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Aude Chatelard
2eme année de Master
Sciences de l'Antiquité
Année 2006-2007
2
3
Sommaire
Sommaire .......................................................................................................................... 3
Introduction ...................................................................................................................... 4
II. Rôles religieux des femmes dans les mystères ............................................................. 119
1.Dans les mystères de Bona Dea ....................................................................................................................119
1.1. Instruments et symbolismes dans les mystères de Bona Dea............................................ 119
1.2. Les femmes dans le rite : de l'épouse du consul aux servantes ......................................... 129
2.Dans les mystères de Cérès...........................................................................................................................139
2.1. Le Sacrum Anniversarium Cereris ........................................................................................ 139
2.2. Les célébrantes : la Mater et la Filia ................................................................................. 148
3.Dans les mystères de Bacchus.......................................................................................................................155
3.1. Les problèmes rencontrés avec les mystères de Bacchus ................................................. 155
3.2. Les initiées ........................................................................................................................ 161
3.3. Les initiatrices de femmes et d’hommes........................................................................... 175
Conclusion..................................................................................................................... 238
4
Introduction
Dans sa préface à The Roman Goddess Ceres, B.S. Spaeth commence ainsi:
"Recently there has been considerable interest in "Goddess religion", an interest that
derives from a feminist desire to reimage the concept of the devine in female as well
as male form. The impulse, I believe, is natural, given the long exclusion of women
from patriarchal monotheistic religion. Although I find the goal of proponents of
Goddess religion to be laudable, their approach is at times problematic1". Nous
pouvons nous demander de quel "intérêt considérable" elle peut bien parler, puisque
rien de tel ne s'est produit sur le sol français, ou dans la francophonie européenne. En
réalité, la poussée féministe des années 70 eut encore un autre impact, en plus
d'engendrer un intérêt nouveau pour l'histoire des femmes. Cette révolution féminine
fut doublée, dans les pays anglo-saxons et surtout aux Etats Unis, d'une impulsion
spirituelle autour de la figure de la Grande Déesse, qui, comme le pensait Monica
1
B.S. Spaeth, 1996, xiv
5
Walsh, serait la figure divine prédominante d'une préhistoire matriarcale. Dans cette
version, ce temps béni fut révolu dès lors que les hommes prirent conscience de leur
rôle dans la procréation, et alors vint le temps détestable de la patriarchie, durant
laquelle les dieux masculins, ou plutôt le dieu masculin du ciel, aurait supplanté la
Grande Déesse de la terre en même temps que les femmes étaient réduites à une
soumission proche de l'esclavage. Présenté de la sorte, cela s'apparente beaucoup à un
mythe des origines de l'humanité, dans lequel un âge de fer aurait remplacé tous les
meilleurs âges depuis l'âge d'or2. En tout cas, de l'image de la Grande Déesse seraient
ainsi dérivées toutes les autres déesses. A ce sujet, l'historienne C. Acker se demande
si "un dieu tel que Zeus Olympien n'a pu devenir dieu suprême que grâce à la mort
des déesses-mères" et trouve "remarquable que la mythologie grecque soit
responsable d'une fragmentation de la psyché féminine, partagée entre les divinités
féminines de l'Olympe, mais jamais montrée intégralement"3.
La "Goddess religion" n'est pas une mais multiple, et se retrouve sous les
noms de Earth based religion, Women's Spirituality, Witchcraft ou encore Wicca, que
son fondateur G. Gardner fit connaître dans les années 50. Tous les courants de la
"Goddess Religion" qui se développèrent ensuite, trouvent plus ou moins des attaches
dans cette Wicca, présentée comme la Vieille Religion, et qui pourtant a tout des
sociétés secrètes tournées vers l'occultisme, telles qu'elles furent à la mode à la fin du
19e siècle et au début du 20e siècle4. On pourra se demander ce que viennent faire ici
des sociétés secrètes contemporaines. En vérité, en de nombreux aspects rituels de ces
groupes, ceux-ci présentent toutes les formes d'un culte à mystères, telles que
l'initiation, une théologie de mort et de renaissance ainsi que la promesse du secret.
Certaines de ces traditions récentes s'apparentent plus aux anciens mystères féminins,
célébrés uniquement par les femmes du monde antique5. Or, comme cela a été dit un
2
D'après la Théogonie d'Hésiode, Les travaux et les jours, v.109-201
3
C. Acker, Dionysos en transe, La voix des femmes, 2002, p. 40
4
Parmi les personnes qui participèrent à l'élaboration de la Wicca telle que G.
Gardner la présente, se trouve le célèbre mage Aleister Crowley, fondateur de la
Golden Dawn.
5
Nous n'entrerons pas dans les détails de la formation de ces "cultes à mystères"
contemporains, puisque là n'est pas le sujet. Il convient toutefois de repousser toute
prétention de sagesse transmise de manière ininterrompue. Aussi, il convient de
considérer ces groupes de la même manière que tous ceux qui, dès le 18e siècle,
tentèrent de refonder des groupes religieux, mystiques, philosophiques ou occultes à
partir des connaissances qu'on avait alors des anciens modèles disparus.
6
peu plus haut, le développement de cette spiritualité prit un essor sans précédent dans
les années 70 pendant l'émancipation féminine, et la plupart des leaders de ces
groupes, telles Starhawk ou Z. Budapest, se réclament ouvertement du féminisme6.
Outre le fait qu'elles mettent souvent en avant une vision très personnelle de l'histoire,
dirons-nous pudiquement7, les parallèles qui peuvent être tracés entre ce phénomène
contemporain et celui des cultes à mystères dans le monde antique sont étonnants.
Le thème des cultes à mystères est bien connu dans l’histoire de la religion
romaine, et pour peu que l’on s’y intéresse, on découvre rapidement une bibliographie
riche d’ouvrages datant du début du 20eme siècle à nos jours. L'ouvrage Les Religions
orientales dans l'Empire Romain de F. Cumont, publié en 1906, est une étude qui
marqua des générations de chercheurs. On peut le considérer comme l'initiateur du
courant contemporain des études sur les cultes à mystères. Après J. Carcopino, qui
publie en 1942 les Aspects mystiques de la Rome païenne, c'est finalement W.
Burkert, professeur suisse, qui réalise la synthèse la plus complète qui soit parue, et
qui date de 1992. Son ouvrage, Les cultes à mystères dans l'Antiquité, tend à saisir,
d'une manière générale, l'essence de ce que sont les "mystères". Pour cela, il explore
les mythes et les rites, dégageant ses idées à l'aide du langage des symboles. Pour lui,
les mystères sont l' « incroyable expérience », le fait de ressentir (pathein) plutôt que
d'apprendre (mathein) ; ils sont une issue pour les hommes et les femmes angoissés
par leur époque et par la condition humaine, un moyen de trouver une sécurité
mystique et magique aux côtés de divinités salvatrices. Il soutient l'idée selon laquelle
les cultes à mystères sont une forme de religion personnelle au sein d'un monde
antique dominé par une religion officielle fade et dépourvue d'enthousiasme religieux,
ce même «enthousiasme» qui conduit les bacchants dans la folie bienheureuse du
dieu. Le fidèle pouvait alors cumuler plusieurs initiations sans pour autant trahir sa foi
6
L'ouvrage principal de Z. Budapest, paru en 1975 et nommé The Feminist Book of
Lights and Shadows, est ensuite ré-édité en 1989 sous le nom de The Holy Book of
Women's Mysteries, par volonté délibérée de tracer un parallèle entre notre époque et
celle des anciens mystères antiques.
7
B.S. Spaeth soulève ce problème dans son prologue : "I have no quarrel with those
who would invent a new religion in which women may participate equally ; indeed, I
support their endavor. My difficulty lies with those who would argue that their
inventions represent historical reality." (1996, xiv).
7
antérieure, les cultes à mystères étant un univers ouvert et tolérant dans lequel l'initié
venait chercher à la fois la chaleur communautaire et l'assistance de sa divinité, dans
une atmosphère mystérieuse et exaltante.
Ainsi, face à cette richesse et cette complexité des cultes à mystères sous l’Empire,
véritable « phénomène de société », la plupart des ouvrages s’attachant à l’étude de
ces religiosités particulières traitent volontiers de la Grèce classique, hellénistique,
pour en venir à l’Empire romain. Il est pourtant évident que la « mode » des cultes à
8
Religion et piété à Rome, Paris, 1985, p. 15
9
Valère Maxime, I, 3, 2 ; R. Turcan, 1989, p. 314
8
10
R. Reitzenstein, Hellenistischen Mysterienreligionen, 1927
11
G. Sauron, La grande fresque de la villa des Mystères à Pompéi. Mémoires d'une
9
documentée au niveau des sources et se faisant comparative des thèses qui l'ont
précédé. Il étudie les rites du sacrum anniversarum et parvient à le situer à la fin juin
grâce aux indications sur la défaite de Cannes, durant laquelle se déroulaient ces rites,
ainsi que grâce à la correspondance de Cicéron qui y faisait allusion de manière
indirecte12. C'est une Cérès thesmophore qu'il présente comme déesse de ces
mystères, séparée de la Cérès plébéienne de la triade Cérès-Liber-Libera, une Cérès
mystique et étrangère, que Rome introduit, alors que s'efface la triade. Toutefois, il
insiste sur le fait que ces mystères à caractère matronal furent toujours trop sages et
n'eurent jamais un grand rayonnement, cédant le pas à l'attraction des divinités
éleusiniennes et au mysticisme des bacchanales.
12
Cicéron, Ad Atticum, IV, 17, 1 ; V, 21, 14
13
B. S. Spaeth , The Roman Goddess Ceres, 1996
11
Ainsi, de ces trois divinités, seule Bona Dea est romaine de part son origine,
pourtant, à regarder les liturgies, les symboles, les mythes de ces trois cultes, force est
de constater qu’ils foisonnent de références communes et s’entrecroisent jusqu’à
devenir un point de comparaison dans lequel se retrouve toujours un dénominateur
commun : les femmes.
Les mystères quant à eux sont une ouverture supplémentaire donnée aux
femmes, et les auteurs anciens comme Tite Live ne manquent pas de remarquer qu'un
culte comme celui de Bacchus attira plus particulièrement les femmes. On y retrouve
aussi des gens de la plèbe, des émigrés de la précédente guerre punique, des jeunes
gens. Les Cereres rejoignent cette tendance, accueillant indifféremment citoyens,
affranchis et esclaves. On peut se poser la question de la hiérarchie sociale des
personnes pratiquant les cultes à mystères, mais au delà de cela, ce qui semble tous les
lier est leur état de "marginalité" plus ou moins forte par rapport à la société romaine.
Les femmes sont plus que quiconque concernées, que ce soient les femmes de
sénateurs qui participent au culte de Bona Dea ou des femmes du peuple ou même des
matrones dans les bacchanales. Elles reçoivent dans ces cultes le pouvoir ; elles sont
directement investies par leurs divinités et peuvent même trouver des similitudes entre
leur existence et celle de leur divinité.
14
H. H. J. Brouwer, Bona Dea, The Sources and a description of the cult, 1989
15
D. Gourevitch et M.-T. Raepsaet-Charlier indiquent que la femme n'est jamais la
responsable du culte familial. Cette responsabilité appartient au pater familias,
toutefois il est nécessaire que l'épouse soit présente, de plus, il y a des tâches qui lui
reviennent en propre (2001, pp. 206-207)
16
Tite-Live, XXXIX, 13, 9-10
13
restent privilégiées, les sources tardives ne peuvent en rien être exclues, d'autant plus
que les sources relatives aux cultes à mystères sont relativement rares. Car comme le
sous-entend le terme "mystères, et comme cela a été expliqué précédemment, il s'agit
de cultes dissimulés aux regards profanes et pour lesquels le secret a été juré. Ainsi, il
n'existe aucun texte émanant directement des initiés, aucune liturgie n'est donnée, et il
s'agit de tenter de reconstituer ce qui a pu exister à partir de sources secondaires de
contemporains qui ne connaissent pas à priori les réalités internes de ces mystères.
Nous devons accepter de n'avoir que des témoignages masculins pour des cultes
uniquement féminins tels ceux de Bona Dea et de Cérès ; comme toute histoire des
femmes, il est toujours difficile de chercher à cerner une histoire et une mentalité
féminines lorsque les sources sont très majoritairement masculines. De telles
conditions nécessitent un regard particulièrement critique sur ces sources, d'autant
plus que lorsqu'elles entrent dans le domaine des mystères, les sources masculines
sont très lacunaires, comme c'est le cas pour le culte de Bona Dea ou même pour les
Cereres. Ces textes sont néanmoins utiles et importants, révélateurs sinon des
croyances religieuses, au moins de la sociabilité féminine au sein de ces cultes. Voilà
l'essentiel pour un sujet dont le but premier n'est pas de définir la nature exacte des
pratiques religieuses, des théologies ou des mythes qui leur sont attachés, mais qui y
trouve un appui pour cerner le lien qui existe entre ceux-ci et les femmes de la
République romaine. En cela, les auteurs anciens, vivant aux côté de ces femmes,
peuvent apporter un témoignage digne de foi, du moins aussi longtemps que cela
concerne les cultes de Bona Dea et de Cérès.
l'affaire des Bacchanales comme la première grande "chasse aux sorcières"17 . Dès la
répression, les mystères de Dionysos-Bacchus suscitent l'angoisse et de l'horreur dans
l'imaginaire collectif. De fait, cela complique la recherche de ce que purent être ces
mystères qui, contrairement aux autres cultes à mystères, sont présentés à travers le
prise d'un récit romanesque à structure manichéenne, et dans lequel les personnages
tiennent soit le bon, soit le mauvais rôle. La répression des bacchanales prend alors la
forme d'une histoire exemplaire et une fable à caractère moralisante : comme dans
toute bonne fable, à la fin les méchants sont punis et les gentils, récompensés. Il est
toutefois possible de se frayer un chemin parmi les accusations plus ou moins
fondées, notamment à l'aide des sources épigraphiques et iconographiques. C'est pour
cela que lorsque Tite Live sera évoqué dans le cadre de l'affaire des Bacchanales,
nous tâcherons autant que possible de faire abstraction des accusations de meurtre, de
viol, de débauches et autres actes criminels, afin de se concentrer sur les détails
strictement liés à la nature des mystères bachiques, ou éventuellement, au contexte
politique et social de la possible conjuratio.
17
J.-M. Pailler, Bacchanalia, 1988, p. 797-815
15
qui trouvent en général leur compte dans les libertés que les Romaines prennent. Dès
la fin de la 2de guerre punique, qui fut particulièrement meurtrière et obligea de
nombreuses veuves et orphelines à se débrouiller seules, l'adoucissement de la
condition féminine est croissante jusqu'aux premiers siècles de l'Empire. C'est alors
qu'on voit des femmes s'associer au pouvoir des empereurs, d'autres s'opposer au
régime ou encore, participer à la vie politique provinciale en accordant leur soutien à
certains candidats et en favorisant l'évergétisme18. Les deux derniers siècles de la
République constituent donc un pont entre deux modes de vie : un ancien, toujours
loué et idéalisé par les hommes, et un nouveau, nécessairement diabolisé mais qui
finit par s'imposer, d'abord dans les classes supérieures, puis dans toutes les strates de
la société19.
18
D. Gourevitch, M.-T. Raepsaet-Charlier, 2001, pp. 250-267
19
Pour une bibliographie concernant l'évolution de la condition féminine à Rome, ou
plus généralement les femmes; se reporter à la première partie de la bibliographie
"Femmes à Rome"
20
G. Fau, L'émancipation féminine à Rome, 1978, pp. 192-193
21
G. Fau, 1978, pp. 41-43
16
Ainsi, nous pouvons nous demander si les cultes à mystères furent un terrain
d'émancipation des femmes, ou bien, d'autre part, s'ils ne purent pas constituer un
facteur séparant plus encore les femmes selon leur milieu social d'origine. Les
mystères, rapprochèrent-ils les femmes dans leur commune condition, ou eurent-ils un
résultat inverse? Nous rechercherons donc systématiquement à la fois les opportunités
et les limites touchant aux femmes qui se trouvent liées aux trois cultes à mystères
retenus pour cette étude, ceux de Bona Dea, de Cérès et de Bacchus. De même que
nous laissons de côté des cultes trop marginaux ou tardifs, tel que celui d'Isis qui ne se
développe vraiment à Rome qu'à l'extrême fin de la République romaine.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, un tour d'horizon des mythes et des
divinités des cultes à mystères étudiés sera effectué. En effet, les cérémonies des
cultes à mystères fonctionnent principalement sur la mimèsis23, aussi il est
fondamental d'avoir pris le temps de connaître et comprendre les divinités et leurs
mythes, desquels les aspects cultuels sont issus. Après quoi, nous pourrons revenir au
plan humain et aborder la représentativité sociale dans les cultes à mystères. Toute la
partie suivante sera consacrée aux rôles des femmes dans ces groupes et cérémonies ;
enfin, nous serons alors en mesure de nous pencher sur les rapprochements et les
tensions qui découlèrent de ces cultes à mystères. L'opposition entre pouvoir féminin
et conservatisme sera mis en évidence, avant d'observer les évolutions de la fin de la
République, notamment dans le cas des mystères de Bacchus.
22
G. Sauron, 1998, p. 53. C'est au sujet de la fresque de la villa des Mystères que
l'auteur parle de retrouver le regard qui fut à l'origine de celle-ci, toutefois, l'historien
se trouve dans une position semblable vis à vis des témoignages à sa disposition.
23
Terme qui se rapproche de la myèsis, l'initiation, et qui explique bien la dualité de
Dionysos entre dieu de l'initiation bachique et dieu du théâtre.
17
Dans son étude exhaustive sur Bona Dea, H.H.J. Brouwer précise d'emblée
que "Bona Dea n'est pas un nom"24 . Il le devint de fait, par le tabou majeur qui frappe
cette déesse, qui est que nul homme ne doit connaître son véritable nom25, sachant
qu'elle-même ne permit jamais qu'un homme hors de sa maison ne la vit ni ne connut
son existence. Le mystère et l'interdit suscitèrent assez logiquement des
questionnements et des réflexions de la part de nombreux auteurs, qui fournirent ainsi
diverses versions de légendes concernant Bona Dea. A travers celles-ci, il devient
possible d'appréhender la personnalité de Bona Dea, et surtout de lui connaître
d'autres noms qui lui furent traditionnellement associés. Nous apprenons ainsi dans
des sources tardives qu'elle était également connue sous les noms de Fenta Fatua26,
Fenta Fauna27 ou encore Damia28. Mieux même, Macrobe se livre, dans ses
Saturnales, à un long et riche développement théologique concernant la nature de
Bona Dea, mettant en évidence le flou qui l'entoure en s'efforçant de la rapprocher
d'autres divinités mieux connues, telles que Junon ou Tellus, afin de pouvoir enfin
l'appréhender justement. A Fenta Fatua ou Fauna, il lui adjoint encore le nom d'Ops,
24
Brouwer H.H.J., Bona Dea, The sources and a description of the cult, p. 232
25
Cicéron, De Haruspicum Responsis, XVII 37
26
Arnobe, Ad. Nat., I, 36
27
Lactance, Div. Instit. , I, 22, 9-11
18
mais surtout, sur l'autorité de Cornélius Labeo, il fait de Maïa le nom réel de cette
déesse qui se fait désigner comme Bonne Déesse. En effet, Ovide nous apprend que le
temple de Bona Dea fut dédié par la vestale Claudia un 1er mai sur l'Aventin, et cette
date resta l'une des deux fêtes de Bona Dea, avec les mystères célébrés au début du
mois de décembre. Ce même jour correspond à un sacrifice d'une truie enceinte par le
flamen Volcanalis pour la déesse Maïa. Pour le théologien du paganisme qu'est
Macrobe, ou sa source Cornelius Labeo, le parallèle semblait évident d'autant qu'il
était alors connu qu'une truie enceinte était sacrifiée durant les mystères nocturnes de
décembre.
En étudiant les sources anciennes qui font mention de Bona Dea, nous nous
28
Festus, Glossae, s.v. Damium
29
Cicéron, De Haruspicum Responsis , XVII, 37 : Etenim quod sacrificium tam
uetustum est quam hoc quod a regibus aequale huius urbis accepimus?
19
Macrobe rapporte que Varron donna le premier une version du mythe de Bona
Dea, fille de Faunus et femme si chaste que nul n'entendit son nom, qu'aucun homme
ne la vie, et que par conséquent, son temple interdit l'accès aux hommes32 Toutefois,
Plutarque est le premier auteur pour lequel on possède un texte se rapportant au mythe
de Bona Dea. Mais c'est à Properce que l'on doit la première mention du culte de
Bona Dea dans un contexte encore mythologique33. Ici, il n'apporte aucune nouveauté
sur la nature de la déesse mais narre un épisode de la vie d'Hercule. Après avoir tué
Cacus, celui-ci arrive à l'orée d'un bois consacré à Bona Dea, assoiffé et épuisé.
Lorsqu'il demande à la vieille prêtresse le droit d'entrer dans le sanctuaire pour se
désaltérer, rapprochant à cette occasion les rites de Bona Dea à ceux de Junon, il se
voit refuser ce privilège parce que nul homme ne peut pénétrer dans ces lieux.
Furieux, il brise malgré tout la porte et va étancher sa soif dans la rivière, qu'il assèche
même. Properce livre là un récit étiologique destiné à expliquer la raison pour laquelle
nulle femme ne peut assister aux rites d'Hercule à l'Ara Maxima, en guise de revanche
suite au refus de la prêtresse de le laisser passer. Dans le chapitre que A.Staples
consacre au culte de Bona Dea, considérant que l'étude la plus complète avait été
menée par H.H.J.Brouwer, elle choisit d'aborder quelques aspects spécifiques liés à
Bona Dea, dont justement l'interprétation de ce mythe liant le culte d'Hercule à l'Ara
Maxima et celui de Bona Dea dans son temple de l'Aventin ou durant les mystères
nocturnes célébrés dans la maison du plus haut dignitaire présent à Rome.34 En
30
Dumézil, 1970, p.350
31
Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII
32
Macrobe, Saturnales, I, 12, 27
33
Properce, IV, 9, 21-70
34
Staples A., From Good Goddess to Vestal Virgins. Sex and Category in Roman
Religion, Londres, New York, 1998 , pp. 17-30
20
mettant en parallèle le tabou de la présence masculine durant les rites de Bona Dea, et
celui de la présence féminine au culte rendu à Hercule à l'Ara Maxima, cette auteur
démontre que ces deux cultes se retrouvent liés par l'opposition du masculin et du
féminin, que c'est leur rejet mutuel du sexe opposé qui les imbrique définitivement
l'un à l'autre. Car contrairement au culte de Mithra, qui ne se contente pas de refuser la
présence du féminin mais l'annihile purement et simplement au sein de sa cosmologie
comme au sein des rites35, le culte d'Hercule reconnaît le principe féminin . Cela va
plus loin encore; dans la chronologie de la fondation des cultes, celui d'Hercule à l'Ara
Maxima est réputé antique, étant déjà célébré sous le roi Evandre36, mais le culte de
Bona Dea est plus ancien encore puisqu'il existait déjà lorsqu' Hercule arriva après la
mort de Cacus. C'est donc d'après le culte de Bona Dea que se serait construit par la
suite celui d'Hercule, qui eut beau rejeter la présence féminine mais qui ainsi, par son
rejet physique, affirma son existence au sein de l'univers mythologique. Comme le
souligne A. Spaeth, il s'agit presque d'une inversion du scénario rencontré chez
Mithra, sans toutefois que l'un de ces deux cultes apparaisse comme supérieur à
l'autre.
C'est par l'intermédiaire de Plutarque que nous sont transmis les premiers
éléments mythologiques37, repris ensuite unanimement par d'autres auteurs, chrétiens
pour la plupart, avec relativement peu de variations. Arnobe cite le sixième livre de
Sextus Clodius, écrit en grec, comme source, de même que le In causalibus de Butas
pour accréditer son témoignage mythologique concernant Bona Dea. Il rapporte ainsi
que Bona Dea, nommée Fenta Fatua "fut battue à mort avec des verges de myrte car
sans que son époux le sache, elle aurait bu une jarre entière de vin pur; et la preuve de
35
A.Staples, From Good Goddess to Vestal Virgins. Sex and Category in Roman
Religion, Londres, New York, 1998 , p. 37 : The cult of Mithras was based on a
deliberate rejection of the realities of the world as they were perceived to exist.
Instead, the initiate entered into a deliberately constructed cosmic entity, governed by
a carefully constructed cosmology. Central to that cosmology was the rejection of the
female. It is important to note that unlike the male cultic space created by Hercules,
which had to exist within a wider cultic universe, the Mithraic cosmos was complete :
it was the universe. Beyond the boundaries existed nothing. The rejection of women
was therefore total. In the mysteries of Mithras women had no status because they
simply did not exist. Even their exclusive function of child-bearing was denied in both
the myth and the ritual by an appeal to the fantasy of sexless generation. Mithras was
born from a rock.
36
Virgile, Eneide, livre VIII, 190-305
37
Plutarque, Q. R., XX
21
cette histoire mise en avant est que quand les femmes célèbrent sa fête, une amphore
de vin recouverte est présente et il n'est pas permis d'amener des verges de myrte"38 .
Lactance à son tour est amené à fournir des détails mythiques au sujet de Bona
Dea, s'appuyant encore sur le témoignage de Sextus Clodius ainsi que sur celui de
Gavius Bassus et de Varron, et approfondit le récit commencé par Arnobe. On
apprend ainsi que Bona Dea, nommée Fenta Fauna, était à la fois la soeur et la femme
de Faunus39. De l'autorité de Gavius Bassus, elle était également appelée Fatua car
elle prédisait l'avenir ( fata ) des femmes, tout comme Faunus le faisait pour celui des
hommes. Selon Varron, elle était pourvue d'une telle modestie que nul homme en
dehors de son époux ne la vit jamais ni n'entendit son nom durant le temps de sa vie,
et que c'est pour cela que les femmes lui offrent un sacrifice in operto et qu'elle est
nommée Bona Dea. Enfin, Lactance rapporte de Sextus Clodius qu'elle était la femme
de Faunus, qui la trouva ivre et qui pour cela la battit à mort avec des verges de myrte.
Cet épisode avait été déjà rapporté par Arnobe, mais Lactance poursuit encore le récit
de Sextus Clodius en ajoutant que Faunus, à qui son épouse lui manquait, se repentit
de cet acte et lui conféra un statut divin. Ce serait la raison pour laquelle un récipient
de vin recouvert d'un tissu serait présent durant la fête de Bona Dea.
A son tour, Servius donne une version de la légende de Bona Dea, se référant
pour cela à la Théogonie d'Hésiode pour situer chronologiquement les indigenae
fauni40. Il réaffirme le lien entre le nom de Faunus et le verbe fari, et par là sa capacité
à prophétiser. Dans sa version, Bona Dea est une fois encore fille de Faunus, et petite
fille de Picus. Il justifie l'appellation de Bona Dea par le fait qu'elle était la plus chaste
de toutes les femmes, qu'elle était adroite dans toutes les disciplines et qu'il était
inderdit de prononcer son nom. Ici, l'auteur n'évoque aucun autre nom si ce n'est Bona
Dea, mais sous-entend le nom de Fauna, puisqu'il l'appelle elle et son père les Fauni,
capables tous deux de donner des oracles en état de stupeur. Outre Servius, Isidore de
Séville plus tard s'attacha également à dépeindre cette nature prophétesse qu'avait
Bona Dea. Dans ses écrits, Faunus porte également le nom de Fatuus, ainsi que
l'avaient déjà écrit Arnobe et Lactance. Fatuus serait nommé ainsi car il ne
comprendrait ni ce qu'il dit, ni ce que disent les autres, mais Isidore ajoute que c'est
38
Arnobe, Adversus Nationes , V, 18
39
Lactance, Divinae Institutiones, I, 22, 9-11
22
parce que Fatua et son époux Fatuus prédisaient l'avenir dans un état de stupeur à un
point tel que cela les avait rendus fous qu'ils étaient nommés ainsi. Il offre ainsi une
double explication à l'appellation de Fatua, celle de l'incompréhension de la parole et
celle de la folie résultant de la capacité à prophétiser. A cette date avancée à laquelle
Isidore écrit, ce n'est plus la capacité à "dire", ou prédire qui est l'explication de la
racine de fari, mais au contraire une incapacité à parler avec cohérence et une folie
résultant de leur activité oraculaire. Il va jusqu'à supposer que ce serait bel et bien
cette capacité à prédire l'avenir qui leur aurait ôté la capacité de s'exprimer et de
comprendre autrui. Leur nom s'opposerait donc à son sens originel, peut être pour en
marquer la distance.
Certains, avec l’assentiment de Cornélius Labéo, prétendent que cette Maia gratifiée
d’un sacrifice au mois de mai, est la terre, ainsi nommée d’après son étendue, de même
qu’on lui donne aussi le nom de Magna Mater (Grande Mère) dans les sacrifices et ils tirent
encore une preuve à l’appui de leur affirmation, de l’usage consistant à lui immoler une truie
pleine, victime spécialement consacrée à la terre. Et Mercure, selon eux, lui est associé dans
les pratiques rituelles, parce que la parole n’est donnée à l’homme à sa naissance qu’au
contact de la terre ; or on sait que Mercure est le dieu de la parole et du langage.
Cornélius Labéo atteste qu’aux calendes de mai un temple fut dédié à cette Maia, c'est-à-dire
à la Terre, sous le nom de ma Bonne Déesse et de Fauna, d’Ops et de Fatua ; Bonne Déesse
parce qu’elle est la source de tous les biens nécessaires à notre subsistance, Fauna parce
qu’elle favorise (favet) tout ce qui est utile aux êtres vivants, Ops (assistance) parce que la vie
se maintient grâce à son assistance, Fatua du verbe fari (parler), parce que, comme nous
l’avons dit, les nouveaux-nés ne font entendre leur voix qu’après avoir eu un contact avec la
terre.
40
Servius, In Vergilii Aenidos , VIII, 314
41
Macrobe, Saturnalia, I, 12, 20-29
23
Il en est qui attribuent à cette déesse le pouvoir de Junon, attesté, selon eux, par la
présence en sa main gauche du sceptre royal. D’autres l’identifient à Proserpine et, disent-ils,
on lui offre une truie en sacrifice, parce que la truie dévore la moisson, présent de Cérès aux
mortels. D’autres encore voient en cette déesse Chtônia Hécatè, les Béotiens Sémélé. De
Bona Dea, on dit aussi qu’elle est fille de Faunus et qu’elle s’opposa aux désirs de son père,
qui s’était épris d’elle, au point qu’il la frappa avec une baguette de myrte, pour lui avoir
résisté, même sous l’effet du vin. Mais le père, croit-on, se transforma en serpent et s’unit à
sa fille.
Toutes ces données reposent sur les preuves suivantes : la présence d’une baguette de myrte
est sacrilège en son temple ; sur sa tête se déploie le rameau de la vigne, suprême instrument
de séduction paternelle ; dans son temple, il n’est pas d’usage d’introduire le vin sous son
propre nom, mais le vase qui le contient est appelé vase à miel et le vin prend le nom de lait :
quant aux serpents, ils apparaissent dans l’indifférence dans son temple, n’inspirant ni ne
ressentant d’effroi.
Certains voient en elle Médée parce que, disent-ils, on trouve en son temple toutes
sortes d’herbes, dont ses prêtres [prêtresses] composent ordinairement des médicaments, et
parce que l’entrée de son temple est interdite aux hommes, à cause de l’outrage qu’elle a reçu
de son mari ingrat, Jason.
Elle reçoit chez les grecs le nom de theos gynaïkeia (divinité des femmes), Varron la
cite comme la fille de Faunus, si pudique qu’elle ne franchit jamais le seuil du gynécée, que
jamais son nom ne fut entendu en public, que jamais elle ne vit un homme, pas plus qu’un
homme ne la vit, ce qui explique l’interdiction à tout homme d’entrer en son temple.
D’où vient cette interdiction faite aux femmes en Italie de participer au culte
d’Hercule : en effet, alors qu’il conduisait à travers les territoires d’Italie les bœufs de
Geryon, un jour qu’il avait soif, une femme répondit à Hercule qu’elle ne pouvait lui donner
d’eau à boire, parce qu’on célébrait ce jour là la fête de la déesse des femmes et que la loi
divine interdisait aux hommes de goûter ce qui était destiné à la cérémonie. Devant ce refus,
Hercule, qui allait accomplir un sacrifice, écarta avec des imprécations la présence des
femmes et ordonna à Potitus et Pinarius, désservants de son culte, de n’admettre la présence
d’aucune femme. Voilà comment à l’occasion du nom de Maia, en qui nous avons reconnu à
la fois la Terre et la Bonne Déesse, nous avons été amenés à exposer tout ce que nous savons
sur la Bonne Déesse.
s'attache à rappeler les diverses informations connues jusqu'ici au sujet de Bona Dea.
Ainsi il rappelle, comme le dit Plutarque, que Bona Dea est appelée la déesse des
femmes en Grèce, d'après Varron qu'elle est la fille de Faunus, très pudique et qu'elle
ne vit ni ne fut vue par aucun homme, ceci expliquant l'interdiction faite à tout homme
de pénétrer dans son temple, et que, ainsi que Properce le dit, le culte d'Hercule fut
rendu interdit aux femmes suite à la mésaventure d'Hercule au bois sacré de Bona
Dea, lorsqu'il se vit refuser l'entrée par une prêtresse de Bona Dea. De nouveaux
éléments, insolites et parfois contradictoires, apparaissent avec ce récit.
42
Dans son développement, Macrobe cherche à définir et nommer correctement Bona
Dea en se référant à non moins de douze déesses ou noms de déesses sous lesquelles
les pontifes l'invoqueraient : Tellus en premier, puis Maia, Magna Mater, Fauna, Ops,
Fatua, Junon, Proserpine, Cérès, Hécate, Sémélé, Médée. Un dieu, Mercure, est
également cité comme associé à Bona Dea dans les rites concernant les nouveaux nés
et la parole, puisque la parole est liée au fait de toucher la terre. Macrobe se réfère
encore à la parole donnée aux nouveaux nés un peu plus loin, expliquant ainsi le nom
de Fatua, venant de parler, fari, puisque les enfants ne peuvent pas émettre de son
avant d'avoir touché la terre.
25
43
Brouwer H.H.J., Bona Dea, The sources and a description of the cult, p. 240-244
26
expliquer les usages. Là encore, il est possible de mettre en cause la date tardive des
écrits de Macrobe. Nul ne sait plus pour quelles raisons les anciens rites étaient
conduits, et leurs significations réelles. Et déjà, les érudits devaient chercher une
connaissance livresque pour essayer d'appréhender et comprendre un phénomène
désormais en dehors de leur portée.
De tous ces témoignages, on retiendra que Bona Dea ne peut être le nom d'une
déesse, mais devient l'appellation par laquelle est connue cette déesse dont le nom ne
pouvait être connu des hommes, qui par ailleurs furent les seuls à écrire à son sujet.
La mythologie, ou même, on pourrait dire, le folklore, lui attribue les noms de Fenta
Fatua ou de (Fenta) Fauna selon la légende voulant qu'elle fut la fille, l'épouse, ou les
deux à la fois de Faunus, fils de Picus, et qu'ils étaient nommés Fauni de par leur
capacité à prédire l'avenir, Faunus celui des hommes et Fauna celui des femmes. Un
jour, Faunus l'ayant trouvée ivre, il l'a battue de verges de myrte et l'aurait tuée. Suite
à quoi, pris de remords, il l'aurait déifiée. Désormais, ni son temple ni son culte ne
souffriraient d'être approchés par des hommes et seules les femmes pourraient
connaître à la fois le véritable nom de Bona Dea, et la teneur de ses rites.
44
Lactance, Divinae Institutiones, I, 22, 9
45
Cicéron, De Haru. Resp, 17 : Etenim quod sacrificium tam uetustum est quam hoc
27
un symbole fort de Rome. Cela peut paraître relativement étonnant lorsque nul autre
avant lui n'a transmis d'information au sujet de cette déesse qui pourtant serait, si l'on
en croit Cicéron, si fondamentale pour le secours et la protection de Rome. Ce sont
deux épisodes particuliers qui conduisirent Cicéron à s'intéresser autant à Bona Dea,
si ce n'est comme le conclut H.H.J Brouwer, à en faire une patronne à titre
personnel46. Le premier se situe en 63 avant J.C., lorsque Cicéron était consul et que
les mystères de Bona Dea eurent lieu dans sa maison sous la direction de sa femme
Terentia. Alors que les cendres de l'autel finissaient de se consumer, une flamme
soudain jaillit de l'autel. Ce fut immédiatement interprété par les vestales comme un
signe de Bona Dea en faveur de Cicéron, qui devait agir au plus vite pour assurer la
sûreté de la patrie.47 Le second se déroula l'année suivante, en 62 avant J.C., et qui est
l'épisode le plus connu qui donna lieu à une véritable fabula Clodiana48 chez les
successeurs de Cicéron. L'affaire de Clodius ayant déjà été traitée de manière
exhaustive par H.H.J. Brouwer ou A. Staples, je ne m'attacherai qu'à la passer
rapidement en revue avant d'en faire ressortir les éléments importants, relatifs à la
fonction des mystères de Bona Dea dans le cadre politique et religieux de Rome. Cette
année là, le festival de Bona Dea était célébré dans la maison de César, qui était alors
le plus haut magistrat présent à Rome en sa charge de préteur. Un doute subsiste à
savoir si c'était la femme de César, Pompéia, ou la mère de celui-ci, Aurélia, qui
conduisait la cérémonie49. Dans la Vie de César de Plutarque, celui-ci donne un
résumé assez large des faits qui se déroulèrent pendant cette cérémonie et les
conséquences qui s'en suivirent :
L'année de la préture de César, Pompéia fut chargée de célébrer cette fête : Clodius, qui
n'avait pas encore de barbe, se flattant de n'être pas reconnu, prit l'habillement d'une joueuse de harpe,
sous lequel il avait tout l'air d'une jeune femme. Il trouva les portes ouvertes et fut introduit sans
obstacle par une des esclaves de Pompéia, qui était dans la confidence, et qui le quitta pour aller avertir
sa maîtresse : comme elle tardait à revenir, Clodius n'osa pas l'attendre dans l'endroit où elle l'avait
laissé. Il errait de tous côtés dans cette vaste maison et évitait avec soin les lumières, lorsqu'il fut
rencontré par une des femmes d'Aurélia, qui, croyant parler à une personne de son sexe, voulut l'arrêter
et jouer avec lui ; étonnée du refus qu'il en fit, elle le traîna au milieu de la salle, et lui demanda qui elle
était, et d'où elle venait. Clodius lui répondit qu'il attendait Abra, l'esclave de Pompéia ; mais sa voix le
trahit, et cette femme s'étant rapprochée des lumières et de la compagnie, cria qu'elle venait de
surprendre un homme dans les appartements. L'effroi saisit toutes les femmes : Aurélia fit cesser
aussitôt les cérémonies, et voiler les choses sacrées. Elle ordonna de fermer les portes, visita elle-même
toute la maison avec des flambeaux, et fit les recherches les plus exactes. On trouva Clodius caché dans
la chambre de l'esclave qui l'avait introduit chez Pompéia ; il fut reconnu par toutes les femmes, et
chassé ignominieusement. Elles sortirent de la maison dans la nuit même, et allèrent raconter à leurs
maris ce qui venait de se passer. Le lendemain toute la ville fut informée que Clodius avait commis un
sacrilège horrible ; et l'on disait partout qu'il fallait le punir rigoureusement, pour faire une réparation
éclatante, non seulement à ceux qu'il avait personnellement offensés, mais encore à la ville et aux dieux
qu'il avait outragés. Il fut cité par un des tribuns devant les juges, comme coupable d'impiété ; les
principaux d'entre les sénateurs parlèrent avec force contre lui, et l'accusèrent de plusieurs autres grands
crimes, en particulier d'un commerce incestueux avec sa propre sœur, femme de Lucullus. Mais le
peuple s'étant opposé à des poursuites si vives, et ayant pris la défense de Clodius, lui fut d'un grand
secours auprès des juges que cette opposition étonna, et qui craignirent les fureurs de la multitude.
César répudia sur-le-champ Pompéia, et appelé en témoignage contre Clodius, il déclara qu'il n'avait
aucune connaissance des faits qu'on imputait à l'accusé. Cette déclaration ayant paru fort étrange,
l'accusateur lui demanda pourquoi donc il avait répudié sa femme : « C'est, répondit-il, que ma femme
ne doit pas même être soupçonnée. » Les uns prétendent que César parla comme il pensait ; d'autres
croient qu'il cherchait à plaire au peuple, qui voulait sauver Clodius. L'accusé fut donc absous, parce
que la plupart des juges donnèrent leur avis sur plusieurs affaires à la fois, afin, d'un côté, de ne pas
s'attirer, par sa condamnation, le ressentiment du peuple ; et, de l'autre, pour ne pas se déshonorer aux
si elle attendait son amant. Elle ne tenait en ce cas pas à diriger la cérémonie, comme
le suppose H.H.J.Brouwer, p.255. Quelle que soit la raison véritable, ceci démontre
l'autorité que pouvait tenir la mère du magistrat durant ces cérémonies, ne la laissant
pas entièrement, ou pas uniquement, à l'épouse. Voir aussi J.P.V.D. Balsdon, Roman
Women, 1962, p.244
29
Cette animosité fut donc la cause de la première mise en avant de Bona Dea
dans la littérature. Plus que quiconque, Cicéron est une source inestimable au point de
vue de la connaissance des mystères de Bona Dea, qui se déroulaient dans les
premiers jours de décembre. Une analyse du vocabulaire et des expressions qu’il
emploie permet de définir les mystères de Bona Dea ainsi que leur place au sein de la
religion romaine. La première caractéristique des mystères de Bona Dea est qu’ils
sont parfaitement intégrés à la religion romaine officielle, et Cicéron comme ses
successeurs s’accordent à affirmer qu’il s’agit d’un culte de la religion d’Etat ainsi
qu’en témoignent les expressions populare sacrum54, publica ... sacra55, publicas
50
Plutarque, Vie de César, X
51
H.H.J. Brouwer, chap. The worshippers
52
Cicéron, Ad Atticum, I, 12, 3
53
Cicéron, Ad Atticum, XIV, 23
54
Martial, Epigrammaton libri, X, 61 (v.7)
55
Juvénal, II, 6, 335-336
30
caerimonias56. Mais plus que tout, les rites célébrés en l’honneur de Bona Dea sont
effectué pro populo, pour le peuple, ou encore pro salute populi Romani57. Ces
expressions reviennent sans cesse chez Cicéron et les auteurs suivants, et la seule
mention de pro populo permet de désigner le sacrifice de Bona Dea, effectué pour le
peuple, au point qu’il n’est nul besoin pour Cicéron de préciser qu’il s’agit du
sacrifice offert en l’honneur de Bona Dea, tant pour ses contemporains, il est évident
que le sacrifice pro populo ne peut concerner que les mystères de Bona Dea célébrés
dans le début du mois de décembre. En vérité, le culte d’Etat de Bona Dea ne
comprenait pas une cérémonie, mais deux. La deuxième correspond à l’anniversaire
de la fondation du temple de Bona Dea sur l’Aventin le 1er mai, et qui est d’ailleurs le
point de départ des spéculations théologiques de Macrobe. Il est possible d’affirmer
avec certitude que, si cette fête au temple de Bona Dea était bien dépendante de la
religion d’Etat, le qualificatif de pro populo ne permettait de désigner que les
mystères nocturnes de décembre. Ce furent ceux-ci, bien plus que la cérémonie
d’anniversaire du 1er mai, qui retinrent l’attention des auteurs de l’antiquité, et qui de
la même manière nous intéressent en particulier par leur caractère mystérique58.
Le lien direct entre la déesse et le peuple romain est renforcé par le lieu où se
déroule la cérémonie de décembre, puisqu’il s’agit de la maison du plus haut
magistrat présent dans l’enceinte de Rome, celui qui détient l’imperium; le consul
comme c’est le cas de l’année où la fête fut célébrée dans la maison de Cicéron, ou le
préteur dans le cas de César, par sa qualité de préteur. Outre le fait que César était
préteur, il était également cette année là Pontifex Maximus. Lorsqu’il divorça de sa
femme Pompéia, c’est en qualité de Pontifex Maximus qu’il déclare que sa femme
doit être au dessus de tout soupçon, et non pas à priori par sa qualité de préteur, ou
comme ce fut parfois interprété, comme la femme de César. Le fait que César ait été
Pontifex Maximus n’est donc pas un facteur déterminant dans le choix de sa maison
56
Suétone, Divus Julius, VI, 3
57
L’anecdote rapportée par Cicéron dans de De Domo Sua (LIII, 136–137) au sujet
de la vestale Licinia qui, ayant dédié un autel, une chapelle et un lit au pied de la
roche sacrée sous le consulat de Flamininus et de Q. Metellus, renforce encore
l’importance du lien entre le culte de Bona Dea et l’Etat. En effet, Licinia avait pris
seule cette initiative, sans avoir demandé le consentement du Sénat. Le grand-pontife
P. Scévola alerta alors le Sénat, et décréta que cette dédication, ayant eu lieu sur un
endroit public sans l’aval du peuple était nulle et non sacrée.
58
Voir occurences du terme « mystérique », cf. J.Scheid, La religion des Romains,
31
pour héberger le sacrifice pro populo de Bona Dea, mais constitue un argument de
choix pour Cicéron lorsqu’il s’agit d’insister sur le caractère sacré et symbolique de la
demeure de César, c’est également une raison bien commode pour César de justifier la
répudiation de sa femme tout en se refusant d’accuser Clodius, dont il craint peut être
le soutien que le peuple lui porte.
1998, p.154,
59
Sauf si l’on prend en compte le commentaire de Dumézil repris par H.H. Scullard
(Festivals and Ceremonies of the Roman Republic, 1981, p.200) à ce sujet, mais dont
la portée reste toutefois limitée si l’on tient compte qu’il s’appuie sur la référence à
Damia et que le nom de Damia n’apparaît dans la littérature qu’à partir de Festus, à
une date déjà relativement avancée. Le témoignage de Juvénal, quoique satirique et au
caractère exagéré pourrait éventuellement faire référence à son époque, à une certaine
hellénisation de la cérémonie nocturne de Bona Dea, en réponse aux autres cultes à
mystères florissant alors à Rome. La description qu’il en donne (II, 6, 314-345)
ressemble en effet plus à des lieux communs concernant des bacchanales que la
vénérable cérémonie effectuée en l’honneur de Bona Dea que décrit Cicéron. Il
compare d'ailleurs les participantes à des ménades. Ainsi, une certaine influence
hellénique ou provenant de pratiques d’autres cultes à mystères est envisageable au
cours de l’Empire.
32
associée à l’aristocratie.
60
Ovide, Fastes, V, 147-158
61
H.H. Scullard, Festivals and Ceremonies of the Roman Republic, 1981, p.201
33
Quoi qu’il en soit, ainsi que nous venons de le voir, le caractère secret de cette
cérémonie est d’une importance capitale. C’est pour cette raison qu’elle est effectuée
in operto, dans le secret. Tout comme l’expression pro populo, il semblerait que celle
d’in operto ait joué un rôle similaire dans la désignation des mystères de Bona Dea.
Cicéron l’utilise telle quelle, sans ajouter la mention de sacrificium62; il est donc
évident qu'il s’agissait pour les contemporains d’une expression consacrée,
spécialement attribuée au festival de début décembre. Cette expression in operto est
d’ailleurs celle qui est la plus fidèlement transmise au sujet de cette cérémonie à
travers les siècles, et des auteurs chrétiens tels que Placide ou Paulus Diaconus
n’omettent pas de mentionner cette particularité qui constitue une raison d’être
fondamentale des rites à Bona Dea63. D’autres termes renvoient encore au caractère
secret de cette cérémonie, comme sacrificia occulta64, opertanea sacra65,
ἀπορρήτοις ὀργιάζουσαι66, secreta67 , ex ipso ritu occultiore sacrorum68. Le temple
62
Cicéron, Ad Atticum , I, 16, 10 : quasi in operto dicas fuisse. ; Cicéron, Paradoxa
stoicorum ad M. Brutum, IV, 2, 32 : Et quidem in operto fuisti.
63
Placide, s.v. Damium ; Paulus Diaconus, EPITOME s v Damium. En ce temps
avancé où la connaissance du culte de Bona Dea ne provient déjà plus que des écrits
des prédécesseurs, ces deux auteurs reprennent pour ainsi dire mot pour mot Festus
(s.v. Damium).
64
Cicéron, De Haruspicum Responsis , XVII, 37. Ici les sacrificia sont désignées à la
fois comme vestusta et occulta. Cette association d’antique et de secret octroient aux
mystères de Bona Dea le statut le plus élevé possible au sein de la religion romaine, et
en font pour Cicéron, sans nul doute, un des cultes voir le culte le plus sacré et le plus
représentatif de son combat pour la préservation des traditions romaines. Il le nomme
d’ailleurs sanctissimis dans le Pro Milone (XXVII, 72).
65
Pline l’Ancien, Naturalis historia, X, 61, 77
66
Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII
67
Juvénal, II, 6, 314. Juvénal utilise ici le terme de secreta pour désigner l'ensemble
34
de Bona Dea suit la même prescription de secret et est construit sur l'Aventin, enclos
par des murs, mettant les rites qui s'y conduisent à l'abri de tout regard, masculin ou
importun. Si les rites qui s'y déroulent ne peuvent être qualifiés de mystères ni ne sont
conduits pro populo, le culte inscrit dans le calendrier et faisant partie de la religion
romaine officielle respecte les mêmes tabous que les mystères de décembre, de
manière assez similaire dont Properce décrit le sanctuaire de la Bonne Déesse où vient
Hercule; les termes employés pour signifier la frontière sacrée est loca clausa ainsi
que devia limina69. La différence principale entre les cérémonies de décembre et de
mai tient à ce qu'on ignore de quelle nature était celle de mai, mais on peut avancer
qu'elles n'étaient ni pro populo, ni n'étaient définies par le terme de in operto. Le
sacrifice qui avait lieu était offert par des prêtresses attachées au temple,
contrairement à la cérémonie de décembre. Ces prêtresses sont sûrement les
damiatrices auquelles Festus et ses continuateurs font référence, de même que
Macrobe. Il y aurait eu alors une certaine confusion de la part des auteurs tardifs entre
la cérémonie de décembre et celle de mai.
Le secret est une caractéristique des deux fêtes de Bona Dea, pourtant seule
celle de décembre est considérée comme les "mystères" de cette déesse. Nous avons
vu que le sacrifice était fait in operto et qu'il était occultum. Selon sa terminologie, il
est le sacrifice "qui ne doit être vu de nul homme". La notion de vision et du regard
apparaît comme fondamentale dans les textes anciens, ainsi Cicéron parle de
"mystères que l'œil d'un homme ne peut, sans offenser le ciel, apercevoir même par
inadvertance"70 et Tibulle les appelle des "mystères qui ne doivent être profanés par
aucun homme"71. La vision de ces mystères par les hommes est une profanation en
soi, et cette profanation est traditionnellement punie par la privation de la vision, c'est
à dire la cécité. Aussi Clodius est-il nécessairement puni par Bona Dea, par
l'aveuglement de l'esprit72, en attendant un châtiment plus sévère et que Cicéron voit
de rites secrets.
68
Macrobe, Saturnalia, I, 12, 21
69
loca clausa : Prop. , IV, 9, 25 ; devia limina : Prop. , IV, 9, 27
70
Cicéron, De Haruspicum Responsis , V, 8 : eaque sacra quae uiri oculis ne
imprudentis quidem aspici fas est non solum aspectu uirili ; également De
Haruspicum Responsis, XXVII, 57 : occulta et maribus non inuisa solum, sed etiam
inaudita sacra inexpiabili scelere peruertit,
71
Tibulle, Elegia, III, 5 ,7-8 : sacra...nulli temeranda uirorum
72
Cicéron, De Domo Sua , XL 105 : neminem, ne illum quidem qui caecus est factus.
35
intervenir lorsque Clodius trouve la mort à Bovillae. Dans l'Antiquité, bien plus que
par la participation active, les mystères "se voient"73, ceux de Dionysos mais aussi les
illustres mystères d'Eleusis74. La Villa des Mystères, les stucsz de la Villa Farnèsine et
d'autres peintures ou gravures montrent le dévoilement des objets rituels, la vision
seule des mystères d'Eleusis valait pour une garantie de félicité dans l'au-delà. Que
des hommes puissent voir les mystères de Bona Dea constitue donc un sacrilège des
plus importants, digne d'un châtiment semblable à celui que Tirésias reçu pour avoir
aperçu Pallas au bain. Pallas75 et Bona Dea peuvent par ailleurs être rapprochées par
leur réputation de chasteté, plus encore peut être dans le cas de Bona Dea qui s'était
refusée à la vue de tout homme en ne sortant jamais de chez elle. Le caractère sacré de
la vision des choses saintes qui lui sont liées en est renforcé. Voir ces mystères, c'est
voir la déesse qui n'accepte de n'être vue que des femmes76. L'accusation d'inceste
(incestum) contre Clodius est d'ailleurs relative à cette forme de sacrilège, le viol des
limites sacrées, la vision de ce qui est de toujours interdit aux hommes.
Ex quo intellegitur multa in uita falso homines opinari, cum ille, qui nihil uiderat
sciens quod nefas esset, lumina amisit, istius, qui non solum aspectu sed etiam incesto
flagitio et stupro caerimonias polluit, poena omnis oculorum ad caecitatem mentis est
conuersa. : Aucun, pas même celui qui devint aveugle. La destinée de ces deux
Clodius prouve l'erreur populaire : l'un, qui n'avait rien vu volontairement de ce qu'il
n'est pas permis de voir, perdit la vue; tandis que l'autre, après avoir profané des
cérémonies religieuses, non seulement par ses regards, mais par un crime, par un
infâme adultère, en est quitte pour un aveuglement d'esprit.
73
Le sens de l'ouïe tient également une place primordiale dans les mystères de
manière générale, avec la musique, les chants, les cris dans le cas de mystères tels que
ceux de Dionysos. De même qu'il est important d'entendre et de répéter les carmina,
les paroles sacrées. Pour Bona Dea, qui refusait que les hommes entendent son nom,
on a retrouvé plusieurs dédicaces ornées d'oreilles sculptées dans la pierre. Serait ce
en sa qualité de déesse de la guérison, ou bien un attribut spécifique à elle? Ni
l'épigraphie ni la littérature ne fournissent pour l'instant d'explication à ce sujet.
74
Les mystères d'Eleusis se déroulaient en deux temps, et le 2eme grade rendait les
initiés "époptes" : "ceux qui voient". Les auteurs anciens offrent des témoignages
abondant en ce sens et expliquant un peu plus de quoi il en retourne : "Heureux qui a
vu cela avant de descendre sous terre." (Pindare, fragment 137) ; "O trois fois heureux
parmi les mortels, ceux qui ont contemplé ces mystères." (Sophocle, fragment 753)
75
Properce reprend cette comparaison dans la légende qu'il livre au sujet d'Hercule au
bois de Bona Dea (IV, 9, 53-58).
76
Dans l'épigraphie, l'épithète d'oclata a pu parfois être attribué à Bona Dea, dans la
capacité qu'on lui attribuait à guérir les maladies des yeux (CIL VI 75 = ILS 3508).
Or, il est connu dans l'antiquité que ce qui peut guérir peut également faire l'effet
inverse, ainsi qu'on le remarque notamment dans les attributs d'Artémis ou d'Apollon,
capables de guérir ou de tuer.
36
Le culte de Bona Dea de décembre revêt ainsi tous les atours du mystère, se
déroulant sous le couvert du secret et de la nuit, à l'écart des hommes qui ne peuvent
ni voir la cérémonie ni jamais entendre le véritable nom de la déesse. De même on
aura vu que certains éléments tels que la myrte ou le vin sont également tabous, ou
sont introduits par l'intermédiaire de "noms de code" et voilés, comme c'est le cas du
vin. Pourtant, malgré la remarque de Plutarque, selon laquelle on dit par rumeur que
certains éléments de ce rituel ressembleraient aux mystères orphiques80, il est
remarquable de constater que jamais aucun auteur n'utilisa, à priori, les mots
77
Cicéron, De Legibus Libri , II, 9, 21: Nocturna mulierum sacrificia ne sunto,
praeter olla quae pro populo rite fiant;
78
Cicéron, De legibus, II, 21
79
Il ne peut y avoir qu'une simple comparaison avec les Thesmophories par
l'exclusivité féminine, car les Thesmophories ne comportent pas de mystères et ne
rejouent pas le mythe de l'enlèvement et des retrouvailles de Koré-Perséphone avec sa
mère Déméter.
80
Plutarque, Vie de César , IX
37
81
Cicéron, De Domo Sua , XIII, 35; De Haruspicum Responsis, XXVII, 57; Tibulle,
Elegia, I, 6, 22, Elegia, III, 5 ,7; Properce, IV, 9, 26;
82
Cicéron,De Domo Sua , XXXIX, 105
83
Cicéron, De Haruspicum Responsis , XVII, 37
84
Cicéron, Pro Milone, XXVII, 73
85
Velleius Paterculus, II, 45, 1
86
Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII
87
Juvénal, II, 6, 314
88
Cicéron, Ad Atticum, V, 21,14; Ad Atticum , VI, 1, 26 ; Ad Atticum, XV, 25.
89
H. LE Bonniec, Le culte de Cérès à Rome; Des origines à la fin de la République,
Paris, 1958, pp. 430-436
38
exclu qu'il puisse demander la date du sacrifice au temple de Bona Dea puisqu'elle est
fixe au 1er mai, et que de toutes manières nous avons vu qu'il ne s'agissait pas de
mystères. Cicéron est à ce moment là gouverneur à Laodicée, et il précise que s'il n'est
pas prorogé, il quitterait sa province le 30 juillet, ce qui dépasse dans tous les cas le
1er mai. D'autre part, sachant que la cérémonie nocturne a lieu au début du mois de
décembre, c'est cette fois une date trop tardive et Cicéron serait rentré bien avant.
Comme nous le verrons plus tard, les seuls "mystères Romains" ayant lieu à date
variable dans la période estivale sont ceux de Cérès. H. Le Bonniec, dans son étude
sur Cérès, pointe très justement le doigt sur le problème qui se pose avec les
cérémonies de décembre de Bona Dea, à savoir que l'historiographie catalogue
d'emblée de "mystères" ce qui est comporte des rites secrets, comme c'est le cas
présentement avec Bona Dea. Les traducteurs eux-mêmes emploient volontiers le
terme de "mystères" pour sacrificia ou sacra, créant une tradition qui associe
naturellement dans les esprits Bona Dea au vocable de "mystères". L'absence
d'utilisation du terme d'initia achève d'assurer que le sacrifice nocturne à Bona Dea
n'était pas envisagé de la même manière que les autres mystères venus de Grèce ou
d'Orient. L'idée de "mystères Romains" en tant que mystères natifs de Rome est-elle
donc illusoire, et cela justifierait-il qu'il faille écarter les"mystères" de Bona Dea de
cette étude?
En fait, la véritable question ne se situe pas à ce niveau là. Il est vrai que selon
la définition, n'est un culte à mystères que ce qui possède une initiation, ce qui n'est
pas attesté dans le cas de Bona Dea. Mais outre le vocable employé, et dans
l'impossibilité de conclure à un simple culte matronal se confondant parmi les autres,
le sacrifice nocturne en l'honneur de Bona Dea justifie un intérêt par tout ce qu'il a en
commun avec les autres mystères, et ne saurait être écarté par ce en quoi il diffère
seul. Le culte de Bona Dea est une spécificité de la religion romaine, qui n'exista
jamais tel quel qu'au sein de Rome. C'est au sein de la société romaine que son étude
prend toute son importance. Les éléments qui le composent abondent en ce sens,
autant que Juvénal qui, dans son oeuvre satirique, ne manqua pas de comparer le culte
de Bona Dea à celui de Dionysos-Bacchus. Les contemporains eux-même, sans avoir
jamais nommé ce sacrifice des "mystères", conservèrent le sentiment de son
originalité au sein de la religion romaine et des éléments qui le rendaient proches
d'autres mystères helléniques.
39
Sur les trois inscriptions provenant de Rome, deux sont le fait d'hommes, un
esclave et un affranchi, et la dernière est le témoignage d'un cadeau offert à Bona Dea
soit par une affranchie, soit par une femme de petite condition, d'après ce que les
noms Voluptas Rutuleia, ou Hermès peuvent laisser supposer. L'inscription provenant
90
Plutarque, Vie de César, IX; Macrobe, Saturnalia, I, 12, 27
91
Properce, IV, 9, 25
92
Macrobe, Saturnalia, I, 12, 28
93
Cicéron, Pro Milone, XXXI, 86
94
CIL VI 75 = ILS 3508; CIL I² 972 (=816) = VI 59=VI 30688 =ILS 3491; CIL VI
30853
95
Cébeillac, pp. 517-553, H.H.J. Brouwer, pp. 68-69
96
CIL X 5998 (=4053) = ILS 3518 à Minturnae; CIL I² 1793 (= 1279) = CIL IX 3138
près de Sulmo (Prezza); CIL² 2196 (= 1426) = CIL XI 6304 = ILLRP 58 à Ostra.
97
cf. H.H.J. Brouwer, pp. 15-143
40
98
cf. H.H.J. Brouwer, pp. 261-262
99
Cicéron, De Domo Sua , LIII, 136
41
déesse qui était Bona Dea, sans vraiment l'être à la fois. C'était sa Bona Dea.
100
H.H.J. Brouwer, p. 262
101
IG XIV 1449 = Kaibel No. 588 = IGRRP I 212 = CCA III 271
102
W. Burkert, Ancient Mystery Cults, 1987, p. 28
42
La déesse Cérès fait partie des divinités auxquelles Rome est attachée depuis
ses origines. Les Cerialia figurent sur le calendrier pré-julien attribué au roi Numa, qui
institua les flamines dont le flamen Cerialis. Le caractère agraire et pastoral de Cérès
indique qu'elle fait partie des divinités les plus anciennes, liées au monde paysan des
débuts de Rome. Une inscription en falisque datée du 7e siècle avant J.C. , et portant
le nom de Cérès confirme bien l'antiquité de la déesse sur le sol italien103. Les
Romains n'étant pas portés comme les Grecs aux légendes truculentes concernant
leurs divinités, et étant plus concernés par la réglementation du rapport entre dieux et
humains, base de la pax deorum, ne s'occupèrent pas plus de gratifier Cérès d'une
mythologie ou d'une personnalité propre que leurs autres divinités italiques. Aussi,
c'est à la Grèce que les mythes relatifs à Cérès furent empruntés.
103
Voir Vetter, 1953 p.241, Simon, 1990, p.43 (avec photographie et bibliographie),
Radke, 1965, p.180, Spaeth, 1996, p.1
104
Homère (-Pseudo), Hymnes Homériques, Hymne IV
105
Hymne à Déméter, v. 40-52
43
Une vive douleur descend aussitôt dans son âme, de ses deux mains elle déchire les
bandelettes autour de ses cheveux divins ; elle revêt ses épaules d'un manteau d'azur, et, comme
l'oiseau, s'élève impatiente sur la terre et sur les mers. Mais aucun dieu, aucun homme ne voulut lui dire
la vérité ; le vol d'aucun oiseau ne put la guider par un augure certain. Pendant neuf jours la vénérable
Cérès parcourut la terre, portant dans ses mains des torches allumées : absorbée dans la douleur, elle ne
goûta durant ce temps ni l'ambroisie ni le nectar, elle ne plongea point son corps dans le bain. Mais
lorsque brilla la dixième aurore, Hécate, un flambeau dans les mains, se présenta devant elle
Celle-ci révèle qu'elle a entendu les cris de la jeune fille mais n'a pu savoir quel en
était le ravisseur, puis Hélios, le Soleil, apprend à Déméter que le ravisseur n'est autre
que le fil de Chronos, Hadès, qui a reçu l'autorisation de Zeus, père de la jeune déesse,
d'en faire son épouse. Fâchée de la décision de Zeus et inconsolable, elle continue
d'errer sur terre jusqu'à ce qu'elle arrive près de la ville d'Eleusis. Elle y rencontre les
quatre filles du roi Céléus, qui ne la reconnaissent pas sous son apparence de vieille
femme. C'est sous le nom de Déo qu'elle se présente à elles, leur narrant la péripétie
d'un enlèvement par les pirates qu'elle aurait subi, avant de s'échapper et d'arriver à cet
endroit même106. Elle est ensuite conduite auprès de leur mère, Métanire107 :
Cependant la déesse franchit le seuil ; sa tête touche aux poutres de la salle et fait resplendir
un éclat divin à travers les portes. Alors la surprise et la pâle crainte s'emparent de la reine ;
elle lui offre son siège, elle l'engage à s'asseoir ; mais Cérès, déesse des saisons et des moissons, ne
veut point se reposer sur ce trône éclatant, elle reste silencieuse et tient ses beaux yeux baissés jusqu'à
ce que la sage Iambé lui présente un siège qu'elle couvre d'une blanche peau de brebis. Là elle s'assied
et de ses mains elle retient son voile. Triste, elle resta longtemps sur son siège, ne disant rien,
n'interrogeant ni de la voix ni du geste, mais immobile dans sa douleur, sans prendre ni breuvage ni
nourriture, et le cœur consumé de tristesse par le désir qu'elle avait de revoir sa fille à la flottante
tunique.
Enfin la sage Iambé, s'abandonnant à mille paroles joyeuses, parvint à distraire l'auguste déesse, la fit
106
Ce genre de mésaventures où interviennent des pirates est promis à un bel avenir
dans la littérature grecque, pour ne citer que Daphnis et Chloé de Longus ou Les
Ephésiaques de Xénophon d'Ephèse. C'est malgré tout sur une base réelle que ces
récits, qui se rapportent souvent à des époques reculées, sont inventés. En effet, la
piraterie était une activité qui sévissait de manière endémique dans les mers bordant la
Grèce. Les prises humaines sous forme de razzias constituaient alors la majorité des
esclaves vendus, avec les prises de guerre.
107
Hymne à Déméter, v. 189-211
44
doucement sourire et répandit le calme dans son âme. Les aimables saillies de cette jeune fille la lui
rendirent dans la suite toujours plus chère. Alors Métanire lui présente une coupe remplie d'un vin
délicieux. Elle le refuse, disant qu'il ne lui est pas permis de boire du vin ; mais elle demande qu'on lui
donne à boire de l'eau mêlée avec de la farine dans laquelle on broierait un peu de menthe. Métanire
alors prépare ce breuvage et le lui présente comme elle le désire. L'auguste Déo accepte par grâce ...
Métanire demande alors à Déméter de veiller sur son fils Démophon en tant que
nourrice, ce que la déesse accepte. Elle s'attache alors à essayer de le rendre immortel
en le frottant d'ambroisie, et en le couchant dans la flamme du foyer. Métanire la
surprit un jour alors que son fils se trouvait dans les flammes, et cria, effrayée. Ceci
eut pour effet de la faire fuir, mais avant qu'elle ne disparaisse, Déméter ordonne
qu'un temple et un grand autel sur la haute colline Callichore soient bâtis en son nom,
afin que les mystères qu'elle enseignerait soient accomplis et qu'elle ait ainsi l'âme
apaisée. Le temple est ainsi construit, dans lequel elle décide de demeurer éloignée de
l'Olympe, et où Iris, envoyée par Zeus la retrouve pour lui demander de retourner
auprès de l'assemblée des dieux. Après de nombreuses tentatives pour faire fléchir
Déméter, qui refusait de faire pousser quoi que ce soit, elle accepte à la condition où
elle reverrait sa fille. Zeus accède à sa demande et Cérès peut enfin revoir sa fille
Perséphone. Il lui faut cependant désormais accepter de ne l'avoir auprès d'elle que
durant les deux tiers de l'année, puisque sa fille a consommé de la nourriture du roi
des morts : un pépin de grenade.
La déesse enseigne aux rois chefs de la justice, à Triptolème, à Dioclès, écuyer labile, au courageux
Eumolpe, à Céléus, pasteur des peuples, le ministère sacré de ses autels ; elle confie à Triptolème, à
Polyxène, à Dorlè les mystères sacrés qu'il n'est permis ni de pénétrer ni de révéler: la crainte des
dieux doit retenir notre voix. Heureux celui des mortels qui fut témoin de ces mystères ; mais celui qui
108
Hymne à Déméter, v. 473-482
45
n'est point initié, qui ne prend point part aux rites sacrés, ne jouira point d'une aussi belle destinée,
même après sa mort, dans le royaume des ténèbres.
mystères ne représente aussi bien le Mystère Sacré que celui qui se déroulait à
Eleusis. Cicéron lui-même, qui fit partie des initiés de renom, en parle avec grand
respect et révérence.
"De toutes les institutions excellentes et divines que ta chère Athènes a conçues et introduites dans la
vie des hommes, aucune n'est supérieure à ces mystères qui, de mœurs sauvages et farouches, nous ont
fait passer à d'autres plus douces, plus humaines. Par leur initiative et grâce à cette institution nous
avons appris à connaître la vie véritable, une certaine façon non seulement de vivre dans la joie, mais
de mourir avec une belle espérance. "109.
Les mystères d'Eleusis sont donc supérieurs car ils possèdent des vertus civilisatrices,
issues des bienfaits de l'agriculture et du cycle des saisons. Ce sont eux qui ont permis
aux hommes de passer de l'état de sauvages, se nourrissant de ce qu'ils trouvaient, à
l'état d'hommes civilisés, avec la connaissance de l'agriculture, patronnée par
Déméter. Par delà l'aspect matériel, un deuxième niveau de civilisation apparaît : celui
de l'âme. Si on a pu assister à ces mystères, on peut cura spe meliore moriendi. Bien
vivre et bien mourir étaient le but et la conséquence des mystères d'Eleusis, les
spécificités qui longtemps firent d'Eleusis le seul rite à caractère salvateur dans toute
la sphère gréco-romaine. La renommée des bienfaits des mystères d'Eleusis est
immense, Pindare exalte le bonheur de qui a pu voir les mystères car il connaît les
secrets de l'après-vie110, Sophocle l'appuie en arguant que seuls les mystes possèdent
la vie alors que les autres ne connaîtront que la souffrance dans la mort111, Platon
affirme que l'initié habitera avec les dieux112 et développe l'idée philosophique des
mystères d'Eleusis dans Phèdre :
" Quant à la beauté, ils la voyaient resplendir, dans ce temps où, membres d'un chœurs fortuné, ils
étaient spectateurs de la bienheureuse vision qui s'offrait à leurs yeux, nous avec Zeus et à sa suite,
d'autres en compagnie de tel autre de ces dieux ; alors ils étaient les initiés d'une initiation dont il y a
109
Cicéron, De legibus, II, 21
110
Pindare, fragment 137
111
Sophocle, fragment 753
112
Platon, Phédon, 69
47
justice à dire qu'elle est, entre toutes, infiniment bienheureuse! Ce mystère, nous le célébrions, en ce
qui nous concerne, dans l'intégrité de notre nature, dans son impassibilité à l'égard de tous les maux qui
nous attendaient dans la suite du temps, les objets du mystère auquel nous étions initiés ayant, de leur
côté, perfection, simplicité, immutabilité, félicité, et les apparitions étant dévoilées dans une pure
lumière à des êtres qui sont purs par eux-mêmes et libres de ce sépulcre que nous promenons avec nous
et appelons le corps, enchaînés à lui comme l'huître l'est à son écaille ... Mais que ces paroles soient une
concession faite à des souvenirs qui, en nous inspirant le regret du passé, nous ont à présent poussé à
trop longuement parler!"113
La condition sine qua non de ces mystères est le secret ; les termes mêmes
désignant ces rites expriment cette nécessité. Que ce soit par les mots arcana ou
mysteria, tous témoignent de l'interdit absolu de révéler le contenu de ces
occultissimae caerimoniae118 , car la peine pour avoir brisé le silence sacré est la
mort. Tite-Live rapporte à ce propos que deux Acarnaniens avaient pénétré par erreur
là où se déroulaient les mystères, et jugeant cela comme un sacrilège horrible, ils
furent mis à mort119. Cette même aversion pour celui qui se rendrait traître envers les
mystères sacrés d'Eleusis transparaît aussi chez Horace, qui voit le parjure comme un
être foncièrement maudit par les dieux et de fait qui attirerait sur lui (et sur ceux qui
113
Platon, Phèdre, 250, traduction Y. Dacosta, Initiations et sociétés secrètes dans
l'Antiquité gréco-romaine, Paris, 1991, pp. 128-129
114
Plotin, Ennéades, I, 6, 7
115
Horace, Odes, III, 2, 27 ; Sénèque, N.Q., VII, 30, 6
116
Tite Live, XXXI, 47, 2
117
Justin, V, I, 1, aussi mysteria pour les mystères d'Eleusis par Cicéron, Tusc, I, 29 ;
Arnobe, Av. Nat. , V, 18 ; St Augustin, C.D. , VII, 20
118
Cicéron, Verr. , V, 187
119
Tite Live, XXXI, 14, 7
48
Ce secret rituel était exigé pour protéger des rites si vénérables qu'un non initié
ne devait pas pouvoir les connaître. Pourtant, il n'était pas difficile de se faire initier à
Eleusis. Assez rapidement, ces mystères acquirent un statut pan-hellénique jusqu'à
accueillir des mystes de contrées barbares, accourant, attirés par la renommée
immense d'Eleusis121 et acceptés indifféremment pour peu qu'ils comprenaient le grec
et qu'ils étaient purs de toute souillure telle que le meurtre. En dehors de ces
restrictions, tous, libres comme esclaves, citoyens et non-citoyens, hommes et
femmes, pouvaient se faire initier122. De tels bienfaits ne pouvaient être refusés en
l'échange d'une somme modeste.
Les Grands Mystères quant à eux étaient célébrés à Eleusis dans le temple de
Déméter, et duraient une dizaine de jours pendant le mois de boédromion, entre le
mois d'août et de septembre. Les sacerdoces principaux, étaient partagés entre la
famille des Eumolpides et des Céryces, d'après la légende de la fondation des
120
Horace, Odes, III, 2, 26-29
121
Cicéron, De Natura Deorum, I, 119
122
Raoul Lonis, La cité dans le monde grec, Paris, 1994, p.85
49
123
Y. Dacosta, p.124-125
124
Ainsi que le montre très clairement la pièce de théâtre d'Aristophane Les
50
Thesmophories.
125
Hérodote, II, 171
126
B. S. Spaeth, 1996, p. 108. Concernant les détails des Thesmophories, l'auteur
renvoie également à Burkert, 1985, pp. 242-246 ainsi qu'à Farnell, 1896-1909 3 : pp.
75-112 pour les sources anciennes concernant cette fête.
127
Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII
128
Aristophane, Thesmophories, v. 300-311. La femme qui parle évoque le peuple
athénien et le peuple des femmes, avant de souhaiter que de cette cérémonie résulte le
bonheur d'Athènes comme pour elles-mêmes.
51
sacrilèges qui furent commis, puisque les Thesmophories eurent, comme Bona Dea
avec Clodius, leur lot d'hommes qui tentèrent d'assister aux rites. Ce fut le cas de
Battos 1er, roi de Cyrène dont on dit qu'il fut châtré par les femmes pour avoir osé
violer cet interdit, ou encore dans le théâtre, Aristophane qui se moque d'un parent
d'Euripide qui, déguisé en femme, aurait tenté d'assister aux Thesmophories129.
129
Aristophane, Thesmophories, v. 279-299
130
Ovide, Métamorphoses, 5, 564-566
52
Lorsque les Graeca sacra festa Cereris sont importées de Grèce131, Rome n'en
était plus depuis longtemps à la découverte de l'hellénisme au sein de sa propre
religion. Alors que la fête des Cerialia, dédiée à Cérès, est inscrite dans le calendrier
de Numa, assez rapidement après la fondation de la République et alors que la plèbe
était en pleine période de conflit avec les patriciens, Denys d'Harlicarnasse rapporte
qu'en 496 avant J.C., le dictateur romain Aulus Postumius, après avoir consulté les
Livres Sybillins suite à une famine, consacra un temple à Cérès, Liber et Libéra132,
constituant ainsi la première forme d'hellénisation de Cérès à Rome. De nombreux
historiens se penchèrent sur l'origine d'un tel culte, cherchant des parallèles entre
l'Etrurie ou en Grande Grèce. Ainsi que le démontra H.Le Bonniec, nulle part on ne
retrouve de trace d'une triade de ce genre et il faut plutôt la considérer comme la
réunion de deux dyades, celles de Cérès-Liber et Liber-Libéra, soulignant
l'inconsistance et l'effacement de Libéra dans le culte de cette triade, rendant
impossible tout rapprochement avec les divinités d'Eleusis. Les "jeux de Cérès" sont
par la suite bien liés à ce temple, et sont pourtant nommés d'après la dénomination de
Cérès, ce qui tend à prouver que Cérès reste la divinité principale, à laquelle est
associé Liber et Libéra en divinités de fécondité agraires et humaines. Liber servit de
trait d'union entre Cérès et Libéra, puisque Liber se présente comme le parèdre de
Libéra, l'un représentant les organes de reproduction masculine et l'autre les organes
féminins133. Nous ,sommes donc en présence d'une triade d'invention purement
romaine, puisqu'elle ne met pas l'accent sur la relation entre Cérès et
Libéra/Proserpine, mais sur deux dyades dans lesquelles Cérès n'a pas de lien
"personnel" avec Libéra. Par ailleurs, il est important de souligner que jamais le culte
attaché au temple de Cérès, Liber et Libéra ne fut de nature grecque; les sacrifices
restaient effectués par le flamine de Cérès, dans la langue latine et à la date des
Cerialia. Plutôt que de parler d'hellénisation du culte de Cérès, il est donc plus juste de
131
Festus-Paulus, p.86 L, voir aussi H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, 1958,
p.393
132
Denys d'Harlicarnasse, VI, 17, 2-4
53
Il est donc indéniable que "s'il [le culte de la triade plébéienne] était d'origine
hellénique, ce culte agricole des Romains n'avait rien de secret ni de mystique"136.
C'est cette caractéristique, hellénique mais non mystique qui pousse H. Le Bonniec à
reconnaître, dans l'introduction des mystères de Cérès à Rome, une "hellénisation
tardive du culte"137. Depuis l'introduction de la triade, l'hellénisme avait de plus en
plus pénétré Rome, autant dans la politique que la religion et la culture. De plus en
plus, Cérès était associée à la déesse grecque Déméter ; un buste de Cérès venant
d'Arricie et daté de 300 avant J.C. montre des connexions avec des représentations de
Déméter sur des pièces de monnaie de Grande Grèce remontant à la fin du 3eme
siècle avant J.C. , montrant dans l'art romain la progression de l'assimilation entre
Cérès et Déméter138.
133
H. Le Bonniec, pp. 294-305
134
Denys d'Halicarnasse, VI, 94, 3
135
B. S. Spaeth, p.9 : These factors suggest that the new cult was considered foreign,
and hence not subject to patrician control.
136
F. Cumont, Les religions orientales, Paris, 1929, p.197
137
D'après, le titre du chapitre XII de "Le culte de Cérès à Rome", renvoyant à la
deuxième phase d'hellénisation de Cérès.
138
Voir B.S. Spaeth , p. 11 pour la comparaison entre le buste d'Arricie et les pièces
de monnaie.
54
Nous savons que la Mère de l'Ida fut amenée sous forme d'une pierre noire, et
avec elle son clergé indigène pour célébrer les rites conformément à la tradition
ancienne; il en fut de même pour Esculape. Dans le Pro Balbo, Cicéron confirme que
les modalités du culte de Cérès furent bien les mêmes, car "comme ces sacrifices
étaient empruntés des Grecs, l'administration en fut toujours confiée à des prêtresses
grecques, tout ce qui les concernait fut toujours appelé d'un nom grec."142 La
139
Tite-Live, XIX, 10-11
140
H. Le Bonniec : "Nous avons restreint considérablement la période dans laquelle
se place à coup sûr l'introduction des sacra Graeca : "peu avant" 204 [selon Arnobe],
mais certainement avant 216, et même avant v218 si on admet l'argument du silence
de Tite-Live; mais d'autre part après 249. Et sans doute en vertu du paulo ante
d'Arnobe, plus près de 218 que de 240." . Pour le développement entier, pp. 390-395
141
Tite-Live, XXII, 56, 4-5 ; Festus, p. 86 L
142
Cicéron, Pro Balbo, 55 : Sacra Cereris, iudices, summa maiores nostri religione
confici caerimoniaque uoluerunt; quae cum essent adsumpta de Graecia, et per
55
provenance exacte du culte est sujette à questionnements, un peu plus loin, Cicéron
évoque la Grande Grèce par les termes de ex Graecia et de Graecia, et plus
spécifiquement de deux villes : Naples et Vélie comme villes où les Romains allaient
chercher les prêtresses de Cérès143. Comme le souligne H. Le Bonniec, la Sicile ne
peut avoir été le foyer du culte ramené à Rome, mais l'épigraphie montre que les
prêtresses de Cérès pouvaient être siciliennes144, ceci confirmant le fere qu'emplit
Cicéron. Sur un plan religieux, cette possibilité d'importer des prêtresses non
seulement d'Italie du Sud mais aussi de Sicile démontre une certaine homogénéité des
pratiques relatives aux mystères de Cérès, au point que les Romains n'aient pas vu
d'inconvénients ou de restrictions relatives à la tradition religieuse quant au fait de ne
pas toujours chercher ses prêtresses dans des villes attitrées. En se souvenant des
scrupules romains au sujet de la rigueur et de la justesse des pratiques religieuses,
cette pratique constitue une preuve flagrante de la diffusion des sacra Cereris dans
toutes les régions hellénisées sur des bases relativement semblables, et permettra ainsi
par la suite de considérer certaines sources relatives à des cultes de Cérès à Henna ou
en Catane comme des témoignages potentiellement proches des pratiques religieuses
qui se déroulaient à Rome. Politiquement, la préséance de Naples et Vélie lorsqu'il
s'agissait de chercher des prêtresses tient à leur fidélité vis à vis de l'alliance avec
Rome. Ainsi que R. M. Peterson l'a montré, Naples a reçu son culte de Déméter au
VIe siècle par l'intermédiaire de Cumes, dont elle était la métropole145. Cette colonie
grecque jouissait d'un prestige particulier en Campanie et participa certainement
activement à la diffusion des rites de Déméter dans tout le sud de l'Italie, justifiant
l'intérêt particulier de Rome en plus de sa fidélité.
Les rites grecs de Cérès dont il est question dans ces régions sont relatifs à la
Déméter Thesmophorienne, ces célébrations étant particulièrement répandues dans
tout le monde grec, comme nous l'avons vu précédemment. Pourtant, il serait
incorrect de considérer que les sacra Cereris sont un déplacement du rite des
Thesmophories à Rome. Les descriptions des rites qui nous sont parvenues permettent
au contraire de dégager des fêtes de Cérès composites, fortement influencées par les
Thesmophories mais également par des fêtes agraires provenant de Sicile ou encore
des mystères d'Eleusis, créant non pas des Thesmophories romaines mais bien des
mystères de Cérès propres à Rome.
146
Plutarque, Vie de Fabius Maximus, XVIII, 2 : καὶ γὰρ τὸ θεῖον ἥδεσθαι
τιμώμενον ὑπὸ τῶν εὐτυχούντων.
147
Aulu Gelle, , N. A. , V, 17, 5
148
G. Wissowa, Ceres, dans R. E., tome III, col. 1977 ; voir aussi H. le Bonniec, p.
403
149
H.Le Bonniec, p. 404 ; voir aussi Cannae, dans Klio, Beiheft XXVI, 1932, p.1 et
suivantes ; Weissenborn-Müller, dans 9eme édition de Tite-Live '1905, Comment. à
57
la fête de Cérès à la fin juin, faisant de ces sacra une fête à la fois du solstice d'été et
de la moisson. Or, Ovide mentionne bien une offrande des prémices de la récolte par
les célébrantes du sacrum anniversarium150, tout comme la mention de la couronne
d'épis déposée rituellement sur la tête de la statue de Cérès151, la flava Ceres que
Tibulle veut par deux fois couronner d'épis152.
Il n'est pas plus possible de considérer les sacra Cereris comme des
équivalents aux mystères d'Eleusis, étant donné que seules les femmes étaient
autorisées à participer à ces rites, ainsi que le veut la règle des Thesmophories et
XXII, 56, 4) .
150
Ovide, Métam., X, 431-433
151
Ovide, Fastes, 615-616 : Tum demum uoltumque Ceres animumque recepit,
imposuitque suae spicea serta comae.
152
Tibulle, I, 1, 15-16 et II, 1, 4
58
contrairement aux usages d'Eleusis, qui initiait hommes et femmes ensemble. Cette
raison seule éloigne définitivement une quelconque assimilation du sacrum
anniversarium à Eleusis, sans pour autant lui ôter son caractère mystique. Peut on
vraiment dire que les Tesmophories possédaient un caractère mystique? Hérodote le
sous-entend en parlant d'initiations154, ce que reprend Ovide en les nommant arcana
sacra155. Sur cette base, qu'en est-il des sacra Cereris célébrées à Rome? Celles-ci,
comme les Thesmophories, ou à Rome, comme les rites à Bona Dea, se situent entre
la sphère publique et la sphère privée. En effet, nous avons vu que c'est Rome qui
importa les rites de Cérès, de même que ses prêtresses nommées publicae, et dont on
parlera plus en détail par après. La comparaison avec Bona Dea est effectuée par
Cicéron lui-même qui affirme qu'il n'y aura pas de nocturna sacrificia pour les
femmes si ce n'est celles faites pro populo, puis il ajoute qu'il n'y aura pas d'initiations
pour les femmes si ce n'est celles à Cérès et selon le graeco sacro156. De même, c'est
par le terme de mysteria (Romana) qu'il désigne dans trois de ses lettres à Atticus les
cérémonies faites à Cérès à Rome157. Le caractère mystique des rites grecs de Cérès à
Rome est donc indiscutable, même si invariablement, pour Cicéron les Mystères par
excellence restent ceux d'Eleusis, jugés supérieurs par leurs bienfaits pour l'âme. Ceci
pointe bien les deux niveaux qui existaient dans la conception de "mystères".
Le terme de "culte à mystères" est en soi une tentative récente de donner une
définition à une série de cultes qui trouvaient plus ou moins leur place dans la religion
officielle du monde gréco-romain. Après être passé par la désignation de cultes
orientaux, et avoir conclu qu'une telle nomination était erronée, puisque les premiers
cultes connus, ceux d'Eleusis et de Dionysos, étaient grecs et non pas venus d'orient,
on conclut à l'appellation de "cultes à mystères". C'est sous ce vocable qu'on réunit
tous les cultes salvateurs à initiations qui fleurirent surtout sous l'Empire. Mais de part
le vocabulaire employé par les auteurs anciens, on se retrouve du coup embarrassé
avec des cultes tels que les Thesmophories, les sacra Cereris ou Bona Dea qui ne
peuvent entrer entièrement dans la définition donnée aux cultes à mystères, mais qui
ne peuvent non plus en être écartés. Peut être serait-il plus juste de parler de cultes à
153
Diodore de Sicile, V, 4, 4-7 , traduction H. Le Bonniec, p. 337
154
Hérodote, II, 171
155
Ovide, Métamorphoses, X, v. 436
156
Cicéron, De Legibus Libri , II, 9, 21
157
Ainsi que H. Le Bonniec est parvenu à le démontrer pp. 432-436
59
158
Démosthène, Sur la couronne, 260. H. Jeanmaire, et à sa suite d'autres auteurs tels
J. Bayet et W. Burkert, reconnaissent en Sabazios un dieu proche de Dionysos, autant
par le mythe que le culte.
159
J. Bayet (1971, p. 256) montre les différences essentielles entre Liber et Dionysos,
sachant que Liber est "numen des semences liquides" et associé au phallus,
contrairement à un dionysisme originel non phallique. Les mythes relatifs aux
différentes enfances de Dionysos confirment cela. Ainsi que nous le verrons plus loin,
le Dionysos-Bacchus des mystères est moins un dieu adulte de lé génération qu'un
dieu enfant de la régénération, inextricablement lié à la figure de la Mère.
61
Car étranger, il l'est en Grèce. Il est l'étrange et l'étranger qui vient déranger
l'ordre établi. Il est celui qui ne saurait se fixer quelque part, l'éternel voyageur dont
les légendes aiment à narrer les voyages164,qui l'auraient mené d'après la légende
grecque jusqu'en Inde qu'il aurait conquis. En somme, il est de partout et de nulle part,
et surtout pas de Grèce, malgré sa filiation avec une princesse thébaine et sur laquelle
nous reviendrons. Hérodote le reconnaît comme une divinité d'introduction récente165,
et en tant que dieu de la végétation, le compare volontiers à Osiris, lui accordant par là
une autre filiation possible par l'Egypte.
De même qu'il n'est fixé nulle part, Dionysos est celui qui aime à être multiple
160
M.L. Freyburger-Galland (2e édition revue et corrigée, 2006, p. 39) fait le lien
entre le nom de Dionysos tel qu'il apparaît chez Homère et son étymologie signifiant
"dieu de Nysa", ou "-nysos" signifiant kouros en thrace.
161
Illiade, VI, v. 132-149
162
Bacchantes, v. 13-14. Euripide fait d'ailleurs dire que la contrée natale de
Dionysos est la Lydie, v.55-56
163
2006, p. 40
164
Les ménades qui forment le chœur des Bacchantes d'Euripide citent les différents
endroits visités durant les voyages v. 64-67, 85-86, 120-144.
165
Hérodote, II, 145
62
et se montrer sous des formes diverses voire ambiguës166, R. Triomphe lui reconnaît
plusieurs visages : "un Dionysos commun qui ne déborde pas sur le domaine des
autres Olympiens, fils de Sémélé, dieu du lierre, des pampres et du vin, entouré de
Satyres et de Silènes plus décoratifs qu'envahisseurs ; un Dionysos chtonien, dieu des
banquets d'outre-tombe ; un Dionysos orgiastique, dieu des thiases et de la possession
extatique, suscitant les transports bacchiques des Ménades et de leurs émules ; un
Dionysos fils de Perséphone et de Zeus-serpent - le même sans doute qui est associé
au nom de Zagreus, à la Crète, aux Courètes/Corybantes et à une "Mère des
montagnes" ; enfin le Dionysos orphique, immolé par les Titans"167. Tous ces
Dionysos sont liés au dieu des Bacchanales romaines telles qu'elles furent
"découvertes" en 186 avant J.C. et telles qu'elles purent survivre par après. Aussi il
conviendra de remonter aux deux principales origines des mystères dionysiaques
romains, et dont chacune donne une naissance différente de Dionysos : l'une faisant de
Dionysos le fils de Sémélé, et l'autre, d'inspiration orphique, qui lui donne Perséphone
pour mère. Deux Dionysos tirant l'un vers le bas et l'animalité, l'autre vers le haut et la
pureté divine168. Deux Dionysos si antinomiques et pourtant qui sont à la racine des
Bacchanales romaines, ensemble, mêlés l'un à l'autre.
166
Outre les comparaisons au bélier ou au Taureau Aimé, Dionysos montre son goût
pour le déguisement dans les Bacchantes d'Euripide. De même que son apparence
efféminée le place à la frontière des genres.
167
Prométhée et Dionysos, 2002, pp. 255-256
168
M. Detienne, Dionysos mis à mort, 1977, p. 198
63
169
Euripide, Bacchantes, v. 1-63
170
Bacchantes, v. 72 et 80.
171
C'est du moins sur cette base que commence la tragédie des Bacchantes. Le motif
des tantes de Dionysos ne croyant pas en sa divinité donne une occasion à Euripide de
narrer une origine mythique aux thiases bacchiques de Thèbes.
172
Il les rend ainsi, par la mania, des maïnadès, des femmes prises de folie divine.
64
Un autre épisode relatif aux errances de Dionysos est son sauvetage d'Ariane
sur l'île de Naxos. Cette version où il sauve et épouse Ariane174 contredit une version
relativement tardive de l'Odyssée où il est rapporté qu'Artémis avait tué Ariane sur
ordre de Dionysos175. Au sujet de l'union de Dionysos et d'Ariane, plusieurs auteurs
ont fait remarquer la possibilité selon laquelle Ariane serait "une très ancienne divinité
de la végétation et cet épisode accréditerait une influence égéenne sur le culte
dionysiaque, comme la rencontre avec Cybèle accrédite une influence phrygienne".176
Quant à Sémélé, que Dionysos va chercher aux Enfers pour faire d'elle une déesse
sous le nom de Thyoné, il apparaît que son nom même de Sémélé la rattache à la
Terre177. La mythologie "traditionnelle" rattache donc directement Dionysos à trois
déesses, toutes liées à la terre et à la végétation. Dès ses origines, Dionysos se
retrouve lié à la végétation, et à la suite de H. Jeanmaire, il convient de le considérer
comme Dionysos Dendritès, un tronc habillé avec la tête du dieu couronnée de
feuillage à son sommet. Ces symboles végétaux se trouvent liés à l'immortalité : la
vigne associée à la Déesse-Mère chez les Sumériens, l'"arbre de vie" ou "arbre
cosmique" des Indo-Européens, de même que le lierre et la pomme de pin. Lié aux
cycles de vie et de mort de la végétation, il est le symbole de la sûre résurrection du
printemps. A côté de l'arbre se trouvait souvent une pierre, symbole de la montagne,
elle aussi directement liée à Cybèle, la Grande Mère de la Nature178. Reste donc à se
demander comment un dieu porteur de ces attributs a pu exister, puisque ceux-ci
restaient, en Asie mineure, l'apanage de déesses-mères. D. et Y. Roman ne voient pas
de solution à ce changement de sexe179. Il semble malgré tout possible d'obtenir une
réponse en se penchant sur le symbole de l'arbre, faisant le lien entre Dionysos et les
différentes déesses qui jouent un rôle dans ses mythes.
173
Bacchantes, v. 38-41
174
Pausanias, II, 23, 7-8
175
Odyssée, XI, v. 325
176
M.-L. Freyburger-Galland, 2006, p. 45
177
R. Triomphe, 2002, p. 242 n°9 sur une possible origine thrace du nom ; J. Brosse
(Mythologie des arbres, 2001, p. 142) cite les travaux de Kretschmer rapprochant
Sémélé de Sémélô, une déesse de la Terre Phrygienne, et dont les conclusions ont été
acceptées par Nilsson dans The Minoan-Mycenean Religion, 1927. Il ajoute encore
que Sémélé réapparaît dans le slave zemlija, la "terre" et dans Zemyna, le nom
lituanien de la déesse chtonienne (n°41, p. 400)
178
J. Bayet, 1971, p. 246
179
Rome, l'identité romaine et la culture hellénistique, 1994, p. 42
65
180
v. 557-564 . Le terme de Thyade, comme nous le verrons dans la partie suivante,
signifie clairement la bacchante.
66
« De cet ensemble de considérations, on serait autorisé à conclure, nous semble-t-il, que dans
les sociétés helléniques ,héritières en ceci sans doute des société égéennes du IIe millénaire,
la célébration des mystères féminins en relation avec le service des déesses admettait déjà des
comportements que nous sommes portés à considérer comme caractéristiques de l’orgiasme
dionysiaque et de la religion de Dionysos, la frénésie sous l’effet de la possession, l’oribasie,
la fréquentation des lieux écartés pour la période de retraites et la célébration de rites. Dans
la conception que nous en proposons, le mouvement dionysiaque aurait consisté, non dans
l’introduction de ces pratiques orgiaques dans un milieu religieux qui les aurait ignorées et
sous l’influence d’une mode religieuse venue du dehors, mais dans une sorte de
renouvellement, par l’intérieur, de ces mystères, par l’introduction, dans les représentations
religieuses dont ils étaient solidaires, d’une figure divine d’un caractère nouveau,
suffisamment nouveau, ne fût-ce que par les élans qu’elle suscitait, pour en modifier le
caractère ».181
181
Jeanmaire, 1958, pp. 212-213
67
Ainsi, des mystères féminins étaient déjà institués autour de déesses de l’arbre,
et avec ces mystères, des pratiques extatiques, apanage du culte des déesses mères et
concernant toute la collectivité féminine. Dionysos est donc un dieu efféminé, ainsi
que le décrit Euripide dans les Bacchantes, que l’on honore de la même manière
qu’une déesse. Ili se serait substitué à ce nombre de divinités arbustives par ses
affinités avec la végétation et sa proximité avec les déesses de l’extase, peut être
lointainement il a été un personnage tel les Corybantes de Cybèle. Cela pourrait
expliquer l’intrusion de l’élément masculin revêtant des caractéristiques semblables à
celles de divinités féminines. Seule sa nature ambiguë lui permet de revêtir pareils
attributs. Il est décidément le dieu-enfant, le jeune adolescent, car "plutôt que des
amantes, les femmes qui l'entourent sont des nourrices ou des mères"183. Nous
discuterons plus tard du rôle d'Ariane, qui apparaît comme un élément tardif,
hellénistique, dans la formation du mythe de Dionysos et qui le présente pour la
première fois dans la position d'époux. Si il se présente ainsi comme un homme, il
demeure un exemple de rare fidélité, puisqu'on ne lui connaît pas d'aventures, comme
c'était le cas de la plupart des dieux de l'Olympe. Dans l'iconographie qui montre des
cortèges de bacchantes et de satires, il ne semble pas prêter attention à la débauche ni
à l'excitation ambiante, il reste d'une droiture et d'un calme étonnant en comparaison
182
Pausanias, VII, 19-20, 2
183
J. Brosse, 2001, p.143
68
avec son entourage. Il ne saurait être le dieu phallique des Dionysies athéniennes,
mais se présente au contraire comme le dieu des femmes, les appelant à son service
plus encore que les hommes.
et qui pourrait se rapporter au visage crispé et aux traits révulsés de celles qui sont
sous l’effet d’une transe. Héraclite d’Ephèse parle de Lénées, ou Lenaï dont
l’étymologie est incertaine et pourrait être issue d’un vieux fond d’Attique. Celles-ci
seraient en rapport avec la fête des Lénées, fête le plus probablement ancienne .Les
bassarides trouvent leur nom sans doute d’après un vêtement dans l’un des titres
d’une pièce d’Eschyle issue de sa trilogie dionysiaque, les bacchantes macédoniennes
auraient pour nom Clôdones et les Mimallones seraient connues en plusieurs cités
.Enfin, autre synonyme important de bacchantes : les Thyades ou Thyaï, dont le nom
serait d’origine delphique et qui se réfèrerait à Thya, la première à être consacrée à
Dionysos, inventrice des rites orgiaques et les ayant diffusés par la suite à travers
toute la Grèce. Ce terme ne se limita pas aux seules femmes de Delphes appartenant à
un groupe limité mais s’étendit à toutes les bacchantes en général184. Une autre
explication à l’appellation de Thyades viendrait d’une fête delphique durant laquelle
Sémélé revient du monde souterrain et est acceptée à l’Olympe sous le nom de
Thyôné, les femmes thyades auraient donc pris Sémélé pour modèle sous le nom de
Thyôné185. Mais l’étymologie probable à ce nom pourrait provenir d’un verbe qui
signifierait à la fois « faire un sacrifice » et « s’élancer dans un tourbillon impétueux
,bouillonner comme le sang au sol et bouillonner de rage ».
L’apparence des bacchantes nous est connue tant par la littérature que par la
céramique grecque du Ve et IVe siècle, où il y eut un goût particulier pour les sujets
dionysiaques, et sur lesquels on observe diverses figures de ménades en pleine transe
ou au repos. Les auteurs de ces céramiques ont manifestement cherché à représenter la
frénésie dionysiaque à travers les mouvements désordonnés des corps et peignent avec
justesse les symptômes de la transe, tête renversée, buste fléchi en avant ou en arrière,
mouvement de tournoiement des corps, tout cela avec un beau réalisme ne laissant pas
douter que ce genre de scènes étaient connues voir familières à ces artistes . Les
céramiques offrent aussi de nombreuses représentations des habits et des accessoires
qui accompagnaient les bacchantes. Le premier détail qui frappe est que celles-ci sont
habillées selon la mode de leur époque, c’est à dire le chiton du 5e siècle ajusté et
relevé à la taille par une ceinture qui descend jusqu’aux chevilles, preuve que l’habit
des bacchantes n’est ni un déguisement ni stéréotypé selon un mythe, mais bien un
184
Pausanias ; X, 6, 4
185
Pind, Pyth, IV, 25
70
fait réaliste d’une époque donnée .La coiffure est souvent ajustée par un simple ruban
qui sert à faire tenir la couronne de lierre ou de laurier, ou parfois les cheveux sont
complètement détachés et volètent suivant la frénésie extatique. Parfois, un vêtement
à manches courtes est passé par dessus le chiton .Souvent, mais pas toujours, la
bacchante porte la nébride, c’est à dire la peau de faon sacrifié (parfois une peau de
panthère) qu’elle attache de diverses manières, autour des épaules avec les deux pattes
nouées autour du cou ,ce qui est assez fréquent, sur la poitrine et l’épaule gauche,
moins souvent sur l’épaule droite, sur le dos avec les pattes liées en avant ou encore
recouvrant le bras. Toutes les bacchantes ne portent pas la nébride, ce qui peut
indiquer une différentiation dans la hiérarchie, peut être suite à une initiation. D’autres
éléments sont particuliers aux bacchantes, comme le thyrse dont la forme évolue avec
le temps ; d’abord simple hampe de roseau sur l’extrémité duquel est enroulé du
lierre186, puis un thyrse plus évolué avec l’assemblage de divers bâtons surmontés de
lierre. Sur certaines figures, on peut observer un serpent grimper le long du bras d’une
bacchante, certaines portent encore une torche, d’autres brandissent un faon, emblème
de leur dieu dont elles portent la peau en tant que nébride. Des musiciennes
accompagnent la danse orgiaque, ainsi des flûtistes, des joueuses de castagnettes, des
joueuses d’un large tambourin rappelant le tambourin chamanique187. Des satyres sont
souvent associés à ces bacchantes, signalant des bacchantes légendaires, et célébrant
Dionysos ensemble, parfois autour d’une idole ou d’un petit monument qui lui est
dédié. Ce dernier est parfois représenté mais ne prend pas part à l’agitation orgiaque ;
il apparaît plutôt comme le gardien du bon déroulement de ces rites et est représenté
un canthare à la main et barbu jusqu’au 4e siècle, date à laquelle sous l’influence de
l’hellénisme, Dionysos revêt l’aspect d’un jeune éphèbe, souvent représenté nu et
avec des traits efféminés .Cette description que livrent les céramiques se place dans la
même lignée que les descriptions de bacchantes données dans la pièce éponyme
186
Amphore de Munich qui donne une excellente représentation de la bacchante
type ; avec la tête renversée en arrière et une expression extatique, ne portant pas de
nébride mais une couronne de lierre et un thyrse fait d’un roseau enroulé de lierre, et
dont la transe suit les accents musicaux d’un satyre jouant de la flûte derrière elle.
187
Une allusion au sujet des tambourins utilisés pour le culte de Dionysos autant que
pour d’autres mystères est faite au début de la Lysistrata d’Aristophane : « Ah dit-elle,
si on les avait invitées à un baccheion, ou bien chez Pan, chez Aphrodite Côliade, ou
Genetyllis, il n’y aurait déjà plus moyen de se faufiler entre les tambourins ».Les
instruments cités ici pour le culte de Dionysos comme le tambourin, se retrouvent
dans d’autres cultes à mystères comme celui de la Grande Mère et d’Eleusis .
71
d’Euripide. Il faut néanmoins mettre un bémol en la confiance qu’on peut avoir dans
la représentation de ces ménades en tant que véritables ménades ; la présence de
satyres et du dieu d’une part figurent plutôt les ménades mythologiques, c’est à dire
les suivantes du dieu. D’autres part, toutes les représentations de bacchantes n’ont pas
l’expression de la frénésie religieuse, mais de danses plus calmes et ordonnées, de
cérémonies de groupe ne dénotant pas d’extase religieuse mais un service bien
ordonné. Il pourrait s’agir de prêtresses exécutantes de danses pour le dieu dans le
cadre de certaines cérémonies, ou bien le prélude à une agitation à venir. Toute
l’ambiguïté de ces représentations réside dans le fait de pouvoir décider si il s’agit de
véritables bacchantes, des ménades mythiques, ou encore de danseuses figurant
simplement par des chorégraphies définies, la frénésie des bacchantes.
Lorsque l'on recherche les bacchantes fondatrices des temps entre légendes et
Histoire, certains témoignages littéraires peuvent être des aides précieuses. Ainsi la
pièce des Bacchantes rend compte des femmes bacchantes rendues folles par
Dionysos, en opposition au cortège des ménades, qui elles appartiennent à l'univers
semi-merveilleux entourant Dionysos. Ces bacchantes littéraires forment un exemple
de bacchantes originelles qui fondèrent les thiases de Thèbes, les groupes dans
lesquels évoluent les bacchantes. Ce type de légendes fondatrices existe dans d’autres
cités sous des formes relativement proches; ainsi les filles de Minyas à Orchomène,
Leucippé, Arsippé et Alkathoé qui avaient résisté à l’appel de Dionysos pour préférer
ne pas cesser de travailler et qui furent prises de mania en représailles; elles
déchirèrent l’enfant de celle sur qui est tombé le sort et sortirent faire les ménades
avec les autres. Elles sont prises en chasse et sont finalement transformées par Hermès
en oiseaux de nuit .Même schéma de démence divine, d’errance de poursuite et de
métamorphose pour les Proetides, Lysippé, Iphinoé, et Iphianassa; jeunes filles
pubères ayant manifesté non seulement de l’hostilité pour les rites dionysiaques ,mais
aussi pour une statuette de Héra (dont on verra plus loin que les deux sont liés); qui
elles aussi furent frappées de mania et errèrent à travers tout l’Argos où se situe le
mythe et jusqu’à l’Arcadie .Elles furent aussi poursuivies par une chasse sacrée durant
laquelle l’aînée, Iphinoé fut métamorphosée. Un peu différent est le mythe
d’introduction du culte dionysiaque à Magnésie, ici c’est un oracle consulté à la suite
72
Dans le rapport avec Dionysos, ainsi que le souligne A.- F. Jaccottet, les rôles sont
idéologiquement compartimentés : "aux femmes la transe et la possession, aux
hommes le vin et les banquets, aux deux réunis l'expérience plus spirituelle des
mystères"189, en effet, cette folie extatique cohabitait difficilement avec le modèle de
l’homme et du citoyen de l’époque classique. De même qu'il est difficile de parler
encore à ce stade de "culte à mystères". Il s'agit plus d'une forme de religiosité à part,
de type quasi-chamanique ; une quête de possession et d'expérience directe d'unité
avec le divin. C'était aussi, comme de nombreux historiens le soulignèrent, une
échappatoire pour les femmes restreintes au cadre de vie rigide que leur laissait la Cité
grecque ; appelées par Dionysos, c'est toute une accumulation de frustrations et de
tensions qui trouvaient un exutoire. Les autorités grecques, conscientes de ce
phénomène comparable aux carnavals du Moyen-Âge ou aux Saturnales romaines,
188
H. Jeanmaire, 1958, voir L'image de la ménade, pp. 157-163 dont le
développement ci-dessus suit les grandes lignes.
73
furent bien avisées de laisser leurs femmes périodiquement se défouler hors de la cité
pour qu'elles reviennent ensuite de nouveau dans de bonnes dispositions.
189
Choisir Dionysos, 2003,
190
Bibliothèque, livres III et IV
74
culte de Bacchos apparaît sous cet angle comme faisant partie de la catégorie des
mystères féminins . Ce qui différencierait le bachisme de fêtes telles que les
Thesmophories ,qui est un culte rendu au nom des femmes de la Cité et pour son
bénéfice, c'est qu'il s’agit là, comme l’explique Burkert, d’un engagement plus
personnel, ne répondant à aucune obligation de citoyenneté ni de classe sociale; on
trouve dans les thiases des étrangères comme des « citoyennes », et ce, de classes
diverses, avec semble-t-il une prédisposition à attirer les classes populaires ."Faire les
bacchantes" enfin, c'était prendre part à une religiosité proposant le bonheur immédiat
,c’est à dire dans la vie terrestre 192. Il n'apparaît pas que le bacchisme orgiaque ait mis
en avant quelque souci de l'au-delà que ce soit. L'oribasie, ou course dans la
montagne, les danses, le diasparagmos, mise à mort rituelle d'une victime animale par
démembrement; tout procède de l'ensauvagement et d'une volonté de s'assimiler à
l'animal et à la vie naturelle. Il y a certes témoignage d'acceptation des cycles de la vie
et de la mort, mais sans chercher à le dépasser. Au contraire, l'extase, vécue dans
l'expérience collective, appelle plus que jamais à la vie, et la victime sacrificielle est
comprise comme la mort nécessaire à la survie, l'assimilation de la nourriture comme
base de toute existence terrestre.
191
Burkert , Les cultes à mystères dans l’Antiquité, 2003, p.92-93
192
Euripide, Bacch , v . 74 - 75
193
Henrichs HSCP 82, 1978, p. 148 : « Bacchantes de la Cité, dites ‘Au revoir, toi
sainte prêtresse’. C’est bien ce que mérite une telle femme. Elle vous a conduites dans
la montagne et porté tous les objets sacrés ainsi que les instruments, marchant en
procession en avant de la cité toute entière. Qu’un étranger demande son nom :
Alcméonis, fille de Rhodius, qui a connut sa part de bénédictions. »
75
Milet, à côté du thiase officiel incontestablement féminin que dirige Alcméonis, les
autres thiases, non officiels, et n'ayant à ce titre aucun compte à rendre face à
l'idéologie de la cité, présentaient des compositions variables, allant de la réplique du
thiase de la cité à des formules mixtes, tout en conservant aux femmes le privilège
exclusif de l'initiation"194. Ces thiases non officiels s'inscrivaient dans le cadre
associatif, dans lesquels on retrouve les femmes dans les rôles et titres bacchiques
traditionnels alors que les dénominations attachées aux hommes marquent des essais
de créations originales, telle que celle de bouvier. Ces différentes fonctions
masculines, entre créations et emprunt à d'autres cultes, indiquent des tentatives de
rattacher les hommes à un culte dionysiaque qui n'était pas originellement conçu pour
eux. C'est finalement dans les tâches extra-religieuses des collèges que les hommes se
montrent les plus actifs ; ils prennent naturellement la direction administrative de
l'association ainsi que les honneurs qui vont avec, alors que les femmes conservent les
rôles cultuels traditionnels, et font figure de garantie de sérieux et de respect des
traditions au sein de l'association195. Rappelons que le cadre des associations ne
permettait pas, théoriquement, aux femmes d'en prendre les rênes administratifs, aussi
les hommes s'y retrouvent naturellement ; il n'en va pas de même pour l'aspect
religieux, puisque c'est une prêtresse qui dirige les actes cultuels, que l'association soit
uniquement féminine ou mixte. Chaque prêtresse issue du milieu associatif a la liberté
cultuelle totale sur son thiase, mais doit verser une petite somme à la prêtresse
officielle si celle-ci souhaite procéder à une initiation196. Il y a donc de fortes
présomptions que thiases officiels et thiases privés ou associatifs fonctionnaient de
concert et entretenaient des relations régulières. Ils devaient d'ailleurs se retrouver
pour célébrer les fêtes telles les fêtes triétérides.
194
A. - F. Jaccottet, Choisir Dionysos, 2003, p. 78
195
Choisir Dionysos , 2003, p. 91
196
On trouve la mention de telles taxes à Milet au début du IIIe siècle avant J.C. ;
voir W. Burkert, 2003, p. 38; Nilsson, 1957, p. 6
197
Henrichs, Greek maenadism, p. 155-160
76
198
A. F. Jaccottett reprend la classification de Nilsson (2003, p. 99)
77
- Orphée et orphisme
L'orphisme calque son nom sur celui de son fondateur légendaire : Orphée, qui
fait figure de prophète, et d'introducteur des mystères. Les textes le présentent autant
comme un musicien de génie, un devin, médecin, mage, l'inventeur du mètre héroïque
ou de la cithare200. Enfin, parmi ses multiples compétences, il apparaît comme le
découvreur de mystères qu'il enseigna ensuite aux hommes. Et malgré la célébrité de
son amour malheureux pour Eurydice, il semble que celle-ci ne soit qu'un ajout tardif
qui n'est attesté qu'à partir de Platon201, et dont le nom-même n'est prononcé pour la
première fois qu'au 1er siècle avant J.C. par Pausanias202. Après être descendu aux
Enfers, tel Dionysos pour y chercher sa mère Sémélé, Orphée en revient sans l'objet
de sa quête mais détenteur d'initiations qu'il ne réserva jamais qu'aux hommes,
rejetant désormais la gent féminine. Cette légende vient apporter une explication sur
sa connaissance des secrets de la mort, et fonde un récit initiatique, justifiant,
sûrement après coup, la raison pour laquelle Orphée connaissait ces mystères ; il
fallait que lui-même ait été initié avant de pouvoir initier. Pausanias cite également
comme cause de sa mort un possible foudroiement par Zeus, mécontent qu'Orphée ait
révélé "les mystères des paroles qu'ils n'avaient jamais entendus"203 , mais la légende
la plus célèbre concernant la mort d'Orphée donne pour cause de cette dernière un
dégoût qu'Orphée avait développé des femmes et parallèlement la préférence qu'il
donnait aux seuls hommes : les femmes Thraces, dans lequel pays il était retourné
199
M. L. Freyburger-Galland, Sectes religieuses en Grèce et à Rome, 1986, p. 117
200
Idem, p. 113
201
Banquet, 179
202
IX, 30 ; voir aussi Virgile, Géorgiques, IV, v. 453 et suivants
203
Pausanias, IX, 30, 5
78
après son échec aux Enfers, furieuses soit d'être repoussées par Orphée, soit qu'il
éloigne leurs maris d'elles, allèrent le chercher pour le déchirer vivant, ou bien mirent
ensuite son cadavre en morceau. Toutes les descriptions assimilent ces femmes
thraces aux ménades, et Pausanias lui-même les décrivent comme "ivres de vin". On
peut considérer que c'est la première véritable rencontre d'Orphée avec le dionysisme,
Il apparaît dans cette légende comme à la fois un double de Dionysos, ayant fait lui
aussi l'expérience de la descente aux Enfers puis en être revenu, et comme un anti-
Dionysos, professant l'ascèse à des groupes composés uniquement d'hommes et
repoussant clairement les femmes au point que la tradition donne volontiers Orphée
pour misogyne. A cela, comme dans toute légende où un homme ose s'élever contre
les lois de Dionysos, Orphée finit victime du diasparagmos des ménades furieuses,
déchiré de la même manière que Penthée le fut. Le message est clair : voici ce qui
arrivera à toute personne dédaignant les lois naturelles de Dionysos.
Encore selon une autre version, celle d'Eschyle204, Orphée salue chaque matin,
au sommet du mont Pangée, l'apparition du soleil, en quoi il reconnaît Apollon.
Dionysos qui règne sur le pays envoie alors ses ménades en furie pour le mettre en
pièces et ainsi venger l'affront qu'Orphée lui fait. Cette légende finalement reste très
proche de la précédente, on y voit la confrontation entre deux dieux, deux pensées,
deux idéaux de vie et deux systèmes religieux résolument antagonistes. Une telle
dissemblance n'était pas conciliable, la mort seule pouvait sanctionner un tel état de
fait, chacun violemment opposé à l'autre. Si la sauvagerie du traitement infligé à
Orphée est évidente, elle est la seule réaction logique des fidèles de Dionysos et se
situe dans le prolongement naturel de leurs pratiques. De même qu'Orphée n'opérait
rien de moins qu'une mise à mort du dionysisme en chassant de ses enseignements
toute trace de ce que le dieu chérissait. Chacun s'est battu avec ses propres armes.
204
Les Bassarides, fragm. 83, édit. H. J. Mette ( Comment. II, 138-139 ) ; voir aussi
M. Detienne, Dionysos mis à mort, 1977, p. 207
79
dans le monde animal de la femme qui se trouve ainsi, par sa nature même, exclue de
la règle de vie tracée par Orphée."205.
205
M. Detienne, Dionysos mis à mort, 1977, p. 203 ; voir aussi n°138 p. 216
206
Platon, Lois, 782
207
M. -L. Freyburger-Galland, 1989, p. 120
208
P. Boyancé, Platon et les cathartes orphiques, Revue des études grecques, 1942,
p. 217 et suivantes ; M. Detienne, 1977, p. 169
209
Un rapprochement étymologique entre Orphée et orphos, signifiant "esseulé" ou
"isolé" a été effectué par O. Kern, Orpheus, p. 20 et repris par M. - L. Freyburger-
Galland, p. 116.
80
de la notion de sacrifice que s'articule les "deux Dionysos", et que c'est par lui qu'on
parvient à trouver un point d'attache qui permit, pour ainsi dire, de concilier les
inconciliables, ou de réconcilier les irréconciliables.
210
M. Detienne, 1977, p. 179
81
Le mythe de sacrifice de Dionysos par les Titans se révèle être une inversion
du Dionysos des thiases orgiaques; de sacrificateur il devient sacrifié. Le dieu du
sparagmos subit à son tour une forme de sparagmos, mais un sparagmos réglementé
par le feu prométhéen qui a fait passer l'humanité du cru au cuit. Dionysos se voit
ainsi entièrement renversé : de l'animal sauvage chassé et tué à main nue par
déchirement avant d'être dévoré cru, il doit souffrir, enfant, le sort de l'animal
domestique sacrifié paisiblement, par ruse, puis être découpé et cuit. M. Detienne note
à ce sujet qu'une fois de plus, ce qui semble être une opposition totale n'implique pas
un inversement total du mythe orphique par rapport au mythe dionysiaque. Orphiques
comme dionysiaques se rejoignent en ce qu'ils se placent hors de la cité, les uns par
l'omophagie faisant référence à un univers sauvage et antérieur à la civilisation, les
autres par le végétarisme et le refus du sacrifice, base de la communauté civique.
Leurs voies sont donc complémentaires213.
211
Idem, p. 182
212
M. Detienne, 1977, p.186
213
Idem, p. 198
214
M. - L. Freyburger-Galland, 1989, p. 122
215
M. Detienne, 1977, p. 202
82
"On dit que toutes les femmes de la région s'adonnant aux rites orphiques et au culte de
Dionysos depuis un temps immémorial [...] imitent en beaucoup de points les pratiques des
femmes thraces ... Olympias elle-même était plus ardente que d'autres à rechercher l'extase
et, se laissant emporter de façon plus barbare aux délires inspirés, traînait avec elle dans les
cérémonies bachiques de grands serpents apprivoisés qui se glissaient souvent hors du lierre
et des vans mystiques pour s'enrouler autour des thyrses et des couronnes des femmes."218
216
Démosthène, Sur la couronne, 259-260
217
Clément d'Alexandrie, Protr. , II, 16
218
Plutarque, Alexandre, 2 ; traduction M. -L. Freyburger-Galland, 1989, p. 60
83
Lorsque les lamelles orphiques sont enterrées en Grande Grèce aux IVe et IIIe
siècles avant J.C., et que le cimetière des bacchants de Cûmes, interdit à tout non
bechaccheuménos220 , est en usage au Ve siècle avant J.C.221 , on ne peut que
constater un étonnant syncrétisme entre dionysisme originel, orphisme, et
pythagorisme. Ce dernier, presque contemporain de l'orphisme, l'avait rejoint sur
plusieurs points, dont l'interdit sur la nourriture carnée, mais s'en était différencié
notamment par son intérêt pour l'organisation de la Cité et son ouverture aux femmes
et aux enfants à qui une place égale leur est concédée222. Le dogme de salut, professé
par les orphiques depuis leur origine est passé aux dionysiaques des cultes à mystères
et les initiations semblent à la fois devoir introduire les initiés à une vie nouvelle tout
en leur assurant le salut dans l'au-delà. A ce stade, nous sommes aussi loin du
bacchisme sauvage et spontané des femmes rendues folles par Dionysos tout autant
219
L'édit du roi hellénistique Ptolémée IV Philopator, autour de 210 avant J. C.
atteste de la présence de ce type de "discours sacrés" dans les mystères de Dionysos
de la région d'Alexandrie.
220
Ces initiés, par leur nom, indiquent qu'ils sont devenus Bacchos, c'est à dire qu'ils
ont pu s'identifier au dieu, mais ce statut n'est pas acquis définitivement à l'initiation,
il reste nécessaire de mener une vie en accord avec les préceptes orphiques, les
mystères dionysiaques résolvent le problème de la vie ascétique en conférant à
l'initiation une valeur de salut automatique; voir R. Turcan, Les cultes orientaux dans
le monde romain, 1989, pp. 294-295
221
Voir à ce sujet l'analyse de J.-M. Pailler, Bacchus, Figures et Pouvoirs, 1995, pp.
111-126
222
M -L. Freyburger-Galland, 1989, p. 141
84
223
Le résultat de ce large syncrétisme est bien résumé par R. Turcan dans le cadre
des initiations à Bacchus de l'Egypte lagide (1989, pp. 296-297), creuset idéal pour la
rencontre de nombreuses traditions à caractères mystiques : dionysisme, éleusinisme,
orphisme, et assez logiquement de mysticisme égyptien. En cela, Hérodote considère
qu'orphisme, bachisme, et même pythagorisme proviennent tous d'Egypte (II, 81).
85
Lors de la "découverte" des Bacchanales en 186 avant J.C., celles-ci sont déjà
le produit finalisé des syncrétismes orphico-dionysiaques, tout en portant des
influences du pythagorisme et probablement d'autres cultes orientaux. Tite-Live
indique dans son récit de l'affaire l'origine du mal : un ignobilis graeculus, qui était
sacrificulus et vates, vint en Etrurie et y apporta ses cérémonies secrètes et nocturnes.
224
C.I.L. , I², 581
225
J.-M. Pailler, Bacchus, Figures et Pouvoirs, 1995, p. 127
226
Idem, pp. 127-158 ainsi que Bacchanalia, La répression de 186 av. J.-C. à Rome
et en Italie, 1988, pp. 61-122
86
Et c'est de l'Etrurie que ces rites furent transportés à Rome227. Bien que l'Etrurie ait
pour elle une longue tradition de contacts avec la Grèce, via la Grande Grèce et la
Sicile, pendant longtemps, on douta de cette origine étrusque fournie par Tite-Live.
En effet, les Romains avaient été suffisamment en contact avec la Grande Grèce pour
n'avoir pas besoin d'attendre un grand détour des mystères dionysiaques de Grande
Grèce à l'Etrurie, et seulement après à Rome. Le schéma géographique ne semblait
pas cohérent, d'autant que tout le IIIe siècle avait été riche en apports helléniques,
autant culturels que religieux, dans lesquels l'Etrurie n'avait rien à faire. Dans cette
optique, T. Frank a supposé une origine des bacchanales romaines à Tarente, où il y
eut 30000 prisonniers lors de la prise de la ville par les Romains en 208 avant J.C.228,
d'autres tels J. Tondriau voient dans l'Egypte la véritable souche du bachisme
romain229. En effet, les relations entre Rome et l'Egypte sont bonnes dans ces années
et la réaction romaine face aux bacchanales a pu paraître relativement semblable à
l'initiative du roi lagide, laissant supposer une possible ressemblance des cultes mis en
cause. La Campagnie est également une origine plausible, sachant que c'est de là que
venait Annia Paculla, la prêtresse responsable des changements dans les rites qui
entraînèrent l'Affaire. Le nom de Tarente revient encore avec la "conspiration des
bergers" un an après l'affaire des Bacchanales, et c'est un autre membre des Postumii
qui se charge de la réprimer230. R. Turcan souligne à cet endroit les similitudes entre
pastores et les boukoloi des initiations bachiques231, enfin Rome se voit encore dans
l'obligation de réduire les dernières résistances des bacchants d'Apulie en 182 avant
J.C. ; toute cette agitation au sud de l'Italie qui suit l'affaire des Bacchanales pourrait
indiquer l'origine de leur introduction à Rome, ou du moins celles-ci mettent en
évidence une forte solidarité politico-religieuse du milieu bacchant issu de ces régions
et qui possédaient des ramifications à Rome. Lors des troubles, c'est le fils d'Annia
Paculla, Minnius Cerrinius, qui est désigné comme chef et qui est l'une des têtes à
abattre.
227
Tite-Live, XXXIX, 8-9
228
"The bacchanal cult of 186 BC", Classical Quarterly, 21, 1927, pp. 128-132 ; G.
Freyburger adhère à cette explication tout en réservant la possibilité qu'un plus petit
groupe originaire d'Etrurie se soient joints aux Tarentins (1989, p. 190).
229
"Le décret dionysiaque de Philopator (BGU 1211)" , Aegyptus, XXVI, 1946, pp.
84-95 ; voir aussi J.-M. Pailler, 1995, pp. 133-134 pour les explications concernant
l'interprétation de l'édit de Philopator.
230
Tite-Live, XXXIX, 29, 8-9
231
R. Turcan, Les cultes orientaux dans le monde romain, 1989, p. 304
87
232
J.-M. Pailler, 1995, p. 134 ; R. Turcan, 1989, p. 302
233
Cette datation est fournie par J.-M. Pailler (1995, p. 145) ; D. et Y. Roman
rétrécissent le champ chronologique à 190-185 avant J.C. (Rome, l'identité romaine et
la culture hellénistique, 1994, p. 112)
234
J.-L. Voisin, "Tite-Live, Capoue et les Bacchanales", MEFRA, 96, 1976n pp. 601-
665
88
Ces différentes données faisant la lumière sur les origines des Bacchanales, il
n'est dès lors plus possible de considérer la date de 186 avant J.C. comme un hasard.
Ainsi que le rappelle Tite-Live, c'était la première année depuis longtemps que Rome
n'avait pas à s'occuper de questions militaires urgentes ; la seconde guerre punique
s'était achevée par la défaite d'Hannibal à Zama en 202, de même que Rome en avait
récemment terminé avec les guerres de Macédoine et de Syrie. Non seulement le
champ était libre pour s'occuper des problèmes internes, comme le suggère Tite-Live,
mais il apparaît que la situation politique en Italie ait été conflictuelle. Comme le
rappelle J.-M. Pailler, l'Etrurie restait de soumission récente et était réputée pour sa
riche et obscure religiosité236, quant à la Campanie, certaines villes, telle Capoue,
avaient pris le parti d'Hannibal et s'étaient ainsi vues durement réprimées lors de la
victoire romaine. Derrière une image unifiée de Rome, tout porte à croire que l'Italie
demeurait profondément divisée. Et si la seconde guerre punique eut comme
conséquences religieuses d'entraîner un désarroi véritable chez les Romains, qui
cherchèrent du secours auprès d'externae supertitiones237, elle eut comme
conséquence politique de cristalliser de vifs sentiments de frustration et de revanche
de part et d'autre de l'Italie, et en particulier dans le Sud de la botte. Aussi, beaucoup
virent moins en l'affaire des Bacchanales un problème religieux qu'une affaire à fond
essentiellement politique238, de sorte que D. et Y. Roman affirmèrent que "l'affaire des
Bacchanales n'était que la suite de la guerre punique et ce qui se discutait là était tout
simplement la domination italienne de Rome"239. Il est difficile de juger jusqu'où il
put véritablement s'agir de conspiration, tout au moins il est possible de considérer
d'après le chiffre élevé de 7000 condamnations à mort et des différentes révoltes
bachiques qu' "il n'y avait pas de fumée sans feu", et que, pour prolonger la
métaphore, la braise remontant à la guerre punique couvait en attendant son heure.
D'après cette situation délicate dans laquelle Rome se trouvait au sortir des
différentes guerres qu'elle mena, le moment de la répression ne semblait pas issu du
235
Tite-Live, XXVI, 13-14 et 17-19
236
J.-M. Pailler, 1995, p. 134
237
Celles-ci dont d'ailleurs régulièrement chassées à partir du IIe siècle avant J.C. :
en dehors de l'affaire des Bacchanales, il y a la destruction des "livres de Numa"
d'essence pythagoricienne en 181 avant J.C. , et en 139 avant J.C. l'expulsion des
fidèles de Sabazios.
238
R. Turcan, 1972, p. 21
239
1994, p. 116
89
240
1989, p. 203
90
91
Lorsque Cicéron avait choisi Bona Dea comme patronne personnelle d'une
part, mais aussi comme incarnation des traditions romaines anciennes, il n'ignorait pas
qu'en plus de l'ancienneté du culte de Bona Dea à Rome, un autre facteur essentiel
entrait en compte : le caractère aristocratique de Bona Dea. Qui d'autre si ce n'est une
déesse de la classe aristocratique pouvait mieux incarner les valeurs traditionnelles de
Rome auprès du Sénat?
241
sed eum -- auderet enim dicere, cum patriam periculo suo liberasset -- cuius
nefandum adulterium in puluinaribus sanctissimis nobilissimae feminae
comprehenderunt; eum cuius supplicio senatus sollemnis religiones expiandas saepe
censuit.
242
Hildebrandt, pp. 19-29; H.H.J. Brouwer, pp. 153-154, Frgm. XXIV
243
Divus Julius , LXXIV, 4
92
présence de Julie, sœur de César. Sans le hasard de ces deux évènements particuliers
liés à la vie de Cicéron, et qui le conduisirent à faire sortir le sacrifice pro populo de
Bona Dea du silence dans lequel il baignait jusque là, et ce pour deux années
consécutives, nous ne pourrions associer aucun nom au sacrifice nocturne de Bona
Dea. Trois autres noms peuvent être ajoutés à ceux-ci : Claudia, une vestale de la 2e
moitié du 3e siècle avant J.C. qui consacra le temple de Bona Dea sub Saxum244,
Licinia, la vestale qui en 123 avant J.C. consacra un autel, une chapelle et un lit à
Bona Dea sub Saxum, et dont la consécration fut annulée faute d'avoir reçu au
préalable l'autorisation du peuple245, et enfin Octavie qui, entre 85 avant J.C. et
l'époque césarienne, dédia à Bona Dea des infrastructures à Ostie246. Il est raisonnable
de supposer qu'appartenant à la famille des Octavii Ligures, elle présentait les
caractéristiques adéquates pour participer à la célébration de Bona Dea qui avait lieu
en décembre.
244
Ovide, Fastes, V, 147-158
245
Cicéron, De Domo Sua , LIII, 136
246
cf. H.H.J. Brouwer, p.270 n°3
247
H.H.J. Brouwer, pp. 270-271, l'auteur indique les origines de chacune des
participantes citées. Dans le cas d'Octavie, il la désigne comme issue d'une famille de
notables.
248
Plusieurs noms de participantes aux mystères de Bona Dea apparaissent dans
l'œuvre satirique de Juvénal (II, 6, 314-345 ; III, 9, 115-117), mais non seulement son
oeuvre date de l'Empire, mais les noms apportés sont le plus probablement imaginés
par l'auteur pour le bénéfice de ses satires.
249
Les vestales étaient par ailleurs traditionnellement choisies parmi les familles de
l'aristocratie romaine, comme en témoigne d'ailleurs les deux noms de vestales
mentionnés auparavant.
93
citoyennes qu'elles effectuaient les rites prescrits et non pas par sentiment religieux
personnel. Aucune d'entre elles n'étaient donc dévotes de Bona Dea, pas plus qu'elles
n'étaient prêtresses puisque les textes laissent supposer que des prêtresses, non
aristocrates, nommées damiatrices250, étaient chargées des rites ordinaires au temple
de Bona Dea et s'occupaient du sacrifice offert le 1er mai pour l'anniversaire de la
consécration du temple de Bona Dea. N'étant attachées au service de Bona Dea que
ponctuellement, tout au plus une fois par an, il n'est pas étonnant que les femmes de
l'aristocratie n'aient pas laissé plus de traces de dévotion à Bona Dea. La relation avec
la divinité restait occasionnelle et on a pu observer que les liens personnels qui se
créèrent et dont on connaît l'existence concernèrent indifféremment des hommes et
des femmes, toutes classes confondues.
A présent que le rapport entre les nobilissimae feminae et Bona Dea a été
quelque peu clarifié, mis à part les quelques noms connus des participantes, force est
de reconnaître que le mot feminae qu'utilise Cicéron est très vague et ne dit pas, en
dehors du fait qu'elles était "très nobles", quel type de femmes prenaient part à la
cérémonie. La littérature donne comme alternatives mulieres251, matronae
honestissimae252, dominae253, γυναῖκες254, anus255, puellae256. D'après les différentes
appellations, la première constatation est que dans la plupart des cas, lorsque feminae
n'est pas employé, mulieres est le terme le plus fréquent et n'est pas foncièrement plus
explicite sur l'âge ou la qualité des femmes présentes. S'il existe une occurrence du
terme matronae, la raison la plus évidente qu'il soit généralement écarté est la
présence, non négligeable du reste, des vestales. Dans la scholie qui mentionne les
matronae, celles-ci sont adjointes aux Vestales virgines ; ceci sous-entend que dans
l'esprit des auteurs, feminae et mulieres sont des termes génériques désignant les
matrones et les vestales ensemble. Le fait que la cérémonie ait lieu dans la demeure de
l'épouse du magistrat cum imperio abonde dans le même sens, selon lequel la
250
Festus, s.v. Damium; Paulus Diaconus, EPITOME s v Damium (p.60)
251
Cicéron, De Domo Sua , XXXIX, 105 ; De Haruspicum Responsis, XXI, 44;
Epistulae ad Familiares ad Lentulum, I, 9,15 ; De Legibus Libri , II, 9, 21 ; Arnobe,
Adversus Nationes , V, 18 ; Macrobe, Saturnalia, I, 12, 29
252
Scholia Bobiensia, pp. 19-21 ; H.H.J. Brouwer, p.151 ligne 9
253
Juvénal, II, 6, 323
254
Ce terme est utilisé par Plutarque dans toutes ses références aux femme prenant
part à la célébration.
255
Properce, IV, 9, 61
94
256
A plusieurs reprises dans la légende rapportée par Properce (IV, 9, 21-70) .
257
A Staples, 1998, p. 31
258
Il y a des cas de légendes où une divinité, telle Athéna, prend l'apparence d'une
vieille femme lorsqu'elle rendit visite à Arachné, Héra fait de même avec Sémélé.
Hors contexte mythique, l'exemple de la pythie de Delphes est très interessant :
Diodore relate que les Pythies, originellement des jeunes vierges, furent remplacées
par des vieilles femmes de plus de cinquante ans.(XVI,26) Les vierges étaient
préférées originellement pour leur proximité physique avec Artémis, les vieilles
femmes quant à elles ne prenaient leur fonction de pythie qu'après s'être défaites de
leurs obligations familiales et être revenues au célibat. La cinquantaine correspond à
95
dans un contexte extérieur au monde civilisé, dans la nature sauvage et les bois sacrés.
En effet, celles-ci ne sont pas encore, ou ne sont plus soumises au joug du mariage, et
expriment la féminité sauvage, susceptible de se dévouer au service d'une divinité
chaste, qui n'apparaît pas mariée dans toutes les versions du mythe de Bona Dea.
Ainsi des matrones se trouvent être naturellement les désservantes de rites cloîtrés à
l'intérieur d'une maison, et pas n'importe laquelle, celle du magistrat cum imperio, à
Rome et pro populo. Ici, nulle trace de ville, de maison ou de matrone; seules les
puellae et l'anus peuvent appartenir à l'univers extérieur à la civilisation, n'étant
attachées à aucun époux ou n'étant plus en âge de procréer. Il y a une opposition
flagrante dans les statuts des protagonistes, en même temps qu'il y a opposition dans
le lieu hébergeant les rites à Bona Dea.
Cicéron énumère les éléments du déguisement de Clodius parmi lesquels figurent une
harpe, chose répétée par Plutarque, affirmant cette fois clairement que Clodius s'était
fait passer pour une joueuse de harpe263. Malgré le caractère satirique du texte,
Juvénal abonde dans le même sens lorsqu'il dépeint la célébration de Bona Dea
comme une fête accompagnée par de la musique264, quoique selon sa version, Clodius
serait venu déguisé en joueuse de flûte et non de harpe. On peut de toutes manières
parfaitement admettre que harpes et flûtes se mêlaient à la fête, l'important étant que
des joueuses de musique étaient présentes durant le sacrifice nocturne. C'est une
information supplémentaire sur le type d'esclaves participant à la célébration.
263
Cicéron, De Haruspicum Responsis, XXI, 44 ; Plutarque, Vie de César , X
264
II, 6, 314-345
265
Cicéron, De Haruspicum Responsis, XXI, 44 : P- Clodius a crocota, a mitra, a
muliebribus soleis purpureisque fasceolis, a strophio, a psalterio
266
G. Sauron, La grande fresque de la villa des Mystères à Pompéi. Mémoires d'une
dévote de Dionysos , Paris 1988 , pp. 75-76
267
Dont une servante, portant sur un plateau des rameaux consacrés et cachant peut
être des objets dans les pans de sa robe.
97
2.2. Cérès
268
quae cum essent adsumpta de Graecia, et per Graecas curata sunt semper
sacerdotes et Graeca omnino nominata. Sed cum illam quae Graecum illud sacrum
monstraret et faceret ex Graecia deligerent, tamen sacra pro ciuibus ciuem facere
uoluerunt, ut deos immortalis scientia peregrina et externa, mente domestica et ciuili
precaretur.
269
B. S. Spaeth, p.104
98
270
Valère Maxime, Fact. et Dict. memor., I, 1, 1
271
CIL 1², 973 = 1106 = CIL VI, 2181 = ILS 3342 = Dessau 3343
272
CIL, X, 6109
273
CIL IX, 4200
99
Par ailleurs, Rome ne se contenta pas de faire venir des prêtresses grecques à
Rome, celles-ci furent reçues en tant que sacerdotes publicae, titre éminemment
vénérable puisque seules les Vestales partageaient avec elles ce statut! Rome les a
voulues publiques afin qu'elles puissent célébrer des Publica sacra, quae publico
sumptu pro populo fiunt279. Cicéron lui-même avait appuyé sur le fait qu'elles
effectuaient des sacra pro ciuibus280, tout comme les inscriptions funéraires que nous
avons vues auparavant en témoignent. Ceci du même coup démontre une bonne fois
pour toutes le caractère officiel des mystères de Cérès à Rome, importés par la volonté
du sénat et du peuple probablement pour le salut de Rome dans un moment critique, et
qui se sont intégrés dans la religion romaine comme un culte publicus malgré le
274
CIL X, 1036 = ILS 6365
275
C. E. Schultz, Women's religious activity in the Roman Republic, , 2006 , p.78
276
Cicéron, Verr. , IV, 99
277
C. E. Schultz, 2006, p. 142
278
J. Scheid, La religion des Romains, Paris 1998 , p. 114 et p. 120
279
Festus, 284 L
100
nécessaire secret qui entourait ses rites. Les autorités romaines ont un contrôle entier
sur ces rites, depuis la décision de son introduction jusqu'à la distribution des fonds
nécessaires pour le culte, puisqu'il ne s'agit pas uniquement de dévotions de femmes.
Au contraire, l'intérêt de ce culte, pour un Romain tel que Cicéron, réside en ce qu'il
est effectué au nom du peuple Romain ,et pour lui en assurer des bénéfices. S. B.
Pomeroy a noté par ailleurs qu'avec les Vestales, les prêtresses de Cérès étaient les
seules femmes à pouvoir dépenser les fonds publics octroyés281, et donc en avoir
l'administration, ce qui devait faire partie des privilèges des sacerdotes publicae. Bien
entendu, pour pouvoir être sacerdos publica, il fallait être citoyenne romaine. Aussi,
on choisit une prêtresse grecque pour la connaissance des rites, et Rome en fit une
citoyenne afin "qu'elle honorât les dieux par des rites étrangers, mais avec l'esprit et
l'âme d'une Romaine." La qualité de sacerdos publica allant de paire avec la
naturalisation romaine, le prestige qui incombait aux prêtresses de Cérès était
véritablement exceptionnel dans tous les sens du terme ; à la fois très grand et très
rare, puisqu' aucun membre d'un quelconque clergé étranger ne reçut jamais ni la
citoyenneté romaine, ni la qualité de sacerdos publicus. Le cas des prêtresses des
sacra Cereris à Rome est donc véritablement unique.
280
Cicéron, Pro Balbo, 55
281
S. B. Pomeroy, Goddesses, Whores, Wives and Slaves, 1975 , p. 214
282
Tertullien, De monogam., XVII, 4
101
en dehors de tout contact avec les hommes, fuyant même jusqu'aux embrassements de
leurs fils pour autant de temps que dure le sacerdoce283. Ceci a le mérite de prouver
que les prêtresses de Cérès pouvaient avoir été mariées et avoir eu des enfants. Mais il
ne faut pas oublier qu'il s'agit de la Cérès Africaine, dont le culte diffère en plusieurs
points du culte romain de Cérès, et que le témoignage est relativement tardif. Tirer des
conclusions sur un célibat obligatoire des prêtresses de Cérès et une séparation de
corps avec son époux serait hâtif. Parmi les inscriptions relevées, ainsi que le fait
remarquer C. E. Schultz, il est probable (et certain pour la dernière inscription) que la
prêtresse de Cérès était veuve pendant au moins une partie de son ministère284. Ainsi
qu'elle l'affirme un peu plus loin, il est assez raisonnable de penser que les prêtresses
de Cérès étaient soit veuves, soit des femmes âgées non-mariées. Cette hypothèse est
appuyée par la description que donne Cicéron des prêtresses et intendantes de Cérès à
Catane, qui sont maiores natu285. On peut donc penser que la prêtrise de Cérès
appelait surtout des femmes âgées libérées de tout devoir conjugal, plutôt que des
femmes encore mariées qui devraient éventuellement se séparer de mari et enfants.
Dans l'extrait du Pro Balbo, Cicéron laisse planer un doute quant au nombre
de prêtresses qui officiaient en tant que sacerdos publica. Faut il comprendre que
Rome en a importé plusieurs en même temps, ou bien une seule et que le pluriel
viendrait de la somme de toutes les prêtresses ayant officié? L'épigraphie résout ce
problème en nous livrant l'inscription de Casponia, Sicilienne et "grande prêtresse
publique de Cérès pour le peuple Romain"286. Comme le propose H. Le Bonniec287,
"il se peut qu'à l'origine une seule prêtresse ait suffi pour célébrer à Rome les rites
nouveaux" comme le suggère le terme illam dans le Pro Balbo. Cependant, "très tôt et
peut être même dès son adoption, le culte grec de Cérès a dû exiger la présence
simultanée de plusieurs prêtresses", ce qui justifierait l'existence d'une maxima
sacerdos. Quel intérêt y aurait-il à avoir une grande prêtresse sans hiérarchie
subalterne?
283
Tertullien, Ad uxor. , I, 6
284
C. E. Schultz, 2006, p. 78
285
Cicéron, Verr. , IV, 99
286
CIL VI, 2181 = Dessau 3343
287
H. Le Bonniec, 1958, p. 397
102
Rome fit donc appel à des spécialistes des sacra Cereris afin d'effectuer les
rites conformément à la tradition, mais les prêtresses ne constituaient pas les seules
actrices de ces initia. Les prêtresses étant consacrées dans leur rôle, les initiations dont
elles avaient la charge s'adressaient donc à d'autres personnes. Lors de l'annonce de la
défaite de Cannes, Tite-Live explique l'arrêt des célébrations du sacrum
anniuersarium Cereris car "il n'y avait pas, à ce moment, une matrone qui ne fut en
deuil"288. Se référant également à la défaite de Cannes, Festus confirme les dires de
Tite-Live : " Des fêtes (grecques) de Cérès importées de Grèce, que les matrones
célébraient en l'honneur de la découverte de Proserpine."289. Par ailleurs, au sujet des
rites de Cérès à Catane, Cicéron mentionne le temple de Cérès dont l'accès, autorisé
aux femmes, était strictement interdit aux hommes ; les ministres du culte étaient des
mulieres ac uirgines290, puis à Rome qu'il n'y aura pas d'initiations pour les femmes, si
ce n'est à Cérès selon le ritus Graecus291. Comme nous pouvions nous en douter de
par le caractère thesmophorien des sacra Cereris, la littérature confirme bien que les
mystères de Cérès n'étaient ouverts qu'aux femmes seules. C'est d'après la formule
mulieres ac virgines de Cicéron qu'il conviendra à présent d'étudier les femmes
présentes durant ces rites.
Mis à part les participantes aux rites à Catane qui sont nommées mulieres, tous
les autres auteurs se réfèrent au terme de matronae, ou encore de feminae, quibus
mariti erant292. Ainsi, les historiens sont unanimes pour affirmer que les mystères de
Cérès s'adressaient, entre autre, aux matrones. Le terme de "matrone" pose toutefois
problème : qui était considérée matrone à Rome? Juste avant de citer les sellisternes
et les veillées religieuses des "femmes qui sont mariées", Tacite les nomma également
matrones. Le mariage seul faisait-il donc la matrone? Ce n'est pas l'avis de B. S.
Spaeth qui interprète le terme de "matrone" comme "femme issue de la classe
supérieure"293. Cet avis est motivé par l'utilisation que Tite-Live fait de ce terme en
dehors du contexte des sacra Cereris, et qui laisserait penser que seules les
288
Tite-Live, XXII, 56, 5 : quia nec ulla in illa tempestate matrona expers luctus
fuerat.
289
Festus, p. 86 L
290
Cicéron, Verr. , IV, 99
291
Cicéron, De Legibus Libri , II, 9, 21
292
Tacite, Ann, XV, 44, 2 ; au sujet des veillées matronales en général, dont celles de
Cérès et Proserpine.
293
B. S. Spaeth, 1996, p. 107
103
294
J. Gagé, Matronalia, 1963, p. 222
104
marche, mais sûrement pas encore assez important pour devoir lier les matrones aux
seules aristocrates. Par ailleurs, en affirmant qu'il n'y aurait pas d'initiation pour les
femmes sauf à Cérès, l'idée que les sacra comportaient une initiation sous-entend que
celle-ci était une expérience à priori unique295. Or, la singularité d'une initiation laisse
penser qu'il y avait un renouvellement des fidèles, et qu'éventuellement, d'une année à
l'autre les participantes n'étaient pas forcément les mêmes. Dans le cas où seules des
aristocrates auraient pu participer, le nombre de participantes potentielles aux initia
aurait été du coup relativement faible. Nous ne savons rien des conditions de
recrutement des participantes au sacrum anniversarium, mais cela n'étant pas, comme
pour Bona Dea, une prescription liée directement, ou plutôt presque uniquement, au
salut du peuple Romain, comme nous le verrons, les rites de Cérès comportent de fait
une place à l'expérience personnelle. Nous sommes en droit de penser que les
participantes aux mystères de Cérès y venaient par leur propre volonté, animées d'une
dévotion qui ne leur était pas dictée par le devoir, ou pas uniquement du moins, mais
par un certain engagement personnel. Ainsi que le dit H. Le Bonniec : " Il n'y a pas de
raison de douter de la ferveur des matrones envers Cérès, qui leur offrait à Rome
même une sorte d'équivalent, mais bien moins prestigieux, des émotions mystiques
qu'Eleusis réservait à ses élus : parmi les Romaines, seule une petite minorité pouvait
espérer faire un jour ce pèlerinage sacré."296 . Si en effet, l'engagement personnel était
la motivation des participantes, il n'y a pas lieu de penser que la participation se
restreignait aux seules aristocrates, dont la participations aux rites nocturnes de Bona
Dea était motivée non pas par conviction propre, mais par le seul rang social.
295
Sauf dans les cas d'initiations à plusieurs degrés comme c'était le cas à Eleusis,
mais rien ne permet de penser qu'il y aurait ici une initiation à plusieurs degrés, mis à
part peut être, une initiation et un vécu rituel différent selon que les participantes
venaient en tant que matrona, ou en tant que filia. Dans tous les cas, l'expérience de
l'initiation devait rester unique selon la catégorie féminine à laquelle on appartenait.
Sachant qu'initia vient d'initiare, signifiant "commencer", cette interprétation est tout
à fait plausible.
296
H. Le Bonniec, 1958, p. 437
297
J. Gagé, Matronalia, 1958, pp. 223-224
105
Dans ces rites où sont célébrés les liens entre Cérès et sa fille Proserpine, la
présence des filles des matrones est prévue. Ce devait être organisé d'une manière
similaire aux rites accomplis à Catane où Cicéron cite la présence des virgines. Cette
affirmation est étayée par la version de la défaite de Cannes de Valère Maxime qui
cite comme participantes endeuillées aux rites de Cérès des matres ac filiae
conjugesque et sorores298. Le terme seul de matrones peut, dans un contexte rituel,
englober autant les femmes mariées que celles qui ne l'étaient pas, comme le rapporte
J. Gagé299. Cela permet à B. S. Spaeth de conclure que non seulement des matrones
mariées ainsi que leurs filles étaient présentes, mais que toutes sortes de femmes,
mariées ou non, âgées ou jeunes, prenaient part aux sacra Cereris. "The two
categories of matron and maiden correspond to the mythic roles of the two goddesses.
Through their reenactement of the central myth of the cult, these women define the
parameters of their roles in Roman society."300
298
Valère Maxime, I, 1, 15
299
J. Gagé, Matronalia, p. 143
300
B. S. Spaeth, 1996, p. 109
106
2.3. Bacchus
Contrairement aux précédents cultes étudiés, les mystères de Bacchus sont les
seuls ici à rassembler une foule mixte de fidèles. C'est d'ailleurs une des premières
choses que cite Tite-Live, et manifestement un des facteurs apparaissant comme les
plus scandaleux. Les cérémonies mêlaient uiros mulieresque, et à peine quelques
lignes plus loin, il précise qu'il s'agit de mixti feminis mares, aetatis tenerae
maioribus302. Le ton est donné d'emblée ; Tite-Live précise alors le genre de
débauches qui en découlait. Aucun mot n'est sûrement plus juste pour désigner les
groupes bachiques que le terme de "mixité". Si l'on s'en tient à une lecture naïve et
superficielle, quiconque lit une formule telle que "tous les sexes et tous les âges"
pense immédiatement qu'en résumé, c'est "tout le monde" qui est impliqué. Que l'on
arrive à ce raccourci était probablement l'intention de Tite-Live ; non seulement cela
concourt à renforcer les aspects inquiétants et dangereux de la conjuration qu'il
301
J.-M. Pailler fait le point à ce sujet à plusieurs reprises (Bacchus, figures et
pouvoirs, 1995, pp. 130-132 ; Bacchanalia, 1988, pp. 61-123) et (ré-)habilite le récit
livien.
302
Tite-Live, XXXIX, 8, 5-6
107
s'apprête à exposer, mais il s'avère que la suite du récit confirme une implication
générale de la société romaine.
Sachant que Tite-Live présente Aebutius comme fils de chevalier, cela place
d'emblée sa mère Duronia dans une frange sociale comparable. Sans appartenir à la
haute aristocratie, il n'en fait pas moins partie d'une certaine élite sociale, des forces
vives sur lesquelles Rome appuie sa prospérité. Par ailleurs, lorsque celui-ci vient
303
Tite-Live, XXXIX, 15, 9 : mulierum magna pars est, et is fons huiusce fuit
304
Idem, XXXIX, 13, 8 : primo sacrarium id feminarum fuisse
305
D'après l'expression de J.-M. Pailler, Bacchus, figures et pouvoirs, 1995, p. 179 ;
l'expression de culpabilité revient chez lui dans Bacchanalia sous le terme de "femme
coupable", dont il brosse le portrait (1988, pp. 591-596)
108
chercher de l'aide auprès de sa tante paternelle (amita), Aebutia, qui habite l'Aventin.
Tite-Live ne manque pas de faire remarquer que cette dernière est une proba et
antiqui moris femina306, en somme qu'elle répond aux critères de vertus idéales
associées aux femmes honnêtes de bonne condition. Par ailleurs, c'est à Sulpicia, la
belle-mère de Postumius, une gravis femina307, que Tite-Live fait faire cette
description d'Aebutia ; en effet cette dernière semble la connaître suffisamment pour
pouvoir la décrire de la sorte. L'invitation que Sulpicia donne à Aebutia abonde en ce
sens ; que Postumius désire arriver pendant leur entretien velut forte laisse penser qu'il
arriverait au milieu d'une scène familière, presque habituelle. Ce n'est donc pas trop
s'avancer que de penser que l'ancien mari de Duronia était issu d'une famille qui
entretient des relations avec certains membres de la haute société romaine. Cette
position se verrait renforcée par l'hypothèse de R. Turcan308, selon laquelle Duronia
pourrait être apparentée avec L. Duronius, qui fut préteur en 181 avant J.C. et qui fut
chargé de réprimer les restes de la conjuration bachique en Apulie309. Si R. Turcan a
raison en poursuivant son raisonnement selon lequel le second mari de Duronia, T.
Sempronius Rutilus, est le frère de C. Sempronius Rutilus, tribun de la plèbe en 189
avant J.C., cela place effectivement Duronia parmi l'élite plébéienne310 et à la
nobilitas. Par ailleurs, lorsque l'affaire est dévoilée aux sénateurs, Tite-Live insiste sur
leur crainte que des membres de leur famille puissent être impliqués dans cette
affaire311, chose qui prouve que les rites bachiques pouvaient trouver une certaine
popularité jusqu'au sein des classes dirigeantes. Duronia fait alors figure dans le récit
livien de l'anti-matrone, le contraire exact de ce que l'élite masculine souhaite pour ses
femmes et qu'incarnent Aebutia ou Sulpicia. Elle fait partie au contraire de cette élite
féminine bouillonnante de l'après seconde guerre punique, celle qui ose sortir de chez
elle en masse pour se rendre sur le forum, en 195 avant J.C., afin appuyer le projet de
loi visant à abroger la loi Oppia, cette loi jugée infâme par les femmes de condition
aisée car elle restreignait le luxe des vêtements et des bijoux312. C'est aussi cette
306
Tite-Live, XXXIX, 11, 5
307
Idem, XXXIX, 11, 4
308
1989, p. 303
309
Tite-Live, XL, 19, 9-10, voir aussi ci-dessus " Les Bacchanales italiennes"
310
Ce qui expliquerait aussi l'Aventin comme endroit où vivait Aebutia, sachant que
l'Aventin est le quartier plébéien par excellence.
311
Tite-Live, XXXIX, 14, 4
312
Le rapprochement entre le mouvement des femmes romaines pour l'abrogation de
la lex Oppia et l'implication des femmes dans les Bacchanales a souvent été fait par
109
même élite féminine qui a particulièrement souffert durant les guerres précédentes ;
elles durent faire face au quotidien sans la présence de leur mari, parti pendant des
années à la guerre, et qui souvent n'en revint pas. On sait que la deuxième guerre
punique notamment tua massivement les maris et pères, d'où d'ailleurs l'impossibilité
pour les romaines de célébrer le sacrum anniversarium Cereris après la défaite de
Cannes. Beaucoup de femmes durent ainsi assumer la direction des affaires
domestiques, élever plus ou moins seules leurs enfants orphelins, et vivre
constamment dans l'angoisse des évènements à venir313. Ce moment tragique et
difficile fut aussi un facteur d'émancipation, puisque privées de l'autorité masculine
traditionnelle, elles se retrouvèrent à vivre des situations auxquelles les femmes
n'étaient pas habituées, de même qu'elles purent prendre des initiatives qui ne leur
étaient normalement pas autorisées. Comment ne pas songer au phénomène
comparable qui eut lieu au début du XXe siècle, à la 1ere Guerre Mondiale, lorsque
les femmes, veuves ou dont le mari était retenu sur le front, durent prendre en charge
les affaires domestiques, l'éducation des enfants, faire fonctionner l'économie et elles-
mêmes gagner de quoi nourrir leur famille. La réaction qui suivit la fin de cette guerre
fut comparable, et on assista à une "libération féminine" durant les Années Folles,
caractéristiques par l'envie pressante de profiter de la vie et par une mode jugée alors
scandaleuse : celle de la garçonne aux cheveux courts et à la silhouette androgyne.
les historiens dont G. Freyburger, 1989, p. 203, D. et Y. Roman, 1994, pp. 122-124,
J.-M. Pailler (1988, p. 523). Ce dernier cite par ailleurs C. Gallini (1970, pp. 30-32)
qui souligne la récurrence de tels mouvements féminins de masse entre la fin du IIIe
siècle et le début du 2e siècle avant J.C. (en 216, 214, 213, 195).
313
L'ensemble de ces manifestations ont été étudiées par A. J. Toynbee dans
Hannibal's Legacy, Oxford, 1965.
314
Tite-Live, XXXIX, 9, 5 et 12, 1
315
Idem, XXXIX, 9, 5-7
110
était entrée dans le sanctuaire pour accompagner sa maîtresse, mais qu'elle n'y était
plus retournée depuis son affranchissement316.Un peu plus loin, elle avoue encore au
consul qu'elle ne s'était pas contentée d'accompagner sa maîtresse dans le sanctuaire,
mais qu'elle s'y était aussi fait initier317. On peut assez raisonnablement comparer
l'ancienne maîtresse d'Hispala à Duronia, et penser que toutes deux devaient posséder
un rang social relativement semblable. Cette précision est hautement intéressante ; en
effet on sait ainsi d'une part que l'initiation était accessible autant aux personnes de
condition libre qu'aux esclaves, et d'autre part que les gens libres étaient initiés avec
les esclaves318. Maîtresses et servantes matrones et courtisanes, femmes mûres et
enfants, se trouvaient à égalité dans l'initiation, côte à côte. Et si Hispala n'y est pas
retournée une fois affranchie, ce n'est pas à cause d'un quelconque empêchement
religieux ou social, mais parce qu'elle ne souhaitait plus participer à ces célébrations
dès lors qu'elle en avait le choix. Tite-Live la présente finalement aussi comme un
anti-modèle, tout comme pour Duronia. Elle figure ici comme l'anti-modèle de la
courtisane bacchante dont Plaute s'était plût à dépeindre les vices à l'époque même des
Bacchanales, dans sa pièce des Bacchides. Il y dépeint deux courtisanes, toutes deux
nommées Bacchis, qui usent de leurs charmes avec ruse pour extorquer de l'argent à
deux jeunes gens puis à leurs pères qui finissent également séduits par elles. En
somme, l'image même de la courtisane dangereuse qui peut ruiner d'honnêtes familles
ainsi que les espoirs de jeunes gens. A l'inverse, Tite-Live insiste sur le désintérêt
d'Hispala à l'égard d'Aebutius, à qui elle veut même léguer tout ses biens, et qu'elle
protège généreusement d'une compromission horrible et définitive. Comme J.-M.
Pailler l'a fait judicieusement remarquer, il y a une exacte inversion d'attributs entre
Duronia et Hispala : c'est Duronia qui est prête à compromettre l'avenir de son fils en
l'entraînant dans les Bacchanales alors que le rôle maternel incombe à Hispala qui
pare à l'avarice des parents d'Aebutius par sa générosité319 et qui veut le protéger du
danger des initiations de Bacchus.
Enfin, il y a Paculla Annia, qui n'intervient pas de manière directe dans le récit
de Tite-Live mais qui y joue un rôle essentiel. Son nom vient au devant de la scène à
travers les aveux d'Hispala ; cette dernière affirme que Paculla Annia, originaire de
316
Idem, XXXIX, 12, 6 et 10, 5
317
Tite-Live, XXXIX, 12, 6
318
Idem : se ancillam initiatam cum dominae ait
111
Campanie, a tout modifié durant son sacerdoce tamquam deum monitu. Elle s'est ainsi
mise à initier des hommes, ses fils Minius et Herennius Cerrinius les premiers. Elle a
également déplacé les cérémonies la nuit, alors qu'elles se déroulaient initialement de
jour, et enfin, elle a fait passer les jours dédiés aux initiations de trois par an à cinq par
mois320. Nous apprenons ainsi qu'il devait y avoir à Rome une communauté
d'étrangers, tout au moins de campaniens, qui prenaient part à la vie religieuse
romaine, de manière non officielle, mais qui pouvait y tenir des honneurs religieux
tels que la prêtrise de Bacchus. Ainsi que l'a fait remarquer de nombreux historiens
tels R. Turcan, depuis plusieurs années, Rome était le point de convergence de
nombreuses nations voisines : "Campaniens ruinés qui ont joué la mauvaise carte
carthaginoise ; Toscans éprouvés eux aussi, tant par la conquête romaine que par les
révolutions sociales qui avaient bouleversé l'Etrurie décadente ; Grecs d'Italie
méridionale qui viennent trafiquer au Forum Boarium"321. Le fait que Minnius
Cerrinius ait été désigné comme faisant partie des chefs de la conjuration va dans le
sens d'un groupement d'émigrés, jetés à Rome par les aléas que leurs contrées
d'origine connurent quelques années auparavant. De la catégorie sociale de Paculla
Annia, on ne sait pas grand chose si ce n'est que les prêtresses des rites bachiques
étaient choisies à tour de rôle parmi les matrones, et que les changements étaient
intervenus durant le sacerdoce de Paculla Annia, ce qui assimile de fait la prêtresse à
une matrone322. Elle devait donc jouir d'un statut social au moins correct et d'assez de
prestige pour être choisie en tant que prêtresse par les matrones romaines. Il est
possible qu'elle ait fait partie d'une famille campanienne aisée et éminente, ce qui
justifierait la présence de son fils à la tête de la conjuration, sur laquelle nous
reviendrons plus tard. Bien que citée par Hispala, la prêtresse campanienne reste
entièrement absente des évènements de 186 et il est impossible de dire quel rôle
éventuel elle a pu y jouer. Tout au plus, on peut penser qu'elle devait être alors déjà
vieille, si ces changements sont intervenus pendant qu'Hispala était encore esclave,
donc plusieurs années en arrière, et que ses fils étaient probablement alors
adolescents, puisqu'il était interdit d'initier des hommes de plus de vingt ans323. Il
serait toutefois étonnant que Tite-Live n'ait pas mentionné le sort fait à la prêtresse
319
Tite-Live, XXXIX, 9, 6
320
Idem, XXXIX, 13, 9
321
R. Turcan, 1989, p. 300
322
Tite-Live, XXXIX, 13, 8-9
112
responsable de tous ces détournements s'il l'avait connu, ce qui laisse penser que ni les
annales familiales de Postumius ni les registres romains n'en avaient gardé trace. Si
Paculla Annia se trouvait dans un âge avancé, il est aussi possible qu'elle soit déjà
morte lorsque l'affaire éclate. Cette hypothèse ne saurait toutefois être assurée,
puisque nous ignorons pareillement ce qui advint de la mère d'Aebutius, et qu'il se
pourrait simplement que Tite-Live ne se soit pas préoccupé de raconter le sort
personnel fait aux femmes coupables de son histoire, ou que leur sort lui était
inconnu.
Du côté des hommes liés aux Bacchanales, Tite-Live cite d'abord le graecus
ignibilis, sacrificulus et vates324 comme l'origine de la contagion des Bacchanales de
Grèce en Etrurie. Il le présente comme un personnage vil, sans les lumières de la
culture grecque mais uniquement porteur de supertitiones, qui n'initia d'abord que peu
de personnes325. Ces initiations se propagèrent finalement largement aux hommes et
aux femmes. On ne peut toutefois pas déduire que cette propagation à grande échelle
soit directement dûe au devin grec, mais il serait plus logique de considérer que les
initiés se firent eux-mêmes initiateurs, ce qui eut pour effet de rapidement multiplier
le nombre des initiés. Les mystères de Bacchus sont donc introduits en Etrurie par un
étranger de basse condition, apparenté à un mystificateur. W. Burkert rattache ce
devin grec à la catégorie des prêtres ambulants ou "charismatiques itinérants"326 qui
parcouraient les contrées de manière solitaire pour proposer leurs initiations et leurs
formules pour le salut. Il ajoute que ce type de prêtres était très caractéristique des
télétai de Dionysos en Grèce ; et il est vrai que présenté tel qu'il l'est par Tite-Live, il
fait penser aux "orphéo-télestes" grecs.
Nous ne reviendrons pas sur les fils de Paculla Annia puisqu'on a déjà exposé
le cas des étrangers campaniens. Ce ne sont toutefois pas les seuls étrangers cités
directement par Tite-Live, puisqu'aux côtés de Minnius Cerrinius, le Falisque L.
Opicernius figure aussi comme l'un des chefs de la conspiration327. Cela ne fait que
323
Idem, XXXIX, 10, 6
324
Idem, XXXIX, 8, 3
325
Idem, XXXIX, 8, 5
326
W. Burkert, Les cultes à mystères dans l'Antiquité, 2003, p. 38
327
Tite-Live, XXXIX, 16, 6
113
328
R. Turcan, 1989, p. 304
329
Tite-Live, XXXIX, 13, 14
330
C. Gallini, 1970, p. 40
331
D. et Y. Roman, 1994, pp. 120-121 ; voir aussi les remarques de M. Mazza, Iura,
1971, p. 175 ; R. Turcan, 1972, pP. 11-12 ; au sujet du rapprochement entre
marginaux et prolétaires tel que le conçoit H. Marcuse pour la société américaine
post-1968. "A ses yeux, Noirs, femmes ou jeunes cherchaient leur libération, non à
l'horizon d'une révolution sociale, mais dans la transgression hic et nunc des normes,
de la morale et de l'ordre reçu." (J.-M. Pailler, 1988, p. 104 )
114
Cette vision de Bacchus comme dieu des marginaux en rupture avec la société
est toutefois à nuancer. En effet, nous avons vu que Duronia était une initiée à
Bacchus et que c'est sur proposition du beau-père d'Aebutius que celle-ci voulait faire
initier son fils. Si Duronia entre dans la catégorie des femmes que Bacchus rassemble,
ce n'est pas le cas du beau-père, qui est probablement initié également, ou qui doit être
suffisamment proche du milieu des Bacchanales pour être au courant que celles-ci
seraient le moyen idéal pour corrompre Aebutius. Or, si c'est bien son frère qui fut
tribun de la plèbe en 189 avant J.C., on ne peut pas vraiment dire qu'il fasse partie de
ces familles de chevaliers privés des honneurs. Il en va de même des familles
sénatoriales, pour lesquelles les sénateurs, avertis de la conjuration, craignent quelque
implication dans l'affaire. Ceux-là à priori, n'ont rien à revendiquer. Ils font partie de
la classe dirigeante, ou sont appelés à le devenir dans le cas des jeunes hommes, ils
détiennent la majeure partie des richesses issues des guerres et représentent les
fondements idéologiques mêmes de la société romaine. Si les mystères de Bacchus
étaient uniquement la conséquence d'une convergence de frustrations sociales, les
sénateurs n'auraient rien à craindre. Nous savons que le bachisme était populaire dans
les milieux aristocratiques étrusques et qu'il contribuait à consolider les liens entre les
familles de haut niveau social ; par ailleurs celui-ci était reconnu officiellement dans
certaines villes, dont Vulci ou Volsinii332. Cette popularité étrusque se voit confirmée
par un nombre important de témoignages archéologiques, de motifs dionysiaques dont
115
la gisante en bacchante de Tarquinia est un des exemples les plus célèbres. L'épisode
du suicide des sénateurs capouans vient renforcer cette idée de popularité du
dionysisme parmi les noblesses locales. Si en effet, l'organisation de leur suicide est
bien dérivé de rites bachiques à caractère funéraire, nous sommes en présence
uniquement de membres de la noblesse dirigeante qui auraient prêté serment de
fidélité à Bacchus. Et bien qu'un tel suicide puisse être le fait d'un ultime acte de
résistance face à Rome, il n'est pas imaginable qu'ils se soient soudain "convertis" au
bachisme lorsqu'ils comprirent que leur défaite était inévitable. Le naturel et la
sincérité de leur acte, tel qu'il est décrit par Tite-Live, ne permet pas de mettre en
doute leur foi (fides) et leur attachement mutuel au travers des liens formés entre eux
et à travers la familiarité qu'ils semblent avoir avec les conceptions eschatologiques et
funéraires du dionysisme. Il s'agit en ce cas d'authentiques fidèles de Dionysos,
desquels on ne pourrait par ailleurs pas supposer de sympathies avec quelque idéal
démocratique. La forme d'hommage rituel à Dionysos est par ailleurs particulière et
mérite d'être notée ; aucune femme ne se trouve parmi eux, ils banquettent, boivent du
vin, et finalement se donnent la main droite en signe de fidélité, comme c'était l'usage
en Grèce et à Rome. On ne saurait rapprocher ce bachisme des Bacchanales romaines,
pourtant il participe du même mouvement dionysiaque né en Grèce et rappelle
inévitablement les Iobacchoï d'Athènes, strictement masculins, dont les activités
étaient centrées sur le vin et les banquets333.
Cet exemple des sénateurs capouans rappelle que dans toutes les régions de
culture grecque, touchées par le phénomène dionysiaque, celui-ci était loin d'être
uniforme mais prenait une multitude de visages différents. Pourquoi Philopator aurait-
il exigé qu'on lui apporte le hieros logos de chaque thiase si celui-ci ne variait pas d'un
thiase à l'autre? Chaque groupe, basé sur le régime associatif, disposait d'une entière
liberté dans ses enseignements et ses rites, aussi nous avons pu voir qu'il existait des
thiases strictement féminins, comme celui, officiel, d'Alcméonis ; de même qu'il
existe des groupes uniquement masculins comme les Iobacchoï et enfin des groupes
mixtes dans lesquels les hommes reçoivent de préférence les tâches administratives et
332
C. E. Schultz, 2006, p. 91
333
Voir le développement au sujet de l'exclusivité masculine dans le dionysisme en
116
où les femmes ont les honneurs religieux. La liberté associative permit toutes les
variations possibles de formes dionysiaques en Grèce, et nous savons aussi que c'est
par la voie associative que le bachisme se développa à Rome. C'est d'ailleurs la vie
associative qui est la plus visée dans le sénatus-consulte de Bacchanalibus de Tiriolo.
Les autorités romaines étaient manifestement très inquiètes des pouvoirs de ces
associations, c'est pourquoi faute de pouvoir empêcher les personnes de se réunir, ou
d'honorer un dieu reconnu tel que Bacchus, une stricte réglementation fut mise en
place. Car comme le rappelle R. Turcan, "le dionysisme n'était pas un délit condamné
par les lois et relevant des tribunaux"334. Grâce au senatus-consulte, on en apprend
plus sur la manière dont fonctionnaient les associations bachiques sur le territoire
italien : "Comme président, qu'il n'y ait ni homme ni femme. Que nul ne détienne ni
caisse commune ni magistrature. La promagistrature, que nul n'en revête ni homme ni
femme. Qu'après cela, nul ne prenne d'engagement collectif par serment mutuel ni par
vœu ni par obligation ni par promesses civiles, que nul n'échange sa parole avec
quiconque". C'est bel et bien sur une structure associative que le sénat cherche à
légiférer, bien plus que sur le fond cultuel. De toutes ces interdictions, on devine une
organisation interne très structurée, dotée d'un pouvoir décisionnel et d'une caisse
privée, assurant un financement tout à fait autonome. Un véritable alterus populus, un
Etat dans l'Etat.
336
Des aspects tels que l'oribasie des matrones en tenue de bacchantes, allant plonger
leurs torches dans le Tibre (Tite-Live, XXXIX, 13, 12). Il est intéressant de constater
que les hommes sont également en proie à la transe, généralement considérée comme
un élément religieux féminin.
337
C'est en tous cas l'avis de G. Freyburger, pour qui les Bacchanales romaines
étaient le résultat d'une volonté de retour au sources, conservant les menaces de
diasparagmos que semble craindre Hispala lorsqu'elle passe aux aveux. Cela aurait
également expliqué les meurtres rituels, semblables à celui de Penthée, et l'incapacité
de retrouver les corps des victimes démémbrées (1989, pp. 199-200).
118
ce fameux second peuple prêt à tout pour nuire à Rome. Aucune conclusion ne saurait
être tirée ni dans ce sens ni dans un autre en ce qui concerne une possible conjuration
réelle, sinon que c'est une possibilité. La seule chose que nous retiendrons pour cette
présente étude, et qui nous intéresse déjà plus, c'est que mixité et non mixité
cohabitaient en ce temps dans les associations bachiques de l'Italie, sous des formes
différentes, parfois plus tournées vers l'aristocratie, dans d'autres cas cristallisant les
espoirs ou les désespoirs d'une population marginale. Il en ressort que toutes les
catégories sociales purent se retrouver dans les Bacchanales de Rome, que citoyens
nobles pouvaient être initiés aux côtés d'esclaves, et qu'ainsi, le principe d'égalité
bachique représentait également une dangereuse mise à mal de la stricte hiérarchie
sociale romaine d'une part, mais aussi de la famille, ainsi que ce sera mis en évidence
dans l'étude plus spécifique des rites bachiques.
119
Du rite en soi de Bona Dea, nous ne possédons que très peu de renseignements
précis. De fait, il est possible de dire que la teneur du sacrifice nocturne est
véritablement un mystère. Les seuls rares éléments relatifs au culte de Bona Dea
apparaissent soit chez Plutarque ou dans les développements de Macrobe, soit chez
des auteurs chrétiens. Autant dire souvent des sources tardives et dont on est en droit
de s'interroger sur leur degré de validité. Faute que les anciens considèrent les rites de
Bona Dea comme des mystères à proprement parler, peu de cultes se révèlent aussi
mystérieux que celui de Bona Dea. Et l'étude de ces cérémonies se résument
rapidement plus à l'étude des rumeurs qui avaient cours au sujet des ces rites qu'à leur
contenu véritable. Mais, selon l'expression populaire qu' il n'y a pas de fumée sans
feu", on ne peut que s'en remettre aux quelques témoignages que l'Antiquité nous a
transmis, dans l'espoir de parvenir à mieux appréhender les mystères de Bona Dea.
338
Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII
339
Vie de Cicéron, XXVIII
120
étaient couverts d'un linge afin de faire disparaître de la vue des femmes, et de la
déesse, tout ce qui pourrait rappeler de près ou de loin le masculin341.
Lorsque tout ce qui est masculin a enfin déserté le lieu de la future cérémonie,
la maîtresse de maison a en charge de décorer sa maison pour les rites342. Les
servantes restées auprès de la domina doivent probablement l'aider durant tous ces
préparatifs. Plutarque avance que les femmes grecques, rapprochant Bona Dea des
mères de Bacchus, la célèbrent en utilisant des branches de vigne comme décoration.
En dehors de cela, il est permis de supposer que les décorations étaient faites de
plantes et végétaux disponibles en décembre, peut être le lierre si on pousse le
raisonnement de la proximité avec Bacchus jusqu'au bout. Des rubans, de pourpre
entre autre, faisaient aussi sûrement aussi partie des décorations. La cérémonie se
déroule, dans un lieu séparé, sous la forme d'un lectisterne343, aussi une statue de
Bona Dea est installée344 devant laquelle se trouve le pulvinar et la petite table sur
laquelle la vaisselle et le repas destiné à la déesse sont déposés. Un autel est dressé sur
lequel brûlera le feu du sacrifice345. Lorsque Clodius est découvert dans la maison de
César, Aurélia ne fait pas qu'ordonner la cessation des rites, mais fait couvrir les
objets sacrés346. De quels objets cela peut-il s'agir?
340
Juvénal, II, 6, 314
341
Sénèque, Ad Lucilium Epistolarum Moralium , XVI, 97, 2. Il précise que même
les images d'animaux mâles étaient voilés. Cette mention offre ainsi un parallèle avec
les rats mâles de Juvénal.
342
Plutarque, Vie de César , IX : ἡ δὲ γυνὴ τὴν οἰκίαν παραλαβοῦσα διακοσμεῖ ;
Quaestiones Romanae XX . Il y est alors question de plusieurs plantes et fleurs.
343
Cicéron, Pro Milone, XXVII, 72 : in puluinaribus sanctissimis nobilissimae
feminae
344
Peut être empruntée du temple de Bona Dea, comme le suggère H.H.J. Brouwer,
p.369
345
Cicéron, De Haruspicum Responsis, XXVII, 57 : deorum ignis
346
Plutarque, Vie de César , X : ἡ Αὐρηλία τὰ μὲν ὄργια τῆς θεοῦ κατέπαυσε
καὶ συνεκάλυψεν
347
Arnobe, Adversus Nationes , V, 18 ; Lactance, Divinae Institutiones, I, 22, 11
121
appelé "lait"348. Cet usage particulier du vin durant ces célébrations attirèrent souvent
l'attention des auteurs modernes et fut largement commenté. Plusieurs explications à
cet usage interviennent. En premier lieu, la raison évidente mise en avant est le rôle
joué par le vin dans la fin tragique de Bona Dea dans les mythes, puisque dans la
plupart des légendes, son mari Faunus l'aurait battue à mort avec des verges de myrtes
parce qu'elle se serait enivrée avec du merum. Le vin représentant l'instrument de sa
perte, il serait indécent de ne pas le voiler ou le nommer de son propre nom. La
variante apportée par Macrobe ne change pas grand chose à l'affaire, puisqu'en ce cas,
le vin est le moyen utilisé par Faunus pour vaincre la résistance de sa fille et s'unir à
elle contre sa volonté. Par ailleurs, selon Arnobe, Bona Dea se serait non pas enivrée
avec du vinum mais avec du merum, du vin pur. Or ni les dieux ni les hommes ne
consomment le vin pur, le vin mélangé à l'eau est la manière civilisée de boire le vin
et le boire pur constitue en soi une faute moralement comme socialement
répréhensible. Outre le tabou lié au mythe de Bona Dea, un autre tabou concernant le
vin pèse sur les femmes romaines. Pline rapporte qu'aux origines de Rome, les
femmes n'étaient pas autorisées à boire du vin349. Celui-ci était réputé désinhiber les
femmes au point de les faire renoncer à leur pudeur, et de fait les conduire à l'adultère.
Selon une loi attribuée à Romulus, la mort était le châtiment sanctionnant pareillement
la consommation de vin et l'adultère. Pline illustre cela à l'aide de l'exemple
d'Egnatius Maetennus qui battit à mort son épouse pour avoir bu du vin. Après quoi ce
dernier fut acquitté par Romulus de l'accusation de meurtre qui pesait sur lui, et selon
Valère Maxime, tous jugèrent qu'Egnatius avait agi justement350. De cet interdit
découlerait l'usage des femmes romaines d'embrasser les membres masculins de leur
entourage sur la bouche afin de prouver qu'elles n'ont pas bu de vin, dans le cas
contraire, de cette manières ceux-ci le sentiraient. Cet interdit du vin, comme facteur
enivrant venant à l'adultère serait convenable si tous les alcools étaient pareillement
interdits aux femmes. Ce qui ne se révèle pas être le cas351. Ainsi que H.H.J. Brouwer
le met en évidence, des alcools, parfois bien plus forts mais non produits par
fermentation naturelle du raisin étaient autorisés pour les femmes, mais tout à fait
348
Macrobe, Saturnalia, I, 12, 25 : quod vinum in templum eius non suo nomine soleat inferri
sed vas in quo vinum inditum est mellarium nominetur et vinum lac nuncupertur
349
Pline, Naturalis Historiae, XIV, 14
350
Pline, Naturalis Historiae, XIV, 14 ; Valère Maxime, VI, 3, 9
351
cf. Marquart, Privatleben II, pp 459-460; Piccaluga, Bona Dea, pp. 204-205;
Brouwer, p.334
122
impropres à l'offrande en direction des dieux. Si pour lui la raison d'une telle
interdiction faite aux femmes est d'ordre sacré car le vin est issu d'un procédé naturel
de fermentation, A. Staples, tout en s'accordant sur le fait qu'il s'agisse bien d'une
raison liée au sacré, présente le problème comme une incompatibilité entre symbole
masculin et symbole féminin352. Pour elle, il s'agit de l'idée selon laquelle "wine was
somehow completely outside the domain of the female. Wine represented maleness, a
preserve on which women were not allowed to encroach. For a woman, especially a
wife, to drink wine was equivalent to commiting adultery. It represented in the
ideological terms an un mediated union of the sexes, an unlawful crossing of the
boundary between male and female.". Cette thèse se trouve renforcée par le fait que
lors de la cérémonie, les images concernant l'univers masculin étaient recouvertes,
tout comme l'était le récipient contenant le vin. A l'opposé se trouvait le lait, cette fois
traditionnellement associé au féminin puisque dans la nature, seuls les individus
femelles peuvent le produire. "Milk was considered to be the female's equivalent of
semen, continuing to fashion the infant in body and mind after it was born. [...] Milk
thus becomes a powerful symbol not just of the female but of the female's procreative
power. But the male presence was veiled while the female presence was
exaggerated." L'exemple des Parilia est utilisé par l'auteur pour illustrer les
caractéristiques purement masculines pour le vin, et purement féminines pour le lait,
puisque lors de cette fête, la libation qu'offre le berger est composée de lait seul, mais
lui-même s'enivre de lait mélangé au vin avant de sauter par dessus le feu353. Dans
cette fête de la fertilité masculine, où le berger seul, sans son épouse, a un rôle, la
fertilité féminine est évoquée par le lait, et par le mélange du lait au vin, le berger
réalise une union symbolique du féminin et du masculin. Outre la nature féminine du
lait, celui-ci était réputé être l'offrande originelle et la boisson commune avant
l'apparition du vin en Italie. Romulus lui-même utilisait le lait pour les libations354.
Les dieux originaires d'Italie recevaient communément du lait comme offrande, or
Bona Dea est bel et bien une déesse réputée indigène. La religion romaine conserva
l'offrande du lait à certaines divinités, souvent liées à la nature ou aux petits
enfants355.Aussi, une seule explication ne suffit certainement pas à expliquer la
352
A. Staples, pp. 48-51
353
Ovide, Fastes, IV, 721-806
354
Pline, Naturalis Historia, XIV, 88
355
H.H.J. Brouwer, pp. 328-329
123
présence du lait dans ces rites. L'ancienneté du culte et son caractère italique, le
rapport exacerbé à la féminité strictement séparée du monde masculin, le rapport de
Bona Dea au monde de la nature356 et le lien entre vin et adultère ayant conduit à
l'interdiction du vin pour les femmes, et le tabou relatif au vin issu du mythe de Bona
Dea interviennent dans la présence du vin sous le nom de lac.
356
Faunus, père ou époux de Bona Dea, est appelé Pan par Tibulle (II, v.27) et est
associé au lait. Par ailleurs, selon Servius (In Vergilii Aenidos , VIII, 314) ou
Martianus Capella (II, 107), les Fauni sont des semi-divinités habitant les bois et ont
une nature similaire aux nymphes, silvains et autres créatures silvestres ou champêtres
dont la nature regorge.
357
M. Détienne, 1981b
358
Pline, Naturalis Historia, XIV, 6, 53
359
A. Staples, p.84 et suivantes
124
Une insistance particulière est accordée à la myrte, de sorte qu'on peut dire
qu'elle brille par son absence. Toujours en regard aux mythes, la myrte est interdite
dans le temple de Bona Dea, et très probablement dans la maison du magistrat cum
imperio durant les rites nocturnes, étant donné que ce fut une baguette ou des verges
faites de cet arbre qui fut l'instrument du châtiment, et de la mort, de Bona Dea.
Plutarque apporte également comme explication la chasteté de Bona Dea, qui est en
contradiction avec Aphrodite Murcia dont la myrte est la plante sacrée360. L'Antiquité
en effet voyait souvent dans la myrte le symbole de plante liée à l'amour, pourtant on
peine à voir en quoi la myrte pourrait représenter l'action d'Aphrodite dans la plupart
des légendes liées à Bona Dea, puisqu'elle apparaît souvent comme un instrument de
punition. Seul le récit de Macrobe pourrait s'accorder avec cet aspect de la myrte, dans
lequel Faunus, tel les Luperques frappant les femmes pour leur octroyer la fertilité,
frapperait Bona Dea de myrte pour lui inspirer le désir amoureux et la faire céder. En
dehors d'Aphrodite, la myrte est connectée au mythe de Myrrha, dont la
transformation en myrte est relatée par Ovide dans les Métamorphoses361. Son histoire
est directement liée à l'inceste, puisqu'elle avait trouvé le moyen de s'unir à son père
alors que sa mère participait aux Thesmophories. Dans le cas de Macrobe, la myrte est
donc bien comprise comme un instrument servant à exciter le désir incestueux.
360
Plutarque, Q.R., XX
361
Ovide, Métamorphoses, X, 297-518
362
H.H.J. Brouwer, p.339
125
d'une cérémonie de purification. Mais ici, l'élément coupable, c'est à dire le vin, est
introduit en toute connaissance de l'interdit qui pèse sur lui, c'est pourquoi les femmes
ne l'évoquent jamais sous son véritable nom, de manière très prudente. A la place,
elles veillent à n'employer qu'un vocabulaire rassurant, n'évoquant que la chasteté et
l'univers féminin bien borné. Quant à l'élément purificateur, patriarcal, le symbole
même de la toute puissance et de l'autorité entière de l'homme, du mari et père, la
baguette de myrte, celui-ci est absolument écarté et est l'objet du tabou le plus formel
au sein du culte de Bona Dea. En somme, la cérémonie de Bona Dea est un rite
d'inversion, qui se joue de la morale et de la bienséance que doivent habituellement et
idéalement respecter d'honorables matrones de l'aristocratie romaine comme les très
saintes vierges vestales. La présence du vin faussement appelé lait, dans une amphore
faussement nommée vase à miel répond à la nécessaire absence de la myrte, et il est
tout à fait indispensable de considérer ces éléments ensemble ; en les étudiant
séparément, on passerait à côté de l'essence même de leur signification, qui ne prend
toute sa cohérence que lorsqu'ils sont appréhendés comme inter-dépendants et
absolument inséparables.
363
Juvénal , I, 2, 86 ; Macrobe, Saturnales, I, 12, 20
126
Sans être en présence d'une initiation dans son sens strict du terme, les
éléments du rite tendent à laisser penser que le schéma mythique des cultes à mystères
est toutefois sauvegardé. Tout d'abord par le fait que la déesse de ces rites suit les
étapes de vie, épreuve, mort et renaissance. Au point de départ, il y a Bona Dea, la
femme la plus chaste dont le nom ne fut jamais prononcé en dehors de sa demeure,
épouse et parfois également fille de Faunus. S'étant enivrée de vin, elle est en
conséquence battue par Faunus à l'aide de verges de myrte jusqu'à ce qu'elle en meurt.
Mais pris de remords, et sa femme lui manquant, il l'élève au rang de déesse et elle
reçoit un culte, sachant que dès le départ, ni elle ni Faunus n'étaient vraiment
127
De même, les rites s'accordent parfaitement avec le mythe pour renforcer l'idée
selon laquelle la cérémonie nocturne effectuée en l'honneur de Bona Dea est bien un
culte à mystères. Ainsi que nous l'avons vu, le rite est axé sur la présence cachée du
vin et l'absence de la myrte. Des exemples similaires se retrouvent dans des cultes à
mystères tels que celui de Dionysos. C'est plus flagrant encore dans les mystères de
Dionysos. Selon la mythologie orphique, les Titans auraient attiré l'enfant Dionysos
avec des jouets pour ensuite le tuer. Les jouets, instruments de la perte de Dionysos,
sont bel et bien présents dans le rite, voilés en tant qu'objets sacrés et découverts aux
moments idoines, mais les orphiques refusent catégoriquement de consommer de la
viande, puisque Dionysos fut ensuite bouilli par les Titans et servi à Zeus. La
ressemblance entre ce procédé et celui des rites de Bona Dea est frappante.
L'instrument de la perte de Bona Dea, le vin, est introduit mais de manière voilée,
avec toutes les précautions possibles, mais tout ce qui pourrait rappeler son châtiment
et sa mort, c'est à dire la myrte, mais derrière elle le pouvoir masculin et tout ce qui
évoque le domaine masculin, sont catégoriquement tabous et interdits en ces lieux.
l'inversion de l'ordre social. De même, les femmes de la noblesse, les épouses, sœurs
et filles de ceux qui siègent au Sénat ou ont un pouvoir non négligeable à Rome, se
rendent maîtresses de la demeure du plus haut magistrat. En cela, durant cette nuit là,
ce sont les femmes qui sont dirigeantes et administrent Rome, d'une manière un peu
similaire aux Thesmophories grecques durant lesquelles les femmes se constituent en
assemblée et dirigent Athènes364. Dès lors qu'elles remplacent le gouvernement de
Rome, elles se voient investies de toutes les prérogatives religieuses habituellement
détenues par les magistrats et sont donc en mesure de sacrifier pour le peuple afin de
lui assurer son salut. De même que les Saturnales permettent de préserver l'équilibre
en accordant quelques journées de licence et d'inversion par an, l'équilibre entre le
peuple romain et les dieux, la pax deorum, nécessite que même brièvement,
l'ensemble des pouvoirs, politiques et religieux, soient transférés des hommes aux
femmes. Le sacrifice pro populo est sans cesse assis sur des frontières qui prennent la
forme de "zones franches" : frontières entre le décent et l'indécent, ce qui peut se dire
et l'indicible. Ce sont aussi des frontières dans l'espace puisque cette cérémonie se
déroule dans la maison du magistrat cum imperio, mais vidée de toute présence
masculine. Ce festival se déroule également doublement sur une frontière dans le
temps puisqu'il a lieu en décembre, près de la nouvelle année, donc entre deux temps
différents365 ; de même que les rites sont conduits nuitamment, entre deux journées. A
Rome, Cicéron n'agréa jamais aucune autre cérémonie nocturne en dehors de celle en
l'honneur de Bona Dea366, nécessaire à l'Etat Romain et dans un cadre où il était
certain que les femmes restaient entre elles, loin de toute présence masculine, ce qui
rendait la fête tout à fait acceptable, respectable et vénérable d'un point de vue
masculin, conservateur et patriotique. En somme du point de vue d'un bon Romain.
364
Déméter est d'ailleurs considérée comme la déesse des femmes en Grèce. Il ne
peut s'agir ici non plus de coïncidence.
365
Martial, Epigrammaton libri, X, 61 (v.7)
366
Cicéron, De Legibus Libri , II, 9, 21
129
Donc, parmi ces matrones, seule l'une d'entre elle se démarque réellement dans
le rite : celle qui a pour charge d'héberger les rites, c'est à dire l'épouse, ou parfois la
367
Plutarque, Vie de Cicéron, XX
130
mère du magistrat cum imperio, comme l'atteste Plutarque368. Ainsi qu'il a été dit
précédemment, c'est à celle-ci qu'incombe la préparation de la fête et la décoration de
la maison. Lors des deux cérémonies connues rapportées par Cicéron, nous savons
que celle qui eut lieu durant son consulat fut dirigée par Terentia, son épouse369. La
situation apparaît plus floue concernant la cérémonie de l'année suivante, qui eut lieu
dans la maison de César, en sa qualité de préteur urbain. Il est hors de doute que la
cérémonie eut bien lieu chez lui, dans la maison qu'il partageait avec sa femme
Pompéia370. Cependant, les auteurs ne se montrent pas unanimes quant à la personne
qui dirigeait la cérémonie. Cicéron ne dit rien de cela en dehors de ce qui suffisait à
faire savoir que Clodius voulait commettre l'adultère avec la femme de César dans sa
propre maison, alors que des rites secrets réservés aux femmes y avaient lieu. Selon
Plutarque, ce serait bien Pompéia qui était en charge des rites371 pourtant un peu plus
loin, le fait que la mère de César ordonne la cessation de la cérémonie et fait couvrir
les objets sacrés rend la situation ambiguë, d'autant que c'est ce même auteur qui, seul,
laisse entendre que la cérémonie pouvait être conduite non seulement par l'épouse,
mais aussi la mère. Le rôle de l'épouse étant le plus largement mis en avant par les
auteurs anciens, quel rôle tenait alors la mère du magistrat et en quel cas se
substituait-elle peut être à l'épouse? On peut imaginer que c'était le cas si le magistrat
cum imperio se trouvait être veuf ou divorcé au moment où les rites nocturnes avaient
lieu. Dans le cas de César, Plutarque encore nous apprend qu'Aurélia, la mère de
César, une femme de grande vertu, avait soin de surveiller sa bru de sorte qu'elle ne
pouvait pas parler facilement à Clodius, ou le voir. Peut être la mère de César avait-
elle déjà des doutes sur la fidélité et la vertu de Pompéia pour qu'elle ait pris ces
mesures préventives. Il est possible que lors de la cérémonie de décembre, Pompéia se
soit volontairement déchargée de ses responsabilités vis à vis du rite, ou du moins de
368
Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII : τοῦ ὑπάτου διὰ γυναικὸς ἢ μητρὸς
αὐτοῦ
369
Plutarque, Vie de Cicéron, XX : αἱ δ´ ἱεραὶ παρθένοι τὴν τοῦ Κικέρωνος
γυναῖκα Τερεντίαν
370
Cicéron, Ad Atticum, I, 12, 3 : domi C. Caesaris ; Ad Atticum , I, 13, 3 : cum apud
Caesarem pro populo fieret ; Ad Atticum, II, 7, 3 : cum domi Caesaris quondam unus
vir fuerit ; Asconius, In Milonianam , 43 : is Caesaris domo ; Plutarque, Vie de
Cicéron, XXVIII : ἐν τῇ Καίσαρος οἰκίᾳ
371
Plutarque, Vie de César : X : Ταύτην τότε τὴν ἑορτὴν τῆς Πομπηΐας
ἐπιτελούσης
131
certaines d'entre elles, afin de pouvoir recevoir son amant. Quoi qu'il en soit, les textes
montrent un silence absolu sur les réactions de Pompéia lorsque Clodius fut
découvert, et c'est la mère de César qui prend alors les mesures relatives à la cessation
du rite. Comme le propose H.H.J. Brouwer, on peut imaginer que Pompéia était peu
encline à entreprendre quoi que ce soit une fois son amant découvert372. Cet épisode
sert finalement à éclaircir le rôle de la mère durant les cérémonies de décembre. Si
Pompéia était bien en charge de la cérémonie, quelque soit son degré d'implication
compte tenu de sa situation, la mère du magistrat cum imperio est suffisamment
associée à sa bru durant le rite, et son autorité morale durant le rite est assez
importante pour qu'elle puisse ordonner la cessation du rite sans qu'aucune
contestation n'ait lieu. Elle surpasse très certainement le simple rôle de suppléante, et
accomplit peut être elle-même des actes rituels soit à la place de sa belle-fille, soit
dans sa propre qualité de mère. A s'en référer à la légende rapportée par Properce,
Aurélia, de par son âge apparaît elle aussi comme une anus, comparable à l'anus de la
légende qui s'oppose au sacrilège qu'Hercule s'apprête à commettre. Il ne faudra pas
négliger toutefois, dans cette histoire en particulier, une explication sur l'autorité avec
laquelle Aurélia agit. En dehors du contexte rituel, en tant que belle-mère de Pompéia,
mère du préteur, vénérable matrone et finalement une anus très respectée, et qu'ainsi
sa position au sein de la société des femmes lui donnait par nature, préséance sur
toutes les autres. Mais est ce bien un hasard si ici également, c'est une anus qui
s'oppose au sacrilège commis par un homme? Un tel schéma laisse supposer que
l'épouse, la femme qui se doit d'être chaste mais vit encore sa fécondité, est celle qui
par nature est en charge d'accueillir le rituel, puisque le mythe de Bona Dea se déroule
dans sa demeure d'épouse. Par contre, de par sa nature d'anus, la vieille femme aurait
alors plus que nulle autre la capacité de s'opposer à la force masculine et faire cesser
le rituel. Auquel cas les rôles rituels de l'épouse et de la mère du magistrat se
retrouvent en opposition complémentaire, l'une accueillant le rite, et l'autre ayant le
pouvoir de protéger la pureté du rite373, et au besoin, de le dissoudre.
Bien que J. Gagé affirme que rien ne permet de penser que la femme du consul
372
H.H.J. Brouwer, p.255
373
Et aussi de protéger la pureté des participantes. C'est la vieille prêtresse qui répond
à Hercule à l'entrée du sanctuaire d'où on entendait les rires des jeunes filles. C'est
l'anus qui est en mesure d'aller à la frontière entre hommes et femmes, monde profane
et monde sacré; et c'est elle qui en contrôle l'accessibilité.
132
avait un autre rôle durant la cérémonie que celui qui la chargeait des préparatifs, il est
probable que celle-ci prenait une part plus ou moins active durant le sacrifice qui se
faisait. En effet, Plutarque rapporte que l'épouse ou la mère du consul effectuait le
sacrifice chaque année en présence des vestales374. Il est possible qu'il entendait par
là la cérémonie qui se déroulait en présence des vestales, mais si lui seul évoque un
sacrifice effectué par la femme du consul, rien n'indique qu'elle n'y prenait pas part et
qu'elle n'était pas étroitement associée au symbole de ce sacrifice. L'histoire du
prodige qui eut lieu dans la maison de Cicéron tend à le prouver. En effet, une flamme
s'éleva des cendres qui finissaient de se consumer sur l'autel. Cet évènement
extraordinaire fut immédiatement interprété par les vestales comme un signe
favorable aux actions que préparait Cicéron, aussi elles demandèrent à Térentia d'en
informer immédiatement son mari375. Nous avons expliqué précédemment la raison
qui pouvait pousser une déesse, Bona Dea en l'occurrence qui est déesse des femmes,
à faire parvenir un message destiné à un homme par l'intermédiaire de son épouse.
Une logique assez simple explique le fait que ce soit à Térentia d'apporter la nouvelle,
puisque nulle autre n'est mieux placée que l'épouse de la personne concernée par le
message de la déesse. Ce n'est donc pas le rôle de messagère que revêt Térentia qui
est donc le plus révélateur, mais la manière dont a été interprété le prodige de la
flamme soudain renaissante. Il ne semblait faire aucun doute pour les vestales que
cette flamme était liée aux actions du consul, dont l'épouse hébergeait les rites. En
remplaçante du pouvoir masculin suprême durant cette nuit là, un tel prodige était
donc nécessairement en rapport avec Térentia. Par ailleurs, en se rappelant que le
sacrificium est effectué pro salute populi Romani, cette anecdote explique
véritablement le choix du lieu. Le salut du peuple Romain est perçu comme reposant
entièrement entre les mains du magistrat cum imperium, qui a délégué ses pouvoirs à
son épouse. L'épouse du consul devient en quelque sorte "la consul", et les autres
matrones venues assister au rituel un doublet du sénat. Si elles peuvent sacrifier pour
le peuple Romain durant cette nuit là, c'est qu'elles en sont devenues les légitimes
représentantes, selon l'expression Senatus Populusque Romanum.
374
Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII
375
Plutarque, Vie de Cicéron, XX
133
Il est intéressant également de noter que Vesta et Bona Dea sont toutes deux
des déesses des femmes, des représentantes de la Mère378, symboles de chasteté et
intimement liées au salut du peuple Romain. En effet, le feu sacré sur lequel veillent
les vestales est jugé essentiel à la survie de Rome, de sorte qu'une vestale qui laisserait
s'éteindre le feu était traditionnellement condamnée à être enterrée vivante. Le même
376
Asconius, In Milonianam , 43
377
Dion Cassius, XXXVII, 35, 3-4 et XXXVII, 45, 1-2
378
Trouver citation de Scheid
134
châtiment que si elle avait rompu sa chasteté. Les analogies avec Bona Dea sont
nombreuses, et leur présence lors de cette cérémonie des matrones romaines apparaît
ainsi tout à fait justifiée.
Outre les sacra, dans lesquels est compris le sacrifice à Bona Dea et qui serait
celui d'une truie pleine, sacrifice généralement offert pour une déesse de la terre selon
Macrobe379 et comme c'est le cas pour Cérès380, les auteurs nous parlent de
réjouissances accompagnant les actes rituels. Plutarque nous apprends que "ces
veillées sont mêlées de divertissements et de concerts."381 , Juvénal quant à lui ironise
sur les débauches qui auraient lieu durant ces fêtes, mêlant le vin à des concours
paillards suivis purement et simplement d'orgies sexuelles382. Nul doute qu'il offre au
lecteur une lecture pleine de détails croustillants mais qu'il faut considérer avec le
recul de la satire, et voir dans cette comparaison des cérémonies débauchées de Bona
Dea aux poncifs des bacchanales un motif traditionnel de railleries sur la
déliquescence des mœurs. Quoi qu'il en soit, le fait que Clodius se soit déguisé en
joueur de harpe, ou en joueur de flûte selon la version de Juvénal, corrobore les
témoignages concernant la musique et les réjouissances qui avaient lieu durant la
cérémonie nocturne. Sans aller jusqu'aux dires de Juvénal, il est concevable que des
danses, des compétitions et des jeux divers étaient organisés parmi les femmes, que
c'était un moment idéal pour les femmes de partager "des secrets bienfaisants à leur
morale et surtout à leur santé"383. L'occasion d'une telle réunion de femmes était un
moment propice à cet échange de secrets relatifs à la vie féminine entre jeunes
femmes et femmes plus âgées, dans la mesure où les mystères de Bona Dea
s'inscrivent dans la lignée des mystères féminins, relatifs à la vie physiologique et
sociale de la femme romaine. De tels rituels dits de mystères féminins et relatifs à des
initiations à la vie de femme ne sont pas nécessairement des cultes à mystères, celui
de Mater Matuta en étant un exemple romain, comme chaque civilisation ancienne
possédait ses propres rites initiatiques de passage.
379
Macrobe, Saturnalia, I, 12, 20
380
Voir au sujet du symbolisme de la truie pleine : 2.1. Cérès et Proserpine : les
Eleusiniennes
381
Plutarque, Vie de César : IX : καὶ μουσικῆς ἅμα πολλῆς παρούσης.
382
Juvénal, II, 6, 314-345
135
Que les festivités aient eu, ou non des connotations orgiaques, la musique
jouait un rôle essentiel et était le fait de musiciennes. S'il est possible que ces
383
J. Gagé, Matronalia, 1963, pp. 138-139
136
musiciennes aient pu être des professionnelles, et donc libres ainsi que le propose
H.H.J. Brouwer384, les textes anciens font plutôt référence à des servantes, notamment
la servante d'Aurélia qui était manifestement aussi musicienne, puisqu'elle avait
proposé à Clodius de jouer avec elle. Au mieux, on peut considérer qu'il y a bel et
bien tout un service professionnel qui participait à la cérémonie en tant qu'animatrices
dans le cas des musiciennes, et préparatrices pour les servantes qui aidaient la
maîtresse de maison à décorer la demeure destinée à accueillir la célébration. Aucun
texte ne précise quelle part jouaient ces servantes et musiciennes, aussi on peut en
déduire qu'elles ne prenaient probablement pas part aux sacra à proprement parler,
mais qu'elles en avaient une suffisamment bonne connaissance pour pourvoir aux
besoins de ceux-ci. Aussi, il ne serait pas correct d'affirmer que seules les dames de
l'aristocratie connaissaient les mystères de Bona Dea. Sans participer aux rites, des
esclaves ou femmes de basse condition ont pu "voir" les mystères de Bona Dea,
entendre les paroles rituelles et pourvoir matériellement au nécessaire, de sorte
qu'elles devaient avoir connaissance des objets sacrés ainsi que de leurs significations.
Si la cérémonie de Bona Dea de 62 eut lieu chez César, mais qu'Aurélia avait amené
ses propres servantes, alors d'une année à l'autre, les matrones emmenaient avec elles
leurs servantes, des servantes sûrement qualifiées telles que des musiciennes et en qui
elles avaient suffisamment confiance. De sorte que ces servantes étaient habituées à
ces cérémonies pour ainsi dire tout autant que leurs dominae. Il semblerait qu'il ait été
habituel pour une matrone d'emmener avec elle une ou plusieurs servantes lorsqu'elle
sortait accomplir des rites à caractère mystérieux voir mystériques. Lorsque Hispala
cherche à convaincre Aebutius de ne pas se faire initier aux Bacchanales, elle
explique sa connaissance de ces choses par le fait que sa maîtresse l'y conduisait alors
qu'elle était encore servante et que c'est ainsi qu'elle se fit initier385. Ainsi, même si la
participation aux choses sacrées étaient limitées pour les servantes, il est indéniable
qu'elles avaient accès à la connaissance du rite au même titre que les aristocrates et
que le temps d'une nuit, malgré leurs rangs différents, toutes se retrouvaient sous le
même toit, pour le même rite; par le seul droit d'être femme. Chacune à sa place,
certes, mais toutes ensemble pour célébrer dans le secret des rites féminins.
384
H.H.J. Brouwer, p. 369
385
Tite Live, XXXIX, 10 : ancillam se ait dominae comitem id sacrarium intrasse,
liberam numquam eo accessisse.
137
386
C'est à un graeculus qu'est attribuée l'introduction des mystères de Dionysos à
Rome, et ce sont des prêtresse de Grande Grèce qui sont amenées à Rome pour les
138
mystères de Cérès.
139
Avant d'observer les rôles que revêtirent les participantes aux mystères de
Cérès, nous tâcherons de faire la lumière, autant que possible, sur la fête qu'elles
célébraient et sur les usages qui la caractérisaient. Nous savons par regroupement des
textes de Tite-Live, Plutarque et de Festus concernant les conséquences de la défaite
de Cannes387 que les graeca sacra correspondent à une célébration nommée le sacrum
anniversarium Cereris. A cause du deuil qui frappait une grande partie de la
population féminine, l'un comme l'autre atteste que les cérémonies durent être arrêtées
et le deuil fut réduit à trente jours afin que d'autres cérémonies ne durent pas être elles
aussi abandonnées. Il n'appartient pas ici de discuter la véracité du témoignage de
Valère-Maxime qui rapporte que le deuil fut limité à trente jours pour permettre aux
cérémonies d'être reconduites388, mais cela confirme le fait que le sacrum
anniversarium devait durer plusieurs journées, justifiant donc l'arrêt de cérémonies
déjà commencées, sauf si, la nouvelle de la défaite était arrivée le jour même de la
célébration. Mais comme H. Le Bonniec le souligne un peu plus loin, il faut plutôt
penser que la nouvelle de la défaite, et le deuil qui en résultait, intervint durant des
journées de purification, préparatoires à une cérémonie finale. C'est à Festus qu'on
doit, dans la littérature, la mention de castum Cereris389, accompagnée d'une
restriction sur la durée du deuil, et ainsi coïncidant avec les faits rapportés par Tite-
390
Live. Le castus Cereris est par ailleurs attesté par l'épigraphie : [C]ereres ca[stu] .
Cette inscription provient d’une tablette de bronze mutilée, trouvée à Rome, et
conservée à la Bibliothèque Nationale à Paris. D’après la langue archaïque et la forme
des lettres, cette tablette constitue le plus ancien témoignage de la fête estivale de
387
Tite-Live, XXII, 56, 4-5 ; Plutarque, Vie de Fabius Maximus, XVIII, 1-2 ; Festus,
p. 86 L
388
H. Le Bonniec discute de ces différentes versions pp. 400-402
389
Festus, p. 144 L
390
Au castus de Cérès : CIL I², 973 = CIL VI, 87 = Dessau, 3333 = ILLRP 67
140
391
H. Le Bonniec, pp. 404-412
392
Ou plutôt les mères. matres garde son sens de mères, contrairement au terme bien
spécifique de matronae. Ce qui explique par ailleurs que Myrrha, qui n'était ni mère
ni mariée, n'était pas allée participer à ces cérémonies.
141
Durant ces neuf jours de castus, le sens donné à castus était notamment celui
de chasteté, ainsi qu'Ovide le rapporte pour les femmes de la légende de Myrrha. Dans
une de ses élégies, Ovide se rapporte cette fois bel et bien au véritable castus romain
pour se plaindre de la chasteté que lui impose sa maîtresse qui participe aux rites de
Cérès398. Ce thème des plaintes de l'amant esseulé par l'aimée, qui respecte un temps
de chasteté rituelle dans le cadre de cultes à mystères est connu, et Properce s'adonne
à des complaintes similaires lorsque sa maîtresse le délaisse au profit de ses dévotions
à Isis399. S'il est vrai que le terme de castus donna en français le mot "chasteté" et que
c'est avec cette signification que les auteurs chrétiens l'employèrent souvent, le castus
désignait également une autre réalité, celle d'abstinence de pain. Comme pour la
393
H. le Bonniec, p. 409, voir aussi O. Gilbert, Gesch. u. Topog., II, p. 246, n. 1
394
Ovide, Fastes, Fastes, 619
395
Tertullien, De pallio, IV, 10
396
H. le Bonniec, p. 411
397
Tite-Live, XXXIX, 9, 4 ; 10, 1 ; 11, 2
398
Ovide, Amores, III, 10
399
Properce, 33, 1 : là aussi il est question de dix nuits, ce qui sous entend neuf jours
complets. Il n'est pas étonnant de retrouver le chiffre 9 dans plusieurs rites de castus,
lorsqu'on se penche sur la symbolique de ce chiffre. Dans de nombreuses traditions
anciennes, le 9 est un chiffre sacré, symbole du temps de gestation, un chiffre féminin
par excellence, le temps nécessaire pour passer de la mort à la vie par le processus de
la naissance. Le terme du castus est la découverte de Proserpine, il s'agit là comme
d'une naissance symbolique, d'une renaissance après être descendue parmi les morts,
tout comme Isis retrouve Osiris au terme de neuf jours. Cette explication du
symbolisme sacré du chiffre 9 dans les cultes à mystères permet de confirmer les
neufs jours du castus de Cérès, qui rentre tout à fait dans cette logique mystique.
142
chasteté rituelle, cette abstinence de pain se retrouve dans le culte d'Isis400, et comme
le relève H. Le Bonniec, "le jeûne est un des rites caractéristiques du culte de
Déméter, aussi bien la Thesmophoros que l'Eleusinienne ; il est pratiquement certain
qu'il ne pouvait manquer dans la grande fête de la Déméter romaine."401. Il pense
d'ailleurs à rapprocher de ce jeûne le texte de Pline indiquant que lorsque les femmes
jeûnent, elles se confectionnent un semblant de pain fait à base de châtaignes
moulues402. Bien qu'un doute puisse subsister à savoir si Pline faisait bien référence au
jeûne de Cérès ou à ceux de Cybèle ou Isis, il me semble qu'on puisse considérer qu'il
faisait référence à tous types de jeûnes incluant une abstinence de pain auxquels les
femmes étaient manifestement connues pour s'y adonner. S'il est vrai que les femmes
étaient réputées pour être plus sujettes à des dévotions exagérées ou des
superstitiones, il faut noter que ni les mystères d'Isis, ni ceux de Cybèle, n'étaient
proprement réservés aux femmes, contrairement à ceux de Cérès. Aussi il me semble
que Pline puisse tout à fait avoir en tête le jeûne de Cérès lorsqu'il parle du pain aux
châtaignes, ce qui justifierait l'expression de ieiunio feminarum, sachant que seul le
culte de Cérès était à la fois strictement féminin et requérait un jeûne. Ainsi,
conformément au mythe de la quête de neuf jours de Déméter, qui se priva de
nourriture en même temps qu'elle refusait de faire lever le blé, "le jeûne du pain
symbolise cette détresse de l'humanité privée des dons de Déméter."403 Ce jeûne
devait également s'étendre à la boisson, c'est à dire le vin, sachant que Cérès se privait
de son équivalent divin, c'est à dire l'ambroisie. Cette hypothèse se verrait confortée
par trois textes, celui déjà vu d'Ovide se plaignant que Cérès proscrive l'amour et le
vin404, celui de Denys d'Halicarnasse qui précise que des sacrifices sont accomplis par
des femmes dans un sanctuaire de Déméter, mais sans libation de vin405, et celui de
400
Tertullien, Ieiun., 16
401
H. Le Bonniec, p. 406
402
Pline, N.H., XV, 92 ;A ce propos, Pline (XXIV, 59) avance aussi que les
châtaignes (agnus castus) étaient aussi utilisées pour réduire le désir sexuel. Cette
proposition venait probablement en rapport avec la désignation de castanea, qui peut
se traduire comme la plante du castus. Il est permis de penser que soit l'usage du pain
aux châtaignes pour assurer la chasteté ou durant les différents moments de castus a
été la cause de cette désignation, soit une tradition associant la châtaigne à la chasteté
aurait été la cause de l'emploi de celles-ci durant le castus.
403
H. Le Bonniec, p. 406
404
Ovide emploie à ce sujet le terme de merum, autrement dit le vin pur.
405
Denys d'Halicarnasse, Ant. Rom. , I, 33, 1
143
Plaute qui fait référence à des noces de Cérès sans vin406. Il faut remettre la citation de
Plaute dans son contexte où un mariage allait se dérouler, aussi il est moins question
d'une "noce de Cérès" mais de l'association entre Cérès et le vin. Ces deux mentions
tendraient à laisser penser que les fidèles s'abstenaient également de vin durant leur
jeûne, d'autant qu'après avoir étudié la question du rapport entre femmes et vin dans le
culte de Bona Dea, la chasteté était naturellement associée à une privation de vin.
C'est donc bien à un castus total que les célébrantes se livraient durant neuf jours, sur
le modèle des privations mythiques de Déméter, afin de se purifier et être prêtes à la
cérémonie finale qui concluait le sacrum anniversarium.
Au terme des neufs jours de castus, les femmes étaient prêtes à célébrer les
retrouvailles de Cérès avec sa fille durant une journée qui comportait les initia à
proprement parler, de la même manière que les dix jours de chasteté requis dans les
mystères de Bacchus ne faisaient que préparer à l'initiation qui suivrait. Pour célébrer
la fête grecque de Cérès, les matrones portaient une vestis candida407 et également des
bandelettes sacrées, les vittae dont font mention Juvénal408 et Tertullien lorsqu'il se
moque de la vanité des initiées de Cérès409. Autant le vêtement que les bandelettes
étaient de couleur blanche, qu'Ovide dit être chère à Cérès et qui est également la
couleur associée aux Cerialia bien romaines. Le blanc de Cérès représente la pureté
rituelle dans les rites de Cérès410 mais de manière générale également, sachant que les
vestales, qui incarnaient la pureté physique et l'intégrité de l'Etat Romain, étaient aussi
vêtues entièrement de blanc. Les vittae quant à elles signifiaient la consécration à la
divinité, et étaient particulièrement utilisées dans les cultes secrets comportant
mystères ou initiations, comme elles sont attestées chez Bacchus ou encore pour Bona
Dea411. Cette tenue est donc bien spécifique aux sacra de Rome ; d'après ce que nous
dit Denys d'Halicarnasse au sujet des lamentations faites par les grecques pour
406
Plaute, Aulularia, 354
407
Valère Maxime, I, 1, 15. Cette mention de vêtement blanc a déjà été vue chez
Ovide, Fastes, 619 et Métam., X, 432, et se retrouve encore chez Tertullien, De pallio,
IV, 10 : cum ob cultum omnia candidatum
408
Juvénal, VI, 51 : paucae adeo Cereris uittas contingere dignae
409
Tertullien, De pallio, IV, 10
410
G. Wissowa, s.v. Cérès dans R. E., t. III, col. 1978
411
Properce, IV, 9, 27 : deuia puniceae uelabant limina uittae
144
412
Denys d'Halicarnasse, Ant. Rom., II, 19, 2
413
G. Radke, op. cit., p. 63 et suivantes, voir aussi H. Le Bonniec, p. 419
414
Servius, Verg. Aen., IV, 609
415
Denys d'Halicarnasse, Ant. Rom., II, 19, 2
416
Ovide, Fastes, v. 481-486
145
417
Lactance, Institut. Epitome, 18, 7
418
Ovide, Fastes, IV, 494
419
Voir à ce propos l'explication de B. S. Spaeth p. 108, ainsi que les illustrations s'y
reportant fig. 5 et fig. 21.
420
Ovide, Métam., 443 : perque pruinosas tulit inrequieta tenebras
421
Cicéron, De leg, II, 21
146
nocturnes que célèbrent les femmes. Il commence d'abord par mettre à part les
mystères d'Eleusis, source de bienfaits pour les hommes. Puis il parle des mystères de
Cérès en ces termes : "La loi doit veiller avant tout avec le plus grand soin à ce que la
lumière claire du jour protège la réputation des femmes, et que leur initiation aux
mystères de Cérès se fasse comme elle se fait à Rome." et qu" il n'y aura pas de
cérémonies sacrées de nuit pour les femmes, sauf celles qui se font solennellement
pour le peuple. Il n'y aura pas pour elles d'initiation si ce n'est au culte grec de Cérès.
"422. Sachant que les cultes à mystères faisaient souvent intervenir des sacrifices ou
des cérémonies nocturnes, il faut comprendre ici que dans la catégorie "de nuit", seul
le sacrifice à Bona Dea est accepté, et que dans la catégorie "initiations", renvoyant
aux cultes mystiques, seules celles à Cérès sont autorisées, les deux étant sous le
patronage de l'autorité romaine, et les deux ne concernant que des femmes entre elles.
Cicéron portait un intérêt particulier pour la religion, et ses connaissances ne sont pas
à mettre en doute, ni dans le contexte de Bona Dea, ni dans celui de Cérès. Il faut
donc le croire sur parole lorsqu'il parle de cérémonies diurnes pour Cérès, sachant
d'ailleurs qu'il n'aurait eu aucune raison à dire le contraire des réalités qu'il
connaissait. Cette spécificité de cérémonies diurnes va de paire avec l'absence de
lamentations des matrones romaines qui rendait les sacra Cereris tout à fait
honorables aux yeux de Cicéron. Plaute avait mentionné pour la période républicaine,
des veillées à Cérès423, mais H. Le Bonniec considère qu'il serait faux de les attribuer
aux matrones romaines, et qu'il faudrait mieux les voir comme appartenant aux rites
grecs. Il faut donc en rester à penser qu'aucun rite du sacrum anniversarium Cereris
ne comporta de fêtes nocturnes, et que si les torches semblent avoir toujours conservé
une place importante parmi les différents rites témoignant de la recherche de
Proserpine, elles durent avoir une place plus symbolique que réelle dans les sacra
Cereris, une fonction de rappel de la légende plus qu'une utilisation en rapport direct
avec la nuit. Par ailleurs, rappelons qu'après avoir jeûné neuf jours, conformément aux
privation de Cérès, les femmes revêtues de blanc étaient préparées à l' invenio de
Proserpine, non pas un rite de lamentations. Il est possible que le temps accordé aux
manifestations de douleur ait été suffisamment court pour que l'absence de
symbolique nocturne ne constitue pas en soi un problème trop important.
422
Cicéron, De legibus, II, 9
423
Plaute, Aulularia, 36 ; 795
147
424
Plutarque, Vie de Fabius Maximus, XVIII, 1-2
425
Fastes, Fastes, I, 349 ; et plus généralement les auteurs s'accordent pour
considérer que la truie est sacrifiée à Cérès car c'est le porc en général qui ravage les
donc de Cérès, et qu'il est commun de sacrifier un animal du même sexe que la
divinité.
426
De la même manière que les matres chypriotes offrent les prémices chez Ovide
(Métam., X, 433)
427
Ovide, Fastes, 615-616
428
H. Le Bonniec, p. 419
429
Plutarque, Vie de Fabius Maximus, XVIII, 2
148
430
Valère Maxime, Fact. et Dict. memor., I, 1, 1
431
D'après Münzen, s.v. Kalliphana, dans R. E. , t. X, col. 1655 et H. Le Bonniec, p.
390
432
Tertullien, Ad nat., II, 7
433
Voir J. Carcopino, 1942, pp. 13-35
149
sacra romaines, d'autant à une époque tardive, il reste possible qu'une prêtresse de
Cérès jouait le rôle de Proserpine alors qu'une autre se chargeait de celui de Cérès, car
il serait difficilement concevable qu'une seule prêtresse de Cérès ait officié, et que la
seule prêtresse aurait été absente des rituels. Cela n'aurait pas de sens puisque plus
personne ne pourrait guider les participantes. Cette mention laisse au contraire bien
penser que plusieurs prêtresses participaient aux rites et appuie l'hypothèse selon
laquelle le mythe était rejoué par les prêtresses alors que les participantes tenaient un
rôle plus passif, durant cette partie des rites. Lorsque Proserpine était enfin retrouvée,
les prêtresses grecques conduisaient solennellement en procession les matrones
jusqu'au temple de Cérès où se dérouleraient les sacrifices, ainsi que H. Le Bonniec le
déduit du texte de Plutarque434, puis devaient procéder au sacrifice de la truie, alors
que les matrones se chargeaient explicitement de l'offrande des prémices435.
434
H. Le Bonniec, p.416
435
Ovide, Métam., X, 433
436
Ce qui est aussi l'avis de Le Bonniec, p. 421
150
Perséphone/Proserpine437. A cela, B. S. Spaeth émet une opinion qui semble tout à fait
juste : "the myth presents the necessary divergeance between the lives of mother and
daughter but promises the reconciliation of these two roles through the eventual
reunification of the two symbolic figures."438 La réunion de Cérès et de Proserpine
forme donc la figure féminine dans son ensemble, la Femme complète, ayant
expérimenté les différents stades initiatiques de son existence spécifique. Le terme
même de Cereres dans le culte africain est très révélateur sur ce point, en nommant
les deux déesses par le même nom, il exprime la nature unique de la divinité honorée.
Ce n'est pas deux divinités qui sont célébrées dans les sacra Cereris mais une seule
sous ses deux aspects, ou plutôt ses trois aspects, puisque la recherche solitaire et
douloureuse de Cérès l'amène à prendre les traits d'une vieille femme, "privée des
faveurs de Vénus". Ses prêtresses elles-mêmes semblent avoir été des femmes âgées,
libérées du joug du mariage. Ainsi les célébrantes représentent toutes un stade
différent de la vie de la femme, de la virgo à la mater, quant aux prêtresses consacrées
à la déesse, elles personnifient la réconciliation humaine des deux faces divines dans
la vieillesse; elles ont été matrona et reviennent à la chasteté de la virgo en ayant
expérimenté la "passion" de Cérès. Elles sont "devenues" la déesse, son exacte
représentation humaine, et ainsi sont capables de guider les cérémonies relatives aux
retrouvailles de la Mère et de la Fille, puisqu'elles ont elles-mêmes expérimenté et
dépassé ces stades.
Partant du postulat que le sacrum anniversarium Cereris était une fête qui
n'admettait que les matrones dans le sens strict du terme, A. Staples interprète ces
cérémonies comme une opposition entière entre l'homme et la femme, en ce que les
participantes, toutes matrones, s'astreignent à une chasteté rituelle alors que leurs
époux n'ont aucune prescription de même ordre439, ce que confirme la légende de
Myrrha, rapportée par Ovide et déjà mentionnée ,qui s'unit à son père durant les
festivités de Cérès auxquelles participaient sa mère. Elle compare encore ces
cérémonies au culte de Bona Dea, qui intègrerait symboliquement l'élément masculin
et qui serait destiné aux femmes en général, sans passer par la distinction du mariage
qui sépare les femmes dans leur vécu. Ce raisonnement qui ne s'appuie que sur une
437
F.I. Zeitlin, Cultic models of the female : rites of Dionysus and Demeter, 1982 , p.
149
438
B. S. Spaeth, 1996, p. 108
151
439
A. Staples, 1998, pp. 90-91
440
H. Le Bonniec, 1958, p.422
152
jeune fille de l'épouse. Les participantes évoluent au sein d'une construction sociale
uniquement féminine, ceci permettant de renforcer les liens qui existaient entre les
femmes faisant la même expérience rituelle, en plus d'honorer les liens entre les mères
et les filles. B. S. Spaeth, en partant du principe que les matrones concernées étaient
seulement issues des classes supérieures, affirme que ces rites étaient particulièrement
importants non seulement pour raffermir les liens entre femmes de la même origine
sociale, mais aussi vis à vis de la société romaine toute entière441. En cela, le culte de
Cérès, axé sur la polarité chasteté/maternité, ferait la promotion de ces deux valeurs
particulièrement associées aux classes supérieures. Il ne pourrait être question que des
seules classes supérieures. En effet, B. S. Spaeth donne l'exemple des aristocrates de
la fin de la République et de l'époque d'Auguste, auxquelles on reprochait le manque
de fertilité, et de cela résultant une instabilité au sein des classes élevées par le
manque de fils pour assurer la pérennité de ces familles. Ce serait considérer les
mystères de Cérès en dehors de son contexte initial, car si le culte de Cérès put
englober de telles valeurs lorsque la situation sembla inquiétante pour les dirigeants
romains, il ne faut pas oublier que celui-ci fut instauré à la fin du 3eme siècle, alors
que de tels problèmes ne se posaient pas encore. En pleine période de guerres
puniques, ce ne serait pas que les femmes de l'aristocratie qui seraient concernées par
un besoin de fertilité, mais l'ensemble des femmes romaines dont on attendait des fils,
destinés à remplacer les soldats que Rome perdait dans ces guerres qui n'en finissaient
pas. De plus, l'idéal de chasteté et de maternité n'était pas cantonné aux seules
aristocrates, puisqu'il apparaît comme un fondement de Rome, aux temps où
l'imaginaire masculin trouve encore mémoire de femmes vertueuses parce que
laborieuses. Si la vertu et la chasteté découlaient du labeur et d'une vie difficile, on ne
saurait concevoir que Cérès, déesse plébéienne depuis le 5e siècle, devienne soudain
représentative des femmes de l'aristocratie et de valeurs qui leur seraient propres.
Quelques années après l'introduction du culte grec de Cérès à Rome, c'est la Mère de
l'Ida qui arrive à Rome, en 204 avant J.C., avec son collège de prêtres indigènes et qui
est installée sur le Palatin. Il semblerait fort improbable alors que Cérès442 ait été
attachée aux matrones de l'aristocratie, d'autant qu'il n'y eut jamais qu'un temple de
441
B. S. Spaeth, 1996, p.113
442
Qu'elle partage avec Liber et Libéra, puisque le temple de Cérès est aussi celui de
la triade plébéienne.
153
Cérès à Rome, traditionnellement situé sur l'Aventin, près du Circus Maximus443, c'est
à dire dans la région plébéienne de Rome, alors que le Palatin était patricien. Les
mystères de Cérès s'adressaient donc bien aux femmes honorables, sans distinction de
classe.
Ainsi que nous l'avons vu, H. Le Bonniec suppose que les mystères romains
de Cérès pouvaient être un équivalent moins prestigieux des émotions mystiques
qu'Eleusis procurait à ses mystes, or seule une minorité des Romaines pouvait espérer
faire un jour le voyage444. D'une part cela appuie l'idée selon laquelle les mystères de
Cérès étaient tournés en direction de matrones de classes moins élevées que les
aristocrates, plus susceptibles de pouvoir aller jusqu'à Eleusis pour s'y faire initier,
mais cela introduit la question des croyances associées aux sacra Cereris. Malgré
l'utilisation du même mythe que celui des mystères d'Eleusis, rien ne permet de penser
que des espérances liées à l'au-delà faisaient partie des sacra. Ainsi que le dit M. C.
Bailey445, les mystères de Cérès ne gagnèrent jamais une grande popularité, et ne
semblent pas avoir influencé les penseurs au sujet de l'au-delà, pas avant que les
cultes orientaux ne viennent imposer l'idée des mystères salvateurs. Accordons
toutefois à la décharge des initia Cereris le fait qu'étant strictement féminins, il est
bien peu étonnant que des auteurs ne se soient pas épanchés dessus, et pour cause,
étant des hommes, ils n'étaient liés d'aucune manière aux rites de Cérès! Ces
cérémonies, intimement liées au vécu féminin, ne pouvaient attirer leur attention ou
capter leur sensibilité, puisqu'ils y étaient étrangers à la fois par la présence physique
dans les rites et par leur nature d'hommes. Il reste tout à fait possible que les initiées,
en expérimentant les douleurs de la perte de la Fille et la joie des retrouvailles,
accordèrent à ces rites une signification dépassant le simple rite agraire et social. Le
caractère mystique de la fête, reconnu par les auteurs antiques, laisse au moins planer
le doute à ce sujet. L'assimilation de Cérès à la terre, au corps de la femme fait des
mystères de Cérès un archétype des mystères féminins. Ces rites présentent un
enseignement des secrets qui ne se révèlent que de mère en fille, des mystères qui se
443
Aucune trace archéologique n'a pu confirmer cette donnée, mais conformément à
des auteurs tels que Pline (H.N., XXXV, 154), Tacite (Ann., II, 49) ou Denys
d'Halicarnasse (VI, 94, 3), on peut raisonnablement considérer que le temple se situait
bien sur l'Aventin. Voir B. S. Spaeth, 1996, à ce sujet, pp. 82-83.
444
H. Le Bonniec, 1958, p. 437
445
Et que H. Le Bonniec reprend p. 437.
154
que les bacchanales de 186 avant J.C. étaient probablement une forme "batarde" du
bachisme : entre orgiasme originel et mystères dionysiaques à proprement parler.
Les deux représentations les plus utiles pour cette étude sont la très célèbre
fresque de la Villa des Mystères à Pompéi, datant de la fin de la période républicaine
vers les années 70-60 avant J.C., et les stucs et peintures de la villa Farnésine,
remontant à l'époque d'Auguste. Autant l'interprétation des scènes provenant de la
villa Farnesine reste à peu près aisée, autant celle de la Villa des Mystères constitue
un véritable casse-tête pour des générations d'historiens et archéologues qui s'y
penchèrent. On a actuellement à peu près autant d'interprétations qu'il y a de
commentateurs, avec une incroyable variété de propositions tout à fait différentes les
unes des autres. G. Sauron consacre un chapitre à résumer les contributions qui furent
apportées jusque là dans l'interprétation de cette fresque, et en profite pour insister sur
la nécessité de tenter de retrouver le regard de l'initié, malgré les siècles qui nous
éloignent des mentalités ayant présidé aux mystères d'une part, puis à celle de la
domina qui conçut cette fresque selon sa propre expérience et ses propres
croyances446. Seul le baccheion de Bolsena est contemporain de l'affaire des
Bacchanales, et s'il ne livre pas de scènes cultuelles, il peut offrir un éclairage sur le
type de structures qui accueillirent les mystères de Bacchus avant que le culte ne
revienne, à la fin de la République. Après brève description de ces trois supports
iconographiques, nous ne pouvons que constater leurs origines très disparates à la fois
dans le temps et dans l'espace, de l'Etrurie à Pompéi en passant par Rome, et du IIe
siècle avant J.C. à l'époque augustéenne. G. Freyburger n'hésita pas à appliquer les
scènes initiatiques ressortant de ces représentations aux descriptions rituelles
rapportées par Tite-Live afin d'illustrer et étayer les propos de ce dernier447. Pourtant,
peut-on utiliser "impunément" un support imagé, issu de pratiques rituelles
manifestement assagies et tout à fait mystériques, pour expliquer des rites que lui-
même juge archaïsants? Enfin, une dernière question se pose, similaire à celle de
l'interprétation des vases attiques de l'époque classique qui représentent des
bacchantes : comment retrouver le contenu réel des mystères bachiques quand les
motifs iconographiques sont manifestement un mélange entre fantaisie mythologique
et détails cultuels réels? Par ailleurs, l'aspect mythologique n'est pas forcément
446
G. Sauron, 1998, p. 78
447
G. Freyburger, 1989, p. 195
157
toujours aussi fantaisiste qu'il n'y paraisse, et peut figurer comme emprunt de
symboles rituels essentiels au regard d'un initié. Aussi non seulement nous sommes
confrontés à une pluralité de lieux et d'époques, mais aussi une pluralité de sphères
d'interprétations.
iconographiques, de dégager une idée de la place des femmes dans les mystères
bachiques. Certains s'essayèrent à reconstituer le déroulement d'une initiation ou d'une
cérémonie à Bacchus ; cependant, compte tenu des constations que nous venons de
faire, il ne serait pas prudent de vouloir se lancer dans pareille entreprise. Ce ne sera
pas trop insister que de répéter qu'au delà des fragments rituels que nous possédons,
ce sont les femmes, les prêtresses, les initiées que nous rechercherons, sans vouloir à
tout prix déterminer une seule forme possible des rites de Bacchus.
448
Nilsson, 1957, p. 121
449
II, 81
450
C Acker, 2002, p. 126
451
W. Burkert, 2003, p. 25, p. 39 où W. Bukert explique son interprétation de
bachique plutôt qu'orphique par l'existence des lamelles d'Hipponion et de Thessalie.
159
452
On ne retrouve pas dans les thiases de bacchantes grecques l'idée ni de jeûne, ni de
concept d' "initiation" tel que cela s'entend dans un culte à mystères.
453
XXXIX, 13, 13
454
G. Freyburger, 1989, p. 189
160
connus par Platon. Selon la version livienne, le bachisme est donc arrivé en Etrurie
non pas sous la forme ménadique, porté par une femme, mais sous une forme
fortement influencée par les pratiques orphiques, par l'intermédiaire d'un sacrificulus
et vates, ou pour résumer un charlatan sectateur, tel que les orphéo-télestes. Cela vient
renforcer la thèse de la rencontre de différents courants à Rome : un courant plus
"orphique" issu de la génération initiatique de ce graecus ignobilis, éventuellement
renforcé par d'autres courants similaires provenant du sud de l'Italie455 et un
dionysisme traditionnel, réservé aux femmes et où celles-ci tenaient un rôle
fondamental et prééminent. Quelles que soient les modalités de ce mélange, il en
résulte que les groupes bachiques de l'Italie demeurent à forte composante féminine,
et que les femmes y tiennent manifestement la prêtrise, comme c'est le cas à la même
époque en Grèce, même dans les groupes mixtes.
Serait ce donc faire un trop grand raccourci que de considérer que des idées
orphiques purent passer dans des rites bachiques et les consacrer cultes à mystères,
sans pour autant ôter au bachisme son orientation traditionnellement féminine? C'est
en tous cas la première déduction qu'on puisse faire devant l'écrasante majorité
féminine de ces groupes orphico-bachiques, et ainsi conclure plutôt à une influence
orphique plutôt qu'un véritable mélange à part égale entre orphisme et bachisme. La
question de la place de la femme est plus clairement définie par le choix des éléments
mythiques repris dans les mystères bachiques, et qui sont étudiés dans la partie
suivante. Et si la présence, voir la prépondérance féminine des mystères bachiques
rapportés par Tite-Live ou présents sur les témoignages picturaux semblaient en soi
écarter de manière évidente la misogynie inhérente à l'orphisme, il était nécessaire
d'aborder cette question avant toute analyse de la présence féminine dans les mystères
de Bacchus. La grande confusion qui règne autour des termes choisis pour nommer
ces mystères exige de prendre en considération tout ce qu'implique séparément
orphisme et bachisme pour mieux dégager une réalité cultuelle liée aux mystères
dédiés à Bacchus-Dionysos.
455
Si en effet ce grec venait de Grande Grèce, qui n'ignorait pas l'orphisme, alors il
n'y a pas d'impossibilité à ce que des courants bachiques venant d'Italie du Sud soient
allés dans un sens similaire à celui que le grec a apporté en Etrurie.
161
456
Tite-Live, XXXIX, 12, 6
457
Diodore de Sicile, Library, IV, 3, 3. Traduction française : H. Lemaire, Dionysos,
1957, p. 171
162
"C'est pourquoi dans beaucoup de villes grecques, tous les deux ans se tiennent des baccheia
de femmes, et il est de règle que les jeunes filles portent le thyrse et s'associent aux
manifestations de la possession en acclamant par l'Evohé et en honorant le dieu ; quant aux
femmes mariées, elles sacrifient au dieu en corps, font les Bacchantes, et par des chants
divers célèbrent la venue de Dionysos, en imitant les Ménades dont l'histoire fait les
compagnes du dieu."
458
C. Acker, 2002, p.131
459
H. Lemaire, Dionysos, 1957, p. 208
460
Initiation, rites et sociétés secrètes, 1959, p. 98
461
1988, p. 564-575
462
D'après une estimation de C. Acker, 2002, p. 132
163
bachique d'Hispala à l'initiation masculine463 qui, comme nous le verrons par la suite,
s'articule selon le schéma mère-fils. Il faut cependant reconnaître qu'aucun modèle
grec d'initiation à Dionysos ne se fonde sur le couple mère-fille, même par maternité
initiatique. Seul le culte mystique de Cérès comporte un tel couple. Ce détail n'a pas
échappé à J.M. Pailler qui consacre tout un chapitre aux rapports qu'il trouve entre
Bacchus, Cérès et le mundus, et voit comme possible justification supplémentaire à
l'affaire des Bacchanales une corruption des anciens mystères de Cérès par le clergé
campanien bachique464. L'hypothèse est intéressante, et nous aurons l'occasion de
revenir dessus, mais cela ne change rien au fait qu'initialement, dans des mystères
bachiques, aucun couple mère-fille n'est mis en avant et il n'y a pas de raison de
penser que le bachisme romain, établi de tradition étrusque via la Grande Grèce, aurait
autant différé de la tradition dont il est censé être issu. Il est plus probable qu'Hispala
ait été initiée durant son adolescence, lorsqu'elle avait déjà eu ses premières règles, et
qu'elle devait déjà exercer son activité de courtisane465. Cela induit que, toute jeune
fille qu'était alors Hispala, elle ne figurait pas pour autant parmi la catégorie des
virgines. Elle était réglée et menait une vie sexuelle active. Contrairement à Cérès,
Bacchus ne s'intéressait pas à la virginité, mais à la classe d'âge qui faisait d'Hispala
une jeune femme apte à l'union sexuelle et à la procréation. Le premier degré
initiatique vient avec la maternité potentielle, une maternité réalisée au second degré
initiatique lorsque le mariage est intervenu dans la vie de la jeune femme, clé du
changement entre la maternité potentielle et la maternité réalisée.
463
1988, p. 37 et p. 531
464
Idem, pp. 409-465
465
Tite-Live, XXXIX, 9, 5. Hispala déclare avoir été initiée alors qu'elle était puella
et ancilla, ce qui concorde avec la présentation d'Hispala que fournit Tite-Live ; en
effet elle exerçait le métier de courtisane depuis qu'elle est ancillula, jeune servante.
Dans ce cas précis, ancillula figuerait presque comme une contraction d'ancilla et de
164
qu'Ariane est complètement absente des Hymnes Orphiques, alors que Sémélé y
figure, ayant même tout un hymne qui lui est consacré466. C'est ainsi qu'en liant le
couple central de mégalographie de la villa des Mystères avec des représentations
grecques ou étrusques antérieures à la fresque467, il conclut qu'il s'agit du couple filial
Sémélé-Bacchus468. Cette identification à Sémélé est fondamentale en ce cas, entre
autre pour rejeter l'hypothèse de mystères liés au mariage dans le cadre des mystères
bachiques. A ce titre, P. Boyancé voit juste en remarquant qu'aucune source ne
mentionne l'existence d'une hiérogamie dans les mystères dionysiaques , pourtant un
doute subsistait quant à la fresque de la villa des Mystères. Celle-ci comporte bien une
scène suggérant le mariage, sur la panneau figurant la toilette nuptiale de la domina
qui commanda la fresque. Le contexte du mariage est reconnaissable par la fameuse
coiffure du mariage comportant six tresses que l'ornatrix est manifestement en train
de préparer, et par la présence des deux Amours, figures communes de scènes de ce
genre dans l'iconographie grecque. Cette scène ne se comprend pas comme prémices
d'une hiérogamie mais comme condition essentielle à l'initiation, qui figurera sur les
scènes suivantes. Suivant l'avis de G. Sauron, selon lequel la fresque da la villa des
Mystères se divise en deux parties, chacune convergeant vers le centre, la scène du
mariage est le commencement du cheminement de l'initiée qui la mènera jusqu'à
l'identification à Sémélé469, mère divinisée de Bacchus.
puella.
466
1998, pp.61-62
467
Parmi les représentations permettant de pencher définitivement pour le couple
Bacchus-Sémélé, il y a un miroir étrusque représentant Sémélé (Semla) tenant un
thyrse d'une main tout en entourant Bacchus (Fufluns) de ses bras. Le dieu nu a la
tête penchée, et passe les bras autour du cou de sa mère, comme épuisé et
s'abandonnant auprès d'elle. La mère penche sa tête pour regarder Bacchus dans une
position supérieure à lui, alors que lui-même semble se perdre dans le regard de sa
mère. Cette représentation fascine par la beauté de l'amour filial qui s'en dégage, et la
position des personnages rappelle beaucoup celle du couple de la Villa des Mystères,
comme l'a fait remarquer G. Sauron, 1998, p.65, fig. 7. La présence des noms de
Semla et de Fufluns ne permet pas de doute quant à l'identité des personnages
représentés, et permet d'orienter une interprétation de représentations postérieures de
ce type vers Sémélé plutôt qu'Ariane.
468
P. Boyancé, 1965-1966, pp. 91-93
469
G. Sauron, 1998, pp. 82-86
470
Ovide, Fastes, VI, , 503 et Fastes, VI ; 518
165
un rôle dans les initiations bachiques ; en effet, Ovide hésite à le nommer bois de
Stimula ou moi de Sémélé, ce qui laisse penser que cette divinité n'en formait qu'une
seule dans l'esprit des Romains. Il ajoute encore qu'un vacarme se faisait entendre sur
l'Aventin, ce qui fit déduire à de nombreux historiens471 que ce bois se situait sur
l'Aventin comme la plupart des protagonistes de l'histoire des Bacchanales472. Il
s'agissait d'un endroit boisé, rappelant la nature sauvage, et assez proche du Tibre
pour que les matrones y fassent leur oribasie. J.-M. Pailler expose une thèse
intéressante, selon laquelle Stimula serait le nom d'une ancienne déesse indigène que
les matrones honoraient déjà par des manifestations proches du délire bachique. Son
nom même, signifiant "aiguillon", fait penser aux aiguillons de la folie, vocabulaire
courant dans les mythes dionysiaques ; tout comme Myèsis ou Télétè sont en Grèce
des figures anthropomorphiques de l'initiation, et Lyssa de la folie, il pourrait en aller
de même de Stimula. Après avoir réfléchi sur les causes du glissement possible de
Stimula à Sémélé, il conclut que Sémélé prit certainement la place de Stimula vers
200 avant J.C., lorsque les rites bachiques remplacèrent l'ancien culte, uniquement
féminin, des matrones. En ce cas, le changement effectué par Paculla Annia aurait été
l' "injection" du bachisme mixte au sein d'un culte déjà orgiaque mais encore séparé
des mystères de Bacchus. Stimula reste une personnalité tout à fait mystérieuse au
niveau des mythes, et c'est avec un voile de brume qu'on aborde la question du lucus
Stimulae. Tout au plus, il est possible de penser que "les rites bachiques ont dû se
répandre en sourdine parmi les populations italiennes pendant plusieurs années avant
de pénétrer Rome"473, à moins que cela ne confirme l'hypothèse selon laquelle une
première génération d'un culte de type bachique extatique et féminin avait pénétré
Rome de bonne heure, avant qu'une autre génération, à caractère plus mystérique, ne
vienne par l'Etrurie et la Campanie. Si la religiosité romaine s'accorde bien peu avec
l'orgiasme, on ne peut écarter la possibilité que Stimula ait été une divinité indigène,
dont l'attribut serait un état de folie rituelle. Les commentateurs et mythographes
anciens qui s'intéressèrent au culte de Bona Dea lui donnèrent comme noms Fauna ou
471
J.M. Pailler, 1988, pp. 130-135 ; T.P. Wiseman, dans The Roman Middle
Republic. Politics, religion and historiography, édité par Christer Bruun, 2000, p. 267
; G. Freyburger, 1989, p. 191
472
Ou bien il pouvait se situer près du forum Boarium, "au gué du Tibre qui
commande le grand axe de communication nord-sud, de l'Etrurie à la Campagnie",
selon O. de Cazanove, 1983, p. 66
473
A. Bruhl, 1953, p. 87 ; voir aussi J.-M. Pailler, 1989, p. 135
166
Fenta Fatua, expliquant cette origine par la capacité qu'elle et son mari Faunus avaient
pour prédire l'avenir dans un état de folie inspirée. Martianus Capella parle des
Faunes, Nymphes et Silvains qui vivent dans des lieux boisés, des bois sacrés, des
fontaines ou des lacs et qui pratiquent la divination474. Le terme de vaticinare est
parfois appliqué à Bona Dea, tout comme Tite-Live dit que les hommes prédisent
l'avenir avec des contorsions frénétiques475. On peut aussi s'étonner sur l'insistance de
certains auteurs à vouloir comparer les mystères de Bona Dea à ceux de Dionysos-
Bacchus ; ainsi Juvénal compare les femmes participant aux rites de Bona Dea à des
bacchantes en proie à des délires lubriques, mais surtout Plutarque assimile Bona Dea
à Sémélé en affirmant qu'elle est la déesse des "mères de Bacchus", et que pour cette
raison, les femmes décorent leur maison de vigne et qu'un dragon repose aux pieds de
la déesse. Il poursuit cette assimilation en ajoutant que les femmes pratiquent des
cérémonies semblables à celles qui se déroulent dans l'orphisme476. Qui d'autre que
Sémélé est la déesse des matres des thiases, celles qui comme nous le verrons,
s'assimilent à Sémélé par le biais de l'initiation? Ces interprétations relativement
tardives de Bona Dea ne sauraient justifier un rapprochement éventuel entre elle et
Stimula ou Sémélé, mais l'idée que des divinités italiques et orgiaques existèrent à
Rome dans l'antiquité la plus reculée conforte la possibilité d'un culte orgiaque au bois
de Stimula, qui se situait sur l'Aventin. De là à penser que Stimula était aux matrones
plébéiennes ce que Bona Dea était aux matrones patriciennes, il n'y a qu'un pas. Il n'y
a également qu'un pas, ou quelques lettres de différence, entre Stimula et Semela, la
proximité de nom et de fonction aurait permis un transfert aisé vers les nouveaux
mystères bachiques venus d'Etrurie et de Campanie.
474
II, 107
475
Pour vaticinare appliqué à Bona Dea : Isidore, Etymologiae, X, 103. Tite-Live et
vaticinare : cum iactatione fanatica corporis vaticinari
476
Plutarque, Vie de César, IX, 4-5
477
Tels que le présente P. Veyne dans Les Mystères du Gynécée (1998). Pour lui, la
fresque de la villa des Mystères est une représentation à mi-chemin entre réalisme et
allégorie de l'initiation que constitue le mariage dans la vie d'une femme. La présence
de Dionysos demeure anecdotique dans son interprétation et permet de figurer de
167
pour fonction de permettre la procréation, qui ne pouvait être conçue dans les sociétés
grecques et romaines que soumises à la légalité de l'union.
Le deuxième degré d'initiation dans les thiases féminins était accessible après
le mariage, avec l'accession au matronat faisant de l'épousée une mère virtuelle avant
de le devenir réellement. L'inscription de Trèves concertant une mater nata et facta480
dans le contexte bachique sous-entend une maternité à la fois réelle et rituelle ;
l'initiée est instituée mère de Dionysos, à l'instar de Sémélé. C'est bel et bien la finalité
de l'initiation bachique féminine ; l'initiée revit les étapes de la grossesse à la mort de
Sémélé, puis à sa divinisation. C'est en qualité de mère de Dionysos que cette dernière
peut être élevée au rang de déesse. L'accouchement de Sémélé, résultant de son
foudroiement, est l'image directe de l'initiation que représente l'accouchement pour la
femme : en donnant la vie de la sorte, elle meurt et renaît à une vie nouvelle, elle
passe de la jeune femme mariée, c'est à dire ayant une vie sexuelle active (nymphè) à
la femme accomplie, c'est à dire la mère (gynè). Cette interprétation, adoptée par C.
Acker pour les femmes grecques, est confirmée pour les initiations d'Italie par la
fresque de la villa des Mystères. Nous nous en remettons une fois encore à l'analyse
pertinente de G. Sauron, qui lui aussi a reconnu dans l'initiation de la domina un rite
directement lié à la grossesse, la mort/accouchement et enfin la divinisation de
Sémélé. Celui-ci se déroule en deux temps. D'abord, une ménade nue en train de
danser, et figurant la myste, se voit appliquer un thyrse incomplet sur le flanc pour
simuler la mania de Sémélé enceinte481. Celle-ci est en effet la première bacchante, la
première à avoir été possédée par le dieu alors qu'elle le portait encore en elle. Sémélé
est, de la sorte, la Bacchante par excellence, celle qui est toute entière possédée par le
dieu, emplie de Bacchus482. On comprend mieux aussi pourquoi la grossesse fait la
bacchante, puisque l'extase vient de l'intérieur, de la capacité à être enceinte du dieu.
Puis, après avoir connu l'enthousiasme bachique, c'est à dire la possession
bienheureuse, Sémélé meurt foudroyée. C'est ce que G. Sauron reconnaît dans la
scène suivante, qu'on a souvent interprété comme une scène de flagellation rituelle. Il
480
CIL, XIII, 8344 = ILS, 3384 : Deae Semelae et sororibus eius deabus ob /
honorem sacri matratus Regina Paterna / mater nata et facta, aram posuit sub /
sacerdot(e) Seriano Catullo patre. Voir P. Boyancé, 1967, pp. 96-98 ; J.-M. Pailler,
1988, p. 527 et 571, G. Sauron, pp. 85-86, R. Turcan, 2003, p.p. 78-79
481
G. Sauron, 1998, pp. 90-92
482
Cette interprétation de G. Sauron s'appuie sur les remarques de P. Boyancé au
169
interprète la démone ailée, sur laquelle tant d'encre a coulé, comme une représentation
de Némésis qui s'apprête à porter un coup à l'initiée, symbole de la foudre de Zeus
s'abattant sur Sémélé, qui eut l'audace de vouloir connaître la divinité de Zeus, et par
extension, meurt du désir d'être déesse483. Alors que l'initiée/Sémélé est fustigée par la
démone ailée, cette dernière effectue un geste de répulsion, dans lequel certains
crurent reconnaître, parmi de très nombreuses propositions d'identités484, la Pudeur
blessée par le geste de dévoilement du van que s'apprête à effectuer une prêtresse
agenouillée entre elle et l'initiée485. En réalité, alors que la démone ailée s'apprête à
procéder au foudroiement, elle interdit à l'initiée la vision du van mystique (liknon)
dévoilé par une femme portant une torche sur son épaule, figurant un rite nocturne.
On sait par d'autres représentations, notamment celle de la villa Farnésine, que le van,
cache en réalité un grand phallus. Ce geste du dévoilement du van est un des éléments
des mystères bachiques les plus fréquemment représentés, que W. Burkert ne juge pas
comme étant un élément spécialement mystique : tel l'épi des mystères d'Eleusis, le
phallus est un objet commun qui se retrouve dans diverses célébrations, et donc qui
n'a rien de très secret ou mystérieux486. Mais tout comme l'épi figure la vie sans cesse
renouvelée par l'image de Perséphone revenant sous la forme manifeste du blé mûr, le
dévoilement du van doit s'interpréter comme l'évènement qui découle de la mort de
Sémélé : la naissance de Dionysos. Le second rite de l'initiation bachique féminine se
présentait comme "une cérémonie nocturne, au cours de laquelle l'initiée était
réveillée et agenouillée, tandis qu'une prêtresse lui interdisait la vision du dévoilement
du van (uannus) contenant l'organe de la génération, un des symboles les plus
anciennement attestés de Dionysos comme dieu de la fécondité de la nature et de la
'vie indestructible' "487. Il est possible que l'abstinence de dix jours, le repas et le bain,
rituels dont parle Tite-Live488 aient été préparatoires à cette cérémonie nocturne ; il
n'y a pas de raison de penser que ces conditions étaient applicables aux hommes seuls,
d'autant qu'un pareil jeûne a été observé dans les rites mystiques de Cérès. La
nouvelle initiée prêtait alors serment489, selon Tite-Live un serment pour commettre
tous les forfaits. En dehors même du parti pris de Tite-Live, et en considérant
seulement qu'il y ait eu véritablement un détournement des Bacchanales à cette
occasion, il n'est pas imaginable que tous les mystères de Bacchus servirent à lier les
membres dans le but de commettre des crimes ; le serment avait un autre rôle. Il y
avait la promesse de secret, de fidélité au dieu490 et certainement un serment d'aide et
assistance à la communauté des initiés, chose naturelle dans une association et qui
renforce l'idée de l'alterus populus. C'est sur ce dernier point que le sénatus-consulte
porte avec l'interdiction de tout serment : "Que nul ne prenne d'engagement collectif
par serment mutuel, ni par vœu ni par obligation, ni par des promesses civiles, que nul
n'échange sa parole avec quiconque". Une fois au bout de la fresque, la figure de
Sémélé divinisée trône aux côtés de Bacchus. La jeune femme a accompli la totalité
de son initiation et est devenue mater, mère instituée de Dionysos, semblable à
Sémélé. En sa qualité de prêtresse nouvelle qui est re-née à une vie nouvelle, elle peut
à son tour procéder à des initiations ; ceci se verrait confirmé sur la fresque de la villa
des Mystères dans la figure de la prêtresse s'apprêtant à lever le voile recouvrant le
liknon que G. Sauron identifie comme la domina, initiée puis à son tour initiatrice491.
492
Tite-Live, XXXIX, 13, 13
493
J.-M. Pailler, Bacchus, figures et pouvoirs, 1995, p. 149
494
Pausanias, IX, 39, 11-14 ; voir aussi G. Freyburger, 1989, pp. 198-199
495
Voir R. Turcan, Liturgies de l'initiation bachique à l'époque romaine, 2003, p. 51
496
De manière générale sur l'inscription de Torre-Nova et de la "descente aux
Enfers", G. Freyburger, 1989, pp. 198-199
172
497
Voir W. Burkert, 2003, p. 25 et note 49 p. 125.
498
W. Burkert, 2003, p. 32. Pour l'inscription d'Antonios : IG XIV, 1449 = Kaibel
588 = CCCA III 271 = L. Moretti, Inscriptiones Graecae Urbis Romae, III, 1169 = H.
W. Pleket, Epigraphica, II, Leiden, 1969, n°57
499
Cet espoir figure à la fin de l'inscription de l'hymne bachique déjà cité, trouvé en
Thessalie sur la poitrine d'une femme.
173
elle la vie, dont l'essence se cristallise dans la figure de Dionysos-Bacchus. Par cette
spécificité physiologique, les femmes étaient prédisposées à une conception du sacré
propre à elles, un sacré que les hommes ne pouvaient partager. C'est cette particularité
qui entraîna l'existence des mystères féminins, et en cela, Bacchus-Dionysos apparaît
comme avoir été un culte relatif aux mystères féminins, aussi longtemps qu'il ne fut
pas mixte, et que cette mixité n'induisit pas de questionnement spirituel sur l'au-delà.
Contrairement aux cultes plus spirituels attribués à la mixité comme à Eleusis,
l'orgiasme, considéré comme féminin, était une profonde expérience de la vie ; à
travers la transe et la possession par la divinité, une union était recherchée avec cette
dernière. Si Dionysos est la vie toujours renaissante, que cherchaient donc les femmes
sinon l'extase présente, dans la perte de leur propre identité pour devenir autre, et se
fondre en Dionysos, c'est à dire dans la vie, une vie non pas posthume mais sauvage et
dispensatrice d'abondance. Pour le musicien Aristide Quintilien, le but des mystères
bachiques est de nature cathartique : que "l'inquiétude dépressive (ptoièsis) des êtres
plus incultes, ceci étant dû à leur genre de vie ou au hasard, soit purifiée par les
mélodies et les danses, sources de plaisir, au cours de ces rites"501. Par l'intermédiaire
de ces rites, comme c'était déjà reconnu en Grèce, les femmes avaient l'occasion de
libérer la tension accumulée ; c'était une forme de psychothérapie à caractère sacré ou
non seulement elles entendaient se libérer du mal, mais appeler à elles les bienfaits et
bénédictions. Les cérémonies sabaziaques contiennent clairement une affirmation
semblable : "J'ai échappé au mal, j'ai trouvé le bien"502.
500
J. Scheid, La religion des Romains, 1998, p. 153
501
Arustide Quintilien, De mus. III 25, p. 129. Voir aussi à ce sujet W. Burkert, 2003,
p. 111
174
régénérée, elles sont les détentrices légitimes du pouvoir et du savoir des mystères.
Elles sont les mystères dans leur intégrité physique, et sont ainsi naturellement sacrées
elles-aussi. C'est ce qui explique que les thiases, même mixtes, n'ont jamais à leur tête
que des femmes. Leur prédominance religieuse n'a jamais été remise en question503.
502
Démosthène, Sur la couronne, 259
503
A. F. Jaccottet, Choisir Dionysos, 2003, p. 91
175
Les prêtresses
Une fois pleinement initiée, que ce soit selon le modèle grec strictement
féminin selon les deux degrés d'initiation, ou selon le modèle mixte qui laisserait
supposer que l'initiation ne pouvait commencer qu'après le mariage, la femme est
devenue image vivante de Sémélé, une "mère de Bacchus", et donc une prêtresse
capable à son tour d'initier. Aucune cérémonie supplémentaire ne semble avoir été
requise pour accéder à la prêtrise. Le fait qu'à Milet, le contrat de vente du sacerdoce
de Dionysos stipule que les prêtresses qui souhaitent procéder à des initiations doivent
au préalable payer une petite somme d'argent à la prêtresse officielle, prouve que le
nombre de prêtresses devait être grand504. Que le bachisme se soit étendu à Rome
"comme une peste contagieuse" selon Tite-Live505, laisse penser à une croissance
rapide du nombre des initiés, qui n'était possible que si tout initié devenait initiateur,
de la même manière que les dévots de Bacchus sont d'abord censés être livrés aux
prêtres comme des victimes, puis participent aux crimes et reproduisent les mêmes
infamies506. Nous savons que les changements responsables de l'affaire des
Bacchanales ont été introduits lorsque Paculla Annia était la prêtresse du groupe
bachique féminin qui choisissait à tour de rôle leurs prêtresses507. Toute initiée était
une prêtresse virtuelle, et cette prêtrise, c'est à dire la capacité à diriger l'ensemble des
femmes, n'était pas une fonction à vie, comme ça devait être le cas pour la prêtresse
officielle de Milet qui achetait son sacerdoce. A Rome, les prêtresses obtenaient ce
titre par cooptation, comme c'était le cas des femmes choisies à Athènes pour présider
l'assemblée des femmes lors des Thesmophories. Le texte de Tite-Live n'est pas clair
504
A. F. Jaccottet, 2003, p. 75, n°40
505
XXXIX, 9, 1; en racontant la genèse du mouvement bachique à Rome, Tite-Live
explique que "les rites d'initiation furent d'abord révélés à des rares élus, et par la suite
commencèrent à se propager largement chez les hommes comme chez les femmes."
(XXXIX, 8, 5) L'image qui s'en dégage est une multiplication rapide des fidèles, de
manière exponentielle.
506
Tite-Live, XXXIX, 10, 7 et 13, 11
507
Idem, XXXIX, 13, 8
176
sur le nombre de prêtresses choisies, ni sur le temps que durait leur sacerdoce. D'une
part il parle de prêtresses choisies parmi les matrones, et d'autre part du sacerdoce de
Paculla Annia, durant lequel elle changea tout. Cette dernière indication laisserait
penser qu'une seule prêtresse était choisie à la fois ; en étant seule, elle avait l'entière
liberté de procéder aux modifications qu'elle désirait sans devoir rendre de compte à
d'autres co-prêtresses, de plus, si en effet les initiées étaient des "mères de Bacchus",
il serait assez logique qu'une seule prêtresse soit désignée comme la Mère de Bacchus,
c'est à dire la représentante officielle de Sémélé pour l'ensemble du thiase. Sachant
que trois jours par an étaient initialement prévus pour les initiations, la référence à la
durée temporelle d'un an laisserait penser que la prêtresse était choisie pour une durée
semblable, après quoi venait le tour d'une autre initiée.
Ce système de choix de la dirigeante du thiase parmi les initiées à tour de rôle montre
un système assez "démocratique" et égalitaire du groupe féminin, avec "une forme
d'organisation très ouverte, et peu ou pas du tout hiérarchisée"508. Il n'est pas possible
de dire si ce système de cooptation à tour de rôle fonctionnait aussi pour les thiases
hors de Rome, mais la représentation des initiations de la fresque de la villa des
Mystères, comme les diverses inscriptions bachiques retrouvées, mettent à jour
plusieurs fonctions qu'occupèrent des initiées au sein des groupes bachiques. La
domina est représentée à plusieurs reprises ; celle-ci est représentée vêtue d'un grand
manteau de couleur safran, brodé de pourpre, que G. Sauron, à la suite d'E. Simon,
reconnaît comme un habit rituel509. Nous avons déjà observé précédemment des
couleurs de vêtements semblables dans les rites de Bona Dea, ce qui permet de penser
que dans l'un et l'autre cas, il s'agit bien de vêtements rituels. G. Sauron observe qu'il
doit y avoir une signification "mystique" de ces deux couleurs qui les lieraient à la
personnalité de Dionysos510 ; cela renforce en tous cas d'autant plus le questionnement
qu'on pourrait avoir sur les liens éventuels entre les rites de Bona Dea et ceux de
Bacchus, peut être par l'intermédiaire de Stimula. En tout cas, ces couleurs pourraient
faire référence, ici, à sa fonction de prêtresse à la tête du thiase, dirigeant les
initiations ; par ailleurs ces couleurs se retrouvent encore sur les voiles du van et de la
508
C. Acker, 2002, p. 128 , au sujet des thiases féminins de Grèce. Il semble que cette
remarque est aussi valable pour le thiase romain dans sa version originelle.
509
G. Sauron, 1998, p. 74
510
Il joint à cette supposition des références à ces couleurs par rapport à Dionysos
que rapportent Athénée ( Deipnosophistes, V, 198) et Macrobe (Saturnales, I, 18, 22).
177
Outre les porteuses diverses d'objets rituels, certaines prêtresses avaient des
rôles particulièrement essentiels durant les initiations. La prêtresse dadouque que G.
511
G. Sauron, 1998, p. 81
512
Sur la fonction de liknophore : R. Turcan, 2003, pp. 77-78
513
R. Turcan, 2003, pp. 51-90
178
Sauron reconnaît comme étant la domina, ainsi que la prêtresse qui reçoit l'initiée sur
ses genoux portent toutes deux la coiffure caractéristique des servantes, des sages-
femmes et des nourrices515, de plus, il rapproche la torche à d'autres déesses
"porteuses de lumière" considérées comme protectrices des accouchements, telles
qu'Artémis, ou Eileithyia. Les prêtresses initiées devaient être réparties entre celles
qui portaient des objets rituels, et d'autres, aux rangs plus élevés, qui jouaient le rôle
des accoucheuses de Sémélé, et futures nourrices de Bacchus. Le panneau figurant
l'initiation masculine permet de déduire que le thiase de la domina était mixte, on ne
peut donc pas avoir de certitude sur le mode de fonctionnement interne des prêtresses
durant une initiation strictement féminine. Sachant que l'initiation féminine du thiase
mixte semble prendre l'aspect de mystères féminins d'après la fresque de la villa des
Mystères, et qu'aucun personnage masculin, même mythologique, n'y figure, on peut
penser que celle-ci se déroulait entre femmes, et qu'elle pouvait par conséquent être
relativement semblable à celle qui avait lieu précédemment dans les thiases féminins.
514
Tite-Live, XXXIX, 13, 11 : pro victimis immolari
515
G. Sauron, 1998, pp. 93-94
516
Tite-Live, XXXIX, 13, 12
179
une certaine préparation, et sans l'instruction nécessaire ; telle est une explication
possible à la citation de Platon : " Nombreux sont les porteurs de thyrse, rares les
bacchants"518. Si les jeunes femmes non mariées étaient acceptées en tant
qu'apprenties bacchantes, le sens d'initiare qu'utilise Tite-Live pour Hispala prendrait
un sens entier de commencement : le commencement de l'apprentissage préalable à
l'initiation des femmes mariées.
517
H. Jeanmaire, 1958, pp. 173-174
518
Phédon, 69C. Cette citation à presque autant d'interprétations que la fresque de la
villa des Mystères, dont une explication selon laquelle Platon pensait le terme de
"bacchant" selon les modalités orphiques. Donc les porteurs de thyrse seraient ceux
qui s'adonnent à la transe et aux danses extatiques, alors que le "bacchant" se serait
assimilé à Dionysos à travers le bios orphikos (M. L. Freyburger-Galland, 1989, pp.
119-120, reprenant l'argumentation de R.Turcan au colloque sur les associations
dionysiaques des 24-25 mai 1984). Après quelques hésitations à reproduire cette
citation, déjà sur-utilisée, l'intérêt qu'elle représente dans le contexte bachique
180
Prêtresses et prêtres
Bacchanales521? L'iconographie dit le contraire sur l'initiation des hommes ; quant aux
femmes, on peut éventuellement supposer que les matrones n'étaient plus acceptées si
elles n'avaient pas accompli la préparation à l'initiation qui a lieu avant le mariage ; il
leur fallait donc gravir les deux degrés d'initiation, s'entraîner en tant que jeune fille
puis après le mariage, être définitivement initiée.
Quelle que soit la réalité qui se cachait derrière le nemo de Tite-Live, les
hommes, puis uniquement les jeunes hommes furent accueillis dans le thiase en
qualité de fils522, alors que les prêtresses étaient les matres. Nous savons que les
premiers hommes initiés furent les fils de Paculla Annia, qu'elle initia en sa qualité de
mère et de prêtresse. Elle fut alors mère "par nature et par institution", deux fois mère
521
Les deux passages de Tite-Live précisent que cela fait deux ans que personne n'a
été initié au dessus de vingt ans : et iam biennio constare neminem initiatum ibi
maiorem annis viginti (10, 6) et biennio proximo institutum esse, ne quis maior viginti
annis initiaretur (13, 14). Il est remarquable que Paculla Annia ne soit mentionnée
dans aucun des deux cas. Les choses ont été modifiées, et on aurait toutes les raisons
de croire que si Tite-Live avait eu un coupable à qui faire porter ce grave changement,
supposé responsable d'une partie des débauches des Bacchanales, il l'aurait
mentionné. L'ordre chronologique voudrait qu'Hispala ait été initiée du temps où,
jeune fille, ce n'était qu'un thiase féminin. Puis Paculla Annia fut prêtresse et initia ses
fils, puis d'autres hommes, ce qui est attesté par le mot vir, désignant un homme
adulte (13, 9). Ce n'est que plus tard que se greffa la condition des vingt ans, deux ans
avant l'affaire. Lorsque cette condition fut adoptée, Hispala était déjà affranchie et ne
fréquentait plus le sanctuaire, toutefois elle savait qu'il y avait eu ce changement (10,
6). Si tout se passait sur l'Aventin, elle pouvait avoir gardé des relations avec d'autres
initiés qui l'auraient informée de cela. Le verbe constare semble supposer que c'était
pour ainsi dire "de notoriété publique". Hispala connut certainement les modifications
de Paculla Annia, mais ne faisait plus partie des bacchants deux ans auparavant. De
cette tentative de reconstitution chronologique, on retiendra que durant plusieurs
années, des personnes de tout âge, hommes et femmes confondus, furent initiés aux
Bacchanales, mais que peu de temps avant, il y a juste deux ans, plus personne ne put
être initié au dessus de vingt ans. La raison reste obscure, si ce n'est celle de Tite-Live
qui argue que c'est un âge plus facile à corrompre, ou éventuellement le désir de créer
une milice jeune et docile aux volontés et ordres des maiores, si on considère la
possibilité de la conjuration des alliés. Si cette modification est indépendante de
Paculla Annia, il y aurait donc bien tout un consensus visant un but spécifique et
planifié.
522
On ne peut rejeter l'explication, peut être simpliste mais possible, que, suite aux
modifications de Paculla Annia concernant la mixité, le thiase romain ait cherché
moduler ses rites suivant les nouveautés qui découlaient de l'acceptation des hommes
en tant que fils. D'un point de vue mythique et naturel, il est simplement plus cohérent
que les fils soient des enfants ou des jeunes hommes plus jeunes que leurs "mères", de
même que s'ils sont appelés à s'identifier au Dionysos Chtonien qui meurt et renaît
alors qu'il est encore enfant.
182
pour ses fils. Dans le cas d'Aebutius, rien n'est dit sur la personne qui se serait chargé
de son initiation, mais c'est sa mère Duronia qui l'aurait conduit au banquet puis au
sanctuaire. D'une part, c'est le beau-père qui désire cette initiation pour pervertir le
beau-fils dont il n'a pas su correctement gérer la tutelle, d'autre part Duronia explique
l'initiation comme un vœu fait pour le rétablissement de son fils, et qu'elle se doit de
remplir à présent qu'Aebutius est guéri. On peut assez logiquement penser qu'il fallait
que ce soit la mère qui demande l'initiation plutôt que le beau-père, puisque cette
dernière est directement apparentée à Aebutius et a donc une autorité morale
supérieure à celle de Rutilus. Toujours est-il que ce dernier avait l'air bien au fait des
malversations des Bacchanales, ce qui laisserait penser qu'il était peut être bacchant,
ou au moins proche de ce milieu. Quelle que soit la raison, c'est la mère d'Aebutius
qui aurait dû l'introduire dans les Bacchanales, et il est permis de penser qu'elle aurait
joué pour lui un rôle similaire à Paculla Annia pour ses fils. La parenté était au cœur
des Bacchanales romaines, et probablement également dans les autres groupes
bachiques. C'est un sujet qui est particulièrement étudié par J.-M. Pailler, et dont il fait
ressortir le caractère inadmissible pour la société romaine. Ces rites bachiques
agissent comme des détournements des rites initiatiques traditionnels liés à
l'adolescence. Le serment prêté par les initiés vient concurrencer le sacramentum, le
serment militaire de fidélité à Rome prêté par les citoyens au moment de l'enrôlement.
Postumius utilise le terme de sacramentum pour désigner dans son discours le groupe
bachique que les jeunes gens prêtent durant les Bacchannales523. J.-M. Pailler souligne
l'ironie de l'allusion qui désigne clairement la menace qui plane sur Rome : le
remplacement pur et simple à Rome de la fidélité, citoyenne et militaire, par une
fidélité au groupe bachique, constitué en peuple à part et rival de Rome524.
523
Tite-Live, XXXIX, 16, 6 : Hoc sacramento initiatios iuuenes milites faciendos
censetis, Quirites?
524
Sur le sacramentum et les jeunes hommes : J.-M. Pailler, 1988, pp. 555-560 ; plus
généralement sur la comparaison entre jeunesse italique et jeunesse romaine : pp.
5557-547
183
Cette maternité spirituelle ne semble avoir été un problème que lors de l'affaire
des Bacchanales, puisque les représentations iconographiques postérieures attestent de
l'initiation de jeunes garçons par des mères, biologiques ou non. L'épitaphe
d'Antonios, dans l'Antiquité tardive, témoigne de l'accord des deux parents pour ses
initiations, desquelles ils espéraient une protection contre la mort. L'insistance sur le
lien mère/fils dans l'iconographie étonne pour moitié. L'Antiquité connaît une autre
sorte de lien parental, celui de la mère et de la fille dans les mystères de Cérès. Les
données mythiques expliquent que ce lien soit reproduit dans les rites de Cérès ; que
la même chose arrive pour le couple Sémélé/Bacchus se justifie pareillement. Mais
dans le monde antique, où les femmes font leurs dévotions à des déesses, surtout
lorsqu'il s'agit de mystères féminins, l'existence de Bacchus comme dieu des femmes
a de quoi surprendre. Il n'est certes pas seul, et derrière lui se cache l'image de Sémélé
à laquelle les femmes peuvent s'identifier. Mais il convient de s'arrêter un peu sur la
figure de Bacchus pour expliquer ces maternités bachiques dirigées vers les fils
exclusivement. Dans les initiations bachiques, Dionysos n'apparaît pas comme un
adulte mais comme un bébé, lorsqu'il naît de Sémélé. Les accessoires utilisés dans les
rites bachiques témoignent du jeune âge de Bacchus : le van qui fut son premier
berceau, et on peut le supposer, les objets contenus dans la corbeille et dans la ciste
mystique, faisant référence aux jouets qui permirent aux Titans d'attirer l'enfant
Bacchus527. Nous avons aussi déjà cité Plutarque qui rapporte qu'à Delphes, on éveille
le Licnites, le dieu du van. Tout cela concorde à penser que les bacchantes adorent le
525
J.-M. Pailler, 1988, p. 578
526
Idem, p. 527
527
G. Sauron, 1998, note 111
184
"divin-enfant". "La femme adore le mâle enfant, non le mâle adulte. L'évidence de sa
divinité à elle, c'est que l'homme dépend d'elle pour survivre, tout simplement"528.
528
Robert Graves, La Déesse Blanche, pp. 179-181
529
Euripide, Les bacchantes, v. 233-236 ; traduction H. Jeanmaire, 1957, p. 143
530
Idem, v. 72-22 ; traduction H. Jeanmaire, 1957, p. 84
185
et intègrent le dieu pour être "pleines" de lui, les hommes abandonnent leur
masculinité pour s'unir à la déesse. Ainsi s'explique également leur délire orgiaque,
normalement cantonné aux femmes ; les galles ne sont certes pas des femmes, mais ils
ne sont plus des hommes non plus. Tout ceci laisse penser que l'extase et l'union avec
la divinité par la transe ne pouvait passer que par le féminin, la masculinité ne pouvait
pas communier avec cette forme de sacré. En apparence, on voit deux cultes, l'un d'un
dieu pour les femmes, et l'autre, une déesse pour les hommes. Mais en vérité, il n'y a
de divinité supérieure que féminine dans ces culte orgiaques, liés aux forces de vie.
Car derrière Dionysos, il y a Sémélé, qui est toujours représentée sur un plan
supérieur à son fils dans l'iconographie. Derrière le dieu, se cache toujours la déesse.
"En somme, ce qui semble présupposer l'appel dionysiaque, c'est que tout vivant
possède sa part féminine, et que le refus de cette part est tout de suite le refus de la
vie"531.
Ce Bacchus efféminé n'a jamais beaucoup plu aux cités, depuis les Bacchantes
d'Euripide jusqu'aux Bacchanales romaines, car pour l'honorer, il appelle les hommes
à se déposséder d'eux-mêmes, de leur nature virile. D'après le récit de Tite-Live, les
initiés, quel que soit leur sexe, étaient livrés aux prêtres et subissaient des viols532.
Des accouplements d'hommes et de femmes avaient lieu, mais selon les accusations
d'Hispala "il y a plus de débauche des hommes entre eux qu'avec des femmes"533.
Ainsi, dans les accusations de débauche, outre les traditionnels soupçons liés au
mélange des hommes et des femmes la nuit, il y a le viol et l'homosexualité, qui se
retrouvent liés lors de l'initiation des hommes. Comme l'a justement fait remarquer J.-
M. Pailler, "le consul dénoncerait donc simultanément, à travers les Bacchanales, la
menace extérieure d'éléments "fanatisés" et la désagrégation interne d'une jeunesse
romaine 'amollie' et déliquescente"534. L'idéal du soldat-citoyen romain n'est
décidément pas compatible avec une image d'homme efféminé, plus proche du monde
des femmes et des mères que de celui de la citoyenneté et du pater familias. Il y a
manifestement un conflit de valeurs entre deux idéaux du jeune homme, et donc deux
formes de société : celle de l'autorité romaine, patriarcale, et celle des matres
bacchica, dans laquelle les hommes jeunes, puis adultes (car ils ne restent pas jeunes
531
C. Acker, 2002, p. 23
532
Tite-Live, XXXIX, 8, 8 et 10, 7
533
Idem, XXXIX, 13, 12 : Plura virorum inter sese quam feminarum esse stupra.
186
Après avoir étudié les modalités d'accueil des hommes dans les thiases de
Rome, et d'Italie en général, nous ne chercherons pas à cerner l'initiation masculine,
mais nous porterons notre attention sur le rôle des femmes au sein de celle-ci. La
documentation iconographique, et encore une fois plus spécialement la fresque de la
villa des Mystères ainsi que la villa Farnésine, permet d'apporter un bon éclairage sur
cette question. G. Sauron a établi que le panneau de gauche illustrait l'initiation du fils
de la domina, non pas la totalité de l'initiation masculine, mais les moments où la
prêtresse, et plus généralement les femmes, jouaient un rôle538. La domina veille
d'abord à l'instruction de son fils, d'après le regard attentif qu'elle porte sur l'enfant,
534
J.-M. Pailler, 1989, p. 561 ; cf. R. Turcan, R.H.R., pp. 22-23
535
Ce qui expliquerait que Tite-Live parle de mélange des sexes et d'âges (XXXIX,
8, 6), puis que les initiés de sexe masculin qui prophétisent sous l'état de transe soient
désignés comme des viri (XXXIX, 13, 12). Il s'agit des hommes initiés avant
l'institution de la limite d'âge, et des jeunes gens initiés avant 20 ans mais qui sont
restés dans le thiase après avoir dépassé les 20 ans. Rien ne dit qu'après 20 ans, les
bacchants rejetaient les initiés masculins de leurs cérémonies. Lors de l'affaire des
Bacchanales, il n'y avait pas encore beaucoup de recul, seulement deux ans. Donc les
premiers jeunes initiés de moins de 20 ans restaient dans la même moyenne d'âge. On
peut toutefois supposer que s'il s'était écoulé un plus grand laps de temps, les jeunes
initiés seraient bel et bien restés en tant qu'adultes. A considérer la thèse de la
conjuration et de la volonté de capter toute une classe d'âge, il s'agirait d'une véritable
éducation à un âge où la personnalité se forme et où l'esprit est supposé plus
malléable.
536
La possibilité de travestissement rituel a été abordé plusieurs fois par R. Turcan,
2003, pp. 14-15 ; P. Boyancé, "Dionysiaca", p. 49 ; J.-M. Pailler, 1995, Illustrations :
sarcophage de la "Bacchante" : L'auteur évoque la possibilité qu'il ne s'agit pas d'une
femme mais d'un homme travesti en bacchante.
537
Cette interprétation est celle qui semble la plus probable compte tenu de
l'ensemble des témoignages littéraires et iconographiques, toutefois il faudrait noter
que si les commentateurs qui voient dans les mystères bachiques des initiations liées
au mariage, au hieros gamos, toute cette construction devient de fait caduque, et la
relation hommes/femmes au sein des thiases mixtes serait toute autre.
538
G. Sauron, 1998, p. 122
187
qui est représenté tenant un papyrus déroulé à la main, en pleine lecture539, puis elle
participe avec trois autres femmes à son initiation. G. Sauron remarque que toutes les
femmes portent leur manteau noué autour de la taille, pour faciliter le geste du service
; en effet l'une d'elles porte des gâteaux, puis un groupe de trois femmes, dont la
prêtresse assise, sont occupées à purifier des rameaux, probablement du laurier, pour
les placer dans la ciste mystique dont la prêtresse assise lève le voile. L'identification
de la prêtresse à la domina est permise par l'utilisation des couleurs jaune et violette.
Cette scène, que G. Sauron reconnaît comme une figuration de rite funéraire, serait la
phase finale de l'initiation masculine, pour laquelle la villa Farnésine apporte des
éléments sur ce qui se passait auparavant, et où la domina n'avait manifestement pas
de rôle à jouer en tant que prêtresse540. En reconnaissant un rite d'initiation masculine,
liée à la mort de Dionysos, et en supposant que les objets contenus dans la corbeille
portée par le silène de la villa Farnésine étaient les jouets que les Titans utilisèrent
pour attirer le petit Dionysos, cela oriente vers la version orphique du mythe de
Dionysos. Après ce que nous avons dit du bachisme et de l'orphisme, même en ayant
reconnu un bachisme composite, influencé par une eschatologie orphique, il reste
surprenant de constater que les thiases bachiques n'avaient manifestement pas d'unité
mythique concernant leur dieu. Plusieurs versions de la vie, et surtout de l'enfance de
Dionysos coexistaient, malgré leur antagonisme et surtout, la nature différente de la
mère de ce dernier.
539
Sur l'instruction de Dionysos et le rapport à la mère : G. Sauron, 1989, pp. 112-
119
540
G. Sauron , 1989, pp. 120-130
188
541
10 : Sacerdos nequis vir eset
542
Voir A. F. Jaccottet, 2003, p. 89
189
Parmi les trois cultes secrets qui existaient sous la République Romaine, ainsi
que nous l'avons plusieurs fois souligné, deux d'entre eux sont des cultes officiels,
intégrés dans la religion romaine. Les mystères de Bona Dea ou de Cérès ne
s'adressent pas à des étrangères ou des esclaves, mais à des citoyennes romaines, des
matronae ou des virgines, dont les vierges vestales, représentantes du peuple romain
et images de l'idéal féminin romain. Comme les cultes matronaux, ces deux mystères
représentaient la sphère d'expression de la citoyenneté pour les romaines, sachant que
la religion était le seul domaine où elles pouvaient témoigner de cette citoyenneté. La
participation à ces cérémonies faisait valeur de service civique et de fidélité à la
patrie, tout en se voulant ciment de la société romaine. Ces mystères romains vont
plus loin encore dans l'idée de citoyenneté romaine que les autres cultes matronaux;
alors que ces derniers étaient restreints aux matronae, sur lesquelles se portait
l'exemple de l'idéal romain de fertilité543, c'est l'intégralité de la population citoyenne
féminine qui est touchée par ces mystères : les vestales, les matrones de l'aristocratie,
les matrones de la plèbe, les virgnines filles des matrones, les épouses et les
sœurs544.Aucune citoyenne romaine n'était oubliée et toutes se voyaient appelées à
manifester leurs droits et leurs devoirs de citoyennes par la participation à ces
mystères. Quant à la prêtresse de Cérès, bien qu'étrangère, il fallait qu'elle soit
citoyenne romaine pour assumer sa charge, ce qui nécessita de naturaliser toutes les
prêtresses de Cérès appelées par Rome. Cela lui conférait un statut tout particulier, à
la fois étrangère de par sa culture et ses connaissances, et citoyenne romaine de cœur
543
C. E. Schultz, 2006, p. 147
190
544
Valère Maxime, I, 1, 15
545
C. E. Schultz, 2006, p. 79
546
Varron, cité par Non, p. 63 Lindsay.
547
H. Le Bonniec, 1958, p. 345
548
D'après Tite-Live, III, 53, 13
549
Cf. à ce sujet Medicus, 1964, p. 83 ; H. Le Bonniec, 1958, pp. 353-357 ; B. S.
Spaeth, 1996, p. 86
550
Walde et Hofmann, 1930, s. v. aedes ; Ernout et Meillet, 1959-1960, s.v. aedes ;
ainsi que les sources anciennes : Varron, Ling, V, 81 ; Festus,, s.v. aedilis . Cf. B. S.
191
d'équivalents aux organes du pouvoir détenu par les hommes, mais tournés vers la
religion, qui était la forme d'expression de la citoyenneté pour les femmes. L'idée
selon laquelle les femmes se rendent maîtresses d'un haut lieu du pouvoir politique (et
religieux) masculin a été exprimée dans la partie consacrée au rôle religieux des
femmes dans le culte de Bona Dea, or nous constatons ici que c'est tout aussi vrai
pour le culte de Cérès. Cela prend de fait une valeur générale concernant les mystères
officiels à Rome, où seules les femmes pouvaient participer et fouler de leurs pieds les
lieux accueillant ces cultes. Le temps des mystères, les femmes deviennent maîtresses
de ces organes de pouvoir en investissant les lieux où ceux-ci sont contenus.
553
Coiffées des vittia prouvant leur consécration et leur initiation, même
momentanée, à la déesse et faisant de fait d'elles des prêtresses de Cérès.
554
Retrouver citation sur le fait qu'il ne sache pas où classer ces rites.
555
J. Scheid, La religion des Romains, 1998, Paris, p. 111
193
populo ou pro civibus vont dans un sens contraire à cette affirmation. Il est toutefois
vraisemblable que les femmes ne furent pas autorisées à officier pro populo de
manière publique, et que l'Etat Romain ne leur permit cette "entorse à la règle" que
dans les conditions où elles restent entre elles, dans le secret absolu, c'est à dire à l'abri
des regards. La conception romaine des mystères a tendu à servir les prérogatives
citoyennes des femmes en leur donnant, sous couvert du secret, des droits rituels
semblables à ceux des hommes, et des pouvoirs politiques symboliques. C'est au
travers de leur qualité de fille, épouse et mère de citoyens que la filiation civique
s'établit, et les mystères ne reconnaissent tacitement rien de moins que la nature
féminine comme fondement de Rome. Il est possible de cacher cet état de fait, mais
pas de le nier.
556
W. Burkert, 1985, p. 285
194
557
C.E. Schultz, 2006, p. 146 : Across the spectrum, the division of religious
responsibility generally reflected the stratification of Roman society along the lines of
social status (citizen and noncitizen ; patrician or plebeian ; free, freed, or slave) and
sexual (or marital) status, this last division with particuliar significance for women.
558
A. Staples, 1998, pp. 57-93
559
Tite-Live, XXXIX, 11, 6-7
560
Idem, XXXIX, 11, 2
195
encore le terme de gravissima femina pour désigner Sulpicia561, alors qu'Hispala est la
scortum nobile, ancienne ancilla. Autant dire qu'il y a un fossé énorme entre les deux
femmes, du même ordre que celui qui existe entre les fêtes de Cérès et celles de Flora,
comme le montre A. Staples.
Alors que ces distances sont maintenues dans les rites de Bona Dea et de
Cérès, les femmes de haute naissance côtoient dans les mystères de Bacchus les
marchandes, les affranchies, les prostituées, les esclaves ; toutes celles qu'elles ne
rencontrent jamais dans leur quotidien, ou avec qui s'opèrent les habituelles règles
hiérarchiques. Et non seulement elles partagent ensemble un rituel, mais elles
expérimentent l'initiation et l'enthousiasme bachique sur un pied d'égalité, sachant que
Bacchus est le Libérateur, et que nous pouvons supposer que, malgré les nombreux
titres bachiques connus dans les thiases grecs et de l'Italie impériale, l'organisation
bachique, non officielle, était de fait peu hiérarchisée. Lorsqu'on a la preuve d'une
hiérarchie interne, on trouve des affranchis ou des esclaves possédant des titres
honorifiques562. Du moins, elle ne l'a jamais été autant que d'autres cultes à mystères
tel que ceux d'Isis, basés sur un clergé fort, ou ceux de Mithra, particulièrement
hiérarchisé suivant un principe de sept degrés initiatiques, au sommet desquels se
trouvait le Pater, ou Pater sacrorum563. Ce mélange des hiérarchies sociales dans un
culte qui n'admettait qu'une certaine forme de hiérarchie interne a pu être une raison
pour les Romains de s'inquiéter, en plus de la mixité qui avait été ajoutée. J.C.
Dumont se demande à juste titre si il était possible d'admettre le rétablissement de la
hiérarchie sociale, une fois le culte achevé564. Pour G. Fau, les mystères bachiques
enseignaient aux initiés l'immortalité de l'âme, mais aussi l'égalité et la fraternité
humaines. Et si "il ne semble pas que cette qualité [l'idée de l'immortalité] ait influé
561
Idem, XXXIX, 13, 3
562
Une inscription de Tore-Nova (IGVR, I, 160), près de Rome, datant du 2e siècle
après J.C. et rédigée en grec fournit une longue liste d'initiés à Dionysos (plus de 420)
ainsi que leur titre au sein de la hiérarchie bachique, dont certains termes, comme le
hiérophante ou le dadouque, dénotent un emprunt aux mystère éleusiniens (R. Turcan,
1989, p. 298). Or, si les recherchent ont prouvé que la liste regroupait deux familles
sénatoriales alliées, des affranchis et esclaves de ces familles sont également
mentionnés avec leurs dignités sacerdotales, prouvant qu'ils n'en étaient pas exclus
(M.-L. Freyburger-Galland, G. Freyburger, J.-C. Tautil, 1989, pp. 65-66)
563
Pour la présentation de ces grades initiatiques, voir R. Turcan, 1989, pp. 229-231 ;
W. Burkert, 2002, p. 96 ; M.-L; Freyburger-Galland, G. Freyburger, J.-C. Tautil,
1989, pp. 308-311
196
sur le comportement des femmes, en tous cas qu'elle les ait rendues plus vertueuses,
l'égalité et la fraternité, par contre, ont exercé une forte influence sur les mœurs565". Il
explique ces qualités par la croyance en l'âme immortelle, qui faisait gagner de la
valeur à chaque être humain, de sorte que l'esclave et la femme alors gardés dans un
statut inférieurs s'en trouvaient valorisés. C'est ce qui lui fait penser qu'au-delà d'une
égalité cultuelle, celle-ci devait inévitablement se prolonger au dehors. La fraternité
aurait également agi comme ciment entre catégories victimes de discriminations. Il
convient de tempérer ces supposition, en effet, il y a peu de chances tout de même
qu'une femme de haute lignée ait pu se considérer dans une situation similaire à celle
de l'esclave qui la coiffe le matin ou à qui elle donne des ordre dans sa maison.
L'exemple de la manière dont Clodia traitait ses esclaves pourrait pourtant aller dans
un sens proche de celui proposé par G. Fau. D'après les vestiges trouvés dans les
jardins de la villa Farnésine, que G. Fau identifie comme la maison que Claudia avait
au bord du Tibre, celui-ci en déduit que Clodia était probablement initiée aux
mystères de Bacchus. En ce cas, Clodia serait à rapprocher de la domina qui
commanda la fresque de la villa des Mystères, à Pompéi mais à une époque
semblable. Or, alors que G. Fau avoue ne pas connaître la date exacte de l'élaboration
de ces stucs, nous avons vu précédemment que la datation orientait plutôt pour la
période impériale566. L'hypothèse de l'initiation de Clodia lui permet d'avancer que
ceux-ci auraient pu avoir une incidence sur sa manière de traiter les esclaves, jugée
trop familière. Cicéron dit même qu'elle les aurait affranchi, même si il met cela sur le
compte de la dépravation de Clodia567. Si les stucs de la villa Farnésine sont bien issus
de la période impériale, le raisonnement de G. Fau, fondé sur une erreur cruciale de
datation, n'a plus aucune raison d'être et la vision d'une Clodia, humaniste avant
l'heure grâce à son initiation bachique disparaît aussitôt.
En laissant de côté cet exemple tardif et qui plus est incertain, nous pouvons
revenir à l'exemple de Paculla Annia, une prêtresse étrangère qui pourtant atteint le
sacerdoce au milieu des matrones, romaines ou non. Certainement sa connaissance
des rites, issus de sa patrie d'origine, lui créditèrent d'être ainsi choisie comme
prêtresse du thiase romain. Et comme nous l'avons vu, il fallait que son influence soit
564
1987, p. 188, voir aussi D. et Y. Roman, 1994, p. 129
565
G. Fau, 1978, p. 42
566
Idem, p. 64
197
importante pour pouvoir réaliser des modifications de telle ampleur. Aussi, tout
étrangère qu'elle était, des matrones romaines acceptèrent ces réformes au sein même
de Rome. La loi cultuelle abolissait la loi sociale ; lorsque les femmes entraient dans
le Bacchanal, cette cité dans la cité où elles formaient un autre peuple, il ne restait
plus que la hiérarchie cultuelle, qui pouvait beaucoup différer de la hiérarchie sociale
quotidienne. Toutes banquetaient côte à côte, avec une prêtresse qui pouvait être de
position sociale très inférieure à une dame de la noblesse et qui pourtant était installée
à la place d'honneur568. Quoi de plus normal si la prêtresse est la Mater, l'incarnation
de Sémélé pour le groupe bachique ; la représentation d'une déesse reste supérieure à
la plus noble des dames présentes.
567
Cicéron, Pro Balbo, XXIX
568
Exemple tiré du séminaire de littérature latine de G. Freyburger, d'octobre à
décembre 2006, sur le texte des Bacchanales de Tite-Live.
198
que la légende qui lui fait porter le petit Dionysos dans sa cuisse est très fameuse! Il
est possible que Zeus ait été représenté durant l'initiation masculine, puisque celle-ci
semble plus d'inspiration orphique, mais il n'y a jamais assimilation des mystes au
père de Bacchus. Cela s'explique par le fait que Zeus reste d'une certaine manière
étranger aux rites mystériques ; c'est Sémélé et Bacchus qui expérimentent une forme
de mort et de renaissance, non pas Zeus. L'initiation s'emploie à reproduire une forme
de passion divine, permettant la libération de l'initié dans des conditions similaires
que le dieu qu'il imite. Il n'est par contre pas invraisemblable de penser que les
"papas" de Dionysos étaient des mystes chargés du rôle de Zeus dans l'initiation
masculine, à moins qu'ils n'aient été des contreparties masculines des nourrices du
petit Dionysos.
Sans plus vouloir distinguer les cultes à mystères selon des critères de
séparation ou non-séparation des classes sociales et des genres, mais en appréhendant
les mystères de Bona Dea, de Cérès et de Bacchus, nous remarquons que quelles que
soient les conditions d'accès, ce sont toujours des lieux privilégiés de la sociabilité
féminine, qui purent jouer un rôle bénéfique et émancipateur des femmes. G. Fau
suppose pour le culte de Bona Dea que les femmes réunies étaient susceptibles d'y
discuter de leurs maris, de leur condition et peut être de leurs amours570. Cette
hypothèse pourrait être également proposée pour les mystères de Cérès et de Bacchus,
à fortiori pour ceux de Bacchus. On ne saurait gloser longtemps sur ce qu'il est
impossible de savoir, et il est inutile de s'étaler sur trop de suppositions sans
fondement. Toutefois, bien que la vision qu'il en donne soit satirique, si l'on en croit
les Thesmophories d'Aristophane, les femmes voyaient bien en ces réunions entre
elles des occasions de discuter de leur quotidien et des sujets divers qui leurs tiennent
à cœur, des plus futiles aux plus graves. Une véritable émulation devait y exister et les
femmes pouvaient trouver, dans ces cérémonies et ces banquets féminins, l'audace de
s'exprimer librement, chose qui n'était pas possible dans un quotidien où elles étaient
soumises à l'autorité d'un père ou d'un mari.
569
A. F. Jaccottet, 2003, p. 88
570
G. Fau, 1978, p. 42
199
pression du quotidien. Nous savons que les femmes proféraient des obscénités durant
une partie des Thesmophories, peut être à l'imitation de Baubô qui, selon Clément
d'Alexandrie, souleva sa robe et montra son sexe à Déméter, qui se mit alors à rire
malgré son chagrin571. Cette version laisserait penser que les paroles proférées par
Iambé/Baubô dans l'Hymne à Déméter auraient été des obscénités propres à inspirer le
sourire chez la déesse. Quoi qu'il en soit, le mythe présente une scène qui ne regroupe
que des femmes, dans laquelle celle qui profère des obscénités est nommée "sage
Iambé". Les femmes entre elles cultivaient ainsi entre elles une forme de sagesse qui
aurait été déplacée en dehors de tels réunions féminines. Il est possible de penser que
de telles occasions se présentèrent pour les romaines assistant aux cultes à mystères.
Juvénal brosse d'ailleurs le tableau de danses aguicheuses, effectuées entre les femmes
durant le sacrifice nocturne à Bona Dea : "Elles veulent rivaliser avec les filles de
bordel, l'enjeu est une couronne, et Sauféia remporte le prix de la hanche cambrée ;
mais elle-même doit applaudir Médullina pour ses ondulations de rein. On partage la
palme entre les deux reines"572. On sait assez le cynisme de Juvénal sur le thème de la
dégénérescence des mœurs, par conséquent il serait difficile de se prononcer entre une
certaine véracités de ces dires ou un thème littéraire d'orgies issu des Bacchanales.
Toutefois, on savait que les mystères de Bona Dea étaient accompagnés de musique,
et que l'hypothèse de danse est tout à fait envisageable. Or, la danse était une pratique
mal vue des Romains, qui la jugeaient non convenable aux femmes de bonne
réputation. Du moins, une femme pouvait savoir danser, ou jouer de la musique, mais
modérément. Ainsi, Salluste reprocha à Sempronia, non pas de savoir danser et jouer
de la cithare, mais de le faire trop bien pour une femme honnête573. Des réjouissances
suivaient aussi les retrouvailles de Cérès et de Proserpine, quant à la danse extatique
des bacchantes, nul besoin de s'étendre sur elles puisque nous avons déjà traité le sujet
précédemment. A travers les obscénités, les cris de réjouissances, la transe bachique
ou même les lamentations des mystères de Cérès, les femmes sortaient d'elles-mêmes
pour vivre une expérience passionnée et passionnelle. Les tabous habituels n'avaient
plus cours, ni la bienséance romaine, ni le tabou du vin qui est transgressé dans au
moins deux de ces mystères, lors des fêtes de Bona Dea et des banquets bachiques.
571
Protreptique, II, 20-21
572
II, 6, 319-323
573
Conjuration de Catilina, 24-25
200
Enfin, G. Fau pense plausible que l'amour ait pu jouer un rôle dans la
recherche d'une communication avec la divinité par l'extase, et que cela aurait été un
facteur d'émancipation féminine574. Il cite à ce propos P. Grimal : "Et l'on devine que
cette religion n'aurait pas connu dans le monde romain la faveur que nous lui voyons,
si elle ne s'était pas trouvée correspondre à une conception de la vie amoureuse, que
l'évolution naturelle des mœurs romaines avait fini par élaborer. Mais elle contribua à
la préciser et à la répandre, à accélérer l'avènement d'une mystique de la féminité,
dont Rome portait en elle les germes depuis fort longtemps, mais à qui il manquait
une justification religieuse"575. Il est vrai que l'émancipation féminine commença
toujours par une émancipation des mœurs, et que les lois suivirent ensuite pour
entériner cette évolution, non pas le contraire. Ce fut aussi ainsi pour l'émancipation
féminine du 20e siècle ; en ce domaine, la législation a toujours du retard sur les
réalités sociales. Il est peu probable qu'une émancipation sexuelle des femmes
romaines soit imputable à un érotisme plus prononcé dans les cultes à mystères576,
nous savons en effet que les cultes du phallus étaient répandus en Grèce et que comme
la rappelle W. Burkert, un phallus n'avait rien de mystérieux577. Par contre, il est vrai
que la proximité des hommes et des femmes dans les mystères de Bacchus put jouer à
un rapprochement et une familiarité qui n'aurait pas été possible en dehors de ces
mystères, d'où l'accusation de débauches dans l'affaire des Bacchanales. Là encore, on
ne saurait juger du degré de véracité du récit de Tite-Live, toujours est-il que la mixité
ne fut pas interdite par le sénatus-consulte, ce qui enjoindrait à modérer ces
accusations de débauche. Alors les mystères, furent-ils vraiment une cause de
l'assouplissement des mœurs, tel que cela apparaît dès le 2e siècle et plus encore au
dernier siècle de la République? Si ils ne furent peut être pas une cause directe, ils
l'accompagnèrent et l'appuyèrent probablement. Et alors que cela ne concerna d'abord
que les femmes de haute naissance, cela se propagea bientôt aux autres couches
sociales comme un phénomène partagé par l'ensemble de la communauté féminine.
574
1978, p. 42
575
L'amour à Rome, p. 11
576
Contrairement à ce que croit G. Fau (1978, pp. 66-67).
577
W. Burkert, 2002, p. 93
201
Après avoir passé en revue les caractéristiques des différents cultes à mystères,
il est apparu que ceux d'entre eux qui n'étaient pas encadrés de manière officielle par
l'Etat étaient susceptibles de basculer du côté de la dissidence. Il n'y avait pas de
demie mesure ; soit les divinités étaient officiellement intégrées au panthéon romain,
soit tôt ou tard, elles finissaient par être chassées comme supertitiones néfastes ; tout
citoyen romain se devrait d'en rester éloigné. De plus, la nature de certaines divinités,
tel Bacchus, les rendaient particulièrement susceptibles de focaliser sur eux diverses
sortes de mécontentement, comme nous l'avons vu précédemment. Libérateur et dieu
des femmes, ce dernier joua un rôle unique dans l'histoire des révoltes. J.-M. Pailler
consacra tout un chapitre aux liens qui existèrent entre Bacchus et les différentes
révoltes et guerres qui secouèrent l'Italie de la fin du 3e siècle au 1er siècle avant
J.C.578 ; cette étude servira à présent de base pour chercher les figures féminines du
bachisme liées à ces révoltes, observer les rôles qu'elles jouèrent, pour finalement
essayer de saisir l'ampleur des possibilités que ces dernières voyaient, et trouvaient,
dans le bachisme.
578
1988, pp. 705-728
202
soit cité comme introducteur des mystères bachiques à Rome, ce n'est pourtant pas lui
qui introduit la mixité. Cette histoire ressemble beaucoup à la plupart des mythes de la
création de l'humanité qui veulent que tout allait bien, mais qu'un élément
perturbateur la fit chuter et s'en suivit la déchéance de l'ensemble : au début il y avait
un culte uniquement féminin, mais Paculla Annia réforma tout, de sorte que plus rien
n'était comme avant et que, dès lors, le monde était à l'envers. Pour oser la
comparaison, Hispala la présente un peu comme l'"Antéchrist" ou la "Lucifer" des
mystères bachiques. Lucifer, le "porteur de lumière", celui qui marche devant pour
montrer le chemin. C'est ce qu'elle fit en révolutionnant le thiase romain,
l'accoucheuse qui dévoile le van et qui tient la torche. Il est fort possible que c'est
ainsi que les membres du groupe bachique la considérèrent, puisqu'elle le faisait
tamquam deum monitu580. Il n'y a pas lieu de débattre en vain sur la réalité de ses
visions ou sur une manœuvre calculée de sa part, qui aurait nécessité l'excuse de la
volonté divine pour que ce soit acceptable sans discussion possible. Le fait est que ces
réformes furent intégrées et qu'elles perdurèrent après que Paculla Annia eut quitté
son sacerdoce. On peut imaginer à ce titre qu'elle devait jouir d'une grande autorité
morale au sein du thiase et qu'elle était respectée en tant que prêtresse et prophétesse
inspirée par Bacchus. Elle conserva d'ailleurs sûrement cette autorité même lorsqu'elle
ne fut plus la prêtresse officielle : d'abord en sa qualité d'initiatrice des réformes, ce
qui la rendait deux fois initiatrice des mystères de Bacchus, et en sa qualité de mère de
Minnius Cerrinius, prêtre des mystères, membre éminent de la structure
administrative du thiase et enfin, l'un des "capita coniurationis"581. De la même
manière que dans les thiases mixtes de Grèce, les hommes reçoivent les honneurs
administratifs et que les femmes conservent la prédominance religieuse, si on prend
en compte la thèse du complot, alors avant que les hommes se chargent de la
révolution sociale et politique, c'est Paculla Annia qui se chargea de la révolution
religieuse.
Or, la religion jouait un très grand rôle dans les destins politiques et guerriers
durant l'Antiquité. Nul ne partait combattre sans avoir au préalable consulté l'avenir, il
convenait toujours de mettre les dieux de son côté, et au besoin de conjurer les
579
Plutarque, Vie de Pompée, 28, 5-7
580
Tite-Live, XXXIX, 13, 9
581
Idem, XXXIX, 17, 6
203
mauvais augures par quelque sacrifice expiatoire. La seconde guerre punique fut riche
de ces manifestations religieuses, pour ne citer que l'arrivée officielle de la Grande
Mère à Rome en 204 avant J.C. ; les révoltes aussi avaient leurs oracles, leurs prêtres
et prêtresses et leurs dieux. C'est ainsi que Paculla Annia ou la compagne de
Spartacus évoluèrent entre un univers religieux féminin et un univers politique et
guerrier masculin. Cette dernière apparaît dans le récit de Plutarque à travers
l'interprétation qu'elle donne du rêve de Spartacus, dans lequel il voyait un serpent
enlacer son visage : "c'était là le signe d'une redoutable puissance, qui aurait une fin
malheureuse"582. Cette anecdote, mise en rapport avec ce qui nous est rapporté de
Paculla Annia, permet de dégager le visage de la figure féminine dans les révoltes, et
plus généralement lorsqu'elle prend part à des actions politiques aux côtés des
hommes : c'est en qualité de prophétesse que celle-ci est acceptée et écoutée d'eux. On
assiste à une répartition des rôles entre le féminin et le masculin, comme le souligne
J.-M. Pailler au sujet de la femme de Spartacus : "la 'possession' et la 'voyance' sont le
fait de la femme de Spartacus, tandis que les merveilles (le rêve) et le destin (ambigu)
concernent le chef thrace lui-même"583. Faut il croire pour autant que ces prophétesses
étaient quantité négligeable dans la pratique? C'est peu probable, et ce serait sous-
estimer la croyance profonde en l'intervention divine dans les guerres et le sort,
favorable ou non, des hommes. Avant l'affaire des Bacchanales et l'épisode de la
femme de Spartacus, J.-M. Pailler souligne que la première occurrence d'un
phénomène de ce genre dans l'histoire Romaine se trouve dans la personne de
Tanaquil, qui lui prédit à son époux Tarquin l'Ancien son avènement à la tête de
Rome584. Tite-Live ne manque pas d'ajouter à ce propos que cette dernière tenait la
capacité à interpréter les signes de son origine étrusque585. On retrouve un pareil
exemple de songe divinatoire ou de prophétie faite par une femme à son mari chez
Calpurnia, l'épouse de César, qui rêva la mort de ce dernier586. Ni Tanaquil ni
Calpurnia se sont liées à une révolte, mais elles illustrent encore la capacité qu'on
reconnaissait aux femmes de pouvoir percevoir l'avenir, dans un contexte tout à fait
582
Traduction : J.-M. Pailler, 1988, p. 716
583
1988, p. 717
584
J.-M. Pailler, 1988, p. 716
585
Tite-Live, I, 34
586
Plutarque, Vie de César, 63, 8-11; Suétone, Vie de Jules César, 81, 7. Le songe de
Calpurnia s'inscrit dans la série de signes néfastes qui précédèrent l'assassinat de Jules
César, tels que des "feux célestes" ou encore l'absence de cœur à une victime
204
Nous avons donc cinq femmes, chacune d'époque différente, dont quatre sont
étrangères, trois en situation de rébellion face à Rome, et deux d'entre elles sont
directement liées au bachisme. Il est intéressant de constater qu'il s'agit toujours de
femmes isolées au milieu d'un entourage masculin. Concernant les révoltées, celles-ci
sont toujours associées étroitement aux chefs ; Paculla Annia est la mère d'un des
auteurs de la conspiration, la prophétesse des esclaves révoltés est la femme de
Spartacus, quant à Véléda, elle est la seule femme qui tient un rôle véritable dans la
révolte de Civilis. Cette présence féminine aux côtés de chefs révoltés, était-elle due à
leur origine étrangère ou au contexte de la révolte? Les deux explications sont
recevables, jamais on ne vit de prêtresse en transe dans les rangs romains, quelles que
soient les circonstances. C'est un élément aussi exotique pour les Romains que les
mystères de Bacchus en eux-même, cela reste des manières étrangères liées à des
catégories de population en marge de la société romaine ; étrangers ayant soif de
revanche ou esclaves. Au sein de ce peuple de basse catégorie, baigné d'espoirs de
libération, ces femmes purent occuper non pas une place égale à celle des hommes,
mais une place complémentaire. Elles sortirent de l'anonymat et des quartiers féminins
pour se mélanger aux hommes et obtenir leur considération, de sorte qu'elles purent
servir ces révoltes de manière active. Les changements opérés par Paculla Annia
étaient la condition sine qua non pour rassembler une communauté d'initiés "ayant
prêté serment en commun", capable de bientôt former un second peuple.
sacrificielle.
587
Tacite, Historiae, IV, 66
205
588
Tout un chapitre est consacré à "Bacchus, Cérès et le mundus", et est présenté en
tant qu'hypothèse explicative (1989, pp. 409-465).
589
J.-M. Pailler, 1988, p. 428
590
Cicéron, De legibus, II, 21
206
L'hypothèse est intéressante, mais on peut alors se demander pourquoi les sources de
Tite-Live, dont les annales pontifices, n'auraient pas conservé le souvenir qu'une
prêtresse officielle de Cérès était à l'origine d'un tel scandale. Lorsqu'une Vestale était
accusée de dévoiement, ce n'était pas tenu secret, bien au contraire. Il s'agissait d'en
faire un exemple. Aussi, il est vrai que les mystères de Cérès sont profondément
ancrés dans le sud de l'Italie, dont la Campanie, et que l'onomastique des fils de
Paculla Annia trahit une proximité avec la déesse, mais c'est peut être beaucoup
s'avancer que de faire pour autant de Paculla Annia une prêtresse officielle de Cérès à
Rome. Il y a une grande distance entre être fidèle ou initiée aux mystères de Cérès et
être l'une de ces prêtresses officielles de Cérès, à la fois étrangères et citoyennes.
Après les turpitudes des années passées, il y avait bien d'autres causes possibles pour
des campaniennes de se trouver à Rome, sans que cela ait été par invitation expresse
de Rome, surtout si, comme le pensent des auteurs tels que J. Heurgon592 ou J. L.
Voisin593, Paculla Annia est originaire de Capoue, cette cité fortement hostile à Rome
de longue date. Rome ne manquerait pas de choisir une prêtresse officielle dans une
cité un peu plus fidèle.
J.-M. Pailler voit également des analogies dans les réformes faites par la
prêtresse : outre la réforme de la mixité qui est celle qui retient habituellement le plus
l'attention, il y a également le moment de la journée qui changea, puisque de diurnes
elles devinrent nocturnes. Enfin, toujours selon Tite-Live, les jours consacrés aux
initiations passèrent de trois par an à cinq par mois. Si la nuit n'est pas un changement
étonnant, compte tenu de ce que nous avons vu des traditions bachiques venues de
Grèce, et au travers des symboles mystériques de l'iconographie, il y a de quoi
s'interroger sur ce changement de trois cérémonies par an à un total de soixante ... J.-
M. Pailler met cela sur le compte de la mauvaise foi ainsi que de l'incompréhension et
de l'indifférence de Tite-Live et de ses sources pour ces formes de religiosité594. Il est
à vrai dire bien difficile de se prononcer à ce sujet, et c'est peut être un peu trop rapide
de mettre cette affirmation sur le compte de la mauvaise foi ou de l'incompréhension.
Les mystères d'Isis avaient des fêtes particulières qui appelaient à ce moment les
fidèles, mais le clergé était astreint à des rites quotidiens. Par ailleurs, si les rites
591
R. Turcan, 1972, p. 19 repris par J.-M. Pailler, 1988, p. 438
592
Capoue préromaine, p. 429
593
J. L. Voisin, MEFRA, 1984, p. 643
207
bachiques sont passés, avec Paculla Annia, de mystiques à mystériques, c'est à dire
qu'ils progressèrent de la forme orgiaque et collective vers celle qui est représentée à
Pompéi ; cela signifiait l'existence d'une initiation individuelle. On conviendra que
trois jours par an pour initier individuellement de nombreux postulants, c'est peu,
quand bien même plusieurs initiations peuvent être effectuées durant la journée, ou
plutôt durant la nuit!
L'analogie qui intéresse le plus J.-M. Pailler concerne justement les trois jours
durant lesquels les initiations avaient traditionnellement lieu. Il les met directement en
rapport avec les trois jours de Mundus Patet, sachant que le ieiunium Cereris est fixé
en 191 au 4 octobre, la veille d'un Mundus Patet595. En vérité, il apparaît que le chiffre
"trois" revient inlassablement au sein du bachisme orgiaque, presque de manière
obsessionnelle ; les fondatrices mythiques vont toujours par trois, les fêtes orgiaques
de Dionysos nommées Triétérides, les trois étapes de la grossesse, la mort par
l'accouchement et la renaissance. Par ailleurs, C. Ackert reconnaît "au delà des
explications tirées des triades, du triangle comme figure féminine, des trétérides, des
trois mois de présence de Dionysos à Delphes" trois degrés initiatiques dans l'ogiasme
dionysiaque, correspondant aux trois âges de la vie : les jeunes filles, les mères et les
femmes ménopausées, dont les sources de sang taries sont remplacées par des flots
jaillissants de miel, de lait ou de vin, signifiant un niveau de sagesse nouveau596. Dès
lors, l'interprétation de J.-M. Pailler devient caduque, puisque nous voyons que le
rapport au chiffre "trois" ne se situe pas initialement sur un plan comparable ; d'une
part il y a une Cérès liée au royaume des morts, et de l'autre un Dionysos dont les rites
suivent un schéma de mystères féminins597. Ainsi, les trois jours initialement dédiés à
l'initiation des femmes à Bacchus sont plus probablement liés à la tradition du "trois",
sans avoir non plus de lien avec la triade Cérès-Liber-Libéra. Pour Cicéron, le Liber
de la triade est clairement différent du Bacchus des Bacchanales, et il ne reconnaît pas
en Sémélé sa mère598. Ainsi, même à la fin de la République, aucune hellénisation de
594
J.-M. Pailler, 1988, p. 428
595
Idem, pp. 424-425
596
2002, p. 135
597
Nous avons vu par contre qu'il y avait bien une notion ternaire dans les mystères
de Cérès concernant les trois aspects de Cérès, en tant que Jeune Fille (Korè), Mère
(Cérès) et Vieille Femme (Déo). Cela confirme le lien entre le chiffre "trois", comme
les trois âges de la femme, au sein des mystères féminins.
598
Cicéron, De Nat. Deorum, II, 24 : hunc dico Liberum Semela natum, non eum
208
ce Liber n'avait eu lieu et le culte de la Triade plébéienne était demeuré intact ; dans
les mentalités romaines, les personnalités de Liber et de Bacchus demeuraient
distinctes. Qui plus est, Rome a une triade plus ancienne que la précédente, celle de
Jupiter-Junon-Minerve ; on ne saurait rechercher un rapprochement avec le modèle
des triades divines romaines.
quem nostri maiores auguste sancteque Liberum cum Cerere et Libera consecrauerunt,
quod quale sit ex mysteriis intellegi potest
209
1.4. Conscience du pouvoir des femmes par les Romains : peur et rejet
C'est une attitude ambiguë qui caractérise les rapports des Romains avec leurs
femmes. Ceux-ci justifient sa sujétion aux hommes par leurs faiblesses naturelles,
autant physiques que psychologiques. Pourtant, le discours de certains grands
hommes laisse transparaître une autre version du problème. Parmi toutes les plaies
typiquement féminines, certaines semblent pour le moins dangereuses pour les
hommes, en premier lieu pour les malheureux époux : le goût du luxe et des plaisirs
(luxuria), la mollesse (mollitia), l'absence de pudeur (impudicitia), la faiblesse
(infirmitas), l'incapacité à se dominer (impotentia), la propension à la colère (ira), la
folie ou plutôt l'hystérie (furor), pathologie assez typiquement considérée comme
féminine599. Les auteurs anciens rendent ces vices récurrents chez les femmes à partir
de la fin du 3e siècle avant J.C., et plus encore dans la période de l'après-guerre. Les
questions relatives à la lex Oppia permirent de cristalliser le ressentiment de certains
Romains vis à vis des évolutions de la condition féminine qui résultèrent de la guerre.
Lorsque les femmes apprirent la proposition de suppression de cette loi, elles se
ruèrent au forum, créant de vives réactions de nombreux sénateurs indignés. C'était
aller trop loin que d'oser ainsi manifester publiquement : c'était tout bonnement sortir
de la place qui leur était assignée et se comporter de manière indécente, hors de la
sphère privée. "Women even went as far as to behave like early twentieth-century
suffragettes - to demonstrate publicly in the streets at the time of the debate"600. Cela
se passait en 195 avant J.C., soit moins de dix ans avant l'affaire des Bacchanales et
quelques années après l'introduction des mystères de Cérès à Rome. Ce qui passait
pour un déclin des mœurs, n'était-il pas plutôt un changement dans les consciences?
599
Cette liste des vices de la gent féminine est donnée par D. Gourevitch et M.-T.
Raepsaet- Charlier (2001, pp. 13-14), dans le commentaire sur la description que
Sénèque donne d'Helvie (Consolation à Helvie, 16-17)
600
J.P.V.D. Balsdon, 1963, p. 33
601
J.P.V.D. Balsdon rappelle que Caton écrivit des Origines qui narraient une partie
210
"Si chacun de nous, Quirites, avait commencé par garder chez lui sur la mère de famille, les
droits et le prestige du mari, nous aurions moins de difficultés avec toutes les femmes.
Maintenant notre liberté, vaincue à la maison par leur caractère passionné, ici même au
forum est brisée et foulée aux pieds ; et, pour n'avoir pas su résister chacun à notre
femme, nous les craignons toutes ensemble. [...] Il n'y a pas d'êtres dont ne puissent
venir de pires dangers si on les laisse s'assembler, délibérer, tenir des conciliabules
secrets. [...] Souvenez vous de tous ces règlements qu'ont fait nos ancêtres pour soumettre les
femmes à leurs maris. Tout enchaînées qu'elles sont, vous avez peine à les dominer.
Qu'arrivera-t-il, si vous leur rendez la liberté, si vous les laissez jouir des mêmes droits que
vous? Le jour où elles deviendront vos égales, elles vous seront supérieures."604
Ce discours est l'aveu criant de la peur qui tenaille ces nobles sénateurs face à
quelques femmes assemblées. Pour aussi misogyne qu'il soit, il contient à lui-seul une
série d'éléments, ici mis en gras, qui ressortent durant l'affaire des Bacchanales ou
dans des commentaires postérieurs de Cicéron sur les restrictions qu'il convient
Ne peut-on pas penser que les mystères de Bona Dea ou de Cérès sont les "lots
de consolation" que le pouvoir romain juge convenable à leurs femmes? En leur
fournissant eux-mêmes des occasions de réunion et d'expression de leurs besoins de
dévotions mystiques, ils sont assurés des modalités, et in fine, du contrôle qu'ils
conservent sur elles. Et encore leur faut-il s'assurer que l'étrangère qu'ils font venir
"pour le bon plaisir" de leurs femmes soit naturalisée afin que le culte s'inscrive bien
dans le cadre officiel et utile au peuple romain dans son entier. De la sorte, les germes
potentiellement séditieux sont détournés utilement au profit du peuple romain tout
604
Tite-Live, XXXIV, 2-4
605
Cicéron, De legibus, II, 21
606
Tite-Live, XXXIV, 12
212
entier. Toutefois, ce besoin de canaliser le pouvoir féminin ressenti par les Romains
reste autant d'aveux de leur difficulté à conserver la main-mise sur une partie de la
population qui prend de plus en plus d'assurance et de confiance en son pouvoir
d'influence. La force de l'opposition n'est finalement qu'égale à la force de la menace
ressentie par le pouvoir des femmes, que les Romains savent, dans le fond, immense.
607
II, 6, 314-345
608
Sur la question du rapport entre genre et affaire des Bacchanales, voir C.E.
Schultz, 2006, pp. 89-92
609
Homines plous V ointvorsei virei atque mulieres sacra ne quisquam fecise velet
neve inter ibei virei plous duobus mulieribus plous tribus. Tite-Live rapporte la
même chose (XXXIX, 18, 9)
213
mesure de rétablir l'ordre extérieur comme intérieur, et de faire face aux différentes
implications. A ce stade, le comportement des femmes était devenu une affaire
politique, tout comme la fidélité des alliés.
L'affaire des Bacchanales ne commença comme une guerre faite aux femmes
et à la mixité ; en revanche, on peut dire qu'elle se termina par des mesures
exemplaires à leur encontre. Une fois le problème du complot réglé, il convenait de
s'assurer qu'un tel crime ne se reproduirait jamais. Hispala avait dit que tout le mal
était venu des femmes, qui à la suite de Paculla Annia initièrent des hommes. Alors le
mal serait extirpé, quoi qu'il en coûte ; et cette fois on ne se contenterait pas de
renvoyer chez elles les femmes en se plaignant de leur audace, comme du temps de
Caton.
"Les femmes condamnées étaient remises à leurs parents (mulieres damnatas cognatis) ou à
ceux sous la dépendance de qui elles se trouvaient, pour qu'ils leur infligent eux-mêmes en
privé le châtiment qu'elles encouraient ; si personne ne remplissait les conditions pour se
charger du supplice, le châtiment avait lieu publiquement."610
Alors que les femmes subirent la peine de mort à égalité avec leurs
homologues masculins611, un sort tout particulier leur était réservé, qui démontre que
la question du genre restait essentielle. L'Etat les jugeait, mais s'est aussitôt déchargé
de leur sort. Les femmes furent damnatas cognatis, rendues à leurs proches pour qu'ils
exécutent la peine, conformément au droit de vie et de mort du pater familias. "En
recourant à une forme de sanction aussi archaïsante, on ne visait pas seulement à
dissuader les émules éventuelles de Duronia et de Paculla Annia"612. A l'issue de ces
quelques dizaines d'années durant lesquelles les femmes s'étaient peu à peu libérées de
610
Tite-Live, XXXIX, 18, 6 : Mulieres damnatas cognatis, aut in quorum manu
essent, tradebant, ut ipsi in privato animadverterent in eas : si nemo erat idoneus
supplicii exactor, in publici animadvertebatur.
611
Tite-Live, XXXIX, 18, 5
612
J.-M. Pailler, 1988, pp. 591-592, et pages suivantes pour le thème de la femme
coupable.
214
la tutelle masculine et étaient allées jusqu'à jouer un rôle sur la scène publique, le
consul voulut ainsi un retour direct dans l'ordre patriarcal, et que les femmes
n'oublient jamais qu'elles restent invariablement sous dépendance. A la licence de
Bacchus s'oppose l'ordre de la société romaine ; renvoyer le châtiment suprême à la
responsabilité du pater familias, où à celui qui détient la manus sur les femmes, c'était
une autre manière de "bouter Bacchus hors de Rome". Quelques années après le
discours de Caton, ses idées de retour au contrôle des femmes sont appliquées
matériellement et physiquement, et il ne s'agit plus d'une option, d'un simple droit de
vie ou de mort : on somme les hommes de reprendre ce contrôle, c'est un devoir du
citoyen. Cette mesure produisit probablement un choc au sein de la société romaine,
qui conservait ces notions de droit de vie ou de mort à titre anecdotique, mais qui ne
les pratiquait plus depuis longtemps. Ce n'était pas qu'une punition en direction des
femmes, c'en était aussi une pour leurs parents masculins qui n'avaient pas été
capables de les dominer, et qui à présent se voyaient dans l'obligation de reprendre ce
contrôle de manière tragique et violente. En effet, Tite-Live ajoute que si personne ne
pouvait, ou ne voulait, se charger de l'exécution des fautives, le supplice serait public,
avec tout ce que cela sous-entend d'infamie traînée au vu et su de tous, sur le forum.
La mort serait sûrement moins douce si elle était ainsi exécutée en public et l'honneur
de la famille serait souillé. Les citoyens devaient se considérer heureux que ce
châtiment leur incombe, à l'ombre des murs du domaine privé. C'était donc une
manœuvre très habile de la part de Postumius, qui obligeait ainsi une mise au pas de
l'ensemble de la population et un retour au mos maiorum de gré ou de force. Il
chassait par la même occasion les femmes du forum, les renvoyant à leurs tâches
traditionnelles dans la sphère privée, et en créa un exemplum de ce qui arrive aux
femmes qui osent aller trop loin dans leur libération. J.-M. Pailler conclut très
justement en renvoyant à la puissance du pater familias la mater familiae que nomme
Caton, plutôt que de la désigner comme épouse613. C'est une mater familiae détraquée
et pervertie qui est devenue la mater bacchicae ; les femmes doivent toujours se
rappeler qu'à Rome, les mères sont dévouées à leur foyer et à travers lui, à l'Etat. Il n'y
a pas d'autres existences pour elles.
613
J.-M. Pailler, 1988, p. 596
215
Deux des trois cultes à mystères étudiés ici ont été rangés parmi les "mystères
féminins", des cultes comportant des rites secrets à caractères initiatiques, et touchant
le vécu spécifique des femmes. Ces mystères féminins ont en commun avec les rites
initiatiques de figurer le passage entre un état d'ignorance à un état nouveau valorisé.
Ils s'en différencient par le caractère unique des rites initiatiques dans une vie, alors
que les mystères féminins se composent comme des rituels, intégrés dans la religion,
et à caractères cycliques. Outre le caractère officiel des mystères de Bona Dea et de
Cérès, des auteurs tels que Cicéron ressentirent les similitudes entre ces deux cultes,
similitudes qui elles-mêmes leur avait permis de devenir des cultes officiels et non pas
marginaux, tel celui de Bacchus. Malgré le caractère mystérieux, ou même mystique
de tels rites, les autorités romaines n'y virent pourtant aucun danger pour l'Etat, au
contraire, puisque ces cultes furent considérés comme "d'intérêt publique". Le terme
seul de sacrificium pro populo servait à désigner les cérémonies nocturnes de Bona
Dea ; quant à Cérès, Rome s'était donnée sûrement assez de peine pour faire venir des
prêtresses grecques d'Italie du sud, à qui l'on donna la citoyenneté Romaine de sorte
qu'elles furent prêtresses publiques, les seules prêtresses publiques avec les vestales,
et qu'elles sacrifiaient pro civibus614. Dans les deux cas, c'était principalement la
catégorie des matrones qui était désignée, les pieuses matrones romaines ainsi que les
Vierges615.
De ces cultes secrets, où seules les femmes pouvaient se rendre, nous n'avons
que les témoignages de leurs homologues masculins. Si les informations qu'ils
rapportent sont assez pauvres quant au contenu de ces rites, ainsi qu'à leur
signification, ils permettent de connaître la vision qu'ils avaient de ces mystères, et à
614
Cicéron, Pro Balbo, 55
615
Les vierges vestales dans le cas de Bona Dea et les filles des matrones présentes
216
travers eux de percevoir les attentes relatives à ceux-ci et plus généralement à leurs
femmes. Dans le De legibus616, Cicéron dit qu' "il n'y aura pas de cérémonies sacrées
de nuit pour les femmes, sauf celles qui se font solennellement pour le peuple". Et "il
n'y aura pas pour elles d'initiation si ce n'est au culte grec de Cérès". Le problème de
la mixité des Bacchanales est évoqué plus loin pour justifier le danger nocturne pesant
sur les femmes, et lorsqu'il s'agit d'initia, comme c'est le cas des sacra Cereris, "La loi
doit veiller avant tout avec le plus grand soin à ce que la lumière claire du jour protège
la réputation des femmes"617. Pourquoi donc le sacrifice nocturne de Bona Dea est-il
autorisé? Ni Cicéron, ni aucun auteur ne se justifie sur ce point. Peut être l'antiquité
du rite était telle que le fait qu'il se déroule de nuit n'était même pas à remettre en
question. Ou bien cela tenait à l'origine et à la nature du rite. Cicéron reconnaît dans
les sacra Cereris un caractère mystique, une souche hellénique, et sans aller jusqu'à
dire qu'il leur attribuait des caractéristiques orgiaques, du moins il en considérait les
spécificités helléniques, les mises en scènes et l'émotion que devaient générer ces
rites. Quant à Bona Dea, si comme nous le pensons, les cérémonies de décembre
étaient appréhendées en terme de frontières, temporelles comme physiques, la donnée
nocturne était essentielle. Qui plus est, les honestissimae matronae n'avaient pas
besoin de la lumière du jour pour protéger leur réputation : elles officiaient dans la
maison du plus haut magistrat, qui avait veillé à quitter les lieux avec tout le personnel
masculin, et dont l'entrée devait être suffisamment gardée pour qu'il soit nécessaire à
Clodius de se déguiser pour espérer passer inaperçu.
pas même la mixité ne saurait faire perdre toute l'estime que Cicéron en a. Et
paradoxalement, les mystères féminins sont encouragés par les hommes pour le cadre
rassurant qu'ils offrent, et les déchargent de la crainte de voir leur épouse ou fille être
déshonorée. De même, ils présentent un avantage non négligeable : ils sont capables
de véhiculer à travers les rites les valeurs que la société patriarcale a prévues pour les
femmes. Or, autant les mystères de Bona Dea que ceux de Cérès sont porteurs de ces
vertus traditionnellement attribuées, par les hommes, aux matrones vertueuses.
D'une part il y a la chasteté, ou plutôt la castitas dans son sens élargi. Celle-ci
est directement mise en valeur dans le culte de Bona Dea, et apparaît comme la
qualité principale de la déesse. Elle est l'exemple même de la femme chaste, on
pourrait aller jusqu'à dire qu'elle est la personnification divine de la Chasteté, puisque
nul homme ne la vit jamais ni n'entendit son nom mis à part son mari et père. C'est
pour avoir commis un adultère symbolique qu'elle est tuée. Comme le remarque B.S.
Spaeth, la castitas618 est souvent une vertu majeure des femmes dans l'épigraphie
funéraire, et a un rapport à la fois avec la pureté morale et sexuelle. C'est cette pureté
qui est demandée aux femmes qui désiraient participer aux initia Cereris, puisqu'elles
devaient suivre durant neuf jours le castus Cereris avant de pouvoir assister au
sacrum annivernsarium. Cérès n'est pas mythiquement associée à la chasteté, comme
c'est le cas de Bona Dea. Cependant, elle incarne la chasteté au sein du mariage, c'est
à dire les relations sexuelles contenues dans le strict domaine de l'union régie par les
lois. Seules des femmes castae, ou pudicae pouvaient être dignes de toucher les
bandelettes de Cérès619, et manifestement, de l'avis de Juvénal, il en restait bien peu à
l'heure où il écrivait. Il exprime donc son regret que les femmes ne se conforment pas
plus aux idéaux de pureté et de chasteté personnifiés par Cérès. Le blanc lui-même
représentait la pureté idéale, et comme cela a été vu précédemment, les matrones qui
honoraient Cérès partageaient la blancheur de leur habit avec les vestales, ces mêmes
vestales qui sont seules autorisées avec les matrones de l'aristocratie à participer au
sacrifice nocturne de Bona Dea. En autorisant ces rites, et plus tard sous Auguste en
voyant d'une part Livie vouloir restaurer le culte de Bona Dea, et d'autre part les
618
B. S. Spaeth, 1996, p. 114
619
Juvénal, VI, 50
218
620
B.S. Spaeth, 1996, pp. 119-123
621
B.S. Spaeth, 1996, p. 116
622
Macrobe, Saturnalia, I, 12, 20
623
Saturnalia, I, 12, 21
624
Plutarque, Vie de Cicéron : XIX XXVIII ; Vie de César : IX
219
telle Junon ou Cérès, et tenant une corne d'abondance. Les deux déesses sont deux
visages de la Mater, celle qui dispense la fertilité, à la fois agricole et humaine.
Comme le fait remarquer B.S. Spaeth, la chasteté et la fertilité sont souvent associées
comme emblèmes de l'identité féminine625. Ce sont les définitions même de la
matrone romaine, telle que les Romains se la figuraient.
Les mystères liés à la Terre sont vus comme conservateurs par nature. La mère
est celle qui préserve, l'alma Mater représentée sur l'Ara Pacis d'Auguste; vertueuse,
fertile, chaste et pieuse. Elle est le fondement de l'Etat, la base de la société toute
entière. La Mère chaste et légitimement mariée ne peut être une figure de révolte ou
de libération des mœurs, ce qui explique que des rites secrets pour les hommes,
conçus par des femmes pour les femmes, puissent à ce point se fondre dans les
attentes patriarcales. Et c'est toute la différence qui existe justement de Bona Dea et
Cérès avec Sémélé, la Mère non mariée. Ces mystères ont intégré dès le début les
valeurs de la société romaine et garda ses femmes entre elles pour veiller à ce qu'elles
ne puissent pas sortir des cadres prévus par cette dernière. Ainsi, l'exclusivisme
féminin n'est pas directement à mettre en cause mais plutôt les mythes qui appelèrent
à l'exclusivisme. Les Bacchantes originelles, comme leur nom l'indique, n'admettaient
que des femmes mais des femmes libérées du poids du mariage. Elles étaient sorties
de leurs maisons, abandonnant époux et enfants, pour se consacrer au service de
Dionysos. Seules entre elles, elles fuyaient les valeurs imposées par la société grecque
625
B. S. Spaeth, 1996, p. 118
626
Ovide, Métam., X, 431-436
220
627
Trouver citation dans Lemaire.
628
Voir partie I, 1.
629
L'idée n'est pas nouvelle, comme le souligne C. E. Schultz, 2006, pp. 145-146
221
ceux d'Eleusis mais dont les rites orgiaques mettaient en péril les valeurs féminines
traditionnelles. Nous ne verrons donc pas la mixité ou la non mixité comme des
facteurs directs d'émancipation. Il s'agit une fois encore des valeurs mythiques, ainsi
que la façon de vénérer les divinités630 qui étaient facteurs d'acceptation ou de rejet de
rites. On pourrait également penser que séparer les femmes des hommes durant ces
rites éloignaient les femmes de certains courants de pensée ou de philosophies. Là, il
faut simplement considérer que les femmes, compagnes de ces penseurs, n'avaient pas
besoin de rites pour y avoir éventuellement accès. Les femmes de l'aristocratie en
particulier bénéficiaient de plus en plus d'une éducation soignée, et certains auteurs
viennent à se plaindre sous l'Empire de "femmes savantes" avant l'heure631. Nous
dirons finalement que l'exclusivisme féminin dans un culte à mystères aurait pu
éventuellement être signe de cloisonnement des femmes, mais que cet exclusivisme
reste tout à fait justifié dans le cadre de mystères propres à la condition féminine
physiologique. On ne saurait accuser la non-mixité de rites dans lesquels les hommes
n'ont rien à faire, de rites à mi chemin entre les cultes à mystères et les cultes
matronaux à proprement parler. Il faut en ce sens considérer les cultes de Bona Dea et
de Cérès comme des cultes matronaux à caractères mystérieux, voire avec certitude
pour le culte de Cérès, mystique.
Quant aux mystères de Bacchus, que nous avons reconnus comme une forme
de mystères féminins à ses origines, puis dans la continuité des initiations féminines,
il faut limiter l'impact de la mixité sur la libération féminine. En effet, l'organisation
administrative resta toujours du ressort des hommes, ce que tend à prouver la
condamnation particulière de quatre hommes, deux plébéiens, un Falisque et Minius
Cerrinius, le fils de Paculla Annia. Tous furent désignés comme les chefs de la
conjuration ; donc si la direction religieuse était indiscutablement réservée aux
femmes, dès lors qu'il s'agissait d'affaires "temporelles" ou politiques, même parmi les
sectateurs de Bacchus, aucune innovation n'avait permis aux femmes d'obtenir des
droits nouveaux. Pas de révolution des genres, ni de renversement vers une société
d'amazones. Même au sein du culte libérateur de Bacchus, les femmes conservaient
630
A savoir dans la sobriété, ou selon un mode orgiaque, désordonné, proche de la
folie. On ne saurait dire si de tels cas eurent lieu dans les rites de Bona Dea ou de
Cérès, mais l'exclusivisme féminin évitait tout débordement ou que la licence ne se
produise, dans un contexte séparé des hommes.
631
D. Gourevitch et M.-T. Raepsaet-Charlier, 2001, pp. 175-177
222
les rôles qui leur étaient traditionnellement accordés, c'est à dire le pouvoir dans la
sphère religieuse, ni plus, ni moins. Aussi loin que les bacchants ressemblèrent à un
autre peuple, il n'y avait pas de politisation des femmes de manière directe, pas de
trace d'un gouvernement dans lequel elles auraient pris part aux côtés des hommes.
C'eut été aller trop loin, car n'oublions pas finalement que les bacchants restent des
hommes de leur temps, issus d'une époque, d'une société et d'une mentalité qui y est
associée. Rien ne prouve d'ailleurs que les femmes aient cherché à obtenir ces droits
d'ordre politique ou administratif, et leur supposer ce genre d'envies est équivalent aux
suppositions qui circulèrent au sujet de Georges Sand au milieu du 19e siècle,
lorsqu'on lui attribua l'intention de se proposer aux élections, le 5 avril 1845. Elle
désirait l'égalité, mais la cherchait d'abord dans la condition civile des femmes. Aux
rumeurs qui voulaient qu'elle se présente aux élections, elle répondit ceci : "Un
journal rédigé par des dames a proclamé ma candidature à l'Assemblée Nationale. Si
cette plaisanterie ne blessait que mon amour-propre, en m'attribuant une prétention
ridicule, je la laisserais passer ..."632 Elle se justifie par l'inexpérience des femmes
dans la vie politique, pour elle, les femmes ne sont pas encore prêtes, et il serait plus
urgent d'améliorer la condition féminine du point de vue juridique633. Ce bond en
avant de quelques deux mille années ne constitue pas un si grand anachronisme,
puisque la situation des femmes de ces deux époques était assez similaires634. Ainsi,
certaines ont peut être espéré aller plus loin dans la libération procurée par Bacchus,
mais de manière générale, hors contexte de l'affaire des Bacchanales, les témoignages
assurent de la continuité de la répartition des pouvoirs associatifs : l'administration
aux hommes, et les honneurs religieux aux femmes.
632
Extrait des journaux La Réforme et La Vraie République du 8 avril 1845.
633
Elle donne ces justifications à travers le journal La Vraie République du 7 mai
1845.
634
J.P.V.D. Balsdon (1963, p. 33) recourt d'ailleurs à une comparaison similaire entre
les femmes de la République romaine et les femmes de l'époque victorienne, ce qui
223
Nul besoin d'une longue étude de Bona Dea pour constater que, rien que par
son mythe, elle apparaît comme tout sauf une divinité contestataire. Tout en elle, son
mythe, sa vie, sa morale, ses rites, est aux antipodes des mystères de Dionysos. Ainsi,
autant par les éléments mythiques qui sont l'assise de ses rites que par la teneur des
rites en eux-mêmes, Bona Dea est et demeure perpétuellement la déesse de
l'aristocratie, des femmes et plus particulièrement des honestissimae matronae.
Cicéron, en faisant de Bona Dea la garante de la tradition romaine et somme toute, le
culte protecteur et conservateur des valeurs morales prônées par l'aristocratie, ne se
trompe en rien.
Car qui donc est Bona Dea? Elle est la déesse très chaste, se conformant à
l'extrême aux critères de modestie que toute matrone devrait arborer. Elle est celle qui
"avait tant de pudeur qu'aucun mâle, excepté son époux, ne la vit ni n'entendit son
nom aussi longtemps qu'elle vécut "635, et est d'ailleurs nommée chez les grecs
Gynécée636. Comment ne pas se figurer en Bona Dea une déesse du gynécée à la
manière grecque, véhiculant les valeurs domestiques aux épouses, la soumission au
père et à l'époux et le cloisonnement au sein du foyer. Alors que Caton vilipende les
mœurs décadentes, si éloignées de celles qui, dans sa vision, étaient dominantes lors
des débuts de Rome, Bona Dea apparaît comme une sorte de "fossile religieux "
vivant encore à Rome, la déesse des femmes de l'Antiquité romaine, des vertus encore
préservées, des tabous respectés, de la société ordonnée de manière idéale. Auguste
lui-même sut reconnaître en Bona Dea un soutien précieux pour son oeuvre de
restauration des cultes anciens, et "Livie l'a rétabli, pour suivre l'exemple d'un époux
et marcher en tout sur ses traces."637. D'après Ovide, Bona Dea est la divinité qui suit
en tout son époux, celle qui respecte l'autorité masculine et sait rester dans son rôle
bien défini, qui ne saurait contrevenir aux avis ni aux décisions de l'époux, elle est la
chaste et l'obéissante. Nous sommes bien loin d'une divinité libératrice des femmes,
c'est le moins qu'on puisse dire! Pourtant, si il fallut l'impératrice pour la restaurer
dans ses attributs antiques, c'est bien que comme Caton s'en plaignait, les temps
avaient changé et la vie des Romaines n'avait plus grand chose à voir avec celle de
Bona Dea.
"Fossile" est bien un terme approprié dans le cas de Bona Dea, dont le culte se
devait de rester perpétuellement inchangé depuis les origines de Rome. "Fossile
social" aussi, puisque Bona Dea est selon toute vraisemblance sous le régime
matrimonial cum manu, ce qu'exprime parfaitement les mythes qui ont d'elle à la fois
la femme et la fille de Faunus. De la sorte, elle reste sous l'entière autorité à la fois du
père et du mari sans aucun conflit d'autorité possible. Cette autorité est matérialisée
par le droit de vie et de mort que le pater familias-époux possède sur elle et qu'il
n'hésite pas à utiliser lorsque Bona Dea contrevient au tabou l'interdisant de
consommer du vin. Comme nous l'avions vu précédemment, selon Tit-Live, un cas
similaire se présenta sous la règne de Romulus et la raison fut donnée au mari qui
avait tué son épouse pour une faute similaire. Cette capacité sur les femmes,
renvoyant au "mulieres damnatas cognatis" finalement encore récent, lors de l'affaire
des Bacchanales, renforce dans le mythe tous les pouvoirs de l'homme sur la femme,
que nul ne vit jamais, dont nul n'entendit jamais le nom, hormis celui qui possède
cette autorité. Bona Dea est la possession entière et incontestée de Faunus, nul autre
n'a d'emprise sur elle. La maison de Bona Dea est sa patrie, une forme réduite d'Etat,
et Faunus est le souverain, la justice, la loi. Aucune divinité de Rome n'est aussi
patriarcale que Bona Dea, et seule la légende de Lucrèce donne une comparaison
possible avec la mythologie relative à Bona Dea. La chasteté, l'attachement de
Lucrèce au travail féminin soigneusement cantonné au quartier des femmes de la
maison est cité par Tite-Live638 , sa mort même la rend proche de Bona Dea,
puisqu'elle s'inflige la punition réservée aux femmes adultères, c'est à dire la mort,
bien qu'elle n'ait pas commis l'adultère de sa volonté. A la différence de Lucrèce qui
se tue elle-même, et que l'acte d'adultère est réalisé physiquement dans le cas de
Lucrèce alors qu'il est symbolique dans celui de Bona Dea, la ressemblance est
flagrante. Lucrèce est le portrait même de la femme romaine ayant parfaitement
intégré les valeurs de la société patriarcale et sachant se policer elle-même. L'autre
225
comparaison possible est celle de Bona Dea avec Vesta. Seuls les statuts de la déesse
ainsi que de ses désservantes sont différents, d'un côté il s'agit de matrones pour une
déesse mariée, de l'autre des vierges pour une déesse vierge. Mais dans les deux cas,
les déesses en question expriment une image de la chasteté, chasteté au sein du
mariage et chasteté virginale, de même que la mort est la punition à celle qui
commettrait l'adultère, Bona Dea en buvant du vin et par extension aux participantes
de ses rites qui doivent se cacher et falsifier le nom du vin pour en consommer
rituellement, et les vestales qui sont enterrées vivantes si elles commettent le crime de
rompre leur virginité ou de laisser le feu s'éteindre, auquel cas cette négligence
mettant en péril la patrie romaine serait jugée de la même manière qu'un adultère, la
fautive serait adultère à Rome.
Faut-il donc considérer les "mystères" de Bona Dea comme des mystères
féminins enseignant aux femmes à se soumettre à l'autorité masculine et plus
particulièrement à l'époux? Les matrones assistant à ces rites, y venaient-elles comme
on vient en une école des bonnes manières pour s'initier à la bonne conduite
domestique? Sur les plans des mythes et de la morale, Bona Dea véhicule
parfaitement ces valeurs traditionnelles, qui permettaient de faire du culte de Bona
Dea un culte de première importance dans la Rome ancienne de sorte qu'il soit
effectué pro populo. C'est le culte des femmes honestissimae qui, acceptant leur
condition, s'identifieraient à la déesse et ainsi seraient en mesure d'agir pour la
sauvegarde du peuple romain, tout comme les vestales sont garantes du Feu sacré.
L'explication de la présence des vestales est sûrement plus à chercher de ce côté que
du côté de l'origine aristocratique traditionnelle des vestales, quoiqu'elle ne puisse être
négligeable.
638
Tite Live, I, 13
226
filles, les matrones, les prostituées, les mères, les tantes maternelles639. Mais dans ce
cas-ci, la séparation se fait plus rigoureuse encore, car les seuls statuts des femmes ne
sont pas facteur unique pour déterminer les participantes. Cette participation limitée
aux aristocrates jette un pont sacré entre elles et les autres matrones issues de couches
moins hautes. Car le matronat n'était pas uniquement consacré aux membres féminins
des familles les plus nobles. Ce cas de séparation entre matrones rend
fondamentalement différents les mystères de Bona Dea et ceux de Cérès, et surtout
fait de Bona Dea un cas à part dans la religion romaine. Alors que les mœurs évoluent
au fur et à mesure de la République, et que les femmes affichent une liberté de
comportement accrue, que le mariage sine manu devient majoritaire et pour ainsi dire
la formule générale, alors que les divorces deviennent de plus en plus fréquents, et
surtout, que cette évolution est venue d'abord de l'aristocratie avant de se répandre
dans les couches populaires, c'est cette même aristocratie féminine qui continue de
perpétuer ces rites aux accents ancestraux. Nul ne se leurrera sur le degré de
conviction des dames de l'aristocratie vis à vis de la morale véhiculée par Bona Dea,
et si elles ne sont pas aussi dépravées que Juvénal le laisse entendre, on peut imaginer
aisément de par sa naissance une Clodia, sœurs de Clodius à la réputation sulfureuse,
venir participer aux sacra de Bona Dea.
L'aristocratie est bel et bien la première classe à avoir connu une "libération"
féminine, se pourrait-il malgré les mythes à priori foncièrement patriarcaux, qu'une
telle émancipation soit en rapport avec ces mystères féminins strictement
aristocratiques? car ainsi que cela a été vu précédemment, si le mythe va dans le sens
de la société conçue par les hommes, le rite met bien en scène une inversion de ces
valeurs, une transgression des interdits par les femmes au moyen de ruses
linguistiques et de dissimulations. Les rites nocturnes de Bona Dea se présentent de
manière indéniable comme une forme ancienne de révolte et de libération des
matrones aristocrates, dans la prime république lorsque les mœurs étaient d'après les
auteurs anciens tel Tite-Live, plus strictes. Toutefois, il faut constater les limites
innées à ce culte. Si dans une lointaine République il put avoir des effets bénéfiques
sur la vie des matrones de l'aristocratie, leur faisant transgresser des tabous quotidiens
et leur offrant un pouvoir dont elles ne disposent habituellement pas, la limitation de
639
Le cas de Mater Matuta par exemple qui tisse une sorte de marrainage entre jeune
fille nubile et la tante maternelle. Voir J. Gagé, Matronalia, 1963, pp. 225-343
227
ce culte aux seules aristocrates n'a pas favorisé la diffusion des idées parmi l'ensemble
des femmes et au contraire, les femmes présentes dans ces rites se voyaient investies
d'un pouvoir qu'elles seules, en tant qu'aristocrates, avaient. Le cloisonnement
intervient alors non pas entre hommes et femmes, mais entre les femmes elle-mêmes.
Dans les premiers siècles de la République, qui furent si marqués par la lutte entre
patriciens et plébéiens, puis de manière plus large entre noblesse et plèbe, le culte de
Bona Dea dut même être un facteur de division entre les femmes, un signe
supplémentaire les éloignant définitivement les unes des autres. Un tel contexte était
donc plus que défavorable à une prise de conscience d'une condition qui serait
commune à toutes en tant que femmes.
De fait, dans le culte officiel de la "déesse des femmes", une opposition entre
les mystères de décembre et l'anniversaire de la dédication du temple le 1er mai est
perceptible. Alors que les mystères sont de nature aristocratique, célébrés de nuit dans
la maison du magistrat cum imperio, on ignore par qui étaient effectués les rites du 1er
mai. Toutefois nous savons qu'une prêtresse était spécialement attachée au temple de
Bona Dea situé sur l'Aventin, que Festus cite sous le nom de damiatrix640. De cette
prêtresse, on ne sait rien de plus. Mais il est permis de penser qu'elle était d'origine
relativement modeste. En effet, ces prêtresses attachées au temple de Bona Dea sont
nommées antistites par Macrobe641 et ainsi que le rappelle H.H.J. Brouwer, la
désignation d'antistites concernait généralement les sacra peregrina642. De même qu'il
note deux occurences épigraphiques de sacerdos Bonae Deae643 provenant de Rome,
dont une apparaît être une affranchie de Livie. De ces informations, on en déduit que
le titre officiel de la prêtresse de Bona Dea à Rome devait bien être celui de sacerdos,
et d'autre part cela confirme bien l'origine non noble des prêtresses de Bona Dea. Le
terme d'antistites lui-même, attaché aux cultes pérégrins, ainsi que la désignation de la
prêtresse en tant que damiatrix indiquerait, sinon une origine étrangère, au moins des
influences grecques sur le culte de Bona Dea du 1er mai. Plutôt que de supposer que
Bona Dea pourrait non pas remonter aux origines de Rome, mais avoir été introduite
par la suite de Tarente où elle se nommait Damia, les différences apparentes entre les
rites de décembre et ceux de mai pourraient être expliqués de deux manières. D'une
640
Festus, s.v. Damium
641
Macrobe, Saturnalia, I, 12, 26
642
H.H.J. Brouwer, p. 371
228
643
CIL, VI, 2236 ; CIL, VI, 2237
644
H.H.J. Brouwer, p.372
229
Autre différence importante : si les deux rites étaient officiels et que la date de
l'anniversaire de la dédication du temple était arrêtée dans les calendriers au 1er mai,
seule la cérémonie de décembre semble avoir reçu le qualificatif de pro populo, ou
pro salute populi Romani. En effet, ces seuls mots permettaient de désigner les
cérémonies nocturnes de Bona Dea, ce qui signifie par conséquent que ces termes
n'étaient pas significatifs des rites de mai. On comprendrait aisément que des
matrones de l'aristocratie aient pu s'en tenir aux rites de décembre dans lesquels elles
tenaient un rôle de la plus grande importance, et où elles manifestaient leur
citoyenneté dans une proportion symboliquement égale à celle de leurs concitoyens de
sexe masculin. Les rites de décembre les asseyaient dans leur position sociale et
réunissaient la fine fleur de la société féminine romaine. En recevant les plus hauts
pouvoirs pour la préservation de Rome, elles constituaient un bastion des prérogatives
de l'aristocratie, tous genres réunis, puisqu'elles en perpétuaient les valeurs
traditionnelles. Bona Dea mettait en exergue le rôle traditionnel des femmes de la
noblesse, celui de conservatrices des mœurs et de la hiérarchie sociale.
645
Aucun détail n'est donné sur le moment de la journée dans lequel avait lieu ce rite,
cependant de l'autorité de Cicéron, seuls les rites de décembre, pro populo, devaient
être autorisés comme cérémonies nocturnes pour les femmes.
230
646
Tite-Live, XXXIX, 18, 8
647
Idem, XXXIX, 18, 7
231
sporadique du dionysisme648 , une telle survie hasardeuse est toutefois peu probable.
L'Italie du Sud, où se situe Pompéi, possédait une tradition dionysiaque de trop longue
date pour que les mystères bachiques aient pu aisément disparaître, ou seulement
survivre ça et là, de manière anecdotique. Que l'on se rappelle le suicide des sénateurs
de Capoue et on mesure la force de ce dionysisme. C'est le dionysisme politique et
séditieux qui fut écrasé durant l'affaire des Bacchanales, et non pas la religiosité
dionysiaque. Il n'y a pas de raison de penser que d'authentiques dévots de Bacchus ne
continuèrent pas à l'honorer en se pliant aux restrictions requises par le sénatus-
consulte de Bacchanalibus. Cela expliquerait cette impression de disparition du
dionysisme en Italie, coupé de ses racines politiques et rentré dans le rang accordé par
le Sénat, il n'y a simplement plus de raison d'en parler. A cela s'ajoute le souvenir
marquant de la répression sanglante qui aurait douché les envies de publicité, et cette
impression de disparition se mue en simple repli, dans une volonté d'apaisement. Les
dévots authentiques de Bacchus, étrangers à toute conjuration, n'avaient certainement
aucune envie d'être victime d'amalgames et préféraient une semi-clandestinité, ou du
moins de grande discrétion. En somme, ils avaient tout intérêt à se faire oublier
pendant un certain temps. Combien de sociétés secrètes du siècle des Lumières ou du
19e siècle n'usèrent pas de cet argument pour prétendre à une tradition transmise de
manière ininterrompue? A première vue, le contexte général peut paraître semblable :
une tradition mystique réprimée dans le sang qui passerait à la clandestinité et serait
destinée à refaire surface le jour où les conditions seraient propices, ou mieux, lorsque
l'humanité serait prête pour ces révélations649. Pourtant les données sont nettement
différentes ; le contexte religieux était resté le même puisqu'il n'y a pas le problème du
648
R. Turcan, 1989, p. 304
649
W. Burkert balaie ces prétentions plus que douteuses comme de vaines chimères :
"Il n'y a pas grand chose à dire de la prétention des Francs-Maçons ou des sorciers
modernes, de perpétuer les mystères antiques par une tradition ininterrompue. Les
mystères ne pouvaient pas devenir clandestins, parce qu'ils manquaient d'une
organisation durable. [...] Rien n'en resta que ma curiosité, qui a essayé en vain de les
ressusciter." (2003, p. 59) Il convient en effet de chercher les racines de telles sociétés
secrètes dans des tentatives de reconstruction que dans une lignée ininterrompue
d'initiés. Une étude comparative des anciens mystères avec les sociétés secrètes
modernes permettrait de confirmer ce que révèle de manière flagrante
l'historiographie des cultes à mystères. En effet, on peut être surpris de retrouver dans
ces sociétés secrètes "à transmission ininterrompue depuis la plus haute Antiquité" des
thèses historiques qui eurent un temps une valeur de certitude, mais qui sont depuis
longtemps dépassées à présent! De fait, il devient possible de dater ces tentatives de
reconstructions à partir de l'avancée des connaissances historiques.
232
Lorsque le bachisme sort de l'ombre, il ne revient pas avec son cortège bruyant
et dangereux des Bacchanales. Comme nous l'avons déjà souligné, la fresque de la
villa des Mystères ou les représentations postérieures, n'évoquent pas un
environnement orgiaque, mais emprunt de gravité. Par ailleurs, ces illustrations du
bachisme renaissant proviennent directement des milieux aristocrates. G. Sauron
insiste beaucoup, tout le long de son analyse de la fresque de la villa des Mystères, sur
l'importance qu'a la culture aristocratique de la fin de la République sur cette fresque :
"La fresque de la villa des Mystères nous confronte d'abord à un double contexte :
celui de la culture aristocratique romaine qui l'a vu naître, et celui des pratiques
initiatiques dionysiaques qui en forment l'essentiel de l'inspiration. Et si le langage
formel est ici évidemment d'origine essentiellement grecque, c'est la façon dont
l'aristocratie romaine de ce temps manipulait ce langage qui doit avant tout nous
intéresser, avec sa passion si particulière pour les énigmes."651 En effet, la domina qui
commanda cette fresque est reconnue comme faisant partie de l'élite, compte tenu de
la richesse de la villa, de même que la villa Farnésine, propriété probable de la famille
d'Auguste puisqu'on suppose que cette demeure appartenait à sa fille Julie et à son
gendre Agrippa652. Il semble donc que le bachisme, avec sa forme assagie et épurée,
soit devenu un élément suffisamment "chic" pour que l'aristocratie, et parfois même la
famille de l'empereur, soit impliquée plutôt de près que de loin dans ses mystères. Le
temps des révoltes populaires et du dieu porteur de chaos dans la Ville semble révolu.
Cicéron pourtant continue de rejeter les cérémonies bachiques nocturnes comme
dangereuses et licencieuses, mais comme il le dit lui-même, ce ne sont là que des
650
Par cinq fois durant le 1er siècle avant J.C., les autorités romaines font raser les
autels et temple d'Isis et par cinq fois ceux-ci sont reconstruits! (Dion Cassius, XL, 3-
4)
651
G. Sauron, 1998, p. 58
652
Idem, p. 36
233
propositions de loi. Or, les temps ont changé depuis l'affaire des Bacchanales. Les
guerres sociales avaient apporté à l'ensemble de l'Italie la citoyenneté romaine, et peu
à peu, des figures féminines se dégagent et s'imposent sur le devant de la scène, telles
que Servilia, la mère de Brutus, Sempronia, Térentia, l'ambitieuse épouse de Cicéron
au fort caractère, et enfin Clodia, la sœur de Clodius, à qui on attribut de nombreux
scandales et qui pourrait avoir été initiée aux mystères de Bacchus653. Alors que Caton
visait les initiatives des femmes assemblées, désormais les femmes ont acquis assez
de confiance pour agir seules, comme le dénote l'anecdote du discours d'Hortensia aux
Rostres654.
653
G. Fau, 1978, pp. 64-65
654
Gourevitch D., Raepsaet-Charlier M.-T., 2001, p. 245
655
Servius, Schol ad Buc, V, 29
656
Pline le Jeune, Ep., X, 96
657
Ad Natione, I, 10-16 ; Apologeticum, VI, 7 ; VI, 10 ; XXXVII, 2
658
De Errore profanarum religuiorum , VI
659
Cité de Dieu, VI, 9 ; VI, 18, 13
660
Cf. J.-M. Pailler, 1988, p. 729 . ce dernier se réfère aussi à R. Turcan, 1977, p. 318
234
avec J.-M. Pailler pour penser que Servius n'entendait pas nier l'affaire des
Bacchanales, mais signifiait un retour officiel des mystères de Bacchus par
l'intermédiaire de Jules César. En effet, en ce cas, César serait bien le premier à avoir
introduit les mystères bachiques à Rome, de manière délibérée et réfléchie. J.
Carcopino explique cette scholie par le fait que César aurait pris connaissance de la
réforme du dionysisme alexandrin, effectuée par Ptolémée Philopator. Dès lors, il
aurait eu l'idée de reprendre cette réforme à son compte , et "à opposer aux cultes
suspects de l'Orient qui se répandaient secrètement dans la population mêlée de la
capitale les Bacchanales assagies et policées, telles qu'elles étaient sorties de la
réforme de Ptolémée"661. Pour reprendre les mots de R. Turcan et de J.-M. Pailler,
cette thèse est séduisante mais indémontrable662. C'est l'étude de R. Turcan sur le
terme trantulisse qui permet de pencher pour l'idée de transplantation663. Ainsi César
aurait bien importé à Rome des mystères bachiques réaménagés et acclimatés à la
romanité. Comme le fait remarquer J.-M. Pailler, contrairement au bachisme de
l'affaire des Bacchanales qui était arrivé comme une invasion "sauvage", l'initiative
vient d'un homme politique influent, Jules César, qui introduit de manière officielle un
bachisme compatible avec la mentalité romaine664. La vertu civilisatrice de ce
nouveau bachisme est reconnue dans les vers de Virgile que Servius commente :
J.-M. Pailler analyse ces vers et reconnaît la comparaison entre Daphnis et César, tous
deux pacificateurs de l'Orient aux attributs de Dionysos, s'inscrivant dans la lignée
d'Orphée, Hercule et Alexandre666. Par ailleurs, la traduction que donne J.-M. Pailler
de thiasos en "pompes", dont le sens initial de "thiases" est transparent, renvoie aux
rapprochements que ce dernier effectue avec les triomphes césariens. Ces triomphes
spectaculaires et à buts universels s'appuyaient sur les nouveautés introduites par
Pompée667 et puisaient dans l'imagerie hellénistique. "Avec César, le triomphe se mue
en fête de régime nouveau : le chef s'y offre lui-même à la contemplation et aux
acclamations du peuple"668. Lorsqu'à la cérémonie des Lupercales, il apparaît assis sur
un trône d'or en triomphateur, couronné d'un diadème enlacé de laurier offert par
Antoine ; ou que lors de son quatrième triomphe, il se fait raccompagner chez lui au
soir par une procession d'éléphants porteurs de torches, César a tout d'un Neos
Dionysos hellénistique669. Le dionysisme de César apparaît ainsi multiforme, à la fois
politique et spirituel, romanisant le bachisme et hellénisant Rome. Pour être plus
juste, à travers ses triomphes et les vers de Virgile, César "est" à la fois Rome et un
Neos Dionysos.
C'est Marc-Antoine qui, vingt ans après, reprend ce programme à son compte
et s'inscrit ainsi comme le véritable héritier politique de César en se faisant nommer
Nouveau Dionysos de l'Egypte, et de l'Asie Mineure, face à l'apollinisme d'Octave670.
Plutarque rapporte les détails de l'entrée de Marc-Antoine dans Ephèse :
"Antoine entra dans Ephèse précédé par des femmes costumées en Bacchantes, des enfants et
des hommes déguisés en Satyres et en Pans. La ville était pleine de lierre et de thyrses, de
psaltérions, de syrinx et de flûtes. On le surnommait Dionysos libéral et propice, car il était
sans doute tel pour quelques uns, mais pour la plupart Dionysos -mangeur de chair crue et
cruel ..."671
Il avait formé en Orient un couple divin avec Cléopâtre, qui l'avait accueillie
en nouvelle Isis à Tarse. L'association de Dionysos avec Osiris était alors établie et la
hiérogamie, jusqu'ici absente du bachisme romain, transparaissait au contact des
666
J.-M. Pailler, 1988, p. 736, voir aussi R. Turcan, 1989, p. 305
667
Voir Pline, N.H., VIII ; Plutarque, Vie de Pompée, 14
668
J.-M. Pailler, 1988, p.p. 739-740 ; voir aussi P. Veyne, 1976, p. 481
669
Idem, pp. 739-741
670
R. Turcan, 1989, p. 305
671
Plutarque, Vie d'Antoine, 24
236
mystères isiaques, comme plus tard, sous l'Empire, cela devient assez commun672. Dès
lors, Antoine mène en Egypte une vie de fêtes et de banquets, probablement sous le
patronage de Dionysos, dans le cadre d'une association "pour une vie inimitable" ;
cette attitude fit scandale à Rome. Entièrement identifié au Neos Dionysos
hellénistique, conformément à ce qu'on lui reproche, il incarne le monarque oriental
divinisé de son vivant. Peu avant sa mort, Plutarque raconte que :
"les deux amants rompirent la fameuse association de la vie inimitable et en fondèrent une
autre qui valait bien la première pour la mollesse, la débauche et le luxe. Ils l'appelèrent l'
"association de la mort en commun" car eux et leurs amis qui s'y faisaient inscrire
s'engageaient à mourir ensemble. En attendant, ils passaient leur temps à faire la fête et
s'offraient des banquets à tour de rôle"673
"On rapporte que cette nuit-là, vers minuit, alors que la ville, saisie de frayeur dans l'attente
des événements, était plongée dans le silence et la consternation, on entendit tout à coup les
sons harmonieux d'instruments de toute espèce et les clameurs d'une foule qui criait "Évoé!"
et dansait à la façon des satyres, comme si un thiase s'élançait bruyamment; cette foule
avançait en masse à travers le centre de la ville vers la porte tournée à l'extérieur du côté où
se trouvaient les ennemis, et c'est par là que le bruit devint le plus fort puis s'éteignit. Ceux
qui réfléchirent sur ce signe pensèrent qu'Antoine était abandonné du dieu auquel il s'était
toujours particulièrement efforcé de ressembler et de s'assimiler."674
672
Hérodote avait déjà effectué un rapprochement entre Dionysos et Osiris (II, 144).
673
Plutarque, Vie d'Antoine, 71
237
674
Idem, 75
675
R. Turcan, 1989, p. 305
238
Conclusion
En même temps que la société Romaine a évolué, peu à peu l'idée de cultes à
mystères s'est frayée un chemin dans les mentalités. Avec eux, ce fut d'abord
l'acceptation de l'hellénisme qui eut raison des défenseurs acharnés de la pureté du
mos maiorum. En outre, la croissance de l'empire romain eut pour effet non seulement
d'exporter le modèle romain dans les contrées étrangères, notamment celles de
l'Orient, mais aussi d'importer des formes de religiosités "étrangères" dans Rome, et
ce dès le 2e siècle avant J.C. avec la 2de guerre punique qui voit l'arrivée officielle de
la Magna Mater en 204, installée sur le Palatin. Celle-ci fut la première divinité
étrangère non grecque à être accueillie à Rome avec son cortège de prêtres exubérants
qui choquaient l'opinion romaine avec leurs rites de castration, leurs cris et leurs
flagellations. Quelques années auparavant, les mystères de Cérès avaient été importés
officiellement de Grande Grèce à Rome avec sa prêtresse, qui reçut le privilège
d'acquérir la citoyenneté Romaine ; et quelques années après, Rome puis l'Italie toute
entière sombraient dans les turpitudes de l'affaire des Bacchanales. L'impérialisme
romain opérait indéniablement une mutation au sein de la population romaine, en en
particulier auprès de ses femmes, éprouvées de multiples manières par les guerres.
Pour beaucoup d'entre elles, il avait fallu faire face à la disparition du mari, à
l'éducation des orphelins qui leur restaient mais aussi à la bonne marche des affaires, à
tous les aspects matériels et financiers dont les hommes se chargeaient, ou au moins
avec qui elles se partageaient les tâches. En outre, en 215, le tribun C. Oppius avait
porté devant le peuple une loi somptuaire visant à limiter les dépenses privées dans le
contexte de la situation militaire critique. Aussi, lorsque les guerres furent enfin
achevées et que Rome pût de nouveau goûter à la paix, les épreuves avaient
transformé l'existence des femmes et elles voulaient en finir avec ces années de
privations et de frustrations. La loi Oppia fut finalement abrogée en 195 avant J.C.,
après que dans un commun élan, les femmes se soient massivement rendues sur le
676
G. Sauron, 1998, pp. 152-153
239
forum pour appuyer la suppression de cette loi. Le discours de Caton a beau être un
exemple de misogynie avéré, il témoigne de cette conscience aiguë de l'évolution des
mœurs et des aspirations féminines.
677
D. Gourevitch et T.-M. Raepsaet-Charlier, 2001, p. 71
678
Cette formule se traduit par : "Là où tu es Gaius, je suis Gaia" (Plutarque, Quest.
Rom. , 30). D. Gourevitch et T.-M. Raepsaet-Charlier font la remarque que cela
placerait les conjoints sur un pied d'égalité intéressant. Cela peut aussi s'interpréter au
travers du prisme du mariage cum manu, dans lequel la femme, qui n'a pas de prénom
mais porte le nom féminisé de son père, perdrait ce nom et gagnerait celui de sa
nouvelle famille. Cette interprétation rend le sens de cette formule beaucoup moins
avantageux pour les femmes. De plus, en considérant les versions où Bona Dea est à
la fois fille et épouse de Faunus, ce problème de nomination est doublement résolu.
240
Pourtant, la mixité joua certainement un rôle bien moindre dans l'affaire des
Bacchanales que les considérations de Cicéron laisseraient penser. Il est d'ailleurs
intéressant de constater que de la conjuration des Bacchanales, la postérité retint
particulièrement les accusations de débauche et de meurtre rituel, comme on le
constate chez Juvénal ou chez Pline le Jeune, lorsque celui-ci s'inspire de l'affaire des
Bacchanales pour interroger les chrétiens de sa province. La vérité, c'est que les cultes
à mystères inquiétaient plus pour leurs capacités à contenir et garder secrets des
complots ou des révoltes contre le pouvoir Romain. Or, lors de l'affaire des
Bacchanales, selon le récit de Tite-Live, tout le mal vint des femmes, qui se mirent à
initier des hommes, dévoyer la jeunesse et s'associer à des étrangers séditieux.
Tout cela reflète la vision masculine, leurs craintes, leurs préjugés. Ce sont les
hommes qui ont fixé les règles cultuelles, ou du moins les acceptent avec un strict
encadrement de l'Etat. Du moment que les rites secrets sont célébrés pour le peuple et
entre femmes, les autorités romaines ne voient pas de mal à ce que les femmes
s'associent à des cérémonies non romaines, effectuées en langue grecque. Il convenait
seulement de s'assurer que les honorables matrones et leurs filles demeuraient fidèles
à la République et à la puissance masculine à laquelle elles étaient soumises. L'affaire
des Bacchanales sut rappeler tragiquement que la justice était, à Rome, à deux vitesses
; il y avait la justice de l'Etat, et celle du pater familias, qui avait traditionnellement
droit de vie et de mort sur les siens : femmes, enfants et esclaves679. Les femmes
condamnées furent ainsi rendues à leur famille ou in quorum manu essent, afin que
l'exécution des coupables se fasse en huis clos, dans le domaine privé qu'elles
n'auraient pas dû quitter. Cet épisode éclaire les préoccupations de Cicéron, qui ne
peut tolérer ni sacrifices ni initiations pour les femmes, sauf ceux qui les gardent sous
la double autorité de l'Etat et de celui in quorum manu est. Lors de l'affaire des
bacchanales, Rome chasse le culte de Bacchus-Liber, jugé trop libérateur . Un des
enjeux est la main mise de l'Etat patriarche sur ses femmes et sa jeunesse afin de
restaurer l'antique morale romaine, imposant la sévérité à ses épouses, filles ou sœurs
679
Eventuellement aussi sur l'épouse des fils si celui-ci était marié selon la formule
cum manu. Toute la problématique de l'association des femmes et des jeunes hommes
tourne autour de la notion de tutelle de ces derniers, qui doivent attendre la mort du
pater familias pour pouvoir l'exercer à son tour.
241
menacées de se dévoyer au sein d'un culte licencieux. En rendant les femmes à leurs
parents pour qu'ils exécutent la sentence, c'est l'Etat Romain qui rend son pouvoir au
pater familias contre les débordements des femmes égarées dans les mystères
dionysiaques.
Cet ordre des choses restait encore en vigueur dans les thiases bachiques
mixtes, dans lesquels le pouvoir et les honneurs administratifs continuaient d'échapper
aux femmes. Dès qu'il était question de société, que ce soit la société romaine ou celle
680
Cette citation est cette fois prise dans un autre sens proposé par D. Gourevitch et
T.-M. Raepsaet-Charlier (2001, p. 99) : "Où tu seras maître et seigneur, je serai dame
242
des Bacchants, l'alterus populus, les femmes ne purent jamais occuper des postes à
responsabilité en dehors de leurs compétences religieuses. A ce titre, même au sein du
culte le plus libérateur, les femmes étaient tenues à l'écart, à la fois par l'incapacité
d'administrer une association à laquelle elles étaient soumises, et par leur mise à
l'écart de toute politisation. On les retrouve mères ou compagnes d'insurgés, mais elles
ne sont pas reconnues comme chefs, ou à la tête de conjurations. Dans l'affaire des
Bacchanales, les femmes furent celles qui permirent la mise en place de la
conjuration, mais elles ne semblent pas avoir participé à sa direction. Ainsi jamais les
femmes ne reçurent de reconnaissance politique grâce à des cultes à mystères, pas
même dans une société parallèle, et à tendances égalitaires, telle que celle des
bacchants.
et maîtresse"
243
d'hybris, que ce soit boire du vin ou avoir l'audace de vouloir contempler la divinité
du maître du ciel. C'est aussi la déesse-mère souffrante, dont l'enfant est cruellement
arraché à elle et emporté dans le royaume des morts. Le meurtre du petit Dionysos
n'est pas sans rapport, car dans l'un ou l'autre cas, la mort joue le rôle de séparation. A
travers les souffrances de ces déesses, nul doute que les femmes purent s'identifier à
elles ; et à travers les renaissances et les retrouvailles divines, elles y reconnurent leurs
espérances et projetèrent leur destinée sur celle de ces déesses des mystères.
Les ruses employées dans les rites de Bona Dea pour introduire du vin de
manière secrète et les travestissements lexicaux montrent que les femmes ne
célébraient pas un rite d'acceptation simple des standards patriarcaux de la société
romaine. La myrte était bannie et le vin présent dans une maison pure de toute
présence masculine. Les femmes reproduisaient ainsi délibérément l'évènement qui
avait causé la mort de la déesse, mais avec la certitude de leur sécurité. Plus encore,
elles s'appropriaient momentanément le pouvoir masculin, comme c'était le cas dans
les assemblées des femmes durant les Thesmophories.
Bona Dea ; des Thesmophories romaines aux symboles bachiques ... A croire
que ces trois cultes étaient liés les uns aux autres par de mystérieuses attaches. A
moins que ces similitudes définissaient ce qu'étaient des mystères féminins, tout
comme les cultes à mystères comportaient des schémas eschatologiques si similaires
que le syncrétisme atteint son paroxysme à la fin de l'Empire, lorsque des auteurs, tel
Macrobe, voient en eux diverses expressions d'un seul et même culte681. Cette étude
aura permis de distinguer le culte à mystères des mystères féminins, quoique les deux
puissent se rejoindre dans certains cas, tel les mystères de Bacchus et probablement
ceux de Cérès. On trouve ainsi trois niveaux de dévotions féminines : les cultes
matronaux organisés selon le mode cultuel romain "habituel"et comportant sacrifices
ou libations, puis les mystères féminins, interdits aux hommes, dans lesquels les
femmes reproduisent un épisode de l'existence d'une déesse, généralement lié à la
douleur ou la mort et qui se termine dans la joie et le soulagement du rétablissement
de l'ordre heureux. Enfin, les cultes à mystères, basés sur des mythes de vie, de mort
et de renaissance d'une divinité ; une initiation permet d'acquérir la certitude de
681
C'est d'ailleurs le but des Saturnales : faire une compilation mythologique menant
à la conclusion que toutes les déesses sont des représentantes de la déesse de la terre,
244
Ecartées des hommes lors des mystères féminins, les femmes purent
expérimenter une forme de pouvoir entre elles et faire jouer l'émulation. Dans le cadre
sécurisé des groupes religieux féminins, elles étaient libres de transgresser les tabous
et les interdits, comme c'est supposé dans le culte de Bona Dea. La société des
femmes était aussi un alterus populus en ce sens ; elles avaient leurs propres règles et
leur hiérarchie, cette dernière se voyant mise à mal dans les mystères bachiques. Là,
toutes les classes s'y retrouvaient, et les servantes pouvaient cotoyer des dames de la
noblesse sur un pied d'égalité cultuelle. Les liens entre femmes se voyaient renforcés,
que ce soit les liens de mère et de fille dans les mystères de Cérès ou les liens unissant
toutes les femmes à travers l'initiation à la vie de femme dans les mystères bachiques,
qu'ils soient uniquement féminins ou mixtes.
La mixité, quant à elle, ouvre des portes supplémentaires. Nous avons vu que
les femmes restaient exclues de la direction administrative, mais du point de vue
religieux, celles-ci gardent la primauté. Elles sont les garantes de la tradition dans les
thiases bachiques, et le titre de Mater bacchicae témoigne de l'étendue de l'autorité
religieuse qu'elles possèdent sur les hommes, qui, une fois initiés, restent des fils.
Tout en connaissant la transe donnée par Bacchus, les femmes gardent Sémélé pour
modèle, et Dionysos joue ce rôle pour les hommes. Un rapport hiérarchique cultuel
s'établit donc entre les hommes et les femmes, plaçant les femmes sur un rang
supérieur par leur rôle maternel. Ainsi on peut penser que la direction religieuse des
groupes bachiques resta toujours aux mains d'une ou de plusieurs prêtresses, selon le
cas. La notion de prêtrise à tour de rôle dans les mystères féminins de Bacchus est très
intéressante, et renforce l'idée d'égalité qui émane du bachisme. Parmi les initiées,
toutes étaient matres, et chacune était en mesure, si ce n'est en droit, d'occuper le rang
de Mère du thiase.
Enfin, il n'est pas incohérent de croire que ces groupes furent un facteur
l'allègement des mœurs, comme n'ont cessé de se plaindre tous les dénonciateurs des
orgies bachiques. Si toutes ces accusations reposent plus sur des calomnies et des
Ainsi, s'il semble que les cultes à mystères n'agirent jamais comme promoteurs
de droits politiques ou sociaux, et qu'une fois les rites terminés, les femmes laissaient
les libertés qu'elles avaient expérimentées pour rejoindre leur foyer, peut on
considérer pour autant que toutes ces spiritualités étaient appréhendées comme nos
cours et stages contemporains de bien-être et de développement personnel? Comme
une simple option dans le paysage religieux qui n'affectait pas ou peu la condition
féminine? Ce serait certainement prendre un trop grand raccourci que de considérer
cela sous cet angle. En effet, l' "émancipation" féminine telle qu'elle apparaît à la fin
de la République n'est pas née d'un seul facteur, mais de la réunion de plusieurs, tous
682
Juvénal, II, 6, 314-345 : sed nunc ad quas non Clodius aras?
246
Or, nous savons que l'Empire voit une "explosion"des cultes à mystères, et que
ce phénomène atteint son paroxysme entre les 2e et 3e siècle après J.C., alors que les
droits politiques du citoyen ne signifient plus grand chose dans la direction de l'Etat.
Ce fut également ainsi que cela se produisit en Grèce hellénistique, lorsque les Grecs,
privés de leur indépendance politique, cherchèrent une échappatoire dans les cultes à
mystères, plus que jamais "à la mode". Alors les cultes à mystères, sont-ils l'espoir
religieux de ceux qui n'ont pas d'espoir politique, un espoir de pouvoir présent et de
salut futur? D'abord dans la Grèce hellénistique, puis en Italie, un nouveau culte à
mystères prenait de plus en plus d'ampleur à la fin de la République. Il s'agissait des
mystères d'Isis, la Mère Universelle, la Myrionyme683. Elle avait d'abord pénétré la
Campanie à la fin du 2e siècle avant J.C. par l'intermédiaire des negotatiores684. Puis
"le sac de Délos en -88 durant la guerre de Mithridate et les ravages que l'île sainte
doit subir vingt ans après de la part des pirates ciliciens dépossèdent finalement la
grande place de son rôle international au profit de Pouzzoles"685, entraînant une forte
fréquentation de commerçants et marins égyptiens autour de cette région. Toutefois,
en dehors du golfe de Naples, les mystères isiaques ne se développent pas ailleurs
avant l'extrême fin de la République. Par cinq fois, en 59, 58, 53, 50 et 48 avant J.C.,
les sanctuaires isiaques sont détruits à Rome, et à chaque fois reconstruits. Les débuts
de l'Empire sont caractérisés par un balancement entre tolérance et interdiction,
jusqu'à finalement laisser les mystères isiaques s'imposer, avec leurs collèges de
prêtres indépendants et leurs rituels minutieux. Isis, en mère et épouse souffrante, fut
683
R. Turcan, 1989, pp. 82-83
684
Un sanctuaire est bâti à Pouzzoles face à la mer en 105 avant J.C., et l'Iseum de
Pompéi est à situer autour d'une date similaire. (R. Turcan, 1989, p. 86)
247
très populaire parmi les femmes, d'abord les esclaves puis rapidement toutes les
classes sociales jusqu'aux matrones de l'aristocratie. Elle était la synthèse la plus
achevée du mysticisme égyptien et de la religiosité hellénistique. Polyvalente,
omnipotente, numen unicum multiformi specie686 : l'Unique et la Multiple. Déjà, avec
elle, le temps du syncrétisme était venu, puisqu'elle rassemblait à elle seule toutes les
déesses, et même tendait à s'incorporer les fonction d'Osiris687. Elle sut rassembler
aussi autour d'elle des hommes et des femmes, surtout des femmes qui se
reconnaissaient en elle et son culte mêlant la passion et l'émotion, bien plus que les
mystères de Bona Dea ou de Cérès, qui n'eurent jamais une aussi grande popularité
que ceux d'Eleusis. Les auteurs anciens ne vitupéraient alors plus sur la débauche des
femmes dans les cérémonies mystériques, mais ils se plaignaient de leur absence et de
la chasteté qu'elles leur imposaient, en vertu de la dévotion qu'elles portaient à la
déesse688. Voilà la situation d'Aebutius inversée ; le temps avait passé, et avec lui les
idées de libération des mœurs et des cultes à mystères avaient fait leur chemin jusqu'à
être acceptées, bon gré mal gré.
685
R. Turcan, 1989, p. 86
686
Apulée, Métamorphoses, XI, 5, 1
687
R. Turcan, 1989, p. 82 : "A date ancienne, Isis tendait à revêtir une souveraineté
universelle ou du moins à empiéter sur les prérogatives d'Osiris."
688
Properce, 33, 1 ; Tibulle, I, 3, 7-8