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Revue Philosophique de Louvain

La phénoménologie de l'esprit et le scepticisme


Ytshaq Klein

Abstract
Phenomenology of Spirit and Scepticism.
Scepticism plays a double role in Hegel's philosophy : it is an introduction to philosophy and at the same time also one of its
moments. It is the first aspect wich interests us here. We would like to analyse the idea of the « Phenomenology of spirit » as an
introduction to philosophy via scepticism. Passing through the furnace of scepticism, non-philosophical conscience looses its
naïveté and become philosophic conscience. This immanent development of non-philosophical conscience into philosophy, may
be seen as an indication of the necessity of philosophy.

Résumé
Le scepticisme apparaît sous deux aspects dans la philosophie hégélienne : il est une introduction à la philosophie, mais il est
également un moment de celle-ci. C'est le premier aspect qui est envisagé ici. Il s'agit de considérer l'idée de la
Phénoménologie de l'esprit en tant qu'introduction à la philosophie par le truchement du scepticisme. En passant par le creuset
du scepticisme, la conscience non philosophique quitte sa naïveté, et s'élève de la sorte au savoir philosophique. Ce
développement immanent de la conscience non-philosophique vers la philosophie, peut être envisagé comme la preuve de la
nécessité de la philosophie.

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Klein Ytshaq. La phénoménologie de l'esprit et le scepticisme. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 69,
n°3, 1971. pp. 370-396;

doi : 10.3406/phlou.1971.5617

http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1971_num_69_3_5617

Document généré le 24/05/2016


La phénoménologie de l'esprit

et le scepticisme

Hegel dit de l'itinéraire de la Phénoménologie de l'esprit qu'il


est le chemin du doute et du désespoir. Nous nous proposons
d'interpréter cette précision, de saisir le sens d'une introduction au savoir
absolu par le truchement du scepticisme.

1. Difficultés d'une introduction à la philosophie hégélienne

La philosophie hégélienne peut-elle avoir une introduction? Et


si oui, en quoi pourrait-elle consister : à délimiter son sujet, son « idée
générale» ou sa méthode? Nous verrons qu'aucun de ces termes ne
peut être désigné séparément. Quel est le «sujet» de la philosophie
hégélienne ? Si nous répondions : « l'Absolu », nous ne dirions que peu
de chose. Pour l'expliquer, il faudra recourir à l'ensemble de la
philosophie hégélienne. En tout cas, nous comprendrons bien que ce n'est
pas un «sujet» parmi d'autres «sujets». N'importe quel «sujet»
fait, en quelque mesure, partie d'elle. Il ne peut être défini, délimité,
sans être transformé en son contraire. On ne pourrait donc définir le
« sujet » de la philosophie hégélienne sans risquer de la fausser. Il n'est
pas admissible non plus de soutenir quelque thèse que ce soit sur ce
« sujet » non-définissable. Il n'y a pas « d'idée générale » de la
philosophie hégélienne. Un exposé préliminaire d'une telle « idée générale »
la présentera forcément de façon inadéquate. Une vue synoptique de la
philosophie hégélienne — ce qui veut dire une considération de toute
cette philosophie d'un seul coup — n'est pas possible. C'est d'ailleurs
cette impossibilité de saisir la totalité d'un seul coup, de la saisir en
intuition, qui fait le principal point de divergence entre Hegel et
Schelling.
En exposant l'«idée directrice» de Hegel, on risque d'exposer
cette «idée» de manière abstraite et partielle, et donc, de manière
inadéquate. S'ingéniant à contribuer à la compréhension de la
philosophie spéculative, on risquera de se méprendre sur sa compréhension,
de la comprendre mal. Un tel discours introductif, non seulement ne
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tiendrait pas parce que son* objet» lui échapperait mais même, comme
aide purement didactique, il risquerait de voiler ce qu'il essaie
d'élucider.
Quant à la méthode, la seule valable pour Hegel est de s'abstenir
de tout principe méthodologique, et de laisser la pensée se mouvoir
toute seule. Une pensée qui se meut conformément à des principes
méthodiques esi; une pensée relative, non absolue. Elle dépend d'autres
choses ; il faudra entreprendre un autre discours pour établir les
principes méthodiques. Or, la pensée philosophique ne peut être
conditionnée par rien.
Pourtant, un discours dont le sujet ne peut être déterminé
n'est-il pas un non-sens? N'est-ce pas Hegel lui-même qui, dans
sa logique, a soutenu que l'Être tout court est identique au Néant et
que pour qu'il soit quelque chose, il doit se définir comme un être
déterminé? Un ouvrage qui manque de «sujet», de «thème»
déterminé, est un ouvrage qui ne dit rien : un ouvrage qui n'avance aucune
thèse est un ouvrage qui ne dit rien.
De plus, l'auteur tout immergé dans son projet pourrait-il être
son propre juge? Comment peut-il savoir s'il n'y a pas de raisons
assez fortes pour ébranler tout ce qu'il a soutenu? N'aurait-il pas
besoin de la réflexion pour cela ? Et ensuite : comment convaincre le
lecteur qui n'est pas engagé d'emblée dans son projet ?

2. Le sens d'une introduction à la philosophie hégélienne

Nous voyons bien que la philosophie hégélienne a besoin d'une


introduction. En revanche, nous avons vu qu'une telle introduction
présente des difficultés spécifiques. Des introductions qui consistent
en une délimitation du « sujet», un exposé de l'a idée générale» ou des
indications sur la méthode impliquée risquent d'être néfastes pour la
compréhension du système spéculatif. Ils pourraient receler plutôt
que déceler. Néanmoins, nous savons que Hegel nous a fourni de telles
introductions. Ces introductions nous donnent parfois des indications
très précieuses et utiles, notamment la Préface à la Phénoménologie de
l'esprit qui a trouvé peut-être les énoncés les plus parfaits pour indiquer
le point de vue spéculatif. Encore renferment-elles un risque. La lecture
de ces introductions peut nous amener à croire qu'il suffit de nous
donner l'« idée » principale de Hegel, malgré les admonitions de Hegel
lui-même.
372 Ytshaq Klein

II fallait donc chercher un autre type d'introduction. Que peut-on


faire pour déterminer l'« Absolu», le «sujet» de la philosophie
hégélienne? On pourrait envisager la possibilité de critiquer les autres
« philosophies » qui l'ont mal compris, ou bien, qui ne l'ont pas compris
de manière suffisante. Une telle critique aura comme cible ces «
philosophies » qui ont pris le « sujet » de la philosophie comme défini, qui
ont exposé des « thèses » concernant ce « sujet ». Il seinble que Hegel
ait consacré à cette tâche la presque totalité des articles de l'époque de
Iéna. Nous verrons que, dans un certain sens, Hegel va la reprendre
dans la Phénoménologie de l'esprit. La critique des autres points de
vue, leur négation — pourrait-elle nous introduire à la philosophie
spéculative ?
Cependant, il semble bien qu'ici également des difficultés nous
guettent. Une « philosophie » qui critique une autre « philosophie »,
quelle que soit la valeur intrinsèque de cette critique, s'avère en cela
même, déterminée et donc, finie. Elle fait par là la preuve qu'elle
n'est pas la Philosophie absolue, mais une « philosophie » qui exclut
les autres. L'« absolu» envisagé par Hegel, ne sera, dans ce cas-là,
qu'un « absolu » qui est distinct des « absolus » des autres «
philosophies», ce qui est une absurdité. Une telle critique se transformera
facilement en une critique contre soi-même. En critiquant quoi que
ce soit du dehors, la Philosophie de l'absolu fait la preuve de ce qu'il
y a autre chose que son « absolu » ; celui-ci n'est donc qu'un « absolu »
relatif, un « absolu » qui n'est pas tel.
De même, on ne peut « monter » un discours critique que contre
un autre discours. Or, un discours philosophique est — par
définition — un raisonnement, un processus raisonnant, une activité de la
raison. Un tel discours a d'une certaine façon, toujours raison. Dès
qu'un discours est amorcé, il est en quelque sorte établi à jamais, il
ne se laisse plus annuler tout à fait.
Il s'ensuit que l'introduction hégélienne ne pourrait être critiquée,
au sens courant du terme. Si nous entendons par ce terme un argument
négateur exercé contre l'avis d'une autre personne, en vue de
démontrer sa complète fausseté, la philosophie hégélienne ne pourrait se
servir d'un tel argument. Entendue de telle manière, la philosophie
hégélienne ne peut être critique, ni se servir d'une telle critique comme
introduction. Si Hegel se servait d'un discours critique comme
introduction, cela ne pourrait s'effectuer que dans la mesure où ce terme
serait tout à fait remanié. Une telle « critique » remaniée est dans une
La phénoménologie de Vesprit et le scepticisme 373

certaine mesure le contraire de ce qu'est une critique en général :


elle se place au point de vue de l'adversaire, reconnaissant la valeur
infinie de celui-ci et le faisant sien. Ou bien — pour appliquer des
termes de la Phénoménologie de Vesprit — ce n'est pas l'attitude du
Maître qui s'évertue à se faire valoir à tout prix, mais celle de l'Esclave
qui est prêt à reconnaître autrui.
La philosophie absolue ne peut critiquer que par une « critique »
immanente, en développant l'énoncé du critiqué jusqu'au bout de
manière que celui-ci devienne autre qu'il ne fut au début. Il faut amener
le critiqué à exercer cette « critique » lui-même. Cette « critique »
doit se dérouler en vrai dialogue avec l'adversaire. Or, un vrai dialogue
n'est possible que si les deux partenaires arrivent à se débarrasser de
leur extériorité, ils arrivent à penser ensemble, comme s'ils n'étaient
qu'une seule personne. Un dialogue est toujours un « dialogue de
l'âme avec elle-même », comme si elle s'était dédoublée. Il faut donc que
cette «critique» soit une autocritique, qui ne se serve d'aucune
référence à une autorité extérieure.
Cependant, un tel projet de se soumettre à l'autorité de son
adversaire, n'est-ce pas un renoncement à son but ? Aborder un tel discours
introductif, n'est-ce pas renoncer à son discours proprement dit, à
savoir celui du système spéculatif ? De plus, un discours qui connaît
d'avance sa conclusion ne serait-il pas un discours dogmatique,
puisqu'il s'engage à prouver que sa conclusion est d'ores et déjà
certaine ? Est-ce encore un discours ?
Il semble qu'on se trouve enfermé dans un dilemme. Ou bien
l'auteur entame son introduction, en embrassant précisément ce qu'il
s'apprête à nier dans son ouvrage. Il fait donc le contraire de ce qu'il
a l'intention de faire. Ou bien, en optant pour l'autre branche de
l'alternative, ce discours ne sera qu'un faux-semblant pour leurrer ses
lecteurs et les forcer à accepter sa position.
Cette dialectique de l'introduction hégélienne peut avoir sa racine
dans cette dualité des niveaux de chaque introduction. Or, cette
dualité n'est-elle pas un reflet de la dualité qui subsiste entre la
conscience commune et ce que nous désignerons par « conscience non
commune », pour ne pas dire « philosophique » ? La conscience commune
est partagée par l'auteur aussi bien que par le lecteur (le public). Le
discours proprement dit (l'ouvrage) est ce qui s'accentue sur l'arrière-
plan de la conscience commune. Il est le propre de l'auteur.
L'introduction est la médiation entre ces deux : ces deux se parlent. Une
introduction est donc en quelque sorte un dialogue.
374 Ytshaq Klein

Au demeurant, on peut attribuer cette dualité à une certaine


conception du discours philosophique. Un tel discours ne serait pas
une série ordonnée d'arguments : c'est plutôt une pensée dirigée
contre elle-même. Ceci ne s'applique pas seulement au cas des
dialogues quand il y a deux partenaires, mais est valable aussi dans le cas
du monologue. Un tel monologue sera la « Science de la Logique »
dont la Phénoménologie de l'esprit est l'introduction. C'est dans la
Logique que le discours sera pleinement un « discours de l'âme avec
elle-même», où toute extériorité disparaîtra. La Phénoménologie, elle,
se déroulera encore dans le domaine d'une dualité qui n'est pas tout
à fait périmée.
En d'autres termes : la Phénoménologie de l'esprit est un dialogue
entre la conscience commune et la conscience philosophique. Elle est
une introduction au discours purement philosophique, par le biais
d'une « critique » (dans le sens où nous l'avons établie) exercée de la
part de la conscience philosophique contre la conscience commune.
De ce point de vue, la Phénoménologie de l'esprit est toute proche
de la manière de philosopher de Platon. En fait, c'est le livre le plus
platonicien de Hegel. Elle est un dialogue — sinon de manière explicite,
dans sa forme littéraire — où la dualité des interlocuteurs persiste
jusqu'au bout. Elle peut même être qualifiée de « dialogue socratique ».
L'ignorance socratique a son pendant dans l'ignorance du philosophe
spéculatif. Dans les deux cas, on procède par la négation, en vue de
développer le savoir renfermé chez l'interlocuteur. C'est donc toujours
l'anamnèse qui est en cause ici, malgré la différence de sens chez Platon
et Hegel, la vérité n'étant pas chez celui-ci envisagée comme idée
non-médiatisée par la « psyché ». De même, dans la Phénoménologie,
la dialectique ne fait pas partie du système, étant seulement le chemin
à la vérité pour soi.

3. Introduction à la philosophie ou à la philosophie hégélienne ?

La Phénoménologie de V esprit est une « critique » (immanente) de


la conscience naturelle. Or, comment faut-il comprendre cette
conscience naturelle ? Est-elle une conscience non philosophique ou est-elle
une conscience philosophique quoique non hégélienne ? Dans le premier
cas, la Phénoménologie serait une introduction à la philosophie en
général; dans le deuxième cas elle serait une introduction à la
philosophie hégélienne. Dans le premier cas, il s'agirait d'élever la
conscience non cultivée (ungebildet) philosophiquement à un niveau philo-
La 'phénoménologie de l'esprit et le scepticisme 375

sophique ; dans le deuxième, de démontrer la supériorité de la


philosophie spéculative sur d'autres philosophies.
C'est cette dernière alternative que nous avons envisagée lorsque
nous avons considéré la possibilité d'une introduction « critique » à
la philosophie hégélienne. La Phénoménologie de l'esprit est-elle donc
une introduction à la philosophie hégélienne en tant que critique
des autres philosophies ? Dans ce dernier cas, les diverses figures de la
conscience seront des philosophies ou bien, du moins, des attitudes
philosophiques typiques. Nous savons qu'à la fin de l'époque de
Iéna Hegel a donné des cours sur l'histoire de la philosophie, ce qui
a pu influencer sa conception de la Phénoménologie de l'esprit. Mais,
peut-on soutenir, par exemple que la lutte entre le Maître et l'Esclave
n'est qu'une attitude philosophique? Il semble absolument
impossible de réduire la totalité des figures de la Phénoménologie à des
conceptions philosophiques qui se veulent telles. Or, ne peut-on
contester la manière dont elles se comprennent? Après tout, — et
c'est au moins la manière dont Hegel les comprend — ce seraient des
prises de conscience de ce qu'est la vérité. Dans la mesure où elles
cherchent non pas telle ou telle vérité, mais la vérité en tant que telle, elles
peuvent être considérées comme des conceptions philosophiques, du
moins de manière implicite (ou bien : non consciente). Il faut donc en
tenir compte dans une introduction qui se veut « critique », dans le
sens que nous avons établi ci-dessus.
Cependant, si ce sont des « philosophies », il faut préciser que ce
sont des « philosophies » qui n'en sont pas. Elles le sont bien, puisqu'elles
ont une conception de ce qu'est la vérité (du moins, de manière
implicite), mais elles ne savent pas ce qu'elles visent. L'ambiguïté
qui hante ces « philosophies » peut se clarifier à l'aide de l'équivoque
impliquée dans le mot allemand « meinen ». « Meinen » signifie croire,
avoir une opinion (ou bien : n'avoir qu'une opinion). Or, il signifie aussi :
vouloir dire. Une personne à laquelle on pose la question : « Qu'est-ce
que vous voulez dire par cela ? » est obligée de reconsidérer ce qu'elle
a dit, de le redire autrement, ce qui introduit un autre sens dans son
énoncé. Socrate semble avoir bien connu ce fait qu'il a érigé en pierre
angulaire de sa méthode interrogative. Cette méthode n'est appliquée,
ni par Socrate, ni par Hegel, pour des raisons éristiques; en effet,
leur but n'est pas de désarçonner l'adversaire, en lui prouvant qu'il ne
sait pas de quoi il parle. C'est précisément du fait que l'adversaire est
supposé viser (meinen) finalement la vérité, que cette méthode est valable.
376 Ytshaq Klein

Cependant, il ne serait pas exact de dire qu'il ne s'agit que d'une


introduction de la philosophie non philosophique à la philosophie
authentique. Il s'agit plutôt d'une introduction de la « non-philosophie »
à la philosophie, de la conscience commune à la conscience
philosophique. Apparemment, il suffira de prendre la décision de
philosopher pour mettre en œuvre le discours philosophique. Ainsi, le
problème ne serait que de trouver quelle est la vraie philosophie.
Malheureusement, la conscience commune pourra, dans ce cas-là,
attaquer la philosophie avec ses propres armes, en lui demandant :
« Pourquoi philosopher ? », ce à quoi elle ne saurait répondre. Or,
il appartient à la philosophie de connaître son propre sens et de pouvoir
se justifier elle-même. La philosophie hégélienne a beau être absolue
par rapport à d'autres « philosophies », elle ne le saurait être face à la
«non-philosophie», il faut donc convaincre l'adversaire non
philosophique, quitte à risquer d'être convaincu par lui.
La Phénoménologie de l'esprit peut donc être considérée comme un
dialogue entre le philosophe et le non-philosophe. Le premier devra
forcer par voie d'argumentation son interlocuteur à philosopher.
L'argumentation de base qui est à sa disposition consiste à prouver
que même si on veut prouver qu'il ne faut pas faire de la philosophie,
on en fait déjà. La conscience commune, en attaquant la philosophie,
est déjà une philosophie. Elle ne peut se sauver de ce destin. La
philosophie est contagieuse ; dès qu'elle fait son apparition, elle pousse
tout le monde à la réflexion. On a beau lui résister : ce qu'on riposte
c'est déjà la philosophie. Plus que cela : on finit par se rendre compte
qu'on a toujours, en arrière-plan, une attitude philosophique
quelconque, même à son insu.
La Phénoménologie de l'esprit est-elle donc une introduction à la
philosophie en général ou est-elle une introduction à la philosophie
hégélienne? Est-elle une «critique» de la conscience commune
préphilosophique ou encore est-elle une « critique » des philosophies non
hégéliennes ? Il faut avouer qu'elle est les deux à la fois. Les figures
diverses de la Phénoménologie de l'esprit sont des formulations
philosophiques de ce que la conscience commune pourra ériger comme
énoncés de ce qu'elle tient pour la vérité face à son adversaire
philosophique. Ces « philosophies » sont non philosophiques dans la mesure
où elles s'opposent à d'autres « philosophies » ou bien à la conscience
philosophique tout court. Elles le sont aussi par leur manque de
conscience philosophique. Pourtant, elles sont philosophiques, puis-
La 'phénoménologie de l'esprit et le scepticisme 377

qu'elles font partie d'un dialogue philosophique et puisqu'elles


répondent au problème philosophique de la vérité. Ce n'est donc pas la
conscience telle quelle, la conscience pré-réfléchie dans son
déroulement spontané dans la vie quotidienne, qui fait son apparition dans
la Phénoménologie de Vesprit. C'est plutôt sa prise de conscience, la
« philosophie » de cette conscience.
Une telle «philosophie» de la conscience commune a comme
critère cette conscience telle quelle, antérieure à sa prise de conscience
— ou bien indépendante d'elle. Elle croit son « objet » indépendant de
son « savoir ». Elle est sûre de son savoir sans qu'elle sache comment
elle est arrivée à cette certitude. Cette certitude a le caractère d'un
« être jeté » (Geworfenheit). Comme elle n'a pas conscience d'avoir mis
en œuvre cette certitude, elle la réfère à une source extérieure.
Autrement dit : elle se prend pour une conscience (voire une certitude) d'un
« objet» indépendant du « savoir». Or, en même temps, elle est aussi
la prise de conscience de cette conscience ; elle prétend « savoir » ce
qu'elle est, en être l'énoncé. Un pareil énoncé doit déterminer cette
conscience (il est question, chaque fois, d'une autre conscience, conforme
au déroulement de la Phénoménologie) de telle et telle manière.
Autrement dit : elle doit être déterminée, spécifique. D'autre part, elle est
aussi définie comme ayant cette conscience pour point de repère,
pour critère. En d'autres mots : elle est une certitude de quelque chose,
mais en même temps, elle a un critère spécifique. Cette prise de
conscience se définit aussi bien par son prétendu « savoir » que par
T« objet» qui lui sert de critère. A priori, il n'est pas certain que les
deux se correspondent. Or, c'est précisément cette dualité qui permet
l'examen de sa véracité.
La conscience philosophique applique une <t critique » immanente
à la conscience commune qui, elle, ne se sert pas d'un tel critère
immanent. Pour la conscience philosophique, c'est l'adversaire qui doit
être amené à se critiquer lui-même, et quant à elle, elle veut bien en
accepter les critères. Pour la conscience commune, au contraire, c'est
son « objet» qui lui sert de critère et son « savoir» doit s'y conformer.
Elle récuse la conscience philosophique, simplement parce qu'elle
n'est pas conforme à cet objet, parce qu'elle veut le mettre en question.
Ce procédé de comparaison entre ce pour quoi la « philosophie »
de la conscience commune se prend, à chaque étape, et ce qu'elle est
en elle-même, est la méthode principale adoptée par Hegel dans la
Phénoménologie de l'esprit (dans la mesure où on peut parler ici de
378 Ytshaq Klein

« méthode »). Si le philosophe spéculatif est capable de « critiquer »


toutes ces « philosophies » de telle manière, c'est parce qu'il a lui-même
parcouru ces phases et, d'une certaine manière, il continue à vivre
en faisant de pareilles expériences comme celles de la certitude
sensible, la perception, etc. Tout en rédigeant son ouvrage de
philosophie spéculative, il perçoit sa plume comme « une chose » dotée de
diverses propriétés. De ce fait, il est apte à réfléchir sur la perception,
ou bien à comprendre la conscience naturelle comme perception,
compréhension qui amène celle-ci à effectuer l'expérience dialectique
de son « savoir ». Si le philosophe spéculatif avait perdu la connaissance
de la caverne de la conscience commune, il ne serait plus en mesure de
convaincre les hommes qui y sont restés. Mais puisqu'il n'en est rien,
il pourra tenir face aux «philosophes» de la conscience commune.
Ils changeront de rôles : c'est lui qui jouera le rôle de la conscience
commune en attaquant «son philosophe», faisant ressortir que celui-ci
n'est que le «philosophe» dont la «philosophie» ne correspond pas
«à la vie». Le «philosophe» de la conscience commune, qui ne se voulait
pas tel, sera obligé de remanier sa « philosophie », en soutenant
désormais autre chose, ce qui permettra au philosophe spéculatif de
continuer de le harceler de la même façon. Le « philosophe » de la conscience
commune aura pourtant son arme à lui : l'oubli. Il désavouera toujours
volontiers ce qu'il a dit auparavant, puisqu'il ne tient pas à rester
fidèle à son « savoir », mais plutôt à son « objet ». Il va toujours refouler
ses contradictions qui le poussent de figure en figure, en se considérant,
chaque fois, comme se trouvant à un point de vue initial et croyant
que sa vérité est immédiate.

4. La conscience naturelle

Nous avons vu que cette introduction à la philosophie qu'est la


Phénoménologie de l'esprit devait prendre la forme d'un dialogue entre
le philosophe spéculatif et son adversaire, qui apparaît tantôt comme
la conscience commune, tantôt comme la « philosophie » non
authentique. Cet adversaire est le personnage principal dans cet ouvrage.
On pourrait le désigner aussi comme « conscience commune ». Il faut
distinguer nettement conscience commune et conscience naturelle et,
ensuite, faire la description de la conscience naturelle.
Nous avons rencontré, à plusieurs reprises, la conscience commune,
mais ce n'est que maintenant que nous sommes en mesure de la
La phénoménologie de Vesprit et le scepticisme 379

comprendre plus profondément. Sa principale caractéristique jusqu'à


maintenant est qu'elle revendique la reconnaissance de la vérité par
tout le monde. Or, nous venons de voir que la Phénoménologie de
Vesprit est un dialogue entre la conscience non philosophique et la
conscience philosophique en vue d'arriver à une philosophie qui soit
reconnue par la non-philosophie. Cette exigence de reconnaissance
se maintient.
Mais alors que la conscience commune envisage cette
reconnaissance sur le mode synchronique, la conscience philosophique l'envisage
sur le mode diachronique, pour parler en termes actuels. Pour la
conscience commune, la vérité est ce sur quoi tout le monde est présumé
être d'accord. Une semblable vérité est fortuite, non fondée.
La conscience philosophique, elle aussi, est basée sur l'universalité
de la raison. Il y a une possibilité de dialogue parce que l'homme est un
être pensant. En principe, il est toujours ouvert à des arguments
rationnels. Il est vrai que dans la vie quotidienne, les discussions ne vont
pas, en général au moins, jusqu'au bout. Les gens se comprennent de
travers, ou bien, ils font intervenir des motivations d'ordre émotionnel ;
ou bien encore, pour ne pas avoir à tirer de conclusion, ils mettent
fin au débat de manière prématurée. Pourtant, ils se comprennent
mieux qu'il n'y paraît. La Phénoménologie de Vesprit, tout au contraire,
est un dialogue idéal dénué de semblables entraves. C'est une tentative
pour construire l'essentiel de ces dialogues épars, qui se produisent dans
la réalité. De fait, chaque figure de la Phénoménologie reflète, à l'état
pur, les discours embrouillés de la vie quotidienne.
Si la conscience philosophique détruit la conscience commune au
niveau synchronique, elle reconstitue son identité au niveau
diachronique. Bien plus, si la conscience commune n'est pas en mesure de se
fonder, la conscience philosophique y parvient en mettant à jour son
origine, sa genèse. En découvrant les contradictions de la conscience
commune, la conscience philosophique ne la réfute pas seulement :
elle en découvre aussi la rationalité. Si bien que la conscience commune
cesse d'être contingente, non fondée. Ainsi, elle devient ce qu'elle est,
en effet, à savoir, conscience commune, ou conscience universelle
(bien que mouvante) des consciences singulières.
Or, la conscience commune apparaît dans la Phénoménologie
sous la forme de la conscience naturelle. C'est sous cette appellation
que nous la rencontrons dans l'introduction. Nous essayons dès lors
de faire une description de cette conscience naturelle. Elle se trouve
déjà implicite dans toutes les étapes de la conscience naturelle.
380 Ytshaq Klein

La conscience naturelle pourrait être caractérisée par deux traits


dont nous allons essayer d'expliciter le sens : elle est thêtique et objecto-
centrique.
La conscience naturelle a toujours une vérité bien définie. Cette
vérité est telle et non pas autre. Ce que la conscience naturelle prend
pour sa vérité peut être énoncé en une « thèse » qui exclut son «
antithèse ». Le « croire » ou le « savoir » de cette « thèse » constitue sa
« forme », dans le sens aristotélicien du terme : elle fait de lui ce qu'il
est. Il lui accorde son individualité. Grâce à elle, il se constitue en
« figure » (Gestalt). Sa détermination lui confère son être, est son être.
Avec la suppression, elle doit disparaître. La conscience naturelle ne
peut que « être-là » (Dasein). Elle ne peut donc être que de manière
immédiate. Elle exclut la réflexion : elle ne peut mettre sa vérité
en question.
Conditionnée entièrement par sa vérité, la conscience naturelle
est impuissante vis-à-vis d'elle. Elle est soumise à elle comme les
êtres naturels sont supposés se soumettre de manière quasi mécanique
aux lois de la nature. Sa conscience est sa nature. Elle n'a pas
conscience de son pouvoir de s'élever au-dessus de sa nature. Elle n'a pas
conscience d'elle-même. Ou bien : dans la mesure où elle croit en
prendre conscience, elle se dégrade tout de suite en « objet ». La
conscience naturelle ne porte pas sur le « moi » mais sur son « objet ».
C'est à lui et non pas à elle-même qu'elle doit correspondre. En fait,
dans la mesure où elle n'est que conscience naturelle — et nous verrons
qu'elle est toujours plus que cela — elle ne prend pas conscience
d'elle-même. Si elle avait pris conscience d'elle-même, elle aurait
déjà dépassé le domaine de la conscience naturelle. Prendre conscience
de soi-même, ne serait-ce que comme conscience immédiate — à savoir,
comme une conscience qui n'est que « le reflet passif de l'Objet » — c'est
déjà outrepasser la conscience naturelle. Découvrir qu'un tel rapport
entre conscience (ou sujet) et objet existe toujours, découvrir que
l'identité même totale avec l'objet est toujours, au moins, une identité
à deux termes (un Ai = A2), revient à dire que la pure conscience
naturelle n'existe jamais telle quelle.
La conscience naturelle est limitée, finie. Elle l'est parce qu'elle
porte sur un « objet» extérieur à elle, qui la détermine. Mais, elle l'est
surtout parce qu'elle est en elle-même limitée, bornée : parce que sa
vérité est telle et telle et non pas une autre. Sa vérité s'énonce en
une « thèse » qui exclut son « antithèse ».
La phénoménologie de l'esprit et le scepticisme 381

En tant que finie, la conscience naturelle ne peut pas supporter


la négation. La possibilité de la conscience naturelle a pour condition
la « non-existence » de la négation. En tant qu'elle se tient pour réelle,
elle n'a pas pris conscience de la négation, explicitement, en tous cas
pas de sa propre négation. La conscience naturelle n'envisage pas la
possibilité de sa propre négation. Elle s'en tient à sa vérité, sans
entrevoir la possibilité qu'il se pourrait que la vérité soit autre. Si elle le
faisait, elle parviendrait au doute.
La conscience naturelle peut être cernée comme non sceptique, ou
bien pré-sceptique. C'est justement l'état de conscience dépourvu du
pouvoir sceptique, le pouvoir de mettre ses propres opinions en question.
En revanche, le scepticisme est la réflexion totale devant laquelle
s'écroulent toutes les « thèses» aussi bien que tous les « objets», toutes
les vérités. D'après lui, rien n'est plutôt ceci que cela. Le sceptique
s'en tient à l'aphasie (l'impuissance) ou bien à l'epokhé (l'abstention).
De plus, il a la liberté totale de s'affranchir de tout attachement aux
« objets ». Si la conscience naturelle se sent forcée, avec une nécessité
quasi mécanique, de croire à sa vérité, le scepticisme, lui, est tout à
fait affranchi de tout attachement à une vérité quelconque. Le
sceptique — s'il pouvait se réaliser — manquerait de tout caractère, de
toute déterminitation. Un sceptique ne peut « être-là » (Dasein).
La conscience ne peut « être-là » que comme conscience naturelle. Or,
le scepticisme est justement ce que la conscience naturelle n'est pas.
La conscience naturelle est la flèche zénonienne dans l'état de repos.
Le scepticisme est le pur mouvement de cette flèche. C'est pour cela
que le scepticisme ne pourra se consolider en une « figure » : une
figure sceptique est un contresens. C'est uniquement le malentendu
de la conscience naturelle qui pourra créer une telle figure. C'est une
construction de la conscience naturelle.
Or, comme le positif n'est que l'envers du négatif, la conscience
naturelle a toujours la réflexion comme arrière-plan. Elle ne peut se
constituer en figure définitive que par la négation de son contraire.
La pure conscience naturelle n'existe jamais telle quelle : elle n'est
que l'abstraction d'une totalité dont elle n'a pas conscience. Le passage
d'une figure à une autre — sa réincarnation — doit se produire à son
insu, ou bien doit être refoulé. Or, c'est précisément ce refoulement
qui nous montre qu'elle en est consciente et qu'elle n'est donc jamais
tout à fait « naturelle ».
382 Ytshaq Klein

En effet, la conscience naturelle n'est qu'un moment de l'esprit.


Si l'esprit est le mouvement de s'extérioriser et de supprimer cette
extériorisation, la conscience naturelle est le moment de son séjour
auprès de son autre, le moment de l'extériorisation. Elle est l'esprit
comme nature. Dans la mesure où l'esprit est là (ist da) dans le temps
— et cet « être-là » lui est essentiel — il est conscience naturelle. Il
doit être certain de quelque chose de déterminé. Il doit avoir un
« objet». Ceci revient à dire qu'il doit être conscience naturelle.
Cette « naturalité » de l'esprit ne peut être un hasard. L'esprit étant
l'unité dialectique de soi-même avec son autre, ne peut se passer de ce
moment de soi : la philosophie spéculative — qui est la philosophie
de l'esprit — doit accorder toute sa reconnaissance à la conscience
naturelle. En fait, l'esprit ne devient ce qu'il est que par la
reconnaissance de la conscience naturelle. Autrement dit : l'esprit ne peut être
que la conscience naturelle qui est devenue conscience réelle.
L'introduction à la philosophie spéculative n'est que la formation de la
conscience naturelle en conscience réelle. Loin de voir ici une tâche
extérieure et fortuite, c'est le devenir du sujet philosophique qui est en
cause. Avant le terme de cette formation, c'est seulement la conscience
naturelle qui connaît sa vérité, la conscience philosophique prônant
une ignorance, sans faux semblant. L'interprétation purement propé-
deutique et didactique adoptée par Gabier n'envisage donc pas le vrai
sens de la Phénoménologie de Vesprit. Non seulement la philosophie
spéculative a besoin de ce dialogue avec la conscience naturelle afin
de démontrer sa vérité, mais encore cette vérité n'est que celle de la
conscience naturelle pensée jusqu'au bout. Le philosophe spéculatif ne
descend pas dans la caverne de la conscience naturelle uniquement
par bonne volonté : c'est lui qui éprouve le besoin de se placer là.
En outre, il n'est pas là pour communiquer à ces habitants ce qu'il a
vu dans l'autre monde ; il a plutôt l'intention de s'instruire. Il est un
Socrate sans ironie.

5. Pourquoi l'introduction est une Phénoménologie de Vesjyrit

Dès lors, il semble que nous connaissions non seulement la


conscience naturelle mais aussi la conscience philosophique. Mais ne
connaissons-nous pas trop ? Nous avons trouvé que la philosophie
spéculative acquiert sa vérité en discourant avec la conscience naturelle.
En même temps nous avons déduit celle-ci de l'esprit, qui est la vérité
La 'phénoménologie de Vesprit et le scepticisme 383

de la philosophie spéculative. Nous connaissons déjà l'esprit. Malgré


ce que nous avons dit auparavant, il semble que nous l'ayons formulé
en une proposition : or tout ceci ne revient-il pas ériger la philosophie
spéculative comme une figure parmi d'autres ? N'est-ce pas la
transformer en conscience naturelle?... «die Wissenschaft darin, dass sie
auftritt, ist sie selbst Erscheinung ». Le « philosophe » de la conscience
commune n'aura aucune peine à montrer les faiblesses de la
philosophie spéculative. Il répondra au philosophe spéculatif en assumant
son rôle et en lui montrant qu'il est en contradiction avec ses paroles.
Il l'accusera d'être une conscience naturelle soutenant une thèse
définie (quoi qu'il dise) et tenant à la vérité inébranlable de son « objet».
Or, le philosophe spéculatif se contredit puisqu'il ne se veut pas
conscience naturelle.
Il est donc nécessaire que la philosophie spéculative se débarrasse
de son apparence de conscience naturelle. « La science [c'est-à-dire,
la philosophie spéculative] doit se libérer de cette apparence et elle le
peut seulement en se tournant contre cette apparence même». Ceci
ne veut pas dire que la philosophie spéculative doive se tourner contre
la « philosophie » non spéculative. Au contraire, c'est contre soi-même
qu'elle doit se tourner en faisant valoir le point de vue de son
adversaire. En d'autres mots : avant d'être une philosophie de l'esprit, elle
doit être une Phénoménologie de Vesprit.
La Phénoménologie de Vesprit, envisagée de telle manière n'est
pas une théorie de l'esprit. Bien que le «concept» y apparaisse,
il ne le fait pas sous la forme qui lui est propre à savoir, comme
Concept (Begriff). C'est plutôt la forme de l'« Être » (Sein) et de
l'Essence (Wesen) qu'il revêt dans la Phénoménologie de Vesprit. Il nie la
forme qui lui est propre en adoptant celle de la conscience naturelle,
à savoir, celle de l'immédiateté. La lecture de la Phénoménologie de
Vesprit ne découvre qu'un passage (iibergehen) d'une figure à l'autre,
embrassant tour à tour la dernière à laquelle il est arrivé. Or, la
conscience naturelle n'est pas restée toute seule, sans quoi elle n'aurait
pu se réfléchir sur elle-même, et par suite n'aurait point progressé.
Elle est en dialogue avec la conscience philosophique et celle-ci se
découvre des traces dans la conscience naturelle, à savoir celles de la
réflexion. La conscience philosophique se mire donc dans la conscience
naturelle, mais comme dans son autre. La Phénoménologie de Vesprit
se trouve dans l'élément du « phénomène » (Erscheinung). Or, tant que
nous avons un «phénomène», la dualité entre l'apparence (Schein)
384 Ytshaq Klein

et la vérité en et pour soi n'est pas tout à fait dépassée. L'esprit se


manifeste en se distinguant de soi.
La parole étant donnée à la conscience naturelle et non pas au
philosophe spéculatif, celui-ci ne peut être qu'un interlocuteur à la
manière de Socrate dans les dialogues platoniciens. Il doit jouer le rôle
de l'ignorant, de celui qui n'apporte aucun savoir positif. Cette
ignorance est pour lui, en quelque sorte, un principe méthodique. Il doit
s'abstenir — pratiquer l'« epokhé » — de son savoir philosophique,
en examinant seulement ce que dit la conscience naturelle. Il ne
doit rien apporter à la conscience naturelle, en dehors de son regard,
auquel celle-ci se sent exposée. De telle façon, il force la conscience
naturelle à s'exprimer. Le philosophe spéculatif ne peut que la regarder,
tout en retenant méticuleusement tout ce qu'elle dit, sans rien refouler,
et sans rien oublier. Or, la conscience naturelle ne peut échapper
au regard du philosophe braqué sur elle et ne peut se percevoir que
comme regardée. Elle parvient donc à la réflexion, perdant par là son
immédiateté, cessant d'être conscience naturelle.
Or, à quoi arrive-t-elle sous ce regard du philosophe ? Non pas à
la philosophie spéculative, en tout cas tant que durera le discours
de la Phénoménologie de l'esprit. Elle ne changera que de figure, tout
en restant conscience naturelle jusqu'au bout. Cependant, elle a tressailli
sous le regard du philosophe, son immédiateté a été ébranlée. Elle
n'est plus naïve comme auparavant, elle n'est plus entièrement
immergée dans son « objet». Le doute s'est glissé entre la conscience
naturelle et sa vérité.
La conscience naturelle est immergée dans son « objet ». Elle
ne s'élève au-dessus de son immédiateté que pour faire face au
philosophe. C'est déjà par cet affrontement qu'elle est tombée dans son
premier piège. Dorénavant, elle n'est plus la conscience naturelle tout
à fait irréfléchie, mais le « philosophe » de celle-ci.
Cependant, sa « philosophie » se qualifie par l'exigence de la
correspondance à l'« objet ». En même temps, elle a une certaine notion
de ce qu'est cet «objet»: il sera, par exemple, le «ceci», la chose
ayant des propriétés, etc. Acceptant le dialogue avec le philosophe
— ou bien, acceptant de réfléchir sur elle-même — elle entrevoit
la possibilité de découvrir que l'« objet» n'est pas conforme à son
«savoir». Cette découverte qui se produira, en fait, va faire éclater
la crise de la conscience naturelle qui durera durant tout l'itinéraire
que la Phénoménologie va parcourir.
La 'phénoménologie de l'esprit et le scepticisme 385

Le philosophe spéculatif a beau prétendre que l'« objet» n'est


pas ce pour quoi, le « savoir » de la conscience naturelle le tient à
chacune de ses étapes, et qu'on ne peut parler d'une chose en soi,
au-delà du « savoir », il ne peut le savoir lui non plus qu'après avoir
convaincu la conscience naturelle. A défaut de cela, il n'aurait qu'un
avis qui ne vaudrait pas davantage que celui de son adversaire. Il
faudra donc qu'il pratique l'« epokhé » de sa propre opinion en
adoptant celle de son adversaire.
Or, ceci n'explique-t-il pas la distinction faite par Hegel dans
l'introduction à la Phénoménologie entre le « concept du savoir »
et le « savoir réel ». Ces termes s'accordent mal avec la terminologie
hégélienne ; le « concept », loin d'être une phase initiale et abstraite, est
plutôt la totalité la plus concrète. En revanche, la catégorie de la
« réalité » dans la Logique est l'une des catégories les moins
développées. Elle n'est que l'aspect positif de l'être déterminé dont l'autre
aspect est la « négation ». Ne faut-il pas plutôt voir ici un indice de ce
que Hegel a l'intention de laisser la conscience naturelle parler son
propre langage ?
On ne peut nullement soutenir que la Conscience philosophique,
chez Hegel, est la conscience d'un tel « réel » avant toute négation,
comme on le voit dans la Logique. On a beaucoup de peine dans la
Logique à distinguer le « réel » du négatif. Ce n'est pas le cas pour la
conscience naturelle de la Phénoménologie : elle se croit purement
réelle prenant son «objet» pour vrai. Pour convaincre la conscience
naturelle — ou bien : pour qu'elle parvienne à se convaincre elle-
même de sa non-véracité — il faut que celle-ci s'avère comme « savoir
non réel ». Il faut qu'elle s'avère comme étant seulement le « concept
du savoir ».

6. La Phénoménologie comme le chemin du doute et du désespoir

Or, d'abord, la conscience naturelle se prend pour le savoir réel.


Elle est ce qu'elle sait. Lui ôter son savoir revient à lui enlever son être.
En tant qu'elle reste conscience naturelle — et elle le restera tout le
long de la Phénoménologie — cet ébranlement de sa vérité ne peut avoir
pour elle qu'une signification purement négative. La confrontation
avec la conscience philosophique ne peut avoir pour elle que des
conséquences sceptiques. Le philosophe spéculatif ne pourra apparaître
à la conscience naturelle que comme sceptique et elle n'a pas tout à
386 Ytshaq Klein

fait tort. Si le philosophe spéculatif a pris la décision de pratiquer


l'« epokhé » de tout avis subjectif, il ne peut s'agir ici seulement d'un
stratagème temporaire pour arriver à son but, qui sera un autre
avis, mais cette fois indubitable. Ce qui doit être mis en question,
ce ne sera pas tel ou tel avis de la conscience naturelle, mais la
conscience naturelle en tant que telle. En fait elle n'est en principe remise
en question qu'en tant qu'elle embrasse un avis déterminé. C'est
seulement ensuite qu'il contamine la conscience naturelle par cette
mise en question qui la hantera tant qu'elle restera conscience naturelle.
« II [le chemin parcouru par la conscience naturelle dans la
Phénoménologie de l'esprit] peut donc être envisagé comme le chemin du
doute, ou proprement le chemin du désespoir » (Phénoménologie, p. 69).
Dès le début de la Phénoménologie, nous nous trouvons dans une
situation ambiguë : c'est la conscience naturelle qui n'est plus telle, qui se
dépasse constamment, sans pourtant quitter tout à fait son domaine.
La conscience naturelle est, de par sa nature, non reflexive. Or, le
discours phénoménologique l'élève à un niveau réflexif. Cependant,
tant que la conscience naturelle n'a pas tout à fait disparu, cette
transcendance d'elle-même ne peut apparaître que sous la forme du
doute. La conscience naturelle n'est que l'assertion de son «objet».
Elle tire tout son être de cet « objet». Elle n'est que dans la relation
à lui. Cette relation lui est essentielle. Le doute même n'est qu'une
modification de cette relation à l'objet. Certes, dans le doute, elle se
comporte à l'égard de son « objet » de manière équivoque. Toujours
est-il qu'on doute non pas de rien, mais de telle ou telle chose.
Or, quitter les critères de la conscience naturelle, ce serait
interrompre son discours, lui enlever la parole. En dépit de toutes les
métamorphoses, la notion du savoir de la conscience naturelle reste intacte.
Au moment où elle changera d'avis — ce sera le moment où elle-même
sera changée — le discours phénoménologique sera terminé. Dans la
mesure où l'on fait l'expérience du fait que le savoir n'est pas conforme
à cette notion, on entrevoit ce savoir comme non-savoir, on fait
l'expérience du scepticisme.
Le scepticisme a deux sens dans la Phénoménologie de l 'esprit.
Pour la conscience philosophique, c'est un doute méthodique : une
décision de pratiquer l'« epokhé » de son propre savoir, afin de le
retrouver dans le savoir de son adversaire. Elle assume donc le rôle de
l'ignorant. Son propre savoir est pour lui un « non-savoir » ou bien, c'est la
matière pure du savoir, qui est prête à prendre toute forme que la
La phénoménologie de l'esprit et le scepticisme 387

conscience naturelle est prête à lui accorder. Il va de soi que comme


conscience reflexive elle le fera sienne de manière immédiate.
Tout autre est le sens que revêt le scepticisme pour la conscience
naturelle. Celle-ci ne connaît pas la négation et ne croit pas qu'elle en
aurait besoin pour consolider sa vérité. Elle tient à sa vérité de manière
immédiate. Elle se sent même contrainte d'envisager la vérité de cette
façon : c'est sa «nature» de ne pas pouvoir entrevoir la vérité autrement.
Loin de s'imposer la négation comme « méthode », elle se sent plutôt
poussée au désespoir, lorsqu'elle ne peut plus l'éviter.
La « philosophie » de la conscience commune est «
phénoménologique» parce que le phénomène, envisagé de manière immédiate,
est pour elle la vérité. La conscience naturelle se méfie de toute vérité
qu'une conscience plus raffinée voudrait lui inculquer. Elle tente
toujours d'échapper aux sophismes, aux paralogismes de tout ordre,
en s'en tenant strictement aux phénomènes. C'est en eux seuls qu'elle
a confiance. Mais que faire si les phénomènes se livrent d'une manière
équivoque? Que faire, si les phénomènes mêmes se montrent
autrement qu'ils ne sont ? C'est alors qu'une nouvelle dimension se manifeste,
celle de la réflexion. La conscience naturelle est forcée d'en tenir compte,
puisque ce sont les phénomènes qui en portent témoignage.
C'est précisément cette dimension qui fait apparaître le « logos »
du phénomène. Ce « logos » est d'une certaine manière le contre-pied
du phénomène. Au premier abord le « logos » fait allusion au fait qu'il
s'agit non pas du phénomène tout court, mais du phénomène dans le
domaine du langage, du parler. La Phénoménologie de Vesprit n'est
pas un « voir » mais un « parler » des phénomènes. Or, dès qu'il parle,
le phénomène immédiat est déjà dépassé. Voilà le malheur de la
conscience humaine, qui est une conscience parlante.
A mesure qu'elle parle, la conscience naturelle découvre que le
phénomène dit plus que sa forme immédiate. En d'autres termes, elle
découvre sa dialectique. C'est cette dialectique — le fait que le
phénomène renferme des contradictions — qui est aussi indiquée par le
terme « logos ». Le « logos » du phénomène, c'est la vie rationnelle qu'il
renferme, ses contradictions.
Le «logos» se trouve, donc, en quelque sorte, en contradiction
avec le «phénomène». Le «phénomène» est d'ordre immédiat, le
« logos », est la négation de cette immédiateté. Mais, tant que dure le
discours phénoménologique, la découverte de la dialectique du
phénomène ne mène pas à sa suppression totale. Le «logos» redevient
388 Ytshaq Klein

toujours «phénomène» pour redevenir à son tour «logos». Avec la


Logique seulement on aboutira à un discours du «logos» sur lui-
même.
Chacune de ces figures de la Phénoménologie présente une
interprétation propre de la vérité. C'est justement cette interprétation,
son « savoir » propre qui se trouve en contradiction avec l'« objet ».
La conscience naturelle n'est donc pas forcée de se mettre en question
toute entière. C'est toujours telle ou telle figure qui est mise en question
et remplacée par une autre. Il ne faut pas désespérer tout de suite de
l'« objet » en tant que tel, de la vérité en tant que telle. Il faut
seulement troquer son « savoir » erroné contre un autre, qui est vrai. L'erreur
est l'interprétation que la conscience naturelle se donne des
contradictions auxquelles elle se heurte. L'« objet» étant fixe et inébranlable,
c'est donc la connaissance qui se trompe, prenant le faux pour le vrai.
L'erreur a pour présupposition une distinction tranchante entre le
vrai et le faux. En outre, c'est cette même distinction qui rend
possible la spécificité de toute figure. Celle-ci a toujours son «vrai»,
qui s'oppose à son « non- vrai ». Tant que la conscience persévère auprès
de cette distinction entre le vrai et le faux — tant qu'elle se considère
comme errante, comme se trompant — elle restera conscience
naturelle.
Pour cette conscience, ces errances sont fortuites, sans
conséquences. Pour les dépasser, force lui est de faire l'expérience de
l'essentiel de ces errances.
En prenant conscience de ses errances, la conscience naturelle
fait l'expérience de ce qu'elle est plus qu'une seule figure (par ailleurs,
c'est une pareille expérience des errances humaines qui a amené le
scepticisme chez les Grecs). Or, elle est condamnée de par sa « nature »
à se constituer en figure. Son destin d'être finie, sa « positivité » et
son impossibilité de l'être — voilà la raison de son désespoir. Le doute
est la conséquence de ce que la conscience naturelle est obligée d'être
finie sans le pouvoir.
« II n'arrive pas pourtant ici ce qu'on a coutume d'entendre
par doute, c'est-à-dire, une tentation d'ébranler telle ou telle vérité
supposée, tentative que suit une relative disparition du doute et un
retour à cette vérité, de sorte qu'à la fin la chose est prise comme au
début. Au contraire, ce doute est la pénétration consciente dans la
non-vérité du savoir phénoménal, savoir pour lequel la suprême réalité
est plutôt ce qui est en vérité, seulement le concept non réalisé ».
La phénoménologie de Vesprit et le scepticisme 389

La conscience naturelle, en réfléchissant sur chacune de ces


figures, se heurte à l'inadéquation de son «savoir» avec l'« objet».
Un moment, elle hésite entre les deux : ayant découvert leur
différence, mais ne croyant pas qu'ils diffèrent, elle se meut en déséquilibre,
de l'un à l'autre. Cette hésitation est le doute. Mais, elle ne persévère
pas dans ce doute : émue par sa « nature », elle avoue son erreur en se
conformant de nouveau à ce pourquoi l'« objet» lui est donné.
Cependant, par un tel doute relatif, elle ne parvient pas au savoir absolu.
Celui-ci ne pourrait être atteint avant que la vérité de la conscience
naturelle ne soit ébranlée jusqu'à sa racine. Un scepticisme relatif
n'est qu'un dogmatisme relatif. Un « cogito» qui portera le caractère
de la conscience naturelle, même s'il est la conséquence d'un doute
méthodique ne s'accordera pas avec le projet du philosophe spéculatif.
Par conséquent, la philosophie spéculative n'aura de sens qu'en
tant que médiatisée par un scepticisme total. La conscience naturelle
en tant que telle — et non pas seulement telle ou telle vérité — doit
être extirpée. Elle doit être amenée non seulement à douter de telle ou
telle interprétation de l'« objet», mais de l'« objet» en tant que tel.
Elle doit s'abstenir dorénavant de soutenir aucune « thèse »
à son sujet, d'affirmer quoi que ce soit de positif. Elle doit apprendre
la nullité de tout ce qui paraît. De cette façon, elle aboutira à la pleine
conscience de son «objet» — le phénomène, l'apparition — qui est
le contraire de ce pour quoi elle le prenait : une disparition, un non-être.
La vérité de tout ce qui est immédiat est le néant. La vérité de la
conscience naturelle est le scepticisme.

7. Scepticisme concret et scepticisme abstrait

La radicalité de ce scepticisme ne s'avère pas seulement par la


dissolution de toute vérité phénoménale. Elle se démontre également
par l'écroulement de toute conviction, de toute certitude. En d'autres
termes : le « sujet», lui non plus, ne reste pas exempt de cet
anéantissement. Il ne nous sert en rien de remplacer une autorité objective
par une autorité subjective, c'est-à-dire celle de l'évidence subjective.
Tout au contraire : la Phénoménologie de Vesprit est fondée sur la
supposition que la vérité ne se produit et ne se révèle que dans le
dialogue. La présence d'autrui est donc nécessaire. La conscience
philosophique est même prête à reconnaître l'autorité de son interlocuteur;
à tel point qu'elle a même besoin de lui pour être formée. Le « Moi »
390 Ytshaq Klein

du philosophe spéculatif n'est achevé qu'après la démarche intégrale


de la Phénoménologie de l'esprit. Avant de l'entreprendre, elle ne vaut
pas plus que la conscience naturelle. C'est justement ce chemin du
« doute et du désespoir » qui forme le philosophe spéculatif. Tout comme
le savoir spéculatif, le non-savoir sceptique n'a pas de sujet fixe.
Ce n'est pas en substituant l'« objet» au « sujet» que la conscience
naturelle sera dépassée. La conscience de soi sera érigée, dans ce cas-là,
en un « en-soi », en « objet ». Toute la dialectique de la conscience de
soi en portera témoignage. De même l'intuition immédiate du « moi,
qui est égal au moi» de l'idéaliste subjectif, n'est pas moins
dogmatique que celle du réaliste se référant à la « chose en soi ». L'idéalisme
subjectif est encore une «philosophie» de la conscience naturelle à
dépasser.
Pourtant, les relations entre scepticisme et idéalisme sont
beaucoup plus étroites. C'est surtout la philosophie moderne qui le montre
le mieux. En fait, cette philosophie de Descartes jusqu'à Fichte, et
même Hegel, est un processus de prise de conscience du fait que la
conscience de soi est identique à l'être. Cette identité est énoncée
d'une manière immédiate, déjà chez Descartes. Néanmoins, si pour
Hegel il s'agit surtout d'envisager la substance comme sujet, pour
Descartes le sujet n'est encore que substance. Ce point de vue est
maintenu par ce que Hegel appelle la Métaphysique, qui est la
philosophie de l'entendement (contenue dans les systèmes philosophiques
de Descartes jusqu'à Wolff).
En fait, cette Métaphysique de V entendement comporte une
contradiction, qui ne s'éclaircira que dans la Phénoménologie. Elle consiste
foncièrement dans le fait qu'il s'agit, au premier abord, de ce que ces
philosophies se trouvent d'emblée au point de vue de la raison.
Cette raison n'est rien d'autre que la conscience qui est sûre d'être
toute la réalité. Cependant, cette conscience est une conscience aliénée
(la conscience moderne se caractérise, pour Hegel, par le fait qu'elle
est une conscience aliénée). Le degré suprême de cette aliénation
s'exprime dans la notion de la richesse (Reichtum). Celle-ci, bien distincte
de l'abondance, qui est la pleine satisfaction des besoins naturels,
est en fait la création d'un besoin qui ne peut être satisfait
complètement. L'aspiration à la richesse est, d'après Hegel, une volonté de la
pure quantité, qui, par définition, n'a pas de limite, et qui ne peut donc
être satisfaite. C'est par cette conscience aliénée que se produit
l'effritement de la Science, de YEpistémé, en une pluralité de sciences qui tentent
La phénoménologie de Vesprit et le scepticisme 391

de conquérir le monde extérieur, par des moyens quantitatifs. Ce


qui a été envisagé dans le monde romain par le stoïcisme — «
philosophie» non spéculative, non philosophique — n'est mis en œuvre
que dans le monde bourgeois, le monde de l'aliénation, par la
Métaphysique de V entendement. C'est ici que la conscience philosophique
s'aliène véritablement, devenant le contraire d'elle-même. Or, tout
comme l'aspiration à la richesse ne se comprend pas par elle-même,
étant une volonté d'autre chose, il en va de même pour cette
Métaphysique de V entendement, laquelle ne s'explique qu'à partir de la
philosophie idéaliste. Cette Métaphysique est l'entreprise pour
l'entendement de concevoir le rationnel (Verniinftige). C'est la pré-supposition
nécessaire pour le devenir de l'idéalisme. En soi, cette métaphysique
est, comme nous l'avons dit, une contradiction. Cette contradiction se
révèle par la tendance sceptique de la philosophie moderne, qui mène
finalement à l'Idéalisme.
En fait, cette tendance sceptique se confond, pour Hegel, avec
l'idéalisme. Le monde antique n'a connu qu'un dogmatisme peu
développé, avec le stoïcisme et l'épicurisme. La raison en est que la
conscience aliénée est celle du monde moderne. C'est pourquoi la
philosophie qui n'est pas bâtie sur la négativité, n'est développée pleinement
que dans le monde moderne, notamment chez Spinoza. En revanche,
le scepticisme a été pleinement développé chez les Grecs. On ne saurait
rien lui ajouter dans le monde moderne si ce n'est son dépassement.
En effet, puisque la philosophie moderne se trouve d'emblée au niveau
de la raison, à savoir la conscience d'être soi-même toute la réalité, elle
devient idéaliste au moment où la contradiction de la Métaphysique
se déclare. Pour Hegel, la série de ces penseurs sceptico-idéalistes
commence avec Berkeley et elle s'achève avec Fichte. L'idéalisme,
à l'échelon le plus bas, est déjà tout proche du scepticisme : pour cet
idéalisme, le sujet n'est qu'un « moi» singulier. Il va de soi, qu'un tel
4t moi » contingent ne peut être le sujet d'un Savoir absolu. Pourtant,
ce scepticisme n'est jamais très nettement dégagé dans la philosophie
moderne de l'idéalisme.
La philosophie grecque a découvert la dialectique et le scepticisme.
Pourtant, elle n'est pas une philosophie de la conscience de soi :
l'identité entre négativité et subjectivité n'y est pas mise à jour. En
revanche, la philosophie moderne est une philosophie de la subjectivité,
engendrée par l'aliénation. Dès que la négation, cette acquisition de la
philosophie grecque, est mise en valeur, elle est établie comme identique
392 YtsJiaq Klein

à la subjectivité. Dès que le scepticisme fait son apparition dans la


philosophie moderne, il est déjà dépassé.
Au fond, pour Hegel, le scepticisme est identique à l'idéalisme.
L'idéalisme consiste foncièrement dans une négation de la finitude. Or,
le scepticisme n'est rien d'autre pour Hegel. Il ne s'agit donc
nullement pour un idéalisme authentique de troquer l'objet fini contre
un sujet pareillement fini. Il s'agit plutôt d'échapper à la finitude,
d'aboutir à Yinfinité. A ce propos, il faut recourir à l'héritage grec
et réintégrer la négation dans les acquis de la philosophie moderne.
Pour parvenir à l'idéalisme authentique, il ne suffit pas de dépasser
l'idéalisme empirique berkeleyen. Il faut encore dépasser celui de
Fichte. En fait il faut procéder de la manière inverse de celui-ci. Il
faut commencer non pas par une Tathandlung (mise en acte), par une
«position» (Setzung) absolue. Il faut bien plutôt commencer avec
une négation de toute position. Il faut s'abstenir de son propre savoir,
pratiquer l'« epokhé ».
Une telle «epokhé» peut être comprise comme une adhésion
à son propre savoir négatif. Elle peut être aussi entendue comme
une suppression de son savoir pour s'ouvrir au savoir d'autrui. C'est
cette deuxième signification qui est celle de la conscience philosophique
dans son dialogue avec la conscience naturelle. L'« epokhé » du
philosophe spéculatif est donc bien différente de celle du philosophe
pyrrhonien. Il n'est pas animé par une volonté d'être sceptique coûte
que coûte, de se reposer dans son non-savoir. Il est plutôt animé par
la volonté de penser, d'arriver à tout prix à la vérité. C'est déjà par
ce but que le scepticisme de la conscience philosophique dépasse le
scepticisme pyrrhonien.
De plus, nous avons vu que la négation s'introduit dans la
conscience naturelle. Ou plutôt elle est forcée de réfléchir sur elle-même,
et devient ainsi elle-même sceptique, malgré elle. Or, dans ce cas-là,
il s'agit évidemment d'un scepticisme concret. La négation n'y est
pas une position (Setzung) abstraite. Elle n'est que le développement
de son savoir positif.
C'est ainsi que la conscience philosophique apprend ce que la
négation est en vérité. Elle n'est pas achevée sous sa forme abstraite,
posée par un acte unique et volontaire. La conscience philosophique,
qui nie son savoir, ne le comprend pas encore. En réalité, la négation
ne peut apparaître qu'à partir de la positivité. Elle est toujours
enfermée dans la positivité, elle ne se trouve que là. Le lieu du néant n'est
La phénoménologie de l'esprit et le scepticisme 393

que dans le sein de l'Être; le foyer de la négativité est dans la positi-


vité. Nous ne trouverons la négativité nulle part ailleurs.
Voici pourquoi le sceptique ne possède que le « concept » de la
négation, et non pas sa pleine essence. Il en va de même pour le
philosophe spéculatif, dans la mesure où il est détaché de la conscience
naturelle. Ce n'est qu'en dialogue avec la conscience naturelle que le
philosophe spéculatif peut comprendre la négation. Le scepticisme
n'est que le calvaire de cette conscience naturelle. Si bien que la
Phénoménologie de l'esprit ne sera jamais périmée.
Certes, ce scepticisme concret n'est plus un scepticisme qui n'est
qu'un scepticisme. Le négatif n'est plus seulement le contraire du positif.
Cette négativité concrète est la négation de la négation. Pourtant dans
la Phénoménologie, cette catégorie n'est pas envisagée de manière
conceptuelle. C'est plutôt l'expérience de la conscience philosophique
— s'aliénant dans la conscience naturelle et se retrouvant à partir
de la dialectique de cette conscience — qui est ici en œuvre.
Le scepticisme concret, le scepticisme qui est plus qu'un
scepticisme, est le chemin intégral de la Phénoménologie de l'esprit. Il ne peut
s'agir d'une seule figure. La figure sceptique n'est qu'une des étapes
que la conscience naturelle doit parcourir.
Dans l'introduction à la Phénoménologie de l'esprit, Hegel distingue
nettement entre le scepticisme comme figure et le processus sceptique
qui fait le déroulement intégral de la Phénoménologie de l'esprit. Nous
n'avons pas traité du scepticisme comme «figure» de la conscience
et ici nous y toucherons uniquement, pour mettre en relief le
scepticisme au sens le plus large du terme, comme il est décrit dans
l'introduction à la Phénoménologie de l'esprit.
Il est évident que la figure sceptique provient de l'expérience
sceptique que fait la conscience naturelle dans la Phénoménologie de
l'esprit. Si bien que cette expérience peut être considérée comme la
genèse de cette figure. Elle est forcée de tenir compte de lui. Mais elle
ne peut le faire qu'en le formulant en énoncé spécifique. Elle préconise
donc la pure négation. Désespérant de toute positivité, chassée de
toutes ces affirmations antérieures par les contradictions qui en
découlent, sous le regard du philosophe spéculatif, elle établit ce qui
lui apparaît maintenant comme vérité : la négation totale. Dès lors,
elle se cramponne à cette négation, en récusant toute positivité. Le
propre de la figure sceptique est donc de saisir la négativité de manière
394 Ytshaq Klein

abstraite, tout en excluant d'elle quoi que ce soit de positif: c'est


précisément cette négation de toute positivité aussi bien que la positi-
vité de la négation qui caractérisent la figure sceptique et qui font sa
dialectique.
C'est justement la différence entre la simple négation et la
négation de la négation. La première est seulement posée (gesetzt), elle est
position, par conséquent affirmation : c'est la négation seulement en
soi (en puissance), la négation ayant une nature affirmative,
immédiate. La négation effective (en acte), d'autre part, est négation de la
négation. Cette dernière forme de la négation est infinie. La négation
abstraite est finie. Cette finitude rejoint l'ancien sens de positivité
pour Hegel, dans ses écrits de jeunesse.
La négation qui est mise en cause dans le chemin intégral au
savoir absolu est une négation concrète. Cette négation provient du
positif, qui est déterminé par elle — qui, en fait n'est que son aspect
caché. Le scepticisme, au sens large du terme, dont Hegel veut nous
fournir le concept, ne peut être séparé de la totalité dont il fait partie.
Si on le faisait, on s'empêtrerait dans des contradictions
insurmontables.
En vérité, nous l'avons déjà remarqué, ce n'est pas la faute de la
conscience sceptique si elle s'exprime de façon abstraite. La négation
ne peut être captée par la conscience naturelle autrement qu'en la
forgeant en figure. Cette incapacité d'une figure à saisir la négativité
— voilà la leçon principale de la dialectique de la figure sceptique.
Elle est le sujet de la dialectique de la figure sceptique. Cette expérience
du domaine de la Phénoménologie de l'esprit a son pendant dans la
vie quotidienne en ce sens qu'il ne peut y avoir un homme qui puisse
réaliser pleinement l'idéal sceptique. Le scepticisme, bien entendu,
est plus que « pur » scepticisme.
La conscience philosophique Test dès le début. Or, elle révèle
l'origine de son scepticisme dans la conscience naturelle. Elle vient
d'apprendre que la sagesse négative provient de la sagesse positive. Le
scepticisme, la négation, ne sont pas pris « en soi » mais plutôt comme
faisant partie intégrante de la conscience naturelle et de la conscience
sceptique qui se retrouveront dans le savoir absolu. Ce savoir absolu
sera la prise de conscience du chemin intégral de la Phénoménologie.
Ce n'est qu'alors que la <t lutte des consciences » sera reconnue comme
un « dialogue de l'âme avec elle-même ».
La phénoménologie de l'esprit et le scepticisme 395

Or, cette idée nous la trouvions déjà dans l'article sur le Rapport
du scepticisme et de la philosophie. Seulement, tandis que dans cet
article elle n'est apparue que comme un libre raisonnement dont on
ne pourrait dégager la signification exacte, la Phénoménologie le
développe dans toute son ampleur. Nous trouvons ici, d'une part, la
dialectique de la figure sceptique qui s'en tient à la négation abstraite,
négation qu'elle veut saisir comme dépourvue de toute affirmation, de
toute positivité. Cette négation est une négation immédiate, irréfléchie.
Elle est saisie de manière finie, comme la conscience naturelle est
habituée à saisir ses « objets ». Au moment où la conscience sceptique
parvient à la réflexion elle se dissout. D'autre part, nous voyons
l'autre sens du scepticisme, dont la négation est comprise de manière
concrète. C'est le scepticisme qui ne peut se former en une figure. Par
ailleurs, il n'est perçu que par « nous » (à savoir, la conscience
philosophique), tout en étant l'œuvre du discours phénoménologique
intégral. Il caractérise la conscience naturelle qui n'est plus telle, qui
est élevée au niveau réflexif, sans qu'elle puisse comprendre ce qu'il
lui arrive. Elle attribue le scepticisme — en le détachant de son
aspect positif — à la conscience philosophique.
Si le scepticisme, au sens large du terme, se produit à l'insu de la
conscience qui se développe, — et c'est pourquoi il n'en est question que
dans l'introduction, et non pas à l'intérieur même du discours
phénoménologique proprement dit — c'est, au premier chef, parce qu'il
est plus qu'un scepticisme. Autrement dit : il n'est qu'un moment
disparaissant, il ne peut être fixé sans être dénaturé. Pourtant, nous
l'avons vu, une telle fixation n'est pas une erreur totale. Seulement
il doit être conçu désormais de manière concrète : dès lors, la négation,
dans son application totale, ne pourrait faire exemption d'elle-même.
Elle doit être considérée dialectiquement, comme impliquant son
contraire.
Mais la conscience naturelle n'est pas à même de saisir le scepticisme
de manière dialectique, sans cesser d'être conscience naturelle. Elle
ne pourrait capter la vérité que sous les catégories immédiates de
l'être, pour parler dans les termes de la Logique. Elle ne peut être
que contrainte de passer d'une figure à l'autre, sans comprendre cette
nécessité. En revanche, le sens du discours phénoménologique
outrepasse ces formes extérieures. Il nous révèle la vérité en et pour soi,
mais en tant que se mirant dans la non-vérité, qui est son contraire.
Dans les termes de la Logique, elles se déroulent dans l'élément
396 Ytshaq Klein

de l'Essence. Ceci, « nous » — la conscience philosophique — pouvons


nous en rendre compte. Les figures diverses de la conscience naturelle,
qui se dissolvent tour à tour dans leurs contradictions, en formant
de nouvelles figures, se dévoilent comme les manifestations de l'esprit.
En fait, chaque figure est déjà une préformation du savoir absolu.

Université de Haïfa. Ytshaq Klein.

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