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Vivre et bien vivre

L’« animal politique par nature »


en Politiques I, 2 et III, 6
David Lefebvre

Aristote critique dans les Politiques une explication utilitariste de l’ori-


gine de la cité, celle donnée en particulier par Socrate en République, II :

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ce n’est ni la recherche d’un avantage ni le besoin qui est au principe de

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la cité ; en effet, l’être humain est « par nature un animal politique ». La

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critique aristotélicienne n’est cependant pas toujours exprimée de la même
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façon et cette célèbre formule, comme d’autres qui jouent chez le Stagirite
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le rôle de quasi-slogan philosophique, n’a pas toujours exactement le même


sens. Cela peut se comprendre car il ne faut pas sous-estimer la difficulté de
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la position d’­Aristote : il ne va pas de soi d’établir que la cité n’a pas pour
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principe le besoin et n’a pas pour fin d’assurer la conservation des êtres
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humains. On voudrait montrer ici que le philosophe modifie sa propre


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explication entre les livres I et III des Politiques : parti d’une thèse, qui est
N
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encore relativement proche du principe socratique de République, II et qui


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confère au besoin naturel un rôle moteur dans la formation des commu-


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nautés, y compris la cité, Aristote approfondit son analyse quand il établit,


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en Politiques, III, 6, que ce n’est pas le besoin ou le manque qui est à l’ori-
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gine de la cité mais un sentiment de bien-être naturellement présent dans


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la vie humaine. Paradoxalement, de la même manière que le bien-vivre est


la fin de la cité, il est d’une certaine façon aussi à son principe.

« Animal politique par nature » dans le corpus


L’expression « animal politique » se rencontre neuf fois dans le corpus
aristotélicien, sous des formes et dans des contextes différents 1. Trois fois
dans les Politiques : la première occurrence, canonique, est celle de I, 2,
1253a2-3 : «  ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον » ; et de nouveau, en 1253a7

1. Voir en annexe les textes cités et leur traduction. Dans son article célèbre, W. Kullmann
(1991) compte sept passages avec cette formule (p. 95), parce qu’il ne prend pas en compte
les deux du corpus biologique qui ne concernent en effet pas seulement l’être humain.
60 David Lefebvre

sans φύσει et avec le comparatif μᾶλλον ; puis deux livres plus loin, en III,
6, 1278b19, où l’expression est annoncée par une référence au chapitre 2
du livre I, ce qui fait penser que cette première occurrence de I, 2 est aussi
le lieu de naissance de cette expression, dans les Politiques en tout cas. En
dehors de ce traité, elle se trouve quatre fois dans les Éthiques : une fois
dans l’Éthique à Eudème, VII, 10, 1242a23 où πολιτικὸν est distingué de
οἰκονομικὸν et trois fois dans l’Éthique à Nicomaque : I, 5, 1097b11 avec
φύσει mais sans ζῷον ; VIII, 14, 1162a18 sans φύσει ni ζῷον et distingué
de συνδυαστικὸν (« qui vit en couple ») ; IX, 9, 1169b18 de nouveau sans
φύσει ni ζῷον. Au regard de la formule elle-même, ces deux occurrences
sont des cas limites, car elles affirment simplement que l’être humain est
un « être politique », ce qui pourrait n’avoir en soi aucun sens déterminé
– l’être humain peut être dit politique par nature ou par convention. Dans
ces deux passages, l’imprécision est évitée par le contexte. Dans le texte

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de EN, IX, 9, l’expression est en effet accompagnée d’un καὶ explicatif et

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d’une périphrase : « πολιτικὸν γὰρ ὁ ἄνθρωπος καὶ συζῆν πεφυκός »,

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« l’être humain est politique et vit naturellement avec les autres ». Enfin,
on trouve dans l’Histoire des animaux deux textes où le terme πολιτικὸν
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qualifie certains animaux dont notamment l’être humain : en I, 1, 488a3


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et a7 et VIII, 1, 589a2 (au comparatif : πολιτικώτερον).


Cette expression a posé deux grands types de difficultés : 1) comment
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comprendre l’adjectif πολιτικὸν dès lors qu’il est attribué par Aristote à la
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fois à des animaux et à l’être humain, lequel est lui aussi considéré comme
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un animal 2 ? 2) Que signifie la thèse elle-même selon laquelle l’être humain


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est politique par nature ? Est-ce que et en quoi le caractère naturel de la poli-
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ticité de l’être humain en est une explication ? On s’intéressera ici à cette


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seconde question, mais il peut être utile de rappeler d’abord brièvement les
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réponses apportées à la première.


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On distingue traditionnellement deux interprétations de πολιτικὸν


ζῷον 3, l’une stricte, l’autre large. Selon la première, est dit πολιτικὸν l’être
« qui vit en cité ». De ce point de vue, dire que seul l’être humain est un
animal politique signifie qu’il est le seul animal à vivre dans une cité, les
autres animaux vivant dans des communautés qui ne s’appellent cités que

2. Rappelons que πολιτικός est aussi attribué à certains animaux dans la tradition plato-
nicienne. Voir déjà chez Platon, Phédon, 82a-b ; Plotin, Traité, 15 [III, 4] 2, 28-30. Dans
les deux cas, il s’agit de l’ordre des réincarnations selon le type de vertus pratiquées. Ceux
qui ont exercé des vertus « politiques » (tempérance, justice) se réincarnent en un genre
animal « politique et doux », comme les abeilles, les guêpes ou les fourmis. L’abeille est
le prototype de l’animal politique cité aussi en Pol., I, 2, 1253a8. Voir Labarrière (1996).
3. Voir un état de la question dans Miller (1995, p. 30-31).
Vivre et bien vivre 61

de manière impropre 4. Quand Aristote emploie cette expression appli-


quée aux animaux, c’est donc de manière homonymique. Il faut alors
comprendre le second passage de Pol., I, 2 dans ce sens : l’être humain,
parce qu’il possède le langage, est plutôt politique que les autres animaux,
qui ne le sont pas 5. Le μᾶλλον introduirait une différence de nature entre
l’être humain, seul animal politique, et les animaux grégaires, qui vivent
en groupe, sans vivre en cité, parce qu’ils ne possèdent pas le logos. Cette
interprétation permet de comprendre l’opposition que l’on trouve dans
les Éthiques entre πολιτικός, qui vit en cité, et οἰκονομικός, qui vit dans
une famille, de même entre πολιτικός et συνδυαστικός, qui vit en couple,
puisque, si l’on entend πολιτικός dans un sens large, la famille et le couple
apparaissent comme des espèces ou des parties. Cette différence de nature
se justifie par le fait que l’être humain est le seul en effet à posséder certains
traits qui sont utilisés dans la vie politique (le logos et le sens de ce qui est

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beau et laid, juste et injuste 6). On peut comprendre l’expression dans un

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sens encore plus précis. Dire que l’être humain est un animal qui vit par

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nature en cité ne signifie pas pour Aristote qu’il vit dans n’importe quelle
cité, mais dans la cité telle que la conçoit Aristote, une communauté en vue
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d’une vie autarcique et heureuse, ce qui signifie qu’il possède l’ensemble


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des moyens, c’est-à-dire les puissances de l’âme, qui lui permettent de vivre
cette vie – pas seulement le logos, mais aussi le choix réfléchi ou préférentiel
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(προαίρεσις). C’est le sens, restrictif, d’un passage de Pol., III, 9, 1280a31


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et suiv. : puisque c’est en vue du bien-vivre que l’on s’assemble en cité, il


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n’existe pas de cité d’esclaves ni d’animaux, car ni les uns ni les autres ne
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participent au bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchi. Il en irait


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de même en IV, 4, 1291a10 : une cité est autarcique, or les esclaves sont
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dépendants et non autarciques, donc il n’existe pas de cité d’esclaves. En


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ce sens, l’être humain – et plus exactement l’homme libre – est un animal
politique – et il est le seul animal politique –, mais aucun animal n’est en
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tant que tel politique. Ce type d’interprétation fait bien sûr difficulté pour
comprendre les deux passages cités du corpus biologique.

4. C’est, par exemple, l’interprétation de K. Marx dans le Capital, I. Voir en ce sens aussi
notamment D. Keyt (1987, p. 60-61) qui considère que tous les passages des Politiques et
des Éthiques utilisent un sens strict et les deux textes du corpus biologique, un sens large.
En fait, les textes du corpus éthico-politique distinguent eux-mêmes un sens exclusif (« qui
vit en cité ») et un sens inclusif (où le politique réunit différents types de communautés et
désigne une sociabilité en général). Voir R. G. Mulgan (1974, p. 441).
5. Voir R. G. Mulgan (1974, p. 443), qui penche pour la traduction « plus politique » du
fait de la contradiction qu’il y aurait sinon entre ce passage et les textes du corpus biolo-
gique, comme J. Cooper (1999, p. 360-361 n. 6 [contra Bodéüs]). Voir P. Pellegrin (1990,
p. 91, n. 17).
6. Pol., I, 2, 1253a9-10 et 14-18.
62 David Lefebvre

Selon la seconde interprétation, plus large, de πολιτικός, redevable


au biological turn, puisque les êtres humains, mais aussi certains groupes
d’animaux dits « grégaires », « ἀγελαῖα » (abeilles, fourmis, etc.) sont poli-
tiques 7, le terme n’est pas à comprendre comme ce « qui vit en cité », mais,
selon le texte cité de HA, VIII, 1, au sens de ce qui vit par nature ensemble
– comme le font les animaux grégaires –, mais dans une communauté régie
ou organisée de surcroît par une « tâche unique et commune », communauté
plus importante que le couple et la famille 8. L’idée de « tâche commune »
suggère que la politicité ne se réduit pas à la grégarité, la coexistence des
individus dans un troupeau, mais repose sur la réunion d’agents œuvrant à
une seule et même activité commune. Cela peut faire supposer une certaine
organisation ou différenciation des fonctions, permettant une coopération
ou une collaboration. La prise en compte du corpus biologique par John
Cooper le conduit ainsi à trouver dans l’Histoire des animaux le sens, non

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pas premier, mais le plus général du πολιτικὸν utilisé dans les Éthiques et

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les Politiques : « The cooperative working together of all those who take

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part in it in an interlocking, differentiated, mutually supporting, single set
of activities 9. » Il est alors possible de comprendre de manière unitaire les
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différents emplois du terme, dans les corpus biologique, éthique et poli-


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tique, de comprendre pourquoi certains animaux grégaires peuvent être


dits « politiques » et comment il est possible d’établir des différences de
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degré entre animaux plus ou moins politiques, d’une part selon le niveau de
D
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complexité de la coopération autour d’un but commun, ou selon le niveau


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de perfectionnement de la division du travail ; et d’autre part, de manière


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plus fondamentale, d’après Pol., I, 2, selon la possession ou non du logos.


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C’est pourquoi l’on peut dire que l’être humain, seul animal doté du logos,
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est plus politique, « μᾶλλον πολιτικὸν », que les autres animaux, qui sont
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aussi politiques, mais moins que lui. Il existe dans ce cas des différences de
degré entre animaux politiques 10 ; l’être humain « intensifie » une condition
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naturelle qu’il partage avec d’autre animaux politiques, condition qui ne


permet donc en rien de le définir et qui ne constitue ni une essence ni un
propre 11. Dans la lecture des textes éthico-politiques, le recours aux textes

7. Voir en annexe les textes 8 et 9, extraits de l’Histoire des animaux.


8. Voir en ce sens Kullmann (1991, p. 100-101) ; Cooper (1999) ; Depew (1995, p. 156-181).
9. Cooper (1999, p. 363) ; de même, de manière moins systématique, chez Kullmann
(1991, p. 106) : « The concept of “political” is a mark of animals which as a group have
an activity in common. »
10. Voir Lennox (1999, p. 11).
11. Kullmann (1991, p. 101 ; 1993, p. 165-166 et p. 169). La politicité n’est d’ailleurs
citée comme un propre ni en Topiques, V, 4 – où le propre classiquement attribué à l’être
humain est « capable de recevoir la science » –, ni en HA, I, 1, 488b24-26, dans l’énumé-
ration des caractères distinctifs des animaux – seul l’être humain est capable de délibérer,
βουλευτικὸν, et de se remémorer, ἀναμιμνήσκεσθαι.
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biologiques a un double effet : ils accentuent une lecture naturaliste, biolo-


gique ou « biologisante » et, virtuellement, plus réductionniste de la politi-
cité de l’animal politique humain, ce qui est nettement le cas chez Wolfgang
Kullmann ; ils permettent aussi, ce qui est visible dans l’analyse de J. Cooper,
de mettre en lumière un sens unitaire à partir duquel s’éclairent les emplois
du terme dans les différents contextes. Bien sûr, on peut se demander si ce
sens est le bon ou, plutôt, si πολιτικὸν est réductible à un seul sens commun,
même très général, comme dans le texte de HA, I, 1. Ainsi, en HA, VIII,
1 (texte 9 en annexe), certains animaux sont dits en user de manière « plus
politique » que d’autres avec leurs petits à partir du moment où, plus intel-
ligents et dotés de mémoire, ils peuvent vivre avec eux plus de temps. Ce
passage, où il n’est pas question d’activité commune mais de la durée et
donc de la nature de la relation entre les parents et leurs enfants, pourrait
conduire à préciser le sens général de πολιτικὸν dégagé par J. Cooper, ou

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à en ajouter d’autres à côté 12. Il n’est pas nécessaire que tous les animaux

N
soient dits politiques pour les mêmes raisons. Comme on le voit en compa-

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rant les deux textes extraits de l’HA, selon les passages, Aristote semble attri-
buer aux animaux la politicité ou bien par le bas, c’est-à-dire en se réglant
SO

sur des propriétés minimales et sur une signification commune, ou bien


LA

par le haut, lorsqu’il utilise l’expression μᾶλλον en Pol., I, 2 ou, en HA,


VIII, 1, πολιτικὸν au comparatif, ce qui implique qu’il se règle sur une sorte
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d’échelle et sur un sens premier : l’être humain est « davantage politique »


D
S

que les autres animaux politiques et certains animaux non humains sont
N

plus politiques que d’autres (politiques eux aussi), à partir du moment où


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ils peuvent prendre soin de leurs petits plus longtemps et veiller en quelque
TI

façon à leur éducation. On pourrait penser que ces deux sens renvoient à
A
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deux aspects, ou à deux sphères, du politique, publique et privée 13, mais


BL

il n’est pas impossible que le second, qui concerne l’organisation domes-


tique en vue de l’éducation des enfants, soit réductible au premier, comme
PU

le suggère un texte de EN, VIII, 14 (texte 6).


On s’est intéressé jusqu’ici au sens de πολιτικὸν dans cette formule ;
comme on l’a vu, la difficulté vient de son rapprochement avec le terme ζῷον
et de la comparaison entre la politicité de l’être humain et celle des autres
animaux politiques. On doit constater aussi que, dans certains contextes, la
référence au ζῷον semble ne pas avoir d’importance ou, en tout cas, en avoir
moins, parce qu’Aristote ne compare ni n’oppose alors la politicité de l’être
humain et celle des autres animaux politiques. C’est le cas des deux textes
de EN, I, 5 et IX, 9 où l’expression est réduite à sa forme la plus simple, et
non polémique – ou moins polémique –, selon laquelle l’être humain est

12. Comme le fait Depew (1995, p. 171-172).


13. Voir Labarrière (1996).
64 David Lefebvre

un être « politique par nature ». Mais c’est aussi, nous semble-t-il, le cas
dans le troisième passage cité des Politiques (III, 6). Aristote se réfère alors
à la première occurrence de Pol., I, 2, parce qu’il veut, à travers la formule,
rappeler l’ensemble de sa démonstration, mais, en III, 6, la mention du
ζῷον n’a, nous semble-t-il, aucune importance. Dans ce passage, Aristote
s’appuie sur l’expression de Pol., I, 2 pour établir la « fin de la cité 14 » et
montrer, contre Platon principalement, que les êtres humains se réunissent
en cité non pour obtenir ou conserver des avantages particuliers, mais pour
le « bien-vivre ». Or, dans cette démonstration assez subtile, la référence à
l’animal ne joue aucun rôle, d’une part parce que l’être humain n’est pas
rapproché d’autres animaux, et d’autre part parce que c’est une spécifi-
cité de la vie de l’être humain – et non des animaux – qui est utilisée par
Aristote pour établir qu’il est politique non en vue d’un avantage, mais par
nature. Ce qui est démontré est que l’être humain est politique par nature ;

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la même démonstration ne vaudrait pas pour les animaux politiques, car

N
elle repose sur la thèse qu’une part de bien, de bonheur, de « joie » ou de

O
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« douceur » est présente dans la vie humaine, même réduite à la survie, à
condition que celle-ci ne soit pas trop misérable ni pénible. Il n’y a donc pas
SO

de recherche de la survie pour elle-même ; l’être humain recherche toujours


LA

le bien-vivre ou le bonheur. Ce que montre donc le passage, en dépit de


la référence à la formule générale et à Pol., I, 2, c’est qu’il existe une poli-
E

ticité naturelle propre à l’être humain. Étant donné le caractère particulier


D
S

de cette démonstration, on peut s’interroger sur son rapport réel avec le


N

texte de Pol., I, 2 auquel Aristote se réfère. On voudrait, dans ce qui suit,


O

montrer que le sens de la formule complète selon laquelle « l’être humain est
TI

un animal politique par nature » est l’objet d’un approfondissement entre


A
IC

ces deux passages. La comparaison entre les deux usages de cette formule,
BL

en Pol., I, 2 et III, 6, montre qu’Aristote lui fait dire deux choses très diffé-
rentes, sinon opposées. Dans le premier passage, la formule signifie que
PU

l’être humain fait partie du groupe des animaux qui sont par nature poli-
tiques ; elle ne porte en elle-même aucune conclusion sur la finalité de la
cité. C’est seulement parce qu’elle est immédiatement l’objet d’une préci-
sion, ou d’une correction, que l’on peut comprendre que l’être humain est
politique d’une manière absolument différente de tous les autres animaux
politiques. Dans le second passage, Aristote interprète immédiatement la
même expression comme porteuse d’un sens sur la finalité de la cité : le
« bien-vivre ». Elle comporte alors une portée anti-platonicienne que sa

14. Pol., III, 6, 1278b15-16.


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première occurrence ne possède pas ou, plutôt, ne posséderait pas autant si


Pol., III, 6 n’en explicitait de cette façon le sens 15.

Le πολιτικòν ζῷον en Politiques, I, 2


Aristote définit ici de quelle façon exactement l’être humain est « par
nature un animal politique ». Il procède, de manière frappante, par une série
de corrections et d’ajustements. L’ensemble du chapitre ne paraît pas orienté
d’abord contre Platon, mais, plutôt, contre des conceptions convention-
nalistes ou contractualistes de la cité et de la loi, non mentionnées précisé-
ment par Aristote, lesquelles sont en réalité aussi la cible des critiques et des
attaques de Platon lui-même, dans la République en particulier 16. Le point de
départ du chapitre reste au contraire platonicien – le point de départ seule-

E
ment : Aristote explique, en effet, que par nature, l’être humain n’est pas

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autarcique, qu’il ne peut pas nature vivre seul ou être autosuffisant seul 17.

N
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C’est l’origine de la croissance de la cité qui distingue Aristote de Platon :
RB
chez le second, la cité se forme à partir de la division du travail, de sorte
SO

que ni la famille ni le village n’apparaissent comme des moments ou des


niveaux de la cité ; chez le premier, la cité se forme chronologiquement après
LA

les deux premières communautés naturelles que sont la famille et le village.


E

On distingue parfois deux arguments en Pol., I, 2. Un premier moment


D

(1252a24-1253a7) porterait sur le processus de croissance naturelle qui va


S

de la « famille première », avec sa double communauté, à la cité et montre-


N
O

rait comment la cité existe « par nature » et comment l’être humain est « par
TI

nature un animal politique ». Dans le second argument (à partir de 1253a7),


A

le fait que l’être humain possède seul et en propre la parole (logos) est utilisé
IC
BL

15. Notre objet n’est pas de suggérer qu’Aristote resterait platonicien en Pol., I, 2. La diffé-
PU

rence d’interprétation donnée par Aristote à cette formule ne procède pas d’une évolution
entre telle ou telle phase de la rédaction des livres du traité, mais simplement du contexte.
Aristote s’intéresse à l’origine de la cité en Pol., I, 2 et à sa finalité en III, 6.
16. Ce que suggère aussi Kullmann (1991, p. 107). On connaît mal l’identité des défenseurs
de ces théories conventionnalistes avant Aristote. En Pol., III, 9, 1280b10-11 (DK 83 A3),
celui-ci attribue au sophiste Lycophron une définition de la loi comme « convention », c’est-
à-dire « garantie [qu’on se donne] mutuellement sur ce qui est juste » (« ὁ νόμος συνθήκη
καί, καθάπερ ἔφη Λυκόφρων ὁ σοφιστής, ἐγγυητὴς ἀλλήλοις τῶν δικαίων »), autrement
dit rien qui puisse rendre les citoyens effectivement vertueux et justes. Voir W. K. C. Guthrie
(1971, p. 139) qui évoque l’hypothèse que cette définition ne soit mentionnée par Aristote
que pour sa qualité rhétorique de brièveté. Au-delà du cas, mal renseigné, de Lycophron, ce
type de conception conventionnaliste de la loi est bien exprimé au début du célèbre discours
de Glaucon en République, II, 358e-359b. Voir le chapitre 5, « The Social Compact », de
Guthrie (1971, p. 135-147) sur les variétés de théories contractualistes au ve siècle.
17. La référence à Platon est évidente (Rép., II, 369a et suiv. ; et à Lois, III, 676a suiv.). La
communauté du point de départ entre Platon et Aristote est bien soulignée par Kullmann
(1991, p. 96).
66 David Lefebvre

comme un argument naturaliste et finaliste pour établir que l’homme est


« plus politique » que tout animal grégaire et politique. La construction
du chapitre est délicate et peut se prêter à plusieurs constructions du fait
qu’Aristote glisse d’une phase génétique, plus narrative, à une autre plus
théorique et générale 18. Il nous semble que l’on doit plutôt distinguer, d’un
côté, la genèse ou la croissance de la cité depuis son origine (1252a26-b30)
et, de l’autre, à partir de « διὸ πᾶσα πόλις φύσει ἔστιν […] » (1256b30),
un certain nombre de conclusions générales sur la cité qu’Aristote tire de
cette genèse 19.
L’analyse de la croissance de la cité elle-même nous paraît accepter le
même principe que celui que Socrate expose à Adimante en République, II :
sa naissance vient de ce qu’aucun être humain n’est autarcique et de ce que
chacun a besoin de beaucoup de choses 20. Aristote ne nous semble pas criti-

E
quer du tout ce principe de la non-autosuffisance naturelle de l’être humain.

N
Il l’applique de plusieurs façons, certes différentes de celles que l’on trouve

N
chez Platon ; il lui donne un sens particulier, qui n’est pas platonicien, et il
O
RB
en tire la conclusion générale que l’être humain est un « animal politique
par nature ».
SO

La formation de la famille dite « première » obéit à ce que l’on pourrait


LA

appeler une version structurale de ce principe de dépendance ou d’inter-


dépendance : ne peuvent exister l’un sans l’autre ni l’homme et la femme,
E
D

ni « celui qui commande » et « celui qui est commandé ». L’homme et la


S

femme ont besoin l’un de l’autre pour faire des enfants, c’est-à-dire « laisser
N

un autre identique à soi », ce qui est la finalité naturelle de leur union 21 ; le


O
TI

maître et l’esclave trouvent l’un et l’autre un même « avantage » dans leur


A

relation hiérarchique et dissymétrique 22. La distinction « naturelle » entre


IC

la femme et l’esclave obéit à un principe de spécialisation des fonctions qui


BL

suppose que la femme, l’esclave et l’homme-maître aient, chacun, une ou


PU

des fonctions distinctes (Pol., I, 2, 1252a34-b5).

18. On peut hésiter avec les différents traducteurs sur le moment où Aristote passe de l’une
à l’autre : 1253a1 pour Aubonnet (1960) ; 1252b27 pour Pellegrin (1990).
19. Nous ne prétendons pas appuyer cette distinction sur la première phrase du chapitre
(1252a24-26) car les deux verbes βλέψειεν et θεωρήσειεν ne distinguent pas deux
moments consécutifs.
20. République, II, 369a5-7 : « Γίγνεται τοίνυν, ἦν δ’ ἐγώ, πόλις, ὡς ἐγᾦμαι, ἐπειδὴ
τυγχάνει ἡμῶν ἕκαστος οὐκ αὐτάρκης, ἀλλὰ πολλῶν [ὢν] ἐνδεής. »
21. La référence au caractère naturel de la maisonnée est aussi la base de l’un des argu-
ments anti-platoniciens développée au livre II (3, 1262a14-24). Si le mâle et la femelle
sont inséparables et visent la génération d’êtres qui leur ressemblent, spécifiquement et –
pourquoi pas  ? – individuellement, la communauté des femmes et des enfants est à la fois
anti-naturelle et pratiquement impossible.
22. Pol., I, 2, 1252b34 : « διὸ δεσπότῃ καὶ δούλῳ ταὐτὸ συμφέρει. »
Vivre et bien vivre 67

La famille elle-même se forme donc en vue du quotidien ou de la vie de


tous les jours (εἰς πᾶσαν ἡμέραν, 1252b13) 23, et le village, « communauté
première formée de plusieurs familles », n’existe pas seulement en vue d’« un
besoin quotidien ». L’emploi de l’expression « χρήσεως ἕνεκεν » conduit
précisément à donner une finalité utilitaire à très court terme à la famille
et, au village, la même finalité utilitaire, mais sur un temps plus long. Le
fait qu’Aristote utilise ici cette expression ne laisse pas de doute sur la fin
qu’il donne à la réunion dans la famille et le village. C’est en effet la même
expression qu’il emploie pour désigner l’amitié dite utilitaire dans l’Éthique
à Eudème 24.
Au moment du passage de la communauté des familles dans le village à
la cité elle-même, Aristote prend acte de la finalité utilitaire des différentes
communautés antérieures, la famille et le village, l’une et l’autre nées de la

E
nécessité, c’est-à-dire du besoin, de la recherche de la survie, sur un temps

N
plus ou moins long (Pol., I, 2, 1252b27-30) :

N
O
Et la communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité dès lors
RB
qu’elle a atteint le niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète ; s’étant donc
SO

constituée pour permettre de vivre, elle permet, une fois qu’elle existe, de
mener une vie heureuse 25.
LA

La distinction entre ces deux moments est très intéressante car, comme
E
D

on le verra, Aristote ne la maintient pas toujours. Il distingue ici, en effet,


S

la finalité de la genèse de la cité, le vivre simple – c’est-à-dire, au pire, la


N

survie 26 –, de celle de l’existence de la cité : comme on le sait et comme


O
TI

Aristote le répétera, une cité n’a pas pour fin la simple vie, mais une belle
A

vie, le bonheur 27. Il n’empêche que, à ce moment de son analyse, il affirme


IC

qu’une cité se constitue en vue d’assurer la survie de ceux qui la forment, ce


BL

qui fait penser que ceux qui la forment y trouvent cet avantage et ne pour-
PU

raient pas vivre ou survivre seuls, en dehors de la cité. Ils ont besoin les uns
des autres, l’homme de la femme, le maître de l’esclave, les parties les unes
23. Voir aussi Pol., I, 4, 1253b23-25.
24. EE, VII, 12, 1244b15-17 : « ἀλλὰ μὴν καὶ τότε φανερὸν ἂν εἶναι δόξειεν ὡς οὐ
χρήσεως ἕνεκα ὁ φίλος οὐδ’ ὠφελείας, ἀλλὰ δι’ ἀρετὴν φίλος μόνος. » La formule se
rencontre au cours du développement de l’aporie qui demande si l’homme heureux aura
besoin d’ami et conduit à renverser la réponse négative initialement apportée.
25. « ἡ δ’ ἐκ πλειόνων κωμῶν κοινωνία τέλειος πόλις, ἤδη πάσης ἔχουσα πέρας τῆς
αὐταρκείας ὡς ἔπος εἰπεῖν, γινομένη μὲν τοῦ ζῆν ἕνεκεν, οὖσα δὲ τοῦ εὖ ζῆν. » Nous citons
la traduction de P. Pellegrin (1990) en rapportant donc comme lui « τέλειος à κοινωνία ».
26. Le « vivre » n’est pas synonyme de vie précaire, réduite à la survie ; c’est plus exacte-
ment une vie réduite à la recherche de ses conditions nécessaires (les biens matériels), mais
il est possible de continuer à les chercher alors qu’on les possède déjà. L’accumulation des
biens relève donc du vivre. Voir Pol., I, 9, 1257b40-1258a2.
27. Voir Pol., III, 9, 1280a31 et suiv. ; 1280b33-35, b39-40 ; VII, 4, 1326b9-10. Sur cette
distinction entre la nécessité et ce qui est une fin en soi, voir aussi Pol., VII, 10, 1329b27-30.
68 David Lefebvre

des autres. Tout au long de sa genèse, la cité vise donc la même finalité utili-
taire que la famille et le village. Comme Aristote le dit explicitement plus
loin, aucun être humain « séparé » n’est « autarcique » ; celui-ci est une partie
qui a besoin des autres parties et du tout. Une partie de la cité se caracté-
rise par le fait qu’elle peut vivre en commun et qu’elle a besoin des autres
parties parce qu’elle n’est pas autarcique (1253a26-29). La « tendance natu-
relle à la communauté » apparaît dans ce contexte (1253a29-30) comme
l’expression de cette dépendance naturelle ou de cette non-autarcie de l’être
humain, ni bête sauvage ni dieu. Ainsi l’explication de la genèse de la cité
ne nous semble pas s’affranchir du principe énoncé en République, II 28. Le
seul moment où Aristote s’écarte de ce principe est celui, fondamental mais
très bref, où il assigne à l’existence de la cité une finalité qui n’est de l’ordre
ni du besoin ni de la recherche de ce qui est nécessaire, le bonheur 29. La
seconde partie du chapitre, qui énonce cinq thèses sur la cité, ne contredit

E
N
pas ce résultat, mais en précise le sens et le problématise.

N
La première conclusion (Pol., I, 2, 1252b30-53a1) porte sur le statut de
O
RB
la cité. Celle-ci est « par nature », parce qu’elle est la « fin » des deux autres
communautés. Aristote donne deux raisons du statut final de la cité : 1) elle
SO

est fin parce qu’elle est la fin d’un processus lui-même naturel, c’est-à-dire
LA

dont les deux étapes ou moments antérieurs ont été eux-mêmes naturels. Or,
pour autant que la « nature » est la forme ou la fin d’un processus de crois-
E
D

sance continu et non entravé, processus lui-même naturel, toute cité, étant
S

la fin de ce processus, est « par nature 30 ». 2) En outre, la cité est bien une
N

fin, puisqu’elle permet l’autarcie et que l’autarcie est le « meilleur » et donc,


O
TI

à ce titre, une fin. Autrement dit, la cité est la fin que visaient confusément
A
IC

28. Ainsi, exactement comme W. L. Newmann (1887, t. II, p. 119), J. Aubonnet (1960,
BL

p. 110, n. 8) commente le « γινομένη μὲν τοῦ ζῆν ἕνεκεν » cité plus haut en écrivant sans
nuance : « Platon avait dit la même chose (Rep., II, 369d, 371b). »
PU

29. En EN, VIII, 11, 1160a11-12, Aristote semble donner une analyse exclusivement utili-
tariste et donc platonicienne de la cité, mais le δοκεῖ montre qu’il s’agit d’une opinion
rapportée qu’il ne prend pas totalement à son compte : « καὶ ἡ πολιτικὴ δὲ κοινωνία τοῦ
συμφέροντος χάριν δοκεῖ καὶ ἐξ ἀρχῆς συνελθεῖν καὶ διαμένειν » – pas totalement, en
effet, puisque si l’être humain ne se réunit pas en cité pour un avantage particulier, en
revanche la production et le partage de ces avantages sont bien visés dans le développe-
ment de la cité ; l’autarcie ne va pas sans de tels avantages. Au contraire de ce qui se passe
à l’échelle de la famille et du village, dans le cas de la cité, la communauté politique ne vise
pas seulement l’avantage présent, mais celui de toute la vie (1160a21-23).
30. La phrase « διὸ πᾶσα πόλις φύσει ἔστιν, εἴπερ καὶ αἱ πρῶται κοινωνίαι » (1252b30‑31)
ne signifie pas que la naturalité de la cité vienne par addition, transmission, contagion ou
même « transitivité » (Keyt [1987, p. 68]) de la naturalité des deux autres communautés
antérieures – la naturalité ne se transmet pas, comme le note Keyt (1987, p. 79) ; la propo-
sition d’Aristote serait donc fausse, si c’était ce qu’il pensait. L’argument d’Aristote signifie
que, s’il est vrai que ces deux communautés sont par nature, alors toute cité le sera aussi.
La naturalité de ces deux communautés premières est une condition, non une cause de
celle de la cité. Voir en ce sens Barker (1978, p. 5, n. 2).
Vivre et bien vivre 69

et les familles et les villages – confusément, parce qu’ils visaient l’autarcie


sans pouvoir l’atteindre à leur propre niveau. La fin, c’est-à-dire l’autarcie,
est donc la fin de la famille, du village et de la cité, réalisée de manière diffé-
rente à ces trois niveaux, mais seulement accessible de manière « achevée »
dans et par la cité. Si l’autarcie ne désigne pas seulement, chez Aristote,
une autosuffisance d’ordre économique ou matériel, réduite au nécessaire,
elle la désigne bien également 31. Aristote distingue l’autarcie pour le néces-
saire de l’autarcie proprement dite de la cité qui va au-delà du nécessaire 32.
Si, par conséquent, toutes les communautés ont pour fin l’autarcie, si la
genèse de la cité elle-même a pour fin le « vivre », cela signifie que, jusqu’à
un certain point en tout cas, le principe du développement de la cité est
bien, pour Aristote, la recherche de l’autarcie matérielle, et qu’il recoupe ce
que Socrate met à l’origine de la cité : personne ne se suffit à soi-même. Les
êtres humains se réunissent en cité en vue de l’autarcie et en vue du « vivre »

E
N
– c’est-à-dire d’une autarcie matérielle.

N
La deuxième conclusion (1253a1-7) est présentée comme une consé-
O
RB
quence de la thèse précédente : « la cité est par nature » ; « l’être humain est
par nature un animal politique » et celui qui est « apolitique » est un être
SO

dégradé ou meilleur qu’un être humain. La formule ne nous paraît pas avoir
LA

ici d’autre signification que celle-ci, qui conduit à donner un sens restreint à
πολιτικόν : l’être humain est un animal qui vit par nature dans des commu-
E
D

nautés (la famille et le village) qui ont pour fin la cité ; donc l’être humain
S

est « par nature un animal politique » ou dont la nature est de vivre finale-
N

ment en cité, puisque celle-ci est la vérité ou la fin des autres communautés 33.
O
TI

La troisième conclusion (1253a7-18) anticipe moins une objection (n’est-


A

ce pas réduire l’homme à la fourmi ou à l’abeille ?) qu’elle ne précise le sens


IC

de la formule précédente. Elle corrige (δὲ) la thèse antérieure et introduit la


BL

raison (διότι) pour laquelle l’être humain n’est pas politique comme le sont
PU

les autres animaux politiques, raison elle-même exposée à partir du γὰρ de


1253a9 34. Dans la mesure où la nature ne fait rien en vain, le fait que l’être
humain, seul parmi les animaux, possède le langage et la possibilité de l’ex-
pression par le langage d’un discours d’ordre axiologique, éthique ou légis-
latif, n’infirme pas la thèse politique naturaliste, mais conduit, selon nous,
à dire que l’être humain est un animal « plus politique » que tous les autres
animaux dits politiques. Si Aristote distingue ainsi l’être humain des autres

31. Voir par exemple, sur ce double sens, Mayhew (1997, p. 40).
32. Pol., VII, 4, 1326b4.
33. Si l’on accepte le rapport défini par Aristote entre les trois communautés, il n’y a pas
beaucoup de différence entre dire que l’être humain est par nature un animal « qui vit en
communauté », « κοινωνικὸν », et que l’être humain est un animal πολιτικὸν.
34. Cet enchaînement est assez naturel en grec et se rencontre chez Aristote (Métaphysique,
Λ, 7, 1072a28-29 ; Parties des animaux, III, 10, 672b27-29).
70 David Lefebvre

animaux, il ne le fait pas sortir de la nature, puisque l’argument repose sur


un principe de la téléologie naturelle auquel l’être humain est soumis. Il
consiste à dire que, si l’être humain possédait le logos sans avoir la percep-
tion du juste et de l’injuste et sans pouvoir exprimer le juste et l’injuste, la
nature aurait fait le logos en vain. L’existence chez l’être humain du logos
appelle en lui l’existence d’un objet spécifique exprimable par le logos : le
bien et le mal, le juste et l’injuste. Ce qui devient alors par finalité « poli-
tique », ce n’est pas seulement l’être humain, mais le logos lui-même. Si l’être
humain est « plus politique » que les animaux politiques parce qu’il est seul
à posséder le logos, c’est parce que, finalement, c’est le logos de l’être humain
lui-même qui est « par nature politique ». Il n’est pas d’abord destiné à un
usage théorétique, mais pratique et politique ; il est naturellement fait pour
permettre aux humains de communiquer entre eux la perception qu’ils ont
du juste et de l’injuste.

E
N
Cette explication donnée au caractère « plus politique » de l’être humain

N
est d’une nature tout à fait différente de celles données jusqu’ici par Aristote
O
RB
pour établir son caractère simplement politique. Si l’être humain est poli-
tique, c’est que, par nature, il n’est pas autarcique et cherche à atteindre le
SO

« vivre ». En revanche, son caractère « plus politique » que les autres animaux
LA

politiques est absolument sans rapport avec des besoins. Il est plus poli-
tique car il est naturellement plus adapté que les autres animaux politiques
E
D

à ce qu’est une cité. Si celle-ci est la « possession en commun » de certaines


S

valeurs, si seul l’être humain a le « sens » ou la « perception » de ces valeurs


N

et si, seul, il peut les exprimer et en discuter, alors il est « plus politique »
O
TI

que les animaux dits politiques. Cela revient à dire que si l’être humain était,
A

par nature, sans cité ou vivait en dehors d’une cité, la possession par lui du
IC

logos et de la sensation du juste et de l’injuste serait inutile – or la nature ne


BL

fait rien d’inutile. Ce raisonnement n’a aucun rapport avec le principe socra-
PU

tique du caractère non autarcique de l’être humain. Il ne fait pas reposer la


politicité de l’être humain sur un besoin, mais sur un principe de téléologie
naturelle appliquée à la possession naturelle par l’être humain de certaines
fonctions intellectuelles. Le caractère particulier de cet argument a conduit
certains commentateurs à considérer qu’il conduirait en réalité Aristote à
détruire la naturalité de la cité. C’est le cas notamment de David Keyt selon
lequel Aristote distinguerait ici la raison pratique et l’instinct ou la nature.
C’est par nature que l’homme est un animal politique, mais s’il est « plus
politique » que les autres animaux, il ne le doit pas à une tendance naturelle
ni à un instinct, mais à sa raison et à l’habitude. Cet argument ferait donc
basculer la cité dans l’ordre des productions techniques et artificielles 35. Sur ce

35. Voir Keyt (1987, p. 73 et 79). Pour ce dernier, Aristote échoue à établir la natura-
lité de la cité et Pol., I, 2 démontre en réalité plutôt qu’elle est une production artificielle.
Vivre et bien vivre 71

dernier point, l’argument suivant montre que, chez Aristote, la naturalité


n’est pas exclusive d’un recours à l’art ; bien au contraire, on le verra plus
loin : l’art achève la nature. Pour le reste, l’interprétation de D. Keyt, qui
le conduit à voir, dans ce passage, l’apparition d’une scission entre la nature
et la raison pratique, le biologique et le rationnel, est commune à plusieurs
interprètes, dont W. Kullmann ; nous verrons plus bas qu’elle est à la base
d’une dissociation, introduite dans le texte d’Aristote, entre la recherche du
vivre ou de la survie – rapportée au biologique et à l’instinct – et la pour-
suite du bien-vivre ou du bonheur – qui dépendrait cette fois de la raison
pratique et serait seule proprement humaine –, dissociation qu’évite juste-
ment, ou refuse, l’analyse de Pol., III, 6.
Selon la quatrième conclusion (Pol., I, 2, 1253a18-29), la cité, qui est
chronologiquement postérieure à certaines communautés, est néanmoins

E
par nature « antérieure » à la famille et à chaque être humain, puisqu’elle est

N
la nature ou la fin des communautés antérieures, comme le tout achevé est

N
premier par rapport à ses parties. Ce qui conduit par un autre chemin au
O
RB
même résultat : l’être apolitique n’est pas humain – mais une bête sauvage
ou un dieu –, et l’être humain n’est plus un être humain que par homo-
SO

nymie, s’il est en dehors de la famille et de la cité.


LA

La cinquième conclusion (1253a29-38) justifie l’excellence du premier


législateur et les honneurs qui lui sont généralement attribués. Elle répond
E
D

donc aussi à une objection. Comment comprendre que l’on rende des
S

honneurs au premier législateur de chaque cité, si celle-ci est le résultat


N

d’une « tendance naturelle » (« φύσει μὲν οὖν ἡ ὁρμὴ […] », 1253a29) ? Si


O
TI

la cité résulte d’une telle tendance, pourquoi ne se forment-elles pas toutes


A

seules, comme le feu monte, et pourquoi l’histoire a-t-elle retenu le nom


IC

de législateurs, auxquels Aristote consacre le livre suivant ? Sa réponse ne


BL

le pousse pas à sortir de sa position naturaliste. L’être humain naît avec des
PU

armes ambivalentes, dont le logos ; il peut donc être aussi le plus sauvage des
animaux. Le législateur n’est pas un artisan qui interromprait ou contrarie-
rait un développement naturel, mais celui qui oriente ce dernier ou l’aide
à parvenir à sa fin, la cité, condition de l’autarcie et de la vie heureuse 36.
On peut maintenant distinguer deux grands types d’explication de la
politicité par nature de l’être humain : 1) l’être humain n’est pas autosuf-
fisant et il a donc une « tendance » naturelle à se réunir en communauté
(la famille, le village, la cité) pour vivre. 2) L’être humain vit en commu-
nauté, car il est par nature doté des moyens (le sens du juste et de l’injuste,
le logos) qui rendent possible la vie en communauté (la famille, le village,

36. Sur cette manière dont l’art (politique) achève ce que la nature a laissé incomplet, voir
Protreptique, 13 Düring et Pol., VII, 17, 1337a2.
72 David Lefebvre

la cité). S’il ne vivait pas dans une communauté, la nature l’aurait pourvu
de ces puissances en vain. Or celle-ci ne fait rien en vain. En vivant dans
une cité, il vit donc conformément à sa nature, il ne la contrarie pas, mais
la réalise. Si, comme on l’a vu, la seconde explication est étrangère au prin-
cipe socratique, en revanche la première y obéit. Ce n’est pas parce que la
cité est par nature, comme les autres communautés antérieures, la famille
et le village, qu’elle ne répond pas à des besoins. La vie des abeilles est une
vie politique, comme celle des fourmis, et il est à la fois vrai de dire que la
fourmi est « par nature un animal politique » – aucune fourmi ne vit de
manière isolée ; aucune fourmi n’est autarcique – et que la vie en fourmi-
lière lui apporte des avantages, parce qu’aucune fourmi ne pourrait vivre
seule et que chacune a besoin des autres et de l’organisation du travail dans
la fourmilière pour survivre. La seule différence est que le principe socra-
tique ne mobilise pas la notion de la nature. La cité apparaît donc comme

E
N
la réponse à des besoins et non comme la réalisation d’une nature.

N
Chez Aristote, la cité répond aussi à des besoins, puisqu’elle est en vue
O
RB
du vivre, mais la nature apparaît comme un intermédiaire entre la cité (ou
toute communauté) et l’être humain. L’être humain vit en communauté
SO

(famille, village, cité), parce qu’il est dans sa nature de vivre ainsi, parce
LA

que celle-ci n’est pas autarcique. En vivant en communauté, l’animal poli-


tique accomplit donc sa nature. Mais il n’empêche que l’être humain n’est
E
D

pas autarcique et a pour cela une tendance à vivre en cité. On peut ainsi
S

identifier une sorte de tension entre les deux thèses suivantes, la natura-
N

lité des besoins et les besoins eux-mêmes. Dire que l’être humain est « par
O
TI

nature un animal politique » signifie qu’il ne se réunit pas en cité pour un


A

avantage particulier ; on ne peut même pas dire qu’il soit non autarcique,
IC

simplement il vit par nature en cité, comme les abeilles dans une ruche. Il
BL

serait absurde de dire qu’une abeille vit dans une ruche pour répondre à
PU

des besoins. De même, ce n’est pas parce que l’être humain a des besoins
qu’il vit en cité. En même temps, il est vrai de dire que l’être humain à des
besoins et n’est pas autosuffisant. La genèse de la famille, du village et de la
cité est pour cela « en vue du vivre » (1252b29-30). On ne peut donc pas
dire simplement que si l’être humain vit en cité, c’est parce que telle est sa
nature ou parce qu’il est un animal politique. S’il ne retirait aucun avan-
tage de la vie politique pour sa vie, il ne vivrait pas en cité, ce que prouve le
fait qu’Aristote répète que la genèse de la cité a pour fin la vie ou la survie.
La tension entre ces deux thèses rend le résultat du chapitre incertain.
En effet, l’explication téléologique de la politicité de l’être humain – selon
laquelle l’homme est « plus politique » que n’importe quel animal poli-
tique – s’écarte résolument de la perspective socratique ou platonicienne
de République, II. En revanche, la première explication – l’homme est un
Vivre et bien vivre 73

« animal politique par nature » – ne permet pas vraiment de comprendre


en quoi Aristote s’écarte du principe socratique : 1) en communauté, l’être
humain réalise sa nature, mais sa nature est de ne pas être autarcique et
d’avoir des besoins, 2) donc il vit finalement en communauté pour satisfaire
ses besoins naturels. Cette seconde thèse est fausse, ou du moins insuffisante,
pour Aristote, mais à l’échelle de Pol., I, 2, peut-on y échapper ? Ou plutôt,
peut-on échapper à un balancement du type : l’être humain est un « animal
politique par nature » – car il est par nature un être non autarcique qui vit
en communauté pour vivre ou survivre –, mais « l’être humain est un animal
« plus politique » que les autres animaux politiques » – car, seul, il possède
l’équipement psychique qui rend possible la vie politique, c’est-à-dire pas
seulement la vie, mais la vie bonne. Ce balancement nous semble identifié
par Aristote lui-même dans la phrase citée plus haut : « γινομένη μὲν τοῦ
ζῆν ἕνεκεν, οὖσα δὲ τοῦ εὖ ζῆν » (1252b29-30). Le dernier membre de

E
N
cette phrase a retenu à juste titre l’attention des commentateurs : si la cité

N
se développe en vue de la vie – ce que Jules Tricot 37 traduit brutalement par

O
RB
« besoins vitaux » –, elle existe en vue de la vie bonne, c’est-à-dire le bonheur.
Mais comment expliquer ce passage d’une finalité à l’autre, de celle pour-
SO

suivie au cours du développement de la cité à celle visée une fois que la cité
LA

est constituée et existe ? Les commentateurs ont considéré à juste titre que
la vie devait être la fin visée par les premières communautés (la famille et le
E

village) et la vie bonne, celle de la cité elle-même, ou encore que la vie était
D
S

la fin visée de manière immédiate par les êtres humains, tandis que la vie
N

bonne était celle que la cité elle-même, une fois formée, pouvait apporter
O

finalement et en plus aux humains, sans qu’elle ait été jamais recherchée par
TI

eux, autrement que de manière inconsciente. Visant la survie, l’être humain


A
IC

rencontrerait dans la cité – quelle surprise ! – la possibilité d’être heureux 38.


BL

Cette interprétation est vraisemblable, car, si l’on comprend de manière chro-


nologique la genèse de la cité, on ne voit pas comment les êtres humains
PU

pourraient, avant que la cité autarcique n’existe, avoir le pressentiment de


ce qu’elle permet. Si la cité est antérieure car elle est la fin du processus, elle
est postérieure chronologiquement. C’est donc après coup que l’être humain

37. Tricot (1977).


38. Voir, par exemple, Aubenque (1980, p. 213) : « […] par une sorte de ruse de la raison,
la cité, issue de besoins économiques, satisfait de surcroît, à une finalité en quelque sorte
transcendante, puisque c’est la cité qui doit permettre à l’homme de réaliser sa perfec-
tion » – « perfection » qui réside pour P. Aubenque dans la vie contemplative. De même
Pellegrin (2012, p. 563) : « The coming to be of the city is the effect of what Hegel would
call a ‘ruse of reason’, because the city is not the conscious goal at which the people who
established it were aiming. For it is for the sake of living that people gather, and they do
their best to live better and better (Pol., 1252b29), but the city offered them, in addition,
access to ‘living well’–though they had neither looked for nor anticipated that end. » Voir
aussi Pellegrin (1990, p. 31).
74 David Lefebvre

se rend compte que la cité n’est pas seulement le moyen de répondre à ses
besoins, mais aussi le milieu où il peut actualiser des puissances qui reste-
raient sinon inemployées et bien vivre, c’est-à-dire être heureux. Mais c’est
l’être humain qui vise progressivement deux fins différentes, parce que sa
« nature politique » s’actualise progressivement.
À l’échelle de Pol., I, 2, les visées du vivre et du bien-vivre sont donc
conçues comme deux visées successives : la première, atteinte dans la famille
et le village, servant la réalisation de la seconde. On peut considérer au
mieux, selon la logique de la « ruse », que l’être humain vise sans le savoir
le bien-vivre, alors qu’il cherche avant tout la survie. Cependant, l’usage de
l’expression hégélienne de « ruse de la raison » ne convient pas absolument
car si « ruse de la raison » il y a, c’est que la raison réalise quelque chose au
moyen de désirs individuels qui n’auraient pas spontanément désiré cette

E
chose. Or, on peut se demander si les êtres humains n’auraient pas pu davan-

N
tage désirer le bonheur accessible dans la cité que la simple vie ou survie

N
permise à l’échelle de la famille ou du village. La ruse de la raison de Pol., I, 2
O
RB
suppose au contraire que l’être humain vise la vie et même la survie, avant de
pouvoir rencontrer et de pouvoir viser la vie bonne. Comme nous le disions
SO

plus haut, Aristote ne raisonne pas toujours de cette façon. Pol., I, 2 repré-
LA

sente un certain type d’articulation de la survie à la vie bonne, du vivre au


bien-vivre : l’être humain désire l’un, puis l’autre. En Pol., III, 6, Aristote
E
D

revient sur ce point et articule différemment le désir de la vie et du bien-


S

vivre : l’être humain désire toujours et d’emblée la vie bonne.


N
O
TI

Le πολιτικòν ζῷον en Politiques, III, 6


A
IC

L’objet direct de ce texte est de définir « la fin de la cité » (Pol., III, 6,


BL

1278b15-20). À partir d’une référence à la même formule, « l’être humain


PU

est par nature un animal politique », Aristote définit de manière plus expli-
cite, plus rigoureuse et plus radicale la fin et aussi l’origine de la cité. Il expose
les thèses suivantes, qui sont présentées comme des conséquences de cette
expression 39. 1) Les êtres humains désirent vivre ensemble, même s’ils n’ont
pas besoin les uns des autres. 2) Si l’avantage commun les réunit, c’est seule-
ment pour autant qu’il permet d’accroître la part de bonheur. 3) La fin de
la cité est le bonheur. 4) S’il est vrai qu’ils se réunissent et vivent ensemble
pour vivre et non pour vivre bien, cela ne signifie pas que la fin de la cité
soit le simple fait de vivre, car il y a du bien-vivre dans le vivre lui-même et,
dans une certaine mesure, dans toute vie. Ce qui le montre est l’attachement

39. Le texte est reproduit et traduit en annexe. Voir une analyse très claire du passage dans
Simpson (1998, p. 149).
Vivre et bien vivre 75

des êtres humains à la vie. L’être humain vise donc toujours le bien-vivre,
et, dans une certaine mesure, il en a toujours une part 40.
Aristote affiche clairement ici, mais ici seulement, son opposition à la
thèse platonicienne sur l’origine de la cité. En République, II, Platon met au
principe de la croissance de cette dernière, d’une part le fait que personne
n’est autarcique, d’autre part le fait que l’adjonction d’un service, d’un avan-
tage ou d’une fonction produit progressivement la cité. Aristote accepte en
réalité la thèse, mais il n’en conclut pas que les êtres humains se réunissent
en cité pour échanger des avantages ou pour les conserver. Il défend une
position apparemment paradoxale selon laquelle l’être humain n’est pas
par nature autarcique ou autosuffisant, a donc une « tendance naturelle »
à se réunir en cité, mais ne le fait pas pour obtenir un avantage matériel.
L’autarcie ou la progression dans l’autarcie est donc une condition de la cité,

E
mais ce n’est pas sa fin ni celle des êtres humains quand ils se réunissent en

N
cité. Aristote soutient ici, en effet, que, même si les hommes se réunissent

N
pour vivre et non pour bien vivre, ce qu’ils cherchent dans la vie n’est pas la
O
RB
survie elle-même, mais le bien-vivre qui reste perceptible et recherché, dans
une certaine mesure, même dans une vie pénible. L’avantage ou l’utilité n’est
SO

donc jamais la fin ni de la genèse de la cité, ni de la cité elle-même. Il est


LA

remarquable que l’expression selon laquelle « l’être humain est un animal


E
D

40. Nous ne partageons pas l’interprétation que W. Kullmann (1991, p. 102) propose de
S

ce texte. Ce dernier considère que, dans ce passage, Aristote assigne deux « facteurs » à
N

l’origine de la cité : le désir de vivre ensemble, « facteur biologique » qui « rattache l’être
O

humain aux animaux grégaires » et la « recherche consciente, spécifiquement humaine


TI

de l’avantage et du bonheur » (nous traduisons). Cette distinction ne convient pas exac-


A

tement au passage. Aristote nous paraît plutôt distinguer, d’un côté un désir de vivre
IC

ensemble qui est un désir de vivre indissociable d’un désir de bien vivre, et de l’autre une
BL

recherche de l’avantage, qui a pour limite ou mesure, la contribution de cet avantage au


bien-vivre ensemble. W. Kullmann distingue très fortement, d’un côté un désir de vivre
PU

« inconscient », propre à tous les vivants dotés de l’âme végétative, et de l’autre l’élément
conscient dans la recherche de la fin : voir Kullmann (1991, p. 103 et n. 29) et id. (1993,
p. 171), où il distingue dans la formation de la cité l’élément instinctif, ὁρμή, et l’élément
rationnel, λόγος. W. Kullmann écrit même que, dans ce texte de Pol., III, 6, « seul l’ins-
tinct social suffit déjà à créer une communauté politique », instinct « semblable à l’instinct
de procréation » (ibid., p. 170), alors que, en Pol., I, 2, Aristote maintenait la combinaison
entre les deux éléments, le naturel (l’instinct de survie) et le rationnel (le choix rationnel
et volontaire de la vie heureuse), comme le montre la fameuse phrase citée plus haut de
1252b29-30, où Kullmann voit la trace de ce qu’il appelle la « double explication » (ibid.,
p. 172), l’instinct et la « superstructure rationnelle » (ibid., p. 175). Selon nous, l’origina-
lité du passage est qu’Aristote cherche à ne pas distinguer désir du vivre et du bien-vivre
(le naturel du rationnel dans le vocabulaire de W. Kullmann), car dans tout désir de vivre,
il y a un attachement à un bien-vivre : autrement dit, l’être humain ne désire jamais seule-
ment vivre, mais aussi et toujours bien vivre. Si l’on considère que le désir du bien-vivre
n’est pas accessible aux autres animaux – que l’être humain –, Aristote chercherait donc
plutôt dans ce passage de Pol., III, 6, à « dé-biologiser » le désir politique naturel de l’être
humain, ou à donner un statut particulier au désir biologique de l’être humain pour le vivre.
76 David Lefebvre

politique par nature » véhicule aussi cette thèse pour Aristote. Elle signifie
donc à la fois 1) que l’être humain, étant non autarcique par nature, est par
nature politique et 2) que l’être humain ne cherche pas un avantage parti-
culier dans la cité mais le bien-vivre. Vivre bien consiste naturellement et
immédiatement pour l’être humain à vivre en cité.
L’expression est ainsi, dans ce passage, l’objet d’une nouvelle interpréta-
tion qui extrait complètement la cité de la logique des besoins et, donc, de
l’explication socratique de cette dernière. Comme on l’a vu, en Pol., I, 2,
la formule « animal politique » pouvait parfaitement être comprise encore
comme exprimant la nature non autarcique de l’être humain : animal poli-
tique, parce qu’animal ayant naturellement des besoins. Ici, au contraire,
on doit comprendre que si l’être humain est par nature un animal poli-
tique, cela signifie qu’il désire et aime vivre en cité naturellement, parce

E
que cela lui est naturel et non parce qu’il y serait contraint ou poussé par la

N
satisfaction de besoins. Si elle est l’objet d’un désir, la vie en cité constitue

N
donc pour l’être humain un plaisir spécifique et intrinsèque, qui n’est pas
O
RB
consécutif à l’­obtention d’avantages dans la cité. Ce texte pousse aussi loin
que possible un processus d’exclusion de toute explication utilitaire d’at-
SO

tachement à la vie politique. Même lorsque les hommes désirent vivre en


LA

communauté pour satisfaire leurs besoins vitaux – or il n’est pas niable qu’ils
puissent désirer le faire –, ils trouvent une part de bonheur dans cette vie, ce
E
D

qui confirme qu’ils désirent toujours, quoi qu’il arrive en fait, le bien-vivre,
S

quel qu’il soit, et non la seule obtention d’avantages. Le signe empirique


N

utilisé par Aristote accentue ce point. Si la vie elle-même n’est pas excessive-
O
TI

ment malheureuse, il existe toujours une « part de bien dans le seul fait de
A

vivre », et le fait que la plupart des êtres humains, alors même que leur vie
IC

est douloureuse et qu’ils souffrent, supportent ces souffrances et ne quittent


BL

pas la vie, montre qu’ils trouvent en dépit de tout dans le vivre lui-même
PU

une certaine « joie » et une « douceur naturelle », c’est-à-dire intrinsèque au


vivre lui-même 41. Ce que pointe Aristote n’est pas qu’il y a de l’amertume
dans tout plaisir ou du plaisir dans l’affliction, mais qu’il est impossible de
supprimer une certaine douceur présente dans le fait même de vivre, quelle
que soit l’activité en laquelle vivre consiste, pour les hommes vertueux ou
vicieux. Aristote ne dit pas autre chose en EN, IX, 9 quand il explique
pourquoi l’ami est une chose désirable même pour l’homme heureux 42 : la

41. Le terme traduit par « joie », εὐημερία, désigne le plus souvent la prospérité ou la
santé florissante du corps, par exemple, en Pol., V, 8, 1308b24 ; V, 11, 1313b37 ; VI, 8,
1322b38 ou EN, I, 9, 1099b7 et X, 9, 1178b33, etc. Quant au terme traduit par « douceur »,
γλυκύτης, affection du goût qui désigne la douceur, opposée à l’amertume, c’est ici son
seul emploi métaphorique dans le corpus.
42. Voir notamment EN, IX, 9, 1170a19-b8 et Brague (1988, p. 136-137). On peut
compléter ce texte par EN, X, 4, 1175a10-17 : le moyen terme qui explique pourquoi la
Vivre et bien vivre 77

prémisse de la démonstration est que vivre – et non le bien-vivre – est une
chose bonne et agréable ; la vie ou le simple fait de vivre est donc désirable
en soi-même. C’est peut-être sur ce point qu’Aristote finit par s’opposer
le plus nettement à Platon. Deux anthropologies se confrontent en effet :
l’être humain n’est plus ici envisagé comme un être de besoins, mais il est
naturellement dans le bien-être, et non dans le manque ; la cité ne provient
donc pas de la nécessité de satisfaire des besoins, mais, pour ainsi dire, de
l’épanouissement ou de l’intensification d’un plaisir de vivre et d’être en
acte naturel à l’être humain.
Ce passage de Pol., III, 6 articule donc le rapport entre le vivre et le bien-
vivre différemment de Pol., I, 2 : il ne peut plus être question ici de « ruse de
la raison », puisque l’être humain vise toujours le bien-vivre, même lorsqu’il
cherche apparemment le simple vivre. Selon Pol., III, 6, il n’y a plus deux

E
phases successives, distinguées par l’accès au confort matériel de l’autarcie,

N
la recherche de la survie, puis la recherche du bonheur : l’être humain ne

N
recherche jamais rien d’autre que le bien-vivre et il ne peut pas faire autre-
O
ment, car il existe une douceur naturelle dans le vivre.
RB
SO

Le bien-vivre au principe
LA
E

Pour W. Kullmann, comme on l’a vu plus haut 43, l’existence des cités


D

n’a pas une mais deux explications : d’un côté une tendance naturelle,
S

« ­génético-biologique », de l’autre le choix rationnel du bien-vivre, se gref-


N
O

fant, dans le cas de l’être humain, sur cette tendance naturelle, commune
TI

finalement à tous les animaux politiques. Pour reprendre la fameuse phrase


A

citée de Pol., I, 2, 1252b29-30, cette tendance naturelle à la survie est à


IC

l’origine de la genèse de la cité, mais c’est par un choix rationnel que la cité,
BL

une fois qu’elle existe, vise le bien-vivre, le bonheur. Comme on l’a vu 44,
PU

Pierre Aubenque et Pierre Pellegrin articulent un peu différemment ces deux


moments du devenir et de l’être : si l’être humain vise la survie, il rencontre,
sans l’avoir voulu consciemment, le bonheur, que seule la cité lui permet. Il
nous a semblé que ces deux moments pouvaient être articulés d’une autre
manière et qu’ils l’étaient en effet par Aristote lui-même. Si l’on en reste à
Pol., I, 2, ce dernier nous paraît exploiter le principe socratique du besoin
pour expliquer la genèse des différentes communautés et de la cité : si l’être
humain a une tendance naturelle à vivre en communauté, c’est qu’il ne

vie est désirable est qu’elle est un certain acte, celui de percevoir, de penser ou n’importe
quel type d’acte qu’aime de préférence un être humain. Nous nous permettons de renvoyer
sur ce point à Lefebvre (2011).
43. Voir supra note 40, p. 75.
44. Voir supra note 38, p. 73.
78 David Lefebvre

peut pas vivre seul de manière autarcique et cherche donc à répondre à ses
besoins vitaux et naturels par la vie en communauté (famille, village, cité).
Dire que l’être humain est « par nature un animal politique » ne signifie pas
qu’il soit politique sans raison mais que le politique est sa manière propre et
naturelle de répondre à ses besoins et de les satisfaire. De ce point de vue, le
vivre reste le seul horizon et la seule finalité de la genèse de la cité. Comme
le suggère l’expression de « ruse de la raison » utilisée par P. Aubenque et
P. Pellegrin, le bien-vivre apparaît comme un effet inattendu, obtenu par l’être
humain dans la cité, et non comme une fin initialement visée par celui-ci ;
c’est seulement sous l’effet d’une contrainte naturelle que l’être humain se
met en société et c’est dans la cité qu’il rencontre le bonheur 45. Mais pour-
quoi brutalement le bien vivre devient-il une fin ? Est-ce une conséquence
de l’autarcie complète acquise par la cité (1252b27-29) ?

E
L’interprétation de W. Kullmann, encore une fois, consiste à faire dépendre

N
le bien-vivre d’un autre principe, non pas d’un besoin naturel, mais d’un

N
choix de la raison permis par la possession du logos et le sens de la justice
O
RB
et du bien qui, l’un et l’autre, « intensifient » la politicité naturelle de l’être
humain. Ce logos et ce sens de la justice sont aussi naturels, mais W. Kullmann
SO

distingue bien dans son analyse deux « explications » ou deux « facteurs » :


LA

la nature et la raison, le biologique, le génétique et le rationnel conscient.


On serait donc justifié à conclure que, pour lui, le bien-vivre ne relève pas
E
D

d’une tendance naturelle. Le passage de Pol., III, 6 montre qu’Aristote s’est


S

justement arrêté sur cette difficulté : approfondissant le sens de la politi-


N

cité naturelle de l’être humain, il met en lui un désir naturel du bien-vivre,


O
TI

apportant ainsi une alternative aux deux interprétations mentionnées. Le


A

bien-vivre n’est pas une fin rencontrée à un certain moment de la croissance


IC

de la cité, lorsqu’elle a atteint le seuil de l’autarcie complète, fin rencontrée


BL

mais qui n’est pas initialement visée par l’être humain ; il n’est pas non plus
PU

l’objet d’un choix rationnel mais second, comme le suggère W. Kullmann


en s’appuyant sur le fait que c’est grâce au logos que l’être humain est « plus
politique » que les autres animaux politiques. Le bien-vivre est, selon le
texte de Pol., III, 6, l’objet d’un désir immédiat et naturel de l’être humain,
consubstantiel au désir de vivre lui-même. Il n’y a donc pas chez l’être
humain de désir de vivre indépendant d’un désir de bien-vivre. Ce dernier
est tout aussi naturel que celui de vivre ; les êtres humains ne se réunissent
pas en communauté et en cité, contraints par la survie, pour vivre, mais
immédiatement pour bien vivre.

45. P. Pellegrin (1990, p. 31) écrit ainsi pour commenter la même phrase de Pol., I, 2,
1252b29-30 : « Même si sa condition naturelle infirme contraint l’homme à rechercher
la société de ses semblables pour survivre, cette stratégie de la survie ne dévoile pas l’es-
sence de la cité. »
Vivre et bien vivre 79

Ce passage de Pol., III, 6 permet aussi de clarifier une équivoque que


dissimule l’expression centrale de Pol., I, 2. Il existe en effet une ambiguïté
dans l’expression : l’être humain est un « (x) par nature », avec une variable
(x) pouvant être remplacée par « théorétique » « mimétique », ou « poli-
tique » 46. Si l’on dit que l’être humain est (x) par nature, cela peut vouloir
dire en effet les choses suivantes :
(a) que (x) appartient à sa nature ou encore que (x) est « dans les gènes »
de l’être humain, que l’être humain est « génétiquement » (x) 47.
(b) que l’être ne fait pas (x) pour en retirer un bénéfice quelconque ni
par utilité.
(c) que l’être humain fait (x) pour (x) lui-même.
(d) que l’être humain fait (x) pour (x), c’est-à-dire parce qu’il en retire
un plaisir intrinsèque, gratuit et non utilitaire.

E
N
Ces différentes explications se mélangent souvent dans l’idée que l’être

N
humain est par nature (x), c’est-à-dire, pour ce qui nous occupe, politique.

O
Ainsi, l’on peut se demander si Aristote distingue (c) de (d) : accomplir une
RB
action (x) pour elle-même n’est-ce pas toujours l’accomplir parce que l’on y
SO

trouve un plaisir intrinsèque ? Réaliser une action pour elle-même signifie


que la fin est dans l’acte et non en dehors ; c’est donc l’acte lui-même qui
LA

est une fin et c’est donc aussi lui qui serait agréable ou plaisant, à condi-
E

tion que l’action le soit. Cependant l’action courageuse au moins est un


D

exemple d’acte beau et noble, qui est pour son agent une fin en soi sans
S
N

être agréable 48. On peut s’accorder aussi sur le fait qu’Aristote conclut de


O

­l’absence de finalité utilitaire (b) à (c) ou à (d). Si l’on n’accomplit pas une


TI

action pour en retirer une utilité extérieure, on le fait alors pour cette action
A

elle-même ou bien aussi pour le plaisir que l’on retire en accomplissant


IC

cette action. Mais comment articuler la nature, surtout interprétée comme


BL

le fait W. Kullmann, avec (b), (c) et (d). On peut poser au moins les deux
PU

questions suivantes : 1) si une conduite est inscrite « dans les gènes », pour
reprendre l’expression de W. Kullmann, de l’être humain, cela implique-t-il
qu’il en retire un plaisir intrinsèque 49 ? 2) Un tel type d’action est-il néces-
sairement dépourvu d’utilité pour l’agent ?

46. W. Kullmann (1993, p. 168) étend explicitement le raisonnement au « désir de connais-


sance » en pensant à Méta., A, 1 et à la nature mimétique de l’homme en Poétique, 1448b5-7.
47. Ces termes (« gènes » et « génétiquement ») sont empruntés aux deux articles cités de
Kullmann (1991 et 1993).
48. Voir notamment Méta., Θ, 6, 1048b18-35 ; 8, 1050a34-b2 et EN, III, 12, 1117a33-
b16 (en particulier b15-16 : « οὐ δὴ ἐν ἁπάσαις ταῖς ἀρεταῖς τὸ ἡδέως ἐνεργεῖν ὑπάρχει,
πλὴν ἐφ’ ὅσον τοῦ τέλους ἐφάπτεται »).
49. W. Kullmann (1993, p. 168) articule les deux : « La doctrine d’Aristote affirmant que
l’homme désire la connaissance pour elle-même n’est pas un postulat quelconque, mais se
fonde au contraire sur les observations du biologiste et de l’anthropologue. »
80 David Lefebvre

1) Kullmann utilise le vocabulaire génétique sans que cela induise en


erreur, jusqu’à un certain point. En remplaçant nature par « gène », il fait
voir que la politicité appartient à l’être humain en tant qu’espèce ; cela permet
de comprendre que, comme le signale Aristote par deux fois 50, certains indi-
vidus puissent ne pas vivre en cité ni même en communauté sans que cela
invalide la thèse générale. La notion de gène ne permet pas de comprendre
en revanche en quoi la naturalité du caractère politique de l’être humain
ferait de la vie politique une fin en soi, voire un plaisir. Est-ce le cas selon
Aristote ? Tout ce qui est accompli par l’être humain parce que cela appar-
tient à sa nature est-il nécessairement une fin en soi et une conduite qui lui
procure un plaisir intrinsèque ? Aristote lie le plaisir avec l’activité conforme
à la nature : il n’est pas un devenir vers une nature, mais « l’activité d’un état
conforme à la nature 51 ». Mais ce qu’Aristote entend par « nature » dans ce
contexte peut varier. Il peut s’agir de la nature d’un groupe ­zoologique. Au

E
N
début de HA, VIII, 1, pour expliquer la variété des modes d’alimentation,

N
Aristote la fait dépendre de la « matière » dont les animaux sont constitués

O
RB
et à partir de laquelle s’effectue leur croissance : chaque espèce animale
cherche donc pour se nourrir ce qui est conforme à sa nature propre et y
SO

trouve du plaisir, car « ce qui est conforme à la nature est agréable » (589a8)
LA

et chaque espèce en visant le plaisir, visera donc aussi ce qui lui convient par
nature 52. En Pol., VIII, 7, Aristote explique que, chez l’être humain, cette
E

nature varie en fonction de l’éducation et des goûts, ce pourquoi des gens


D
S

« grossiers » dont l’âme a été détournée de son état naturel peuvent prendre
N

du plaisir à une musique elle-même corrompue, car « ποιεῖ δὲ τὴν ἡδονὴν


O

ἑκάστοις τὸ κατὰ φύσιν οἰκεῖον », « ce qui produit le plaisir de chacun


TI

est ce qui est approprié à sa nature 53 ». La vie politique, naturelle à l’être


A
IC

humain, lui est donc agréable, du moins à ceux des êtres humains qui ne
BL

sont pas dénaturés, qui ne sont ni des êtres « dégradés », ni des surhommes.
On notera cependant qu’Aristote ne dit pas exactement cela en Pol., I, 2,
PU

car il soutient, dans ce chapitre, la thèse que l’être humain est « par nature
un animal politique » qui ne vise pas immédiatement le bonheur, mais en
rencontre progressivement la possibilité dans la cité à laquelle sa nature le
destine. Par conséquent, il ne peut prendre pour fin un plaisir, celui de la vie
politique, qu’il ne connaît pas ; sa fin est simplement la survie, génératrice
50. Pol., I, 2, 1253a3-7 et a27-29.
51. EN, VII, 13, 1153a14 : « ἐνέργειαν τῆς κατὰ φύσιν ἕξεως. »
52. Au sein de la biologie d’Aristote, cette règle n’est pas sans exception. Théophraste, dans
sa Métaphysique, utilise le cas, déjà relevé par Aristote, de la reproduction et de la ponte
des hérons, supposées être douloureuses, pour mettre en lumière les limites de la finalité
de la nature : quoique naturelle et visant une fin naturelle (laisser un autre semblable à
soi), la reproduction du héron est douloureuse. Voir Aristote, HA, IX, 1, 609b23-25 et
Théophraste, Métaphysique, 10b14-15.
53. Pol., VIII, 7, 1342a25-26.
Vivre et bien vivre 81

de la formation des communautés antérieures et de la cité elle-même. Dans


cette perspective, c’est progressivement que l’être humain accède à la pléni-
tude de sa nature politique, laquelle suppose de prendre du plaisir à vivre en
communauté. Comme on l’a vu, ce n’est pas la perspective de Pol., III, 6.
2) Seconde question : si une conduite ou un état est naturel, cela exclut-
il que l’agent en retire des avantages ? Une conduite ou un état peut-il être
naturel, utile et agréable ? C’est le cas de la vie en couple examinée par
Aristote en EN, VIII, 14. Comme on l’a vu, l’être humain est « naturel-
lement enclin à vivre en couple 54 », et, dans cette vie, se rencontrent à la
fois la procréation, une différenciation des tâches et une contribution de
chacun à la vie commune. L’amitié propre à la vie commune de l’homme
et de la femme est donc, pour Aristote, agréable et utile (1162a24-25). On
pourra dire qu’il en va de même dans le cas de la vie en communauté : elle

E
est naturelle à l’animal politique et lui rapporte un bénéfice ou lui est utile,

N
puisque l’être humain ne se suffit pas à lui-même. Autrement dit, Aristote

N
ne se contente pas de dire que l’être humain a une tendance naturelle à vivre
O
RB
en cité et donc qu’il vit en cité. Ce qui est à l’origine de sa tendance natu-
relle est qu’il a un besoin naturel de vivre en communauté pour survivre ou
SO

pour vivre. Jusqu’à un certain point, et contrairement à ce que l’on dit parfois
LA

pour mieux opposer ou bien Platon et Aristote, ou bien le contractualisme


utilitariste et le naturalisme d’Aristote, il n’y a pas d’incompatibilité entre
E
D

l’utilité et la nature, la recherche par l’être humain de son avantage et son


S

être « politique par nature ».


N

Ce sont précisément ces différentes ambiguïtés de l’expression « animal


O
TI

politique par nature » qui ont conduit Aristote à revenir en Pol., III, 6 sur
A

sa signification pour en proposer une nouvelle lecture, lui faisant dire, cette
IC

fois de manière univoque, que si l’être humain est politique par nature, cela
BL

veut dire qu’il trouve par nature dans le vivre, pour lequel les êtres humains
PU

se réunissent dans la cité, un plaisir et un bien intrinsèques qu’ils prolongent,


étendent, développent dans la cité. Les êtres humains se réunissent donc
naturellement en cité, non pas pour survivre, mais pour le bien qu’il y a
dans le vivre lui-même. Or, comme aucun animal politique ne se réunit en
vue du bien-vivre, Pol., III, 6 distingue bien de cette façon la politicité natu-
relle de l’être humain de celle de tous les animaux politiques : ce en quoi
l’être humain n’est pas un animal politique par nature comme les autres,
consiste en ceci que, pour lui, le bien-vivre existe et, plus que cela, qu’il est
inséparable du vivre lui-même.

54. Voir texte 6 en annexe : « ἄνθρωπος γὰρ τῇ φύσει συνδυαστικὸν » (1162a17).


82 David Lefebvre

TEXTES 55
Texte 1. Politiques, I, 2, 1253a1-4
ἐκ τούτων οὖν φανερὸν ὅτι τῶν φύσει ἡ πόλις ἐστί, καὶ ὅτι ὁ ἄνθρωπος φύσει
πολιτικὸν ζῷον, καὶ ὁ ἄπολις διὰ φύσιν καὶ οὐ διὰ τύχην ἤτοι φαῦλός ἐστιν, ἢ κρείττων
ἢ ἄνθρωπος […] 
Ces considérations montrent donc que la cité est par nature et que l’être
humain est par nature un animal politique et que celui qui est sans cité à
cause de la nature et non par un accident de la fortune est ou bien un être
dégradé ou bien meilleur que l’être humain.

Texte 2. Politiques, I, 2, 1253a7-10 et 14-18


διότι δὲ πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος ζῷον πάσης μελίττης καὶ παντὸς ἀγελαίου ζῴου
μᾶλλον, δῆλον. οὐθὲν γάρ, ὡς φαμέν, μάτην ἡ φύσις ποιεῖ· λόγον δὲ μόνον ἄνθρωπος

E
ἔχει τῶν ζῴων· […] ὁ δὲ λόγος ἐπὶ τῷ δηλοῦν ἐστι τὸ συμφέρον καὶ τὸ βλαβερόν,

N
ὥστε καὶ τὸ δίκαιον καὶ τὸ ἄδικον· τοῦτο γὰρ πρὸς τὰ ἄλλα ζῷα τοῖς ἀνθρώποις ἴδιον,

N
τὸ μόνον ἀγαθοῦ καὶ κακοῦ καὶ δικαίου καὶ ἀδίκου καὶ τῶν ἄλλων αἴσθησιν ἔχειν· ἡ

O
δὲ τούτων κοινωνία ποιεῖ οἰκίαν καὶ πόλιν. RB
C’est pourquoi il est évident que l’être humain est un animal politique
SO

plus que n’importe quelle abeille et n’importe quel animal grégaire. Car,
LA

comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or, seul, parmi les
animaux, l’être humain a un langage. […] Mais le langage existe en vue de
E
D

manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi, le juste et l’injuste.


S

Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux êtres humains par rapport
N

aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien et du
O

mal, du juste et de l’injuste et des autres [choses de ce genre]. Or la commu-


TI

nauté de ces [choses] est ce qui fait la famille et la cité.


A
IC

Texte 3. Politiques, III, 6, 1278b17-30


BL

εἴρηται δὴ κατὰ τοὺς πρώτους λόγους, ἐν οἷς περὶ οἰκονομίας διωρίσθη καὶ
PU

δεσποτείας, καὶ ὅτι φύσει μέν ἐστιν ἄνθρωπος ζῷον πολιτικόν. διὸ καὶ μηδὲν δεόμενοι
τῆς παρὰ ἀλλήλων βοηθείας οὐκ ἔλαττον ὀρέγονται τοῦ συζῆν· οὐ μὴν ἀλλὰ καὶ τὸ
κοινῇ συμφέρον συνάγει, καθ’ ὅσον ἐπιβάλλει μέρος ἑκάστῳ τοῦ ζῆν καλῶς. μάλιστα
μὲν οὖν τοῦτ’ ἐστὶ τέλος, καὶ κοινῇ πᾶσι καὶ χωρίς· συνέρχονται δὲ καὶ τοῦ ζῆν ἕνεκεν
αὐτοῦ καὶ συνέχουσι τὴν πολιτικὴν κοινωνίαν. ἴσως γὰρ ἔνεστί τι τοῦ καλοῦ μόριον
καὶ κατὰ τὸ ζῆν αὐτὸ μόνον, ἂν μὴ τοῖς χαλεποῖς κατὰ τὸν βίον ὑπερβάλῃ λίαν. δῆλον
δ’ ὡς καρτεροῦσι πολλὴν κακοπάθειαν οἱ πολλοὶ τῶν ἀνθρώπων γλιχόμενοι τοῦ ζῆν,
ὡς ἐνούσης τινὸς εὐημερίας ἐν αὐτῷ καὶ γλυκύτητος φυσικῆς.

55. Pour les Politiques, le texte grec est celui de Ross (1957) ; pour l’Éthique à Eudème, celui
de Susemihl (1884) ; pour l’Éthique à Nicomaque, celui de Bywater (1894) (en suivant la
division en chapitres de Susemihl) et pour l’Histoire des animaux, celui de Louis (1964 et
1969). Les traductions sont les nôtres, sauf pour le texte 2, où nous utilisons, légèrement
modifiée, la traduction de Pellegrin (1990).
Vivre et bien vivre 83

Dans les premiers exposés où nous avons examiné l’administration de


la famille et le pouvoir du maître, nous avons dit entre autres que l’être
humain est par nature un animal politique. C’est pourquoi même sans
avoir besoin de l’aide les uns des autres, ils n’en désirent pas moins vivre
ensemble. Néanmoins l’avantage commun les rassemble aussi dans la mesure
où celui-ci accroît pour chacun la part qu’il prend à la vie bonne. Si tel est
donc principalement leur fin, à la fois pour tous en commun et séparément,
ils se réunissent et ils restent associés au sein de la cité aussi en vue du fait
de vivre lui-même : il doit y avoir en effet une certaine part de bien même
dans le seul fait de vivre, à condition qu’il n’y ait pas un surcroît excessif de
malheurs dans la vie. Mais il est évident que la plupart des êtres humains
endurent beaucoup de souffrances par attachement à la vie, comme s’ils
trouvaient en elle une certaine joie et une douceur naturelles.

E
N
Texte 4. Éthique à Eudème, VII, 10, 1242a19-b1

N
τὸ δὴ ζητεῖν πῶς δεῖ τῷ φίλῳ ὁμιλεῖν, τὸ ζητεῖν δίκαιόν τι ἐστίν. καὶ γὰρ ὅλως τὸ

O
δίκαιον ἅπαν πρὸς φίλον. τό τε γὰρ δίκαιόν τισι καὶ κοινωνοῖς, καὶ ὁ φίλος κοινωνός,
RB
ὃ μὲν γένους, ὃ δὲ βίου. ὁ γὰρ ἄνθρωπος οὐ μόνον πολιτικὸν ἀλλὰ καὶ οἰκονομικὸν
SO

ζῷον, καὶ οὐχ ὥσπερ τἆλλά ποτε συνδυάζεται καὶ τῷ τυχόντι [καὶ] θήλει καὶ ἄρρενι
ἀλλ’ αἱ διὰ δύμον αὐλικόν 56, ἀλλὰ κοινωνικὸν ἄνθρωπος ζῷον πρὸς οὓς φύσει
LA

συγγένεια ἐστίν· καὶ κοινωνία τοίνυν καὶ δίκαιόν τι, καὶ εἰ μὴ πόλις εἴη· οἰκία δ’ἐστί
τις φιλία. δεσπότου μὲν οὖν καὶ δούλου ἥπερ καὶ τέχνης καὶ ὀργάνων καὶ ψυχῆς καὶ
E
D

σώματος, αἱ δὲ τοιαῦται οὔτε φιλίαι οὔτε δικαιοσύναι, ἀλλ’ ἀνάλογον, ὥσπερ καὶ τὸ
S

ὑγιεινὸν οὐ δίκαιον, ἀλλ’ ἀνάλογον· γυναικὸς δὲ καὶ ἀνδρὸς φιλία ὡς χρήσιμον καὶ
N

κοινωνία· πατρὸς δὲ καὶ υἱοῦ ἡ αὐτὴ ἥπερ θεοῦ πρὸς ἄνθρωπον καὶ τοῦ εὖ ποιήσαντος
O

πρὸς τὸν παθόντα καὶ ὅλως τοῦ φύσει ἄρχοντος πρὸς τὸν φύσει ἀρχόμενον· ἣ δὲ τῶν
TI

ἀδελφῶν πρὸς ἀλλήλους ἑταιρικὴ μάλιστα ἡ κατ’ ἰσότητα.


A
IC

« οὐ γάρ τι νόθος τῷδ’ ἀπεδείχθην,


ἀμφοῖν δὲ πατὴρ αὑτὸς ἐκλήθη
BL

Ζεὺς ἐμὸς ἄρχων. »


PU

ταῦτα γὰρ ὡς τὸ ἴσον ζητούντων λέγεται. διὸ ἐν οἰκίᾳ πρῶτον ἀρχαὶ καὶ πηγαὶ
φιλίας καὶ πολιτείας καὶ δικαίου.
Ainsi chercher de quelle façon on doit se conduire avec un ami revient à
chercher ce qui est juste. En effet, de manière générale, le juste est en tota-
lité en relation avec l’ami, car le juste appartient à certains êtres déterminés
et à des êtres qui sont associés, et l’ami est en association, tantôt de parenté,
tantôt de vie. L’être humain n’est pas seulement en effet un animal de cité

56. En 1242a25 :
ἀλλ’ αἱ διὰ δύμον (?) αὐλικόν selon les manuscrits (Π) et Susemihl (1884).
ἀλλ’ἰδίᾳ οὐ μοναυλικόν : Spengel (1841) et Rackam (1935) – que traduisent Décarie
(2007) et Dalimier (2013).
ἄλλοτε δ’ἰδίαζει μοναυλικόν : Fritzsche (1851) et Dirlmeier (1962).
ἀλλὰ καὶ λίαν μοναυλικόν : Richards (1915).
84 David Lefebvre

[politikon] mais aussi un animal de maison [oikonomikon], c’est-à-dire qu’il


ne s’accouple pas à un moment quelconque, au contraire des autres animaux,
et avec n’importe quel mâle ou n’importe quelle femelle, mais l’être humain
a en propre de ne pas être un animal célibataire mais un animal d’associa-
tion avec ceux qui ont une parenté naturelle avec lui. Il existerait donc une
association et quelque chose de juste, même s’il n’y avait pas de cité. Or la
maison est une sorte d’amitié déterminée. Par conséquent si ce qui existe
entre le maître et l’esclave, entre l’art et les instruments, entre l’âme et le
corps, ce ne sont ni des amitiés ni des justices mais un analogue [d’amitié
et de justice], de la même façon aussi que le sain n’est pas le juste mais un
analogue [du juste], l’amitié qui existe entre un homme et une femme a
une utilité et est une association. Quant à celle entre le père et le fils, c’est la
même qu’entre le dieu et l’être humain ou entre le bienfaiteur et son béné-
ficiaire et, de manière générale, entre celui dont la nature est de gouverner

E
N
et celui dont la nature est d’être gouverné. Quant à l’amitié réciproque qui

N
existe entre des frères, c’est l’amitié de camaraderie qui est celle qui dépend

O
le plus de l’égalité. RB
SO

« Car il ne m’a jamais montré comme un bâtard,


Mais on nous attribuait le même père
LA

Zeus, mon maître 57… »


E

Ceux qui disent cela cherchent l’égalité. C’est pourquoi c’est dans la
D

maison d’abord que résident les principes et les sources de l’amitié, de la


S
N

vie politique et de ce qui est juste.


O
TI

Texte 5. Éthique à Nicomaque, I, 5, 1097b8-12


A

τὸ γὰρ τέλειον ἀγαθὸν αὔταρκες εἶναι δοκεῖ. τὸ δ’ αὔταρκες λέγομεν οὐκ αὐτῷ
IC

μόνῳ, τῷ ζῶντι βίον μονώτην, ἀλλὰ καὶ γονεῦσι καὶ τέκνοις καὶ γυναικὶ καὶ ὅλως τοῖς
BL

φίλοις καὶ πολίταις, ἐπειδὴ φύσει πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος.


PU

Le bien parfait semble être en effet autosuffisant. Nous ne disons cependant pas
autosuffisant pour un seul être menant une vie solitaire, mais autosuffisant pour les
aïeux, les enfants, la femme, et, en général, les amis et les concitoyens, puisque l’être
humain est par nature un être politique.

Texte 6. Éthique à Nicomaque, VIII, 14, 1162a16-25


ἀνδρὶ δὲ καὶ γυναικὶ φιλία δοκεῖ κατὰ φύσιν ὑπάρχειν· ἄνθρωπος γὰρ τῇ φύσει
συνδυαστικὸν μᾶλλον ἢ πολιτικόν, ὅσῳ πρότερον καὶ ἀναγκαιότερον οἰκία πόλεως,
καὶ τεκνοποιία κοινότερον τοῖς ζῴοις. τοῖς μὲν οὖν ἄλλοις ἐπὶ τοσοῦτον ἡ κοινωνία
ἐστίν, οἱ δ’ ἄνθρωποι οὐ μόνον τῆς τεκνοποιίας χάριν συνοικοῦσιν, ἀλλὰ καὶ τῶν
εἰς τὸν βίον· εὐθὺς γὰρ διῄρηται τὰ ἔργα, καὶ ἔστιν ἕτερα ἀνδρὸς καὶ γυναικός·
ἐπαρκοῦσιν οὖν ἀλλήλοις, εἰς τὸ κοινὸν τιθέντες τὰ ἴδια. διὰ ταῦτα δὲ καὶ τὸ χρήσιμον
εἶναι δοκεῖ καὶ τὸ ἡδὺ ἐν ταύτῃ τῇ φιλίᾳ.

57. Sophocle fr. 755 Pearson (1917).


Vivre et bien vivre 85

L’amitié entre l’homme et la femme semble exister conformément à la


nature, car par nature l’être humain vit en couple plus qu’en cité, la maison
étant une chose antérieure à la cité et plus nécessaire qu’elle, et la procréa-
tion est une chose plus commune aux animaux. Chez les autres animaux,
l’association se limite à cela, tandis que les êtres humains cohabitent non
seulement pour la procréation mais aussi pour mener leur vie. En effet leurs
tâches se distinguent tout de suite, c’est-à-dire que celles de l’homme sont
différentes de celles de la femme. Ils s’aident donc l’un l’autre, en mettant
ce qui est propre à chacun en commun. C’est pour ces raisons que l’utile et
le plaisir semblent résider dans cette sorte d’amitié.

Texte 7. Éthique à Nicomaque, IX, 9, 1169b16-19


ἄτοπον δ’ ἴσως καὶ τὸ μονώτην ποιεῖν τὸν μακάριον· οὐδεὶς γὰρ ἕλοιτ’ ἂν καθ’
αὑτὸν τὰ πάντ’ ἔχειν ἀγαθά· πολιτικὸν γὰρ ὁ ἄνθρωπος καὶ συζῆν πεφυκός.

E
N
Concevoir l’homme bienheureux comme solitaire est sans doute absurde,

N
car nul ne choisirait de posséder tous les biens pour lui. L’être humain est

O
en effet un être politique et naturellement fait pour vivre avec les autres.
RB
SO

Texte 8. Histoire des animaux, I, 1, 487b33-488a14


Τὰ μὲν γὰρ αὐτῶν ἐστιν ἀγελαῖα τὰ δὲ μοναδικά, καὶ πεζὰ καὶ πτηνὰ καὶ πλωτά,
LA

τὰ δ’ ἐπαμφοτερίζει. Καὶ τῶν ἀγελαίων καὶ τῶν μοναδικῶν 58 τὰ μὲν πολιτικὰ τὰ δὲ


E

σποραδικά ἐστιν. Ἀγελαῖα μὲν οὖν οἷον ἐν τοῖς πτηνοῖς τὸ τῶν περιστερῶν γένος καὶ
D

γέρανος καὶ κύκνος (γαμψώνυχον δ’ οὐδὲν ἀγελαῖον), καὶ τῶν πλωτῶν πολλὰ γένη
S

τῶν ἰχθύων, οἷον οὓς καλοῦσι δρομάδας, θύννοι, πηλαμύδες, ἀμίαι· ὁ δ’ ἄνθρωπος
N

ἐπαμφοτερίζει. Πολιτικὰ δ’ἐστὶν ὧν ἕν τι καὶ κοινὸν γίνεται πάντων τὸ ἔργον· ὅπερ


O
TI

οὐ πάντα ποιεῖ τὰ ἀγελαῖα. Ἔστι δὲ τοιοῦτον ἄνθρωπος, μέλιττα, σφήξ, μύρμηξ,


A

γέρανος. Καὶ τούτων τὰ μὲν ὑφ’ ἡγεμόνα ἐστὶ τὰ δ’ἄναρχα, οἷον γέρανος μὲν καὶ τὸ
IC

τῶν μελιττῶν γένος ὑφ’ ἡγεμόνα, μύρμηκες δὲ καὶ μυρία ἄλλα ἄναρχα. Καὶ τὰ μὲν
BL

ἐπιδημητικὰ καὶ τῶν ἀγελαίων καὶ τῶν μοναδικῶν, τὰ δ’ἐκτοπιστικά.


PU

Certains animaux sont grégaires, d’autres solitaires, qu’ils soient pédestres,


ailés ou aquatiques, d’autres sont l’un et l’autre. Et parmi les grégaires et les
solitaires, les uns sont politiques, les autres vivent dispersés. Sont grégaires,
par exemple, chez les animaux ailés, le groupe des pigeons, la grue et le cygne
(aucun rapace n’est grégaire), et, parmi les animaux aquatiques, beaucoup
de groupes de poissons, comme ceux qu’on appelle migrateurs, les thons, les
pélamides, les bonites. L’être humain quant à lui est l’un et l’autre. Sont poli-
tiques ceux chez lesquels il y a une tâche unique et commune à tous, ce que
justement tous les animaux grégaires ne font pas. Mais est de ce type l’être
humain, l’abeille, la guêpe, la fourmi, la grue. Et parmi eux, les uns vivent

58. Le καὶ τῶν μοναδικῶν de tous les manuscrits est supprimé par Schneider que suivent
en particulier Thompson, Peck, Cooper (1999, p. 358-360) et Bertier ; Pellegrin le garde.
Voir sur ce texte le commentaire de Depew (1995).
86 David Lefebvre

soumis à un chef, les autres sans chef, par exemple la grue et le groupe des
abeilles sont soumis à un chef, tandis que les fourmis et une foule d’autres
[animaux] sont sans chef. Et chez les grégaires comme chez les solitaires,
les uns sont sédentaires, les autres sont voyageurs.

Texte 9. Histoire des animaux, VIII, 1, 588b21-589a2


Ἀεὶ δὲ κατὰ μικρὰν διαφορὰν ἕτερα πρὸ ἑτέρων ἤδη φαίνεται μᾶλλον ζωὴν ἔχοντα
καὶ κίνησιν. Καὶ κατὰ τὰς τοῦ βίου δὲ πράξεις τὸν αὐτὸν ἔχει τρόπον. Τῶν τε γὰρ
φυτῶν ἔργον οὐδὲν ἄλλο φαίνεται πλὴν οἷον αὐτὸ ποιῆσαι πάλιν ἕτερον, ὅσα γίνεται
διὰ σπέρματος· ὁμοίως δὲ καὶ τῶν ζῴων ἐνίων παρὰ τὴν γένεσιν οὐδὲν ἔστιν ἄλλο
λαβεῖν ἔργον. Διόπερ αἱ μὲν τοιαῦται πράξεις κοιναὶ πάντων εἰσί· προσούσης δ’
αἰσθήσεως ἤδη, περί τε τὴν ὀχείαν διὰ τὴν ἡδονὴν διαφέρουσιν αὐτῶν οἱ βίοι, καὶ
περὶ τοὺς τόκους καὶ τὰς ἐκτροφὰς τῶν τέκνων. Τὰ μὲν οὖν ἁπλῶς, ὥσπερ φυτά,
κατὰ τὰς ὥρας ἀποτελεῖ τὴν οἰκείαν γένεσιν· τὰ δὲ καὶ περὶ τὰς τροφὰς ἐκπονεῖται

E
τῶν τέκνων, ὅταν δ’ ἀποτελέσῃ, χωρίζονται καὶ κοινωνίαν οὐδεμίαν ἔτι ποιοῦνται· τὰ

N
δὲ συνετώτερα καὶ κοινωνοῦντα μνήμης ἐπὶ πλέον καὶ πολιτικώτερον χρῶνται τοῖς

N
ἀπογόνοις.

O
RB
Il est manifeste qu’à chaque fois, par une petite différence, les uns auront
plus de vie et plus de mouvement que les autres. Il en va de la même façon
SO

avec les actions qui concernent la vie. En effet, les plantes qui se repro-
LA

duisent par graine ne paraissent pas avoir d’autre fonction que de produire
à leur tour une autre plante semblable ; il en va de même aussi chez certains
E
D

animaux dont il n’est pas possible de saisir une autre fonction en dehors de
S

la génération. C’est pourquoi de telles actions sont communes à tous. Mais


N

à partir du moment où s’ajoute la sensation, leurs vies deviennent diffé-


O
TI

rentes pour ce qui concerne l’accouplement, à cause du plaisir, et pour ce


A

qui regarde l’enfantement et l’action de nourrir leurs petits. Ainsi certains


IC

animaux, comme le font les plantes, se reproduisent simplement de la


BL

manière qui correspond à la saison ; d’autres se donnent aussi de la peine


PU

pour nourrir leurs petits, mais, quand ils l’ont fait, ils s’en séparent et ne
forment plus aucune communauté avec eux ; d’autres enfin, qui sont plus
intelligents et ont de la mémoire, ont avec leurs descendants des relations
plus durables et plus politiques.

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