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L’Émancipation de Kant à Deleuze

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Collection Hermann Philosophie
dirigée par Roger Bruyeron et Arthur Cohen

Ouvrage publié avec le soutien


du Collège international de philosophie,
la Fondation Calouste Gulbenkian,
le Centre de philosophie des sciences
de l’Université de Lisbonne ainsi que
la Fondation pour la science et la technologie.

www.editions-hermann.fr

Illustration de couverture :
Guillaume Lebelle, Sans titre, 2005,
Gouache sur papier, 50 x 50 cm
© Guillaume Lebelle, courtesy galerie Christophe Gaillard

ISBN : 978 2 7056 8757 1


© 2013, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris
Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle­,
serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon.
Les cas ­strictement limités à l’usage privé ou de citation sont régis par la
loi du 11 mars 1957.

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Diogo Sardinha

L’Émancipation de Kant à Deleuze

Depuis 1876

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Du même auteur

Avec Bertrand Ogilvie et Frieder Otto Wolf (org.), Vivre en


Europe : philosophie, politique et science aujourd’hui, Paris,
L’Harmattan, 2010.

Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, Paris, L’Harmattan,


collection « La Philosophie en commun », 2011.

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Introduction

Ce livre souhaite raconter une histoire de l’éman-


cipation depuis deux cents ans telle qu’elle peut être
reconstituée par la philosophie. Elle se distingue tout
d’abord d’une histoire de la libération, dans la mesure où
l’émancipation est entendue ici comme l’un des exercices
possibles de la liberté ou l’une des formes qu’elle peut
prendre. De ce point de vue, la liberté est une condition
de possibilité de l’émancipation, et ne se confond donc
pas avec elle. Par ailleurs, cette histoire se différencie d’un
récit sur l’émancipation en son sens légal, qui porterait
sur l’affranchissement des individus de l’autorité paren-
tale et de la tutelle. Elle garde toutefois quelque chose de
cette acception juridique, puisque son point de départ
est précisément la conversion, opérée par la philosophie,
du devenir-majeur légal individuel en devenir-adulte de
l’humanité dans son ensemble, et plus rigoureusement de
l’humanité comprise comme genre humain. S’il est vrai
que nous avons affaire ici à une analogie ancienne entre
l’individu et l’espèce qui remonte à Augustin, la référence
moderne concernant ce thème est Kant et la définition
qu’il donne des Lumières dans un article de journal de
1784, comme la sortie de l’homme de l’état de minorité
dont il est lui-même responsable, par laquelle il transpose
à l’humanité en général un statut en principe réservé aux
personnes singulières. Mais il ne le fait pas sans opérer en
même temps un changement considérable : autant nul
n’accuse un enfant ou un adolescent d’être responsables
de leur propre minorité, autant il reproche à l’humanité
de rester mineure, puisqu’elle le reste par sa propre faute.

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6 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Cette définition kantienne et l’assignation de respon-


sabilité qui l’accompagne ont connu une prodigieuse
fortune. Parmi les réactions diverses auxquelles elles
ont donné lieu, les unes explicites, les autres seulement
implicites, celle de Foucault au début des années 1980
compte parmi les plus remarquables. On peut la lire aussi
bien dans différents textes de cette période, que dans
ses derniers cours au Collège de France. Beaucoup a été
écrit sur ce retour foucaldien à Kant, mais relativement
peu sur son association intrigante avec Baudelaire. À
première vue, le but dans lequel Foucault les rapproche
est limpide : il s’agit d’expliquer comment la modernité
a pris au sérieux le défi de l’émancipation lancé par les
Lumières, l’ayant même porté plus loin. Mais à mieux
y regarder, c’est un tour de force insolite que de mettre
ainsi en accord le philosophe du rationalisme critique
avec un dandy fervent, poète du mal. Sur quelle base
cette association est-elle possible ? Kant et Baudelaire ne
sont-ils pas les symboles de manières de penser opposées
aussi bien dans leurs formes d’expression que dans leurs
contenus, et encore plus dans les directions vers lesquelles
elles évoluent ? Le premier problème à l’origine de ce livre
concerne justement cette opération réalisée par Foucault,
dont on soupçonne qu’elle n’est pas aussi innocente qu’on
pourrait le croire et dont il faut à la fois révéler le sens
ultime et l’importance pour notre actualité.
Le second problème à l’origine de cet ouvrage est le
suivant : lorsqu’on cherche à répondre à ces questions,
on constate qu’un philosophe contemporain de Foucault
oppose à l’accès kantien à la majorité une sorte de fin de
non recevoir, en expliquant que nul ne devient majeur,
mais que tous deviennent mineurs. C’est Deleuze, qui
dans ses travaux personnels comme dans ceux signés

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Introduction 7

conjointement avec Guattari va même jusqu’à affirmer


qu’il convient à chacun de prendre en charge son propre
devenir-mineur, pour le pousser à la limite. Dès lors, une
opposition s’esquisse : autant Kant définit les Lumières
comme l’entrée de l’humanité dans l’âge majeur, époque
dans laquelle les individus pensent par eux-mêmes et
délaissent l’état dans lequel leurs esprits étaient dirigés
par d’autres ; autant Deleuze valorise une « minoration »,
comme il l’écrit dans Critique et clinique, qu’il fonde sur
un autre sol, et qui ne semble pas pour autant être le
contraire d’une démarche émancipatrice. Les Lumières,
en élaborant leur programme d’un devenir-majeur qui en
est aussi un pour l’émancipation des esprits, ne peuvent
sans doute mériter de notre part qu’une approbation
sans réserves. Néanmoins, deux cents ans plus tard, elles
butent contre un programme, également philosophique
et en toute apparence libérateur, pour devenir mineur.
On est en droit de se demander si, en renonçant au
devenir-majeur et en insistant sur un devenir-mineur,
Deleuze n’affirme pas le contraire de Kant. Ou bien
disent-ils la même chose à travers des discours différents,
cette différence n’étant alors qu’extérieure ? Entre le fran-
çais et l’allemand, leurs textes ont recours à des termes
susceptibles d’être aisément mis en communication, tels
majorité, Mündigkeit et minorité, Unmündigkeit, avec
les radicaux qui s’y associent, majeur, mündig et mineur,
unmündig. Or, il se peut que cette similitude nous tende
un piège, en nous poussant à rapprocher des perspectives,
des langues et des contextes peut-être trop éloignés les
uns des autres. Dans ce cas, s’efforcerait-on de comparer
l’incomparable ? Il semble pourtant qu’on ne commet pas
de contresens en prétendant que le problème, chez l’un
et chez l’autre auteur, est le même : ce qui pour Kant est

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8 L’Émancipation de Kant à Deleuze

une libération par rapport aux tuteurs, est pour Deleuze


un affranchissement par rapport au pouvoir. S’il en va
bien ainsi, ils appartiennent tous deux à la même histoire
philosophique de l’émancipation, mais à une histoire qui
ne se répète pas et dont ils représentent des moments
distincts. Autrement dit, le devenir-majeur du premier
et le devenir-mineur du second frayent deux voies pour
explorer le même thème, et bien qu’ils mènent à des
issues distinctes, ils se trouvent de ce point de vue déjà
en rapport.
Pourtant, cela ne dit rien de comment, dans l’espace
de deux siècles, de l’un la pensée en est venue à l’autre,
et c’est précisément lorsqu’on éprouve le besoin de saisir
ce passage que les deux problèmes présentés se lient, la
tension entre les deux devenirs (kantien majeur et deleu-
zien mineur) d’une part, et le rapprochement foucaldien
du dandysme et du criticisme d’autre part. En premier
lieu, on comprend qu’ils prennent forme à l’intérieur
du même récit, ce qui les replace déjà dans un espace
commun. Par ailleurs, c’est la démarche de Foucault qui
rend possible de les mettre en relation, quand en écrivant
sur Baudelaire il éveille de façon très discrète et seulement
implicite un passé marqué par la vive discorde entre Sartre
et Bataille au sujet de l’auteur des Fleurs du mal. En effet,
Foucault n’est pas sans savoir que Baudelaire se trouve
au centre de textes de l’un et de l’autre auteurs, sur des
points cruciaux concernant la liberté, l’émancipation, et
les choix qu’on peut faire vis-à-vis de la première comme
de la seconde, textes dans lesquels Sartre accuse le poète
de toujours avoir voulu vivre en enfant et de ne jamais
avoir assumé la responsabilité d’un adulte, à quoi Bataille
rétorque qu’entre l’« attitude majeure » de l’adulte et
l’« attitude mineure » de l’enfant, la seconde est la plus

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Introduction 9

libre et par conséquent celle qui convient à l’art. Il prépare


ainsi le chemin que parcourra Deleuze peu de décennies
plus tard et auquel il fera subir une inflexion abrupte,
en soutenant qu’il n’y a tout simplement pas de devenir-
majeur, mais seulement de devenir-mineur. En toile de
fond de ces débats, la position des termes du problème
par Kant se trouve constamment supposée, de telle sorte
que seule une reconstitution intégrale de ces déplacements
théoriques nous met à même de comprendre comment
de l’apologie du devenir-majeur, la pensée est parvenue à
la préférence accordée au devenir-mineur. L’importance
de Foucault dans cette métamorphose découle de ceci,
que dans son œuvre se rencontrent ces figures, auxquelles
il faudrait sans aucun doute ajouter celles de Nietzsche,
de Benjamin et de Heidegger, dont on saisira bientôt
le grand rôle qu’ils jouent ici. Bref, entre l’Allemagne
et la France, et à la croisée de la philosophie et de la
littérature, il crée les conditions à partir desquelles cette
histoire peut enfin être racontée. C’est lui qui permet de
connecter autrement ces auteurs et ces problèmes, raison
pour laquelle son œuvre servira d’axe autour duquel nous
les feront tourner.
Exposée ainsi et puisqu’elle se présente comme une
histoire, cette recherche semble ne se soucier que du passé
et du « déjà fait », ayant peu d’utilité pour le présent et
pour l’avenir. Or, ce n’est là qu’une impression. Car son
but est, au contraire, de dresser une carte sur laquelle
seront marquées ce qu’on appellera différentes stratégies
critiques pour l’émancipation, autant de possibilités pour
des prises de position théoriques et pratiques dans la vie
de tous les jours. Elles seront désignées des noms des
auteurs qui sont les personnages de cette histoire : « Kant »,
« Baudelaire », « Nietzsche », « Sartre », « Bataille »,

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10 L’Émancipation de Kant à Deleuze

« Foucault », « Deleuze ». Ces stratégies s’opposent


parfois les unes aux autres, se distinguent toujours et se
recoupent par moments, les plus récentes relançant les
précédentes et les revivifiant y compris lorsqu’elles les
démentent ouvertement ou les combattent en silence, le
plus important à retenir étant le fait qu’on peut choisir
entre elles. La philosophie a en effet ceci de singulier que
le temps n’oblitère pas nécessairement ses théories, ce
qui lui permet de réécrire sa propre histoire. Ainsi, tout
comme il y a un Kant de Foucault qui ne se confond
pas avec celui de Deleuze, de même on verra dans ce
livre combien la « stratégie Baudelaire » est différente
selon qu’elle est décrite, et par là reconstituée, par Sartre,
Bataille ou bien Foucault. Il arrive également qu’un seul
nom serve à désigner des stratégies distinctes, parfois
reconstituées par le même auteur. Pour preuve, le Kant
fustigé par Foucault dans Les Mots et les choses comme
précurseur du sommeil anthropologique moderne n’est
pas le même Kant qu’il récupère plus tard dans « Qu’est-ce
que les Lumières ? » comme penseur de l’effort pour
l’émancipation. Dans ce cas, deux stratégies considérées
comme divergentes par celui qui les reconstitue sont
appelées du même nom. Au moment où nous examine-
rons le détournement que Foucault fait subir au projet
kantien, nous tâcherons justement de comprendre en
quoi ces stratégies se distinguent, et sur quels points
à la fois elles s’opposent et se complètent. Ainsi, pour
l’exprimer de manière brutale, l’essentiel de ce livre
consiste à introduire, dans le domaine de l’émancipation,
une perspective nominaliste : les noms mentionnés sont
autant de voies ouvertes, susceptibles d’être empruntées,
détournées, recomposées, croisées, combinées par celui
qui les parcourt. Elles sont des stratégies dans la mesure

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Introduction 11

où l’on peut s’en servir au gré des besoins et des circons-


tances, car elles sont à disposition, prêtes à aider quiconque
cherche des principes pratiques pour ce qu’on ne peut
décrire autrement que comme un combat, mené tantôt
contre les tutelles externes et la domination, tantôt avec
ou contre soi-même. Ces stratégies sont critiques pour
autant qu’elles pensent par (et opèrent sur des) limites,
seuils et frontières : on montrera qu’elles se rapportent
toujours aux lignes qui nous définissent et constituent
comme des êtres humains, ou bien qui définissent l’être
tout court. Enfin, elles sont des stratégies critiques en
vue d’une émancipation, marquant un but et établissant
des visées, mais ce but et ces visées sont susceptibles de
changer selon les situations, la voie empruntée pouvant
alors être abandonnée ou combinée avec d’autres, ou
bien celui qui agit pouvant choisir une attitude alter-
native marquée sur la carte de l’émancipation, voire en
proposer de nouvelles. Voilà comment la cartographie à
laquelle nous procédons ambitionne de contribuer aux
tâches émancipatrices, par le repérage et la reconstitution
de possibilités historiquement avérées, autant que par
la mise en évidence des imperfections et des vertus de
chacune d’entre elles, ainsi que de leurs différences et
similitudes. Revenir à l’histoire pour y poser ces jalons
est une contribution théorique à des prises de position
personnelles et collectives plus éclairées.
Le livre est divisé en chapitres, dont le premier est
une sorte de longue introduction au sujet, et le dernier
une sorte de longue conclusion. La transition qui mène
d’un appel à devenir majeur à une préférence accordée
au devenir-mineur définit le cadre temporel du travail,
ce qui explique que la recherche commence par là et
que par conséquent le premier chapitre soit consacré

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12 L’Émancipation de Kant à Deleuze

à cette métamorphose qui permettra de circonscrire le


terrain problématique à l’intérieur duquel des questions
concrètes prendront forme. Dans ce moment d’ouver-
ture, les interrogations principales seront les suivantes :
Deleuze renverse-t-il Kant ? Devenir majeur, est-ce le
contraire de devenir mineur ? Y a-t-il lieu d’opposer
radicalement les deux options ou bien est-il convenable
d’en gommer certaines différences au profit d’un but qui
leur serait commun ? En estompant des différences, ne
fait-on pas croire que l’émancipation deleuzienne serait
la même chose que la libre pensée de l’individu qui a le
courage d’exercer son propre entendement ? Mais le mot
« émancipation » convient-il vraiment à des figures comme
Bartleby, le personnage de Melville auquel Deleuze attache
tant d’importance ? Dans l’affirmative, en quel sens ? À
partir de là, des fils se dénouent, qui sont tous liés aux
auteurs précédemment nommés et qui interviennent dans
l’histoire menant de la fin du xviiie à la fin du xxe siècle.
Ainsi, la lecture foucaldienne de Bataille et la méfiance
de Deleuze vis-à-vis de cet auteur fournissent l’occasion
de poser autrement le problème du choix : le travail sur
les limites de l’être tel que Foucault l’expose dans son
article « Préface à la transgression », de 1963, y compris
sur les limites de soi-même, dépend-il des choix faits
par les individus, ou bien quelque chose d’absolument
involontaire intervient-il ici, comme il le suggère ? Si
l’involontaire prédomine, quelles ressources demeurent
pour une éthique, dont l’essence est de trancher sciem-
ment entre plusieurs options ? Bataille n’est pas le seul
auteur au sujet duquel Deleuze et Foucault divergent :
les différences entre eux deviennent encore plus nettes
lorsqu’il s’agit d’Artaud. En finir avec le jugement, comme
Deleuze se propose de le faire, semble être un programme

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Introduction 13

infiniment plus drastique que celui de Foucault. La


radicalité du premier ne sort-elle pas renforcée du fait
que, plus le temps passe, moins Foucault se réfère à
Artaud, comme d’ailleurs à Bataille ou Blanchot, auteurs
de l’excès qui l’ont si vivement influencé à l’époque de
l’Histoire de la folie, au début des années 1960 ? Pourquoi
la puissance d’Artaud attire-t-elle toujours davantage
Deleuze et éloigne-t-elle progressivement Foucault, qui
du même coup s’éloignent l’un de l’autre ? Ce ne sont
pas des motifs simplement biographiques qui expliquent
la distance qui croît entre eux, mais plutôt des raisons
philosophiques profondes, liées notamment au caractère
extrême du devenir-mineur deleuzien. Au reste, c’est en
prenant au sérieux le silence que Foucault fait tomber sur
Bataille et Artaud à partir des années 1970, que l’entrée en
scène de Baudelaire dans les années 1980 acquiert toute
son importance. Le poète est certes porteur de valeurs
littéraires, mais qui au lieu de déchirer le sujet comme
cela se passait chez Artaud et Bataille, ne dispensent pas
la présence et l’autoconstitution d’un soi qui choisit
et agit. Quelles sont au juste ces valeurs, qui au cœur
d’une modernité décrite naguère par Foucault comme
une époque de la surveillance et de la normalisation,
permettent au dandy de défier les mœurs et d’exercer une
liberté effective ? Baudelaire rapproche explicitement les
dandys des écoles éthiques anciennes. En explorant cette
proximité, Foucault introduit une figure susceptible de
remplacer l’homme dont il avait annoncé, dans Les Mots
et les choses, la fin imminente ou du moins le caractère
transitoire : cette figure c’est « nous-mêmes », non pas un
universel (« tous ») ni un singulier irréductible (le penseur
fou), mais un particulier qui se constitue au milieu des
contraintes effectives. Le « nous-mêmes » ne se confond

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14 L’Émancipation de Kant à Deleuze

ni avec l’ego cartésien, ni avec l’homme kantien, ni avec


le surhomme nietzschéen, ni avec le Dasein heideggérien,
quatre figures qu’il sera indispensable de garder à l’esprit
si on tient à comprendre comment la problématique de
l’humain en sort renouvelée. Mais en quoi le « nous » se
distingue-t-il des figures qui le précèdent ? Voilà qui rend
nécessaire de revenir autrement à Kant, philosophe de
l’anthropologie, et à Heidegger, penseur de l’ontologie
fondamentale. À la lumière de cette analyse seulement,
on devient capable de comprendre ce qu’est l’ontologie
critique et historique de nous-mêmes que Foucault
appelle de ses vœux vers la fin de sa vie. Procure-t-elle
une stratégie pour l’émancipation ? Quel rapport s’établit
en elle entre la connaissance, l’éthique et la politique ?
En réponse à ces interrogations, notre analyse s’achèvera
sur la description d’une possible stratégie foucaldienne
pour la pensée et pour l’action.
Dans le traitement de tous ces problèmes, nous aurons
constamment affaire à la polysémie des mots « majeur »
et « mineur ». Loin d’être prise comme un obstacle,
cette caractéristique est plutôt mise à contribution pour
l’analyse, ce qui bien sûr n’exclut pas – loin de là – qu’on
prenne le plus grand soin à dissiper les confusions. Nous
essaierons toujours de le faire, sans toutefois être sûr d’y
parvenir à chaque fois. Cette difficulté devient particulière-
ment aiguë lorsqu’il s’agit de rapprocher la Unmündigkeit
kantienne de la minorité deleuzienne. Avoisinons-nous
ici le terrain des intraduisibles, du moins celui des quasi-
intraduisibles ? Ce serait alors une raison supplémentaire
pour chercher par tous les moyens à les traduire, sans
jamais oublier le risque couru d’une certaine ambiguïté.
Cependant, un autre aspect de la polysémie mérite d’être
pris en compte : les mots « majeur » et « mineur » ont

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Introduction 15

des significations trop riches pour qu’on ambitionne d’en


donner la matrice exhaustive. Le but du livre n’est ni
d’établir une structure simplifiée (un modèle ou un idéal
type) dont on puisse faire varier les termes, ni de dresser
un tableau complet de toutes les formes de la vie mineure
ou en passe de le devenir (problème des minorités qui
sont l’objet de discriminations, par exemple). Il est vrai
que l’analyse touche inévitablement à plusieurs de ces
formes de vie, mais elle n’a ni la prétention d’en épuiser
le traitement ni même de les recenser intégralement, ou
de concevoir un schème potentiellement capable de les
héberger toutes.
En même temps, puisque ce travail ne peut manquer
d’avoir de fortes résonances contemporaines, il est probable
qu’il rappelle aussi les revendications de minorités. Mais
on revient par là à la proximité de la libération et de
l’émancipation, une proximité avec laquelle certains
philosophes et littéraires ne cessent pas, semble-t-il, de
jouer, peut-être parce que la raideur d’une différence
abrupte entre ces deux catégories les priverait de penser
dans toute leur richesse les modalités de la vie de chacun
avec soi-même et avec les autres. De ce point de vue, il
est intéressant de constater une certaine proximité entre
Deleuze et Kant. Le second, philosophe rigoureux du
droit, applique à l’homme comme genre ce que les juristes
réservent aux personnes singulières soumises à la loi, à
savoir le schème de l’affranchissement par rapport aux
tutelles et du passage à l’âge majeur, en quoi il prolonge
la vielle analogie entre l’individu et l’espèce. Le premier,
dont l’anti-juridisme semble avéré (dans un de ses textes
préparatoires de Mille Plateaux il rapproche même le droit

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16 L’Émancipation de Kant à Deleuze

et la domination 1), fait du devenir-mineur le noyau de


toute une réflexion constante, défiant ainsi non seulement
la catégorie juridique d’émancipation, mais encore le
mouvement, semble-t-il naturel, par lequel les enfants
deviennent adultes. Regardé dans cette perspective, le
devenir-mineur est presque une contradiction dans les
termes, puisqu’en principe chaque être humain devient
majeur, aussi bien dans le sens biologique que dans le
sens juridique des responsabilités et des capacités qu’il
acquiert au cours de cette transformation. Que Deleuze
puisse insister sur un devenir-mineur est le signe que ce
mot n’a pas chez lui le sens que de manière spontanée
on lui reconnaît.
Ces métamorphoses conceptuelles prouvent que l’his-
toire que nous racontons n’est pas close, et sans doute
ne connaîtra-t-elle pas de terme. Aussi les chapitres
reconstitués ici n’appartiennent-ils pas à un temps révolu,
mais ils sont, en partie du moins, notre présent. Nous
partons du principe que la philosophie doit accueillir les
efforts d’affranchissement de servitudes, de préjugés et
d’autorités, et ce faisant nous restons fidèle au mouve-
ment kantien qui pense ces efforts et leur accorde une
légitimité anthropologique, historique et même spécu-
lative. Au demeurant, l’affirmation de Kant et d’autres
en son temps selon laquelle il est souhaitable de penser
par soi-même au lieu de se laisser guider par d’autres, tire
moins sa force de la préférence accordée à une pensée
affranchie, ce qui est sans doute l’un des buts premiers de
la philosophie dès son origine et un thème répandu à son

1. Deleuze, « Philosophie et minorité », dans Critique, n° 369, février


1978, p. 155. Le mot « droit » sera ensuite remplacé par « pouvoir » dans
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 134.

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Introduction 17

époque, que d’un double mouvement complémentaire :


l’élargissement de ce but à l’ensemble des humains sans
distinction et la définition des Lumières à partir de cet
élargissement même. Mais l’histoire ne s’arrête pas à Kant
ni à la signification qu’il donne à la minorité, puisqu’après
lui et jusqu’à nos jours, les efforts pour l’émancipation se
poursuivent, là où une certaine liberté est déjà acquise. Ce
livre aimerait contribuer à ce but toujours renouvelé et en
transformation, au gré des conditions et des contraintes
de son époque.

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I

Devenir mineur, le renversement


de l’appel kantien

Dans l’histoire de l’émancipation depuis deux cents


ans, deux philosophes se trouvent à l’extrême opposé
l’un de l’autre : ce sont Kant et Deleuze. Le premier
lance l’appel à devenir majeur, tandis que le second met
en avant un devenir-mineur. Représenteraient-ils ainsi,
outre des extrêmes théoriques, les extrêmes temporels
d’une époque, respectivement son début et sa fin, cette
fin étant atteinte par le renversement de son principe
inaugural ? Ne nous laissons pas transporter trop vite
par ce rapprochement, aussi captivant qu’il puisse nous
sembler. Dans la « Réponse à la question : Qu’est-ce
que les Lumières ? », Kant donne la définition, devenue
classique, selon laquelle « les Lumières, c’est la sortie de
l’homme de la minorité dont il est lui-même responsable 1 ».
Puis, il explique : « La minorité est l’incapacité de se servir
de son entendement sans la conduite d’un autre ». Cela
étant, la minorité apparaît liée, d’entrée de jeu, à l’exercice
d’une tutelle par une extériorité puissante, par rapport
à laquelle le mineur demeure l’incapable. La devise des

1. Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », Ak.


VIII, p. 35. Trad. J.-F. Poirier et F. Proust dans Vers la paix perpétuelle. Que
signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ? et autres textes,
Paris, Flammarion, « GF », 1991, p. 43. La traduction est modifiée au besoin.

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20 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Lumières se formule alors comme l’incitation à devenir


majeur : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton
propre entendement ! ». Ces mots transmettent une idée
si couramment admise de la philosophie comme pratique
émancipatrice, qu’on se demande même si quelqu’un qui
affirmerait le contraire de ce qu’ils énoncent mériterait
encore le nom de philosophe. Or, c’est précisément en ce
point que Deleuze, seul ou avec Guattari, devient intéres-
sant. N’insiste-t-il pas en effet sur un devenir-enfant, alors
que l’enfant est le mineur par excellence ? N’indique-t-il
pas à ses lecteurs la possibilité d’un devenir-mineur qui
est un devenir-force, à côté d’un devenir-animal et d’un
devenir-imperceptible ? Bien plus, ne présente-t-il pas
ces possibilités comme des occasions à saisir ?
Toutefois, cette mise en opposition immédiate de
Kant et Deleuze esquive tout ce qui a mené de l’un à
l’autre et c’est pourquoi il convient de reprendre le fil
qui les lie. Des figures au premier regard insoupçonnées
surgissent alors : ce sont Baudelaire, Sartre, Bataille
et Foucault, à travers lesquels se déroule une certaine
histoire de l’émancipation qui est aussi l’histoire de
l’héritage du dandysme, dans la mesure où elle s’est tissée
autour de Baudelaire, par rapport auquel ces trois autres
philosophes-écrivains ont éprouvé le besoin de prendre
position. Parfois à peine visible, la toile de fond de cette
histoire demeure le programme kantien pour une entrée
dans l’âge majeur, à tel point que si on veut comprendre,
dans toute sa portée, ce qui semble être le renversement
deleuzien du principe de Kant, il devient nécessaire de
reconstituer ce parcours.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 21

I. Le Mal, un choix
ou une fascination ? Bataille
contre Sartre au sujet de Baudelaire

Lisant certains écrits de Baudelaire, on découvre


l’excentricité d’un mode de vie. Des textes tels que Le
Peintre de la vie moderne, Mon Cœur mis à nu, Fusées
et Hygiène esquissent en effet la figure paradoxale d’un
dandy qui est à la fois un individu riche et endetté, un
désœuvré et un travailleur ardent, un ascète et un trans-
gresseur. Publié originellement en 1863 sous l’inspiration
du dessinateur Constantin Guys, Le Peintre de la vie
moderne décrit le dandy comme « l’homme riche, oisif,
et qui, même blasé, n’a pas d’autre occupation que de
courir à la piste du bonheur ; l’homme élevé dans le luxe
et accoutumé dès sa jeunesse à l’obéissance des autres
hommes, celui enfin qui n’a pas d’autre profession que
l’élégance 2 ». En même temps, les dandys possèdent, « à
leur gré et dans une vaste mesure, le temps et l’argent,
sans lesquels la fantaisie, réduite à l’état de rêverie passa-
gère, ne peut guère se traduire en action ». Aussi n’a-t-on
pas à s’étonner qu’ils se sentent appartenir à une élite,
comme le décrit toujours Baudelaire, la toilette et l’élé-
gance matérielle n’étant « pour le parfait dandy qu’un
symbole de la supériorité aristocratique de son esprit ».
Par ce côté, il est proche de l’homme libre, notamment au
sens que prend ce mot dans l’Antiquité, ce qui explique
qu’on reconnaisse dans le dandysme une institution

2. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne (1863-1868), dans Œuvres


complètes (éd. Cl. Pichois), t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1976, p. 683-724 : p. 709. Les citations suivantes renvoient aux
p. 709-710.

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22 L’Émancipation de Kant à Deleuze

« très ancienne, puisque César, Catilina, Alcibiade nous


en fournissent des types éclatants ». Ne croyons pourtant
pas que l’aristocratie de l’esprit se confondrait avec la
flânerie et encore moins avec la mode. Ainsi l’argent est-il
indispensable au dandy, mais (Baudelaire ajoute aussitôt)
il « n’aspire pas à l’argent comme à une chose essentielle ;
[...] il abandonne cette passion aux mortels vulgaires ».
Il en est de même pour la parure : « Aussi, à ses yeux,
épris avant tout de distinction, la perfection de la toilette
consiste-t-elle dans la simplicité absolue, qui est, en effet,
la meilleure manière de se distinguer. » Portant ces idées
à un point extrême, Baudelaire peut prétendre « que, par
de certains côtés, le dandysme confine au spiritualisme et
au stoïcisme ». Il est dès lors légitime de le réinscrire dans
la longue histoire des écoles éthiques, ce qu’il corrobore
en toutes lettres lorsqu’il présente le dandysme comme
« une espèce de culte de soi-même, qui peut survivre à
la recherche du bonheur à trouver dans autrui, dans la
femme, par exemple ; qui peut survivre même à tout ce
qu’on appelle les illusions ». Le culte de soi raffermit
l’individu même là où ses illusions sont déjà mortes, et
sans doute pourrait-on se demander dans quelle mesure
ce culte de soi-même ne serait pas, à son tour, une autre
et dernière illusion, dont l’ultime résultat serait peut-être
la solitude. Impossible, d’ailleurs, de ne pas se souvenir ici
des mots que Paul Veyne fait dire à Médée, la magicienne
qui, abandonnée par Jason, son mari, se vengea en égor-
geant ses enfants : « le moi, explique Veyne, se prenant
lui-même comme œuvre à accomplir, pourrait soutenir
une morale que ni la tradition ni la raison n’épaulent plus ;
artiste de lui-même, il jouirait de cette autonomie dont la
modernité ne peut plus se passer. “Tout a disparu”, disait

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 23

Médée, “mais une chose me reste : moi 3” ». Néanmoins,


tant que cette attitude existe encore après la mort des
illusions, et par là même assure la survie de l’individu
désillusionné, elle devient en toute rigueur une nécessité
vitale. Et pour revenir au stoïcisme et au spiritualisme,
disons que le culte de soi-même dont il est question ici
n’est pas de la contrainte venue de l’extérieur, comme
une pression sociale, mais c’est une attitude voulue, un
choix libre, ce que Baudelaire résume si bien dans une
injonction extraite de quelques notes intimes, aujourd’hui
rassemblées sous le titre Hygiène : « Le plaisir nous use.
Le travail nous fortifie. Choisissons 4 ». On voit bien
que c’est encore la liberté dans et par l’assujettissement
de soi, par soi, et à soi, qui mène le poète à établir pour
lui-même la règle du travail continu et intensif comme
moyen de la fécondité : comme il l’écrit, « pour guérir
de tout, de la misère, de la maladie et de la mélancolie,
il ne manque absolument que le Goût du Travail 5 ». On
pourrait donc résumer de la façon suivante le point où
se rejoignent le dandy moderne et l’homme de l’éthique
ancienne, par exemple le stoïcien : à la fois ils prolongent,
limitent et convertissent leur liberté et leur aristocratie,
leur oisiveté et leur luxe, en un assujettissement sans répit,
non à l’extérieur, aux autres, mais à l’intérieur, à soi.
À partir de là, on peut comprendre l’importance de
deux lectures de Baudelaire qui ont au centre de leur
discorde rien de moins que la possibilité même et la forme

3. Paul Veyne, « Le dernier Foucault et sa morale », dans Critique, n°


469-470, juin-juillet 1986, p. 933-941 (cit. p. 939).
4. Baudelaire, [Hygiène], dans Œuvres complètes, t. I, 1975, p. 668-675
(cit. p. 669).
5. Ibid.

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24 L’Émancipation de Kant à Deleuze

du choix, je veux dire la lecture de Sartre dans l’ouvrage


qu’il a consacré au poète et la réponse qu’elle s’est attirée
de Bataille dans La Littérature et le mal 6. À fin de mieux
saisir l’enjeu de leur mésentente, remontons quelque peu
dans le temps, jusqu’en 1947, année de la parution du
Baudelaire de Sartre. Ce livre trouve son point de départ
dans un moment précis de la vie du poète : le choc qu’a
représenté pour lui, à l’âge de sept ans, le second mariage
de sa mère, en novembre 1828. Sartre reporte les phrases
dans lesquelles Baudelaire évoquera cette période de sa
vie : « Sentiment de solitude dès mon enfance. Malgré la
famille – et au milieu des camarades, surtout – sentiment
de destinée éternellement solitaire 7 ». Sartre souligne que
Baudelaire « pense cet isolement comme une destinée »,
pour rétorquer aussitôt qu’il ne s’agit là nullement d’une
fatalité qui lui ait été échue, mais au contraire d’un choix
volontaire. On apprend alors le principe qui servira de
fil conducteur à tout son livre : « Nous touchons ici au
choix originel que Baudelaire a fait de lui-même, à cet
engagement absolu par quoi chacun de nous décide dans
une situation particulière de ce qu’il sera et de ce qu’il
est 8». Voilà, dans son expression la plus pure, la thèse qui
va déclencher l’exaspération de Bataille.
En anticipant quelque peu sur les points de discorde que
ce dernier mettra en valeur, on pourrait résumer en trois
grandes lignes le choix dont parle Sartre. Premièrement,
dans son objet : pour Sartre, Baudelaire choisit le Mal.

6. Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1963 (1re éd.


1947) ; Bataille, « Baudelaire », La Littérature et le mal [1957], dans Œuvres
complètes, t. IX, Paris, Gallimard, 1979, p. 189-209.
7. Sartre, p. 20. Sartre cite Baudelaire, Mon Cœur mis à nu, VII, dans
Œuvres complètes, t. I, p. 676-708 (cit. p. 680).
8. Sartre, p. 21.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 25

« Faire le Mal pour le Mal, explique-t-il, c’est très exacte-


ment faire tout exprès le contraire de ce que l’on continue
d’affirmer comme le Bien. C’est vouloir ce qu’on ne
veut pas – puisqu’on continue d’abhorrer les puissances
mauvaises – et ne pas vouloir ce qu’on veut – puisque
le Bien se définit toujours comme l’objet et la fin de la
volonté profonde 9. » N’est-ce pas, en effet, l’idée que
traduit si bien cette strophe célèbre de « L’Examen de
minuit » :
Nous avons blasphémé Jésus,
Des Dieux le plus incontestable !
Comme un parasite à la table
De quelque monstrueux Crésus,
Nous avons, pour plaire à la brute,
Digne vassale des Démons,
Insulté ce que nous aimons
Et flatté ce qui nous rebute 10 ?
Sartre en conclut que Baudelaire aurait décidé depuis
sa jeunesse de se nier intimement ; il aurait choisi de
nier sa volonté. Jeu d’autant plus étrange et difficile de
prolonger qu’il jette le sujet dans une tension terrible et
même dans une contradiction, puisque le choix du Mal
suppose les pleines acceptation et reconnaissance du Bien.
Il en résulte que ce choix ne fait que conserver l’ordre
établi, ordre qu’il « affirme plus que jamais ». Et c’est en
fonction de cet ordre que le choix va se définir comme
un néant, car de ce point de vue seuls le Bien et l’ordre
sont : comme le résume Sartre, puisque tout ce qui est
sert le Bien, le Mal n’est pas.

9. Ibid., p. 87.
10. Baudelaire, Les Fleurs du mal, dans Œuvres complètes, t. I, p. 144
(nous soulignons).

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26 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Deuxièmement, la décision de Baudelaire se définit


par le rapport qu’elle établit au temps. Le poète a choisi
d’avancer à reculons, tourné vers le passé, accroupi au
fond de la voiture qui l’emporte et fixant son regard sur
la route qui fuit. Son présent est défini par son passé,
et, qui plus est, le monde est en déchéance : s’il s’altère,
c’est qu’il se corrompt. D’où le sentiment constant du
temps perdu, qui est de surcroît une source d’ennui : le
temps du « déjà vécu » et du « déjà fait » donne son sens à
une actualité des mille serments qu’on se fait et qu’on ne
tient pas, une actualité de l’inaction et de la mollesse. En
empruntant ce chemin, Baudelaire non seulement tente
de fuir la liberté et la responsabilité de pouvoir devenir
autre chose que la victime d’une destinée, mais encore il
se condamne au regret et au remords.
Troisièmement, enfin, suite inévitable de ce qui vient
d’être dit, le choix baudelairien est celui de l’individualiste
exaspéré, préférence d’autant plus blâmable aux yeux de
Sartre que le xixe siècle avait découvert l’avenir comme
dimension de la temporalité qui donne son sens au
présent : pour Marx et Flora Tristan, Michelet, Proudhon
et Georges Sand, l’époque actuelle est transitoire, elle ne
se comprend vraiment que par rapport à l’ère de justice
sociale qu’elle prépare. Mais Baudelaire, « contre tous qui
ont souhaité de libérer les hommes, contre George Sand,
contre Hugo, il a pris le parti de ses bourreaux, d’Ancelle,
d’Aupick, des policiers de l’Empire, des académiciens 11 ».
Sartre résume le tout en une opposition qui lui est chère,
celle du dandy révolté qui maintient intacte la cause des
injustices qu’il subit (« il ne veut ni détruire, ni dépasser

11. Sartre, p. 58.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 27

mais seulement se dresser contre l’ordre 12 »), contre le


révolutionnaire qui, pour changer le monde, dépasse le
temps présent vers l’avenir.
Bataille a lu ce livre dès sa parution. Et il s’est mis
aussitôt à écrire la première version d’un texte qui n’a
pris sa forme définitive que dix ans plus tard, dans un
chapitre de La Littérature et le mal, ouvrage paru en
1957. Au cœur de son exposé se trouve la contestation
aux trois idées résumées à l’instant concernant le choix
baudelairien. Les voici reprises dans le même ordre. En
premier lieu, à l’idée que le choix du Mal serait de fait un
assentiment donné au Bien, Bataille objecte que le Mal,
que le poète fait moins qu’il n’en subit la fascination,
est bien le Mal, puisque la volonté, qui ne peut vouloir
que le Bien, n’y a pas la moindre part. On reste ici en
accord avec le principe aristotélicien selon lequel le Bien
est ce à quoi toutes choses tendent 13 : si le Bien est ce à
quoi tend la volonté, alors le Mal ne peut être réellement
voulu. Mais puisqu’il y a de fait un rapport au Mal, il
doit y avoir aussi une autre explication de ce rapport qui
ne passe pas par la volonté. D’où l’affirmation que le
contraire de la volonté est la fascination. Ainsi, Bataille
retourne le problème : il centre l’essentiel de sa lecture sur
la « ruine de la volonté », en pressentant que « condamner
moralement la conduite fascinée » (comme l’a fait Sartre)
« est peut-être, pour un temps, le seul moyen de la libérer
pleinement de la volonté 14 ».

12. Ibid., p. 62.


13. Aristote, L’Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094a3. Un principe similaire
avait déjà été mis en valeur par Platon dans le Gorgias (499 e) le Banquet
(205 a) et le Philèbe (20 d).
14. Bataille, p. 207-208.

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28 L’Émancipation de Kant à Deleuze

En deuxième lieu, à la conception d’un Baudelaire


tourné vers le passé, Bataille oppose l’idée d’« un possible
illimité [...] qui ouvre l’attrait qui lui appartient, l’attrait
de la liberté, du refus des limites 15. » Certes, le poète nie
fondamentalement le primat du lendemain quand il nie
le Bien, à la différence de ce que fait une société capita-
liste en plein essor, qui canalise toutes ses ressources vers
l’accroissement de la production. Pourtant, en faisant
cela, il participe à ce qui reste d’une part maudite que la
société abandonne au présent et qui donne à Baudelaire
la possibilité de créer. Cette création est tout ensemble
tragique et divine, comme dans la citation de Nietzsche
que reprend Bataille : « Voir sombrer les natures tragiques
et pouvoir en rire, malgré la profonde compréhension,
l’émotion et la sympathie que l’on ressent, cela est divin 16
[...]. » Mais, par là même, cette création est peu humaine
et en un sens inaccessible. Elle mène au possible illimité,
c’est-à-dire sans limites, dans un élan qui va toujours
plus loin, vers un dehors qu’elle ne conquiert, en tant
que création, que par une violence ontologique, celle qui
brise et transgresse les déterminations présentes de l’être.
J’y reviendrai dans le chapitre 2.
Troisièmement, c’est pour tout cela que Bataille ne
peut accepter qu’on reproche au dandy de ne pas être
politiquement révolutionnaire. Comme il l’écrit dans
La Littérature et le mal, « quand l’horreur d’une liberté
impuissante engage virilement le poète dans l’action
politique, il abandonne la poésie 17 ». C’est ce que Bataille
appelle l’attitude majeure, dans laquelle l’acteur politique

15. Ibid., p. 201-202.


16. Ibid., p. 202. Bataille cite Nietzsche, Nachlass, 1882-1884.
17. Bataille, p. 191.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 29

revendique la direction de l’activité et assume la responsa-


bilité de l’ordre à venir. En contrepartie, lorsque le poète
demeure dans la poésie et que par conséquent il renonce
à un autre type d’action, il assume une attitude mineure,
celle qui est véritablement souveraine, puisqu’elle est la
seule entièrement libre. Bataille est ainsi dans une diver-
gence extrême vis-à-vis de Sartre. De telle sorte qu’on
pourrait synthétiser de la manière suivante sa position
sur le nœud du problème : pour lui, Baudelaire n’a pas
choisi, ne pouvait choisir et s’est limité à donner voix à
cette force de l’être qui poussait à la transgression. Au
lieu de choisir, Baudelaire refuse, d’un « refus le plus
profond, puisqu’il n’est en rien l’affirmation d’un prin-
cipe opposé. » N’étant pas l’affirmation d’un principe
opposé, ce refus ne peut donc pas être considéré comme
un choix, car celui-ci tranche toujours entre différents
possibles qu’il reconnaît. Rien d’étonnant, à la fin, que
l’article de Bataille se termine par l’invocation d’« un
parfait silence de la volonté ».

II. Lumières et modernité : Foucault


et l’association de Kant à Baudelaire

Une fois constaté ce réseau d’oppositions, nous en


venons à une remarque décisive : l’originalité de l’inter-
prétation foucaldienne de Baudelaire consiste à se frayer
une voie radicalement différente de celles de ses deux
prédécesseurs, qui se distingue par la force expressive
avec laquelle elle met au premier plan le libre choix de
Baudelaire, pas du tout pour le blâmer comme le fait
Sartre, mais pour en considérer la possibilité réelle et la
forme qu’il prend d’un assujettissement de soi par soi.

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30 L’Émancipation de Kant à Deleuze

S’il est vrai que Foucault reste rigoureusement fidèle à


Bataille dans le refus « d’une vérité morale que Sartre
semble peut-être à tort avoir atteinte 18 », il est moins
sûr qu’il n’endosse pas finalement l’idée sartrienne de
la liberté comme capacité intrinsèque et éminente de
choisir. Voyons comment.
Dans un entretien avec Hubert Dreyfus et Paul Rabinow
sous le titre « À propos de la généalogie de l’éthique : un
aperçu du travail en cours », en 1983, il déplace – discrè-
tement, mais définitivement – le problème :

Du point de vue théorique, je pense que Sartre écarte l’idée de


soi comme quelque chose qui nous est donné, mais, grâce à la
notion morale d’authenticité, il se replie sur l’idée qu’il faut
être soi-même et être vraiment soi-même. À mon avis, la seule
conséquence pratique et acceptable de ce que Sartre a dit consiste
à relier sa découverte théorique à la pratique créatrice et non plus
à l’idée d’authenticité. Je pense qu’il n’y a qu’un seul débouché
pratique à cette idée du soi qui n’est pas donné d’avance : nous
devons faire de nous-mêmes une œuvre d’art. Dans ses analyses
sur Baudelaire, Flaubert, etc., il est intéressant de voir que Sartre
renvoie le travail créateur à un certain rapport à soi – l’auteur à
lui-même – qui prend la forme de l’authenticité ou de l’inau-
thenticité. Moi je voudrais dire exactement l’inverse : nous ne
devrions pas lier l’activité créatrice d’un individu au rapport qu’il
entretient avec lui-même, mais lier ce type de rapport à soi que
l’on peut avoir à une activité créatrice 19.

18. Ibid., 191.


19. Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du
travail en cours » [1983], Dits et écrits, n° 326, Paris, Gallimard, 1994,
t. IV, p. 392-393.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 31

Ces mots suggèrent que le rapport de Foucault à


Baudelaire est pensé par le biais de ce que Sartre a pu
en écrire. Quand il les prononce, il pense en effet à ce
dernier, et non (contrairement à ce qu’on pourrait croire)
aux textes que Walter Benjamin a consacré au poète. À
l’origine de ce malentendu il y a Foucault lui-même,
qui au tout début de L’Usage des plaisirs introduit une
note de bas de page qui fait penser que l’idée d’insérer
Baudelaire dans la tradition des arts et de l’esthétique de
l’existence lui serait venue d’une lecture de Benjamin 20.
Cependant, la preuve sans doute incontestable de ce
qu’il veut gommer l’influence de Sartre est apportée par
la version française de l’entretien qui vient d’être cité,
cette fois corrigé de la main de Foucault et dans lequel la
référence à Baudelaire tout simplement disparaît, rendant
impossible au lecteur de rétablir le lien entre lui, Sartre
et Foucault 21. Or, comme on va le voir, si on veut saisir
rigoureusement les sources de ce dernier, c’est justement
vers Sartre qu’il convient de se tourner.
Relisons une citation de son ouvrage consacré au poète,
faite plus haut : « Nous touchons ici au choix originel que
Baudelaire a fait de lui-même, à cet engagement absolu par
quoi chacun de nous décide dans une situation particulière
de ce qu’il sera et de ce qu’il est ». On voit comment s’y
trouvent condensés quelques thèmes capitaux de l’analyse
foucaldienne de l’éthique, telle qu’elle s’exhibe dans ses
derniers cours et livres. Cette citation contient explicite-
ment une idée sur le choix de soi-même ; une autre sur la
situation présente et par conséquent sur le rapport qu’on

20. Foucault, L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 19, n. 1.


21. Voir Foucault, Dits et écrits, n° 344, Paris, Gallimard, 1994, t. IV,
p. 617.

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32 L’Émancipation de Kant à Deleuze

établit à l’actualité ; une autre encore sur comment on


décide de ce qu’on est, ou ce que Foucault nommera une
ontologie de nous-mêmes. Dans le Baudelaire de Sartre
il existe aussi une perspective sur soi-même comme une
œuvre d’art, puisqu’on y lit que le poète « poursuit l’idéal
impossible de se créer lui-même. Il ne travaille que pour
ne se devoir qu’à soi : il veut se reprendre, se corriger,
comme on corrige un tableau ou un poème 22 ». Il y en
a enfin sur les limites qu’on s’impose par avance à soi-
même : « Et Baudelaire ne veut-il pas être le créateur
radical, puisque c’est sa propre existence qu’il essaie de
créer ? Mais à cet effort même il impose sournoisement
des limites 23 [...] ». Or, nul ne trouvera, dans les textes
consacrés par Benjamin à Baudelaire, aucune de ces idées
développées avec autant de richesse et d’implications
comme dans le livre de Sartre. C’est aussi pourquoi nul
ne peut nier que c’est bien chez ce dernier, et non chez le
philosophe allemand, qu’il faut chercher l’inspiration de
Foucault au sujet de Baudelaire. Seulement, aux yeux de
Foucault l’interprétation de Sartre est inversée : l’attitude
esthétique du poète, que Sartre évalue négativement, va
être estimée positivement par lui. Opération classique :
il y va de remettre Baudelaire sur ses pieds.
Pour résumer ce premier mouvement de l’analyse,
disons que, d’après Sartre, Baudelaire a choisi le Mal et a
mal choisi ; d’après Bataille, Baudelaire n’a aucunement
choisi et a plutôt subi une fascination qui seule lui a rendu
possible de frayer un nouveau chemin dans l’art ; enfin,
pour Foucault, le poète a bien choisi, mieux il s’est bien
choisi. On voit par là comment Foucault s’éloigne de la

22. Sartre, p. 199.


23. Ibid., p. 199-200.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 33

transgression bataillienne à laquelle il avait souscrit une


vingtaine d’années auparavant (on le verra avec encore
plus de détail dans le chapitre suivant), sans toutefois
adhérer aux principes de la morale sartrienne.
Mais si dans cette constellation Foucault joue à nos
yeux un rôle crucial, c’est qu’il a osé faire le rapprochement,
au premier regard peu vraisemblable, entre Baudelaire et
Kant. Dans son texte « Qu’est-ce que les Lumières ? »,
paru d’abord aux États-Unis 24, il rappelle que pour Kant
la liberté est une condition nécessaire à l’émancipation.
Pourtant, selon son interprétation, elle n’en est pas une
condition suffisante. Il est vrai que dans la « Réponse à
la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », Kant consi-
dère que pour accéder à l’âge adulte « il n’est rien requis
d’autre que la liberté 25 ». Cependant, Foucault ajoute
(sans doute sans trahir l’esprit de Kant) qu’une liberté
accordée par le souverain ne suffit pas : encore faut-il,
dans le but de l’émancipation, que chacun fournisse des
efforts pour s’affranchir d’une nature qui lui a été imposée
de l’extérieur. Le travail combiné de la liberté commune
et de l’effort individuel est donc nécessaire pour, comme
le dit aussi la « Réponse » de Kant, mettre fin « à l’état de
tutelle devenu pour ainsi dire une nature 26 ». Et il n’en est
pas autrement chez Foucault, selon qui la liberté politique
et l’effort éthique sont tous deux nécessaires à la tâche de

24. Foucault, « What is Enlightenment ? », dans Paul Rabinow (dir.), The


Foucault Reader, New York, Pantheon Books, 1984, p. 32-50. Maintenant
dans les Dits et écrits, n° 339.
25. Kant, p. 36.
26. Ibid.

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34 L’Émancipation de Kant à Deleuze

se départir de l’individualisation qui nous a été imposée


comme notre mode d’être et qui nous façonne 27.
Faisant allusion à l’être humain, Mensch, Kant semble
placer son discours de l’émancipation dans l’horizon
de l’espèce, laquelle serait susceptible d’accéder toute
entière à l’âge majeur. Pour sa part, Foucault explore,
dans « Qu’est-ce que les Lumières ? », l’équivocité du
mot Menschheit utilisé par Kant : ce terme, s’interroge
Foucault, désigne-t-il l’ensemble de l’espèce humaine ou
bien ce qui constitue l’humanité de l’être humain ? La
suite de son texte montre qu’il penche vers la seconde
option, ce qui explique l’accent qu’il met, d’une part, sur
la dominante éthique impliquée dans le devenir-majeur
et, d’autre part, sur le caractère restreint du nombre
de ceux qui choisiront de réinventer leur mode d’être
personnel et collectif. La question se pose alors de savoir
qui exactement persévéra sur le chemin de la majorité et
pourra ensuite atteindre l’âge de l’émancipation, à quoi
Foucault répond de façon assez tranchante dans la défini-
tion de l’êthos moderne qu’il donne dans le même texte :
l’attitude de modernité, dit-il, est « un choix volontaire
qui est fait par certains 28 ». Il convient de souligner ce
dernier mot – certains –, puisqu’il indique que le passage
à l’âge majeur est une étape qui sera franchie non pas par
tous, ni même par la majeure partie, mais plutôt par une
minorité. Dans cette nouvelle perspective, le devenir-
majeur est moins une transformation qui affecte l’humain

27. Voir Foucault, « The subject and Power », dans H. Dreyfus et


P. Rabinow, Michel Foucault, p. 216 (Foucault, Dits et écrits, n° 306, t.
IV, p. 232).
28. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières? », Dits et écrits, n° 339,
t. IV, p. 568.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 35

en général ou « l’ensemble de l’espèce humaine » qu’un


changement opéré en ce qui constitue « l’humanité de
l’être humain » ou, plus exactement, le mode d’être de
certains êtres humains. À ce titre encore, la transition
vers l’âge adulte est le privilège d’un petit nombre, d’où
il s’ensuit que devenir majeur est une tâche qui ne peut
s’accomplir qu’en appartenant à une minorité, à un
groupe restreint, même s’il n’est pas clos. Ce groupe sait
qu’il reste éloigné de la majeure partie, qu’il est hors du
commun, ce que Foucault a bien mis en évidence aussi
bien chez les Anciens que chez Baudelaire, pour lesquels
l’attitude éthique n’est que rarement séparée de l’appar-
tenance à un groupe, ou alors un privilège de l’ascète,
voire de l’anachorète. D’ailleurs, le principe de minorité
demande à être suivi avec une si grande rigueur théorique
que ceux qui le choisiront devront renoncer à tous « ces
projets qui prétendent être globaux et radicaux [et qui
ont] la prétention d’échapper au système de l’actualité
pour donner des programmes d’ensemble d’une autre
société, d’un autre mode de penser, d’une autre culture,
d’une autre vision du monde 29 ». Ainsi, les quelques-uns
qui feront ce choix s’abstiendront du même coup de
toute visée universelle de leurs projets. En cela, le refus
de l’universalité oppose Foucault à Kant.
Il y a pourtant un second aspect de la minorité contre
lequel butte le petit nombre de ceux qui tentent de devenir
majeurs. Ici, la minorité ne désigne plus un rapport
numérique entre ceux qui choisissent de se réinventer par
la critique permanente de leurs limites présentes et les
autres, mais elle touche plutôt, dans un mouvement de
réaction, au statut dans lequel la majeure partie rangera

29. Ibid., p. 575.

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36 L’Émancipation de Kant à Deleuze

les minoritaires : un statut de mineur, voire d’enfant.


Cela est évident dans le cas de Baudelaire, que Foucault
présente comme un symbole de la voie éthique ouverte
à ceux qui voudraient la chercher et l’emprunter, et que
toutefois Sartre décrit comme un paresseux et un lâche,
ce qui est très rigoureusement condensé dans le premier
paragraphe de son livre sur le poète, où il est question de
« ce solitaire [qui] a une peur affreuse de la solitude », de
« cet apologiste de l’effort [qui] est un “aboulique” inca-
pable de s’astreindre à un travail régulier », de l’homme
qui « a lancé des invitations au voyage, [...] réclamé des
dépaysements, rêvé de pays inconnus, mais [...] hésitait
six mois avant de partir pour Honfleur » ; enfin, de
celui qui « affiche du mépris et même de la haine pour
les graves personnages qu’on a chargés de sa tutelle, [et
qui] pourtant [...] n’a jamais cherché à se délivrer d’eux
ni manqué une occasion de subir leurs admonestations
paternelles 30. » Le discours de Sartre semble paraphraser
celui de Kant dans la « Réponse », où est inscrite une
phrase célèbre :

Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre
d’hommes, après que la nature les eut affranchis depuis longtemps
d’une conduite étrangère (naturaliter maiorennes), restent cepen-
dant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font
qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs 31.

Tout au long de son ouvrage, Sartre soulignera le


caractère mineur de Baudelaire, « enfant qui joue sous

30. Sartre, p. 17-18.


31. Kant, p. 35.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 37

l’œil des adultes 32 » et dont « les fameuses résolutions qu’il


prend vers 1862 et qu’il consigne sous le nom Hygiène,
Conduite, Méthode sont d’une navrante puérilité ». Bien
plus, la minorité de Baudelaire est elle aussi, comme
celle blâmée par Kant, selbstverschuldet, de sa propre
faute : « nous y chercherions en vain [c’est-à-dire dans
sa vie] une circonstance dont il ne soit pleinement et
lucidement responsable 33 ». En conclusion, un double
devenir-mineur se rattache à l’effort pour devenir majeur,
le premier concernant le petit nombre de personnes qui
s’y engagent, et le second ayant trait au verdict prononcé
à l’encontre de ces dernières.
En disant cela, on touche à un point capital de toute
la réflexion contemporaine, tant philosophique et litté-
raire que politique, concernant l’être mineur. Un repère
important dans ce débat, peut-être même son moment
fondateur, est encore le discours de Bataille dans La
Littérature et le mal par lequel il revendique ouvertement
un droit à la minorité, ce qui pour Sartre était moins un
droit qu’un motif de censure. Sartre, affirme Bataille,

désigne seulement sous le nom de liberté cet état possible où


l’homme n’a plus l’appui du Bien traditionnel – ou de l’ordre
établi. Comparée à cette position majeure, il définit comme
mineure la position du poète. Baudelaire « n’a jamais dépassé
le stade de l’enfance ». Il a défini le génie comme « l’enfance
retrouvée à volonté ». L’enfance vit dans la foi. Mais si « l’enfant
grandit, dépasse les parents de la tête, et regarde par-dessus leur
épaule », il lui est loisible de voir que « derrière eux, il n’y a rien ».

32. Sartre, p. 27.


33. Ibid., p. 244.

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38 L’Émancipation de Kant à Deleuze

«  Les devoirs, les rites, les obligations précises et limitées ont


disparu d’un coup. Injustifié, injustifiable, il fait brusquement,
l’expérience de sa terrible liberté. Tout est à recommencer :
il émerge soudain dans la solitude et le néant. C’est ce dont
Baudelaire ne veut à aucun prix 34. »

Nous voilà au cœur du problème de la transition vers


l’âge majeur. Sartre et Bataille traitent au niveau indivi-
duel ce que Kant projette sur le plan de l’humanité, en
même temps qu’on comprend que ce que Sartre affirme
n’est concevable pour lui que dans un horizon plus large,
puisque nous sommes tous appelés à devenir adultes ;
et qu’à son tour le propos de Kant communique direc-
tement avec la singularité, parce que si l’Aufklärung est
un mouvement d’ensemble, il n’en reste pas moins que
sa devise a la forme d’un appel lancé à chacun : « Aie le
courage de te servir de ton propre entendement 35 ! » Or,
au mouvement naturel de devenir majeur, Baudelaire
aurait opposé une résistance farouche qui apparaît aux
yeux de Sartre comme un refus de la liberté. Le majeur
est libre, tandis que le mineur est captif : il reste prison-
nier de la foi dans laquelle vit l’enfance, tout comme
la plupart des hommes et des femmes, dirait Kant, vit
toute sa vie dans la superstition. Ici comme là, demeurer
mineur représente donner son assentiment aux tuteurs,
geste qui, rappelons-le, ne témoigne que de la lâcheté et
de la paresse.
C’est alors que Bataille, une fois de plus, retourne le
problème. Il vise, par son argumentation, la possibilité
d’une enfance vécue hors de son âge normal, sachant

34. Bataille, p. 190.


35. Kant, p. 35.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 39

bien que la liberté n’évolue pas forcément en proportion


directe des responsabilités qu’implique la transition vers
l’âge adulte. La densité et la beauté de ses mots justifient
qu’on les cite in extenso :

La poésie peut verbalement fouler aux pieds l’ordre établi, mais


elle ne peut se substituer à lui. Quand l’horreur d’une liberté
impuissante engage virilement le poète dans l’action politique,
il abandonne la poésie. Mais dès lors il assume la responsabilité
de l’ordre à venir, il revendique la direction de l’activité, l’attitude
majeure : et nous ne pouvons manquer de saisir à le voir que
l’existence poétique, où nous apercevions la possibilité d’une
attitude souveraine, est vraiment l’attitude mineure, qu’elle n’est
qu’une attitude d’enfant, qu’un jeu gratuit. La liberté serait à la
rigueur un pouvoir de l’enfant : elle ne serait plus pour l’adulte
engagé dans l’ordonnance obligatoire de l’action qu’un rêve, un
désir, une hantise. (La liberté n’est-elle pas le pouvoir qui manque
à Dieu, ou qu’il n’a que verbalement, puisqu’il ne peut désobéir
à l’ordre qu’il est, dont il est le garant ? La profonde liberté de
Dieu disparaît du point de vue de l’homme aux yeux duquel
seul Satan est libre.) « Mais qu’est-ce au fond, dit Sartre, que
Satan, sinon le symbole des enfants désobéissants et boudeurs
qui demandent au regard paternel de les figer dans leur essence
singulière et qui font le Mal dans le cadre du Bien pour affirmer
leur singularité et la faire consacrer ? » Évidemment la liberté de
l’enfant (ou du diable) est limitée par l’adulte (ou par Dieu) qui
en fait une dérision (qui la minorise) : l’enfant nourrit dans ces
conditions des sentiments de haine et de révolte, que freinent
l’admiration et l’envie. Dans la mesure où il glisse à la révolte,
il assume la responsabilité de l’adulte 36.

36. Bataille, p. 191-192.

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40 L’Émancipation de Kant à Deleuze

On voit que si la minorité est une forme de captivité,


ce n’est pas seulement que l’enfant vive dans la foi ; c’est
qu’il est constamment surveillé et conduit par l’adulte.
Tout comme Dieu minorise la liberté de Satan, de même
l’adulte minorise celle de l’enfant. Mais, par une inversion
de perspective, ce sont l’enfant et le diable qui apparaissent
dorénavant comme libres, puisqu’aussi bien Dieu que
l’adulte devenu majeur sont les symboles d’un ordre qu’ils
ne peuvent fuir. Encore l’adulte a-t-il une faculté dont
Dieu ne dispose pas, celle de la faute et de la chute, et
c’est précisément cette voie qu’emprunte le poète. Bataille
peut ainsi conclure que « Baudelaire [...], délibérément,
refuse d’agir en homme accompli, c’est-à-dire en homme
prosaïque. Sartre a raison : Baudelaire a choisi d’être en
faute, comme un enfant 37 ». De surcroît, ce refus et ce
choix sont poétiques. En admettant ce principe, Bataille
projette alors sur l’opposition entre l’âge majeur et l’âge
mineur la différence entre deux formes de vie, artistique et
politique. Il radicalise ainsi la situation héritée de Kant et
relancée dans les termes qu’on vient de voir par Sartre, en
rendant les contrastes encore plus tranchés. Désormais, la
vie majeure est celle de l’engagement politique, de la mise
en ordre des choses publiques, de la responsabilité, mais
aussi celle des obligations qui dévorent une indépendance
faussement acquise dans un monde qui ne glisse que trop
aisément vers la banalité quotidienne. En contrepartie, la
vie mineure, si elle n’est pas souveraine socialement, elle
l’est pourtant spirituellement, dans la possibilité qu’elle
assure d’un « jeu gratuit ». Se trouvent ainsi séparées sans

37. Ibid., p. 192.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 41

ambages la vie politique et majeure de la vie artistique et


mineure, les deux s’excluant l’une à l’autre 38.
Par rapport à cette position, qui s’étaye solidement sur
la dimension poétique de Baudelaire, Foucault déplace
le problème vers l’histoire de l’éthique et des techniques
de soi. L’éthique est à penser comme compatible avec
la politique, comme il le déclare dans une conversation
avec des universitaires américains, en 1983 : « ce qui
m’intéresse c’est [...] la politique comme une éthique 39 ».
Simultanément, l’éthique est censée agir au sein des réseaux
qui unissent le soi aux autres et exercer de l’influence sur
la vie en commun, en prenant la forme d’un gouverne-
ment de soi qui irrigue le gouvernement des autres et
les rapports à eux. Les liens entre soi-même et autrui,
plus précisément entre la constitution éthique de soi et
l’exercice d’un pouvoir équilibré sur les autres, sont au
cœur de la lecture que Foucault fait des Anciens, « dans
la mesure où le souci de soi rend capable d’occuper,
dans la cité, dans la communauté et dans les relations
interindividuelles, la place qui convient 40 ». Le secret du
dernier Foucault et son grand effort est de tenir ensemble
et jusqu’au bout ces deux versants de l’expérience dont
on pourrait croire que, finalement, l’un l’emporterait sur
l’autre ou bien qu’ils apparaîtraient séparés, comme une
alternative dans laquelle il faudrait choisir soit l’engage-

38. On voit du même coup que la différence entre l’attitude majeure


et l’attitude mineure ne coïncide pas avec celle de la vie active et de la vie
contemplative, les deux dernières appartenant en effet au champ de la vie
majeure, dont elles sont deux modes possibles.
39. Foucault, « Politique et éthique : une interview » [1983], Dits et
écrits, n° 341, t. IV, p. 586.
40. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté »
[1984], Dits et écrits, n° 356, t. IV, p. 714-715.

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42 L’Émancipation de Kant à Deleuze

ment politique qu’à sa manière Foucault n’a jamais renié,


soit le recueillement éthique, le travail sur soi et le souci
de soi. En fait, éthique et politique sont à penser dans
leur existence conjointe. Je reviendrai sur ce point dans
le dernier chapitre.

III. Deleuze et la radicalisation


du mineur

On voit que l’histoire moderne de l’émancipation,


comprise comme entrée dans l’âge adulte, débute avec
Kant et passe par Sartre, Bataille et Foucault. Plus encore,
elle se prolonge jusqu’à Deleuze, qui dans différents
textes et jusqu’à la fin de sa vie porte à son paroxysme
la revendication d’une attitude mineure. Ainsi dans
Critique et clinique, son dernier ouvrage, souligne-t-il
les « processus de “miniaturisation”, de “minoration” »
dans lesquels sont pris les quatre auteurs qui lui servent
d’inspiration pour définir ce qu’il appelle un « système de
la cruauté » : « Nietzsche qui pense le jeu, ou l’enfant-
joueur ; Lawrence ou le “petit Pan” ; Artaud le mômo,
“un moi d’enfant, une conscience petit enfant” ; Kafka,
“le grand honteux qui se fait tout petit 41” ». Toutes
ces figures partagent le même « vouloir-vivre obstiné,
têtu, indomptable, différent de toute vie organique »,
un vouloir-vivre qui caractérise également le bébé, et
de façon plus générale le petit. Déjà au début du livre,
Deleuze fait l’éloge du devenir-mineur d’un peuple, le
peuple mineur n’étant « pas un peuple appelé à dominer
le monde », mais celui qui n’existe « que dans les atomes

41. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Éd. de Minuit, 1993, p. 167.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 43

de l’écrivain » et ne trouve son expression « que par et


dans l’écrivain 42 ». À ce moment-là, quelques dévelop-
pements importants précisent le statut de la minorité. Le
mineur, explique-t-il, est « toujours en devenir, toujours
inachevé », d’un inachèvement qu’il convient d’entendre
comme allant bien au-delà d’une simple opposition à ce
qui est accompli, dans la mesure où des projets qui n’ont
pas encore été menés à bien et qui ne le seront peut-être
jamais (par exemple, parce qu’ils n’existent qu’en tant que
des idéaux régulateurs, destinés à indiquer une direction
et un horizon, mais pas un état effectivement atteignable)
sont néanmoins susceptibles d’être considérés comme
majeurs, si d’aventure ils se conçoivent (ou sont conçus)
comme étant « appelés à dominer ». La domination qu’ils
visent (ou que l’on vise par leur intermédiaire) peut être
de différente nature : domination dans le sens d’une
autorité qu’ils cherchent à exercer ou qu’ils permettent
à certains d’exercer à leur nom (ou sous prétexte de ce
qu’ils déterminent) ; domination dans le sens d’une
importance principale qu’acquiert un projet dans l’esprit
des gens et qui l’emporterait par rapport à d’autres projets
concurrents ; domination enfin dans le sens d’une position
surplombante à partir de laquelle un projet distribue des
prééminences et des subordinations parmi les êtres. Dans
tous ces cas, un projet inachevé et destiné à l’être sera
tout de même majeur, ce qui prouve que l’inachèvement
d’un projet n’est pas, à lui seul, une condition suffisante
pour qu’un tel projet puisse être appelé mineur. Sous cet
angle, la différence entre le majeur et le mineur ressort
avec encore plus de vivacité si l’on déclare que le premier
vise à atteindre une situation future et à l’établir une fois

42. Ibid., p. 14-15.

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44 L’Émancipation de Kant à Deleuze

qu’elle aura été atteinte, tandis que celui-ci ne vise à aucune


situation finale et il est plutôt un devenir qui souhaite
demeurer inachevé, ou si l’on préfère il est avant tout un
inachèvement qui se détermine comme « en devenir ». Le
projet majeur, tout conscient qu’il soit de l’impossibilité
réelle de parvenir à sa propre actualisation, regrette cette
condition puisqu’il rêve d’un état final de permanence,
comme Deleuze le suggère très fortement lorsqu’il écrit,
par opposition, qu’une minoration est « une ligne de
sorcière qui s’échappe au système dominant 43 ». Il montre
par là que le majeur reste du côté de ce qui est appelé
à dominer, tandis que le mineur est prioritairement du
côté de ce qui échappe. Cette distinction reste valable y
compris dans le cas où l’appel à devenir majeur-dominant
entraîne, pour celui qui le devient, le besoin à son tour
d’échapper à une domination déjà en place. En bref, le
majeur se conçoit toujours à l’horizon d’une stabilité
souhaitée dans laquelle il triomphe, à la différence du
mineur, qui n’existe que comme ligne de fuite sans fin,
dans le double sens de sans terme et sans but.
Peut-être le concept d’un projet majeur paraît-il étrange
aux yeux du lecteur deleuzien, pourtant il ne désigne en
l’occurrence rien d’autre que la domination qui n’est pas
encore en place, mais qui est appelée à le devenir. Si ce
lecteur peut s’étonner, c’est qu’il sait que dans sa redéfi-
nition des concepts Deleuze insiste beaucoup sur le fait
que « personne ne devient majeur », cela dès son article de
deux pages intitulé « Philosophie et minorité », publié en
1978, et intégré deux ans plus tard, avec quelques modi-
fications, à Mille Plateaux. Dans ce bref article, il déclare
que « le problème n’est jamais d’acquérir la majorité »,

43. Ibid., p. 15.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 45

pour ajouter qu’« il n’y a pas de devenir majoritaire,


majorité n’est jamais un devenir. Il n’y a de devenir que
minoritaire 44 ». La majorité de quelqu’un ou de quelque
chose, explique-t-il encore, s’évalue par rapport à une
forme ou à un modèle formel : « majorité implique une
constante idéale, comme un mètre-étalon par rapport
auquel elle s’évalue, se compatibilise. Supposons que la
constante ou l’étalon soit Homme - blanc - occidental - mâle
- adulte - raisonnable - hétérosexuel - habitant des villes -
parlant une langue standard 45 ». Mais, plus profondément,
la majorité est elle-même la forme, comme quand dans
Mille Plateaux Deleuze et Guattari écrivent, au sujet des
langues, qu’« il y a une sobriété et une variation qui sont
comme un traitement mineur de la langue standard,
un devenir-mineur de la langue majeure 46 ». La langue
majeure est la forme, le modèle vide, qui n’existe pas
empiriquement dans sa pureté, mais ne se donne que
déformée par les usages multiples qui en propagent les
différences et la font varier. De ce point de vue, le majeur
est le standard ou il est un autre nom pour le standard.
Bien plus, le standard fait système : le majoritaire est un
« système homogène et constant 47 », expression dans
laquelle on retrouve le rêve de permanence mentionné
plus haut ; il est le système-étalon au moyen duquel les
autres arrangements sont jaugés. C’est pourquoi « une

44. Deleuze, « Philosophie et minorité », dans Critique, n° 369, fév.


1978, p. 154-155 (cit. p. 155). Repris dans Deleuze et Guattari, Mille
Plateaux, p. 134.
45. Deleuze, « Philosophie et minorité », p. 154. Repris modifié dans
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, p. 133.
46. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, p. 132.
47. Deleuze, « Philosophie et minorité », p. 154 ; Deleuze et Guattari,
Mille Plateaux, p. 134.

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46 L’Émancipation de Kant à Deleuze

autre détermination que la constante sera donc consi-


dérée comme minoritaire, par nature et quel que soit son
nombre, c’est-à-dire comme un sous-système ou comme
hors-système 48 ». Or, même si nul ne devient majeur
et tous deviennent mineurs, pour autant que tous sont
mesurés (en tout cas, mesurables) à l’aune du standard,
des étalons deviennent effectivement dominateurs et un
système devient dominant, ce qui prouve qu’il y a bien
un devenir-majeur en ce sens strict, seulement son sujet
n’est pas un être, mais un système. En d’autres termes,
quoique nul ne devienne jamais majeur au sens deleuzien,
un mètre-étalon est, lui, susceptible de devenir majeur s’il
est appelé à dominer, voire même à devenir majoritaire
s’il y parvient dans les faits.
À partir de là, on comprend mieux dans quelle position
se trouve Deleuze vis-à-vis de Kant : il change de fond en
comble la signification que celui-ci avait donnée aux mots
« majeur » et « mineur » et il défait ainsi le projet de devenir
majeur avec le sens que Kant lui accordait. Maintenant,
l’abandon du schème kantien et de ses éléments n’est pas
un choix arbitraire, mais le résultat d’une prise de position
théorique. Je ferai ici l’hypothèse que le devenir-mineur
deleuzien se caractérise par un désenchantement face à la
possibilité de l’existence d’un espace public de véritable
liberté accordée par le pouvoir, espace que Deleuze consi-
dère comme trop proche du domaine « du Droit et de la
Domination 49. » En s’éloignant si visiblement de Kant et
en en détournant le vocabulaire, on dirait que Deleuze se
glisse dans une brèche ouverte par Kant lui-même dans

48. Deleuze, « Philosophie et minorité », p. 154 ; Deleuze et Guattari,


Mille Plateaux, p. 133.
49. Deleuze, « Philosophie et minorité », p. 155.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 47

la croyance en l’Aufklärung. En effet, Kant nous procure


deux perspectives distinctes de l’Aufklärung, et jusqu’à
un certain point divergentes, vu d’un côté le ton assez
optimiste qu’il prend dans la « Réponse » en 1784, et de
l’autre côté, la façon dont il nuance ses propos quelques
années plus tard dans la Critique de la faculté de juger,
de 1790, livre dans lequel, au moment d’expliquer que
l’Aufklärung est avant tout une libération de la supers-
tition, il ajoute en note de bas de page et non sans une
certaine circonspection : « On s’aperçoit bien vite que si
in thesi l’Aufklärung est chose facile, elle est in hypothesi
difficile et longue à réaliser 50 [...]. » Cela tient à ce que
l’être humain cherche presque inévitablement à connaître
ce qui dépasse son entendement « et qu’il ne manquera
jamais de gens promettant avec beaucoup d’assurance
pouvoir satisfaire cette soif de savoir ». Voilà qui rend
« très difficile de maintenir ou d’établir dans la forme de
la pensée (surtout en celle qui est publique) ce moment
simplement négatif (qui constitue l’Aufklärung propre-
ment dite 51) ». On reconnaît dans ces mots quelques-
unes des notions qui structurent l’argumentation de la
« Réponse », néanmoins un scrupule les assombrit : sans
doute des tuteurs viendront-ils toujours se mettre à la
place des sujets pensants, pour les dévier du chemin de
l’émancipation. Ce soupçon acquiert même une portée
anthropologique, puisqu’il concerne ce qui est présenté
comme un trait ordinaire du caractère humain, qui ne
nous empêche que trop difficilement de vouloir connaître
ce qui ne nous est pas accessible, aspect qui se trouve au

50. Kant, Kritik der Urteilskraft, Ak. V, § 40, p. 294 et n.*. Trad. d’Alexis
Philonenko, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1965, p. 128 et n. 1.
51. Ibid.

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48 L’Émancipation de Kant à Deleuze

cœur de toute l’entreprise critique. Or, c’est cette crainte


de la tutelle toujours ravivée que Deleuze prend au sérieux
et qu’il pousse à la limite. Voyons comment.
La difficulté qu’exprime Kant dans sa note de la
troisième Critique change complètement les perspec-
tives pratiques du programme émancipateur, en même
temps qu’elle sape les raisons théoriques sur lesquelles ce
programme prend appui. De fait, que se passerait-il si
l’Aufklärung, d’être si difficile, voire impossible à établir
comme finalement le soupçonne Kant, était pour cette
raison même une fausse fin ou une mauvaise finalité ?
Il est vraisemblable qu’avant Deleuze, Bataille l’ait en
quelque sorte pressenti, lorsqu’il a distingué deux attitudes
qu’en toute rigueur il ne hiérarchise pas d’un point de
vue moral, car s’il est vrai que l’attitude mineure est plus
libre, l’attitude majeure ne lui cède en rien moralement
et elle est peut-être même plus estimable dans certaines
situations, spécialement quand la liberté commune est
en danger. Raisonnant de la sorte, Bataille s’éloigne déjà
du schème kantien, selon lequel seule est appréciable la
majorité, identifiée avec usage par chacun de son propre
entendement sans la direction d’autrui. Le problème qui
pointe ici pourrait être exprimé en d’autres termes de la
façon suivante : si l’Aufklärung était la bonne finalité, c’est-
à-dire celle vers laquelle l’espèce dans son ensemble devrait
s’acheminer, l’attitude majeure serait l’unique souhaitable
et la seule qui pourrait se présenter aux humains comme
étant conforme à leur nature ; toutefois, du moment où
deux attitudes sont concevables qui possèdent la même
valeur morale, et dont la mineure a même une valeur
artistique et créatrice plus élevée, l’engagement pour
l’Aufklärung ou le devenir-majeur de l’être humain n’a
plus l’exclusivité comme attitude préférable. Bataille est

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 49

donc le premier à relever la vérité des phrases inscrites


dans la Critique de la faculté de juger, tout en la détournant
déjà : puisque l’Aufklärung est longue à atteindre et, au
cas où elle serait atteinte, il serait encore plus difficile de
la maintenir, autant se conduire comme mineur, tout en
se réservant le choix d’abandonner provisoirement cette
condition selon que les circonstances l’exigent.
Par rapport à cette opération qui, elle, fait un premier
pas pour rompre avec la disposition des éléments établie
par Kant, Deleuze est plus radical et même plus radica-
lement désabusé, dans la mesure où au lieu d’insister sur
l’impossibilité de réalisation de l’Aufklärung, il raisonne
comme si elle avait le caractère d’une stratégie assujettis-
sante, qui sert dans la pratique à une mise en ordre des
individus. Quand on médite ce qu’écrit Deleuze, on est
conduit à l’idée que le devenir-majeur kantien signifie
en réalité : devenir conforme aux règles et aux façons de
vivre imposées de l’extérieur, et donc aussi aux façons
de penser et de juger. Afin d’éviter tout contresens, il
est nécessaire de distinguer ici les façons de penser en
tant que formes abstraites à partir desquelles le jugement
est exercé, d’une part ; et les contenus concrets de ces
pensées, d’autre part : ce sont les premières qui sont visées,
non les seconds, puisque c’est elles qu’il s’agit d’établir
et ensuite d’en faire un bon usage généralisé. S’il était
question d’imposer des idées concrètes, on retomberait
dans l’usage de son propre entendement sous la direction
d’un autre et on attribuerait à Kant le contraire de ce qu’il
soutient. L’exemple des élections donné par Deleuze et
Guattari dans Mille Plateaux aide à mieux comprendre
cette différence entre les formes vides universelles et
les contenus substantiels singuliers : « On le voit bien
dans toutes les opérations électorales ou autres, où l’on

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50 L’Émancipation de Kant à Deleuze

vous donne à choisir, à condition que votre choix reste


conforme aux limites de la constante 52 [...] ». Par là, ils
veulent dire que la forme vide pour l’exercice de la liberté
est d’abord donnée sous un régime général ou universel,
pour autant qu’elle est donnée à tous, et c’est à partir de
cette forme et à l’intérieur de l’espace qu’elle circonscrit
que les positions singulières pourront ensuite être prises.
On voit que dans la généralisation des formes, c’est aussi
une généralisation des conduites qui est en jeu, de certaines
façons d’occuper sa place. Sous cet angle, le devenir-majeur
ne nous affranchit pas tant qu’on pourrait le croire, et
la liberté que Kant revendique dans sa « Réponse » n’est
pas indéterminée, mais au contraire elle nous précipite
davantage dans le monde de la responsabilité et de la
loi, au sein duquel on ne pourra apprendre à se servir de
son propre entendement qu’en devenant conforme à un
ordre producteur de discours réglés et qui se perpétue par
leur intermédiaire. Dès lors, le devenir-majeur apparaît
comme une sorte d’idéal régulateur maintenu au nom de
la raison, même si on sait d’avance qu’il est irréalisable, ce
qui rend incontournable le problème suivant : si l’idéal
ne sert pas à être actualisé (car il ne saurait l’être), il ne
peut servir qu’à d’autres fins. Ainsi, quand on l’affirme
et le soutient par des arguments théoriques, on vise effec-
tivement moins à l’Aufklärung elle-même (dont encore
une fois on est conscient, comme Kant, que jamais elle
n’éliminera les tuteurs et que jamais elle n’adviendra)
qu’à l’institution d’un mode de pensée et de conduite
commun, dont fait sans doute partie la croyance collec-
tive aux vertus de l’Aufklärung. On voit quelle tension
extrême s’instaure entre ce que l’on souhaite, ce qui est

52. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, p. 133.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 51

impossible, et ce à quoi servent réellement les arguments


qu’on met en place afin d’expliquer pourquoi ce qui est
irréalisable est néanmoins souhaitable. Bien entendu, le
constat (ou tout simplement le fort soupçon) de l’impos-
sibilité ne survient pas exactement au même moment
que l’expression du souhait, et il ne se produit pas non
plus au même endroit. Pour preuve, dans la « Réponse »
Kant définit l’Aufklärung comme si elle était possible,
peut-être même comme si elle était en passe de devenir
effective à son époque. Pourtant, ce n’est qu’ailleurs et
plus tard, dans la troisième Critique, qu’il exprime ses
réserves à l’égard de la viabilité du projet général. Et même
dans ce livre, il présente d’abord dans le corps du texte
l’Aufklärung comme un programme, pour par la suite
seulement, et en bas de page, affirmer la probable impos-
sibilité de son accomplissement. Le mérite de Deleuze
est de nous pousser à faire coïncider les deux moments,
afin d’en extraire toutes les conséquences : d’une part,
on prend acte des arguments pour un devenir-majeur ;
d’autre part, on constate que le théoricien du devenir-
majeur reconnaît lui-même que l’accomplissement du
projet est sans doute impossible ; d’autre part encore,
on en conclut que le maintien des ses arguments ne peut
véritablement viser à la réalisation du projet, mais doit
servir d’autres objectifs ; et enfin, ou du fait même, ce
projet se dévoile comme une stratégie d’assujettissement
et une puissance de conformation de chaque individu à
ce qui est censé être un bien commun. Or, il n’y a pas
de bien commun de ce point de vue, mais seulement
une fiction de sociabilité, un instrument théorique de
régulation des consciences. Kant dans son raisonnement
n’avouant pas ses véritables intentions, en tout cas ne
poussant pas à la limite les conséquences de l’échec du

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52 L’Émancipation de Kant à Deleuze

projet de l’Aufklärung, le lecteur de Deleuze et Guattari


ne peut que déclarer ce raisonnement vicieux et ajouter
que nul n’a donc ni à attendre l’impossible ni à se plier
aux principes supposés lui correspondre : c’est d’ailleurs ce
qu’ils font lorsqu’ils affirment que le problème n’est jamais
d’acquérir la majorité. Le projet émancipateur s’avérant
perverti, il ne reste qu’à lui en opposer un nouveau, en
l’occurrence celui de la minoration.
On voit ainsi que Deleuze ne redéfinit pas le « majeur »
sans simultanément procurer à ses lecteurs les outils pour
comprendre la signification véritable qu’a ce mot dans la
tradition pour ainsi dire « éclairée », au sens d’« héritée
de l’Aufklärung ». Dans les Dialogues avec Claire Parnet,
il reprend l’idée courante selon laquelle nous sommes au
départ mineurs et nous devenons par la suite majeurs, au
sens d’adultes pleinement capables. Deleuze sait combien
répandue est cette conception d’un mineur appelé par
nature à devenir majeur, partagée également par Kant,
pour qui, comme on l’a rappelé, la nature a déjà affranchi
les êtres humains d’une conduite étrangère, cependant
qu’ils restent volontiers sous la tutelle d’autrui. Seulement,
il la ravale : « Les gens pensent toujours à un avenir majo-
ritaire (quand je serai grand, quand j’aurai le pouvoir...).
Alors que le problème est celui d’un devenir-minoritaire :
non pas faire semblant, non pas faire ou imiter l’enfant,
le fou, la femme, l’animal, le bègue ou l’étranger, mais
devenir tout cela, pour inventer de nouvelles forces ou
de nouvelles armes 53 ». Ces phrases attirent l’attention
sur le fait que l’Aufklärung en son sens kantien se fonde
en partie sur une perception du sens commun : « c’est

53. G. Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977,


p. 11.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 53

naturellement qu’on devient majeur ». Kant ne porte pas


à leurs dernières conséquences son analyse critique de la
nature ni celle de la majorité au sens de Mündigkeit. Mais
dans ces lignes, Deleuze va plus loin encore : il révèle que
le devenir-mineur a un statut générique, dont les autres
devenirs qu’il évoque sont pour ainsi dire des espèces.
Cela étant, chacun d’entre nous a à sa portée la possibilité
d’un devenir-mineur avec différentes variations, assor-
ties de combinaisons entre elles, idée que relance Mille
Plateaux, lorsque ses auteurs insistent d’une part sur un
devenir-enfant (le mineur par excellence, l’incapable) qui
est simultanément un devenir-force, et d’autre part, sur le
remplacement de l’espace public idéalisé par l’Aufklärung,
par d’autres espaces à traverser de façon nomade 54.

Les lignes de divergence entre Kant et Deleuze dans le


traitement donnée à l’émancipation sont nombreuses et
prononcées : nous aurons à y revenir, dans le chapitre 3,
pour étudier comment l’un accentue le primat de l’orga-
nisme, de la téléologie et de la nécessité et universalité
du jugement, tandis que l’autre leur préfère le corps sans
organes, la finitude, la cruauté et la fin du jugement.
Pour l’instant, nous nous contentons d’opposer les deux
devenirs, majeur et mineur, dont nous dirons que le
second renverse le premier, bien sûr non pas dans le sens
où Deleuze et Guattari valoriseraient l’incapacité de se

54. Voir Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, notamment les plateaux


4 et 10, ce dernier intitulé « Devenir intense, devenir animal, devenir
imperceptible ».

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54 L’Émancipation de Kant à Deleuze

servir de son entendement sans la conduite d’un autre et


déprécieraient le courage de s’affranchir des tutelles, ce
qui au lieu d’un renversement accompli ne serait qu’une
simple inversion, mais dans celui où ils changent les
significations des mots et trouvent un nouveau langage
à l’aide duquel ils s’éloignent de l’espace problématique
délimité par Kant. Les éléments dont ils se servent ne sont
plus identiques à ceux de la « Réponse », et c’est aussi
dans ce déplacement que, pour reprendre le vocabulaire
de Deleuze, celui-ci minorise la position standard et
échappe vers un nouvel horizon.
Du même pas, on saisit la distance qui le sépare de
Foucault, qui, lui, se réclame en partie du devenir-majeur
de Kant, ne serait-ce que pour le détourner à sa façon,
par la manière dont il l’associe au dandysme. Foucault
est donc, de ce point de vue en tout cas, moins radical
que Deleuze, ne revendiquant pas un devenir-enfant (ou
femme, ou animal) avec la même vitalité qu’il le fait avec
Guattari quand ils se prononcent pour un devenir-mineur
qualitatif, sans lien immédiat avec ce qu’on appelle « les
minorités », lesquelles sont encore susceptibles d’avoir des
identités plus ou moins figées, et ainsi de demeurer des
sous-systèmes du système dominant : c’est exactement
ce qui, dans le contexte des langues, risque d’arriver à un
dialecte ou à un patois en tant qu’ils se figent dans des
reterritorialisations qui contrarient le besoin « de déter-
ritorialiser la langue majeure 55 ». Du côté de Foucault, le
devenir-mineur sur lequel il insiste est plutôt quantitatif
ou numérique, par l’appartenance au petit nombre de ceux
qui, comme les dandys, établissent un rapport éthique à
eux-mêmes. Pourtant, il n’en est pas moins original, se

55. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, p. 132.

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 55

distinguant à la fois de Bataille et de Sartre pour voir dans


les textes de Baudelaire un exemple de cet effort éthique et
du combat envers soi-même qui, certes, sont le contraire
de toute puérilité (dans la mesure où ils impliquent bien
un rapport mûri à soi), mais non le contraire de toute
minorité : le devenir-majeur ainsi compris ne s’effectue
que dans la minorité numérique d’un soi (comme dans
le « souci de soi ») ou d’un « nous » (par exemple, une
école éthique ancienne ou bien le dandysme moderne).
Reste toutefois que le choix d’une esthétique de l’exis-
tence peut encore apparaître à d’autres comme blâmable,
celui qui emprunte ce chemin étant toujours susceptible
de se voir condamné à appartenir à une autre sorte de
minorité qui n’est plus numérique, mais morale : n’est-ce
pas ce que faisait Sartre en accusant le poète dandy d’être
incapable de se servir de son entendement sans la conduite
d’un autre, ses tuteurs ? Voilà qui prouve bien que l’effort
pour devenir majeur tel que Foucault le comprendra
plus tard, ne peut être fourni sans être constamment
confronté avec ces deux dimensions de la minorité, celle
du petit nombre de gens qui s’engagent dans la voie de
l’émancipation par un rapport à soi, et la menace qui
pèsera toujours sur eux d’être accusés de comportement
puéril, que celui-ci prenne la forme de la paresse, de la
lâcheté ou de l’entêtement, bref des catégories élémentaires
de la moralité. Dans cette perspective, si Baudelaire est
mineur, ce n’est pas parce qu’il est un poète du mal, à la
différence de ce que prétendait Bataille, et on sait que ce
n’est pas des Fleurs du Mal que s’inspire Foucault – mais
bien parce que, en tant que dandy, il met en place une
éthique qui convient à certains, et non à tous ni même
à la majeure partie. Baudelaire mène jusqu’au bout une
vie d’artiste car il est un esthète de sa propre existence.

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56 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Indiquons, pour conclure, qu’il y a sans doute un


aspect considérable sur lequel Deleuze et Kant sont
d’accord : nous avons sans cesse besoin de nous affranchir
des tutelles, de ces instances qui veulent penser à notre
place et décider pour nous de ce que nous devons faire
et de comment nous devons le faire. Peut-être pourrait-
on dire que ce qui les sépare est moins le but de leurs
entreprises, qui visent toutes deux à l’émancipation, que
la façon de l’interpréter. Nous venons de voir que leurs
conceptions sont différentes et même opposées. Faut-il en
choisir une et abandonner définitivement l’autre ? Sans
doute pas. Sur ce point, Bataille a vraisemblablement la
position la plus équilibrée. Dans sa terminologie, l’atti-
tude mineure et l’attitude majeure sont certes le contraire
l’une de l’autre sur le plan de l’émancipation, puisque la
première ouvre un espace de jeu gratuit enfantin que la
seconde n’autorise pas ; mais elles ne s’opposent pas sur
le plan de la liberté, dans la mesure où la liberté est pour
elles une valeur commune. Si Bataille écrit que « quand
l’horreur d’une liberté impuissante engage virilement le
poète dans l’action politique, il abandonne la poésie »,
c’est que (indépendamment de savoir s’il y a ou pas de
la poésie « engagée », ce qui n’est pas l’objet de l’analyse)
il entérine la nécessité de l’abandonner quand la liberté
elle-même est en danger : il y a alors lieu de « prendre le
risque » de devenir adulte. C’est un principe semblable
que Foucault admet lorsqu’il reconnaît que « la libération
est parfois la condition politique ou historique pour une
pratique de la liberté » 56, comme dans le cas de la sexualité,
où « il a fallu un certain nombre de libérations par rapport

56. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté »,


p. 711 (p. 711-712 pour les citations suivantes).

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Devenir mineur, le renversement de l’appel kantien 57

au pouvoir du mâle » pour que de nouvelles questions et


pratiques aient pu prendre forme. Aussi peut-il résumer
que « la liberté est la condition ontologique de l’éthique.
Mais l’éthique est la forme réfléchie de la liberté ». On
resterait fidèle à cette idée en déclarant que la liberté est
la condition ontologique de l’émancipation ; et l’éman-
cipation, une des formes réfléchies de la liberté.

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II

La transgression : contre l’admiration


de Foucault, la méfiance de Deleuze

Un fait est surprenant dans le rapport de Deleuze,


philosophe du devenir-mineur, à Bataille, penseur de
l’attitude mineure : c’est la dureté des mots dont se
sert le premier pour se référer au second et qui bride
immédiatement toute tendance à les rapprocher l’un
de l’autre, alors qu’on s’y sentait autorisé après avoir
mis au jour leur opposition commune au privilège du
majeur. À la lecture d’un chapitre des Dialogues qui porte
comme titre révélateur « De la supériorité de la littérature
anglaise-américaine », on se rend compte de la raison
pour laquelle Deleuze ne s’est jamais intéressé à Bataille
et n’en fait même pas grand cas, quand il reprend ce
que disait Lawrence, qui « dénonçait ce qui lui semblait
traverser toute la littérature française : la manie du “sale
petit secret”. Les personnages et les auteurs ont toujours
un petit secret, qui nourrit la manie d’interpréter 1 ».
C’est dans le même esprit que Bataille est fustigé. À
l’encontre de la notion de transgression qui marque
son œuvre, Deleuze s’exclame : « La “transgression”,
trop bon concept pour les séminaristes sous la loi d’un
pape ou d’un curé, les tricheurs. George Bataille est un

1. G. Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977,


p. 58.

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60 L’Émancipation de Kant à Deleuze

auteur très français : il a fait du petit secret l’essence de


la littérature, avec une mère dedans, un prêtre dessous,
un œil au-dessus 2. » Cette position tranchée est d’autant
plus remarquable que Deleuze non seulement relance la
préférence bataillienne pour le mineur, même s’il fait
correspondre à ce mot un contenu divers de celui de son
prédécesseur, mais encore prolonge l’intérêt du premier
au non exercice d’un choix (ce que pour Bataille avait
représenté Baudelaire, se métamorphosant chez Deleuze
dans la figure de Bartleby), pendant qu’il renoue avec ce
que La Littérature et le mal appelait le « parfait silence
de la volonté », mais le transforme en un « néant de la
volonté 3 ».
Le rapport exactement inverse marque l’intérêt que
porte Foucault à l’écriture de Bataille, à laquelle il fait
souvent des références admiratives pendant la première
moitié des années 1960 et qu’il indique comme un
exemple accompli de l’abandon du thème et des formes
du sujet. Un texte témoigne tout particulièrement de
cet enthousiasme : c’est la « Préface à la transgression »,
article de 1963 dans lequel Foucault souscrit à l’expérience
impétueuse proposée par l’écrivain, justement celle que
Deleuze dévalorisait. C’est la période pendant laquelle
il développe les thèses anti-humanistes théoriques par
lesquelles il s’oppose de la manière la plus expressive à
Sartre, pour qui « l’existentialisme est un humanisme »,
et qui culminent peu d’années plus tard dans Les Mots et
les choses, de 1966, avec la perspective de l’effacement de
l’homme comme un visage de sable à la limite de la mer.
Si dans cette conjonction on retrouve mis en relation,

2. Idem, p. 58-59.
3. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Éd. de Minuit, 1993, p. 92.

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La transgression 61

comme dans le chapitre précédent, Deleuze, Bataille et


Foucault, il convient d’ajouter que Baudelaire, lui aussi,
y trouvera sa place, néanmoins elle sera celle entre-temps
laissée vide par Bataille, lorsque Foucault cessera de l’invo-
quer, avant de le remplacer enfin, presque vingt-ans plus
tard, par le poète dandy. En effet, si Bataille intégrait un
ensemble d’écrivains ses contemporains parmi lesquels
on compte également Artaud, Blanchot et Klossowski,
sur lesquels Foucault s’appuyait dans son effort pour
se départir philosophiquement du sujet, Baudelaire, en
contrepartie, surgit au bout d’une longue métamorphose
dans l’œuvre foucaldienne qui la conduit, au début des
années 1980, à penser le sujet sous la forme du soi et à
l’intérieur d’une réflexion éthique.
Seulement, ce n’est pas là le sujet du présent chapitre
qui, lui, est préparatoire de l’étude de cette mutation :
on y reviendra donc plus tard. Avant d’en arriver là, il
convient de bien saisir la différence de positions entre
Foucault et Deleuze en ce qui a trait à Bataille, le premier
qui l’admire, le second qui s’en méfie, ce qui creuse
davantage leur divergence qu’on avait déjà une fois mise
en lumière à partir des façons dont l’un et l’autre se posi-
tionnent relativement au programme pour un devenir-
majeur. Nous examinerons de plus près cet écart, tout
particulièrement dans le chapitre trois consacré à Artaud,
autant que la manière dont il s’accentue au cours des
années et les raisons qui l’expliquent, mais pour l’heure
nous nous concentrons sur l’analyse de la proximité de
Foucault vis-à-vis de la transgression, qu’il conceptualise
à sa manière et dont il s’approprie. La compréhension
de cette communauté de vues avec Bataille rendra plus
frappant aussi bien son éloignement ultérieur par rapport à
l’auteur de La Littérature et le mal que ses divergences avec

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62 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Deleuze. Pour ce faire, ce chapitre revient autrement à un


thème précédemment dégagé en référence à Baudelaire,
pour autant que c’est à son sujet que Bataille soutient
que, le poète se trouvant dans un état de fascination, il
n’a pas toujours eu la possibilité de choisir. Cependant,
s’il en est ainsi, comment interpréter son ajout selon
lequel « Baudelaire a choisi d’être en faute, comme un
enfant » ? Ce choix en est-il bien un, ou bien l’emploi
du mot n’est-il ici que métaphorique ? Les problèmes
posés par l’effectivité ou la simple possibilité d’un libre
exercice de la volonté resteront maintenant au centre
de l’examen, toutefois ils seront approchés par une voie
nouvelle, complémentaire par rapport à ce qui a été dit au
sujet du poète dandy comme des répercussions de sa vie
et de ses écrits. Elle délaisse pour un moment Baudelaire
et investit directement l’intérêt porté par Foucault au
thème de la transgression.

I. La violence ontologique
comme opposée à l’éthique

Il y a un contraste profond entre ce qu’écrit Foucault


durant la première moitié des années soixante, surtout
dans ses textes portant directement sur la littérature, et
ce qu’il produira au début des années quatre-vingt sur
Baudelaire autant que sur l’éthique des plaisirs ancienne,
car les premiers font une place centrale à la transgression
et la témérité qui mettent le sujet en péril, tandis que vingt
ans plus tard la recherche de la mesure et les exigences de
l’austérité contribuent à former un nouveau sujet et à le
protéger. Il faudrait s’interroger : dans quelle mesure une
recherche des rapports de soi à soi, telle qu’elle se déploie

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La transgression 63

dans les deux volumes de l’Histoire de la sexualité de 1984,


prend-il le contre-pied de la théorie de la transgression
et du supplice du sujet ?
À l’orée des années 1960, l’attention que prête Foucault
aux écrits de Bataille et d’autres le pousse à considérer le
sujet comme une instance non pas à former et à protéger,
mais à supplicier et à détruire, la littérature lui montrant
alors la face violente d’une disparition de l’homme dont
Les Mots et les choses dévoileront la face positive et sereine.
Au même moment, toutefois, l’éthique est promptement
écartée en ce qu’il prend comme ses deux possibilités prin-
cipales, d’un côté la tempérance et l’équilibre, de l’autre
le scandale et la subversion, si bien que malgré l’oppo-
sition manifeste entre ces deux voies, elles ont au moins
en commun le fait que Foucault les écarte avec la même
fermeté. À l’éthique, il préfère une réflexion qui soit à la
fois critique et ontologique, ou comme il l’exprime : « une
pensée qui penserait la finitude et l’être 4 ». Avant de traiter
de ces deux paires conceptuelles (la critique et l’ontologie,
la finitude et l’être), il est important d’anticiper un peu
et de dire que les premières seront très rigoureusement
les mêmes par lesquelles Foucault récupérera l’éthique
vingt ans plus tard, ce qui nous fait comprendre qu’entre
l’expérience littéraire des années soixante avec sa mise à
l’écart de l’éthique, et le déplacement vers l’Antiquité puis
le retour à la modernité et au dandysme au début des
années quatre-vingt avec la mise en valeur de l’éthique
il y a un même univers problématique qu’on pourrait
appeler simultanément celui des limites (ce qui explique
la référence à la critique, avec sa résonance kantienne), de

4. Foucault, « Préface à la transgression » [1963], Dits et écrits, n° 13,


Paris, Gallimard, 1994, t. I, p. 239.

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64 L’Émancipation de Kant à Deleuze

l’être (d’où le choix du mot ontologie, avec son souvenir


heideggérien) et enfin de l’éthique elle-même. Seulement,
dans la lecture inspirée par Bataille, celle-ci est écartée
d’un revers de main, en même temps que les limites
sont considérées comme des frontières tournées vers le
dehors, alors que dans l’expérience de l’austérité éthique
les limites s’associent à une conversion vers le dedans.
Dans tous les cas, l’attention du Foucault des années 1980
aux termes « limites », « être » et « éthique » n’est pas
une découverte de son recours aux Grecs et aux Latins,
même si elle acquiert une forme originale dans les deux
derniers volumes de l’Histoire de la sexualité, et il suffit
d’invoquer l’Histoire de la folie publiée en 1961 pour
constater que dans ce livre le thème y est déjà présent aussi
bien sous la forme des crises et des réajustements de ce
qu’il identifie comme le « monde éthique » que sous celle
des « expériences éthiques » de la déraison et de l’erreur,
intimement liées aux partages continuels entre les sensés
et les insensés comme aux exclusions et aux inclusions,
qui dans leur ensemble sont un travail sur les frontières
intérieures et extérieures de la société. En somme, le lien
entre les deux périodes de la production foucaldienne est
évident, puisque l’une et l’autre concernent les limites,
les frontières et les partages, tantôt au sein de l’être en
tant que tel (d’où l’ontologie) tantôt au sein de notre
être (d’où l’ontologie de nous-mêmes) ; simplement,
cette conjonction est traitée au début par un refus de
l’éthique, et à la fin dans un rapport intense avec elle.
Nous détaillerons bientôt chacun de ces aspects.
Si cette analyse est exacte, l’éthique redécouverte chez
les Anciens symbolise une coupure avec le monde littéraire
du déchirement du sujet. Encore le mot coupure n’est-
il peut-être pas celui qui convient pour désigner ce qui

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La transgression 65

s’apparente plutôt à un silence tombé sur les écrivains


du xxe siècle, car de fait il n’y aura jamais de rupture
explicite, Foucault n’opposant pas les deux univers et ne
reniant pas le premier au profit du second. Jusque dans sa
dernière année de vie, il parlera de son intérêt à Bataille,
Blanchot et d’autres, mais il ne reviendra à eux qu’à
l’occasion d’entretiens dans lesquels on l’interroge au sujet
de ses premiers travaux, ce qui porte à croire que toutes
ces références, autrefois si vivantes, sont devenues des
souvenirs d’un passé qui n’exerce plus sur lui d’influence
réelle 5. Cela s’explique sans doute parce qu’écrire à son
tour sur ces écrivains impliquait de renier l’éthique, et
inversement, s’intéresser à l’éthique entraînait vraisem-
blablement l’abandon de l’expérience dont ces écrivains
faisaient part. Les deux moments de la mise à l’écart de
l’éthique et de sa réintégration ultérieure ne sont donc
pas en contradiction et il serait plus juste de parler de
leur divergence. Reste à savoir maintenant de quelle
manière exactement ils divergent. Peut-on véritablement
les comprendre comme des prises de position sur un
terrain problématique commun ? Ce sont des questions
auxquelles nous allons répondre.
La « Préface à la transgression » assigne une tâche à la
philosophie : elle doit accueillir et porter plus loin l’expé-
rience philosophique et littéraire moderne des limites
et de leur franchissement. Kant a inauguré la critique
comme étude des domaines légitimes de la raison, au
même moment que Sade découvrait la sexualité comme
« profanation dans un monde qui ne reconnaît plus de

5. Voir par exemple l’entretien réalisé à la fin 1983, paru l’année suivante :
Foucault, « Archéologie d’une passion », Dits et écrits, n° 343.

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66 L’Émancipation de Kant à Deleuze

sens positif au sacré 6 ». Ensemble, ils nous ont légué


« une expérience essentielle à notre culture [...] une
expérience de la finitude et de l’être, de la limite et de la
transgression 7. » Désignée par Foucault comme singulière
et décisive, cette façon d’éprouver nos rapports à l’être
devient ce qu’il y a à penser, en tout cas si l’on tient à
explorer les voies de l’excès, de la sexualité et de la mort
qu’ont empruntées Bataille, Blanchot et Klossowski.
Puisque les écrivains du xxe siècle ont porté leurs lecteurs
au sommet de l’érotisme compris comme « une expérience
de la sexualité qui lie pour elle-même le dépassement de
la limite à la mort de Dieu 8 », toute la difficulté de la
philosophie consiste désormais à trouver les conditions
qui l’autoriseront à poursuivre sur un nouveau terrain
les découvertes littéraires. La thèse d’une parenté théo-
rique entre le philosophe de l’impératif moral et le divin
marquis, on le sait, n’est pas une originalité de Foucault,
puisque quatre mois avant la parution de la « Préface à la
transgression » dans Critique, Jacques Lacan publie, dans
la même revue, son essai « Kant avec Sade ». Presque au
même moment que Foucault, donc, Lacan prend acte
de la contemporanéité des deux auteurs des Lumières et
soutient l’argument qui a rendu célèbre son texte : « La
Philosophie dans le boudoir vient huit ans après la Critique
de la raison pratique. Si, après avoir vu qu’elle s’y accorde,
nous démontrons qu’elle la complète, nous dirons qu’elle
donne la vérité de la Critique 9 ». Foucault aussi associe

6. Foucault, « Préface à la transgression », p. 234.


7. Ibid., p. 241.
8. Ibid., p. 236.
9. Jacques Lacan, « Kant avec Sade », dans Critique, n° 191, avril 1963,
p. 291-313 (cit. p. 292). Repris dans Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966,
p. 765-790 (cit. p. 765-766).

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La transgression 67

étroitement Kant, le penseur par excellence de la légiti-


mité, et Sade, le découvreur exemplaire de la profanation
sans Dieu, en mettant en valeur une autre association,
entre la limite et la transgression, qu’il ne sépare pas :
elles n’ont de sens, dit-il, qu’ensemble. C’est même par
cette idée que commence son article, en énonçant que
« la transgression est un geste qui concerne la limite ; c’est
là, en cette minceur de la ligne, que se manifeste l’éclair
de son passage, mais peut-être aussi sa trajectoire en sa
totalité, son origine même. Le trait qu’elle croise pourrait
bien être tout son espace 10 ». Plus loin, il insiste sur cette
idée : « La limite et la transgression se doivent l’une à
l’autre la densité de leur être : inexistence d’une limite
qui ne pourrait absolument pas être franchie ; vanité en
retour d’une transgression qui ne franchirait qu’une limite
d’illusion ou d’ombre ». Ainsi, Foucault ne se contente
pas de dire que si ce qui est, est limité, l’être ne se dévoile
entièrement qu’au moment où ses limites sont percées à
jour, mais il fait un pas de plus, qui condense l’originalité
de son approche, en expliquant que les limites elles-mêmes
ne sont entièrement saisies qu’au moment où elles sont
transpercées. La percée signifie ici une violation, mais elle
n’est jamais en soi, car elle n’existe pas hors de la rupture
des lignes. C’est pourquoi la connaissance des limites qui
définissent un être, voire qui définissent l’Être, ne peut
jamais être acquise par un travail mené uniquement à
partir de l’intérieur, mais elle requiert beaucoup plus,
un franchissement des lignes, leur transgression. Pour
le Foucault de 1963, une limite intouchable existe aussi
peu qu’une transgression hors des limites. Aucune n’est

10. Foucault, « Préface à la transgression », p. 236. Les citations suivantes


sont extraites des p. 235-242.

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68 L’Émancipation de Kant à Deleuze

définitive, toutes deux sont provisoires ; aucune n’a de


sens en elle-même, mais seulement en fonction de l’autre.
Signalons au passage que nous ne sommes pas ici en
présence d’un argument, mais d’une constatation. L’un
des enjeux de la « Préface... » est de trouver le contexte
ou l’élément commun dans lequel la pensée et la litté-
rature modernes trouvent leur existence conjointe, ce
qui rend ce texte étranger à toute nostalgie d’une pensée
purement critique et le fait plutôt insister sur « l’espace
désormais constant de notre expérience » comme étant
celui où vivent ensemble les frontières et leur viol. Cette
conception d’un espace commun peut certes paraître
douteuse, pour ne pas dire paradoxale. Il n’en reste pas
moins que, pour Foucault, la « distance prodigieuse » à
laquelle se trouvent des formes de pensée aussi oppo-
sées que celles de Kant et de Sade mesure en fait « une
profonde cohérence » qu’il nous incombe d’accueillir et
de faire parler : « c’est en elle qu’il faut loger notre atten-
tion ». Parallèlement, l’effort pour trouver la cohérence
de l’expérience moderne est commandé par un principe
distinctif, celui de l’excès. On le voit tout d’abord dans
l’importance accordée au thème de la profanation qui,
depuis Sade jusqu’à Bataille en passant par Nietzsche, se
confond avec celui de la transgression, dans un monde
dorénavant dominé par l’absence de Dieu et même par
sa mort. Mais on le constate ensuite dans la place faite à
la démesure d’un franchissement qui « ouvre violemment
sur l’illimité », autant qu’à la description de ce mouvement
comme une « pure violence ». Puis, le geste de passer outre
les frontières « affirme cet illimité dans lequel [ce geste]
bondit », en même temps qu’on apprend qu’« aucune
limite ne peut [le] retenir ». Enfin, dès qu’une limite est
franchie, d’autres la remplacent plus loin, et c’est pourquoi

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La transgression 69

« la transgression franchit et ne cesse de recommencer à


franchir » de nouvelles lignes. Il est vrai que cette force
défaille : « la transgression n’épuise-t-elle pas tout ce qu’elle
est dans l’instant où elle franchit la limite, n’étant nulle
part ailleurs qu’en ce point du temps ? » Il n’en reste pas
moins que cette défaillance n’est que temporaire, jusqu’à
ce qu’un rebondissement la fasse percer d’autres parois.
Le travail sur les limites est ainsi perçu sous le jour de la
violence et de l’excès, qui seuls permettent d’imaginer
l’interdépendance des frontières et de leur transgression.
Ayant compris cela, nous n’avons pourtant pas encore
entièrement saisi le statut de la transgression, par exemple
nous ne savons pas dans quelle mesure la traversée violente
des lignes peut se donner comme une tâche à accom-
plir et, dans ce cas, qui devrait ou serait en passe de la
mener à bien. C’est alors que la « Préface... » procède à
une distinction, d’autant plus cruciale qu’elle contraste
vivement avec ce qui deviendra plus tard une partie
considérable du travail de Foucault, ce qui justifie aussi
toute l’attention qu’on lui prêtera maintenant : elle va
séparer sans ambiguïté l’éthique de la transgression, pour
du même coup mettre celle-là à distance. Considérons
ses mots : « Cette existence [de la transgression] si pure
et si enchevêtrée, pour essayer de la penser, de penser
à partir d’elle et dans l’espace qu’elle dessine, il faut la
dégager de ses parentés louches avec l’éthique. La libérer
de ce qui est le scandaleux ou le subversif, c’est-à-dire de
ce qui est animé par la puissance du négatif. La trans-
gression n’oppose rien à rien, ne fait rien glisser dans le
jeu de la dérision, ne cherche pas à ébranler la solidité
des fondements ; elle ne fait pas resplendir l’autre côté
du miroir par-delà la ligne invisible et infranchissable.
Parce que, justement, elle n’est pas violence dans un

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70 L’Émancipation de Kant à Deleuze

monde partagé (dans un monde éthique) ni triomphe


sur des limites qu’elle efface (dans un monde dialectique
ou révolutionnaire), elle prend, au cœur de la limite, la
mesure démesurée de la distance qui s’ouvre en celle-ci
et dessine le trait fulgurant qui la fait naître. » Nous voilà
dans un monde plus pur que peut-être on ne le croirait.
Dans l’univers de la transgression telle que Foucault la
lit chez Bataille, il n’y a pas de place pour les utopies
ni les rêves révolutionnaires qui éclaireraient les gestes
accomplis par des êtres humains ; pas d’autre côté qui,
soit comme espérance soit comme projet, ferait la loi à
l’immanence et à la percée des parois. Mais pas non plus
de valeurs qui diviseraient notre monde en bien et mal
ou en vérité et délire, comme il en était dans l’Histoire de
la folie, qui reconstitue l’histoire de ce qu’elle appelle le
« monde éthique », monde dans lequel les individus sont
classés selon des valeurs censées refléter leurs rationalité
et bienséance. Cet ouvrage travaille toujours à partir de
cette logique du partage et de l’éthique, comme dans ce
passage éloquent :

À partir de l’âge classique et pour la première fois, la folie est


perçue à travers une condamnation éthique de l’oisiveté et dans
une immanence sociale garantie par la communauté de travail.
Cette communauté acquiert un pouvoir éthique de partage, qui
lui permet de rejeter, comme dans un autre monde, toutes les
formes de l’inutilité sociale. [Le fou] franchit de lui-même les
frontières de l’ordre bourgeois, et s’aliène hors des limites sacrées
de son éthique 11.

11. Foucault, Histoire de la folie, p. 102.

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La transgression 71

Sans doute faudrait-il entendre dans l’idée d’un « ordre


bourgeois » défini par les « limites sacrées de son éthique »
l’écho des thèses exposées en 1904-1905 par Max Weber,
dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Dans
la « Remarque préliminaire » de 1920 au Recueil d’études
de sociologie de la religion, Weber explique le sens de
l’expression « esprit du capitalisme » en se référant au « rôle
déterminant qu’ont joué certains contenus de croyance
religieux dans l’émergence d’une “mentalité économique”,
de l’ethos d’une forme économique ; l’exemple choisi ici
sera celui du lien entre l’ethos économique moderne et
l’éthique rationnelle du protestantisme ascétique 12 ». Sous
l’angle foucaldien, cela se transforme en une compré-
hension du franchissement des frontières comme ayant
lieu dans un monde partagé, dans le double sens de ce
mot, d’une part comme monde vécu en commun avec
d’autres, et d’autre part, un monde fendu par une ligne
séparant ceux qui travaillent honnêtement de ceux qui se
placent d’eux-mêmes en deçà de tout activité productive.
L’éthique du labeur s’oppose à l’oisiveté, et par là suite
elle se trouve à la base du renfermement : « C’est dans
une certaine expérience du travail que s’est formulée
l’exigence, indissociablement économique et morale, de
l’internement. Travail et oisiveté ont tracé dans le monde
classique une ligne de partage qui s’est substituée à la
grande exclusion de la lèpre 13 ». Ces lignes montrent
que, dans l’Histoire de la folie, l’ethos dont parlait Weber
apparaît aussi intimement lié à la valeur du travail et, par

12. M. Weber, Die protestantische Ethik und der « Geist » des Kapitalismus,
trad. d’Isabelle Kalinowski, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme,
Paris, Flammarion, « Champs », 2002, p. 63-64.
13. Foucault, Histoire de la folie, p. 101.

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72 L’Émancipation de Kant à Deleuze

son intermédiaire, à la prétention d’exclure de la société


toute sorte d’oisifs, voire la figure même de l’oisiveté.
Aussi les utopistes et révolutionnaires peuvent-ils être
considérés comme subversifs ou scandaleux, en même
temps que l’espace reste ouvert pour faire l’apologie de
la désobéissance ou du scandale. En somme, dans ce livre
il est question de la façon dont on juge « les conduites de
l’homme social [divisées par une] pathologie dualiste, en
termes de normal et d’anormal, de sain et de morbide,
que scinde en deux domaines irréductibles la simple
formule : “Bon à interner 14.” » En contrepartie, dans la
« Préface... », la violence de la transgression n’est plus
une étiquette dont les honnêtes gens se serviraient pour
classer des comportements déshonorants ou nuisibles.
Le texte sur Bataille ouvre sur un monde bien différent,
dans lequel les violations de la norme dans une société
partagée ou dans le « monde éthique » ne se confondent
plus avec la transgression, car celle-ci n’a pas un sens
moral, mais elle est radicalement ontologique.
Libérer la transgression de ce qui pourrait être scanda-
leux et subversif équivaut à refuser deux choses : première-
ment, la transgression n’est pas le résultat d’un jugement
partagé qui trancherait entre l’ordre et le désordre au sein
la communauté ; secondement, elle ne devient pas l’objet
d’un discours qui en ferait l’éloge et d’une pratique qui
tenterait de l’actualiser. Autrement dit, la transgression ne
sert ni d’accusation ni de programme ; pas plus qu’elle ne
donne lieu à l’anathème qui frapperait ceux qui violent des
valeurs à défendre, elle n’est dirigée contre les fondements
de la vie en commun qu’on pourrait prétendre saper, peut-
être même détruire. Ce sont ces deux sens que recouvre

14. Ibid., p. 174.

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La transgression 73

alors un seul mot, l’éthique, et c’est pourquoi il y va de


l’écarter. Du même coup, l’idée que Foucault se fait de
cette dernière apparaît clairement : elle est le règne des
valeurs qui ne sont approuvées par la société que parce
qu’elles sont, simultanément, ce qui rend possible de
diviser en deux l’ensemble des hommes et des femmes,
entre fous ou bien gens raisonnables, disciplinés ou bien
subversifs, honorables ou bien scandaleux. Ici, les limites
sont intérieures à l’espace commun et le traversent comme
des frontières. À sa manière, l’éthique est pensée dans un
rapport de forces : force commune qui exclut et inclut, à
laquelle s’oppose la force de la réponse qui vient bafouer
les mœurs. En refusant un caractère éthique au franchis-
sement des limites, c’est tout ce versant politique, social
et moral que Foucault met soigneusement à distance.

II. La formulation d’une ontologie


critique : Nietzsche et Heidegger,
contre Kant et Hegel

Maintenant, au profit de quoi cette mise à distance


est-elle opérée ? Foucault ne nous laisse pas longtemps sans
réponse, une réponse qu’il formule précisément par une
autre interrogative dans laquelle on peut lire son hypothèse
fondamentale : « Le jeu instantané de la limite et de la
transgression serait-il de nos jours l’épreuve essentielle
d’une pensée [...] qui serait, absolument et dans le même
mouvement, une Critique et une Ontologie, une pensée
qui penserait la finitude et l’être 15 ? » Toute la suite de la
« Préface... » découle de cette idée : contre l’éthique, il est

15. Foucault, « Préface à la transgression », p. 239.

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74 L’Émancipation de Kant à Deleuze

urgent d’asseoir une Critique et une Ontologie. De ce


fait, le terrain sur lequel se pose la question de la nature
de la transgression se trouve radicalement transformé,
vu qu’il n’est plus celui des valeurs, mais plutôt celui de
l’être en tant qu’il s’offre à nous comme limité, de telle
sorte que la frontière dont il faut prendre acte n’est plus
celle qui se trouverait à intérieur d’un monde vécu en
commun, d’un monde partagé, comme si elle était une
ligne séparant les existences selon leurs qualités véritables
ou supposées ; bien plutôt la frontière est extérieure, elle
est la limite qui informe l’être. Par conséquent, s’il y a un
partage, c’est celui qui sépare l’être du vide. Maintenant,
rien n’empêche que ce vide devienne le lieu d’une nouvelle
existence ; seulement, la conquête de ce qui pour l’instant
reste encore un non-lieu n’est possible que par un viol, un
excès de l’être qui ne se contente plus d’un savoir positif
de soi-même obtenu par un côtoiement pacifique de ses
propres limites, ni d’un établissement des droits ou de
la légitimité à l’intérieur de ces limites, qui en découle.
On comprend donc bien que la proposition de Foucault
s’oppose à la définition de la critique que donnait Kant
dès les premières lignes de la préface de la Critique de la
faculté de juger, dans lesquelles il nomme « raison pure la
faculté de la connaissance par des principes a priori, et
critique de la raison pure l’examen de sa possibilité et de
ses limites en général ». La critique, ajoute Kant, « met un
frein aux inquiétantes prétentions de l’entendement 16 »,
avant d’insister plus loin que le champ de « la critique des
facultés de connaître [...] s’étend à toutes leurs prétentions,

16. Kant, Kritik der Urteilskraft, Ak. V, p. 167. Trad. d’Alexis Philonenko,
Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1965, « Préface », p. 17.

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La transgression 75

qu’elle doit ramener à leurs légitimes limites 17 ». Cela


étant, on voit que la pensée de la transgression ne peut
être une simple critique, car elle veut rendre compte du
mouvement qui va au-delà des extrémités présentes de
l’être, afin d’accompagner jusqu’au bout cette rupture :
comme le déclare Foucault, « la contestation n’est pas
l’effort de la pensée pour nier des existences ou des valeurs,
c’est le geste qui reconduit chacune d’elles à ses limites, et
par là à la Limite où s’accomplit la décision ontologique :
contester, c’est aller jusqu’au cœur vide où l’être atteint
sa limite et où la limite définit l’être 18 ». Cette décision,
qu’il est nécessaire de prendre ici au plus près de son
sens étymologique comme acte de trancher, est le geste
qui vient interrompre ce qui interrompait l’existence ;
en tant que transgression, elle est l’acte de passer outre,
d’aller plus loin que ce que l’on croirait possible. Par là, la
transgression devient un enchaînement de décisions qui
produisent des discontinuités : comme le dit Foucault,
« la transgression franchit et ne cesse de recommencer à
franchir une ligne qui, derrière elle, aussitôt se referme
en une vague peau de mémoire, reculant ainsi à nouveau
jusqu’à l’horizon de l’infranchissable 19. » Et peut-être
la raison la plus secrète et la plus intime de l’adhésion
de Foucault à une conception discontinuiste de l’his-
toire se cache-t-elle ici : ce n’est qu’en fixant des limites
temporelles au mode d’être de l’ordre et du même coup
en refusant l’idée de progrès, qu’il peut proposer une
pensée du franchissement de ces limites, de l’événement
ontologique qui prend la valeur d’un affranchissement

17. Ibid., p. 176 ; tr., « Introduction », § III, p. 25.


18. Foucault, « Préface à la transgression », p. 238 (nous soulignons).
19. Ibid., p. 237.

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76 L’Émancipation de Kant à Deleuze

par rapport au mode d’être qui nous tient captifs. En


radicalisant, dans Les Mots et les choses, les articulations
temporelles qu’il avait soupçonnées dans l’Histoire de la
folie, Foucault étend la logique littéraire de la transgression
à une pensée de l’épistémè et du savoir.
Mais l’ontologie critique foucaldienne inspirée de
Bataille fait beaucoup plus qu’émanciper la transgression
« de ses parentés louches avec l’éthique » ; elle revendique
une attitude polémique, en rompant avec une partie du
kantisme et en s’opposant à la dialectique hégélienne.
Dans le sillage de Heidegger, surtout dans ce qu’il écrit
dans Kant et le problème de la métaphysique 20, Foucault
objecte à Kant d’avoir réduit à la fin la critique à l’anthro-
pologie, en concédant que si l’effort pour articuler « le
discours métaphysique et la réflexion sur les limites de
notre raison » a eu le mérite d’ouvrir la voie à une pensée
des lignes qui ne pourraient pas être légitimement dépas-
sées, il n’en est pas moins vrai qu’« une telle ouverture,
Kant a fini lui-même par la renfermer dans la question
anthropologique à laquelle il a, au bout du compte,
référé toute l’interrogation critique 21 ». Par la suite, la
dialectique hégélienne tirera parti de cet endormissement
de la pensée et substituera à la mise en question de l’être
et de la limite le jeu de la contradiction et de la totalité.
Or, cette perspective qui accentue les liens entre l’être et
la limite, donne la primauté aux formes de réflexion qui
s’occupent de deux derniers (respectivement l’ontologie
et la critique), déprécie l’anthropologie et enfin s’attaque

20. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, (1e éd., 1929),
GA 3, IVe Partie, notamment § 36-38. Trad. Waelhens et Biemel, Kant et
le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, « Tel », 1981.
21. Foucault, « Préface à la transgression », p. 239.

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La transgression 77

durement à Hegel, épouse de très près celle de Heidegger,


qui déjà en 1929, donc plus de trente ans auparavant, se
référait lui aussi à Kant et Hegel et se demandait :

Que signifie en effet le combat qui s’amorce dans l’idéalisme


allemand contre la « chose en soi », sinon un oubli croissant de ce
que Kant avait conquis, à savoir que la possibilité intrinsèque et
la nécessité de la métaphysique, c’est-à-dire son essence, doivent
au fond être portées et maintenues par le développement originel
et l’approfondissement du problème de la finitude ? Que reste-
t-il des efforts kantiens lorsque Hegel définit la métaphysique
comme logique 22 [...] ?

Dans ces conditions, si le problème à considérer


est celui des rapports entre l’être et ses limites (ce que
Heidegger condense dans l’idée d’une ontologie de la
finitude), on comprend que le reproche de fond adressé
par Foucault à l’encontre de Kant consiste à l’accuser
d’avoir mis au sommet de toute la philosophie la ques-
tion « qu’est-ce que l’homme ? » et d’avoir couronnée
l’anthropologie comme discipline censée lui répondre.
Pour restituer la démarche dans son ensemble, disons
qu’il y a chez Kant un double mouvement avec lequel
Heidegger a rompu et avec lequel Foucault ne veut pas
renouer, loin de là : il mène de la critique à l’anthropologie,
après avoir auparavant séparé la critique et l’ontologie.
Car c’est bien ce qui a lieu dans la Critique de la raison
pure, qui oppose très explicitement ces deux formes de
pensée et emprunte la voie de la première, en même temps
qu’elle écarte la seconde dans les termes suivants : « le titre
pompeux d’une ontologie qui prétend donner, des choses

22. Heidegger, § 45, p. 244 ; tr., p. 299-300.

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78 L’Émancipation de Kant à Deleuze

en général, une connaissance synthétique a priori dans


une doctrine systématique (p. ex. le principe de causalité)
doit faire place au titre modeste d’une simple analytique
de l’entendement pur 23. » Cet extrait du dernier chapitre
de l’« Analytique transcendantale » condense le sens du
clivage qui se produira aussitôt entre l’analytique et la
dialectique, la dernière saisie comme « logique de l’appa-
rence 24 », dans un geste que laisse tout le champ libre à la
critique pour dénoncer la vanité de l’ontologie. Foucault,
au contraire, veut faire tenir ensemble ces deux formes de
travail de la pensée et précisément en cela il suit la même
pente que Heidegger, qui dans Kant et le problème de la
métaphysique avait établi dans les termes suivants l’accord
de l’entreprise critique avec une ontologie renouvelée :

Avons-nous le droit, en interprétant la Critique de la Raison pure


selon l’ontologie fondamentale, de nous croire plus savants que
nos grands prédécesseurs ? [...] Notre interprétation de la Critique
de la Raison pure, inspirée par l’ontologie fondamentale, n’a-t-elle
pas précisé la problématique de l’instauration du fondement de
la métaphysique, encore qu’elle n’ait pas réussi à en pénétrer le
point décisif 25 ?

On voit par là que les liens entre les deux formes de


réflexion, sur l’être et sur les limites, sont dorénavant
renoués, et que c’est de cette métamorphose heideggé-
rienne qu’hérite le Foucault penseur de la transgression.
Ce n’est pas tout, et en effet ce Foucault-ci ne partage
pas avec Heidegger seulement le principe d’une pensée

23. Kant, Critique de la raison pure, B 303, tr. p. 222.


24. Ibid., B 349 ; tr. p. 251.
25. Heidegger, tr. p. 300.

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La transgression 79

simultanément ontologique et critique qui vient s’op-


poser aux prétentions de l’anthropologie. Bien plus,
ils empruntent la même voie lorsqu’il est question de
repousser l’éthique au profit de l’ontologie critique. Sur ce
point, ce n’est plus Kant et le problème de la métaphysique
qui résonne dans la lecture foucaldienne de Bataille, mais
plutôt la Lettre sur l’humanisme, laquelle nous apprend
que l’ontologie fondamentale ne se confond pas avec
l’éthique classiquement comprise, pas plus qu’elle ne
se confond avec l’ontologie telle que la tradition méta-
physique l’entend. Au contraire, écrit Heidegger : « La
pensée qui pose la question de la vérité de l’être [...] n’est
ni éthique ni ontologie. C’est pourquoi la question de la
relation entre ces deux disciplines est, dans ce domaine,
désormais sans fondement 26 ». L’éthique, à laquelle faisait
référence Jean Beaufret (« ce que je cherche à faire, depuis
longtemps déjà, écrivait-il à son interlocuteur allemand,
c’est préciser le rapport d’une ontologie avec une éthique
possible 27 »), est donc reléguée au fond des marges, ayant
été rendue superflue par une nouvelle pensée de l’être.
Une position en tout similaire est celle de la « Préface... ».
On revient donc à ce texte sur la transgression pour
remarquer comment, contre Kant et Hegel, Foucault fait
resurgir Nietzsche : « Pour nous éveiller du sommeil mêlé
de la dialectique et de l’anthropologie, il a fallu les figures
nietzschéennes de la tragédie et de Dionysos, de la mort
de Dieu, du marteau du philosophe, du surhomme qui

26. Heidegger, « Brief über den “Humanismus” » (1e éd., 1946),


Wegmarken, GA 9, p. 188-189 ; tr. Roger Munier, Lettre sur l’humanisme
(Lettre à Jean Beaufret), dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, « Tel »,
1990, p. 119.
27. Ibid., tr. p. 114.

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80 L’Émancipation de Kant à Deleuze

approche à pas de colombe, et du Retour 28 ». Le recours


au penseur du surhomme apporte avec lui deux autres
figures majeures, celles de la folie et du supplice : « Mais
si le langage philosophique est ce en quoi se répète inlas-
sablement le supplice du philosophe et se trouve jetée
au vent sa subjectivité, alors non seulement la sagesse ne
peut plus valoir comme figure de la composition et de la
récompense ; mais une possibilité s’ouvre fatalement [...] :
la possibilité du philosophe fou 29 ». Le supplice dont il
s’agit ici est celui du sujet souverain, comme d’ailleurs
le prouve également « l’exemplaire entreprise de Bataille
qui n’a cessé de rompre en lui, avec acharnement, la
souveraineté du sujet philosophant. En quoi son langage
et son expérience furent son supplice. Écartèlement
premier et réfléchi de ce qui parle dans le langage philo-
sophique 30 ». La folie, à son tour, s’oppose à la sagesse,
comme la transgression à la sérénité, et la démesure à la
mesure. Ensemble, supplice et folie représentent « l’inverse
exactement du mouvement qui a soutenu, depuis Socrate
sans doute, la sagesse occidentale » à laquelle était promise
« l’unité sereine d’une subjectivité » désormais déchirée
en morceaux. Et on peut dire que la « Préface... », mais
avec elle tout le Foucault de la première moitié des années
soixante, joue l’une contre l’autre une représentation de
Nietzsche et une image de Socrate, avec les valeurs qu’elles
incarnent : contre le rêve de la maîtrise de soi se dresse
la folie du philosophe. Par ailleurs, ce contraste entre
Nietzsche et Socrate nous laisse peut-être au point le plus
opposé qu’atteindra Foucault vingt ans plus tard : l’écart

28. Foucault, « Préface à la transgression », p. 239.


29. Ibid., p. 243-244.
30. Ibid., p. 243.

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La transgression 81

entre le début des années soixante et le début des années


quatre-vingt se lie aussi à l’impossibilité de maintenir les
raccourcis qui rendent possible de mettre en antagonisme,
non sans désinvolture, ces deux personnages. Car juste-
ment Foucault découvrira que parler d’un mouvement
continu qui soutiendrait quelque chose comme « la
sagesse occidentale » depuis la Grèce classique jusqu’à
nous n’est, comme il le répétera plus tard, que porter sur
cette tradition un regard superficiel.

Pour résumer ce qui précède, disons que l’expérience


moderne de la sexualité, de Sade à Bataille, sert de point
de départ à une théorie de la transgression conçue sous
le régime de l’excès et de la violence, et débouchant
sur le supplice du sujet et la possibilité de la folie. Ce
programme s’oppose à une théorie « socratique » du
resserrement des limites de soi-même, bâtie sur l’idée de
l’éthique comme dimension de rapport de soi à soi qui
protège le sujet le plus possible des contraintes provenant
de la vie quotidienne menée dans un monde partagé. Si
bien qu’on retrouve en raccourci, dans la « Préface à la
transgression », les points de divergence qui séparent le
supplice du sujet, typique des années soixante, du travail
éthique de soi sur soi, caractéristique des années quatre-
vingt. D’où la force exemplaire de cet article qui, au sujet
de Bataille, recouvre finalement un éventail de problèmes
avec lesquels Foucault n’a jamais cessé de se débattre,
notamment celui du repérage et de l’établissement des
limites de l’être autant que les problèmes de la critique,
de l’éthique, de la sexualité et du sujet.

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82 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Surtout, la sexualité peut être considérée à bon droit


comme le domaine d’ancrage pour deux théories : l’une,
de la transgression, de l’excès, ontologico-critique sans
éthique ; l’autre, de l’ascèse, de la mesure, ontologico-
critique avec éthique. La première domine la « Préface... »,
dans laquelle nous avons affaire à une conception de la
sexualité brossée sous le régime de l’excès et de la mort
aussi bien de Dieu que du sujet, qui donne forme à
l’expérience de la transgression dans la modernité et se
reflète dans la définition de l’érotisme citée plus haut,
tandis que la seconde est patente dans les analyses foucal-
diennes du monde de l’éthique ancienne, dans lequel la
sexualité (mais le concept n’existe même pas, alors) sert
de prétexte à des discours et des techniques d’abstinence
qui visent à protéger la santé, l’excellence ou encore la
tranquillité de l’âme d’un sujet qui se donne à lui-même
certains principes de conduite. On peut apprécier tout
ensemble l’affinité et le contraste entre ces deux manières
d’envisager le même aspect de l’expérience en faisant
une dernière citation de la « Préface... » : « Le xxe siècle
aura sans doute découvert les catégories parentes de la
dépense, de l’excès, de la limite, de la transgression ; la
forme étrange et irréductible de ces gestes sans retour
qui consomment et consument 31 ». On sait bien qu’il
faudrait nuancer cette affirmation. Ce que le xxe siècle
a découvert dans cette matière, ce ne sont pas tant ces
catégories ni davantage leur parenté qu’une valorisation
ontologique de leur conjonction. Nous savons, et cela
avec de nouvelles implications grâce à Foucault, que ces
quatre concepts étaient déjà au centre de la pensée antique
et qu’ils y ont été la source de différentes réflexions.

31. Ibid., p. 248.

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La transgression 83

Qu’on pense simplement au titre d’un chapitre au cœur


de L’Usage des plaisirs : « L’acte, la dépense et la mort ».
Tout au long de son œuvre, la sexualité est demeurée plus
qu’un concept ou une question : elle est le carrefour où
se croisent des lignes aussi divergentes que l’éthique et
le refus de l’éthique.

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III

Le supplice du sujet : l’admiration de


Deleuze et l’abandon de Foucault

Nous avons suggéré à la fin du premier chapitre que la


liberté peut être comprise comme la condition ontologique
de l’émancipation, et l’émancipation comme la forme
réfléchie de la liberté. Selon la manière dont on interprète
l’expression « forme réfléchie de la liberté », elle peut laisser
planer un doute. Que se passe-t-il, en effet, si celui au
sujet duquel on pose la question de son statut de mineur
ou de majeur dans la société, n’est pas en possession de
toutes ses facultés ? Des troubles psychiques, par exemple,
condamnent-ils celui qui en est atteint à une dépendance
dans l’usage de son entendement ? La difficulté est loin
d’être insolite et elle a même été au cœur de la pensée
du xxe siècle, comme le prouve l’intérêt démontré par
la philosophie aux thèmes de la déraison et de la schizo-
phrénie. De ce point de vue, les travaux de Foucault, de
Deleuze et de Guattari sont des repères incontournables
dans une revendication du dysfonctionnement psychique
comme source de créativité aussi bien artistique que
spéculative, comme en attestent l’Histoire de la folie et les
deux volumes de Capitalisme et schizophrénie, ouvrages
qui au-delà de leurs différences de style et de contenu
soutiennent que l’idée de la stabilité du moi, voire de
l’identité de soi à soi n’est pas une condition nécessaire à
la réalisation de percées importantes dans le domaine de

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86 L’Émancipation de Kant à Deleuze

la pensée et de la vie. Au contraire, ce qui pour certains


est une forme de maladie mentale, susceptible d’être
décrite par des symptômes caractéristiques, classée selon
une grille médicale reconnue et passible de faire l’objet
d’un traitement, apparaît à ces auteurs comme un état
propice à la création, état dont la fécondité risque d’être
annihilée par une intervention impropre. Dans l’Histoire
de la folie, Foucault se réclame de Hölderlin, de Van Gogh,
de Nietzsche et d’Artaud, et insiste sur la force novatrice
de chacune de ces figures, auxquelles Deleuze et Guattari
ajoutent Lenz et des personnages de Beckett afin de
proclamer la supériorité de la schizophrénie comme état
révélateur d’une vérité que la connaissance et le discours
dits rationnels volontairement dissimulent, ou bien qu’ils
ne parviennent tout simplement pas à atteindre. On
arrive ainsi à une situation dans laquelle la valeur de la
schizophrénie, sa double valeur comme source de création
et comme révélateur de vérité, est plus importante que
la mise en cause qu’elle entraîne de la stabilité du sujet.
Tout se passe comme si, à une remarque hypothétique
selon laquelle là où commence la schizophrénie, le moi
se défait et ne peut plus se constituer et se maintenir en
tant que moi, Deleuze et Guattari répondaient que le
risque vaut la peine d’être couru 1. Cette réponse n’est
qu’à peine embarrassante et elle s’étend bien au-delà
de la schizophrénie. Par exemple, dans quelques lignes
éloquentes des Dialogues, Deleuze invoque Jack Kerouac,

1. Cette interprétation de la schizophrénie a récemment été remise en


cause par Jacob Rogozinski dans son livre Guérir la vie. La passion d’Antonin
Artaud (Paris, Cerf, 2011), qui accuse notamment Deleuze d’égicide ou
d’avoir voulu « tuer le moi ». Voir D. Sardinha, « Artaud indique-t-il un
nouveau chemin à la pensée du moi ? », dans Revue de métaphysique et de
morale, 2012, n° 4, p. 628-236.

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Le supplice du sujet 87

dont il dit que les phrases « sont aussi sobres qu’un dessin
japonais, pure ligne tracée par une main sans support, et
qui traverse les âges et les règnes. Il fallait un vrai alcoolique
pour atteindre à cette sobriété-là 2 ». Cette déclaration,
qui dans un autre contexte apparaîtrait peut-être comme
chargée d’ironie, sonne fort sérieuse dans le discours de
Deleuze, dans lequel des cas similaires se succèdent pour
prouver que si « les fous », mais aussi « les alcooliques »,
les « schizophrènes », les « drogués » et d’autres (les guil-
lemets servant à rappeler que les individus en question ne
sauraient être ainsi réduits à une détermination univoque
que par un esprit superficiel) peuvent être de grands
artistes et penseurs, si certains comptent même parmi les
gens les plus originaux dans l’art, alors la conclusion de
Deleuze, de Guattari, mais aussi de Foucault sera : tant
pis pour le sujet et pour le moi. Remettre en question
le moi devient le prix à payer pour parvenir à une autre
forme de création 3.
Pourtant, cette proximité entre les trois auteurs cache
des divergences considérables. L’analyse a déjà permis de
définir une première tension entre Foucault et Deleuze
au sujet du mineur et du majeur, puis une deuxième au
sujet de la notion de transgression puisée chez Bataille.
Désormais, ce sera Artaud qui fournira l’occasion de
repérer une troisième tension, lui qui fut une référence
importante pour l’Histoire de la folie et les textes de
Foucault sur la littérature écrits dans le sillage de ce livre,

2. G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p. 62.


3. Sur la position de Deleuze au sujet de l’alcool et des drogues, voir la
lettre « B comme Boisson », dans L’Abécédaire de Gilles Deleuze, interview
de Claire Parnet avec Gilles Deleuze, réalisation de Pierre-André Boutang
et Michel Pamart, Paris, Éditions Montparnasse, 2004.

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88 L’Émancipation de Kant à Deleuze

autant que pour Deleuze, chez qui il apparaît comme


une source d’inspiration de plus en plus opérante. Or,
si au début des années soixante Foucault se réclame de
l’expérience-limite et du supplice du moi, il les délaisse
plus tard au profit d’un soi dont il y a lieu de se soucier.
En contrepartie, Deleuze se précipite avec une intensité
toujours accrue dans l’univers artaldien, prétendant même
donner à la tâche d’en finir avec le jugement de Dieu,
énoncée poétiquement par Artaud vers la fin de sa vie 4,
le statut d’un vaste programme philosophique visant à en
finir avec le jugement en général 5, de telle sorte qu’Artaud
représente un troisième point à partir duquel bifurquent
Deleuze et Foucault.

I. La grande folie solaire


et les pouvoirs de la schizophrénie

En écrivant sur Bataille, Foucault repousse deux sens


principaux de l’éthique, celui du scandale et de la subver-
sion au sein d’un monde partagé tel qu’il se dessinait dans
le livre sur la folie ; celui du calme et de la mesure portés
par la tradition de la sagesse telle qu’il en donnait l’exemple
par le recours à l’image de Socrate : dans le chapitre précé-
dent nous avons prêté une attention spéciale au premier
sens ; il conviendrait maintenant de mieux en explorer le
second. Pour ce faire, nous nous tournons vers Artaud qui
en tant que revendicateur de « la grande folie solaire du

4. Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu (1948), dans


Œuvres complètes, t. XIII, Paris, Gallimard, 1964.
5. Deleuze, « Pour en finir avec le jugement », Critique et clinique,
Paris, Minuit, 1993.

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Le supplice du sujet 89

monde 6 », comme le présente Foucault, apparaît comme


un personnage éloquent de l’opposition à l’idéal éthique
de la maîtrise de soi. En effet, rien ou presque rien dans
son expérience ne semble nous parler de tempérance et
encore moins d’une harmonie autre que celle qui résulterait
de la violence qu’est la vie même. Dans l’Histoire de la
folie, Foucault reprend à son compte l’affinité, suggérée
tout d’abord par l’écrivain lui-même dans sa « Lettre sur
Lautréamont 7 », entre Nerval, Van Gogh, Nietzsche et
Artaud, qu’il présente alors comme des auteurs de ces
« œuvres de folie 8 » qui ont changé notre vision de l’art
et du monde. Huit ans plus tard, c’est Deleuze qui dans
Logique du sens se convertit, commençant par lui faire
appel dans le contexte d’une lecture de Lewis Carroll, mais
le prenant ensuite très vite comme une source autonome
d’inspiration, cela depuis L’Anti-Œdipe jusqu’à Critique
et clinique, si bien qu’il demeurera fidèle à Artaud jusqu’à
la fin de sa vie. La folie et ses liens mystérieux aussi bien
avec l’art qu’avec la pensée spéculative hantent les deux
philosophes, Foucault passant de l’expérience-limite du
début des années soixante à l’analyse patiente des exper-
tises psychiatriques dans les cours au Collège de France
dix ans plus tard, surtout dans Les Anormaux, et Deleuze
travaillant sans cesse le thème de la schizophrénie, dès
lors dans les deux volumes de Capitalisme et schizophrénie
signés conjointement avec Guattari. Implicitement ou
explicitement, on retrouve dans tous ces domaines la
figure d’Artaud, à laquelle Deleuze et Foucault sont
également liés par l’intérêt que l’un ou l’autre, parfois

6. Foucault, Histoire de la folie, Paris, Gallimard, « Tel », 1976, p. 48.


7. Voir Artaud, Œuvres complètes, t. XIV, vol. 1, p. 32-37.
8. Foucault, Histoire de la folie, p. 663.

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90 L’Émancipation de Kant à Deleuze

même les deux, accordent au théâtre comme lieu du rire


et du danger, à la matérialité du langage et de la pensée, à
la cruauté, à la critique de l’organicisme et du jugement,
tous des sujets qui traversent quelques-uns de leurs textes
les plus fulgurants, à tel point qu’on constate que leur
attention à Artaud peut bien commencer par la folie ;
elle est loin de s’y arrêter.
Or, c’est précisément l’intensité de leurs lectures
qui nous laisse devant un fait surprenant : si Deleuze
radicalise pas à pas les « guerres déclarées » par Artaud
jusqu’à proposer d’en finir avec le jugement, Foucault
ne parlera plus de l’écrivain à partir du début des années
soixante-dix, quand il centrera l’essentiel de son travail
sur le domaine du pouvoir. Tout se passe comme si les
défis lancés par Artaud ne lui permettaient plus de faire
avancer sa réflexion, changement d’autant plus troublant
qu’il s’accompagne d’un échange permanent entre les
deux philosophes, qui à plusieurs reprises écrivent l’un
sur l’autre, et de ce qui semble être une admiration
réciproque. Dans ces conditions, une question générale
commence à s’esquisser : comment faut-il comprendre
qu’au discours de plus en plus vigoureux de Deleuze sur
Artaud s’oppose un effacement complet de la référence
à cet auteur de la part de Foucault ? Cette interrogation
générale se laisse décomposer en trois autres, auxquelles
on tâchera de répondre maintenant : d’abord, pourquoi
Foucault prend-il intérêt à l’œuvre et à l’histoire d’Artaud ?
Ensuite, qu’y a-t-il dans la violence des textes d’Artaud
qui invite Deleuze à la pousser plus loin ? Enfin, contre
quelle limite cette démesure bute-t-elle pour que Foucault
l’ait abandonnée ? Revenant tour à tour sur ces trois
points, on prêtera une attention spéciale au discours de
l’un et on aura à faire parler le silence de l’autre. Peut-être

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Le supplice du sujet 91

comprendra-t-on finalement comment ce discours et ce


silence se répondent. Mais commençons par rappeler ce
que Foucault a découvert chez Artaud.
Foucault n’a jamais écrit sur Artaud comme il l’a
fait sur Bataille et encore moins comme il l’a fait sur
Raymond Roussel. Même si Artaud est à chaque fois
invoqué à côté d’autres personnalités dont on connaît
également l’influence sur le philosophe – non seulement
des prédécesseurs, de Hölderlin à Nietzsche, mais aussi
des contemporains, de Blanchot à Klossowski – l’auteur
du Théâtre et son double ne constitue pas l’objet d’une
lecture indépendante, fût-ce sous la forme d’un article.
C’est pourquoi nous sommes ici contraints d’aller lire de
près certains de ses textes, en tout cas ceux qui avaient alors
le plus considérablement contribué à sa réputation, parmi
eux Le Théâtre et son double déjà mentionné, mais aussi
Suppôts et suppliciations, Van Gogh le suicidé de la société et
Artaud le Mômo. Leur existence et réception se découpent
sur le fond d’un constat, celui de la folie diagnostiquée à
leur auteur, condamné par des psychiatres à des années de
réclusion. « Antonin Artaud était schizophrène, reprend
Foucault : c’est lui qui, après l’affaiblissement du surréa-
lisme, a crée une percée dans le monde poétique en ouvrant
de nouvelles perspectives 9. » L’écrivain l’intéresse dès lors
par la proximité étrange qui se noue en lui entre la folie et
l’art, Foucault sachant bien que condamner comme fous
ceux pour qui l’écriture est un lieu privilégié d’expérimen-
tation et de rupture radicale, c’est mépriser et étouffer
la création même. En outre, Artaud s’est parfois traité
lui-même de fou, ainsi dans Artaud le Mômo : « JE/ visé

9. Foucault, « La folie et la société » (1970), dans Dits et écrits, t. II,


Paris, Gallimard, 1994, p. 132.

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92 L’Émancipation de Kant à Deleuze

dans ma folie 10 ». Il accepte sa propre folie, mais ce n’est


qu’une stratégie pour la retourner aussitôt contre ceux
qui le condamnent, un tour par lequel il se transforme
en premier accusateur des médecins et des psychiatres,
véritables responsables de l’existence de la folie : « Je dis
que la folie est un coup monté/et que sans la médecine elle
n’aurait pas existé. » Deux pages plus loin on lit encore
ceci : « Les médecins d’asiles d’aliénés sont des sadiques
conscients et prémédités,/ et celui qui me dira : Antonin
Artaud, tu es fou,/ je lui répondrai : Tu es le cynique, et
voilà plus d’un jour que je te connais./ S’il n’y avait pas
eu de médecins il n’y aurait pas eu de malades,/ car c’est
par les médecins et non par les malades que la société
a commencé. » Cette inversion a eu de quoi enchanter
Foucault, pour qui la folie n’existe que dans une société.
Notons au passage que des psychiatres eux-mêmes ont
par la suite accepté que les rapports entre la folie et la
société sont plus complexes qu’ils ne le croyaient au
départ, comme le déclare un psychiatre intéressé à l’histoire
clinique d’Artaud, E. Zarifian : « Pour délirer, il faut déjà
être deux, c’est par le jugement de l’autre qu’il y a délire
et ce jugement est fondé sur la norme socioculturelle 11. »
Mais Foucault va plus loin et il enjoint au monde de se
justifier devant la folie, « puisque dans son effort et ses
débats, il se mesure à la démesure d’œuvres comme celle

10. Artaud, « Le retour d’Artaud, le Mômo », Artaud le Mômo (1947),


dans Œuvres complètes, t. XII, Paris, Gallimard, 1974, p. 18. Voir également
p. 14-15 ; aussi D. André-Carraz, L’Expérience intérieur d’Antonin Artaud,
Paris, Le cherche midi éditeur/Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1973
(3e éd.), p.139 et J. Derrida, Artaud le Moma, Paris, Galilée, « Écritures/
Figures », 2002, p. 34-35, 44.
11. Cité par Alain et Odette Virmaux, Antonin Artaud, Paris,
La Manufacture, 1991, p. 65.

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Le supplice du sujet 93

de Nietzsche, de Van Gogh, d’Artaud 12. » Ainsi, c’est


la société en tant qu’elle s’identifie à la raison qui doit
s’expliquer avec cette puissance créatrice. En acceptant
le diagnostic des psychiatres, Foucault ne le retourne pas
simplement contre l’appareil qui condamnait Artaud à
l’internement, mais renforce la condamnation de l’empire
de la raison et de la science.
Sans doute ce qui dans la révolte d’Artaud le touchait
le plus profondément était-il son refus de cette rationalité
que le monde exige de nous. D’ordinaire, le fou est celui
dont les choix et les actes sont considérés comme n’étant
pas raisonnables et qu’il faudrait parvenir ou bien à
corriger ou bien à guérir. Or, ces deux voies sont justement
écartées par Artaud depuis ses premiers textes, lorsqu’il
se présente comme n’étant ni corrigible ni guérissable, et
son « effroyable maladie de l’esprit » comme une course
inévitable en quête de lui-même. Il l’écrit déjà dans une
de ses lettres au directeur de la Nouvelle Revue Française,
Jaques Rivière, le 5 juin 1923 :

Ma pensée m’abandonne, à tous les degrés. Depuis le fait simple


de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation dans les
mots. Mots, formes de phrases, directions intérieures de la pensée,
réactions simples de l’esprit, je suis à la poursuite constante de
mon être intellectuel. Lors donc que je peux saisir une forme,
si imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la crainte de perdre toute
la pensée 13.

12. Foucault, Histoire de la folie, p. 663.


13. Artaud, Correspondance avec Jacques Rivière (1924), dans Œuvres
complètes, t. I, vol. 1, p. 24, lettre du 5 juin 1923.

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94 L’Émancipation de Kant à Deleuze

La même idée demeure jusqu’à la fin de sa vie, comme


le prouvent ces lignes, écrites 23 ans plus tard, en 1946,
dans lesquelles, dans une lettre à Peter Watson, Artaud
reprend cette impossibilité de choisir : « J’ai débuté
dans la littérature en écrivant des livres pour dire que je
ne pouvais rien écrire du tout, ma pensée quand j’avais
quelque chose à dire ou à écrire était ce qui m’était le
plus refusé 14. » Cette lettre insiste que le reste de son
travail est compris dans le même mouvement : « Mais
attendez donc pour penser d’avoir quelque chose à dire,
Mr Artaud./ Non, moi, Antonin Artaud, eh bien non,
eh bien justement non, moi, Antonin Artaud, je veux
n’écrire que quand je n’ai plus rien à penser 15. » Ainsi,
un rapport évident se noue entre les capacités d’écrire, de
penser et de choisir : comme dans le cas de Baudelaire tel
qu’il était reconstitué par Bataille, l’écriture n’a plus trait
ici à la pensée comprise comme choix ; au contraire, elle
doit fixer ce qu’elle pourra. Il s’agit donc bien de fixer
ce qui échoit et non de choisir parmi ce qui aurait été
préalablement pensé.
On retrouve le même motif dans les textes de Foucault
de la première moitié des années soixante, dans ce qu’il
nomme « la pensée du dehors », qui concerne un nouvel
espace découvert par la littérature et opposé à l’intériorité
de la conscience. Il le reconnaît par exemple « chez Artaud,
lorsque tout langage discursif est appelé à se dénouer
dans la violence du corps et du cri, et que la pensée,
quittant l’intériorité bavarde de la conscience, devient
énergie matérielle, souffrance de la chair, persécution et

14. Artaud, « Lettre à Peter Watson » (1946), dans Œuvres complètes,


t. XII, Paris, Gallimard, 1974, p. 230.
15. Ibid., p. 234.

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Le supplice du sujet 95

déchirement du sujet lui-même 16. » Mais le dehors ne peut


être conquis qu’à force de transgression, d’une rupture
violente des limites de l’être qui du fait même apparaissent
comme provisoires et contingentes. Dans cette tâche,
Artaud n’est pas seul : « L’attirance est pour Blanchot
ce qu’est, sans doute, pour Sade le désir, pour Nietzsche
la force, pour Artaud la matérialité de la pensée, pour
Bataille la transgression : l’expérience pure du dehors et
la plus dénudée 17. » Il s’agit d’une expérience ontologique
dans la mesure où elle concerne ce qui est ; et critique,
puisqu’elle touche aux limites. Mais rappelons-nous : ce
n’est là aucunement un acte moral ou éthique, d’un acte
voulu. Ce qui fait irruption, ce qui brise les limites, c’est
la force de l’être, excessive, et méprisant les conventions.
Si par ailleurs la transgression, la force et le désir sont
dangereux, c’est qu’ils prennent la forme d’un combat
radical. En eux se confondent la destruction des limites
de l’être et la destruction de soi-même comme sujet :
double sens de l’expérience-limite. Artaud ne choisit pas
parce qu’il est depuis toujours dans la bataille qu’est la
vie même, hors des canons de la raison :

Toute mon œuvre n’a été bâtie et ne pourra l’être que sur
ce néant,/ sur ce carnage, cette mêlée de feux éteints, de cris
taris et de tueries,/ on ne fait rien, on ne dit rien, mais on
souffre, on désespère et on se bat, oui, je crois qu’en réalité
on se bat. – Appréciera-t-on, jugera-t-on, justifiera-t-on le
combat?/ Non./ Le dénommera-t-on ?/ Non plus,/ nommer

16. Foucault, « La pensée du dehors » (1966), Dits et écrits, n° 38,


t. I, p. 522.
17. Ibid., p. 525.

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96 L’Émancipation de Kant à Deleuze

la bataille c’est tuer le néant, peut-être./ Mais surtout arrêter la


vie.../ On n’arrêtera jamais la vie 18.

L’impossibilité concrète de choisir touche à la dimen-


sion symbolique du combat perpétuel, auquel on ne
décide pas de prendre part, puisque combattre n’est pas
une attitude voulue et l’existence du combat ne dépend
pas de nous, mais il est plutôt le mode d’être de la vie,
de telle sorte que le champ de bataille est pour Artaud
un terrain métaphysique, au sens où lui-même emploie
ce mot : comme il l’écrit dans son interprétation du
tableau « Les filles de Loth », de Van den Leyden, cette
œuvre présente sans doute une idée sur la sexualité et la
reproduction, mais

c’est à peu près la seule idée sociale que la peinture contienne.


Toutes les autres idées sont métaphysiques. Je regrette beaucoup
de prononcer ce mot-là, mais c’est leur nom ; et je dirais même
que leur grandeur poétique, leur efficacité concrète sur nous,
vient de ce qu’elles sont métaphysiques, et que leur profondeur
spirituelle est inséparable de l’harmonie formelle et extérieure du
tableau. Il y a encore une idée sur le Devenir [...]. Il y en a une
autre sur la Fatalité [...]. Il y a encore une idée sur le Cahos, il y
en a sur le Merveilleux, sur l’Équilibre ; il y en a même une ou
deux sur l’impuissance de la Parole 19.

Le terrain métaphysique est donc fondamental, consti-


tutif, et indestructible dans les principes qui le structurent.

18. Artaud, « Lettre à Peter Watson », p. 236.


19. Artaud, « La mise en scène et la métaphysique » (1931), Le Théâtre
et son double [1938], dans Œuvres complètes, t. IV, p. 44.

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Le supplice du sujet 97

Dans ce sens, la cruauté est par-delà bien et mal ; elle est


la vie dans la justice et l’injustice simultanées du combat.
On a pu cependant vouloir arrêter la vie, par exemple
dans le théâtre occidental, mais en plus large échelle dans
« cet état de choses dans lequel nous vivons, et qui est
à détruire, à détruire avec application et méchanceté,
sur tous les plans et à tous les degrés où il gêne le libre
exercice de la pensée 20 ». Danger donc pour ceux qui
participent au combat, danger aussi pour ceux qui se
croient dans une position bien assise. Contre l’« état de
choses », Artaud lance le rire et le danger : « Le théâtre
contemporain est en décadence parce qu’il a perdu le
sentiment d’un côté du sérieux et de l’autre du rire. Parce
qu’il a rompu avec la gravité, avec l’efficacité immédiate
et pernicieuse, – et pour tout dire avec le Danger./ Parce
qu’il a perdu d’autre part le sens de l’humour vrai et du
pouvoir de dissociation physique et anarchique du rire 21. »
Le rire orienté vers la destruction des idées reçues, voilà
ce qu’on trouve également chez Foucault, qui rit tantôt
ouvertement, comme lorsque dans la Préface des Mots
et les choses il reprend la classification hétérotopique de
l’encyclopédie chinoise de Borges, tantôt en silence,
comme lorsqu’il se souvient de tous « ceux qui pensent
que c’est l’homme qui pense 22 ». Ce rapport du rire à la
lecture, mais plus généralement du rire à la pensée, qui
ruine l’ordre traditionnel des choses, a bien une portée
philosophique. Et que dire du théâtre, espace éminem-
ment hétérotopique qui « fait succéder sur le rectangle
de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers les

20. Ibid., p. 57.


21. Ibid., p. 51.
22. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 354.

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98 L’Émancipation de Kant à Deleuze

uns aux autres » et « a le pouvoir de juxtaposer en un


seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements
qui sont en eux-mêmes incompatibles 23 » ? Le rire qui
ébranle les évidences a depuis toujours été dangereux pour
la sérénité de la raison, tout comme les hétérotopies sont
depuis toujours dérangeantes parce qu’elles renversent
la disposition coutumière des choses. Une fois de plus,
on constate que l’inspiration venue d’Artaud est loin de
s’épuiser dans le thème de la folie.
Pourtant, et après avoir été si admiratif de ses écrits
comme de son expérience, Foucault n’en parlera plus à
partir de la fin des années 1960, et on peut signaler la
parution de Surveiller et punir, en 1975 (pour les textes
publiés de son vivant), comme le moment qui consacre
son éloignement vis-à-vis d’Artaud. On se souvient : dans
Le Théâtre et son double, à côté de la scène Artaud avait
fait de la peste l’autre figure par excellence de l’écroule-
ment et du remplacement, ne serait-ce que provisoire, des
conventions. Dans la nouvelle perspective généalogique et
politique de Foucault, cette conception de la peste n’est
qu’une « fiction littéraire de la fête : les lois suspendues,
les interdits levés, la frénésie du temps qui passe, les corps
se mêlant sans respect, les individus qui se démasquent,
qui abandonnent leur identité statutaire et la figure
sous laquelle on les reconnaissait, laissant apparaître une
vérité toute autre 24 ». Dans la réalité, à la peste répond
l’ordre du pouvoir, avec le quadrillage serré de la ville
où chaque individu est astreint à une place, pour éviter
les contacts et les contagions, si bien que le rêve d’une

23. Foucault, « Des espaces autres » (1967), Dits et écrits, n° 360, t. IV,
p. 758.
24. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 199.

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Le supplice du sujet 99

situation exceptionnelle de désordre ou d’anarchie se


dissipe devant le pouvoir souverain qui partage les corps et
les lieux. Pour ce Foucault, les fictions littéraires semblent
à jamais dépassées, contrariées par la présence constante
d’un pouvoir qui rêve de « l’assignation à chacun de son
“vrai” nom, de sa “vraie” place, de son “vrai” corps et de
sa “vraie” maladie 25 ».

II. Contre l’infinitude,


échapper au pouvoir par le corps

À la différence de Foucault, c’est pour penser le pouvoir


et encore mieux pour le contrarier que Deleuze et Guattari
marchent dans le sillage d’Artaud. On peut comprendre
cela sur les plans de ce qu’on appellera ici d’abord la
psychiatrie, ensuite l’extériorité, et enfin le jugement.
Nous nous contenterons d’évoquer les deux premiers
pour nous attarder davantage sur le troisième, où l’on
pourra prendre la mesure de la radicalité de la lecture
deleuzienne. Ainsi, le premier type de pouvoir visé est
celui de la psychiatrie et des psychiatres. Tout comme
Foucault et, avant lui, Artaud lui-même l’avaient fait,
l’acceptation de la folie ou de la « maladie mentale » par
Deleuze se tourne tout de suite contre la machine qui
la diagnostique: « Artaud, lit-on dans L’Anti-Œdipe, est
la mise en pièces de la psychiatrie, précisément parce qu’il
est schizophrène et non parce qu’il ne l’est pas. Artaud est
l’accomplissement de la littérature, précisément parce

25. Ibid.

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100 L’Émancipation de Kant à Deleuze

qu’il est schizophrène et non parce qu’il ne l’est pas 26 ».


Bien plus qu’à consentir au diagnostic et à s’y soumettre,
il y va de revendiquer la schizophrénie. Si L’Anti-Œdipe
commence par un appel à la libération du schizophrène
(« la promenade du schizophrène : c’est un meilleur
modèle que le névrosé couché sur le divan 27 »), c’est
notamment parce que il reconnaît la capacité innovatrice
de la « maladie » et les facultés libératoires de la psychose :
« Comme si les grandes voix, qui surent opérer une percée
de la grammaire et de la syntaxe, et faire de tout le langage
un désir, ne parlaient pas du fond de la psychose et ne
nous montraient pas un point de fuite révolutionnaire
éminemment psychotique 28 ». Sur ce premier plan, Artaud
sert alors à Deleuze et Guattari comme point d’appui
pour concevoir une analyse qui ne soit plus psychique,
mais schizoïde – une schizoanalyse.
Un deuxième niveau du pouvoir, plus général que
celui de la psychiatrie et qui donc le comprend, est celui
qui à partir de l’extérieur tente d’imposer à chacun un
corps propre. Dans ce cadre, le pouvoir est à saisir comme
domination productrice de subjectivité. Le corps indivi-
duel est un organisme marqué par des automatismes qui
parviennent à constituer un fond d’involontaire, comme
une véritable nature qui en réalité lui a été « doucement »
imposée. Mais il est aussi un objet signifiant, puisque par

26. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Éd. de Minuit, 1972,


p. 160. Alain et Odette Virmaux rappellent les réactions que ce jugement a
provoquées entre les « défenseurs » de l’écrivain : « Pour avoir qualifié Artaud
de “schizophrène”, et bien que le mot ait été assorti d’éloges vibrants, Gilles
Deleuze se vit vertement pris à partie, et contraint de se justifier [...]. » A. et
O. Virmaux, Antonin Artaud, p. 59.
27. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, p. 7.
28. Ibid., p. 159.

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Le supplice du sujet 101

ses choix et ses comportements rationnels il est censé


manifester son appartenance à l’ordre qui l’a préalablement
constitué. Plus abstraitement encore, le corps est une
instance de reconnaissance de soi comme identique, donc
non-schizophrénique, comme identité douée de sens et
de destinations. Ainsi, le sujet n’est librement constitué
qu’en apparence ; en réalité, il est structuré à partir du
dehors par un Autre abstrait qui exerce continuellement sa
puissance. On sait quelle métaphore Deleuze et Guattari
ont puisée à Artaud pour en faire un concept contre ce
type de production : le corps sans organes est bien ce
qu’ils opposent au pouvoir qui nous fait un organisme,
il est le moyen de brouiller et de finalement esquiver les
dimensions traditionnellement imposées au corps. Dans
L’Anti-Œdipe premièrement, et deuxièmement dans Mille
plateaux, l’organisation est montrée du doigt comme
l’asservissement de l’individu à l’appareil qui lui attribue
un rôle déterminé dans le fonctionnement de l’ensemble.
Eu égard à ce qu’elle s’appuie sur des fonctions, elle
répugne l’anarchie créatrice qui change le sens des êtres ;
par conséquent, l’organisation ne peut être la condition
de la liberté. Au contraire, elle représente la soumission
de l’individu au corps général, et cela même lorsqu’il nous
semble assister au triomphe de l’individualisme. Le corps
sans organes s’oppose à cette production et attribution
d’un corps stratifié ; il symbolise l’effort pour retourner
radicalement le sens et la destination conventionnels de
soi-même 29.

29. Sur la destruction du sens conventionnel des choses, voir Artaud,


« La mise en scène et la métaphysique » (1931), Le Théâtre et son double
(1e éd., 1938), dans Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 52.
Sur le corps sans organes comme radicalisation de cette destruction, voir

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102 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Enfin, le troisième niveau du pouvoir apparaît sous


sa forme la plus épurée dans le chapitre intitulé « Pour
en finir avec le jugement », de Critique et clinique. Le
pouvoir du jugement est le plus immatériel, le plus
abstrait et aussi le plus répandu, et Deleuze suggère
que les formes concrètes de domination que l’Occident
a connues depuis la Grèce classique n’en sont que des
modalités ou des matérialisations. Le raccourcissement
du titre d’Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu,
qui en est aussi la transformation, s’explique facilement :
on a beau dire que Dieu est mort, la structure théolo-
gique du jugement survit toujours sous l’horizon de
l’infinitude, à l’intérieur duquel tout jugement se fonde
sur cette structure, c’est-à-dire sur le rapport de ce qui
est jugé à l’infini des valeurs auxquelles le jugement fait
appel, et puisque le jugement noue l’infini aux valeurs,
il continue de révéler son caractère théologico-moral 30.
Le jugement de Dieu n’étant donc qu’une détermination
du jugement en général, en finir avec lui suppose tout
d’abord qu’on détruise l’infinitude. Esquissons trois pas
dans cette démarche destructrice.
Le premier pas consiste à opposer, à l’infinitude de
Dieu, la finitude de la cruauté. Ce mot, on le sait, n’a ici
aucunement la signification que d’ordinaire on lui attribue,
comme plaisir éprouvé à faire souffrir ou à voir souffrir.
Comme l’écrit Artaud, auquel Deleuze demeure fidèle,
« philosophiquement parlant, d’ailleurs qu’est-ce que
la cruauté ? Du point de vue de l’esprit cruauté signifie
rigueur, application et décision implacable, détermination

Artaud, « Conclusion », Pour en finir avec le jugement de dieu (1948), dans


Œuvres complètes, t. XIII, Paris, Gallimard, 1964, p. 104.
30. Deleuze, Critique et clinique, p. 159.

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Le supplice du sujet 103

irréversible, absolue. [...] C’est à tort qu’on donne au


mot cruauté un sens de sanglante rigueur, de recherche
gratuite et désintéressée du mal physique 31 » et il est plutôt
à comprendre comme capacité à trancher rigoureusement
au moment présent et au vu des actes. Ne faisant pas
appel à une infinitude du temps ni à une transcendance
des valeurs, cette décision est absolue et immanente ;
elle résout le problème dans un présent qui n’a d’autre
horizon que lui-même. Dans le jugement de Dieu, en
revanche, toute décision définitive renvoie à la seule
instance transcendante du jugement dernier, prononcé
par un extérieur absolu. De ce fait, une résolution finale
est sans cesse reportée à un moment à venir, la justice qui
se fait dans le présent demeurant toujours incomplète et
contingente, trop humaine. Le jugement de Dieu suppose
la dette infinie qui « n’est douce qu’en apparence, parce
qu’elle nous condamne à un asservissement sans fin et
annule tout processus libératoire 32. » Du moins n’est-elle
pas plus douce que le payement immédiat de la dette,
même si celui-ci semble plus cruel ou rigoureux. La même
procédure se répète dans le jugement de connaissance,
lui aussi redevable de l’infini et dont le paradigme serait
la loi scientifique formulée comme universelle et néces-
saire : comme l’explique Deleuze, « même le jugement de
connaissance enveloppe un infini de l’espace, du temps et
de l’expérience qui détermine l’existence des phénomènes
dans l’espace et dans le temps (“toutes les fois où...”). »

31. Artaud, « Lettres sur la cruauté. Première lettre » (1932), Le Théâtre


et son double (1e éd., 1938), dans Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard,
1964, p. 121.
32. Deleuze, Critique et clinique, p. 160. Sur la dette infinie et la doctrine
du jugement, Deleuze renvoie à Nietzsche, Généalogie de la morale, II et
au § 42 de l’Antéchrist.

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104 L’Émancipation de Kant à Deleuze

De telle sorte que tout jugement implique un rapport


essentiel à l’infini, manifeste non seulement dans la
proposition énoncée, mais encore dans les instances qui
prononcent le verdict. De ce point de vue, le tribunal, la
critique d’art et l’expertise psychiatrique sont sur le même
plan. On ne s’étonnera donc pas que, pour contrarier tout
ce fonctionnement, le système de la cruauté deleuzien
soit fondé sur une finitude essentielle, selon laquelle dès
qu’il y a une réparation à faire et une décision à prendre,
l’action se passe dans le présent et s’épuise en lui : comme
l’exprime Critique et clinique, « les existants s’affrontent
et se font réparation suivant des rapports finis qui ne
constituent que le cours du temps 33. »
Qu’il soit permis de remarquer, au passage, combien
Deleuze se trouve ici à l’extrême opposé de Kant, dont
il rappelle à juste titre qu’il fut l’introducteur, en philo-
sophie, du modèle du tribunal comme instance regula-
tice et de décision de tout conflit. C’est peut-être dans
l’Abécédaire que cette idée s’énonce avec la plus grande
clarté, là où Deleuze indique les raisons pour lesquelles
la forme du tribunal le seduit et le rebute tout à la fois :
« Les choses sont jugées en fonction d’un tribunal de
la raison », à l’aune duquel les facultés humaines « sont
mesurées ». Et à Deleuze de poursuivre : « tout cet aspect
presque me fait un peu horreur, [...] mais une horreur
aussi fascinée, parce que c’est tellement génial. [...] C’est
un tribunal du jugement, c’est le système du jugement,
simplement le système du jugement qui n’a plus besoin
de Dieu, [...] fondé sur la raison et non plus sur Dieu ».

33. Ibid. Ainsi le chef éthiopien qui soumet à l’esclavage les princes
vaincus, exemple donnée par Artaud, « Lettres sur la cruauté. Première
lettre », p. 121.

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Le supplice du sujet 105

Deleuze prendra comme cible l’ensemble de ce système,


jusqu’à vouloir en finir avec lui, tâche dans laquelle il
se revendique de quelques « grands noms » : Spinoza,
Nietzsche, en littérature Lawrence et « le plus récent et
un des plus grands, Artaud. ’’Pour en finir avec le juge-
ment de dieu’’, ça veux dire quelque chose, ce n’est pas
une parole de fou, c’est vraiment à prendre à la lettre :
’’pour en finir avec le système du jugement 34’’ ». Si les
lecteurs familiers de Kant émettront certes des réserves
au sujet de ce projet, ils ne prétendront que difficilement
que Deleuze ne touche pas ici à une composante capitale
du kantisme, tant la critique contemporaine a reconnu
la teneur juridique de la pensée kantienne. En effet, on
assume aujourd’hui que « le paradigme juridique (avec tout
ce qu’il implique de concepts, de langage, de procédures,
de décors) se révèle [...] comme un des éléments struc-
turels et structurants qui assurent à la pensée kantienne
son unité d’inspiration et d’expression », pouvant même
être présenté « comme la marque indubitable de la façon
de penser » du philosophe 35. Dans cette perspective,
l’attention accordée par Kant à la loi et au jugement
n’est pas simplement une application concrète de sa
pensée parmi d’autres, mais elle est en réalité le signe
d’une architecture mentale intrinsèquement judiciaire,
qui raisonne par tribunal, ce qui est non seulement vrai
du plan théorique, car c’est bien dans une perspective
épistémologique que la Critique de la raison pure annonce

34. L’Abécédaire de Gilles Deleuze, « K comme Kant ».


35. Leonel Ribeiro dos Santos, « Da linguagem jurídica da filosofia
crítica à arqueologia da razão prática », dans le même et José Gomes André
(org.), Filosofia kantiana do direito e da política, Lisbonne, CFUL, 2007,
p. 205-223 (cit. p. 208). Dans les développements suivants, j’emprunte des
idées à cette contribution éclairante.

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106 L’Émancipation de Kant à Deleuze

dès le début qu’elle traînera les facultés de connaissance


devant le tribunal de la raison, mais encore sur le plan
pratique, la conscience morale étant elle-même envisagée
comme un « juge inné » et même comme « la conscience
d’un tribunal intérieur en l’homme 36 », doté d’une force
d’obligation : comme l’affirme Kant de façon exemplaire,
« la conscience est un instinct qui juge de manière exécu-
toire d’après les lois morales. Elle prononce une sentence,
et tout comme un juge ne peut que punir ou acquitter
mais non récompenser le prévenu, la conscience nous
déclare coupables ou innocents 37 ». Bien plus, c’est par
cette conception d’un tribunal intime que Kant parvient
à légitimer l’idée de Dieu, qui bien qu’il ne soit jamais
envisagé comme existant en dehors de la conscience
humaine, est toutefois pensé comme une idée donnée
« subjectivement par la raison pratique s’obligeant elle-
même à agir conformément » à cette idée 38, au point
qu’il faut « concevoir la conscience morale comme le
principe subjectif d’un compte à rendre à Dieu de ses
actions ; on peut même dire que ce dernier concept est
toujours (même si ce n’est que d’une manière obscure)
compris dans la conscience morale de soi 39 ». Bref, et
en allant jusqu’à un certain point à l’encontre des mots
cités de Deleuze, on voit que la puissance du système de
jugement kantien est si forte, qu’elle l’autorise même à
récupérer l’idée de Dieu comme juge tout-puissant, cette

36. Kant, Métaphysique des mœurs, IIe Partie : Doctrine de la vertu,


Ak. VI, Première partie, livre I, section II, chapitre I, p. 438.
37. Kant, Leçons d’éthique, trad. Luc Langlois, Paris, Librairie générale
française, 1997, p. 245-246.
38. Kant, Métaphysique des mœurs : Doctrine de la vertu, p. 439-440.
39. Ibid.

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Le supplice du sujet 107

fois implanté dans la conscience de chacun sans qu’il faille


en poser l’existence transcendante.
On comprend mieux à partir de là l’idée deleuzienne
du caractère théologique du jugement, telle qu’il l’expose
dans Critique et clinique. Mais surtout, on voit combien
l’affirmation d’un principe de finitude contrecarre ce
système judiciaire, à l’horizon duquel il y a toujours une
infinitude du jugement et du temps. Et il n’en va pas
autrement du projet kantien d’une Aufklärung excellente
en théorie, mais difficile et longue à réaliser, parce qu’à
bien y regarder le devenir-majeur ne prend entièrement
son sens qu’à l’intérieur d’une conception téléologique
de l’histoire, selon laquelle celle-ci va vers une finalité : il
est un projet imaginé pour être accompli dans un temps à
venir et pourtant (mieux : par là même) toujours reporté ;
il est un projet pour un temps infini. En somme, le refus
deleuzien du devenir-majeur au profit du devenir-mineur
est solidaire d’un autre refus, celui de l’infinitude du
jugement et du temps, à laquelle s’oppose la finitude de
la cruauté.
Nous fermons cette parenthèse pour remarquer un
deuxième pas dans la destruction du principe d’infi-
nitude, qui cette fois associe la cruauté à l’ivresse. On
connaît les récits d’expériences avec les drogues, depuis
les paradis artificiels de Baudelaire jusqu’au peyotl raconté
par Artaud, et c’est Baudelaire lui-même qui au sujet
des effets du haschich insiste sur une différence cruciale
entre l’ivresse, qu’elle soit provoquée par les drogues ou
l’alcool, et le rêve : celle-là ne peut être interprétée 40.

40. Voir Baudelaire, « Le théâtre de Séraphin », Les Paradis artificiels


(1860) et Artaud, Le Théâtre de Séraphin, dans Œuvres complètes, t. IV,
Paris, Gallimard, 1964, p. 178. Ce texte, qui aurait dû paraître en 1938

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108 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Suivant la même pente, Deleuze écrit que « les rites du


peyotl selon Artaud [...] ne sont pas des rêves, mais des
états d’ivresse ou de sommeil 41. » D’ailleurs, l’inspiration
ethnologique du concept de cruauté est frappante et
on y retrouve l’attirance d’Artaud envers les Indiens du
Mexique. Ainsi lie-t-il explicitement dans « Tutuguri,
le rite du soleil noir », chapitre de Pour en finir avec le
jugement de dieu, la finitude et la cruauté à la vie des
communautés indiennes de l’Amérique centrale. Du
même coup on rejoint les études de Marcel Mauss, de
Lévi-Strauss et de Bataille sur le don, le sacrifice et le
type de justice et de relation qu’ils instaurent entre les
individus. La recherche des états d’ivresse va donc de pair
avec le système ethnologique de la cruauté.
Dans un troisième moment, Deleuze reprend le corps
sans organes : « Se faire un corps sans organes, trouver
son corps sans organes est la manière d’échapper au
jugement ». L’antiorganicisme revient dans toute sa force
dans Critique et clinique :

Dieu nous a fait un organisme [...] là où nous avions un corps


vital et vivant. Artaud présente ce « corps sans organes », que
Dieu nous a volé pour faire passer le corps organisé sans lequel
son jugement ne pourrait pas s’exercer. Le corps sans organes est
un corps affectif, intensif, anarchiste, qui ne comporte que des
pôles, des zones, des seuils et des gradients. C’est une puissante
vitalité non organique qui le traverse.

dans Le Théâtre et son double, n’est finalement paru qu’en 1948 (voir ibid.,
n. 1, p. 388).
41. Deleuze, Critique et clinique, p. 163. Les citations suivantes sont
extraites des pages 164-165.

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Le supplice du sujet 109

Mais le corps peut être ou bien individuel ou bien


politique, ou bien corps propre ou bien corps d’autrui.
L’anarchie qu’on s’offre à soi-même s’oppose à la hiérarchie
et à l’organisation dont le pouvoir extérieur nous entoure.
Entre la cruauté et le jugement il y a tout un problème
politique considérable. À un tel point que le système de
la cruauté peut être lui aussi à usage tantôt individuel,
tantôt politique. La communauté qui se régit par un
système pareil, ainsi certaines tribus mexicaines, est un
corps sans organes. Mais dans les sociétés dominées par le
jugement, la cruauté reste encore une voie possible pour
l’individu, comme moyen d’échapper au régime qu’on
lui impose de l’extérieur.
Or, entre les plans individuel et collectif on verra s’éta-
blir un rapport de lutte. Y prendre part sera le quatrième et
dernier mouvement pour détruire le jugement : « combat,
partout combat, c’est le combat qui remplace le jugement.
Et sans doute le combat apparaît-il contre le jugement,
contre ses instances et ses personnages ». La tension entre
le soi et l’Autre n’est pourtant qu’un des terrains de la
lutte, car une dimension plus fondamentale du combat
se trouve à l’intérieur de soi, comme combat entre soi-
même : « plus profondément, c’est le combattant lui-
même qui est le combat, entre ses propres parties, entre
les forces qui subjuguent ou sont subjuguées, entre les
puissances qui expriment ces rapports de forces ». Par
l’acharnement et le déchirement qu’il implique, et dont
Artaud serait un exemple en chair et en os, ce combat
peut être rapproché d’un supplice infligé par l’individu à
soi-même, une idée d’ailleurs évidente dans les opérations
destinées à faire à l’homme un corps sans organes, telles
que les décrit Artaud :

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110 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Or c’est l’homme qu’il faut maintenant se décider à émasculer.


[...]/ – En le faisant passer une fois de plus mais la dernière sur
la table d’autopsie pour lui refaire son anatomie./ Je dis, pour lui
refaire son anatomie./ L’homme est malade parce qu’il est mal
construit./ Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet
animalcule qui le démange mortellement,/ dieu,/ et avec dieu/
ses organes 42.

Pour résumer ce qui précède, disons que l’originalité


de la lecture deleuzienne d’Artaud réside en deux points :
premièrement, dans l’attention qu’elle porte à la lutte
constante pour se libérer par la cruauté de la contrainte
extérieure du pouvoir compris comme organisation ; secon-
dement, dans la radicalisation de l’immanence réclamée
par Artaud : à la fin de sa vie, l’écrivain revendique notre
affranchissement non plus de Dieu (mieux : de dieu, qu’il
écrit avec une minuscule), dont on sait depuis Nietzsche
qu’il est déjà mort, mais de ceux qui jugent à son nom et
en perpétuent la tradition. Deleuze fait un pas de plus,
pour viser les structures cosmologiques sur lesquelles ces
jugements prennent appui, à savoir l’infinitude du temps
et la hantise de l’ordre. Pour dire bref, un corps dont le
fonctionnement ne soit plus traversé et constitué par cette
paire juridico-théologique, tel est le moyen de contrecarrer
le pouvoir du dehors qui à tout moment nous juge et
qui étouffe la création. Par là même on peut commencer
à comprendre ce qui sépare Foucault de Deleuze par
rapport à Artaud : d’une part, ce qui au départ avait
retenu l’attention du premier, à savoir l’expérience de
l’excès, est le point d’aboutissement du second ; d’autre

42. Artaud, « Conclusion », Pour en finir avec le jugement de dieu (1948),


dans Œuvres complètes, t. XIII, Paris, Gallimard, 1964, p. 104.

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Le supplice du sujet 111

part, Foucault passe de l’expérience littéraire à celle du


corps comme cible du pouvoir, tandis que Deleuze attache
de plus en plus étroitement la littérature, le corps et le
pouvoir. De toute évidence, on se retrouve devant des
chemins divergents, pour ne pas dire opposés : dès qu’il
s’intéresse au corps et au pouvoir, Foucault renonce à
Artaud ; lorsqu’il approche les mêmes sujets, Deleuze se
livre au poète. Dans quelle mesure, convient-il enfin de se
demander, le silence du premier nous aide à comprendre
cette séparation ?

III. Trois différences


entre l’éthique et le supplice

Revenons à la lignée qui, d’après Foucault, serait


celle d’Artaud, afin d’y mettre en lumière une nouvelle
distinction. En 1970, au crépuscule de ses références au
poète, Foucault affirme ceci :

En tant que littérature de fous, on vit paraître les poésies de


Hölderlin, et de Blake, ainsi que l’œuvre de Raymond Roussel.
Ce dernier est entré dans un hôpital psychiatrique pour névrose
obsessionnelle [...]. [P]our sa part, Antonin Artaud était schizoph-
rène [...]. Par ailleurs, il suffit de penser à Nietzsche et à Baudelaire
pour affirmer qu’il faut imiter la folie ou devenir effectivement
fou afin d’établir de nouveaux champs en littérature 43.

Nous avons donc là affaire à plusieurs poètes et un


philosophe. Apparemment ils sont tous nommés selon une

43. Foucault, « La folie et la société » (1970), dans Dits et écrits, n° 83,
t. II, p. 132.

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112 L’Émancipation de Kant à Deleuze

orientation commune, puisqu’elle rencontre à chaque fois


l’impasse de la folie. Cette énumération cache cependant
une différence essentielle : si les poètes parlent toujours à
partir d’une expérience intime, les philosophes au contraire
ont la prétention d’énoncer des discours universels. Or,
l’originalité de Nietzsche consiste à avoir introduit, dans
le discours philosophique, la césure qui le rend incom-
patible avec l’universalité, ce que souligne Foucault en
reprenant un exemple classique : « Ainsi, les Méditations
métaphysiques ont un caractère subjectif. Cependant,
le lecteur peut se substituer à Descartes. Impossible de
dire “je” à la place de Nietzsche. De ce fait il surplombe
toute la pensée occidentale contemporaine 44[...] ». Deux
distinctions sont ainsi à prendre en compte. La première
sépare les fous des sensés : l’exemple le plus tranchant
serait celui de Descartes et de son exclamation, reprise
dans l’Histoire de la folie, « mais quoi, ce sont des fous » ;
entre « eux » et « moi » il ne peut y avoir de confusion.
La seconde distinction, beaucoup plus subtile, différencie
ceux qui deviennent réellement fous, comme Nietzsche, de
ceux qui uniquement imitent la folie, comme Baudelaire.
Notre hypothèse est que cette distinction à l’intérieur du
vaste champ de « la folie » ouvrira finalement l’espace dans
lequel Foucault bâtira, des années plus tard, toute une
nouvelle intelligence du rapport à soi et aux autres ; un
espace qui ne sera ni celui de l’universalité ni celui de la
singularité radicale et qui justement permettra d’échapper
à la contrainte de cette alternative. L’idée qu’on ne peut
pas dire « je » à la place de Nietzsche est ici un indice de
cette ouverture à venir : ce que Foucault découvre à la

44. Foucault, « Michel Foucault et Gilles Deleuze veulent rendre à


Nietzsche son vrai visage » (1966), Dits et écrits, n° 41, t. I, p. 551.

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Le supplice du sujet 113

fin des années soixante-dix est en effet une autre voie qui
dépasse à la fois le « je » et l’universel ; elle est celle du
« nous », ni singulier ni universel, mais particulier. Ainsi,
elle constitue une autre option par rapport au subjectivisme
radical de la folie (impossible de dire « je » à la place de
Nietzsche, mais aussi à la place de Van Gogh et d’Artaud)
et à l’universalité de la philosophie classique. Ce chemin
n’est ni celui de la folie ni celui de la science ni enfin celui
de la politique. Il est à proprement parler le chemin de
l’éthique, et Foucault le trouvera simultanément chez les
Anciens et chez Baudelaire, l’imitateur de la folie.
En effet, dans l’attention portée à cet auteur dans
les années 1980 tout le souvenir n’est pas perdu de la
différence entre le fou et celui qui fait semblant. Quels
traits les séparent ? Le premier est le caractère central du
choix personnel. On a vu comment Foucault découvre en
Baudelaire un auteur qui établit pour lui-même la règle
du travail continu et intensif. Partout il décèle les indices
de l’éthique rigide du dandy. Autant ceux qui ne choisis-
saient pas (parce qu’ils ne pouvaient pas choisir), avaient
été, dans les années soixante, la source d’une pensée de la
transgression, autant celui qui choisit, quand bien même
il mime la folie, aide maintenant Foucault à réfléchir sur
l’éthique comme technique de soi, ascèse, voire comme
renoncement. La deuxième marque qui sépare la folie
de son imitation est celle des espaces auxquels se dirige
chacune des ces forces. Dans les « œuvres de folie », la
transgression visait un dehors, un espace au-delà des limites
de l’être. Dans les textes de Baudelaire, en contrepartie,
il y va d’un travail sur les limites de soi-même. Les deux
forces partagent le caractère ontologique et critique,
puisqu’à la fois il s’agit de l’être et de ses limites. Mais si
la transgression était impulsive et inévitable, c’est-à-dire

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114 L’Émancipation de Kant à Deleuze

sans choix, l’éthique, elle, ne va pas sans un ensemble


d’options faites par le sujet et qui portent sur lui. On
pourrait sans doute y ajouter une troisième et dernière
différence, concernant le rôle de la peur. La cruauté écarte
celle-ci à la faveur d’une témérité qui sait jouer avec le
danger, sans pourtant se laisser prendre au piège. Comme
l’écrit Artaud : « Je tombe./ Je tombe mais je n’ai pas
peur./ Je rends ma peur dans le bruit de la rage, dans un
solennel barrissement 45 ». Là encore, Foucault a compris
qu’on ne pouvait dire « je » à la place d’Artaud. Dans
le sillage de Nietzsche, il découvre que la peur a depuis
toujours joué un rôle indéniable dans la vie de l’homme.
D’une certaine façon, l’éthique est l’art de l’homme qui
craint : la vieillesse, la désillusion, la maladie, la mort.
Elle est un art pour se protéger contre ces maux. Artaud
peut bien dire « je n’ai pas peur », cela ne change rien
au fait que, tout au long de l’histoire, des hommes ont
dit « nous avons peur », un mot qui barre la voie à la
cruauté et ouvre la porte, par exemple, à l’éthique comme
maîtrise de soi. La transgression met le sujet en danger,
voire elle le déchire, tandis que l’éthique le protège, en
étant, pour reprendre l’expression de Baudelaire, une
espèce de culte de soi. S’il fallait enfin résumer en trois
mots ce que Foucault a su lire chez les Anciens et chez
Baudelaire, mais qu’il ne rencontrait pas chez Artaud, ils
seraient le choix, la maîtrise de soi et la peur. Ces trois
éléments de l’éthique telle que la comprend le dernier

45. Artaud, Le Théâtre de Séraphin, dans Œuvres complètes, t. IV, p. 178.


Par là, Artaud s’approche de Nietzsche, pour qui la critique radicale de son
propre temps peut uniquement être menée jusqu’au bout par ceux qui n’ont
« jamais appris la crainte ». Nietzsche, Ecce Homo, « Par-delà bien et mal »,
§ 2, dans Œuvres philosophiques complètes, t. VIII, trad. de J.-C. Hémery,
Paris, Gallimard, 1974, p. 319.

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Le supplice du sujet 115

Foucault s’opposent, terme à terme, à l’impossibilité de


choisir, à l’excès de l’être et à la témérité singulière. Voilà
pourquoi il ne pouvait désormais que garder le silence à
l’égard de cette œuvre démesurée.

On a réussi à mettre en lumière un réseau de tensions,


de complicités, de changements et d’écarts entre Deleuze
et Foucault. On se laisse trop souvent aller à croire qu’il
n’y a entre eux que des affinités, et qu’au demeurant ils
soutiennent les mêmes positions dans la philosophie,
ou en toute rigueur dans ses marges, puisque Foucault
est devenu un historien de type nouveau et Deleuze n’a
jamais caché son mépris de la pratique institutionnelle de
la discipline, notamment sous sa forme d’une histoire de
la tradition trop pointilleuse 46. On croit par ailleurs qu’ils
se trouvent à l’extrême opposé de Sartre, le dernier grand
représentant d’une pensée révolue comme le prétendait
Foucault, un homme du xixe siècle qui se serait épuisé à
penser le xxe 47. Or, les choses sont bien plus compliquées
qu’elles n’en ont l’air, et il suffit de lire les remarques fort
élogieuses de Deleuze au sujet de Sartre dans les Dialogues
autant que de reconnaître la dette de Foucault par rapport
à Sartre au sujet de Baudelaire (dette qu’il tend à dissi-
muler) pour se rendre compte du besoin dans lequel on
se trouve de démêler les confusions où s’embrouillent les
esprits. À l’issue de l’analyse, on voit combien Deleuze

46. G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, p. 19-20.


47. Foucault, « L’homme est-il mort ? » (1966), Dits et écrits, n° 39,
t. I, p. 542.

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116 L’Émancipation de Kant à Deleuze

poursuit jusqu’au bout le travail d’Artaud : défier le


jugement, cela signifie toujours faire l’impossible pour
percer les murs de l’organisation, ce qui s’exprime dans
un devenir-cruel, devenir-corps-sans-organes, devenir-
animal. Si l’éthique est une conversion à soi en vue d’un
dépli qui serait le nouveau rapport à l’autre, comme
l’explique Foucault, la cruauté, elle, est une manière
de multiplier les singularités mineures, manière tout de
même paradoxale, car elle devrait pouvoir aboutir à la
constitution d’une communauté (à l’instar des Indiens
du Mexique). Peut-être la divergence entre Foucault et
Deleuze se laisse-t-elle saisir par ce mot –  communauté –,
le premier mettant en valeur le petit groupe qui se donne
le « luxe » d’une éthique à laquelle il se soumet rigidement
mais de son propre gré, et le second se proposant de
fonder une nouvelle communauté vitale qui chercherait
toujours à aller au-delà d’elle-même, vouée à un espace
hors du jugement. Si cela est correct, alors Deleuze aura
franchi un pas vers l’imagination d’une communauté de
singularités mineures (dont la constitution n’est en vérité
que trop problématique) et, ce faisant, il aura été le seul
à tenter de passer outre la distinction entre la singularité
de la folie, l’universalité du savoir et de la morale, et
la particularité de l’éthique, une distinction à laquelle
Foucault appartiendrait encore.

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IV

La modernité comme époque et comme


attitude

Nous venons de voir que l’adoucissement de la trans-


gression s’accompagne, chez Foucault, d’une disparition
des références faites à Artaud, Bataille et d’autres. À leur
place, le seul écrivain important qui surgit – et bien
plus tard – est Baudelaire, qui vient occuper la position
entre-temps laissée vacante par les artistes et les penseurs
du dehors. Répondant ainsi aux voix devenues muettes
des transgresseurs modernes, le poète permet à Foucault
d’opérer une transition surprenante : il revient au champ
de la création littéraire ; cependant il n’y entre plus par
la voie de l’excès, de la folie et de l’expérience sans sujet,
mais par celle de la maîtrise de soi, qui si elle n’est pas
exempte d’excès (comme le prouvent certaines pratiques
ascétiques), présente tout de même des caractéristiques
qui étaient absentes de l’univers transgressif, dès lors le
pouvoir d’exercer des choix réels. De la sorte, l’apparition
de Baudelaire représente un tour volontairement brutal
dans le raisonnement de Foucault, qui n’est pas sans
rappeler l’apparition inattendue de l’homme par laquelle, à
la fin des Mots et les choses, était introduit dans le jeu, « au
dernier instant et comme par un coup de théâtre artificiel »,
un personnage qui n’y avait point encore figuré 1. Mais

1. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 318.

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118 L’Émancipation de Kant à Deleuze

outre le passage de la littérature avec folie à la littérature


sans folie, Baudelaire rend possible encore une autre
transition, celle qui mène de l’Antiquité gréco-latine à
laquelle Foucault est remonté dans ses derniers livres et
cours, au xixe siècle français. C’est ce passage qu’il faut
maintenant étudier de plus près, puisqu’il introduit trois
failles dans le portrait du monde moderne que Foucault
nous avait donné dans ses livres précédents.

I. Baudelaire,
écrivain transhistorique

Si l’univers de l’éthique ancienne a permis à Foucault


d’« étudier les jeux de vérité dans le rapport de soi à soi
et la constitution de soi-même comme sujet 2 », comme
il l’écrit dans L’Usage des plaisirs, cette étude de l’histoire
de la subjectivation conduit par la suite à un retour à la
modernité. Il est vrai que celle-ci n’est jamais sortie de
son horizon, et Foucault continuait de penser son temps à
la lumière de ses nouvelles recherches, quand bien même
elles portaient sur l’Antiquité ou le Moyen Âge. Mais il
n’existait pas, dans ses textes publiés, de personnage qui
permettait de jeter explicitement ce pont et d’en faire appa-
raître les conséquences – jusqu’au moment où intervient
Baudelaire. Un fait exceptionnel concerne ce poète : il
compte parmi les rares personnalités modernes auxquelles
est faite allusion dans les deux derniers volumes de l’His-
toire de la sexualité. Certes, la référence que Foucault lui
consacre (une note de bas de page où il est également

2. Foucault, « Introduction », L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard,


1984, p. 13.

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La modernité comme époque et comme attitude 119

question de Benjamin) est discrète, toutefois elle lui permet


de l’inscrire dans l’« histoire générale des “techniques
de soi 3” », dont il s’efforce de reconstituer les premiers
chapitres. En contrepartie, Baudelaire mérite de la part
de Foucault une attention conséquente dans l’article
« Qu’est-ce que les Lumières ? », et la concomitance de
la parution de tous ces écrits dans la même année 1984
rend aisé le rapprochement entre eux, autorisant à saisir
la place qu’il réserve au poète : Baudelaire se trouve à la
charnière de l’Antiquité et de la modernité et il aide au
passage théorique de l’une à l’autre. La preuve que l’inter-
prétation foucaldienne du dandysme est redevable de sa
lecture des anciens, c’est que Foucault présente le poète
comme l’incarnation d’un êthos moderne, d’une attitude
éthique pensée à la lumière des Grecs. En effet, et comme
on l’a vu dans le chapitre I, le dandysme se présente comme
un choix de l’assujettissement de soi-même à soi-même,
ce qui garantit au dandy un espace d’affranchissement
des contraintes extérieures et le rend proche de l’homme
de l’éthique ancienne qui, comme lui, prolonge, limite
et convertit sa liberté en assujettissement à soi (ou ce que
nous appelons un héauto-assujettissement), et non aux
autres (ce qui serait une servitude volontaire). Cette sorte
de court-circuit qui relie deux époques si éloignées par la
mise entre parenthèses de l’histoire qui les sépare, ouvre
des perspectives surprenantes, notamment elle introduit
une première ligne de fracture dans la représentation
foucaldienne de la modernité : dorénavant, celle-ci n’est
plus dominée par la folie et l’œuvre d’art démesurée, elle
n’est pas davantage l’ère de la surveillance et de la norma-
lisation, mais elle est un temps dans lequel s’épanouissent

3. Foucault, L’Usage des plaisirs, p. 19 et n. 1.

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120 L’Émancipation de Kant à Deleuze

de nouvelles formes de rapport à soi. Autrement dit, il y


a désormais, au sein même de l’ère moderne, une preuve
éminente qu’il est possible de bâtir une conduite sur des
choix libres, portant sur ce qu’est chacun d’entre nous
dans son rapport à soi. D’un seul coup, on comprend
que le dandysme qui jette un pont entre l’Antiquité et la
modernité est aussi celui qui introduit un changement
considérable dans le discours de Foucault sur son temps.
Les deux mouvements sont simultanés.
Pourtant, Baudelaire provoque encore deux fractures
dans la conception foucaldienne du moderne, et ce sont
ces deux déplacements qu’il s’agit d’examiner mainte-
nant : d’une part, l’attitude de modernité introduit une
nouvelle conception des liens entre les époques, voire un
nouveau lien entre des expériences distinctes, vécues à des
moments différents de l’histoire, et qui pourtant gardent
entre elles quelque chose de ressemblant ; d’autre part,
un nouvel espace s’ouvre, celui de la singularité associée
à la particularité, espace à l’intérieur duquel Foucault
bâtira toute une autre intelligence du rapport à soi et aux
autres. Voyons comment.
On s’en souvient, Foucault a recours à Baudelaire pour
caractériser ce qu’il appelle « l’attitude de modernité ».
Que doit-on entendre par là ? Dans « Qu’est-ce que les
Lumières ? », il explique : « Par attitude, je veux dire
un mode de relation à l’égard de l’actualité ; un choix
volontaire qui est fait par certains ; enfin, une manière
de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se
conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et
se présente comme une tâche. Un peu, sans doute, comme

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La modernité comme époque et comme attitude 121

ce que les Grecs appelaient un êthos 4 ». Ces mots, qui


concernent directement les liens entre le monde ancien
et le monde moderne, montrent véritablement que celui-
là fait irruption dans celui-ci, mais c’est cet avènement
même qui pose un problème, puisqu’il fait beaucoup
plus que jeter un pont entre deux époques différentes,
même lointaines, et Foucault va bien au-delà de prétendre
simplement qu’il y a un vague héritage antique chez les
modernes : en toute rigueur, il suppose l’existence, dans
la modernité, d’un élément, selon toute vraisemblance
crucial pour saisir le mode d’être de cette dernière, qui
ne serait pas lui-même typiquement moderne, mais grec
antique – c’est l’attitude comprise comme êthos, et l’atti-
tude de modernité saisie comme êthos de la modernité.
Une dimension de la temporalité apparaît ici qui est
en net décalage par rapport à celle qui était pensée dans le
schème des discontinuités qui a rendu Foucault célèbre,
à tel point que ce véritable croisement d’époques ne
peut qu’être troublant. Il est vrai que, dans le dessein de
faire l’histoire de l’éthique, le dernier Foucault renonce
en toutes lettres aux ruptures radicales et il se montre
beaucoup plus intéressé aux apparitions et disparitions
temporaires de certains éléments de la réflexion morale
(suivies de leurs multiples réapparitions et dédoublements)
qu’aux naissances soudaines et aux morts définitives de
quelques théories ou pratiques 5. À l’avenir, en plaçant

4. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,


t. IV, p. 568.
5. Au sujet de la conception (changeante au fil des décennies) que
se fait Foucault des métamorphoses historiques, je prends la liberté de
renvoyer à mon livre, Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, Paris,
L’Harmattan, coll. « La Philosophie en commun », 2011, particulièrement
sa Deuxième partie.

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122 L’Émancipation de Kant à Deleuze

un reste d’Antiquité au sein de la modernité, il franchira


résolument un cap supplémentaire dans cette démarche.
Sans doute touche-t-on ici à l’un des secrets de son retour
aux Grecs : Foucault avait besoin d’opérer un déplacement
radical, il avait besoin d’une véritable hétérotopie, d’une
configuration autre suffisamment puissante pour ouvrir
de nouvelles perspectives sur son actualité, et il l’a trouvée
dans le monde antique pour, par la suite, le projeter sur
le moderne. Chemin faisant, il aperçoit la silhouette du
dandy. C’est pourquoi, au-delà de chercher à comprendre
comment Baudelaire permet le passage théorique d’un
univers à l’autre, il convient encore de saisir l’étrange
présence de l’un au cœur de l’autre.
Dans ce but, nous revenons à la lecture du Peintre de
la vie moderne, qui en décrivant le dandy comme ayant
le pouvoir de provoquer l’irruption, dans son temps, de
quelque chose d’intempestif, l’instaure comme la figure
même du trouble. « Le dandysme, écrit Baudelaire, est
une institution vague, aussi bizarre que le duel 6 [...] ». En
quoi consiste sa bizarrerie ? En ce qu’il est, tout comme
le duel, en opposition avec les usages reçus par son
époque. Ainsi, pas plus que la modernité n’est simplement
moderne, puisqu’il y a en elle quelque chose d’ancien et
que par là elle contient en elle-même une hétérochronie,
le dandysme ne saurait appartenir entièrement au siècle
qui l’a vu naître, quand bien même Foucault écrit à bon
droit que Baudelaire utilisait cette désignation « selon le

6. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne (1863-1868), dans Œuvres


complètes (éd. C. Pichois), t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1976, p. 683-724 : p. 709.

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La modernité comme époque et comme attitude 123

vocabulaire de l’époque 7 ». En même temps il est inté-


ressant (et révélateur) de constater que le dandysme n’est
pas dans le xixe siècle « comme poisson dans l’eau », selon
le mot célèbre qu’employait Foucault pour se référer au
marxisme 8. Il ne l’est pas, parce que justement il a ce
caractère hétérochronique : il ne cesse pas de respirer
en dehors du xixe siècle et il respire encore au temps
de Foucault, qui s’en inspire. Avant et après un temps
qui fut le sien, quand bien même il n’y a pas appartenu
entièrement, le dandysme n’a pas cessé de vivre, et à ce
titre il se distingue radicalement du marxisme, non pas
en tant que théorie, mais en tant que forme d’expérience.
Pour Foucault, une esthétique vaut beaucoup plus qu’une
politique ; et une éthique esthétique, beaucoup plus qu’une
économie politique : celle-ci meurt avec son temps, tandis
que celle-là survit au temps qui passe.
Il n’y a pas de meilleure façon d’exprimer cela que
par une formule aux allures de paradoxe : pas plus que
l’actualité ne saurait être comprise sans ce qu’elle comporte
d’inactuel, l’inactualité ne pourrait être saisie sans une
profonde attention au moment présent. En acceptant ce
double principe, on reconnaît une chose capitale : pour
Foucault, ce qui fait l’intérêt de l’éthique de Baudelaire
n’est rien de moins que son caractère transhistorique, le
fait qu’elle est la réhabilitation, modifiée et adaptée aux
besoins de son temps, d’une attitude qui donne forme à un
rapport à soi particulier et austère, un peu à la similitude
de ce qui se passe avec ce que, dans son dernier cours au
Collège de France, il appelle le « cynisme transhistorique »,

7. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,


t.IV, p. 570.
8. Foucault, Les Mots et les choses, p. 274

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124 L’Émancipation de Kant à Deleuze

le cynisme saisi comme « catégorie historique traversant,


sous des formes diverses, avec des objectifs variés, toute
l’histoire occidentale 9 ». À partir de cette double lumière,
l’attitude de modernité peut être comprise comme la
réapparition, sous de nouvelles déterminations, d’un choix
resté possible, toujours accessible, toujours en attente.
Réciproquement, l’êthos n’est pas purement antique,
il est aussi une possibilité que la modernité, comme
d’autres périodes de l’histoire, a su conquérir à sa façon,
avec l’un des noms qui lui étaient propres, le dandysme.
Celui-ci est le point où le présent et l’éternité s’unissent
le plus étroitement, lieu où s’entremêlent la plus ancienne
inactualité et la plus urgente actualité ; l’espace, enfin, où
on retrouve la tension à laquelle le poète a si bien donné
voix en prétendant, selon les mots de Foucault, ressaisir
dans le mouvement perpétuel « quelque chose d’éternel
qui n’est pas au-delà de l’instant présent, ni derrière lui,
mais en lui 10 ». C’est donc en suggérant l’idée d’une
transversale à l’histoire que Baudelaire permet l’irruption
d’une époque dans l’autre.
Maintenant, un fait est remarquable dans cette idée
de transhistoricité : elle est loin d’être une trouvaille dans
le parcours de Foucault, et ressemble bien plutôt à une
résurgence. Relisons attentivement un texte cité plus haut :

En tant que littérature de fous, on vit paraître les poésies de


Hölderlin, et de Blake, ainsi que l’œuvre de Raymond Roussel.
Ce dernier est entré dans un hôpital psychiatrique pour névrose

9. Foucault, Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France (1983-


1984), éd. par F. Gros, Paris, Seuil/Gallimard, 2009, p. 161.
10. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,
t.IV p. 569.

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La modernité comme époque et comme attitude 125

obsessionnelle [...]. [...] Pour sa part, Antonin Artaud était


schizophrène [...]. Par ailleurs, il suffit de penser à Nietzsche et
à Baudelaire pour affirmer qu’il faut imiter la folie ou devenir
effectivement fou afin d’établir de nouveaux champs en littérature.

Baudelaire mis à part, toutes ces figures ont apparues


réunies dans l’Histoire de la folie, où l’on trouvait une
transhistoricité véhiculée par l’expérience de la folie dans
laquelle chacun de ces personnages et encore d’autres
s’inscrivaient à leur façon, par exemple Sade :

le libertinage, à l’époque où triomphaient les lumières, a vécu


une existence obscure, trahie et traquée, informulable presque
avant que Sade ait composé Justine et surtout Juliette, comme
formidable pamphlet contre les « philosophes », et comme
expression première d’une expérience qui tout au long du xviiie
siècle n’avait guère reçu de statut que policier entre les murs de
l’internement 11.

Cette « existence obscure » était bien un mode d’être


en vie, toutefois un mode discret, à peine visible. Mais
dans son obscurité comme dans sa réapparition soudaine,
il s’agit d’une existence qui en manifeste une autre,
celle de la folie, dont le libertinage intégrait le règne.
Son irruption était donc bien l’un des différents modes
d’actualisation d’une expérience elle-même immortelle,
tantôt oubliée tantôt présentée au grand jour. Chez Sade,
la folie dépasse les murs de l’Hôpital et vient au jour de
manière inopinée : d’une part, elle vient à l’actualité
contre la loi que lui dicte le renfermement, et de ce
point de vue elle est intempestive ; d’autre part, elle fait

11. Foucault, Histoire de la folie, p. 137.

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126 L’Émancipation de Kant à Deleuze

elle-même sa propre actualité, en marquant le présent


de sa frappe. Raconter, à partir de là, une partie de l’his-
toire de la folie, c’est prendre ce qu’il y a d’inactuel ou
de transhistorique dans l’actualité du libertinage afin de
le mettre en valeur. Mais ce n’est pas tout, et on détecte
également chez Shakespeare et Cervantes les efforts pour
se placer sur la même transversale à l’histoire : comme
l’écrit Foucault, ces deux auteurs travaillent « par-delà le
temps » et se placent à moitié au-delà de leur époque 12.
Il en est de même pour Goya, qui à l’âge classique porte
témoignage d’une existence occulte, malgré tout vivante 13.
Plus généralement encore, c’est « sous le soleil de la
grande recherche nietzschéenne » que Foucault énonce
son projet de « confronter les dialectiques de l’histoire
aux structures immobiles du tragique 14. » Dans tous ces
exemples, on retrouve le même rapport entre le présent et
l’éternité dont il est question dans les textes de Baudelaire
sur le dandysme.
L’originalité de la lecture foucaldienne par rapport à
celles de Sartre et de Bataille ressort à nouveau avec encore
plus de clarté : désormais, il n’est plus question d’un
Baudelaire tourné ni vers le passé, comme le prétendait
le premier, ni vers un possible illimité, comme l’arguait
le second, et il s’agit plutôt de construire un temps contre
son temps. Paradoxalement, c’est Sartre qui a mis en valeur
ce trait de caractère du poète, mais bien entendu pour
le fustiger. Souvenons-nous de ce qu’il en écrivait, après
s’être exprimé sur l’espérance en un avenir de justice qui

12. Foucault, Histoire de la folie, p. 59.


13. Voir Foucault, Histoire de la folie, p. 47.
14. Foucault, « Préface » de l’Histoire de la folie (1961), Dits et écrits,
n° 4, t. I, p. 162.

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La modernité comme époque et comme attitude 127

caractérisait le milieu du xixe siècle : « On se rend mal


compte aujourd’hui de la puissance de ce grand fleuve
révolutionnaire et réformiste ; aussi apprécie-t-on mal la
force que Baudelaire dut déployer pour nager à contre-
courant 15 ». Ce faisant, Sartre rapproche Baudelaire et
Nietzsche. N’était-ce donc pas ce dernier qui préférait,
aux biographies ayant pour refrain « Monsieur Un Tel
et son temps », celles qui portaient le titre « un lutteur
contre son temps 16 » ? N’était-ce pas lui qui voulait « agir
contre le temps 17 » et faisait de cela même le noyau de
toute inactualité ? Mais ne nous y trompons pas : le tran-
shistorique du dernier Foucault n’est pas anhistorique,
c’est-à-dire intemporel, au sens où il resterait dans un
espace hors du monde et dont le principe s’actualiserait
sporadiquement. De ce point de vue, il n’y a, chez le
dernier Foucault, aucune nostalgie d’un temps perdu
ou oublié, ce qui sans doute contraste avec l’oubli de la
folie dont il était question dans sa thèse de doctorat, folie
solaire dont le retour imminent constituait la promesse
de son texte. Le transhistorique dégagé par sa lecture de
Baudelaire est fort différent de cela, et Foucault souligne
bien que tout l’effort important consiste à saisir quelque
chose d’éternel qui n’est pas au-delà de l’instant présent,
ni derrière lui, mais en lui, si bien qu’aucune confusion
n’est possible avec l’anhistorique dont parlait Nietzsche
dans la Deuxième considération intempestive lorsque, pour
faire revenir sur scène les conditions matinales de ce qu’il

15. Sartre, Baudelaire, p. 209.


16. Nietzsche, Unzeitgemäße Betrachtungen, II, 6, dans Werke, t. III,
vol. 1, p. 291 ; Considérations inactuelles, II : De l’utilité et des inconvénients
de l’histoire pour la vie, dans Considérations inactuelles I et II, trad. P. Rusch,
Paris, Gallimard, « Folio essais », 1990, p. 135.
17. Ibid., « Vorwort », p. 243 ; tr. p. 94.

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128 L’Émancipation de Kant à Deleuze

appelait « le monde grec archaïque [et] sa grande et natu-


relle humanité », quand la vie était « dominée [...] par
des instincts et de vigoureuses illusions 18 », il réclamait la
constitution d’une légion de héros qui, venant briser un
processus historique fictif, montreraient qu’« ils vivent
dans une simultanéité intemporelle 19 ». Pour cette pensée
des origines (finalement abandonnée par Nietzsche, récu-
pérée plus tard et dans un autre sens par Heidegger), la
restauration des conditions originelles viendrait par une
irruption du hors-du-temps dans le temps. Pour l’attitude
éthique foucaldienne, au contraire, il n’y a pas lieu de
restaurer des conditions qui d’ailleurs, généalogiquement
parlant, n’ont jamais existé dans une pureté ni dans une
vérité intemporelles. Aussi peut-il récuser toute recherche
d’une « solution de rechange », puisque, comme il le
disait, « on ne trouve pas la solution d’un problème dans
la solution d’un autre problème posé à une autre époque
par des gens différents 20 ». Et c’est ainsi que nous saisis-
sons la deuxième fracture introduite par l’éthique dans
la représentation foucaldienne de la modernité : à partir
de maintenant, celle-ci est envisagée « plutôt comme une
attitude que comme une période de l’histoire 21 ». Formule
qui, pour nous, n’est plus difficile à expliciter. Depuis
l’Histoire de la folie, Foucault avait présenté notre temps
comme une époque parmi d’autres, inaugurée avec le
xixe siècle, ayant subi sa première grande remise en cause

18. Ibid., p. 295 ; tr. p. 138-139.


19. Ibid., p. 313 ; tr. p. 155.
20. Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du
travail en cours » (1984, trad. révisée par Foucault), Dits et écrits, n° 344,
t. IV, p. 611-612.
21. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,
t. IV, p. 568.

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La modernité comme époque et comme attitude 129

dans l’œuvre de Nietzsche, toutefois constituant encore


le sol qui vient jusqu’à nous. S’arrêter là impliquait de
renfermer la modernité en elle-même, cloîtrer le temps
dans l’espace d’une époque définie par une configura-
tion. Mais dès qu’il découvre, dans cet espace, un signe
inattendu de la même liberté fondamentale d’établir un
rapport éthique à soi qu’il venait d’examiner chez les
Anciens, sa manière d’envisager son temps ne pouvait que
difficilement rester intacte. En fait, elle bascule vers une
nouvelle transhistoricité et accepte désormais l’existence
d’une ligne qui, au-delà de l’instauration et de la ruine
des configurations, c’est-à-dire au-delà des discontinuités,
voire des ruptures, traverse chaque époque comme la
marque d’un espoir toujours susceptible d’être ravivé.

II. Contre le lien immédiat entre le


singulier et l’universel, l’éthique du
particulier

On se tromperait en croyant que cette liberté éthique


se résume à une affaire privée ou de chaque individu,
car dans l’Antiquité déjà, les rapports à soi n’étaient pas
seulement envisagés du point de vue du sujet singulier,
mais ils se déployaient encore sur le plan de la relation aux
autres. Dans son recours aux Grecs et aux Latins, Foucault
découvre la bienveillance et l’amitié, qui contrastent avec
la surveillance et la punition qu’il avait mises en relief
dans son traitement de l’âge classique et de la modernité.
On devrait dès lors se demander si le même phénomène
ne serait pas repérable dans l’ère moderne, puisque s’il
est vrai que jusqu’à présent nous avons concentré notre
attention sur le cas singulier de l’homme Baudelaire, il

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130 L’Émancipation de Kant à Deleuze

n’en reste pas moins qu’on aurait tort de négliger deux


lignes associées à la présence de ce poète dans le texte de
Foucault, la première qui a trait à ce qui dans le discours
de Baudelaire apparaît comme la référence au groupe des
dandys, la seconde qui concerne la valeur d’exemple que
la conduite du poète peut avoir pour d’autres. Je fais ici
l’hypothèse que ces deux lignes sont autant de chemins
par lesquels Foucault s’éloigne d’une alternative entre
deux options extrêmes, à savoir la singularité irréductible
et l’universalité. Au xixe siècle comme chez les Grecs et
les Romains, ces deux nouveaux chemins mènent à une
réinvention tout à la fois de soi et de la vie en commun,
à une nouvelle perception de la singularité et de la parti-
cularité.
Pour tenter de mieux cerner ce qui est ici en jeu,
méditons encore une fois la différence entre ceux qui
deviennent effectivement fous et ceux qui seulement
miment la folie. Dans cette différence, Nietzsche joue le
rôle d’introducteur, au sein de la philosophie, de l’impos-
sibilité d’universaliser le « je » du discours subjectif, ce
qui procure à Foucault l’occasion de toucher, en sous-
main, aux deux concepts classiques auxquels nous venons
de faire allusion, la singularité et l’universalité, dans le
but de briser les liens qu’ils nouent et de penser au-delà
d’eux. Nous prendrons mieux la mesure de cette rupture
nietzschéenne avec la pensée classique de Descartes qui
suppose l’universalisation du « je », en faisant un bref
détour par Kant.
La Critique de la raison pure, on le sait, divise les
jugements du point de vue de la quantité, en singu-
liers, particuliers et universels. Cette classification cache
toutefois une nuance : ces trois types de jugement ne se

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La modernité comme époque et comme attitude 131

trouvent pas sur le même plan, mais il y en a deux qui


nouent entre eux un lien privilégié. Ainsi,

on peut traiter les jugements singuliers comme les jugements


universels. En effet, par là même qu’ils n’ont aucune extension,
leur prédicat ne peut pas simplement être rapporté à quelque
chose de ce qui est renfermé dans le concept du sujet et être exclu
du reste. Il s’applique donc à tout ce concept sans exception,
comme s’il s’agissait d’un concept général à toute extension
duquel conviendrait le prédicat 22.

On le voit, la différence ne se pose pas d’égale manière


entre l’universel, le singulier et le particulier, mais bien
entre les deux premiers groupés ensemble, d’un côté, et
de l’autre côté, le dernier pris séparément. Dans cette
perspective, la proximité entre le singulier et l’universel
est commune à Descartes et à Kant. Bien plus, chez Kant
la relation privilégiée entre ces deux instances n’est pas
une exclusivité de la théorie de la connaissance, et on la
voit aussi à l’œuvre dans l’impératif moral, comme le
montre si bien la Fondation de la métaphysique des mœurs
dans laquelle on lit cette formulation célèbre : « Agis
uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir
en même temps qu’elle devienne une loi universelle 23 ». Là
encore, le singulier et l’universel sont saisis par le même
mouvement qui suppose, ici, la véritable exclusion de
l’intérêt particulier. Et il n’en est pas autrement de l’usage
public de la raison tel qu’il est théorisé dans la réponse

22. Kant, Critique de la raison pure, B 96, tr. p. 89.


23. Kant, Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, Ak. IV, p. 421 ; trad.
Delbos et Philonenko, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris,
Vrin, 1987, p. 94.

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132 L’Émancipation de Kant à Deleuze

kantienne à la question de l’Aufklärung, point de départ


de toute notre analyse : sous-jacente à la prétention que
le savant, lorsqu’il s’adresse à « l’ensemble du public des
lecteurs », doit contribuer à « la destination originelle » de
la nature humaine « de progresser dans les Lumières 24 »,
il y a l’idée que ce même savant doit garder à l’esprit ses
responsabilités devant toute la communauté, voire devant
la société cosmopolite 25. De ce fait même, la singularité
du savant, dont le rôle est de s’évertuer à penser selon
les principes de la raison, se lie à la loi universelle dans
un rapport où la particularité de la communauté des
lecteurs ne joue qu’un rôle intermédiaire. Ainsi, quand
bien même l’usage public de la raison ne nous apparaît
pas comme son usage universel, il ne fait pas de doute que
cet usage est bien orienté vers l’universel. Dans les trois
cas – épistémologique, moral et politique –, la tripartition
rapproche à chaque fois le singulier de l’universel, et, du
même coup, elle les sépare du particulier, auquel elle
accorde seulement un statut de second rang.
Ce détour par Kant jette une lumière plus nette sur
les enjeux de l’intimité entre le singulier et l’universel,
déjà supposée dans la référence de Foucault à Descartes,
chez qui la découverte du Cogito est liée à un travail
individuel concernant avant tout le sujet pris comme
séparé. Toutefois, ce qui est affirmé de ce sujet pourra
et devra se dire, par la suite, de l’universel : tout pensant
est un pensant-existant. Pour revenir quelque peu en
arrière, on voit comment la différence entre les poètes et
les philosophes entraîne une double conséquence : d’un

24. Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? »,


Ak. VIII, p. 39.
25. Ibid., p. 37.

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La modernité comme époque et comme attitude 133

côté, elle montre que la singularité et l’universalité sont


traditionnellement comprises sur un seul plan, Descartes
et Kant nous apparaissant alors comme deux faces de la
même prétention philosophique à penser la première
en fonction de la seconde ; mais, de l’autre côté, elle
rappelle que la singularité et l’universalité peuvent être
absolument irréductibles l’une à l’autre, comme dans le
cas de Nietzsche et de la « littérature de fous », au point
que singulier et universel ne peuvent qu’éclater. Donc,
l’attention portée par Foucault à la « folie » de Nietzsche
s’inscrit dans le programme de destruction d’une singu-
larité dont le sens primordial est d’être subsumée sous
l’universel. La nouvelle singularité qu’elle met en valeur
est rebelle à toute subsomption 26.

26. Exactement à la même époque, Sartre nous offre un autre modèle


pour penser, dans un seul mouvement, le singulier et l’universel, ainsi dans
sa conférence exemplairement intitulée « L’universel singulier » (Sartre,
Situations, IX : Mélanges, Paris, Gallimard, 1972, p. 152-190 ; 1e éd. de la
conférence, 1966), quand il présente Kierkegaard comme une « singularité
irréductible » aussi bien au savoir qu’à l’Histoire. Mais Kierkegaard ne reste
pas pour autant moins lié à une universalité qui l’entoure, « l’universalité des
déterminations historiques » imposées par « le milieu social, ses structures,
ses conditionnements et son évolution » (p. 173). Ici, l’irréductibilité du
singulier n’implique pas l’éclatement de l’universel ; elle consiste seulement
en ceci, « que l’homme historique, par son ancrage, fait de cette universalité
une situation particulière et de la nécessité commune une contingence irré-
ductible » (p. 173). Dans ce premier mouvement il y a de la singularisation de
l’universel. Pourtant, dans un second mouvement, il y a de l’universalisation
du singulier. Ainsi Sartre reprend-il l’exemple kierkegaardien d’Adam et de
son péché originel, que Sartre comprend comme « le libre choix nécessaire
[d’Adam] et transformation radicale de ce qu’il est » (p. 179). Mais, tout
de suite après, cette identification personnelle est universalisée, dès lors que
« nous sommes tous Adam en ceci que chacun de nous commet pour lui-
même et pour tous un péché singulier, c’est-à-dire que la finitude est pour
chacun nécessaire et incomparable » (p. 179). On voit comment la pensée
sartrienne se meut dans l’horizon d’une analytique de la finitude de l’homme,

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134 L’Émancipation de Kant à Deleuze

On constate que dans le rapport immédiat entre le


singulier et l’universel, la troisième instance à laquelle
Kant fait place dans la table des jugements, à savoir le
particulier, disparaît. Pour sa part, Foucault ne la recon-
naît clairement que dans ses approches du pouvoir, mais
pour l’intégrer d’emblée dans le fonctionnement des
rapports de pouvoir-savoir qui sont à la base tant des
idées abstraites que de l’organisation politique générale,
en quoi il antépose aux formations macrophysiques les
réseaux microphysiques, opération par laquelle il recon-
duit toute théorie générale et toute organisation politico-
institutionnelle aux rapports de pouvoirs et aux stratégies
impliquées en eux, qu’il présente alors comme particuliers.
En prétendant en effet, dans Surveiller et punir, que « les
disciplines réelles et corporelles ont constitué le sous-sol
des libertés formelles et juridiques 27 », Foucault ancre

que Foucault prend pour cible dans Les Mots et les choses (les deux écrits
paraissent en 1966). Que la finitude soit pour chacun nécessaire, cela fait
qu’elle est universelle ; que par ailleurs elle s’individualise incomparablement,
cela la transforme en des singularités irréductibles. D’où il suit que les deux
termes ne sont distingués, voire opposés par Sartre que pour mieux être
accordés à la fin, dans un élan dialectique que le titre même de son texte met
en évidence. La tâche sur laquelle se clôt cet article est elle aussi explicite :
elle consiste à « découvrir, en chaque conjoncture, indissolublement liées,
la singularité de l’universel et l’universalisation du singulier » (p. 190). Par
rapport à Descartes et Kant, Sartre propose ainsi un autre mode de commu-
nication entre l’universel et le singulier, sur la toile de fond de la finitude
de l’homme, et de l’Histoire. Mais l’irréductibilité du singulier sur laquelle
il s’arc-boute n’est ni pensée aussi radicalement que chez Foucault, où le
passage d’un terme à l’autre devient impossible (éclatement simultané du
moi et de l’universel), ni n’ouvre le champ d’une réflexion sur le particulier,
qu’elle paraît ignorer. On soupçonne dès lors que le singulier irréductible
sartrien n’est peut-être rien d’autre qu’une conscience individuelle exacerbée,
néanmoins destinée à se lier à l’universel qui l’entoure.
27. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 223-224.

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La modernité comme époque et comme attitude 135

les droits universels dans des intérêts particuliers, « ces


mécanismes menus, quotidiens et physiques, [...] tous
ces systèmes de micro-pouvoirs essentiellement inégali-
taires et dissymétriques que constituent les disciplines ».
En procédant ainsi, ce n’est pas seulement l’universel
qu’il reconduit au jeu des forces particulières, mais le
singulier, c’est-à-dire l’individu et son âme, reste lui aussi
sous la dépendance de ce jeu par lequel il est produit. En
un mot, lorsqu’à cette époque de la pensée de Foucault
l’instance du particulier est prise en considération, elle se
dévoile simplement comme l’assise de toute universalité
et de toute singularité, les deux dernières étant entendues
comme des produits politiques.
Le regard éthique sur le xixe siècle changera de fond en
comble ce tableau. Rappelons-nous que, dans « Qu’est-ce
que les Lumières ? », Foucault définit l’attitude de moder-
nité comme « un choix volontaire qui est fait par certains ;
enfin, une manière de penser et de sentir, une manière
aussi d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque
une appartenance et se présente comme une tâche 28 ». Ces
certains et leur appartenance nous indiquent la troisième
grande fracture dans la conception foucaldienne de la
modernité. Chez Baudelaire, en plein cœur de la moder-
nité, Foucault accentue l’existence d’un espace commun
qui n’est pas orienté vers l’universel et qui simultanément
permet de sortir de la singularité irréductible : le dandysme,
tel qu’il le présente, répond à ces réquisits. Dans Le Peintre
de la vie moderne, Baudelaire décrit le dandy comme

28. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,


t. IV, p. 568, nous soulignons.

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136 L’Émancipation de Kant à Deleuze

appartenant à une communauté spéciale, celle d’une


aristocratie de l’esprit 29 :

Que ces hommes se fassent nommer raffinés, incroyables, beaux,


lions ou dandys, tous sont issus d’une même origine ; tous parti-
cipent du même caractère d’opposition et de révolte ; tous sont
des représentants de ce qu’il y a de meilleur dans l’orgueil humain,
de ce besoin, trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de combattre et
de détruire la trivialité. De là naît, chez les dandys, cette attitude
hautaine de caste provocante, même dans sa froideur 30.

Voilà bien le dandysme comme attitude d’une mino-


rité. On creusera plus loin les implications des idées de
caste et d’attitude hautaine. Pour l’instant, ne perdons pas
de vue les points que valorise Foucault dans sa lecture, au
premier chef le nouveau rapport du singulier au particulier
qui renonce à l’horizon de l’universel. Comment saisir
cette nouveauté ?
Il convient de garder à l’esprit que le retour à la moder-
nité se fait à la lumière de la leçon antique, dans laquelle
le rapport entre ces trois concepts est loin d’être absent.
On les retrouve par exemple liés à l’interprétation du
stoïcisme, dans Le Souci de soi :

L’essentiel de l’attitude qu’il faut avoir à l’égard de l’activité


politique, écrit Foucault, est à rapporter au principe général que
ce qu’on est, on ne l’est pas par le rang qu’on occupe, la charge
qu’on exerce, la place où on se trouve – au-dessus ou au-dessous
des autres. Ce qu’on est, et dont il faut s’occuper comme d’une fin

29. Au sujet du dandy, il parle de « la supériorité aristocratique de son


esprit ». Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, p. 710.
30. Ibid., p. 711.

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La modernité comme époque et comme attitude 137

dernière, c’est un principe qui est singulier dans sa manifestation en


chacun, mais universel par la forme qu’il revêt chez tous et collectif
aussi par le lien de communauté qu’il établit entre les individus ;
telle est, du moins pour les stoïciens, la raison humaine comme
principe divin présent en nous 31.

Il ne fait pas de doute que Foucault déplace vers


l’Antiquité son attention au rapport entre le singulier, le
particulier et l’universel, déjà présente dans ses travaux
antérieurs, et il est donc pleinement conscient du rôle
des trois instances dans l’éthique antique. Seulement,
dans son retour à la modernité il évacue l’universalité au
profit des deux autres pôles. Baudelaire l’aide à réfléchir
sur la singularité de chacun et sur un certain « lien de
communauté », mais il ne fait pas de place à une pensée de
l’universel ou de ce qui serait présent chez tous. Foucault
ne transpose donc pas entièrement l’expérience éthique
ancienne, et il met à l’écart l’une de ses composantes
essentielles, notamment telles que le stoïcisme du Haut-
Empire les révèle.
Pierre Hadot a remarqué le premier ce choix de
Foucault et a su manifester des réticences à son égard.
En distinguant les Anciens de Baudelaire, Hadot nous
apporte une aide précieuse dans l’effort pour mieux
cerner la troisième ligne de fracture dans la représentation
foucaldienne de la modernité. Voici ce qu’il en dit :

Toutes les remarques que je viens de développer [...] visent égale-


ment la définition du modèle éthique que l’homme moderne
peut découvrir dans l’Antiquité. Et, précisément, je crains un
peu qu’en centrant trop exclusivement son interprétation sur

31. Foucault, Le Souci de soi, p. 128-129, nous soulignons.

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138 L’Émancipation de Kant à Deleuze

la culture de soi, sur le souci de soi, sur la conversion vers soi,


et, d’une manière générale, en définissant son modèle éthique
comme une esthétique de l’existence, M. Foucault ne propose une
culture du soi trop purement esthétique, c’est-à-dire, je le crains,
une nouvelle forme de dandysme, version fin du xxe siècle 32.

À cela, Hadot oppose un résultat des pratiques de soi


sur lequel Foucault « n’a pas suffisamment insisté : l’inté-
riorisation est dépassement de soi et universalisation 33. »
« On s’identifie ainsi à un “autre”, qui est la Nature, la
Raison universelle, présente dans chaque individu. Il y
a là une transformation radicale des perspectives, une
dimension universaliste et cosmique 34 [...]. » L’allusion
au dandysme dans un article consacré avant tout à là
lecture du Souci de soi est révélatrice : derrière ce livre de
Foucault, Hadot le déclare à très juste titre, il y va d’un
effort pour penser l’homme moderne à la lumière de la
référence antique. Si Foucault interprète rigoureusement la
pensée du Haut-Empire, ce que reconnaît Hadot, il n’est
pas moins vrai que son retour à la modernité passe sous
silence la dimension d’universalité inscrite dans certaines
de ces écoles. Sous cet aspect spécifique, Baudelaire ne
serait pas proche du stoïcisme, mais explicitement à
l’opposé de lui.
Encore pourrait-on dire que l’universel dont il est
question dans l’extrait du Souci de soi cité à l’instant ne
subsume pas le singulier, et que par conséquent il ne
joue pas le même rôle que l’universalité classique. Mais

32. P. Hadot, « Réflexions sur la notion de “culture de soi” », dans


AAVV, Michel Foucault philosophe, op. cit., p. 261-270 : p. 267.
33. Ibid.
34. Ibid.

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La modernité comme époque et comme attitude 139

l’important n’est pas là. Ce qu’il convient de souligner,


c’est la primauté que Foucault accorde aux deux autres
dimensions éthiques, celles des rapports de soi à soi et
de soi aux autres, au détriment de l’horizon universel.
Cette primauté jure de toute évidence avec ce qu’on
connaissait de lui, à savoir d’une part l’éloge qu’il faisait
de l’éclatement de la subsomption du singulier sous
l’universel par l’affirmation d’une singularité irréductible,
ce qui du même coup représentait la mort du sujet ; et,
d’autre part, tantôt le silence fait sur la particularité,
tantôt l’intégration de toute particularité dans le cadre
des relations de pouvoir comme une partie du système
de contraintes qui y sont associées. De ce fait, on saisit
plus clairement la façon dont la particularité éthique,
liée à une nouvelle singularité, représente une innova-
tion dans l’image que Foucault donne de son temps : le
dandysme n’est pas le fait d’un seul homme, mais d’un
groupe ou, pour reprendre le mot dont il se servait pour
parler des stoïciens, d’une communauté, peut-être même
de plusieurs communautés. Et la fraîcheur qu’à ses yeux
conserve le dandysme demeure dans la possibilité qu’il
offre d’établir un rapport original à soi et aux autres. Tout
le contraste se joue en ceci : s’il est vrai qu’on ne saurait
pas dire « je » à la place du philosophe fou, il n’est pas
moins vrai qu’on peut choisir de dire « je » à la place du
dandy qui mime la folie. Dès l’instant où cette différence
s’impose, la voie est ouverte pour accorder au particulier
un rôle à part entière.

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140 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Nous résumons les failles introduites, dans le jugement


que Foucault se faisait de la modernité, par le recours à
Baudelaire. La première reste inséparable du contraste,
décrit au tout début, entre Sartre, selon lequel Baudelaire a
mal choisi, Bataille, selon qui il n’a pas choisi, et Foucault,
selon qui il s’est bien choisi. C’est une fracture qui résulte
de l’introduction, au cœur du xixe siècle, d’une liberté
irrévocable que certains ont pu exercer dans leur rapport à
eux-mêmes et aux autres ; ces quelques-uns qui prouvent
qu’on n’est pas condamné à énoncer des discours de savoir
dont les conditions de possibilité nous dépassent (c’est
comme cela que l’épistémè était décrite dans Les Mots et les
choses) ni à nous débattre dans les mailles du pouvoir contre
les forces de l’assujettissement qui nous constituent dans
nos corps comme dans nos âmes (comme dans Surveiller
et punir et La Volonté de savoir). En tant que dimension
de l’expérience, l’éthique est toujours susceptible d’être
poursuivie, relancée. S’il est vrai qu’à chaque époque
correspond une forme générale des rapports à soi, le
dandysme de Baudelaire reste, comme affranchissement
par auto-assujettissement à soi, un phare au cœur de la
modernité, indiquant une nouvelle issue aux contraintes
qui nous entourent.
La deuxième fracture est l’intelligence d’une ligne qui,
au-delà des époques, croise le temps et est susceptible de
prendre des formes diverses, mais qui représente à chaque
fois l’actualisation et la réanimation d’une liberté. Cette
ligne transhistorique qui par définition ne peut elle-même
être une époque se définit comme une attitude ; attitude
de modernité, ajoute Foucault, la modernité pouvant
ainsi être rapprochée de l’Antiquité par le biais de l’êthos.
Enfin, troisième caractéristique jusqu’alors méconnue,
la possibilité d’y constituer d’autres réseaux que ceux du

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La modernité comme époque et comme attitude 141

pouvoir, des réseaux où l’intérêt particulier ou de groupe


fondé sur un nouveau rapport éthique à soi et aux autres
trouve sa place. À ce stade, l’affranchissement ne siège
plus dans la transgression singulière qui manifestait une
force de l’être, ni dans une universalité qui imposerait
à chacun les mêmes codes et surveillerait les conduites ;
elle demeure dans l’exploration d’autres espaces, sous le
signe d’une particularité qui n’étouffe pas les singularités.
On pourrait se demander si, dans cette interprétation,
Baudelaire n’est pas plié aux besoins de Foucault. Ces
besoins sont déjà clairs : il y va de penser son temps à
partir d’un autre fond, celui de l’éthique, qui répond au
savoir et au pouvoir en tentant d’échapper à leurs forces
centripètes. Aussi Baudelaire gagne-t-il dans « Qu’est-ce
que les Lumières ? » le statut d’une véritable hétérotopie,
d’un espace alternatif dont Foucault avait besoin pour
déplacer le regard sur son temps. Figure inquiétante,
puisqu’elle vient rendre au sol de la pensée foucaldienne
son instabilité et ses failles ; figure toutefois sécurisante,
dans la mesure où elle fait renaître l’espoir de pouvoir
enfin penser la liberté, ne serait-ce que comme capacité
de choisir un héauto-assujettissement sans répit, le recours
à Baudelaire conserve quelque chose de paradoxal et de
surprenant : il désavoue une part de ce que Foucault avait
écrit, sans doute pour lui permettre de continuer à écrire.

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8757_Emancipation Kant Deleuze_MEP2.indd 142 03/10/13 12:23
V

La pensée critique
et la fin de l’anthropologie

Il est temps de revenir à Kant, par lequel a débuté ce


parcours. Son importance pour le dernier Foucault est
indéniable et il n’est certainement pas un hasard si celui-ci
le convoque, ensemble avec Baudelaire, afin d’expliquer
ce qu’ont été les Lumières et ce qu’il en reste. Les termes
dans lesquels il présente Kant à cette occasion ont de quoi
étonner. Lui, qui avait été si fortement blâmé dans la
« Préface à la transgression » pour avoir reconduit toute
l’entreprise critique à l’anthropologie 1, devient finalement
célébré comme fondateur d’une tradition louable, assise
sur l’attention au présent et dont l’idée d’actualité, dont
Foucault repère l’origine moderne dans la « Réponse à
la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », est l’une des
sources de son nouveau programme de recherches, à la
fois ontologique, critique et historique de nous-mêmes.
Ainsi, Foucault commente la définition que donne Kant
de l’Aufklärung, « la sortie de l’homme hors de l’état de
minorité dont il est lui-même responsable », en expliquant
que cet homme, c’est nous-mêmes. Toutefois, cette
interprétation est aussi une manière de prendre position
par rapport au questionnement philosophique hérité
de Kant : désormais, il ne s’agit plus de se demander

1. Voir plus haut, chapitre 2, § 2.

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144 L’Émancipation de Kant à Deleuze

« qu’est-ce que l’homme ? », mais « qui sommes-nous ? ».


La philosophie ne cherche plus une essence, un « qu’est-ce
que ? », mais plutôt des modes d’existence effectifs. Dans
ce remplacement de l’homme par nous-mêmes s’esquisse
donc une confrontation avec la pensée kantienne, de telle
sorte que vers la fin du parcours de Foucault, l’empreinte
de Kant devient aussi manifeste qu’elle l’a été autrefois, au
début des années soixante. Prenons acte de cette présence
explicite du sujet collectif « nous-mêmes », qui s’oppose
à l’homme dont il y a eu une anthropologie, et deman-
dons-nous : quel sens précis a cette métamorphose du
pronom personnel pluriel en motif d’ontologie critique
et historique ?

I. Revenir à Kant
pour mieux en détourner le projet

Deux siècles exactement séparent la publication de la


« Réponse » de Kant et l’article de Foucault, « Qu’est-ce
que les Lumières ? » : 1784-1984. La reprise du titre
kantien par Foucault peut paraître une allusion ; en
réalité, elle est beaucoup plus que cela et ouvre la porte
à un éloge inattendu de la pensée du philosophe de
Königsberg, éloge qui déconcerte encore aujourd’hui,
non seulement parce qu’il vient contredire des affirma-
tions antérieures de Foucault, mais encore parce qu’il est
loin de représenter une simple approbation des positions
exprimées par Kant, tant dans la « Réponse » que dans
les trois Critiques et encore dans les textes sur l’histoire.
Un éloge mêlé de blâme, tout au moins d’une prise de
distance, voilà ce à quoi on a affaire ici. Par ailleurs, écrit
peu avant sa mort, « Qu’est-ce que les Lumières ? » apparaît

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La pensée critique et la fin de l’anthropologie 145

rétrospectivement comme un testament intellectuel, à


la fois signe de l’actualité de Kant et lieu d’une dernière
grande confrontation avec sa philosophie. Il nous faut
interroger les termes de cette confrontation, puisqu’en elle
se joue le sens non seulement de l’actualité du kantisme,
mais aussi de l’actualité en tant que telle, si tant est
qu’elles puissent être philosophiquement disjointes. En
tout cas (c’est ce que suggère Foucault), le besoin de
réfléchir philosophiquement à l’actualité, c’est-à-dire à
ce que nous sommes à un moment donné de l’histoire,
n’est pas tout à fait séparable de ce défi lancé il y a plus
de deux cents ans maintenant : penser son temps sous
le signe de la différence qu’il représente par rapport au
passé effectif et à un avenir possible.
On vient de se rappeler que Foucault a objecté à Kant
d’avoir réduit l’ensemble de la Critique à l’anthropologie,
motif qui revient dans Les Mots et les choses, qui dénoncent
le sommeil anthropologique moderne. La formulation
de la question « qu’est-ce que l’homme ? », explique
ce livre, autant que la reconduction des interrogations
métaphysique (que puis-je savoir ?), morale (que dois-je
faire ?) et religieuse (que m’est-il permis d’espérer ?) à
cette première question, a opéré « en sous-main et par
avance, la confusion de l’empirique et du transcendantal
dont Kant avait pourtant montré le partage 2 ». À la
lecture de cet ouvrage, on peut se demander si Kant est
déjà lui-même victime de ce sommeil, mais il semble
que Foucault le place ici plutôt dans un espace ambigu,
puisqu’il le montre à la fois comme celui qui, depuis
l’Introduction de la Critique de la raison pure, a séparé
sans ambages le transcendantal et l’empirique, et celui

2. Foucault, Les Mots et les choses, p. 352.

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146 L’Émancipation de Kant à Deleuze

qui le premier a rendu sensible l’anthropologie comme


« disposition fondamentale qui a commandé et conduit
la pensée philosophique [...] jusqu’à nous 3 ». Quoi qu’il
en soit, le Kant qui a fourni un prétexte et un point de
départ à l’endormissement anthropologique, voire qui
l’a déclenché, est dorénavant remplacé par le Kant de
l’actualité et de l’Aufklärung. Comment comprendre ce
changement si évident ? Sans doute la première fois que,
dans les textes publiés de son vivant, Foucault fait référence
à la « Réponse », c’est dans l’Introduction rédigée pour la
traduction nord-américaine du Normal et le pathologique,
de Canguilhem 4. Paru en 1978, cet écrit porte au premier
rang le thème de l’actualité. Foucault apparaît quelque
peu péremptoire quand il accorde à l’article de Kant le
rôle de fondateur d’une ligne générale, qui a caractérisé
la philosophie au cours des deux siècles précédents, ligne
consistant à interroger un présent essentiellement compris
comme différent du passé. En lui-même, le fait qu’on
retrouve Kant comme l’annonciateur d’une nouvelle
manière de penser n’a rien d’original, puisqu’il avait déjà
été présenté comme le symbole du début d’une époque,
la modernité du sommeil anthropologique tant dans la
philosophie que dans les savoirs de l’homme. Mais bien
évidemment cette assignation de responsabilité était à
comprendre comme un reproche, et elle visait simulta-
nément à réveiller les consciences de ce sommeil et des
rêves humanistes autant que des cauchemars qui l’avaient
accompagné. Maintenant la situation est tout autre, et la
transformation est si radicale que Foucault pose même

3. Idem, p. 353.
4. Foucault, « Introduction par Michel Foucault », Dits et écrits, n° 219,
t. III, Paris, Gallimard, 1994, p. 431 sv.

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La pensée critique et la fin de l’anthropologie 147

Kant en initiateur d’une tradition dans laquelle il va


inscrire rétrospectivement son travail, comme quand il
déclare que « c’est cette forme-là de philosophie qui, de
Hegel à l’École de Francfort, en passant par Nietzsche,
Max Weber, etc., a fondé une forme de réflexion à laquelle,
bien sûr, je me rattache dans la mesure où je [le] peux 5 ».
Le souci du mode d’être du présent, qui trouverait son
lieu de naissance philosophique dans la « Réponse », serait
le point commun à ces écoles et à ces penseurs.
Cette interprétation remaniée du rôle de Kant ne doit
pas nous induire en erreur. Une lecture hâtive pourrait
faire croire que Foucault découvre dans la « Réponse » une
manière de raisonner qui lui était jusqu’alors inconnue :
« la réflexion sur “aujourd’hui”, écrit-il, comme diffé-
rence dans l’histoire et comme motif pour une tâche
philosophique particulière me paraît être la nouveauté
de ce texte 6 ». Mais ce qu’en réalité il découvre, c’est
le point de départ historico-théorique d’une idée qui
depuis longtemps lui était chère. De fait, le motif de
l’actualité est autrement plus ancien chez lui et n’est
aucunement une découverte de la fin des années soixante-
dix. Paradoxalement, ce motif vient des années où Kant
était montré du doigt comme la promesse, dans la philo-
sophie, d’une modernité que Foucault dénonçait et
dont il annonçait la fin. Une citation de 1968 suffit
à l’établir, tant elle est explicite : « Diagnostiquer le
présent, dire ce que c’est que le présent, dire en quoi
notre présent est différent et absolument différent [...]

5. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, Paris, Seuil/Gallimard,


2008, p. 22.
6. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,
t. IV, p. 568.

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148 L’Émancipation de Kant à Deleuze

de notre passé. C’est peut-être à cela, à cette tâche-là


qu’est assignée maintenant la philosophie 7 ». Seulement,
cette déclaration est faite dans un contexte déterminé
par deux caractères : la revendication d’une proximité
profonde avec les perspectives théoriques nietzschéennes
d’une part, et une critique acerbe des positions de Sartre,
d’autre part. C’est donc de Nietzsche et non de Kant que
Foucault s’inspire explicitement dans sa mise en valeur
de l’actualité comprise comme différence par rapport au
passé, ce qui contribue encore à l’étonnement de le voir
plus tard remonter à la « Réponse » kantienne. En tout
cas, le retour à Kant par le motif de l’actualité prend
beaucoup moins la forme d’une trouvaille, que celle de
la reprise d’une vieille préoccupation, pour laquelle il
vient de trouver un point d’appui inespéré. En toute
rigueur, Kant ne se résume pas à être un point d’appui
et il sert plutôt à donner un nouvel élan à un travail déjà
entamé. À ce titre on peut prétendre légitimement que la
lecture foucaldienne de Kant en est plutôt un usage, qui
se décline en deux temps différents et jusqu’à un certain
point opposés, le temps de la reconstitution et celui du
détournement. Examinons-les.
Dans un premier moment, Foucault va faire apparaître
l’œuvre de Kant avec l’harmonie qui lui est couramment
reconnue, reprenant les rapports entre l’entreprise critique,
les textes sur l’histoire et la préoccupation de l’actualité,
pour retracer à partir de là la cohérence du kantisme.
D’une part, la réflexion sur l’Aufklärung s’accorde avec la
Critique, dans la mesure où la sortie de l’homme hors de
l’état de minorité dont il lui-même responsable est cette

7. Foucault, « Foucault répond à Sartre » (1968), Dits et écrits, n° 55,


t. I, p. 665.

8757_Emancipation Kant Deleuze_MEP2.indd 148 03/10/13 12:23


La pensée critique et la fin de l’anthropologie 149

étape dont l’accomplissement requiert la pleine connais-


sance des capacités de la raison, c’est-à-dire de ses droits
comme de ses limites. La détermination des humains par
eux-mêmes, leur affranchissement par rapport aux tuteurs
de toute sorte, implique un usage éclairé, et qui plus est
courageux, des facultés de chacun, comme le résume
Foucault en écrivant que « la Critique, c’est en quelque
sorte le livre de bord de la raison devenue majeure dans
l’Aufklärung ; et inversement, l’Aufklärung, c’est l’âge de la
Critique 8 ». D’autre part, ces deux dernières se concilient
avec la pensée de l’histoire, dans la mesure où le moment
présent, tout ensemble actuel et critique, ne trouve plei-
nement son sens que dans le cadre d’une conception du
temps qui s’étend au passé et à l’avenir, raison pour laquelle
Kant reconnaît dans l’Aufklärung une phase décisive dans
l’histoire de l’humanité. Foucault commence par prendre
acte de cet aspect du kantisme dans une leçon de 1983,
dans laquelle il revient sur la dissertation du Conflit des
facultés concernant le progrès du genre humain 9, avant
de déclarer un plus tard, dans son article de 1984 déjà
cité, que la « Réponse », « en définissant [l’Aufklärung]
comme le passage de l’humanité à son état de majorité,
situe l’actualité par rapport à ce mouvement d’ensemble
et ses directions fondamentales 10 ». En un mot, elle
situe le moment présent dans la ligne du progrès et de la
téléologie. On peut donc dire que, mettant en rapport

8. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,


t. IV, p. 567.
9. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, p. 17.
10. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,
p. 567-568.

8757_Emancipation Kant Deleuze_MEP2.indd 149 03/10/13 12:23


150 L’Émancipation de Kant à Deleuze

l’actualité, la Critique et l’histoire, Foucault reconstitue


la pensée de Kant comme un tout harmonieux.
Mais arrive ensuite le temps du détournement. Foucault
va alors reprendre chaque pan du kantisme afin de le
dissocier des autres et il rabat finalement l’histoire et
la Critique sur l’actualité, qui dans son interprétation
devient prépondérante, de telle sorte que dans ce réar-
rangement chacun de ces trois pôles acquiert un sens
fort différent de celui qu’il avait au départ. Par ailleurs,
la prédominance accordée au troisième pôle, l’actualité,
donne à la « Réponse » un poids que, Foucault ne le sait
que trop bien, elle n’a pas dans l’œuvre de Kant. Ainsi,
le premier résultat de cette opération est frappant, et on
peut le résumer d’un trait : l’histoire est vidée de tout
progrès constant du genre humain. Cette idée non plus
n’est pas une trouvaille, Foucault ayant en effet reconduit
auparavant l’idée de progrès à une disposition du langage,
dans Les Mots et les choses, pour la déduire ensuite de la
généralisation des dispositifs disciplinaires, dans Surveiller
et punir. Ce que pourtant il n’avait jamais fait était ceci,
porter au devant de la scène la responsabilité individuelle
dans l’histoire, car en insistant sur l’attitude de modernité
il transforme la sortie de l’homme de l’état de minorité
en une tâche éthique, dont chacun est responsable, au
moins autant qu’en une tâche politique. Pour preuve,
l’idée que « l’analyse de l’Aufklärung, en définissant celle-
ci comme passage de l’humanité à son état de majorité,
[...] montre comment, dans ce moment actuel, chacun se
trouve responsable d’une certaine façon de ce processus
d’ensemble 11 ». Par ces détours presque imperceptibles
le progrès commence subtilement à être reconduit (et

11. Ibid.

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La pensée critique et la fin de l’anthropologie 151

réduit) à une tâche individuelle ou de groupe, et il s’éloigne


définitivement d’une caractéristique de l’histoire elle-
même. En empruntant cette voie, Foucault s’oppose
de manière implicite à Kant, qui trouvait effectivement
dans la sympathie, voire l’enthousiasme suscités par la
Révolution française un « signe remémoratif, démonstratif
et pronostique d’un progrès permanent qui emporte le
genre humain dans sa totalité ». Selon « Qu’est-ce que
les Lumières ? » le progrès n’est plus pensé sous le jour
de « la finalité interne du temps » et il n’existe plus de
« point vers lequel s’achemine l’histoire de l’humanité 12 ».
Au contraire, le progrès (si on tient à garder ce mot) est
confiné à une attitude, telle qu’elle avait été définie dans
le cadre de l’éthique. De là à affirmer que « je ne sais pas
si jamais nous deviendrons majeurs 13 », ce qui, tout au
moins dans l’esprit, est le contraire de la définition de
l’Aufklärung que donne la « Réponse » (mais pas de celle
qu’en donne la Critique de la faculté de juger), il n’y a
qu’un dernier pas à franchir. La réduction du sens de l’his-
toire à une actualité comprise comme différence absolue
empêche qu’on décèle tant dans celle-là que dans celle-ci
quelque sens qui soit, si bien que ce progrès mitigé ne
pourra plus jouer de rôle que dans le domaine éthique, où
il deviendra le symbole d’une modification de soi-même
par soi-même, ou de nous-mêmes par nous-mêmes, au
lieu d’être un trait saillant de l’histoire de l’humanité.

12. Il s’agit d’expressions dont se sert Foucault en faisant référence


aux textes de Kant sur l’histoire. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? »,
Dits et écrits, n° 339, t. IV, p. 567.
13. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,
t. IV, p. 577.

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152 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Il y a néanmoins un deuxième résultat de la prédo-


minance accordée par Foucault à la « réflexion sur
“aujourd’hui” » : comme il le dit le 5 janvier 1983, la
Critique se divise en deux genres, le premier qui « pose la
question des conditions sous lesquelles une connaissance
vraie est possible [et vise à] l’analytique de la vérité » ;
le second, celui « qu’on pourrait appeler une ontologie
du présent, une ontologie de l’actualité, une ontologie
de la modernité, une ontologie de nous-mêmes 14 ». Le
fondateur de ces « deux grandes traditions critiques entre
lesquelles s’est partagée la philosophie moderne » aurait
donc été Kant. Mais on reconnaît bien le moment précis
où l’hommage tourne à la dissension. En séparant ce qui
chez Kant se trouve intimement noué, et en écartant la
première ligne de critique pour se vouer exclusivement à
la seconde, Foucault détourne le projet originel de Kant
des visées et des buts auxquels celui-ci l’avait consacré. La
critique foucaldienne ne sera pas une étude des limites
liées à des conditions de possibilité inscrites dans la nature
de l’être humain, elle ne se souciera pas davantage de
« notre manière de connaître les objets en tant que ce
mode de connaissance doit être possible a priori 15 » et
elle ne prétendra pas non plus fournir aucune « pierre
de touche qui décide de la valeur ou de la non-valeur de
toutes les connaissances a priori 16 ». En d’autres termes,
elle ne cherchera, par une analyse « de la raison pure, de
ses sources et de ses limites 17 », ni les « structures formelles

14. Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, p. 21-22.


15. Kant, Critique de la raison pure, B 25 ; tr. p. 46, n. 3.
16. Ibid., B 26 ; tr. p. 47.
17. Ibid., B 25 ; tr. p. 46.

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La pensée critique et la fin de l’anthropologie 153

qui ont valeur universelle 18 » ni un critère définitif pour


la valeur des connaissances, en quoi elle rompt avec l’idée
des « lois éternelles et immuables 19 ». Au contraire de tout
cela, si elle garde encore la référence aux limites, ce n’est
que pour les mettre en question de manière plus efficace.
Ainsi, déclare Foucault, « si la question kantienne était
de savoir quelles limites la connaissance doit renoncer à
franchir, il me semble que la question critique aujourd’hui
doit être retournée en question positive : dans ce qui nous
est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle
est la part de ce qui est singulier, contingent et dû à des
contraintes arbitraires 20 ». Voilà comment, à une critique
de la structure formelle de la raison humaine, se subs-
titue une « enquête historique à travers les éléments qui
nous ont amenés à nous constituer et à nous reconnaître
comme sujets de ce que nous faisons, pensons, disons 21 ».
La critique se mue en attitude historico-critique. Pour
elle, les limites de notre manière d’être sont temporaires,
et, de surcroît, à révoquer.
À une histoire sans progrès ni téléologie et à une
critique convertie en travail de recherche historique, il
convient d’ajouter un troisième résultat du détournement
du kantisme. On s’en sera aperçu, la grande absente de
ce travail de reconversion est l’anthropologie, absence
d’autant plus criante que Foucault s’était à plusieurs
reprises intéressé directement à la manière dont Kant
posait le problème de l’homme. En cherchant maintenant

18. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,


t. IV, p. 574.
19. Kant, Critique de la raison pure, A XII ; tr. p. 7.
20. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », p. 574.
21. Ibid.

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154 L’Émancipation de Kant à Deleuze

dans la « Réponse » un nouveau point d’appui pour son


travail, c’est tout ce versant du kantisme qu’il semble
vouloir passer sous silence. Toujours est-il que le problème,
sinon de l’homme, du moins de l’humain se trouve bien
présent dans « Qu’est-ce que les Lumières ? », où il est
aisément repérable dans l’emploi réitéré du pronom
personnel « nous », dans des expressions telles que « la
critique va s’exercer [...] comme enquête historique à
travers les éléments qui nous ont amenés à nous consti-
tuer et à nous reconnaître comme sujets de ce que nous
faisons, pensons, disons 22 », autant que dans l’intention
de faire une « ontologie historique de nous-mêmes ».
Dans le cadre de ce projet il ne s’agit plus de penser des
expériences sans sujet, comme c’était le cas à propos
des « œuvres de folie » ou de celles derrière lesquelles
s’effaçait la figure de l’auteur, plus question de vouloir
se glisser dans un langage qui parlerait tout seul et depuis
toujours, comme au tout début de L’Ordre du discours 23,
et encore moins de prétendre mettre à nu un pouvoir qui
traverserait insidieusement nos corps et nos âmes. Rien
de tout cela. Dorénavant, ce qui est pensé, dit et fait,
renvoie à ce « nous » qui pense, parle et agit. En prenant
le « nous » comme objet, l’enquête place au centre de ses
préoccupations un certain être de l’humain, être dont il y
aura de l’onto-logie. Mais alors le problème philosophique
central ne concernera plus une essence réelle ou à réaliser
et il portera plutôt sur un mode d’existence. Dans cette
transformation du pronom personnel en motif ontolo-
gique, l’enjeu consiste, tel qu’aimait le faire Foucault, à
redoubler un questionnement : au lieu de se demander

22. Ibid.
23. Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 7.

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La pensée critique et la fin de l’anthropologie 155

« qu’est-ce que l’homme ? » il convient de s’interroger :


qui est cet être qui a posé cette même question à un
moment donné de son histoire ? Et quelles formes ont
pris aussi bien les réponses qui lui ont été apportées que
les chemins, les problématisations, par lesquels on est
parvenu à y répondre ? D’emblée, une première distinc-
tion entre l’anthropologie et l’ontologie de nous-mêmes
vient au jour : autant celle-là se meut dans l’horizon d’une
connaissance qui se prétend nécessaire, autant celle-ci
ambitionne de faire sortir en pleine clarté la contingence
des questions et des réponses sur l’humain. Si bien qu’on
repère une nouvelle étape dans le retournement du projet
critique, étape consistant à trouver « dans ce qui nous est
donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle
est la part de ce qui est singulier, contingent et dû à des
contraintes arbitraires 24 ». Le caractère historique de
l’ontologie suppose de penser la séparation entre l’his-
toire et la nécessité. Du rabattement de l’anthropologie
sur l’actualité découle la disparition intégrale de toute
idée d’une essence de l’homme, et il ne reste que ce qui
enracine chaque vision de nous-mêmes dans le moment
par lequel cette vision vient au jour.
Mais il y a plus. Se présentant comme une nouvelle
critique, l’ontologie de nous-mêmes ne rompt pas seule-
ment avec la nécessité, mais encore avec l’universalité.
Pour la critique adossée à l’idée d’universel il s’agit d’abord
de définir l’homme par ses facultés et, ensuite, de fonder
en droit ce qu’il fait, pense et dit. En contrepartie, le
« nous » foucaldien se reconnaît comme la conséquence,
d’une part, de ce qui le façonne ou l’assujettit et, d’autre
part, de l’activité par laquelle il se détermine lui-même

24. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », p. 574, nous soulignons.

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156 L’Émancipation de Kant à Deleuze

à travers ses choix individuels ou de groupe, de ce par


quoi il se subjective, en même temps qu’il n’aspire à
aucune généralisation des principes ou des pratiques qui
conviendraient désormais à tous, ni à une universalisation
qui ne déboucherait que sur une nouvelle subordination
à l’idée du sujet transcendantal et à la morale de l’impé-
ratif. Au lieu de prétendre dégager ce que l’homme est à
partir d’une étude des principes de la connaissance et de
l’action, l’ontologie de nous-mêmes pose la question de
savoir comment nous pouvons et avons pu nous consti-
tuer et nous reconnaître comme des sujets d’un certain
genre. Ainsi, autant le sommeil anthropologique serait
à l’origine du rêve d’une nature humaine à connaître,
peut-être même à libérer, autant le principe à la fois
ontologique, historique et critique établit qu’il n’y a pas
de nature humaine sous quelque forme qui soit, fût-elle
désaliénée ou rendue à une authenticité, mais que nous
nous construisons nous-mêmes, une idée que Foucault
résume de la façon suivante : « cette modernité ne libère
pas l’homme en son être propre ; elle l’astreint à la tâche
de s’élaborer lui-même 25 ». Donc, l’ontologie n’a pas seule-
ment un caractère destructeur mené contre la nécessité et
l’universalité, principes majeurs du programme kantien,
mais elle propose de les remplacer par une activité précise,
marquée par la contingence et l’attention aux singularités
comme aux particularités.

Une fois soulignés ces points fondamentaux, on constate


que le testament kantien de Foucault distingue trois modes
de questionnement philosophique. Le premier, qu’on
n’aperçoit ici qu’en creux, est celui de l’anthropologie.

25. Ibid., p. 571.

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La pensée critique et la fin de l’anthropologie 157

Selon Kant, l’anthropologie est la discipline qui répond


à la question « qu’est-ce que l’homme ? », mais elle ne le
fait que dans la mesure où elle condense les réponses aux
trois interrogations préalables : métaphysique, morale et
religieuse. Elle couronne ainsi des études régionales qui
cherchent chacune à trouver une réponse partielle à la
question « qu’est-ce que l’homme ? ». Autrement dit,
elle s’appuie sur une critique qui vise à dégager ce qu’il
y a d’universel dans l’être humain, et qui par conséquent
passe toujours du singulier à l’universel, en évacuant le
particulier. Le deuxième mode de questionnement est
celui de l’ontologie de nous-mêmes, destructrice des
déterminations actuelles, qu’elles soient individuelles ou
collectives, déterminations qui se présentent à un regard
innocent comme intemporelles et essentielles. Pourtant,
entre ces deux options il y aurait une troisième forme
d’enquête envisageable, celle de la « Réponse » elle-
même, qui donne voix à la double question posée par
les Lumières : où sommes-nous ? vers où nous dirigeons-
nous ? Si cette tripartition est exacte, alors l’anthropo-
logie dira ce que nous sommes en tant qu’humains ; les
Lumières diront où nous sommes et vers où nous allons :
nous sortons de la minorité pour devenir majeurs ; enfin,
l’ontologie de nous-mêmes mettra à nu la contingence de
ce que nous sommes en tant qu’êtres historiques et elle
tentera de montrer comment nous pourrons devenir
autres. Anthropologie philosophique, ontologie critique
et Lumières philosophiques s’orientent donc sur trois
principes différents pour penser l’humanité de l’humain.
Peu à peu on comprend mieux à quelle fin et par quels
moyens, en partant de la « Réponse », Foucault se sert de
l’œuvre de Kant. On pourrait se laisser conduire ici par
un principe généalogique et affirmer que l’important n’est

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158 L’Émancipation de Kant à Deleuze

pas de mesurer la fidélité ou la justesse de l’interprétation


foucaldienne de Kant, mais plutôt de savoir comment
Foucault se donne ou se construit un Kant dont il a
besoin pour dire ce qu’il a à dire. Cela étant, on peut tirer
une première leçon de « Qu’est-ce que les Lumières ? » :
mettant l’accent sur l’actualité, le dernier Foucault écarte
ce qui fait l’essence de la philosophie critique, à savoir
l’existence d’une structure transcendantale liée à une
interprétation anhistorique de la raison. Toutefois, une
seconde et sans doute plus importante leçon à retenir est la
suivante : l’ontologie critique et historique de nous-mêmes
nécessite un retour à Kant pour pouvoir être formulée,
de telle sorte que tout son testament philosophique est
traversé, et même intimement constitué, par cette tension
entre le détournement de Kant et l’impossibilité de ne
pas revenir à lui.

II. La survenue de l’humain


après la mort de l’homme :
Foucault éclairci par Heidegger,
Heidegger éclairci par Foucault

S’il est vrai que dans « Qu’est-ce que les Lumières ? »


Foucault se réfère toujours à Kant pour faire son éloge
et simultanément se servir de lui tout en le détournant,
il n’en reste pas moins qu’on ne saurait lire le résultat de
ce détournement sans tenir compte des liens secrets qu’il
noue avec l’œuvre d’un autre philosophe – Heidegger.
Dans sa désignation même, la nouvelle ontologie critique
enferme trop d’allusions à l’auteur d’Être et temps pour
qu’on puisse les passer sous silence. De quelles allusions
s’agit-il exactement ? Que cachent-elles du rapport du

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La pensée critique et la fin de l’anthropologie 159

dernier Foucault à Heidegger ? Et que montrent-elles


de la place qu’il occupe dans une histoire de la réflexion
philosophique sur l’humain ? Comme on l’a vu, l’idée
de rapprocher la critique de l’ontologie et même de les
accoupler, vient de Heidegger et de la lecture qu’il a faite
de Kant ; cette conjonction a également été affirmée
par Foucault dans la « Préface à la transgression 26 », ce
qui montre que dans l’idée d’une ontologie critique de
nous-mêmes nous avons affaire à la transformation d’un
thème connu, plus qu’à une découverte soudaine. En
outre, cette reprise d’une préoccupation ancienne n’est
pas sans rappeler l’absence d’homme qui caractérisait
aussi bien l’excès de l’être et la transgression des limites
que l’intérêt porté à un être du savoir essentiellement
langagier, intérêt qui faisait du doublet empirico-transcen-
dantal un élément épistémologique second, au lieu d’un
étant insigne. Aussi peut-on affirmer que le Foucault des
années soixante se déplace sur un terrain certes ouvert par
Nietzsche et la mort simultanée de Dieu et de l’homme,
mais exploré surtout par Heidegger, notamment dans
le rôle que celui-ci accorde à l’Être, « à la vérité duquel
l’homme sera remis lorsqu’il sera surmonté en tant que
sujet 27 ». Ontologie critique d’une part, attention à l’être
au détriment de l’homme d’autre part, ce sont deux
traits de la pensée foucaldienne des années soixante qui
resteraient incompris sans la médiation de Heidegger.
En contrepartie, la transformation de l’ontologie en une

26. Voir plus haut, chapitre 2, § 2.


27. Heidegger, « Die Zeit des Weltbildes » (1938), Holzwege, GA 5,
p. 104, n. 14. Trad. de Wolfgang Brokmeier, « L’époque des “conceptions
du monde” », Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962,
maintenant dans coll. « Tel », p. 99-146 (cit. p. 146, n. 14).

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160 L’Émancipation de Kant à Deleuze

ontologie de nous-mêmes va clairement à rebours de la


démarche heideggérienne, comme nous allons le voir
tout de suite sur deux points.
En premier lieu, lors de sa parution en 1927, Être et
temps se donnait pour tâche de percer à jour les structures
existentiales du Dasein. Celui-ci était « l’étant que nous, qui
questionnons, nous sommes à chaque fois nous-mêmes ».
Et l’auteur ajoutait : « Élaboration de la question de l’être
veut donc dire : rendre transparent un étant – celui qui
questionne, en son être. [...] Cet étant que nous sommes
toujours nous-mêmes et qui a entre autres la possibilité
essentielle du questionner, nous le saisissons terminologi-
quement comme DASEIN 28. » Plus explicitement encore,
et comme nous l’apprend la suite du livre, le Dasein est
l’être humain regardé d’un certain point de vue : « Les
sciences, en tant que comportements de l’homme, ont
le mode d’être de cet étant (homme). Cet étant, nous le
saisissons terminologiquement comme DASEIN 29 ». Ainsi,
Être et temps est marqué dès le départ et sans équivoque
par une attention à l’être de nous-mêmes exercée comme
une ontologie fondamentale, qui vise à l’élaboration des
« structures fondamentales du Dasein 30 ». Pourtant, dans
ses textes postérieurs, son attention se déplace et au lieu
de viser directement l’étant que nous sommes, ou le
Dasein entendu comme celui qui dispose d’« un privilège
insigne par rapport à tout autre étant 31 », elle se concentre
sur l’Être qui accorde sa vérité aux étants. Ainsi, dans la

28. Heidegger, Sein und Zeit (1927), GA 2, § 2, p. 7. Trad. d’Emma-


nuel Martineau (à partir de la 10e éd., Tübingen, Max Niemeyer, 1963),
Paris, Authentica (éd. hors commerce par J. Lechaux et E. Ledru), 1985.
29. Ibid., GA 2, § 3, p. 11.
30. Ibid., § 5, p. 17.
31. Ibid., § 3, p. 11.

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La pensée critique et la fin de l’anthropologie 161

Lettre sur l’humanisme, de 1946, plusieurs phrases révèlent


que l’être humain a perdu la primauté, parmi lesquelles
celle-ci est sans doute la plus éloquente : « Quant à savoir
si l’étant apparaît et comment il apparaît [...], l’homme
n’en décide pas. La venue de l’étant repose dans le destin
de l’Être 32 ». En bref, nous avons dorénavant affaire à
un Heidegger qui est passé du Dasein à l’Être, pendant
que disparait définitivement tout ce qu’il restait encore
d’humain dans l’ontologie.
En second lieu, ce nouvel Heidegger revoit aussi son
point de départ d’une ontologie fondamentale, car doréna-
vant il s’oppose à toute considération d’un fond et il récuse
sans ambiguïté l’idée selon laquelle l’Être pourrait être le
fond de l’étant. À ce propos, voici un passage éclairant
de sa conférence Temps et être, de 1962 :

L’être, le penser en propre, demande de détourner le regard de


l’être, pour autant qu’il est, comme dans toute Métaphysique,
seulement pensé à partir de l’étant, et fondé, en vue de l’étant,
comme fond de l’étant. Penser l’être en propre, demande que soit
abandonné l’être comme fond de l’étant, en faveur du donner
qui joue en retrait dans la libération du retrait, c’est-à-dire en
faveur du Il y a 33.

Selon ces mots, à la fondation vient s’opposer la dona-


tion, idée qui est en accord avec le refus heideggérien du
Grund manifestée déjà dans les années cinquante, quand

32. Heidegger, « Brief über den “Humanismus” » (1946), Wegmarken,


GA 9, p. 162. Trad. Roger Munier, Lettre sur l’humanisme (Lettre à Jean
Beaufret), dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 88.
33. Heidegger, Zeit und Sein. Maintenant in Questions III et IV, Paris,
Gallimard, « Tel », 1990, p. 199.

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162 L’Émancipation de Kant à Deleuze

dans Le Principe de raison il écrivait la chose suivante :


« L’être en tant qu’être demeure sans fond. Le fond, celui
qui devrait d’abord fonder l’être, demeure loin de l’être,
sans rapport avec lui. L’être : le sans-fond, le sans-raison,
l’abîme (Ab-Grund 34) ». On voit par là qu’autant Être et
temps est dominé par l’association intime de la fondation
et de l’analyse existentiale du Dasein, autant les textes
ultérieurs imposent les idées d’absence de fond et de
présence-absence de l’Être. En en mot, si l’ontologie
du Dasein humain était une ontologie fondamentale,
la pensée de l’Être sans Dasein est en contrepartie une
ontologie sans fond.
Or, il est impossible de ne pas voir que le mouvement
précisément inverse a lieu chez Foucault, dont les analyses
sont au départ dominées par la force excessive de l’être
et le sacrifice du sujet, en un mot : par la disparition de
l’homme, autant que par une donation hétéronome de
l’ordre épistémologique par l’être du savoir, car comme
il l’écrit dans Les Mots et les choses, le réseau archéologique
donne ses lois à la pensée 35. Ici la singularité se déchire,
emportant avec elle l’universalité et ne laissant aucune
place théorique à d’autres figures reconnaissables de
l’humain. En contrepartie, dans les années quatre-vingt,
l’étude de l’éthique dans l’Antiquité et la modernité fraye
la voie à une donation héautonome, faite par le sujet à soi-
même, de principes et de règles de conduite. Avec cette
transformation apparaît sur scène une certaine figure de

34. Heidegger, Der Satz vom Grund (1955-1956), Pfullingen, Günther


Neske Verlag, 8e éd., 1997 [1957], p. 185. Trad. d’A. Préau, Le Principe de
raison, Paris, Gallimard, 1962, p. 239.
35. Foucault, Les Mots et les choses, p. 85. Au sujet de la donation chez
Foucault, je renvoie de nouveau à mon livre Ordre et temps dans la philosophie
de Foucault, Première partie.

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La pensée critique et la fin de l’anthropologie 163

l’humain, d’un être qui se prend à la fois comme sujet


et objet de son action. Cette figure ne se confond ni
avec un sujet épistémologique rendu possible par une
disposition du langage, comme c’était le cas dans Les
Mots et les choses, ni avec un sujet politique produit par
des dispositifs de pouvoir-savoir, comme dans Surveiller
et punir et La Volonté de savoir. Foucault passe ainsi
d’un régime marqué par l’absence d’homme ou par sa
production par les structures de l’extériorité, à un régime
dans lequel le soi se constitue comme sujet et objet de
son propre travail. On voit par là que si Heidegger passe
d’un certain concept de l’humain à une pensée de l’Être,
Foucault glisse d’une pensée de l’être vers une certaine
figure de l’humain, si bien qu’il prend à rebours le chemin
du premier. Dans les deux cas, le Dasein et soi-même sont
des figures très particulières de l’humain, qui prennent
à contre-pied le concept vulgaire d’homme ; ils sont des
lieux où nous nous regardons nous-mêmes comme ce qui
est digne d’être pensé, ontologiquement et critiquement.
Seulement, ce lieu qui pour Heidegger vient au début,
Foucault le pense à la fin et autrement.
Ce n’est pas tout. Foucault est pleinement conscient du
renversement qu’il entreprend, et d’autant plus conscient
qu’il veut si foncièrement le taire (comme il l’a fait par
rapport à l’interprétation sartrienne de Baudelaire). Aussi
n’avoue-t-il que bien à contrecœur, dans son cours de
1981-1982, L’Herméneutique du sujet, et harcelé par les
questions d’un auditeur anonyme, que toute l’analyse qu’il
y offre est à entendre comme une longue réflexion menée à
partir de l’œuvre de Heidegger 36. On peut même affirmer

36. Foucault, L’Herméneutique du sujet, Paris, Seuil/Gallimard, 2001,


p. 180-182.

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164 L’Émancipation de Kant à Deleuze

que ce cours réalise une généalogie d’Être et temps, de telle


sorte qu’à la fin de l’interprétation foucaldienne il n’est
plus possible de douter de ce qu’une partie essentielle des
réflexions exposées par Heidegger dans son livre de 1927
plonge ses racines dans l’éthique du souci de soi antique,
en particulier dans le stoïcisme, dont Foucault s’occupe
alors. Il est vrai que pour réfléchir à la cura latine Heidegger
cite Sénèque au passage, donnant ainsi l’impression de
s’être, en partie du moins, inspiré de lui 37. Il n’en reste
pas moins que Foucault, qui analyse la tradition éthique
à partir des notions de tekhnê et de souci, montre que
la cura aurait mérité dans Être et temps beaucoup plus
qu’une référence trop brève, dès lors qu’elle est la source de
quelques-unes des problématisations les plus importantes
de l’analyse existentiale du Dasein. Ainsi est-il question,
dans L’Herméneutique du sujet, du « projet fondamental
d’existence » de chacun, projet qui appelle un « support
ontologique qui doit justifier, fonder et commander
toutes les techniques d’existence : le rapport à soi 38 ».
Bien sûr, ce projet fondamental nécessite une méditation
sur la mort, ce qui à l’époque des stoïciens récents n’est
pas nouveau. Mais il implique également une réflexion
sur la vie, comprise comme moment défini par les deux
extrémités que sont la naissance et la disparition. Or, ces
motifs que relève Foucault dans sa lecture de Sénèque 39
sont exactement les mêmes que relance Être et temps,
tout d’abord dans le traitement de l’être pour la mort,
dans le chapitre I de sa Deuxième section, puis dans
l’analyse de l’« “enchaînement de la vie” entre naissance

37. Heidegger, Sein und Zeit, § 42, p. 199.


38. Foucault, L’Herméneutique du sujet, p. 430.
39. Ibid., p. 272.

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La pensée critique et la fin de l’anthropologie 165

et mort », au début du chapitre V, intitulé « Temporalité


et historialité », dans cette même Deuxième section 40.
On remarquera en outre que, dans les mots de Foucault
qu’on vient de citer, les techniques d’existence se trouvent
subordonnées à un support ontologique qu’est le rapport
à soi. Nous soulignons ces deux mots, « technique » et
« ontologique », car une partie majeure de L’Herméneutique
du sujet tourne autour d’eux. Le cours examine leurs
rapports dans trois cadres différents, que sont la Grèce
classique, le Haut-Empire et le christianisme. Mais seul le
deuxième mérite d’être considéré comme celui du souci
de soi, souci auquel Foucault prête une attention qui n’est
sûrement pas moins importante que celle accordée par
Heidegger à la Sorge : dans l’éthique des deux premiers
siècles de notre ère, la tekhnê entendue comme « art de
vivre » reste sous la dépendance du souci, tout en lui
étant indispensable 41. Il y a donc bien eu une époque qui,
sans être archaïque, a été celle dans laquelle la pensée et
l’exercice ont su se soustraire à l’emprise de la technique
et ont plié cette technique aux besoins du souci de soi.
L’Herméneutique du sujet montre que c’est aux sources de
cette époque qu’Être et temps est allé boire, et c’est d’elle
qu’il se présente, au début du xxe siècle, comme l’héritier
sans doute le plus brillant. On pourrait mettre encore
plus en évidence les contours de la généalogie d’Être et
temps entreprise dans le cours de 1981-1982. À cette fin,
il suffirait d’attirer l’attention, par exemple, sur les liens
que nouent le silence et l’écoute en tant que pratiques
opposées au bavardage, thèmes traités par Foucault dans
la leçon du 3 mars 1982 et qui se trouvent également au

40. Heidegger, Sein und Zeit, GA 2, § 42, p. 373.


41. Foucault, L’Herméneutique du sujet, p. 465.

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166 L’Émancipation de Kant à Deleuze

cœur des § 34-35 d’Être et temps. Cependant, l’essentiel


est déjà clair : tout comme Foucault cache l’influence
de Sartre au sujet de sa lecture de Baudelaire, de même
il souhaite dissimuler l’inspiration heideggérienne dans
son enseignement sur les techniques de soi, en quoi il ne
fait que renouer avec le geste de Heidegger, qui ne révèle
pas dans Être et temps combien ce livre est redevable de
ses lectures de l’éthique classique.

À l’issue du rapprochement avec Kant et Heidegger,


on aperçoit sous un jour plus net la place qu’occupe
Foucault dans une histoire de la réflexion philosophique
sur l’humain. Kant a mis l’homme au premier plan et il a
jeté les bases pour le penser dans l’élément de la finitude,
espace défini par des limites naturelles que la raison doit
renoncer à franchir. À son tour, Heidegger a converti cet
homme en objet d’une ontologie fondamentale, déplaçant
ainsi le motif critique vers le cadre plus large d’un ques-
tionnement sur l’être et remplaçant la recherche d’une
essence de l’homme (qu’est-ce que l’homme ?) par la quête
des modes d’être possibles (qui le Dasein est-il donc 42 ?)
et existentialement inscrits en nous-mêmes, qu’il a réduit
à deux : les modes authentique ou propre (eigentlich) et
inauthentique ou impropre (uneigentlich). Foucault, pour
sa part, et après avoir radicalisé la dissolution de l’homme à
laquelle avaient appelé aussi bien Heidegger dans la Lettre
sur l’humanisme que Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage
(comme on le lisait dans ce livre, « nous acceptons donc

42. Heidegger, Sein und Zeit, GA 2, p. 114.

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La pensée critique et la fin de l’anthropologie 167

le qualificatif d’esthète, pour autant que nous croyons


que le but dernier des sciences humaines n’est pas de
constituer l’homme, mais de le dissoudre 43 »), récupère
finalement la figure de nous-mêmes qui avait déjà servi
d’inspiration à Être et temps, pour la placer au cœur de la
recherche ontologico-critico-historique. Pourtant, cette
récupération ne s’accompagne pas chez lui d’une reprise
de la dualité propre-impropre et on se rappelle en effet
avec quelle fermeté Foucault rejetait le raisonnement de
Sartre au sujet Baudelaire sur ce point. Faisant référence
au doublet conceptuel heideggérien dans son entretien
avec Dreyfus et Rabinow, Foucault ne se distingue pas
seulement de Sartre, mais encore de Heidegger lui-même,
dont Sartre s’inspire à sa façon. Dans l’idée d’une réinven-
tion de soi, il s’éloigne le plus nettement du philosophe
allemand et souligne qu’il n’y a d’identité que façonnée
simultanément par les forces du dedans et du dehors,
dans un jeu toujours recommencé d’élaboration de soi.
La devise « fais de toi-même une œuvre d’art » se sépare
sans ambages de l’appel de la conscience heideggérien pour
l’authenticité et même s’oppose à lui 44. En contrepartie,
la reprise du motif du « nous-mêmes » donne enfin une
forme positive à la critique de l’homme réalisée dans Les
Mots et les choses, qui débouchait dans un nihilisme échoué,
dans la mesure où la destruction réalisée dans ce livre ne
substituait rien à l’âge d’homme, dont il se contentait de
prévoir la fin prochaine. La nouvelle forme positive est
celle de la possibilité d’un nous-mêmes, personnage qui

43. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 326. Voir


l’écho de cette idée dans Les Mots et les choses, p. 390-391.
44. Voir Heidegger, Sein und Zeit, § 56 : « Le caractère d’appel de
la conscience ».

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168 L’Émancipation de Kant à Deleuze

vient remplir le vide laissé par la mort de l’homme. Le


« nous-mêmes » prend la place d’un homme absent, un
peu comme Baudelaire prend celle des écrivains de l’excès
qui se sont entre-temps dissipés. L’être visé par l’ontologie
critique et historique, nous savons maintenant qui il est :
c’est nous-mêmes en tant que nous sommes ancrés dans
l’actualité, et non en tant que détermination d’une essence
susceptible d’être connue de manière universelle et néces-
saire ou bien d’être conquise dans son mode authentique.
Voilà le point où nous découvrons le sens de l’actualité
qui avait intéressé aussi bien Kant, lorsqu’il a répondu à la
question des Lumières, que Foucault lorsqu’il a lu Kant :
ce sens de l’actualité est d’être le temps qui nous incite à
l’effort de penser les représentations de nous-mêmes qui
nous parviennent des théories de savoir, comme de nos
conduites au sein des rapports de pouvoir et encore de
nos attitudes éthiques. Si l’actualité de Kant traverse la
modernité et est relancée par Foucault sous cette forme
d’un « nous-mêmes aujourd’hui », c’est qu’elle est moins
un objet de l’histoire des idées que l’invitation à un
geste questionnant, incertain et toujours recommencé,
geste qui n’est pas purement destructeur, mais qui vise à
frayer les voies à d’autres modes d’existence. Autant dire
que l’actualité est le moment où se joue non seulement
l’analyse de l’histoire qu’il y a en nous et nous façonne,
mais encore la réinvention du présent et de l’avenir. Reste
à savoir maintenant dans quels cas cette réinvention est
possible. C’est ce qu’il faut examiner pour finir.

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VI

L’émancipation et nous

On a étudié plus haut le lien immédiat, classiquement


établi, entre le singulier et l’universel, dont on a évoqué
comme exemples Descartes et Kant. La singularité irré-
ductible que, au dire de Foucault, Nietzsche introduisait
dans l’histoire de la pensée, en rendant impossible de
dire « je » à sa place, troublait ce lien et l’interrompait
momentanément. À son tour, la découverte du « nous »
a, elle aussi, un effet sur le rapport entre le singulier et
l’universel, dans la mesure où elle est incompatible avec la
simple alternative entre ces deux pôles et introduit entre
eux une troisième option, celle d’un collectif ouvert. C’est
ainsi que, dans un texte important de 1982, « Le sujet et
le pouvoir », Foucault oppose le « nous » simultanément
à l’universel et au singulier classique qui tantôt se laisse
subsumer sous cet universel, tantôt se conçoit dès le
départ comme l’une de ses instances. Derrière la notion
du « nous » comme instance plurielle non universelle
réapparaît la tripartition consacrée par Kant dans la table
des jugements.
« Le sujet et le pouvoir » nous apprend que cette
pluralité jouera dorénavant un rôle-clé dans la concep-
tion du domaine politique, en même temps qu’il fait
apparaître, à côté du « nous » et en lui faisant une place
inédite, la liberté, qui était déjà un élément-clé dans la
conception kantienne des Lumières, puisque comme on le

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170 L’Émancipation de Kant à Deleuze

lisait dans la « Réponse » elle était la condition suffisante


pour l’accès à l’âge adulte 1. Or, bien que pour Foucault
d’autres éléments soient requis à l’émancipation, il ne
fait pas de doute à la lecture de son texte que la liberté y
est sûrement une condition nécessaire, de sorte que les
dernières années de sa vie deviennent pour lui le moment
où, dans sa propre théorie, à la liberté de choix éthique
(comme dans le cas de Baudelaire) vient s’ajouter une
liberté politique : pour la première fois, les rapports de
pouvoir deviennent impensables sans un recours constant
à une idée à laquelle pendant longtemps Foucault n’avait
pas cru, la possibilité de la liberté du sujet, selon laquelle
nous pouvons être libres dans le domaine du pouvoir.
Mais à quelles conditions ? Le sommes-nous déjà ? La
conjonction du « nous » avec les deux formes d’exercice
de la liberté (éthique et politique) représente un bascu-
lement profond de sa philosophie, et mérite donc d’être
analysée avec minutie, tâche à laquelle sera consacré le
§ 1 du présent chapitre.
En même temps, force est de constater que les liens
entre l’éthique et la politique ne sont pas encore entière-
ment clairs. Reprenant l’idée de l’émancipation, Foucault
distingue deux façons d’accomplir le passage à l’âge
majeur, dont la première est l’engagement pratique par
lequel nous pouvons chercher les conditions de notre
devenir-majeur collectif, et la seconde, l’établissement
d’un rapport éthique à soi, qui ouvre l’accès à ce qui lui
arrive d’appeler, nous le verrons en détail plus loin, le

1. Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? »,


Ak. VIII, p. 36.

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L’émancipation et nous 171

« statut plein et entier de sujet 2 ». Deux problèmes se


posent alors, dont l’un consiste à savoir si la préférence
pour la seconde option entraîne un repli sur soi-même et
l’adoption d’une vie qui, bien qu’elle réclame des exercices
rigoureux et donc une activité constante, reste somme
toute une sorte de vie de retraite ; et l’autre, à chercher
si, en empruntant le chemin de l’éthique par lequel on
devient majeur au sens d’affranchi, on ne devient pas
simultanément mineur, au sens de l’appartenance à un
groupe minoritaire, puisque, comme on l’a expliqué,
l’éthique est une affaire de minorités, elle est un choix fait
par certains. Mais jusqu’à quel point le devenir-mineur
éthique est-il le seul devenir-majeur possible, le monde
politique et public auquel faisait allusion Kant n’étant pas
toujours à même de tenir la promesse de l’émancipation ?
Ce sera le sujet du § 2 de ce même chapitre.
Enfin, vu que pour la nouvelle ontologie critique
l’émancipation comprise comme un devenir-majeur
constitue théoriquement et pratiquement un travail sur
des limites, il est encore plus compréhensible que Foucault
prête de l’attention à la philosophie kantienne. Cependant,
il semble réduire le rapport plurivoque qu’établit cette
dernière au thème des limites, à une simple observance des
lignes préalablement dégagées que la raison doit renoncer
à franchir, ce qui à nouveau suscite deux problèmes :
d’une part, il est douteux que Kant prône purement et
simplement un respect des limites, et il se peut en effet
que sa pensée contienne déjà, en elle-même, une étude
des formes possibles de leur franchissement ; d’autre
part, il est vrai que l’ontologie critique ne se contente

2. Foucault, L’Hérméneutique du sujet, Paris, Seuil/Gallimard, 2001,


p. 122.

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172 L’Émancipation de Kant à Deleuze

pas de l’inspiration kantienne, mais elle puise aussi dans


l’actualisation baudelairienne de l’êthos ancien, pour penser
la détermination héautonome de soi et de nous. De là
deux dernières questions : tout d’abord, est-il légitime de
réduire la philosophie critique à une apologie stricte du
respect envers les limites ? ; et puis, si d’aventure Kant
est un penseur non seulement de ce respect, mais encore
d’une certaine transgression, comment expliquer que
Foucault ne se soit pas contenté de l’inspiration kantienne
et qu’il ait convoqué une « théorie » du dandysme ? Ces
deux interrogations constituent la matière des § 3-4 de ce
chapitre, qui permettront de comprendre la raison d’être
de l’accord surprenant entre le dandysme et la critique.

I. Pour une politique agonistique,


la liberté est plus importante
que la résistance

Si nous disons que « Le sujet et le pouvoir » exprime


un virage décisif dans la pensée politique de Foucault,
c’est parce qu’il fait à la liberté une place aussi centrale
qu’inédite. Premièrement, elle y devient la « condition
d’existence du pouvoir (à la fois son préalable, puisqu’il
faut qu’il y ait de la liberté pour que le pouvoir s’exerce,
et aussi son support permanent puisque, si elle se déro-
bait entièrement au pouvoir qui s’exerce sur elle, celui-ci
disparaîtrait de ce fait même et devrait se trouver un subs-
titut dans la coercition pure et simple de la violence 3) ».
De ce point de vue, la liberté précède et accompagne le

3. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » (1982), Dits et écrits, n° 306,


t. IV, p. 238.

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L’émancipation et nous 173

pouvoir, si bien qu’elle est partout dans l’ordre du prin-


cipe. Deuxièmement, « elle apparaît aussi comme ce qui
ne pourra que s’opposer à un exercice du pouvoir qui
tend en fin de compte à la déterminer entièrement 4 »,
ce qui signifie que, dans l’ordre des faits, elle est toujours
menacée par cet exercice, en même temps qu’elle repré-
sente une menace à la domination comprise comme
situation stratégique solidifiée. On pourrait croire que
la conjonction de ces deux idées jetterait Foucault dans
une contradiction entre les principes et les faits, ou entre
le plan rationnel et le plan du réel, auquel cas la liberté
théorique serait annulée ou abolie dans la pratique. De
fait, elle demeure tout ensemble préalable au pouvoir et sa
contemporaine ; elle l’accompagne et reste donc toujours
présente, n’étant jamais annulée, ce qui autorise Foucault à
opposer explicitement le pouvoir à la situation d’esclavage
absolue : comme il l’écrit, « là où les déterminations sont
saturées, il n’y a pas de relation de pouvoir : l’esclavage
n’est pas un rapport de pouvoir lorsque l’homme est aux
fers (il s’agit alors d’un rapport physique de contrainte),
mais justement lorsqu’il peut se déplacer et à la limite
s’échapper 5. » D’autres textes de la même période vont
exactement dans ce sens, entre eux « “Omnis et singu-
latim” : vers une critique de la raison politique », dans
lequel on apprend que « le trait distinctif du pouvoir,
c’est que certains hommes peuvent plus ou moins entiè-
rement déterminer la conduite d’autres hommes – mais
jamais de manière exhaustive ou coercitive. Un homme
enchaîné et battu est soumis à la force que l’on exerce sur

4. Ibid.
5. Ibid, p. 237-238.

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174 L’Émancipation de Kant à Deleuze

lui. Pas au pouvoir 6. » En conclusion, l’extrême violence


comme avènement du monopole de la force représente
la fin simultanée du pouvoir et de la liberté.
Par là on peut comprendre que « le problème central du
pouvoir 7 » n’est pas celui de la servitude volontaire, et que
la question n’est donc pas de déclarer que la renonciation
du sujet à sa propre liberté équivaut à un abandon de sa
qualité d’être humain, acte qui serait fondamentalement
incompatible avec une supposée nature humaine. Sur ce
point Foucault est péremptoire, lorsqu’il déclare, dans
un entretien paru en 1984, qu’il a

toujours été un peu méfiant à l’égard du thème général de la


libération, dans la mesure où [...] il risque de renvoyer à l’idée
qu’il existe une nature ou un fond humain qui s’est trouvé, à la
suite d’un certain nombre de processus historiques, économiques
et sociaux, masqué, aliéné ou emprisonné dans des mécanismes,
et par des mécanismes de répression. Dans cette hypothèse, il
suffirait de faire sauter ces verrous répressifs pour que l’homme se
réconcilie avec lui-même, retrouve sa nature ou reprenne contact
avec son origine et restaure un rapport plein et positif à lui-même.

Aussi insiste-t-il « plutôt sur les pratiques de liberté que


sur les processus de libération 8 ». Chez le dernier Foucault,
la liberté n’est donc pas pensée comme un principe qui
disparaît ou est nié, et encore moins comme un principe
qui se nie lui-même dans la réalité, mais elle est plutôt
un a priori et simultanément une donnée empirique de

6. Foucault, Dits et écrits, n° 291, t. IV, p. 160.


7. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », p. 238.
8. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté »
(1984), Dits et écrits, n° 356, t. IV, p. 709-710.

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L’émancipation et nous 175

tout rapport de pouvoir, à la fois sa « condition d’exis-


tence » et son « support permanent ». C’est pourquoi
il ne peut y avoir d’« “antagonisme” essentiel » entre le
pouvoir et la liberté, et « il vaudrait mieux parler d’un
“agonisme” – d’un rapport qui est à la fois d’incitation
réciproque et de lutte ; moins d’une opposition terme
à terme [...] que d’une provocation permanente 9 ». La
renonciation à la liberté que serait la servitude volon-
taire ne peut avoir lieu qu’en un sens faible, puisque,
plus fortement, la liberté n’est pas aliénable au profit du
pouvoir, et si jamais elle devient entièrement aliénée,
cela ne pourra de toute façon constituer « le problème
central du pouvoir », car précisément il n’y aura alors plus
de pouvoir mais uniquement de la violence. En outre,
le but de l’action politique ne peut être de restaurer une
liberté essentielle qui aurait été perdue, ni de réaliser
un principe théorique ou rationnel qui n’aurait pas été
devenu effectif dans le cours de l’histoire : s’il est inutile
de se concentrer sur les conditions qui permettraient à

9. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », p. 238. On retrouve un mouvement


similaire chez des penseurs actuels qui ne se réclament pas immédiatement
de Foucault, par exemple Chantal Mouffe qui dans son livre The Democratic
Paradox (Londres/New York, Verso, 2000, p. 13) déclare : « l’opposition entre
l’ami et l’ennemi n’est pas la seule forme que puisse prendre l’antagonisme
et [...] il peut se manifester par une autre voie. Voilà pourquoi je propose de
distinguer deux formes d’antagonisme, l’antagonisme proprement dit – qui
a lieu entre des ennemis, c’est-à-dire des personnes qui n’ont pas d’espace
symbolique commun – et ce que j’appelle l’“agonisme”, qui est un mode
différent de manifestation de l’antagonisme, car il implique un rapport non
pas entre des ennemis, mais entre des “adversaires”, ceux-ci étant définis de
manière paradoxale comme des “ennemis amicaux”, c’est-à-dire, des gens
qui sont des amis parce qu’ils partagent un espace symbolique commun,
mais aussi des ennemis parce qu’ils veulent organiser cet espace symbolique
commun de manière différente. » Sur l’agonisme dans l’éthique ancienne,
voir Foucault, L’Usage des plaisirs, p. 88 sv.

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176 L’Émancipation de Kant à Deleuze

la liberté de se restaurer elle-même, c’est que tant qu’il


aura du pouvoir il y aura aussi de la liberté.
Dans le jeu entre ces deux éléments, l’exercice du
premier devient alors défini comme « une action sur
des actions 10 », marquant une différence profonde avec
ce qui se passait dans Surveiller et punir et La Volonté
de savoir, livres dans lesquels la matière de l’exercice
du pouvoir n’était pas la liberté d’une action et d’une
réaction, mais plutôt un sujet, tantôt individuel tantôt
collectif, susceptible de résister à l’action. De ce point de
vue, Foucault devient encore plus fidèle à Nietzsche, pour
qui « la “volonté” ne peut naturellement agir que sur une
“volonté”, et non pas sur une “matière” (sur les nerfs, par
exemple). Bref nous devons risquer cette hypothèse que
partout où l’on reconnaît des effets, c’est qu’une volonté
agit sur une volonté 11 ». Comme dans un point d’hérésie,
le conflit entre le pouvoir et la liberté tel que Foucault
le pense à la fin ne se défait jamais, car dans le champ
du pouvoir il n’y a ni de la liberté vide ni de la violence
extrême, la pure liberté comme l’anéantissement n’appar-
tenant pas à ce champ. Mais il n’y a pas davantage de
primauté du pouvoir sur ce qui lui résisterait, parce qu’il
ne s’agit pas de résister, mais d’exercer une liberté réelle.
La domination, définie comme « situation stratégique
plus ou moins acquise et solidifiée dans un affrontement
à longue portée historique entre des adversaires 12 »,
suppose la lutte entre ces derniers qui, en tant que tels,
se trouvent sur le même plan et dont les positions sont

10. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », p. 237.


11. Nietzsche, Jenseits von Gut und Bőse, n° 39 dans Werke, t. VI 2,
p. 53. Trad. Robert Laffont, Œuvres, t. II, p. 593.
12. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », p. 243.

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L’émancipation et nous 177

soumises à un « renversement perpétuel 13 ». Nous avons


ainsi affaire ici à une première preuve du basculement
dans la pensée du pouvoir foucaldienne : la primauté
du pouvoir sur la résistance que l’on connaissait de ses
livres du milieu des années soixante-dix cède désormais
sa place à l’agonisme entre eux, c’est-à-dire à une sorte
de jeu conflictuel.
Une seconde preuve est la suivante : à la différence
de ce que Foucault avait prétendu naguère au sujet de
la résistance, à savoir qu’elle « n’est jamais en position
d’extériorité par rapport au pouvoir 14 », l’exercice de la
liberté peut se dérober à ce dernier, et en partie il s’y
dérobe effectivement. En d’autres mots, la liberté n’est
pas entièrement contenue « dans le champ stratégique
des relations de pouvoir 15 », contrairement à ce qui était
déclaré de la résistance ; elle ne s’épuise jamais dans le
jeu qu’elle joue avec son rival, et c’est ce qui autorise
Foucault à écrire qu’« il ne saurait y avoir de relations de
pouvoir sans points d’insoumission qui par définition lui
échappent 16 ». Dans les années quatre-vingt, donc, s’il
est vrai que la liberté se combine avec le pouvoir comme
condition de possibilité de ce dernier, il n’en reste pas
moins qu’elle est toujours en excès par rapport à lui
et qu’elle est ainsi dotée d’une capacité qui manquait
profondément à la simple résistance.
Cette énorme différence défait une fois pour toutes la
confusion tenace entre les pensées de la résistance et de
la liberté, confusion entretenue par des arguments qui,

13. Ibid., p. 242.


14. Foucault, La Volonté de savoir, p. 125-126.
15. Ibid.
16. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », p. 242.

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178 L’Émancipation de Kant à Deleuze

en prétendant que Foucault a depuis toujours été un


penseur de la liberté et du choix émancipé, affaiblissent le
basculement entre les deux régimes théoriques. Nous nous
contenterons ici d’en résumer deux, l’un de Paul Veyne,
l’autre de Deleuze, pour indiquer en quoi ils manquent
(le premier plus que le second, toutefois) le point essentiel
du problème. Dans un article paru en Allemagne, Veyne
revient sur une critique formulée dans les années soixante
à l’encontre des Mots et les choses, d’après laquelle dans cet
ouvrage « Foucault conteste la liberté du sujet humain et
enferme ce sujet dans son temps 17 », interprétation que
Veyne récuse en écrivant que, pour Foucault, la pensée et la
liberté vont ensemble. Toutefois, pour illustrer sa thèse, il
ne cite que des textes des années quatre-vingt, notamment
« Est-il donc important de penser ? » (1981), « Vérité,
pouvoir et soi » (1982), « Structuralisme et poststruc-
turalisme » (1983), « Interview de Michel Foucault »
(1984) et « Polémique, politique et problématisations »
(1984). Veyne pourrait assurément y ajouter « Le sujet
et le pouvoir » et les deux versions de « Qu’est-ce que
les Lumières ? », cela ne changerait rien au quiproquo :
en toute rigueur, Foucault ne devient un penseur de la
liberté qu’à partir du tournant des années quatre-vingt,
le mot même « liberté » n’apparaissant dans la plupart
de ses textes antérieurs qu’avec une signification mineure
ou dépréciative, comme quand il fait état, précisément
dans Les Mots et les choses, de « notre liberté si soumise 18 »,

17. P. Veyne, « Michel Foucaults Denken », dans Axel Honneth


et Martin Saar (dir.), Michel Foucault : Zwischenbilanz einer Rezeption.
Frankfurter Foucault-Konferenz 2001, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,
« Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft », 2003, p. 27-51 (cit. p. 39, nous
traduisons).
18. Foucault, Les Mots et les choses, p. 224.

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L’émancipation et nous 179

et quand, à la toute fin de La Volonté de savoir, il nous


apprend que le dispositif de sexualité « nous fait croire
qu’il y va de notre “libération” », alors qu’il y va de notre
asservissement 19.
Sur ce point, il faut en convenir, Deleuze est plus averti
lorsqu’il déclare que « le dernier mot du pouvoir, c’est que
la résistance est première, dans la mesure où les rapports
de pouvoir tiennent tout entiers dans le diagramme,
tandis que les résistances sont nécessairement dans un
rapport direct avec le dehors dont les diagrammes sont
issus 20 ». Pour justifier son propos, il renvoie au « Sujet
et le pouvoir », de telle sorte que, en toute rigueur, ce que
Deleuze nomme « le dernier mot du pouvoir » signifie le
dernier mot de Foucault sur le pouvoir, point sur lequel
il a entièrement raison : il n’y a plus alors de primauté du
pouvoir sur la résistance, et encore moins sur la liberté.
Seulement, il n’affirme jamais en toute clarté que c’est
bien la liberté, non pas la résistance, qui introduit dans la
pensée du pouvoir l’espace d’un dehors, espace absent des
ouvrages des années soixante-dix. Autrement dit, il place
au même niveau deux régimes de pensée qui, en réalité,
sont tout à fait distincts. Aussi faut-il comprendre que la
liberté du dernier Foucault ne se confond aucunement
avec sa première conception de la résistance telle qu’il l’a
formulée dans La Volonté de savoir, et que quand bien
même la première semblerait n’être qu’un éclaircissement
de la seconde formulé quelques années plus tard, nous
constatons que l’introduction de la liberté, et du dehors
de l’insoumission que cette liberté convoque, nous oblige

19. Foucault, La Volonté de savoir, p. 211.


20. Deleuze, Foucault, Éd. de Minuit, Paris, 1986, p. 95-96.

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180 L’Émancipation de Kant à Deleuze

à distinguer nettement chez lui deux pensées de la vie


politique.

II. L’accord entre l’éthique


et la politique

Force est d’ailleurs de constater que l’existence conjointe


et indissociable du pouvoir et de la liberté fraye un chemin
plus large et prometteur à la promotion de nouvelles
formes de subjectivité, que celui ouvert autrefois par la
simple opposition du pouvoir et de la résistance, et elle
autorise à poursuivre l’effort d’émancipation de façon
théoriquement plus conséquente sur le terrain politique.
Cependant, cet effort est à entreprendre également sur
un plan éthique, puisqu’il suppose une attitude qui
n’est pas moins un rapport de soi à soi qu’un rapport
aux autres et au réel, et c’est ainsi que, vers la fin de sa
vie, Foucault s’efforce de penser dans le même élan les
deux plans (éthique et politique) sur lesquels se joue une
partie considérable de notre émancipation. Le cours où
pour la première fois s’amorce explicitement le projet
de comprendre la combinaison des deux domaines est
L’Herméneutique du sujet, où on lit que « relations de
pouvoir – gouvernementalité – gouvernement de soi et
des autres – rapport de soi à soi, tout ceci constitue une
chaîne, une trame » à partir de laquelle on doit pouvoir
« articuler la question de la politique et la question de
l’éthique 21 ». Articuler, on l’entend bien, ce n’est pas
amalgamer, et les deux régions restent distinctes dans leurs
objets, l’éthique étant avant tout l’espace du rapport à

21. Foucault, L’Herméneutique du sujet, p. 242.

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L’émancipation et nous 181

soi ; et le pouvoir, l’espace du gouvernement des autres.


C’est dire que la première est de l’ordre de l’action du
sujet sur lui-même et sur ses propres actions, tandis que
le second relève de l’action sur les actions d’autrui, ce qui
fait que le croisement des deux ordres ne représente pas
un estompage des caractéristiques de chacun.
On remarque au passage que ce besoin d’articuler
la question de la politique et la question de l’éthique
oppose nettement Foucault à Heidegger, lequel explique
dans la Lettre sur l’humanisme que la « pensée qui pose
la question de la vérité de l’être [...] n’est ni éthique ni
ontologie. C’est pourquoi la question de la relation entre
ces deux disciplines est, dans ce domaine, désormais sans
fondement 22 ». Or, l’exercice d’un pouvoir sur soi-même,
avec les règles de conduite qu’il implique, et celui d’un
pouvoir sur les autres, avec les rapports de force qui
traversent la structure sociale, ne peuvent être articulés
que dans la reconnaissance de leurs particularités, en quoi
le retour foucaldien aux Anciens se distingue fort bien de
la remontée heideggérienne vers la pensée archaïque de
l’Être, puisque le premier se meut sur le terrain ouvert par
une considération des différentes régions de l’expérience,
alors que la seconde interroge une origine (mythique ?)
dans laquelle la pensée ne s’était pas encore divisée en
disciplines et restait toute tournée vers une vérité ontolo-
gique. En ce sens, l’appel à penser l’articulation de régions
différentes fait ressortir avec encore plus de vigueur la
différence de l’orientation foucaldienne vis-à-vis d’un
retour aux origines.

22. Heidegger, « Brief über den “Humanismus” », Wegmarken, GA 9,


p. 188-189 ; tr. p. 119.

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182 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Cette articulation se pose, sans doute au plus haut


point, dans la parrhêsia, le franc-parler, la libre parole,
voire l’impertinence, étudiée au sein des pratiques de
liberté antiques dans lesquelles le rapport à soi touche
au plus près le rapport aux autres, dans le lien, d’abord,
entre le maître et le disciple ; ensuite, entre l’homme
remarquable qui prend courageusement la parole, et le
peuple auquel il tient un discours sans complaisance ;
enfin, entre le philosophe qui, comme le cynique, exhibe
la vérité avec scandale, et les autres citoyens. Dans tous les
cas de figure, la parrhêsia sert à dénoncer ce qui relève de
la tyrannie des normes sociales, morales ou politiques 23
et, du fait même, elle condense le rapprochement entre
la liberté éthique et la liberté politique.
Nous revenons à l’idée que si l’éthique est une affaire
de minorités numériques, le chemin de l’émancipation,
qui est un devenir-majeur au sens d’affranchi, implique
en même temps qu’on devienne mineur, puisqu’on
appartient désormais à une minorité. De fait, ceux qui
choisissent d’agir éthiquement transforment leurs modes
d’être et deviennent héautonomes, intégrant du même
coup le groupe restreint des « quelques-uns » qui ont fait
un choix du même genre, et s’éloignant ainsi de la majorité
numérique, dont les membres restent sous la dépendance
des structures extérieures du savoir et du pouvoir qui
continuent de les façonner. Alors, un problème survient :
Foucault prétend, dans L’Herméneutique du sujet, « qu’il
n’y a pas d’autre point, premier et ultime, de résistance

23. Voir F. Gros, Michel Foucault, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 3e éd.,
2004 [1996], p. 116-123 et le dossier consacrée à la parrhêsia par la revue
Aurora, vol. 23, n° 32, 2011 (accessible sur Internet).

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L’émancipation et nous 183

au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi 24 »,


mais, si cela est exact, que se passera-t-il si on découvre
que toute éthique réussie, c’est-à-dire suffisamment
cohérente et attrayante pour continuer d’être pratiquée et
enrichie au fil du temps comme pour gagner de nouveaux
adeptes, prend finalement l’ampleur d’une morale et,
en conséquence, se transforme en un nouveau dispositif
d’assujettissement ? Précisément, la généralisation d’une
éthique représente la métamorphose de ses principes et
de ses exercices en codes moraux et en valeurs sociales,
aussi cette généralisation est-elle une sorte de corruption
du principe de minorité et la transition vers l’empire
de la majorité, le glissement dans le vaste domaine des
codes moraux et donc du pouvoir, de ce qui appartenait
originellement à la région limitée du rapport à soi. C’est
aussi l’interprétation qu’en donne Deleuze : « Ce sont
les règles facultatives de la maîtrise de soi qui constituent
une subjectivation, autonome, même si elle est appelée
par la suite à fournir de nouveaux savoirs et à inspirer de
nouveaux pouvoirs 25. » Pour dire bref, la généralisation
de l’éthique est sa dissolution comme point d’appui pour
une résistance, ou encore : le triomphe d’une éthique est
simultanément la raison de son échec. Regardons cela
de plus près.
Après les rapports entre l’éthique et la politique, nous
en venons au problème des rapports entre l’éthique et
la morale et, pour ce faire, nous reprenons les phrases
suivantes, sur lesquelles s’achève le dernier livre publié
du vivant de Foucault, Le Souci de soi : entre l’époque

24. Foucault, L’Herméneutique du sujet, p. 241.


25. Deleuze, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? » dans AAVV, Michel Foucault
philosophe, p. 187.

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184 L’Émancipation de Kant à Deleuze

romaine impériale et le christianisme, « les éléments


du code concernant l’économie des plaisirs, la fidélité
conjugale, les rapports entre hommes pourront bien
demeurer analogues. Ils relèveront alors d’une éthique
profondément remaniée et d’une autre manière de se
constituer soi-même comme sujet moral de ses conduites
sexuelles 26 ». Foucault n’expliquera jamais exactement en
quel sens les codes moraux relèvent de l’éthique, et tout
en marquant la distance entre les codes et les rapports à
soi, il n’écrira pas sur les premiers. Tout se passe comme
si chaque époque était caractérisée par un ensemble de
codes auquel il fait des références générales, mais dont
il est impossible de comprendre comment cet ensemble
dépend des problématisations éthiques. En contrepartie,
il montre l’influence d’une éthique d’une certaine époque
sur la morale de l’époque suivante, comme par exemple
quand il l’explique dans L’Usage des plaisirs que la doctrine
socrato-platonicienne, « tout en s’enracinant très profon-
dément dans les thèmes habituels de l’éthique des plaisirs,
[...] ouvre des questions dont l’importance sera très grande,
par la suite, pour la transformation de cette éthique en
une morale de la renonciation et pour la constitution
d’une herméneutique du désir 27 ». Ainsi, cette morale
naît d’une éthique plus ancienne par généralisation, les
principes appliqués au rapport à soi devenant la source
d’un code nouveau. Mais, en écrivant cela, quelque chose
demeure méconnu : du moment qu’elle devient pour
tous, l’éthique comme attention à soi ne peut plus jouer
son rôle de résistance, et par conséquent n’est plus une
pratique de liberté. Il est troublant de constater combien

26. Foucault, Le Souci de soi, p. 317.


27. Foucault, L’Usage des plaisirs, p. 297.

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L’émancipation et nous 185

les dernières études de Foucault procurent des exemples


de ce devenir-banal de ce qui était auparavant hors du
commun, comme dans le cas des modifications dans la
valeur et la pratique du mariage à l’époque du Haut-
Empire, telles que les racontent Le Souci de soi :

Multiples seraient donc les paradoxes dans l’évolution de cette


pratique matrimoniale. Elle cherche ses causes du côté de l’autorité
publique ; et elle devient une affaire de plus en plus importante
dans la vie privée. Elle s’affranchit des objectifs économiques et
sociaux qui la valorisaient ; et elle se généralise en même temps.
Elle devient pour les époux de plus en plus contraignante, et
suscite en même temps des attitudes de plus en plus favorables,
comme si, plus elle exigeait, plus elle attirait. Le mariage devient
plus général comme pratique, plus public comme institution, plus
privé comme mode d’existence, plus fort pour lier les conjoints
et donc plus efficace pour isoler le couple dans le champ des
autres relations sociales 28.

On voit combien le glissement de l’éthique à la morale


représente pour le dernier Foucault une difficulté redou-
table, en tout cas un sérieux motif d’étonnement. Paradoxe
des paradoxes, malgré le poids de la contrainte qui semble
lui être intrinsèque, une pratique telle que le mariage,
à laquelle la réflexion éthique avait donné une forme
d’austérité, finit par se répandre, si bien que (la citation
ne laisse pas d’équivoque à cet égard) elle ne reste plus
affranchie de l’influence du pouvoir, mais au contraire, dès
qu’elle se popularise, elle se dissout dans la vie quotidienne
et établit des liens de dépendance avec l’exercice d’une
force qui jusque-là lui restait essentiellement étrangère.

28. Foucault, Le Souci de soi, p. 106.

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186 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Au premier regard, une éthique est pleinement réussie


lorsque ses principes et pratiques, au départ appliqués à
des individus ou à des groupes, en tout cas à la minorité
qui les a conçus et développés, deviennent appliqués à
la majorité. C’est ce que Foucault exemplifie si bien par
ce mariage qui devient « plus général », « plus public »,
« plus privé », « plus fort » et « plus efficace ». En fait,
cette fausse consécration n’est rien d’autre que la transition
de ces principes, d’un certain dehors éthique, au monde
de la morale, dont ils sont désormais partie intégrante 29.
Un autre exemple de ce mouvement de banalisation
vient du cœur même de toute problématisation antique
et concerne le rôle du philosophe. Voici ce qu’en dit
Foucault : « à mesure qu’on voit se développer ce person-
nage du philosophe, à mesure qu’on voit l’importance
de ce personnage du philosophe se marquer davantage,
vous voyez aussi qu’il perd de plus en plus sa fonction
singulière, irréductible, extérieure à la vie quotidienne, à la
vie de tous les jours, à la vie politique 30 ». Le philosophe,
figure par excellence de la minorité devenue majeure, de
ce groupe dont les membres ont accédé « par la pratique
de soi au statut plein et entier de sujet 31 », se transforme
en personnage commun, une conclusion qui montre

29.C’est d’ailleurs un processus historique également connu de Max


Weber, selon qui des principes éthiques contraignants peuvent se généraliser
et devenir la base d’une pratique ou d’une culture, notamment du capitalisme
occidental moderne : la pleine réussite des ces principes est sa transformation
en « phénomène de masse – puisque c’est de cela qu’il s’agit » – ou, dans le
langage de Foucault, sa transformation en un élément du pouvoir. Weber,
Die protestantische Ethik und der « Geist » des Kapitalismus (1904-1905),
trad. d’Isabelle Kalinowski, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme,
Paris, Flammarion, « Champs », 2000, p. 101.
30. Foucault, L’Herméneutique du sujet, p. 138.
31. Ibid., p. 122.

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L’émancipation et nous 187

combien le devenir-mineur numérique comme devenir-


majeur affranchi, se trouve à tout moment menacé,
et finalement perverti, par le devenir-majoritaire ou
devenir-pour-tous de ce qui n’était fait que pour soi ou
pour certains. Ce qui semble représenter le triomphe
public d’une éthique n’est en vérité que sa défaite comme
lieu de résistance et d’émancipation. Ainsi, après avoir
réservé à l’éthique le rôle d’opposition par excellence à
un pouvoir compris comme domination venue du dehors
ou comme assujettissement, on ne peut être qu’embar-
rassé quand pointe une alternative redoutable : ou bien
l’éthique continue d’échapper au monde du pouvoir
et ne constitue par là une pratique de liberté que pour
une minorité, ou bien elle se généralise et devient une
nouvelle force d’asservissement. En somme, tout porte à
croire que l’éthique telle que Foucault l’imagine mène à
une impasse : toute la nouveauté se destine ou bien à ne
pas exercer d’influence réelle et peut-être à mourir jeune,
ou bien à triompher et de nouveau à assujettir. Dans un
cas comme dans l’autre, elle n’est émancipatrice que de
façon résiduelle et éphémère. Nous reviendrons à cette
difficulté en conclusion.

III. La reformulation du concept


de critique : Kant au-delà des limites

L’étude des Anciens permet à Foucault de découvrir


des exemples dans lesquels sont en jeu les frontières de
soi-même ou les limites que se fixe le sujet. Il s’agit de
cas qui portent au devant de la scène le problème de ce
qu’on est et de ce qu’on veut être, et qui dans le cadre
classique des plaisirs, tournent autour de problèmes tels

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188 L’Émancipation de Kant à Deleuze

que la fidélité conjugale ou la virginité des amoureux


non encore mariés. Sur ce dernier point, on lit dans Le
Souci de soi : « cette virginité, il faut bien comprendre
qu’elle n’est pas une simple abstention consécutive à un
engagement. Elle est un choix de vie qui [...] apparaît
même comme antérieur à l’amour 32 ». Ici, l’idée du choix
de vie est importante. Ce choix est libre, pouvant aller à
l’encontre des usages reçus comme des tutelles spirituelles,
familiales ou autres. C’est d’ailleurs ce qui arrive dans un
passage de Héliodore que cite Foucault, où le père de
Chariclée se plaint de ce que sa fille, pour refuser d’envi-
sager l’idée du mariage, « a recours à la grande pratique
du raisonnement » qu’il lui a apprise 33, des mots dans
lesquels on entend distinctement l’écho de la « Réponse »
kantienne sur les Lumières et de l’appel qu’elle fait à ce
que chacun se serve de son propre entendement, sans la
conduite d’un autre : dans un sens qui n’est pas éloigné
de celui de Kant, le choix libre de la jeune Chariclée est
un signe de son passage à l’âge majeur. Pourtant, ce choix
ne s’arrête pas à l’affranchissement des tutelles, mais il
s’oriente vers une redéfinition de soi, perspective dans
laquelle le choix de la virginité est exemplaire, en ce qu’il
touche directement aux limites que la jeune fille souhaite
ou non franchir, limites qu’elle s’impose à elle-même
en dépit des pratiques et des discours communément
acceptés. C’est ce travail sur les limites de soi-même que
mettra en valeur l’ontologie critique.
Or, pour fonder sur de nouvelles bases le projet d’éman-
cipation, c’est la notion même de critique qu’il faudra
reformuler. À l’avenir, elle ne désignera plus l’étude des

32. Foucault, Le Souci de soi, p. 305.


33. Ibid, p. 306. Foucault cite Héliodore, Éthiopiques, II, 33.

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L’émancipation et nous 189

limites naturelles à respecter, mais deviendra un travail sur


les frontières susceptibles d’êtres déplacées, basculement
par lequel Foucault marque ses distances par rapport à
Kant, dans une phrase que je me permets de reprendre :

si la question kantienne était de savoir quelles limites la connais-


sance doit renoncer à franchir, il me semble que la question
critique aujourd’hui doit être retournée en question positive : dans
ce qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire,
quelle est la part de ce qui est singulier, contingent et dû à des
contraintes arbitraires 34.

Arrêtons-nous aux mots. Dans ces lignes, les multiples


rapports qu’entretient le travail de Kant avec les limites
sont réduits à la conception que s’en fait la Critique de
la raison pure, d’une limitation insurmontable par la
connaissance. Maintenant, cette idée des limites infran-
chissables n’est-elle pas remise en cause postérieurement,
surtout dans les deuxième et troisième Critiques ? À quel
point Kant s’est-il réellement arrêté à l’idée à laquelle
veut nous faire croire Foucault ? En effet, il n’est pas
entièrement juste d’opposer à Kant « le principe d’une
critique et d’une création permanente de nous-mêmes
dans notre autonomie 35 », comme s’il n’avait pas été
le symbole de la critique constante. Les Prolégomènes à
toute métaphysique future, rédigés à la suite de la première
Critique, reconnaissent déjà explicitement que notre
nature nous empêche de nous contenter d’une connais-
sance limitée par l’expérience, les paragraphes conclusifs

34. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,


t. IV, p. 574.
35. Ibid., p. 573.

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190 L’Émancipation de Kant à Deleuze

des Prolégomènes étant éloquents à cet égard, comme


le prouve ce passage exemplaire : « Il est vrai, nous ne
pouvons donner en dehors de toute expérience possible
un concept déterminé de ce que peuvent être des choses
en soi. Toutefois, nous ne sommes pas libres au point
de nous abstenir entièrement de toute recherche à leur
sujet ; car l’expérience ne satisfait jamais pleinement la
raison 36 [...] ». Ainsi nous demandons-nous ce que sont
l’âme, le monde et Dieu 37, et encore ce qu’est la morale,
dont l’élaboration des principes (pratiques) requiert un
espace de pensée affranchi « des chaînes de l’expérience »,
si elle veut « atteindre cette universalité dont la raison
pour sa fin morale ne peut absolument se passer 38 ». À
tout moment, donc, nous franchissons et ne cessons de
franchir, naturellement et légitimement, les limites de
l’expérience, sans pour autant tomber dans le chaos ;
c’est que ce franchissement ne peut nous conduire,
rigoureusement parlant, à aucune connaissance, dès lors
que nous ne pouvons « pas pousser d’une façon dogma-
tique l’usage de la raison au-delà du domaine de toute
expérience possible 39 ». On voit que la considération des
limites chez Kant ne se réduit aucunement au respect de
celles-ci, mais implique au contraire tout un jeu complexe
de leur franchissement possible.
La tension entre l’observation et le franchissement des
limites est encore plus frappante dans la Critique de la

36. Kant, Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, die als


Wissenschaft wird auftreten können, Ak. IV, § 57, p. 351. Trad. J. Gibelin,
Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science,
Paris, Vrin, 9e éd., 1974, p. 138.
37. Ibid., § 57, p. 352 ; tr. p. 139.
38. Ibid., § 60, p. 362-363 ; tr. p. 153.
39. Ibid., § 58, p. 360 ; tr. p. 150.

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L’émancipation et nous 191

faculté de juger, fort instructive lorsqu’elle traite en détail


de l’art. Si Foucault s’est toujours intéressé à l’art, ce n’est
pourtant que vers la fin de sa vie qu’il lui accorde un rôle
majeur dans l’invention de subjectivité, sous la forme de
l’art de soi-même ou de l’esthétique de l’existence. Sa
devise devient « fais de toi-même une œuvre d’art 40 »,
l’art étant, dans son interprétation de Baudelaire, le seul
lieu autre où puisse se dérouler « ce jeu de la liberté avec
le réel pour sa transfiguration 41 ». Or, l’esthétique qui
occupe une position si influente dans l’éthique foucal-
dienne n’en est bien entendu pas moins présente chez
Kant, pour rendre encore moins nets les limites, et plus
complexe la pensée des frontières. Dans la Critique de la
faculté de juger, certaines représentations de l’imagination
appelées Idées « tendent pour le moins à quelque chose
qui se trouve au-delà des limites de l’expérience » ; et au
cœur de l’analyse des facultés de l’esprit qui constituent
le génie, le même ouvrage nous donne l’exemple par
excellence de ce travail de franchissement :

Le poète ose donner une forme sensible aux Idées de la raison


que sont les êtres invisibles, le royaume des saints, l’enfer,
l’éternité, la création... etc., ou bien encore à des choses dont on
trouve au vrai des exemples dans l’expérience, comme la mort,
l’envie et tous les vices, ainsi que l’amour, la gloire... etc., mais
en les élevant alors au-delà des bornes de l’expérience, grâce à
une imagination, qui s’efforce de rivaliser avec la raison dans la
réalisation d’un maximum, en leur donnant une forme sensible

40. Voir Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu


du travail en cours » (1983), Dits et écrits, n° 326, t. IV, p. 392.
41. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,
t. IV, p. 571.

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192 L’Émancipation de Kant à Deleuze

dans une perfection dont il ne se rencontre point d’exemple en


la nature ; et c’est en la poésie que la faculté des Idées esthétiques
peut donner toute sa mesure 42.

Si ce passage est l’exemple suprême du saut vers l’au-


delà des frontières, c’est que mieux que tous les autres il
attire l’attention sur le travail de l’artiste, et avant tout du
poète, dans l’imagination de ce qui ne peut être connu.
Il ne s’agit pas ici de prétendre convertir en connaissance
dogmatique le discours sur ces êtres, lieux, faits ou valeurs,
mais de les rendre plus présents (plus sensibles) et plus
réels (plus parfaits) que la présence et la réalité qu’on
leur accorde sur le plan de la stricte connaissance. Kant
écrit en toutes lettres que l’imagination et la raison ne
s’excluent pas, simplement elles jouent des rôles diffé-
rents, elles rivalisent l’une avec l’autre. À notre tour, nous
pourrions ajouter que si la raison couronne la faculté
de connaître en lui procurant un maximum légitime à
l’intérieur des limites de l’expérience, c’est l’imagina-
tion telle qu’elle nous est présentée ici qui, à bon droit,
élargit les domaines possibles de l’expérience humaine,
conçue non comme forme de connaissance légitime, mais
comme exploration inédite d’autres formes d’éprouver
et d’exprimer le réel et soi-même. Ainsi l’analytique du
sublime concerne-t-elle l’expérience démesurée : « Est
sublime ce qui, par cela seul qu’on peut le penser, démontre
une faculté de l’âme, qui dépasse toute mesure des sens 43. »
On saisit alors combien l’expérience esthétique faite
au-delà des limites de la connaissance est plus risquée et
plus riche que l’expérience sensible.

42. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 49, p. 314 ; tr., p. 144.


43. Ibid., § 25, p. 250 ; tr., p. 90.

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L’émancipation et nous 193

Pour en venir à Baudelaire, souvenons-nous qu’il est


un poète, et poète davantage du sublime et du mal que
du beau et du bien, pourrait-on dire. Dans cette condi-
tion, il participe du mouvement d’expérimentation au
dehors, du franchissement des frontières qui est simul-
tanément un affranchissement par rapport aux limites ;
cela, on peut certes le trouver chez Foucault, mais on le
comprend par avance en lisant Kant. En outre, Baudelaire
est un critique d’art, et dans son étude sur Constantin
Guys, d’après la lecture qu’en fait Foucault, il présente le
travail du peintre comme une « transfiguration qui n’est
pas annulation du réel, mais jeu difficile entre la vérité
du réel et l’exercice de la liberté ; les choses “naturelles”
y deviennent “plus que naturelles”, les choses “belles” y
deviennent “plus que belles 44” ». En citant ces mots, on
ne prétend pas réduire Foucault à Kant, mais seulement
montrer combien hâtive, voire abusive est la réduction
de la question kantienne de la critique au problème de
savoir quelles limites la connaissance doit renoncer à
franchir ; et puis, combien similaires sont par moments
les réflexions esthétiques des deux auteurs. Ce faisant,
on se contente d’inscrire Foucault dans une tradition
esthétique qui trouve chez Kant, sinon un fondateur
(comme Foucault le prétend au sujet de l’Aufklärung
et de la pensée de l’actualité), du moins un repère qu’il
convient de ne pas méconnaître.
Revenant à la citation de « Qu’est-ce que les Lumières ? »,
on constate sa parenté avec le passage de la Critique de
la faculté de juger selon lequel l’imagination crée « une
autre nature à partir de la matière que la nature réelle lui

44. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,


t. IV, p. 570.

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194 L’Émancipation de Kant à Deleuze

donne 45 ». Cette nature-là est en quelque sorte plus que


naturelle, « surnaturelle », et plus que réelle, « surréelle »,
c’est-à-dire artistique. De surcroît, elle est le produit d’une
expérience plus riche, ce qu’exprime Kant en écrivant que
l’imagination esthétique nous sert « lorsque l’expérience
nous paraît trop quotidienne 46 » et que nous éprouvons
le besoin pressant de la transformer. Foucault radicalise
le sens de cette transformation, en prenant appui sur
Baudelaire et en la présentant comme une transfiguration
non seulement de la nature du monde, mais encore de
sa propre nature – une transfiguration de soi. Dans un
cas comme dans l’autre, la transformation « n’est pas
annulation du réel », et Kant assigne bien une limite aux
pouvoirs producteurs de la poésie et de l’art en signalant
que, « considérée en elle-même, cette faculté [des Idées
esthétiques] n’est qu’un talent (de l’imagination 47) ». On
peut donc dire que ce que Foucault écrit de Baudelaire
aurait convenu par avance à Kant, chez qui la transfi-
guration artistique relève déjà d’un jeu difficile entre la
vérité du réel et l’exercice de la liberté et prouve que le
travail sur les frontières, et l’art comme invention d’une
nature dans des espaces au-delà du quotidien, sont des
marques explicites de la Critique de la faculté de juger.
L’art sublime est à comprendre dans ce livre comme ce
qui viole les limites, dans un geste néanmoins paradoxal
car légitime, parce qu’il ne met pas en question les limites
de la connaissance fondée sur l’expérience. S’il en est ainsi,
la troisième Critique représente déjà à sa façon la pratique
d’une liberté qui tout à la fois respecte le réel et le viole.

45. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 49, p. 314 ; tr., p. 144.


46. Ibid.
47. Ibid.

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L’émancipation et nous 195

Comprenons bien : nous ne prétendons pas suggérer


que Foucault interprète à tort l’œuvre de Kant, mais
uniquement mettre en évidence le fait que, pour ce qui
est de la notion de critique, « la question kantienne » est
loin de s’épuiser dans les limites que la connaissance doit
renoncer à franchir. Du fait que la dialectique serait une
transgression désordonnée des limites de la raison, on n’est
pas autorisé à déduire que la pensée critique se résumerait
au respect pacifique de limites préalablement mises en
lumières et toujours tranchées. En réalité, au-delà de ce
travail, il y a le défi permanent de savoir comment peut
être atteint ce qui reste en dehors de la connaissance, cet
espace où il ne se joue pas moins les sentiments qu’on
éprouve que ce qu’on est soi-même. En voulant prendre
ses distances par rapport à ce qu’il pense être la question
kantienne de la critique, question qu’il se propose de
retourner, Foucault, peut-être à son insu et tout en faisant
croire le contraire, relance une critique permanente des
limites qui était bien celle de Kant et dont sa réflexion
esthétique offre un exemple incontestable. On pourrait
même ajouter que, mieux que Foucault, c’est Deleuze qui
a su saisir le bouleversement opéré dans la philosophie
kantienne par la troisième Critique et la réflexion sur
l’art : autant pour le premier la référence simultanée à
l’art et à la critique nécessite une extériorité par rapport
au kantisme, et jusqu’à un certain point une opposition
à lui : c’est Baudelaire ; autant pour le second, comme il
l’écrit dans Critique et clinique, la Critique de la faculté de
juger révèle déjà « un Kant profondément romantique »
qui pose « une lutte terrible entre l’imagination et la
raison », l’intelligence kantienne de l’art ouvrant selon

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196 L’Émancipation de Kant à Deleuze

lui la voie à « un exercice déréglé de toutes la facultés »


qui est un « exercice aux limites 48 ».
Nous n’avons emprunté ce détour par la pratique
kantienne de la critique que pour revenir au travail sur les
limites de nous-mêmes. En écrivant sur Bataille, Foucault
s’était intéressé pour la première fois à construire une onto-
logie critique, comme nous l’avons vu dans la « Préface
à la transgression », qui portait en elle une critique des
limites orientée par le principe d’une philosophie qui
prolongerait l’expérience du dehors, dont faisait part
la littérature. Dorénavant, le rapport de la critique au
dedans comme au dehors, espaces que définit la limite,
est tout autre, l’enjeu principal étant de se débarrasser
de l’alternative radicale entre deux dimensions conçues
comme opposées. C’est ce que déclare Foucault lorsqu’il
revient à l’attitude de modernité : « Cet êthos philoso-
phique peut se caractériser comme une attitude limite.
Il ne s’agit pas d’un comportement de rejet. On doit
échapper à l’alternative du dehors et du dedans ; il faut
être aux frontières 49 ». Il est vrai que la critique comme
rapport aux limites impose toujours un regard tourné
vers les autres possibilités de notre être individuel et
collectif, au-delà de ce que nous présumons de nos limites
naturelles. Sous ce rapport, dans les années quatre-vingt
comme au début des années soixante, l’actualité l’emporte
sur une prétendue essence. Il n’en reste pas moins que la
critique ne se tourne plus vers la pure extériorité (c’est
l’éloignement par rapport à l’influence de Bataille), pas
plus qu’elle n’instaure une attention exclusive à l’inté-

48. Deleuze, Critique et clinique, p. 47 et 49.


49. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,
t. IV, p. 574.

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L’émancipation et nous 197

riorité : seul le travail sur les limites, par une analyse de


la manière dont nous nous sommes subjectivés et des
rapports de savoir et de pouvoir qui nous ont assujettis,
ouvre la voie à une constitution différente d’un soi comme
d’un nous, c’est-à-dire à l’invention de subjectivité.
L’ontologie critique de nous-mêmes ne propose ni un
repli sur soi ni (à la différence de l’ontologie critique sans
éthique) une pure transgression. Au contraire, et pour
reprendre une expression employée par Étienne Balibar
à propos de l’art, elle propose une « expérimentation aux
frontières 50 ». Est-ce à dire que toute trace de l’ancienne
conception de la critique se serait évanouie ? Nullement,
et nous retrouvons dans l’idée d’une liberté qui tout à
la fois respecte le réel et le viole un écho de la violence
qui traversait la « Préface à la transgression ». L’éthique
comprise comme esthétique de l’existence a beau être
étrangère à la lecture foucaldienne de Bataille, une trace
de la transgression demeure présente dans la conception
de l’attitude limite. Seulement, la grande dissimilitude
entre la première moitié des années soixante et celle des
années quatre-vingt réside en ce que l’attitude limite se
destine à être partagée par différents sujets, tandis que
l’expérience limite, typique de la grande folie artistique,
restait au plus haut point incommunicable : impossible
de dire « je » à la place de l’artiste ou du philosophe
« fous ». Par l’association de l’ontologie critique et de
l’êthos, Foucault parvient à trouver dans l’attitude limite
une forme d’expérience radicale, susceptible toutefois
d’être communiquée.

50. É. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple,


Paris, La Découverte, 2001, p. 67.

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198 L’Émancipation de Kant à Deleuze

IV. Kant avec Baudelaire :


le sujet comme frontière
toujours provisoire

Pour fonder une ontologie critique et historique de


nous-mêmes, Kant ne suffit pas ; il faut le concours de
Baudelaire, c’est du moins ce que croit Foucault. Nous
venons de voir quel rôle joue dans ce travail la pensée
de Kant : elle remet au centre de l’analyse le thème des
limites, non pas pour en repérer un quelconque franchis-
sement illégitime, mais pour les placer sur le terrain de
l’actualité, loin de toute essence de notre être. Voyons
maintenant quelle signification philosophique a la présence
de Baudelaire. Nous partirons ici de l’hypothèse que les
références au poète reprennent l’héritage de Nietzsche,
qu’en même temps elles déguisent et dont elles modi-
fient les contours 51. Il y a en effet, chez Baudelaire, une
aristocratie, un besoin si profond de se séparer de la
masse, une apologie si vive de la solitude héroïque, une
contestation si radicale de l’idée de progrès, qu’il est
impossible de ne pas se souvenir de Nietzsche lorsqu’on
lit les commentaires de Foucault à la description du
dandy. Cependant, une différence immédiate entre eux
nous déconcerte : si Nietzsche place tous ses écrits sous
le signe de l’antimodernité, Baudelaire conceptualise le
dandysme comme la représentation la plus stricte et la
plus rigoureuse du moderne. Dans son autobiographie
intellectuelle, Ecce homo, Nietzsche écrit la chose suivante

51. Par là, nous rejoignons la thèse d’Étienne Balibar selon laquelle,
dans « Qu’est-ce que les Lumières ? », Foucault combine « la leçon de
Nietzsche avec celle de Kant ». É. Balibar, La Crainte des masses. Politique
et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997, p. 33.

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L’émancipation et nous 199

au sujet de Par delà bien et mal : « Ce livre (1886) est,


pour l’essentiel, une critique de la modernité – sans en
exclure les sciences modernes, les arts modernes, ni même
la politique moderne. Il contient aussi des indications sur
un type opposé, qui est aussi peu moderne que possible,
une type aristocratique, un type qui “dit oui”. Dans ce
dernier sens, ce livre est une école du gentilhomme, en
prenant ce terme dans une acception plus intellectuelle
et plus radicale qu’on ne l’a jamais fait 52. » En lisant ces
phrases, on peut se demander jusqu’à quel point la critique
adressée par Nietzsche à la modernité n’équivaut pas à
ce qui semble être son contraire, à savoir l’éloge de la
modernité par Baudelaire. Dans son aristocratie et dans
son inactualité, le gentilhomme est très proche du dandy.
Par ailleurs, tout un pan de l’œuvre de Foucault s’inscrit
fort bien dans la filière de la critique des sciences et de la
politique modernes, critique qui va bien sûr à l’encontre
de l’idée de progrès, même si, chez Foucault, elle n’est
pas formulée au nom d’une quelconque aristocratie. Il
n’en reste pas moins que c’est à la faveur du poète des
Fleurs du mal que Foucault en vient à se placer dans la
continuité d’auteurs qu’on croirait aussi opposés que
Kant, Hegel, Nietzsche et l’École de Francfort ; au-delà
de leurs divergences, ils se retrouvent tous dans l’espace
que définit une attitude de modernité, espace commun
sur lequel des approches contraires apparaissent conciliées,
l’Aufklärung kantienne, la modernité baudelairienne et
l’antimodernité nietzschéenne se trouvant du même

52. Nietzsche, Ecce Homo, « Par-delà bien et mal », § 2, dans Nietzsche,
Œuvres philosophiques complètes, t. VIII. Trad. de J.-C. Hémery, Paris,
Gallimard, 1974, p. 319.

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200 L’Émancipation de Kant à Deleuze

coup accordées : elles sont toutes modernes du point de


vue éthique.
On pourrait croire que les deux dernières (la moder-
nité et l’antimodernité) présenteraient entre elles plus
de traits en commun, malgré leur opposition dans les
termes, qu’elles n’en auraient avec l’Aufklärung. Pour
le dire brutalement, il faudrait choisir entre Kant et
Nietzsche, entre le rationalisme et l’irrationalisme, telle
est du moins la conception que d’habitude on s’en fait
et que Foucault semble décidé à battre en brèche. Cette
proximité entre le moderne et l’antimoderne, ainsi que
leur opposition commune aux idéaux de l’Aufklärung,
semblent pourtant avoir au moins trois bases avérées,
qu’il importe d’examiner brièvement : l’éloge de l’aris-
tocratie, celui de l’héroïsme et la contestation de l’idée
de progrès dans l’histoire. Le premier point sur lequel le
type aristocratique du gentilhomme recoupe la description
du dandy est en effet leur discours explicitement élitiste,
manifeste dans des passages éclairants cités plus haut sur
les dandys, considérés comme « des représentants de ce
qu’il y a de meilleur dans l’orgueil humain, de ce besoin,
trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de combattre et de
détruire la trivialité », et sur leur « attitude hautaine de
caste provocante 53 ». Par ailleurs, les aristocrates, s’ils
se conçoivent comme un groupe minoritaire, se laissent
pourtant décomposer dans leurs éléments : apparaît alors
la figure du héros, qui ponctue les textes de Baudelaire
autant que ceux de Nietzsche. Dans un passage du
Peintre de la vie moderne, on lit ceci : « À coup sûr, cet
homme, [...] ce solitaire doué d’une imagination active,
toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a

53. Voir plus haut, chap. 4, § 2.

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L’émancipation et nous 201

un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus
général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il
cherche quelque chose qu’on nous permettra d’appeler
la modernité 54[...]. » Dans le même sens, Mon Cœur
mis à nu tranche de la manière suivante : « Il y a aussi
des gens qui ne peuvent s’amuser qu’en troupe. Le vrai
héros s’amuse tout seul 55. » Après l’aristocratie, l’éloge de
l’héroïsme, voilà un deuxième point commun au dandy et
au gentilhomme. Enfin, troisième trait qu’ils partagent,
l’aristocratie et l’héroïsme ont partie liée avec le rejet de
l’idée de progrès. Je cite à ce propos un passage éloquent de
Mon Cœur mis à nu : « Pour que la loi du progrès existât,
il faudrait que chacun voulût la créer ; c’est-à-dire que
quand tous les individus s’appliqueront à progresser, alors,
et seulement alors, l’humanité sera en progrès 56 ». Une
fois de plus, nous sommes aux antipodes de Kant, pour
qui l’enthousiasme collectif était un signe indépendant
du comportement des individus pris de façon séparée,
comme il l’écrit dans la deuxième section du Conflit des
facultés. En somme, l’héroïsme, l’aristocratie et le refus
du progrès sont trois idées majeures partagées par le
dandy et le gentilhomme, dans lesquelles le moderne et
l’antimoderne apparaissent comme des frères jumeaux,
également opposés à l’Aufklärung kantienne.
Du reste, la proximité entre Baudelaire et Nietzsche
n’est plus à établir. Sur ce point, on doit à Benjamin
quelques intuitions fort justes, ébauchées dans les fragments

54. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, p. 694.


55. Baudelaire, Mon Cœur mis à nu, IX, dans Œuvres complètes, t. I,
p. 682.
56. Ibid., XLVII, p. 707.

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202 L’Émancipation de Kant à Deleuze

de 1938-39 réunis sous le titre « Zentralpark 57 » et dont


on extrait les phrases suivantes : « L’attitude héroïque de
Baudelaire pourrait être extrêmement proche de celle de
Nietzsche 58 » ; « l’héroïsme de Nietzsche est le pendant
de l’héroïsme de Baudelaire 59 » ; ou encore : « il faut
montrer [...] comment l’idée d’éternel retour pénètre à
peu près au même moment dans le monde de Baudelaire,
de Blanqui et de Nietzsche. Chez Baudelaire l’accent
porte sur le nouveau qu’un effort héroïque arrache à
l’éternel retour du même, chez Nietzsche sur l’éternel
retour du même auquel l’homme fait face avec un calme
héroïque 60 ». Cependant, le repérage de ces similitudes
n’est pas sans quelques restrictions. Ainsi, note Benjamin,
« Baudelaire n’est pas pessimiste. Il ne l’est pas, parce que
chez lui l’avenir est frappé d’un tabou. C’est par là que
son héroïsme se distingue le plus clairement de celui de
Nietzsche 61». Remarquons un dernier rapprochement
fait par Benjamin : « Que signifie parler de progrès à un
monde qu’envahit la rigidité cadavérique ? [...] Cf. la tête
de Méduse chez Nietzsche 62 ». Notes souvent énigma-
tiques, allusives, des intuitions plutôt que des arguments
étayés, voilà ce que nous procure « Zentralpark », mais
qui n’a pas pour autant échappé à Foucault. On savait

57. Benjamin, « Zentralpark », dans Gesammelte Schriften, éd. par Rolf


Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser, t. I-2, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp Verlag, 3e éd., 1990 [1974], p. 655-690. Trad. de J. Lacoste,
« Zentralpark. Fragments sur Baudelaire », dans Charles Baudelaire. Un
poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, « Petite bibliothèque
Payot – Critique de la politique », 1990 [1979], p. 209-251.
58. Ibid., n° 27, p. 676 ; trad., p. 234.
59. Ibid., n° 35, p. 683 ; trad., p. 242.
60. Ibid., n° 22, p. 673 ; trad., p. 230.
61. Ibid., n° 2, p. 657 ; trad., p. 212.
62. Ibid., n° 34, p. 682 ; trad., p. 241.

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L’émancipation et nous 203

déjà que Benjamin n’était d’aucune utilité pour inscrire


Baudelaire dans l’histoire des techniques de soi : de fait,
c’est Sartre qui a joué ce rôle. Désormais, on soupçonne
très fortement que, dans la communication entre le
dandysme et l’Aufklärung, il faut entendre l’écho de
l’inspiration avec laquelle Benjamin a mis en parallèle
l’antimoderne et le moderne, Nietzsche et Baudelaire.
Mais ce n’est pas tout, et on devrait ajouter à l’aris-
tocratie, à l’héroïsme et à l’antiprogrès, la dimension,
toujours ravivée, de la folie. On se souvient de la déclara-
tion de Foucault en 1970 : « il suffit de penser à Nietzsche
et à Baudelaire pour affirmer qu’il faut imiter la folie
ou devenir effectivement fou afin d’établir de nouveaux
champs en littérature 63 ». Or, si nous savons très exac-
tement à quoi correspond la folie effective – à l’absence
d’œuvre –, nous ne discernons pas rigoureusement à
quoi peut consister l’imitation de la folie. Une phrase
de Baudelaire, extraite du Peintre de la vie moderne, peut
cependant aider dans cette tâche : « Que le lecteur ne se
scandalise pas de cette gravité dans le frivole, et qu’il se
souvienne qu’il y a une grandeur dans toutes les folies,
une force dans tous les excès 64 ». Et puis ce passage de Par
delà bien et mal : « Il est inévitable – et juste – que nos
vues les plus élevées apparaissent comme des folies et dans
certains cas comme des crimes, quand elles parviennent
indûment à la connaissance de ceux qui ne sont pas faits
pour elles ni prédestinés à les comprendre 65 ». Ici comme

63. Foucault, « La folie et la société » (1970), Dits et écrits, n° 83, t. II,
p. 132.
64. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, p. 711.
65. Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse, n° 30, dans Werke, t. VI 2,
p. 44 ; trad. Robert Laffont, Œuvres, t. II, p. 586.

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204 L’Émancipation de Kant à Deleuze

ailleurs on constate combien le grand homme, qu’il soit


le dandy ou bien le gentilhomme, est toujours en butte
au blâme public. Il y a donc là un divorce entre le regard
que nous portons sur nous-mêmes et celui que les autres
portent sur nous, les mêmes gestes pouvant être quali-
fiés comme nobles ou bien criminels, vertueux ou bien
excessifs, rationnels ou bien fous, selon la perspective. Par
leurs expériences personnelles, Baudelaire et Nietzsche ne
savaient que trop bien ce qui se jouait dans ces affirmations.
Le premier n’a-t-il pas subi le procès contre Les Fleurs du
mal ? À son tour, La Naissance de la tragédie n’a-t-elle pas
été vilipendée par les philologues allemands ? S’il est permis
de reprendre un mot de Deleuze, nous dirons que le poète
et le philosophe « eurent personnellement, singulièrement,
à souffrir du jugement. Ils ont connu ce point où l’accusa-
tion, la délibération, le verdict se confondent à l’infini 66 ».
Infini qui s’est d’ailleurs étendu à leur postérité, et nous
savons comment Sartre, pour n’évoquer que lui, montre
du doigt tout l’excès et toute la folie de Baudelaire. L’excès,
d’abord : « Ce que recouvre le mythe du dandysme, ce
n’est pas l’homosexualité, c’est l’exhibitionnisme 67 ». La
folie, ensuite : « Comme les schizophrènes et les mélan-
coliques, il justifie son incapacité d’agir en se tournant
vers le “déjà vécu”, le “déjà fait”, l’irrémédiable 68 ». « Et
la démence finale, pour qui l’a suivi pas à pas, apparaît
moins comme un accident que comme l’aboutissement
nécessaire de sa déchéance 69 ». Mais nous savons déjà
qu’accuser Baudelaire d’exhibitionnisme, c’est ignorer

66. Deleuze, Critique et clinique, p. 158.


67. Sartre, Baudelaire, p. 195.
68. Ibid., p. 215.
69. Ibid., p. 208.

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L’émancipation et nous 205

volontairement sa recommandation au lecteur de ne pas


se scandaliser de la gravité dans le frivole : la frivolité, en
effet, n’est plus telle pour celui qui la prend au sérieux, et
elle ne le reste que pour les autres. De la même manière,
dénoncer l’aliénation finale de Baudelaire et de Nietzsche,
c’est réduire au dernier moment de leurs vies tout le mépris
qu’ils affichaient de ce que « la nature » prétendument
leur imposerait. C’est parce qu’ils rejettent les « imposi-
tions naturelles », dans lesquelles ils ne reconnaissent en
réalité que des conventions contingentes, voire arbitraires,
qu’ils sont discrédités. Leurs gestes transgresseurs sont
reconduits à l’absence de raison et, du même coup, vidés
de leur force exemplaire.
Ainsi, une première tension introduite simultanément
par le dandy et le gentilhomme est celle qui les oppose au
regard et au jugement d’autrui. À côté d’elle, il est possible
d’en repérer une autre, qui s’établit entre les rapports à
soi-même et les rapports au réel. Il y a dans chacun de ces
personnages une tension entre le mouvement tourné vers
l’intérieur et celui tourné vers l’extérieur. Dans ce contexte,
l’initiative ne part plus de l’autre qui juge, mais du sujet
même qui agit. Par ce changement d’angle, ce que les
autres interprètent comme un excès et une folie, devient,
au regard du dandy et du gentilhomme, son contraire,
c’est-à-dire – terme à terme et selon Baudelaire – de la
force et de la grandeur. De la force, en ce que par son
caractère d’opposition et de révolte le dandy donne voix,
à sa manière, à la pensée transgressive. Mais surtout de la
grandeur, puisque la transgression est principalement le
côté visible, extérieur, d’une pratique dont le revers est
l’austérité, la définition de soi comme délimitation de
soi. Quand Baudelaire proclame qu’« un dandy ne peut

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206 L’Émancipation de Kant à Deleuze

jamais être un homme vulgaire 70 », il veut dire que le


dandy ne peut être ni défini, ni a fortiori se définir lui-
même selon une mesure commune. Il rebute, de ce fait,
l’idée de se régler par une norme, et, au régime normal,
il s’oppose comme exception. La recherche de sa propre
mesure récuse les procédés vulgaires et c’est pourquoi il
surgit aux regard d’autrui comme scandaleux, exhibition-
niste, fou. Ainsi se dissipent les traces de la transgression
comme mode d’être d’un réel sans sujet, et à leur place
prend corps l’opposition entre le regard réprobateur des
autres comme dehors, et la grandeur de l’austérité dans
le rapport à soi comme mouvement vers le dedans. Le
sujet, qu’on le nomme dandy ou bien gentilhomme, est
le lieu de cette tension formidable. À partir de là, on peut
comprendre toute la nouvelle réflexion sur le sujet que
Foucault tente de mettre en place vers la fin de sa vie et
qu’on perçoit dans l’une de ses références à Baudelaire, là
où il est question du dehors, du dedans et de la frontière
qui tout à la fois les unit et sépare : « Pour l’attitude de
modernité, la haute valeur du présent est indissociable de
l’acharnement à l’imaginer, à l’imaginer autrement qu’il
n’est et à le transformer non pas en le détruisant, mais en
le captant dans ce qu’il est. La modernité baudelairienne
est un exercice où l’extrême attention au réel est confrontée
à la pratique d’une liberté qui tout à la fois respecte ce
réel et le viole 71. » La preuve qu’on ne se meut plus là
dans l’horizon de la transgression, c’est que le viol ne se
sépare plus du respect. Il faut penser rigoureusement ce
paradoxe.

70. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, p. 710.


71. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,
t. IV, p. 570.

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L’émancipation et nous 207

On sait que le sujet se constitue toujours par et dans une


tension permanente. Comme Étienne Balibar le résume
bien, cette tension est « un procès incertain, à double face
d’assujettissement ou de sujétion et de subjectivation ou
d’émancipation 72 ». Nous mettons maintenant l’accent
sur le second pôle, celui de la subjectivation, plus éthique
que politique, dans lequel il convient de relever un dédou-
blement, entre l’intérieur et l’extérieur, entre le rapport
de soi à soi et de soi aux autres. On comprend que la
définition de soi par soi n’est pas possible sans une force
dirigée contre le dehors, force qui peut prendre différentes
formes, parmi elles celle de l’excès et du scandale, et qui
agit en même temps que la force pliée sur elle-même,
dirigée vers le dedans. Peut-être la frontière n’est-elle
rien d’autre que le résultat de ces deux poussées, le lieu
qui marque leur équilibre provisoire. Si cela est exact,
alors l’intériorité et l’extériorité du sujet ne sont que des
fonctions de la frontière, et le sujet n’est rien d’autre
que cette ligne : ni intériorité essentielle à découvrir ou
à interpréter dans sa vérité, ni force de l’être vouée à une
constante transgression, qui précisément faisait éclater
toute subjectivité. Le respect du réel serait avant tout le
respect d’un sujet qui n’est rien d’autre que le résultat
transitoire d’une tension entre le dehors et le dedans,
entre l’assujettissement et l’exercice d’une liberté. Étant
une limite, et occupant de façon variée les espaces qui
sont des fonctions de cette limite, le sujet de l’attitude
de modernité parvient à combiner l’éthique et la trans-
gression ; il est lui-même le résultat toujours incertain
de cet accord, dans un mouvement où la subjectivation

72. É. Balibar, Nous, citoyens d’Europe, p. 58.

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208 L’Émancipation de Kant à Deleuze

nous apparaît avec une double face : de soi par soi et


vis-à-vis des autres.
De là une conséquence : le sujet ainsi caractérisé se
trouve dans une position délicate, étant pris entre deux
démesures, deux excès que sont le viol et l’austérité. Pour
éclaircir ce que nous voulons dire par là, reprenons un
exemple classique, celui de l’opposition entre le bien et
le mal telle qu’Aristote la présente dans les Catégories.
« Le contraire du bien est nécessairement le mal », écrit-
il. « Par exemple, le contraire de la santé est la maladie,
du courage, la lâcheté, et ainsi de suite. Mais le contraire
d’un mal est tantôt un bien et tantôt un mal : le besoin,
qui est un mal, a pour contraire l’excès, qui est un mal,
et la mesure, qui est un bien, est également contraire à
l’un et à l’autre 73 ». Foucault le sait bien, et il rappelle
dans L’Usage des plaisirs que « le “juste milieu” entre
l’insensibilité et les excès [...] n’est pas une équidistance,
car en fait la tempérance est beaucoup plus éloignée de
ceux-ci que de celle-là ». Le juste milieu défini comme
frontière sur laquelle se place le sujet est donc le résultat
d’une démesure, plutôt que celui d’une mesure tran-
quille ou d’une moyenne entre des possibilités données
d’avance. Chez Baudelaire, les excès que sont l’opposition
et la révolte vont de pair avec le défaut que représente le
resserrement des limites de soi ou l’austérité. Autrement
dit, deux excès se répondent et travaillent ensemble pour
définir une mesure – la frontière que devient le sujet. Pour
reprendre les termes d’Aristote, quels seraient les maux
qui pourraient s’opposer à cette mesure autoconstruite ?
D’un côté, l’éclatement du sujet, le pur viol. De l’autre
côté, l’acceptation des processus d’assujettissement, la pure

73. Aristote, Catégories, 11, 13 b 36.

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L’émancipation et nous 209

observance d’un réel imposé. Accorder les deux équivaut


à prétendre qu’il y a un sujet qui n’est ni naturellement
donné, ni purement assujetti. L’attention simultanée au
dehors et au dedans est la voie d’une autre constitution de
soi, d’une autoconstitution qui déjoue, autant que faire
se peut, les stratégies d’assujettissement, sans pour autant
se consacrer à un repli sur soi, à une simple intériorité.
Le recours à Baudelaire est donc un recours à l’imi-
tation de la folie. Aussi permet-il à Foucault d’esquisser
une nouvelle théorie du sujet. Cette esquisse est simul-
tanément ontologique et critique, puisqu’elle s’appuie
sur l’être du sujet compris comme limite, comme mode
d’être incertain et instable d’une frontière. Foucault n’a
pas pu jeter les bases d’une pareille théorie en s’inspirant
exclusivement de Nietzsche, symbole majeur de la folie
effective, qui lui avait ouvert la voie de la conjonction
de la force et de l’excès sous le concept de transgression.
Baudelaire, tout en lui permettant de garder certains traits
de son nietzschéisme, l’aide maintenant à repenser un
sujet qui, n’étant pas transcendantal et dont il ne peut
y avoir de connaissance universelle et nécessaire, est à
penser de manière critique, tant il est vrai qu’il est cette
limite. En somme, c’est par l’entremise de ce modernisme
si proche d’un antimodernisme (cependant moins radical
que lui, en ce qu’il fraye le chemin à une nouvelle pensée
du sujet comme espace de tension entre soi, les autres et
le réel) que l’héritage critique est recevable. Les leçons
de Kant et de Nietzsche sont finalement accordées dans
une nouvelle théorie, sans qu’une l’emporte sur l’autre.

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210 L’Émancipation de Kant à Deleuze

V. Des figures de la subjectivité


et leurs rapports : le « nous »,
le moi, l’homme et le Dasein

Lorsqu’il lisait Foucault, Richard Rorty croyait que


« l’idée même du “nous” et de la communauté lui est
fondamentalement étrangère, ce qui signifie que celle
d’un groupe humain engagé solidement dans une expé-
rience sociale qui peut se révéler ou non prometteuse l’est
aussi 74. » Il conviendrait de nuancer ce propos. Dans un
entretien de 1984, Foucault dit qu’aucun « nous » ne doit
être préalable au traitement des problèmes. À l’inverse, le
« nous » ne peut naître pour son existence provisoire qu’à
partir de ce traitement : si un « nous » peut être construit,
c’est « à partir du travail fait », seule base possible pour
« former une communauté d’action 75 ». De toute évidence,
Rorty et lui se placent sur des plans différents : le premier
fait allusion à un projet « pour tous », susceptible de
mobiliser un groupe déjà existant ; Foucault, pour sa part,
souhaite dissoudre les communautés et les individualités
telles qu’elles existent et se pensent elles-mêmes à travers
leurs gestes et leurs discours. Rorty constate un manque
de substance dans le projet censé rassembler un groupe
large, en vue d’une émancipation ou, en tout cas, d’une
transformation de la vie de ce groupe ; hétérotopiquement,
Foucault ne veut rien proposer de substantiel, ni pour
l’action commune, ni pour les subjectivités à venir. Pour

74. R. Rorty, « Moral Identity and Private Autonomy : The Case


of Foucault », Essays on Heidegger and Others, Philosophical Papers, vol. 2,
Cambridge/New York/Melbourne, Cambridge University Press, p. 193, 1991.
75. Foucault, « Polémique, politique et problématisations », Dits et
écrits, n° 342, t. IV, p. 594.

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L’émancipation et nous 211

autant, il ne nie pas l’existence du « nous » que de fait il y


a, ni celui qu’il pourra y avoir : le premier est à connaître
dans son histoire, tandis que le second est à inventer à
partir de ce travail même de recherche et de l’attention
à l’actualité. Du fait que l’être de nous-mêmes soit à
découvrir dans ses limites contingentes pour en préparer
la transformation possible, ne découle pas forcément que
ceux qui mènent ce travail ne constituent pas par là un
autre « nous », dont le mode d’être est pour eux-mêmes
en question. Rorty constate que, pour Foucault, il n’y a
pas de communauté qui se projette dans l’avenir. Mais
Foucault répond qu’il ne peut y avoir d’autre avenir pour
quelque communauté qui soit qui n’appelle pas la trans-
formation de la communauté présente. D’où s’ensuit que
Rorty a raison quand il affirme que Foucault ne pense
pas la communauté comme groupe humain solidement
engagé dans une expérience prometteuse, mais il se trompe
dès qu’il croit que cela exclut toute considération de la
communauté, comme du « nous ». Encore peut-on venir
à l’aide de Rorty en faisant une restriction à son propos :
celui-ci ne s’appliquerait qu’au « Foucault français »
et non au « Foucault américain », pour reprendre une
distinction de Vincent Descombes 76. La prenant à son
compte, Jacques Bouveresse explique que « le Foucault
américain, qui est une sorte de libéral postmoderne, peut
être caractérisé en disant qu’il s’agit d’un Foucault sans le
nietzschéisme, alors que le Foucault français est le Foucault

76. Dans son compte rendu de David C. Hoy (dir.), Foucault : A


Critical Reader (Oxford, Blackwell, 1986) : V. Descombes, London Review
of Books, 5 mars 1987, p. 3.

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212 L’Émancipation de Kant à Deleuze

pleinement nietzschéen 77 ». Admettons pour un instant


cette dichotomie quelque peu ambiguë, et acceptons en
outre que le dernier Foucault serait plus « américain » que
« français » : il convient en effet de reconnaître que « Le
sujet et le pouvoir » et « Qu’est-ce que les Lumières ? » ont
d’abord été publiés aux États-Unis. Néanmoins, parler
« d’un Foucault sans le nietzschéisme », c’est aller trop loin.
Si nous souhaitons être rigoureux, nous comprendrons
que le dernier Foucault est celui d’un nietzschéisme méta-
morphosé sous l’influence de problématiques telles que
l’émancipation entendue comme passage à l’âge majeur.
Rorty n’avait pas à l’esprit ce dernier Foucault, auquel
l’idée de l’absence d’un « nous » ne convient pas du tout.
C’est d’ailleurs le contraire d’une absence qu’on constate,
puisque le « nous » est l’objet et le sujet par excellence
du programme de recherches qui explicitement s’appelle
« ontologie historique de nous-mêmes » et « ontologie
critique de nous-mêmes 78 ».
Ce nouveau personnage se distingue à la fois de l’ego
cartésien, du Mensch kantien et du Dasein heideggérien.
À la différence du premier, sujet singulier qui présente
toutefois la valeur d’un universel, le « nous » est une
instance collective à l’intérieur de laquelle la singularité,
au lieu de confirmer une règle, est le lieu de la modula-
tion et de la mise en question des règles communément
admises. Contrairement au Mensch, dont Kant faisait
un objet à connaître dans sa nature et ses limites sur

77. J. Bouveresse, « L’objectivité, la connaissance et le pouvoir », dans


Didier Éribon (dir.), L’Infréquentable Michel Foucault. Renouveaux de la
pensée critique, Paris, EPEL, p. 133, 2001.
78. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,
p. 574-575.

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L’émancipation et nous 213

la toile de fond de l’universalité et de la nécessité, le


« nous » est le produit, tantôt singulier tantôt particu-
lier et toujours contingent, d’une activité multiple, tout
ensemble extérieure et intérieure, qui rend impossible
la recherche d’une essence et réclame celle d’un mode
d’être transitoire. Enfin, à l’inverse du Dasein, saisi dans
les structures fondamentales qui en déterminent les deux
possibilités d’existence (propre et impropre), le « nous »
est l’espace d’une invention constante et affranchie de
tout fondement comme de toute authenticité. Le motif
de l’ontologie foucaldienne se distingue sciemment de
toutes ces figures de l’humain autant que de l’éclate-
ment de la subjectivité, typique de l’expérience limite.
Et pourtant, le « nous » hérite beaucoup, tant du Dasein
heideggérien, que de l’homme kantien. Comme dans Être
et temps, il s’agit de reprendre la recherche sur l’étant que
nous sommes nous-mêmes, à propos duquel on se pose
la question de savoir qui il est, interrogation ne vise pas
une essence, mais un mode d’existence et l’expérience
que nous en faisons. En même temps, la question « qui
sommes-nous ? » laisse voir la cible de toute recherche
ontologico-critique. Ainsi, dans l’étude de la folie, de la
sexualité, du crime, de l’art, de l’histoire, des positivités,
des gouvernementalités, ce qui est visé finalement, c’est
nous, et toute question régionale est commandée par le
besoin de savoir qui nous sommes et qui nous voulons
être. Devient alors manifeste l’inscription de Foucault
dans la lignée de Heidegger et de Kant : celui-là prenait
le qui de nous-mêmes comme la plus insigne matière
d’enquête philosophique ; mais celui-ci ne séparait pas la
connaissance de l’être humain d’un ensemble de recherches
locales (épistémologiques, pratiques, esthétiques, histo-
riques, religieuses), qui convergeaient toutes vers lui et

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214 L’Émancipation de Kant à Deleuze

trouvaient en lui le sommet de leur cohérence. Foucault


prolonge, accomplit et infléchit ce mouvement, qui part
de la philosophie critique, se poursuit dans l’ontologie
fondamentale, et va jusqu’à l’ontologie critique de nous-
mêmes.

En s’inscrivant dans la double lignée de Kant et de


Baudelaire, Foucault ne nous apparaît plus comme un
nietzschéen antimoderne au sein de cette époque moderne
qui serait la sienne, « un lutteur contre son temps », mais
comme moderne à part entière. Derrière le portrait qu’il
dépeint de Baudelaire, se profile en négatif la figure de
Nietzsche, le poète jouant le rôle d’un Nietzsche déguisé
et transformé. On comprend ainsi que la lecture du
texte de Kant sur l’Aufklärung autant que les torsions
que cette lecture fait subir au kantisme sont liées à la
médiation entre Kant et Nietzsche opérée par Baudelaire,
une médiation qui est à prendre d’autant plus au sérieux
qu’elle contient la condition du retour de Foucault à
Kant : la possibilité de combiner celui-ci avec l’héritage
nietzschéen, possibilité qui est à son tour la raison secrète
du détournement fait subir à l’entreprise kantienne. Ainsi
est décisive l’entremise du dandy, dans lequel se dessinent
en creux les contours du gentilhomme de Par delà bien et
mal. Cette entremise rend compatibles l’appartenance à la
modernité et la critique de cette même modernité, dans
un croisement où s’ouvre l’horizon d’une autre pensée
du sujet, compris comme frontière toujours provisoire,
établie dans la tension entre soi-même, les autres et le
réel. Puisqu’il est une limite, le sujet réclame une analyse

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L’émancipation et nous 215

critique. Toutefois, cette limite n’étant pas universelle et


nécessaire, mais tantôt singulière, tantôt particulière et
toujours contingente, elle appelle une enquête historique.
L’ontologie est l’étude de ce sujet saisi comme frontière,
mais dont le façonnement dépend aussi de lui-même,
individuellement et collectivement, et c’est à ce titre
qu’elle est une ontologie de nous-mêmes : nous sommes
cette frontière. On le voit, ni l’Aufklärung kantienne à elle
seule, ni la modernité baudelairienne ou l’antimodernité
nietzschéenne ne rendaient possible une telle concep-
tion, et seule leur combinaison et leur transformation
simultanée autorise la réinvention du sujet qui résume la
grande originalité du dernier Foucault. Sans la médiation
du nietzschéisme mitigé du dandy, on ne comprendrait
ni le retour à Kant ni la nouvelle pensée d’un sujet qui
n’éclate pas, mais qui ne se résume pas davantage à être
le résultat d’une production par l’extériorité discursive
ou microphysique.
Le problème de l’émancipation est à évaluer dans
ce nouveau cadre. À l’assujettissement par les forces
extérieures s’oppose désormais la subjectivation rendue
possible par le pli de la force sur elle-même, comme
il le résume dans un entretien de 1984 : « le sujet se
constitue à travers des pratiques d’assujettissement, ou,
d’une façon plus autonome, à travers des pratiques de
libération, de liberté, comme, dans l’Antiquité, à partir,
bien entendu, d’une certain nombre de règles, styles,
conventions, qu’on retrouve dans le milieu culturel 79 ».
Ainsi, on pourrait croire que la préférence par la voie
éthique implique la renonciation à une vie active dans

79. Foucault, « Une esthétique de l’existence » (1984), Dits et écrits,


n° 357, t. IV, p. 733.

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216 L’Émancipation de Kant à Deleuze

le monde public du savoir et du pouvoir, or il n’en est


rien, et Foucault a même fait part de son étonnement
devant ceux qui interprétaient la vie éthique comme un
repli sur soi. L’Herméneutique du sujet le résume bien :
« on a ce paradoxe d’un précepte de souci de soi qui,
pour nous, signifie plutôt ou l’égoïsme ou le repli, et qui
a été pendant tant de siècles un principe positif, principe
positif matriciel par rapport à des morales extrêmement
rigoureuses 80 ». Fidèle à cette tradition, il voit dans la vie
éthique le siège d’une préparation pour la vie en commun,
selon l’image, qui le séduisait, de l’athlète s’entraînant
au combat 81.
Cependant, aussi innovatrice et même très attrayante
que cette conception puisse paraître, elle n’en est pas
moins problématique. Pour deux motifs : le premier,
c’est que Foucault n’a jamais clarifié exactement ce
qu’implique vivre sur la frontière et comme frontière,
dans le cadre d’une invention de formes de subjectivité
individuelles et collectives. Nous sommes portés à croire
qu’il ne l’a pas fait, non par manque temps, mais parce
que toute proposition concrète à ce sujet pourrait à son
tour être soumise à un démontage historico-conceptuel
qui la mettrait à nu tant dans ses insuffisances que dans
les enjeux de pouvoir et de savoir qui lui seraient intrin-
sèques. Mais, deuxième motif et plus important, toute
émancipation apparaît condamnée à être éphémère et,
enfin, à échouer, le passage à l’âge majeur compris comme
accès à un « statut plein et entier de sujet », que celui-ci
soit collectif ou simplement individuel, s’accompagnant,
de façon inéluctable semble-t-il, d’une transition vers

80. Foucault, L’Herméneutique du sujet, p. 15.


81. Ibid., p. 306-308.

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L’émancipation et nous 217

la minorité, en prenant ce mot dans un double sens :


minorité numérique, d’abord, puisque l’exercice de la
subjectivité-frontière implique une attitude limite qui
est un choix éthique, choix difficile qui n’est fait que par
certains ; et, ensuite, minorité de conduite, dans la mesure
où le jugement des autres condamne ces sujets comme
excentriques, exhibitionnistes, tout simplement frivoles
ou alors enfantins ou fous. Dans tous les cas de figure,
la rançon du devenir-majeur est un devenir-mineur. Et
il vaut mieux, peut-être, que cela reste ainsi, parce que
toute forme d’expérience qui devient majoritaire se fait
aussitôt accompagner des mécanismes de mise en ordre
qui s’appliquent de façon générale, avec leurs dispositifs
et leurs lois, auxquels le plus grand nombre est censé se
soumettre. Le devenir-majoritaire d’une expérience est
l’épuisement de sa richesse et de sa capacité de résistance
aux impositions venues du dehors ; il est son altération
en principe d’assujettissement.

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Conclusion

Le dandysme du commun, une stratégie


pour la pensée et pour l’action

Un travail critique sur ce que nous sommes aujourd’hui


ne peut sans doute avoir d’autre sens ultime que celui de
contribuer à l’émancipation, avec deux tâches complémen-
taires, qui ne se succèdent pas mais sont plutôt simultanées
et s’imbriquent : l’une est destructrice, l’autre constructive.
Si elles ne se trouvent pas l’une par rapport à l’autre dans
un rapport de succession, c’est parce que la destruction
est déjà, paradoxalement peut-être, une construction.
Pourtant, ce paradoxe ne demande que très peu d’effort
pour être admis, car le geste de se départir de ce qu’on
est, ou le mouvement par lequel on circonscrit et suspend
l’efficacité de certaines de nos déterminations acquises
(qu’elles soient transmises par l’école, la famille, l’église,
les médias) est déjà un devenir-autre et non un devenir-
moindre. Aussi peut-on dire que le travail critique porte
déjà en lui un vecteur éthique synthétisant la force orientée
qui, au même moment où elle éloigne le penseur de ce
qu’il est, le transforme. La seule réserve qu’on pourrait faire
sur cet usage du mot « éthique » consiste à dire que, à lui
seul, l’élaboration critique ne suffit pas et qu’une réflexion
suivie doit encore s’y ajouter, qui soit menée en termes de
principes pratiques qui accompagnent le geste du penseur
et donnent à ce geste son plein sens. Nietzsche réserve

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220 L’Émancipation de Kant à Deleuze

le nom « histoire critique » à l’interrogatoire qui traîne


le passé en justice et le condamne 1, mais c’est Foucault
qui donne à cette destruction des contours plus précis,
lorsqu’il lui accorde la forme d’un ensemble d’études
archéologiques et généalogiques qui font apparaître le
passé comme l’ensemble de conditions contingentes et
singulières qui nous ont amenés à nous constituer et à
nous reconnaître comme sujets de ce que nous faisons,
pensons et disons. Du moment où ces conditions sont
comprises comme des règles changeantes et non comme
des lois, l’ontologie critique de nous-mêmes acquiert
sa valeur émancipatrice, puisque pour reprendre une
expression chère à Robert Castel, en soumettant à une
critique radicale ce qui a été, ce sont les « pesanteurs de
l’histoire 2 » que l’on cerne et dont on met en lumière les
contours inattendus. La question se pose alors de savoir
que faire de cet affranchissement premier par rapport à
une forme qui était la nôtre, affranchissement que l’on doit
saisir comme l’occasion pour une nouvelle construction,
voire une réinvention de notre être.
Comme on l’a vu, sur cet aspect constructif du travail,
Foucault reste assez vague, presque sibyllin. Dans « Le
sujet et le pouvoir », il énonce ce qu’il lui semble être
« le problème à la fois politique, éthique, social et philo-
sophique » qui se pose à son temps : non « pas d’essayer
de libérer l’individu de l’État et de ses institutions, mais
de nous libérer et de l’État et du type d’individualisation
qui se rattache à l’État ». Bien plus, écrit-il, « il nous faut

1. Voir Nietzsche, Unzeitgemäße Betrachtungen, II, 3, in Werke III


1, p. 265 ; tr. P. Rusch, p. 113.
2. R. Castel, « Les aventures de la pratique », Le Débat, n° 41, sept.-
nov. 1986, p. 50-51.

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Conclusion 221

promouvoir de nouvelles formes de subjectivité, en refu-


sant le type d’individualité qu’on nous a imposé pendant
plusieurs siècles 3 ». Au-delà de ces phrases, tout ce qu’on
sait est que cette promotion et ce refus pourront être
tantôt singuliers tantôt collectifs, qu’en eux se croisent
l’éthique et la politique, et bien sûr aussi le savoir, par
lequel transite tout le discours philosophique et histo-
rique. À la frontière entre ces régions, Foucault repère
« les luttes actuelles [qui] tournent autour de la même
question : qui sommes-nous 4 ? », et en poursuivant ce
chemin il réinvente le devenir-majeur à partir de Kant et
de Baudelaire, et entreprend une nouvelle tentative pour
nous faire sortir de l’état de minorité dans lequel nous
nous trouvons. Il admet alors que le cadre dans lequel
a lieu le passage à la majorité est avant tout celui de la
minorité, ce qui le pousse à franchir un pas décisif : au
lieu de se placer sur le plan de l’espèce humaine à partir
duquel Kant tenait son discours, il se concentre sur un
autre sens du mot « humanité », qui désigne les détermi-
nations de notre être à chaque moment. Tout l’enjeu de
l’ontologie critique consiste à rendre contingent ce qui
fait l’humanité de l’humain, sans faire de place à l’huma-
nité considérée comme espèce ni comme mode d’être
fondamental (désaliéné, authentique ou propre), mais
uniquement comme mode d’être accidentel et provisoire.
Dans le passage au plan de la minorité, le retour au
dandysme acquiert tout son sens. Une fois mis terme à
l’ambition d’élaborer des projets globaux et radicaux pour

3. Foucault, « The subject and Power », in H. Dreyfus et P. Rabinow,


Michel Foucault, p. 216 (voir Foucault, Dits et écrits, n° 306, t. IV, p. 232 ;
nous avons modifié la traduction).
4. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », p. 227.

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222 L’Émancipation de Kant à Deleuze

l’ensemble de la société, reste à l’émancipation la possi-


bilité de chercher les espaces où pourront s’épanouir de
nouvelles façons d’être, forcément minoritaires, quant elles
ne seront pas singulières. Toutefois, une tension s’installe
entre le privilège accordé à l’engagement dans la vie en
société et l’attention prêtée à soi-même ou à la constitu-
tion d’un groupe minoritaire. Lorsque Sartre reproche
à Baudelaire d’avoir résisté à son temps, c’est aussi pour
l’accuser d’avoir tourné le dos à l’engagement politique
au sens large, seulement cette inactualité était surtout
revendiquée par le poète, chez qui elle se confondait avec
la modernité pour l’inscrire dans la minorité précise des
dandys. Sartre a bien compris que la conception baudelai-
rienne n’avait pas seulement des conséquences éthiques,
mais aussi historiques et politiques, un point sur lequel il
a entièrement raison, comme on s’en rend bien compte à
la lecture du Peintre de la vie moderne, texte dans lequel
Baudelaire explique que « le dandysme apparaît surtout
aux époques transitoires où la démocratie n’est pas encore
toute puissante, où l’aristocratie n’est que partiellement
chancelante et avilie. Dans le trouble de ces époques
quelques hommes déclassés, dégoûtés, désœuvrés, mais
tous riches de forces natives, peuvent concevoir le projet
de fonder une espèce nouvelle d’aristocratie, d’autant plus
difficile à rompre qu’elle sera basée sur les facultés les plus
précieuses, les plus indestructibles, et sur les dons célestes
que le travail et l’argent ne peuvent conférer. Le dandysme
est le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences [...].
Mais, hélas !, la marée montante de la démocratie, qui
envahit tout et qui nivelle tout, noie jour à jour les derniers
représentants de l’orgueil humain et verse des flots d’oubli

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Conclusion 223

sur les traces de ces prodigieux mirmidons 5 ». Ainsi, la


singularité et la minorité dandy réagissent à la situation
générale, à laquelle elles s’opposent, situation dominée
par les valeurs du travail et de l’argent qui déterminent
non seulement l’individu, mais encore la société, et ce
jusque dans sa forme d’organisation politique, la démo-
cratie. À elles, le dandysme oppose les facultés et les dons
naturels qui ne peuvent être détruits sans l’annihilation
simultanée de ceux qui les possèdent. La minorité dandy,
soucieuse d’elle-même et méprisant l’extériorité générale,
se reconnaît alors comme aristocratie. Mais, renonçant
au pouvoir sur les autres, elle fonde un groupe dont les
membres n’exercent de pouvoir que sur eux-mêmes,
individuellement. Sartre, qui aurait préféré une autre
voie, celle de l’engagement et des masses, rappelle que
ces dernières se trouvent au premier plan chez maints
auteurs contemporains de Baudelaire, de Marx à Georges
Sand, auxquels il ne peut manquer d’ajouter la figure
littéraire avec laquelle le poète a entretenu la relation la
plus équivoque : Hugo, digne représentant d’une esthé-
tique du travail. Or, contre la réforme et la révolution,
le dandysme fait l’éloge du héros solitaire, personnage
qui, au lieu de s’engager politiquement, regarde la foule
et se replie sur soi. C’est ce que Sartre ne peut admettre.
Curieusement, c’est aussi ce que Foucault écarte
dans sa réinvention du dandysme, et ce qui le sépare le
plus nettement de Baudelaire. Malgré leur proximité
concernant le travail sur soi-même, ils nous lèguent deux
conceptions opposées des rapports à la politique, comme
le prouve le fait que l’ontologie critique n’a aucun trait
d’aristocratisme ni d’héroïsme, et elle ne professe pas une

5. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, p. 711-712.

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224 L’Émancipation de Kant à Deleuze

attention à soi qui s’accompagnerait d’un retrait de la


société et d’une méprise du commun : pas plus qu’elle ne
prétend parler au nom de l’ensemble des hommes et des
femmes et qu’elle ne veut avancer un modèle égal pour
tous, elle ne présente les singularités héroïques ou de caste
comme l’objectif de la réinvention de nous-mêmes. Au
contraire, bien que la voie que cherche l’ontologie critique
soit minoritaire, elle doit en même temps permettre à
ceux qui l’empruntent d’échapper à l’isolement, but
auquel concourt ce dandysme réinventé qui n’est pas
aristocratique, mais commun ; non pas héroïque, mais
banal, mot dont l’usage ne doit pas nous étonner dans
ce contexte et que nous nous gardons surtout de prendre
en son sens péjoratif, tant la banalité (de la folie, du
crime, de l’infamie) a souvent servi à Foucault de point
de départ pour ses recherches, non sans se confondre
parfois, il est vrai, avec le caractère d’exception : les fous
géniaux et les grands criminels nous apparaissaient tous
dans l’éclat de leur profils extraordinaires. Néanmoins,
vers la fin de sa vie il opère un renversement définitif :
tout en étant conscient que la généralisation d’une éthique
réussie la transforme en une nouvelle morale, c’est-à-dire
en nouvelle forme de sujétion pour un grand groupe,
voire pour tous, il ne déplore pas la banalisation fatale
de l’originalité. En cela, encore une fois, il s’oppose avec
force à Heidegger, qui dans Être et temps se plaint : « tout
ce qui est original est aussitôt aplati en passant pour bien
connu depuis longtemps. Tout ce qui a été conquis de
haute lutte devient objet d’échange. Tout secret perd sa
force 6 ». Contrairement à lui, Foucault prend acte de
la banalisation inévitable pour pouvoir vivre avec elle,

6. Heidegger, Être et temps, § 27, p. 127.

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Conclusion 225

mais au-delà d’elle, c’est-à-dire sans nostalgie. Ici réside


la puissance de son testament philosophique. Que faut-il
entendre par là ?
Le dandy, rappelons-le, est un travailleur impénitent
qui consacre à lui-même une partie de son labeur. Mais,
dans sa version non aristocratique, précisément dans sa
version banale, le dandysme implique aussi un travail avec
les autres et consacré à eux. Quels traits caractérisent ce
travail ? Premièrement, il ne se fonde pas sur une norme,
qu’elle soit religieuse, politique, philosophique ou, comme
l’a proposé un jour Manfred Frank, éthique 7. Ce refus
de la norme est d’ailleurs si radical chez Foucault qu’il
justifie également l’absence d’une théorie générale servant
de point de départ aux recherches ontologiques : comme
il l’explique dans « Le sujet et le pouvoir », « puisque toute
théorie suppose une objectivation préalable, aucune ne
peut servir de base au travail d’analyse. Mais le travail
d’analyse ne peut se faire sans une conceptualisation des
problèmes traités. Et cette conceptualisation implique
une pensée critique – une vérification constante 8. » De
cette façon, si une reconceptualisation permanente prend
la place d’une objectivation préalable, un engagement
multiforme dans l’actualité chasse une norme constante
pour une éthique du dandysme banal. Deuxièmement, le

7. Dans le colloque Michel Foucault philosophe (p. 149), on lit ce


passage du compte rendu des discussions : « Le débat é a été dominé par
l’interrogation de Manfred Frank. Celui-ci relève chez Foucault la présence
indéniable d’une éthique. Or M. Frank se demande sur quoi s’appuie cette
éthique, qu’est-ce qui fonde l’engagement de Foucault ? Nécessairement une
norme. Mais quelle est cette norme ? Les différents intervenant s’efforcent
alors de lui répondre, défendant la possibilité d’un engagement sans normes
qui le fondent. »
8. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », p. 223.

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226 L’Émancipation de Kant à Deleuze

travail ontologique et critique est aussi peu fondé sur une


norme qu’il n’est orienté vers une fin ultime. En réalité, il
ne connaît que des buts transitoires : la mise à découvert
de ce que nous sommes, la recherche et l’invention de
nouvelles façons d’être. Dans cette perspective, la question
de savoir qui nous sommes confère certes une cohérence
aux recherches les plus différentes, mais elle ne réclame pas
un concept de notre être ; elle appelle tout simplement une
description historico-critique, ancrée dans un temps ou
rivée à lui. L’absence d’une fin ultime rend impossible de
prendre le « qui sommes-nous ? » pour la clef de voûte de
tout un édifice théorique. Somme toute, répondre à cette
question suivant les contextes dans lesquels elle se pose est
un objectif limité (même s’il est toujours relancé) quand
on le compare à l’exigence de savoir ce qu’est l’homme, qui
couronne la philosophie kantienne. Troisièmement, bien
que le dandysme qu’on s’efforce de décrire soit tourné vers
les autres, il ne cherche pour autant à leur proposer ni de
nouvelles normes ni d’autres obligations. Son travail ne
vise pas à leur montrer un chemin qui serait prétendument
le seul, ou du moins le meilleur possible. Si toute norme
peut être historiquement localisée et critiquement cernée
quant aux enjeux de domination qu’elle comporte, alors
tout programme constructif pour les autres risquera ipso
facto soit de produire de l’assujettissement, soit d’être
démonté comme nouveau mécanisme assujettissant.
Jusqu’ici, on a décrit le travail du dandysme commun
avant tout de façon négative, en insistant sur ce qu’il
n’est pas. Essayons désormais de le déterminer de façon
positive, en le saisissant dans ce qu’il est. Son ancrage
dans une contemporanéité radicale mène le nouveau
dandy à agir « ici et maintenant », dans le cadre des
besoins que suscite le contexte actuel. En fonction de

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Conclusion 227

cette actualité il interprétera le passé, et on sait combien


la préoccupation foucaldienne de l’histoire garde toujours
ses racines dans l’actualité. Mais le travail de l’intellectuel
ne se concentre pas sur le pur présent ; il cherche dans
le passé les conditions du contemporain, si bien que le
souci de l’actualité est tout sauf un présentisme, une
croyance à la suspension du temps, un renfermement dans
l’immédiateté 9. Paul Veyne l’a souligné à bon droit, en
rappelant que « Foucault ne se faisait historien que sur les
points où le passé recèle la généalogie de notre actualité.
Ce dernier mot demeurait le grand mot 10. » L’actualité
ne s’épuise donc jamais dans le présent ni n’appelle à le
recueillir comme une curiosité fugitive et intéressante,
comme se contentait de faire le flâneur ; elle se distingue
de lui par son aspect actif, la racine d’actif et d’actuel
étant la même, actus, tandis que le présent en tant que tel
reste surtout passif, comme « ce qui se trouve là », déjà
produit ou donné. En outre, il suffit de prêter l’oreille
au mot « différence » lorsque Foucault explique la sortie
dont parle la « Réponse » de Kant (celui-ci « cherche une
différence : quelle différence aujourd’hui introduit-il par

9. Sur la notion de présentisme, voir François Hartog, Régimes d’historicité.


Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003. Le présentisme y est
défini comme l’expérience contemporaine du temps selon laquelle « l’engen-
drement du temps historique semble comme suspendu », d’où l’idée « d’un
présent perpétuel, insaisissable et quasiment immobile, cherchant malgré
tout à produire pour lui-même son propre temps historique » (p. 28). On
voit que l’attention foucaldienne prêtée à l’actualité s’en distingue nettement,
pour ne pas dire qu’elle s’y oppose.
10. P. Veyne, « Le dernier Foucault et sa morale », dans Critique,
n° 469-470, juin-juil., 1986, p. 934. Voir également John Rajchman, The
Freedom of Philosophy by Michel Foucault, New York, Columbia University
Press, 1985. Trad. de S. Durastanti, Michel Foucault. La liberté de savoir,
PUF, « Croisées », 1987, p. 76.

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228 L’Émancipation de Kant à Deleuze

rapport à hier 11 ? »), pour comprendre que le présent ne


peut jamais suffire aux enquêtes à mener, et que celles-ci
supposent d’autres moments à la faveur desquels toute la
singularité du présent deviendra manifeste. L’ontologie de
nous-mêmes n’interroge pas le passé pour le passé, mais
bien pour son temps ; elle est une ontologie de l’actualité.
En contrepartie, elle ignore l’avenir, ou bien elle
l’imagine comme étant toujours autre que le présent.
Dans son rapport à l’avenir, l’actualité représente un
temps suspendu, comme le prouve la formule célèbre et
récurrente chez Foucault, « un jour, sans doute, on ne
comprendra plus ce qu’a pu être... ». Elle est présente en
filigrane dans les dernières lignes des Mots et les choses, sur
la disparition possible de l’homme ; puis, elle réapparaît
à la toute fin de La Volonté de savoir : « Et nous devons
songer qu’un jour, peut-être, dans une autre économie
des corps et des plaisirs, on ne comprendra plus bien
comment les ruses de la sexualité, et du pouvoir qui en
soutient le dispositif, sont parvenues à nous soumettre à
cette austère monarchie du sexe, au point de nous vouer
à la tâche indéfinie de forcer son secret et d’extorquer à
cette ombre les aveux les plus vrais 12 ». En s’exprimant
ainsi, Foucault admet que, très vraisemblablement, l’avenir
ne nous comprendra plus en ce qu’on été nos pratiques,
théories et valeurs. De fait, il creuse même un écart au
sein du temps présent, comme si nous-mêmes, une
fois les choses regardées de près, ne comprenions plus
très bien pourquoi nous pensons ce que nous pensons
et comme nous le pensons. Contrairement à ce qu’on

11. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339,


t. IV, p. 564.
12. Foucault, La Volonté de savoir, p. 211.

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Conclusion 229

pourrait croire, on est aux antipodes du projet d’avenir.


Certains critiques de Foucault, parmi eux Derrida, ont
saisi l’occasion pour rapprocher cette idée avec celles de la
promesse, de l’eschatologie et du prophétisme 13. Or, s’il y
a bien là une attente, il n’y a sûrement pas de promesse,
et a fortiori pas de contenu d’une promesse 14. Dans un
autre contexte, Jacques Rancière a trouvé une expres-
sion précise et élégante pour exprimer cette suspension
du temps, lorsqu’il fait référence à une contemplation
de l’espace politique « sur le bord de l’avenir et non
dans l’avenir 15. » Par rapport à ce dernier – Foucault en
conviendrait –, nous ne pouvons qu’être à la frontière qui
à la fois nous sépare de lui et nous met déjà en contact
avec lui ; toujours prêts à y entrer, et simultanément dans
l’impossibilité d’y être déjà.
Reste donc une solution au dandy du commun :
faire ce qu’il a à faire prosaïquement, c’est-à-dire non
pas au nom de l’humanité tout entière ni de l’avenir
de la société, non pas au nom d’une caste ou d’une

13. Voir Jacques Derrida, « “Être juste avec Freud”. L’histoire de la


folie à l’âge classique et la psychanalyse », dans AAVV, Penser la folie. Essais
sur Michel Foucault, Paris, Galilée, 1992, p. 189, note. Dominique Lecourt
écrit aussi que « Foucault estimait que les années soixante marquaient un
aboutissement. Il se laissait aller à quelque prophétisme lorsqu’il discernait
dans les derniers développements de la linguistique, de la psychanalyse et
de l’anthropologie les prémices d’un nouveau monde de pensées, ou, pour
utiliser son langage, d’une nouvelle “épistémé” [sic]. » D. Lecourt, À quoi
sert donc la philosophie ? Des sciences de la nature aux sciences politiques, Paris,
PUF, 1993, p. 41.
14. Voir Foucault, « Précisions sur le pouvoir. Réponses à certaines
critiques » (1978), Dits et écrits, n° 238, t. III, p. 634.
15. J. Rancière, « Sens et usages de l’utopie », dans Raison présente,
n° 121, 1er trimestre 1997. Maintenant dans M. Riot-Sarcey (dir.), L’Utopie
en questions, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, « La philo-
sophie hors de soi », 2001, p. 65-78 : p. 77.

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230 L’Émancipation de Kant à Deleuze

exception, non pas d’avantage au nom d’une prétendue


humanité de l’homme, mais au seul nom de ce qu’il
croit être juste ou important, peut-être même urgent.
Ainsi joue-t-il son rôle dans l’histoire, son action étant
par elle-même une reconnaissance de l’existence et du
sens de ce rôle : celui de l’intervention dans une actualité
comprise comme simple différence, et non comme un
maillon dans la chaîne du temps. Un rôle mineur, pour
une histoire mineure. Sachant qu’il est un élément d’un
jeu ouvert, le philosophe dandy tente d’en modifier les
règles en cours de partie, s’exerçant à une sagesse stra-
tégique du détournement du jeu, qui est à exercer alors
même qu’on est en train de le jouer et qu’il est en train
de nous faire jouer. « Foucault » pourrait être le nom de
cette stratégie pour la pensée et pour l’action. Elle n’est
bien entendu pas la seule possible, elle n’a jamais osé se
présenter comme exclusive, elle ne se donne pas sous la
forme d’un ensemble de préceptes et encore moins sous
celle d’une doctrine. Nous venons de voir que dans un
laps de temps relativement court, de Kant à Deleuze, et
dans un espace géographique restreint, entre la France et
l’Allemagne, on ne manque pas de modèles alternatifs. Et
puisque il n’y a pas de vérité ultime quand il est question
de stratégies émancipatrices, nous sommes libres de choisir
entre elles, de les modifier et de les recréer.

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Virmaux, Alain et Odette, Antonin Artaud, Besançon, La
Manufacture, 1991.
Weber, Max, Die protestantische Ethik und der « Geist » des
Kapitalismus (1904-1905). Trad. d’Isabelle Kalinowski,
L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris,
Flammarion, « Champs », 2002.

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Index des noms

Nous ne mentionnons pas les noms des traducteurs.


Vu le grand nombre d’occurrences, nous ne
mentionnons pas Foucault.

a 122-127, 129-130,
135-138, 140-141, 143,
André-Carraz (D.) 92, 231 163, 166-168, 170,
Aristote 27, 208, 231 191, 193-195, 198-206,
Artaud (A.) 12-13, 42, 208-209, 214, 221-223,
61, 86-105, 107-111, 231-232, 239
113-114, 116-117, 125, Benjamin (W.) 9, 31-32,
231, 233-234, 238-239 119, 201-203, 232, 239
Bouveresse (J.) 211-212,
b 232

Balibar (É.) 197-198, 207, c


232
Bataille (G.) 8-10, 12-13, Castel (R.) 220, 233
20-21, 24, 27-30, 32,
37-40, 42, 48, 55-56, d
59-66, 68, 70, 72, 76,
79-81, 87-88, 91, 94-95, Deleuze (G.) 1, 3, 6-10,
108, 117, 126, 140, 12-13, 15-16, 19-20,
196-197, 232, 238 42, 44-46, 48-54, 56,
Baudelaire (Ch.) 6, 8-10, 59-62, 85-90, 99-106,
13, 20-26, 28-33, 35-38, 108, 110-112, 115-116,
40-41, 55, 60-62, 94, 178-179, 183, 195-196,
107, 111-115, 117-120, 204, 230, 232-233, 238

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242 L’Émancipation de Kant à Deleuze

Derrida (J.) 92, 229, 221, 227, 230, 236-237,


233-234 239
Descombes (V.) 211, 233 Kierkegaard (S.) 133
Dreyfus (H.) 30, 34, 167,
221, 233, 235 l

g Lacan (J.) 66, 237


Lecourt (D.) 229, 237
Guattari (F.) 7, 16, 20, Lévi-Strauss (C.) 108,
45-46, 49-50, 52-54, 166-167, 237
85-87, 89, 99-101, 233
m
h
Mouffe (Ch.) 175, 237
Hadot (P.) 137-138, 235
Hartog (F.) 227, 235 n
Heidegger (M.) 9, 14, 73,
76-79, 128, 158-167, Nietzsche (F.) 9, 28, 42,
181, 210, 213, 224, 68, 73, 79-80, 86, 89,
235-236, 238 91, 93, 95, 103, 105,
Hoy (D. C.) 211, 233 110-114, 125, 127-130,
133, 147-148, 159, 169,
k 176, 198-205, 209,
214, 219-220, 233-234,
Kant (E.) 1, 3, 5-7, 9-10, 237-238
12, 14-17, 19-20, 29,
33-38, 40, 42, 46-54, p
56, 65-68, 73-74, 76-79,
104-106, 130-134, Parnet (C.) 52, 59, 87,
143-153, 157-159, 166, 115, 233
168-172, 187-195, Platon 27
198-201, 209, 212-215,

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Index des noms 243

r 55, 60, 115, 126-127,


133-134, 140, 148,
Rabinow (P.) 30, 33-34, 166-167, 203-204,
167, 221, 233, 235 222-223, 239
Rajchman (J.) 227, 238
Rancière (J.) 229, 238 v
Rogozinski (J.) 86, 238
Rorty (R.) 210-212, 238 Veyne (P.) 22-23, 178,
227, 239
s Virmaux (A. et O.) 92,
100, 239
Sade (Marquis de) 65-68,
81, 95, 125, 237 w
Santos (L. R. dos) 105, 238
Sartre (J-P.) 8-10, 20-21, Weber (M.) 71, 147, 186,
24-27, 29-32, 36-40, 42, 239

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Table des matières

Introduction ........................................................................................... 5
I Devenir mineur,
le renversement de l’appel kantien ................................. 19
I. Le Mal, un choix ou une fascination ?
Bataille contre Sartre au sujet de Baudelaire ...................... 21
II. Lumières et modernité : Foucault
et l’association de Kant à Baudelaire ...................................... 29
III. Deleuze et la radicalisation du mineur .............................. 42
II La transgression : contre l’admiration
de Foucault, la méfiance de Deleuze ............................ 59
I. La violence ontologique
comme opposée à l’éthique ......................................................... 62
II. La formulation d’une ontologie critique : Nietzsche et
Heidegger, contre Kant et Hegel ............................................. 73
III Le supplice du sujet : l’admiration de Deleuze
et l’abandon de Foucault ...................................................... 85
I. La grande folie solaire
et les pouvoirs de la schizophrénie .......................................... 88
II. Contre l’infinitude,
échapper au pouvoir par le corps ............................................. 99
III. Trois différences entre l’éthique et le supplice ........... 111
IV La modernité comme époque
et comme attitude .................................................................... 117
I. Baudelaire, écrivain transhistorique .................................... 118

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246 L’Émancipation de Kant à Deleuze

II. Contre le lien immédiat entre le singulier


et l’universel, l’éthique du particulier ................................. 129
V La pensée critique
et la fin de l’anthropologie ................................................. 143
I. Revenir à Kant pour mieux en détourner le projet ...... 144
II. La survenue de l’humain après la mort de l’homme :
Foucault éclairci par Heidegger,
Heidegger éclairci par Foucault ............................................. 158
VI L’émancipation et nous .................................................... 169
I. Pour une politique agonistique,
la liberté est plus importante que la résistance ............... 172
II. L’accord entre l’éthique et la politique ............................ 180
III. La reformulation du concept
de critique : Kant au-delà des limites .................................. 187
IV. Kant avec Baudelaire :
le sujet comme frontière toujours provisoire .................. 198
V. Des figures de la subjectivité et leurs rapports :
le « nous », le moi, l’homme et le Dasein .......................... 210
Conclusion ........................................................................................ 219
Le dandysme du commun, une stratégie
pour la pensée et pour l’action ........................................ 219
Bibliographie ................................................................................... 231
Index des noms .............................................................................. 241

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