir requiert une spécia-
lisation toujours plus poussée, qui interdit à quiconque aujourd'hui la maîtrise
du c h a m p global : toute vue panoramique ne peut être que superficielle. C'est
ainsi qu'en médecine l'opinion tend à ne reconnaître au généraliste d'autre
fonction que celle d'orienter le malade vers le spécialiste qui saura le traiter.
Mais qui impose cette idée au public ? Le spécialiste lui-même (quand ce n'est
pas u n généraliste prudent ou fatigué).
N o u s touchons là aux problèmes qu'on peut dire psychologiques : les
spécialistes sont jaloux de leur spécialité; c'est en l'exerçant qu'ils obtiennent
leur consécration et qu'ils s'assurent de leur pouvoir. Il faut bien convenir
que la spécialisation confère de l'efficacité; et, si c'est bien selon le principe de
rendement qu'on juge avant tout le savoir, le spécialiste y est pour quelque chose.
O n conçoit donc que la division croissante d u travail scientifique soit voulue
par les savants avant m ê m e d'être requise pour les progrès d u savoir.
Reste, bien sûr, qu'elle semble appelée par l'objet m ê m e de ce savoir.
E n effet, cet objet n'est pas u n : le « donné » n'est pas homogène. Déjà, la
perception la plus fruste distingue la chose inerte et le vivant, l'animal et le
végétal, l'astre et le caillou; et si, dans une société « archaïque », c'est le m ê m e
sorcier qui observe les astres et qui cueille les simples, il est déjà capable de
procédures différentes. A u surplus, le savoir ne se constitue pas en recevant
passivement son objet : il le détermine par la méthode m ê m e selon laquelle il
l'affronte, par la théorie qui l'inspire et aussi par la pratique expérimentale;
272 Mikel Dufrenne

l'objet de la physique nucléaire ne c o m m e n c e d'exister qu'avec la chambre


de Wilson, les quasars qu'avec les radioscopes géants. L a spécialisation se
justifie donc en produisant l'objet de la spécialité; et cette production n'est pas
arbitraire : elle suit lesfibresqui se laissent discerner dans le tissu du réel.
Est-ce à dire que soit inévitable la diaspora du savoir, que toute synthèse
ne puisse s'opérer que sous forme d'une classification o u d'une encyclopédie,
et que la notion d'interdisciplinarité soit chimérique ? N o n , et pour deux raisons
au moins : d'abord parce que tout savoir est impérialiste, toute discipline tend
à se subordonner les autres, et quelquefois à bon droit, c o m m e C o m t e l'a montré
pour la mathématique et la sociologie; mais aussi parce que les confrontations
sont toujours possibles entre des sciences différentes, et l'on est en droit d'espérer
qu'elles produiront des effets d'autant plus surprenants que les rapprochements
sont plus inattendus — u n peu c o m m e pour l'image surréaliste dont parle
Reverdy, qui est d'autant plus explosive qu'elle unit des termes plus éloignés.
Des analogies peuvent alors se découvrir, des métaphores s'instaurer qui sont
un puissant stimulant pour l'invention.
Le problème de l'interdisciplinarité devient aigu lorsque plusieurs disci-
plines préalablement constituées affrontent u n m ê m e objet, lui-même préala-
blement spécifié : c'est le cas qui nous concerne ici. D ' u n e part, l'objet de la
recherche est l'art. Cet objet s'offre, semble-t-il, immédiatement à l'examen.
L'art, on sait ce que c'est : à l'intérieur du m o n d e humain, parmi les objets qui
le peuplent, il y a des œuvres d'art, répertoriées, célébrées ; et, parmi les compor-
tements humains, il y a des pratiques également reconnues qui ont une double
visée : o u bien elles produisent ces œuvres, o u bien elles les reçoivent pour les
goûter et les juger. D'autre part, les instruments de la recherche, ce sont des
sciences, ici les sciences dites « sociales » o u « humaines ». Ces sciences existent
au moins depuis quelque temps, elles se sont affirmées, parfois de haute lutte,
elles s'emploient à faire leurs preuves. Parmi les objets qui s'offrent à leur inves-
tigation, elles découvrent l'art et elles le prennent aussitôt c o m m e objet d'étude.
Parfois sans m ê m e s'interroger sur lui, en le prenant c o m m e allant de soi,
selon l'idéologie propre à notre société. A cet objet tenu pour évident, o n
applique alors l'appareil conceptuel qui a été élaboré ailleurs, et dont o n pense
qu'il est au point : marxisme, psychanalyse, sémiologie. L a démarche de la
sémiologie est très caractéristique à cet égard : elle transporte dans le domaine
de l'art une grille qui a heureusement servi ailleurs — pour l'étude de la langue
ou de certains codes c o m m e le code de la route — et elle s'assure de la validité
de cette « métaphore » sur certaines formes d'art, c o m m e la peinture figurative,
la bande dessinée o u le cinéma, qui s'y prêtent effectivement. Mais en laissant
de côté d'autres formes qui s'y prêteraient moins aisément. Ainsi, les sciences
de l'art peuvent avoir trouvé leur méthode en dehors de leur objet, car elles ne
deviennent sciences de l'art qu'après s'être exercées et éprouvées sur d'autres
objets en fonction desquels elles avaient déterminé leur méthode. L'art est
pour elles une occasion d'élargir leur c h a m p d'investigation sans qu'elles
aient à remanier cette méthode. C'est pourquoi elles se montrent peu soucieuses
d'interdisciplinarité : le fait qu'elles partagent u n m ê m e objet avec d'autres
L'art 273

n'éveille pas ce souci, elles ont annexé l'art à leur domaine sans tenir compte
du fait que sa nature le rend justiciable d'approches diverses, également légi-
times. Certaines disciplines pourtant, nous allons le voir, sont plus attentives
à la spécificité de l'art, donc moins pressées de l'annexer à leur domaine et de le
traiter avec l'appareil qu'elles ont mis en œuvre ailleurs. C e sont elles qui vont
prendre contact avec celles qui convergent sur le m ê m e objet, et qui vont pré-
férer la collaboration à l'ignorance o u à la compétition.
Mais, avant de voir quelles relations peuvent s'établir entre les sciences
de l'art, voyons d'un peu plus près d'abord ce que sont ces sciences, ensuite
— et surtout — ce qu'est l'art.
Ces sciences, nous avons dit que c'étaient les sciences humaines. Cela
appelle d'abord une parenthèse. E n effet, o n observera que les sciences phy-
siques aussi peuvent être mobilisées pour l'étude de l'œuvre, c o m m e elles peu-
vent l'être par l'artiste pour sa création : la chimie pour analyser les pigments
de la peinture, la mécanique pour prévoir le m o m e n t où la tour de Pise s'écrou-
lera, ou pour construire des bâtiments qui ne s'écroulent pas, l'acoustique pour
étudier les sons musicaux, o u l'électronique pour composer u n polytope. D e
fait, la maîtrise de la mécanique est si nécessaire à l'architecte que, lorsqu'il ne
la possède pas, il en appelle à u n ingénieur; pareillement, le peintre, plutôt que
de s'exposer aux déboires qu'a parfois connus Léonard, s'en remet au chimiste
pour fabriquer ses couleurs. Mais, si des savoirs et aussi bien des techniques
sont requis pour la production de l'œuvre, ce n'est pas en tant qu'elle est œuvre
d'art : il ne suffit pas que le bâtiment tienne debout pour qu'il soit œuvre d'art,
ni que l'ordinateur compose une pièce sonore pour que Iannis Xénakis l'accepte
c o m m e musique. D e m ê m e quand il s'agit non plus de produire, mais d'étudier
l'œuvre : les sciences physiques n'en donnent à connaître que la matière, c o m m e
s'il s'agissait d ' u n objet quelconque, elles n'ont pas accès à ce qui spécifie
l'œuvre c o m m e art. Si précieuses que soient les informations qu'elles apportent,
si utiles les moyens qu'elles confèrent — pour restaurer u n tableau o u u n
parchemin, pour redresser u n bâtiment qui s'affaisse, pour enregistrer la
musique —, elles ignorent l'art c o m m e tel; c'est pourquoi nous n'en parlerons
pas davantage.
A u contraire, les sciences de l'art tiennent pour acquise la spécificité
de l'art. Rien d'étonnant à ce qu'elles ne se constituent qu'après son institu-
tionnalisation, quand il a été reconnu et consacré c o m m e tel. Mais aussi après
l'avènement des sciences humaines et sociales, car c'est bien l ' h o m m e , l ' h o m m e
socialisé, qui produit l'art, qui décide u n jour que certaines œuvres méritent
un statut particulier. C'est en référence à l ' h o m m e (et à la société : nous ne
distinguons pas encore entre les deux) que l'art peut devenir objet de science.
Or, qu'en est-il de ces sciences dont nous concernent les relations ? U n e certaine
métaphysique a p u contester leur légitimité : parce que l ' h o m m e est libre, il
est vain de vouloir le prendre dans u n réseau de causes o u de lois... C e propos
n'a plus guère cours aujourd'hui. Mais il est encore tentant de contester à ces
sciences leur scientificité. Et d'autant plus que, parfois, leurs prétentions peu-
vent sembler irritantes o u dangereuses. E n effet, elles exercent u n pouvoir qui
274 Mikel Dufrenne

semble en raison inverse de leur savoir : plutôt que des sciences, elles appa-
raissent c o m m e des techniques dont l'usage peut être redoutable quand elles
mettent leur pouvoir au service des pouvoirs o u de l'ordre établi — quand le
psychologue aide à maximiser le rendement d u travail, le psychiatre à justifier
la sentence du juge, le sociologue à orienter l'opinion qu'il sonde. D a n s tous les
cas, ces sciences sont jeunes : à peine émancipées de la philosophie qui les a
patronnées. Leur appareil théorique est mince ; sans doute théorisent-elles volon-
tiers, et parfois jusqu'à se formaliser, c o m m e lorsqu'elles se recommandent du
structuralisme. Mais la théorie ne s'impose ni ne se développe avec beaucoup
d'autorité ; d ' u n sociologue à l'autre, d'un psychologue à l'autre, o n pourrait
presque dire : à chacun sa théorie; o n peut le dire en tout cas d'une école à
l'autre, et il est significatif que chaque discipline se distribue en écoles; signi-
ficatif aussi que ce qui fait autorité puisse apparaître c o m m e une m o d e , car la
théorie ne se soumet guère au contrôle de l'expérience; o u plutôt, ce contrôle
est toujours équivoque ; ici aussi, l'expérimentation peut créer son objet, mais
sans le savoir : c o m m e le sondage crée l'opinion, la question de l'ethnologue
la réponse d u « primitif », l'attente d u psychanalyste le complexe d u patient.
D e plus, l'expérience n'est pas poursuivie de façon continue et systématique :
le savoir n'est pas vraiment cumulatif, peu de résultats peuvent être tenus pour
acquis et, chaque fois que s'élabore une nouvelle théorie, la recherche repart
à zéro.
N o u s ne voulons pas pour autant jeter le soupçon sur ces sciences; tout
au plus peut-on les appeler à plus de modestie. S'il y a quelque défiance à conce-
voir, c'est à l'égard des techniques qu'elles peuvent mettre en pratique. N o u s
continuerons donc à parler de sciences de l'art, juste avec u n grain de sel. Et,
au surplus, ce qui peut en elles paraître une déficience à qui les confronte avec
des sciences éprouvées devient un atout du point de vue de l'interdisciplinarité.
E n effet, tant qu'elles demeurent à l'état d'enfance, ces sciences ne requièrent
pas une spécialisation telle qu'elle voue le spécialiste à l'enfermement. L e
m ê m e chercheur, s'il ne revendique pas le monopole d'une recherche, peut
sans trop de frais s'initier à plus d'une, et pratiquer ainsi l'interdisciplinarité
de la façon la plus sûre : sans avoir à la négocier avec d'autres, mais en deve-
nant lui-même interdisciplinaire. N o u s allons voir qu'il y est appelé par son
objet, et qu'il obéit souvent à cet appel.
Qu'est-ce en effet que l'art? O n le suppose volontiers donné, au sens o ù
un objet est donné à u n savoir : la perception l'enregistre bien avant que le
savoir ne le détermine; ainsi le regard découvre des astres qui provoquent
la pensée bien avant que l'astrophysique ne les interroge. Mais peut-on dire
qu'il y a de l'art c o m m e il y a des astres ? Certes, où que se porte notre regard
sur le m o n d e humain, nous observons des œuvres et des h o m m e s qui les pro-
duisent. Mais prenons-y garde : c'est pour nous, quand nous avons transporté
les vases, les masques, les fétiches au musée ethnologique, que ces œuvres sont
des œuvres d'art, et ces h o m m e s des artistes. L'histoire nous l'enseigne : dans
notre Occident, c'est seulement à la Renaissance que peu à peu l'art est n o m m é ,
reconnu, institutionnalisé, et que l'artiste revendique et obtient u n statut en
Varí 275

m ê m e temps que son œuvre reçoit une consécration. Avant ce temps, o n a


parlé déjà d'arts libéraux et d'arts mécaniques, mais ce n'est qu'au x v m e siècle
que le m o t beaux-arts apparaît officiellement. Aujourd'hui encore, il arrive
qu'on distingue arts majeurs et arts mineurs, o u encore arts de masse et arts
d'élite. L'art n'est donc pas, pour le savoir, un objet si universellement reconnu,
ni si aisément discernable. Il faut en historiciser la notion; il faut d u m ê m e
coup en déterminer le champ : si un p o è m e ou un m o n u m e n t sont des œuvres
de l'art, que dire d'un roman-photo ou d'une H L M ? Si Rembrandt est un artiste,
que dire d'un peintre d u dimanche? Et que dire des œuvres d u non-art? Et
pourtant, qui veut con<»eptualiser l'art doit bienfixerl'extension d u concept,
sous peine de devoir renoncer à son entreprise.
O n voit l'enjeu d u débat. O n peut s'en tenir à une conception élitiste de
l'art : ne mériteront ce n o m que les œuvres reconnues par les experts, et en
priorité celles qui ont résisté à l'épreuve d u temps et qu'une longue tradition
nous recommande. L a science de l'art sera donc alors normative, et m ê m e pas
pour son compte : elle déférera à l'autorité des instances de légitimation pour
déterminer son objet. C'est encore faire le jeu des pouvoirs, et c'est trahir la
recherche en déterminant son objet en fonction d'une option extérieure à elle,
et non de sa propre exigence. Mais, si l'on refuse cette compromission, pour
faire droit à toutes les pratiques, à tous les objets et à tous les événements qui
ont quelque rapport à l'art, fût-ce pour le renier, il faut leur trouver un c o m m u n
dénominateur qui permette une nouvelle définition de l'art. O ù le chercher,
puisque le champ des objets est trop vaste et trop flou, sinon dans l'expérience
selon laquelle ces objets ou ces événements sont vécus ? Alors, c'est à l ' h o m m e
capable de cette expérience qu'il faut se référer.
O r cette démarche, quel qu'en soit le résultat, est philosophique. Et
j'avance tout de suite l'idée que c'est cette philosophie qui suscite l'interdisci-
plinarité pour autant qu'elle est elle-même le c o m m u n dénominateur des diverses
disciplines. N e nous scandalisons pas de ce patronage demandé à la philosophie :
les sciences humaines peuvent-elles vraiment rompre le cordon ombilical qui
les a liées à la philosophie? Davantage, tout projet de savoir, quel que soit son
ressort, urgence d u besoin, concupiscentia sciendi, soif de connaissance, met
en jeu une philosophie implicite. C'est cet arrière-plan auquel il faut nous
arrêter un instant. Il y a l'art, disions-nous; mais le savant qui se donne l'art
pour objet découvre bientôt que cet objet n ' a pas toujours été reconnu ni
déterminé c o m m e il l'est aujourd'hui. L'art n'est donc u n objet que pour u n
sujet, pour le sujet qui lui réserve u n certain accueil et s'engage dans une cer-
taine pratique. N o u s voici donc invités à ne traiter de l'art qu'en relation à
l'expérience vécue par ce sujet — sujet créateur, sujet récepteur, sujet qui peut
être les deux à la fois. Sans doute le sujet n'est-il pas nécessairement constituant
et son expérience est-elle provoquée par l'objet; mais l'objet n'est provocant
que pour qui accepte d'être provoqué : hors de l'expérience esthétique, l'objet
n'existe pas c o m m e objet esthétique; la musique n'existe c o m m e telle que pour
qui la compose o u pour qui la joue, o u pour qui l'écoute; le tableau n'existe
que pour qui le peint o u pour qui le regarde.
276 Mikel Dufrenne

Ces remarques banales engagent la réflexion sur la voie de la phénomé-


nologie : d'une philosophie attentive auxfilsintentionnels qui lient inextrica-
blement le sujet à l'objet; j'entends ici la phénoménologie telle qu'après Husserl
la pratique Merleau-Ponty : une description d u vécu qui n'achoppe plus à
l'idéalisme de la constitution, et qui découvre u n sujet profondément enfoui
dans u n m o n d e primordial auquel l'accorde u n pacte originaire. Pour cerner
l'art, cette description est d'abord tentée de privilégier l'expérience d u récep-
teur; c'est à elle que s'applique le plus aisément le concept central d'intention-
nalité. L'intentionnalité esthétique est une modification de Fintentionnalité
perceptive, qui fait apparaître l'œuvre c o m m e objet esthétique, et dont le sujet
n'a l'initiative qu'autant qu'il est sollicité par l'objet — sollicité de se perdre
dans cet objet en le goûtant plutôt que de s'en distancier c o m m e s'il était
souverainement constituant. L'analyse intentionnelle peut, tant qu'elle s'arrête
au pôle noétique de l'expérience dissocié d u pôle noématique, décrire pour
elle-même une « attitude esthétique » distinguée par exemple de l'attitude
critique. C'est ce qu'entreprend une phénoménologiefidèleau premier Husserl,
celle d'Ingarden. N o u s n'avons pas à reprendre cette phénoménologie, mais
seulement à justifier la place que nous lui donnons au seuil des sciences de
l'art. Si nous pouvons repérer cette attitude esthétique un peu partout dans les
diverses cultures, si elle se révèle indépendante d u fait historique de l'insti-
tutionnalisation de l'art, nous ne serons pas dispensés pour autant de toute
étude historique, mais nous pourrons saisir une dimension esthétique de l'être-
au-monde, et nous pourrons discerner le c h a m p o ù joue cette dimension :
nous pourrons délimiter un domaine de l'artistique là m ê m e où n'apparaissent
pas les notions d'art et d'artiste.
Aussi bien l'analyse de l'attitude esthétique nous invite-t-elle à remonter
en deçà de la dichotomie créateur-récepteur. E n effet, l'expérience esthétique
est aussi et d'abord celle du faire : pour être goûtée, l'œuvre doit d'abord être
produite; et Paul Valéry proposait de joindre à ce qu'il appelait 1' « esthé-
sique » une « poïétique » qui étudierait les m o d e s de la création et l'expérience
du créateur; cette proposition a été récemment reprise dans u n remarquable
travail collectif1. D e fait, o n ne saurait donner trop d'importance à l'étude d u
faire : le m o t art a désigné d'abord — et désigne toujours — une activité
productrice, celle de l'artisan o u de l'ouvrier; la spécificité de l'art doit être
cherchée d u côté d u producteur plutôt que du côté des consommateurs. Mais
il n'est peut-être pas nécessaire d'introduire entre « esthésique » et « poïétique »
une distinction trop radicale. Cette distinction, c'est l'institution de l'art qui
l'impose : pour consacrer le statut de l'artiste, elle fait de la « création » son
monopole et de la « contemplation » le devoir de l ' h o m m e de goût. Mais peut-
être faut-il remonter en deçà de cette division des rôles, et par exemple jusqu'à
l'expérience de la fête, o ù chacun est à la fois acteur et spectateur. Et aussi
bien, à regarder autour de nous, nous voyons que le créateur est le premier
spectateur de l'œuvre en gestation, l'œil et la main unis dans une m ê m e praxis,
et qu'inversement le spectateur est appelé à être cocréateur de l'œuvre qu'il
perçoit o u de l'événement auquel il est présent. Se pose alors la question :
L'art 277

quel est l'élément c o m m u n à ces deux expériences, et qui peut-être constitue la


différence spécifique de l'art?
Réponse : le plaisir. Retour à Kant? Et pourquoi pas? Mais ce plaisir
peut être décrit autrement si l'on ne prétend pas lui trouver une universalité
formelle qui imposerait de mettre l'accent sur son désintéressement. Et, sans
doute, faut-il introduire d'abord le plaisir de faire : d'une part, la dimension
ludique de ce faire, qui invite à repenser la distinction imposée par l'idéologie
entre travail et jeu; d'autre part, la dimension qu'on voudrait dire perfection-
niste de ce faire, car, si équivoque que soit l'idée de perfection, elle implique
ici que le faire soit un bien-faire orienté vers une certainefinqui n'est pas l'utilité
ou l'efficacité, qu'on peut bien dire être la beauté, bien que le m o t soit passé
de m o d e , si l'on entend par là, hors de tout dogmatisme, u n certain effet qui se
donne à goûter à m ê m e le sensible. Effet qui ne dépend pas totalement des vertus
traditionnelles d u métier, qui peut se produire aussi bien dans des œuvres
informes, spontanées, aléatoires o u bâclées si elles font sa part au sensible.
Et qui peut m ê m e se produire là où cette part n'est guère faite, c o m m e dans les
collections maniaques, dans les propositions de l'art conceptuel o u dans les
démonstrations de support-surface, encore que nous touchions là peut-être
aux limites de l'art. Il suffit que cet effet soit voulu et que, pris c o m m e critère,
il induise le créateur à juger ce qu'il produit, à l'accepter ou le rejeter quand il
s'agit d'un objet, à en être heureux o u non quand il s'agit d'un événement.
L a recherche de cet effet spécifie la pratique artistique. Et il éveille en retour
u n plaisir en celui qui y est sensible, et d'abord dans le créateur, qui est le
premier à savourer son œuvre. Mais le plaisir propre de cette pratique n e
c o m m e n c e pas là, il c o m m e n c e avec le combat amoureux du créateur avec une
matière, le combat d u danseur avec son corps, d u poète avec le langage, d u
sculpteur avec la pierre, d u bricoleur avec les pièces détachées. L à est l'essentiel :
l'art est ce jeu joyeux o ù l'on joue avec une matière et o ù l'on se joue de sa
résistance. Joyeux? Oui, mais la joie n'est pas toujours légère et désinvolte;
il peut s'y mêler de l'angoisse, parfois jusqu'à la folie. E n effet, le désir est pré-
sent (et la psychanalyse coopère à l'étude de l'art); et il se peut que l'anime une
pulsion de mort, o u que son exigence soit folle. Mais, selon ce que la phéno-
ménologie peut en saisir, il apparaît avant tout c o m m e désir de rendre justice
à l'objet, de se vouer à lui jusqu'à se perdre en lui, soit en le produisant, soit en
le goûtant. Et c'est dans cet accomplissement que réside le plaisir : u n plaisir
qui est donc c o m m u n au créateur et au récepteur lorsque les deux rôles sont
distincts. Et qui est sans doute c o m m u n à toutes les expériences esthétiques à
travers la diversité des pratiques et des cultures. E n quoi il nous offre le m o y e n
de cerner le c h a m p de l'art, et surtout de l'étendre à bien des pratiques, des événe-
ments ou des objets que son institutionnalisation a au contraire soin d'en exclure.
Mais u n problème surgit aussitôt : si l'œuvre d'art est essentiellement
objet de plaisir, à entreprendre une science de l'art, à faire de l'œuvre un objet
de savoir, ne va-t-on pas trahir l'objet que l'on veut étudier, couper les racines
qu'il trouve dans le plaisir, lui substituer u n autre objet étiolé, inerte, indiffé-
rent? Sans doute le savoir peut-il être lui-même source d'un certain plaisir,
278 Mikel Dufrenne

en satisfaisant cette concupiscientia sciendi dont o n parlait autrefois, qui est


u n des aspects d u désir de puissance. Mais alors l'œuvre n'est plus qu'une
occasion ou un prétexte, ce n'est pas elle qui nourrit le plaisir, elle est destituée
de son pouvoir parce qu'elle n'est plus goûtée pour elle-même. Oui, mais il se
trouve que certaines œuvres réclament d'elles-mêmes ce traitement, n o n seu-
lement lorsqu'elles se recommandent de leur vérité c o m m e à l'âge classique,
mais lorsque, c o m m e aujourd'hui, elles se veulent reflexives et critiques, ou
encore lorsqu'elles en appellent systématiquement à une lecture savante, c o m m e
la musique qui demande à être lue plutôt qu'entendue, ou la peinture à être
commentée plutôt qu'à être vue. Mais nous n'opposerons pas u n dogmatisme
à u n autre en rejetant ces œuvres hors de l'art : elles sont encore les produits
d'un libre jeu, elles misent encore sur le plaisir — u n plaisir autre, sans doute
moins intense et réservé aux happy few, un plaisir tout de m ê m e . Mais le savant
ne doit pas oublier que la plupart des œuvres sont engendrées et reçues à la
lumière d'un autre plaisir. Et il est bon que la phénoménologie reste à l'arrière-
plan de la recherche pour rappeler à l'étude de l'art l'expérience qui est au
cœur de l'art.
Aussi bien le plaisir peut-il être objet de savoir. Et l'approche phéno-
ménologique que nous venons d'esquisser peut se prolonger dans les recherches
qui se réclament de la science : de la psychologie et de la psychanalyse. Ces
disciplines, nous pouvons les n o m m e r en premier lieu2 : elles étudient l'œuvre
en fonction de l'expérience esthétique d u sujet, et l'on sait qu'elles ont donné
lieu à une abondante littérature. Mais nous pouvons remarquer dès maintenant
qu'elles ne peuvent se suffire à elles-mêmes : le sujet qui produit ou c o n s o m m e
l'art est toujours pris dans une culture, et l'on ne peut explorer son expérience
qu'en se référant à cette culture. La psychanalyse renvoie le sujet à sa propre
histoire, mais cette histoire aussi est prise dans l'histoire. Et peut-être son
investigation doit-elle ici partir de l'œuvre autant que de l'ouvrier; Freud en
a donné l'exemple dans son étude d u Moïse de Michel-Ange. L a psychanalyse
est alors solidaire de l'analyse immanente de l'œuvre qui requiert une autre
discipline.
E n tout cas, la pratique et l'usage de l'art se diversifient selon les sociétés.
E n considérant l'art dans et pour l ' h o m m e , on saisit l'universalité de l'expé-
rience esthétique, mais il faut encore en saisir les particularités en considérant
l'art dans la société. L a phénoménologie en appelle donc à une étude socio-
historique, car c'est bien la société qui partout va décider de ce qu'est l'art en
lui assignant une place et une fonction.
U n e remarque au passage : on vient de n o m m e r une étude socio-histo-
rique; ce mot dénote déjà l'interdisciplinarité. Sociologie et histoire sont en
effet deux disciplines appelées à la plus étroite collaboration. « Les sociologues
deviennent historiens lorsque, d u système social ou culturel qu'ils étudient,
ils ne cherchent pas seulement le sens dans la structure, dans l'articulation des
éléments, mais aussi dans le passé et l'avenir, et donc dans l'âge de chaque
élément : u n trait culturel — par exemple la peinture à l'huile, la g a m m e
tempérée, l'alexandrin — ne fonctionne pas de la m ê m e façon selon qu'il est
L'art 279

une survivance o u qu'il est à peine rodé. Pareillement, l'historien, quand il


est intelligent, ne se contente pas de dater les événements, de raconter des
anecdotes o u de dresser des catalogues, il devient sociologue lorsqu'à son tour
il s'interroge sur le sens et la fonction de tel événement, et par exemple se
demande c o m m e n t l'invention de Zarlino o u de Bach est préparée par u n
certain passé de la polyphonie et promise à un certain avenir3. »
S'il faut pourtant distinguer un m o m e n t ces deux disciplines, c'est l'his-
toire qui se présente d'abord : elle a une existence officielle dans les institutions
académiques. L e postulat qui la fonde, c'est que l'art a son histoire; elle pré-
suppose donc que l'art est une instance indépendante, dont o n peut suivre le
devenir propre à l'intérieur de l'histoire globale, en mettant cette histoire entre
parenthèses. L'histoire de l'art s'en tient aux œuvres de l'art : elle les identifie,
les date, les situe dans leur histoire c o m m e les chaînons d'une activité autonome
et privilégiée. Elle suit une « vie des formes », c'est-à-dire des genres et des styles.
Elle observe le foisonnement de ces formes, mais elle cherche aussi à déceler
une certaine logique dans leur développement — c o m m e dans le passage d u
r o m a n au gothique, o u de la tonalité à l'atonalité, o u de l'alexandrin au vers
libre. Elle peut m ê m e hypostasier cette logique en postulant une essence de l'art
et en présupposant que l'art tend à réaliser cette essence : c'est aujourd'hui la
démarche de la critique formaliste américaine, c'est aussi celle de qui « pense la
musique aujourd'hui ». Q u e cette démarche soit téméraire pour autant qu'elle
finalise l'histoire, nul doute, et l'historien lui-même peut la contester. Mais o n
ne peut nier l'intérêt d'une histoire de l'art : à tenir l'art pour autonome, on ne
fait, après tout, que rendre justice à ce qui a été, au moins en Occident, une
revendication essentielle des artistes. Et, en ce qui nous concerne, cette histoire
est d'autant plus intéressante qu'elle requiert l'analyse formelle des œuvres et
des styles; nous reviendrons sur cette collaboration des deux approches histo-
rique et formelle.
Mais il faut d'abord montrer c o m m e n t l'histoire doit se joindre à la socio-
logie — o n pourrait dire : devenir sociologie. Et d'abord pour mieux remplir
son office, qui est de circonscrire le c h a m p de l'art. E n effet, laissée à elle-même,
m ê m e quand elle est attentive c o m m e Focillon à la prolifération des pratiques
et des œuvres, elle est tentée de s'en remettre à la tradition pour déterminer ce
c h a m p : normative à son insu, elle y opère u n tri, elle privilégie les formes
d'art reconnues, l'art d'élite, et elle néglige l'art populaire, toutes les formes
d'art qui ont vécu dans l'ombre, mais qui ont éclairé la vie quotidienne d u
peuple. Si elle élude ainsi le caractère conflictuel de l'art, c'est qu'elle ignore
ce fait sociologique sur lequel Bourdieu a attiré notre attention : que l'art est
défini et valorisé par des instances de légitimation dont le jugement est à peu
près sans appel. Repérer ces instances et mesurer leur autorité, aussi bien à
l'origine de la tradition qui nous lègue les chefs-d'œuvre que dans notre présent,
c'est la première tâche d'une sociologie de l'art. O n découvre alors que l'his-
toire de l'art est elle-même un fait social, pour autant qu'elle ratifie le jugement
— ceci est de l'art, cela n'en est pas — que le pouvoir porte sur l'art.
C e jugement peut être sollicité par les artistes dans la mesure où ils ont
280 Mikel Dufrenne

voulu que l'art soit institutionnalisé et o ù ils veulent encore que leurs œuvres
soient choisies et reconnues ; il n'en est pas moins contraignant. Mais, à situer
l'art dans la société, o n voit que d'autres contraintes pèsent sur la pratique
artistique, dont l'histoire doit tenir compte. D e fait, avec plus o u moins de
vigilance selon les époques, les pouvoirs n'ont cessé d'exercer u n certain contrôle
sur l'art. C o m m e n t en eût-il été autrement quand le prince passait les c o m -
mandes et pensionnait les artistes pour sa gloire? Qu'il s'agisse d'assurer le
standing du collectionneur, de servir la propagande de l'État ou la cause d'une
stratégie politique, c'est u n peu la m ê m e fonction que l'art se voit assigner
aujourd'hui. Et toujours, plus o u moins discrètement, une certaine censure le
soumet à ces exigences. D'autres contraintes peuvent peser sur l'art d u fait de sa
commercialisation : c o m m e n t l'artiste s'accommode-t-il de la loi d u marché ?
Et, surtout, quel sens nouveau prend l'œuvre quand elle devient une marchan-
dise ? L a sociologie de l'art ne peut ignorer ces questions. Et, par exemple, elle
peut se demander de quel poids respectif, dans une conjoncture historique
donnée, pèsent la nécessité interne d'une recherche et les contraintes extérieures
de la production.
Mais il y a plus à dire. E n eifet, ce serait faire tort à l'art de le considérer
c o m m e une activité de luxe, marginale, et de mettre tout l'accent sur ce qui le
conditionne et le limite. A l'intérieur d u c h a m p socio-historique, l'art n'est
pas seulement agi, il est agissant. C o m m e n t comprendre cette insertion active?
O n est encore tenté de la concevoir c o m m e passive lorsqu'on dit que l'art
exprime la société. Exprimer peut être interprété c o m m e refléter; et l'on sait
quel crédit le marxisme a fait à cette notion. Elle réfère à la fois à la vieille doc-
trine de l'imitation et à la théorie de la détermination des superstructures par
l'infrastructure. E n sorte qu'être u n reflet est à la fois u n fait et une norme :
c'est u n fait que l'art manifeste u n certain état des modes et des rapports de
production — par exemple, que la cathédrale médiévale manifeste à la fois l'état
des techniques de l'échafaudage ou de la taille des pierres et la structure d'une
société où le pouvoir est associé à la religion —, et ce peut être aussi pour lui
u n impératif de représenter cette structure, de dénoncer les forces conserva-
trices et d'exalter les forces progressistes qui s'y déploient ( c o m m e c'en était
u n à l'âge classique d'imiter la « belle nature » et de représenter le « vraisem-
blable » qui est le « bienséant »). Quelque objection qu'on ait p u formuler
contre cette théorie du reflet et contre ses applications normatives, il faut bien
convenir que l'art révèle quelque chose de la société. Sa vision du m o n d e , c o m m e
ont dit Lukaés et G o l d m a n n ? Cette notion est peut-être incertaine, mais o n
pourrait la retrouver ennoblie par le langage structuraliste : 1' « ordre des
ordres » dont Lévi-Strauss assigne la recherche à l'anthropologie structurale
— la structure sous-jacente aux multiples structures propres aux tatouages,
aux mythes, à la parenté, à l'habitat, aux échanges économiques — n'en serait-il
pas la traduction?
Mais l'approche sociologique peut recourir à u n autre langage. Suivons
u n instant Francastel : à serrer de plus près sa dimension « poïétique », o n peut
lier l'art aux autres formes de production : l'activité artistique est une activité
L'art 281

« complémentaire » des autres activités matérielles et mentales, tout aussi


signifiante et tout aussi intelligente que les autres; elle met en œuvre ce que
Francastel appelle une pensée plastique parce qu'il étudie les arts plastiques,
mais qu'on pourrait dire sonorielle lorsqu'il s'agit de musique. Pour qui sait
lire, u n certain rapport au m o n d e — pourquoi ne pas redire une vision d u
m o n d e ? — propre à une société se révèle dans la création. Autrement dit,
l'objetfiguratifest u n objet de civilisation, c o m m e dit encore Francastel. Il
faut donc insister sur les dimensions sociologiques de la « poïétique » (sans
déposséder pour autant l'individu ni renoncer à l'approche phénoménologique,
qui en vient elle-même à invoquer l'intersubjectivité). Citons Francastel :
[En art] « il ne s'agit jamais du dialogue isolé d'un h o m m e avec u n objet détaché
de son entourage. L e dialogue d ' â m e à â m e c o m m e celui de l ' h o m m e avec
l'absolu est u n leurre. N o u s ne saisissons la pensée d'autrui que dans u n
contexte, et il suscite en nous des réactions non seulement sentimentales, mais
intellectuelles. C'est la raison profonde pour laquelle l'objetfiguratifest néces-
sairement u n objet de civilisation4. »
O n trouve aussi bien ce thème chez Panofsky, dont Bourdieu commente
ainsi l'approche : « Opposer l'individualité et la collectivité pour mieux
sauvegarder les droits de l'individualité créatrice et les mystères de la création
singulière, c'est se priver de découvrir la collectivité au cœur m ê m e de l'indivi-
dualité sous la forme de la culture — au sens subjectif de cultivation o u de
Bildung — ou, pour parler la langage qu'emploie Panofsky, de Yhabitus par
lequel le créateur participe de sa collectivité et de son époque, et qui oriente
et dirige, à son insu, ses actes de création les plus uniques en apparence5. »
Cet habitus, c'est la matérialisation de la pensée plastique qu'invoque Fran-
castel. Et sa présence dans des pratiques fort différentes manifeste bien la
complémentarité des activités déployées dans une m ê m e société. Cette complé-
mentarité, o n sait que Panofsky l'a illustrée en confrontant l'architecture
gothique et la pensée scolastique, et aussi qu'il en a proposé une explication
en décelant le rôle de l'école dans la transmission de la culture. C e sont bien
ces schemes inconscients de pensée, de perception et d'action dont l'usage
constitue une culture — Panofsky dit aussi : une mentalité de base — et les
médiations qui assurent leur transmission qu'une théorie trop rapide du reflet
néglige et qu'il importe d'examiner.
E n effet, c o m m e dit bien M a r c L e Bot, « l'art est réellement une pratique
sociale, non u n pur épiphénomène des événements de l'histoire économique et
politique6 ». C'est en quoi il a sa temporalité spécifique. C'est en quoi aussi il
a une fonction sociale, qui invite à étudier « sa situation et son efficace propres
dans l'existence historique des sociétés concrètes7 ». Il ne suffit pas de repérer
ses conditions sociales d'existence, il faut chercher si et c o m m e n t il est à son tour
agissant; il n'est pas seulement le heu et l'enjeu des luttes idéologiques, c o m m e
dit Althusser, il peut prendre une part active à ces luttes. Aujourd'hui, les artistes
le savent bien lorsqu'ils choisissent de s'engager politiquement. Et la sociologie
de l'art doit s'efforcer de voir c o m m e n t l'œuvre, modalité d u travail social,
participe activement à la vie sociale, si diverse que soit cette participation selon
282 Mikel Du/renne

les lieux et les temps, par exemple selon que l'art a partie liée avec la magie o u
la religion, ou qu'il accepte de véhiculer l'idéologie dominante, o u qu'il la
conteste, selon qu'il est soumis o u rebelle. L e sens de l'art est multiple et il
est aussi politique.
Ainsi la sociologie de l'art assume-t-elle le déchiffrement d u sens. Mais
ce sens est immanent à la forme : il faut donc en venir à l'analyse formelle des
œuvres. L'interdisciplinarité est requise encore une fois par la démarche d u
savoir. C e pas est déjà accompli par Panofsky : l'iconologie conduit à la sémio-
logie. Mais c'est sans doute L e Bot qui le théorise avec le plus de force : « Il
s'agit donc de mettre à n u la trame formelle de l'image, les repères objectifs
qui s'y découvrent et leur organisation systématique, qui est déchiffrable si
on la réfère à l'histoire générale des formes [...]. E n toute rigueur, une science
de l'art ne peut donc se fonder que sur la connaissance de la constitution
formelle des ensembles visuels dits " artistiques ", qui les inscrit à des carre-
fours de sens reparables, ouverts sur des voies toujours multiples, par quoi la
production artistique communique sur des plans divers avec les autres pra-
tiques sociales8. » Et, bien entendu, la m ê m e tâche peut être assignée à l'étude
de la musique; au vrai, l'analyse harmonique l'a toujours assumée avec plus
ou moins de rigueur tant que la composition ne renonçait pas au système tonal;
mais on parle aujourd'hui d'une sémiologie de la musique. Et l'on sait que,
pour l'étude de la littérature et de la poésie, de l'école russe à Greimas,
l'approche formaliste s'est imposée.
Cette approche peut être pratiquée pour elle-même; elle l'est, et avec
beaucoup de brio, dans de multiples travaux. Mais il m e semble qu'elle ne porte
tous ses fruits que là o ù elle se conjugue avec la sociologie et l'histoire : là o ù
l'analyse des formes s'emploie à déceler des homologies entre les formes pro-
duites dans l'art et celles produites en d'autres lieux que l'art, et à suivre la vie
de ces formes au long de l'histoire.
Il est temps que nous donnions maintenant quelques exemples, arbitrai-
rement choisis entre mille, de travaux interdisciplinaires. N o u s l'avons dit,
pour l'étude de l'art, l'interdisciplinarité joint des disciplines jeunes qui ne
requièrent pas — pas encore! — une spécialisation très poussée et exclusive
(dont, au surplus, je pense qu'elles ne peuvent guère dépersonnaliser la recherche
et capitaliser leurs résultats : pas plus que la philosophie qui toujours les
sous-tend). E n sorte que l'interdisciplinarité n'a pas à être négociée c o m m e
entre des partenaires sûrs d'eux-mêmes et soucieux de leur indépendance; elle
peut être et elle est pratiquée par le m ê m e chercheur, o u par chaque chercheur
pour son compte au sein d'une équipe. Vérifions-le. N o u s avons évoqué les
travaux de M a r c Le Bot pour montrer c o m m e n t s'y conjuguent, de façon sans
doute exemplaire, l'analyse formelle et l'enquête socio-historique; il faudrait
ajouter que ces travaux font sa part à la dimension ludique et « jouissive »
de l'art, et qu'ils se réfèrent, pour l'explorer, à la psychanalyse ( c o m m e en témoi-
gnent des articles sur Cueco ou sur Cézanne). Il ne s'agit pas alors de juxtaposer
à l'étude de l'œuvre une « psychanalyse de l'art » à la manière traditionnelle,
c'est-à-dire une psychanalyse de l'artiste; c'est bien plutôt, c o m m e dans Dis-
L'art 283

cours,figure,de J. F . Lyotard, l'analyse de l'œuvre qui en appelle à la psycha-


nalyse en faisant apparaître dans l'œuvre des points de rupture et d'innovation
qui sont sans doute la trace de processus primaires, ou le lieu où ils pourraient
s'exhiber, et dont la production marque sans doute le m o m e n t o ù le plaisir
de créer a été le plus vif, et peut-être aussi le plus mêlé d'angoisse.
Concernant l'étude de la musique, on trouverait dans l'œuvre d'Adorno
une démarche analogue : l'analyse formelle de la déconstruction progressive
de la tonalité et de l'avènement du sérialisme y est conduite avec la compétence
d'un expert; mais ce qui éclaire le sens de cette histoire, c'est la fonction critique
qu'assume la musique dans la société : l'innovation est la réponse de la musique
à une crise de civilisation. Marcuse dira avec force mais sans pousser aussi loin
l'analyse formelle : « Le grand art, c'est le grand refus. »
Concernant le m ê m e art, l'important travail de Robert Frances sur La
perception de la musique procède selon l'expérimentation psychologique, mais
nous avertit, dès l'introduction, que « les constats qu'elle apporte doivent
être interprétés et situés dans leur contexte sociologique et historique9 ». Toute
oreille est à quelque degré cultivée, et l'enquête tient compte à chaque étape de
F « acculturation » des sujets interrogés. Les « problèmes perceptifs » sont
toujours affectés de « relativité socio-historique », et tout particulièrement le
problème des significations requiert la considération des « attitudes socio-
culturelles ». « L'audition musicale est si loin du pur sentir [...]. Les significa-
tions historico-culturelles, nées de la simple acculturation ou de la connaissance
réfléchie, s'interposent inévitablement dans la communication d'une expres-
sivité musicale10. » Ainsi, la psychologie de l'art en appelle nécessairement à
la sociologie — ajoutons : et réciproquement, car le social est vécu par une
conscience, et c'est sur la conscience qu'on peut mesurer son impact. D u moins
est-ce à une telle investigation qu'invite la phénoménologie.
Dernier exemple, concernant la poésie : l'étude conduite par Julia
Kristeva sur La révolution du langage poétique. L a toile de fond en est encore
phénoménologique : le sujet y est pris en considération, mais c o m m e constitué
plutôt que c o m m e constituant : « sujet en procès ». C e sujet est un sujet parlant
dont l'être, ou plutôt le devenir, tient dans la « pratique signifiante » (il y a là
c o m m e u n existentialisme d u langage). L a poésie est la plus signifiante de ces
pratiques. Julia Kristeva l'étudié d'abord à la lumière de la psychanalyse,
qui révèle précisément le décentrement d u sujet, F « impossible coïncidence
d u sujet avec lui-même dans la sexualité11 ». A la source de la poésie, il y a le
vocalisme prélinguistique animé par l'activité pulsionnelle : témoin cette
« chora sémiotique » préalable à la distinction de sujet et de l'objet, et dans
laquelle s'engendre le sujet. Q u a n d le sujet accède au langage et à la culture
— au symbolique —, le sémiotique ne disparaît pas, et c'est dans la poésie
qu'il fait irruption. U n e certaine psychanalyse peut alors éclairer cet éclatement
de la structure signifiante qui se produit dans la poésie avec et depuis M a l -
larmé. D'autre part, « le sujet est investi à travers ses pulsions dans la continuité
naturelle et sociale12 ». L a pratique signifiante qui produit la poésie doit être
située parmi les autres pratiques signifiantes : la perspective qu'ouvre ici Julia
284 Mikel Dufrenne

Kristeva n'est pas très différente de celle qu'ouvrait Francastel. Mais il faut y
ajouter ceci que le procès de la négativité qui se manifeste dans la poésie est
le procès révolutionnaire qui peut s'opérer dans le c h a m p social. A d o r n o déjà
le laissait entendre : l'esthétique débouche sur le politique.
L'étude de l'art en appelle donc à l'interdisciplinarité. Les diverses
approches s'y proposent c o m m e complémentaires. O n pourrait penser qu'il est
difficile de coordonner des disciplines différentes; lorsqu'elles se définissent
elles-mêmes, et avec quelque raideur, sinon avec une volonté impérialiste de
puissance, elles s'opposent parfois dans une disjonction : sociologie ou psycho-
logie, psychanalyse ou marxisme, ça a été le thème de nombreuses réflexions.
Mais que ces disciplines s'appliquent à u n objet c o m m u n , et chacune découvre,
dans le mouvement m ê m e selon lequel elle persévère dans son être, qu'elle
ne peut épuiser son objet et qu'elle est solidaire des autres ; faute de quoi elle
trahit cet objet en le réduisant, et par exemple en s'obstinant à dire : l'œuvre
«'est que... u n symptôme o u u n reflet, o u le produit d'une pratique formelle,
ou le corrélat d'une certaine visée. L a richesse de l'objet invite chaque discipline
à s'ouvrir. A u point qu'on pourrait invoquer une science de l'art au carrefour
de ces disciplines plutôt que des sciences de l'art. Et, c o m m e o n a parlé d'œuvre
ouverte, o n pourrait aussi parler de science ouverte. D'autant plus ouverte
que celui qui la pratique est plus ouvert, plus capable de s'engager lui-même
sur des voies diverses bien que convergentes. O n pourrait, d u m ê m e coup,
douter que cette science soit vraiment une science. Mais qu'importe?

Notes

1. Recherches potétiques, sous la direction de R . Passeron, t. I, Paris, Klincksieck, 1975 ;


t. II, 1976 ; t. III (à paraître).
2. N o u s ne les examinerons pas en elles-mêmes, pas plus que celles que nous évoquerons
ensuite. Notre propos est de montrer c o m m e n t elles s'appellent et s'articulent entre
elles. Pour u n recensement de ces disciplines, voir Les sciences humaines et Vœuvre
d'art, Bruxelles, La Connaissance, 1969, et Tendances principales de la recherche
dans les sciences sociales et humaines, partie II, p . 529-964, Paris/La H a y e , Unesco/
M o u t o n , 1978.
3. M . Dufrenne, Esthétique et philosophie, t. II, Paris, Klincksieck, 1977.
4. « Sociologie de l'art », dans : Traité de sociologie, dirigé par Georges Gurvitch, t. II,
p. 287, Paris, Presses Universitaires de France, 1963.
5. Postface de P . Bourdieu à Architecture gothique et pensée scolastique, d ' E . Panofsky,
p. 142, Paris, Minuit, 1967.
6. Peinture et machinisme, p . 51, Paris, Klincksieck, 1973.
7. Ibid., p. 41.
8. Op. cit., p. 27 et 29.
9. R . Frances, La perception de la musique, p . 12, Paris, Vrin, 1958.
10. Ibid., p . 389.
11. La révolution du langage poétique, p. 189, Paris, Seuil, 1974.
12. Ibid., p. 370.
Chapitre X I

Le développement
Celso Furtado

L a vision optimiste de l'histoire

Le concept de développement a contribué, plus qu'aucun autre, à rapprocher


les disciplines des sciences sociales, séparées par u n siècle d'influence posi-
tiviste. L'évidente ambiguïté de ce concept n'est sûrement pas étrangère à sa
fécondité. N é dans la science économique, où l'on insiste sur ses aspects quan-
titatifs sous la forme de la croissance, le concept déborde nécessairement ce
cadre et pénètre dans le c h a m p d'autres disciplines des sciences sociales, dans
la mesure où cette croissance ne peut être conçue c o m m e u n processus h o m o -
thétique, o u n'est pas compréhensible indépendamment d ' u n système de
valeurs que l'économiste ne saurait intégrer dans le cadre conceptuel qu'il
utilise. D e cette ambiguïté découle toute une problématique qui a amené les
économistes à distinguer « développement » de « croissance », en attribuant
au premier de ces concepts, m ê m e lorsqu'il est suivi d u qualificatif « écono-
mique », une ampleur qui le transforme nécessairement en thème interdisci-
plinaire1.
Les racines de la notion de développement peuvent être détectées dans
trois courants qui ont jailli de la pensée européenne à partir d u xvni e siècle.
Le premier de ces courants procède de la philosophie des lumières avec le
concept de l'histoire c o m m e une marche progressive vers la suprématie de la
raison. L e deuxième est lié à l'idée d'accumulation de richesse, pour laquelle
l'avenir est implicitement porteur d'une promesse de plus grand bien-être. L e
troisième, enfin, se rattache à l'idée que l'expansion géographique de la civili-
sation européenne représente, pour les autres peuples de la Terre, considérés
c o m m e des « retardés » à des degrés divers, l'accès à des formes supérieures
de vie.
L'apparition au x v m e siècle d'une philosophie de l'histoire — vision
286 Celso Furtado

sécularisée d u devenir social — assume avec VAufklärung la forme de la


recherche d'un « sujet » dont l'essence se réalise à travers son propre processus
historique. Les « facultés » attribuées par Kant à la conscience d u sujet trans-
cendantal constituent le point de départ d'une vision globale de l'histoire, celle
de la transformation d u chaos en ordre rationnel. Avec Hegel, l'humanité
assume le rôle d u sujet c o m m e entité qui se reproduit selon une logique qui
pointe dans la direction d u « progrès ». Cette vision optimiste d u processus
historique, qui permet d'entrevoir le « futur possible » sous la forme d'une
société plus productive et moins aliénante, o ù les antinomies d u présent sont
dépassées, pousse à la recherche d ' u n agent privilégié — la classe ouvrière,
l'entrepreneur, la nation, l'État —, « négativité » capable d'approfondir les
contradictions et de précipiter le futur, ou vecteur du « progrès ».
Cinq ans avant la publication de la Critique de la raison pure paraissait
la Richesse des nations, qui prétend démontrer que la recherche de l'intérêt
individuel est le ressort d u bien-être collectif. L'harmonie que Kant prétend
découvrir dans les facultés hétérogènes de l'esprit humain, sous la forme d u
« sens c o m m u n », apparaît dans l'ordre social, chez A d a m Smith, c o m m e
l'œuvre d'une « main invisible ». Mais cette harmonie présuppose, nous dit-il,
un certain ordre institutionnel. L a richesse que s'appropriait le baron féodal
était de peu de valeur pour la collectivité puisque dépensée avec des c o m m e n -
saux o u stérilisée. C'est dans la société o ù les h o m m e s sont libres de passer
des contrats, et où les obstacles à la circulation des biens et à l'exercice de l'ini-
tiative individuelle sont réduits au m i n i m u m , que peut naître l'harmonie en
question. L e progrès ne proviendrait donc pas nécessairement de la « logique
de l'histoire », mais il serait à la portée des h o m m e s et nous connaîtrions le
chemin pour y parvenir. L'essentiel serait d'être doté d'institutions qui per-
mettent à l'individu de réaliser pleinement ses capacités.
D a n s le cadre d u mercantilisme et d u pacte colonial, le commerce était
considéré c o m m e u n acte d'imperium et, partant, c o m m e inséparable d u pou-
voir des nations qui le pratiquaient. Cette doctrine devait être battue en brèche
à partir d u milieu d u xvin e siècle et remplacée progressivement par les idées
libérales pendant la première moitié d u xrx e siècle. L a spécialisation interna-
tionale devait permettre de pousser plus loin encore la division sociale d u
travail entre les États, dont les effets positifs sur la productivité étaient évidents
à l'intérieur de chaque pays. L'échange international conduit, selon la doctrine
libérale, à une meilleure utilisation des ressources productives et domestiques
et la hausse de la productivité qui en résulte profite à tous. U n des corollaires
de cette doctrine était que l'Europe, en obligeant d'autres régions à s'intégrer
à ses lignes de commerce, exerçait une mission « civilisatrice », contribuant
ainsi à augmenter le bien-être de peuples qui étaient enchaînés par des tradi-
tions obscurantistes.
Le développement 287

L a diffusion de la rationalité instrumentale

Si, au cours de la seconde moitié d u xviiie siècle, la pensée européenne s'est


acheminée, par des voies différentes, vers une vision optimiste de l'histoire
— vision qui trouvait sa synthèse dans l'idée de progrès —, la réalité sociale de
l'époque était loin d'être réconfortante. L'ascension du capitalisme commercial,
dans le demi-millénaire précédent, avait relativement peu affecté l'organi-
sation sociale. D e s produits issus de l'agriculture seigneuriale, de manufac-
tures corporatives et parfois des économies coloniales pénétraient dans les
circuits commerciaux et renforçaient le pouvoir financier d'une classe bour-
geoise dont la présence sur la scène politique était toujours plus sensible.
L'appropriation d u surplus social reflétait, dans ce cas, la supériorité de la
classe bourgeoise, qui contrôlait les circuits commerciaux, dans le rapport des
forces avec les propriétaires terriens, les dirigeants des corporations de métier
et les sous-traitants de la production. U n changement fondamental survint
lorsque les structures traditionnelles contrôlant la production furent d é m a n -
telées (dans le cas des corporations) o u réduites au rôle d'agent passif (dans le
cas des propriétaires terriens transformés en rentiers).
Ainsi les rapports marchands, situés auparavant au niveau de l'échange
de produitsfiniso u semi-finis, se sont verticalisés en pénétrant dans la structure
de la production, en transformant les éléments de la production en marchan-
dises. L a terre et le travail de l ' h o m m e tendirent ainsi à être considérés c o m m e
objets de transaction marchande. Les conséquences de ce processus, qui conduit
du capitalisme commercial au capitalisme industriel, furent essentiellement de
deux sortes. D ' u n e part, de nouvelles et considérables possibilités s'ouvrirent
à la division sociale d u travail, en particulier dans le secteur manufacturier.
L a spécialisation au niveau d u produit o u d'une phase importante d u processus
de production — la pression des corporations s'exerçant dans le sens de l'inté-
gration verticale de la production — fut remplacée par la division d u travail
en tâches simples, ce qui augmentait la possibilité d'utilisation des machines.
D'autre part, l'interlocuteur d u capitaliste cessait d'être u n élément de la
structure de domination sociale o u une entité aux droits inaliénables pour
devenir u n travailleur isolé, facilement remplaçable en raison de la simplicité
de la tâche qu'il accomplissait.
L a pénétration d u capitalisme dans l'organisation de la production peut
être interprétée c o m m e l'élargissement de l'espace social soumis à des critères
de la rationalité instrumentale. L e capitaliste, qui, auparavant, traitait avec les
propriétaires terriens, avec les corporations détentrices de privilèges o u entités
similaires, a maintenant affaire à des « facteurs de production » qui peuvent
être considérés de façon abstraite, réduits à u n dénominateur c o m m u n , soumis
au calcul. A partir de ce m o m e n t , la « sphère des activités économiques » peut
être conçue indépendamment des autres activités sociales. Cette conception
des activités économiques en tant que sphère autonome reflète la vision q u ' a
le capitaliste de la réalité sociale, laquelle reflète l'ascension de la position
qu'il occupe dans la structure d u pouvoir. Mais ce progrès de la « rationalité »
288 Celso Furtado

n'est rien d'autre que l'élargissement de l'aire des relations sociales soumise
aux critères de l'organisation marchande. Indépendamment des autres remar-
ques qu'on peut faire à ce sujet, il convient de signaler que la subordination
croissante du processus social aux critères de la rationalité instrumentale devait
entraîner des modifications importantes dans les structures sociales. D a n s l'agri-
culture, cela devait conduire au dépeuplement des zones rurales et au déplace-
ment des populations vers des villes o u vers de nouvelles zones de colonisation,
y compris d'autres continents. L a révolution des prix, provoquée par une effi-
cacité supérieure des manufactures, devait hâter l'effondrement des organisa-
tions artisanales dans des régions o ù n'existaient pas les conditions pour la
création de nouvelles formes d'emploi.
D e cette façon, alors que s'accélère l'accumulation résultant de l'extension
progressive des relations marchandes à l'organisation de la production, les
structures sociales entrent dans une phase de profonde transformation. Cer-
taines des manifestations de cette transformation — urbanisation désordonnée,
désagrégation de la vie communautaire, chômage en masse, transformation
des êtres humains (y compris les enfants) en simple force de travail — ont
causé u n profond malaise chez les contemporains2. O n explique ainsi la vision
pessimiste des plus lucides parmi les économistes de la première moitié d u
xixe siècle, concernant l'avenir du capitalisme, qui leur paraissait tendre inexo-
rablement vers u n « état stationnaire ». A u centre de leurs préoccupations était
le processus d'appropriation d u produit social, voire de la répartition d u
revenu. Face au dynamisme démographique qui a fait suite à une rapide urba-
nisation, le « principe de population » formulé par Malthus leur paraissait
évident : toute élévation d u salaire réel serait annulée par la croissance d é m o -
graphique qu'elle engendrerait elle-même 3 . D'autre part, la loi des rendements
décroissants, qui prévalait dans l'agriculture, et la pression pour élever la rente
de la terre, qui accompagnait l'expansion agricole sur des sols de qualité infé-
rieure, opéraient conjointement pour réduire le potentiel d'investissement,
freinant la capacité du système de créer l'emploi. Cette idée d'une tendance à la
stagnation à long terme, qu'on prétendait découvrir dans la logique m ê m e de
l'économie capitaliste, sera présentée de différentes façons par les économistes
classiques et jouera u n rôle fondamental dans la pensée marxiste. M a r x , cepen-
dant, loin de tirer des conclusions pessimistes de cette prétendue tendance à la
perte de dynamisme d u système capitaliste, y découvrait une indication nette
que les « contradictions internes » d u système devaient nécessairement
s'aggraver. D a n s la ligne de la pensée hégélienne, ces contradictions peuvent
être présentées c o m m e des signes annonciateurs d'une forme supérieure de
société en gestation, plus productive et moins aliénante. Ainsi, les critiques d u
capitalisme ont directement contribué à maintenir, dans une phase o ù le coût
social d u processus d'accumulation a été particulièrement élevé, la vision,
héritée d u siècle des lumières, selon laquelle cet effort d'accumulation ouvrirait
la voie à u n m o n d e meilleur.
Le développement 289

L a technologie dans la reproduction


de la société capitaliste

E n identifiant l'accumulation avec u n « fonds de salaires », c'est-à-dire avec u n


stock de biens de consommation courante (corn, dans le langage de Ricardo),
et en prétendant la mesurer en unités homogènes de « travail simple », les
économistes classiques ont créé des obstacles considérables à la compréhension
du rôle de l'évolution de la technique dans la société capitaliste. Le progrès de la
technique en vint à être considéré c o m m e u n m o y e n d'épargner u n facteur de
production rare (terre, travail o u capital), capable d'être parfaitement défini
dans u n cadre micro-économique. Cette vision de la technique à travers le prisme
d'une unité productive conçue isolément est à l'origine des difficultés auxquelles
se heurteront les économistes pour adopter une approche dynamique des pro-
cessus économiques qui soit autre chose que la comparaison de situations
statiques. N o m b r e des manifestations les plus significatives de ce que nous
appelons le progrès technique — économie dans l'usage des ressources n o n
renouvelables, effets d'échelle, économies externes, modifications dans la posi-
tion compétitive extérieure et dans le comportement de la demande résultant
de l'introduction de nouveaux produits, etc. — ne peuvent être captées dans
leur plénitude que moyennant une vision globale d u système social et de la
nature des relations de celui-ci avec le milieu physique qu'il contrôle et avec
l'extérieur.
Le progrès technique est une expression vague qui, dans son usage cou-
rant, couvre l'ensemble des transformations sociales qui rendent possibles la
persistance d u processus d'accumulation et, par conséquent, la reproduction
de la société capitaliste. Accumuler signifie transférer vers le futur l'usage
final de ressources aujourd'hui disponibles. Dans la société capitaliste, l'acte
d'accumuler est rémunéré : d'où il résulte que la reproduction des structures
sociales exige que l'accumulation engendre l'élévation de la productivité d u
système. Or, en l'absence de modifications dans la disponibilité de ressources
naturelles, dans la technologie et dans la composition de la demande finale,
l'accumulation tend nécessairement vers u n point de saturation. Des modifi-
cations dans la répartition d u revenu dans le sens égalitaire peuvent ouvrir
de nouveaux débouchés à l'accumulation mais n'évitent pas qu'on atteigne
le point de saturation en question. O n peut dire la m ê m e chose à propos de la
découverte de ressources naturelles de meilleure qualité o u plus abondantes,
et aussi des effets positifs de l'ouverture de nouvelles lignes de commerce
extérieur. Rien de tout cela ne modifie le cadre de base qui est celui de la ten-
dance aux rendements décroissants, dans la mesure o ù l'accumulation devient
redondante. L'ensemble de facteurs qui modifient ce cadre de base est ce que
nous appelons le progrès technique. Celui-ci se manifeste essentiellement de
deux façons : à) par une plus grande efficacité des procédés productifs ; b) sous
la forme de l'introduction de nouveaux produits finis.
Le progrès technique moyennant l'adoption de méthodes de production
plus efficaces — en l'absence de l'introduction de nouveaux produits — ne serait
290 Celso Fuñado

pas suffisant pour que le processus d'accumulation se poursuive sans rencon-


trer d'obstacles majeurs. A partir d ' u n certain m o m e n t , l'accumulation ne se
maintiendrait que grâce à la diminution des inégalités sociales o u à la réduction
d u degré d'utilisation de la force de travail. D'autre part, l'accumulation qui
repose sur la seule introduction de nouveaux produits (sans que se modifie
l'efficacité des procédés de production), lorsqu'elle est techniquement possible,
implique des inégalités sociales croissantes. E n définitive, les modifications
sociales auxquelles se réfère le concept de développement s'articulent autour
de deux axes : l'augmentation de l'efficacité des procédés de production et la
diversification croissante d u produit final. Quelles sont les forces sociales qui
sont à la base de ces deux processus ? Quelles relations fondamentales peut-on
identifier entre elles ?
L a société capitaliste, génératrice d u type de civilisation matérielle qui
prédomine de nos jours presque partout, engendre, en se reproduisant, u n
processus d'accumulation qui tend à devenir plus rapide que la croissance
démographique. Il n'est pas nécessaire ici de rechercher les raisons historiques
qui sont à l'origine de ce type de dynamisme; il suffit de se souvenir de ce que
nous avons dit précédemment à propos de la désorganisation sociale survenue
dans la période o ù a eu lieu l'accélération de l'accumulation et de se reporter
à la position de force qu'ont occupée les économies qui se sont industrialisées
dans la phase d'implantation d u système de division internationale d u travail.
U n certain modèle d'appropriation d u produit social étant établi, le compor-
tement des classes dominantes s'orienta dans la perspective de sa préservation,
ce qui, d'autre part, exigea que soient assurés certains niveaux minimaux
d'accumulation.
Cette règle inéluctable d'intense accumulation est à l'origine de l'insta-
bilité caractéristique de la société capitaliste. O n doit attribuer à l'absence
d'une théorie de l'accumulation le fait que la science économique, loin d'évoluer
vers une explication des processus sociaux globaux, ait eu tendance à restreindre
son c h a m p d'observation, se limitant à étudier la rationalité des agents isolés.
Les économistes néo-classiques ont v u dans l'instabilité de la société capitaliste
le réflexe d' « ajustement » o u d'oscillation autour d'une « position d'équilibre »
qui ne pouvait être définie avec rigueur qu'en adoptant c o m m e postulat l'absence
d'accumulation. E n effet, la perception d u fait économique soustrait à son
contexte social global n'est possible que dans une analyse strictement synchro-
nique, c'est-à-dire dans l'hypothèse de l'absence d'accumulation. Keynes, pour
rester fidèle à la tradition d'une « économie pure », adopta une approche
statique qui ne fut qu'apparente. Ses disciples comprirent rapidement que la
congruence d u rôle paramétrique d u stock de capital avec u n flux d'inves-
tissement net ne pouvait être obtenue que si l'on réduisait l'analyse à la
considération de situations de sous-emploi. A u niveau macro-économique,
investissement net signifie nécessairement accumulation.
Les « modèles de croissance », par lesquels s'est traduite une grande partie
d u travail théorique des économistes dans les trois dernières décennies, sont
u n sous-produit des tentatives de dynamisation d u modèle keynésien. L'essen-
Le développement 291

tiel de ce travail s'est orienté en deux directions : d'une part, dans une nouvelle
rencontre avec la tradition classique liée à u n schéma de répartition institu-
tionnelle du revenu; d'autre part, dans la reprise de la tradition néo-classique à
partir d u concept de fonction de production à coefficients variables, reliant la
rémunération des facteurs avec leurs productivités marginales respectives. Cet
effort de théorisation n'eut qu'une faible signification dans le progrès des idées
sur le développement, tant dans les pays à industrialisation avancée que dans
ceux qu'on appelle sous-développés. Cependant, il a constitué le point de départ
de progrès importants dans la macro-économie et a permis d'asseoir sur des
bases plus solides la politique économique, surtout à l'égard des décisions
centralisées. L'incapacité des modèles de croissance de capter les transforma-
tions de structure — c'est-à-dire l'interaction de 1' « économique » avec le
« non-économique » — et d'enregistrer les relations complexes qui surviennent
aux frontières d u système économique — rapports avec d'autres systèmes
économiques et avec l'écosystème — découle de la conception m ê m e de la
science économique sur laquelle ils se fondent. Plus ces modèles sont sophis-
tiqués, plus ils s'éloignent de la multidimensionnalité de la réalité sociale. C'est
pour cela que les importantes transformations causées par l'accélération de
l'accumulation dans le dernier quart de siècle et l'apparition des structures
transnationales, dont le rôle s'accroît dans l'allocation des ressources, dans la
création des liquidités et dans la distribution géographique d u produit, sont
survenues sans que les théoriciens de la croissance captent leurs impacts au
niveau des systèmes économiques nationaux. L'impuissance que manifestent
actuellement les gouvernements des grandes nations capitalistes à concilier leurs
objectifs respectifs de politique économique découle, pour une part impor-
tante, de l'orientation prise par la théorie de la croissance et de son influence
considérable sur l'élaboration de ces politiques économiques.
S'il est vrai que la reproduction de la société capitaliste engendre u n
potentiel d'accumulation considérable, il est également vrai qu'une telle accu-
mulation exige, pour se réaliser, des modifications délicates et continuelles des
structures sociales. E convient donc de rechercher c o m m e n t la reproduction
des structures de privilèges réussit historiquement à s'harmoniser avec la néces-
sité de transformation. Les classes dominantes, qui contrôlent les positions
stratégiques d u système de décisions, orientent leurs politiques dans le dessein
de conserver la position privilégiée qu'elles occupent dans l'appropriation d u
produit social. Mais, en agissant ainsi, elles mettent en marche u n important
processus d'accumulation qui est à l'origine d'une demande de main-d'œuvre
supérieure à la croissance démographique. Si, dans la phase initiale — lorsque
les structures artisanales se démantelaient —, le processus d'accumulation s'est
réalisé selon les conditions d'une offre élastique de main-d'œuvre, il en est
arrivé, avec le temps, à se heurter à une rigidité croissante de cette offre, exi-
geant des déplacements de population, la mobilisation d u potentiel de travail
féminin, etc. L a reproduction de l'économie capitaliste n'est concevable sans
tensions sociales que dans le cadre d'un système stationnaire, c'est-à-dire dans
l'hypothèse de la croissance d u produit social égale à celle de la population,
292 Celso Furtado

l'accumulation étant à peine suffisante pour absorber l'augmentation de la


force de travail.
Le dépassement des tensions sociales a été assuré par l'orientation d u
progrès technique de manière à compenser la rigidité potentielle de l'offre de
la main-d'œuvre. Ceux qui ont prétendu découvrir dans la logique d u capi-
talisme une tendance inexorable à l'état stationnaire ou à l'aggravation des
antagonismes sociaux et à l'autodestruction ont sous-estimé les potentialités
de la technologie en tant que génératrice de ressources d u pouvoir. Les agents
qui dirigent o u contrôlent les activités économiques dans la société capitaliste
s'articulent rarement en fonction d'objectifs préétablis d'une manière explicite.
E n réalité, ils se disputent un espace, mettant en marche un processus d'accumu-
lation qui est à l'origine de la pression visant à augmenter la part d u travail
dans le produit social. Ainsi, en luttant entre eux, ces agents déchaînent des
forces qui opèrent en vue de réduire l'espace qu'ils se disputent. Cette situation
favorise les agents qui innovent dans le sens d'une économie de main-d'œuvre
et dont l'action entraîne la suppression d'équipements en pleine production.
Les antinomies et le dépassement permanent des tensions qui en résultent
engendrent les transformations sociales qui caractérisent l'évolution d u capi-
talisme. D ' u n e part, la forte accumulation et, d'autre part, la concentration
industrielle etfinancière— résultat de la quête des effets d'échelle et de conglo-
meration — opèrent dans le but de transformer le travailleur individuel en élé-
ment de groupements sociaux structurés, donnant naissance à de nouvelles
formes de pouvoir, ce qui facilite le transfert des conflits sociaux sur le plan
politique. D e cette façon, le dynamisme particulier de la société capitaliste
résulte surtout du fait que la reproduction des structures qui lui sont inhérentes
s'appuie sur l'innovation technique. E n d'autres termes, parce qu'il assure la
reproduction des privilèges, le progrès des techniques trouve dans cette société
toutes les facilités pour se réaliser. Cependant, l'absorption du progrès technique
dans une société compétitive implique une forte accumulation et celle-ci
engendre des pressions sociales dans le sens de la réduction des inégalités. Ainsi
l'action conjuguée de l'innovation technique et de l'accumulation fait coexister
la reproduction des privilèges avec la permanence des forces sociales qui les
contestent.
Tant que l'économie capitaliste parvient à se maintenir en expansion,
l'expectative des agents aux intérêts antagonistes peut recevoir des réponses
satisfaisantes : les salaires réels croissent et la participation des capitalistes et
d'autres groupes privilégiés au produit social tend à se maintenir. U n obser-
vateur qui s'en tiendrait aux apparences y verrait seulement u n c h a m p de
conflits de classes et d'antagonismes entre éléments d'une m ê m e classe. C o m m e
l'accumulation et la pénétration d u progrès technique apportent des modifi-
cations incessantes dans les prix relatifs, précipitent le renouvellement des
installations devenues obsolètes, éliminent continuellement certains produits
des marchés, altèrent la répartition d u revenu dans l'espace et dans le temps,
concentrent le pouvoir économique, etc., le c h a m p est d'une extraordinaire
instabilité et, vu sous u n certain angle, semble m ê m e chaotique. Mais, dans une
Le développement 293

perspective plus large, o n remarque que, grâce à cette mutabilité (Marx préten-
dait y découvrir une « anarchie »), la société capitaliste se reproduit en pré-
servant l'essentiel de sa structure de classe.

Pluralité du concept de développement


Le concept de développement a été utilisé en tant que référence à l'histoire
contemporaine dans deux cas. L e premier concerne l'évolution d ' u n système
social de production dans la mesure o ù celui-ci, moyennant l'accumulation et
le progrès des techniques, devient plus efficace et élève la productivité de l'en-
semble de sa force de travail. Des concepts tels que 1' « efficacité » et la « pro-
ductivité » sont évidemment ambigus lorsqu'on prétend les appliquer à des
systèmes productifs complexes dont les entrées et les sorties sont hétérogènes
et varient avec le temps. Cependant, nous pouvons admettre c o m m e évident
que la division sociale d u travail augmente l'efficacité de celui-ci et que l'accu-
mulation n'est pas seulement le transfert dans le temps de l'utilisation finale
d'une ressource, mais le m o y e n par lequel la division du travail acquiert une
dimension diachronique. L a possibilité d'approfondir la division d u travail
augmente considérablement lorsque, aux tâches qui se réalisent simultanément,
s'ajoutent o u se substituent d'autres tâches qui peuvent être étalées sur une
période plus ou moins longue. Celui qui utilise u n instrument partage le travail
avec d'autres qui, dans le passé, contribuèrent directement o u indirectement
à produire l'instrument en question.
Le second cas o ù l'on fait référence au concept de développement est en
rapport avec le degré de satisfaction des besoins humains. D a n s ce cas, l'ambi-
guïté est encore plus grande. Il existe u n premier plan dans lequel on peut
utiliser des critères objectifs : la satisfaction des besoins humains de base tels
que l'alimentation, l'habillement et le logement. L'étendue de l'espérance de
vie d'une population — compte tenu de certaines distorsions résultant de la
stratification sociale — constitue u n indicateur d u degré de satisfaction des
besoins de base. D a n s la mesure où nous nous éloignons de ce premier plan,
la référence à u n système de valeurs devient plus urgente, car l'idée m ê m e de
« besoin », quand elle ne se réfère à rien d'essentiel, perd de sa netteté hors
d u contexte culturel dont elle est issue.
Par conséquent, le concept de développement peut être abordé à partir
de trois critères liés entre eux de façon complexe : celui de la croissance de
l'efficacité d u système de production, celui de la satisfaction des besoins de base
de la population et celui de la réussite des objectifs que se proposent les divers
groupes d'une société et qui sont liés à l'utilisation de ressources rares. L e
troisième critère est certainement le plus difficile à préciser, car ce qui est le
bien-être pour u n groupe social peut sembler simple gaspillage de ressources
pour u n autre. C'est la raison pour laquelle la « vision d u développement »
qui prévaut dans une société n'est pas indépendante de sa structure sociale.
L'augmentation de l'efficacité productive — c o m m u n é m e n t présentée
c o m m e le principal indicateur d u développement — n'est pas une condition
294 Celso Furtado

suffisante pour que les besoins de base de la population soient mieux satis-
faits4. O n ne peut exclure l'hypothèse que la dégradation des conditions de vie
de la masse de la population soit causée par l'introduction de techniques plus
« efficaces ». D'autre part, l'augmentation de la disponibilité des ressources
et l'élévation des niveaux de vie peuvent survenir en l'absence de modifications
dans le processus de production lorsque, par exemple, la pression sur les réserves
de ressources n o n reproductibles augmente. L a vision courante du dévelop-
pement prétend ignorer que la création de valeurs économiques, dans le système
capitaliste, implique u n coût plus élevé que celui quifiguredans les comptabi-
lités privées et publiques. L'action productive de l ' h o m m e entraîne, de plus en
plus, des processus naturels irréversibles, tels que la dégradation de l'énergie,
tendant à accroître l'entropie de l'univers6. L a stimulation des techniques impli-
quant l'utilisation croissante de l'énergie, fruit de la vision à court terme
engendrée par l'appropriation privée des ressources non renouvelables, aggrave
cette tendance en faisant du processus économique une action de plus en plus
prédatrice.
N o u s abordons, ici, u n autre aspect du problème général de l'orientation
du progrès des techniques auquel nous nous s o m m e s référés plus haut. D a n s
le processus de reproduction de la société capitaliste, le progrès de la technique
s'acquitte d'un double rôle : réduire la pression dans le sens de l'égalité sociale
et maintenir l'expansion de la consommation des groupes aux revenus moyens
et élevés. Cette orientation de la technique conditionne l'évolution de
l'ensemble du système de production, dont la structure doit assurer la diffu-
sion sociale de produits initialement réservés aux minorités à hauts revenus.
Ainsi, si l'orientation de la technique est allée dans le sens de la mécanisation
du transport individuel des minorités à hauts revenus, la recherche des écono-
mies d'échelle subséquente devait amener à tirer profit de l'augmentation du
salaire réel pour diffuser dans la masse de la population les m ê m e s habitudes
de transport, bien que cela implique des coûts sociaux indirects considérables
et conduise à une dégradation de la qualité de la vie de l'ensemble de la
population.
L a subordination de la créativité technique à l'objectif de reproduction
d'une structure sociale largement inégalitaire et de haut niveau d'accumulation
est la cause de certains des aspects les plus paradoxaux de la civilisation
contemporaine. M ê m e dans les pays où le processus d'accumulation est le plus
avancé, une partie de la population (entre un cinquième et un tiers) n'a pas
atteint le niveau de revenu réel nécessaire pour satisfaire ce que l'on considère
c o m m e des besoins. Il arrive que l'augmentation d u salaire soit partie inté-
grante d'un processus qui inclut l'augmentation d u coefficient de gaspillage
inhérent à la dépense des groupes à revenus élevés et la diffusion de formes de
consommation de plus en plus sophistiquées dans les groupes à revenus
moyens. Ainsi l'élimination de la pauvreté au milieu de la richesse peut devenir
plus difficile avec le progrès de l'accumulation. O r ce fut en fonction des
valeurs de cette civilisation matérialiste que s'est créée la conscience des inéga-
lités internationales de niveau de vie, d u retard accumulé et d u sous-
Le développement 295

développement. Et ce fut en référence à la problématique des inégalités inter-


nationales qu'est né le concept de développement c o m m e thème central des
sciences sociales.
L a concentration géographique des activités économiques au bénéfice
d'un petit nombre de pays devait être l'une des conséquences les plus marquées
de l'intensification du processus d'accumulation. A d a m Smith avait déjà
observé que les possibilités ouvertes à la division sociale d u travail sont beau-
coup plus grandes dans l'activité manufacturière que dans l'agriculture6. L a
division en tâches du travail manufacturier devait ouvrir des possibilités inu-
sitées à l'accumulation et modifier progressivement la structure de cette activité
dans laquelle la séparation entre les procédés de productionfinitpar prévaloir
sur la spécialisation des produits. Ainsi l'interdépendance entre les activités
manufacturières en vint à croître de façon synchronique et diachronique. L'idée
de productivité qui, dans l'agriculture et dans l'activité artisanale, pouvait
être saisie sur le plan micro-économique est devenue, avec le progrès de
l'industrialisation, peu à peu inséparable du degré de développement atteint
par l'ensemble des activités industrielles. D e plus, c o m m e l'innovation tech-
nique — autant dans les procédés de production que dans la composition de
la productionfinale— favorise l'appropriation du surplus par ceux qui en sont
à la pointe, on comprend qu'il existe dans l'économie capitaliste une tendance
structurelle à la concentration du revenu au bénéfice des zones urbaines (dans
lesquelles sont réunies les activités manufacturières) et des pays qui exportent
les produits incorporant les techniques les plus avancées.
L a perception de cette problématique se manifeste nettement dans le
grand débat qui eut lieu autour de l'option libre-échangisme / protectionnisme
dans la seconde moitié d u xrxe siècle. L a théorie des coûts comparatifs déve-
loppée par David Ricardo et complétée par John Stuart Mill exposait de
manière inattaquable l'avantage qu'il y avait à mener le plus loin possible la
spécialisation dans le cadre de la division internationale du travail. Il n'y a pas
de doute que le Portugal, en exportant du vin, maximisait des avantages c o m p a -
ratifs puisqu'il utilisait avec plus d'efiîcacité des ressources peu onéreuses.
Mais il optait ainsi pour u n processus d'accumulation lente, dans lequel la
probabilité d'innovation technique était bien moindre. Il suffit de tenir compte
du fait que le Portugal payait, avec u n produit immuable (le vin), u n flux de
produits en rénovation permanente (les manufactures anglaises) pour prendre
conscience de l'asymétrie qui existait dans les relations économiques entre les
deux pays.
L a réaction contre la doctrine du libre-échange se fondait sur l'idée de la
complémentarité des activités économiques et devait déboucher sur le concept
de « système économique national ». L a diffusion de l'industrialisation, qui a
fait apparaître dans la seconde moitié d u siècle dernier toute une constellation
de centres économiques autonomes, s'est réalisée essentiellement dans le cadre
du protectionnisme national. A partir de ce m o m e n t , la conception de déve-
loppement se rattachera nettement à l'idée d' « intérêt national ». Les indica-
teurs de l'activité des industries de base (production du fer, de l'acier, de
296 Celso Furtado

l'acide sulfurique, etc.) et ceux de l'exportation des manufactures seront utilisés


pour mesurer le degré de développement d'un pays. L'approche globale des
processus économiques, qui correspond à la prédominance de l'État c o m m e
agent moteur, conducteur des activités économiques et arbitre des conflits de
classes, marquera profondément la vision subséquente d u développement.
C'est là l'origine de concepts tels que revenu ou produit per capita, productivité
des facteurs de production, etc., sans aucune référence à la répartition d u
revenu, aux antagonismes sociaux, au profil de l'accumulation et aux prix
relatifs c o m m e indicateurs universels du développement.

U n e nouvelle problématique
L a réflexion sur le développement a eu c o m m e point de départ, à partir de la
fin de la deuxième guerre mondiale, la prise de conscience d u retard écono-
mique de certains pays par rapport à d'autres, ce retard étant évalué par les
différences entre les niveaux de consommation et surtout entre les degrés de
diversification de la consommation de l'ensemble d'une population. D'autres
indicateurs de nature sociale, tels que la mortalité infantile, l'incidence des
maladies contagieuses, le degré d'alphabétisation, etc., ont été bientôt ajoutés,
contribuant à la confusion des concepts de « développement », de « progrès »,
de « bien-être social » et de « modernisation » enfin vus c o m m e l'accès aux
formes de vie créées par la civilisation industrielle.
Plus qu'un problème académique, le développement prit initialement la
forme d'une préoccupation politique, fruit de grandes transformations appor-
tées par la seconde guerre mondiale, telles que le démantèlement des structures
coloniales et la naissance de nouvelles formes d'hégémonie internationale,
fondées sur le contrôle de la technique, de l'information et sur la manipulation
idéologique. U n important travail de catalyseur échut, dans cette première
phase, aux nouvelles institutions internationales — les Nations Unies, ses
commissions régionales et ses agences spécialisées — dont les secrétariats ont
réalisé les premiers travaux empiriques destinés à préciser la nouvelle problé-
matique d u développement. L a réaction d u m o n d e académique fut lente au
début. E n ce qui concerne la science économique, les difficultés conceptuelles
pour aborder la nouvelle thématique furent importantes. Les premières
approches académiques cherchèrent à assimiler les problèmes d u dévelop-
pement aux divers aspects d u mauvais fonctionnement de l'économie inter-
nationale. L a doctrine économique formulée dans les Accords de Bretton
W o o d s (1944) et dans la Charte de L a Havane (1948) constitue essentiellement
un retour à la pensée libérale et fut à l'origine d'une superstructure institution-
nelle internationale (Fonds monétaire international, Banque mondiale, G A T T ) ,
laquelle devait s'assurer, au m o y e n d'une tutelle indirecte, que les politiques
nationales acceptassent la priorité des objectifs de la stabilité internationale. Les
États-Unis prétendaient ainsi faire revivre le projet de la structuration d'un
système économique mondial à partir d'un centre national dominant, ce que le
R o y a u m e - U n i avait tenté au siècle précédent. L a réflexion sur le développement
Le développement 297

étant u n reflet de la prise de conscience de leur situation par les nations dépen-
dantes, celle-ci devait nécessairement entrer en conflit avec la nouvelle doctrine
libérale, ce qui explique qu'elle se soit orientée, dès le début, vers la critique
de la théorie d u commerce international et vers la dénonciation d u système de
division internationale d u travail. L a thématique devait s'élargir considéra-
blement dès les années 1950. Mais à aucun m o m e n t l'approche ne cessa d'être
multidimensionnelle, la majorité des auteurs soutenant la thèse de la primauté
des aspects politiques de la problématique d u développement.
E n effet, au cours des trois dernières décennies, la réflexion sur le déve-
loppement est restée directement liée à des problèmes dont la dimension
politique était déterminante : dégradation des termes de l'échange extérieur,
inadéquation d u système des prix dans l'orientation des investissements,
insuffisance de l'accumulation dans les sociétés exposées à 1' « effet de démons-
tration », insuffisance des institutions traditionnelles face aux nouvelles
fonctions de l'État, inadéquation de la technologie importée face à l'offre
potentielle des facteurs et aux dimensions d u marché intérieur, anachronisme
des structures agraires, tendance à la concentration du revenu, tensions structu-
relles se reflétant dans une inflation chronique, déséquilibre persistant de la
balance des paiements, et ainsi de suite. O n aborda cette thématique complexe
sans le bénéfice d'un effort adéquat de théorisation préalable, presque toujours
dans u n cadre conceptuel tout à fait insuffisant. Cependant, l'influence de
certains auteurs y est parfaitement perceptible, aussi bien dans l'effort de
critique destiné à rompre des attaches théoriques aliénantes et à reconnaître
l'originalité de nouveaux problèmes que dans les travaux de reconstruction
théorique qui ont déjà commencé. N o u s allons nous référer à certains de
ces auteurs.
E n mettant au premier plan une vision globale des décisions économiques,
dont l'insuffisance de coordination était responsable d u chômage, l'œuvre de
Keynes donna une grande impulsion à la théorie de la politique économique 7 .
L a pensée néo-classique, de plus en plus retranchée dans une position idéolo-
gique défensive, avait eu tendance à se limiter à l'étude des conditions d'équi-
libre des marchés conçus isolément et de l'interdépendance globale de ces
marchés considérée essentiellement c o m m e un problème de consistance logique.
Concevoir la politique économique c o m m e u n effort de coordination des déci-
sions — modification d u comportement des consommateurs au m o y e n de la
politique des salaires, de lafiscalité,des prix, etc., de ceux qui investissent au
m o y e n d'une politique de dépenses publiques, de création de liquidités, etc. —
a constitué une rupture ouverte avec la vision optimiste de l'efficacité des
mécanismes de marché à laquelle avait conduit la pensée néo-classique. D e
l'analyse de Keynes est née une théorie de la coordination des décisions éco-
nomiques, qui a considérablement valorisé les centres de décision au niveau
national. O r , si l'élimination d u chômage exigeait une action directrice de
l'État sur l'ensemble d u système économique, que dire des modifications
structurelles indispensables pour sortir du sous-développement ? Cette approche
a amené à accentuer les aspects politiques des problèmes économiques et à
298 Celso Furtado

concevoir le développement c o m m e le fruit d'une action délibérée, et n o n


c o m m e l'effet d'une génération spontanée.
E n abordant de façon globale les problèmes économiques, les spécialistes
du développement ont été amenés à reprendre contact avec la tradition de la
pensée historiciste, qui avait nourri la critique d u libéralisme international au
milieu d u xixe siècle. Chez les néo-classiques, la théorie de la production se
limitait à l'étude abstraite de la firme, de son équation de coûts et de sa ratio-
nalité face à u n contexte neutre. Mais les antinomies sociales inhérentes au
capitalisme et qui sont inséparables de son dynamisme ne peuvent être
appréhendées par l'étude d'agents isolés. O n ne fait u n premier pas vers la
formulation de la théorie de la production que lorsqu'on saisit l'interdépendance
des activités productrices, ce qui oblige à partir de l'idée de « système ». L a
tradition historiciste avait produit, avec Friedrich List, le concept de « système
des forces productives », que M a r x devait largement utiliser8. C e concept
éclaira la complémentarité des activités productives qui sont considérées
c o m m e u n processus social, et n o n c o m m e une addition d'entités isolées. Les
« économies externes », d'une importance considérable dans l'étude d u déve-
loppement, peuvent ainsi être incorporées à la théorie de la production.
L'insuffisance des critères de rationalité micro-économiques dans la définition
d'un modèle de productivité sociale devient ainsi évidente.
L'influence qui se dégagea de l'œuvre de Joseph Schumpeter fut diffuse
mais sous de nombreux aspects significative9. Cet auteur se situe dans une
position particulière entre la tradition historiciste et la tradition néo-classique.
Partant d'une vision wicksellienne de la demande de capital c o m m e facteur
d'instabilité, Schumpeter a formulé sa théorie de l'entrepreneur innovateur,
agent de transformation d u processus de production, qui présente des affinités
évidentes avec la vision dialectique de l'histoire qui a servi de fondement à la
sociologie économique de M a r x . A une époque o ù les économistes se conten-
taient de transformer les problèmes économiques en théorèmes de géométrie
analytique, Schumpeter se préoccupa des changements structurels et des pro-
cessus irréversibles qui font la différence entre u n modèle de mécanique et
l'histoire sociale. C e qui est intéressant dans la dynamique de l'économie capi-
taliste, nous dit-il, ce ne sont pas les automatismes des marchés de concurrence
pure et parfaite dans lesquels il ne se passe rien, mais bien les formes impar-
faites d u marché, génératrices d'une rente de producteur et accélératrices de
l'accumulation d u capital. D e là l'intérêt qu'il manifeste pour l'identification
des forces qui créent des tensions et provoquent des modifications dans les
paramètres des fonctions de production. L'influence de la pensée de Schumpeter
découle moins de sa vision de l'économie fondée sur la conception de l'équilibre
général que de la manière dont il insiste sur les forces sociales qui provoquent
des tensions, engendrent des mutations structurelles et font la spécificité d u
processus historique d u capitalisme. Cette approche, en jetant une lumière sur
les liens d u « développement » avec l'histoire sociale européenne, devait natu-
rellement amener à poser certaines questions : que signifie pour le reste d u
m o n d e le bond d u processus d'accumulation survenu en Europe dès la fin d u
Le développement 299

xviiie siècle? Peut-on dire des pays dont le développement est de nos jours en
retard ce que M a r x disait de l'Allemagne du xrxe siècle : de te fabula narratur
— insinuant que son histoire ne serait que la répétition de l'histoire de l'éco-
nomie qui avait pris les devants dans le processus d'accumulation, c'est-à-dire
l'Angleterre — ou que, c o m m e dans toute théorie du développement c o m m e
suite de phases nécessaires, se cache là une eschatologie historique? Mais
comment ignorer l'interdépendance croissante des différents processus histo-
riques contemporains ? Cette interdépendance constitue-t-elle un stimulant ou
un frein au développement des pays en retard? S'il est dans l'intérêt des pays
développés de perpétuer l'actuel système de division internationale du travail,
comment ne pas comprendre que le développement des pays retardés exige un
projet politique? L'entrepreneur schumpétérien ne serait plus l'émanation des
tensions sociales propres à une économie de marché mais bien plutôt le fruit
d'une volonté de vaincre le sous-développement. N e serait-ce pas là le chemin
adopté par des pays dont le développement est intervenu plus tard, c o m m e le
Japon de la restauration meiji et par des pays qui ont choisi la planification
centralisée ?
L'œuvre de François Perroux, bien que directement liée à celle de S c h u m -
peter, a eu une place autonome dans la formation d'une pensée liée à la problé-
matique du développement10. Schumpeter avait considérablement accentué
l'effet dynamique de l'innovation, mais il l'avait circonscrit dans un cadre de
référence essentiellement économique. Perroux a focalisé l'effet, plus complexe,
de « domination », qui déborde nécessairement l'économique et relie le social
à l'espace physique. Observant les décisions des différents agents sociaux sous
cet angle plus large, il a mis en évidence le phénomène des « macrodécisions »,
auquel échoit u n rôle décisif dans la structuration de la réalité économique. L a
macrodécision a son origine soit dans l'État, soit dans une autre unité domi-
nante et est fondée sur une anticipation globale des réactions qu'elle provoque
et sur l'usage de la contrainte pour rendre compatibles les comportements
discordants des différents agents. Si la démarche centrale de la pensée de Perroux
a cheminé vers le concept de « pôle de croissance » — lequel inclut trois élé-
ments essentiels : l'industrie clé, l'organisation imparfaite des marchés et les
économies externes spatiales —, le fait d'intégrer au développement l'idée du
pouvoir a donné à son œuvre une portée considérable qui dépasse l'influence
de Schumpeter. Elle éclaire le fait que les activités d'entreprise sont, pour
l'essentiel, des formes de domination sociale, l'innovation technique étant l'un
des foyers générateurs de pouvoir dans la société capitaliste. L e problème de
base était, par conséquent, d'identifier la nature du système de domination :
son rapport avec la stratification sociale, ses mécanismes de légitimation, les
formes de décentralisation et de délégation, son degré d'efficacité, etc.
Le travail de critique des bases de la pensée économique réalisé par
Gunnar Myrdal fut d'une importance considérable pour le progrès des idées
sur le développement11. A l'instar de Schumpeter, il partit de la position de
Wicksell, donc du rôle déséquilibrant d u processus d'accumulation. Mais,
alors que Schumpeter prétendait se maintenir dans u n cadre analytique fondé
300 Celso Furtado

sur l'idée d' « équilibre général », Myrdal perçut très tôt les implications
épistémologiques de cette approche. L'expérience qu'il acquit dans l'étude de
problèmes qui exigeaient une approche interdisciplinaire — c o m m e celle des
rapports des races — l'amena à voir les limitations qui découlent d'une sépa-
ration trop rigide entre les aspects statiques et dynamiques d'une réalité
sociale. L'idée que le processus social se réalise dans le sens d'un équilibre est
fondamentalement erronée, nous dit Myrdal. Il poursuit en signalant que
l'interférence de tout nouveau facteur dans un processus social tend à provoquer
des réactions en chaîne dans le sens de l'impulsion initiale. Toute modification
subséquente dans le sens de ce processus doit être attribuée à l'action d'un autre
facteur autonome. Les modifications secondaires o u tertiaires tendent à ren-
forcer l'impulsion initiale, ce qui fait que la réalité sociale se présente sous la
forme de processus de causalité en chaîne. Cette approche conduit à percevoir
nettement que les conséquences d'une décision économique peuvent assumer
la forme de modifications aussi bien dans les valeurs des variables en question
que dans des paramètres qui déterminent la structure initiale d u système. E n
partant d'un cadre conceptuel « fonctionnaliste », Myrdal a atteint une
perception de la réalité sociale proche de la vision de l'histoire des auteurs de
formation dialectique. Observer le développement c o m m e u n processus histo-
rique, c'est s'intéresser à des décisions dont les effets se manifestent au niveau
de ce qu'on appelle les structures, lesquelles échappent à l'approche fonction-
naliste. L'efficacité de la critique de Myrdal est en grande partie due au fait
qu'il l'a réalisée de l'intérieur de l'analyse économique, alors que les histori-
cistes présentaient une autre analyse. Abandonner l'idée de stabilité de la
matrice structurelle signifie tout simplement dénoncer la forme arbitraire par
laquelle l'économiste sépare les variables des paramètres. Mais c'est grâce à
cette stabilité que l'analyse courante trace le profil du comportement des agents
économiques dont les décisions sont données c o m m e des réponses à des situa-
tions complexes qui se présentent sur les marchés. D e cette façon, on introduit
une coupure entre la décision et ses conséquences. L'agent qui exerce le pouvoir
est vu c o m m e quelqu'un qui réagit à une situation — à une modification des
prix, des taux d'intérêt, des goûts de la population, etc. Les conséquences de
ces réactions entrent dans l'amalgame d ' o ù naissent les situations de marché.
L a nouvelle approche conduit à une théorie plus comprehensive des décisions,
qui sont également considérées c o m m e des facteurs de structuration de la
réalité économique.
D a n s la mesure o ù les rapports entre le sous-développement et les
structures de domination ont été perçus avec plus de clarté, l'intérêt des théori-
ciens d u développement pour les études de stratification sociale s'est accru.
C'est dans ce contexte qu'on doit chercher une explication au renouveau
d'intérêt pour la lecture de M a r x , dont l'œuvre sociologique devrait avoir une
influence beaucoup plus profonde que son œuvre économique en ce dernier
quart d u x x e siècle. C o m m e n t progresser dans la compréhension des motiva-
tions des agents qui exercent le pouvoir sans les rapporter à leur insertion
sociale et sans une claire idée d u tout social? C o m m e n t comprendre les buts
Le développement 301

de l'action de l'État sans identifier les fondements de sa substance sociale?


Les études des systèmes de domination et des relations de travail sont venues
mettre en évidence la grande complexité des structures sociales rurales dans la
majorité des pays à industrialisation retardée. N o n moins suggestives ont été
les études des structures sociales urbaines, o ù la législation sociale a souvent
contribué à renforcer la stratification de la masse des salariés : la concentration
du revenu chez les salariés reproduit ou aggrave la concentration de la richesse
héritée de l'économie seigneuriale. Les idées au sujet de la « marginalité
urbaine » sont nées c o m m e une première interprétation de ces structures
sociales aberrantes12. E n réalité, ces études sont venues confirmer les hypo-
thèses des économistes sur la spécificité des formations sociales, là o ù la péné-
tration d u capitalisme a coïncidé avec l'insertion dans le système de division
internationale d u travail c o m m e fournisseur des produits primaires.
L'œuvre de Ragnar Nurkse a exercé son influence en introduisant dans la
théorie économique le concept d' « excédent structurel de main-d'œuvre 13 ».
Depuis le début des années 1950, cet auteur expose avec clarté ce q u ' o n a
appelé « équilibre de sous-développement » o u « déséquilibre au niveau des
facteurs ». D a n s la mesure o ù il existe une incompatibilité entre l'offre poten-
tielle des facteurs, la technologie incorporée dans les équipements q u ' o n utilise
et la composition de la demande qu'on prétend satisfaire, il n'est pas possible
de généraliser le critère de la maximisation d u profit. Pour cette raison, il se
crée dans l'économie une hétérogénéité structurelle qui est à l'origine d u dua-
lisme qui se manifeste de multiples façons dans les pays en développement.
Cette approche a permis à Nurkse de formuler le concept d'excédent structurel
de main-d'œuvre ou de « chômage déguisé », duquel on peut déduire l'existence
d'un potentiel utilisable pour accélérer l'accumulation. A la m ê m e époque,
Arthur Lewis a développé des idées semblables en utilisant, pour les présenter,
u n appareil analytique inspiré des économistes classiques14. L e capitalisme,
introduit tardivement dans une société, ne parvient pas à absorber plus d'une
parcelle de la force de travail, car, de par son critère central de maximisation
du profit, il exige u n degré d'accumulation par personne employée incompa-
tible avec le potentiel d'investissement. L a limite imposée à l'emploi, dans le
secteur capitaliste, est établie par le prix de l'offre de la main-d'œuvre, lequel
se situe u n peu au-dessus d u niveau de vie de la population d u secteur préca-
pitaliste. L a productivité d u travailleur marginal dans le secteur capitaliste
doit être supérieure à ce « salaire de subsistance », car, à défaut, le capitaliste
ne l'emploierait pas. Mais, c o m m e la productivité moyenne se situe au-dessus
de la productivité marginale, il se forme un excédent, moteur de l'accumulation
et fer de lance de l'expansion d u noyau capitaliste. D e cette façon, la main-
d'œuvre a tendance à transiter d u secteur précapitaliste au secteur capitaliste.
Tant que dure ce processus, le secteur capitaliste opère dans des conditions
d'offre illimitée de main-d'œuvre.
L'approche d u type Nurkse-Lewis a connu une vogue considérable
avec la doctrine d u « dualisme social », bien que les deux constructions théo-
riques répondent à des préoccupations différentes. Cette doctrine fut initialement
302 Celso Furtado

formulée par J. H . Boeke, qui s'est référé à la coexistence de deux sys-


tèmes sociaux, o u mieux, à l'intrusion d'un système social appuyé sur une
technologie plus puissante dans u n autre qui, pour des motifs divers, a réussi à
survivre16. Les réflexions de Boeke avaient c o m m e base l'observation de régions
ayant une culture relativement sophistiquée ( c o m m e le Sud-Est asiatique),
soumises au statut de la domination coloniale. Il arrive cependant que, dans
les économies coloniales, l'excédent créé par la pénétration d u capitalisme
(conforme au modèle de Lewis) appartienne en grande partie à l'étranger et ne
soit réinvesti localement que si cela correspond aux intérêts des groupes
dominants. E n d'autres termes, le processus d'accumulation ne progresse que
dans la mesure où ses conséquences sur le plan social (par exemple, pressions
dans le sens de l'élévation des salaires) ne sont pas en conflit avec les intérêts
des groupes dominants extérieurs. C'est parce que l'essentiel de l'excédent ne
s'intègre pas à l'économie locale que les deux systèmes sociaux peuvent
coexister, voire que la société traditionnelle peut survivre. L e dualisme social
est donc la contrepartie du colonialisme, cas extrême de domination extérieure,
et non u n résultat nécessaire de la pénétration du capitalisme.
A u c u n concept n'a peut-être eu autant de signification, pour l'avancement
des études d u développement, que celui de la structure centre-périphérie, for-
mulé par Raúl Prebisch16. Bien que la préoccupation première de cet auteur
ait été la propagation internationale d u cycle des affaires — la diversité de
comportement des économies exportatrices de produits primaires vis-à-vis des
économies exportatrices de produits industriels —, l'idée partait d'une vision
globale du système capitaliste et a ouvert le chemin à la perception de la diver-
sité structurelle de celui-ci, dont la connaissance est essentielle pour saisir la
spécificité d u sous-développement. L'approfondissement de cette idée par
Raúl Prebisch lui-même et par le groupe de spécialistes de sciences sociales
réunis à la Commission économique des Nations Unies pour l'Amérique
latine ( C E P A L ) , connu sous le n o m d'école structuraliste latino-américaine, fut à
l'origine d'un courant de pensée dont l'influence a été considérable".
L e point de départ de Raúl Prebisch fut la critique du système de division
internationale du travail et de la théorie du commerce international fondé sur
le concept des avantages relatifs, dont la validité demeurait indiscutée dans le
m o n d e académique. Selon l'un des corollaires de cette théorie, le commerce
international n'était pas seulement un moteur de croissance — grâce à lui, tous
les pays qui y participaient pouvaient utiliser plus rationnellement leurs propres
ressources —, mais c'était aussi u n facteur de réduction des disparités des
niveaux de vie entre les pays, car il éliminait certains effets négatifs entraînés
par le m a n q u e de complémentarité des facteurs disponibles. Mais les données
empiriques relatives au comportement à long terme des prix sur les marchés
internationaux étaient loin de confirmer ces prévisions. Si quelque évidence
existait, c'était en sens inverse, c'est-à-dire dans celui de la concentration du
revenu au bénéfice des pays au plus haut niveau de revenu. Raúl Prebisch
déplace le problème du niveau abstrait des théorèmes des avantages c o m p a -
ratifs (exercice de logique o ù les conclusions sont déjà implicites dans les pré-
Le développement 303

misses) vers celui des structures sociales, au centre desquelles se forment les
coûts et s'approprient les surplus. L a rigidité à la baisse des coûts dans les
économies industrialisées avait été signalée par Keynes, qui l'attribuait à la
vigueur des organisations syndicales. Mais la situation était différente dans les
pays exportateurs de produits primaires, thème qui sera bientôt développé
dans la théorie de l'excédent structurel de la main-d'œuvre. Il existe donc,
dans le système capitaliste, une tendance structurelle à la concentration du
revenu au bénéfice des pays à organisation sociale avancée. Les disparités
dans le rythme de l'accumulation, auxquelles contribuent le système de divi-
sion internationale d u travail et ses répercussions sur les structures sociales,
ont engendré dans le système capitaliste une hétérogénéité structurale qui ne
peut être ignorée lorsqu'on étudie les relations internationales. Ainsi le sous-
développement en vint-il à être considéré c o m m e une conformation de struc-
ture, et n o n pas c o m m e une phase évolutive.
U n e autre idée, d'une importance considérable, portée au premier plan
par l'école latino-américaine depuis le début des années 1950, est celle des effets
pervers de l'orientation de la technologie incorporée aux équipements importés
par les pays au développement retardé. Si l'on tient compte d u fait que cette
orientation technologique n'est pas indépendante des relations sociales qui
prévalent dans les pays à accumulation avancée, on comprend facilement pour-
quoi elle provoque une concentration de revenu croissante dans les pays à
accumulation retardée et crée fréquemment une incompatibilité entre la
maximisation des profits de l'entreprise privée et les objectifs sociaux des poli-
tiques de développement. Cette thématique a postérieurement éveillé un intérêt
considérable avec le débat concernant la « marginalité urbaine », le choix des
techniques à forte intensité de travail, la dépendance technique, etc. L e travail
des structuralistes latino-américains a évolué vers une approche interdiscipli-
naire d u sous-développement, considéré c o m m e correspondant à u n type de
société dans lequel les relations externes de dépendance qui s'introduisent dans
la structure sociale influencent la reproduction de cette société.

Vision synthétique du processus


développement - sous-développement
Le processus formateur d u système économique mondial, dont le point de
départ est l'accélération de l'accumulation et qui est né en Europe (plus préci-
sément en Angleterre), présente depuis son début deux faces distinctes. L a
première se réfère à la transformation d u m o d e de production, c'est-à-dire à la
destruction totale o u partielle des formes familiales, artisanales, seigneuriales et
corporatives d'organisation de la production et à l'implantation progressive
de marchés de facteurs de production (main-d'œuvre et ressources naturelles)
que l ' h o m m e s'est appropriés. Cette transformation s'est traduite par de plus
larges possibilités de division d u travail et d u progrès technique, ce qui
explique l'accélération de l'accumulation.
L a seconde face reflète l'essor des activités commerciales, c'est-à-dire la
304 Celso Furtado

division d u travail interrégionale. Les régions o ù est née l'accélération de


l'accumulation ont eu tendance à se spécialiser dans des activités o ù la révo-
lution en cours dans le m o d e de production ouvrait de plus grandes possibilités
au progrès de la technique et se sont transformées en foyers générateurs de
progrès technologique. Cependant, la spécialisation géographique entraînait
aussi une productivité accrue, c'est-à-dire une utilisation plus efficace des
ressources productives disponibles. Ces augmentations de productivité, résultat
du commerce extérieur, servaient de vecteurs aux innovations de la culture
matérielle reflétant l'accélération de l'accumulation. L e « progrès » — assimi-
lation des nouvelles formes de vie engendrées par l'accumulation dans la
culture dominante — apparaissait partout, encore qu'à des degrés divers. L a
modernisation des modèles de consommation — transformation imitative
d'importants fragments de la culture matérielle — put avancer considéra-
blement sans interférence décisive dans les structures sociales, ce qui explique
qu'en de nombreuses parties d u m o n d e l'activation d u commerce extérieur ait
été réalisée dans le cadre des formes préexistantes de l'organisation de la
production, y compris l'esclavage.
L a diffusion d u capitalisme fut beaucoup plus rapide et plus ample
c o m m e processus de modernisation que c o m m e transformation d u m o d e de
production et des structures sociales20. Développement et sous-développement
sont, partant, deux processus historiques qui dérivent de la m ê m e impulsion
initiale, c'est-à-dire qu'ils ont des racines dans l'accélération de l'accumulation
survenue en Europe à la fin du xviiie et au début du xixe siècle. Pour comprendre
les causes de la persistance historique d u sous-développement, il est nécessaire
de l'observer en tant que partie d'une totalité en mouvement, c o m m e l'expres-
sion de la dynamique du système économique mondial engendré par le
capitalisme industriel.
L'industrialisation des pays qui se sont installés dans le processus d u
sous-développement a lieu concurremment avec les importations, et non avec
l'activité artisanale. Ainsi, elle tend à se subordonner à la modernisation qui la
précède. Loin d'être le reflet d u niveau de l'accumulation atteint, l'évolution d u
système productif est u n simple processus d'adaptation dans lequel le rôle
dominant échoit aux forces externes et internes qui définissent le profil de la
demande. C'est la raison fondamentale pour laquelle les structures sociales des
pays dont l'industrialisation est en retard sont tellement différentes de celles qui
sont nées là où la diffusion d u m o d e capitaliste de production a eu lieu c o m m e
u n processus autonome.
L a mécanisation des infrastructures et la transformation imposée à
l'agriculture par l'effort d'exportation et aussi par l'évolution de la demande
interne, ainsi que l'impact de l'industrialisation là où les activités artisanales
étaient importantes — secteurs de l'alimentation, d u textile, de la confec-
tion, etc. — ont mis en marche u n processus prolongé de destruction des formes
traditionnelles de l'emploi. L'urbanisation intense et chaotique présente dans
tous les pays sous-développés n'est qu'une des manifestations les plus visibles
de ce processus complexe de déstructuration sociale. L e concept de « chômage
Le développement 305

déguisé », introduit par les économistes au début des années 1950, a été la
première prise de conscience de ce problème, mais ce sont les études sur la
« marginalité urbaine » réalisées par les sociologues latino-américains dans la
décennie suivante qui ont permis de l'appréhender dans sa complexité et de
mettre en évidence la spécificité des structures sociales dans les pays à
économie dépendante.
Les populations que la modification des formes de production prive de
leurs occupations traditionnelles ont tendance à s'installer dans des sous-
systèmes culturels urbains qui ne s'articulent que sporadiquement avec les
marchés, mais exercent sur ceux-ci une forte influence potentielle en tant que
réservoirs de main-d'œuvre. Les populations « marginales », en réalisant en
grande partie leur reproduction de façon autonome, constituent l'expression
d'une stratification sociale qui a ses racines dans la « modernisation ».
L ' « inadéquation de la technologie », à laquelle se référaient les économistes,
s'est traduite, d ' u n point de vue sociologique, par la polarité « modernisation-
marginalisation ». L'effort visant à trouver u n c h a m p théorique c o m m u n a
conduit à la théorie de la dépendance, qui se fonde sur une vision globale d u
capitalisme — système économique en expansion et constellation de formations
sociales —, avec le souci de capter l'hétérogénéité dans le temps et dans l'espace
d u processus d'accumulation et de ses projections dans la dynamique des
segments périphériques.
Ces études, mettant en évidence les liens fondamentaux entre les rela-
tions extérieures et les formes internes de domination sociale dans les pays
qui se sont installés dans le sous-développement, ont exploité d'autres thèmes
de non moindre importance, tels que celui de la nature de l'État dans ces pays
et d u rôle des firmes transnationales dans le contrôle de leur économie.
L à o ù la modernisation s'est appuyée sur l'exploitation de ressources n o n
reproductibles (le cas des pays exportateurs de pétrole, pour être extrême, n'en
est pas moins celui qui se prête le plus facilement à l'analyse), l'excédent
retenu par le pays d'origine a tendance à être pris en main par u n système de
pouvoir central. Ainsi les liens avec l'extérieur en viennent à jouer u n rôle
fondamental dans l'évolution de la structure d u pouvoir, conduisant à sa
centralisation et à son renforcement. C e processus, coïncidant avec la déstruc-
turation sociale à laquelle nous avons fait référence, confère à l'État des
caractéristiques qui commencent tout juste à être saisies dans leur originalité.
C o m m e l'État est essentiellement u n instrument captateur de surplus, l'évo-
lution des structures sociales tend à être fortement influencée par l'orientation
qu'il donne à l'utilisation des ressources qu'il contrôle. Ainsi, c'est dans les
relations avec l'extérieur et dans le processus d'accumulation que se trouvent
les bases du système de pouvoir, dont l'action interfère dans la restructuration
sociale qui accompagne la pénétration d u capitalisme.
L a situation des pays qui sont liés à l'extérieur à travers l'exploitation de
ressources n o n renouvelables, et dans lesquels l'État est l'instrument privilégié
et quasi exclusif de l'accumulation contrôlée de l'intérieur, constitue évidem-
ment u n cas limite. Cependant, dans d'autres pays en développement, l'évolution
306 Celso Furtado

politique va dans le m ê m e sens, le renforcement de l'appareil d'État étant


général, de m ê m e que la naissance de nouvelles formes d'organisation sociale
sous sa tutelle. Les investissements d'infrastructures et dans les industries de
base dépendent directement des pouvoirs publics o u des garanties que ceux-ci
donnent aux groupes étrangers. L'épargne locale, en grande partie forcée,
n'existerait pas sans une action délibérée de l'État, lequel assume des respon-
sabilités croissantes dans le c h a m p m ê m e de la production o ù les entreprises
qu'il crée opèrent avec une large marge d'autonomie. Face à cette évolution,
la possibilité d'application des critères traditionnels pour différencier les acti-
vités publiques des activités privées disparaît. C'est la raison pour laquelle le
concept wébérien de « bureaucratie », en rapport avec les formes de pouvoir
qui s'appuient seulement sur la rationalité instrumentale, est de peu de prix
pour expliquer les nouvelles réalités du pouvoir auquel nous faisons référence.
L'étude d u développement, en conduisant à une approximation pro-
gressive de la théorie de l'accumulation avec la théorie de la stratification
sociale et avec la théorie d u pouvoir, se situe à un point privilégié de conver-
gence des différentes disciplines des sciences sociales. Les premières idées sur le
« développement économique » défini c o m m e un accroissement du flux de biens
et services, plus rapide que l'expansion démographique, ont été progressivement
remplacées par d'autres, liées à u n ensemble de transformations sociales qui
acquièrent u n sens à partir d'un système de valeurs implicite o u explicite.
Mesurer u nfluxde biens et services est une opération qui n'acquiert un sens
précis que lorsque de tels biens et services sont liés à la satisfaction de besoins
humains objectivement définis, c'est-à-dire identifiables indépendamment des
inégalités sociales existantes. Mais il existera toujours une ambiguïté dès lors
qu'on prétend réduire à u n m ê m e dénominateur les dépenses des divers
groupes d'une société inégalitaire ou qu'on prétend comparer les augmentations
ou les diminutions des inégalités. Q u a n d l'économiste additionne les dépenses
réalisées par les consommateurs, il le fait dans la recherche d'une variable
représentative de la demande effective d'un système économique, et non d'un
indicateur de bien-être social. L e postulat de l'homogénéité des dépenses de
consommation est incompatible avec l'idée de bien-être social, qui, d'une
façon o u d'une autre, est contenue dans le concept de développement, puis-
q u ' o n exclut l'hypothèse d'une société égalitaire. Le débat autour de ce point,
d'apparence technique, devait conduire à une critique des types de société
implicites dans les projets de développement.
Q u e ce débat ait surgi initialement dans les pays sous-développés se
comprend facilement, car, en raison du retard et de la dépendance de ces pays,
le type de société en question existe déjà. Ainsi la thématique traditionnelle
autour des « obstacles au développement » fut en passe d'être remplacée par
une autre qui nourrit le débat sur les « limites de la croissance », les « styles de
développement », les « types de société » et 1' « ordre mondial ». L'approfon-
dissement de l'analyse des relations internationales de domination-dépendance
et de son intervention dans les structures sociales a permis de voir avec plus de
clarté la nature des forces qui assurent la permanence de la concentration d u
Le développement 307

revenu au bénéfice des économies dominantes et qui provoquent la marginali-


sation de fractions croissantes des populations au sein des pays à économie
dépendante. D'autre part, la critique de la logique des marchés a permis une
perception nette de l'impact sur l'écosystème d'un type de société qui pousse
à l'accumulation en m ê m e temps qu'elle reproduit nécessairement les inégalités.
L a fécondité de la réflexion critique que stimule la théorie d u dévelop-
pement est certainement due à sa vocation interdisciplinaire. Et les horizons
qu'elle a ouverts ont sans doute contribué à enrichir la vision que l ' h o m m e a
du m o n d e contemporain.

Notes

1. O n peut trouver une importante bibliographie sur les théories de la « croissance écono-
mique » dans F . H . H a h n et C . O . Matthews, « The theory of economic growth:
a survey », dans Surveys of economic theory, Londres, Macmillan, 1965. Pour une
bibliographie plus sélective, voir l'introduction d'Amartya Sen dans Growth economics,
Penguin Books, 1970. Sur les théories du « développement économique », les biblio-
graphies disponibles sont moins complètes. Voir : la bibliographie sélectionnée pré-
sentée par Benjamin Higgins dans Economie development, Londres, Constable, 1968 ;
celle présentée par Charles K . Wilber dans The political economy of development and
underdevelopment, N e w York, R a n d o m House, 1973 ; celle suggérée par Henry
Bernstein dans Sous-développement et développement, Harmondsworth, Penguin Books,
1973.
2. Simonde de Sismondi, qui témoigna du commencement de la pénétration des critères
de « rationalité » dans les activités agricoles en Italie et en Angleterre, laissa une
précieuse déposition de l'impression causée chez ses contemporains par la subor-
dination du processus social aux critères économiques. Voir son ouvrage Nouveaux
principes d'économie politique, dont la première édition date de 1819.
3. O n attribuait ainsi à une loi biologique ce qui relevait, en réalité, des signes extérieurs
des transformations qui avaient lieu dans le système de domination sociale.
4. C'est seulement par rapport à la satisfaction des nécessités de base (qui peuvent être
objectivement définies) qu'on peut parler de mesurer l'efficacité du système productif
d'une société.
5. Voir, à ce propos, le travail de pionnier de Georgesen Roegen, The entropy law and the
economic process, Cambridge, Harvard University Press, 1971.
6. Voir The wealth of nations, t. I, p. 7, Edwin Carman.
7. La première édition de l'œuvre de John Maynard Keynes, The general theory of employment,
interest and money, N e w York, Harcourt Brace Jovanovich, est de 1936. Le premier
effort dans le sens de la dynamisation du modèle de Keynes est dû à R . F . Harrod
dans « A n essay in dynamic theory », Economic journal, mars 1939.
8. F . List, Das nationale System des politischen Oekonomie, dont la première édition est
de 1841.
9. L'influence principale de Schumpeter s'est exercée à partir de son œuvre Business cycles,
N e w York, McGraw-Hill, 1939. Son livre, The theory of economic development,
dont l'édition originale allemande est de 1912, ne fut traduit en anglais qu'en 1951.
10. Voir F . Perroux, « Théorie générale du progrès économique », Cahiers de l'Institut de
science économique appliquée, 1956 et 1957. Pour une vue d'ensemble de l'œuvre de
François Perroux, voir L'économie du XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de
France, 1969.
308 Celso Furtado

11. Voir G . Myrdal, Economie theory and underdeveloped regions, Londres, Mystic Verry,
Lawrence, 1958. Voir aussi The political element in the development of economic theory,
N e w York, Humanities Press, 1971.
12. Pour une bibliographie sur le thème de la « marginalité », voir A . Touraine, Les sociétés
dépendantes, Paris, 1976.
13. Voir R . Nurkse, Problems of capital formation in underdeveloped countries, Londres,
Oxford University Press, 1953.
14. Voir A . Lewis, « Economie development with unlimited supplies of labour », The
Manchester school, mai 1954.
15. Voir J. H . Boeke, Economies and economic policy of dual societies, N e w York, International
Secretariat, Institute of Pacific Relations, 1953.
16. Les idées de Raúl Prebisch furent présentées pour la première fois dans El desarrollo
económico de la América Latina y algunos de sus problemas, Commission économique
des Nations Unies pour l'Amérique latine ( C E P A L ) , Santiago (Chili), 1949.
17. D e nombreux aspects de la pensée structuraliste latino-américaine et des indications
bibliographiques sont présentés par Celso Furtado dans Economie development of
Latin America, 2" éd., Cambridge, Cambridge University Press, 1976.
18. L a première approche du problème des relations entre la technologie importée et le sous-
développement se trouve dans l'étude préparée par l'équipe de la C E P A L en 1951 :
Problèmes théoriques et pratiques de la croissance économique, Santiago (Chili).
19. Pour une présentation — sous l'angle sociologique — des idées sur la « dépendance », voir
F . H . Cardoso, « Les États-Unis et la théorie de la dépendance », Revue Tiers Monde,
oct.-déc. 1976. Voir aussi C . Furtado, Théorie du développement économique, 2e éd.,
Paris, Presses Universitaires de France, 1976.
20. Sur le thème général de la « modernisation », bien qu'abordé sous d'autres angles, voir :
S. Eisenstadt, Modernization: protest and change, Englewood Cliffs, Prentice-Hall,
1966 ; M . J. Levy Jr, Modernization and the structure of society: a setting ofinternationa
affairs, Princeton, Princeton University Press, 1966.
Chapitre XII

La paix
Kenneth Ewart Boulding

Il faut avant tout voir dans cet article u n travail de réflexion personnelle à
partir des concepts généraux de la recherche interdisciplinaire. Je m e suis
efforcé d'y rassembler les enseignements tirés d'autres disciplines au cours de
m a longue collaboration avec le mouvement de la recherche sur la paix, auquel
j'ai participé dès ses premiers jours. C'est dans les esprits qu'a lieu la recherche
interdisciplinaire. L e m a n q u e de temps ne m ' a malheureusement pas permis
d'évaluer le caractère interdisciplinaire de tous ceux qui prennent part au
mouvement de la recherche sur la paix. Il ne faut donc voir dans ces lignes
qu'une évaluation fort imparfaite, une étude parmi d'autres de la marque
qu'impriment les activités interdisciplinaires sur la réflexion individuelle, u n
premier essai de préface à une « histoire naturelle » de l'intelligence inter-
disciplinaire. E n u n m o t , le lecteur y trouvera u n exposé de m e s propres
impressions, exposé qui fera peut-être partie u n jour d'une histoire et d'une
description plus complètes d u mouvement interdisciplinaire.
L a recherche sur la paix m'apparaît c o m m e l'entreprise d'un groupe, peu
structuré et assez amorphe, d'esprits disséminés à travers le m o n d e , en parti-
culier en Amérique du Nord, en Europe occidentale, au Japon et en Inde, mais
également ici et là dans les pays socialistes et sur d'autres continents d'où ils
maintiennent le contact avec le « collège invisible ». Dire qui fait de la recherche
sur la paix et qui n'en fait point n'est pas facile. A une extrémité de l'échelle, ce
groupe de chercheurs se fond, de façon presque imperceptible, avec ceux qui
pratiquent la recherche sur les grands systèmes internationaux et sur les conflits.
A l'autre, il se fond en u n groupe de révolutionnaires, d'activistes et de
socialisants, sans doute plus soucieux de voir triompher une idéologie à laquelle
ils sont profondément attachés que d'appliquer la méthode scientifique en tant
que telle. L ' â m e de ce mouvement est néanmoins faite d ' h o m m e s acquis à la fois
à l'emploi de la méthode scientifique pour l'étude des systèmes sociaux et au
310 Kenneth Ewart Boulding

désir d'appliquer dans la pratique la connaissance de ces systèmes à l'améliora-


tion du sort de l ' h o m m e , amélioration qui résulterait d'une réduction des consé-
quences des conflits, surtout de ceux qui prennent les formes les plus violentes et
les plus destructrices.
Dès le début, ce groupe a eu u n caractère interdisciplinaire. J'ai essayé de
voir en gros à quelles disciplines appartenaient les auteurs cités dans une récente
bibliographie concernant la recherche sur la paix1. Tâche assez difficile, ce
type de chercheur ayant souvent tendance à pratiquer plusieurs disciplines
aux contours m a l définis, ou ayant, au cours de sa carrière, abandonné une
discipline pour une autre. Je dirai cependant qu'environ 35 % étaient des poli-
tologues, 21 % des sociologues, 14 % des juristes et des spécialistes de la juris-
prudence et d u droit international, 8 % des chercheurs s'intéressant aux
systèmes généraux, les économistes, les historiens, les psychologues et les
anthropologues représentant respectivement 6 % en moyenne. Q u e le n o m b r e
des politologues soit le plus important n'a rien de surprenant puisque la guerre
et la paix sont des phénomènes essentiellement liés à des entités politiques. H
n'en demeure pas moins que le caractère interdisciplinaire de la recherche sur
la paix est incontestable et que cette interdisciplinarité tient à des raisons
absolument imperatives. E n fait, o n pourrait dire que toute recherche appliquée
en sciences sociales est nécessairement interdisciplinaire, pour la simple raison
que le système social constitue lui-même u n ensemble dont au moins u n aspect
ressortit à une discipline distincte, mais où tout problème véritablement
mondial concerne invariablement ce système dans sa globalité. C'est donc
dans ce qu'elle a d'appliqué que la recherche sur la paix doit nécessairement être
interdisciplinaire. Il en est de m ê m e des relations industrielles, des études sur
le développement, de la criminologie, des études sur l'environnement ou de
tout autre domaine d'études appliquées. Chaque c h a m p d'application aura ses
aspects économiques, sociologiques, politiques, juridiques, et il faudra aussi
faire appel à l'historien et au géographe puisque le domaine étudié occupera à
la fois du temps et de l'espace. Il faudra, de m ê m e , faire intervenir des systèmes
généraux puisqu'il s'agira de systèmes théoriques portant sur plus d'une disci-
pline. Enfin, il faudra faire intervenir des considérations philosophiques et
éthiques d'une portée plus large, car tous les systèmes sociaux sont étroitement
liés à des valeurs humaines et à des jugements de valeur.
Dire que le mouvement de la recherche sur la paix est interdisciplinaire
parce que sa composition et les questions qu'il a à traiter sont interdiscipli-
naires est une chose; affirmer qu'il est interdisciplinaire par son contenu et les
conclusions auxquelles il arrive en est une toute différente. Force est de
reconnaître, à m o n avis, que, si l'on considère le contenu des publications
concernant la recherche sur la paix, le caractère interdisciplinaire de cette
recherche est beaucoup moins prononcé que celui de ses protagonistes. D ' u n e
façon générale, les politologues font de la science politique, les sociologues de la
sociologie, les économistes de l'économie, et ainsi de suite. Q u e l'on considère
son cadre théorique o u son caractère empirique, la recherche sur la paix ne
peut qu'avoir le caractère disciplinaire qui s'impose à chacune des sciences
La paix 311

sociales. E n cela, elle n'est ni meilleure ni pire que toute autre discipline
appliquée, et l'on peut trouver à cela de très bonnes raisons ou, du moins, des
excuses. Considéré dans sa globalité, le système social du m o n d e , bien que son
caractère soit celui de l'unité, est extrêmement vaste et complexe, et se prête
mal à l'établissement de modèles théoriques qui l'embrasseraient intégralement.
D e plus, chaque discipline entrant dans les sciences sociales a son histoire et,
dans une très large mesure, sa propre méthodologie.
L'anthropologie s'en remet, pour une très large part, à la technique de
l'observation continue en faisant appel à des observateurs qui font eux-mêmes
partie de la culture sur laquelle ils enquêtent. L a sociologie applique une
technique très élaborée de questionnaires, de sondages, de statistiques. L'éco-
nomie tend à s'en remettre à l'information quantitative, qui lui est fournie
principalement par des services extérieurs tels que les services de collecte de
l'impôt o u de recensement. L a démographie compte évidemment sur les
recensements, sur l'enregistrement des naissances et des décès, sur les statis-
tiques sanitaires, etc. L a science politique est une discipline u n peu moins
tranchée. Naguère, elle s'en remettait, dans une très large mesure, aux données
historiques et à l'analyse descriptive. Plus récemment, inspirée peut-être en
partie par l'habitude de quantifier qui s'est installée dans les autres sciences
sociales, elle s'efforce de chiffrer ce qui est donnée politique et a donné nais-
sance à cette science nouvelle, la « polimétrique ». L'histoire, elle aussi, a
derrière elle une longue tradition d'interprétation personnelle du fait historique.
Il existe u n m o u v e m e n t assez récent en « cliométrie », qui cherche à utiliser des
données historiques quantitatives, en particulier en démographie et en éco-
nomie, et, de plus en plus, en histoire sociale. Éclectique dans sa méthodologie,
la géographie représente en fait u n assortiment de disciplines assez indépen-
dantes qui vont de la géographie physique à la géographie sociale. L a
psychologie est une fédération mal structurée de disciplines presque indépen-
dantes, allant de la psychologie animale expérimentale à la psychologie
psychanalytique et clinique, chacune appliquant une méthodologie et ayant
une structure théorique très différentes de celles des autres. L a psychologie
sociale se concentre très largement sur les expériences effectuées sur de petits
groupes et sur une méthodologie qui s'efforce de dégager des relations d'un
assez petit nombre de variables sociales.
Devant u n tel mélange, la difficulté est d'être réellement interdisciplinaire
et, pour le chercheur, de maîtriser des méthodologies aussi diverses et des
structures théoriques aussi variées, dont chacune s'applique à u n o u plusieurs
aspects de l'ensemble d u système social, à l'exclusion de tous les autres. C'est
là qu'on peut déceler ce que j'ai appelé « une certaine tendance de l'écono-
mique à l'impérialisme », c'est-à-dire certaines tentatives faites par l'écono-
mique pour s'approprier les autres sciences sociales, par exemple, la sociologie
dans les applications de la théorie généralisée des échanges et la science politique
dans les théories d u choix public. Il est vrai qu'une grande partie de la théorie
économique peut être généralisée, mais sa base réside encore très largement
dans le phénomène de l'échange. Il s'agit là d ' u n phénomène social très
312 Kenneth Ewart Boulding

général, mais qui ne constitue en aucune manière l'unique relation sociale et


qu'on ne saurait invoquer chaque fois qu'on veut expliquer u n phénomène
social.
Pour l'historien, la répartition de l'étude des systèmes sociaux entre
diverses disciplines peut s'expliquer en partie par l'échec de la science écono-
mique, qui a certainement été la première des sciences sociales — si nous
exceptons la jurisprudence de l'Antiquité et du M o y e n A g e — à embrasser les
aspects plus larges de la vie sociale. A partir de la seconde moitié du xixe siècle, la
sociologie et la psychologie représentent une incursion dans u n domaine de la
vie sociale et humaine que l'économie avait laissé en friche. L'histoire de la
science politique est plus complexe et, dans u n certain sens, remonte aux
Grecs. O n pourrait prétendre que Machiavel, Montesquieu et Locke ont jeté
les bases de la science politique c o m m e A d a m Smith a jeté celles de l'économie,
mais u n siècle, o u à peu près, auparavant. Toutefois, la science politique
moderne, en tant que discipline distincte des sciences sociales, remonte à la
seconde moitié du xix e siècle et représente peut-être elle aussi une incursion dans
u n domaine laissé vacant lorsque l'économie a cessé d'être une économie
politique pour se limiter à l'étude d u système des prix et des phénomènes
connexes. L'anthropologie, en tant qu'étude des sociétés plus « primitives »,
s'est développée au cours de la seconde moitié d u xixe siècle et a, elle aussi,
occupé une niche qui était restée vide dans l'écosystème intellectuel.
Il est incontestable que la fragmentation de l'étude de la société en
quatre ou cinq disciplines a créé une dynamique qui n'aurait peut-être jamais
existé si les sciences sociales étaient demeurées u n cadre de réflexion unifié.
Chaque discipline représentait u n groupe de chercheurs suffisamment réduit
pour créer une sous-culture intellectuelle à l'intérieur de laquelle pouvait se
développer u n ensemble d'activités de recherche bien affinées. C o m m e tous les
autres processus entrant dans celui de l'évolution générale, la connaissance se
développe par la mutation et la sélection, la première étant l'énoncé d'idées, de
théories et de données nouvelles, la seconde étant la critique de ces idées, de ces
théories et de ces données et qui seront finalement rejetées o u adoptées par
l'ensemble des adeptes de cette discipline. C'est cette critique qui « discipline »
les disciplines, et le grand danger de ce qui est interdisciplinaire est qu'il
devient facilement « indiscipliné », la sélection critique et constante de ses
idées, de ses théories et de ses données ne débouche sur rien de concret pour
son auteur. J'ai dit qu'une discipline était en fait une sous-culture intellectuelle
à l'intérieur de laquelle le jeune peut faire reconnaître ses mérites intellec-
tuellement et professionnellement pour avoir su montrer quelles avaient été les
erreurs commises par ses collègues, en particulier par ses aînés. Aussi long-
temps qu'il existera de fortes motivations à une critique intelligente, il sera
difficile de s'en tirer avec u n travail de pacotille, des théories médiocres, une
analyse bâclée et des données imparfaites. Mais, lorsqu'il s'agit d'un domaine
plus large, cette discipline est beaucoup plus difficile à réaliser, pour la simple
raison qu'il semble y avoir une sorte de dimension optimale à une discipline
en ce qui concerne son m o d e de communication. Q u e la discipline couvre u n
La paix 313

domaine trop vaste et elle tend soit à se morceler en sous-disciplines — phéno-


m è n e que nous constatons à chaque instant —, soit à perdre son caractère
« discipliné » pour devenir « indisciplinée ». L'énorme quantité de stupidités
qu'on entend proférer en public par des protecteurs aimables, persuasifs et
candides de la race humaine et de son avenir témoigne de la valeur de la
discipline et d u danger de ne point en avoir.
Il nous a toutefois fallu payer le prix de ces disciplines disciplinées.
L'une des conséquences a été que le m o n d e de l'étude empirique tend à se
morceler entre les disciplines, alors que tout ce qui touche au système social
peut nécessiter le recours à des méthodologies appartenant à de nombreuses
disciplines si l'on veut en décrire et en traiter tous les aspects. C'est ainsi que la
technique bancaire, celle des sociétés commerciales, les relations indus-
trielles, etc., ressortissent traditionnellement à l'économie. L'étude de la
famille, de la religion et de la délinquance est maintenant d u domaine de la
sociologie. L'étude des États, des pouvoirs locaux et des organisations inter-
nationales relève désormais de la science politique. L'étude des petits groupe-
ments humains est aujourd'hui d u ressort des psychosociologues, celle des
documents des historiens, celle des cartes du ressort des géographes et celle des
rats d u ressort des psychologues.
C e morcellement a eu pour conséquence que d'importants aspects de ces
études empiriques ont été laissés de côté. Il est très rare, par exemple, qu'un
sociologue, u n anthropologue, voire u n spécialiste des sciences politiques,
étudient les techniques bancaires. Les banquiers ressemblent beaucoup à une
tribu primitive avec leurs tabous et leurs coutumes; ils ont leurs structures
politiques, des ordres de préséance très élaborés et des systèmes de c o m m u n i -
cation que personne, pour ainsi dire, n'a jamais étudiés. J'ai le souvenir d'une
étude d'une banque à laquelle s'était livré u n spécialiste des sciences politiques
et qui, en fait, était très révélatrice. Je ne sache pas que des anthropologues aient
jamais étudié le système bancaire. Lorsque des économistes les étudient, ils ne
le font qu'à partir de données numériques de seconde main. Il est très rare
qu'ils aient des entretiens avec des banquiers, qu'ils sachent qui ils fréquentent
o u à quels mobiles ils obéissent, de sorte que tout u n domaine devient détaché
du réel et stérile. E n outre, certaines études empiriques semblent se situer dans
les interstices entre les diverses disciplines. Presque personne n'étudie la socio-
logie du marché, par exemple, o u la psychologie de la hausse des prix, l'éco-
nomie de l'Église o u la science politique des syndicats. N o u s avons tendance,
m e semble-t-il, à créer des no man's lands entre les disciplines. L a sociologie
économique, par exemple, est u n territoire particulièrement déserté et celui
qui s'y aventure risque d'être rejeté par les deux disciplines. L'économie
politique est une discipline ancienne qui a connu u n certain renouveau ces
dernières années. L a sociologie politique c o m m e n c e à avoir droit de cité. Mais
personne ne se soucie encore de considérer la société c o m m e u n tout, sauf
peut-être les philosophes, qui semblent vouloir surtout s'interdire de regarder
quoi que ce soit, de peur de trouver quelque chose qui n'a pas reçu l'estampille
des positivistes logiques du cercle de Vienne.
314 Kenneth Ewart Boulding

Devant cette situation, la réaction de certains a été de vouloir créer une


« interdiscipline » pour étudier les systèmes généraux. C e mouvement, qui
recoupe en certains points celui de la recherche sur la paix, doit beaucoup à
u n biologiste, Ludwig v o n Bertalanffy, aujourd'hui disparu, mais o n peut
probablement faire remonter sa naissance officielle au mois de décembre 1954,
lorsque a été créé ce qu'on devait appeler plus tard l'Association pour la
recherche sur les systèmes généraux. Création d'ailleurs assez fortuite : quatre
personnes, en effet, qui s'intéressaient au problème de systèmes théoriques
s'appliquant à plusieurs disciplines (notre première définition d ' u n système
général), se trouvèrent par hasard en m ê m e temps à Stanford, au Centre
d'études avancées des sciences d u comportement; elles s'aperçurent qu'elles
avaient u n sujet d'intérêt c o m m u n et décidèrent de créer une association. Ces
quatre pères fondateurs étaient Bertalanfly, biologiste, Anatol Rapoport,
mathématicien, théoricien des réseaux et des jeux, le regretté Ralph Gerard,
physiologue, et m o i - m ê m e , économiste. L'association a prospéré, elle publie
un annuaire et une revue. U n e autre revue est parue depuis, qui traite des
systèmes généraux, bien que ceux-ci n'aient pas encore véritablement droit de
cité dans l'enseignement universitaire. Elle survit néanmoins parce qu'elle
constitue u n sujet d'étude important pour ceux qui gagnent leur vie dans une
discipline o u l'autre.
D a n s l'ensemble, les philosophes lui ont été assez hostiles, craignant,
probablement avec raison, qu'elle n'envahisse leur terrain et qu'elle ne fasse,
pas trop bien peut-être, ce qu'ils n'avaient pas fait du tout. Les physiciens et les
chimistes, quant à eux, ont été indifférents. Se considérant c o m m e les aris-
tocrates de la science, ils voient mal c o m m e n t on pourrait leur apprendre quoi
que ce soit. E n revanche, quelques biologistes, des spécialistes des sciences
sociales et u n nombre important de théoriciens et de praticiens, d'ingénieurs,
de personnes d u m o n d e médical, d'architectes, d'écologistes, des spécialistes
des communications, etc., ont trouvé que les systèmes généraux leur donnaient
la possibilité d'élargir leur horizon et de se tenir au courant de ce qui se faisait
dans les autres disciplines. Reste à voir si cette science nouvelle peut donner
naissance à u n e véritable « discipline ». D a n s toute science nouvelle, la
première génération tend à être exubérante et indisciplinée (il a fallu
attendre, par exemple, près de quarante ans après la publication de La richesse
des nations pour qu'une critique sérieuse soit faite des théories d ' A d a m Smith).
Il se peut que les systèmes généraux soient eux aussi à la veille d'une période
d'évaluation critique, de sélection et de discipline. Le domaine qu'ils recouvrent
est évidemment beaucoup plus large que celui des systèmes sociaux, bien que
ces derniers en constituent u n élément important. C o m m e les systèmes géolo-
giques, météorologiques, physiques, chimiques, les systèmes sociaux eux-mêmes
font partie intégrante de la biosphère. Ils ne peuvent être séparés de leur
environnement : nous le constatons aujourd'hui, en cette période de crise de
l'énergie et de difficultés économiques.
E n fait, il n'existe aucune méthodologie interdisciplinaire si elle n'est de
l'ordre de la statistique, dont les principes s'appliquent évidemment à toute
La paix 315

recherche quantitative, quelle que soit la discipline. Il n'existe, à coup sûr,


aucune méthodologie qui soit propre à la recherche sur la paix. D a n s chaque
étude, la méthodologie qui est appliquée est celle qui convient le mieux à la
mentalité et aux aptitudes d u chercheur. Les méthodologies vont de la théorie
pure et de la philosophie abstraite aux sondages par interviews, aux études
anthropologiques, à l'observation active, aux analyses statistiques compliquées
des données sociales et économiques, à l'analyse des corrélations et des
facteurs. D è s lors qu'une méthodologie n'est pas étrangère à l'étude d ' u n
aspect d u système social, elle n'est pas étrangère à la recherche sur la paix.
Si quelque chose distingue l'élément guerre-paix des autres aspects d u
système social, c'est le fait que les décisions ont tendance à se concentrer entre
les mains d ' u n nombre relativement réduit de puissants organes de décision.
C'est la raison pour laquelle l'élément aléatoire y occupe une place importante,
c o m m e c'est le cas pour l'interaction entre ces organes de décision. L e genre
d'affirmation qu'on peut souvent émettre en économie, par exemple — à savoir
que les organes de décision sont si nombreux que les particularités propres à
chacun d'eux s'annulent —, n'est plus nécessairement vrai. O n est donc fondé,
dans une certaine mesure, à considérer le système international c o m m e u n
système comportant u n petit nombre de « corps ». O n se trouve évidemment
là devant le problème le plus difficile qui se pose dans n'importe quelle science,
qu'il s'agisse de la physique o u des sciences sociales. Lorsqu'il s'agit d ' u n
problème à u n o u deux corps, o n peut lui trouver une solution précise. S'il
s'agit de problèmes à nombreux corps, c o m m e la théorie moléculaire des gaz et
l'économie d u marché, o n peut aussi leur trouver une solution parce que les
spécificités s'annulent et qu'on peut les ignorer. C e sont les problèmes à trois,
quatre ou cinq corps qui sont réellement difficiles à résoudre, et ce sont ceux-là
que nous rencontrons souvent dans les interactions qui sont génératrices de
guerre ou de paix : aucune méthodologie ne semble efficace non seulement en
raison de la complexité considérable des systèmes et d u nombre important de
modes dynamiques qu'ils peuvent présenter, mais aussi parce que les éléments
aléatoires inhérents à la prise individuelle de décision ne s'annulent pas et
peuvent au contraire tantôt se renforcer, tantôt ne pas le faire.
C'est pourquoi nous ne pouvons espérer trouver rapidement o u facile-
ment de réponse o u de solution à ce type de problème. Tout ce que nous
pouvons espérer, c'est peut-être clarifier la nature du problème et nous en tenir
à une sorte d'attentisme en restant constamment à l'affût des changements qui
peuvent se présenter dans les systèmes. D e tels systèmes se prêtent particuliè-
rement m a l à des prévisions, lesquelles peuvent m ê m e être théoriquement
impossibles, si ce n'est à l'intérieur de limites très larges. Tout ce que nous
pouvons peut-être espérer, c'est u n dispositif de collecte et de traitement de
l'information qui puisse jouer en quelque sorte le rôle de dispositif d'alerte
avancée, une sorte de radar à courte portée qui nous avertira des obstacles et
des difficultés concernant l'avenir assez immédiat. A l'autre extrémité de
l'échelle, le travail de recherche pourra peut-être nous renseigner sur certaines
caractéristiques très générales d u système qui pourront nous guider lorsque
316 Kenneth Ewart Boulding

nous passerons d'un système général à u n autre, par exemple d'une paix
instable à une paix stable.
U n e question plus intéressante que celle de la méthodologie est de
savoir si le mouvement de recherche sur la paix des vingt-cinq dernières années
a donné le jour à quelque chose qu'on puisse comparer à une théorie générale de
la paix, de la guerre et d u conflit dans le système international. L a recherche sur
la paix a un caractère extrêmement subjectif et les positions théoriques des cher-
cheurs sont très diverses. J'ai parfois le sentiment réconfortant que quelque chose
est en train de naître de toute cette diversité et de toute cette interaction. Sans
doute les approches nord-américaines et européennes, celles des socialistes et des
libertaires sont-elles très différentes, c o m m e le sont les approches de ceux dont
l'optique est surtout idéologique et ceux dont l'optique est plus méthodologique.
Quelque chose m e semble cependant naître de cette confusion et je vais m'eñbrcer
de le définir. Il s'agira évidemment d'une définition qui m'est personnelle et sur
laquelle beaucoup ne seront peut-être pas d'accord. Mais je ne puis m'empêcher
d'avoir l'impression réconfortante que quelque chose est en train de se passer.
Les écologistes m ' o n t appris que le système social est fait d'une interaction
écologique extraordinairement complexe d'individus, de produits de l'industrie
humaine aussi bien matériels qu'organiques, et de toutes sortes d'espèces
biologiques, chimiques et physiques. L e système guerre-paix est u n sous-
système, en fait assez petit, de ce gigantesque système d'interaction écologique.
Lors de la réunion de l'International Studies Association qui s'est tenue à
Saint Louis en 1974 2 , u n débat mémorable a mis aux prises l'école « britan-
nique », qui avait tendance à voir dans le système international une immense
toile d'araignée d'organisations de toute nature, agissant les unes sur les
autres, et l'école « américaine », qui faisait sienne (mais pas complètement) la
pensée de H a n s Morgenthau, pour qui le système international était c o m m e
une table de billard avec des boules représentant les États, solides et
compactes, ayant leur propre dynamique, se heurtant et agissant l'une sur
l'autre en tant qu'entités indépendantes et autonomes.
L a métaphore que ce débat m ' a inspirée est que le système international
ressemble beaucoup plus à une table de billard recouverte de toiles d'araignée.
Certes, il y a les boules de billard, qui sont les États et qui se heurtent, rebon-
dissent, agissent l'une sur l'autre en tant qu'entités modérément indépendantes,
mais qui, dans leurs mouvements et leurs interactions, sont constamment gênées
par une immense toile d'araignée de structure hiérarchique, de liens personnels,
de relations familiales, d'affiliations religieuses, de services officiels, d'organi-
sations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, de sociétés
internationales, de relations commerciales, d'intérêts économiques, d'intérêts
affectifs et politiques, d'idéaux moraux, le tout compliqué par beaucoup de
hasard, de chance et de malchance. Les connexions se forment, se dégradent,
se rompent, se reforment en des combinaisons et recombinaisons innom-
brables, et tout modèle que nous pourrions concevoir de ce réseau immense et
complexe ne saurait en être qu'une représentation très incomplète.
D e ce tableau d'une si vaste complexité, les processus conflictuels et
La paix 317

dialectiques ne sont qu'un élément. L'interaction écologique, par laquelle la


dimension des populations formant l'environnement de chaque espèce modifie
son taux de croissance ou de déclin, est beaucoup plus significative et omni-
présente que toute structure conflictuelle simple. Darwin, avec sa métaphore
de la « lutte pour la vie », a eu la main très malheureuse. L a lutte n'est qu'une
partie de ce processus global d'interaction, une partie très insignifiante dans les
systèmes biologiques et qui, m ê m e dans les systèmes sociaux, occupe une place
beaucoup plus petite que ne le pensent la plupart des historiens et des dialec-
ticiens. M ê m e dans l'interaction sociale, l'élément de loin le plus important
est l'élément d'interaction non conflictuel; la « lutte » est u n paradigme tout
à fait inadéquat pour décrire les complexités d u système.
Des géographes, je crois avoir appris comment décrire de façon approxi-
mative les systèmes que nous étudions. Imaginons une carte d u m o n d e à une
date donnée, dont l'échelle serait assez grande pour que chaque être humain
puisse y être représenté par u n point. Il faudrait évidemment que cette carte
soit extrêmement grande, qu'elle ait peut-être u n kilomètre sur deux. Mais d u
moins pouvons-nous l'imaginer. Chaque point représente u n être humain,
c'est-à-dire u n système d'une complexité littéralement inconcevable, avec
quelque dix milliards de neurones ayant eux-mêmes une structure d'une
complexité inimaginable et inquantifiable. D a n s l'hypothèse la plus favorable,
tout ce que nous pourrions faire, c'est réduire impitoyablement tout cela à des
données simples et diviser nos quatre milliards de points en quatre groupes
de couleurs différentes. N o u s colorerons par exemple en rouge vif ceux qui sont
activement engagés dans la violence — meurtre, bombardement, pillage,
destruction. L e nombre de ces points sera très faible. Supposons maintenant
que nous colorions en rose ceux qui ne sont pas activement engagés dans la
violence mais qui, dans u n certain sens, s'y préparent et dont le métier est de
préparer des violences futures. Cela comprendrait les forces armées de tous
les pays d u m o n d e et l'industrie de guerre mondiale qui travaille pour elles.
N o u s arriverions actuellement à un nombre assez important, peut-être 4 ou 5 %
de la population d u globe. N o u s pourrions ensuite colorer en orange ceux qui
sont engagés dans des conflits n o n violents — h o m m e s de loi, médiateurs,
conciliateurs, manifestants, conseilleurs conjugaux, diplomates. Leur nombre
ne serait probablement pas très élevé, en tout cas certainement beaucoup
moins de 1 % de la population, mais c'est u n groupe qu'on pourrait toutefois
remarquer. Puis nous colorerions en bleu ceux qui, dans le m o n d e entier, ne
sont engagés ni dans la violence ni dans sa préparation — agriculteurs, profes-
seurs, médecins, h o m m e s d'affaires, travailleurs industriels, fonctionnaires, etc.
Actuellement cela ferait probablement environ 95 % de la race humaine,
c o m m e depuis toujours. Supposons maintenant que nous dessinions la m ê m e
carte sur une feuille de papier transparent pour chaque jour de l'histoire de
l'humanité et que nous empilions toutes ces feuilles dans l'ordre chronolo-
gique. L'énorme pile que nous obtiendrions ne constituerait qu'une version
extrêmement simplifiée d u sujet de notre étude. D a n s ces grands ensembles
d'espace-temps, nous verrions de petits cristaux rouges — les batailles,
318 Kenneth Ewart Boulding

les « conflits à mort », formant des grappes de points rouges. L a couleur


dominante serait le bleu. Elle serait tachetée d'orange, de rose et de rouge,
et, dans cette tache, nous nous efforcerions de distinguer certains dessins.
U n e chose que j'ai apprise de physiciens et de chimistes, c'est que m ê m e les
systèmes très complexes semblent se grouper en « phases ». D a n s les sys-
tèmes simples, ce phénomène se distingue assez nettement : nous le voyons
par exemple pour l'eau, qui peut passer par plusieurs phases : liquide, vapeur
et plusieurs variétés de glace. Il surfit, semble-t-il, de connaître les variables de
pression et de température pour dire quelle phase de l'eau restera stable.
A basse température et sous de hautes pressions, nous avons la glace sous ses
différentes formes. Il existe une g a m m e intermédiaire de températures et de
pressions o ù l'eau est à l'état liquide, et une autre g a m m e de hautes tempé-
ratures et de basses pressions où elle est u n gaz. Les frontières entre les diffé-
rentes phases sont tout à fait nettes, m ê m e si l'une déborde parfois sur l'autre,
c o m m e dans le cas d'une eau surrefroidie qui ne se transforme pas en glace
parce qu'il n'y a autour rien de quoi les cristaux puissent se former.
Les organes biologiques passent eux aussi par différentes phases : l'œuf
fécondé, le fœtus, le nouveau-né, l'enfant, l'adolescent, le jeune adulte,
l ' h o m m e m û r et le vieillard. Les phases, ici, n'ont pas de frontières très nettes
bien qu'elles soient un m o y e n utile de classement. E n revanche, la frontière
entre la vie et la mort est très nette, encore qu'elle suscite actuellement cer-
taines controverses. D e m ê m e , o n peut distinguer des phases à l'intérieur des
systèmes sociaux et des systèmes écologiques, bien que les frontières entre ces
phases soient d'autant plus imprécises que le système est plus complexe. Entre
la guerre et la paix, considérées c o m m e deux phases d u système guerre-paix,
les frontières sont en revanche assez nettes. L'historien déterminera générale-
ment si deux pays étaient en guerre o u en paix à telle o u telle date. Lorsque
nous regardons notre carte d u temps, nous constatons, dans de nombreuses
régions, une sorte de dessin qui a la forme d'une chenille, avec des périodes
bleues de paix entremêlées de périodes rouges de guerre. L e problème de la
transition de la paix à la guerre et de la guerre à la paix présente u n grand
intérêt pour la recherche sur la paix et, c o m m e nous allons le voir, elle fait
intervenir la théorie de la décision.
N o u s pouvons également distinguer des dessins assez larges, qui pré-
sentent les phases générales du système. J'en ai distingué quatre : à) la guerre
stable, représentée par les longs « cylindres » rouges sur notre carte chrono-
logique; b) la guerre instable, c'est-à-dire la situation dans laquelle la guerre est
considérée c o m m e la norme mais est légèrement entremêlée avec des périodes
de paix; c) la paix instable, c'est-à-dire la situation o ù la guerre est pareillement
entremêlée avec des périodes de paix, mais o ù la paix est considérée c o m m e la
norme et la guerre c o m m e une interruption; d) enfin, la paix stable, o ù les
cylindres entièrement bleus avec peut-être u n petit peu de rose (violacé sur la
carte chronologique) et au cours de laquelle la guerre entre deux entités est
considérée c o m m e si improbable qu'elle ne joue pratiquement aucun rôle dans
leurs processus décisionnels. L'histoire de l ' h o m m e nous offre des exemples
La paix 319

de ces quatre phases et le point de savoir quelles sont les variables sociales qui
déterminent la phase d'équilibre présente un grand intérêt. Dans aucun de ces
systèmes on ne trouve d'élément qui soit aussi simple à identifier qu'une
pression ou une température; nous sommes en présence d'une structure multi-
dimensionnelle. Peut-être pouvons-nous cependant grouper ces déterminants
en deux grandes catégories, que nous appellerons « tension » (strain) et « force »
(strength). Malheureusement, le m o t anglais strength est très ambigu : il
signifie la résistance à la tension (comme dans l'expression résistance des
matériaux) et, dans d'autres contextes, en particulier dans celui d'un système
international, il signifie souvent l'aptitude à imposer à autrui une tension qui
sera le m o t force en anglais. N o u s utiliserons donc en anglais le m o t strength
pour signifier la résistance à la tension et le m o t force pour signifier l'aptitude
à imposer une tension à autrui.
J'ai appris des ingénieurs qu'il se produit une phase de transition o u de
mutation dans l'état d'un système lorsque la tension (strain) est trop grande
pour la résistance (strength). Je peux briser u n morceau de craie lorsque la
tension (strain) que j'exerce sur lui est trop grande pour sa résistance (strength).
E n revanche, je ne peux pas briser une barre de fer parce que la tension que
j'ai la force de lui imposer ne suffit pas à vaincre la résistance de ce matériau
(une tension obtenue à l'aide d'une machine pourrait cependant suffire). L e
passage de la paix à la guerre et de la guerre à la paix est un phénomène assez
semblable. D e u x pays peuvent être en paix, mais la tension de leurs relations
augmente, peut-être en raison de la course aux armements, peut-être aussi en
raison d'un changement de gouvernement, d'un expansionnisme idéologique
ou de rivalités impérialistes. L a « résistance » du système consiste dans le refus
de déclencher la guerre et, s'il y a transition de la paix à la guerre, c'est parce
que l'une des parties a estimé que la tension qu'elle imposait à l'autre était trop
grande pour que l'autre résiste. D ' o ù l'apparition d u système de guerre,
déclenché par u n acte de guerre, qu'il s'agisse o u n o n d'une déclaration de
guerre officielle. Inversement, le passage de la guerre à la paix se produit quand
la tension qu'impose l'état de guerre est trop grande pour l'une des parties o u
pour l'autre et que cette partie a pris la décision de demander la paix. L a
résistance du système de guerre dépendra de l'idée que la partie en question
se fait du coût qu'impliquent la poursuite de la guerre ou la perte de la guerre,
les engagements contractés dans le passé, etc. L'une des difficultés, ici, réside
dans le fait qu'il n'est pas facile de faire la distinction entre résistance et tension
si l'on ne dispose pas d'un m o y e n de mesurer l'une indépendamment de l'autre.
N o u s mesurons la résistance des matériaux par le nombre de kilogrammètres
nécessaires pour la vaincre dans certaines conditions bien définies. Sans une
mesure de la tension, il serait impossible de mesurer la résistance. Pouvons-
nous avoir dans les systèmes sociaux des mesures indépendantes de la résistance
et de la tension? Certains pensent qu'il est possible d'avoir des mesures au
moins approximatives, par des méthodes telles que l'analyse de contenu,
l'analyse des données événementielles, etc. C'est là quelque chose que j'ai appris
des sociologues et des polimétriciens.
320 Kenneth Ewart Boulding

Il est encore impossible de dire si nous pouvons définir les paramètres les
plus importants de la tension et de la résistance qui déterminent les phases
globales d u système, en particulier ceux qui déterminent le passage de la paix
instable à la paix stable. Cette transition a eu lieu à certaines époques et en
certains endroits, par exemple en Amérique du N o r d après 1870, en Scandinavie
après 1815, et peut-être en Europe occidentale après 1945. D a n s les processus
dynamiques qui ont provoqué ces transitions, le hasard a certainement joué
un rôle important. C e hasard a par exemple joué à trois reprises en Amérique
du N o r d : en 1817, lors de l'accord Rush-Bagot avec le désarmement partiel
des Grands Lacs; en 1839, avec l'échec des « faucons » dans la controverse
pour la possession des territoires au nord des États-Unis allant jusqu'à 54° 40
de latitude; la troisième fois, lorsque le R o y a u m e - U n i n'est pas intervenu
dans la guerre de Sécession. L ' « habitude de la paix » s'est instaurée, avec une
frontière désarmée, correspondant à des images compatibles de part et
d'autre. Quant à savoir si nous pourrons comprendre suffisamment bien ces
types de processus pour réduire l'élément de hasard et augmenter l'élément de
gestion, c'est là une question importante pour l'avenir.
J'ai appris, aussi bien en m a qualité d'économiste que de psychologue,
que la clé de l'interaction dans les systèmes sociaux est le processus de la prise
des décisions. O n peut toujours ramener le passage de la paix à la guerre o u
de la guerre à la paix à une série de décisions qui se prennent à l'intérieur de la
société, et qui ne font intervenir en fait qu'un nombre très réduit d'individus
très puissants. L'une des difficultés de la recherche de la paix, c o m m e nous
l'avons vu, est qu'elle traite d u système d' « interaction entre quelques-uns » à
certains moments critiques. O n ne peut pas s'appuyer sur des lois statistiques
c o m m e celles de la théorie moléculaire des gaz o u de la concurrence écono-
mique, où les spécificités s'annulent, ni recourir à des systèmes bilatéraux, dans
lesquels n'interviennent que deux corps. L e problème qui ne groupe que
quelques corps est la partie la plus difficile de toute science et le système inter-
national en est u n bon exemple.
N o u s pouvons tout de m ê m e savoir quelque chose des organes de déci-
sion et de leur interaction. U n e décision commence par une liste de points à
examiner ou, si l'on préfère, u n ensemble d'éventualités qui sont perçues
c o m m e telles. L a décision implique d'abord l'évaluation de chaque éventualité
puis la sélection de celle à laquelle le décideur attache le plus de prix. Le choix
dépendra dans une large mesure de l'identité d u décideur. U n e chose que j'ai
apprise n o n pas d u psychologue, mais par la réflexion, est que 1' « intérêt
national » est une variable, et n o n pas une constante d u système. L'intérêt
national est ce à quoi s'intéresse le pays ou, du moins, ce à quoi s'intéressent les
puissants qui prendront la décision. Les « boules de billard » dont nous avons
parlé sont mues par des forces qui sont variables, et non pas constantes. N o u s
faisons l'apprentissage des valeurs et des préférences tout c o m m e celui de nos
représentations de l'avenir, et l'étude de ces processus d'apprentissage devrait
pouvoir nous éclairer très largement à leur sujet. D u côté d u décideur, les
identités, le processus d'évaluation et les représentations de l'avenir sont
La paix 321

fortement influencés par l'image d u passé et par les métaphores utilisées pour
la simplifier et la décrire. Étudier c o m m e n t les métaphores régissent les déci-
sions représente en vérité une tâche importante pour l'avenir.
J'ai appris d u sociopsychologue que savoir comment se fait l'interaction
des êtres humains est u n processus extrêmement important. L a façon dont nous
percevons nos « propres termes de l'échange » o u « termes de réciprocité »,
c'est-à-dire ce que nous obtenons en échange de ce que nous donnons, est d'une
importance considérable. Si cette perception est favorable, cela nous conforte
dans notre comportement précédent. Dans le cas contraire, nous pouvons
abandonner notre comportement et agir différemment. L a désillusion, l'échec et
la frustration sont les principaux agents d u changement. L e succès est mauvais
maître, car il ne fait généralement que nous confirmer dans ce que nous
croyons déjà savoir.
J'ai appris des théoriciens des jeux que certains types d'interaction sont
pathologiques en ce qu'ils conduisent à approuver l'estimation de chacune
des parties. L e grand paradoxe de la décision est de savoir comment il se fait,
alors que chacun prend la meilleure décision qu'il juge possible, que les choses
aillent souvent de mal en pis pour lui. L a compréhension de ces processus
dynamiques pervers a contribué de façon substantielle à la connaissance au
cours des vingt-cinq dernières années. Dans la théorie des jeux, nous avons le
dilemme d u prisonnier, si bien étudié par Anatol Rapoport s , et il y a beaucoup
d'autres exemples, c o m m e la Tragedy of the Commons, exposée par Garrett
Hardin*, la théorie des courses aux armements développée par Lewis
Richardson6, la théorie des éléments extérieurs et du bien et du mal publics, éla-
borée par de nombreux économistes6 ; toutes concourent à former u n corps de
théories impressionnant et de conclusions empiriques sur les processus
dynamiques pervers de la société. J'ai appris des anthropologues qu'il existe une
très grande variété de processus dynamiques au sein des sociétés humaines et
que ces processus, pour reprendre le terme de Bertalanffy, n'ont pas d' « équi-
finalité' ». Les sociétés peuvent commencer à peu près a u m ê m e point et
s'engager dans des voies très différentes : des forces assez aléatoires déterminent,
par exemple, celui qui sera en fait le détenteur de la puissance. Les concepts
d'équilibre sont très peufiablesdans les systèmes sociaux, c o m m e le sont les
concepts des processus déterministes. L e système social comporte u n fort
élément d'indétermination et toute philosophie déterministe est fatalement
erronée.
J'ai appris de biologistes que tous les processus d'évolution, bien qu'ils se
produisent essentiellement à l'intérieur des structures génétiques de l'infor-
mation et d u savoir-faire inné, ont pour intermédiaires des processus de
production grâce auxquels les génotypes produisent des phénotypes; par
exemple, comment l'œuf se transforme en poussin. Ces processus de production
mettent en jeu trois facteurs : le savoir-faire inné, l'énergie et le matériau. L e
savoir-faire inné o u structure génétique est codé dans les gènes des organismes
vivants dans la production biologique et dans la connaissance, les plans et les
projets de l ' h o m m e qui sous-tendent la production de tout ce qu'il crée. C e
322 Kenneth Ewart Boulding

savoir-faire doit pouvoir diriger l'énergie vers la sélection, le transport des


matériaux et leur transformation en des structures improbables des phénotypes,
qu'il s'agisse, là encore, d u poussin o u de l'automobile.
J'ai également appris des biologistes que la dimension d u phénotype est
fonction de sa structure. C'est la loi de 1' « allométrie », qui découle du fait que
les volumes augmentent selon le cube et la superficie selon le carré de
l'augmentation de longueur. Si l'on double la longueur d'une structure,
c'est-à-dire ses dimensions linéaires, o n quadruple sa surface et o n octuple
son volume. Cela s'applique aux organisations sociales ainsi qu'aux organi-
sations biologiques. Chaque structure tend à avoir une dimension optimale.
Je pense que, pour le bonheur de l ' h o m m e , la dimension optimale de l'État
national devrait être inférieure à dix millions d ' h o m m e s . Les organisations
tendent souvent à dépasser cette dimension optimale en raison des économies
que procure la croissance elle-même, et les choses ne peuvent pas croître sans
augmenter de taille. L a dimension optimale proprement dite diffère d'une
structure à l'autre.
C'est là u n des problèmes des théories de la « paix par le droit8 », car le
droit est fonction de l'échelle de l'organisation politique et limité par les
limites de cette échelle. Je dois avouer que je ne suis plus très sûr qu'un
gouvernement mondial puisse résoudre le problème de la guerre et de la paix,
ne serait-ce qu'en raison de l'ampleur de l'organisation qu'il nécessiterait et des
tensions auxquelles il serait soumis d u fait de l'hétérogénéité culturelle d u
m o n d e , qui est en soi très précieuse. L'évolution n ' a pas produit une seule
chose, mais beaucoup de choses qui, dans les systèmes écologiques, agissent les
unes sur les autres. Je dois admettre que je m'intéresse beaucoup plus à la
façon dont la paix peut devenir « propriété » d'un système écologique au lieu
d'être celle d'une structure organique.
C e problème est étroitement lié à quelque chose que j'ai appris des
sociologues, en particulier de m o n ami Johan Galtung, à savoir qu'il y a deux
types de solution au conflit : le type dissociatif et le type associatif. Les solutions
dissociatives impliquent les « bonnes clôtures qui font de bons voisins », le
partage des terres communales entre propriétaires, toute la relation entre
propriété et liberté. Les solutions associatives impliquent des contrats sociaux,
une organisation politique, des constitutions, des structures sociales, etc.
Chacune de ces solutions a une place importante et l'un des grands problèmes
de la recherche sur la paix est d'essayer d'en identifier les justes proportions.
Des solutions entièrement dissociatives sont impossibles en raison de l'existence
du bien et du mal publics, de la nécessité de légitimer et de définir la propriété.
L a propriété en soi est u n contrat social, c'est-à-dire une solution associative
destinée à utiliser la solution dissociative. Des solutions complètement associa-
tives conduisent à la tyrannie et à la « paix imposée », simplement parce que,
autrement, il faut qu'il y ait u n accord, qui est une denrée très rare.
Enfin, j'ai appris d'un grand nombre de gens que la recherche sur la paix
est u n sous-ensemble d'une activité humaine beaucoup plus large, que j'aurais
volontiers appelée « science normative » si une telle expression n'avait pas
La paix 323

quelques connotations fâcheuses. Il existe toutefois u n grand domaine de


recherche dans l'étude de l'amélioration de l ' h o m m e , c'est-à-dire : que
voulons-nous dire lorsque nous disons que les choses vont en s'améliorant au
lieu d'aller de mal en pis ? C o m m e n t clarifions-nous notre pensée à leur sujet
et c o m m e n t percevons-nous une politique qui peut faire occuper, à la dyna-
mique réaliste de la société, des positions successives qui sont généralement
perçues c o m m e meilleures et n o n c o m m e pires? L'accent que mettent les
chercheurs européens sur la paix, sur la « violence structurelle », sur la justice
humaine et sur l'amélioration de l ' h o m m e exige qu'on soit attentif à l'existence
de ce cadre plus large. J'ai critiqué la métaphore de la violence structurelle
parce qu'elle m e paraît tout à fait insuffisante pour décrire la complexité de
l'amélioration humaine o u son aggravation, la justice o u l'injustice. Mais
1' « école européenne », si je puis l'appeler ainsi, a rendu u n service très utile
en attirant l'attention sur ces problèmes et sur la matrice plus large de la
recherche sur la paix. U n e partie du problème, ici, est seulement d'ordre séman-
tique ; que nous l'appelions « recherche sur la paix » o u u n sous-ensemble de
la matrice de la science normative n'a peut-être pas d'importance. C e qui en a
davantage, c'est de savoir quels sont, en l'occurrence, les degrés les plus utiles
de la spécialisation et si les méthodes de la recherche sur la paix sont en fait
applicables au problème plus large dans tous ses détails. Mais voir dans la
recherche sur la paix u n sous-ensemble d ' u n problème plus large est très
important, et la division d u travail est quelque chose que l'expérience seule
pourra mettre à l'épreuve.
C e qui précède est u n exposé très succinct et très imparfait de ce que
m'ont enseigné m e s contacts interdisciplinaires. Je suis certain que d'autres ont
appris d'autres choses. N o u s ne s o m m e s pas encore en mesure de réunir tous
ces enseignements pour en faire une science, mais je ne doute pas que quelque
chose se passe et que, s'agissant de notre compréhension des complexités d u
système social et d u système guerre-paix au sein de ce système, nous s o m m e s
maintenant u n peu plus avancés que nous ne l'étions il y a vingt-cinq ans.
L'entreprise de la recherche sur la paix n'a pas été engagée en pure perte,
mais ce n'est qu'un tout petit début. N o u s devons tirer des enseignements de
ses échecs et ne pas nous laisser aller à la désillusion à mesure que nous
avançons, pour comprendre et connaître les virtualités considérables et encore
inexploitées de l'organisme humain.

Notes

1. E . Boulding et J. Robert Passmore, Bibliography on world conflict and peace, Boulder,


Institute of Behavioral Science, University of Colorado, août 1974.
2. Débat sur « A trans-Atlantic dialogue: international relations and the world society ».
Participants : John Burton, N o r m a n Palmer, J. G r o o m , C . Mitchell, A . de Reuck,
Morton Kaplan, Charles McClelland et James Rosenau.
324 Kenneth Ewart Boulding

3. A . Rapoport et A . C h a m m a h , Prisoner's dilemma: a study in conflict and cooperation,


A n n Arbor, University of Michigan Press, 1965.
4. Garrett Hardin, « The tragedy of the C o m m o n s », Science, vol. CLXII (13 dec. 1968),
p. 1243-1248.
5. L . F . Richardson, Arms and insecurity, Chicago, Quadrangle Books, 1960, et Pittsburgh,
Boxwood Press, 1960.
6. Par exemple, M . Olson, Jr, The logic of collective action: public goods and the theory of
groups, Cambridge, Harvard University Press, 1965.
7. L . von Bertalanffy, Problems of life, N e w York, John Wiley and Sons, 1952.
8. Par exemple, G . Clark et L . B . Sohn, World peace through world law, 2 e éd., Cambridge,
Harvard University Press, 1960.
Chapitre XIII

Étude de quelques problèmes


posés par renvironnement
Jun Ui

E n ce qui concerne les problèmes posés par l'environnement, la méthode de


recherches à appliquer ne peut qu'être interdisciplinaire, du fait de la complexité
et du caractère synthétique de ces m ê m e s problèmes. Se reposer sur une seule
discipline pour procéder à cette étude pourrait conduire à des conclusions
erronées, o u se traduire par des résultats insuffisants par rapport à la s o m m e
de travail fournie. L'auteur a déjà, à maintes reprises, été témoin et fait l'expé-
rience de ce type de difficultés dans l'histoire des recherches sur la pollution.
D a n s ce cas, la recherche interdisciplinaire n'est pas u n travail collectif réalisé
par les spécialistes de diverses disciplines, mais bien plutôt une coopération
organique entre les membres d'une équipe, dont les talents de chercheur et les
capacités d'ouverture à des disciplines autres font échec au sectarisme scienti-
fique. Pour travailler sur les problèmes posés par l'environnement, les membres
d'une telle équipe de recherche interdisciplinaire doivent non seulement être des
spécialistes dans leur propre domaine scientifique, mais encore être capables
d'aborder des disciplines nouvelles pour eux. L e présent article a pour but
de montrer, exemples vécus à l'appui, à quel point cette mentalité de pionnier
est indispensable. A cette fin seront principalement étudiés les problèmes
posés par la pollution par le mercure, ainsi que de problèmes qui lui sont liés;
en effet, il s'agit là d'un domaine de portée très largement internationale, sur
lequel, en outre, travaille depuis près de vingt ans l'auteur, qui considère que
les conclusions liées à ces problèmes spécifiques peuvent, d'une manière géné-
rale, s'appliquer à bien d'autres problèmes posés par l'environnement, au Japon
c o m m e dans le reste d u m o n d e .
Lorsque nous avons à faire face à une nouvelle menace pour l'environ-
nement, la première réaction est de constituer une équipe de spécialistes de
diverses disciplines afin de chercher l'origine d u problème et de définir les
mesures à prendre. Il s'agit là d'un procédé tout à fait courant dans les
326 Jim Vi

milieux administratifs et les centres de recherche scientifique. Lorsque nous


créons u n nouvel organisme chargé d'étudier les problèmes posés par l'envi-
ronnement, nous savons pertinemment qu'il est nécessaire d'y intéresser de
nombreux savants d'horizons scientifiques extrêmement variés. Pour faire
subventionner des recherches sur l'environnement, il est conseillé de les
présenter c o m m e des recherches interdisciplinaires; en effet, il est bien rare,
au Japon, qu'une subvention soit accordée à u n savant travaillant seul sur
u n point particulier. Certes, il y a déjà eu de nombreux exemples de recherches
interdisciplinaires sur les problèmes posés par l'environnement, mais, en dépit
de ce caractère apparemment interdisciplinaire, les résultats obtenus ont été
très minces. C'est ainsi qu'il a fallu beaucoup d'argent et beaucoup de temps
pour établir le lien de cause à effet, pourtant assez simple, qui fut à la base
de la fameuse maladie de Minamata. D a n s ce contexte, l'exigence première
est de définir le contenu et l'interaction des recherches interdisciplinaires afin
de concevoir une méthodologie plus efficace. E n dernière instance, la recherche
interdisciplinaire implique une véritable collaboration entre les spécialistes de
diverses disciplines. Les exemples qui suivent illustrent très clairement l'impor-
tance de cette méthode de travail.

Exemples fournis par la maladie de Minamata


L'historique de la maladie de Minamata, qui toucha la population japonaise
par deux fois, en 1956 puis en 1965, concerne essentiellement les échecs répétés
auxquels aboutirent les diverses recherches interdisciplinaires entreprises sous
l'égide d u gouvernement. E n 1968, le gouvernement japonais reconnut enfin
la nature d u principe de cause à effet, pourtant assez simple, qui avait provoqué
la maladie : d u mercure de méthyle rejeté par des usines était absorbé par les
poissons qui empoisonnaient à leur tour la population. Mais il avait fallu
attendre l'apparition de la seconde vague de cas pour que ce rapport fût
établi1. Il se trouve que cette m ê m e maladie se déclara en deux points géogra-
phiques différents. L e temps anormalement long mis à en identifier les causes
résulta en partie des fortes pressions que certains secteurs de l'administration
gouvernementale et de l'industrie exercèrent pour faire obstacle aux recherches,
en partie de l'incompétence des savants et des erreurs de méthodologie. Certes,
les difficultés étaient nombreuses. Mais, si la méthode de travail suivie avait
été la bonne, la vérité aurait éclaté bien plus tôt. Aussi, si l'on veut éviter
que de semblables erreurs ne se reproduisent, convient-il de passer la métho-
dologie scientifique au crible de la critique.
C'est en 1956 que la maladie de Minamata fut observée pour la première
fois. Devant ce mal inconnu et étrange, les praticiens locaux formèrent
d'urgence une équipe qui effectua des recherches épidémiologiques remar-
quables, dans les premiers temps, malgré des difficultés considérables et des
ressources extrêmement limitées. Aidés par les conseils judicieux des cher-
cheurs du Ministère japonais de la santé publique, et aiguillonnés par la
crainte de trouver u n caractère infectieux à cette maladie, les praticiens locaux
Étude de quelques problèmes posés par Venvironnement 327

formèrent une équipe efficace et très désireuse de résoudre le problème. Cette


équipe trouva trace de symptômes similaires, jusqu'alors attribués à des mala-
dies différentes, jusqu'en 1953. E n quelques mois à peine, elle rassembla des
données sur la répartition géographique des malades gravement empoisonnés
et sur les symptômes courants. Le tableau d'ensemble qui fut dressé lui permit
de conclure que cette maladie opiniâtre n'était pas d'origine infectieuse, mais
bien plutôt provoquée par des poisons chimiques — probablement quelque
métal lourd — extrêmement nocifs pour la santé et présents dans la chair des
poissons consommés par les malades. Il convient de souligner que ces prati-
ciens résidaient à Minamata, c'est-à-dire sur place : la connaissance qu'ils
avaient des conditions et structures de vie locales leur fut donc des plus pré-
cieuses pour formuler une conclusion aussi juste2.
L a faculté de médecine de l'Université de K u m a m o t o découvrit égale-
ment des pistes intéressantes, mais, dans les premiers textes, ce groupe de
recherche se heurta à toute une série d'obstacles. E n effet, l'éloignement de
Minamata et de K u m a m o t o compliqua l'obtention de données expérimen-
tales et l'étude du style de vie des pêcheurs. L'usine de la Chisso Corporation,
à Minamata, qui se trouvait être la seule à pouvoir être précisément liée au
phénomène sur le plan épidémiologique, refusa de fournir des renseignements
sur son fonctionnement et ses méthodes de traitement, sous prétexte qu'il
s'agissait de secrets commerciaux. A u sein de l'Université de K u m a m o t o elle-
m ê m e , les chercheurs de la faculté d'ingénierie refusaient de travailler avec ceux
de la faculté de médecine, car la faculté d'ingénierie recevait des subventions
de l'industrie. Selon les premiers rapports de l'équipe de la faculté de médecine,
le mercure était au nombre des divers poisons susceptibles d'être neurotoxiques,
mais il fut ensuite écarté, car la Chisso Corporation ne le cita pas c o m m e
matière première utilisée à l'usine de Minamata 3 . E n réalité, à cette époque-là,
cette usine employait le mercure c o m m e catalyseur pour deux opérations, à
savoir l'hydratation d'aldéhyde et la synthèse de chlorure de vinyle. C'était
une évidence pour tous les chimistes industriels, mais l'université de K u m a m o t o
ne put obtenir l'aide de ces derniers4. Les ingénieurs et chimistes industriels de
toutes les universités avaient des liens étroits avec l'industrie — ce qui se
traduisait en particulier par des subventions et des échanges d'informations —
et, en conséquence, ils se refusaient à participer à des recherches susceptibles
de jeter le discrédit sur cette dernière. Bien plus, ils s'efforçaient de dénigrer
les recherches effectuées par la faculté de médecine. C e phénomène fut parti-
culièrement remarquable en 1959-1960, époque à laquelle les chercheurs de la
faculté de médecine prouvèrent, après bien des efforts, que le mercure était
véritablement la cause de la maladie.
Des chimistes et physiciens japonais de r e n o m m é e mondiale criti-
quèrent ouvertement le travail de détective réalisé par la faculté de médecine
de K u m a m o t o et appuyèrent les contre-attaques de l'industrie. Il est clair que
certains d'entre eux furent payés par les industriels pour l'obstruction dont ils
faisaient preuve; d'autres tentèrent d'obtenir de telles récompenses. Quoi qu'il
en soit, les arguments qu'ils avancèrent ne contribuèrent pas à résoudre le
328 JunUi

problème5'6. Il est assez surprenant de constater qu'au cours de cette période


critique le Ministère japonais de la santé publique supprima sans raison
les subventions qu'il accordait à l'équipe universitaire pour ses recherches, et
qu'un nouveau groupe de recherche multidisciplinaire fut constitué. C e dernier
comprenait des chercheurs « qualifiés » n o m m é s par le service de planification
économique du gouvernement. Cette nouvelle équipe avait pour tâche de
neutraliser l'effet de la thèse sur le mercure organique en la noyant sous une
avalanche de théories contradictoires décrivant les rapports de cause à effet
de la maladie de Minamata et d'en dissimuler ainsi les véritables origines au
public. Étant donné leur renommée, il peut paraître étrange que les chercheurs
affiliés à ce groupe n'aient p u découvrir la vérité pendant cette période. Loin
du site touché par la maladie et ignorants de la situation à Minamata, il n'était
pas dans leurs intentions de décupler leurs efforts pour résoudre le problème.
Leur travail consistait, en fait, à évaluer au second degré les résultats obtenus
par d'autres chercheurs. L e labeur de ce groupe, en dépit des s o m m e s consi-
dérables consacrées à des expériences déjà effectuées, ne se distinguait guère
par son originalité; aussi fut-il dissous, au bout d'un an, lorsque les fonds
alloués à la recherche furent dépensés. L a destinée de cet organisme de
recherche administratif illustrait clairement les limites de la situation des
savants japonais essentiellement attachés à importer la science occidentale et
à effectuer quelques vérifications d'ordre expérimental7.
D e son côté, la Chisso Corporation, qui était à l'origine de la pollution,
se mit en cheville avec la Japan Chemical Industry Association pour louer les
services d'un groupe de savants — au nombre desquels de prestigieux profes-
seurs de l'Université de T o k y o — et créa la Commission Tamiya, groupe
d'étude multidisciplinaire chargé de réfuter les conclusions de l'Université
de K u m a m o t o . C e plan machiavélique échoua, mais il eut pour résultat, en
raison du prestige des membres de la commission, de dissimuler m o m e n t a -
nément la vérité. A u bout de deux ans, la commission dut se dissoudre, les
subventions qui lui étaient accordées ayant été supprimées, car les résultats
de ses recherches mettaient en cause l'industrie8.
Les résultats obtenus par ces deux groupes multidisciplinaires furent
de bien piètre qualité, si ce n'est qu'ils réussirent à occulter, aux yeux du public,
le simple rapport de cause à effet de la maladie de Minamata. Entre 1960
et 1965, le public était convaincu que la maladie de Minamata était une
maladie étrange et inconnue qui avait disparu bien avant 1960. Entre-temps,
le groupe de recherche de l'Université de K u m a m o t o , subventionné par des
fonds américains en provenance du National Institute of Health, poursuivait
sa quête solitaire et, en 1964, parvint enfin à une conclusion susceptible de
vérification : l'agent responsable de la maladie, à savoir le mercure de mêthyle,
était synthétisé sous forme de produit secondaire lors du processus d'hydra-
tation pratiqué à l'usine d'aldéhyde et sefixaitdans la chair des poissons en
suivant la chaîne alimentaire de l'écosystème marin. Ces résultats furent
présentés devant une petite assemblée de savants d u m o n d e médical, mais ils
ne suscitèrent pas l'intérêt d u grand public9.
Etude de quelques problèmes posés par Venvironnement 329

L'auteur du présent article parvint par une voie différente à une conclu-
sion semblable à celle de la faculté de médecine de K u m a m o t o . Prenant
c o m m e point de départ la thèse d u mercure organique présentée en 1959 par
les quotidiens, et s'appuyant sur son expérience personnelle de la synthèse d u
chlorure de vinyle, il m e n a ses propres recherches en tant qu'ingénieur chimiste.
Cependant, u n travail de ce type et l'étude approfondie d u contexte dans
lequel se trouvait l'usine de Minamata impliquaient également de se fami-
liariser avec la médecine, l'économie et, dans une certaine mesure, la sociologie.
L'auteur gagna m ê m e quelque expérience juridique au cours des procès qui
se tinrent lors de la seconde maladie de Minamata, dont nous reparlons en
détail plus loin — u n h o m m e de science acquiert donc une formation inter-
disciplinaire en opérant dans divers domaines de recherche. A cette époque,
il eut pour méthode d'entendre toutes les parties intéressées se trouvant sur
place et de se livrer à u n examen critique des différents rapports scientifiques
sur le sujet. Les renseignements les plus utiles furent obtenus auprès des
malades et des pêcheurs puisqu'ils étaient les principaux intéressés. Les appré-
ciations que les pêcheurs et malades tiraient de leur expérience quotidienne
fournirent, dans beaucoup de cas, des indications extrêmement précieuses sur le
problème, quand bien m ê m e elles n'avaient rien de scientifique.
L'expérience ainsi vécue par l'auteur lui a permis d'aboutir à la conclu-
sion suivante : les méthodes qui ont pourfinalitél'étude de l'environnement
doivent avoir un caractère non universitaire puisqu'elles sont, dans l'ensemble,
tenues pour non scientifiques, c o m m e c'est le cas pour une analyse effectuée
sur place et qui consiste en u n dialogue constant avec l ' h o m m e de la rue.
Ces méthodes s'apparentent d'une certaine manière à celles de l'anthropologie.
L'apparition de la seconde maladie de Minamata à Niigata, en 1965,
relança le débat sur les origines du mal. A partir de 1965, trois groupes multi-
disciplinaires au moins s'attaquèrent à nouveau au problème. Il y eut tout
d'abord u n groupe de recherche officiel, mis sur pied par l'administration du
Ministère japonais de la santé publique, comprenant des chercheurs en
médecine d'horizons divers. L e gouvernement tenta, en premier lieu, de ne
recruter de chercheurs ayant vécu l'expérience de Minamata qu'auprès de
l'Université de Niigata. Par la suite, cependant, l'auteur réussit à faire compléter
l'équipe par deux autres savants. Les milieux gouvernementaux et les cher-
cheurs de l'Université de Niigata sous-estimaient certainement l'ampleur d u
problème. L'équipe ainsi constituée se heurta à divers obstacles, mais elle finit
par conclure avec raison, en 1967, que l'usine de Kanose, appartenant à la
S h o w a D e n k o C o m p a n y , était responsable de la pollution. Toutefois, l'agent
de la maladie avait déjà été identifié en 1966 et le caractère tardif de cette
révélation s'explique par l'attitude évasive d u Ministère de l'industrie et d u
commerce international, de la société responsable de la pollution et de certains
savants dont ils avaient loué les services. Si ces obstacles furent finalement
surmontés, c'est essentiellement grâce au talent d'organisateur et aux encou-
ragements d u professeur Kitano, directeur d u service de la santé préfectoral :
il protégea discrètement les savants d u groupe de recherches contre les
330 Jun Vi

attaques virulentes des milieux industriels et de divers services gouvernemen-


taux. D e s divers sous-groupes composant l'équipe de recherche, les moins effi-
caces furent ceux qui se bornèrent à une activité de type universitaire, telle
que la chimie analytique. E n revanche, les meilleurs résultats furent obtenus par
l'équipe de recherche épidémiologique qui consacra d u temps et des efforts
considérables à une étude d u problème sur le terrain10.
Le deuxième groupe comprenait les avocats chargés de défendre les
victimes de la maladie de Minamata qui se portaient partie civile devant le
tribunal de Niigata contre la S h o w a D e n k o C o m p a n y , responsable de la pollu-
tion, et réclamaient réparation pour les d o m m a g e s subis. C e groupe était formé
de jeunes avocats de la région, de quelques pharmaciens, d'un ingénieur et
de quelques volontaires. C'était une sorte de groupe d'étude interdisciplinaire et
il allait se trouver confronté au premier cas de pollution porté devant la cour
de justice japonaise. Telles qu'elles furent présentées à l'époque par le gouver-
nement, les conclusions officielles sur les causes de l'affaire n'étaient qu'une
vague redite des conclusions avancées par le groupe susmentionné, affaiblies
par u n grand nombre d'hypothèses sans fondement avancées par les milieux
industriels. Elles ne pouvaient donc aider les victimes pour leur procès.
L'accusée, la S h o w a D e n k o C o m p a n y , alla m ê m e jusqu'à refuser la conclusion
retenue par les autorités, de sorte que les avocats des plaignants durent
préparer n o n seulement des arguments juridiques pour prouver sa respon-
sabilité, mais encore effectuer tout u n travail théorique pour définir les
origines et le caractère de la seconde maladie de Minamata. D a n s ce cas-là,
bien évidemment, l'équipe devait se livrer à u n travail interdisciplinaire.
L'auteur se joignit à elle c o m m e conseiller en questions scientifiques, et, de
plus, pour le procès, il dut se familiariser avec les techniques d'interrogatoire
et de contre-interrogatoire. Il eut ainsi la chance immense d'étudier le système
juridique actuel et sa logique interne. D e leur côté, les avocats se familiari-
sèrent auprès de lui avec la chimie et la médecine, et, en combinant droit et
sciences naturelles, surent former une équipe extrêmement brillante et h o m o -
gène devant le tribunal. Avocats, pharmacien, ingénieur, chacun découvrit la
spécialité de l'autre et en étudia les concepts de base. Tous ensemble, ils réali-
sèrent ainsi u n travail enrichissant fondé sur la discussion critique et la coopé-
ration mutuelle. Les victimes fournirent nombre de renseignements sur l'aspect
écologique d u problème, et l'équipe fut grandement stimulée par l'aide de
journalistes connaissant la condition sociale des pêcheurs. Ainsi, grâce à ce
procès, avocats, pharmacien, ingénieur et autres membres de l'équipe
devinrent interdisciplinaires11.
U n troisième groupe de savants fut constitué au sein m ê m e de la société
accusée et fit face au deuxième groupe devant la cour. Il comprenait plus de
vingt h o m m e s de science et ingénieurs de la société. Il était épaulé par u n autre
groupe mis sur pied par l'Association of Safety Engineering et dirigé par le
célèbre professeur Kitagawa, de l'Université nationale de Y o k o h a m a , qui
avait rassemblé autour de lui une douzaine de professeurs de diverses univer-
sités. L'activité de ce troisième groupe se déroulait dans le plus grand secret
Étude de quelques problèmes posés par l'environnement 331

au sein de la S h o w a D e n k o C o m p a n y , si bien que, à part les éléments


présentés devant la cour, l'auteur n ' a toujours pas réussi à obtenir tous les
détails de ces travaux. L a rumeur courut qu'un million de dollars avait été
consacré à une grande expérience réalisée sur une réplique de la rivière, afin
de définir les mécanismes d'accumulation de nombreuses traces de mercure
de méthyle chez les poissons d'eau douce. L'organisation d u groupe reposait
sur u n principe de division extrême et la discussion entre ses membres restait
très limitée. Toutes les démonstrations effectuées devant la cour par ce groupe
semblaient extrêmement avantageuses pour la société accusée, en ce sens
qu'elles présentaient des résultats scientifiques complexes niant tout rapport
entre les eaux usées de l'usine et la maladie de Minamata. Toutefois, les
preuves comportaient des éléments contradictoires et, lors d u procès, leur
illogisme fut totalement démontré grâce au contre-interrogatoire. Il ne fut pas
rare de voir les avocats, pourtant néophytes en science et technologie, souligner
les contradictions internes d'assertions à caractère extrêmement technique, qui
perdaient ainsi toute valeur. C e qui suit constitue, à ce titre, l'exemple le plus
frappant. U n médecin déposant pour l'usine affirmait : « Les symptômes des
plaignants sont tout à fait différents de ceux décrits pour la maladie de
Minamata. Je dois donc en conclure qu'ils n'en sont pas victimes. » L'avocat
d u plaignant d e m a n d a : « Les avez-vous vus et les avez-vous examinés? »
Réponse : « N o n , aucun d'entre eux. » « Pourquoi? », demanda l'avocat
surpris, et le témoin répondit : « C e n'est pas m o n travail. M o n travail
consiste à juger des symptômes d'après les rapports. » Cette discussion allait
clairement illustrer le caractère multidisciplinaire, et n o n interdisciplinaire,
de ce troisième groupe. Ainsi, malgré les s o m m e s fabuleuses dépensées en
expériences, malgré une technologie ultramoderne et une méthodologie appa-
remment scientifique, les résultats obtenus par le troisième groupe ne servirent
pas à grand-chose lors d u procès. Il n'y avait eu ni études sur le terrain ni
contacts avec les victimes de la maladie. L e travail d u groupe avait deux
caractéristiques. E n premier lieu, il avait été presque entièrement réalisé dans
le laboratoire de l'usine. E n second lieu, les chercheurs avaient fréquemment
utilisé des méthodes de statistique moderne pour procéder a u traitement et à
l'évaluation des données, cela sans tenir compte de leurs limites. C'est ainsi
qu'ils aboutirent le plus souvent à des conclusions erronées12.
Il convient de réfléchir aux principes d'organisation des groupes d'étude
interdisciplinaires. E n effet, c o m m e l'a montré l'expérience relatée ci-dessus,
les méthodes plutôt simples et primitives employées par les avocats d u
deuxième groupe, pourtant privé de soutienfinancier,permirent d'aboutir à
des conclusions justes. E n revanche, malgré les moyens considérables dont il
disposait pour procéder à des recherches scientifiques et modernes, le troisième
groupe obtint des résultats tout à fait erronés. Les avocats connaissaient leurs
limites en chimie et en médecine; aussi abordèrent-ils des domaines nouveaux
et inconnus avec humilité et vérifièrent-ils toujours leur nouveau savoir en
l'appliquant à la réalité. L e pharmacien et l'ingénieur furent contraints
d'acquérir une vision d'ensemble de la nature pour être en mesure d'expliquer
332 Jim Ui

leurs résultats : ce fut fait grâce à une réorganisation des connaissances profes-
sionnelles en sciences naturelles, et grâce à des discussions avec les avocats
et les victimes.
Parfois, certains éléments importants de ces explications, pourtant
négligés, étaient mis le plus simplement d u m o n d e en lumière par les propres
intéressés, à savoir les victimes. Lors des recherches sur la pollution des
rivières par les composés de mercure, les chimistes commençaient généralement
par analyser l'eau courante. D a n s le cas présent, cependant, l'auteur dut
étendre les recherches à la biomasse de la rivière, le système de distribution
d'eau aux pêcheurs en eau douce et à des discussions avec les pêcheurs eux-
m ê m e s . E n revanche, les scientifiques et ingénieurs d u troisième groupe
tentèrent de réaliser une réplique d u processus de production et d u système
naturel de la rivière, négligeant ainsi une part importante de conditions
naturelles impossibles à évaluer de manière quantitative. Cette tendance fut
fortement soulignée par la stricte division des charges découlant du secret
excessif observé dans la S h o w a D e n k o C o m p a n y . Les recherches durent se
poursuivre sans que l'on réfléchît à leur lien avec la réalité d u problème, et
sans qu'il y eût de sérieuse discussion critique entre les chercheurs. L e troisième
groupe avait davantage de capacités scientifiques que le deuxième, si toutefois
de telles capacités peuvent se mesurer au nombre de doctorats obtenus et
d'articles publiés dans des revues scientifiques. Mais il était considérablement
moins efficace dans sa recherche de la vérité en raison de la spécialisation
poussée et de l'extrême éloignement de la nature qui caractérisent les sciences
modernes au Japon.
Le lecteur étranger pensera peut-être que ce type d'échec en matière
de méthodologie scientifique est u n phénomène propre au Japon, et qu'il ne
se produirait donc pas dans des pays plus développés. Toutefois, l'auteur a
fait l'expérience de bien des cas semblables lors de ses propres recherches sur
la pollution en Europe occidentale, en Amérique du N o r d et en Amérique
du Sud. L'exemple qui a été cité n'est pas propre au Japon : il est plus ou
moins courant dans bien des pays développés et en développement. L'auteur
souhaiterait citer ici quelques exemples auxquels il a été personnellement
confronté.
E n Suède, où l'on détecta une pollution par le mercure juste après
l'expérience qu'en fit le Japon, les discussions portant sur la concentration du
mercure dans le poisson et sur sa nocivité dans les aliments débutèrent en 1967.
L e gouvernement mit alors sur pied une commission d'experts chargée de
traiter le problème et composée de membres tout à fait compétents. Il semblait,
tout d'abord, que l'on allait obtenir assez rapidement des résultats. Les travaux
furent pourtant plus longs que prévu, et c'est en 1971 que fut présenté u n
rapport détaillé avec les conclusionsfinalesde la commission 13 . Cette fois-ci,
le rapport en question était d'une grande valeur scientifique, et les travaux de
l'équipe multidisciplinaire furent couronnés de succès. Toutefois, une telle
réussite aurait été impossible sans l'aide de spécialistes et de journalistes exté-
rieurs à la commission. L e débat public, traditionnel dans la communauté
Étude de quelques problèmes posés par Venvironnement 333

scientifique suédoise, contribua grandement au progrès des recherches. E n


effet, bien que le groupe d'étude eût obtenu sans peine des fonds pour ses
recherches, le plan de travail élaboré par u n petit nombre de spécialistes eut
bien souvent une fâcheuse tendance à s'écarter de la réalité d u problème,
et seules les critiques extérieures permirent de le rectifier. U n important facteur
contribua à faire progresser les recherches sur la pollution par le mercure en
Suède : le fait qu'une authentique étude interdisciplinaire des problèmes de
l'environnement avait fait son apparition dans u n domaine relativement
étranger aux équipes d'experts d u gouvernement. L e cas le plus typique fut
celui d u mariage réalisé par Johnels et Westermark entre l'écologie et la
chimie analytique, mariage devenu célèbre auprès des spécialistes mondiaux
de l'environnement14. L e caractère historique d u dépistage des progrès de la
pollution par le mercure fut clairement souligné par l'analyse d'échantillons
dans de nombreux musées suédois. L ' a m o u r d u chimiste Westermark pour
les oiseaux le rapproche fortement de l'ornithologue Johnels pour l'étude des
oiseaux en voie d'extinction. D a n s ce cas-là, la combinaison entre l'écologie
et la chimie analytique fut assez étroite, et les deux spécialistes échangeaient
leurs connaissances au cours de discussions fort sérieuses. Autre fait particu-
lièrement important : leurs recherches étaient toujours rendues publiques et
critiquées au gré de débats avec des spécialistes d'autres horizons. O n peut
dire que ce fut là u n cas typique d'étude scientifique interdisciplinaire d'un pro-
blème d'environnement. A la m ê m e époque, et dans des conditions naturelles
semblables, o n détecta u n degré identique de pollution par le mercure en
Finlande. Toutefois, le poids social d u pollueur, à savoir l'industrie d u papier,
était plus important qu'en Suède, et il fut donc très difficile de discuter libre-
ment des recherches effectuées. E n conséquence, les mesures prises pour
combattre la pollution par le mercure furent plus tardives qu'en Suède. Les
efforts déployés par quelques savants ne réussirent guère à faire adopter une
politique de lutte contre la pollution par le mercure en Finlande. Ainsi, d u fait
du m a n q u e de liberté dans les débats scientifiques, le niveau d'interdiscipli-
narité des recherches sur la pollution resta, dans l'ensemble, inférieur à celui
de la Suède.
E n ce qui concerne le Canada, qui a eu à faire face à la pollution par le
mercure plusieurs années après la Suède, la recherche d'une solution a été
beaucoup plus lente, alors que le rapport de cause à effet avait déjà été mis en
évidence en Suède et au Japon. E n toute justice, il convient également de
préciser que le problème auquel le groupe d'étude gouvernemental se trouva
confronté était d'une ampleur géographique et d'une complexité particulières.
Depuis la découverte de cette pollution par le mercure au Canada, plusieurs
années ont passé, et l'on n'a guère progressé sur la voie d'une solution. L a
situation est devenue telle que certains Indiens présentent des symptômes de
maladie de Minamata 1 5 . D e nombreux facteurs sont venus compliquer le
problème canadien. C'est ainsi que la pollution par le mercure fut détectée en
divers points très m a l desservis au point de vue des moyens de transport.
C'est ainsi également que les mesures administratives devaient être ajustées à
334 Jun Ui

deux systèmes indépendants, à savoir le système fédéral et le système provincial.


Enfin, les victimes étaient des Indiens qui avaient été soumis à diverses pres-
sions de type social et culturel; aussi les différences de langue et de culture
compliquaient-elles l'identification des symptômes. Toutefois, m ê m e en tenant
compte de ces problèmes, il n'en reste pas moins que les travaux des experts
du gouvernement n'ont guère progressé depuis leur début, et il est regrettable
qu'ils aient dans l'ensemble été infructueux.
Il s'agit d'un problème semblable à celui qui fut à l'origine de l'échec
des recherches multidisciplinaires au Japon : la bureaucratie compartimentée,
qui s'accommode mal des échanges de vues, mit en place des systèmes de
division du travail dans la communauté scientifique. Les faiblesses sont évi-
dentes dans le cas des recherches effectuées au Canada : recours à une métho-
dologie analytique ne prêtant aucune attention au tableau d'ensemble,
négligence d'aspects de la réalité des symptômes impossibles à quantifier,
impossibilité d'étudier la situation chez les Indiens eux-mêmes. Les décla-
rations des experts ne s'étant pas rendus sur le terrain n'ont rien apporté de
nouveau. Il est inconcevable que les personnes directement intéressées par le
problème, à savoir les victimes, n'aient p u se faire représenter et avoir voix
au chapitre pendant plusieurs années, jusqu'à notre visite sur les lieux en 1975.
Certes, les expériences de toxicologie sur des animaux, que l'on multipliait au
Japon et en Suède, furent conçues et menées à bien grâce à des s o m m e s consi-
dérables; de m ê m e , les enquêtes sur la pollution par le mercure furent effectuées
sur u n vaste territoire — sans prendre en considération les conditions de vie
réelle des Indiens. Pourtant, les résultats obtenus ne contribuèrent guère à la
compréhension d u problème. Les enquêtes sur le terrain furent généralement
confiées à des spécialistes américains, tandis que les spécialistes canadiens
travaillèrent très peu sur l'affaire. Cet état de choses s'expliquait en partie,
semble-t-il, par le caractère conservateur d u m o n d e scientifique canadien, en
partie par la situation instable des savants canadiens par suite de récession
économique. A u Canada, o ù il semblait pourtant exister une recherche multi-
disciplinaire sur les problèmes d'environnement, le traitement de la pollution
par le mercure ne fut pas véritablement efficace en dépit d'un apport important
de fonds16.
O n rencontre plus o u moins des situations de ce type dans bon nombre
de pays où la désignation d'experts est confiée à l'administration gouverne-
mentale. Lorsque la place accordée à la méthodologie analytique et quanti-
tative dans l'établissement d'un diagnostic devient de plus en plus impor-
tante — c o m m e dans la médecine occidentale —, on a tendance à trop insister,
dans beaucoup de domaines des sciences médicales liées à l'environnement,
sur l'importance des données et à négliger de porter u n jugement synthétique
sur l'ensemble d u tableau. M ê m e dans le cas de l'empoisonnement par le
mercure, dont les symptômes sont bien précis et décrits, ces symptômes sont
attribués à d'autres malaises. C'est ainsi que des malades présentant des
symptômes souvent caractéristiques se voient placés dans d'autres catégories,
alors m ê m e qu'il y avait pollution par le mercure.
Étude de quelques problèmes posés par Venvironnement 335

Des problèmes similaires apparurent aux États-Unis à l'occasion d'un


empoisonnement de l'environnement par le plomb 1 7 . Cette tendance de la
médecine occidentale à traiter l'environnement de manière tout à la fois
fragmentaire et trop quantitative constitua u n inconvénient de taille pour les
recherches sur l'environnement qui seront menées à l'avenir dans d'autres
pays. Le problème est excessivement difficile à résoudre lorsque l'on se heurte
au parti pris et aux préjugés existant toujours entre des classes différentes,
avec les tensions que cela implique, c o m m e ce fut le cas entre Indiens et
Blancs lors de la pollution par le mercure au Canada. Des situations similaires
existent au Japon, o ù la société est extrêmement sensibilisée au diagnostic de
la maladie de Minamata, ainsi qu'à d'autres cas de maladies dues à la pollution.
A u Japon, les victimes de la pollution ressentent une vive méfiance vis-à-vis de la
médecine occidentale en raison des limitations dont elle a fait preuve dans le
domaine de l'environnement.
Ces difficultés étaient aisément prévisibles dans bien des domaines de
recherche liés aux problèmes d'environnement, et elles ont fait leur apparition
en de nombreux endroits. Le véritable intérêt de la recherche interdisciplinaire
réside dans la résolution des problèmes grâce à une profonde coopération entre
savants décidés à surmonter les obstacles. Malheureusement, la méthodologie
scientifique dont nous avons hérité est si étroitement compartimentée que le
rapport entre les résultats des méthodes scientifiques et la réalité de l'environ-
nement dans son ensemble devient vague et malaisé à discerner.
Le traitement des résultats scientifiques est effectué par de petits cercles
de spécialistes, souvent alliés secrètement à des forces sociales telles que
l'industrie et l'administration gouvernementale18. Cet état de choses peut être
illustré par la chimie analytique au Japon : l'orientation des recherches et
études de base est liée aux intérêts des fabricants d'instruments de mesure et à
ceux de certaines bureaucraties administratives, ce qui débouche sur des don-
nées inutiles et affolantes sur l'environnement. Cette tendance est illustrée par
la politique actuelle sur l'environnement. E n effet, celle-ci ne s'attaque pas
directement aux sources polluantes, mais dirige plutôt les efforts vers la seule
mesure des concentrations ambiantes de polluants. L'effort fourni par l'admi-
nistration se mesure alors en argent dépensé.
E n raison de l'important poids social des industries polluantes, il est
indispensable de disposer de données précises sur la concentration des polluants
dans le milieu pour assurer le contrôle légal des activités industrielles. A u
Japon, dans le domaine de l'écologie, seuls certains types d'énergie et de
systèmes écologiques font l'objet d'études poussées pour la simple raison
qu'ils sont d'un abord aisé et sont extrêmement utiles à l'industrie et à l'admi-
nistration gouvernementale. E n revanche, en dépit de son rôle capital dans la
stabilité de la nature, la dynamique des populations a été longtemps et dange-
reusement négligée. L e développement de la chimie industrielle visait presque
uniquement à servir les intérêts de l'industrie chimique : d'où son inutilité pour
l'étude de l'environnement. Depuis les débuts de la pollution japonaise, bien
des chimistes ont travaillé pour des industries polluantes sans mesurer la
336 Jun Vi

véritable portée des problèmes. Bien plus, la plupart des chimistes ont tendance à
ne s'intéresser qu'à certains aspects spécifiques des problèmes complexes qui se
posent dans la nature, et ce, au détriment de certains autres. Ainsi, pour le
mercure, se contente-t-on de procéder mécaniquement à la mesure des concen-
trations présentes dans de nombreux échantillons. Et lorsque, à son tour,
le BPC (biphényl polychloriné) pose problème, on mesure sa concentration
dans d'autres échantillons, tout cela sans prendre en considération le moins d u
m o n d e leur valeur écologique ni le rapport que l'un entretient avec l'autre.
C e type de négligence a été à l'origine de bien des dépenses inutiles. Il suffirait,
au prix d'un petit effort supplémentaire, d'analyser certains éléments coexistant
avec les polluants et d'étudier leur distribution pour en savoir beaucoup plus
sur la nature et les origines de la pollution. Il est rare de voir le gouvernement
entreprendre ce type d'étude systématique de la pollution. L'étroitesse de vues
des chimistes, leur ignorance de l'interdisciplinarité et de l'écologie se révélèrent
d'une manière particulière lors des recherches sur la pollution par le mercure.
A u début de ces recherches, beaucoup d'efforts furent consacrés à l'analyse
de l'eau naturelle afin d'en définir la teneur en mercure — dont les concen-
trations, faibles, sont d'analyse malaisée et conduisent à d'importantes fluctua-
tions dans les résultats. Il fut généralement très difficile, au vu de ces résultats,
de déceler des taux élevés de pollution par le mercure dans cette eau naturelle.
E n raison d u nombre important de fluctuations, l'analyse des eaux industrielles
usées créa des difficultés semblables. D a n s bien des cas, l'analyse de boues
sédimentaires et d'échantillons biologiques tels que le plancton, les poissons
et les coquillages permit d'obtenir des résultats plus réguliers et de déceler de
fortes concentrations de mercure. L'étude de ces résultats fournit des indi-
cations plus fiables et plus utiles sur la pollution par le mercure. Néanmoins,
la plus grande partie des subventions avait déjà été consacrée à l'analyse de
l'eau, et il était trop tard lorsque l'on décela la présence de mercure dans les
échantillons sédimentaires et biologiques. C e type de problème s'est posé n o n
seulement au Japon, mais encore en Italie, au Canada et à Porto-Rico. D a n s
des cas de ce genre, la méthodologie actuellement suivie en chimie de l'envi-
ronnement et la vision de la nature à laquelle elle se rattache ne peuvent per-
mettre une véritable compréhension de la pollution, et leur application
mécanique au problème peut aisément aboutir à une sous-estimation de la
pollution et de ses complications19.
Pour éviter cet écueil, l ' h o m m e de science devrait avoir la ferme volonté
de résoudre les problèmes et faire preuve d'initiative; il devrait rester ouvert,
modeste et tenir compte des observations des non-spécialistes. Malheureuse-
ment, la plupart des spécialistes et experts de l'environnement ne sont pas
préparés à accepter ce type de comportement. Bien au contraire, o n constate
aujourd'hui u n développement monstrueux et une spécialisation de plus en
plus étroite de la science, ce qui tend à neutraliser de tels efforts. A cet égard,
il m e semble qu'au Japon, par de nombreux aspects, la science et la technique
modernes font figure d'hérétiques. D a n s le Japon d'aujourd'hui, être h o m m e
de science o u ingénieur constitue pour le jeune h o m m e pauvre mais ambitieux
Étude de quelques problèmes posés par l'environnement 337

le m o y e n le plus rapide de s'intégrer à la société établie, encore que l'impi-


toyable concurrence qui caractérise l'enseignement extrêmement structuré du
Japon ne cesse, chaque année, d'accroître les difficultés. L e phénomène fait
presque penser au bouddhisme o u au christianisme médiéval. C o m m e cela se
produisait avec le sanscrit o u le latin dans les temples d u M o y e n Age, les
débats du m o n d e universitaire sont aujourd'hui marqués par des langues
étrangères telles que l'anglais et l'allemand, et deviennent par conséquent
presque incompréhensibles pour le c o m m u n des mortels. C o m m e les temples
médiévaux, les bâtiments des universités et des instituts ne cessent de croître
en majesté et en magnificence, alors que le niveau des résultats obtenus dans
leurs murs ne cesse de baisser. Universités et instituts sont aujourd'hui équipés
d'ordinateurs, c o m m e les temples du M o y e n Age l'étaient de gongs et d'orgues.
Lors de la Réforme, Martin Luther c o m m e n ç a par traduire la Bible en langue
allemande. Il semblerait donc, en ce cas, qu'il faille procéder à une popula-
risation de la science et de la technique pour mettre fin à une telle situation au
Japon20. C o m m e nous le verrons plus loin, les milieux n o n gouvernementaux
japonais ont fait u n véritable effort pour combler l'abîme entre le peuple et
les h o m m e s de science. L'auteur pense que de tels efforts pourraient être
déployés dans d'autres pays, et en particulier dans le Tiers M o n d e .
Devant les erreurs commises, u n petit groupe interdisciplinaire de
savants a été constitué sous la direction d'un économiste, le professeur Tsuru,
pour étudier la pollution au Japon. Les membres de ce groupe se sont mis
d'accord pour adopter la méthode de travail suivante :
Si chacun doit être compétent dans sa propre discipline, il doit aussi se
familiariser avec d'autres disciplines scientifiques. Ainsi, chaque m e m b r e
sera en mesure de discuter de problèmes avec des spécialistes d'autres
horizons.
Pour l'étude de la pollution, la méthodologie employée ne devra pas se limiter
aux seules sciences naturelles; en outre, ces dernières auront relativement
moins d'importance que les sciences sociales.
Les membres du groupe se rendront aussi souvent que possible sur les lieux
atteints par la pollution, prendront l'avis des intéressés et analyseront
ce qu'auront vécu les habitants.
C e groupe effectue des recherches interdisciplinaires sur la pollution et la
protection de la nature depuis 1963; il a lancé, en 1970, une revue trimestrielle
intitulée Pollution research21. Il a acquis une renommée internationale en
organisant la Conférence internationale du Conseil des sciences sociales de
Tokyo en 197022 et en participant activement à la Conférence scientifique sur
l'environnement humain, qui s'est tenue à Kyoto en 197523. E n 1975, ce
groupe a également mené à bien une enquête mondiale sur la pollution, plus
précisément en Amérique du Nord, en Europe occidentale, en Europe de
l'Est et en Asie24. Il s'agit sans doute là d u plus dynamique groupe de
recherche interdisciplinaire sur la pollution dont dispose le Japon. Si l'on
excepte de petites subventions accordées par le gouvernement, il assure
lui-même en majeure partie le financement de ses travaux.
338 Jun Ui

C o m m e autre exemple de recherches interdisciplinaires sur la pollution,


nous pouvons citer celles effectuées par la Commission de recherches synthé-
tiques sur la mer de Shiranui et la maladie de Minamata, qui travaille plus
particulièrement sur la manière dont les communautés locales sont socialement
et culturellement affectées. Ce groupe est dirigé par u n historien, le professeur
Irokawa, et u n anthropologue, le D r Tsurumi. E n 1975, ces derniers rassem-
blèrent une douzaine de spécialistes en sciences sociales et culturelles. Leur
objectif était de procéder, dans le cadre d'un projet de dix ans, à une première
phase d'étude de la région intéressée. L e groupe effectua donc des recherches
sur la communauté traditionnelle japonaise jusqu'en 1975 et publia un rapport
exceptionnel, An adventure into thought, où il se livrait à une analyse critique
du processus de modernisation japonais. Pour analyser le phénomène de
désintégration de la société de Minamata, phénomène hé au déséquilibre de
l'environnement provoqué par le mercure, ces chercheurs appliquèrent la
méthode interdisciplinaire. E n ce qui concerne les effets sociaux de la maladie
de Minamata, u n petit groupe de volontaires, constitué de chercheurs de
l'Université de K u m a m o t o et de citoyens de Minamata, a déjà effectué des
recherches préliminaires sur le problème et a rassemblé tous les documents
rédigés sur ce thème au cours des dernières années. E n se basant sur ces
documents, le groupe Irokawa-Tsurumi a conçu le projet de généraliser l'ana-
lyse du processus de désintégration des communautés traditionnelles engendré
par la modernisation et de chercher le m o y e n de redonner u n nouveau souffle
à ces communautés 2 5 . Ces recherches fournissent u n remarquable exemple de
travail interdisciplinaire à caractère culturel, d'autant qu'elles ont pour objectif
de permettre la réforme de communautés frappées par le désordre. D e plus,
dans u n proche avenir, ces recherches seront principalement financées par des
volontaires.
L a mer Intérieure de Seto, entre les îles de H o n s h u et de Shikoku, est un
autre exemple typique de région où la pollution a fait de rapides progrès au
cours des dernières années. Autrefois célèbre pour l'abondance de son poisson,
cette région s'industrialisa peu à peu, tandis que des terres étaient gagnées sur
la mer. Aujourd'hui, elle produit 70 millions de tonnes d'acier, soit 70 % de
la production japonaise, 1,6 million de barils de pétrole raffiné par jour, soit
4 4 % de la capacité de raffinage d u pays, 1,8 million de tonnes d'éthylène,
soit 37 % de la production nationale, 63 % du cuivre, 76 % d u plomb et 13 % du
zinc. Près de la moitié des industries de transformation japonaises se trouve
sur les bords de la mer Intérieure, qui fait à peu près la m ê m e superficie que le
lac Érié. Il est aisé d'imaginer à quel point la pêche a été affectée au cours des
dix dernières années si l'on considère le rapport entre l'importance de ces
industries et la superficie de la région..
Jusqu'à ce jour, les modifications subies par l'environnement ont été
analysées selon deux méthodes distinctes : l'une suivant les directives du gou-
vernement, l'autre s'appuyant sur les avis d'un groupe de volontaires. D a n s le
premier cas, plusieurs sections des administrations centrale et préfectorale
conçurent un projet d'étude. Sous l'égide du Service de protection de l'environ-
Étude de quelques problèmes posés par l'environnement 339

nement, divers services préfectoraux procédèrent à une analyse chimique de


l'eau afin de déterminer le taux de pollution dans la région. L'outil de travail
le plus important fut une réplique à l'échelle de 1/2000 de la mer de Seto, qui
coûta plusieurs millions de dollars au Ministère de l'industrie et d u commerce
international. Toutefois, les facteurs étudiés se limitèrent à quelques para-
mètres, tels que la demande chimique et biochimique en oxygène, la teneur en
solides en suspension et le p H , qui avaient été utilisés pour le contrôle de la
pollution de l'eau. O n nefitguère l'effort de réaliser la synthèse des facteurs
étudiés et d'avoir ainsi u n tableau synoptique de la pollution dans la région.
Les résultats ne furent pas publiés et il fut malaisé d'obtenir des données à
l'intention des habitants intéressés26.
Le second projet, qui s'appuyait sur une méthodologie totalement diffé-
rente, fut m e n é à bien par une centaine d'étudiants et de jeunes chercheurs de
diverses universités de la région. Il débuta en 1972. L a principale méthode de
travail consistait à consulter les habitants, en particulier les pêcheurs. N e dis-
posant d'aucune subvention pour ses recherches, ce groupe n'effectua guère
d'analyses de l'eau. Toutefois, cette méthode de travail assez primitive permit
de montrer que les modifications biologiques telles qu'on les constata, c o m m e
la disparition d u poisson et des algues marines, étaient causées par l'intensi-
fication des activités industrielles et par le rejet d'eaux usées. L'enquête fut
menée sur les lieux de pêche et sur terre. Par la suite, le rapport de ce groupe
fut résumé et publié en u n livret par u n critique de la technologie, le D r Hoshino,
et publié en 1972 c o m m e une mise en garde vigoureuse contre les progrès de la
pollution dans la région27.
Ces deux exemples montrent combien est grande la différence entre les
méthodes de recherches appliquées par le gouvernement et celles des groupes
de volontaires. C'est u n phénomène courant au Japon, surtout en ce qui
concerne l'étude des problèmes posés par l'environnement. Pour donner une
idée plus précise d u type de recherches scientifiques officiellement reconnues
par le gouvernement, nous citerons la liste des études disponibles auprès de
l'Institut national de recherches sur l'environnement (en japonais, cet institut
s'appelle Institut de la pollution — Kogai —; le lecteur remarque sans doute la
subtile différence entre les appellations japonaise et anglaise28) :
« Effet de polluants de l'air en faibles concentrations sur des plantes
mises en présence de phytotron, placées à la lumière et en chambres
à gaz. »
« Effet de polluants de l'air en faibles concentrations sur des animaux mis en
présence de zootron, placés en chambres à gaz chronique et en chambres
vides d'éléments pathogènes. »
« Effet de polluants de l'eau sur le milieu aquatique, expériences réalisées en
présence d'aquatron et en milieu aquatique contrôlé. »
« Mécanismes de formation de brouillard photochimique, expériences réalisées
avec des lampes au xénon et sous vide. »
« Simulation de la diffusion des polluants de l'air, expériences réalisées en
soufflerie. »
340 Jun Ui

C o m m e le montrent ces titres, cet institut se caractérise par l'emploi de modèles


à grande échelle, complexes et onéreux pour l'étude de phénomènes naturels.
E n dépit de cela, l'utilité des simulations reste douteuse du fait de la complexité
des problèmes posés par l'environnement. E n outre, il convient de souligner
que les recherches effectuées par cet institut sont essentiellement des recherches
élémentaires et ne portent pas, en fait, sur les questions essentielles.
Par opposition à ces recherches gouvernementales, poussées et onéreuses,
mais n'abordant qu'indirectement les véritables problèmes, il est des recherches
d'une autre sorte : celles menées sur place par des citoyens ordinaires, qui ne
sont pas des spécialistes de la science et de la technologie modernes. D a n s les
années 1963-1964, à l'occasion d'un mouvement de protestation populaire
contre la mise en place d'un complexe pétrochimique dans la région de
Mishima et N u m a z u , u n groupe d'étude formé d'enseignants locaux mit en
évidence le problème de pollution que cette usine allait entraîner et conçut les
principes théoriques d'un mouvement de résistance populaire à ce projet. D è s
lors, les participants locaux à ce mouvement prirent l'habitude d'analyser les
modifications de l'environnement naturel en appliquant des méthodes simples,
mais bien fondées du point de vue écologique, pour déceler toute trace de
pollution. L e mouvement utilisa les résultats ainsi obtenus c o m m e base théo-
rique de son action et en tira les leçons nécessaires pour le traitement de
nouveaux problèmes29. A titre d'exemple, nous citons ci-après les rapports
rédigés par les habitants de Shimizu. E n 1975, ceux-ci s'opposèrent au projet
d'expansion d'une raffinerie de pétrole et, au bout d'une résistance opiniâtre,
réussirent à le faire annuler30.
« Détection de brouillard photochimique dans la feuille et lafleurdu liseron. »
« Répartition locale des asthmatiques et accroissement du nombre des
malades atteints du cancer du p o u m o n dans les hôpitaux locaux. »
« Diminution et disparition de la culture de perles dans la baie de Shimizu. »
« Distribution locale des plantes endommagées par la pollution de l'air. »
« Disparition des mousses et lichens sur les pierres tombales et autres surfaces
du fait de la pollution de l'air. »
« D e la sûreté de la raffinerie de pétrole au vu des possibilités de tremblement
de terre. »
« Rapport entre la direction du vent et la présence de pollution dans l'air. »
« Détection de la pollution de l'air au m o y e n de bandes de cuivre poli. »
« Mesure de l'acidité de la pluie par les effets des polluants acides de l'air. »
« Étude de la fréquence des passages de camions-citernes et de son incidence
sur les embouteillages et les problèmes de sécurité après l'expansion
de la raffinerie. »
« Étude sur les oxydes d'azote de l'air mis en évidence par des bandes de
papier-filtre trempées dans u n réactif Saltzmann. »
« Étude de la micrométéorologie par la mesure quotidienne et répétée de la
température de l'air, de la direction et de la vitesse d u vent, de la présence
de couches d'inversion, de la diffusion des fumées et de la teneur en
oxydes d'azote. »
Étude de quelques problèmes posés par l'environnement 341

Ces recherches furent effectuées par plus de deux cents volontaires. Elles
furent conçues et dirigées par des médecins et des enseignants locaux qui se
joignirent aux mouvements de Mishima et N u m a z u en 1964; elles acquirent
ainsi une expérience en matière de recherches sur la pollution. A partir de 1964,
les méthodes à appliquer pour la réalisation de ces études furent progressivement
conçues par les participants des mouvements locaux contre la pollution.
C e type de recherches scientifiques simples mais rationnelles d u point de
vue écologique est très souvent effectué par les mouvements locaux contre la
pollution. Leur n o m b r e peut parfois atteindre plusieurs douzaines. L'effet
corrosif particulier d u fluorure d'hydrogène sur la feuille d u glaïeul fut utilisé
pour limiter le rejet de ce gaz par une usine d'aluminium. E n effet, cette fleur
fut plantée tout autour de l'usine et la pression sociale qui en résulta suffit à
empêcher l'accroissement de la quantité de gaz rejeté dans l'air de T o y a m a . Les
barbes étamines d'Ephemerum, petite fleur bleue, permirent de déceler une
fuite de radioactivité d'une pile atomique, car elles virèrent d u violet au blanc
après exposition à des particules radioactives. Cette découverte engendra
également une forte pression sociale pour la gestion de la centrale nucléaire.
E n principe, les méthodes écologiques de détection de la pollution permettent de
représenter les d o m m a g e s pouvant être occasionnés à l ' h o m m e ; elles sont donc
plus aisément applicables que les méthodes physiques et chimiques conduisant
à l'analyse détaillée de quelques facteurs isolés.
Les recherches interdisciplinaires effectuées par les mouvements locaux
contre la pollution furent le résultat naturel d'une réaction de défense de
personnes confrontées depuis vingt ans à une grave pollution et n'ayant p u
obtenir de la science et de la technique modernes les moyens nécessaires pour
contrôler la société. E n dépit d'outils exceptionnels pour l'étude de l'environ-
nement, tels que les souffleries, les modèles et les ordinateurs, la science et la
technique modernes se sont montrées incapables de progresser dans ce domaine.
Si les spécialistes disposant de ces outils sont si souvent parvenus à des
conclusions erronées allant à rencontre de la compréhension que l ' h o m m e
m o y e n avait de la réalité, c'est probablement en raison de l'étroitesse de vue de
ces m ê m e s spécialistes, de leur organisation bureaucratique et sectaire. Les
habitants ont dû concevoir eux-mêmes de nouveaux systèmes scientifiques pour
déceler les modifications de l'environnement et leurs effets sur la vie humaine
dans les régions polluées.
C e phénomène ne peut être simplement qualifié de popularisation de la
science : c'est une reconnaissance du caractère politique de la science et de la
technique modernes, que la société tenait pour objectives, jusqu'à ces derniers
temps d u moins. D a n s bien des cas de recherches d'origine locale ou régionale
sur les problèmes posés par l'environnement, les méthodes simples appliquées
par la population ont donné des résultats plusfiablesque ceux produits par les
méthodes prétendument scientifiques et modernes d u gouvernement et de
l'industrie. Cette vérité a cependant été niée avec acharnement.
Pour rassembler les fonds nécessaires à leurs recherches, les volontaires
puisent principalement dans leur propre bourse; les s o m m e s ainsi obtenues
342 Jun Ui

sont très limitées, mais fort bien utilisées, contrairement à celles consacrées aux
études onéreuses et extravagantes lancées par le gouvernement. Grâce à de
telles recherches, les individus concernés se familiarisent avec les principes de
l'écologie et acquièrent une nouvelle vision de la nature pour renforcer leur
mouvement. N o u s s o m m e s probablement témoins de la création, par le peuple,
d'une nouvelle science adaptée à l'étude de l'environnement.

Conclusion

L'étude interdisciplinaire des problèmes posés par l'environnement n'est pas


simplement une étude collective réalisée par des spécialistes de divers horizons
scientifiques, elle repose sur l'interaction organique de diverses disciplines.
A u v u des exemples de recherches interdisciplinaires fructueuses déjà réalisées,
il est permis de conclure que ce succès ne dépendit pas de la complexité d'outils
de travail tels que les méthodes analytiques et la simulation sur ordinateur,
mais bien plutôt de la ferme volonté et de l'audacieuse coopération des
savants intéressés. D a n s la plupart des cas, l'importance des fonds disponibles
ne fut pas déterminante. E n revanche, les méthodes d'étude de l'environnement
à caractère relativement peu universitaire permirent plus facilement de
comprendre la nature des problèmes que ces méthodes scientifiques dites
« modernes ». Il va sans dire que bien des problèmes peuvent être traités selon
diverses méthodes. Toutefois, l'auteur tient à souligner qu'il a lui-même
constaté le fait suivant : dans le domaine des recherches sur l'environnement, la
science et la technique modernes sont en grande partie utilisées pour satisfaire
les intérêts et ambitions des spécialistes de métier, et l'objectif réel des
recherches est souvent perdu de vue en raison de la démarche bureaucratique
et sectaire d'organismes multidisciplinaires. Trop développée et trop étroi-
tement spécialisée, la méthodologie analytique de la science et de la technique
modernes ne peut permettre, dans bien des cas, de saisir l'ensemble des pro-
blèmes posés par l'environnement, m ê m e si le groupe d'étude semble organisé
de manière interdisciplinaire. A cet égard, il est important que le peuple
japonais, dans l'effort entrepris par les mouvements locaux contre la pollution
pour déceler les modifications de l'environnement et les d o m m a g e s provoqués
par celle-ci, aient inventé une sorte de science adéquate. Toutefois, celle-ci
n'en est encore qu'à ses débuts.

Notes

1. Déclaration du gouvernement japonais du 26 septembre 1968, Ministère de la santé


publique (en japonais).
2. J. Ui, Kogai no seijigaku (Politiques de pollution), Sanseido, 1968 (en japonais).
3. Takeuchi et al., « Pathologie d'une maladie inconnue du système nerveux central dans
la région de la baie de Minamata », Kumamoto Igakkai Zasshi (Journal of K u m a m o t o
Medical Society), vol. X X X I , supplément, 1957, p. 37 (en japonais).
Étude de quelques problèmes posés par Venvironnement 343

4. Kagaku binran (Précis de chimie), p. 1599, Japan Chemistry Society, 1958 (en japonais).
5. Kiyoura, Minamata Wan naigai no suishitsu odaku ni kansuru kenkyu (Étude sur la
pollution de l'eau dans la baie de Minamata), document miméographié, novembre 1959
(en japonais). Voir aussi Kiyoura, « Water pollution and Minamata disease », dans :
Advances in water pollution research, vol. m , p. 291. Londres, Pergamon Press, 1964.
6. Tokita et al., Toho IgakukaiZasshi (Journal of Toho Medical School), Tokyo, Université
de Toho, vol. VIII, 1961, p. 1381 (en japonais).
7. J. Ui, op. cit.
8. Tomita, « Tamiya iinkai no zembo » (Tout sur le Comité Tamiya), Jishu Koza, n° 6,
1971, p. 1 (en japonais).
9. Irukayama et al., Nihon Eiseigaku Zasshi (Journal of Japan Society of Hygiene), vol. X V I ,
1962, p. 476 (en japonais).
10. Groupe spécial de recherche du Ministère de la santé et de la qualité de la vie, « Rapport
du groupe de recherche sur les intoxications en masse dues au mercure dans la basse
région dufleuveAgano », 2 e rapport, avril 1967 (en japonais).
11. « Rapport inédit sur les cas de K u w a n o », Teramoto et al., Showa D e n k o , Tribunal du
département de Niigata, présidé par le juge Miyagaki, 26 septembre 1971 (en japonais).
12. Ibid. Les conclusions en furent publiées, en partie, par les ingénieurs de la Showa Denko.
Voir Teramoto et al., Kogyo Kagaku Zasshi (Journal of industrial chemistry),
vol. L X X , n° 9, 1967, p . 1601 (en japonais).
13. Methyl mercury infish,a toxicologic-epidemiologic evaluation of risks: report from an
expert group. National Institute of Public Health, Stockholm, 1971 (en anglais).
14. Johnels, Westermark, et al., Oikos, vol. XVIII, 1967, p. 323 (en anglais).
15. Harada, « Epidemiological and clinical study of mercury pollution on Indian reservations
in Northwestern Ontario, Canada », Science for better environment, proceedings of the
International Congress on the Human Environment (HESC), Kyoto, 1975, p . 867
(en anglais).
16. F . M . DTtry et P . A . DTtry, Mercury contamination, a human tragedy, N e w York,
Wiley, 1977.
17. Fahim, « Discussion at the International Conference on Heavy Metals in the Environ-
ment », Toronto, Ontario, 27-31 octobre 1975.
18. Herrera, « Science and technology in Latin America », Anticipation, n° 17, mai 1974,
p. 46.
19. J. U i , Jumin o musubu tabi (Des voyages pour favoriser la solidarité sur le thème de la
pollution), Chikuma Shobo, 1977 (en japonais).
20. J. U i , « Helping science and technology serve h u m a n goals », Anticipation, n° 18,
août 1974, p. 13.
21. Kogai kenkyu (Études sur la pollution), trimestriel, Iwanami Shoten (en japonais).
22. A challenge to social sciences proceedings of the International Symposium on Environmental
Disruption. Tokyo, International Social Science Council, 1970 (en anglais).
23. Tsuru et al., Science for better environment, p. 20, 51, 57, 61, 66, 71, 77, 85, 867, 876,
880 et 907, 1975 (en japonais).
24. Sekai no kogai (La pollution dans le monde), Chunichi Shimbun, 1975 (en japonais).
25. Irokawa, conférence publique à Minamata, mars 1977 (en japonais).
26. Kankyo hakusho (Rapport annuel du service de l'environnement japonais), 1977 (en
japonais, avec résumé en anglais).
27. Hoshino, Seto-Naikai osen (La pollution dans la mer Intérieure de Seto), Iwanami
Shoten, 1972 (en japonais).
28. Kankyo hakusho, ibid. (en japonais).
29. J. Ui, Kogai newsletter, n° 8, 1977, Jishu-Koza, Asian Environment Society, branche
japonaise, Université de Tokyo (en anglais).
30. « Aoi umi to sora o kaese » (Rends-moi le ciel bleu et la mer), Conseil des citoyens
pour arrêter l'expansion de la raffinerie de Toa Nenryo dans la ville de Shimizu,
septembre 1975 (en japonais).
[1.85] SS.81/D.146/F

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