Archives de sciences sociales des religions
125 | 2004
Autorités religieuses en islam
L’Autorité religieuse dans ]'islam ottoman sous le
contréle de l'Etat ?
Nathalie Clayer
Qrevues.org fatons aeteorss
Edition imprimée
Date de publeation: 1 janvier 2008
562
Pagination
ISBN :2-722-96741-4
ISSN 0335-5985
‘eterence siectronique
[Nathalie Clayer« Lutoritd reigieuse dana ike ottoman sousle eontiBle de [Etat 7» Arclives de
seienoes socises destin [En ligne, 125 [java ~rnars 200, mis eign le 22 fei 2007,
‘consuiéle 0 eetabre 2016. URL :hiipy/wesr4ewes.og/215 ; DOI: 10.4000/es317158
Ceocument eat un toe-slmé te fedtian enpeience.
Archies de scenes sociales des regionsArch, de Se. soc. des Rei., 2004, 128, (janvier-mars 2006) 43-62
Nathalie CLAVER
L’AUTORITE RELIGIEUSE DANS L*ISLAM OTTOMAN
SOUS LE CONTROLE DE L’ETAT ?
Dans son ouvrage bio-hagiogeaphique (mendkib-mdme) rédigé au tout début du
XVII siécle, le mufti de Belgrade, Miniri Belgradi, évoquait différentes personna-
lités religieuses qui avaient marqué la seconde moitié du XVIE siécle dans "Empire
ottoman et, notamment, dans les régions frontiéres des Balkans. L’un de ces
persoanages, Muslihuddin Noreddinzide, originaire de Filibe/Plovdiv (aujourd'hui
en Bulgarie), avait été un grand shaykh de la confrdrie des Halvetis/Khalwatis dans
la partie orientale de Ia Péninsule balkanique, puis & Istanbul. D'aprés MUnirl, les
fondements de son autorité religicuse avaient été sa connaissance des sciences reli-
gieuses, sa défense acharnée de la sharé’a, ses qualités de sermonnaire, son
affiliation auprés d'un grand maitre soufi, en occurrence Sofyali Bali efendi, la
capacité qu'il avait eue 4 défendre sur le plan théologique ce dernier lorsqu’il fut
attaqué pour avoir commenté le célébre ouvrage d'ibn Arabi intitulé Fustis
al-Hikam, le fait qu'il avait é8 choisi par le sultan Soliman pour I"accompagner
lors de la campagne de Sigetvar et pour le conseiller dans le domaine du jihdid,
ainsi que sa sainteté/proximité de Dieu (wildya) et ses pouvoirs miraculeux
(Kareimat) (1).
Les fondements de I'auiorité religicuse de ce personmage étaient done de
natures tis diverses. Bien qu'il s’agisse d'un shayith, elle était d’abord lide & sa
maitrise de la loi sacrée et des sciences religicuses. Ses qualités de sermonnaire
avaient joué un réle dans la fabrication de son renom. Son appartenance 4 une
lignée spirituelle soufie et sa sainteté avaient contribué & augmenter son aura.
Enfin, ses liens avec le sultan, ainsi qu’avee de grands personages comme le grand
vizir, s*ils étaient dus 4 son autorité religicuse, avaient wés certainement aidé 4
renfarcer celle-ci. Cette autorité avait &é largement reconnue par de simples fidéles
de province et de la capitale, par des notables et des hauts personages de I’Etat
ottoman, y compris par le sultan. Il avait eu de nombreux Aalife (en arabe Khalifa,
successeurs dans la voie soufie) et disciples, & tel point que, d'aprés Manii, la voie
ou contrérie (tariga) rattachée & lui fur appelée « tariga de Nureddinzdde ». Il avait
Mini Becoréni, Silsilar afmudarrabin wa smaribi al-entakin (x La chalne desARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES BES RELIGIONS
été peié par de grands personages de la capitale de s"installer 4 Istanbul et avait éé
appelé & diriger le fekke nouvellement fondé par le grand vizir, Sokollu Mehmed
Pasha. A son époque, il était "un de ceux qui brandissaient « I’épée de la shari’a »
contre les derviches hétérodoxes (2).
Le shapkh Muslihuddin n'avait pouriant pas fait partie de ce qu’on appelle
I" 'idmiyye, c'est-i-dire le corps des oulémas, censé rassembler a cette époque les
«plus hautes autorités religieuses ». Dans I'Empire ottoman, du moins dans les
provinces centrales (Anatolie et Roumélie) (3). depuis Ia fin du XV* siécle, une
catégorie spécifique de hauts dignitaires religieux — les oulémas officiels -, 4
laquelle n'accédsient que ceux qui avaient suivi un cursus honarem strictement
défini et contrSlé par le pouvoir, avait en effet commencé A se former. Le contrile
de Vautorité religieuse était l'un des soucis majeurs du pouvoir politique ottoman.
11 aboutit, avec le temps, 4 une sorte de « fonctionnarisation » des cadres religieux,
qui servira de modéle a certains Etats-nations au XX* siécle. Néanmoins, le cceur
du syst#me de contrdle, institution de I" miyye, ne concerna jamais qu'une partic
des hommes de religion, comme le montre le cas de Muslihuddin Nireddinzde, et
Ie champ religieux ne fut jamais entiérement subordonné a I"Etat. Le contréle de
Vautorité religieuse n'a jamais impliqué une totale dépendance vis~i-vis de I'auta-
rité politique, car la légitimation de l’autorité religieuse ne fut jamais totalement du
ressort du politique.
La hiérarchie officielle des Oulémas
Dans |"Empire ottoman, une relation particuliére s'établit entre le sultan et les
oulémas. Le systéme politique de cet Etat musulman qui s"étendit sur trois conti-
nents était avant tout un ordee autocratique, fondé sur un consensus autour de
Vautorité du sultan et de lobéissance envers lui. Mais le souverain tirait sa légiti-
mité de la loi sacrée, dont les « gardiens » étaient les oulémas. Ceux-ci servaient
done, indirectement, 4 légitimer le pouvoir de la dynastic des « fils d'Osman ».
Cette relation particuliére se traduisit par l’instauration d'une hidearchie officielle
comprenant les postes supérieurs du comps des oulémas, ceux de gid Guges de la
shari'a) et de mitderris (professeurs de sciences religieuses}, auxquels il n’était
possible d'accéder qua travers un cursus honorian rigoureusement déterminé par
TEtat. Ona parlé d ce propos de « clergé ». La terminologie chrétienne ne convient
cependant que partiellement, puisque les fometions exercées par les membres de
cette hiérarchie consistaient avant tout 4 appliquer et 4 enseigner la loi sacrée de
Vislam et non a délivier des sacrements.
(2) Charen, 1994, pp. 51-90.
(GB) L'Anatolie coevespoad aux provinces cenirales de I'Empire ottoman, situdes en Asie, tandis que
‘Ia Roumélie recouvre La parte européenne des possessions ottomancs.‘AUTOMITE RELIGIELSE DANS UEMPIRE OTTOMAN
Le corps des oulémas affictels (“ilmiyye)
Comme Ia souligné Gilles Veinstein, ce systéme particulier ne s'est constitué
que progressivement et n'est pas resté figé (4). Le « modéle ottoman » de I’époque
classique (XVI° siécle) pourrait étre décrit de la fagon suivante. Les madrasa (en
ture medrese) de I'Empire, établissements d’enseignement de la loi sacrée, avaient
été classées en différentes catégories (onze en tout, a partir de la fin du XVIF
siécle). Plus l'on montait dans la hidrarchic, plus les professewrs (wiiderris) y
étaient réputés et plus le niveau d’enseignement y était élevé. Le cratére de classe-
ment, lié au niveau du professeur et de enseignement, était défini par le salaire du
mmiiderris. Les Gudiants, qui avaieat suivi les cours de différents professeurs dans
des madrasa de niveaux variés, se destinaient, pour les meilleurs, aux carridres de
qddi ou de miicerris, les autres pouvant devenir des hommes de religion de second
rang et exercer les fonetions de vd‘iz (sermonnaires), de miezzin (chargés de
Vappel 4 la priére), dimen guidant la pridre des fidéles, de thatih (précheurs
chargés de prononcer le sermon de Ia priére du vendredi) ou autres.
L’acets aux carridres les plus prestigieuses, et done au groupe de I ‘ilmiyye, fut
réglementé 4 I"époque de Soliman le Magnifique (r. 1520-1566). Ceux des
étudiants qui avaient acquis une connaissance suffisante et avaient regu le titre de
dinishmend, puis avaient poursuivi leurs études tout en étant devenus assistants
d'un ouléma de haut rang, s‘ils bénéficiaient des appuis nécessaires, étaient dési-
gnés par les quelques grands oulémas qui en avaient le droit, Ils étaient alors
inscrits sur um registre par les qddi"asker (juges supeémes), en tant que mikizim,
candidats habilités 4 recevoir un poste. Lorsque des postes se libéraient, les
nouveaux membres de I’ “idmiyye effectuaient une camidee soit en Amatolie, soit en
Roumelie, selon qu’ils avaient été inscrits par le qadasker d’Anatolie ou par son
collégue de Roumélie. Deux options étaient alors possibles : la carriére de juge ou
celle d’enseignant. Ceux qui optaient pour la carriére de juge (tarig-i gazd)
voyaient leur promotion future limitée. Ils ne pouvaient en effet espérer occuper les
postes de qd les plus prestigieux et les plus lucratifs, dans les villes les plus
importantes de I'Empire. En revanche, la carriére de miiderris (tarig-i tedris)
permetiait non seulement de gravir les différents échelons dans la hiérarchie des
mmadrasa, mais, pour certains, elle débouchait aussi sur les plus hauts postes de qieli
situés dans les plus grandes villes de IEmpire, et dont les détenteurs portaient le
titre de molia ou mawld (pluriel : mawall).
Au sommet de la hidrarchie se trouvaient les «grands malfam: les deux
qddi"asker d’ Anatolie et de Roumélie, et le shaykh al-isiam (en ture sevhiilisiam).
Les deux juges supeémes (yddi"asker) siégeaient au divan impérial, conseil du
gouvernement, et avaient autorité sur les oulémas de leur juridiction. Sous le régne
de Soliman le Magaifique, le mufti d’Istanbul, qui était alors le célébee Eb Su'dd,
fut placé au sommet de la higrarchie des oulémas, au-dessus des juges suprémes
done, avec le titre de shaykh ai-isfam. Le titulaire de ce prestigicux poste devait
donner des consultations sur des questions religieuses, mais aussi sur des affaires
concemant le fonctionnement de l'Etat. Ebd Su°tid émit ainsi une fatwd autorisant
(4) Venserein, 1997, p. 13, Sur le systione classique voir dgalement Urewcansms 1068 ; Inancm,
1973; Hevp, 1973; Rere, 1986; Zur, 1988 ; Verestems, 2001 ot bes auires titres de la bibliographic en
fin de volume.
aaARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES BES RELIGIONS
prise de Chypre (5). Il lui échut également Ia charge de proposer des noms pour
jes plus hauts rangs de ["‘imiyye, ceux des mitderris et des qddf ayant un salaire
d’au moins quarante aspres, les juges suprémes proposant ceux de rang inférieur.
Dans ce systéme, tel qu'il fonctionna 4 partir de la seconde moitié du XVIF
sidcle, autorité religicuse des futurs oulémas relevait done d'abord de leur niveau
de connaissance de Ia loi sacrée et de leur capacité 4 appliquer ou a transmettre
cette connaissance. Le savoir était défini a I"intérieur d'un eursus dont le contenu
avait été strictement défini, et dans lequel étaient favorisées les sciences dogmati-
ques (nakli), tel le kh (la jurisprudence) et le kaiam (la théologie), au détriment
des sciences rationnells ( ‘aldf}, comme la logique, la philosophie ou les mathéma-
tiques (6). Le degré de connaissance devait Gre sanctionné par un diplome déliveé
par un professeur faisant partie du systéme.
Le recrutement dans les rangs de I" imiyye ne dépendait toutefois pas que du
savoir des diplémés. L’autorité religiouse de ces oulémas ne se fondait pas unique-
ment sur des connaissances et des capacités. L'inflation du nombre d’étudiants
donna une place centrale également aux de clientile. C’est grdce a l’appui
d'un « patron », membre de I"“iuiyye, que l'on pouvait devenir candidat et espérer
obienir un poste, synonyme de reconnaissance d'une autorité en matidre religieuse.
En demiéte instance, cette autorité devait étre sanctionnée par le sultan lui-méme
qui était celui qui nommait les oulémas.
De fait — et c'était 1a Le but du systéme —I'autorité religieuse des membres de
ce conps des oulémas oftomans était tributaire du pouvoir politique, 4 la fois dans sa
nature (contenu et fonctionnement des études, mode de reerutement) et dans la
possibilité d'étre exercée. Pourtant, dés sa constitution, le « modéle ottoman »
conaut des limites dans le contréle de l"autorité religieuse par le pouvoir.
Les limites du « modéle ottoman »
La constitution et I"évolution de I" timiyye n’ont pas é8 liées qu’a la volonté
politique. Elles ont aussi résulté, dans une certaine mesure, de dynamiques propres,
de nature religieuse et sociale, échappant 4 une logique sirictement politique.
Lremprise du politique sur le religieux est, de toute Evidence, sinon une spécificité,
du moins une caractéristique du systéme ottoman. Faire du champ religieux un
domaine totalement soumis au politique serait pourtant faux. Cela est évident dans
le cas des soufis, comme nous le verrons. Mais méme dans le cas d’une autorité
fondée sur la connaissance de la loi sacrée, le champ religieux a toujours eu une
relative autonomic,
Prenons I"exemple du célébee Mehmed Birgivi (ou Birgili) (m. en 1573), inspi-
rateur d’un mouvement fondamentaliste dans I"Empire ottoman. Né 4 Balikesir en
Anatolie occidentale, fils d'un miiderris local, ce personage avait fait des études
aupeés de son pére, avant de poursuivee dans la eapitale, of son « patron » lui avait
fait obtenir le statut de novice (miiidzim) et oi il avait commencé a enseigner. I
avait ensuite travaillé 4 Edime, au tribunal de la shorf’a, pour le compte de son
«patron». Parallélement, il avait commencé & suivee la voie soufie de la
(3) Remy, « Shaykh al-tslim, in the Onoman Empire », £F, 3.
(6) Dean, 2001-2002,‘AUTOMITE RELIGIELSE DANS UEMPIRE OTTOMAN
Rayrimiyya. Grice 4 Ataullah Efendi, le tuteur du sultan Selim Il (r. 1566-1374),
lui aussi originaire d’Anatolic occidentale, il avait ebienu un poste de professeur
dans Ia nouvelle madrasa que Ataullah venait de doter 4 Birgi, prés d°Izmir. Malgeé
son éloignement de la capitale, il était devenu l'un des maitres les plus en vue de
son époque et de nombreux étudiants venaient 4 lui. Ses ouvrages — notamment une
sorte de « catéchisme » en ture se voulant accessible aux simples fidéles, une
compilation de ses préches et sermons, rédigée en arabe, et des ouvrages concer
nant Ia grammaire de I’arabe - connaitront une diffusion, & la fois importante et
durable (7).
Mime si elle dut beaucoup au systéme étatique et au patronage, I"autorité reli-
gieuse de Mehmed Birgivi reposait donc avant tout sur sa maitrise et son
interprétation personnelle de la loi saerée. Demeuré jusqu’s la fin de sa vie dans
une madrasa de province qui n’était pas parmi les plus prestigieuses, il n'en devint
pas moins l'une des plus grandes autorités religieuses dans I'Empire ottoman de
son temps. Des oulémas de la capitale soppesérent d'ailleurs 4 lui sur certains
points et le skaykh al-/slam Eb Su’dd fut amené a émettre une fatwa séfutant
Vinterdiction qu'il avait prononeée contre les donations en argent liquide. Cene
polémique révélait les différents modes dinterprétations de la loi sacrée, selon que
les oulémas étaient « incorporés 4 I’Etat » ou non, Mehmed Birgivi représentant les
savants détachés de la sphére politique (8).
Plus généralement, linstauration de I" ilmiyye et I’évolution de cette institution
durent aussi beaucoup aux hommes de religion eux-mémes. Des grands oulémas du
XVIF siécle comme Ebi Su’dd (m. 1574) ont joud un rile dans ce systéme qui se
voulait aussi un moyen de contréler le niveau et le nombre des hommes appelés &
enseigner et a appliquer Ia loi sacrée. L’évolution de "institution fut également lige
4 des dynamiques internes au monde des oulémas, en fonction d'un contexte poli-
tique, économique et social plus large. Ainsi la promotion par le mérite appuyée
par des patronages, qui prévalait au XVI‘, fut battue en bréche au XVII siécle par
une corruption galopante. Au XVIII sidcle, le systéme fut restauré, mais cette fois
le patronage tendit & se eantonner aux cercles familiaux, d’o la constitution d'une
«aristocratie » doulémas, j"y reviendrai.
Diautre part, tous les hommes (et les femmes (9)) de religion ne faisaient pas
partie du corps des oulémas, et les oulémas « officiels » ne détenaient pas le mona-
pole de [autorité religieuse, comme on l’a vu dans le cas de Muslihuddin
Nureddinzide. En dehors de I"‘timiyye, il y avait d’abord ceux qui frappaient 4 sa
porte, les candidats en attente d'un peste, et ils étaient assez nombreux, ainsi que
ceux qui n’avaient méme pas pu y frapper et étaient devenus des hommes de reli-
gion de second rang. Parmi les membres de I iJmiyye, il y avait aussi ceux qui
(7) Zin, 1988, pp. 143-144) ; Emeullah Vous, .Birgivl, Divaner flan slasiklopedis Istanbul,
‘Diyanet Vall, se
(3) Kasim Kereev, “Birgew!" £F, sn ; Ocax, 2001-2002.
(9) Dass "Empire ottoman, certaines feonmes déienaicnt unc auiorié religicuse, mais en debors
des institutions comme les tnibunaut ct les madhasa, et mame les mosquécs. Leur domaine était eclut de
| sphére privée. des uckic, établissements de derviches, et des tombes de suims. Elles pouvaicat diriger
des cérémonies (par exemple, la récitation du meld, potme ea I"honmesr de la saissance du Prophéte),
‘comme elles le Font encore aujourd'hui dans ceriaines régions des Balkans. Elles jowaicnt souvent le rile
de gudrisseuses et intesedaieat aupeés de Diew pour les fidéles, particuliérement pour les femmes. Let
init Yun des fondements de leur auorté. Mais certaines femmes, souvent appartenant & des famil-
‘es de leterés ou de soutis, possédaient wn savoir reconna dans les sciences islamiques,ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES BES RELIGIONS
is en disponibilité du fait que le nombre de postes de gddl et de miiderris
voire trés inférieur selon les époques, au nombre de ceux qui appar-
tenaient a institution. En outre, il ne faut pas oublier que, 4 cété des oulémas
officiels de rite hanéfite, eoexistaient dans certaines provinces des oulémas lacaux,
exiérieurs au cursus honorum, sunnites mais de rite mon-hanéfite, ainsi que des
oulémas chiites dont les fondements de 'autorité religieuse étaient différents et, sur
lesquels la sphére politique n'agissait pas de la méme sorte (10). Enfin, il y avait
des persoanages dont la Iégitimité me reposait pas sur la connaissance de la lei
saerée, mais Su une consaissance exotrique et mystique.
Ty avait done, en réalité, différentes catégories de personages détenant une
autorit religiewse. Pour chacune d’elles, celle-ci prenait des formes diverses et
était légitimée de diverses maniéres, En fonction du contexte politique et social, les
relations entre ces categories variérent considérablement. La crise du XWIIF siécle,
qui sera aussi une crise de légitimité du sultanat et des oulémas, verra ainsi des
hommes de religion de second rang et certains groupes soufis se faire les défer-
seurs de la loi sacrée, attaquant I's hétérodoxie » de certains soufis, des oulémas et,
en fin de compte, de cet Etat ottoman qui se faisait pourtant, depuis le XVIF siéele,
le champion de l'orthodoxie.
Des sources d’autorité religieuse en compétition
Pour schématiser, disons qu’il existait dans Empire ottoman trois groupes
d’acteurs — pas toujours totalement disjoints — détenant une autorité religieuse : les
membres de ceite institution és spécifique qu*était I" imiyye, les serviteurs reli-
gieux de second rang laissés en dehors de cette hiérarchie, et les soufis ou plutat les
hommes de religion dont 'autorité était d’abord de type soufi. Mais le sultan
lui-méme était également investi d'une autorité religieuse (11).
Le sultan et les oulémas : contrale versus Kégitimation
Le sultanat était en effet une institution divine. Le sultan était censé éue
Vombre de Diew sur terre, sous laquelle toutes les créatures pouvaient wouver
refuge. Le souverain tirait sa légitimité de "islam, ou plus exactement de l'islam
sunnite hanéfite et de sa loi sacrée. Il portait d’ailleurs le titre de Padishah- islam,
«souverain de Iislam » (12).
faut noice que Musage du terme d*« oullena , qui désignait le détentcur d*un savois dans les
sciences religicuses (‘uliie), pouvait re flo. Em tows cas, i ne s"appliquait pas. qu'nux membres de: la
hhidmrchie officielle. Sur les oulémas chistes, voir la coniributioa de Sabrina Mervin dans le préseat
Je laisse ici de cbt be cas des oulimas n"appasicsant pas as ritc sunaite hanéfite.
En dehors des titulatares officielles au caracidte thetorique, le titre de calife ne sera véritable-
‘ment mis en avant par les sultans ottomans qu’a partir de la fin du XVIUF sidcle. Voir Vererriy, 1984,
50‘AUTOMITE RELIGIELSE DANS UEMPIRE OTTOMAN
Ses relations avec les oulémas, « gardiens » de la loi sacrée, étaient donc
cruciales pour sa légitimation. D'oi Vinsiauration progressive du corps des
oulémas placés sous son autorité. Ainsi contrélés, les oulémas devinrent des
rouages de premier plan dans organisation politique, administrative et légale de
l'Empire. lls occupaient une place centrale aussi bien dans la transmission de la lei
sacrée et de l'éducation que dans la justice et I’administration provinciale. Les gdeli
jugeaient non seulement en fonction de la sharf'a, mais aussi selon le dina (code
de lois émis par le sultan lui-méme). Leurs prérogatives dépassaient le simple cadre
jutidieo-religieux, puisque, dans les provinces, ils étaient amenés a régler des
affaires notariales, administratives, voire municipales. En conséquence, comme le
souligne Gilles Veinstein, il y eut 4 la fois « fonctionnarisation » des oulémas et
«cléricalisation » de I'Etat (13).
Dans ce systéme, il est clair que les oulémas étaient, dans bien des domaines,
les instruments du pouvoir politique. La plupart du temps, ils agissaient ou émet-
taient des opinions juridiques en fonction des intéréts de I’Etat. Au reste, les cas ott
ils participaient ouvertement aux rébellions étaient rates. Ils procédaient davantage
par consultation, médiation et persuasion (14). Cependant, pour des raisons reli-
gieuses, ce lien de subordination n’éait pas total. La shari"a, qui s"impesait aussi
au sultan, interdisait 4 celui-ci d’avoir sur les oulémas le pouvoir de vie et de mort
possédait sur ses Au! (esclaves). Contrairement aux membres de I’amée et de
bureaucratic ottomane, les oulémas ne pouvaient étre soumis aux confiscations,
ni aux exécutions ; du moins en fut-il ainsi 4 I"époque classique. Er si les sultans
nommaient jusqu’au chef des oulémas, il arriva aussi, plus tardivement, qu'un
shaykh at-islam participat au renversement d'un sultan, en occurrence Ibrahim ler,
en 1648 (15).
En outre, la mise en place d’une higrarchie contrOlée par le pouvoir ne remit
pas en cause I"impossibilité de casser le jugement d'un geid? par celle d'un de ses
collégues, méme de rang supérieur. Il n'y avait pas de jugement en appel. Chaque
qddi n’éait responsable que devant le sultan auquel les plaignants pouvaient
s‘adresser en cas dinjustice. Financiéeement, bien qu'il existit un systéme de grati-
fications, les oulémas ne dépendaient pas directement de I"Etat, puisqu’ils étaient
généralement rémunérés sur les revenus de fondations pieuses (wakf) en ce qui
conceme les miderris. Quant aux gil, ils bénéficiaient de revenus casuels. Enfin,
4 la fin du XVIF siécle, les membres de I’ imiyye avaient fini par former un groupe
social au statut spécifique. Ceux qui étudiaient dans les madrasa ne se destinaieat
pratiquement plus qu’a la carmiére d’ouléma. La promotion se faisait par le mérite,
mais devait éte pateonnée. Il arrivait que les meilleurs étudiants deviennent les
gendres de leur professeur. Un systéme de reproduction du groupe commengait
done 4 se mete en place.
1 y a aussi le cas particulier d’une fonction qui ne faisait pas partie des charges
officiellement attribuées 4 I" ‘tleiyye, sauf, a partir de Soliman, dans le cas du mufii
d'Istanbul devenu shaykh al-istan : la fonction de mufti. Il semble toutefois qu'elle
lait souvent de pair avee celle de miderris et revenait done alors 4 des membres
de Iilmiyye. Comme I’ souligné Brinkley Messik, la fonction de mutti, qui
Wenesrens, 2003.
SLARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES BES RELIGIONS
consistait 4 déliveer des farwd (consultations juridiques), était intermédiaire entre
celle de mikderris et celle de géki. Elle se situait entre la sphére de la macrascr et
celle du tribunal (mahkama). Elle concemait les affaires de la communauté, mais
a'avait pas l'ambivalence de la fonetion de gid? 4 laquelle étaient attachées les
idées de corruption, de coercition et d'erreur (16).
Le mode de nomination des muftis dans I Empire ottoman n'a pas encore été
suffisamment étudié. La connaissance de Ia loi sacrée et de la jurisprudence, néces-
saire a leur autorité, semble avoir été La plupart du temps garantie par la fonction de
niiiderris qu'ils exercaient parallélement. La reconnaissance de l'autorité spiri-
tuelle, éventuellement de la picté et de la probité, par la communauté musulmane
locale semble aussi avoir joué dans la nomination des nufiis qui deviendront ses
«chefs spirituels » au niveau local. En tous cas, I"autorité religieuse d'un mufti
était importante, si l'on en juge par le fait qu'une partie présentant une farud au
tribunal l'emportait automatiquement sur la partie adverse.
De facon générale, vis-i-vis de la population, 'autorité des membres de
I'‘idmiyye dérivait non seulement de leur connaissance de I'islam, mais surtout de
leur pidté et de leur comportement moral. Ils étaient censés éwe des exemples en
matiére de conformité envers la loi sacrée. Mais ils étaient devenus des « agents »
de I'Etat et faisaient partie de I'élite. Surtout, des problémes se posaient s'agissant
de 'autorité des gcdi. Aecusés de corruption ou pergus comme les instruments de
Etat, leur prestige et leur autorité religieuse en souffrit parfois trés sérieusement.
La crise politique, militaire et financiéee que "Empire connut au XVIF sidcle
entraina la remise en question de l'autorité non seulement des gedf, mais aussi des
membres de |" ifmiyye en général (17). Cette remise en question fut d'abord le fait
du pouvoir politique. L'immunité dont jouissaient les oulémas fut viele ou
contournée 4 de nombreuses reprises. Ils éiaient démis de leur siatut, puis exéeutés
en tant que simples sujets. Trois shavkh al-islam furent méme condamnés & mort —
en 1634, [636 et 1703 — pour s*étre mélés de politique. Le sultan et son entourage
leur avaient préféré des hommes de religion qui n’étaient pas issus de leurs rangs.
Plus généralement, les membres de I" ‘iimiyye patirent, au moins jusqu’au milieu du
XVII siéele, d'une relative dévalorisation de I’éducation et de la primauté des
hommes de Iépée. En ces périodes troubles, La population aussi était plus sensible
aux préches des sermonnaires et au charisme des soufis,
Le statut des membres de I" imiyye était par ailleurs menacé a la fois par
V'appauvrissement et la corruption. Celle-ci eut tendance a se généraliser et des fils
de commercants purent accéder, dans la seconde moitié du XVIF siécle, 4 la fone-
tion supréme de shaykh ai-isfam, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant et qui
ne se reproduira plus par la suite, L’aceés & 1'‘ifmiyye n’était plus totalement
contrdlé par les oulémas, puisque le patronage par des membres de la bureaucratic
le rendait aussi possible. En outre, la légitimité et Tautorité des oulémas fureat
alors sérieusement ébranlées par le mouvement des Kadizadelis, un mouvement né
dans le milieu des serviteurs religieux de second rang, j"y reviendrai.
Au XVIIF siécle, avec La restauration du pouvoir du sultan, une nouvelle
liance fut nouge entre le souverain et I“thniyye qui redevint Vinstitution reli-
gieuse centrale, capitalisant sa capacité légitimante, pour reprendre l’expression de
(16) Messacx, 1003, p. 142.
(17) Au sujet des 4valutons des XVIS-XVIIF siécles, voir principalement Zn, 198%.
32‘AUTOMITE RELIGIELSE DANS UEMPIRE OTTOMAN
Madeline Zilfi (18). Le systéme de patronage tel qu'il avait évolué au XVII siécle
diait en effet devenu top incentr6lé et potentiellement explosif pour le pouvoir,
comme pour les oulémas eux-mémes. D'autre part, la fondation de nombreuses
madrase (souvent afin d’échapper 4 la confiscation), qui s"était produite au cours
de la seconde moitié du XVIF siécle, avait contribué a revaloriser I"étude de la loi
sactée et 4 augmenter le nombre de postes de professeurs (midervis). Pour
I"'miyye, la «nouvelle alliance » avec les autorités politiques eut pour consé-
quences plusieurs phénoménes. Le droit d’échapper aux exécutions et aux
confiseations dont jouissaient théoriquement les membres de 1" ‘ilmiyye fut &
nouveau plus strictement respecté. Surtout, les familles des grands oulémas se
virent accorder des priviléges qui leur permisent de constituer peu & peu une sorte
d aristocratic.
La formation d’une aristocratic d’oulémas — considérée d’ailleurs comme un
facteur de stabilité 4 la fois pour les oulémas et pour |"Enapire — s*est faite peincipa
lement par la garantie donnée aux grands oulémas de voir leurs fils aceéder aux
mémes rangs et priviléges qu’eux et par le confinement du patronage au sein méme
des familles. A partie de 1713, les fils des grands oulémas n'eurent plus besoin de
respecter les conditions d'age ni de niveau d’étude pour obienir des diplimes. Un
quota fut également instauré afin de permettre aux fils de molla de recevoir des
diplimes sans passer d’examen. L'exemple du jeune Mustafa, a peine gé de six
ans, qui regut un dipléme l"autorisant & enseigner, des mains du shaykh al-islam,
son grand-pére, est édifiant. Les enfants d’oulémas avaient toujours constitué le
groupe le plus important du terreau de reerutement de I"'imiyye. Mais, la reproduc-
tion de teligieuse devint telle au XVIIF siécle que, selon les caleuls de
Madeline Zilfi, entre 1709 et 1839, 60% des plus hauts postes de la hiérarchie
furent occupés par des personnages issus de quelques familles de grands
‘rolia (19). Cette « aristocratisation » de I" idniyye, ou pour le moins de ses plus
hauts postes, constitue une exception notable 4 I"idée, généralement vérifiée, que,
chez les musulmans sunnites, contrairement au cas des chiites (20), l'enseignement
religieux ait é1é plus un moyen d’ascension sociale qu'un outil de reproduction
d'une élite religieuse. La reproduction héréditaire du corps des oulémas
eniraina-t-elle un changement dans le mode de Iégitimation de ces hauts dignitaires
religieux ? Inveguait-on 1a légitimité par le sang qui pouvait avoir pour modéle la
famille du Prophéte ?
Quoi qu’il en soit, a travers la constitution de cette aristoceatie, il se produisit
également une certaine monopolisation des plus hauts pastes de la hidrarchie par
‘élite religieuse de la capitale, au détriment des oulémas de province. Les grandes
familles de molla qui émergérent étaient en effet installées a Istanbul. Par ailleurs,
seuls les grands oulémas de la capitale avaient désormais la prérogative de désigner
des candidats. Les meilleurs posies de dd provinciaux furent donnés a titre de
rente (arpalik) aux grands molla, n’exercant plus. Pour les oulémas de province, la
mobilité sociale s'en trouva done réduite. Il était néanmoins toujours possible aux
provinciaux d’arriver au sommet. Mais pour cela, leur autorité religicuse devait étre
Pr
19) Zum, 1983, p. 326, Pari les plus eéléhres familles figuraicas celles des Dorri-zide, des Eba
ebak-uide et des Feyaullab-zide. Les autres grands mofis étaient généralement issus de families d'oulé-
mas de rang inférieur ou de familles appartenaet & "élite du palais et & I'élise enilitaire (uc)
(20) A ce sujet, wair le texte de Sabrina Mervin dans le présent volume.ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES BES RELIGIONS
renforcée par certains critéres. I] semble notamment que le fait de se réclamer de la
descendance du Prophéte, d'étre sayyid, était important. Au XWIIF siécle, sur les
237 gddi-asker et shavkh al-islam qui se succédérent, ceux qui se disaient sayyid
dtaient presque tous nés en province et ne disposaient pas de forts appuis (21).
Le terreau de ta contestation : les serviteurs religieux de second rang
Penchons-nous sur la catégorie des serviteurs religieux de second rang dans
Inquelle prit naissance le mouvement des Kadizadelis, qui ébeanla Mautorité des
oulémas au XVIIF sigele. Il s*agit d'un groupe "hommes de religion qui étaient,
dans ensemble, davantage attachés 4 la province et aux fonctions religieuses liées
a la mosquée.
Tris sélectif, le systéme de formation et de recrutement de I" Wmiyye laissait
sur le chemin un certain nombre d'étudiants. Aprés plusieurs années d'émudes et
aprés avoir acquis un bagage dans les sciences religicuses plus ou moins complet,
dans des svadrasa qui n’étaient pas des plus prestigieuses, ils devenaient des
hommes de religion sans avoir obtenu de diplime (idea) evou sans avoir eu la
possibilité d'accéder au statut de candidat (méifdzim). Is devenaient émdm, mijezzin,
Khatib, va"iz, Cerains étaient nommés nd'th, substituts de gddi. Beaucoup étaient
des provinciaus qui servaient dans leur région natale. S*agissant des sermonnaires
(vd ‘iz), il existait un groupe particulier, indépendant du corps de |" ‘imiyye, dont les
membres se vayaient confier le devoir de prononcer les préches du vendredi
(khurba) dans les mosquées impériales d’Istanbul, la capitale ottemane.
Comme dans le cas des oulémas, I"sutorité religieuse de tous ces hommes de
religion était fondée sur leur savoir dans les sciences religieuses (‘ulin et, certai-
nement aussi, sur des relations patrons/clients avec d'autres hommes de religion.
Pour certains, ils n°étaient pas moins compétents dans le domaine de la boi sacrée
que les membres de I’ ‘iimiyye, mais ils n"avaient pas étudié dans les meilleures
wadrasa de la capitale ou n'avaient pas bénéficié des appuis nécessaires 4 l'entrée
dans les sangs des oulémas. La plupart avait une maitvise plus limitée des sciences
religieuses, Exereées dans des institutions (mosquées, madras) faisant partie de
wukf, fondations pieuses établies par des personages plus ou moins importants et
gérées par des administratewrs appelés métevelli, leur nomination pouvait, au
niveau local, dépendre de mécanismes de patronage comparables 4 ceux qui préva-
jent, au niveau central, pour les membeos de I"'imiyye.
La reconnaissance par la population d’une autorité religieuse fondée sur la
maitrise de la loi sacrée, mais aussi sur la piété et lintégrité, voire sur un certain
charisme, devait également étre importante. Exereant dans les mosquées, ils étaiemt
plus proches de la population et avaient affaire 4 un public beaucoup plus large que
les oulémas. Les mosquées étaient en effet des lieux de sociabilité beaucoup plus
ouverts que les madrase ou les tibunaux de la sherf’a. Leur autorité religieuse était
done davantage légitimée par leur sucoés auprés du public. L'autorité des prédica-
teurs et des sermonnaires en particulier, dépendait autant sinon plus de qualités
d'orateur et de charisme, que de la maltrise des sciences religieuses. Leur tache
était d'ailleurs d’admonester plutit que d'expliquer. Dans le cas particulier des
(28) Zum, 1983, p. 343,‘AUTOMITE RELIGIELSE DANS UEMPIRE OTTOMAN
sermonnaires affectés aux mosquées impériales d’Istanbul, les faveurs recues du
palais n’étaiemi pas sans contribuer 4 augmenter un prestige déji acquis par la vax
popaull.
La erise du XVII siécle provoqua un affrontement entre ces hommes de reli-
gion de second rang et les soufis proches de I"Etat, deux groupes dont Mautorité
avaient augmenté dla faveur des déréglements du systime et de la perte de prestige
des oulémas accablés par la corruption et le wop plein de eandidats. Se réclamant
de Mehmed Birgivi, dont j'ai évoqué Iautorité religicuse tés importante, ces
sermonnaires se firent les défenseurs de la vraie religion. Dans leurs préches, ils
développérent une thétorique fondamentaliste. Ils condamnérent les innovations. A.
plusieurs reprises, ils dénoncérent Ia consommation d'alcool et de tabac et parvie-
reat 4 obtenir son interdiction. A I'époque du grand-vizir Fazil Ahmed Pasha
Koprild, ils s*attaquérent aux non-musulmans et provoquérent des conversions 4
Vislam. Surtour, ils s’ataquérent aux soufis et & leurs pratiques. Ils dénoncérent les
partisans de Ibn Arabi. Deux de leurs chefs réussirent 4 faire détruire des elke.
L'un d’eux, Vani Mehmed Efendi {m. 1685), obtint aussi interdiction de la danse
et de laudition de musique dans les établissements soufis. Se posant en défenseur
de la vraie religion, les sermonnaires concurrencaient directement I""Hm/yye. Ul leur
arriva méme d” attaquer les oulémas, soit parce qu’ils avaient abandonné leur voie et
agi pour l'appat du gain, soit parce qu'ils avaient été trop favorables au soufisme,
voire méme parce qu’ils en avaient fait la promotion.
Mais Iaffrontement entre les Kadizadelis, d’un cété, et les soufis et les
oulémas, de "autre, présente également un volet social et politique. Les Kadizadelis
représentaient en effet d’abord un groupe d’hommes de religion qui essayaient de
gravir les échelons de la hiéearchie des sermonnaires dans les grandes mosquées de
la capitale. Or, ceux-ci furent soumis 4 une compétition de plus en plus forte de la
part des soufis qui étaient eux aussi nommés 4 ces postes, bénéficiant d'une grande
autorité, tant auprés de la population que des cercles du pouvoir. Sans affiliation
mystique, leur promotion était devenue difficile (22).
Par ailleurs, les Kadizadelis connurent leurs jours de gloire lorsqu’ils jouireat
d’appuis trés forts au palais, A une époque of l’autorité religieuse de I"‘ilmivye était
remise en cause et ["autorité du sultan considérablement affaiblie. Leurs victoires
passagéres sur les soufis ct les oulémas avaient done été plus politiques que théala-
giques. Leurs attagues allaient d'ailleurs 4 Vencontre de conceptions fortement
ancrées dans la société ottomane, jusque dans V'entourage du sultan. La fin du
demier grand chef du mouvement, Vani Mehmed Efendi, fut précipitée par une
succession de défaites militaires et par l'échec des armées ottomanes devant Vienne
(en 1683), dont il fut tenu pour responsable. Aprés son bannissement, le prestige de
I'idmiyye fut peu A peu restauré et les soufis eurent 4 nouveau le droit de pratiquer
danse et audition de musique.
(22) Zur, 198K, pp. 129 as.ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES BES RELIGIONS
Les soufis : un charisme et une capacité mobilisatrice partiellement
contrilés,
La cible principale des Kadizadelis au XVII* sidcle avait été les soufis, ou plus
exactement les soufis proches du pouvoir. Les membres des confréries mystiques
musulmanes (/urige, pluriel rurug) avaient en effet toujours constitud un péle tres
important de la scéne religicuse otfomane. Or, ils formaient une catégorie
d’hommes de religion dont 'autorité était fomdée sur des critéres totalement diffé-
rents de celle des oulémas et des petits serviteurs religieux.
Dans son mendkit-ndme, Miniri Belgridi mentionne par exemple, un certain
Weli Dede (m. 1586), ayant vécu aux marges septentrionales de I'Empire, &
Temegvar, en Hongrie. Son autorité spirituelle avait été essentiellement fondée sur
ses qualités morales, sur le fait qu’il appartenait 4 une certaine lignée spirituelle
reliant des maltres soufis successifs, sur ces états mystiques élevés et sur le respect
des ragles de la confrérie 4 laquelle il appartenait, 1a Khalwatiyya. Cette autorité
avait été méme reconnue, d'apeés Maniri, par des chrétiens & son service, qui
s"étaient, en conséquence, convertis 4 ‘islam (23). Ici, aucune référence done 4 la
connaissance des sciences religieuses exotériques. C'est la connaissance intime de
Dieu qui prévaut, une connaissance ésotérique. Celle-ci n'a pas été acquise dans les
madrasa, mais auprés de maitres soufis. C’est la proximité de Dieu et la sainteté
qui sont les fondements de I"autorité mystique (24).
En réalité, beaucoup de personnages, 4 "instar de Muslihuddin Nireddin-zide
et de Miniri Belgradi lui-méme (25), combinaient les deux types d'autorité : celles
de ‘ifm (savant dans les sciences exotériques) et de soufi. Des membres de
"idmiyye et des hommes de religion de second rang avaient méme regu une initia
tion mystique, et pour certains étaient devenus des shaykh, Il n'y avait pas de totale
dichotomie. II n*était pas rare non plus que le sultan otteman fit lui aussi affilié &
une confrérie. Bayezid II (e. 1480-1512) sera sumommé Veli, le « proche de Dieu»,
le «saint »,
En outre, certains soufis tel Musliluddin Niireddin-zide avaient fini par reve-
voir le soutien des autorités politiques, centrales ou locales. Sil s’agissait pour les
autorités politiques de tirer profit — tant personnellement que politiquement — de
Vautorité religieuse de ces personnages, il ne fait aucun doute qu'un tel soutien
permettait en retour a ces mémes autorités politiques d'exercer une some de
contrdle de cette autorité religicuse qui soriait du cadre officiel de I" ‘imiyye et était
capable de mobiliser les foules — beaucoup de soufis animérent en effet des mouve-
ments que les autorités politiques qualifiérent d'opposition, comme nous le verrons
plus loin. Il n°était pas rare qu'un sultan, alerté par le prestige grandissant d'un
shaykh de province, le fasse venir dans la capitale ottomane et lui offre ses faveurs.
Mais l'autorité religieuse soufie en tant que telle, fondée principalement sur la
sainteté, le charisme et le lien maitre/diseiple, donnait 4 ses détenteurs une plus
grande capacité mobilisatrice dans la population que les autres types d’autorité
(23) Mini Brioeint Sisitar olmutarrabin wor maniiih af-mucakin, Istanbul (Bibliotheque
Sehid Ai Papa 2819, # 21-13%, 10a.
(24) Sur les foadements de I'atotaé soutie,
volume.
‘contribution de Rachidah Cum dans te présent
(23) Muni Belge dial, & la fin de sa vie, & la fois miderris ot mufti, et shayki de la Kbalwa-
tiyya. Craver, 2002,
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