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Zola, écrivain public

Éléonore Reverzy

« Que tes strophes soient des réclames,


Pour l’abatis des mangliers
Fouillés des hydres et des lames ! »
Arthur Rimbaud, Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs

« Auriez-vous l’extrême courage de lire mon livre et l’extrême bonté d’en dire
ensuite quelques mots dans La Vie parisienne, journal auquel vous collaborez, je
crois ? Je n’ose vous parler de L’Opinion nationale ; mais j’aime à vous faire entendre
que je serais très honoré, si je rencontrais un de ces jours mon nom dans une de
vos causeries du samedi soir. J’ai une rage de publicité facile à comprendre. J’ai
tant fait parler des autres que je ne serais pas fâché de faire parler un peu de moi. »
Zola, lettre à Edmond About, 13 janvier 18651

C’est à Flaubert, dans une discussion sténographiée par Edmond de Goncourt,


que Zola le confie : l’invention du naturalisme est un « coup » comparable à
celui qui vit Courbet, vingt ans plus tôt, lancer le réalisme. En inventant un mot
nouveau dont il fait le drapeau d’une école, en le dotant d’une théorie, celle du
roman expérimental, Zola aurait compris l’importance de la marque et du désir
qu’elle crée. « C’est vrai que je me moque comme vous de ce mot naturalisme ;
et cependant, je le répéterai sans cesse, parce qu’il faut un baptême aux choses,
pour que le public les croie neuves2… ». Ce procédé de banquisme ramènerait le
naturalisme, esthétique littéraire finalement très proche de celle du réalisme, à
une opération publicitaire, et constituerait sans doute une sorte de première dans
le maniement des concepts esthétiques, et aussi comme un nouveau rapport au
Beau, une nouvelle idée de la Littérature. Au cours de la même conversation,

1. Lettre citée par H. Mitterand dans Zola. Sous le regard d’Olympia, Fayard, 1999, p. 410.
2. E. de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, Paris, Laffont, « Bouquins », 1989, t. II,
p. 729 (19 février 1877). Je me permets de renvoyer à mes articles : « Zola et le journalisme :
entre “haines” » et “banquisme” » (Romantisme, n° 121, 2003, p. 23-31) et « Zola et l’invention
du naturalisme : “la puissance terrible de la critique” » (in Agnès Spiquel et Jeanyves Guérin
(dir.), Les Révolutions littéraires aux xixe et xxe siècles, Presses Universitaires de Valenciennes, 2007,
p. 107-115).

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Zola déclare que son « feuilleton du Bien Public, [s]es articles de Russie, [s]a
correspondance de Marseille, qui ne [lui] sont de rien, qu’[il] rejette, […] ne sont
que la banque pour faire mousser [s]es livres ». Le « banquisme », la « banque » font
du romancier un charlatan, un bateleur qui use de la presse comme d’une grosse
caisse pour attirer la curiosité du public par des procédés tout aussi séducteurs
que trompeurs.
Si la grande caractéristique du réalisme du xixe siècle, suivant Auerbach,
est le sérieux, il s’agirait donc avec Zola d’une stratégie publicitaire sérieuse,
conformément à un propos grave, qui n’exclurait pas le recours à des procédés
scabreux – dont relèverait le bruit fait autour des livres par leur auteur, le goût
du scandale. Vendre et se vendre donc, mais pas uniquement pour occuper des
positions importantes dans le champ littéraire – perspective bourdieusienne qui
ne sera pas la mienne – ; faire fortune sans doute mais avec une éthique, pour la
bonne cause en quelque sorte ; faire « mousser » ses livres par le tapage de presse
mais pour les faire mieux lire. On opposera sans doute à la stratégie zolienne et
à son inventivité prétendue la carrière littéraire d’un Eugène Sue dont l’emploi
du feuilleton comme d’une tribune, le succès puis la gloire offrent sans aucun
doute des analogies par anticipation. Zola éprouve une vive admiration pour les
bons faiseurs, les Féval, les Ponson du Terrail : il n’est pas le premier écrivain
public. Il est cependant le premier à avoir recours, de façon tout à fait délibérée,
à une stratégie d’occupation médiatique aux fins d’assurer à ses écrits, fictionnels
et théoriques, une portée maximale et à étendre ainsi l’efficacité d’un modèle
littéraire mathésique. Il est aussi le premier sans doute à avoir ramené le propos
théorique à une visée aussi immédiate.
Les années 1879 et 1880 constituent à ce titre un véritable tournant dans
la création zolienne en même temps qu’une accélération et un affinement dans
la stratégie médiatique. C’est en effet à la fin des années 1870 que Zola écrit un
roman qu’il sait faire attendre puisque, suite naturelle de L’Assommoir, Nana est
différé au profit d’Une Page d’amour selon un procédé feuilletonesque conçu sur une
grande échelle. Il rappelle au lecteur que Les Rougon-Macquart est un seul roman
en vingt chapitres – le huitième, Une Page d’amour, ayant en partie pour vocation
de retarder le neuvième. C’est alors également que s’élabore le projet des Soirées de
Médan, recueil qui paraîtra, comme un anniversaire ironique, dix ans après la guerre
franco-prussienne. C’est au même moment enfin que Zola reprend et publie, pour
certains en édition pré-originale, les textes qui composeront Le Roman expérimental. Il
faudrait à cette omniprésence de Zola ajouter sans doute les préfaces, prétextes à
reformulation des grands principes naturalistes. Le triomphe de Zola en 1880 est
l’aboutissement d’un double apprentissage, pour emprunter à Colette Becker le titre
de son livre3, fait de soumission d’une part, d’exploration d’autre part.

3. C. Becker, Les Apprentissages de Zola, Paris, PUF, 1993.

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Zola fait en effet cavalier seul dans l’édition de ses premiers ouvrages, en
particulier Thérèse Raquin, sans nul souci de la déréglementation des usages
qu’il inaugure. Jean-Yves Mollier a dégagé la singularité du romancier dans ses
négociations avec les éditeurs au début de sa carrière où, loin de défendre les
intérêts de sa profession d’hommes de lettres, il crée lui-même les conditions
les plus favorables à l’éditeur et établit ainsi des précédents fâcheux pour sa
corporation4. Si le romancier accepte ainsi une quadruple passe pour le roman de
1867, c’est en comptant sur son réseau dans le milieu du journalisme5 et sur l’appui
de confrères complaisants. Ces calculs à courte vue lui coûteront fort cher6. En
se soumettant de son plein gré à des contrats iniques, Zola semble surtout croire
qu’il parviendra, par les relations qu’il a développées comme chef de publicité
chez Hachette, à l’emporter. Lui qui a su inventer une « publicité rédactionnelle »
d’un genre nouveau7 et se former à la rédaction des « prières d’insérer » est
paradoxalement réduit, à la fin des années 1860, à abandonner d’emblée toute
indépendance, à se soumettre – comme on le dit des filles de joie. C’est peut-être
de la conjonction de cette expérience et de ses apprentissages chez Hachette, où il
découvre le fonctionnement des réseaux et l’importance du lancement d’un livre,
que naît cette étonnante acuité et que provient cette compétence un rien cynique
dans le maniement des instruments de son temps.
Le tournant de la fin des années 1870 voit en tout cas le fruit de cette formation.
Révélateur en cela, bien que le projet figure dès les Notes générales sur la marche de
l’œuvre en 1868, est ce roman de l’actrice et de la prostituée tout à la fois qu’est Nana.
C’est le sommet de la pyramide du cycle des Rougon-Macquart, un roman qu’on
dira, au vu des confidences de l’auteur dans sa correspondance ou à ses amis,
très investi par l’écrivain, qui l’écrit dans un état presque constant d’excitation
jubilatoire et dont il sort malade. Le romancier y prend acte d’un nouveau régime
de l’écriture et paraît en assumer la publicité dans tous ses aspects. Au Bonheur des
dames, comme plus tard L’Argent, est ainsi un roman entièrement consacré à la
publicité. C’est après l’avoir traversé que nous reviendrons à Nana.

l’exposition
Les travaux de Philippe Hamon l’ont bien montré, le roman zolien relève
de cette « littérature exposante » que définit Flaubert dans sa Correspondance et
qui prétend montrer « le dessus et le dessous ». Cette exposition de la matière
du monde dans l’œuvre conçue comme un magasin de documents, selon la

4. J.-Y. Mollier, L’Argent et les lettres, Paris, Fayard, 1988, p. 215-218.


5. Voir H. Mitterand, Zola. Sous le regard d’Olympia, op. cit., chap. « L’école du journal (1863-
1865) ».
6. Voir à ce propos ce qu’en dira Paul Alexis dans Zola. Notes d’un ami (Paris, Maisonneuve et
Larose, 2001, préface de René-Pierre Colin, p. 85-89).
7. L’expression de « publicité rédactionnelle » est d’Henri Mitterand (op. cit., p. 330-331).

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formule appliquée par Taine à Balzac, s’actualise chez Zola dans des espaces
métapoétiques : la serre, les Halles, le grand magasin, autant d’espaces publics,
autant de dispositifs panoptiques où l’espace décrit et la fiction qui le construit
renvoient l’un à l’autre de manière aussi obstinée qu’obsédante. L’exposition
ne suppose pas la liberté mais participe à la causalisation tous azimuts
caractéristique de ce roman sans hasard et sans romanesque, de ce récit en
« donc » que se veut le roman zolien. Ainsi des rayons du Bonheur des Dames
qui sont comme autant de chapitres ou de sous-parties du roman intitulé Au
Bonheur des dames. Ainsi du nom du magasin entouré de banderoles et de figures
féminines souriantes, comme le cartouche qui ornerait la couverture d’un livre.
Ainsi des étalages conçus par l’artiste Mouret, sorte de Delacroix en régime
naturaliste, qui fait éclater les couleurs des étoffes, comme figuration de l’œuvre :
« un étalagiste révolutionnaire à la vérité, qui avait fondé l’école du brutal et du
colossal dans la science de l’étalage. Il voulait des écroulements, comme tombés
au hasard des casiers éventrés, et il les voulait flambants des couleurs les plus
ardentes, s’avivant l’un par l’autre8 ». Ainsi enfin de la frénésie consommatrice
des clientes comme allégorie de la lecture que doit accomplir à son tour le
lecteur, lui aussi en proie au désir de posséder toute la matière ainsi exposée. Il
s’agit de tautégorie plus que d’allégorie : le texte, dans une parfaite spécularité,
ne dit rien d’autre que lui-même. La structure spatiale et la structure narrative
s’épousent ; la circulation de l’argent et la dynamique du récit renvoient l’une à
l’autre. Octave Mouret, en canalisant la libido de sa clientèle féminine, carburant
de la grande machine qu’est le magasin de nouveautés, et en la soumettant à
son pouvoir, figure un romancier qui asservit et piège ses lecteurs. Proxénète à la
tête d’un établissement nommé Au Bonheur des dames et sultan régnant sur un
« peuple de femmes9 », il est à la fois la version ironique du despote, une sorte de
double de Napoléon III dont on sait que le pouvoir vient aussi de là – ou plutôt
se dit également en termes sexuels –, et le rêve compensatoire du romancier,
mais, et j’y reviendrai, un rêve travaillé par l’ironie.
La vitrine est l’appât qui attire les clientes dans le piège du magasin. Elles
trouvent d’évidents modèles identificatoires dans les mannequins placés en
devanture, ces supports du désir que contemple Denise à son arrivée à Paris :

8. Au Bonheur des Dames, Les Rougon-Macquart, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,


1964, t. III, p. 434. La version ironique en était le « chef-d’œuvre » de Claude dans Le Ventre de
Paris : la vitrine de la charcuterie Quenu !
9. « Et Mouret regardait toujours son peuple de femmes, au milieu de ces flamboiements. […] On
commençait à sortir, le saccage des étoffes jonchait les comptoirs, l’or sonnait dans les caisses ;
tandis que la clientèle, dépouillée, violée, s’en allait à moitié défaite, avec la volupté assouvie et
la sourde honte d’un désir contenté au fond d’un hôtel louche. C’était lui qui les possédait de la
sorte, qui les tenait à sa merci, par son entassement continu de marchandises, par sa baisse des
prix et ses rendus, sa galanterie et sa réclame. Il avait conquis les mères elles-mêmes, il régnait
sur toutes avec la brutalité d’un despote, dont le caprice ruinait des ménages » (ibid., p. 797).

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« La gorge ronde des mannequins gonflait l’étoffe, les hanches fortes exagéraient
la finesse de la taille, la tête absente était remplacée par une grande étiquette,
piquée avec une épingle […] ; tandis que les glaces, aux deux côtés de la vitrine,
par un jeu calculé, les reflétaient et les multipliaient sans fin, peuplaient la rue
de ces belles femmes à vendre, et portant des prix en gros chiffres, à la place
des têtes ». Ce corps exposé dit bien sûr la marchandisation de tout. Il renvoie à
cette nouvelle capitale haussmannisée où les boulevards, les vitrines, les brasseries,
les filles et les journalistes qui les hantent participent à une sorte de spectacle
permanent, à une grande parade. Mais pas seulement. La vitrine est un lieu
investi par le désir, parce qu’elle exhibe et en même temps met à distance, sans
contact, l’objet exposé et son contemplateur, parce qu’elle joue de la publicité et
du retrait. Quand elle met ainsi en scène un corps, elle ressortit à ce que Peter
Brooks définit comme une « épistémophilie » dans la mesure où le corps d’autrui
constitue une voie d’accès à la connaissance et au pouvoir10. Ce que voit Denise
fraîchement arrivée de sa Normandie dans le mannequin en vitrine, ce n’est pas
seulement la marchandisation du corps féminin ou la prostitution qui peut-être
la menace, c’est un possible accès au savoir. C’est ce désir qui l’attire dans le
magasin où, comme dans un conte de fées, les clientes sont dévorées par l’ogre
qu’elle, elle domptera11. Le racolage, pour attirer l’œil et actionner les mâchoires
du piège, peut aussi déclencher un désir de savoir et engendrer un « bien-lire ».
La structure d’apprentissage du roman est à ce titre remarquablement efficace sur
le plan lectoral.
La manière dont Zola noue dans ce roman les métaphores religieuses (le
magasin est une église), esthétiques et littéraires (l’art des couleurs de l’étalagiste-
artiste Mouret, les références au conte de fées), sexuelles et économiques fait du
grand magasin un lieu capital de la création zolienne dans lequel la création tient
uniquement, justement, dans la disposition (à l’étalage comme dans les rayons) et
dans la publicité. Au Bonheur des Dames est un roman à la charge métapoétique forte
au sein duquel le romancier élabore une réflexion de fond sur la publicité comme
œuvre, ou plus exactement où la création n’est figurée que dans l’exposition et
la publicité. Tout est dans l’art de la montre. Le corps féminin n’y est présent
que dans ses simulacres (les mannequins, les vendeuses qui en font office) et ses
fétiches (ses toilettes et parures), en quelque sorte implicite et central tout à la fois.
C’est donc à Nana qu’il faut en revenir pour y trouver plus nettement explicitée la
relation entre la publicité du corps et la médiatisation de l’œuvre.

10. « The dynamic of the narratives that I discuss derives in large part from their curiosity about the body, their
explicit or implicit postulation that the body – another’s or one’s own – holds the key not only to pleasure but as
well to knowledge and power » (Peter Brooks, Body Work. Objects of Desire in Modern Narrative, Harvard
University Press, 1993, p. XIII).
11. Voir à ce propos les réflexions de P. Brooks (ibid., p. 151).

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genres
L’exposition plastique de Nana, dans le premier chapitre du roman puis dans
l’évocation de la féérie Mélusine où elle s’est produite pour la dernière fois avant
son échappée, suscite précisément ce désir de savoir qui naît dès le strip-tease
inaugural, relayé par la foule des spectateurs, hommes et femmes confondus dans
la même dynamique désirante. Il se poursuit de chapitre en chapitre à travers
une poétique de l’effeuillage dans ce roman profondément pornographique par
ses procédés puisqu’il cherche constamment à éveiller le désir du lecteur et de la
lectrice, comme trois ans plus tard le magasin de nouveautés. C’est précisément
de la publicité du nom d’abord (ce nom de Nana, déchiffré par un gamin dans
la rue sur l’affiche de La Blonde Vénus et inlassablement répété ensuite dans ce
premier chapitre selon un procédé qui fait écho à celui du lancement publicitaire
mené par Le Voltaire au moment de la parution du roman en feuilletons) puis de
l’exhibition du corps de la Vénus que sort le récit, se plaçant ainsi sous le double
signe de la réclame-slogan et de la prostitution. La suite ne viendra finalement
que gloser pendant plusieurs centaines de pages ces deux données de départ :
le choix d’un bon nom est capital dans ce qu’il faut bien nommer une stratégie
de marketing avant l’heure pour lancer efficacement la machine Nana (ou ce
que Jean Borie nomme « les usines Nana »). Les passes de Nana chez la Tricon,
le monceau des amants de l’actrice, les grandes scènes de nu, tout cela sort de
ce chapitre matriciel conçu comme un dépliant publicitaire nous livrant le nom
de la marque nouvelle (cette jeune première que lance Bordenave et que nul ne
connaît) et nous vantant ses charmes plastiques, sa radicale nullité sur scène et cet
« autre chose » qui suffit à exciter le spectateur et le lecteur.
Nana, telle qu’elle est fabriquée et lancée par le directeur des Variétés, fait signe
bien évidemment vers l’œuvre en régime médiatique et semble le paradigme de
ce que je nommerais la littérature publique. Mais une littérature publique qui n’a
plus rien de honteux. Elle s’est débarrassée du voile de deuil et d’ironie amère
qui couvre Illusions perdues, elle n’est pas chargée non plus de l’indignation d’un
Edmond de Goncourt ou d’un Huysmans, contemporains de Zola. Le topos critique
de la prostitution littéraire, incarné dans la fille et ses relations, dans l’exposition
de ses frasques et la liste de ses amants, est ici traité à rebours du siècle. Cette
figure de prostituée, répondant allégorique, tout au long du siècle, d’un nouveau
régime de la publication et d’une nouvelle pratique de la littérature, trouve ici,
à ma connaissance, son unique représentation triomphale. Le romancier paraît
assumer pleinement sa condition d’écrivain public : Nana, dont le sexe se lève
comme un soleil sur un champ couvert de cadavres12, c’est lui. Les caricaturistes
12. « Et tandis que, dans une gloire son sexe montait et rayonnait sur ses victimes étendues, pareil à
un soleil levant qui éclaire un champ de carnage, elle gardait son inconscience de bête superbe,
ignorante de sa besogne, bonne fille toujours » (Nana, Les Rougon-Macquart, éd. citée, t. III,
p. 1470).

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ne s’y trompent pas, qui représentent le romancier en fille de joie ou font avec plus
ou moins de finesse des jeux de mots sur le « nanaturalisme ».
Cette représentation du pouvoir, cette image présente dans les Dossiers
préparatoires du « C. transformé en soleil, rayonnant »13 sont à mettre en relation
avec celle de Mouret placé en surplomb du magasin les jours de grande vente
dans Au Bonheur des Dames. Ces deux positions dans l’espace disent la même chose,
s’accompagnent d’ailleurs de métaphores militaires identiques et interrogent bien
sûr le genre. La première, ce portrait de l’écrivain en prostituée, est audacieuse
quand la seconde est banalement clichée – portrait du chef d’entreprise en général
au moment de la bataille… Mais ce qui est intéressant, c’est qu’elles riment et
disent sur le mode féminin et sur le mode masculin la même chose, la phallicité
et la féminité du pouvoir en même temps. On sait comment le récit de Nana
revient régulièrement sur ce « petit rien » qui lui a permis de bâtir son empire,
cette « petite bêtise dont on riait », « ce rien honteux et si puissant14 » jugé par
Mignon plus admirable que toutes les entreprises démiurgiques contemporaines,
que la construction du nouveau port de Cherbourg par exemple. C’est ce rien,
le sexe de Nana, qui n’est pas exposé mais autour duquel tourne le récit et avec
lui l’imagination du lecteur. Le pouvoir du despote Mouret, lui, va de soi et se dit
platement dans un imaginaire du sérail. Mais le maître du sérail sait aussi se faire
fille et sa virilité est, à l’image de celle de tout despote, aussi arbitraire que fragile.
Les indices doubles, masculin et féminin, se distribuent donc et se brouillent entre
la prostituée et le conquérant, sans solution.
Les rêves de toute-puissance du romancier se disent en tout cas dans la publicité.
Un roman comme L’Argent en fournirait sans doute un autre exemple à travers la
figure du spéculateur et du trafiquant d’illusions, tout le système boursier et toute
l’élaboration de l’Universelle n’existant précisément que dans le bluff, la montre
et la stratégie publicitaire, la plus inventive parfois – le tatouage de prostituées
dans leurs parties intimes : « Achetez de l’Universelle ». Mais ils se disent aussi
dans le secret, celui qui dans L’Argent entoure la figure de Gundermann ou qui
préside aux machinations de la Méchain et de Busch, envers et complément de la
poétique zolienne de l’exposition.

publicité et fiction
Zola exprime à maintes reprises sa condamnation de la marchandisation de
la parole. La professionnalisation politique ou politicienne (les discours d’Eugène
Rougon à la Chambre, ceux des syndicalistes de Germinal, la langue de bois des
administrateurs de La Curée) en particulier fait l’objet dans ses Chroniques politiques
comme dans ses romans d’un refus très net du « placement des idées » (à propos
13. F°143 du Dossier préparatoire, La Fabrique des Rougon-Macquart, C. Becker et V. Lavielle (éd.),
Paris, Champion, 2006, vol. III, p. 358.
14. Nana, éd. citée, p. 1467.

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de Pluchart dans Germinal). La narration s’emploie à établir des pare-feux


ou des contre-feux pour dénoncer l’audience qu’ils rencontrent et les dangers
qu’ils recèlent (la Maheude est ainsi captivée par les belles promesses du rêveur
Étienne). Entre utopie, propagande, slogan publicitaire, la frontière est souvent
indiscernable puisqu’il s’agit de formes de fiction qui font jouer un mécanisme
de croyance. La publicité est sans doute à ce titre une sorte de pierre de touche.
N’est-elle pas en effet une version radicale de la fiction ? Une fiction à laquelle
le consommateur collabore par son consentement et sa dépense ? Un boniment
qu’il accepte comme tel ? Ne sont-ce pas ainsi des fictions qu’élaborent Mouret
et Saccard – bien avant L’Argent et la fiction de l’Universelle, dès La Curée où il se
plaît aux intrigues compliquées et aux scénarios invraisemblables par simple goût
de la fiction ? On serait tenté, en détournant la formule de Cendrars, d’écrire
« Fiction = Publicité » ou plutôt : « Publicité = Fiction ». Je voudrais pour finir
étudier justement le dialogue de la réclame et du texte zolien en revenant à la
publication croisée de Nana et du Roman expérimental à l’automne 1879 dans Le
Voltaire, quotidien dont Zola rêve de faire l’organe de presse naturaliste.
Dans la campagne inouïe qui précède le feuilleton de Nana, il semble en effet à
première vue que tous les moyens publicitaires aient été employés, des plus simples
– affiches, hommes-sandwichs – aux plus subtils. C’est dès le mois de juin 1879
l’annonce dans Le Voltaire de la parution du feuilleton de Nana qui ne débutera
de fait que le 16 octobre 1879. Zola y tient durant tout le mois de septembre le
feuilleton dramatique, qui paraît chaque mardi. Ainsi signe-t-il le 2 septembre
une « Revue dramatique et littéraire » consacrée à la reprise de L’Assommoir à
l’Ambigu. Le directeur du Voltaire fait des offres promotionnelles parallèlement
à l’annonce de son feuilleton : le lecteur qui renouvellera son abonnement pour
six mois recevra en cadeau la réédition de L’Assommoir chez Charpentier ainsi
que le volume de Nana dès sa parution15. Un grand éditorial augmente encore
l’attente du public supposée alors au climax : Jules Laffitte, après avoir recouru à
tous les procédés du bateleur au fil des semaines, lance simultanément les deux
feuilletons, Nana et Le Roman expérimental, dans un texte où la référence voltairienne
est convoquée contre « les timorés et les cagots ». C’est au nom de la lutte contre
les préjugés et avec l’espoir de susciter l’admiration et le dénigrement, bref de
déchaîner les passions, que le patron de presse présente le roman dont il livre un
passage : la chronique que le journaliste Fauchery, du Figaro, consacre à Nana dans
le roman, dans un jeu vertigineux de reflets. Tout cependant pourrait s’effondrer
le 14 octobre suite à l’indiscrétion d’Albert Wolff, journaliste vedette du Figaro,
qui publie une interview de Zola vieille de six mois où le romancier raconte son
œuvre du début à la fin. Ce scoop engage aussitôt la direction du Voltaire à la contre-
15. Le Voltaire, 26 septembre 1879, p. 1. Annonce reprise les 27, 28 et 29 septembre, toujours en
première page. Elle passe en deuxième page le 26, mais revient en tête les 1er et 2 octobre. Le
feuilleton de Nana débute, lui, le 16 octobre 1879.

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attaque puisqu’elle reproduit in extenso sur deux pages l’article de Wolff, et c’est
comme un procédé publicitaire de plus : qu’on connaisse la fin de l’héroïne n’y fait
rien ; Zola, lui aussi, a manifestement « autre chose ».
Quand débute la publication des deux feuilletons, le 16 octobre, ce sont les
deux premières pages du journal qui sont intégralement occupées par Zola et
ce jusqu’au 20 octobre inclus. Cette occupation spatiale de la page est d’abord
spectaculaire : le feuilleton, sorti de ce que Pascal Durand a nommé sa « case
textuelle », a littéralement tout envahi. De même que, dans le roman, Nana
est partout, pénètre dans tous les milieux, de même le feuilleton Nana domine
le journal, y asservit chroniqueurs et éditorialistes – et se répand même au-delà
dans les polémiques que sa publication suscite. C’est une construction rhétorique
où se placent en regard la théorie et son illustration, et accompagnée de divers
méta-commentaires puisque le 20 octobre, en première page du journal, est
intégrée une chronique consacrée à Nana dans laquelle un couple se dispute
autour de la lecture du roman. La lecture est ainsi mise en scène, en abyme et en
fiction à l’intérieur du journal. Le lendemain, le roman dialogue avec la « Revue
dramatique littéraire » signée Zola et consacrée au fameux article de Charles Bigot
sur l’esthétique naturaliste (paru dans La Revue des Deux Mondes dans le numéro de
septembre-octobre 1879). Le 28 enfin, Zola rétorque aux attaques suscitées par
son roman et déclare : « J’ai un journal et j’en use ». C’est le moins qu’on puisse
dire… Ce que confirment les semaines qui suivent durant lesquelles le romancier
fait aussi intervenir Paul Alexis, chargé par exemple dans les « Variétés littéraires »
du 30 octobre et du 1er novembre d’évoquer « Émile Zola à l’étranger ». Et quand
Zola reprend sa « Revue dramatique littéraire » du mardi, c’est, le 4 novembre,
pour parler des Rois en exil de Daudet et renvoyer à son Roman expérimental, puis, le
9 décembre, pour rendre compte des dix ans de L’Éducation sentimentale, ce « modèle
du roman naturaliste ».
On parlera sans doute de matraquage médiatique. Il y a aussi bien autre chose
dans cet entrecroisement de fictions et de discours. C’est certes de publicité qu’il
s’agit et d’une publicité sans failles, qui convoque les détracteurs (Charles Bigot
ou le personnage du mari, dans la chronique du 20 octobre) pour mieux les
condamner, invoque les vrais maîtres (Flaubert) pour légitimer la fiction naturaliste
et ne cesse d’asséner le nom de Zola et ce mot de « naturalisme », cette marque
nouvelle par laquelle cet exposé commençait. Mais elle incite aussi à la réflexion
et au dialogue. Elle n’est pas une simple propagande destinée à paralyser le sens
critique mais plus subtilement une manière de poser une hiérarchie et de faire
servir tout le métadiscours et la théorie à la cause fictionnelle. En effet, il s’agit
bien de « faire mousser » ses livres comme Zola le disait à Flaubert ; en effet, tout
se trouve mis à niveau, de la réflexion esthétique supposée sérieuse inspirée par
Claude Bernard à toutes les Revues, Chroniques, signées ou non par Zola, mais
qui servent sa cause, son roman.

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Éléonore Reverzy

Magnification sans égale du roman en somme : tout converge vers lui qui
réfléchit ses conditions de production et sa réception, qui programme sa publicité
et l’allégorise pour mieux la penser. Plusieurs des romans de Zola, de la spéculation
(La Curée, L’Argent), du commerce (Le Ventre de Paris, Au Bonheur des Dames) et enfin de
la prostitution, constituent de grands moments dans cette réflexion et proposent
des angles d’attaque différents, selon le champ envisagé (le théâtre, la Bourse, la
ville, etc.). La singularité de Zola est aussi là, il me semble, quoiqu’il ne soit ni un
penseur ni un théoricien, dans cette remarquable habileté, peut-être insciente,
à élaborer des poétiques fictionnelles où le poison contient son antidote, où la
séduction du texte est contredite par l’ironie, où l’explicite et l’implicite s’opposent
et s’allient.

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