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Tel est donc le projet que Possevino va mûrir pendant près de vingt-cinq années,
mais qu'il devra se résoudre à rédiger seul durant les dernières années de sa vie
passées à Padoue. Concernant l'opposition à Gesner4, le titre de son entreprise
bibliographique parle de lui-même: la sélection s'oppose à l'universalité. Cette
divergence d'approche ne s'explique pas seulement par la quantité exponentielle de
livres publiés durant la seconde moitié du XVIe siècle, rendant impossible tout effort
de totalisation du savoir, mais plus fondamentalement par des raisons d'ordre
idéologique. C'est ce dont il faut rendre compte en présentant préalablement les
objectifs de Possevino, tels qu'ils apparaissent dans la préface, pour ensuite
examiner leur application concrète dans un des livres qui composent sa
bibliothèque. Cet échantillon servira à saisir avec plus de finesse les enjeux
religieux qui sous-tendent cette vaste entreprise éditoriale.
Si Gesner cherchait à établir un catalogue, tendant à l'exhaustivité, de tous les
écrits latins, grecs et hébreux publiés, soit près de 16 000 titres rangés selon un
ordre alphabétique, Possevino travaille tout autrement. Il ne s'agit plus de fournir
une information aussi impartiale et aussi complète que possible, jusqu'à intégrer les
écrits des auteurs hérétiques. Dans cette littérature abondante, une sélection
drastique doit désormais être opérée. Il faut en effet séparer le bon grain de l'ivraie
pour ne donner à lire que ce qui est strictement conforme à la doctrine et à la morale
catholiques. Or, ce choix ne peut certainement pas être laissé à la seule appréciation
des lecteurs, lectorat essentiellement constitué par ceux qui ont charge
d'enseignement. Car c'est avant tout à l'important réseau pédagogique mis en place
à travers l'Europe par les jésuites que la Bibliotheca selecta est destinéé.
Plus fondamentalement, l'objectif, comme on peut le lire dans la préface, est de
contribuer à la propagation de la foi, à l'extirpation des hérésies et à la suppression
des schismes (<< ad rem christianam propagandam, ad extirpandas hœreses, ad
to/lendum schisma6 »). L'information bibliographique devient ainsi une nouvelle
arme de propagande, qui répond parfaitement à l'intense travail missionnaire et à
l'œuvre de controverse du père jésuite qui le porteront aux plus hautes fonctions de
4
Voir H. Zedelmaier, Bibliotheca universalis und Bibliotheca selecta, Cologne,
Bôhlau Verlag, 1992 ; L. Balsamo, Antonio Possevino S.l. bibliografo della Controriforma e
diffusione della sua opera in area anglicana, Florence, Olschki, 2006 ; A. Biondi, « La
Bibliotheca selecta di Antonio Possevino. Un progetto di egemonia culturale », dans
G. P. Brizzi (éd.), La Ratio studiorum. Modelli culturali e pratiche educative dei Gesuiti in
ItaUa Ira Cinque e Seicento, Rome, Bulzoni, 1981, p. 43-75.
5 Notons que la préparation de la Bibliotheca selecta correspond à la période
d'élaboration de la Ratio studiorum dont elle forme le complément nécessaire, comme
l'indique le titre lui-même : qua agitur de ratione studiorum. Les deux entreprises
poursuivent en effet un même but, celui de fixer le programme et le contenu de la pédagogie
jésuite. Voir Ratio studiorum, éd. M.-M. Compère, Paris, Belin, 1997.
6 A. Possevino, op. cit., p. 2. Toutes les citations sont extraites de l'édition vénitienne
de 1603.
Possevino et les arts 73
premiers étant des artistes, les deux autres des hommes d'Église, comme s'il
s'agissait, par le biais de ce nouveau parallèle, de bien marquer la convergence entre
les intérêts du clergé et ceux des artistes.
Des traités de ces auteurs, Possevino retient essentiellement le fait qu'ils portent
tous sur la finalité de la peinture, laquelle est d'abord d'enseigner. Pour parvenir à
cette fin, la règle du decorum doit être strictement respectée. On veillera donc à
l'adéquation de tous les éléments de la peinture au sujet représenté, et à l'adaptation
au lieu d'exposition. C'est à partir de ces critères que sont examinés les erreurs et
les abus des peintres, et notamment leurs offenses au sens et au contenu de
l'Écriture sainte. Ainsi la repentance d'Armenini au souvenir des sculptures
indécentes qu'il a pu réaliser dans sa jeunesse peut faire figure d'exemple à suivre:
l'homme âgé confessant ses fautes à la fin de son traité apparaît bien comme l'idéal
de l'artiste abjurant, au nom de l'onesto, les hardiesses maniéristes, c'est-à-dire le
penchant pour l'indécence et le culte de la virtuosité au détriment de la sainteté du
sujet. Le mot d'ordre horatien du quodlibet audendi potestai4 , garantissant à
l'artiste une totale liberté s'en retrouve remis en cause. En se référant à Ammannati,
Possevino rappelle le contexte de la célèbre formule d'Horace, citant le passage
complet de l'Art poétique qui n'énonce cette liberté qu'en lui imposant en même
temps des bornes. La conclusion en est qu'on ne peut tout oser, le critère du
decorum définissant de nouveau les limites à ne pas transgresse.-2 5• Cela vaut tout
particulièrement pour l'expression des émotions, où prévaut une adéquation parfaite
entre la représentation et les sentiments éprouvés par le peintre, qui a pour charge de
les faire partager au spectateu.-z6 : pour faire pleurer, il faut d'abord soi-même avoir
représentations indécentes. Voir l'édition de P. Barocchi, Lettra agli Accademici dei disegno,
dans Trattati d'arte dei Cinquencento, Bari, Laterza, 1960-1962, vol. 3, p. 117-123.
22 Gregorio Comanini, chanoine régulier du Latran, publie à Mantoue en 1571 un traité
sous forme de dialogue intitulé Il Figino overo dei fine della Pittura. Le sujet central de cette
conversation est de savoir si la finalité de la peinture réside dans le plaisir ou dans l'utilité.
Voir l'édition de P. Barocchi, Il Figino, dans Trattati d'arte dei cinquencento, op. cit., vol. 3,
p.235-379.
23
Peut-être le plus influent parmi les quatre traités cités, celui de Giovanni Andrea
Giglio da Fabriano, publié en 1564, se présente, comme chez Comanini, sous la forme d'un
dialogue. La cible principale de cet écrit n'est autre que le Jugement dernier de Michel-Ange.
Voir l'édition de P. Barocchi, Dialogo quale si ragiona degli errori e degli abusi de' pittori
circa /'istorie, dans Trattati d'arte dei Cinquencento, op. cit., vol. 2, p. 1-115.
24 Horace, Art poétique, v. 10.
25 Possevino établit à cette occasion une distinction entre fictum etfabulosum, c'est-à-
dire entre la juste création, qui exprime le vrai en faisant référence à la réalité, et le fabuleux,
qui est à proprement parler fiction, c'est-à-dire représentation de ce qui n'a aucune existence
dans la nature (A. Possevino, op. cit., p. 543).
26 « Le Peintre doit comprendre qu'il lui faut concevoir, par le discours et par la
méditation, non pas tant l'idée de son œuvre future, que la sensation des douleurs que le
Seigneur Jésus, ainsi que ceux qui l'ont suivi sans trembler, ont jadis endurées »
Possevino et les arts 77
(A. Possevino, p. 546, notre trad.) : réponse claire à la théorie renaissante, et plus encore
maniériste, de l'idea et du disegno interno. L'intelligence doit céder la place à la sensation.
27 « Mais pour ma part, je déclare très fermement que l'art le plus haut est celui qui
imite la réalité elle-même, qui exprime le martyre chez les martyrs, les pleurs chez ceux qui
pleurent, la douleur chez ceux qui souffrent, la gloire et l'allégresse chez ceux qui
ressuscitent - et qui grave ces choses dans les esprits: telle est en effet la substance de l'art »
(ibid., p. 545 ; notre traduction). Un parallèle est ici proposé avec le Laocoon.
28 Ibid., p. 546-547.
29 Ibid., p. 542.
78 Ralph Dekoninck
en 1704 mais déjà en germe vers le milieu du XVIIe siècle, la théologie se fait bien
plus discrète pour céder du terrain aux belles lettres et aux beaux-arts. Quelle
distance entre l'univers aseptisé et utilitariste de la Bibliotheca selecta et cet
ouvrage où domine la culture de la curiosité, méprisée par Possevino ! En matière
artistique, les références aux théoriciens moralistes y font place à des ouvrages
comme ceux de Lomazzo, Félibien, Marino, Scudéry, autant d'écrits qui n'auraient
certainement pas trouvé grâce aux yeux de Possevino, puisqu'y triomphe l'esprit de
la rareté et de la préciosité. Les intérêts de la conversion ont été remplacés par ceux
de la conversation : « Je veux former un homme de conversation et non pas un
savant de cabinef6. » L'agrément a finalement pris le dessus sur l'enseignement,
comme en témoigne ce passage, symptomatique de cette évolution culturelle de
l'idée de bibliothèque, puisque cette dernière n'apparaît plus que comme un tableau
agréable à contempler:
Les plus grandes & les plus riches Bibliotheques ne sont pas publiques & ouvertes
indifferemment à tous ceux qui voudroient en consulter les Livres, ou les lire à loisir.
La pluspart ne sont vûes des Passans & des Voïageurs, que comme des Tableaux &
des Peintures pour en admirer la beauté sans en tirer d'autre avantage, que d'avoir
repû leurs yeux d'un agréable spectacle durant une heure. 37
Ralph Dekoninck
Université catholique de Louvain
d'un autre auquel il donna le titre de Bibliotheque choisie» (Cl.-Fr. Ménestrier, op. cil.,
p. 17-18).
36 Cité par J.-M. Chatelain, op. cit., p. 70.
37 Ibid., p. 119.