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Revue Philosophique de Louvain

Dialectique et philosophie
Stanislas Breton

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Breton Stanislas. Dialectique et philosophie. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 62, n°76, 1964. pp.
597-630;

doi : 10.3406/phlou.1964.5274

http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1964_num_62_76_5274

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Dialectique et philosophie

On pourrait écrire un volume sur les disgrâces de la


dialectique. Comme les mots qui ont trop servi, ou ces pièces de
monnaie dont l'usure efface l'effigie, elle semble avoir perdu tout
pouvoir précis de signification. Ployable en tout sens, de par son
indétermination même, elle se prête aux ruses du sophiste. Le
savant a le devoir de l'ignorer. Il l'abandonne volontiers au
littérateur qui cherche un moyen court pour disserter agréablement sur
la marche du monde et de l'histoire. Selon leur tour d'esprit,
littéraire ou scientifique, les philosophes l'ont tour à tour exaltée ou
honnie. Bannie par l'esprit de rigueur, elle bénéficie pour certains
de ce vague, propice aux ontologies formelles, qui lui confère une
puissance illusoire d'explication. Un passe-partout qui ouvre toutes
les serrures ne peut être qu'une fausse clef. Bergson en faisait déjà
la remarque. « Plus vous augmenterez l'extension d'un terme, plus
vous en diminuerez la compréhension [...]. Quand le mot en vient
à désigner tout ce qui existe, il ne signifie plus qu'existence. Que
gagnez- vous alors à dire que le monde est volonté, au lieu de
constater tout bonnement qu'il est ? [...] Là est le vice radical des
systèmes philosophiques » (1>. Ces réflexions qui visent la philosophie
de Schopenhauer s'appliquent sans difficulté à la dialectique.
Extension indéfinie, compréhension nulle : ces deux traits qui
définissent l'idée systématique suffisent à en dénoncer le vice radical.
La condamnation serait-elle sans appel ? Nous ne le pensons
pas. L'idée générale n'est pas nécessairement, quoi qu'en pense
Bergson, à l'origine d'un système. Spinoza n'était guère tendre pour
les universaux de la scolastique. Certes, la substance de YEthica
more geometrico demonstrata se présente de prime abord comme
un concept générique. Cette universalité est une nécessité du lan-

<*> Les réflexions développées dans cet article ont été reprises dans une com*
munication présentée à 'la Société de philosophie de Bordeaux le 1 1 janvier 1964.
<>> La Pensée et le Mouvant, 1933, 22e éd., Paris, 1946, pp. 49-50.
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gage : personne ne s'y soustrait. Mais dans l'économie interne du


spinozisme, la substantia ne se réduit pas à un transcendental « va-
gans per omnia ». Elle est, pour le philosophe, le concret par
excellence, une idée adéquate qui fonde, par la force de son
déploiement, la diversité du réel. On en dirait autant de l'être au sens
thomiste, et de l'élan vital bergsonien. Ces universels concrets ne
s'identifient pas au genre aristotélicien. Ils rappellent plutôt le
« genus generans » du néo-platonisme. Us traduisent un dynamisme
interne. Ils ne deviennent idea vaga, c'est-à-dire un « obstacle
épistémologique », que lorsque l'arbitraire les arrache à leur
contexte, pour les faire servir à des fins qui ne sont point les leurs. Il
arrive que le littérateur les convertit en slogans, ou qu'un
scientifique bien intentionné les incorpore à la science. Dans les deux
cas, par défaut ou par excès, on opère un « transitais ad aliud
genus » qui les destitue de leur valeur.
Les disgrâces de la dialectique ont sans doute la même source.
Elles ne suffisent point à la disqualifier. Mais elles nous permettent
de mieux comprendre les exigences légitimes que nous rappellent,
après Bergson, la phénoménologie attentive « aux choses », et
l'ironie de l'analyste sur les pièges du langage. Elles nous mettent en
garde contre les explications verbales, appelées justement «
dialectiques » ; contre la tentation de facilité, qui les exploite à peu de
frais. Dans ces conditions, si l'on veut rester fidèle à l'impératif de
clarté qui définit une pensée honnête, ne vaut-il pas mieux renoncer
à la dialectique, par refus de Y idea vaga ; ou bien, si l'on y tient
encore, ne faut-il pas la préciser chaque fois par le contexte,
platonicien, hégélien, marxiste, qui en précise la règle d'emploi ? La
première attitude résout la difficulté en la supprimant : un « flatus
vocis » ne se discute pas, pas plus que les pseudo-problèmes. La
seconde ne l'esquive qu'en apparence. C'est ce que nous voudrions
montrer. On a raison sans doute de plaider pour la netteté des
concepts. Un sens étroit est toujours préférable à un sens large. Mais
le premier n'élimine pas le second ; il le présuppose, comme la
forme le fond où elle s'inscrit. Platon, Hegel, n'épuisent pas la
pensée dialectique. C'est en les lisant qu'on prend conscience d'un
horizon qui les déborde et qui les précède, d'un problème dont
les données anticipent leurs recherches et nous sont, en quelque
sorte, consubstantielle8. Les philosophies dialectiques naissent
portées par une dialectique naturelle dont elles sont les témoins plus ou
moins cristallisés.
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Qu'est-ce donc que cette pensée dialectique qui précède les


dialectiques, qui les traverse comme l'élan vital bergsonien traverse
et dépose les espèces ? Ne serait-ce pas une généralité vague réifiée
en force impersonnelle, transcendante à ses manifestations ? Il ne
sert de rien, ajoutera-t-on, de dialectiser la dialectique par des
réminiscences de Gestaltpsychologie, qui évoquent à leur tour la
vieille opposition du genre et de la différence, de YApeiron et du
Peras. Ces distinctions entre la dialectique et les dialectiques nous
maintiennent dans l'idée vague que nous voulions éviter et qui, à
l'instar de la matière première, peut se transformer en n'importe
quoi. Loin de conditionner notre lecture de l'histoire, la
dialectique n'est qu'un résidu d'abstraction qui se dégage de cette
lecture, comme l'abstrait émerge des cas particuliers qu'il généralise.
Cette argumentation nous renvoie à une aporie classique. Aporie
que nous formulerions en ces termes : faut-il savoir ce qu'est la
dialectique avant de l'apprendre de l'histoire ? Ou bien faut-il
apprendre l'histoire pour savoir ce qu'elle est ? Il ne suffit pas,
pour y répondre, d'en appeler aux rapports de complémentarité
entre une introduction dite générale et une étude de détail. Car la
difficulté porte sur le préalable, disons l'a priori qui fonde à la fois
l'idée générale (au sens d'idée d'ensemble) et le concept particulier.
La solution, selon nous, ne saurait être que platonicienne. Nous
n'apprenons que ce que nous savons déjà d'une certaine façon :
sans quoi la connaissance ne serait que le reflet passif d'une
extériorité. Mais pour le savoir, comme le requiert une conscience bien
informée, nous devons réaliser, par la médiation du particulier, l'a
priori régulateur qui organise cette expérience et lui confère son
sens humain. En d'autres termes, la dialectique, en général et en
particulier, n'est intelligible que si elle a d'abord un sens pour nous.
Or elle ne peut avoir ce sens que si elle répond en nous à une
exigence et à une situation fondamentales. Quelle est cette exigence ?
Quelle est cette situation ? Nous aurons à le préciser tout au long
de notre recherche. A titre d'indication, anticipons notre réponse.
La situation qu'exploitent les dialectiques est le fait de la contra-
diction. L'exigence qu'elles mettent en œuvre n'est autre que le
principe de non-contradiction. Mais ce principe ne se réfère pas au
seul ordre logique. Son rôle primordial est de constituer un monde
où nous nous reconnaissions. Le rapport de ce fait et de ce principe
définit l'a priori dont nous parlions, c'est-à-dire la condition
minimum pour que la dialectique et les dialectiques aient un sens. Les
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formes historiques de cette dialectique émergent sur cet horizon de


familiarité qu'elles explicitent réflexivement. Ce fond d'Apeiron
dont elles vivent ne saurait dès lors s'identifier au fond inerte qui
encadre les objets de la perception. Il constitue un primum movens,
une sorte de dénivellation fondamentale, ou encore de dissonance
qui s'impose au philosophe comme devant être résolue. Certes,
aucune dialectique de fait ne s'égale au problème à résoudre. En
ce sens, de chacune d'elles nous pouvons répéter : omnis deter-
minatio negatio. Mais c'est dans la mesure où elles satisfont aux
données du problème qu'elles nous parlent encore parce que, en
elles et par elles, nous nous sentons concernés.
En conséquence, l'opposition de la forme et du fond, que nous
reprenions de la Gestaltpsychologie, pour illustrer le rapport de la
dialectique et des dialectiques, ne se réduit pas à une vague
généralité. Le rapport du fait et du principe dans la condition humaine
de la pensée représente, en effet, la constante de vécu qui garantit
le bien-fondé des rationalisations philosophiques. Ce donné mesure
l'inadéquation des systèmes et en justifie la diversité. Mais s'il les
déborde par son ampleur, il serait inutile et dangereux de l'assimiler
à une force dont ils seraient les points de cristallisation. En deçà de
l'idée générale de dialectique et de ses particularisations, le fait
primitif de relation que résume le conflit de la situation et du principe,
délimite le problème à résoudre, c'est-à-dire le point de départ, le
point d'appui et le champ de la réflexion. Ces trois fonctions
suffisent à le caractériser. Elles nous dispensent de toute mythologie.
L'objet de notre recherche, au terme de ces explications
préliminaires, est donc assez facile à préciser. Nous nous demandons ce
que signifie la pensée dialectique dans sa relation à une certaine
expérience humaine. Nous tenterons d'abord d'en déterminer les
différents aspects. Ensuite, en fonction de ces différents aspects,
nous essaierons de la comprendre comme type de réflexion, comme
forma mentis. Pour conclure, nous poserons la question des rapports
entre dialectique et philosophie.

ASPECTS DE LA DIALECTIQUE

De ces aspects de la dialectique nous analyserons les plus


saillants. Nous les grouperons autour des deux pôles du fait primitif
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de relation, que nous appellerons désormais situation dialectique.


Dans cette situation, nous avons distingué l'état initial de
contradiction et le principe de non-contradiction, l'un et l'autre en
causalité réciproque. Il nous faut donc réfléchir sur le fait, sur le
principe et sur leur rapport. Les aspects de la dialectique ne sont que
les différents moments de cette réflexion.

A. Le fait de la contradiction.

Sous le terme contradiction, les modernes englobent plusieurs


types d'opposition que les anciens tenaient à ne point confondre.
Nous nous inspirerons de leur exemple. Nous aurons à discriminer
les différentes formes de la contradiction et à en préciser le
contenu ou la matière.

Les formes de la contradiction.


La dialectique, il est banal de le rappeler, est liée, à son
origine même, au phénomène universellement humain du dialogue.
Le dialogue met en rapport deux ou plusieurs consciences par la
médiation du discours. Comme l'étymologie le suggère, le dis-cours
évoque un mouvement en même temps que l'espace où ce
mouvement se déploie. L'espace est à la fois ce qui relie et ce qui sépare.
II symbolise par là-même la dualité métaphysique de la relation qui
distingue et qui unit. Le dialogue est ce discours où les consciences
distinctes font l'épreuve de leur unité. Or l'expérience la plus
quotidienne nous montre que ce qui devrait unir est en fait ce qui
sépare. Ce conflit entre le fait et le droit est la déception fondamentale
qui affecte le dialogue humain. Appelons contradiction au sens le
plus large, que n'ont pas encore codifié les logiciens, cette
expérience courante de la rencontre manquée et de la déception qui
l'accompagne.
Examinons ces données élémentaires, plus complexes qu'il ne
semble au premier abord.
L'opposition, dans sa représentation la plus dramatique, suggère
l'antagonisme de deux forces orientées en sens contraire. Comme
ces forces ne se rencontrent que pour se réduire ou s'entre-détruire,
la méditation des opposés s'achève spontanément dans une
réflexion sur la violence. On croirait volontiers que le discours a pour
but de mettre fin à la violence. Ce serait se faire illusion. La
violence, dans le monde humain tout au moins, n'est jamais un simple
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conflit d'appétits biologiques ou d'éléments déchaînés. Rien, dans


l'homme, n'est purement animal ou mécanique. Les passions et les
intérêts les moins hauts n'ont de sens que par une conscience
intéressée et passionnée qui parle sa passion. Loin de l'apaiser, le
discours assume la violence et au besoin la renforce. La logique
de la persuasion n'est souvent qu'une ruse de la raison complice de
l'animal dominateur ou blessé. Même dans les cas les plus
favorables, où d'authentiques valeurs exigent leur défense, les meilleures
causes s'appuient parfois sur de mauvais arguments. L'opposition
de contrariété que trahit le discours n'est donc pas univoque. Elle
entrechoque aussi bien des passions à modalité rationnelle que des
raisons à inflexion passionnelle. Le dialogue des consciences, dans
les deux cas, manque doublement son but. Il sépare ce qui était
simplement distinct. Il achève la séparation en hostilité. La
contradiction risque alors de dégénérer en lutte pour la vie. La loi du plus
fort ramène au plan du Logos la domination du Bios. A dialoguer
entre hommes, on se retrouve, en fin de compte, moins humain.
Cette chute du discours au-dessous de ses finalités normales
s'aggrave d'une deuxième défaillance lorsque la contrariété se
double d'incohérence. La chaleur des discussions camoufle souvent
cette maladie plus humiliante du langage. Le discours incohérent
est celui qui ne tient pas, qui « ne se tient pas avec lui-même ».
On dit vulgairement : « ça ne tient pas debout ». L'image est
expressive. Elle fait songer à une statique du Logos qui persévère dans
son être ; à un mouvement qui maintient, dans la diversité de ses
points d'appui, la constance de sa direction. Comme la marche qui
est une chute perpétuellement rattrapée, le discours se conquiert
sur les forces de dispersion qui en menacent l'équilibre. En ce
sens, il est une victoire sur le temps, sur la multiplicité des instants,
une constante réminiscence de soi qui impose la présence de l'esprit
à toutes ses démarches. Mais cette victoire implique une
contingence radicale du langage. Contingence au sens thomiste de potentia
ad non esse, qui rappelle la corruptibilité des corps. L'homme
incohérent est celui qui n'a plus en lui-même sa loi, qui s'effrite dans
une diaspora de sensations associées. Un propter hoc qui déchoit
en simple post hoc : tel serait cet ivrogne dont parlaient les anciens,
qui s'abandonne à l'extériorité de l'étendue et qu'il faudrait définir
en conséquence comme la quantité pure : partes extra partes.
Bergson cherchait une image de la genèse de la matière dans la
distension de certains états de rêve. Le discours incohérent est une plus
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sûre approximation. Cet homme absent de lui-même, tout au dehors,


substitue à la loi d'identité la loi de constante altérité. Nous le
dirions aliéné si nous ne savions par ailleurs l'étrange cohérence de
certaines folies. On voit dès lors ce qu'il faut penser de l'assimilation
trop facile entre identité et inertie. L'identité est en réalité une
synthèse d'identification, une causalité de soi par soi qui requiert une
vigilance permanente, une authentique energeia. Lorsque la tension
se relâche, l'homme n'est plus seulement l'animal qui rationalise
son animalité, ou cette bizarre rationalité qui passionne la raison.
Il descend au-dessous de lui-même jusqu'à cette condition de la
matière où l'autodétermination cède à la pression du déterminisme
extérieur. L'opposition de contrariété affrontait les consciences dans
le heurt des intérêts. L'incohérence intériorise l'opposition. La
distance de soi à soi devient séparation d'avec soi, conflit de soi
avec soi. mais un conflit où le soi, à la limite, disparaîtrait.

Ces deux premières formes d'opposition, si on les unit dans


une même pensée qui prendrait conscience de leur
complémentarité, apparaissent comme les manifestations d'une opposition plus
profonde. Pour la fixer dans son originalité spécifique, les
médiévaux, après Aristote, la décrivaient par une périphrase : oppositio
secundum possessionem et prioationem. La terminologie nous
renvoie à l'idée de propriété. Mais on n'oubliera pas que le proprium,
tel qu'on l'entendait jadis, ne se limite pas aux biens extérieurs.
Au sens strict, c'est ce qui, après l'essence, est le plus intérieur à
un être parce qu'il procède nécessairement de sa nature. La
privation est la blessure d'un sujet qui n'a pas ce qu'il devrait avoir, et
qui n'est pas ce qu'il devrait être. En termes plus savants, nous
disons aujourd'hui : l'homme est un être qui n'est pas ce qu'il est
et qui est ce qu'il n'est pas. Sous la diversité des langages, on vise
un même signifié, à savoir le dynamisme d'une existence qui ne
s'achève pas dans son bien. Pour exprimer ce nouvel aspect de la
situation dialectique, on pourrait risquer l'approximation suivante :
le monde humain est celui où la normale de fréquence ne rejoint
jamais la normale de droit. On objectera peut-être que la
discrimination du normal et de l'anormal est délicate ; et que les contenus,
que l'on met sous ces mots, varient autant que les besoins de
l'homme et ses niveaux d'aspiration. Ces réserves sont fondées. Elles
nous rappellent que les contenus varient indéfiniment. Mais nous
n'analysons pas ici la matière où se concrétise la privation. Nous
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n'envisageons que sa forme. De ce point de vue, les concepts


élémentaires mis en œuvre sont à ras d'expérience, aussi près du vécu
qu'il est raisonnable de le souhaiter. Si nécessaires soient-ils, ils ne
nous dispensent pas toutefois d'un nouvel approfondissement.
La privation témoigne, dans l'actualité du vécu, de
l'impossibilité du nécessaire. Elle unit donc, à sa manière paradoxale, les
modalités classiques du logicien, mais à un plan qui n'est pas encore
celui du u prédicatif ». Le possible, auquel elle se réfère, déborde
la simple compatibilité de notes abstraites. Il se définit comme le
champ de potentialités d'une énergie interne qui est un pouvoir
d'auto-réalisation. Or ce champ n'est pas isomorphe. Il se structure
selon une triple relation : relation à soi, relation à autrui, relation
aux choses. Ces trois rapports fondamentaux s'ordonnent à leur tour
dans une hiérarchie. Les choses sont au service du lien inter-humain,
et ce lien n'a de sens que dans la promotion des personnes. En
dernière analyse, la privation peut donc se définir comme l'échec
du pouvoir et du processus d'auto-réalisation. Le conflit du dialogue
et l'incohérence du discours se réduisent dès lors, sans y effacer leur
physionomie propre, à cet échec fondamental d'un pouvoir qui ne
va pas jusqu'au bout de lui-même et qui, par le fait, se convertit en
impuissance. Par une conséquence naturelle, le champ de
potentialités se transforme en la possibilité permanente et diffuse de
l'obstacle que l'imagination reine spontanément en Puissance du
négatif, en Mal substantiel.
Dans la hiérarchie des oppositions, la privation serait donc
comme le suprême analogue dont participent la contrariété et la
contradiction-incohérence (2). Celles-ci, en effet, traduisent chacune
à leur manière l'inadéquation d'un sujet à son devoir-être, plus
exactement le décalage entre l'être et l'agir, entre la loi
d'auto-réalisation et cette réalisation elle-même. Toutefois la conscience de
privation n'est pas purement négative. Et cela pour deux raisons.
Le manque met tout d'abord en un plus haut relief, il fait saillir en
sa pureté idéale, à travers l'échec lui-même, l'élan du sujet en l'in-

(') Pour S. Thomas, c'est l'opposition de contradiction qui est première et


qui, en ce sens, fonde les trois autres. La raison qu'il en donne se comprend dans
une perspective d'ontologie générale, dominée par l'idée d'être et de non-être
ou de négation: « contradictio includitur in omnibus aliis tanquam prius et simpli-
cius », In X Metaph., leot. VI, éd. Cathala, n° 2041. Nous adoptons une perspective
différente, celle du sujet humain. Dans le monde humain, la privation, nous
semble-t-il, joue le rôle de la contradictio en ontologie.
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divisibilité de ses relations fondamentales à soi, à autrui, aux


choses. En ce sens, elle permet cette réflexion radicale du sujet, ce
retour à son essence qui le restitue de nouveau à lui-même, en le
détachant de toutes ses déterminations. De plus, elle peut devenir
paradoxalement nouvelle source d'énergie. Sans doute, la blessure
que porte en soi tout homme invite parfois au désespoir lucide que
symbolise le mythe de Sisyphe. Mais la vie est spontanément auto-
affirmative. L'obstacle, qui devrait la briser, provoque un nouveau
sursaut, parce qu'elle se sent du mouvement pour aller toujours
au-delà. En ce sens, le désespoir signifie une obnubilation de la
conscience qui confond son agir et sa loi avec leurs objectivations.
La déception qu'implique la conscience de privation ne se
réduit pas au désespoir. Elle ne s'identifie pas davantage à un état
interne, à une souffrance où l'on s'abîmerait. Elle est déjà jugement,
mesure de l'écart entre le factum et le faciendum, entre le réel et la
réalisation. La conscience de limite refuse la limite puisqu'elle nous
impose de la dépasser. Par là, la privation exige sa propre
conversion en puissance de renouveau. Elle amorce un mouvement de
transcendance, qui bouscule les déterminations provisoires. Elle
opère ainsi une sorte de catharsis. Elle nous rappelle que, si les
choses sont ce qu'elles sont, la liberté ne s'enferme jamais dans ce
qui est. Comme la fête primitive, mais avec plus d'amertume, elle
redonne à la conscience qui risque de s'endormir le pouvoir des
recommencements.

Telle serait, en première approximation, la situation


dialectique que nous devions analyser. Pour l'expliciter, nous avons utilisé
la théorie traditionnelle des oppositions. Si précieuse soit-elle, cette
classification reste cependant trop rhapsodique. Nous avons cherché
à la structurer, en la replaçant dans le contexte humain qui est, nous
semble-t-il, son lieu d'origine. Pour achever cette analyse en
synthèse, nous tenterons une systématisation qui nous permettra de
penser plus rigoureusement la dialectique de la situation.
La relation, comme le notait saint Thomas, n'est pas à
proprement parler une opposition, car elle ne supprime rien (3). Mais si
elle n'est point opposition, elle n'en reste pas moins le fond sur
lequel se profilent toutes les oppositions. Relation de soi à soi,
relation de soi à autrui, relation de soi et d'autrui aux choses :

« a. De potentat, q. 7, a. 8. ad 4.
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c'est sur le trajet de ces relations que nous avons rencontré les
différentes formes de la « contradiction ». Le rapport, en effet,
implique à la fois la distinction, la distance de ses termes et leur unité.
Or l'opposition renforce la distance. Elle la durcit en hostilité, elle
l'accentue en incohérence, elle l'exacerbe en privation. Les trois
formes de l'opposition sont ainsi, échelonnées en intensité et en
profondeur, les trois modes déficients de la distance. Il y a plus. Dans
ce système de rapports, une hiérarchie s'impose. Le rapport à
soi ou relation interne est plus profond que le rapport externe
qui englobe, ordonnées entre elles selon l'ordre ontologique
d'excellence, la relation à autrui et la relation aux choses. Nous
distinguerons en conséquence une opposition externe qui se résume
dans le double conflit de l'homme avec l'homme et de l'homme
avec les choses ; une opposition interne dont nous avons repéré
les deux types les plus significatifs : la contradiction proprement
dite et la privation. La hiérarchie du négatif reflète ainsi la
hiérarchie même des rapports. De ce point de vue, la situation
dialectique que nous décrivions peut se définir comme la pathologie de
nos rapports fondamentaux. Mais le négatif n'a de sens que par
le positif qu'il laisse transparaître dans le vide même de son manque.
L'opposition trahit donc l'unité que la relation devait opérer. Et
comme cette relation n'est pas une unité toute faite mais un style
d'unification, nous devinons, sous le groupe des oppositions, le
groupe des opérations fondamentales qui doivent organiser notre
champ de potentialités. Ce groupe d'opérations comporte
indissolublement l'unification de soi avec soi, l'unification de soi et d'autrui,
l'unification de soi et d'autrui avec cet autre anonyme que sont les
choses. Chacune de ces synthèses exprime un impératif de
réalisation. Chacune d'elles implique un intervalle à traverser, un échec
possible à assumer. L'unité est donc corrélative de la distance et de
la transitivité. On n'est soi qu'en « passant » à l'autre, et l'on ne
devient l'autre qu'en revenant à soi. Identité, transitivité, réflexi-
vité : ces trois moments définissent, comme on sait, le style de la
dialectique philosophique. Sous son allure abstraite, il est facile de
retrouver l'expérience humaine que les systèmes ont thématisée.
Cette expérience, où l'homme vit ses rapports fondamentaux sur le
mode du conflit, de la contradiction, de la privation, est ce que
nous appelons situation dialectique. Après en avoir caractérisé la
forme, il nous faut en préciser les différents niveaux et contenus.
Dialectique et philosophie 607

Lea niveaux de la dialectique.


Les types d'opposition que nous avons dégagés se réfèrent
comme à leur milieu naturel au monde des hommes. Une question
se pose toutefois concernant le rapport de la forme dialectique et
de la matière qui l'incarne. Le monde humain sature-t-il cette
forme ? Ou bien cette forme est-elle susceptible de se réaliser à
d'autres niveaux ? Les deux questions sont nécessairement connexes.
La réponse affirmative que l'on donne à la première décide de la
réponse négative que l'on donne à la seconde. Si l'existence humaine
épuise la signification de la dialectique, il faut admettre une
implication réciproque entre le prédicat dialectique et le prédicat humain.
Dans le cas contraire, le lien logique entre les deux prédicats se
relâche. La dialectique n'est plus univoque. Elle se vérifie en plusieurs
domaines. Elle bénéficie de la plasticité de l'analogie. Elle devient
coextensive à l'être. On ne peut la réduire à l'être humain : celui-ci
n'en est qu'une illustration privilégiée. On distinguera en
conséquence des niveaux dialectiques, corrélatifs des niveaux d'être.
Telles sont les deux positions qui s'affrontent. Comment les
départager ?
Le principe de solution nous est fourni par la structure formelle
de la dialectique, telle que nous l'avons définie par la solidarité des
types d'opposition, par l'opposition de privation en particulier. Le
problème se précise de la manière suivante : l'opposition de
privation se vérifie-t-elle dans le monde infra-humain ? Et tout d'abord
au niveau des choses ?
Le marxisme nous a familiarisés avec une dialectique de la
nature. Mais le terme nature est équivoque. Si l'on entend par
nature, comme la science nous y invite, l'ensemble des phénomènes
en tant que soumis à des lois, à ce qu'on appelait jadis le
déterminisme, il nous paraît difficile de maintenir une dialectique de la
nature. Les choses, et l'univers lui-même à un moment donné, sont
tout ce qu'ils peuvent être. On ne saurait y discerner le moindre
écart entre leur possibilité réelle et leur réalité. Destituées de tout
pouvoir d'auto-réalisation, de toute énergie interne, elles n'ont pas
à s'accomplir, à devenir ce qu'elles sont. Aucun risque de «
manque » ou de privation ne plane sur leur « destin ». Les expressions
« se contredire », « se contrarier », « se manquer », n'ont, dans cet
horizon de réalité, aucun sens verifiable. Elles sont strictement sinn-
lo$. Autant parler de cercle bleu ou d'anges carré». La proposi-
608 Stanislas Breton

tion : la nature est dialectique ne satisfait pas à la loi fondamentale


qui requiert la cohérence du sujet et du prédicat. Logiquement elle
se résout en pseudo-proposition.
L'erreur marxiste provient, nous semble-t-il, du blocage
inconscient en une signification hybride de l'acception
aristotélicienne et de l'acception non aristotélicienne ou scientifique du
terme nature. La physis d'Aristote connote, en effet, un principe
interne d'opération et une finalité immanente. Elle exploite
l'animisme universel, dont la révolution scientifique libère la pensée. La
dialectique des choses se mue ainsi en dialectique de vivant. Mais
que signifie cette dialectique ? Sous sa forme la plus simple, elle
nous renvoie au schéma biologique. Le germe tombe en terre, meurt,
se développe et se reproduit. L'identité initiale se divise (en ce
sens : se contredit) en une multiplicité organique de parties qui font
retour, sous la mouvance de la téléologie interne, à l'unité primitive.
Cette biologie rudimentaire évoque un groupe ternaire d'opérations :
identité, transitivité, réflexivité. Elle suggère aussi bien les trois
moments de la catégorie kantienne de quantité : unité, pluralité,
totalité ; ou encore le nisus formativus que rappelle en passant la
Critique du Jugement. Quelles que soient du reste les références
hégéliennes, kantiennes dont on l'appuie, y ajouterait-on la volonté
de Schopenhauer et l'appétition obscure de Leibniz, la dialectique
du vivant apparaît en fin de compte comme une projection du
monde humain. Si cette transposition est jugée plausible, c'est
parce que, tacitement, on fait de l'âme des choses une liberté qui
s'ignore, liberté d'autant plus spontanée qu'elle s'ignore plus
profondément. Mais si subtiles que soient les atténuations ou les
majorations, le modèle est aisément reconnaissable. Il n'autorise qu'une
dialectique de dégradation qui, dans le cas présent, nous paraît tout
extérieure. L'universalisation de la dialectique consacrerait plutôt
la suprématie de sa réalité humaine.
Si cette dialectique végétale est pour le moins contestable,
serons-nous aussi sévère pour cette dialectique du désir dont on a
fait parfois l'essence du vivant sous sa forme animale ? On cite à ce
sujet les pages célèbres de Hegel. Mais Hegel a bien vu les limites
du désir tel qu'il l'entend. Sans doute l'animal combat, souffre,
meurt. Il mime dans ses conflits l'opposition des consciences. Son
comportement semble vérifier tout ce que nous avons dit de la
contradiction, de la contrariété, de la privation. Ce n'est là
toutefois qu'une lecture assez sommaire et anthropomorphique du réel.
Dialectique et philosophie 609

En effet, le désir n'a rien d'un processus d'auto-réalisation. Il est


esclave de l'instant, il obéit à un rythme de tension et de détente
qu'il serait abusif de convertir en devoir-être. Seul ce devoir-être
permettrait de dominer le temps, de lier les instants dans une
continuité téléologique, de transformer la succession du post hoc en
l'enchaînement d'un propter hoc. Faute de ce pouvoir, l'animal n'est
que le lieu de passage de l'espèce, le point de croisement des
forces qui l'entraînent. Le soi que nous lui prêtons généreusement
n'émerge jamais pour lui-même. L'autre n'est jamais autrui : il
n'est que la condition d'une réaction qui le supprime ou qui l'annexe
au service de la reproduction. Le monde animal ne nous présente
donc qu'une image lointaine de la situation dialectique, c'est-
à-dire d'un être qui doit se faire dans son rapport à un autrui
consistant, et qui peut manquer son devoir-être.
La conclusion s'impose. La dialectique proprement dite ne se
réalise qu'en milieu humain. Ce n'est que par analogie d'attribution,
et par dénomination extrinsèque, que nous la transposons aux
niveaux infra-humains, dans la mesure où nous y retrouvons, sous
forme de symboles ou d'approximations rétrospectives, notre
situation humaine. Cette métaphore est pourtant instructive. Elle nous
rappelle qu'un être au sens fort ne mérite ce nom que s'il manifeste
un acte d'être, que s'il se pose et s'oppose comme liberté. Tel est
pour nous la signification métaphysique de l'anthropomorphisme.

B. Le principe de non-contradiction.

L'analyse de la situation dialectique, en sa forme et en sa


matière, serait incomplète, voire impossible, si nous n'explicitions
le principe tacite qui permet de la vivre et de la penser. Pour faire
court, nous appellerons ce principe principe de non-contradiction.
En sa formule générique, il exprime, non le refus de la contradiction
au sens large d'opposition que nous avons tenté de définir et de
systématiser, mais l'exigence inconditionnelle de la dépasser en la
résolvant. Comme nous l'avons noté, le principe logique de
contradiction n'est qu'une détermination de ce principe qui l'englobe et
en ce sens le fonde. L'erreur des logiciens classiques n'est point
de l'avoir maintenu contre certaines critiques superficielles, mais
d'avoir trop souvent oublié l'horizon sur lequel il se détache et qui
l'intègre à son milieu intelligible.
Le principe métalogique de non-contradiction peut être consi-
6)0 Stanislas Breton

déré soit en lui-même soit dans son rapport à la situation. C'est


sous ce double point de vue que nous l'étudierons.
Abstraction faite de ses particularisations, le principe de non-
contradiction n'est rien de plus que l'exigence d'adéquation de soi
à soi. Il ne se réduit donc pas à une identité inerte. Il appelle
nécessairement une opérativité qui amorce et conduit à son terme un
processus de réalisation. Ce caractère dynamique nous autorise à y
distinguer différents aspects. Tout d'abord le principe est un sens
d'opération, une direction ou une vection de l'agir. Par là, il rejoint
ce qu'on appelait jadis la finalité interne ou la téléologie immanente,
comme loi de l'être en son agir. Cette finalité, parce qu'elle a à
s'accomplir, implique une distance initiale de soi à soi, une sorte
d'espace intérieur à traverser. Cette distance n'est autre que le
devoir-être dont résulte l'être de fait. Pour que le droit et le fait
coïncident, un mouvement est nécessaire. Ce mouvement ne se
résout pas dans une simple suite de positions. Il requiert une synthèse
continue d'identification. L'adéquation de soi à soi n'a donc rien
du tout fait. Elle est une causalité de soi par soi.
Cette causalité de soi par soi ne se hausse pas cependant à
l'aséité. Le soi est rapport essentiel à l'autre que soi. L'autre
comprend Yaliud anonyme des choses et Y alter ego. Le principe englobe
en conséquence dans l'adéquation de soi à soi l'exigence de
réalisation du système de nos rapports. L'identité avec soi comporte la
distance à l'autre. Distance qui doit s'achever normalement dans
la réciprocité harmonieuse des consciences et dans la subordination
des choses aux finalités de l'esprit. La transitivité n'est donc pas une
perte de soi dans l'autre. Elle enveloppe un retour au soi, une
réflexivité. Identité, transitivité, réflexivitê : tels sont les trois
moments du principe de non-contradiction sous sa forme métalogique.
Ainsi envisagé, le principe se résume dans un groupe fondamental
d'opérations et de relations. Ce groupe, nous semble-t-il, est le
présupposé tacite des philosophies dialectiques. Nous aurons
l'occasion d'y revenir.
Si nous envisageons les choses par l'autre côté, c'est-à-dire si
nous référons le principe à la situation (au sens étroit, en tant qu'elle
se limite au fait universel de la contradiction), le rapport de l'un à
l'autre se définit par une causalité réciproque. D'une part en effet,
comme nous l'avons dit, on n'éprouve ou on ne pense la
contradiction qu'en la dépassant. Le principe est alors ce qui rend possible
cette situation elle-même et nous permet de la comprendre, comme
Dialectique et philosophie 611

une sorte de chute, d'inadéquation à un idéal régulateur. D'autre


part, le principe ne révèle sa valeur à la conscience que dans et par
l'obstacle qui lui fait échec. Il n'y aurait jamais eu de logique,
aristotélicienne ou non, si le discours des hommes n'était en fait
contradictoire et si l'on n'espérait y remédier. Les rêves d'harmonie
universelle n'ont de sens que par le démenti qui les soutient.
Principe et situation jouent ainsi, alternativement, le rôle du fond et de
la forme.

C. Le rapport du fait et du principe.

Ce rapport du fond et de la forme reste toutefois abstrait et


statique. Un cadre n'est pas un principe de mouvement. Par contre,
la réciprocité du fait et de l'exigence crée une tension qui se
convertit en processus de réalisation. Au niveau de la pensée réfléchie,
ce processus s'identifie à la construction d'un univers.
La non-contradiction n'est, en effet, que l'envers de la
cohérence. Or la « cohérence » traduit une connexion de droit, une
adaptation des parties entre elles et leur adaptation au tout. L'idée de
monde répond ainsi à un postulat d'harmonie, à un postulat de
« système » au sens étymologique du mot. Le système est un
ensemble dont les ressortissants se confirment dans l'existence et
affirment dans leur solidarité même la solidité du monde.
L'idée d'univers ajoute à celle de monde une note plus
nettement qualitative (4). Elle suggère un intervalle de variation qui s'étend
du maximum au minimum, de la plénitude de l'être au quasi-néant.
Entre ces deux extrêmes, le mouvement dialectique déroule la
diversité du réel. Chaque degré d'être s'inscrit sur une verticale
ontologique et dépose à son tour, sur l'horizontale, la variété indéfinie
de ses espèces. Il est facile dès lors de situer un être. Il suffit, pour
le définir, de préciser ses coordonnées. Mais cette définition suppose
une hiérarchie dont le principe, souvent invoqué, s'exprime dans
la formule célèbre : Plus et minus dicuntur per ordinem ad aliquod
maximum. Le suprême commande l'ordonnancement du tout. Il
unifie le multiple en se diversifiant en lui. L'image qui s'impose ici
est celle d'un rayonnement dont l'intensité décroissante constitue,

<*> Les deux idées de monde et d'univers ont d'évidentes affinités. C'est par
souci de clarté que nous tenons a les distinguer. Kant, dans la dialectique trant-
cendentale, ne fait pas intervenir l'idée de hiérarchie qui nous paraît essentielle
à celle d'univers.
612 Stanislas Breton

dans leur détermination et leur limite, la pluralité des niveaux


ontologiques. L'énergie indivise du premier s'étale dans un ordre où les
êtres se tiennent à leur place et justifient leur existence par leur
position dans le tout.
La contradiction dont l'expérience nous offre le spectacle se
résoudrait donc, en dernière analyse, par une vision d'harmonie
universelle. N'est-ce pas trop d'optimisme ? Le principe de
non-contradiction ne serait-il pas la sublimation esthétique de l'échec, une sorte
de pari héroïque sur « l'ordre malgré tout » ? Si l'ordre est de droit,
comment se fait-il que le désordre soit le fait ? La métaphysique
peut-elle justifier ce que la morale condamne ?
Réfléchissant sur une attitude, nous n'avons pas à répondre
directement à ces questions. Une analyse n'est point nécessairement
une critique. Toutefois, dans la perspective même de cette
analyse, il serait injuste d'accuser les dialectiques d'optimisme
inconditionnel. Elles n'ignorent point le négatif. Elles refusent
seulement de le substantialiser en puissance autonome. Si elles
négligent parfois le traditionnel problème du mal, sous ses
différentes formes plus ou moins dramatiques, c'est parce qu'elles
prétendent le situer dans son horizon global d'intelligibilité. Cet
horizon est celui même de la finitude qu'il faut tenter d'expliquer.
Certes il est loisible à chacun de faire l'économie d'une
métaphysique, ou de confondre l'ordre avec l'ordre établi. On se prive
ainsi de tout repère intelligible, car il n'est de désordre pour nous
que par la réminiscence de ce qu'il contredit. Les dialectiques ont
poussé jusqu'au bout cette réminiscence. On leur reproche de s'en
être trop bien souvenues et d'avoir exploité leur nostalgie. Il serait
facile de répondre que la nostalgie, à ce degré de profondeur, se
confond avec l'exigence même de l'esprit. Or l'esprit ne peut être
soi qu'en organisant un « chez soi » où il se puisse reconnaître.
Mais, loin de se confondre avec l'Absolu, l'ordre que nous avons
décrit signale la dégradation d'une énergie. Le mal n'est que le point
extrême de cette dégradation : il accomplit pour ainsi dire la logique
du fini. Déployer un univers, c'est essayer de comprendre la
nécessaire possibilité d'un réel qui nous déçoit.
Si valable soit-elle, cette solution demeure incomplète. Elle ne
justifie pas le rapport nécessaire du principe à l'univers que
prétendument il exige. D'autres univers satisferaient aussi bien ou
mieux à notre requête d'intelligibilité. Il faut donc pousser notre
analyse et la reprendre où nous l'avons laissée.
Dialectique et philosophie 613

Deux questions se posent, en effet, qu'on ne saurait éliminer


en leur substituant de pseudo-évidences. Tout d'abord, pourquoi le
principe de contradiction postule-t-il un ordre hiérarchique ? Pour-*
quoi poser au sommet de cette hiérarchie une énergie première dont
tout le reste dérive ? Répondre à ces questions, ce serait sans
doute rejoindre en son essence la pensée dialectique.
Le sens commun dégage spontanément de la confusion des
données sensibles différentes classes d'êtres qu'elle ordonne selon
leur excellence, réelle ou supposée. Distinguer, dans ce cas, c'est
déjà évaluer. Ces évaluations diverses fondent un étagement du
réel où la chose, le vivant, l'animal, l'homme, l'esprit, marquent les
paliers d'une progression. La pensée philosophique s'appuie à ces
classifications rudimentaires. Elle ne s'en contente pas. La réflexion
radicale qui les reprend s'interroge sur le sens d'être de ces classes
d'êtres et sur le principe justificateur de leur hiérarchie. Dans le
cas présent, le sens d'être dont les dialectiques se nourrissent
accentue le dynamisme. Pour faire court, disons, en nous inspirant d'une
terminologie thomiste, que Yens est avant tout actus essendi. Or
l'acte d'être, c'est ce mouvement d'auto-réalisation par lequel un
sujet, c'est-à-dire un soi, affirme son identité dans son rapport à
l'autre et dans son retour à soi. Nous retrouvons la causa sui et le
groupe ternaire d'opérations qui la définit. Tout être se mesure à
l'aune de cette causalité reflexive. En dernière analyse, l'être au
sens fort s'identifie à l'être spirituel ; l'ontologie, à la philosophie de
l'esprit ou de la liberté. A titre de contraste et de concept-limite,
on peut imaginer un « réel » totalement privé de soi, livré à la pure
extériorité et à Faltérité. Cet imaginaire n'est point chimérique. La
science nous a appris à le connaître. Le monde des choses, en tant
que soumis au déterminisme extérieur, nous révèle une absence
totale d'intériorité. Un réel aussi diminué ne satisfait point aux
conditions de l'être authentique. N'ayant en soi aucune consistance, il
ne saurait subsister que dans, par et pour l'esprit. Il faut en conclure
que l'esprit est son origine et sa fin. Le monde qui s'étale
au-dessous de l'esprit représente par rapport à celui-ci le système de ses
manifestations et de ses moyens. La hiérarchie ontologique nous
offre donc le spectacle des dégradations de l'acte d'être. La série
progressive où se reflètent nos classifications n'est en réalité que te
mouvement de descente où cet acte se limite, s'atténue jusqu à
s'exténuer. En termes platoniciens, nous dirions que le monde est
régi par la loi de croissance de Yhétérotès. Mais cette hétérogénéité
614 Stanislas Breton

de l'esprit et du monde ne signifie pas leur séparation. Une telle


séparation conférerait aux choses une illusoire substantiate. Le
destin du monde s'incrit dans celui de la liberté. L'ordre du réel
traduit son « ordination » effective à l'esprit. 11 n'existe qu'intégré au
processus d'auto-réalisation. Il n'a de sens que par le groupe
d'opérations de la causa sui. Le principe de non-contradiction, en tant que
formule développée de cette causa sui et de sa loi, est donc lié
nécessairement à la structure hiérarchique que nous avons explicitée.
Une liberté, si elle ne se réduit pas à un épiphénomène, doit, pour
se réaliser, se donner la totalité de ses moyens. Ces moyens, parce
qu'ils procèdent d'un acte d'être, en reflètent, dans leur distension,
l'intériorité. Ils sont l'autre du même, mais un autre qui vient du
même pour y retourner. La fin coïncide avec le principe. L'image
du cercle, si souvent reprise, nous offre le meilleur symbole d'un
monde dont l'esprit prescrit la loi de gravitation, et où l'être des
choses n'est que la résultante ou la trace d'un agir substantiel.
Un tel système se heurte à une objection immédiate. Ne semble-
t-il pas construit sur le postulat d'un anthropocentrisme naïf ?
L'homme y devient la mesure d'un univers qui se résout en déchet
de la psyché humaine. Or l'être, comme on a eu raison de nous le
rappeler récemment, déborde ces limites mesquines. Il n'a pas
de visage. L'ontologie fondamentale ne serait-elle qu'une
apologétique de l'humanisme ?
Cette difficulté trop facile témoigne d'une ignorantia elenchi.
Car l'esprit dont les dialectiques nous parlent, ne se confond pas
nécessairement avec l'homme. L'humain est une détermination, par
là même une limitation de l'être spirituel fS). Il n'en sature point la
signification. Le sens de l'être est centré, non sur l'homme, mais
sur Yactus essendi, sur la liberté. Trouverait-on trop étroite encore,
trop entachée de réminiscences de psychologie, cette définition
ontologique ? Mais la liberté en question est une instance créatrice, une
causa sui, étrangère de soi aux mécanismes psychiques de la
délibération La liberté, comme pouvoir radical, ne se réduit donc pas

<*) Aujourd'hui surtout, où « l'ouverture à l'espace » nous rend plus méfiants


vis-a-vis de l'anthropocentrisme, une telle identification paraîtrait monstreuse
d'égoïsme. Le moi absolu de Fiente, le Noun des néo-platoniciens, échappent a
ce reproche. A l'intérieur de la théologie chrétienne, l'angélologie, telle que l'a
codifiée «aint Thomas, représente une théorie de l'esprit pur qui essaie de penser
l'être spirituel avec le légitime souci d'en déplacer le centre habituel de gravité.
N'eut-elle que ce mérite, elle aurait encore droit à notre reconnaissance.
Dialectique et philosophie 615

au libre-arbitre. Celui-ci n'en est que la projection au plan discursif.


On peut certes refuser cette conception de l'acte d'être ;
revendiquer, plus énergiquement encore qu'Aristote, la neutralité absolue
de Yens in quantum ens à l'égard de toutes ses particularisations.
L'être ainsi compris ne risque-t-il pas alors de s'évanouir dans la
généralité du status essendi, de Yexistentia oaga ? Si, par contre, on
maintient son dynamisme, ne rejoint-on pas nécessairement, quoi
qu'on dise, le scheme dialectique de la causa sui ? Une autre raison
plus décisive permet d'éviter l'écueil de l'anthropocentrisme. Nous la
développerons en répondant à la seconde question. Pourquoi,
demandions-nous, poser au sommet de la hiérarchie une première
énergie dont tout dérive ? Peu importe le nom de ce « suprême ».
L'appellerait-on matière, il n'en resterait pas moins au delà du
physique, au delà de toutes les déterminations (". Ce qui importe
c'est de déceler l'exigence profonde qui pose l'Absolu. L'Absolu,
comme le mot l'indique, signifie « délié », « délivré » de toutes les
limites et conditionnements. Il évoque un mouvement de
transcendance et de purification. Du point de vue phénoménologique, le
seul qui nous intéresse ici, il nous faut préciser le point de départ,
le principe moteur et le terme de ce mouvement.
Le point de départ est le fait de la contradiction sous les trois
formes que nous lui avons reconnues : contrariété, incohérence,
privation. Ces trois types d'opposition définissent adéquatement la
limitation telle que nous l'éprouvons dans une situation existentielle,
c'est-à-dire humaine.
Le principe moteur du mouvement n'est autre que le principe
de non-contradiction. Or ce principe, quand on le suit jusqu'au bout
de sa logique interne, ne postule pas seulement un état idéal
d'harmonie ou un ordre régulateur. Car l'ordre recèle dans sa complexité
la possibilité d'une rupture. La non-contradiction parfaite nous
renvoie à la simplicité et à la suffisance parfaite. Bref, à Y opération

(*' Le matière, dont se réclament encore certains marxistes, répond, comme


on sait, à ce signalement de l'Absolu. En dépit de leur athéisme d'Intention,
ils se rallient, sans le savoir, au postulat de leurs adversaires. On connaît le
jugement sévère de S. Thomas sur David de Dinant : Staltissime posuit Deum este
materiam primant. Nous serions moins sévère à l'égard de ce nouveau
matérialisme. Car si la matière qu'il invoque est, comme celle d'Aristote, indéterminée,
cette indétermination marque l'excès plus que le défaut. A ce titre, un certain
marxisme représente un cas singulier de théologie négative.
616 Stanislas Breton

identique qui ne serait qu'elle-même, sans mélange d'héterotès,


conséquemment sans rapport essentiel à l'autre ou à autrui.
Le terme du mouvement est par là même caractérisé dans ses
notes formelles. L'Absolu bénéficie de l'aséité. Il n'est donc pas
causa 8ui. A strictement parler, il n'a pas à se faire. Il n'est pas
davantage tout fait. Au delà du facere et du factum, il n'appartient
pas, en rigueur de terme, à la hiérarchie qu'il fonde et qu'il soutient.
Le principe, en ce sens, transcende l'être lui-même, tel que nous
l'avons défini. Mais cette transcendance ne l'isole pas. Requise
par cela même qu'elle dépasse, elle fournit à ce qui est l'énergie de
son mouvement (7>, c'est-à-dire le pouvoir de se faire. L'acte d'être
procède ainsi de l'opération identique ou de l'agir pur. Il divise une
plénitude originelle, toujours présente aux modes qui la limitent.
Cette première limitation de l'Absolu ne saurait être que d'ordre
spirituel. Supposons, en effet, que cette première limitation soit le
monde des choses. Les choses, avons-nous dit, n'ont pas de soi,
elles n'ont pas d'être autonome. Elles ne se justifient que comme
moyens d'une causa sui. Si elles procédaient immédiatement de
l'Absolu, ce serait donc pour l'une ou l'autre de ces raisons : soit
parce que l'Absolu en a besoin pour se réaliser ; soit parce qu'il
entend donner à la liberté, indépendamment d'elle, les moyens de
sa réalisation. Dans le premier cas, l'aséité déchoit à la condition de
causa sui. Dans le second, la liberté n'est plus le principe de ses
moyens, elle n'est plus causa sui. Les deux hypothèses sont
intenables. Il faut donc maintenir notre première affirmation. Mais cette
affirmation elle-même n'impose aucune illusion anthropocentrique.
La liberté n'est pas l'aséité. Elle ne peut accomplir sa réflexion
totale, c'est-à-dire revenir à soi qu'en retournant à sa source.
L'aséité définit ainsi l'ultime achèvement, en ce qui la 'dépasse, de
la causa sui <8).

Tel serait, dans sa configuration générale, l'univers dialectique.

(T> Comment l'Absolu, en tant que tel, peut-il être, fût-ce au titre d'énergie,
rapport à autre chose, c'est-à-dire à ce qu'il fonde ? Cette antinomie, qui a
préoccupé N. Hartmann (« antinomie du principe à la fois absolu et relatif >),
repose, nous semble-t-il, sur l'équivoque du terme « relatif >.
'•> La conversion dont parlent les néo-platoniciens n'est donc que l'extrême
pointe de la réflexion radicale. La reditio compléta ad propriam essentiam
implique plus et mieux qu'une simple introspection ou une connaissance savoureuse
de soi. L'esprit découvre en sod le principe dont il vit.
Dialectique et philosophie 617

Cet univers, considéré dans son rapport aux exigences qui le fondent,
résulte d'une réflexion sur le fait de la contradiction. Ce fait doit être
compris. Il ne peut l'être qu'en vertu d'un principe de
non-contradiction. La logique interne de ce principe développe un ordre
hiérarchique dont le centre de gravité est la causa sui. La liberté
déploie ses moyens, se réalise à travers l'autre, se réfléchit en soi
et en son origine radicale. Le monde ne se réduit plus à une
solidarité mécanique de phénomènes ou à un étagement statique de
structures. Le mouvement qui le traverse et l'unifie reflète un acte
d'être, un groupe d'opérations qui en constitue le sens.
Après l'avoir vue à l'œuvre, il nous sera possible désormais de
préciser la signification de la pensée dialectique, comme attitude
spirituelle, comme forma mentis.

II

LA PENSÉE DIALECTIQUE

Cette forme d'esprit, qui choque aujourd'hui encore certaines


habitudes de pensée, est à la fois moins étrange et plus subtile qu'il
ne paraît. Pour la cerner de plus près, nous envisagerons
successivement son mode d'expression, son style de perception, son «
intuition » fondamentale (9). Ces trois plans rejoignent les niveaux que
la phénoménologie discerne dans l'expérience : le « prédicatif »,
1*« antéprédicatif ontique », l'« antéprédicatif ontologique » <10).
L'expression dialectique concerne le langage, les images, les
concepts mis en œuvre.
On a souvent noté le caractère ésotérique de ce langage. Leise-
gang l'a observé dans l'œuvre de Hegel (11). Le lecteur a parfois
l'impression pénible d'un mélange des genres, où le religieux, le
prophétique, la poésie, interfèrent avec le logique. Nous
préférerions un discours univoque, mathématique, linéaire. On sait
l'agacement de Brunschvicg et son jugement sévère sur Plotin : « un
mythologue du second degré » (12). Il n'était guère plus tendre pour le

(*> Je retiens ce terme si chargé d'équivoques. Il correspond à une attitude


que nous définirons plus loin.
<"> Cette terminologie que je suppose connue a l'avantage de bien marquer
la diversité des plans et leur solidarité dans leur inégale profondeur.
<"> H. LeisEGANG, DenkJormen, 2e éd., Berlin, 1951, ch. A, pp. 185, 201.
("> Bergson, on le sait, était d'un autre avis.
618 Stanislas Breton

Platon du Timée. La philosophie hégélienne représentait pour lui


une maladie du langage. Qu'eût-il dit de certains écrits de Marx ?
Cette réaction typique ne se discute pas. Elle nous engagerait
dans une théorie du discours philosophique que nous ne pouvons
exposer ici. Bornons-nous à quelques remarques dont on excusera
la banalité. Le langage n'est pas un simple reflet de la pensée. H lui
est consubstantiel. La pensée elle-même fait corps avec la vision du
monde qui l'anime. Faut-il s'étonner dès lors que la parole du
dialecticien épouse le mouvement des choses, et leur perpétuel retour
à leur origine ? Que cela entraîne une certaine poésie, voire une
certaine mystique, ce n'est pas un argument rédhibitoire. Le
contraire surprendrait. Il ne s'agit point pour autant de se soustraire à
la rigueur. La fluidité du réel n'excuse pas le flottement du
vocabulaire. Les philosophies dialectiques ne l'ont pas toujours évité. Mais
elle n'en ont pas le monopole. Comment y remédier ? L'exemple de
Spinoza demeure une leçon. Certes, les exigences des nouvelles
logiques seraient aujourd'hui déçues par YEthica more geometrico
demonstrata. Elle n'en reste pas moins un modèle de probité
philosophique dont il faut souhaiter qu'il ne soit plus isolé (13). Les
dialectiques ne perdraient rien à cette épreuve, dans la mesure tout au
moins où leur message est transmissible. Or ce message supporte la
traduction en clair, comme le concède Leisegang lui-même (14). C'est
le seul moyen de le faire accéder à l'universalité de fait. Sans doute
le déchiffrage en termes plus prosaïques risque de l'appauvrir de
certaines résonances. Mais ce qui en peut être communiqué
garderait son identité substantielle, si une exégèse correcte assurait,
par la transformation d'un groupe à l'autre, le bien-fondé de leur
correspondance .
Les images du dialecticien sont une nouvelle source de dim-

("> On objectera, comme l'ont fait N. Hartmann et Leisegang, que le


philosophe, l'artiste, le savant créateurs, ne peuvent commencer par définir leur méthode
et les concepts dont ils vivent. La vie, à une certaine profondeur, s'ignore elle-
même. C'est l'épigone qui souvent devient la conscience du génie. De plus la
Vorurteilslosigkeit absolue ne vaut que comme idéal régulateur. Dieu seul est sans
préjugés. La justesse de ces remarques ne dispense pas cependant le philosophe
de son devoit de rigueur.
(U> Leisegang a tenté cette traduction « en clair » pour un texte assez
hermétique de Hegel, op. cit., p. 187 et sv. L'exégèse qu'il en propose risque, paT sa
clarté même, de décevoir les lecteurs de Hegel qui attendaient < beaucoup plus ».
La clarté serait-elle la grande épreuve du philosophe ?
Dialectique et philosophie 619

culte. Elles caractérisent moins le penseur qu'un certain mode de


pensée. Sans exclure la fraîcheur de l'invention personnelle, elles lui
prescrivent pour ainsi dire un espace de jeu. Le rayonnement de la
lumière, la sphère et le cercle, le développement du germe
accompagnent, telle une conscience concomitante, le mouvement de l'idée.
Pour le lecteur d'aujourd'hui, cette imagerie banale inquiète moins
par sa banalité que par son pouvoir inducteur. Le philosophe
n'aurait-il pas été mystifié par cet imaginaire de sens commun ? Tel
axiome sur le caractère diffusif du bien ou sur la générosité de l'acte
exprime-t-il une nécessité intelligible ou une pseudo-évidence
sensible ? Le schéma biologique, qui sous-tend les explications de
Hegel sur le Begri0, illustre-t-il une pensée authentique ou enchaîne-
t-il la pensée à des modes périmés de représentation ? Ces questions,
et bien d'autres encore, rendent parfois perplexe sur le sens de la
dialectique. Ne serait-elle, comme le croyait Brunschvicg, qu'une
mythologie du second degré ? Ce jugement nous paraît injuste.
L'image voile autant qu'elle révèle. Il faut toujours la surveiller pour
ne point se laisser duper. Mais cette ambivalence ne suffit ni à la
disqualifier ni à suspecter l'usage qu'on en fait. L'imaginaire du
dialecticien joue un rôle précis. D'une part, il s'oppose pour le
réduire, à une imagerie artificialiste, celle du démiurge qui calcule
ses effets et les annule dans une passivité de créature. Le réel au
sens fort ne tolère pas un tel rapport d'extériorité avec son principe.
Il intériorise, dans la causalité de soi, le scheme aristotélicien de la
causalité. D'autre part, l'image dialectique dissipe ce que le
philosophe appellerait Yillusion de la contingence. Ce n'est point pour lui
substituer une nécessité naturelle, de type déterministe. A cet égard
la définition spinoziste est significative : Ea res libéra dicitur quae ex
sola suae naturae necessitate existit. Cette double fonction de
l'image, à quelque ordre qu'elle se réfère (biologique, mathématique,
physique), éclaire bien le sens profond de la pensée qu'elle traduit.
Si du langage et des images, nous passons au domaine du prédi-
catif proprement dit, nous rencontrons la quaestio oexata, si
souvent reprise et discutée, du rapport entre logique, traditionnelle
ou moderne, et dialectique. Le dialecticien n'est-il qu'un mauvais
logicien qui méprise, par impuissance, une rigueur qu'il ne peut
assumer sans mourir ? Ou bien, découvre-t-il un nouveau domaine
d'objet, qui requiert une nouvelle logique, plus souple et plus fine
que l'ancienne ? Les deux thèses ont été soutenues. La seconde
cherche un confirmatur ou une analogie dans la pluralité des géo-
620 Stanislas Breton

mé tries. Elle reproche au modèle aristotélicien son abstraction vide


de tout contenu. « Reconnaît-on, note à ce sujet Leisegang, que
chaque domaine d'objet homogène possède, immanente à sa réalité,
une structure logique et que la pensée, pour être juste, doit s'adapter
à ces diverses structures logiques, il faut aussi reconnaître autant
de logiques qu'il y a de structures logiques différentes » (15>.
La discussion pourrait s'éterniser ou s'achever dans la
confusion des idées. Nous devrons nous limiter à quelques observations.
La logique aristotélicienne obéit à un impératif simple mais, à notre
avis, catégorique : sauver l'unité de l'affirmation dans la diversité
de ses contenus. Elle est en ce sens une grammaire de l'affirmation.
Si elle fait abstraction du contenu, c'est précisément parce qu'elle
souligne l'unité de l'acte de juger, en dépit de la multiplicité de sa
matière. Le principe de non-contradiction constitue la loi unitaire
de cet acte. Car un acte qui n'aurait pas sa loi intérieure à lui-même
serait totalement indéterminé, en son être comme en son agir : il
rejoindrait la « Hylé Prôtè » telle que la comprend Aristote. Le
principe de non-contradiction est donc, dans l'apophantique,
l'équivalent de l'être comme objet formel dans la théorie de
l'intelligence. Et comme l'être s'identifie primordialement à la substance,
la théorie de la proposition, expression logique du jugement, mime,
dans le rapport du sujet et du prédicat, le rapport du substrat et de
ses accidents.
Le principe de non-contradiction, dont la dialectique s'inspire,
déborde la logique de l'affirmation. Il explicite le mouvement interne
de la causa sui. Il définit la structure du vivant spirituel, de l'être
libre. Il accomplit par là même cette conversion de la substance
en sujet dont parlait Hegel. Rien d'étonnant dès lors à ce que le
dialecticien ne se reconnaisse plus dans une logique du substrat et de
l'accident, où il ne voit que détermination extérieure, contingente.
Aristote fait une logique des choses mortes, qui ignore la
contradiction, la relation et la nécessité interne. La dialectique, au
contraire, sera par excellence une logique de la relation et de l'imma-

("> Op. cit., p. 53. L'auteur précise ainsi ce qu'il entend par c structure
logique » : « Unter einer logischen Struktur wird dabei der formule Zusammen-
hang realeT oder idealer Gegenstânde oder Sachverhalte, Vorgange und Prozesse
verstanden, der sich aus ihnen herausheben und sich durch ein ansckauliches
Schema, ein Denkmodell, oder, wenn dies nicht môglich ist, durch ein System
von Zeichen darstellen lâast, deren Bedeutung und deren Beziehungen zueinander
definiert sind. », ibid.
Dialectique et philosophie 621

nence. Mais parce que cette immanence requiert le déploiement du


même dans l'autre, l'identité statique se mue en conflit, en « di~
remption ». En dramatisant un peu, on opposera les deux
philosophies comme on oppose être et devenir, substance et relation,
mouvement et immobile, nature morte et liberté. La logique formelle
se réduit à une dégradation, par là à une limitation de la logique
existentielle.

La différence des logiques nous renvoie donc à une différence


plus profonde qu'il nous faut maintenant envisager. Faute de mieux,
nous avons parlé d'un style de perception. Pour un réaliste comme
Aristote, c'est la chose dans son apparente individualité qui
s'impose à la conscience. Il y a des arbres, des animaux, des pierres.
C'est à ce singulier immédiat qu'appartient la substantialité. Pour
le dialecticien, cet immédiat n'est que la résultante d'une infinie
médiation. Cela signifie qu'un être, si « en-soi » qu'on le suppose,
ne « prend son sens », ne se comprend que par la marge d'altérité
où il s'inscrit. La relation est première. Le système des relations,
sans précéder chronologiquement ses termes, fonde leur possibilité.
Das Wahre ist das G onze. Ces mots de Hegel caractérisent une
attitude ontique, c'est-à-dire un mode de voir les choses dans la
perspective du tout. En termes plus modernes, nous dirions
aujourd'hui : tout être n'apparaît que sur horizon de monde. Ceci
implique une inversion de la position aristotélicienne. Au lieu de
centrer les prédicats sur le substrat, le philosophe considère les
substrats comme les déterminations d'un englobant, dont ils
constituent pour ainsi dire les points d'émergence. Il semble qu'en eux,
et à travers eux, le monde se réfléchisse sur lui-même. La
métaphore de l'organisme traduisait bien cette vision d'ensemble où
l'idée du tout conditionne l'existence des parties. Mais au delà du
système des rapports, elle en indiquait aussi le fondement dans un
processus d'organisation. L'être des choses ne serait-il donc que la
trace d'un agir ?
Nous avons vu que l'ordre de l'univers scande, dans sa
hiérarchie, la dégradation croissante d'une énergie. L'inférieur divise,
extériorise le supérieur. A la limite, comme on le voit chez Bergson,
la matière se résout en inertie et pure dispersion. Chaque degré
ontologique abaisse la tension originelle. Mais cette détente ne se fait
point par sauts brusques. Elle ménage les transitions, les gradations
insensibles. La conception dialectique évoque dès lors la continuité
622 Stanislas Breton

d'une « évolution régressive » dont les « coupures » n'affectent


jamais la présence du tout à chacune de ses parties. Cet univers
étrange où tout est dans tout, où chaque niveau, dans la
réminiscence du précédent annonce la chute du suivant, ne contredit-il
pas cette idée d'ascension progressive avec laquelle les théories de
l'évolution nous ont depuis longtemps familiarisés ?
La contradiction n'est qu'apparente. Car elle ne situe pas les
extrêmes sur un même plan. Si philosophie et science coïncidaient,
les deux prédicats « progressif » et « régressif » s'excluraient, en
vertu de leur contrariété, d'un même sujet. Or ce n'est pas le cas.
Le savant étudie un enchaînement de phénomènes. Il en définit le
sens d'orientation : du plus simple au plus complexe. Dans cette
optique, l'inférieur engendre le supérieur, puisqu'il le conditionne.
Cette affirmation demeure vraie dans ses limites de vérification. Si
vraie qu'elle justifie jusqu'à un certain point le matérialisme
doctrinal. Le philosophe, lui, se place à un autre point de vue. S'il
s'interroge sur l'esprit, il ne saurait le retrouver dans les phénomènes que
relie un rapport de détermination causale. Ce n'est plus la
catégorie de cause, mais celle de causa sui qui lui sert de principe
constituant. Traduire un langage dans l'autre, pour les opposer
ensuite, conduirait à un simple non-sens. Les propositions ainsi
construites entrechoqueraient des attributs qui relèvent de sphères
hétérogènes. Le conflit que l'on suppose ne représente donc pas une
authentique antinomie.
Toutefois, à moins d'admettre un parallélisme de substances
séparées, le problème se pose du rapport à établir entre ces deux
genèses, entre ces deux types de conditionnement. Seule une
ontologie qui réfléchit sur l'être et le sens d'être est susceptible de le
résoudre Nous accédons à un troisième niveau où se révèle, dans
son originalité la plus précise, l'essence de la pensée dialectique.
Nous en formulerions ainsi le principe animateur : « ce qui est
mais non par soi est par un être qui est par soi ». La dichotomie
fondamentale opposait chez Aristote substance et accident, in se et
in alio. Effectivement, dans les traductions latines, le per se ne
semble rien ajouter à lin se. L'autonomie de l'existence se
médiatise et se signifie par le détour du logique : le sujet, centre
d'attribution, ne saurait être prédicat. Il est le lieu originaire où «
reposent toutes les déterminations ». La théorie du jugement et de
la proposition décide ainsi de l'ontologie. L'antéprédicatif qui sous-
tend cette théorie nous renvoie à une cosmologie de la matière et
Dialectique et philosophie 623

de la forme. L'Upokeimenon représente le substrat, le déterminable


qui reçoit ses formes du dehors. Sans doute, la tradition
aristotélicienne n'ignore pas la dérivation interne des propriétés à partir de
l'essence. Mais cette émanation n'est pas une auto-détermination :
elle se résout dans une implication formelle de prédicats, dans une
série de notes caractéristiques. La substance aristotélicienne, en
dernière analyse, évoque un système de référence qui se justifie par sa
permanence et par la nécessité de fonder le devenir.
La conversion de Vin se en per se ne se réduit pas à une variante
de vocabulaire, à une simple transcription. Elle reflète un
changement d'attitude, une optique nouvelle qui change le sujet et l'objet.
L'intérêt se déplace du cosmologique au spirituel, de la nature à
la liberté. Le centre de gravité de l'ontologie n'est plus le substrat,
mais le sujet proprement dit. Le sens d'être de Yens in quantum
ens se définit désormais par une composante dynamique : la causa-
litas sui. Au substrat inerte se substitue un groupe d'opérations
fondamentales, celui que nous avons précisé plus haut par l'identité,
la transitivité et la réflexivité. L'autonomie d'existence que visait,
sous des représentations contestables, la pensée traditionnelle se
concrétise dans un acte d'être. L'authentique substance se réalise
dans la causa sui. L'universel générique que l'on désignait sous le
terme ens, avant de se disperser dans les choses, se concentre et
se recueille dans un actus essendi qui porte le destin du monde.
Nous appelons universel concret cette énergie et son processus
d'auto-réalisation.

Ce nouveau sens d'être, toujours présupposé comme une note


fondamentale diversifiée à l'infini, domine la pensée dialectique.
Nous lui réservons le nom d'intuition, si l'on veut bien entendre par
là moins une opération spécifique de la conscience qu'un a priori
illuminateur qui éclaire tout objet. Notre proposition initiale doit
dès lors se développer dans les propositions suivantes : a) tout être,
au sens authentique du mot, est liberté ; b) en tant que tel, c'est-
à-dire par sa qualité même de par soi, il est principe et réalisation
d'un soi, simultanément devoir-être et agir substantiel ; c) cette
réalisation de soi suppose une distance de soi à soi, en conséquence
une marge d'hétérotès, qui requiert son « remplissement » par un
système de moyens ; d) ce système de moyens procède de l'acte
d'être pour y faire retour ; e) le monde n'est donc pas un être par
soi : il n'existe et n'a de sens, à ses divers niveaux de tension,
624 Stanislas Breton

que par l'acte qui s'y exprime et qu'il doit servir ; f) le rapport du
monde et de la liberté implique une genèse réciproque : d'une part,
la liberté fait que le monde soit ; le monde, d'autre part, fait que
la liberté puisse advenir, c'est-à-dire se réaliser dans une limite qui
constitue sa détermination ; g) le réel en son ensemble se déploie
dans un mouvement circulaire, dont l'unité est assurée par un groupe
d'opérations fondamentales : identité, transitivité, réflexivité.
Cette explicitation logique résume, dans ses traits principaux,
l'intuition qui sous-tend la pensée dialectique. Toutefois nous avons
laissé dans l'ombre, pour mieux la souligner ensuite, la portée
précise de la réflexivité. Pour nous contenter nous aussi d'une
approximation, nous emprunterons à Bergson l'essentiel de ses formules
sur l'intuition fondamentale du spinozisme. « Disons [...] que (cette
intuition) c'est le sentiment d'une coïncidence entre l'acte par
lequel notre esprit connaît parfaitement la vérité et l'opération par
lequel Dieu l'engendre, l'idée que la 'conversion' des Alexandrins,
quand elle devient complète, ne fait plus qu'un avec leur
'procession' et que lorsque l'homme, sorti de la divinité, arrive à rentrer
en elle, il n'aperçoit plus qu'un mouvement unique là où il avait vu
d'abord les deux mouvements inverses d'aller et de retour, —
l'expérience morale se chargeant ici de résoudre une contradiction
logique et de faire, par une brusque suppression du Temps, que le
retour soit un aller. » (16>
Pour notre part, plus que sur la coïncidence des deux
mouvements, — coïncidence qui, bien comprise, ne nous paraît pas
contradictoire (17), — nous mettrions l'accent sur la coïncidence de la
liberté et de son principe. Car telle est, nous semble-t-il, la
postulation secrète qui s'intègre à l'intuition fondamentale du sens
d'être (<18), La réflexion totale qui accomplit la liberté dans sa redi-

W La Pensée et le Mouvant, 1933, 22* éd.. Paria, 1946, p. 124.


("> Conversion et procession sont deux vues prises sur un même mouvement
qu'on peut envisager tantôt du côté de son terminus ad quem, tantôt du côté
de son terminus a quo, comme les anciens le remarquaient dans leur
interprétation de Vactio et de la passio, référées Tune et l'autre à l'unité d'un même
mouvement. Par ailleurs, l'aller et le retour, dans leur signification profonde,
débordent l'acception courante du temps et de ses « extases ».
(lt) La cause extérieure à son effet peut disparaître: son effet demeure, qu'il
s'agisse du fils d'homme ou du vase du potier. La distinction traditionelle, reprise
par Spinoza, entre causa fiendi et causa essendi illustrait la différence que souligne
notre texte.
Dialectique et philosophie 625

tio ad propriam essentiam n'est que la réminiscence de ce qu'elle


était depuis toujours. Le principe, en effet, par opposition à une
certaine conception scientifique ou démiurgique de la causalité, ne se
tient pas à l'extérieur de ce qui procède de lui. Cette extériorité,
d'une part, le destituerait de sa « radicalité » ; d'autre part, elle
aliénerait la liberté dans une condition de chose ou d'instument.
Pour être soi dans le « chez soi » du monde, l'être libre doit disposer
d'un pouvoir qui le rende capable de produire toutes les
déterminations et de les transcender toutes. L'universalité de son pouvoir
n'est donc que l'universalité de son principe. Sans doute le
pluralisme des libertés limite-t-il le principe en le canalisant dans une
perspective qui définit l'individualité du soi. Mais la limite n'est
pas une chose juxtaposée à une énergie dont elle serait la matière
résistante. La limite, c'est cette énergie même en tant que devenue
telle par une certaine orientation. Le sentiment de coïncidence serait
donc le dépassement de la limite, l'accomplissement de son inten-
tionnalité profonde, s'il est vrai que la limite, comme conscience
d'elle-même, requiert sa propre suppression. La réflexivité radicale
achève ainsi la logique interne de la liberté finie dans la réminiscence
de son principe. Cette réminiscence, les dialectiques l'ont traduite
souvent dans une terminologie inspirée de la théologie ou de
l'expérience mystique (19). Mais sous la variété des expressions, la même
exigence affleure aussi impérieuse. En dépit de son athéisme
militant, le jeune Marx ne fait pas exception. La réconciliation de
l'homme avec lui-même, la suppression de toutes les aliénations ne
rappellent-elles pas, sous un chronomorphisme d'apocalypse, la
coïncidence de la liberté avec elle-même, le retour au principe qui
la libère de toutes ses limitations ?

(") Ces divergences «ont trop réelles pour qu'on puisse honnêtement les con*
tester. Je ne confonds point Marx avec Spinoza mi Hegel avec Plotin. Déceler une
certaine structure, une certaine allure du mouvement, ce n'est point réduire les
cas particuliers aux modes accidentels et négligeables d'un universel abstrait.
Il y a bien des demeures à l'intérieur de la dialectique. Celle-ci, avons-nous
remarqué, déborde ses formes concrètes. La typologie de ces formes nous amènerait
trop loin. A titre de fil conducteur, je propose une typologie systématique dont le
principe s'inspire du groupe d'opérations fondamentales. Telle dialectique
accentue surtout l'opération d'identité: elle est surtout conceptuelle et logique
(cf. le Platon du Sophiste et du Parménide, plus près de nous Hamelin dans
l'Essai). Telle autre insiste sur la transitivité (le marxisme, par exemple, avec sa
notion de travail). Une troisième, enfin, celle de Plotin, de tendance mystique,
affectionne la conversion ou réflexivité.
626 Stanislas Breton

III

DIALECTIQUE ET PHILOSOPHIE

Pour compléter notre analyse, nous voudrions situer la pensée


dialectique à l'intérieur du mouvement philosophique. En dépit de
divergences, qui permettraient sans doute une typologie, cette
pensée présente une réelle unité de structure. Unité d'une réflexion
qui essaie de retrouver, à partir d'une situation et en fonction d'une
attitude, un certain rythme du monde, un certain sens du réel. Nous
ne prétendons pas qu'elle épuise les possibilités de la philosophie,
ni qu'elle disqualifie les autres modes de pensée. Nous ne cherchons
pas à réduire, fût-ce par une intégration, les variétés de l'expérience
philosophique ou ces multiples Denkjormen dont Leisegang a tenté
de retrouver la logique et le modèle (20). Le pluralisme est au moins
un fait dont il faut tenir compte, quelle qu'en soit l'appréciation,
positive ou négative. Comme Yhétérotès platonicienne, la diversité
souligne à la fois la richesse des spécifications et leur nécessaire
limite. Ceci ne réfute point cela. La détermination a sa vérité dans
la limite, la limite a sa vérité dans la détermination. Nous ne faisons
point l'apologie d'un système. Nous nous demandons ce qu'il
représente dans un ensemble dont il est à son tour une partie.
Pour répondre à notre question, nous utiliserons, sans l'accepter
dans sa teneur massive, la distinction proposée par N. Hartmann
entre Problemdenker et Systemdenher <21). Le penseur systématique
se soucie surtout de la cohérence. Il pousse la logique jusqu'au
bout, dût-il au besoin forcer le réel pour en sauver les cadres. Il
s'enchante de la bonne forme, c'est-à-dire de la forme ronde de sa
pensée, parce qu'il y perçoit l'antique harmonie des sphères. Tout
ce qui n'entre pas dans ses catégories est frappé d'irréalité, ou
devient pseudo-problème.

'**' Op. cit. Leisegang étudie dans cet ouvrage le Gedankenlyeia, dont l'hégé-
lianiame (Kreia der Kreise) est le modèle accompli; la Begriffspyramide, dont
Aristote fournit l'exemple classique; le geradliniger Fortschritt, dont les
représentants les plus conscients sont les théoriciens du progrès indéfini.
'"' Kleinere Schriften, II, Berlin, 1957, pp. 1-5. Hartmann parle de tendance
dominante. Tout penseur est peu ou prou Syatemden\er et Problemdenk,er. Même
avec ces atténuations, une telle classification nous paraît un peu simple. Elle peut
servir de première approche.
Dialectique et philosophie 627

Le penseur aporétique se caractérise par la Problemkonsequenz.


Il se préoccupe surtout du donné qui fait problème. Il interroge et
se met en question. Libre de tout préjugé, il ne s'étonne pas de
l'incohérence ou de l'antinomie. L'a priori lui paraîtrait faire
violence au réel. C'est que pour lui, tempérament réaliste, l'être mesure
la pensée. Et l'être ne s'identifie pas à l'intelligible. Il peut
déboucher sur l'irrationnel. Le « quid est ? », loin de s'achever en
quidditas, nous renvoie au « mystère ». Ce sens quasi mystique d'un
réel qui nous déborde ne serait-il pas la définition de l'intelligence
philosophique ?
Ce dyptique aux couleurs tranchées oppose deux attitudes
devant le monde, deux conceptions du réel. Dans un cas, l'audace
de la pensée constructive se subordonne ce qui est. Dans l'autre,
ce qui est importe plus que tout : le reste est notre commentaire.
La « pensée » doit céder à la « connaissance ». Du reste, la sanction
de l'histoire ne permet plus d'hésiter. L'audace est mal
récompensée : les systèmes passent avec le moment historique qui les a
vus naître. Les problèmes, par contre, constituent l'élément
permanent, supra-temporel, de la réflexion. Permanence qui mime, au
plan philosophique, les principes de conservation formulés par la
science.
Le dialecticien appartient au premier groupe. Hegel, Plotin,
Proclus seraient avant tout les hommes du système (22) Dans
l'histoire de la philosophie, la dialectique concrétise donc la tendance
systématique. Or cette tendance se spécifie par la réduction à l'un ;
et cette réduction elle-même, par une catégorie dominante. Cette
catégorie, à son tour, peut relever soit d'un niveau ontologique
supérieur (l'esprit), soit d'un niveau ontologique inférieur (la
matière). Suivant les options, nous aurons en conséquence une
dialectique de l'esprit, qui privilégie et universalise la catégorie de
finalité, ou une dialectique de la matière qui, à l'inverse, privilégie et
universalise les catégories « d'en bas », la causalité en particulier.
L'unité du monde que proposent les systèmes ne serait, en dernière
analyse, que le résultat d'une première faute, d'ordre catégorial.
Idéalisme et matérialisme se partagent ainsi les destinées de

<**> Hartmann, par la suite, a étudié Hegel de plus près. Mais ce qu'il
retiendra de Hegel c'est surtout la formulation de certain* problèmes fondamentaux
et la description de leurs données. CI. notre ouvrage: L'être spirituel, Paris-Lyon,
1962, pp. 57 et «v.
626 Stanislas Breton

la pensée systématique. Elles appellent par là même le verdict de


l'histoire que nous connaissons. L'avenir est aux aporétiques, espèce
rare (23), qui ont su, par leur patiente modestie, préparer aux futurs
chercheurs un « champ inépuisable de potentialités ».
Cette conception, qui a tout au moins le mérite de la clarté,
simplifie à outrance une histoire complexe qu'elle soumet à ses
catégories. Elle suppose naïvement que les données des problèmes
s'inscrivent sur la tabula rasa d'un Nous aristotélicien. Elle oppose
pensée et connaissance comme si la connaissance pouvait connaître
sans construire, ou comme si la construction se déployait dans le
vide de l'entendement pur. La dialectique hégélienne, comme
Hartmann l'a reconnu de plus en plus, obéit difficilement à ce schéma.
Sans doute le philosophe a-t-il ses idées de derrière la tête.
Comment se dépouillerait-il de tout principe de jugement ? Le sens d'être
qui l'habite enveloppe de sa lumière les données mêmes de la
question. Sans lui, elles n'auraient pas de sens, elles ne seraient pas
constituées en données. Inutile d'objecter que dans ces conditions
toute recherche se disqualifie puisque la réponse précède la
question. L'a priori dont nous parlons ne souffle pas la solution. 11 ne
s'inscrit pas dans le « cahier d'un maître », fût-il idéal, sous la forme
d'une équation toute faite. Il prescrit seulement un style de
recherche. Il ouvre un horizon à partir duquel on « procède » et qui
éclaire tout ce qui vient en ce monde. La soumission au réel en
serait-elle diminuée ? Il faudrait, pour le croire, assimiler l'esprit
à la passivité d'une matière ou d'une conscience-reflet. Dans ce
cas, il n'y aurait même plus de question. Car l'interrogation viole
d'une certaine manière la neutralité du réel. Elle se pose
nécessairement d'un point de vue qui, quoi qu'on dise, engage ce réel dans
un contexte. La théorie du « verre déformant » oublie que la
contingence des lunettes ne réfute pas la nécessité de l'œil.

La conception dialectique ne peut se soustraire à cette


élémentaire nécessité. Elle se meut dans un univers qu'elle interroge sur
son être, selon un certain sens de l'être que nous avons essayé de
définir. Aurait-elle compromis, par la partialité catégoriale de son
a priori, la grâce multiforme de son objet ? On rappelle, à ce propos,

'"' Hartmann cite parmi les aporétiques, « comme relativement


représentatifs », Platon, Arôtote. c Aber auch Descartes, Leibniz und Kant lassen ihn
(i. e. systematiacher Typus) deutlicher erkennen. »
Dialectique et philosophie 629

l'usage intempérant de la téléologîe. Téléologie qui, si raffinée soit-


elle, trahit, par l'anthropomorphisme de son origine, l'étroitesse
d'une ontologie. L'être en tant qu'être transcende ces limites. Il
déborde les catégories de l'être spirituel. Le monde est trop riche
pour se rapetisser en phénomène de résonance de la liberté.
Cette critique, par sa netteté même, nous met au centre du
débat. La difficulté, en effet, concerne moins l'universalité de l'être
que le sens fondamental à lui donner. Refusant toute définition <24),
— comment définirait-on ce que toute définition présuppose ? —
on peut se contenter d'une analyse de ses « moments », de ses
modalités, de ses niveaux, de ses catégories. Ce faisant, on se
dispense de tout « principe unitaire » perturbateur. Le monde se
reflète dans l'étagement pyramidal de nos classifications, dans un
système de relations dont on n'a pas à chercher ailleurs le
fondement. Cette hiérarchie pose toutefois un problème. Quel est le
principe de cette hiérarchie ? Car il n'y a de hiérarchie, de plus et de
moins, que par référence à une unité, à une mesure d'être. Que
sera cette mesure ? Deux possibilités s'offrent à notre choix, suivant
que l'unité de référence est conçue comme un minimum qui se com-
plexifie ou comme un maximum qui se dégrade. Les dialectiques
ont opté pour le maximum, qui, pour elles, représente le premier
intelligible. S'agit-il d'un simple pari sur le sens de l'être ? Ou
peut-on justifier l'a axiome du choix » autrement que par la
commodité (25), l'élégance esthétique, voire par le goût du jour ? Les
dialectiques, il est vrai, ont chassé de partout « l'inertie ». Ont-elles
sacrifié pour autant à un « romantisme » panpsychiste ou panvita-
liste ? Qu'elles aient payé, sur ce point, un tribut plus ou moins
lourd aux conceptions de leur temps, qui en douterait ? Toutes les
philosophies, aporétiques ou systématiques, participent de cette
contingence de l'histoire (26). L'essentiel n'est pas là. Le sens d'être

<M> Je rappelle à ce sujet un texte de Fichte : c Wir hier das Sein definieren,
wëhrend es doch sonst als allgemeiner Satz galt dass das Sein nicht zu definieren
sei; welches die Quelle ailes Irrtums ist. », Werke, Leipzig, Meiner, 1912, VI,
p. 5. Pour Fichte, l'être est définissable. Mais cette définition c'est l'idéalisme
absolu qui la donne.
(") Le choix de l'unité minimum, pour ceux qui la retiennent, se justifie par
le souci c scientifique », objectif, de ne point restreindre l'espace ontologique
a la seule domination du spirituel (un spirituel conçu du reste sous forme
personnelle) et, conséquemment, au pouvoir c despotique » de la finalité.
'"' Cette contingence affecte, en effet, les données des problème* autant que
la structure des systèmes.
630 Stanislas Breton

qui les anime survit à ce relativisme des conditions. Dans le cas


présent, nous formulerions ainsi la raison du choix. Ou bien l'être
se résorbe dans Yexistentia vaga que désigne, en son extension
illimitée, un genre suprême. Ainsi « défini » (si l'on peut parler encore
de définition !), l'être perd toute compréhension. Il est en deçà de
tout agir, donc de toute spontanéité. Il s'abîme dans l'extériorité
des partes extra partes, dans la dispersion de l'étendue homogène.
Comment pourrait-il mesurer, graduer un intervalle d'univers ? Privé
de toute unité et intériorité, il ne peut avoir qu'une consistance
d'emprunt. Ou bien l'être est un acte, un agir qui s'affirme dans un
mouvement réalisateur, dans un groupe d'opérations. Dans cette
perspective, l'être revendique une autonomie substantielle : omnis
substantia propter semetipsam operantem. La liberté devient le
système de référence de l'ontologie qui gravite désormais autour de
Yactus essendi. Le monde, dans la multiplicité qualitative de son
ordre, manifeste, comme phénomène bien fondé, la logique de la
causa sui.
Les philosophies dialectiques n'ont été, — et telle est leur
signification profonde dans l'histoire, — que la thématisation de ce sens
d'être. Le choix qui les définit assure, en dépit de leurs faiblesses,
la valeur permanente de leur effort.
Stanislas BRETON.
Paris, Institut Catholique.

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