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L'antiquité classique

Belles infidèles d'hier et d'aujourd'hui


Jean Lechevallier

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Lechevallier Jean. Belles infidèles d'hier et d'aujourd'hui. In: L'antiquité classique, Tome 36, fasc. 1, 1967. pp. 132-143;

doi : https://doi.org/10.3406/antiq.1967.2648

https://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1967_num_36_1_2648

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BELLES INFIDELES D'HIER ET D'AUJOURD'HUI

Il ne s'agit pas de femmes, il s'agit de traductions.


L'expression« belles infidèles» date du xvne siècle. Il semble
qu'elle ait été appliquée pour la première fois aux traductions
de Perrot d'Ablancourt, membre de l'Académie française, qui,
entre autres auteurs, traduisit Thucydide.
L'exactitude n'était pas son fort et il la sacrifiait volontiers
à un certain idéal esthétique qu'il avait en tête.
D'autres firent comme lui et aujourd'hui on considère les
des xvne et xvine siècles comme autant de belles
Grégoire et Collombet, traducteurs de Saint Jérôme en
1837, font rentrer en particulier dans cette catégorie les
de Suétone par La Harpe, de Lucain par Marmontel, de
Juvénal par Dussaulx, de Pline le Jeune par de Sacy x.
Par contre, les traductions des xixe et xxe siècles*ont meilleure
réputation. On admet l'existence d'un certain idéal moderne
que l'article «traduction» du Dictionnaire encyclopédique
Quillet présente en ces termes :
« ... on considère aujourd'hui qu'une bonne traduction doit
serrer le texte de l'auteur d'aussi près que possible, en conservant
toutes les images, les tours de pensée, l'ordre des mots même, le
ton et les caractéristiques du style propre de l'écrivain, sans rien
en retrancher ni rien y ajouter : il doit s'établir ainsi une sorte de
parenté spirituelle et artistique entre l'auteur et le traducteur,
de telle sorte que la traduction puisse paraître à la lecture une
uvre originale, et que si, d'autre part, on la collationne avec
l'original, on l'y retrouve intégralement».
A lire cet exposé séduisant, enchanteur, on pourrait croire que
toutes les traductions contemporaines sont des chefs-d'uvre
d'exactitude et de précision. Hélas ! l'expérience montre le
contraire. A mainte reprise, jetant les yeux sur une traduction

1 Georges Mounin, Les belles infidèles, Éditions des Cahiers du sud, Paris, 1955,
p. 81.
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imprimée, j'ai été frappé par tel ou tel de ses défauts. Cette
fâcheuse, je Fai ressentie particulièrement en feuilletant
la traduction de Y Enéide qu'André Bellessort a publiée dans la
Collection des Universités de France 2.
Mon impression était-elle ou n'était-elle pas fondée ? Afin de
le savoir, j'ai examiné de près l'épisode de la mort de Didon,
c'est-à-dire les 184 derniers vers du livre 4 (vers 522 à 705).
Or je n'ai pas «retrouvé intégralement» l'original dans la
traduction. J'ai constaté au contraire qu'à peu près aucune des
caractéristiques mentionnées dans l'article du dictionnaire
comme étant celles d'une «bonne traduction» ne se rencontre
chez André Bellessort.
11 retranche, il ajoute, il modifie.
Il lui arrive de ne pas donner aux mots latins leur véritable
sens, de substituer une image à une autre, de ne pas respecter
le mode des formes verbales, ou leur temps, ou leur nombre, ou
leur personne, de changer le tour de pensée, de ne pas reproduire
le mouvement du texte.
Bref, en l'espace de 184 vers, je n'ai pas relevé moins de 151
inexactitudes.
Je ne les énumérerai pas toutes ici. J'en signalerai seulement
quelques-unes, prises parmi les plus graves et présentées
aux rubriques indiquées ci-dessus.
A propos de certains passages particulièrement mal venus,
j'établirai une comparaison entre la traduction d'André
et celles d'autres traducteurs, ayant consulté vingt-six
dont les dates de publication s'échelonnent depuis 1716
(traduction du R. P. François Catrou, de la Compagnie de Jésus)
jusqu'à 1964 (traduction de Pierre Klossowski) 3.

2 Société d'édition« Les belles lettres». Paris, tome I (livres 1 à 6) 1925 ; tome 2
(livres 7 à 12), 1936.
Je cite Y Enéide dans cet article conformément au texte établi par Henri Goelzer
pour la Collection des Universités de France et d'après lequel André Bellessort a fait
sa traduction.
3 Pour les diverses traductions de Y Enéide que j'ai consultées, je donne la date
de la première édition quand je la connais, ou, à défaut, la date de l'édition que j'ai
eue entre les mains. De même pour les autres ouvrages cités,
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1) André Bellessort retranche.


Pour commencer, il retranche de petits mots de liaison, en
particulier igitur (donc, v. 537), ergo (donc, v. 700), nam (car,
v. 696), obscurcissant ainsi la suite des idées. La plus grave
suppression de ce genre est celle de an (ou bien est-ce que...,
v. 544), mot très important, puisqu'il souligne la différence qui
sépare deux lignes de conduite : Didon poursuivra-t-elle Enée
en amoureuse solitaire ou au contraire en reine, à la tête de ses
troupes ?
Il retranche ensuite des mots riches de sens, verbes ou adjectifs.
« Des lueurs sanglantes dans les yeux » ne traduit pas le
volvens du groupe de mots :«sanguineam volvens aciem» (v.643).
Il faut dire par exemple «roulant des yeux injectés de sang».
Au vers 575 torios n'est pas traduit. C'est une épithète
appliquée aux câbles, qui peut se rendre par « faits de torons».
Au xvie siècle, Peletier du Mans, traducteur de l'Odyssée, ne
procédait pas comme Bellessort. Il écrit à ce sujet :
«J'y ai voulu les épithètes mettre,
En ne voulant d'Homère rien omettre » 4.

2) André Bellessort ajoute.


Il a un faible pour l'adjectif « tout», qu'il introduit dans sa
traduction absolument sans raison, neuf fois en l'espace de 184
vers (aux vers 527, 529, 549, 555, 567, 587, 593, 622 et 668). -
Au vers 529, il ne se contente pas d'ajouter« tout ». Il dit : « Tout
repose», introduisant de la sorte une phrase, sans doute courte,
mais qui n'a pas son pendant dans l'original.
Il y a plus grave aux vers 617 et 620. Dans le premier cas,
Bellessort traduit : « ... que, du moins, ... il soit réduit à mendier
des secours», ajoutant : « il soit réduit à...». Dans le second
cas, il traduit : « qu'au milieu des sables son cadavre gise privé
de sépulture », ajoutant : « son cadavre gise ». Un traducteur
peut pourtant très bien serrer le texte et traduire la première fois :
«du moins que... il implore du secours» et la seconde fois:
« qu'il tombe... sans sépulture au milieu du sable».

4 Georges Mounin, ouvrage cité, p. 88.


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3) André Bellessort ne donne pas aux mots latins leur véritable sens.
Voici quelques exemples.
Au vers 616, Bellessort traduit : finibus extorris par « chassé de
ses frontières », alors qu'il aurait fallu traduire par : « chassé de
son territoire».
Bellessort semble avoir pris un malin plaisir à ne pas traduire
les mots latins par les mots français normalement correspondants.
Au vers 580, il traduit retinacula par « le câble qui retenait le
vaisseau ». Or « câble » traduirait beaucoup mieux funis du v.
575 et amarres, employé à cet endroit, est la traduction normale
de retinacula.
La traduction est parfois irréfléchie. Ainsi au v. 673,
traduit unguibus ora sóror foedans et pectora pugnis par « sa
sur... se meurtrissant le visage de ses ongles, la poitrine de ses
poings ». Or « se meurtrissant » ne convient pas du tout pour
traduire foedans, vu la présence de unguibus. On déchire le visage
avec les ongles, on ne le meurtrit pas. Il aurait fallu traduire :
« ... la sur... s'abîmant le visage de ses ongles et de ses poings
la poitrine».
Plus grave encore est l'erreur du v. 621. Le texte latin dit :
hanc vocem extremam cum sanguine fundo, ce qui se traduit très
simplement :« Voilà les dernières paroles que je répands avec mon
sang ». Bellessort traduit : « Voilà le dernier vu qui s'échappera
de mon cur avec mon sang », ayant confondu, semble-t-il, le
mot vocem avec le mot votum.
Si l'on considère la traduction non plus de mots isolés, mais de
groupes de mots, on peut faire des constatations analogues.
Au vers 573, le texte dit : considite transtris, ce qui se laisse
traduire très facilement : « prenez place sur les bancs de
». Bellessort traduit : « saisissez les rames ». C'est une
ce n'est pas une traduction.
Au vers 592, les mots interrogatifs : non arma expedient? sont
mal traduits par : « on ne courra pas aux armes ? », alors qu'ils
signifient : « ne dégageront-ils pas (ou encore : ne sortiront-ils
pas) leurs armes ? »
Au vers suivant la suite de l'interrogation : diripientque rates alii
navalibus ? ne doit pas se traduire par : « on ne lancera pas
lui tous les vaisseaux de mes chantiers ? », mais par : « et
d'autres n'arracheront-ils pas les navires des arsenaux ? »
136 J· LECHEVALIER

A trois reprises, Bellessort traduit par un verbe simple français


des locutions latines dont la complexité relative correspond à des
nuances déterminées.
Aux vers 555 et 560 il traduit simplement par : « il dormait »
et « dormir » des locutions carpebat somnos (« il jouissait du
et ducere somnos («prolonger ton sommeil»). Le
montre que le poète savait ce qu'il faisait en n'écrivant pas
simplement dormiebat.
De même au vers 605 la traduction : «j'aurais incendié ses
tillacs» est insuffisante pour rendre la plénitude du texte im-
plessemque foros flammis (« et j'aurais rempli les tillacs de
») .
Pour terminer sur ce point, je mentionnerai le vers 701 :
mille trahens varios adverso sole colores (il s'agit d'Iris, messagère
de Junon). Bellessort le traduit ainsi : « ... qui traîne par le ciel
mille reflets divers sous les rayons adverses du soleil», ne
pas avoir vu qu'Iris représente Farc-en-ciel et que par
suite il eût fallu traduire à peu près ainsi : « ... prenant face au
soleil mille couleurs variées». Le dictionnaire latin-français de
Gaffiot, citant ce passage à l'article traho, traduit le verbe

4) Bellessort substitue une image à une autre.


Je ne citera qu'un seul exemple à ce sujet, mais il me paraît
typique. L'image se trouve incluse dans une assez longue phrase
de six vers (v. 586 à 591) :
Regina e speculis ut primam albescere lucem
vidit et aequatis classem procederé velis,
litoraque et vacuos sensit sine rémige partus,
terque quaterque manu pectus percussa decorum
flavenlisque abscissa comas, « Pro Juppiter ! ibit
hic, » ait « el nostris inluserit advena regnis ? »
Pour cette phrase, je propose la traduction suivante :
« La reine, lorsque du haut de son observatoire elle eut vu que
le point du jour commençait à blanchir et que la flotte sortait
avec ses voiles bien alignées et qu'elle se fut aperçue que le rivage
et le port étaient vides, sans un rameur, trois fois et quatre fois de
sa main frappa sa belle poitrine et arracha ses cheveux blonds :
« Oh ! Jupiter ! il s'en ira, cet homme», dit-elle, « et l'étranger
se sera joué de notre souveraineté ? »
BELLES INFIDELES D'HIER ET D' AUJOURD'HUI 137

Bellessort traduit ainsi :


« Du haut de son palais la reine vit à la fois le matin blanchir
et s'éloigner les vaisseaux, tous du même coup d'aile : le rivage
était désert et le port sans rameur. Alors trois et quatre fois elle
frappa de sa main sa belle poitrine et arracha ses blonds cheveux :
« O Jupiter,s 'écrie-t-elle, il s'en ira donc ? L'étranger se sera
joué de notre royauté ? »
Je laisse de côté diverses imperfections de ces quelques lignes
pour m'en tenir à la seule traduction des mots aequatis velis.
Évidemment, on ne peut déterminer avec certitude le sens de
l'expression. Arthur Stanley Pease dans sa grande édition du livre
4 consacre une note de trente lignes à l'explication de ces deux
mots sans se prononcer nettement.
Ce n'est pas une raison pour substituer une image à une autre
et remplacer les voiles des navires par des ailes d'oiseaux.
Ce détail a d'ailleurs été critiqué par Jules Marouzeau dans
la Revue des études latines (1926, p. 265-266) et par Léon
dans la Revue belge de philologie et d'histoire (1926, p. 1003).
Sans le savoir peut-être, André Bellessort applique la méthode
utilisée par le R. P. François Catrou en 1716 : « Par intervalles,
j'ai changé les figures du Poète en d'autres figures» (Préface du
tome 3, p. 28). L'abbé des Fontaines en 1743 procède de même :
«J'ai été obligé quelquefois, dit-il, d'avoir recours à des figures
équivalentes» (Préface à sa traduction des uvres de Virgile,
tome I, p. vin).
Par contre, en 1835, Barthélémy, dans la Préface de sa
de F Enéide en vers français, s'élève contre le procédé qui
consiste à« substituer une comparaison à celle du texte» (p. 9).

5) André Bellessort ne respecte pas le mode.

Evidemment dans un texte, surtout dans un texte comme celui


de Virgile, que Fauteur a abondamment travaillé, tous les mots,
même les petits mots, ont leur importance.
Il me paraît pourtant indéniable qu'un mot comme le verbe,
dont telle forme révèle à l'analyse qu'elle rentre en même temps
dans plusieurs catégories (voix, mode, temps, nombre, personne)
revêt par là-même une importance particulière.
Les particularités des formes verbales de l'original doivent
138 J. LECHEVALIER

passer dans la traduction, quoiqu'il y ait pourtant une


capitale à faire à propos de la voix.
Il est souvent indiqué de traduire un passif par un actif, ou
vice versa. Le sens n'est pas changé et la traduction gagne
en valeur esthétique. Je suis pleinement d'accord sur ce
point avec Georges Mounin qui a choisi un exemple très
Il compare plusieurs traductions d'un épisode du
chant de l'Enfer de Dante, celui de Paul et de Françoise
de Rimini. Certains traducteurs ont gardé le passif pour traduire
un passif italien: «celui qui ne sera jamais séparé de moi».
Georges Mounin loue Louis Gillet d'avoir, lui, employé un actif :
«celui qu'aucune force ne m'arrachera jamais» 5.
Entendons-nous. Respecter le mode ne signifie pas que le
même mode doit se rencontrer dans l'original et dans la
Le mode ne passe pas d'une langue à l'autre, vu que son
emploi est déterminé par les particularités syntaxiques de chaque
langue.
Respecter le mode signifie que la traduction doit, à sa manière,
tenir compte de la raison qu'a eue Fauteur d'employer le mode en
question.
Au vers 536, Bellessort traduit : quos ego sim totiens jam dedignata
maritos par « moi qui ai tant de fois dédaigné leur hymen »,
si le texte latin portait l'indicatif sum et non pas le
sim. Il eût fallu traduire, en rendant la valeur adversative du
subjontif : « quoique, pour moi, tant de fois déjà je les aie
comme maris».

6) André Bellessort ne respecte pas le temps.


Exception faite pour certains cas connus et, pour ainsi dire,
catalogués dans les grammaires, comme celui par exemple de
l'emploi de l'indicatif présent français correspondant à un futur
antérieur latin, le temps du texte original doit se retrouver dans
la traduction.
Or en 184 vers on rencontre dans la traduction Bellessort
fautes de temps, entre autres quatre présents traduits par
des passés et huit passés traduits par des présents.
Particulièrement fâcheuse est la traduction des vers 663 à 665,

8 Georges Mounin, ouvrage cité, p. 131.


BELLES INFIDÈLES D'HIER ET D' AUJOURD'HUI 139

qui correspondent au suicide de Didon. De même qu'au livre 4


des Géorgiques l'art discret de Virgile avait éludé le récit de la
mort d'Eurydice, la suggérant du vers 457 au vers 459, passant
brusquement au vers 460 aux événements qui l'ont suivie, de
même au livre 4 de F Enéide par un art discret encore, quoique à
un moindre degré, Virgile met sous les yeux de ses lecteurs un
tableau, et non pas un récit. Didon a fini de parler, Didon a
fini de se frapper. Voici le texte :
Dixerat, atque Mam media inter talia ferro
conlapsam aspiciunt comités, ensemque cruore
spumantem sparsasque manus.
Ce tableau doit être traduit tel qu'il est présenté, par exemple
ainsi : « Elle avait dit, et, elle qui, au milieu de telles
s'était écroulée comme une masse, blessée, son entourage
l'aperçoit, ainsi que l'épée couverte d'une mousse de sang, ainsi
que ses mains pleines d'éclaboussures ».
L'inexact Bellessort, méprisant les intentions du poète,
tout au présent : « Elle parlait encore que les femmes voient
l'infortunée s'affaisser sous le fer mortel et le sang écumer sur
l'épée et ses mains en être éclaboussées». Noter de plus la
des trois mots : media inter talia.

7) André Bellessort ne respecte pas le nombre.


Parmi les dernières paroles de Didon figurent celles-ci (aux
vers 659-660) : Moriemur inultae, sed moriamur. Elles se laissent
traduire le plus facilement du monde : « Nous mourrons sans
vengeance, mais mourons ».
Or André Bellessort traduit, lui : « Je mourrai sans vengeance,
mais mourons ». Il est plutôt bizarre d'avoir conservé le pluriel
de majesté pour le second verbe, et pas pour le premier. Cela fait
contresens, vu que le passage du singulier au pluriel semble
que Didon veut entraîner dans la mort quelqu'un d'autre
avec elle.

8) André Bellessort ne respecte pas la personne.


Un exemple typique se rencontre au vers 604. Didon regrette
de n'avoir pas engagé contre Énée une lutte à mort et s'écrie :
quem metui montura ? (« qui aurais-je craint, déterminée à
?»).
140 J· LECHEVALIER

Bellessort traduit : « que craint-on lorsqu'on va mourir ? »


Il serait difficile d'accumuler plus d'inexactitudes en si peu de
mots. Cette traduction dénature la pensée, très précise et très
personnelle, du texte en y introduisant une indétermination (on)
et une généralisation (que) qui n'y sont pas. Metui est une
première personne. Didon pense à elle-même, et parle d'elle
seule. La suite du texte d'ailleurs l'indique clairement.

9) André Bellessort change le tour de pensée.

Les vers 632 et 633 se présentent ainsi :


Tum breviter Barcen nutricem adfata Sychaei,
Namque suam patria aniiqua cinis ater habebat.
L'expression est recherchée, mais claire. Il est facile de serrer
le texte de près et de dire, en restant clair et recherché : « Alors
brièvement elle adressa la parole à Barcé, la nourrice de Sychée,
car, pour la sienne, dans son ancienne patrie une cendre noire
la contenait. »
Or Bellessort change le tour de pensée, présente l'idée
en traduisant : « Alors elle s'adresse brièvement à Barcé,
la nourrice de Sychée, car la cendre funèbre de la sienne était
restée dans la vieille patrie ».
Si l'on considère la façon dont le vers 633 est traduit dans les
diverses traductions que j'ai eues entre les mains, on constate que
seule la traduction juxtalinéaire de Sommer (1844) donne une
traduction à peu près satisfaisante, en disant : « car une cendre
noire (la terre) avait (renfermait) la sienne (sa nourrice) dans son
antique patrie. »
Il y avait peu de chose à changer pour la rendre tout à fait
acceptable. Au lieu de cela, son coéquipier Aug. Desportes,
chargé de faire dans le même volume la traduction dite «
», a préféré s'écarter du texte et dire : « car la sienne a laissé
ses cendres dans l'antique ville de Tyr».
En continuant l'examen des autres traductions, on découvre
une gamme passablement variée d'inexactitudes.
Les traductions les plus inexactes suppriment purement et
simplement l'idée de « cendre » et la remplacent par l'idée de
mort, supprimant du même coup toute indication de rite
Le P. Catrou dit : « car pour la sienne, elle était morte à
BELLES INFIDÈLES D'HIER ET D'AUJOURD'HUI 141

Tyr dans sa Patrie» et Jacques Delille en 1804 s'exprime d'une


manière analogue.
L'idée de « cendre » est encore absente de la traduction de
l'abbé des Fontaines : « car la sienne avait été depuis longtemps
inhumée dans sa patrie». Expressions identiques ou analogues
dans la traduction anonyme de la librairie Flammarion (1934),
dans la traduction anonyme éditée chez la veuve Desaint ( 1 780) ,
dans la traduction anonyme des librairies associés (1824), dans
la traduction Barthélémy. Nous sommes en présence dans
toutes ces traductions d'une inexactitude d'ordre archéologique,
le rite d'inhumation prenant à tort la place du rite
(6).
Le mot « cendre » figure dans les autres traductions, sans pour
cela que le tour de pensée de Virgile soit intégralement respecté.
Particulièrement reprehensible est la traduction de René
Binet (antérieure à 1823) qui se lit ainsi : « car la sienne avait
mêlé ses cendres à celles de ses pères dans son ancienne patrie ».
Cette traduction est conservée par Noël en 1823, par E. L.
en 1832, par G. Lamothe en 1948. Cette fois-ci, il y a
trop de cendres. Le texte latin ne parle pas des cendres des

Auguste Nisard en 1850 et Félix Lemaistre en 1863 donnent


des traductions analogues à celles d'Aug. Desportes (citée plus
haut) ; Emile Pessonneaux en 1868 et Maurice Rat en 1947
donnent des traductions qui ne sont que légèrement différentes.
Le Blond en 1 782 traduit : « car depuis longtemps les cendres
de la sienne reposaient dans son antique patrie». A. Waltz en
1897 donne une traduction analogue.
Je termine cette revue par la traduction d'Henri Berthaut
(1961) qui, sans être pleinement satisfaisante, a le mérite de
se rapprocher du texte : « car la sienne n'était plus que cendre
noire dans son ancienne patrie». Pierre Klossowski en 1964
donne une traduction analogue.
En présence de ces inexactitudes variées, on peut se demander
comment tel ou tel traducteur étranger a pu traduire telle ou telle

6 Sur la question du rite d'incinération chez les Phéniciens, consulter : Stéphane


Gsell, Histoire ancienne de l'Afrique du Nord. Paris, Hachette, 1920-1929 (tome 1,
p. 418 et tome 4, pp. 442-444, p. 450, p. 461).
142 J- LECHEVALIER

expression recherchée de la langue française, par exemple ces trois


vers du Cid (vers 800 à 802 de l'édition de 1660) :
« La moitié de ma vie a mis l'autre au tombeau,
Et m'oblige à venger, après ce coup funeste,
Celle que je n'ai plus sur celle qui me reste. »
Le traducteur n'aurait-il pas par hasard été tenté de faire
comme la plupart des traducteurs du vers 633 du livre 4 de
F Enéide et d'employer des mots dont le sens littéral eût été :
Mon amant (au sens que le xvne siècle donne à ce mot : celui qui
aime et est aimé) a tué mon père.
Je n'ai rien constaté de tel dans les trois traductions anglaises
que j'ai consultées.
Lacy Lockert 7 par exemple traduit ainsi ces trois vers :
« One half my heart sends to the grave the other
And by that fatal blow makes me avenge
That which I lost on that which yet is left me ! »

10) André Bellessort ne reproduit pas le mouvement du texte.

Il y avait pourtant dans cet épisode de la mort de Didon un


passage qui méritait qu'on en reproduisît le mouvement, à savoir
les imprécations de Didon abandonnée par Énée, qui annoncent
dix-sept siècles à l'avance les imprécations de Camille dans
de Corneille.
Après avoir souhaité à l'infidèle tous les malheurs possibles
jusque dans la mort et après la mort, Didon étend ses
à sa descendance même et souhaite une guerre sans fin entre
Romains et Carthaginois. Elle évoque le futur Hannibal et
s'écrie (v. 625-627) :
Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor
qui face Dardanios ferroque sequare colonos,
nunc, olim, quocumque dabunt se tempore vires.
Ce superbe mouvement, on peut tenter de le rendre ainsi :
« Surgis, quelque vengeur sorti de nos ossements, pour poursuivre
la torche et le fer à la main les immigrants dardaniens,
plus tard, en quelque temps que les moyens s'en offriront. »

7 TL· chiefplays of Corneille, translated into English blank verse, by Lacy Lockert.
Princeton University Press, 2nd edition, 1957.
BELLES INFIDÈLES D'HIER ET D'AUJOURD'HUI 143

Que devient ce superbe mouvement sous la plume de


?
« Et toi, qui que tu sois, né de mes ossements, ô mon vengeur,
par le fer, par le feu, poursuis ces envahisseurs Dardaniens,
et plus tard et chaque fois que tu en auras là force. »
Exoriare n'est pas traduit, disparaît. L'admirable apostrophe
du début du vers est remplacée par le mot le plus plat, le plus
terne, le plus insignifiant, le plus vide de sens : Et.
La suite du vers est désarticulée en trois tronçons qui détruisent
l'unité du groupe aliquis nostris ex ossibus ultor et par suite
de la forme latine.
Aliquis est faussement traduit par « qui que tu sois », comme
s'il y avait de nouveau le quisquís es du vers 577.
Bref, des trois vers en question on ne peut guère imaginer plus
cruelle trahison.
Toutes les autres traductions que j'ai consultées valent mieux.
Aucune ne supprime la traduction du verbe exoriare. Dix
d'entre elles gardent l'impératif et la seconde personne
ou traduction analogue), treize emploient le subjonctif et
la troisième personne (« qu'il naisse » ou traduction analogue) .
La conclusion s'impose. L'infidélité de la traduction d'André
Bellessort est flagrante.
D'autre part, ayant consulté dix-sept comptes rendus qui la
concernent, j'en ai trouvé trois pour lui décerner l'épithète
d'« élégante », celui de Léon Herrmann {Revue belge de
et d'histoire, 1926, p. 1002), celui d'A. Guillemin {Revue
des études latines, 1936, p. 430), celui de François Préchac {Revue
universitaire, 1937, tome 2, p. 436). De même Jean Onimus
dans son livre : U enseignement des lettres et la vie (Desclée de Brou-
wer, éditeurs, 1965) parle (p. 15) de « la jolie traduction de
Bellessort».
Cette traduction remplit donc les deux conditions voulues
pour qu'on puisse la qualifier de « belle infidèle ».
Le temps des belles infidèles n'est pas encore passé.

980, rue Raymond Casgrain, Québec 6 (Canada). Jean LeCHEVALIER,

Ancien élève de f École normale supérieure (Paris).


Professeur émérite de latin à la Faculté
des lettres de l'Université Laval. Québec.

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