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OCTAVE MIRBEAU
N° 23
2016
ANGERS - 2016
Erano tutti pazzi (Ils étaient tous fous), Amedit, décembre 2015.
2017 : L’ANNÉE MIRBEAU
* Colloques :
- Programmé depuis longtemps par l’AIZEN (Association Internationale
Zola et Naturalisme), en collaboration avec l’université de Debrecen, le
colloque sur « Zola, Mirbeau et le naturalisme » aura lieu à Debrecen (Hon-
grie) du 8 au 10 juin 20172.
- Celui d’Angers, organisé par la Société Mirbeau en partenariat avec le
CERIEC de l’Université d’Angers, aura sans doute lieu fin mars ou début
avril 2017, mais la date et le lieu n’ont pas encore été fixés et devraient
l’être au cours du mois de janvier 2016, ce qui permettra de lancer un
appel à communication. Les thèmes proposés à la réflexion seront d’ordre
littéraire, mais ils restent à préciser. Il n’est pas exclu que la première jour-
née du colloque puisse se dérouler au château du Plessis-Macé.
- La journée d’étude prévue à Paris, au Palais de Luxembourg (où siège
le Sénat) devrait avoir lieu le 27 janvier 2017, à l’initiative de la sénatrice
écologiste d’Angers Corinne Bouchoux, mais cette date ne sera officielle
qu’en avril 2016, pour des raisons administratives, ce qui retarde d’autant
l’appel à communication. Le thème sera d’ordre politique et social.
- Organisé par Samuel Lair, un colloque centré sur Mirbeau et la Bre-
tagne aura lieu en janvier 2017 à Morlaix, mais la date précise reste à fixer,
ainsi que le lieu, salle municipale ou théâtre.
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* Publications :
- Si j’arrive à le boucler dans les temps, l’année 2017 devrait voir la pub-
lication, par L’Âge d’Homme, du tome IV et dernier de mon édition de la
Correspondance générale de Mirbeau. Ce sera le résultat d’un demi-siècle
de recherches entamées en 1967…
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* Créations théâtrales :
Elles seront à coup sûr nombreuses, mais toutes ne sont pas encore con-
nues à ce jour.
- La plus prestigieuse et la plus emblématique, mais aussi la plus coû-
teuse, est l’oratorio théâtral d’Antoine Juliens, de Teatr’Opera, Rédemption,
ou “la maladie du toujours mieux”3, qui met en scène des personnages des
romans de Mirbeau, Dans le ciel, et Le Jardin des supplices. Il sera créé en
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* Cinéma :
- Laurent Canches et Philippe Courtin travaillent à une adaptation de
L’Abbé Jules et ont réalisé déjà une note d’intention, qui vise à en donner
une lecture actuelle, avec un effet d’abyme.
- Laurent Canches travaille parallèlement à un documentaire : “Je suis
Mirbeau” (Hier, aujourd’hui, toujours), qui a été présenté en décembre
2015 à la commission documentaire du C.N.C. et qui va sans doute devoir
recourir au financement participatif.
- Émilien Awada travaille à un docu-fiction pour la société de production
de Pierre Mathiote Cinergie : Mirbeau, testament littéraire, qui se présente
comme une enquête historique en même temps que comme le portrait
d’un écrivain et de son siècle. Il a fini, en décembre 2015, l’écriture de son
projet, grâce au soutien de la Société Mirbeau, et le présentera à la com-
mission idoine du C.N.C. en février 2016.
- La suggestion a été faite au Festival Premiers Plans, d’Angers, qui a
rassemblé près de 70 000 spectateurs ces dernières années, de consacrer,
lors de son édition de janvier 2017, une journée à Mirbeau et aux diverses
adaptations cinématographiques de ses œuvres. La réponse se fait attendre,
mais tout espoir n’est pas perdu.
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* Expositions :
- Au Musée d’Orsay, à défaut d’un parcours Mirbeau, qui ne semble pas
réalisable, contrairement à nos suggestions et espérances, il pourrait y avoir
une petite expo présentant des illustrations,de Pierre Bonnard, notamment.
- Le Musée Rodin, qui vient de rouvrir après des travaux d’importance,
devrait proposer une petite expo.
- On peut espérer que la Bibliothèque Nationale fera quelque chose.
Mais pour l’heure rien n’est encore programmé officiellement, malgré notre
demande, qu’il nous faudra réitérer.
- La Bibliothèque Municipale de Caen devrait proposer une exposition,
qui serait composée pour l’essentiel par des documents autographes et des
éditions originales conservés à la B. M. ou appartenant à des collections
privées, notamment celle de notre ami Jean-Claude Delauney, qui lance
un appel aux mirbeauphiles possédant des éditions rares.
- Dans l’Eure, la Piterne envisage une exposition « Mirbeau et la Nor-
mandie » susceptible de circuler dans l’ensemble de la grande région. Elle
serait constituée de quelques panneaux présentant des textes de Mirbeau
sur les villes et villages de Nomandie, agrémentés de photos et d’anciennes
cartes postales.
- À Rémalard, Jacky Lecomte compte réaliser des panneaux didactiques
pour la semaine printanière de 2017, sans doute dans la deuxième quin-
zaine d’avril. Il est à espérer qu’ils pourront circuler dans le voisinage,
notamment à Mortagne, au Musée Alain, voire dans le reste de la Nor-
mandie.
- À Angers, il est envisageable que des étudiants réalisent quelques pan-
neaux susceptibles de circuler en même temps que les spectacles et les
conférences.
* Conférences :
- Il y aura sans doute deux ou trois conférences au Musée d’Orsay.
- La BNF a été et sera de nouveau sollicitée, mais le succès est incertain.
- Les divers colloques et les spectacles Mirbeau pourraient être avan-
tageusement complétés par des conférences ou causeries, dont ils offriraient
l’occasion.
- Il devrait y avoir pas mal de conférences ou causeries en Normandie,
en Bretagne, dans les Pays-de-Loire, à Paris et en Poitou-Charentes, où rési-
dent la majorité des mirbeaulogues susceptibles de semer la bonne parole.
Reste à trouver des lieux : facultés des lettres, bibliothèques, centres cul-
turels, salles municipales, lycées et collèges. Les suggestions de nos lecteurs
seront évidemment les bienvenues.
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- À l’étranger, y compris en
Amérique du Nord et du Sud, nos
correspondants peuvent également
consacrer à Mirbeau des cours ou
des conférences.
* Divers :
- Célébrations nationales va pub-
lier un article sur Mirbeau dans son
volume de 2017 et m’en a
demandé la rédaction.
- Une nouvelle demande sera
déposée pour inscrire Mirbeau au
programme des agrégations de let-
tres, mais ce ne sera au mieux que
pour le concours de 2018.
- Une rose doit être baptisée
Mirbeau. Si ce baptême pouvait
être un tant soit peu médiatisé, per-
sonne ne s’en plaindrait.
En écoutant La Rue. - Un timbre à l’effigie d’Octave
Octave Mirbeau a déjà été réalisé, grâce à Jacky
Lecomte, et est d’ores et déjà
disponible auprès de Jacky Lecomte (jacky.lecomte2@wanadoo.fr). Le prix
à l’unité est de 1,10 €.
- Deux projets de bandes dessinées inspirées de Mirbeau ont été envis-
agés, mais nous ignorons s’ils ont quelque chance d’aboutir.
- Une plaque sur l’immeuble de la rue Beaujon a été demandée, sans
grand succès jusqu’à présent. Il va falloir revenir à la charge.
- Nous allons demander à divers conseils départementaux et conseils
régionaux que des collèges et des lycées puissent porter le nom de Mirbeau,
notamment à Rémalard, où le collège est baptisé du nom de son contem-
porain Paul Harel, aubergiste et poète percheron complètement oublié
aujourd’hui. Mais cela risque de demander du temps et, si jamais certaines
demandes étaient satisfaites, cela ne pourrait sans doute se faire qu’après
2017.
- De même nous allons proposer à nombre de municipalités, notam-
ment en Normandie, de baptiser du nom de Mirbeau des rues, des places,
des bibliothèques, des salles municipales, des centre culturels, etc.
- Il serait éminemment souhaitable que des articles, voire des dossiers,
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Nous comptons donc sur vous ! Merci par avance de votre coopération !
Pierre MICHEL
Président de la Société Octave Mirbeau
31 décembre 2015
NOTES
1. Voir le programme initialement prévu sur notre site principal : http://mirbeau.asso.fr
/2017.htm. Voir aussi le comité international de parrainage qui a été constitué pour faciliter la
reconnaissance institutionnelle de nos projets : http://www.mirbeau.org/com.html.
2. Voir l’appel à communication : http://www.fabula.org/actualites/colloque-international-
aizen-universite-de-debrecen-zola-mirbeau-et-le-naturalisme_63879.php.
3. Voir le dossier Rédemption sur notre site : http://www.mirbeau.org/redemption.htm.
4. Il n’est pas absolument interdit, dans cette période de potlatch généralisé, de faire des
dons à la Société Octave Mirbeau (CCP Nantes, 6259-80X 032, clé : 18)…
PREMIÈRE PARTIE
ÉTUDES
LA GUERRE DE 1870
VUE PAR MIRBEAU ET PAR DARIEN
canon, ou tendant sa poitrine aux baïonnettes, sans savoir ce qui les pousse » (SR,
p. 1057). Sébastien, terrassé par les fatigues et les privations journalières, se
laisse gagner par « la folie ambiante de démoralisation », se trouve « entraîné » par
une « force aveugle » qui se substitue « à son intelligence, à sa sensibilité, à sa
volonté » (SR, p. 1064). Il en arrive à oublier les siens. Objectif atteint. Mais
fondre l’individu dans la masse peut réserver bien des surprises : « Que devien-
nent les plans des stratèges, les combinaisons des états-majors devant cette force
plus forte que le canon, plus imprévue que le secret des tactiques ennemies :
l’impression d’une foule, sa mobilité, sa nervosité, ses enthousiasmes subits et
ses affolements soudains ? »
D’ailleurs, loin de favoriser la solidarité et la fraternité, comme on le pré-
tend, cette juxtaposition de gens sans affinités favorise l’égoïsme « féroce »
(« chacun ne songe qu’à soi » (C, p. 53), le seul moteur de la masse de ces sol-
dats « déguenillés, harassés, farouches » (C, p. 53. Rythme ternaire), « roulés »
à travers la campagne. « Vainement, [Sébastien] essaya de s’approcher d’un feu,
qu’entouraient dix rangées d’hommes [...] On le repoussa durement » (SR, p.
1064). Il y eut « des rixes sanglantes pour un pot de rillettes » (C, p. 55).
L’action psychologique, ou ce
qui en tenait lieu à l’époque, fait
naître, sur un terrain bien préparé
par l’École et la Famille, des senti-
ments de vengeance ou de
revanche : les récits des « batailles
perdues » plongent les bidasses
dans « l’ivresse », quand ce ne sont
pas les propos belliqueux péchant
par un excès d’optimisme : « Peut-
être qu’à l’heure qu’il est, nous
avons déjà franchi le Rhin ! Nous
allons mener cette bataille ronde-
ment, va !... D’abord, la Prusse !
qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas
un peuple, ce que j’appelle... ça
n’est rien du tout ! » (SR, p. 1059).
Toutefois, contrairement au narra-
teur de Bas les cœurs !, Jean Min-
tié sait raison garder et son
euphorie ne se traduit pas, au
niveau idéologique, par l’adoption
du slogan : « La patrie est mena-
cée ». « Malgré l’habitude, malgré
Le Calvaire, par Jeanniot (1902)
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souvient : « Après Waterloo [...] Quand Napoléon a été battu ?... » Le « maître »
s’insurge : « - Napoléon n’a pas été vaincu. Il a été trahi. » Comme on le voit,
l’optimisme béat n’a d’égal que l’affirmation gratuite.
Le père du narrateur est soulagé que la guerre ait été enfin déclarée : « Ça
y est et ce n’est vraiment pas trop tôt. Canailles de Prussiens commençaient à
nous échauffer les oreilles [...]. Avant un mois nous serons à Berlin. » Le Figaro
titre : « La Guerre », titre flamboyant, selon le narrateur, qui se laisse gagner
par la vague belliciste.
Le narrateur attend pendant une bonne heure. Les « grandes personnes »
n’ont parlé de rien de ce qui se rapporte à la guerre. Seules les femmes ont
parlé de la guerre, l’une pour dire que c’était bien « embêtant », l’autre pour
affirmer que c’est bien « malheureux » (p. 16). Protestation timide de femmes
qui ne bénéficient pas de liberté d’expression ni d’information : « Quand j’en
aurai une [femme], je ne lui permettrai de lire que les faits-divers, dans mon
journal. » Différence de taille (il faut dire que Darien insère son récit dans un
milieu familial) : Mirbeau note que, « en général, on est consterné et triste,
mais résigné. » (C, p. 755). Ce qui n’empêche pas une « bande de jeunes gens »
de parcourir les rues, « drapeau en tête et chantant. On les a dispersés et ils se
sont répandus dans les cafés, où ils ont hurlé jusqu’au soir. Pourquoi chantent-
ils ? Ils n’en savent rien. » Commentaire de Mirbeau : « J’ai remarqué que le
sentiment patriotique est, de tous les sentiments qui agitent les foules, le plus
irraisonné et le plus grossier : cela finit toujours par des gens saouls. » Le narra-
teur de Bas les cœurs ! remarque que, « de-ci de-là, on entraîne les troupiers
dans les cabarets. » (BC, p. 48)
L’affrontement avec les Prussiens est présenté comme une « trouée de la
civilisation » (BC, p. 12) D’ailleurs, les Prussiens sont réputés, après Sadowa,
« insolents ». « Notre armement est supérieur au leur : s’ils ont pu triompher,
c’est grâce au fusil à aiguille. « Nous, avec le Chassepot, je vous réponds... »
On traite Thiers de « vieille canaille » sous prétexte qu’il ne trouvait pas
« de motif avouable de guerre ». Délit d’opinion : on devrait lui passer les
menottes. Pendant ce temps, selon le témoignage de Mme Arnal, dans les rues
de Paris, on crie : « À Berlin ! À Berlin !... » (BC, P. 18).
Le narrateur comprend que cette agitation guerrière n’est pas sans effet sur
lui : « Les idées guerrières tourbillonnent dans mon cerveau comme des
papillons rouges enfermés dans une boîte. J’ai le sang à la tête, les oreilles qui
tintent, il me semble percevoir le bruit du canon, de la fusillade et de la grosse
caisse. »
M. Legros s’écrie : « Et puis |...] nous avons la Marseillaise ! »
Le père du narrateur utilise la lanterne magique, où il glisse des verres,
peints en couleurs vives, « les épisodes divers des campagnes de Crimée et d’Ita-
lie ». Le narrateur n’a même pas la force de « hurler comme les autres specta-
teurs qui, dans l’ombre, poussent des cris de cannibales, des hurlements
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sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler, sur une table, dans une
ferme, à la lueur d’un oribus [chandelle de résine], le pied d’un petit soldat
encore chaussé de ses godillots !... » Les faibles, les malades sont considérés
par les « merdecins mirlitaires » (Alphonse Allais) comme des « tire-au-flanc ».
Quand l’un des malades meurt, sa famille est informée sans ménagement. On
l’éconduit promptement car on redoute ce que l’on appelle une « scène »
(C, p. 68).
Le capitaine (que tuera l’ami de Sébastien) brutalise « le petit Leguen [...],
fatigué, malade » et « qui ne peut plus avancer » : « Le capitaine lui dit : –
Marche ! Leguen répondit : – Je suis malade. Le capitaine l’insulta : – Tu es une
sale flemme ! et il lui donna des coups de poing dans le dos... Leguen tomba...
Moi j’étais là ; je ne dis rien... Mais je me promis une chose... Et cette chose... »
(SR, p. 1074) Parce que cette armée française est, avant tout, une armée “inté-
rieure”, davantage préparée à faire la guerre aux civils français, les serviteurs
appointés de l’Ordre sont menacés ou tués par les soldats placés sous leurs
ordres : « – Eh bien, c’est fait !... Hier j’ai tué le capitaine. / – Tu l’as tué !répéta
Sébastien. » (SR, p. 1075) « Je n’ai besoin que d’une seule balle pour casser la
gueule du capitaine. » (C, p. 54)
La bataille est attendue parce qu’elle serait l’occasion de mettre la crosse
en l’air , de déserter et d’être fait prisonnier. (C, p. 55) : « Il me dit qu’à la pre-
mière affaire, il espérait bien que les Prussiens le feraient prisonnier... » (C, p.
58) ; « -–Tu sais que Gautier n’a pas répondu à l’appel ? / Il est tué ? / Ouat ! Il
a fichu le camp, lui malin !... Il y a longtemps qu’il me l’avait dit qu’il ficherait
le camp !... Ça ne finira donc jamais, cette sacrée guerre-là ! » (SR, p. 1065)
« Que de fois j’ai vu des soldats se débarrasser de leurs cartouches qu’ils
semaient le long des routes ! (C, p. 54) La désertion n’explique pas à elle seule
les disparitions : « Pendant la nuit, des camarades, tombés de fatigue sur la route
cessèrent de rallier le camp. Il y en eut cinq dont on n’entendit plus parler. À
chaque marche pénible, cela se passait toujours ainsi ; quelques-uns, faibles ou
malades, s’abattaient dans les fossés et mouraient là » (C, p. 63). Certains met-
tent un terme à leurs souffrances : « Je me demandais s’il ne valait pas mieux
en finir tout de suite, en me pendant à une branche d’arbre ou en me faisant
sauter la cervelle d’un coup de fusil » (C, p. 69). Mais il n’est pas question d’or-
ganiser une riposte collective et de préconiser la fraternisation. Contre les pri-
vations s’élèvent bien des menaces et la révolte gronde, ce que les officiers ne
semblent pas remarquer.
Il faut dire que les officiers méprisent les hommes placés sous leurs ordres,
et réciproquement. Échanges de bons procédés entre simples soldats et gradés
puisque le général fait partager son opinion au lieutenant-colonel : « Sales
gueules, vos hommes. » (C, 71). Et le mot traduit bien l’animalisation de ces
hommes, traités « comme des chiens », le narrateur reconnaissant lui-même
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que, placés dans une telle situation de dénuement, ils « mangent aussi glou-
tonnement que des chiens affamés » (C, p. 65) : « Je revois, près des affûts de
canon, émiettés par les obus, de grandes carcasses de chevaux, raidies, défon-
cées, sur lesquelles le soir nous nous acharnions, dont nous emportions, jusque
sous nos tentes, des quartiers saignants que nous dévorions en grognant, en
montrant les crocs, comme des loups !... » (p. 100).
Parce que, pour l’Armée, la raison du plus fort est toujours la meilleure, le
brassage (« amalgame ») tant prôné par les culottes de peau aboutit, en fait, à
une dégradante promiscuité bien propre à produire, par mimétisme, des mou-
tons de Panurge atteints par « la fièvre du milieu ».
Le grand-père maternel du narrateur ne partage pas l’euphorie générale ;
le père Toussaint, « croit que ça finira mal » (BC, p. 92). Et encore : « Tout ça,
fait mon grand-père [...], tout ça ne me dit rien de bon. Ça sent le roussi, mes
amis, ça sent le roussi » (BC, p. 109). Pourtant, il prétend que Dubois, qui passe
pour être libéral, c’est « un rouge » : « Il ne va jamais à la messe, d’abord. » Il
l’accuse d’être « un partageux ». N’a-t-il pas réussi, en tant que maire, à empê-
cher le grand-père du narrateur de s’adjuger « un grand morceau de pré » ?
Le narrateur revient, après cet intermède familial, à la guerre. Le bourrage
de crânes n’a pas ... désarmé. On peut lire dans le journal : « Le maréchal Mac-
Mahon, après avoir été renforcé par le corps du général Vinoy, a livré un combat
dans lequel nos armes auraient remporté un éclatant succès. Les Prussiens
seraient vaincus, culbutés, et trente canons leur auraient été enlevés. » Le mot
« massacre » ne serait pas une expression exagérée (BC, p. 107).
Mirbeau évoque la politique de la terre brûlée, en France, par l’occupant
français, la dévastation de la nature (C, p. 77-79). Sous prétexte de préparer la
défense de pays qui ne sont pas encore menacés, la soldatesque ravage la cam-
pagne en contraignant les paysans à participer aux destructions. Destructions
inutiles : c’est ainsi qu’un « très beau parc » est rasé pour établir des « gourbis »
qui ne serviront à rien. Cette profanation de la Nature est une métaphore de
la guerre que les militaires livrent aux civils, apportant avec elle la désolation
physique et morale, « un grand désordre », une « inexprimable confusion », le
Chaos. Le narrateur du Calvaire oppose au spectacle de la ruine occasionnée
par la guerre celui de la prospérité du temps de paix. Darien n’est pas en reste :
« De grands arbres coupés au pied se sont abattus avec leurs branches en muti-
lant les statues » (BC, p. 298).
Devant tant de « navrement », le narrateur « s’attendrit » (p. 66) : « Je sou-
haitai – ah ! avec quelle ferveur je souhaitai ! d’avoir, comme Isis, cent mamelles
de femme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces lèvres exsangues... » (p.
67). Agrandissement épique de la pitié en réponse au caractère apocalyptique
de cette guerre de gueux, de morts en sursis (« attendant la mort »), « cassés
avant même d’être blessés », « spectres de soldats », dont la débâcle prend les
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 23
cœur, lui aussi : « Je grimpe tous les matins sur un arbre de la butte de Picardie
pour voir si je n’aperçois pas les Prussiens. » Et, puisque l’heure est à la ven-
geance, Catherine se promet de faire payer la mort de son frère au premier
Prussien qui se présentera, Judith et Holopherne (BC, p. 148)
Quatre Prussiens « envahissent » Versailles. Les passants se sauvent, effarés,
devant l’épouvantable chevauchée... C’est « affreux » (BC, 166) .M. Legros
regrette que la ville n’ait pas eu de fortifications. Or le narrateur a dit ce qu’il
pensait de ces fortifications qui avaient pour effet de nuire aux civils et aux
militaires ! « Hommes, femmes, enfants encombrent les routes de leurs convois.
[...] Ils se hâtent, car derrière eux on ouvre des tranchées profondes, on scie au
pied les grands arbres. » « Ils encombrent les routes de leurs longs convois ter-
rifiés. » (BC, p. 123)
Un officier prussien se présente avec son billet de logement. Le père du
narrateur craint pour sa vie. Et si Catherine mettait son projet à exécution ? «
Les Allemands ne sont pas si féroces ». Ils ne sont pas trop méchants. Le grand-
père du narrateur craint cette « damnée » Catherine (BC, p. 181).
Les francs-tireurs sont considérés comme des canailles par les « bons Fran-
çais », ceux qui collaborent. Le père Toussaint les accuse d’avoir fait plus de
mal que les Prussiens ! (BC, p. 205)
Les affaires sont les affaires... Il y a peut-être quelque chose à faire avec les
Prussiens (BC, p. 217). Le narrateur s’étonne : « Comment le travail a-t-il recom-
mencé, tout d’un coup ? Pour qui travaille-t-on ? » (BC, p. 260).
Les bobards vont bon train : « Les Prussiens redoutent un mouvement de
l’armée de Metz |...] Le maréchal Bazaine n’est pas resté pour rien sous cette
place forte. » (BC, p. 222) Le général Trochu « combine un mouvement tournant
de la dernière importance ». Les Prussiens, paraît-il, « tombent comme des
mouches » (BC, p. 233). Le père du narrateur est embarrassé pour répondre
aux questions de son fils à ce sujet. M. Benoît, le contremaître, révèle que le
père du narrateur travaille pour les Allemands (BC, p. 261). Les Prussiens font
de grands travaux. Ils établissent des batteries destinées à bombarder Paris.
C’est M. Zabulon Hoffner « qui lui a fait avoir ça » (BC, p. 262). « C’est un Juif ! »
(BC, p. 187). Petite touche antisémite, au passage.
Bazaine a capitulé. On refuse de croire au désastre. Le roi de Prusse peut
bien faire placarder sur la muraille un horrible papier, une feuille de chou (igno-
ble) qui ne contient que d’affreux mensonges (BC, p. 234). M. Thiers n’est
plus une vieille crapule : « Si M. Thiers réussit [...], les Prussiens sont fichus !
C’est moi qui vous le dis » (BC, p. 238)
Le marchand de tabac allonge une pièce de cent sous vers la main qu’a
tendue une sœur de charité. Il s’agit de distribuer de l’argent aux blessés. M.
Legros précise qu’il est bien entendu que « c’est pour les nôtres ». La sœur
demande au donateur de garder son argent. Elle ne peut pas le prendre. La
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sœur est rentrée dans l’ambulance dont elle a fermé la porte tout doucement.
On l’insulte, l’accusant de ne pas être une patriote (BC, p. 245). L’Allemagne,
pendant ce temps, fait preuve de magnanimité : « Le major allemand [sert] de
médecin » aux Français. (p. 251).
Le narrateur s’interroge : comment le travail a-t-il recommencé chez son
père ? À ses questions, le père est embarrassé. Il fait des réponses vagues. Et
pour cause. M. Benoît, le contremaître explique que le père travaille pour les
Allemands : ces derniers établissent des batteries pour bombarder Paris. Il sem-
ble au narrateur que son père est un traître. Le père Merlin rectifie : « -Ton
père est un bourgeois, mon ami...un bourgeois... voilà tout... » Le bourgeois,
« ce mouton affublé d’une peau de tigre » (BC, p. 278). Le bourgeois ne com-
prend pas, « l’abruti, pourquoi les meneurs de nations tiennent à faire, de temps
en temps, un charnier de leurs peuples... » (BC, p. 278-279). Antiphrase :
« Ah ! c’est beau, la guerre... »
Le narrateur n’en revient pas de la trahison de son père : « Et dire qu’à la
maison, on ne parlait que de patriotisme, de défense nationale, de guerre à
outrance ! On ne parlait que d’élever son cœur !... » (BC, p. 275). Le père Mer-
lin poursuit : « Le patriotisme ! Une trouvaille du siècle ! Une invention des
bourgeois émerveillés par la
légende de l’an II. [...] Ça vous
assomme tout de même... Ah ! les
souvenirs de 92 ! Le passé pris à
témoin du présent ! Les fantômes
devant les fantoches. (...) Et puis,
la débâcle : encore le patrio-
tisme... » (BC, p. 276) On admi-
rera, au passage, l’art de la
formule, volontiers ironique.
Autre occasion de collaborer :
le pillage : « Des soldats vendent
publiquement aux enchères les
meubles des habitations désertes :
il y a là des convoyeurs prussiens
qui ont arrêté leurs fourgons char-
gés d’objets volés, - et des brocan-
teurs français » (BC, p. 299).
Le père Merlin résume ce qui
se disait dans la famille du narra-
teur : « Le dénigrement préconçu
de l’ennemi, les railleries, les
moqueries, les annonces menson-
Sébastien Roch, par Ibels (1906)
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 27
Le contexte historique
Et puis après avoir cité quelques mots de Laurent Tailhade, il continue ainsi :
La plume qu’il a employée, devenue entre ses mains un sabre aigu pour
exterminer le mal, est allée au cœur de la vie abominable des hommes contem-
porains et a découvert sa vulgarité au public. Le monde hypocrite l’a attaqué
unanimement. Mais notre auteur est resté fidèle à ses résolutions. Ses cris, ses
douleurs, ses indignations, sa littérature enflammée qui jaillissant comme du sang,
tout était une expression de sa sincérité. [...]
À la veille de la grande guerre, le Parti Socialiste de France a perdu un grand
homme, Jean Jaurès ; l’année suivante un combattant blanquiste tel que Vaillant ;
et maintenant il dit adieu à un écrivain enflammé tel que Mirbeau. Il doit sentir
bien de la tristesse et de la solitude, surtout dans une situation aussi critique
qu’aujourd’hui.
vais bergers », rédigé par Toyoji Îda lui-même. Il a été publié en décembre
1927, dans le dernier numéro (n° 11) de la revue Littérature libérée (文芸解
放 20).
Le metteur en scène a procédé à trois manipulations par rapport au texte
originel :
1) Il a choisi comme protagoniste principal de cette pièce, non pas Made-
leine, mais Jean Roule.
2) Il a mis à nu le thème de la lutte des classes en supprimant les détails des
sentiments et les passages trop verbeux.
3) Il a accéléré le rythme du déroulement des actions et supprimé les pas-
sages boursouflés.
Parmi ces trois modifications, les deux dernières sont tout à fait admissibles,
et nous nous intéresserons surtout à la première. Il se trouve que le traducteur
de la pièce, Ishikawa, a affirmé, dans sa préface, que Mirbeau l’avait écrite
pour une grande actrice, Sarah Bernhardt, ce qui est faux. À ce propos, notre
metteur en scène déclare :
[…] Une pièce écrite pour Sarah Bernhardt… ce serait excitant pour les jour-
nalistes. Mais, en ce qui nous concerne, nous nous inquiétons plutôt que l’auteur,
trop soucieux de la presse, n’ait pas été avant tout en quête de la vérité artistique.
S’il en était bien ainsi, jouer cette pièce classique sans changement, nous semblait
assez dangereux et inconvenant.21
Les conflits entre patronat et syndicats, qui reflètent notre société d’au-
jourd’hui, c’est ce que nous ne pouvons dissimuler. Donc, bien qu’il soit indis-
pensable de les présenter tels quels, il serait très dangereux pour l’un de ces
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 35
camps de crier victoire : car l’autre classe antagoniste serait saisie de terreur.
D’ailleurs, c’est important, la réconciliation des deux : il ne serait pas très sou-
haitable de préciser et d’accentuer leur opposition. Enfin, non seulement le grand
discours tenu par Jean Roule dans le 4e acte constitue une menace, mais il serait
aussi inapproprié que la fille du patron ordonne aux domestiques de fermer les
portes, à l’acte II, quand les ouvriers s’apprêtent à déferler sur le château du
patron, parce que cela révèlerait une hostilité entre les ouvriers et le patron.23
À cause de cette censure, Îda a été obligé de faire pas mal d’additions.
Quant au 4e acte, réduit presque à néant, il ne sert plus qu’à faire la jonction
avec l’acte V. Notre metteur en scène n’a pas compris pourquoi cette œuvre
s’appelle Les Mauvais bergers. Cependant, pour limiter l’effet de la censure, il
a remplacé les phrases supprimées (à l’acte IV) par des pantomimes continues
de lumières et ombres qui, selon les mots d’Akiyama, étaient très efficaces et
impressionnantes. À la fin de son témoignage, Îda, chercheur avide de l’ex-
pressivité artistique, a écrit :
NOTES
1. Entre Osugui et Ishikawa il y a eu, bien sûr, quelques relations, surtout en prison. Ce dernier,
anarchiste connu à l’échelle mondiale, a été massacré par un gendarme sous couvert d’un dés-
ordre provoqué juste après un violent séisme de magnitude 7,9, dans la région de Kantô, en
1923. Tous les deux ont montré assez tôt leur intérêt pour Élisée Reclus (1830-1905). Ôsugui
s’intéresse aussi à Mirbeau et Anatole France (p. 475 du 4e volume de ses œuvres).
2. Voir la notice Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/My%C5%8Dj%C5%8D.
3. C’est l’édition où notre deuxième héros, Îda, a travaillé à partir de l’année 1929.
4. Anarchiste, Motchizuki (1900-2001) a été une camarade d’Ishikawa. Voir la notice Wikipé-
dia : https://ja.wikipedia.org/wiki/%E6%9C%9B%E6%9C%88%E7%99%BE%E5%90%88%E5%
AD%90.
5. Naitô est connu comme l’excellent traducteur du Petit Prince (–「星の王子さま) de Saint-
Exupéry. Il était professeur à l’Université de Tôkyo.
6. Okano était professeur à l’École Militaire du Japon.
7. Shinoda était professeur à l’ Université de Nagoya.
8. Voir les résultats de l’enquête de Hidéo Odaguiri (小田切秀雄) et Seikitchi Fukuoka (福岡
井吉) : Le tableau chronologique de la censure (1925-1944) (昭和書籍雑誌新聞発禁年表). En
dépit des quatre volumes, nous n’avons que peu de détails sur les nombreux cas de censure,
dont certains ont eu un aboutissement tragique.
9. Voir notre article : « “Les gens ordinaires”, le seken, le système impérial japonais et le culte
des ancêtres », in Individus et démocratie au Japon, Presses Universitaires du Midi, Toulouse,
2015, pp. 208-217.
10. Parmi lesquels Sakuzô Yoshino (1878-1933), Inazô Nitobé (1862-1933), qui jugeait néces-
saire, pour le Japon, d’essayer de comprendre le christianisme, et Kan-itchi Asakawa (1873-1948),
qui joua un rôle important dans l’établissement de la politique d’occupation américaine du Japon.
Ces trois intellectuels sont les personnages-clefs pour comprendre notre histoire d’après-guerre.
Ils dessinent son cadre, qui complique et aggrave le problème de la censure d’après-guerre.
11. Parmi lesquels, avant la première guerre mondiale, Tatsui Baba (馬場辰猪) (1850-1888),
Tchômin Nakae (中江兆民), que l’on a surnommé « le Rousseau oriental (1847-1901), et Shôzô
Tanaka (田中正造) (1841-1913).
12. Takeshirô Matsu-Ura (松浦武四郎) (1818-1888), originaire d’Isé (伊勢), explorateur d’Hok-
kaido et de Sakhaline, est devenu chrétien à la fin de sa vie et a dénoncé les sévices exercés sur
les Aïnous par le gouvernement du Japon (surtout dans les Portraits des Aïnous modernes ( 近
世蝦夷人物誌), écrits en 1858 et publiés par son fils après sa mort). Il nous semble qu’il est à la
tête des deux lignées d’intellectuels.
13. Notamment Shûsui Kôtoku (幸徳秋水) (1871-1911), qui a été pendu le 24 janvier 1908.
Il était un des camarades d’Ishikawa et le plus cher disciple de Tchômin Nakae (中江兆民). Voir
la notice Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sh%C5%ABsui_K%C5%8Dtoku. Pour Ishikawa,
il était absolument incroyable qu‘un idéaliste et un pacifiste tel que Kôtoku ait pu participer à un
attentat contre l’empereur ; mais, si tel était bien le cas, alors il devait avoir de bonnes raisons
(voir les œuvres de Sanshirô Ishikawa, 8e volume, dans l’édition Seido-sha de 1977). Pour sa
part, Mirbeau et Anatole France avaient signé une lettre ouverte adressée à l’ambassadeur du
Japon et publiée dans L’Humanité le 17 décembre 1910 pour protester « de toute [leur] énergie
contre la sentence inique qui vient d'être prononcée par un tribunal d'exception contre le docteur
Benjiro Kotoku, Mme Kanno et vingt-quatre autres camarades japonais. Il n'est pas vrai que ces
vingt-six martyrs aient tramé ou aient eu seulement l'intention de tramer un complot contre la
famille impériale du Japon. »
14. Il a déjà écrit un excellent livre sur l’histoire des mouvements socialistes d’Occident, dans
la prison de Sugamo, en 1908.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 37
Il ne s’agit pas ici de démontrer les influences conscientes dans les deux
textes ; la proximité des dates de parution de l’édition princeps de Mirbeau et
du roman d’Irzykowski exclut presque une telle possibilité, même si La Cha-
braque est, à coup sûr, un texte plein de réminiscences littéraires. On peut
d’autant plus parler, dans les deux cas, de caractéristiques culturelles univer-
selles de la métaphore du jardin. Les allusions nombreuses et les polémiques
concernant les problèmes philosophiques et esthétiques de l’époque (ici, par
exemple, les réflexions sur la signification du style de la Sécession qu’on voit
dans La Chabraque) soulignent encore plus l’importance de ces valeurs univer-
selles. Chez Irzykowski, une introduction dans l’espace du monde représenté
est aussi nécessaire.
Avant que d’aller plus avant, il m’apparaît d’abord indispensable de décrire
en quelques mots le lieu où se sont déroulés les événements, en l’occurrence le
manoir de Wilcza et ses environs. D’une part, je le fais pour ne pas avoir à y reve-
40 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
nir plus tard, d’autre part, pour que le lecteur puisse d’emblée situer de manière
exacte le événements dont il est question, et n’ait pas à faire appel, comme cela
se produit trop souvent, au souvenir de lieux qui se seraient fixés dans sa mémoire
on ne sait ni quand, ni comment. Pour mieux se représenter ce cadre, je l’invite
donc à se reporter au plan qui se trouve dans la partie « Remarques ».4
cle, était une tentative pour renouveler la composition naturaliste du parc des
paysages anglais. William Chambers, l’auteur de la Dissertation sur le jardinage
de l’Orient (1772), en critiquant les tendances du jardinage de son époque,
écrit : « Si le premier genre [géométrique] est absurde, le second [naturel] est
insipide et trivial ; leur mélange judicieusement combiné serait assurément plus
parfait que l’un ou l’autre9. » En revanche, ajoute-t-il, « les jardiniers chinois
prennent la nature pour modèle10 ». Et Chambers de prôner le goût chinois des
compositions de jardin et de le mettre en relation avec d’autres branches de
la culture, telles que la philosophie ou la peinture. Il souligne aussi l’importance
de la diversité des formes du jardin chinois.
L’énoncé de Chambers nous renvoie aux reproches adressés par Clara au
jardin européen régulier. Dans le cas du projet anglo-chinois, on peut alors dis-
cerner une tendance à synthétiser les deux traditions. Il en va de même de
Clara, qui a passé plusieurs années dans l’espace du jardin chinois et qui révèle
la nécessité, pour elle, d’assimiler des modèles étrangers. Ce processus est lié,
chez elle, à une tentative pour définir, voire pour protéger, sa propre identité.
Tout cela parce que l’éponyme Jardin des supplices est un espace doublement
dangereux : non seulement à cause de sa destination et des supplices qui y
sont infligés, mais aussi parce que leur fonction de destruction est contaminée
par l’érotisme pervers de la protagoniste. C’est cet érotisme qui devient une
question d’identité chez Mirbeau ; il pose aussi la question de savoir s’il
convient d’accepter sans restriction une tradition nouvelle.
Le problème du péril posé à l’identité du sujet sous différentes formes
devient l’élément de base du cadre narratif introduit chez Mirbeau. Le narra-
teur, on le sait, est un Européen qui, conscient du péril qui l’attend, revient
dans un jardin qu’il connaît déjà. Pour lui, les souvenirs du temps passé avec
Clara dans le Jardin des supplices sont imprégnés de craintes. Dans son récit,
le jardin lui-même assume les traits d’un espace immense, face auquel il est
impossible de se limiter à un objectivisme esthétique. Ce jardin-là sera pré-
senté, chez Mirbeau, comme une représentation synthétique d’une culture
lointaine, et – ce qui est encore plus intéressant – les récits de ces expériences
sont plus proches d’une description d’une nature illimitée que d’un espace
d’art qui, même exotique, est en même temps délimité par la tradition. Il faut
souligner ici l’importance de nombreuses descriptions émotives de la nature.
Ces fragments prennent souvent, dans l’œuvre, la forme des récits personnali-
sés, qui se situent à la frontière des associations sensuelles et d’une vision objec-
tive du monde. Les tendances à personnaliser et à relier les formes, chez le
narrateur, témoignent d’une élimination graduelle du point de vue qui se vou-
drait objectif, et qui cède ainsi devant l’ordre du jardin.
De même, chez Irzykowski, on peut voir, dans les travaux d’architecture
effectués par Strumienski, une représentation de sa peur d’un espace nou-
veau11. L’inspiration, pour ces démarches, vient tout d’abord des deux femmes
44 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Dans les deux romans, la narration finale est éloignée dans le temps des
événements rapportés. Pourtant, une telle construction ne suffit pas pour objec-
tiver le récit du monde représenté. En fait, elle remplit une fonction d’infor-
mation un peu différente : elle confirme la présence d’une règle qui définit les
fonctions du monde représenté et le cadre des actions des personnages. C’est
alors que, indépendamment des narrateurs inscrits dans l’œuvre, apparaît aussi
une sur-instance narrative : le jardin, dont les règles régissent, à leur insu, les
narrateurs. Ces deux situations prouvent que le jardin possède une fonction
captivante, montrant ainsi la relation sémantique qui lie le comportement du
sujet à l’espace. Le jardin abandonne sa fonction de fond et assume celle d’un
espace actif, qui annexe la conscience des personnages et déclenche leurs
actions. Ce qui attire l’œil, dans les deux œuvres, c’est la similitude des com-
portements des personnages. Les femmes, par exemple, démontrent une
volonté instinctive de chanter ou déclamer des vers. Les comportements pré-
sentés révèlent que, avec le jardin, s’effectue un changement de la situation
cognitive cartésienne, dans laquelle ne subsiste que la position privilégiée du
sujet connaissant par rapport à l’objet connu. Si le jardin pouvait raconter, il
révélerait que, fusionné avec le personnage, il constitue un seul nous, ou que
le sujet-personnage est devenu une partie structurelle du jardin, dont, invo-
lontairement, il adopterait les règles. Ces règles révèlent l’érotisme hyperbo-
lique chez ces deux auteurs. Les jugements négatifs portés sur les tentations
sexuelles, tant par le héros de Mirbeau que par celui d’Irzykowski (en ce cas,
sous la forme d’un discours indirect libre) impliquent, de leur part, la crainte
de perdre leur propre identité. Il faut néanmoins se souvenir que les person-
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 47
Jardin polonais
48 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
romantique est bien devenu, comme dit Ryszard Przybylski, le jardin de l’âme.
Le modernisme, avec son jardin en tant qu’expérience du conscient, juxtapose
à cette tradition sa propre construction spatiale, où « sa propre » veut dire :
construite malgré tout. Dans cet arrangement on retrouve un éclectisme qu’on
note dans le jardin de Strumienski, mais aussi chez Mirbeau, dans ses tentatives
pour confronter la tradition chinoise et la tradition européenne. D’où cet éclec-
tisme, qui nous permet de percevoir le processus de construction d’une forme
autonome du monde représenté. Difficile est l’entreprise du modernisme, qui
consiste à conjuguer le désintéressement du jardin oriental19 et une tradition allé-
gorique-rhétorique, de l’Europe. Dans les essais éclectiques d’architecture, on
peut remarquer une analogie avec les réflexions dualistes de Strumienski sur
l’âme et la matière. En cela les actions de Strumienski sont modernistes, c’est-à-
dire qu’elles se présentent en tant que tradition européenne et décrivent leur
propre fonction esthétique et axiologique. Comparable est l’attitude du héros
de Mirbeau quand il résiste à son immersion dans le Jardin des supplices.
Un autre problème important, qui délimite les qualités d’un modèle nou-
veau du monde moderne, a trait aux tendances ornementatives. Contrairement
aux romantiques, qui considéraient la nature comme illimitée, les modernistes
introduisent une construction du cadre délimitant les frontières du monde
représenté. L’existence de ce cadre confirme un type particulier de pensée
esthétique de la Jeune Pologne. On peut considérer ce cadre comme une
confirmation des tendances méta-thématiques de La Chabraque, qui se veulent
objectives. Dans le texte d’Irzykowski on retrouve pourtant des présentations
plus littérales du motif du cadre : au moins deux fois apparaît l’image de la
fenêtre de la chapelle du jardin, qui limite, par son châssis, le cadre de l’espace
du jardin qu’on peut apercevoir.
Le châssis introduit le jardin. Paradoxalement, les tendances ornementatives
de l’époque de la Sécession permettent de traiter les éléments du monde de
la nature comme une représentation de la pensée intellectuelle qui concerne
le monde entier. Cette fois, ce n’est plus la nature, mais le sujet, qui introduit
un arrangement architectonique spatial dans le jardin.
Un élément ornementatif qui délimite les relations spatiales du jardin peut
être aussi confirmé dans les deux œuvres : le thème de la sexualité. Les deux
textes mettent l’accent sur la signification de l’élément féminin et de l’élément
masculin, mais c’est la femme qui conduit l’homme dans le jardin et attire son
attention sur des détails. C’est donc elle qui inspire le processus de perception
des formes du jardin. Il faut également remarquer que la présentation des
formes végétales diverses, qui se poursuit sur plusieurs pages chez Mirbeau,
est entamée par une femme qui discute de la signification du jardin chinois.
Ce qui est important ici est le fait que les plantes, chez Mirbeau, ne sont pas
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 49
présentées pour leur fonction symbolique, mais pour leur forme physique sin-
gulière, qui connote souvent l’érotisme. On retrouve une signification compa-
rable, par exemple, dans la peinture d’un des personnages féminins de La
Chabraque, inspiré essentiellement par le paysage vu à travers la fenêtre. La
diversité des formes perçues implique les personnages dans un processus de
perception émotionnelle des détails, limitant ainsi leur capacité de voir syn-
thétiquement l’image entière.
La femme serait, dans les deux cas, celle qui déclenche le processus analy-
tique de la perception. Il faut, de plus, mettre l’accent sur la fonction des per-
sonnages-hommes, qui entreprennent, mais en vain, des essais pour définir
leur propre place dans le jardin. Dans le cas du roman d’Irzykowski, ces essais
prennent la forme des actions architectoniques, cependant que, chez Mirbeau,
c’est une narration auctorielle menée longtemps après les faits. Prenant en
considération l’esprit de suite avec lequel on traite les personnages dans les
deux œuvres, ainsi que les fonctions qui leur sont attribuées, on pourrait retrou-
ver des qualités féminines dans la diversité de la construction du jardin et des
qualités masculines dans les tentatives pour donner de l’ensemble une des-
cription définitive. On voit cependant qu’aucune de ces qualités n’est privilé-
giée : leurs fonctions sont équivalentes.
Toutes les caractéristiques que nous venons d’énumérer permettent de trai-
ter le jardin moderne comme un lieu autonome. Je crois que c’est cette forme
qui délimite la conception du topos. Malgré des ressemblances remarquées
entre les éléments, une élaboration définitive renvoie davantage à l’espace du
jardin de la Jeune Pologne qu’à un motif facile à reconnaître dans la tradition
antérieure de la culture européenne.
On peut ajouter encore une observation : il apparaît que les caractéristiques
que je viens de décrire ne sont pas déterminées seulement par l’espace signi-
ficatif de l’époque. Le jardin moderne possède une qualité supplémentaire,
mais néanmoins importante : celle de permettre une discussion sur la polysé-
mie d’un concept, qui n’était présenté auparavant que comme un motif à la
signification déjà fort ancienne et par conséquent figée. Chez les Jeunes-Polo-
nais, on entend parler ainsi des fonctions diverses du jardin aux qualités axio-
logiques diverses. Auparavant, l’activation de l’une d’elles exerçait une
influence sur le caractère caché des autres : d’où l’impression que le jardin
était un espace uniforme. Il semble que, cette fois-ci, il soit possible de parler
d’une fonction hétéronome de l’espace, qui se dévoile probablement pour la
première fois à l’époque, et pas seulement dans le cadre d’une diversité de
styles ; il est possible aussi de la considérer comme une fonction universelle
de cet espace.
Mariusz GOŁĄB
Département de la théorie littéraire,
Institut de Culture Contemporaine-Université de Łódz, Pologne
(Traduction de Maja Płócienniczak, avec l’aide d’Anita Staroń)
50 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
NOTES
1. Voir aussi : I. Sikora, Ogród – Park – Sad, [in:] idem, Przyroda i wyobraźnia. O symbolice roślinnej
w poezji Młodej Polski, Wrocław 1992, p. 160 – 170 ; D. Knysz-Tomaszewska, Poeta i malarz w
młodopolskim ogrodzie radosnym, „Polonistyka” 1997/1, p. 10 – 16 ; Anna Rossa met l’accent sur
la fonction du verger comme motif lié au paysage de la Jeune Pologne et à l’art impressionniste (A.
Rossa, Impresjonistyczny świat wyobra ni, Kraków 2003).
2. Le mot “chabraque” – qui désigne une couverture sur laquelle on pose la selle d’un cheval,
et, au figuré, une prostituée et une femme laide – a servi à traduire le terme polonais de Pałuba,
titre du roman de Karol Irzykowski (1873-1944), publié en 1903 et traduit en français par Patric
Rozborowski et Kinga Siatkowska-Callebat : La Chabraque. Les Rêves de Maria Dunin, édition
bilingue d’extraits choisis du roman ; dossier critique réuni par Zofia Mitosek et Kinga Siatkowska,
publié par le Centre de civilisation polonaise (Paris-Sorbonne), Centre Interdisciplinaire de
Recherches Centre-Européennes (CIRCE, Paris-Sorbonne), Faculté de Langue et de Lettres polo-
naises de l’Université de Varsovie, Paris – Varsovie, 2007. Une seconde édition, revue et complétée,
a paru en 2014 : édition bilingue sous la direction de Kinga Siatkowska-Callebat et Mateusz
Chmurski, Cultures d’Europe centrale, hors série n° 5, Institut d’Études Slaves, Paris. Il est à noter
que le mot polonais «pałuba», qui désigne le pont d’un bateau, a aussi la signification d’une vieille
couverture en paille. Chez Irzykowski, pourtant (comme il l’explique dans le roman), son sens se
rapproche de “mannequin” ou “poupée”, et il sert à caractériser la première femme du protagoniste
après la mort de celle-ci ; parallèlement, il est le surnom d’une folle du village, bestiale et déver-
gondée.
3. On considère souvent que c’est Les Faux monnayeurs (1926), d’André Gide, qui constitue le
premier exemple de ce genre – si l’in ne prend pas en considération des essais tels que Paludes
(1895). Le roman d’Irzykowski, comme on voit par la date de sa publication (1903), est l’un des
tout premiers exemples de ce genre dans la littérature mondiale.
4. K. Irzykowski, Pałuba [La chabraque], éd. A. Budrecka; BN, S. I, Nr 240, Wrocław 1981, p. 45.
5. Ibidem., p. 45-46.
6. O. Mirbeau, Le Jardin des supplices. Paris, Fasquelle, 1899, p. 188-189.
7. Sur la tradition du jardin chinois, voir L. Sosnowski, A. I. Wójcik, Ogrody – zwierciadła kultury,
t. I: Wschód, op. cit.
8. J. Bogdanowski, Polskie ogrody ozdobne, Varsovie, 2000, p. 109 – 116.
9. W. Chambers, Dissertation sur le jardinage de l’Orient, Londres, 1772, p. vi.
10. Ibidem, p. 10.
11. Dans le comportement du héros, on peut voir la confirmation de la discussion déjà mention-
née, menée, à l’époque de la Jeune Pologne, sur les concepts de nature, environnement et la fonc-
tion sémantique du péril qui leur était attribuée. Voir: A. Klich, Pomiędzy antynomią a dopełnieniem.
(Z dziejów pojęć natura i przyroda w świadomości kulturowej Młodej Polski), in: M. Podraza Kwiat-
kowska (red.), Stulecie Młodej Polski, Cracovie 1995, p. 187-196.
12. M. Stala, Człowiek z właściwościami (W kręgu antropologicznej problematyki Młodej Polski),
[in:] M. Podraza-Kwiatkowska (red.), Stulecie Młodej Polski, op. cit., p. 135-152.
13. Ibidem, p. 137.
14. F. Nietzsche, Ainsi parla Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personne, trad. Henri Albert,
Société du Mercure de France, Paris, p. 108.
15. Voir aussi J. Simon, Philosophie des Zeichens, Berlin 1989 (traduction française indisponible)
16. Stala, op. cit., p 139.
17. Ibidem, p. 141.
18. O. Mirbeau, Le Jardin…, op. cit., p. 325.
19. Sur ce thème, voir: Ogrody – zwierciadła kultury, t. 1: Wschód, L. Sosnowski, A. I. Wójcik
(red.), Cracovie, 2004, p. 72-77.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 51
1. 1 Convergences poétiques
Encore faut-il remarquer que les deux œuvres apparaissaient au tournant
du siècle, 1900 pour l’édition définitive du roman de Mirbeau, et entre 1897-
1901 (la date est contestée4), pour la pièce de Sánchez. Elles surgissent toutes
les deux dans des milieux anarchistes et placent les domestiques au premier
plan en leur attribuant le rôle d’énonciateur principal. Ces personnages de
femmes font état de leurs réflexions au sujet du métier qu’elles exercent, avec
d’importantes convergences entre les pensées respectives de Célestine et de
Pepa et de Luisa. Dans les deux cas, l’écriture occupe une fonction
remarquable : elle permet de rétablir un équilibre brisé, dans un mouvement
qui est conçu par les servantes comme un acte de justice, plutôt que de
vengeance contre les maîtres. Si la volonté vindicative n’est pas totalement
exclue, Célestine donne au mot de vengeance un sens moins abstrait et bien
plus violent :
Ce qui est extraordinaire, c’est que ces vengeances-là n’arrivent pas plus
souvent. Quand je pense qu’une cuisinière, par exemple, tient, chaque jour, dans
ses mains, la vie de ses maîtres… une pincée d’arsenic à la place de sel… un
petit filet de strychnine au lieu de vinaigre… et ça y est !… (Journal : 285)5
Le fait d’écrire un journal, alors que l’écriture est marquée par la contrainte
(manque de lumière et de papier, manque de temps, fatigue), se présente à
nous comme un besoin d’affirmation de l’individualité de Célestine face à celle,
privilégiée, de ses maîtres. Nous voyons clairement ici la marque du « souci de
54 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
soi » qui, dans la conception foucaldienne, est un privilège qui ne serait pas
accessible aux travailleurs ou aux serviteurs. Avec son écriture de soi, Célestine
subvertit l’ordre “naturel”, qui n’aurait pas dû lui permettre de s’occuper d’elle-
même :
Pour cela, elle doit nécessairement prendre le rôle principal, qu’elle n’a pas
dans la vie et auquel l’écriture lui permet d’accéder. Outre l’analyse de soi,
l’examen minutieux de sa conscience, ses souvenirs et ses sentiments, son
objectif, par rapport aux maîtres, est celui de la description6 et de la
dénonciation, tout comme pour Pepa et Luisa, pour lesquelles exposer
l’adultère de leurs maîtresses est un « acte révolutionnaire », « una lección, un
castigo a la elástica moral de estas gentes de bien » (Puertas, p. 29). Elles
prennent ainsi une allure de justicières, qui dénoncent si souvent un ordre du
monde foncièrement injuste. D’ailleurs, la justice, c’est ce que Célestine voit
dans le vol de l’argenterie des Lanlaire :
Ah ! non… Ce qui leur arrive, c’est la justice. En les dépouillant d’une partie
de leurs biens, en donnant de l’air aux trésors enfouis, les bons voleurs ont rétabli
l’équilibre… [...] J’aurais voulu crier : « C’est bien fait… c’est bien fait ! » Et surtout
j’aurais voulu connaître ces admirables et sublimes voleurs, pour les remercier,
au nom de tous les gueux… et pour les embrasser, comme des frères… Ô bons
voleurs, chères figures de justice et de pitié, par quelle suite de sensations fortes
et savoureuses vous m’avez fait passer ! (Journal, pp. 397-398)
(Volviéndose hacia el público) ¿Han visto cosa igual? ¡Ah! Y a todo esto estará
Isidro... (Pausa.) ¿Han oído? ¿Han silbado, verdad? (Se acerca al balcón.) Sí... sí...
es el mismo Isidro. Véanlo. (Haciendo señas) ¿Qué? ¿Que vaya?... ¡No,
imposible!... No puedo... ¿Y los niños? (Se detiene un instante y volviéndose al
público.) ¡Pobre Isidro!... Si se comprometen a no decir nada les contaré que
me ha tirado un beso... así... ¿Se lo devuelvo? Sí, ¿verdad? (Volviéndose al
balcón) (Puertas, p. 22).
L’interpellation est encore plus flagrante lorsque Pepa incite les spectateurs
à « voir » Isidro et les invite à écouter ses sifflements, ainsi que les cris des
enfants. La didascalie indique clairement que Pepa doit se tourner vers les
spectateurs, et ce à deux reprises. La dernière tirade de la scène joue le rôle
d’un point final dans cette communication avec le public : « Verán ustedes »
(Puertas, p. 23).
L’appel au lecteur ou au spectateur se place au début du roman et de la
pièce de théâtre en fonction de deux critères différents. Chez Mirbeau, cet
appel permet d’établir la vérité de ce qui suit, dans le cadre d’un récit qui tient
sa valeur de la double capacité de la narratrice de tout voir et de raconter « la
vérité » avec « tout la franchise qui est en moi ». Chez Sánchez, la vérité est
garantie par la proximité du personnage avec le public, qui, dans une première
représentation, se composait d’ouvriers et de travailleurs. Cet échange construit
un cadre acceptable pour l’histoire qui se déroulera dans les scènes suivantes.
Dans le deux cas, l’appellation « déplacée » et le fait de briser le quatrième
mur ne mettent pas en question la véracité de l’histoire, mais, bien au contraire,
la renforcent. Une convergence des deux auteurs apparaît ainsi dans leur
conception de la relation art – monde, ce qui fera l’objet de notre conclusion
à cette sous-partie.
1. 2 Convergences thématiques
Nous présentons ici une série de passages qui, mis en parallèle, nous
permettent de mettre en lumière des thèmes communs à la pièce de Sánchez
et au roman de Mirbeau. Il peut paraître osé de vouloir mener une étude
comparative sur deux œuvres appartenant à deux genres différents et dont les
longueurs sont, elles aussi, différentes. Le monologue permet, cependant, dans
l’œuvre de théâtre, de saisir les impressions de Pepa et de Luisa sur leur
condition de domestiques. Le journal intime établit, lui aussi, ce même lien
direct avec le lecteur. Ce corpus permet donc de mener à bien une étude
comparative susceptible de mettre en lumière des convergences thématiques,
en dépit des différences de genre et de volume. Célestine, Pepa et Luisa ont
les mêmes revendications et les mêmes doléances concernant le métier qui
leur est commun et les attitudes de leurs maîtres respectifs. Mieux encore, elles
utilisent, à l’intérieur de chaque langue, les mêmes structures pour en rendre
58 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
compte. C’est pour quoi nous souhaitons faire ressortir des remarques sur la
vie des domestiques qui ont trait à l’utilisation des mots et du langage.
1. 2. 1 La description du métier
Les bonnes se rejoignent dans la critique d’un métier qui n’a pas de limites :
des tâches épuisantes et innombrables, des gages insuffisants, une mauvaise
nourriture, de mauvais traitements. Dans la pièce de Sánchez, ces critiques se
trouvent concentrées dans le monologue initial, tandis que, dans le Journal,
ces récriminations apparaissant tout au long du roman et concernent les
différents patrons que Célestine à connus :
[LUISA] Terrible cosa... no bien amanece, de pie y a vestir a los niños; unos
muñecos los más madrugadores y después a darles el té con leche; y más tarde
a lavar los pañales del menorcito, una monada de criatura que no hace más
que ensuciarse... y a tender las camas, y a servir la mesa, y a lavar el servicio...
y no bien han concluído todas esas tareas, vuelta con los niños ; a bañarlos,
a sacarlos a paseo, a… [...] Y como esto todos los rezongos... menos mal,
cuando la patrona no amanece de mal humor..., ¡que se sabe agarrar unas
lunas!... ¡Ay! Vale más no acordarse de ello. Y por ese trabajo, con malos ratos
y todo, me pagan, señores, cuatro pesos al mes, con comida, es claro... mejor
dicho, con sobras. (Puertas, pp. 1-22, je souligne)
Tout cela pour du mépris et pour des gages variant entre trente-cinq et quatre-
vingt-dix francs par mois… Non, c’est trop fort !… (Journal, p. 283)
Por ese trabajo, con malos ratos y todo, me pagan, señores, cuatro pesos al
mes (Puertas, p. 22)
Que Totó quiere pis, pues ya está la patrona a gritos: ¡Pepa! ¡Pepa! ¡El
servicio para el nene! Y por el estilo: ¡Pepa, calienta leche! ¡Pepa, llévalos la
puerta! ¡Pepa! ... Y Pepa arriba, y Pepa abajo... (Puertas, p. 21)
et Pepa accordent à certaines paroles utilisées par leurs patrons lors des mauvais
traitements qu’ils leur infligent, ce qui entraîne, de la part des bonnes, des
réflexions méta-discursives. Ainsi, elles considèrent impropre que des
personnes soi-disant de haut rang, au service desquelles elles se trouvent, se
laissent aller à les insulter ou à utiliser des gros mots lorsqu’elles les semoncent.
À tel point que Luisa se refuse à reproduire verbatim l’insulte qu’elle a reçue,
tandis que Célestine ne se gêne pas pour reprendre le gros mot de madame et
même à l’utiliser en modalisation autonymique, ce qui nous oblige à citer un
peu longuement :
[LUISA] El otro día me pegó una reprimenda terrible por haberme pillado
debajo de la almohada una carta de Enrique… ¡Uff!, las cosas que me dijo...
sinvergüenza; grandísima... grandísima... grandísima oveja. Y digo oveja por no
repetir la palabra que ella empleó; que fue un poquito más fuerte. ¡Conque
grandísima! ... Eso es; ¡usan un lenguaje entre casa, esas señoras decentes!
(Puertas, p. 25)
Au vrai, Madame, malgré son apparente élégance et sa très jolie figure, avait
de drôles de manières, des habitudes canailles qui me désobligeaient fort. […]
J’en avais honte pour elle… Souvent, dans ses querelles avec Monsieur, elle
s’oubliait jusqu’à crier : « Merde ! » En ces moments-là, la colère remuait, au
fond de son être mal nettoyé par un trop récent luxe, les persistantes boues
familiales, et faisait monter à ses lèvres, ainsi qu’une malpropre écume, des
mots… ah ! des mots que moi, qui ne suis pas une dame, je regrette souvent
d’avoir prononcés… Mais voilà… on ne s’imagine pas combien il y a de femmes,
avec des bouches d’anges, des yeux d’étoiles et des robes de trois mille francs,
qui, chez elles, sont grossières de langage, ordurières de gestes, et dégoûtantes
à force de vulgarité… de vraies pierreuses !… (Journal, p. 372)
Ah ! merde ! comme disait Madame… (Journal, p. 377)
et servantes lisent les unes les lettres des autres. Car Pepa et Luisa accèdent
elles aussi aux lettres de leurs maîtresses. Elles ne se gênent point pour violer
leur correspondance et font remarquer que ce serait idiot de la part des
maîtresses, en général, d’espérer les confondre sur le contenu des lettres que
les bonnes mêmes doivent remettre aux destinataires : « Pero esas tontas, mejor
dicho, esas idiotas de patronas,se piensan que nosotras tenemos unas tragaderas
así de anchas » (Puertas, p. 25). Célestine, en revanche, se lamente que, chez
les Lanlaire, cela soit impossible, car « le cabinet de toilette, les chambres, le
bureau de Monsieur, toutes les armoires, tous les placards, tous les buffets sont
fermés à clé… Qu’est-ce que je disais ?… Ah bien… merci !… Pas moyen de
lire une lettre, et de se faire des petits paquets… » (Journal, p.79).
Les lettres ainsi interceptées dévoilent l’hypocrisie des maîtres, aussi bien
par rapport à la conduite et à la moralité des domestiques qu’à la leur. S’ils
exigent des servantes qu’elles soient irréprochables, ils sont loin de s’appliquer
à eux-mêmes ce principe, puisque comme l’explique Célestine, « il est même
inconcevable, quand on veut donner des leçons de morale aux autres et qu’on
exige la continence de ses domestiques, qu’on ne dissimule pas mieux les traces
de ses manies amoureuses… » (Journal, p. 121).
Célestine, Pepa et Luisa reprennent les mots utilisés par leurs patronnes lors
des réprimandes qu’elles ont subies pour signaler leurs « bosses morales », ce
qui atteint une formulation parodique de la part de Célestine. Il en va de même
pour rappeler le manque de moralité des maîtresses, « ces petites saintes
dames », comme le dit ironiquement Luisa :
Devant ces visages, sur qui les pâtes, les eaux de toilette, les poudres n’ont
pu effacer les meurtrissures de la nuit, je hausse les épaules… Et ce qu’ils me
font suer, le lendemain, ces honnêtes gens, avec leurs airs dignes, leurs manières
vertueuses, leur mépris pour les filles qui fautent, et leurs recommandations sur
la conduite et sur la morale :
— Célestine, vous regardez trop les hommes… Célestine, ça n’est pas
convenable de causer, dans les coins, avec le valet de chambre… Célestine, ma
maison n’est pas un mauvais lieu… Tant que vous serez à mon service et dans
ma maison, je ne souffrirai pas…
Et patati… et patata !… (Journal, p. 122)
1. 2. 4 Fausses apparences
L’hypocrisie s’appuie naturellement sur des fausses apparences. C’est pour
quoi ce thème occupe une place de choix dans ce deux textes, révélateurs de
62 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
la face cachée des conduites bourgeoises par rapport aux valeurs qu’ils aiment
afficher. L’une des questions relevées, c’est la mauvaise gestion de l’argent,
voire la pauvreté des maîtres, qui maintiennent leur train de vie à force de ne
pas payer les fournisseurs, ce qui retombe sur les servantes qui doivent traiter
avec eux11 :
Des fois, il n’y a pas un sou, dans toute la maison. Alors Madame va, vient,
court, repart et rentre, nerveuse, exténuée, des gros mots plein la bouche.
Monsieur, lui, ne quitte pas le téléphone… Il crie, menace, supplie, fait le diable
dans l’appareil… Et les huissiers !… Souvent, il est arrivé que le maître d’hôtel
fût obligé de donner de sa poche des acomptes à des fournisseurs furieux, qui
ne voulaient plus rien livrer. Un jour de réception, on leur coupa l’électricité et
le gaz… [explication que l’on donne à Célestine, à l’office, lors de son arrivée
chez les Tarves, Journal , p. 254]
Madame de Tarves avait des œuvres, elle aussi ; elle aussi présidait des
comités religieux, des sociétés de bienfaisance, organisait des ventes de charité.
C’est-à-dire qu’elle n’était jamais chez elle ; et la maison allait comme elle
pouvait… Très souvent, Madame rentrait en retard, venant le diable sait d’où,
par exemple, ses dessous défaits, le corps tout imprégné d’une odeur qui n’était
pas la sienne. Ah ! je les connaissais, ces rentrées-là ; elles m’avaient tout de suite
appris le genre d’œuvres auxquelles se livrait Madame, et qu’il se passait de
drôles de mic-macs dans ses comités… (Journal , 257-258, je souligne)
Ces réflexions sur les fausses apparences des riches, qui cachent leur
manque de moralité, font ressortir deux éléments. En premier lieu, les tares
des maîtres sont abondantes, mais l’absence de repères moraux s’exprime plus
particulièrement dans le domaine de la sexualité (vices, adultère, pratiques
considérées comme antinaturelles). Dans le Journal ce motif est largement
répandu, ce qui répond, sans doute, au fait qu’il est, aussi, un roman osé, ce
qui ne diminue en rien sa visée critique : mais pour critiquer il faut décrire,
comme nous l’a appris, déjà au XIVe siècle el Libro de Buen Amor12. Dans
l’œuvre de Sánchez, la référence sexuelle est bien moins explicite, mais, tout
en étant sous-entendue, elle permet d’octroyer une certaine supériorité aux
servantes. Ce dernier point doit être souligné, car il nous permet de nous
interroger sur une éventuelle correspondance entre la conduite des maîtres et
celle de leurs serviteurs. Pour Célestine, cette prédisposition « au vice » se
répand des maîtres vers les domestiques, lesquels n’ont cependant pas les
« moyens pour le satisfaire », ni « l’excuse de la richesse » pour se s’y livrer
(Journal, p.77). Dans Puertas adentro, en revanche, les domestiques ont leur
propre morale, qui n’est autre que l’amour libre anarchiste13 :
1. 2. 5 Confrontations et empathie
La cohabitation entre les bonnes et leurs patrons est à tel point conflictuelle
qu’elle se manifeste fréquemment sous la forme de dialogues violents. Cela
marque une rupture avec l’une des vertus essentielles d’une bonne servante,
qui doit n’être « pas du tout répondeuse… », comme l’explique une bonne
lors d’un entretien d’embauche au bureau de placement (Journal, p. 326).
Pourtant, Célestine et Luisa ne se privent nullement de donner des réponses
hautaines :
… ¡Es claro, yo le contesté que era muy libre y muy dueña de hacer mi santa
voluntad, mientras no la ofendieran… y ella, se enfureció y siguió diciéndome
cosas, unas cosas!, ¿y yo qué había de callarme?, le dije que más sinvergüenza
y más grandísima… eso… era su hermana que se pasaba las noches con el novio
en el balcón haciendo porquerías y… en fin, que casi me echa a la calle por la
moralidad de su hogar. (Puertas, p. 25-26)
Nous en arrivâmes à nous quereller, ainsi que des harengères, nous jetant nos
huit jours à la tête comme de vieux torchons sales…
— Pour quoi prenez-vous donc ma maison ? criait-elle… Êtes-vous donc chez
une fille, ici ?…
Non, mais ce toupet !… Je répondais :
— Ah ! elle est propre, votre maison… vous pouvez vous en vanter… Et
vous ?… parlons-en… ah ! parlons-en !… vous êtes propre aussi… Et Monsieur
donc ?… Oh ! là là !… Avec ça qu’on ne vous connaît pas dans le quartier… et
dans Paris… Mais ça n’est qu’un cri, partout… Votre maison ?… Un bordel…
Et, encore, il y a des bordels qui sont moins sales que votre maison…
C’est ainsi que ces querelles allaient jusqu’aux pires insultes, jusqu’aux plus
ignobles menaces ; elles descendaient jusqu’au vocabulaire des filles publiques
et des maisons centrales… Et puis, tout à coup cela s’apaisait… (Journal :p. 268)
1. 3 Convergences idéologiques
Cette situation complexe résulte des convergences idéologiques manifestes
entre les deux œuvres et les deux auteurs. Mirbeau et Sánchez se réclamaient,
en effet, de l’anarchisme au moment de la parution du Journal et de Puertas
adentro. Toutes les deux ont paru dans des milieux proches de la sensibilité
libertaire, tels que La Revue blanche, pour le Journal, ou le CIES de
Montevideo, pour la pièce de Sánchez.
La biographie de Florencio Sánchez présente de nombreuses similitudes
avec celle de Mirbeau. Jeune promesse du journalisme, il se bat à côté du
« Parti national » pendant la guerre civile de 1897, qui oppose le caudillo
Aparicio Saravia au gouvernement du parti Colorado. Seulement quatre années
plus tard, en 1901, l’organe de presse du parti Colorado annonçait que
Sánchez, autrefois « enfant gâté des journaux du parti », s’était ouvertement
engagé dans la défense de la cause anarchiste (Vidal, p. 69). L’activité politique
de Florencio Sánchez se développe naturellement dans le domaine de la
production écrite : tout comme il avait animé et rédigé la feuille volante El
combate, qui circulait dans les tranchées pendant la guerre civile, il dirige des
journaux, propose des pièces de théâtre, des dialogues et des discours dans
les milieux anarchistes de Montevideo, Rosario (Argentine) et Buenos Aires.
Or, quelques années plus tard, il s’éloigne de cet entourage pour se
professionnaliser en tant que dramaturge. De cette époque datent ses premiers
succès, notamment, sa pièce M’hijo el dotor, qui est acclamée par le public en
1903. Le Président de la République et père de l’Uruguay moderne, José Batlle
y Ordoñez, lui accorde un appui institutionnel qui lui a été décisif. Sánchez
devient alors la gloire dramatique de la nation. Il en mourra paradoxalement
66 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
certes pas connu le succès de la pièce de Mirbeau Les affaires sont les affaires,
mais l’intérêt qu’elle a suscité dans les cercles anarchistes est mis en évidence
par la rapidité avec laquelle elle traversa l’océan : elle a été traduite et diffusée
au Rio de la Plata quasiment au moment même où la pièce est censurée en
France. Le rôle de Sánchez, dramaturge, traducteur, médiateur culturel, dans
cette quasi simultanéité, n’en est que plus remarquable.
D’après Dardo Cúneo, il est fort probable que la traduction n’a pas été faite
dans le but de mettre la pièce en scène. Mais ce détail ne nous semble pas
devoir être retenu, car, comme le signale Pablo Ansolabehere, dans le contexte
du circuit culturel anarchiste, il était commun de publier les pièces de théâtre
avant ou après leur mise en scène, et même sans que la mise en scène ait eu
lieu (p. 65). Et cela était dû, très probablement, à une visée pédagogique
associée au refus du théâtre en tant que moyen d’évasion ou de diversion. Ce
détail élargit l’espace de circulation de la traduction car les lecteurs d’El Sol
n’appartenaient pas nécessairement au même cercle que les spectateurs du
théâtre anarchiste. À cela s’ajoute le fait que la traduction a connu une seconde
édition, toujours par les soins de Ghiraldo, en novembre 1913, dans
l’hebdomadaire Ideas y Figuras. Revista Semanal de Crítica y Arte.
En France, comme on l’a vu, la pièce de Marsolleau a dû faire face à la
censure, ce qui ne laissa pas indifférent Mirbeau, qui, le 22 juillet de la même
année, a publié dans Le Journal un dialogue avec une vieille dame présentée
comme la Censure, « Dans la sente ». Il l’accuse expressément de supprimer
la « très belle pièce » de Marsolleau (Gens de théâtre, p. 230). Les dates
deviennent ainsi révélatrices : la pièce aurait dû être jouée à Paris le 9 juin ; le
22 juillet Mirbeau s’insurge contre l’interdiction imposée par la censure, et, le
16 octobre, c’est-à-dire seulement trois mois plus tard, la traduction de la pièce
par Florencio Sánchez est publiée à Buenos Aires. Fait remarquable pour
l’histoire littéraire, un célèbre poète et voyageur latino-américain, a eu
l’occasion, entre-temps, de voir une représentation de la pièce dans un espace
“alternatif ” et d’en faire la chronique pour les lecteurs de langue espagnole :
il s’agit de Ruben Darío.
Le 6 septembre 1900 le poète nicaraguayen publie une chronique dans La
Nación26 de Buenos Aires, sous le titre « Mais quelqu’un troubla la fête ».
Comme le fait remarquer Claire Pailler, cet article a suscité un grand intérêt
dans le public argentin et latino-américain27. Dans sa chronique, Darío rend
compte de deux représentations théâtrales à Paris, auxquelles il s’est rendu et
qu’il se fait le plaisir de raconter en détail, tout en établissant un parallèle entre
les deux28. Laurent Tailhade, polémiste libertaire, l’a en effet invité à une « fête
anarchiste29 », le 9 juin 1900. Darío y rencontre Mirbeau, qui était alors l’un
des acteurs de sa pièce L’Épidémie30, à la Maison du peuple de Montmartre31.
Mirbeau y honorait la tradition du théâtre social et anarchiste en jouant dans
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 71
fête dans la traduction de Sánchez, était un ami très proche de Ruben Darío34.
Encore un lien qui met en évidence les échanges culturels fréquents entre le
milieu auquel appartenait Mirbeau, à Paris, et celui de Florencio Sánchez, au
Río de la Plata.
Un autre lien qui se tisse c’est la similitude des soirées politiques anarchistes
françaises et uruguayennes, qui intégraient des manifestations artistiques, ce
que nous parle d’une conception élargie du fait politique, et, par conséquent
de l’importance qui prenaient les artistes anarchisantes dans ces milieux. En
effet, en regardant le programme35 ci-dessous, l’on retrouve une organisation
très semblable à celle que Darío décrit dans la Maison du peuple de
Montmartre : chant des hymnes (« La Marseillaise », « Primo maggio »), mise
en scène d’une pièce théâtrale, déclamation de poèmes, conférence d’un
orateur. Ce programme du CIES de Montevideo, où Sánchez présenta Puertas
Adentro en 1901, correspond à la célébration du premier mai de la même
année. Tout comme Mirbeau, le dramaturge uruguayen y est présent en tant
qu’acteur et en tant qu’auteur : toujours sous le pseudonyme de Luciano Stein,
il est le « giovane signor », le jeune homme, de la pièce Primo maggio de Pietro
Gori et le créateur du monologue Pilletes (« Galopins »).
Pour fermer ce cercle de parallèles et d’influences, un autre élément fait
son apparition : la pièce de Mirbeau Les Mauvais bergers aurait été présentée
en Montevideo, dans le cadre d’une soirée anarchiste pour le premier mai
1904, seulement six années après sa première en France. C’est ce que nous
avons découvert dans un appel des ouvriers boulangers à participer du cortège
: sur la fin de son tract ils invitent à se
rendre à une conférence au Centro
Internacional de Estudios Sociales et
d’aller après au théâtre San Felipe36 pour
y assister à une représentation de Los
Malos pastores37, qui se fait au profit des «
martyrisés d’Alcalá del Valle », un village
espagnol où des ouvriers avaient été très
sévèrement réprimés par la police lors
d’une grève en 1903. Voici la preuve de
cette circulation internationale des idées
anarchisantes qui eut Mirbeau et Sánchez
comme protagonistes et qui ne s’épuisait
pas dans la relation France – Uruguay,
comme le montre très bien l’action en
solidarité avec des ouvriers espagnols.
3. L’enjeu politique dans la
représentation des « bobonnes »
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 73
D’un point de vue littéraire, le grand apport que nous pouvons remarquer,
aussi bien dans le Journal que dans Puertas adentro, est que les employées
domestiques y deviennent l’énonciateur principal. Elles peuvent ainsi
s’exprimer sans avoir à passer par le filtre du narrateur ou à contrecarrer la voix
du maître sur la scène. D’un point de vue sociologique, le personnage de la
servante est d’une grande complexité et réunit toute une série de conditions
subalternes : elle est femme, elle est pauvre, elle est au service d’autrui. À la
différence des ouvriers, elle n’a pratiquement pas accès à l’organisation
syndicale ni à la formation politique. Étant socialement isolée par son métier,
elle n’a aucune possibilité d’agir dans la vie politique. Bien que, en ce début
de siècle, le service domestique soit vu comme appartenant au passé par
certains penseurs qui oublient son existence, il continue de jouer un rôle dans
le fonctionnement de la société. Sánchez et Mirbeau font de servantes des
porte-parole efficaces : elles offrent un espace privilégié pour exercer la critique
sociale, elles voient ce qui se cache et elles en parlent. Et, dans les deux
œuvres, elles agissent et font basculer le jeu du pouvoir. Les épilogues respectifs
du Journal et de Puertas adentro ne constituent certes pas un renversement de
l’ordre social : Célestine devient patronne à son tour ; Pepa et Luisa savent
qu’elles se feront renvoyer après l’échange des lettres, mais les œuvres de
Mirbeau et de Sánchez s’accordent pour leur donner une place originale,
ouvrant ainsi un nouvel espace dans ce que Jacques Rancière a appelé le
partage du sensible.
Ce concept de partage nous permet aussi de penser les aspects politiques
des comportements des subalternes, dans le contexte qui a entouré la parution
du roman et de la pièce qui nous occupent, et des entrecroisements qui ont
lieu entre la visibilité publique et la visibilité littéraire. Un article du Père
Peinard, à propos d’un rassemblement de domestiques à Londres, est explicite
sur les conditions de travail trop dures, les petites vengeances de tous les jours
et la nécessité d’en finir avec cette exploitation :
En voilà des gonzesses qui ne sont pas favorisées, nom de dieu ; ce qu’elles
ont raison de faire danser l’anse du panier et de cracher dans la soupe des maîtres
pour se venger de tous les affronts qu’il leur faut endurer. Elles en ont des
sangsues sur le dos ; d’abord les placeurs, qui ne se privent pas de les exploiter.
Ensuite, c’est aux maîtres qu’elles ont à faire : et elles en voient des dures, il leur
faut subir tous leurs caprices. Et, mille bombes, qu’ils se servent eux-mêmes, ces
salops de richards ! Ah, tonnerre, j’aurais bien voulu m’y trouver avec ces
copines, pour gueuler avec elles contre les patrons.38
Bibliographie
* Ansolabehere, Pablo, Literatura y anarquismo en Argentina Buenos Aires, Beatriz
Viterbo, 2011.
*Darío, Ruben; Peregrinaciones Paris – México, Librería de la viuda de Ch. Bouret,
1910.
* Detoca, Anastasia, Florencio Sánchez, estética e ideología, Montevideo, CEHU, 2003.
* Dubatti, Jorge, « Florencio Sánchez y la introducción del teatro moderno en el drama
rioplatense », in El teatro sabe. Relaciones entre escena / conocimiento en once ensayos
de teatro comparado, Buenos Aires, Atuel, 2005, pp. 13-69.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 75
NOTES
1. Ce dernier l’exprime clairement : « [...] su obra, o la existencia de su obra, no puede enten-
derse sin la presencia decisiva del circuito cultural anarquista y, específicamente, de su teatro. De
hecho Sánchez se inicia en la actividad teatral incitado por su participación en el Círculo Interna-
cional, primero como actor y luego como autor. Su formación drámatica, así como sus primeros
pasos en el teatro son posibles sólo gracias a ese espacio formidable de experimentación donde,
sin pergaminos ni padrinos puede iniciarse como dramaturgo, debido a un sistema que propicia
la participación en cualquier rubro y brinda – más allá de su calidad – un grupo de actores, un
escenario y un público. Y, por otro lado, su pertenencia al movimiento libertario seguramente le
facilita el acceso a una biblioteca en la que figuraban como actores predilectos varios de los dra-
maturgos que la crítica señala como referentes principales de Florencio Sánchez […] » (Ansolabe-
here, p. 68).
2. La comédie nationale uruguayenne l’a mis en scène à deux reprises, le 16 novembre 1972
et pendant l’été de 1975, dans une mise en scène de Denis Molina (http://comedianacional.mon-
tevideo.gub.uy/institucional/listado-de-titulos-estrenados/1971-1980).
76 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
3 L’auteur n’inclura pas cette pièce dans la liste de ses œuvres, qu’il dressera pour un journal
en 1907. Il n’inclura pas non plusLadrones (Vidal, p 19)
4 D. Vidal propose comme première date de mise en scène le 14 avril 1901, une seconde
représentation aurait eu lieu le 20 du même mois (Vidal, p. 134). Si, dans son livre, Pascual Muñoz
ne donnait pas une date précise pour cette pièce (il signalait toutefois que c’était après 1900), il
soutient maintenant la datation proposée par D. Vidal. Nous accompagnons cette prise de posi-
tion, qui nous a été communiquée par l’auteur en un échange personnel en février 2015.
5. Toutes les citations du Journal renvoient à l’édition du Journal d’une femme de chambre,
Paris, Grands textes classiques, 1994. Celles de la pièce renvoient à : Sánchez, Florencio, “Puertas
adentro” [1898-1900], in Teatro completo (Martínez Cuitiño, Vicente, Buenos-Aires, El Ateneo,
1951, pp. 19-29). La pièce n’a pas été traduite en français.
6 Nous retrouvons, dans les exercices spirituels de Marc Aurèle, décrits et analysés par Foucault,
celui de la « description à fin de disqualification », qui « consiste à se donner, avec le plus d’exac-
titude possible et le plus de détails, une représentation qui doit avoir pour rôle de réduire la chose
telle qu’elle se présente, de la réduire par rapport aux apparences dont elle s’entoure, aux orne-
ments qui l’accompagnent et aux effets de séduction ou de peur qu’elle peut induire » (Foucault,
p. 293). Il n’est pas inutile d’ajouter que, dans l’exemple que donne Foucault, on doit s’imaginer
un homme puissant « quand il mange, quand il dort, quand il s’accouple, quand il va à la selle »
(ibidem), toutes situations que Célestine n’a pas besoin d’imaginer, car elle les voit, et qu’il lui
suffit d’énoncer. L’énonciation de ces descriptions, comme d’autres qui sont aussi mentionnées
par Foucault, est une partie inhérente au souci de soi dans l’éthique stoïcienne pratiquée par
Marc Aurèle. Ces exercices spirituels, consistant à « laisser se dérouler le fil et le flux des représen-
tations […] sur lequel on va exercer un travail d’analyse, de définition et de description » (281-
282), pourraient avoir survécu (malgré l’irruption de la méthode intellectuelle cartésienne) jusqu’à
aujourd’hui) : « Vous les trouverez au XVIIe siècle ; [il faudrait voir] si on les retrouve au XXe » (p.
281).
7 C’est d’ailleurs une idée que Gabriel Saad soutient pour l’écriture comme technique que
tout enfant doit s’approprier : « ce passage à l’écriture […] dépossède les adultes d’un monopole
du savoir […] et permet à l’enfant de s’emparer des formes qui ne lui appartiennent pas. […] Prou-
dhon aurait bien pu répondre «l’écriture, c’est le vol !» » (« Œdipe avec et sans complexe : la
lettre, la castration et la mort », in Littérature et Pathologie (Max Milner compilateur), Saint Denis,
Presses Universitaires de Vincennes, 1989, pp. 265-289 - 268-269).
8 Littéralement en français, « Voleurs ! ». Cf. Vidal, p. 77 et 233-240 pour la transcription de la
pièce.
9 Ce qui rapproche ces œuvres d’autres, de moindre qualité, appartenant à la tradition de la
littérature galante au dix-huitième siècle, comme ces Mémoires d’une femme de chambre d’un
auteur inconnu, publiés en 1786. Nous avons eu accès à deux éditions, l’une datant de 1786 à
la Bibliothèque nationale de France, et l’autre de 1788, digitalisée sur Google Books. Dans la
deuxième s’ajoute au titre « L’indiscrète » et l’on trouve un « avis de l’éditeur », qui affirme l’au-
thenticité des mémoires, qui feraient partie d’un « procès pour cause d’adultère » en Angleterre.
Toutes deux se présentent comme des traductions de l’anglais publiées à Londres, ce qu’expli-
querait l’absence du nom de la maison d’édition. Il s’agit en fait d’une série d’aventures érotiques,
dont la femme de chambre n’est que la spectatrice cachée. Le recours au personnage du domes-
tique est, dans ce cas, purement fonctionnel : elle épie ses maîtresses et change de maison assez
souvent pour avoir toujours de nouvelles histoires à raconter.
10 Il faudrait voir ici une locution où l’utilisation de la deuxième personne est emphatique
plutôt qu’une interpellation du lecteur.
11 Il s’agit d’un thème cher à Sánchez, qui dédiera tout un dialogue aux maîtres affamés, mais
qui conservent l’apparence du luxe: Las señoras de P y de X est paru dans le journal El sol, le 1er
octobre 1900 (cf. Sánchez, Florencio, Prosa Urgente (sélection et notes de Daniel Vidal), Monte-
video, Biblioteca Artigas, 2011, pp. 207-209).
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 77
18 « [En 1880, año de del fin de la internacional jurasiana] Kropotkine se había trasladado a
París y junto con Réclus publica “La Révolte”, transformando la ciudad luz en un punto de referen-
cia de muchos anarquistas en el mundo. Pedro Bonard, ex-comunard, radicado en Montevideo
junto con su hermano Jorge, será el encargado de las relaciones con París; él recibirá diferentes
periódicos, “El Hambriento” de Marsella, y “La République anticléricale”, y se encargará de orga-
nizar las suscripciones. » (López d’Alessandro, p. 45)
19 À Montevideo comme à Buenos Aires, l’influence anarchiste fut décisive dans la création
des premières centrales syndicales : la Fédération ouvrière régionale argentine (FORA), en 1901,
et la Fédération ouvrière régionale uruguayenne (FORU), en 1905. On remarque toutefois l’exis-
tence des mouvements d’aide mutuelle et des « sociétés de résistance » de tendance anarchiste
au Rio de la Plata depuis 1875.
20 Il est à remarquer l’importance que ces nouveaux arrivés ont prise dans le développement
de l’activité politique locale. Pour ce qui est de Piette, « en 1889, la diffusion d’un manifeste
publié en soutien à la grève des maçons et charpentiers lui valut d’être détenu avec deux autres
compagnons jusqu’en août 1890 ; c’est le premier coup de force contre les anarchistes dans ce
pays » (Enckell, Marianne, « Notice biographique », in Le Maitron, Dictionnaire biographique du
mouvement ouvrier et social, Version en ligne, consultée le 21 avril 2015 : http://maitron-en-
ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article155494.
21 Mirbeau, Octave, « Préface », in La Société mourante et l’anarchie Paris, Tops H Trinquier,
2007, p. XI.
22 Nous croyons que le style du Père Peinard, peut être rapproché de celui de Célestine. Ce
qui est d’ailleurs souligné par le choix de mots de Mirbeau, qui décrit l’un comme « d’une saveur
rude », tandis que celui de Célestine aurait « une saveur particulière, […] la grâce un peu corro-
sive » (avertissement en début du roman). Sur les origines de cette manière de dire, qui n’allait
pas de soi, Émile Pouget étant un fils de la petite bourgeoisie éduquée, l’on apprend qu’il était «
emprunté (en y ajoutant un emploi systématique de l’argot parisien) au Père Duchesne de l’ultra-
montagnard Jacques Hebert et de son successeur homonyme de 1871, dirigé par Jules Vermersch »
(Père Peinard, préface, p. 8).
23 Axel Barenboim, chercheur dans le domaine des mouvements sociaux transnationaux, pré-
pare une thèse sur Anarchisme et mondialisation à la fin du XIXe siècle, dont il a présenté une
partie aux Doctoriales du Sophiapol, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense, le 15 avril
2015. L’internationalisme anarchiste rejetait l’État-Nation comme espace naturellement pertinent
de l’action politique et, par conséquent, se donnait la mission de s’organiser à l’échelle mondiale.
Tâche qui peut sembler extraordinaire, si l’on considère quelles étaient les conditions objectives
et la pénurie de moyens pour la mise en place d’un réseau qui, cependant, put exister de façon
plus ou moins formelle, officielle et permanente. C’est ainsi que nous ne concevons pas le mou-
vement anarchiste au Rio de la Plata, où Florencio Sánchez aura une place remarquée pendant
quelques années, comme un reflet ou une continuation de ce qui se passait au même moment
en Europe, notamment en France, en Espagne ou en Italie, la logique des rapports entre les
groupes libertaires ayant pour but d’éviter les hiérarchies et les autoritarismes. Cette logique, qui
n’est pas celle du centre vs périphérie, mais bien plus celle de l’interaction et de l’échange, peut
et doit être aussi proposée pour l’ensemble du monde intellectuel et culturel qui entoura le mou-
vement anarchiste fin-de-siècle.
24 Cf. Dubatti, 2005. « Los que atribuyen a Sánchez “incultura” o mera “intuición” se equivocan
totalmente. Baste mencionar que Sánchez tradujo del francés (idioma que manejaba bien, como
el italiano) la pieza teatral Mais quelqu’un troubla la fête... (Pero alguien desbarató la fiesta...) de
J. Marsolleau. Su versión fue publicada, sin firma, en dos números de El Sol. Semanario de Arte y
de Crítica (97 y 98, del 16 y 24 de octubre de 1900) y más tarde reeditada por Alberto Ghiraldo
en Ideas y Figuras. Revista Semanal de Crítica y Arte (año V, nº 100, 21 de noviembre de 1913).
Dardo Cúneo la recogió, con dos pequeñas omisiones, en su edición del Teatro completo de Flo-
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 79
rencio Sánchez (Buenos Aires, Editorial Claridad, 1941). Con su poética dramática, Sánchez se
constituye en uno de los intermediarios fundamentales del teatro europeo en el Río de la Plata »
(:24-25).
25 S’agit-il du sénateur Réné Béranger, surnommé “le Père la pudeur” à cause des innombra-
bles épisodes de censure à l’origine desquels il a été ? Ou plutôt d’Henri Roujon, ancien anar-
chiste et proche de Mirbeau, qui était entré au service de la censure de l’État ? Dans son article
sur cet épisode, « Dans la sente » (Le Journal, 22 juillet 1900), Mirbeau semble convaincu de la
responsabilité de ce dernier et il ne manque pas de la signaler.
26 Ruben Darío arrive à Paris au printemps 1900, il y avait fait un bref séjour sept ans aupara-
vant. Le journal La Nación de Buenos Aires, pour lequel il avait travaillé pendant six ans en Argen-
tine et quelque deux ans à Madrid, le dépêche à Paris, où doit se tenir la grande Exposition
universelle. Il y reste, avec quelques interruptions, assez longues parfois, jusqu’à 1914. Pendant
ce séjour, il se lie d’amitié avec des artistes et des écrivains français et prend part à la vie culturelle
parisienne. Entre septembre et décembre 1898, il publiera au moins un article dans La Revue
Blanche (Vol. XVII, p. 315). La chronique dont nous parlons ici n’a été que partiellement traduite
par Pierre Michel (voir note 31) ; mais l’écrivain y tenait, car il a voulu la republier dans un volume
paru en 1910, en France et au Mexique sous le titre Peregrinaciones. Sur les chroniques de Darío
dans La Nation, journal qui a eu une place remarquable dans la culture du Río de la Plata
(publiant, entre autres, des romans de Zola), voir Zanetti, Susana (ed.) Ruben Darío en “La Nación”
de Buenos Aires, Buenos Aires, Eudeba, 2004.
27 « El tema era de particular interés para el público bonaerense, dada la actualidad y amplitud
de la cuestión anarquista en Argentina » (Pailler, Claire, « Rubén Darío en París : primeros encuen-
tros », in: Centroamericana , n° 16, 2009, pp. 69-87, 78.
28 Si la pièce de Marsolleau est clairement symboliste, tandis que celle de Mirbeau présente
une circonstance plus ou moins plausible (au-delà de la farce et du grotesque qui la caractérisent),
toutes deux rappellent la structure du Masque de la mort rouge, d’Edgar Alan Poe (1842), que
Baudelaire avait donné à connaître au public français dans sa traduction (Nouvelles histoires extra-
ordinaires, 1857). Les trois œuvres présentent un huis clos où les puissants se cachent pour diriger
le monde et se soustraire à des possibles conséquences. Chez Mirbeau, quand celles-ci arrivent
et qu’ils se sentent atteints par la contagion de la maladie, les membres du conseil municipal
réussissent, au moins pour l’instant, à s’en défendre. Chez Marsolleau, après avoir réussi à détour-
ner les intentions du pauvre et de l’ouvrier, ce sera finalement la figure d’un inconnu « qui trou-
blera la fête ».
29 Tailhade était assez connu du public argentin pour que Darío n’ait pas eu à le présenter. À
tel point qu’il ouvre sa chronique en se servant à son propos d’une formule bien précise : « el del
bello gesto » (celui du beau geste). C’était ainsi que Tailhade avait évoqué l’attentat anarchiste à
la bombe de Vaillant dans la chambre de députés en décembre de 1893. Darío lui avait consacré
un portrait paru dans La Nación le 4 juin 1894, qui devient par la suite un chapitre dans son livre
Los raros (1896).
30 La même pièce sera représentée à Buenos Aires seulement quatre plus tard, en 1904 (Lema-
rié et Michel, p. 347).
31 Voir l’article de Pierre Michel, « Rubén Darío, Tailhade et L’Épidémie », Cahiers Octave Mir-
beau, n° 12, 2005, pp. 291-300.
32 « Mas la representación, con actores ocasionales, entre ellos el mismo Mirbeau, fue de muy
relativo mérito. El público aplaudía porque era la pieza de Mirbeau y porque Mirbeau estaba en
las tablas. L’Epidémie es más bien un diálogo que una pieza teatral; en ella no hay más que una
sucesión de frases contra la burguesía y sobre todo contra la autoridad. Se demuestra, como en
una lección sobre objetos, que el pueblo, el pobre pueblo, es la constante víctima de las clases
favorecidas de la fortuna, lo cual no es propiamente una novedad » (p.141).
33 « Como en la de Mirbeau, un largo diálogo, sin intriga, sin complicación » (p. 46).
80 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Le film est signalé dans la plupart des répertoires et sites spécialisés. Sorti le
4 mars 1916, il est long de 1 310 mètres, ce qui équivaut à une durée de 47
minutes environ. C’est un producteur très actif à l’époque, A. C. Khokhlovkine,
qui confie à Mikhaïl Martov à la fois l’écriture du scénario et sa mise en scène.
Elena Smirnova, à l’affiche de plusieurs films depuis 1913, et qu’on dit
talentueuse, incarne Célestine. Le chef opérateur est S. Karassik dont on
retrouve le nom dans d’autres productions.
Une copie de ce film était en principe conservée aux « Archives
cinématographiques tchèques » de Prague, mais il semble qu’elle n’y soit plus.
Pour tenter d’en trouver une autre, en Russie éventuellement, et pour, le cas
échéant, en organiser une projection en France, la Société Octave Mirbeau
mène l’enquête avec toute la puissance d’investigation et de conviction qu’on
lui connaît2.
En attendant l’éventuel succès de cette opération, un recueil de comptes
rendus portant sur les films russes sortis de 1908 à 1919 permet de se faire une
idée de la réception du film de Martov en Russie, et, très partiellement, de sa
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 83
Honnête province ! Elle a compris plus tôt que la capitale que, sous l’habit
du cinématographe, venait à elle, non un ennemi débauché, mais un ami artiste
qui l’ouvrait, non pas au monde de la trivialité, mais à celui de la beauté.
Effrayée, elle bondit et alluma la lumière : tout son visage était baigné du sang
qui jaillissait de la bouche de Georges. Au bout de quelques instants il mourut
dans ses bras.
des domestiques et celui des maîtres. Certes, Madame Lanlaire « n’est pas
habillée comme à Paris [et] ignore les grandes couturières » (p. 391), mais elle
reste, malgré tout, celle qui commande à ses gens. Comment traduire une telle
différence ? La solution apportée par le cinéaste ne manque pas d’ingéniosité :
il a décidé d’attribuer les rôles de Monsieur et Madame Lanlaire à des
comédiens connus surtout au théâtre. En effet, en dépit de quelques
apparitions chez Audiard, Amalric ou Nacache/Tolédano, Clotilde Monnet est
d’abord reconnue pour ses prestations sur les planches ; quant à Hervé Pierre,
il a beau avoir multiplié les petits rôles devant la caméra, il est, avant tout,
pensionnaire de la Comédie-Française. Sans doute tous deux sont-ils habitués
à la caméra, mais ils restent marqués par leurs années passées sur scène. Il suffit
d’observer leur façon de jouer.
Dans un ouvrage essentiel sur les acteurs, Le Magique et le vrai7, Christian
Viviani distingue trois types de gestuelles : gestuelle du crédible, gestuelle du
théâtral, gestuelle de l’ornemental. Or, Clotilde Monnet et plus encore Hervé
Pierre ou, pour élargir, Patrick d’Assumçao (le Capitaine Mauger) privilégient,
sinon l’ornemental, le théâtral. Chacun à son façon, ils semblent être en
représentation. Attention, nous ne méjugeons pas leur indéniable talent dans
le film. Au contraire, par leur façon de bouger, de parler ou de se tenir, ils
respectent l’esprit du texte mirbellien : ils montrent « le théâtre du “beau
monde”8 » ; ils rendent visibles les grimaces, les masques sournois de la
respectabilité. En les regardant, les spectateurs comprennent l’hypocrisie –
l’hypocrite (ὑποκριτής/hupocritès) n’est-il pas, étymologiquement, un acteur de
théâtre ? – de la société bourgeoise. Ils prennent la mesure de sa fausseté, de
sa « comédie éternelle » (p. 553)
Bien différente est la situation de Vincent Lindon et Léa Seydoux. Biner la
terre, étendre le linge, porter une valise, servir un plat, récurer un pot de
chambre… : leurs gestes cherchent à être crédibles, à rendre compte d’une
humanité réduite à sa fonction domestique. Habitué à incarner des hommes
du peuple (maître nageur, maçon, surveillant de magasin…) comme les
importants (Premier ministre chez Alain Cavalier), Vincent Lindon correspond
peu ou prou au portrait physique et moral de Joseph. Comme lui, il est taiseux
(« son silence me trouble », écrit Célestine), d’une étonnante souplesse, « bien
qu’il ne soit plus jeune » (p. 398), mélange à la fois de supériorité et de rusticité,
de mystère et de force. Une phrase, jetée à Célestine alors qu’elle vient de
fouiller la chambre du jardinier-cocher, résume à elle seule la complexité du
personnage et de son interprète : « Tu es bien avancée, petite maladroite,
d’avoir été si curieuse… Ah !... tu peux regarder encore, tu peux fouiller dans
mon linge, dans mes malles et dans mon âme… tu ne sauras jamais rien [c’est
nous qui soulignons] !... » (p. 591). Quant à Léa Seydoux, partagée entre des
familles de sang (les Schlumberger et les Seydoux), qui la placent d’emblée
92 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
dans le camp des puissances financières, et une famille artistique qui lui offre
des rôles à mille lieues de sa condition sociale (par exemple, celui d’une
prolétaire dans Grand central, de Rebecca Zlotowski, ou celui de la lectrice de
la reine, dans Les Adieux à la reine, de Benoît Jacquot), elle fait de Célestine
une créature moderne, sensuelle et ambitieuse. Elle lui donne une distinction
naturelle qui lui sied parfaitement. De son éducation, Seydoux a gardé une
assurance, presque une morgue, qu’elle n’hésite pas à mettre au service d’un
personnage, fût-il réduit à l’état de simple servante de province. Avec elle,
Célestine est, comme il est indiqué dans le roman, « élégante » (p. 389), « digne,
réservée, adroite et… lointaine » (p. 396).
Ceci dit, un corps inerte n’a guère d’intérêt : il faut lui imprimer un
mouvement, une façon de se mouvoir dans le cadre. Dans Le Journal d’une
femme de chambre, Octave Mirbeau insiste sur les déplacements de sa
servante, jamais au repos, toujours entre une maison et une autre. Qu’on se
souvienne des premiers mots de la diariste : « Aujourd’hui, 14 septembre, à
trois heures de l’après-midi, par un temps doux, gris et pluvieux, je suis entrée
dans ma nouvelle place. C’est la douzième en deux ans. Bien entendu, je ne
parle pas des places que j’ai faites durant les années précédentes. Il me semble
impossible de les compter » (p. 381). Un peu plus loin, elle ajoute qu’elle n’a
jamais pu « [s]e fixer nulle part » (p. 382) et qu’elle est condamnée à « rouler »
sans arrêt. Sans doute, dans son propos liminaire, limite-t-elle à Paris la liste
de ses engagements, mais ses départs en Touraine ou pour Le Mesnil-Roy
prouvent qu’elle ne s’en tient pas à la Capitale. Serge Duret, dans un article
éclairant, n’hésite pas d’ailleurs à faire le lien avec la situation du picaro.
Reprenons son propos :
Par sa destinée errante comme par l’image d’elle-même que lui renvoie la
société qu’elle traverse, l’héroïne du Journal d’une femme de chambre peut se
reconnaître dans la figure négative de la picara, dont elle partage la vie toute de
vicissitudes et de vices.9
En écrivant son journal, Célestine reprend la main sur son destin, elle «
défoule toute la violence qui bout en elle11 ». Même rabaissée par des maîtres
roués, elle tient sa revanche à partir du moment où elle relate ses aventures
ou les comportements secrets de ceux qui la gouvernent. Jacquot n’a pas voulu
reprendre un tel dispositif. Il aurait dû en effet saisir Célestine à sa table de
chevet, en train de faire le récit de ses humiliations quotidiennes, au risque de
proposer une mise en scène, sinon artificielle, à tout le moins convenue. Il se
contente, en réalité, de quelques phrases en voix off, de brefs marmonnements,
preuves d’un quant à soi personnel qui est « précisément un moyen de se
protéger12 », voire de brusques flashes-back ou flash-forward, en particulier
quand la jeune femme entrevoit son avenir derrière un comptoir. Doit-on pour
autant en conclure qu’il enferme Célestine dans son statut de domestique ?
Au contraire : dès les premières minutes, il montre sa valeur. Dès l’ouverture
du film, ne grimpe-t-elle pas les escaliers (sorte d’échelle sociale…) avant de
circuler, souveraine, parmi ses collègues qui attendent patiemment d’être
reçues par la placeuse ? N’est-elle campée dans la maison des Lanlaire comme
si elle était chez elle ? Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler son premier
face-à-face avec Madame Lanlaire ou de sa première discussion avec Monsieur
Lanlaire. Lorsque Célestine entre, le premier jour, dans le salon de ses
employeurs, elle est habillée d’une robe bleue, face à Madame toute de rouge
vêtue. Or la tapisserie qui recouvre les murs est dans le même ton que la robe
ancillaire, de sorte que, loin d’apparaître comme déplacée dans ce nouveau
lieu, la nouvelle bonne semble au contraire le posséder. Certains doutent-ils
de cette impression ? Quelques minutes plus tard, nous sommes confortés dans
notre jugement grâce à un miroir. En effet, laissée hors-cadre durant une partie
de la conversation avec Monsieur Lanlaire, Célestine est systématiquement
réintégrée dans le champ grâce à un immense miroir. Le procédé n’est
assurément pas exceptionnel – Orson Welles l’a particulièrement utilisé dans
ses films –, mais force est de constater ici que la place de l’objet entre deux
tableaux familiaux, ajoute une dimension supplémentaire : Célestine trône en
majesté dans la galerie des portraits privés. Mieux, elle défie la représentation
bourgeoise. Rappelons en effet que, durant la première moitié du XIXe siècle,
le portrait peint devient, pour le nouveau riche, un moyen de supplanter la
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 95
noblesse, d’imposer son image, d’affirmer son pouvoir ; alors qu’il devait se
contenter, jusque là, d’admirer les représentations du roi et des aristocrates, il
peut dorénavant afficher son propre visage (ou celui des membres de sa famille)
sur les murs de son hôtel particulier. En s’immisçant au milieu de la parentèle
peinturlurée, par l’intermédiaire d’un cadre à la fois doré et immense, Célestine
acquiert une importance insoupçonnée, presque démesurée. Elle devient la
vraie bourgeoise, jusque dans le détail. Relisons les commentaires de Victor
Fournel : « Il est rare qu’un bourgeois se fasse peindre sans les mains, ou ce
sera malgré lui. Un portrait sans mains n’existe pas pour un bourgeois : c’est
quelque chose d’incomplet comme un cul-de-jatte. La posture et l’expression
des mains le préoccupent au plus haut degré. Les uns se font représenter la
dextre sur la poitrine ; les autres négligemment repliées sur la ceinture, ou
tombant le long de la cuisse ; d’autres encore, le coude rejeté en arrière sur le
dossier d’une chaise […]13 » Or, rien de tel avec les portraits accrochés au mur
des Lanlaire ! Nous entrapercevons, à peine les doigts de l’homme,
aucunement ceux de la femme. C’est Célestine qui offre son corps parfait et
ses mains à la représentation…
Même si comparaison n’est pas raison, le lien qui s’établit devant nous entre
exploiteurs et exploités, maîtres et serviteurs, n’est pas sans référer à celui qui
prévalait sous la royauté. Mirbeau esquissait déjà un tel rapprochement dans
La 628-E8, lors de sa visite de Rocroy :
Il ne nous fallut pas longtemps pour sentir que cette ruine et que cette mort
étaient bien la parfaite et douloureuse image de la ruine et de la mort que fut
l’œuvre politique et militaire de Louis XIV, œuvre à jamais néfaste, que, plus tard,
vint achever Napoléon, dont, par un prodige, la France n’est pas morte, mais qui
pèse toujours sur elle d’un poids si lourd et si étouffant…
[…] Règne monstrueux et fétide, dont l’odeur de latrines, de bordel, vous
prend à la gorge, et vous fait tourner, soulever le cœur, jusqu’au vomissement
!... Ni la beauté des palais, ni la grâce des jardins et des parcs, ni la gloire de La
Rochefoucauld, de Pascal, de La Bruyère, de Corneille, de Racine, de Molière, ni
le puissant génie constructeur de Colbert, ni – ce qui est plus beau et plus grand
que tout cela – la force accusatrice des aveux, des portraits de l’immortel Saint-
Simon, ne sauraient en effacer les hontes et les crimes.15
4. Un amour trouble
Un autre film de Benoît Jacquot, tiré d’un fait divers, fait écho avec son
adaptation du roman mirbellien : Au fond des bois (2010). Proposons-en un
résumé : en 1865, dans le sud de la France, un mendiant estropié de 25 ans,
Timothée, demande l’hospitalité à un médecin. Il profite de la situation pour
violer la fille vertueuse de son hôte, Joséphine, avant de l’entraîner avec lui au
fond des bois. Nul ne saura si la jeune bourgeoise est partie volontairement ou
non avec son agresseur. Elle se contentera de justifier sa fuite auprès des
gendarmes en prétendant avoir été attirée par une force irrésistible, une
puissance maléfique. Le cinéaste ne prend pas position : consentement ?
Envoûtement ? Attirance sexuelle morbide à une époque où la tempérance
était une vertu ? Besoin insensé de liberté ? Il se contente de filmer Isild Le
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 97
vicieuse17 ». Elle est ballottée par un mouvement perpétuel qui la pousse tantôt
vers la normalité, tantôt vers la monstruosité, la bienséance ou le vice, le ciel
ou la fange, une humanité banale ou bestiale. On comprend dès lors qu’elle
ne reste pas insensible devant Joseph : « Son dos aussi, écrit-elle, me fait peur
et aussi son cou large, puissant, bruni par le hâle comme un vieux cuir, raidi de
tendons qui se tendent comme des grelins. J’ai remarqué sur sa nuque un paquet
de muscles durs, exagérément bombés, comme ont les loups et les bêtes
sauvages qui doivent porter dans leurs gueules des proies pesantes » (p. 504).
Puis, quelques lignes plus bas : « Cet homme m’inquiète et, en même temps, il
m’intéresse prodigieusement. […] Il y a tout ce que je découvre en Joseph de
nouveau et de profond… et qui me bouleverse. Ce n’est pas l’harmonie des
traits, ni la pureté des lignes qui crée, pour une femme, la beauté d’un homme.
C’est quelque chose de moins apparent, de moins défini… une sorte d’affinité
et, si j’osais, une sorte d’atmosphère sexuelle, âcre, terrible ou grisante, dont
certaines femmes subissent, même malgré elles, la forte hantise… […] Sans
pouvoir me l’expliquer davantage, je sens qu’il y a entre Joseph et moi une
correspondance secrète… un lien physique et moral qui se resserre un peu plus
tous les jours » (pp. 505-506). Ses mots ne laissent aucune doute : pour elle –
et c’est ce qu’elle aime ! – le cocher-jardinier sort tout droit de la caverne
primitive et des profondeurs infernales. C’est un homme taureau (« carrure de
taureau », p. 505), un homme-loup, un homme-dogue (« menaçant comme
un dogue », p. 504), un homme-cochon (« c’est vous, vous, vous, vieux
cochon », p. 510), un homme-crapaud (« du crapaud, il avait aussi la lourdeur
sautillante », p. 512), un homme-bête (« chemise ouverte sur sa poitrine velue »,
p. 506). Sa bêtise apparente – « est-il godiche ? » (p. 398) – garantit, à ses yeux,
une sauvagerie de mœurs – « est-il canaille ? » (p. 398) et une animalité
difficilement contenue.
Jacquot pouvait-il faire autrement que de garder ce trait chez Joseph ? Dans
son adaptation, l’employé des Lanlaire est d’emblée montré comme une
créature sauvage. Son physique costaud, son mutisme, son absence de relation
avec les autres membres de la maison, sa façon de se déplacer sans bruit font
de lui un être à part. Mais il y a plus : il est le maître véritable des chiens et des
étables, le chasseur qui jette son dévolu sur sa proie, le tueur qui soumet les
bêtes et qui, sans sourciller, les abat en cas de nécessité. C’est pourquoi, il est
surpris plusieurs fois aux aguets, derrière une porte ou un muret afin d’observer
Célestine et mieux apprécier ses qualités. Alors que cette dernière se trouve
dans l’église, il se poste en haut d’un rempart, telle une puissance tutélaire.
Nous n’usons pas de cette expression par hasard, car, même si Jacquot a réduit
considérablement le discours anticlérical de Mirbeau, il a maintenu chez Joseph
son fond démoniaque. Dans le roman, Célestine, elle-même, compare son
promis au diable (« Je crois que cet homme est le diable », p. 506), dans le film,
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 99
« une pincée d’arsenic à la place du vinaigre » dans le plat de ses maîtres ; tous
deux s’emparent de l’argenterie des Lanlaire. De ce point de vue, ils ne sont
guère différents d’un autre couple célèbre, la serveuse de bar Bonnie Parker
et le petit truand Clyde Barrow qui, quelques années plus tard, s’allieront pour
se venger d’une société qu’ils détestent. Pris eux aussi dans les filets retors du
désir – en tout cas, dans la version d’Arthur Penn en 1967 –, ils basculeront
dans le banditisme et, par leur mort, dévoileront l’envers sinistre des États-Unis.
Célestine et Joseph ne meurent pas, mais, eux aussi, révèlent la réalité de leur
époque. Ils en sont les enfants déchus, ceux qui conçoivent l’égoïsme, la
violence et la haine comme la seule réponse aux injustices qui les accablent.
Yannick LEMARIÉ
NOTES
1
Nous laisserons les références du roman à l’intérieur de notre texte. L’édition choisie est celle
de référence, établie, présentée et annotée par Pierre Michel : Le Journal d’une femme de cham-
bre, Œuvre romanesque, vol. 2, Buchet/Chastel-Société Octave Mirbeau, Paris, 2001.
2
Voir supra l’article d’André Peyronie.
3
Lemarié, Yannick, « Mirbeau et le cinéma, Le Journal d’une femme de chambre de Jean
Renoir », in Cahiers Octave Mirbeau n° 8, 2001, Société Octave Mirbeau, Angers, pp. 373-385.
4
Pour cette version et la précédente, je renvoie, à nouveau, à l’étude de Charles Tesson, «
Jean Renoir et Luis Buñuel autour du Journal d’une femme de chambre », in Nouvelles approches
de l’œuvre de Jean Renoir, Actes du colloque international de Montpellier, 1995.
5
Ajoutons que Hélène Zimmer préparait, dans le cadre d’un master, un mémoire sur la
domesticité au XIX e siècle.
6
Deux articles ont été moins élogieux, celui de Vincent Ostria, dans L’Humanité, ou celui de
Joachim Lepastier dans Les Cahiers du cinéma. Le premier regrette « un manque de parti pris
fort », tandis que le second a l’impression de « de voir le dessin d’une mosaïque qui se révèle, au
bout du compte, bien monolithique ».
7
Viviani Christian, Le Magique et le vrai, L’acteur de cinéma, sujet et objet, Rouge profond, Aix-
en-Provence, 2015.
8
Nous reprenons cette expression à Pierre Michel, dans sa préface, op. cit., p. 344.
9
Duret, Serge, « Le Journal d’une femme de chambre ou la redécouverte du modèle
picaresque », in Cahiers Octave Mirbeau n° 2, 1995, Société Octave Mirbeau, Angers, p .103.
10
Dardenne, Luc, « La bataille des Dardenne », entretien avec Dominique Rabourdin, Arte
France, Metropolis, DVD Rosetta, Coffret Luc & Jean-Pierre Dardenne, Cinéart, 2005.
11
Boustani, Carmen, « L’entre-deux dans Le Journal d’une femme de chambre », in Cahiers
Octave Mirbeau n° 8, op. cit., p. 81
12
La formule est celle à laquelle recourt Benoît Jacquot dans ses interviews.
13
Fournel, Victor, La Portraituromanie, considération sur le daguerréotype, cité par Wicky Erika, Les
Paradoxes du détail, Voir, savoir, représenter à l’ère de la photographie, P.U.R., Rennes, 2015, p. 120.
14
Pour plus d’informations sur ce point, je renvoie au livre passionnant d’Erika Wicky, op. cit.
15
Mirbeau, Octave, La 628-E8 in Œuvre romanesque, Vol. 3, Buchet/Chastel-Société Octave
Mirbeau, Paris, 2001, pp. 320-321.
16
Michel, Pierre, op. cit., p. 345.
17
Boustani, Carmen, op. cit., p. 76.
18
Diatkine Anne, « Benoît Jacquot : les hommes n’ont pas d’autre place que d’être de trop »,
Next.Libération.fr., 20 février 2015.
19
Kálai Sandór, « Des yeux d’avare, pleins de soupçons aigus et d’enquêtes policières : Le
Journal d’une femme de chambre et le roman policier », in Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007,
Société Octave Mirbeau, Angers, pp. 65-78.
102 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
cié par le régime pétainiste installé à Vichy17, avait des liens étroits avec l’in-
dustrie cinématographique allemande, avec Alfred Greven et avec Raoul Plo-
quin, qui était directeur du Comité d’organisation de l’industrie
cinématographique (COIC18) et qui, durant les années 1930, était dialoguiste
et producteur des versions françaises des coproductions franco-allemandes
réalisées dans les studios de l’UFA, à Babelsberg, près de Berlin. Vanel avait
participé à nombre de ces coproductions : en 1935 il avait joué dans Le
Domino vert, produit par Alfred Greven, et, en 1938, dans SOS Sahara, un film
produit par Raoul Ploquin. Dréville et Vanel continueront à travailler avec Plo-
quin après le succès du film Les affaires sont les affaires. Mais ils n’étaient pas
les seuls : beaucoup d’autres acteurs qui jouèrent dans Les affaires sont les
affaires étaient liés à l’industrie cinématographique allemande : ainsi, les rôles
de Gruggh et Phinck furent donnés à Jacques Baumer et Robert Le Vigan, qui
avaient travaillé avec la Continental ; Le Vigan, en particulier, approuva la poli-
tique raciale des nazis.
Les affaires sont les affaires fut produit par Les Moulins d’or19, qui annon-
cèrent le film au moyen d’une affiche montrant la mère et la fille Lechat angois-
sées, devant une image en arrière-plan représentant la tête surdimensionnée
de la brute Isidore. Ses sourcils épais évoquent l’animal de proie, et le gros nez
fait penser à la représentation des
hommes d’affaires dans la presse
antisémite de l’époque. L’affiche
s’inscrit ainsi dans l’iconographie
nazie. En même temps, le portrait
de la brute Lechat-Vanel évoquée
sur l’affiche rappelle aussi les
représentations théâtrales des
années 30, celles de Jannings et de
Bernard, faisant donc appel à
l’imaginaire collectif des deux
côtés du Rhin.
De subtils glissements
Xavier (« son fils [le fils de Lechat], paraît-il, est assez sympathique », remarque
le jeune marquis de Porcellet) reflètent la politique du gouvernement de Vichy
en faveur de la noblesse et des propriétaires terriens. Cela se voit également
dans le portrait du marquis de Porcellet, membre décavé de la noblesse, qui a
emprunté de l’argent à Isidore Lechat et auquel ce dernier propose une affaire :
si Porcellet accepte que son fils épouse Germaine et s’il est prêt à soutenir sa
candidature aux prochaines élections, où Isidore se présente avec un pro-
gramme anticlérical et “socialiste”, Lechat lui donnera quittance de ses dettes
(p. 218). Dans la pièce, Lechat rabat le caquet de l’arrogant marquis en lui
expliquant que les aristocrates et l’Église catholique n’ont pas été, tant s’en
faut, plus généreux que lui envers le peuple : comme lui, ils ont protégé leurs
intérêts matériels, mais sans rien donner au peuple en échange (pp. 234-235).
Dans le film, Lechat ne lance pas ce genre d’accusation : il ne met en question
que certaines notions telles que l’honneur, la tradition, la réputation, que le
marquis défend en prétendant que, « chez nous, l’honneur passe avant l’in-
térêt ». Le commentaire de Porcellet renvoie évidemment aux valeurs vichys-
soises, mais, plus important encore, il a toutes chances de plaire aussi aux
spectateurs français en général.
- Mirbeau et Dréville se moquent l’un et l’autre du soi-disant patriotisme
des hommes d’affaires, considérant que le patriotisme affiché dans le monde
des affaires ne relève que d’une stratégie de marketing. Dans la pièce, Gruggh
essaie bien de provoquer chez Lechat le sentiment d’orgueil patriotique : «
Vous êtes assez au courant du grand mouvement industriel de l’Europe pour
savoir que l’avenir de l’industrie appartient…tout entier… à l’électricité… La
Suisse.. et l’Allemagne… » Mais Lechat, peu sensible à ce type de discours, lui
répond : « Laisse donc l’Allemagne et la Suisse tranquilles » (p. 160). Léopold
Marchand22, le scénariste du film dont le nom ne figure pas au générique,
décida d’éliminer cette référence controversée à l’Allemagne, qui aurait pu
être perçue comme une provocation. Il ne retint que l’attitude peu patriotique
de Lechat, qui, dans le film, répond à l’affirmation de Gruggh – « J’ose dire que
l’affaire que je vais avoir l’honneur de vous présenter à une double face …
D’abord elle est patriotique… » – de la même manière que dans la pièce :
« Comme toutes les affaires… c’est connu… » (p. 161).
- Mirbeau et Dréville utilisent le titre du journal dont Lechat est le proprié-
taire comme un autre exemple d’une stratégie de marketing qui se sert du
patriotisme. En même temps, le titre du journal sert aussi à décrire la person-
nalité de Lechat, par métonymie. Dans la pièce, le quotidien de Lechat s’ap-
pelle Le Petit Tricolore, faisant allusion au fait qu’Isidore, malgré son ostentatoire
culte du drapeau tricolore, ne montre en réalité que fort peu d’engagement
envers la réalisation des objectifs de la Révolution française. Dans le film, le
titre du journal, Le Chant du Coq, fait aussi allusion au comportement osten-
110 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
tatoire et pompeux
d’Isidore, mais il peut
également être lu
comme une allusion à
Pathé Natan, dont l’em-
blème était le coq
gaulois. À l’époque tous
les spectateurs connais-
saient l’histoire de Pathé
Natan et de Bernard
Natan, qui en fut le pro-
priétaire de 1929 à
1935. Comme Lechat, il
fut inculpé pour fraude
et emprisonné. Il était
Charles Vanel, dans le rôle d’Isidore Lechat accusé d’avoir créé des
sociétés fictives, et
d’avoir mal géré les
affaires de son entreprise cinématographique. Emprisonné en 1939, il fut libéré
en septembre 1942, donc au moment même où sortait le film de Dréville Les
affaires sont les affaires. Français naturalisé, on l’accusait aussi de cacher ses
origines roumaines et juives. Isidore Lechat, dont le portrait sur l’affiche-
annonce du film évoque la représentation de l’homme d’affaires de la presse
antisémite et qui prétend être un Français patriote, mais qui, bien sûr, ne l’est
pas, peut donc être lu par les spectateurs contemporains comme une caricature
de Bernard Natan, qui, aux yeux de ses ennemis, prétendait être Français sans
vraiment l’être23. L’allusion à Natan, homme d’affaires sophistiqué, évoque
indirectement aussi Alfred Bassermann et son interprétation de Lechat sur la
scène, à Berlin. En 1942 il était également connu du public français. Ayant
quitté l’Allemagne à cause des lois raciales, il s’était installé brièvement en
France, où il avait joué aux côtés de Raimu, dans le film Le Héros de la Marne,
avant de se rendre aux États-Unis en 1940.
L’Isidore Lechat mirbellien est un personnage qui garde une personnalité
bien française, surtout du fait de ses traits de caractère qui nous font penser
au stéréotype du roublard paysan normand, accentué dans l’interprétation de
Féraudy, que Mirbeau admirait24, tandis que l’Isidore de Dréville n’est pas
seulement un personnage dépourvu de tout patriotisme, mais est aussi
quelqu’un qui n’a d’attachement ni à la terre, ni aux valeurs françaises tradi-
tionnelles. Contrairement à l’Isidore de Mirbeau, qui est, d’une certaine
manière, un personnage tragique, dans la mesure où il est condamné à faire
des affaires jusqu’à la fin de sa vie, le film nous présente un dénouement
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 111
cathartique : Isidore Lechat est puni, il s’effondre sur le corps de son fils mort
et le spectateur est en droit de présumer que le père aussi se meurt.
Pour garantir le succès de son film Les affaires sont les affaires, Dréville a
tenu compte des intérêts et des valeurs du gouvernement de Vichy, mais aussi
de ceux de l’occupant allemand. Il a choisi judicieusement ses acteurs parmi
ceux qui avaient leurs habitudes dans l’industrie cinématographique allemande
et il a fait de son Isidore Lechat une espèce d’amalgame, composé des inter-
prétations différentes données par Bassermann, Jannings, Bernard et Vanel. Au
vu de la notoriété de ces acteurs, on constate que ce n’était pas seulement leur
interprétation d’Isidore Lechat, mais également leur position charismatique
dans les cultures française et allemande qui contribua au succès de ce film.
Elisabeth-Christine MUELSCH
Angelo State University, San Angelo, Texas (États-Unis).
NOTES
1
Renée Devillers, Jean Dréville, Charles Vanel et Jean Debucourt. Les affaires sont les affaires.
[Paris] : Robur, 1942. Je voudrais remercier Manfred Prinz, Gina Reichl et Kerstin Bockmühl-Keck
de l’Institut für Romanistik, Universität Gießen, en Allemagne ,de m’avoir donné accès à la copie
du film Les affaires sont les affaires de Dréville, qui se trouve dans la collection de la bibliothèque
de l’Institut.
2
Philippe Baron, « Lechat sur la scène en 1903 et dans les années 30 », Cahiers Octave Mir-
beau, n° 17, 2010, pp. 206-210.
3
Cité par Philippe Baron, art. cit. p. 206.
4
Bassermann commença sa carrière d’acteur de cinéma dans le film Der Andere (1912-1913),
dans lequel il joue le rôle d’un avocat qui est victime d’un dédoublement de la personnalité.
5
Baron, art. cit., p. 207.
6
Octave Mirbeau, Les affaires sont les affaires, Paris, Fasquelle, [s.d. 1903 ?], p. 52. Pendant le
Troisième Reich, Emil Jannings fut reconnu comme « Staatsschauspieler », la plus haute distinction
possible pour un acteur dans l’Allemagne nazie. Il devint Reichskultursenator, et, en 1931, pré-
sident du conseil d’administration de la Tobis.
7
Dans son éloge Émile Fabre décrit l’acteur : « [D]e taille à rivaliser avec les célébrités étrangères,
les Jannings, les Laughton ». Voir Baron, loc. cit., p. 207, et le Dossier Rt 5854 du département
des Arts du spectacle de la B.N.F..
8
Cité par Baron, p. 208.
9
Cité par Glâtre, Patrick, Jean Dréville cinéaste, Paris, Créaphis, 2006, p. 33.
10
Ibid., p. 33.
11
Glâtre, op. cit., p. 39.
12
Le film fut produit par Gaumont, géré, depuis 1938, par l’agence Havas, qui avait été natio-
nalisée par le gouvernement de Vichy. Pourtant Havas préférait travailler avec les nazis plutôt
qu’avec Vichy, comme l’expliquent Nathalie Raulin et Renaud Lecadre : « Plutôt nazi que vichyste.
Sous l’Occupation, le président de Havas, Léon Rénier, préfère s’adresser directement aux Alle-
mands dans une pure logique de pouvoir. Son agence de presse a certes été nationalisée par le
gouvernement de Pétain. Mais Havas espère sauver son autre fleuron, la régie publicitaire. Il négocie
avec l’occupant le nouveau tour de table de Havas-publicité: les anciens actionnaires privés
(comme Paribas) garderont 32% du capital, contre 48% au groupe allemand Mundus et seulement
112 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
20% à l’État français » (« Havas, cet obscur objet du pouvoir. 166 ans après sa création, le groupe
est absorbé par la Générale des eaux », Libération, 9 mars 1998).
13
Le film décrit la vie sur le navire-école de la Marine de Guerre « L’Océan », amarré à Toulon.
Il fut interdit en France de 1942 à 1945 ; d’abord par les Allemands et ensuite par les Alliés. Pour
des références supplémentaires, voir Claude Guiguet et Emmanuel Papillon (éd.), Jean Dréville.
Propos du cinéaste. Filmographie. Documents, Paris, Dujarric, 1987, p. 116, et Glâtre, op. cit.,
pp. 32-33.
14
Dréville, cité dans Guiguet et Papillon, p. 113.
15
Raimu joua dans le film de Decoin Les Inconnus dans la maison (sorti en mai 1942), produit
par la Continental ; et dans L’Arlésienne, film de Marc Allégret, sorti en septembre 1942 et produit
par les films Impéra. Dréville fait probablement référence à L’Arlésienne.
16
Dréville, cité par Guiguet et Papillon, op. cit., p.113.
17
Pétain lui attribua l’ordre de la Francisque gallique.
18
Le COIC fut créé pour normaliser la production cinématographique et pour pouvoir la
contrôler. Le comité ne dépendait pas seulement du gouvernement de Vichy, mais aussi de l’oc-
cupant allemand.
19
Tobis-Klangfilm possédait les droits pour la production sonore.
20
Dans la pièce, Isidore Lechat ne veut
pas croire qu’on puisse raconter des histoires
sur lui, et il demande à son fils de préciser :
« Des histoires ? … Allons donc… Des his-
toires de femmes ? » (p. 196). Et il explique à
son fils que les femmes sont mauvaise pour
les affaires : « C’est très gentil… les femmes…
mais… en dehors de l’amour… je m’en méfie
comme de la peste…. Non… non… pas de
femmes dans les affaires « (pp.197-198).
21
Dans sa vie privée Devillers était égale-
ment liée au monde de l’argent. En 1935 elle
avait épousé Jean-Conrad Hottinguer, ban-
quier de la fameuse banque Hottinguer.
22
Léopold Marchand n’est pas mentionné
dans le générique, car il était marié à Misz
Hertz, actrice juive, qui se suicida quelques
jours avant la grande rafle du Vél d’Hiv.
23
Après la sortie de prison, le gouverne-
ment français livra Natan aux nazis. Il mourut
la même année à Auschwitz.
24
Dans sa dédicace de sa comédie à Jules
Claretie, Mirbeau écrit : « Je ne sais ce que
l’avenir réserve à Les affaires sont les affaires.
En revanche, je sais déjà ce que nous avons
gagné le public et moi…. Moi, votre amitié
précieuse; le public, quelque chose d’excep-
tionnel, un comédien de génie, Maurice de
Féraudy. »
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 113
LE PROMENEUR D’ORSAY
Le « Blockbuster » Bonnard
Nul n’ignore ici, à la Société Octave Mirbeau, que les jeunes dirigeants de
La Revue blanche, née au cours de l’été 1891 sur les pentes de Montmartre,
avaient ni plus ni moins l’ambition de révéler les talents natifs de leur
génération. Paul-Henri Bourrelier, de ces ardeurs et ces ambitions-là, aura tout
thésaurisé dans la somme qu’il a, voici une dizaine d’années, consacrée à cette
publication1. Il précise enfin, ici, dans quelques pages du catalogue de
l’exposition Pierre Bonnard qui s’est tenue au printemps-été 2015 au musée
d’Orsay, sous la houlette de Guy Cogeval, les liens exceptionnels tissés entre
Bonnard et la prestigieuse revue, dreyfusarde et anarchisante, qui eut pour
principal collaborateur Félix Fénéon, qui ne fut pas pour rien dans ces
orientations politiques radicales.
Un catalogue qui outrepasse largement l’exposition elle-même, nous le
verrons dans quelques instants ci-dessous.
En effet, en avril 1892, Maurice Denis, regrettant que le Salon des
Indépendants ne mette pas mieux en valeur « l’effort de la jeune génération
vers un art nouveau », évoque Toulouse-Lautrec et ses affiches, les disciples de
Seurat, et d’autres artistes « qui procèdent des théories de M. Émile Bernard
que vulgarisa le rare talent de M. Gauguin » ; parmi eux, Bonnard « aux
merveilleuses qualités de peintre dans le gris et dans le sombre […], qui japonise
de façon très personnelle2 ». Denis s’exclame, alourdissant ses propos d’un
opportuniste jeunisme : « Que voilà une révolution qui va vite ; et quel excitant
que ces théories subversives pour ceux d’entre les jeunes qui ont du talent ! »
L’année suivante, ayant pris en main la chronique de la peinture3, Thadée
Natanson donne une version sensualiste de la doctrine du groupe : « Le
véritable sujet d’un tableau ne peut plus être que la composition des signes
choisis par l’artiste pour représenter ses sensations. […] Nous ne pouvons plus
nous préoccuper que du plaisir sensuel que nous donnent les formes assemblées
et leurs rapports. [...] La combinaison des signes choisis nous permet à notre
tour d’évoquer les émotions qu’elle signifie4. » (Bonnard et alii seront de
nouveau présentés en janvier 1896, puis, en avril 1897, 1898 et 1899 dans
des chroniques sur les expositions groupées.)
114 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Bonnard, qui en fut l’un des piliers, devient dès lors l’illustrateur le plus
diversifié de la revue5 : lithographies dans les deux séries; couverture de
l’Album (1895) ; affiche (1894) ; NIB carnavalesque (avril 1895) ; dix-huit
dessins illustrant Marie, roman du danois Nansen publié en feuilleton et en
livre (1897) ; onze vignettes6 (1901); dessins pour Messaline et Le Surmâle de
Jarry (1901 et 1902) ; et couverture de La Leçon d’amour dans un parc, de
Boylesve (1902).
À l’affût des manifestations de son « don de peindre », qu’il qualifie à toute
occasion de « prodigieux », Thadée – dithyrambique – ne cessera d’observer
la démarche de Bonnard. Ne pouvant ignorer l’éreintement auquel se livre
Pissarro7, il justifie ce traitement par l’indépendance du jeune artiste : « À
Bonnard, fondamentalement indépendant, La Revue blanche a fourni des clés
qu’il utilisera à son gré, au moment qui lui conviendra », estime Bourrelier, qui
poursuit : « Le génie complexe et l’opiniâtreté de Bonnard, trop souvent ignorés
lorsqu’on ne voit en lui que le peintre de la joie, s’est branché par son canal sur
l’extraordinaire jaillissement de l’époque. »
Mais quel dommage que l’exposition d’Orsay se soit focalisée sur l’image
couramment véhiculée d’un peintre de bon aloi, sagement hédoniste, et
qu’elle ait gommé son humour libertaire, sa verve et sa gouaille! Niente sur ses
rapports privilégiés avec Alfred Jarry ! Niente notamment sur sa participation
aux décors et costumes de la première représentation d’Ubu roi, le frontispice
du Surmâle, les projets pour Pantagruel ou son théâtre « mirlitonesque ». Rien,
hélas ! appartenant à la même veine, des dessins marginaux débordant
d’humour de La 628-E8 (1908)8 et les
gravures du Dingo de Mirbeau, les
illustrations des Histoires naturelles
(1904) de Jules Renard et de Prométhée
mal enchainé, sotie déjantée de Gide.
De tout cela, rien n’est montré. (On lira
pour s’en consoler la contribution sus-
citée de Paul-Henri Bourrelier dans le
catalogue.)
Ce Pierre Bonnard-là, affiché peintre
de la grâce, des femmes frileuses ou vues
nues dans un tub en surplomb, des
mimosas, d’un beau rassurant, ne
reposerait-il pas sur une inquiétude
existentielle non dissipée par l’humour,
correspondant au spleen atavique d’un
Munch, au théâtre de Strindberg et
d’Ibsen, et dont, je cite Paul-Henri, « les
extraordinaires autoportraits de ses Illustration de Pierre Bonnard pour Dingo
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 115
dernières années sont une résurgence ». Que l’espace flottant autour du sujet,
que cette lumière, hégémonisante, que cette couleur ad nauseam débouche
sur un Bonnard décoratif ! Ah non ! Navrant de le voir en faire soudain l’apôtre
d’une bourgeoisie heureuse, une forme de Jacques Henri Lartigue avant la
lettre !
Il y a des moments, rares il est vrai, où l’on aimerait être à la place de ces
officiels, guindés comme pingouins, pour pouvoir, par exemple, visiter, comme
ils l’ont fait, actuel président de la République en tête, dimanche 15 mars en
pré-ouverture, l’exposition que le musée d’Orsay consacrait à Pierre Bonnard :
tout seul, ou presque. Non que l’on déteste les gens, mais Bonnard sans la
foule (la dernière grande exposition qui lui était consacrée à Paris, en 2006,
avait accueilli 340 000 visiteurs), c’est quelque chose !
Ainsi, dès l’entrée, les quatre panneaux de La Cueillette des pommes, peints
vers 1899, furent réunis pour la première fois depuis longtemps : l’un appartient
à Orsay ; un autre est à Richmond, en Virginie ; les deux derniers sont à
Kanagawa, au Japon. Jusqu’aux dernières salles : même plaisir, avec les trois
gigantesques panneaux peints en 1911 pour le collectionneur russe Ivan
Morozov, aujourd’hui conservés au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg.
Puis une succession de salles, plus ou moins bien heureusement nommées : « Un
“Nabi très japonard” », « Faire jaillir l’imprévu », « Intérieur », « Histoire d’eau »,
« Clic-clac Kodak », « Portraits choisis », « Le jardin sauvage : Bonnard en
Normandie », « Ultra-violet », et – titre de l’exposition oblige – « Et in Arcadia ego ».
Certes, l’exposition (et le catalogue) ne sont pas sans défauts. Fallait-il inclure
ce cahier-carte blanche de Joann Sfar, au prétexte de donner une place à un
artiste « contemporain » – mais assez pitoyablement d’un registre « bande
dessinée »? Le fallait-il ? Flatter ainsi un public populaire, c’est-à-dire,
traduisons, toucher non pas le peuple, mais le maximum de classes moyennes,
des touristes, des consommateurs ? En fait, il s’agit d’encenser, de magnifier
Bonnard, au nom des valeurs les plus bêtes et les plus réactionnaires qui soient :
le bonheur, la jouissance, l’émotion, alors qu’il n’est parfois que lugubre
tristesse, triste mélancolie. Ainsi de la terrifiante Femme assoupie sur un lit, dite
aussi L’Indolente (1899), du musée d’Orsay, et de son avers, Le Sommeil, dit
aussi La Sieste (1900), de Melbourne, sont des femmes d’aussitôt après le rut.
(Je songe à l’image de Catherine Deneuve, repue, assouvie, dans Belle de jour,
de Luis Buñuel, 1967.)
Que le démon de midi fût venu suppléer celui du Midi : rien là que de
banal… Affolons-nous, fol-amour ! Une légende tenace veut qu’il n’ait
essentiellement brossé que Marthe. (Marie Boursin, qui se fait appeler Marthe
de Méligny, rencontrée en 1893), Or, à en croire le témoignage posthume de
celui qui fut un de ses meilleurs biographes, son petit-neveu Antoine Terrasse,
que relate Harry Bellet, la réalité est nettement moins simple9 : « En 1916, à
l’orée de la cinquantaine, il rencontre Lucienne Dupuy de Frenelle, 23 ans, et
116 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
DEUXIÈME PARTIE
DOCUMENTS
apprendre plus sur la relation entre les deux hommes. Ce qui a pu les éloigner
peut-être, c’est l’alliance franco-russe dont Cyon est un ardent promoteur,
tandis que Mirbeau la condamne tout en se plaignant d’être empêché de
s’exprimer sur cette question dans la presse.
En 1887, Cyon est nommé délégué du ministère des Finances russes à Paris
et il finit par quitter la direction de La Nouvelle Revue parce que son mentor,
Katkov, le lui a demandé, tout en continuant sa collaboration. On peut penser
qu’il présenta moins d’intérêt pour Mirbeau. Il faut donc retourner maintenant
à l’ouvrage fondamental qui nous dévoile l’aspect caché de la carrière de Cyon
en France. Il s’agit d’un livre de plus de 700 pages, L’Apocalypse de notre temps,
sous titré « Les dessous de la propagande allemande d’après des documents
inédits », paru en 1939 aux éditions Gallimard. Son auteur est Henri Rollin
(1885-1955), ancien officier de marine et sans doute membre des services
secrets français. Féru d’histoire et de politique internationale, entré au journal
Le Temps dès 1920, il y écrit jusqu’à la Deuxième guerre mondiale. Devenu
un spécialiste de la Russie, il publie La Révolution russe, en 1931. L’Apocalypse
de notre temps, imprimé à la fin de septembre 1939, sera saisi par les
Allemands en août 1940. Le livre raconte en détail les différentes étapes de la
fabrication des Protocoles des Sages de Sion et décrit aussi toutes les
manœuvres de la diplomatie secrète depuis la fin du XIXe siècle jusqu’en 1939,
passant en revue ce que son auteur nomme les « apocryphes politiques », et ils
furent nombreux. Les responsabilités des nazis et des fascistes étant mises en
lumière, les autorités d’occupation devaient logiquement le supprimer. Étudiant
les livres et les articles de Cyon parus dans les années 1890, Rollin en arrive à
la conclusion suivante : « Si l’on passe, écrit-il, des conceptions économiques
et financières aux idées politiques de l’auteur des Protocoles, il faut constater
qu’elles étaient précisément celles de Cyon. Pour celui-ci, l’autocratie était la
“force”, la “raison d’être” de la Russie, et il écrivait en 1890 dans La Nouvelle
Revue :“Le premier Romanov qui, dans un jour de malheur, consentira à
abandonner la plus petite partie de son pouvoir autocratique commettra une
trahison envers sa race et envers la Russie, dont l’existence nationale se trouvera
bientôt compromise. » Cyon fait l’apologie de la Russie tsariste et de son
gouvernement autocratique dans son ouvrage paru en français, La Russie
contemporaine, les principes de l’autocratie, la France et la Russie, la question
des Juifs. Il prévoit que, dans un siècle, resteront seuls debout le Kremlin et le
Vatican, puissances incarnant l’une l’orthodoxie, l’autre le catholicisme. Dans
Quinze ans de République, il s’en prend à la franc-maçonnerie. C’est dans un
chapitre de vingt pages, intitulé « Cyon ou la police russe ? », que Rollin
s’interroge sur la responsabilité de l’auteur de La Russie contemporaine dans la
fabrication du faux antisémite. Mais aussi convaincants que paraissent ses
exemples et ses citations, il ne s’arrête pas en route. Cyon professait des vues
politiques identiques à celles que l’on retrouvera plus tard dans les célèbres
126 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Protocoles. S’il ne les a pas rédigés lui-même, il a montré, dans ses nombreux
écrits, qu’il connaissait bien les Dialogues aux Enfers de Joly, auxquels il a ajouté
ses propres idées et critiques, par exemple du marxisme et du darwinisme
appliqué à la société, dont Joly n’a pas parlé. Cyon s’en prend aussi à la finance
internationale, comme on le voit dans l’extrait de cette lettre envoyée à
Édouard Drumont, dont il était un lecteur attentif : « Nos deux pays [la Russie
et la France] ne constituent qu’un simple jouet entre les mains du capital
international, c’est-à-dire des juifs Rothschild, Mendelssohn, Ephrussi,
Bleichröder et consorts, ayant pour plénipotentiaire à Pétersbourg Rothstein,
dont Witte est le valet ». Cyon critique encore l’expansion de l’alcoolisme en
Russie, dont il tient le ministre Serge Iouliévitch Witte pour responsable, l’État
s’étant arrogé le monopole de l’alcool, ainsi que de l’introduction de l’étalon-or.
L’enquête de Rollin est longue, touffue, extrêmement fouillée, et aux écrits
de Cyon en succèdent d’autres, car la publication d’ouvrages fabriqués et
marqués par l’antisémitisme et la critique du libéralisme sous toutes ses formes
est foisonnante dans la dernière décennie du XIXe siècle. Les plagiats aussi,
Drumont se déclarant très amusé par eux et ne négligeant pas lui-même d’en
écrire. La toute première édition des Protocoles a vu le jour en Russie, en 1897,
la même année que la tenue du premier congrès sioniste à Bâle. Elle a été tirée
par des moyens rudimentaires. C’est la même année que l’Okhrana a fait
cambrioler la villa de Cyon, à Territet, au bord du Léman, en Suisse, et qu’on
lui a dérobé ses papiers personnels, ses
écrits et ses documents, dont faisait
également partie l’ouvrage de Maurice Joly.
Le vol a été ordonné par Piotr Ivanovitch
Ratchkovski, chef de l’agence de l’Okhrana
en Occident, installé à Paris, au 24, rue de
Grenelle, siège de l’ambassade de Russie.
Pour Rollin, Ratchkovski, fabricant compulsif
de faux documents et manipulateur hors
pair, expert en diplomatie parallèle, est
probablement le véritable maître d’œuvre
des Protocoles. Défenseur fanatique de
l’autocratie et de l’alliance franco-russe à
laquelle il avait œuvré, il était, en outre,
passionnément antisémite. En 1903 sort en
Russie la véritable édition imprimée des
Protocoles. D’après Rollin, sa notoriété est
infime et le livre demeure inconnu hors des
frontières de l’Empire. C’est après le
massacre de la famille impériale, en 1918,
Couverture d'une édition russe des
Protocoles des Sages de Sion
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 127
qu’il devient la bible des armées blanches et se répand jusqu’au Japon. (On l’a
retrouvé parmi les livres ayant appartenu à l’impératrice Alexandra
Féodorovna, qu’elle avait emportés à Ekaterinenbourg, dans la Maison Ipatiev
où elle fut tuée. Les Protocoles étaient imprimés dans l’ouvrage du mystique
russe Serge Nilus, Le Grand dans le petit.) À la fin de 1919, les Protocoles,
traduits en allemand et publiés à Berlin, connurent une diffusion rapide, des
tirages faramineux, et se répandirent dans tous les pays, où personne ne mit
en doute leur authenticité. Ils paraissaient, en effet, prophétiques : en quelques
années trois empires n’avaient-ils pas disparu ? Des dirigeants de premier plan
croyaient en la réalité d’un complot mondial : Guillaume II, Nicolas II, Witte,
Ludendorff, Koltchak, Winston Churchill et bien d’autres. La première
révélation de la démystification eut lieu en 1921, dans le Times. Elle fut due
au correspondant de ce journal à Istanbul. Le journaliste anglais Philip Graves,
grâce à un ancien « monarchiste constitutionnel » russe réfugié dans la capitale
ottomane et qui mit la main, par le plus grand des hasards, sur le Dialogue aux
Enfers de Maurice Joly, constata sa ressemblance étonnante avec les Protocoles
des Sages de Sion. La source qui fournit opportunément le livre – publié à
Bruxelles en 1865 – de Maurice Joly, était un ancien agent de l’Okhrana replié
à Istanbul après la Révolution russe. Invention de Philip Graves ou de son
informateur ? Qu’importe ! Graves a pu comparer le livre de Joly et l’ouvrage
antisémite, ce qui lui a permis de conclure que les Protocoles étaient un faux.
Le Times, un an auparavant, avait écrit tout le contraire : les auteurs des
Protocoles étaient vraiment des Juifs puissants et mystérieux, membres d’un
centre de conspiration au niveau mondial. Sans revenir sur sa crédulité, le
journal révèle cette fois la réalité de la supercherie, ce qui n’empêche pas le
pamphlet de continuer sa carrière. Car du « Péril juif » (The Jewish Peril )
dénoncé par le Times en 1920, qui imposerait la pax judaica au monde entier,
à la nouvelle impulsion donnée par l’avènement de Hitler en Allemagne, les
traductions et les éditions se sont multipliées. D’autre part, certains journalistes
s’inspireront des Protocoles pour signer des articles retentissants. Le tout jeune
Georges Simenon (18 ans) sera l’un d’eux. Il publiera, de juin à octobre 1921,
le Péril juif, série de dix-sept articles, dans une feuille catholique belge, La
Gazette de Liège. Hitler, bien entendu, a été un lecteur passionné de l’ouvrage
et il s’en est particulièrement imprégné au point d’écrire dans Mein Kampf : «
Il est indifférent de savoir quel cerveau juif a conçu ces révélations : ce qui est
décisif, c’est qu’elles mettent au jour, avec une précision qui fait frissonner, le
caractère et l’activité du peuple juif et, avec toutes leurs ramifications, les buts
derniers auxquels il tend. » L’industriel américain Henry Ford a été le grand
diffuseur de l’ouvrage apocalyptique aux États-Unis. Et ce dès 1920. Il ne s’en
désolidarisa qu’en 1927, affirmant avoir été trompé par son entourage.
L’ouvrage a été traduit dans les principales langues du monde. Il est encore
128 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
publié en arabe aujourd’hui. Dès la Révolution russe, ce sont les ennemis des
Bolcheviks qui ont imprimé les Protocoles des Sages de Sion. Le revirement du
Times en 1921 n’y a rien changé.
Travaillant à la mise en lumière du rôle possible d’Élie de Cyon dans la
naissance des Protocoles, Rollin avance prudemment ses hypothèses. Il va
même jusqu’à suggérer que l’ouvrage a pu être fabriqué dans le but de
discréditer l’ancien directeur du Gaulois et de La Nouvelle Revue, ce qui est
fort possible après tout, Ratchkovski, chef de l’Okhrana à Paris, étant son
ennemi juré. N’oublions pas que Juliette Adam avait publié en 1886, dans La
Nouvelle Revue, sous le pseudonyme de « comte Vasili », un ouvrage fort
critique envers le régime du tsar Alexandre, qui s’intitulait La Société de Saint-
Pétersbourg, ouvrage que l’on crut en Russie être de la plume de Cyon. Les
comptes se réglaient beaucoup par les écrits et le faux et l’usage de faux étaient
préconisés. Ce qui n’empêchait pas, bien sûr, du côté des différentes polices
politiques, le vol, la provocation, les attentats dirigés et les assassinats.
Cyon publia beaucoup dans La Nouvelle Revue sur Witte et son
prédécesseur et fournit de la documentation à Drumont dans le même sens. Il
faisait flèche de tout bois. Non seulement il intervint dans la querelle de la
« question juive » en Russie, se montrant à cette occasion très modéré, prônant
l’assimilation, mais il accusa son propre ministre Vichnégradski de corruption.
Les preuves apportées contraignirent le ministre à la démission. Witte, son
adjoint, lui succéda. Cyon continua la lutte dans une atmosphère empoisonnée
par l’affaire du canal de Panama. Mais, en 1897, après le cambriolage de sa
villa Mont-Riant, il jugea plus prudent de se cantonner à des études
philosophiques et scientifiques. À l’été 1895, déjà, il avait été déchu de la
nationalité russe et avait senti l’étau se refermer sur lui. Dans son article paru
dans La Nouvelle Revue, « Les Finances russes et l’épargne française », il écrivit :
« Depuis plus d’un an, les documents les plus graves sont déposés en lieu sûr
et, si je venais à disparaître, ces documents seraient le lendemain rendus publics
et en même temps soumis au tsar. »
Cet avertissement délivré, il se retira sous sa tente et se fit sans tarder
naturaliser Français. Converti de longue date à l’orthodoxie, il s’intéressait de
près au catholicisme, en qui il voyait le religion de l’ordre par excellence à
l’usage des pays de l’ouest et du sud de l’Europe, les peuples slaves adorant
leur Dieu dans les canons de la religion des saints Cyrille et Méthode.
L’espérance en une vie dans l’au-delà permet aux peuples de se résigner plus
facilement aux inégalités dans le présent. C’était en cela que l’opposition des
francs-maçons aux dogmes catholiques lui semblait détestable. De même était-
il contre le darwinisme social – il acceptait, bien sûr, le darwinisme scientifique
–, qu’il confondait avec la lutte des classes. Toujours est-il qu’il renonça à
intervenir dans la politique russe. En 1899, Juliette Adam, son plus ferme
soutien, abandonna la direction de La Nouvelle Revue au profit de Pierre-
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 129
Cyon peut nous paraître extravagant aujourd’hui, parce qu’il nageait dans
des eaux si troubles qu’il est impossible de savoir, malgré cette volumineuse et
magistrale étude, s’il fut vraiment et complètement à l’origine des Protocoles
des Sages de Sion autrement que comme victime collatérale des machinations
policières de Ratchkovski. Pris dans le tourbillon des luttes intestines au sein
de l’appareil d’État impérial, Cyon, ce défenseur intransigeant de l’autocratie
russe et de la religion orthodoxe, qui servit Alexandre II et Alexandre III,
apporta, ne fût-ce qu’en tant que documentaliste involontaire, de quoi nourrir
la paranoïa de Nicolas II, dernier tsar de toutes les Russies. Nicolas II prit, en
effet, la tête de la première croisade « contre le péril révolutionnaire judéo-
maçonnique. Trente ans avant que l’Allemagne, l’Italie, le Japon ne fissent
alliance contre l’U.R.S.S. et les démocraties occidentales sous le masque du
pacte anti-Komintern, le tsar avait prescrit à son ministre des affaires étrangères
de jeter les bases d’une nouvelle Sainte-Alliance destinée à combattre les
révolutionnaires, et surtout les juifs » (Henri Rollin). Nicolas II, tsar antisémite
et organisateur des centuries noires, compagnies qui se livraient à des pogromes
contre les Juifs russes, et Alexandra Féodorovna (princesse de Hesse-
Darmstadt), qui introduisit la svastika en Russie – elle la portait sur elle comme
un bijou porte-bonheur –, femme illuminée, qui fut sous la coupe de trois
mages successifs, les Français Papus (Dr Encausse) et Philippe, puis Raspoutine,
ce couple impérial est présenté à présent comme un duo de saints martyrs par
l’historiographie médiatique.
Disparu six ans avant les souverains russes, Élie de Cyon, surtout après la
Révolution de 1905 et la défaite de la Russie impériale contre le Japon, ne put
qu’assister de loin, en spectateur impuissant, à l’absolu déclin de l’autocratie.
Umberto Eco a fait en 2010 de son ennemi Ratchkovski un des personnages
de son roman, Le Cimetière de Prague. Cyon eût été digne d’y figurer aussi.
D’autant qu’Eco s’autorise de la fiction pour donner à son personnage
imaginaire, l’Italien Simonini, la paternité des Protocoles des Sages de Sion.
Maxime BENOÎT-JEANNIN
BIBLIOGRAPHIE :
* Henri Rollin, L’Apocalypse de notre temps, Éditions Allia, Paris, 1991 ;
* Maurice Joly, Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu, Éditions
Allia, Paris,1987 ;
* Pierre Michel & Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur
fidèle, Librairie Séguier, Paris, 1990 ;
* Octave Mirbeau, Correspondance générale, présentée par Pierre Michel, T. I et
II, L’Âge d’homme, Lausanne, 2002 et 2005 ;
* Yannick Lemarié et Pirre Michel, s. d., Dictionnaire Octave Mirbeau, Éditions
l’Âge d’homme, Lausanne, 2011 ;
* Jacques-Charles Lemaire, Simenon, jeune journaliste, Éditions Complexe,
Bruxelles, 2003.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 131
Le Musée de Besançon détient dans ses réserves un grand tableau qui est
un portrait d’Alice Regnault. Ce portrait a été peint par Gustave Courtois (1852-
1923), qui fut à la fois peintre et professeur de dessin à l’Académie de la
Grande Chaumière et à l’Académie Colarossi.
On peut penser que l’artiste était attaché à ce portrait, que l’on peut voir
posé sur un chevalet sur plusieurs photos de l’atelier que le peintre partageait,
au 147 avenue de Villiers, avec son ami Pascal Adolphe Jean Dagnan-Bouveret
(1852-1929).
Le portrait d’Alice Regnault
date de 1882. C’est probable-
ment en évoquant ce tableau
que Guy de Maupassant, le 4
février 1884, parle d’un «
superbe portrait de Mlle Alice
Regnault, par Courtois » dans
un article pour Le Gaulois à
propos d’une exposition de
peinture à Nice. Ce même
tableau fut aussi présenté au
Salon de la Société des Artistes
Français de 1887.
La toile souligne sa « taille
de guêpe », silhouette alors
appréciée de ses contempo-
rains : les Anglo-saxons font
plutôt référence à un sablier
(hourglass), parfaitement dess-
iné sur son portrait, tout
comme sur sa photo par
Nadar, prise au début des
années 1880.
Alice Regnault, par Gustave Courtois
132 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
ICONOGRAPHIE
- Edmond BENARD (1838-1907), Atelier de Gustave Courtois, ca 1887, photogra-
phie, 21 x 27 cm, collection particulière.
- Giovanni BOLDINI (1842-1931), Portrait d’Alice Regnault, 1880, huile sur toile,
102 x 82.
- Gustave COURTOIS (1852-1923), Portrait d’Alice Regnault, 1882, huile sur toile,
127 x 89, Besançon, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie.
- Pascal Jean Adolphe DAGNAN-BOUVERET (1852-1929), Portrait de Gustave
Courtois, 1884, huile sur toile, 122 x 82, Besançon, Musée des Beaux-Arts et
d’Archéologie.
- Félix NADAR (1820-1910), Portrait d’Alice Regnault, ca 1880, photographie.
- Auguste RODIN (1840-1917), Portrait de Bastien-Lepage, haut-relief en plâtre,
Vesoul, Musée Georges-Garret.
BIBLIOGRAPHIE
- Henri AMIC, Jules Bastien-Lepage, Lettres et souvenirs, Paris, imprimé pour l’auteur,
1896
- ARTCURIAL, Catalogue de la vente Archives Claude Monet, 13 décembre 2006,
lot n°164
- Robert FERNIER, Gustave Courtois : 1852-1923, Paris, Chez l’auteur, 1943.
- GYP (Sibylle Gabrielle Riqueti de Mirabeau, Comtesse de Martel), Le Druide,
roman parisien, Victor-Havard éditeur, Paris, 1885
- Pierre MICHEL, Alice Regnault, épouse Mirbeau, Paris, A l’Écart, 1993.
- Octave MIRBEAU, Correspondance générale, volume 1, publiée par
M. Pierre Michel, Lausanne, L’Age d’Homme, 2003.
NOTES
1. Cf. R. Fernier, Gustave Courtois : 1852-1923, Paris, Chez l’auteur, 1943. p. 66
2. Archives R. Fernier, lettre publiée dans le bulletin n° 23 de l’Association Robert
Fernier, septembre 2015.
134 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
NOTES
1
Dans un courriel du 8 novembre 2015.
2
Courriel du 28 novembre 2015.
3
Ce mensonge véniel sert visiblement à excuser son retard à répondre, et non son refus,
puisqu’il propose à son correspondant d’illustrer d’autres contes initialement destinés à Félicien
Rops.
4
Il se pourrait que cet illustrateur soit Georges Jeanniot (1848-1934), qui illustrera « Gavi-
nard » (Revue illustrée, 15 mars 1886) et, beaucoup plus tard, Le Calvaire (1901). Ancien mili-
taire, il a démissionné de l’armée en 1881 pour se consacrer entièrement à la peinture et au
dessin. Il collabore notamment à la Revue illustrée et à La Vie moderne.
5
En fait, Mirbeau n’a fait que deux brefs sauts à Paris dans la première quinzaine d’octobre.
6
Le 4 septembre précédent, dans ses « Notes sur l’art » de La France, Mirbeau a rendu compte
élogieusement des illustrations de Besnard pour La Dame aux camélias : il voit en lui un « cher-
cheur parfois exaspéré, mais toujours sincère, toujours intéressant », qui a brisé les vieilles formules
pour leur préférer « l’observation vécue et la sensation vibrante ». Dans sa lettre à Félicien Rops
du 22 septembre, il a dû avouer que cet article complaisant était « une chose gracieuse » qu’il ne
« pouvait discuter » (Correspondance générale, L’Âge d’Homme, 2003, tome I, p. 433). Ne serait-
ce pas en échange de ces éloges, ou en guise de remerciement, que Besnard a accepté d’illustrer
les Lettres de ma chaumière ?
7
Ricardo de Los Rios (1846-1913), peintre et graveur espagnol qui a fait carrière en France
et collaboré à maintes revues d’art. Il a notamment gravé des illustrations d’Albert Besnard : Por-
traits de Mlles D., La Visite du médecin, La Convalescence.
8
C’est au cours du mois d’octobre que Mirbeau expédie à Gustave de Malherbe, le colla-
borateur de l’éditeur Laurent, les derniers textes, « nouvelles et impressions », qui parachève-
ront le volume.
9
En fait, il ne l’a même pas commencé, et il ne l’achèvera qu’un an plus tard.
10
Les contes fantastiques, ou « demi fantastiques », comme il les qualifiait un mois plus tôt,
dans une lettre à Félicien Rops, sont rares dans la production mirbellienne. On peut citer « La
Tête coupée », « La Chanson de Carmen » et « La Chambre close », voire, plus tardivement, « Le
Petit cheval noir » (voir infra). Ce qu’il appelle « fantastique moderne » exprime probablement le
désir de partir du réel tel qu’il est perçu et déformé par des consciences de personnages border-
line, sans faire intervenir de surnaturel.
11
C’est dans une lettre datée du 22 septembre 1885 que Rops avait accepté « avec plaisir »
la proposition de Mirbeau, mais pas avant le 20 ou 25 octobre, ce qui était peut-être trop tard
pour Mirbeau.
138 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
MIRBEAU ET SULLY-PRUDHOMME
Ce titre ne manquera sans doute pas d’intriguer les mirbeauphiles, dans la
mesure où le nom de Sully-Prudhomme (1839-1907), futur et premier prix
Nobel de littérature, semble totalement absent de la production mirbellienne
et n’apparaît pratiquement jamais sur les écrans des radars de la mirbeaulogie1.
De fait, la matière est bien maigre. Mais elle n’est pas complètement nulle,
comme en témoigne notamment cette lettre que j’ai eu l’heur de pouvoir ache-
ter et qui est d’autant plus précieuse qu’elle est la seule, à notre connaissance,
et qu’aucune lettre de Sully Prudhomme n’est signalée dans le catalogue de la
vente de la bibliothèque de Mirbeau, en 1919.
Expédiée de Kérisper, et non datée, selon la très mauvaise habitude de nos-
tre Octave, elle peut néanmoins être datée, approximativement, de la fin
février ou du début mars 1888. Mirbeau y remercie le poète de l’envoi de son
dernier volume, Le Bonheur, y exprime son admiration, un peu surprenante,
quoique qualifiée de « sincère et profonde », et annonce une missive plus
détaillée où il aura loisir de développer « les raisons critiques » que lui « suggè-
rent » les œuvres de son correspondant. Cette lettre ainsi promise, nous ne la
connaissons pas, et nous ignorons si elle a réellement existé. Le doute est per-
mis, car rien ne prédispose un écrivain du goût et de l’inspiration de Mirbeau
à admirer un poète en général, malgré quelques notables exceptions – « La
poésie n’a point mes préférences, avouera-t-il dans une interview par Charles
Vogel publiée dans le Gil Blas du 24 mai 1907. Je suis même d’avis que, le plus
souvent, on n’écrit en vers que parce qu’on ne sait pas écrire en prose, ou parce
qu’on n’a rien à dire » –, ni, en particulier, le genre de poésie prosaïque à pré-
tentions scientifiques et philosophiques, telle que la pratique Sully-Prudhomme
dans La Justice (1878) et Le Bonheur (1888), au risque de sacrifier la vis poetica
à l’idée qu’il entend exprimer. .
Il faut bien reconnaître que, au premier abord, l’inventio du Bonheur, publié
en 1888 chez Alphonse Lemerre, n’a rien de bien alléchant. Deux amoureux,
qui n’ont pas réussi à s’unir au cours de leur vie terrestre, Faustus et Stella, se
retrouvent, après leur mort, sur une planète qui comporte nombre d’ingrédi-
ents empruntés à la nôtre. Mais c’est en fait un mundus inversus qu’ils y décou-
vrent : la paix y règne, la méchanceté y est inconnue, les individus y sont libres
et ne connaissent aucune des souffrances morales et des douleurs physiques
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 139
soit devenu assez vite critique, tant pour ses ambitions philosophico-scien-
tifiques, par trop présomptueuses, que pour son prosaïsme, qui fait de lui un
poète médiocre parmi beaucoup d’autres, tout aussi médiocres, qui se situent
dans cette mortifère « moyenne » qu’il exècre10
. La lettre inédite de 1888 pourrait bien se situer, chronologiquement, au
milieu de cette évolution, à un moment où l’estime initiale – voire une certaine
admiration – commence à se lézarder.
Pierre MICHEL
* * *
NOTES
1
Avant 1888, on ne relève, sous la plume de Mirbeau, que deux mentions, plutôt favorables,
de Sully-Prudhomme, dont le nom est simplement cité parmi d’autres écrivains auxquels Mirbeau
reconnaît de la valeur : dans son article nécrologique sur Tourgueniev, en 1883, Sully-Prudhomme
fait partie de la quinzaine d’écrivains français, en voie de raréfaction, qui sont « comme des
phares » (Les Grimaces, 8 septembre 1883) ; et, en 1886, dans « Un crime d’amour », il est loué
d’avoir, avec Baudelaire, Huysmans et Bourget, fait entendre « le cri de désespérance universelle »
(Le Gaulois, 11 février 1886).
142 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
2
On peut rapprocher ce thème de celui de l’oratorio Lazare, d’Émile Zola, remarquablement
mois en musique par Alfred Bruneau.
3
Par exemple, « Le souci de savoir, que nul front fier n’élude » ; ou bien : « Comme avec la
douleur se fait la joie au ciel » ; ou encore : « Comme avec la douleur se fait la joie au ciel ». Et
quantité d’autres du même tonneau.
4
L’Aurore, 29 novembre 1899.
5
Octave Mirbeau, « Sur les académies », Le Journal, 12 janvier 1902 (Combats littéraires,
L’Âge d’Homme, 2006, p. 535.
6
Octave Mirbeau, « Bulletin de l’art », Le Journal, 29 décembre 1901 (article recueilli dans
Combats esthétiques, Séguier, 1993, tome II, pp. 312-315). ).
7
Berliner Tageblatt, 10 décembre 1907 (traduction de Wieland Grommes).
8
« M. René Ghil, poète biométrique et sully-prudhommesque », in « Merveilles de la science »,
Le Journal, 21 juin 1896 (Combats littéraires, p. 424).
9
Jean-François Raffaëlli et Paul Bourget ont vu également leur cote baisser gravement à ses
yeux, et Bourget est même devenu la cible préférée de Mirbeau, qui ne se pardonne décidément
pas certaines admirations passées. Sa ferveur pour Goncourt et pour Whistler s’est aussi atténuée
au fil des ans. En revanche, Alphonse Daudet, Émile Zola et Catulle Mendès, un temps vilipendés,
ont été rapidement réhabilités.
10
« La moyenne, c’est-à-dire ce qui flatte, ce qui caresse, ce qui réjouit l’âme bornée du public :
la moyenne, cet abominable niveau, placé entre ce qui est ni tout à fait bon ni tout à fait mauvais
et d’où personne ne peut tenter de sortir seulement la tête, sans être vilipendé ; la moyenne, cette
démocratie haineuse qui ne permet à aucune aristocratie de s’élever, à aucune supériorité de s’af-
firmer ; la moyenne qui tortura Delacroix, Millet, Corot. [...] Tout ce qui pense par soi-même, tout
ce qui vit, tout ce qui ressent, tout ce qui exprime des formes d’êtres et de choses vus à travers ses
rêves propres, tout cela n’existe pas. Pour conquérir le succès, il faut, au peintre comme au litté-
rateur, l’amour de la banalité compliquée, il doit avoir les qualités basses, et le vil esprit du vau-
deville, la tristesse pleurnicheuse de la romance » (« Le
Pillage », La France, 31 octobre 1884).
11
Poème paru chez Lemerre en 1888. Le cata-
logue des deux ventes de la bibliothèque de Mirbeau,
en 1919, ne mentionne pas ce volume. Peut-être tout
simplement parce qu’il n’a pas été relié et ne comporte
pas d’envoi autographe.
12
Mirbeau donne la même explication de son
retard dans des lettres à Paul Margueritte et à J.-H.
Rosny aîné, écrites au retour de ce même séjour pari-
sien de cinq jours (Correspondance générale, L’Age
d’Homme, 2003, t. I, p. 753 et p. 759).
13
Cette crainte d’être jugé impoli pourrait bien
impliquer que sa profession d’admiration est avant tout
une politesse.
14
Il n’est pas exclu, ici, que cette formule ne soit
pas pure politesse, car, à cette époque,
Mirbeau n’a à son actif qu’un seul roman, Le Calvaire,
et n’est pas un critique littéraire attitré. L’envoi d’un
poème philosophique n’en est donc que plus surpre-
nant et honorable.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 143
sa percée littéraire, n’ayant alors à son actif que trois très modestes romans –
Scorpion (1886), Chouchette (1888), Laura (1890) – et il entend bien promou-
voir son quatrième opus, La Confession d’un amant, qui vient de paraître chez
Alphonse Lemerre. Dans cet article, publié en Premier-Paris, il juge sans
aménité les réponses de ses jeunes confrères, où se combinent diversement
« combativité » et « indulgence », à l’enquête, très médiatisée, que Jules Huret
mène parallèlement dans L’Écho de Paris, concurrent du Gaulois, depuis le 3
mars précédent. Constatant la « déroute » de la jeune littérature en matière de
théâtre et de poésie lyrique, il affirme que, dans le domaine du roman, l’exis-
tence de quatre « chefs » à succès et à « clientèle », Zola, Maupassant, Bourget
et Loti, qui sont en réalité des « maîtres » sans « élèves », est en quelque sorte
l’arbre qui cache la forêt. S’ils venaient à disparaître en même temps, du jour
au lendemain, que resterait-il ? Rien ! Alors Marcel Prévost de proposer d’ouvrir
des « routes nouvelles » et de revivifier le roman par le « Romanesque », moins
« dans l’affabulation, qui importe peu », que « dans l’expression de la vie senti-
mentale ». Et il oppose cette voie à celle du « roman anti-romanesque, né de
la philosophie positiviste », qui a « la puérilité » de « nier l’existence de cette
région de l’âme, où se reflétaient si naturellement les imaginations de la dame
de Nohant » – c’est-à-dire George Sand, qu’il admire. Selon lui, « le
romanesque n’est qu’un mode de vision du réel, au même titre que le mode
positif » ; il n’est donc pas propre à une époque donnée, mais a toujours existé,
car « c’est l’une des orientations sous lesquelles on peut, éternellement envisager
la réalité ». Par bonheur, la philosophie de Taine, d’où sont également sorties
« l’école naturaliste » d’Émile Zola, et « l’école psychologique » de Paul Bourget,
« est tombée dans un discrédit profond parmi la jeunesse contemporaine qui
pense et qui cherche ». Dès lors, l’avenir est ouvert à « l’avènement prochain
d’un Romanesque moderne, qui fournira enfin des formules de vie, des réponses
intuitives aux questions amassées depuis vingt ans ». Par-dessus le marché,
ajoute-t-il pour renforcer la crédibilité de son pronostic, « le roman romanesque
est le seul qui puisse donner actuellement la sensation du nouveau ». C’est
pourquoi, à côté du roman naturaliste et du roman psychologique, destinés à
disparaître, il y a encore une chaise inoccupée, et c’est, bien évidemment, « le
roman romanesque » qui ne tardera pas à l’occuper…
Il y a, dans cet article d’autopromotion7, soutenu dès le lendemain par
Alexandre Dumas fils8, un aspect qui aurait pu être de nature à séduire Mir-
beau : le rejet du naturalisme et de la dérisoire psychologie au scalpel de Bour-
get, renvoyés dos à dos comme les deux faces d’une même philosophie
réductrice et mutilante, et jetés de conserve dans les poubelles de l’histoire lit-
téraire. Mais Mirbeau n’est pas dupe de ce positionnement tactique dans le
champ littéraire, et deux autres aspects ne peuvent que le hérisser. Tout
d’abord, la « réclame », comme on disait, pour désigner ce qu’on appelle
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 145
aujourd’hui la publicité, réclame d’autant plus digne de son mépris qu’elle est
grossièrement arrogante et recourt à des expressions aussi ronflantes que vides
(« formules de vie », « réponses intuitives aux questions amassées depuis vingt
ans »…). Ensuite, le retour à une espèce d’âge d’or du romanesque situé du
côté de Nohant, mais dûment aseptisé et débarrassé de l’anticonformisme et
du féminisme provocateur de la jeune George Sand, pas encore devenue « la
dame de Nohant », abusivement étiquetée symbole d’un idéalisme mensonger
et d’une littérature à l’eau de rose.
Dans sa réponse à l’enquête sur le roman romanesque, la critique que
Mirbeau adresse à Marcel Prévost est donc double. En le mettant sur le même
plan que Victor Vaissier et Géraudel, fabricants de pastilles et de savons et
champions de la réclame, il réduit son intervention dans le champ médiatique
à une vulgaire tentative publicitaire visant à accroître les ventes de sa produc-
tion mercantile, sans le moindre rapport avec une littérature digne de ce nom9.
En situant son idéal romanesque dans la continuité d’Octave Feuillet, il rabat
son caquet en lui montrant que son modèle, bien loin d’ouvrir « des routes
nouvelles », n’est en réalité qu’une resucée d’un sentimentalisme bien vieillot,
inodore et sans saveur, et ne fait qu’emprunter des chemins souventes fois par-
courus au fil des siècles. À la présomptueuse affirmation, par Marcel Prévost,
du renouvellement générique qu’il préconise et prétend illustrer, Mirbeau
oppose l’exemple de son jeune confrère J.-H. Rosny qui, lui, sans tambour ni
trompettes, a réellement ouvert des « routes
nouvelles », qui a dépassé la stérile opposi-
tion entre les « écoles » de Zola et de Bour-
get, et qui n’a garde de confondre « émotion
humaine » et sentimentalisme artificiel, «
pensée » et « trucs démodés ».
Quelques jours plus tard, dans une lettre
à Jules Huret où il entend atténuer certains
jugements et compléter son interview parue
le 22 avril, en vue de la publication en vol-
ume de son Enquête sur l’évolution littéraire,
il renouvellera sa virulente critique du
réclamisme et du mercantilisme de Marcel
Prévost : « Oui, mon cher ami, l’art doit être
socialiste, s’il veut être grand. Car, qu’est-ce
que cela nous fait les petites histoires
d’amour de M. Marcel Prévost, et ses petites
combinaisons ? Ce n’est plus rien, c’est de la
marchandise, comme des balles de coton,
des caques de harengs ; encore ces
Marcel Prévost
146 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
* * *
LE ROMAN ROMANESQUE
M. Octave Mirbeau
– Le roman romanesque ?
Mais M. Marcel. Prévost a trouvé là, il me semble, quelque chose de tout à
fait nouveau, un moyen de lançage de livre très ingénieux et qui devra lui valoir
l’admiration des éditeurs. Comme réclamiste14, M. Marcel Prévost me parait
avoir enfoncé les maîtres du genre, et ça n’était pas facile. Sa supériorité, à ce
point de vue, est incontestable. Ce petit manifeste peut éveiller la curiosité de
Vaissier frères15 et l’envie de notre grand Géraudel16, mais il ne regarde nulle-
ment la littérature. Ce qu’on en peut dire, c’est qu’il est probable que M. Marcel
Prévost vendra fort bien ses pastilles et débitera de même ses savons, car il a le
sens du queldentisme17. Ça vaut mieux que le talent.
Je ne connais pas les œuvres de M. Marcel Prévost18, j’aurais donc mauvaise
grâce à en parler. L’esthétique qu’il prône et l’idéal qu’il recommande ne me
donnent pas du tout le goût de les connaître. Dans cet ordre d’idées, George
Sand et Octave Feuillet me suffisent, et je doute que M. Marcel Prévost les fasse
oublier. Et puis, si j’osais, je donnerais à M. Marcel Prévost le conseil suivant.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 147
9
Par la suite, c’est Paul Bourget qui deviendra, à ses yeux, le symbole de l’industrialisme lit-
téraire, avec son exploitation éhontée de « l’adultère chrétien », qui excite la verve assassine de
notre polémiste. Voir surtout la série « Chez l’Illustre Écrivain », qui paraîtra à l’automne 1897
dans Le Journal.
10
Octave Mirbeau, Correspondance générale, L’Âge d’Homme, 2004, tome II, p. 409 ; Jules
Hure,t, Enquête sur l’évolution littéraire, Charpentier, 1891, p. 436.
11
L’expression de « bataille littéraire » a été empruntée à Philippe Gille, critique littéraire au
Figaro, par Alain Pagès, pour intituler son étude parue chez Séguier en 1989.
12
Nathalie Piégay-Gros, « Romanesque : l’enquête de 1891 », Acta Fabula, vol. 6, n° 3,
Automne 2005.
13
Ne pas même lire cette production littéraire est la forme suprême de ce mépris.
14
Dans son interview parue le 14 mai, Zola formulait le même diagnostic et notait, précau-
tionneusement, que Prévost « tirait un peu la couverture à lui ».
15
Victor Vaissier (1851-1923) était un industriel du savon originaire de Roubaix et qui se pré-
tendait prince du Congo. En 1883, il a rebaptisé l’entreprise familiale en Savonnerie du Congo
et a recouru à une intense publicité pour écouler ses cosmétiques. En 1892, il s’est fait construire,
à Tourcoing, un château de style vaguement oriental, parfois nommé Palais du Congo, et qui sera
démoli en 1929.
16
Auguste-Arthur Géraudel (1841-1906) était un pharmacien lorrain, de Sainte-Ménehould,
qui avait acquis une grande célébrité grâce à des pastilles promues efficacement par une publicité
à grande échelle.
17
Il s’agit d’un néologisme, constitué à partir du mot « dentisme » qui, dans le langage de
l’odontologie, désigne l’enchâssement d’une pierre dans une dent, ou le remplacement d’une
dent naturelle par une dent artificielle, en or par exem-
ple, histoire d’affirmer sa différence et de se faire avan-
tageusement remarquer.
18
Il est tout à fait possible que Mirbeau n’ait effec-
tivement pas lu les premiers romans de Prévost. Mais
il n’est tout de même pas exclu qu’il les ait parcourus,
ne serait-ce que pour s’en faire une idée, et qu’il n’af-
fecte son ignorance de ce type de littérature que pour
mieux afficher son mépris. Toujours est-il que le cata-
logue de la vente de sa bibliothèque, en 1919, ne
signale pas de livres de Marcel Prévost. Mais cela ne
prouve pas grand-chose, dans la mesure où seuls sont
alors mis en vente les beaux volumes, bien reliés et/ou
dûment dédicacés.
19
Roman de J.-H. Rosny, qui vient de paraître chez
Lemerre. Le personnage éponyme souhaite que son
meilleur ami, Hugues, prenne sa place, après sa mort,
auprès de sa femme Clotilde, dont il le sait amoureux.
20
Allusion ironique à un roman de Marcel Prévost
paru chez Lemerre en 1888, Chonchette. L’héroïne
éponyme a bien une amie très intime au couvent, mais
ses fiançailles la font revenir dans le droit chemin.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 149
Pour autant ce conte n’est pas totalement terra incognita. Car, avant que de
le découvrir sur Gallica, j’en connaissais au moins le titre, qui apparaît au
détour d’une longue lettre de l’admiratif Paul Hervieu, datée du 7 mars 1891,
soit le lendemain de sa publication. L’ami fidèle y exprime son émerveillement
devant ce conte dont je n’avais pas retrouvé la trace, faute d’indices, lorsque
je travaillais au tome II de la Correspondance générale : « C’est vous, mon cher
ami, qui avez écrit une nouvelle admirable avec votre “Petit cheval noir” ! Il y
avait là toute une des faces de votre magistral talent, qui secoue la conscience,
écarquille l’imagination, et laisse dans un long frisson de stupeur pensive. Je ne
relèverai pas vos prétentions à l’impuissance, après cette page-là3... » Et, de fait,
à un moment où Mirbeau est en crise, et pour longtemps, et se croit para-
doxalement frappé d’impuissance créatrice, c’est bien tout son génie qu’on y
retrouve, avec ce mélange rare d’émotion et de cocasserie, de réalisme et de
caricature, et une sorte d’expressionnisme qui flirte avec le fantastique et dont
Hervieu a ressenti l’effet puissant sur l’imagination.
Pour ceux qui connaissent les contes recueillis dans notre édition des Contes
cruels, ce qui frappe, au premier abord, c’est le nombre élevé d’ingrédients
que l’on retrouve quasiment à l’identique dans un autre conte, « La Folle »,
qui paraîtra l’année suivante, le 30 août 1892, dans L’Écho de Paris. Dans les
deux cas, la protagoniste est une vieille femme solitaire, veuve, marginale, fon-
cièrement différente de ses congénères et voisins, qui vit, à proximité des
Damps, sur une île de la Seine constituant pour elle un « repaire », dans une
misérable cabane entourée d’une végétation sauvage et foisonnante ; ces deux
misérables femmes, qui échangent, avec les mariniers, du poisson contre du
vin, passent pour folles parce qu’elles fuient les contacts, ne parlent qu’exces-
sivement peu, sont incapables d’expliquer l’étrangeté de leur comportement
et ne sont, par conséquent, comprises par personne ; toutes deux font peur,
parce qu’elles dérangent les habitudes et les traditions et menacent, par le fait
même, l’ordre établi, qui rassure par sa stabilité ; toutes deux sont des proies
désignées à la rapacité des prédateurs, tels les deux maires des communes con-
cernées, qui ont hâte de se débarrasser d’elles pour pouvoir s’emparer de leur
île pour une bouchée de pain ; toutes deux enfin sont les innocentes victimes
d’une organisation sociale oppressive et profondément inique, qui se préserve
grâce à l’alliance contre-nature entre l’aliénante religion ancestrale et une sci-
ence supposée progressiste, mais dévoyée pour servir les dominants, et incar-
née ici par le médecin qui interroge Francine. De la part de l’écrivain, les deux
contes témoignent tout à la fois de son ancrage territorial, de son désespoir
existentiel face à « l’éternelle douleur humaine » et de sa révolte impuissante
contre une société inhumaine, où les sans-voix et « les sans-dents », comme
dit l’autre, ne sont que des proies pour les nantis.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 151
proche d’une nature pas encore domptée par l’homme, et qui, par con-
séquent, est susceptible d’échapper à son contrôle et apparaît potentiellement
comme un « danger public ». La peur que suscite la sauvage, ou la sorcière,
s’accompagne d’une forme de révérence face à l’inconnu et au mystère de
son âme.
La confrontation de ces deux cas de vieilles femmes unanimement consid-
érées comme folles oblige le lecteur à s’interroger sur le concept même de
folie, décidément beaucoup trop commode pour être honnête. Certes, Mir-
beau n’a jamais prétendu qu’il n’existait pas d’individus complètement coupés
de la réalité et qui pourraient effectivement passer à juste titre pour fous, selon
l’expression la plus commune, et il a même souvent emmené ses lecteurs dans
des asiles où sont enfermés des fous méritant effectivement ce qualificatif sans
prétention à la scientificité. Il ne prétend pas non plus faire du fou le porteur
d’une véritable sagesse inversée, en prenant systématiquement le contre-pied
de tous les usages et de toutes les idées dominantes : il a trop le sens de la
contradiction inhérente à toutes choses et de l’infinie complexité de l’homme
pour se contenter d’un mundus inversus qui serait aussi mensonger que l’image
mystificatrice qui est donnée de l’ordre en place. S’il inquiète, c’est précisé-
ment parce qu’il refuse les rassurantes simplifications et nous montre, par
exemple, à travers le cas du père Pamphile, dans L’Abbé Jules, que le comble
de la folie peut, par certains côtés, apparaître paradoxalement comme le
comble de la sagesse. C’est très déstabilisant pour le lecteur, qui perd ses
repères et ne sait plus à quels critères se vouer.
Ce qui lui importe le plus, c’est de nous révéler l’innommable chaos de la
psyché humaine, où coexistent en permanence des pulsions contradictoires et
bien souvent irrationnelles, et pas seulement chez les individus étiquetés
« fous ». La prétendue rationalité des hommes bien formatés ne résiste pas
longtemps à une analyse critique un peu poussée et n’apparaît alors que
comme un vernis superficiel et trompeur, qui vise à créer une impression de
cohérence, lors même que l’individu, à l’instar de ce cas extrême qu’est l’abbé
Jules, est en permanence tiré à hue et à dia. Ce sont les abîmes de ces mystères
du psychisme humain qui font peur quand on en prend conscience et qui
poussent la plupart des humains à rejeter dans les culs de basse fosse de la
société la minorité de ceux qui dérangent parce qu’ils ne sont pas et ne se
comportent pas comme tout le monde.
Pierre MICHEL
* * *
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 153
A la pointe d’une petite île de la Seine, étroite, haute et touffue, située, non
loin du barrage, en amont de Brise-Joie4, s’élève, sur une éminence, que des
ronces hérissent, une cabane bâtie en planches disjointes et badigeonnées de
coaltar. Solitaire et sinistre, elle domine le fleuve, très large, à cet endroit, et
garde les défiIés des bras du Val-Richard5 et de Port-Nelles6, vigilante, hostile,
comme une cabane de gabelou. Mais son délabrement est tel qu’elle éloigne,
bien vite, toute idée de présence humaine. Pourtant, chaque nuit, à la même
heure, dans l’étrange silhouette d’ombre noire qu’elle découpe sur les clartés
ambiantes, on peut voir s’allumer une lumière, un œil rouge s’ouvrir, triangu-
laire et clignotant, que l’eau multiplie en mouvants reflets, et qui ne s’éteint
qu’au jour. C’est là qu’habite Francine Germaine. L’île s’appelle « l’ile à Ger-
maine », du nom dé celle qui en fut l’unique habitante, ou plutôt du nom de
son mari, Prosper Germaine, mort depuis longtemps, une sorte de sauvage à !a
tignasse rousse, à la poitrine nue et velue, aux mœurs de phoque, qui a laissé !e
souvenir d’un écumeur de rivière, assez effarant, bien qu’il soit impossible à
quiconque de justifier, par un fait certain, la terreur vague, maintenant légendaire,
que ce Germaine, moitié fauve et moitié poisson, inspira aux gens de Brise-Joie.
Germaine, qui ne justifia pas, une seule seconde de son existence, les
promesses de son prénom Prosper, mourut de façon tragique et mystérieuse.
Des pécheurs, un matin, le retronvèrent, le crâne fracassé, le corps haché de
coups, dans les roseaux de la rive. Comme sa vie n’intéressait que sa veuve, et
que sa veuve n’intéressait personne, on fit sur cette mort, pour la forme, une
brève enquête qui n’aboutit à rien, sinon à ceci, que Germaine s’était noyé,
dûment et congrûment noyé, aventure prévue et sans importance7. L’affaire
fut enterrée avec le cadavre, et Francine, après avoir, vainement, demandé jus-
tice, continua d’habiter la hutte, douloureuse, morne et seule.
Elle avait des allures bizarres, une sorte de beauté sauvage de bohémienne
qui lui avait attiré, d’abord, les désirs de quelques vieillards importants et
fatigués, à qui ne suffisaient plus, sans doute, les virginités rougeaudes et lour-
daudes, toujours pareilles, du pays8. Francine ne répondit a aucune de leurs
artificieuses avances, et elle s’enferma, dans son île, davantage, se cachant dès
qu’un canot rôdait autour de la rive et que se montrait un œil faunesque, entre
les feuilles. On la rencontrait aussi, très rarement, dans le bourg où, n’étant pas
de la contrée, elle ne connaissait personne, ne parlait à personne. Quand, par
hasard, elle y venait pour quelque indispensable achat, elle étonnait, toujours,
les gens avec ses yeux noirs, au regard fixe, ses cheveux noirs qui s’ébourif-
faient, autour de son front, ses mèches laineuses, son caraco noir qui serrait
son buste souple et lui faisait très pâle son visage d’étrangère, pâle d’une pâleur
inconnue qui s’ombrait de bistre dans les creux.
Comment et de quoi pouvait-elle vivre en cette cabane, ouverte à tous les
vents, pénétrable à toutes les brumes malsaines du fleuve, en cette sordide
cabane, dont les planches minces se fendaient, se pourrissaient chaque année
un peu plus ? Elle vécut, pourtant. Les années s’écoulèrent et Francine vieillit,
obstinée en sa solitude. Elle pêchait, cultivait un carré de pommes de terre sa
nourriture exclusive avec, quelquefois, du poisson, et récoltait, à l’automne,
un peu d’osier, qu’elle vendait aux vanniers du pays. On racontait aussi que,
toutes les nuits, elle allait accoster les trains de bateaux, échangeait, avec les
mariniers, du poisson contre un tonnelet de vin. Rentrée chez elle, à plat ventre
sur les guenilles qui lui servaient de lit, les lèvres collées en ventouse à la bonde
du tonnelet, dans la lueur trouble que répandait, autour d’elle, sur des objets
hideux, une veilleuse sans cesse allumée, elle buvait, buvait, ne s’interrompant
de boire, ne s’endormant qu’au jour, le cerveau et les membres vaincus par
l’ivresse. Elle se réveillait dans la matinée, tard, hagarde et vacillante. Après
avoir relevé ses lignes, tendues la veille, elle s’accroupissait, devant la porte,
parmi les épluchures de pommes de terre et les débris de poisson, et, là, le
menton soutenu par l’accotement de ses deux poings, la bouche remontée,
encore salie d’écume vineuse, elle restait, des heures et des heures, immobile,
à suivre d’un regard mort, à travers le lacis des branches riveraines, les lourds
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 155
porteurs, chargés de futailles, les lents chalands, bariolés, du touage, qui mon-
taient et descendaient le fleuve, tandis que, au-dessous d’elle, dans une petite
anse, son canot, l’ancien canot de pêche de son mari, amarré au tronc penché
d’un saule, se balançait, sur le clapotis léger de l’eau. Et tes herbes issaient9 de
partout, énormes et hautes ; les plantes, libres de croître, poussaient d’étranges
rameaux et de folles verdures ; les liserons, les lianes s’entrelaçaient aux arbres ;
une végétation formidable de jungle couvrait l’île, faisant à la morne créature
un inaccessible repaire de parfums violents et d’aériennes fleurs10.
Dès lors, il fut avéré que Francine était folle11et que, de la laisser libre, même
dans cette île d’où elle ne sortait presque jamais, cela perpétuait un danger
public. Le maire de Brise-Joie pensa qu’il fallait agir, suivant les normes admin-
istratives12, et sans retard. Accompagné du médecin, îl alla visiter Francine. Ils
la trouvèrent accroupie, comme de coutume, devant sa porte. À leur approche,
des oiseaux qui, près de la folle, picoraient des graines s’envolèrent enrayés et
s’éparpillèrent, bruits d’ailes et cris sonores, dans les feuilles, alentour. Le
médecin examina la pauvre Francine qui, passive et lointaine, n’opposa aucune
résistance. Il lui tâta le pouls, lui massa le crâne ; d’un coup de pouce brutal,
il lui souleva les paupières et lui renversa les globes des yeux. Ces préliminaires
terminés, il commença de l’interroger.
— Croyez-vous en Dieu13 ?
Francine ne répondit pas.
— Avez-vous mal à la tête ?... Avez-vous de l’appétit ?
Francine ne répondit pas. Elle paraissait d’une tristesse infinie et ses yeux
étaient étrangement fixes, des yeux où le regard semblait mort. Dans ses
cheveux, aux mèches feutrées, étaient piquées des brindilles d’herbe sèche et
des feuilles de saule. ElIe demeura, sans un geste, le menton levé, les bras pen-
dant le long de ses jupes en loques et boueuses. Le médecin reprit :
— Voyez-vous des chats noirs14 dans vos rêves ?
Francine ne répondit pas.
— D’où êtes-vous ? Pourquoi ne parlez-vous pas ?... À quoi pensez-vous ?...
Avez-vous eu des enfants ?
Il hocha la tête et, tout à coup, il poussa deux cris aigus.
— Hi !... hi !...
Et comme Francine n’avait pas bougé, il recommença plusieurs fois l’ex-
périence et, en lui palpant l’épigastre, il demanda :
— Quand je crie « Hi ! hi ! », qu’est-ce que vous ressentez là ?
Francine ne répondit pas. Elle était de pierre15. Et elle regardait le neuve,
où, sur la surface bleue, des remous dessinaient de grands cercles blanchâtres.
Bien que les deux rustres n’eussent rien vu dans la nuit de cette âme, dans
cette nuit habitée, peut-être, des cygnes et des anges ; bien qu’ils ne compris-
sent rien à ce que les fous ont, en eux, de mystérieux, de sacré et de divin, ils
156 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
se retirèrent, en proie à un malaise vague, dominés par une double, par une
obscure impression de respect et de crainte. Quand ils furent partis, de branche
en branche, de feuille en feuille, les oiseaux revinrent voleter et chanter près
de la folle, camarades.
Le lendemain, Francine se présenta chez le maire. Elle avait, misérable et
caricaturale Ophélie16, orné ses cheveux rudes de fleurs sauvages; une guir-
lande de chèvrefeuille traînait sur les guenilles de son jupon.
— Je viens pour le cheval, dit-elle d’une voix saccadée.
Et, ayant dit cela, elle resta, sans un mouvement, le regard fixe, les membres
raides. pareille à quelque idole barbare.
— Quel cheval ? fit le maire, inquiet de cette attitude. Car, depuis que per-
sonne ne doutait plus que Francine ne fût folle, une terreur venait d’elle,
comme, autrefois, de son mari. Elle répondit, très brève.
— Le cheval noir !... Vous souvenez pas ?
— Mais quel cheval noir ? répéta le maire, qui se recula, effrayé de l’hallu-
cinante immobilité qu’avait Francine, de la fixité de ses prunelles et de la
déconcertante ironie de ses fleurs.
— Vous souvenez pas du petit cheval noir… du petit cheval noir que vous
m’avez donné à garder ?
— Moi ?... grimaça le maire.
— Oui…
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 157
Francine s’en alla, sans rien dire, la tête basse. Des gamins la reconduisirent
jusqu’à son canot en la huant, en lui jetant des pierres.
Huit jours après, elle revint.
— C’est pour le cheval, dit-elle. Vous vous souvenez... le petit cheval noir ?
— Encore, s’exclama le maire.
— Il est parti ! Ça n’est pas de ma faute. Des mariniers sont venus avec de
grands avirons. Ils m’ont battue, et ils ont emporté le petit cheval noir.
Des larmes coulèrent de ses yeux et suivirent les rigoles de ses joues, pâles
d’une pâleur terreuse.
— Ils ont emporté le petit cheval noir, reprit-elle. Et, depuis, toutes les nuits,
je le vois, le petit cheval noir, qui remorque les bateaux des mariniers, à la
nage… Pauvre petit cheval noir !... Dans l’eau jusqu’à mi-corps, il se démène
avec ses jambes de devant, il se démène, et il tire, il tire !... Ça fait peine !… Il
n’avance pas vite, petit et faible, comme il est, et sa queue qui bat l’eau, remue
de gros bouillons d’écume... Je n’aime pas voir ses yeux… Oui, ses yeux me font
peur… L’un est rouge, l’autre vert, et ils brillent, tous les deux, dans la nuit, ils
brillent comme des lampes d’église… Et il souffle, par les naseaux, il souffle des
bouffées de fumée, si épaisses qu’elles cachent le ciel. Ah ! que c’est triste !... Je
l’ai appelé de la rive : « Hé, Petit noir ! Petit noir ! » Mais il ne m’a pas entendue.
Il se plaint pourtant… il pleure… Oh ! comme il pleure !.... Ça se répond d’une
rive à l’autre, d’un coteau à l’autre, d’une écluse à l’autre, ça emplit toute la val-
lée et toute la nuit !.. « Hé, Petit noir ! Petit noir ! » Il ne m’entend pas, et il tire,
il tire !... Il ne m’entend pas !... C’est un grand malheur !...
Elle se tut, étonnée, épuisée d’avoir tant parlé.
Le maire réfléchissait au moyen qu’il fallait prendre pour se débarrasser au
plus vite d’une folle aussi authentique et qui était si triste. Il pensait :
— Un fou drôle, qui gambade, danse et fait des grimaces, amuse les gens,
eh ! mon Dieu, dans nos petits pays où les gens n’ont point tant de distractions,
ça peut se tolérer… Mais des fous comme cette Francine, qui ont toujours l’air
sombre, avec qui on ne peut jamais rire, ça n’est pas régalant pour la com-
mune… Et puis Francine, une fois enfermée, je pourrais acheter l’île pour rien21.
II ne la rudoya pas, affecta même d’endormir sa démence.
— Retournez chez vous, dit-il doucement… Nous allons voir ça !... Nous
allons le faire rentrer, le petit cheval noir.
— Vous écoutera peut-être pas, non plus, soupira Francine… C’est un grand
malheur !
— Si, si, il m’écoutera… Il me connaît bien, n’est-ce pas ?... Retournez dans
votre île.
Et il la reconduisit jusqu’à la porte de la rue, en la rassurant par de bonnes
paroles.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 159
Elle se mit à courir, à bondir, le long de la rive, fouilla, sous la voûte des
arbres, les anses où l’ombre s’accumulait examina le fleuve, au loin, tout blanc
de lune.
— Mon canot !... Mon canot !...
Et, à ce cri, poussé d’une voix implorante, le cri de la sirène, rapproché,
répondit, un cri maintenant strident, qui s’accompagnait d’un sourd halètement
de souffrance.
— C’est lui !... Le voilà !… C’est mon petit cheval noir !...
Il apparut bientôt sur la rivière, noire silhouette, que trouaient des feux,
rouge et vert. Francine héla :
— Attends-moi. Arrête-toi, Petit noir !... Je t’en prie. Arrête-toi.
Cabré sur l’eau, la croupe enfoncée dans un bouillonnement d’écume, il
avançait avec peine, avec lenteur, traînant une longue suite de chalands, noirs
aussi, séparés l’un de l’autre par des alternances de clarté vive. Et la fumée qui
montait au-dessus de lui s’échevelait dans l’air, se tordait, éparse et fouettante,
comme une crinière.
Francine regarda encore une fois le fleuve, et, avec une rage soudaine,
arrachant son caraco, son jupon, et criant :
— Attends-moi… Je viens… Petit noir, attends-moi.
Elle tendit ses bras en avant et se jeta à l’eau.
Elle eut d’abord à lutter contre le courant, très rapide au bord de l’île, et
qui l’entraînait. Mais elle était vigoureuse. Sa vigueur se doublait de toutes les
énergies d’une résolution farouche. En quelques brasses, elle eut vite franchi
les passages dangereux. Une fois dans les eaux calmes, elle nagea vers le cheval
en mouvements souples et aisés. Sous la lune, sa tête ébouriffée semblait un
paquet d’herbes, s’en allant à la dérive. Le remorqueur s’était tu. On n’en-
tendait plus que le souffle régulier de sa machine, un tapotement sourd qui se
mêlait au bruit de î’eau hachée par les aubes de la roue. Francine, de temps
eu temps, criait :
— Attends-moi !... Arrête-toi !.... Petit noir !... Hé ! Petit noir !... C’est
moi !... Je viens. Arrête.
Elle l’atteignit bientôt, surprise de le trouver si haut. Une chaîne pendait du
bordage ; Francine la saisit, et se laissa traîner, le torse hors du fleuve, les jambes
collées contre les rudes parois de la carène.
— Pourquoi es-tu parti ? disait-elle. Reviens… Je suis là… Ne me recon-
nais-tu pas ?... Oh ! comme tu es gros !... Tu ne m’entends pas ?... Arrête-toi…
Et pourquoi me déchires-tu la peau avec ton ventre ?... Tu me fais mal… Mais
comme tu es devenu gros !...
Un jet de vapeur l’aveugla. Francine lâcha la corde, étourdie.
— Oh ! fit-eIIe… Mon Dieu !...
Elle heurta de la tête, puis des pieds contre les flancs du remorqueur ; et,
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 161
Certes, Mirbeau ne s’attardait pas davantage sur Le Christ aux outrages, mais
il mentionnait la toile – sans préciser toutefois son titre – dans le compte rendu
d’un Salon où elle n’était pas même exposée, et en louait la qualité artistique,
surpassant le modeste « décidément c’est pas trop mal » qu’espérait Saint-Pol-
Roux.
Cette quatrième lettre confirme donc, s’il en était besoin, combien Mirbeau
fut attentif aux artistes et écrivains de la génération symboliste, toujours prêt à
les soutenir et à les signaler au public à condition qu’ils eussent du talent. Elle
témoigne aussi de la confiante sympathie qui s’était installée entre le poète et
le romancier après l’aventure odéonienne, et qui devait durer – même si
aucune lettre ultérieure n’a été retrouvée à ce jour – au moins jusqu’en 1909.
Mikaël LUGAN
* * *
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 165
J’avais mon fils sur les bras constamment, il n’était heureux qu’avec son papa,
et j’étais son esclave joyeux. Il est en nourrice depuis quatre jours.
Je cours à la poste sans avoir temps de me relire.
Fraternellement
Saintpolroux
63, rue de la Goutte d’or
Claudel vient de terminer un drame : LA VILLE15.
NOTES
1
Date fournie par Saint-Pol-Roux en marge du dernier feuillet.
2
Le Salon de l’Union libérale des artistes français fut inauguré le 20 avril 1892 au Palais des
Arts libéraux.
3
Le titre complet de cette toile, que nous n’avons pu localiser et dont nous n’avons pas trouvé
de reproduction, est : La Procession des archers de Machelen.
4
La phrase exacte qui justifiait le refus de la toile aurait été, prononcée peut-être par Jean
Béraud : « Vous seriez le Ravachol du Champ de Mars ». Une telle métaphore accusatrice, dans
la bouche d’un officiel, ne pouvait déplaire à Saint-Pol-Roux, collaborateur à cette époque de
L’En-dehors de Zo d’Axa.
5
Albert Besnard (1849-1934).
6
Le roi Léopold II avait remarqué Le Christ aux outrages au Salon de Bruxelles en 1890 et
s’était fait présenter l’artiste.
7
Antoinette Deshoulières (1634 ou 1638-1694), auteure d’idylles et de « bergeries », et
notamment d’un poème « Les Moutons », qui connut quelque succès.
8
Joseph Bouchardy (1810-1870), auteur de mélodrames riches en rebondissements et en
assassins de tous genres.
9
La dernière lettre de Saint-Pol-Roux datait du 21 mars 1892 ; aucune lettre de Mirbeau à
Saint-Pol-Roux n’a encore été retrouvée.
10
Camille Mauclair (1872-1945) était alors très proche de Saint-Pol-Roux, dont il soutenait
les théories ; il avait notamment joué un rôle actif dans croisade odéonienne.
11
Nous ignorons si Mirbeau assista à la conférence de Mauclair sur Maeterlinck le 30 avril.
Saint-Pol-Roux en fit un compte rendu dans le Mercure de France de juin 1892.
12
Mirbeau devait visiter le Salon du Champ de Mars pour son article du Figaro.
13
Saint-Pol-Roux avait rencontré Amélie Bélorgey, jeune couturière montmartroise, l’année
précédente. Le couple n’officialisa sa situation que le 5 février 1903, à la mairie du XIe arrondis-
sement. Octave Mirbeau fut l’un des témoins du poète. Voir à ce sujet « Mirbeau témoin de
Saint-Pol-Roux », in Cahiers Octave Mirbeau, n° 18, 2011, p. 183.
14
Cœcilian, premier fils du poète, naquit le 9 avril 1892.
15
Le drame de Claudel ne paraîtra qu’au début de l’année suivante, sans nom d’auteur, à la
Librairie de l’Art indépendant.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 167
À cette date, son état de santé interdit bien entendu de faire appel à
Mirbeau – peut-être doit-on à cet égard considérer son vote pour Sous Verdun,
de Maurice Genevoix, comme son dernier geste artistique.
Reste qu’on peut fantasmer sur la manifestation avortée de 1906, réunissant
les œuvres de trois artistes qui doivent à Mirbeau une révélation critique
durable. Le comité de soutien évoqué par Geffroy dans sa lettre frappe par son
unité… et sa diversité : un promoteur de la paix et de l’arbitrage international,
Paul d’Estournelles de Constant, futur Prix Nobel de la paix, ami de Monet et
de Rodin ; un sculpteur, Pierre Roche, de son vrai nom Fernand Massignon
(1855-1922), défenseur de l’art social, et en quête d’une expression artistique
complète ; un chimiste ami de Renan, Marcellin Berthelot (1827-1907) ; un
romancier en vue, compagnon de route des socialistes, Anatole France ; et
Octave Mirbeau.
Bref, des politiques, des hommes de lettres et des artistes, intellectuels férus
de collections, d’art et de philosophie orientale, à des titres divers, et au
quotidien, des amis fréquentant les mêmes cercles, Rodin et Monet, et se
retrouvant volontiers dans les sphères politiques voisines de celle de
Clemenceau, et, pour certains, dans les milieux dreyfusards. Mais la diversité
n’est pas exclue de ce cercle d’intellectuels, puisque les penseurs ayant quelque
sympathie socialiste (France, Geffroy, Carrière) côtoient l’anarchiste Mirbeau,
cependant que l’annexion politique d’un artiste comme Rodin ne va pas de
soi. Cette grande mixité eut-elle raison de la faisabilité de l’exposition ? Ou
doit-on invoquer le tiède enthousiasme des artistes eux-mêmes ?
Samuel LAIR
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 169
* * *
Documents
Un peu à la manière d’un Léon Bloy – quoique sur un autre registre, mais La
Jeunesse ne déplore-t-il pas de « faire figure de mendiant », dans l’une des
lettres de 1910 ? – la ressource de l’égocentrisme poussé à l’excès donne chair
à une sorte de personnage aveuglé par son Moi, ivre de soi, et si bien possédé
par sa mégalomanie qu’il en constitue la convaincante représentation d’un
individu façonné jusqu’à l’absurde par son rejet de la société – quand bien
même il aspire à se voir gratifié par ses honneurs les moins contestés. Car le
paradoxe est que la Légion arrive à point nommé pour récompenser les mérites
d’un antisocial : « [M]oi je suis un solitaire, on me mangera vivant. J’ai besoin
de ça. Ne m’écrivez pas : agissez ». Et plus loin, dans un autre courrier : « Mais
je m’amuse aigrement de faire figure de mendiant ! Ce n’est pas mon genre ».
Pour le dire vite, Mirbeau se laisse peut-être séduire par l’enflure d’un person-
nage qui, à force de vide, prend sa réelle valeur dans l’espace inédit d’une
sorte de délire artistique et libertaire. La Jeunesse, moderne Matamore, selon
Mirbeau, « entouré […] de gens qui ne vous aiment pas, qui vous détestent et
qui tâchent à faire avorter en vous les merveilleux dons que vous avez », s’est
constitué une raison et une manière d’être de bouc émissaire – raisons affec-
tives pour susciter la défense de Mirbeau – et une façon d’incommunicabilité
particulière à son caractère antisocial – raisons intellectuelles sur quoi se fonde
l’élan d’adhésion de Mirbeau.
Mirbeau empereur
La Légion d’Honneur couronnant les vertus d’un solitaire, d’un révolté, voici
un argumentaire qui, certes, ne dut pas déplaire à Mirbeau ! À cette logique
des contraires n’est pas étrangère la réceptivité de La Jeunesse à une figure his-
torique, Napoléon, en qui se concilient deux aspects a priori incompatibles,
comme le résume Pierre Michel : « Anarchisme et bonapartisme apparaissent,
une nouvelle fois, comme les deux faces d’une même aspiration à s’extirper de
la boue et à se dépasser, d’un même dégoût face à un monde décidément trop
mesquin et invivable pour les âmes nobles. » L’Imitation de notre maître
Napoléon, hommage consacré par La Jeunesse à l’empereur et paru chez
Fasquelle en décembre 1896, dont Mirbeau rendra compte élogieusement
dans Le Journal du 31 janvier 1897, donne la mesure de cette fascination exer-
cée sur La Jeunesse. Fidèle à son genre d’admiration, la reconnaissance de ce
dernier à l’endroit de l’anarchiste Mirbeau s’exerce déjà en termes de respect
militaire face à une figure césarienne à la fois crainte et révérée. « Cohorte »,
« commandement d’armées », « escadron triomphal » sont les termes décalés
d’une syntaxe de stratège en terrain ennemi, selon une dérisoire mise en scène
du culte du chef, en la personne du maître Mirbeau. Trois ans auparavant, le
ravissement où l’attitude de Mirbeau jetait La Jeunesse se déclinait en signes
172 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
de dévotion face à une figure sacrée : « Maintenant je laisse faire aux Dieux et
aux Saints – dont vous êtes ! », qui aurait néanmoins fait l’objet d’un processus
de sécularisation, puisque transformée en une transcendance désacralisée, aux
yeux de La Jeunesse, qui voit « la Providence laïque que vous étiez ».
Posture du légionnaire
* * *
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 173
[7 mai 1910]
Merci de grand cœur, mon bien cher Maître et ami. Mais il ne s’agit pas de
me recommander au ministre : il s’agit de me proposer… et de triompher. Je
n’ai que vous et je ne me suis adressé qu’à vous. C’est à vous seul que j’ai
envoyé mon curriculum vitae et quand je parle de désir, c’est bien « désir »
que je veux dire. Je n’ai jamais été candidat – et ne le serai jamais. Je puis
demander à un maître pour lequel j’ai un culte unique, à un maître de
m’obtenir une distinction (ou tout au moins je le crois), mais je ne demanderai
jamais rien officiellement. C’est Lintilhac1 qui m’a collé les palmes de force et
c’est Gaston Leroux2 qui m’a eu la rosette violette en trois heures pour me faire
une farce. La croix c’est autre chose. Et il y a les directeurs de journaux.
En ce qui touche la Grande Chancellerie, vous savez, mieux que moi,
qu’elle est la dernière à connaître de ces choses et qu’elle ne pourrait me
décorer directement que si j’avais perdu un pied à Inkermann et deux ou trois
bras à la Bérésina. Je vous ai seulement dit que le général Florentin3 avait de la
sympathie pour moi et il me semblait amusant et touchant qu’il eût demandé
un dossier dont il n’existait pas – et pour cause – une ligne. Je ne veux pas vous
ennuyer plus longtemps : voici la quatrième lettre, depuis quinze jours, dont
je vous harcèle. Je ne me suis jamais tant occupé de moi ! Je veux seulement
que vous sachiez que c’est à vous, et à vous seul, que je m’adresse, en mon
admiration tyrannique et ma foi sûre, que vous aurez tout l’honneur de cet…
honneur et que ce sera un désir de vous qui inspirera – peut-être – aux pou-
voirs publics un de ces gestes spontanés qui retardent la séparation de la lit-
térature et de l’État. Et si, dans tout vos dévoûments, dans toute votre activité,
je vous demande un effort, j’ai tant de joie à imaginer que vous vous occupez
de moi, qu’il ne faut pas trop m’en vouloir.
Sachez-moi de cœur
Votre Ernest La Jeunesse
Samedi soir, 7 mai 1910
III
[11 juillet 1913]
Mon bien cher Maître et ami,
Je vous félicite de tout mon cœur, de votre élévation11 – si vous pouviez
être élevé à une dignité – vous qui êtes toute dignité – qui, sous Napoléon,
donnait le commandement d’une cohorte – et vous commandez des armées.
C’est à raison de ça et sans passer par la voie hiérarchique que je m’adresse à
V. E. Il y a trois ans vous avez bien voulu vous occuper de moi. Depuis, vous
m’avez un peu plaqué – excusez-moi de vous parler ainsi, j’en suis navré moi-
même, et vous m’avez contenté de formules de politesse ministérielle. Eh bien !
mon cher Maître, voici le drame. Après l’escadron triomphal qui vous a suivi
dans l’honneur, un bruit s’est répandu que des gens avaient été arrêtés à la
porte de l’hôtel de la Chancellerie. J’en étais. C’est impossible, puisque je
n’avais pas été proposé, puisque je ne fais pas partie de la Société des gens de
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 175
IV
[Août ou septembre 1897]
Mon cher ami,
Encore que je goûte en vos articles l’âpre senteur des sources de Luchon12
et des montagnes empressées à borner de leur brun votre aimable horizon (ah !
ce sont des vers libres), je suis cependant seul, sans mers et sans montagnes où
m’ennuyer, parmi des visages qu’hélas je connais trop et que pendant la ges-
tation dont je fuis la victoire presque expiatoire j’appris à mépriser, à ignorer
aussi. Il paraît aujourd’hui que le docteur Pelet13 est mort : une partie de canot,
mais ce nécrologue qui s’appelait la Marquise de Sévigné étant morte – pour
sa gloire – nous n’aurons pas le récit anecdotique et, après tout, Pelet est peut-
être encore vivant14 – et nous n’avons qu’à remiser notre éloquence. Mes arti-
cles ne passent toujours pas. Il fait chaud, j’ai été malade, je vais partir, je ne
pars pas, je ne fais rien et j’ai déjeuné hier samedi avec Lorrain, bateaux-
mouches, Rachilde et Mlle Read à la clé. Je ne trouve plus de livres pour me
donner une illusion, j’ai jeté bas ma bibliothèque aujourd’hui. Ça m’a fait
découvrir un tas de bouquins que je ne savais pas posséder et que j’ignorais
absolument. D’autres m’échappèrent, et ça le fait deux mètres cubes de vol-
umes dans ma chambre que je dois creuser, détruire, réédifier, et qui me for-
cent à terminer cette lettre et à vous envoyer, avant courriers de notre
invitation, mes sentiments les plus rares et les plus ardents, ainsi qu’à Mme
Mirbeau.
Votre Ernest La Jeunesse
Dimanche
Je vais peut-être aller chez Allais, enfin !
Voici longtemps que je suis loin de vous : je ne travaille pas, j’ai été malade, et
je suis triste d’un tas d’ennuis, de mufleries, de lettres anonymes, etc. Même
je me ressaisis parmi tout ça et je me retrouve plus ferme malgré ma tendresse
liquide. J’ai terminé votre Napoléon16. Où vous l’envoyer ? Car j’espère que
vous allez nous revenir. Mes hommages les plus sincères à Mme Mirbeau et
croyez-moi en toute affection votre
Ernest La Jeunesse
Lundi
NOTES
1
Eugène Lintilhac (1854-1920), journaliste, professeur de rhétorique, historien du théâtre,
fut un grand promoteur du mouvement du Félibrige.
2
Auteur de romans policiers empreints de fantastique (Le Mystère de la chambre jaune, 1908),
Gaston Leroux (1868-1927) avait une formation d’avocat, ce qui lui permit de plaider notamment
durant la période des attentats anarchistes.
3
Georges-Auguste Florentin (1836-1922), général de division français, fut gouverneur militaire
de Paris en 1900. Il est l’inventeur d’un type de canon, le canon Florentin. Lors de l’affaire des
fiches, son intégrité permit de mettre à jour l’identité des coupables. Grand chancelier de la
Légion d’Honneur, il a à ce titre la charge de tout ce qui touche aux décorations en France.
4
Cette lettre vient vraisemblablement après celle en date du 7 mai 1910, puisque La Jeunesse
y manifeste une forme de contentement face à l’avancée de son dossier.
5
Gaston Doumergue (1863-1937) fut président de la République française de 1924 à 1931.
Président du Conseil pour la première fois en 1913, il est Ministre des Beaux-Arts, du 4 janvier
1908 au 3 novembre 1910, soit vraisemblablement à la date où La Jeunesse écrit cette lettre à
Mirbeau, qui a pu en effet rencontrer le successeur d’Aristide Briand.
6
Peut-être à l’occasion de la première de La Fleur merveilleuse, pièce en quatre actes et en
vers de Miguel Zamacoïs (1866-1955), le 23 mai 1910, ou alors à l’occasion de la commémora-
tion Pierre Corneille, le 6 juin, d’où les deux dates proposées.
7
Rappelons que Courteline, qui a reçu la croix en 1899, parrainera La Jeunesse qui sera
promu chevalier de la Légion d’Honneur, le 30 juillet 1914, soit la veille de la déclaration de
guerre.
8
Faut-il entendre par là que Courteline – qui sera fait officier de la Légion d’Honneur en
1921, et deux autres dramaturges, Pierre Weber (1869-1942) et Pierre Wolff (1865-1944) sont
intervenus auprès de Mirbeau pour que ce dernier soutienne leur candidature ? C’est probable,
d’après la présentation qu’en fait La Jeunesse.
9
Écrivain, journaliste, homme politique, Étienne Lamy (1845-1919) fut élu à l’Académie Fran-
çaise en 1905, par vingt et une voix, contre douze à Maurice Barrès.
10
René Doumic (1860-1937), élu en 1909, clôture ici une belle série d’académiciens globa-
lement contemporains : Henri Lavedan (1859-1940) fut élu en 1898, Frédéric Masson (1847-
1923) en 1903, Maurice Donnay (1859-1945) en 1907, Barrès (1862-1923) en 1906, René
Doumic (1860-1937) en 1909. On comprend qu’en alignant cette ligne d’Immortels, le vœu de
La Jeunesse soit qu’un peu de leur grandeur retombe sur lui…
11
Le terme revêt ici la valeur d’une énigme : de quelle forme d’élévation s’agit-il ? Pierre
Michel écarte de toute évidence l’hypothèse d’une décoration accordée à Mirbeau, et les archives
de la Légion d’Honneur ne signalent qu’un seul Mirbeau, né en 1892 et prénommé Pierre Charles
Léon. On peut en revanche imaginer que les critiques favorables à Dingo, paru en mai 1913,
178 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
AUTOMATIC MIRBEAU
Cher ami,
Madame Mirbeau me fait savoir la triste nouvelle de la mort d’Octave
Mirbeau survenue ce matin.
Si tu veux, nous irions tous deux dans la matinée voir Mme Mirbeau.
Fais-moi savoir si cela t’est possible par un mot que je recevrai demain
matin (si tu n’es pas chez toi en ce moment).
Affectueusement à toi,
Gustave Geffroy 2
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 183
De cette invitation à saluer la veuve, tout autant qu’à rendre une dernière
visite au grand écrivain sur son lit de mort, nous reste la belle évocation de
Mirbeau mort, « les yeux clos, le visage calme, commençant le grand voyage de
l’éternité » qui ouvre l’hommage de La Dépêche.
On comprend mieux, à cette date fatidique de février 1917, comment la
tragédie nationale et celle qui voit la perte d’un ami très proche ont pu s’en-
trecroiser dans l’esprit de Geffroy, qui, comme tout un chacun, s’abandonne
en partie à la lassitude générée par quelque trente mois de conflit… Les deux
événements y trouvent à coup sûr des résonances similaires, convulsives, sus-
citant un même pessimisme, singulièrement dur à assumer pour celui qui
cherche à soulager la tristesse de certains de ses amis, comme Claude Monet
Lucien Descaves, ou André Antoine, angoissés par le sort de leurs fils respectifs
envoyés sur le front.
Ce que tait en revanche Geffroy, c’est la dimension conflictuelle des trac-
tations intenses qui débuteront dès les obsèques de Mirbeau, et relatives à la
succession de celui-ci à l’Académie Goncourt. Par-delà la mort, le grand
polémiste continue à susciter tensions et crispations, comme en témoignera
Jean Ajalbert :
C’est derrière le convoi de Mirbeau que Descaves avait attaqué Geffroy sur le chapitre
de la succession :
– Il faudrait penser…
– Il y a le temps…
– Non… Il faut frapper le coup tout de suite… Un grand nom pour le public…
– Qui ?
– Courteline…
– Nous ne sommes pas là pour ratifier les engouements du public… Moi, je
vote pour Ajalbert.
– Oui, certainement, plus tard,
Ajalbert…3
Au plus fort de la lutte d’influ-
ences, une fois n’est pas coutume,
Geffroy, ironiste d’un jour, ira
jusqu’à faire preuve de cynisme
afin de mettre en avant les
chances de son poulain.
Prosopopéen, il donne la parole à
Mirbeau, afin de rassurer son can-
didat, Jean Ajalbert – qui sera élu,
de haute lutte.
184 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
* * *
OCTAVE MIRBEAU
Je l’ai vu étendu, pour son dernier sommeil, les yeux clos, le visage calme,
commençant le grand voyage de l’éternité. Autour de lui, rien n’était changé.
Les tableaux qu’il aimait montraient sur les murailles les images de la vie, des
paysages de Claude Monet, des fleurs de Cézanne, des paysannes de Pissarro,
un torse de fillette au visage rieur, de Renoir… Sur les meubles et sur les socles,
des statuettes surgissaient avec des gestes de tristesse et de regret, des mouve-
ments de marche et de départ. Dans un angle obscur, le buste en marbre blanc
de Mirbeau, sculpté par Rodin, semblait regarder Mirbeau mort, et tous deux
avaient la même immobilité réfléchie. Le lendemain, on allait emporter et con-
fier à la l’abîme de la terre ce qui restait de cet homme qui avait vécu si ardem-
ment, et toutes ces œuvres qui avaient entouré son dernier jour garderaient
leur aspect fixé et immuable.
Pour ceux qui ont été les amis de Mirbeau et qui lui ont dit ici leur adieu,
ces œuvres des artistes qu’il a aimés et défendus, conserveront dans leur
mémoire cet arrangement suprême autour de son lit funèbre. C’est désormais
le décor de son tombeau, et le souvenir de l’écrivain qui les a célébrées restera
vivant autour d’elles. S’il y a une immortalité sur notre planète ravagée par les
cataclysmes de la nature et par les convulsions de l’humanité, il sera juste que
le nom de Mirbeau subsiste dans l’esprit des générations futures lorsqu’elles
contempleront ces œuvres décrites par sa plume savante, commentées par son
enthousiasme. L’admiration mérite de survivre, comme les créations qui l’ont
suscitée. Une grande partie des pages que laisse Mirbeau a été consacrée à
des apologies d’artistes, à la célébration de talents et de génies que l’on voit
en ce moment monter vers la gloire. L’avenir devra lui tenir compte de sa pre-
science, qui s’est si souvent exercée avec une force si magnifique.
186 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Les dons qui étaient en lui ne s’étaient pas moins manifestés dans ses
romans du début et dans les livres qui les suivirent, et qui n’étaient plus des
romans, mais des pamphlets sociaux, de libres voyages à travers le monde civil-
isé, auquel il ne ménageait pas ses critiques, ses diatribes, ses invectives. Si l’on
observe le parcours de sa carrière d’écrivain, on le trouve au début le conteur
des Lettres de ma chaumière, où le réalisme net, précis, coupant, s’apparente
à celui de Maupassant, mais avec un sentiment déjà plus tragique, plus
douloureux. Il y a toujours chez Maupassant une sorte d’indifférence, de tran-
quillité, même lorsque son observation révèle quelque aspect terrible des fatal-
ités de la vie. C’est un droit pour l’écrivain de dominer ainsi son sujet, si son
art est assez grand pour nous suggérer la signification profonde des êtres.
Maupassant ne parvient pas toujours à cette complète maîtrise, mais il suffit
qu’il s’en soit emparé pour mériter son renom littéraire. Mirbeau, lui, donne
la liberté à son sarcasme et à son indignation, et cette manière qui lui était
naturelle, et qui s’aperçoit dans les Lettres de ma chaumière, prend toute son
ampleur dramatique avec Le Calvaire, qui est un livre d’une rare sensibilité,
d’une analyse poussée jusqu’à la souffrance. Malgré la perfection de la forme,
la sauvage éloquence de la plainte, ce n’était pourtant que le début de
romancier de Mirbeau. Si la frénésie l’emporte devant le cas morbide de L’Abbé
Jules, il faut classer comme un chef-d’œuvre la triste et trop véridique histoire
de Sébastien Roch, victime de l’éducation qui lui a été imposée, et victime
aussi de l’impur jésuite qui a sali et détruit son existence d’enfant et de jeune
homme.
Avec Le Jardin des supplices, où l’imagination tourmentée et exaspérée de
l’écrivain atteint des bas-fonds d’horreur dont il n’y a peut-être pas d’exemples
en littérature (il y en a dans l’art, de Jan Luyken à Goya), Mirbeau quitte le
roman pour adopter une forme de livre où il trouvait l’emploi de ses pages de
journaliste, conçues d’ailleurs en vue de sujets définis et d’ensembles raisonnés.
Il en est ainsi avec Le Journal d’une femme de chambre, où quelques pages
véritablement excessives ne doivent pas faire oublier l’extraordinaire acuité de
l’observation. Il en est ainsi avec La 628-E8, qui sont comme des « Reisebilder »
où l’ironie féroce alterne avec l’ironie joyeuse. Il en est ainsi avec Dingo, où
Mirbeau, tout en décrivant les faits et gestes de son chien, lui a prêté son âme
inquiète et douloureuse révoltée par tant de vilenies et d’iniquités.
Tous ces livres, que je puis seulement indiquer, constituent à leur auteur
une physionomie particulière, infiniment originale, qui prendra place dans
l’histoire de la littérature française, bien que les critiques académiques se
refusent même à nommer celui qui possédait un art si étrange et si varié, une
langue si ferme et irréprochable. « Je suis un caricaturiste, et l’on n’aime pas la
caricature », me disait un jour Mirbeau à propos des piécettes de théâtre telles
que L’Épidémie. Soit, ce fut un caricaturiste, mais d’une espèce spéciale, qu’il
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 187
a créée lui-même, de par son tempérament. Il est évident qu’il n’a pas la bon-
homie puissante de Daumier, et je cherche à quel déformateur français il pour-
rait être comparé. Il y a chez lui du cauchemar à la Goya et de la verve cruelle
à la Swift. Il n’a pas vécu assez longtemps pour produire d’autres œuvres, mais
il a tout de même, par Les affaires sont les affaires, prouvé qu’il pouvait disci-
pliner son talent jusqu’à lui donner une parenté avec les allures de notre théâtre
classique.
Toute cette œuvre du disparu d’hier sera certainement examinée, commen-
tée par la savante critique de demain, qui naîtra des événements et qui fera le
bilan de l’esprit français. Cette critique ne devra pas négliger la dernière page
écrite par Mirbeau et qui vient d’être publiée comme son Testament. Qui ne
voudrait lui tenir compte de ces déclarations émouvantes : « Malgré que mes
forces soient usées, je ne puis me résigner à disparaître sans avoir offert, à ceux
qui voudront m’entendre, mes derniers pensées. C’est pour moi le moyen d’ac-
complir mon suprême devoir envers mon pays… Deux dangers nous guettent,
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 188
TROISIÈME PARTIE
TÉMOIGNAGES
RÉDEMPTION,
OU LA « FOLIE DU TOUJOURS MIEUX »
Pour un théâtre de « l’exagération » ?
Pour donner vie, saisir et situer dans l’espace ces êtres frappant nos
rudesses intérieures, il faut savoir quitter un réel qui ne fait que plastronner
ou exhiber la carapace d’individus, pour descendre au plus profond de soi et
gravir les marches qui conduisent à l’intérieur du cri. Pour atteindre à cette
vertu de l’art, il ne s’agit pas de provoquer, d’incendier volontairement, mais
d’enfreindre, de violer le secret, pour approcher un feu qui brûle au fond du
personnage, « sentir, voir et comprendre », enseignera Lucian à son ami
Georges.
En un mot, il s’agit de subir le coup de « l’exagération », tout comme le
peintre (Mirbeau s’inspire de Van Gogh) qui, voyant les larves humaines
croupir au bas de son pic, veut tendre à l’œuvre parfaite. Il fera jaillir ce coup
de l’expressivité, toujours tentée, jamais atteinte et qui, au terme, le conduira
à la démence et, du désarroi pathétique, au suicide. Fort heureusement
d’autres artistes, Monet, Pissarro, Rodin, révélés, éperonnés par le critique
Mirbeau, ont pu exorciser l’angoisse et se contenir aux frontières de leur génie.
Tout l’œuvre d’un Lucian dans Rédemption (ou Lucien de Dans le ciel) consis-
tera à accéder à cet inatteignable !
Quel courage ne faut-il pas à l’artiste
pour happer cette vérité qui engage
sur le fil de la désespérance, voire de
la folie ? C’est pourtant bien dans
cette direction qu’il nous faut délier
les énergies d’une filiation, d’une
écoute à l’œuvre mirbellienne, à une
nature qui « dans sa disharmonie »
détient toutes les clés de l’équilibre et
de la beauté.
Mettre en scène Rédemption, c’est
assurer la mise en abîme de cette
« exagération », certes positive, et qui
ne doit aboutir qu’à une torride et
effroyable déflagration des âmes. Car,
derrière la terrible et dure affliction,
se dévoile une incommensurable
humanité, qui aspire dès à présent à
un monde inconnu. Clairvoyantes,
ces âmes ne se satisfont plus des
éclats d’un quotidien, fût-il drôle ou
sinistre, qui restreint leurs
Alice, par Antoine Juliens
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 193
L’œuvre mirbellienne invite à une chute réelle dans les abysses. Les per-
sonnages y semblent égarés pour toujours, bridés pour pousser un cri à la
Munch, laissant délibérément leur gosier grand ouvert afin que chacun
entende et voie selon son ressenti. Voir ou ne pas voir, être ou ne pas être…
là est le questionnement de l’oratorio théâtral et la raison d’une descente dans
les âmes. La voix qui s’en échappe ne serait, pour Mirbeau, qu’un pérenne et
inassouvi cri d’amour envolé, un paradis entrevu et à jamais perdu. Or, au
contraire, ce qui se pressent, derrière cette “catastrophe”, est la présence
proche, insondable, d’une lumière encore impénétrable, tant l’homme rompt,
trahit le lien vrai, se corrompt à tout ce qu’il côtoie. Certes, son théâtre
manifeste qu’une acceptation de l’autre est difficile… non pas de l’autre, mais
de soi, de par sa nature qui ne semble pas, jamais, vouloir s’accorder à l’u-
nivers qui l’entoure et dans lequel il puise sa substance et patauge en ignorant,
par égoïsme ou avidité. Ainsi, ce bien tant cherché et toujours bafoué, cette
beauté inaccessible et si palpable, versent inévitablement dans le scatologique,
le fanatisme, la perversion… ainsi est l’homme, selon Mirbeau, qui aspire tant
à devenir autre.
Cette exagération vient de l’éternel « recommencé », où l’homme poussera
encore et toujours sa pierre vers la cime ou le « pic » improbable de la
montagne, sans comprendre que, derrière, il y a le vide et que, entre la pierre
et la chute vertigineuse qu’il craint et fuit, il y a toujours et encore lui qui
pousse et résiste… Jamais ne trouvera-t-il un instant de paix ? Sera-t-il toujours
aussi puissant pour anéantir ce qu’il y a de bon, de bien et de simple en lui ?…
La voie de la perversion soulagerait-elle un inconfort d’être ? Et cette beauté,
cet absolu tant cherché par Lucian, dans Rédemption comme dans Dans le
ciel, ne seraient-ils justement à récolter qu’au terme de la dépravation testée ?
D’où le cri intérieur, immense, terrible, et qui grandit jusqu’à éclabousser les
âmes de tous ses personnages, en parfait irrespect des codes de la décence.
Mme de Staël écrit, dans De l’Allemagne, que « l’on donne trop d’avantages
aux caractères arides et froids quand on leur présente la sensibilité comme une
maladie, tandis que c’est de toutes les facultés morales la plus énergique,
puisqu’elle donne le désir et la puissance de se dévouer aux autres ». Je trouve
que ces mots s’appliquent parfaitement à un écrivain tel qu’Octave Mirbeau,
qui est avant tout « un homme sensible », à l’instar du personnage de son conte
éponyme. Georges, héros tragique du roman Dans le ciel, avoue quant à lui
être né « avec le don fatal de sentir vivement, de sentir jusqu’à la douleur,
jusqu’au ridicule ». Or, comment mieux définir la sensibilité, sinon à travers
cette évocation de l’intensité dans le sentir ? Souvent confondue avec la sen-
siblerie, la sensibilité est au contraire la capacité d’un être de sortir de lui-même
et de s’ouvrir au monde. Dans une société où toute forme de sensibilité est
exclue, c’est l’individualisme qui règne en maître.
Si Mirbeau est un révolté, c’est avant tout parce qu’il sent avec une intensité
hors du commun. Il sait comprendre la beauté d’une œuvre d’art, mais aussi
celle de la nature et des animaux. Doté d’une forte empathie pour la souffrance
d’autrui, il ne supporte pas de voir des êtres plus faibles écrasés par un système
social impitoyable. Le dévouement aux autres est constant durant toute sa vie,
qu’il s’agisse des laissés-pour-compte de la société capitaliste naissante, des
enfants, des animaux, ou de toute autre victime d’une injustice, comme cela
a été le cas pour le capitaine Dreyfus. En d’autres termes, Mirbeau est tout sauf
un indifférent.
J’ai toujours cru que l’intuition peut mener aux plus belles rencontres, aux
coïncidences porteuses de sens. Ma rencontre avec Mirbeau a été une question
d’intuition et de passion. Moi-même j’ai toujours été hypersensible, passionnée
d’art et de beauté sous toutes ses formes, révoltée, mais néanmoins pessimiste,
et j’ai trouvé chez Mirbeau une source intarissable d’inspiration. Dès lors,
étudier son œuvre m’est apparu comme une évidence. En réalité, j’aurais très
bien pu ne jamais entendre parler de Mirbeau. Cela aurait même été tout à
fait logique, car, au fond, rien ne me prédisposait à cette « rencontre » littéraire.
Je suis née au Brésil, dans la grande ville de São Paulo, où la place de la littéra-
ture française est assez limitée, et jusqu’à l’âge de dix ans je ne parlais pas le
198 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
français. Cependant, après avoir vécu une année à Grenoble avec mes parents,
puis avoir poursuivi ma scolarité au lycée français de São Paulo, je suis arrivée
à Paris à l’âge de 18 ans pour suivre une prépa littéraire au lycée Condorcet.
Je ne connaissais pas encore Mirbeau à cette époque et, lorsque j’ai trouvé un
studio, rue de Prony, je ne savais pas que j’allais devenir – avec plus d’un siècle
d’intervalle – pratiquement la voisine de Judith Vinmer.
Comme Jean Mintié, je vivais à cette époque une expérience similaire à
celle que Mirbeau décrit dans Le Calvaire. Fascinée par la beauté, je découvrais
que, derrière une plastique de rêve et un raffinement des manières, peut se
cacher une laideur sans nom. L’ambivalence de toutes choses m’apparaissait
alors avec une clarté foudroyante et je passais de l’idéalisme adolescent au
début de l’âge de raison. J’étais en première année de Master de littérature à
la Sorbonne, en train de faire un mémoire sur Barbey d’Aurevilly. En cours,
M. Pierre Glaudes analysait les mécanismes de la passion et cela me captivait.
Pourquoi aime-t-on ? Pourquoi telle personne et non une autre ? Pourquoi,
même, en sachant que l’autre n’est pas celui que nous croyions, continuons-
nous d’être subjugués par une image qu’on sait trompeuse ? Je voulais com-
prendre ce qui se passe dans la tête d’un individu pourtant lucide à ce moment
où tout bascule. Cela m’a donné envie d’approfondir cette question en
deuxième année de Master et mon sujet de mémoire a été l’étude de la passion
dans La Femme et le pantin de Pierre Louÿs, Sapho d’Alphonse Daudet et Le
Calvaire de Mirbeau. Ce dernier a été pour moi une véritable révélation, car
tout ce que j’avais vécu y était décrit.
À la fin de l’année scolaire j’ai compris que je ne voulais pas quitter l’univers
mirbellien ; au contraire, je voulais l’explorer davantage. J’ai pris alors la déci-
sion de faire un Doctorat sur l’ensemble de son œuvre. Le choix du sujet n’a
pas été difficile à trouver et très vite je me suis décidée à étudier « la représen-
tation des femmes dans l’univers romanesque et théâtral de Mirbeau ». En effet,
je me suis toujours considérée comme une féministe et la condition des
femmes est une question qui me tient à cœur.
En lisant les œuvres complètes de Mirbeau, j’ai été fascinée par la richesse
de son imagination et la puissance de son écriture. J’ai aussi été frappée de
trouver sous sa plume une évocation réaliste de différents aspects de la société
dans laquelle j’ai grandi. L’exemple le plus frappant est celui du Journal d’une
femme de chambre. Alors qu’en France la situation des domestiques a consi-
dérablement évolué depuis la fin du XIXe siècle, au Brésil elle est très proche
de celle décrite par Mirbeau. En effet, les « employées domestiques », comme
on les appelle là-bas, habitent souvent chez leurs employeurs et on les retrouve
aussi bien dans les classes aisées que dans l’immense classe moyenne. La
domestique est presque un membre de la famille au Brésil et c’est aussi une
figure centrale dans la culture populaire, qui apparaît dans pratiquement toutes
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 199
Lisa SUAREZ
Docteur ès Lettres,
(Paris-Sorbonne, février 2016)
202 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
jette et délimite. Car s’il l’a élu parmi d’autres, ce texte-là, c’est selon toute
vraisemblance parce que celui-ci trouve écho en lui, exerce sur lui une influ-
ence profonde, prégnante, débusque en lui nombre de points d’ancrage sen-
sibles qu’il souhaite faire partager et adopter par le public potentiel en direction
duquel il va travailler.
Les diverses procédures d’adaptation et la stratégie narrative mises en
œuvre reflèteront, par voie de conséquence, outre celles de l’auteur, inscrites
en filigrane dans son texte, les convictions et points de vue personnels de
l’adaptateur, son appréhension subjective du monde fictionnel dessiné par le
développement du texte, ses ressentis émotionnels et/ou esthétiques, tant sur
le plan du contenu (la structure profonde, « le fond », le signifié) que sur celui
du contenant (la structure de surface, « la forme » esthétique mûrement choisie
pour le déroulement de la partition spectaculaire, le signifiant).
Il ne saurait en aucune manière y avoir, pour adapter un texte non destiné
à la scène, de recettes « dramaturgiques » préétablies, dûment recensées et
étiquetées, de technique infaillible qui aurait en toutes époques et tous lieux
su faire ses preuves et serait désormais « incontournable » – comme on dit stu-
pidement, par automatisme langagier à la mode. Il y faut, sans le moindre
doute, avant toute autre qualité ou talent, une subtile connaissance et aper-
ception de la scène théâtrale et des effets le plus souvent intangibles (illocu-
toires, perlocutoires, performatifs) que cette scène exerce, en feed-back, sur le
public qui s’est assemblé dans le theatron avec l’intention de focaliser sur la
boîte scénique ses regards, son écoute, sa meilleure attention. L’énonciation
in vivo et in situ d’un texte par des acteurs en direction d’une assemblée de
spectateurs n’entretient que de vagues et brumeux rapports avec la lecture
muette, en solitaire, de ce même texte. La lecture individuelle, pratiquée par
un sujet autonome libre de son temps et de son comportement, permet en
effet l’arrêt sur telle ou telle portion de texte, le retour en arrière, la réflexion
sur tel ou tel mot ou passage, l’analyse ; la représen-
tation, de son côté, s’offre comme un flux perma-
nent, ininterrompu, qui n’autorise que rarement de
semblables stases ou retours réflexifs. La scène est
émettrice et médiatrice d’émotions et perceptions
qui sont indissolublement liées à la présence vivante
du public dans le lieu théâtral – ce lieu où les spec-
tateurs (spectare : regarder, contempler) ont libre-
ment choisi de prendre place pour suivre des yeux
et écouter de tout leur corps sensible une fable
dorénavant « concrétisée », relatée par des individus
de chair, d’os et de parole, les acteurs, lesquels
déclenchent immanquablement un impact esthé-
sique diffus ou direct, souvent inattendu, sur eux.
204 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
alité toute fraîche de l’aube des années 2000. Mon équipe et moi-même avions
à l’époque souhaité représenter ce spectacle, qui se déroule en huis-clos, dans
le lieu même de l’action relatée, à savoir la salle du conseil municipal des
mairies : les réticences et fins de non-recevoir furent, bien sûr, nombreuses, et
nous avons dû, à contre-cœur, nous replier sur des lieux de représentation plus
conventionnels. Mais Mirbeau se trouvait, quoi qu’il en fût, en plein cœur du
débat houleux sur la prophylaxie et le manque évident de rigueur quant aux
contrôles exercés par les autorités compétentes sur l’industrie alimentaire, ainsi
que sur la représentativité et fiabilité de nos gens de pouvoir locaux. Nombre
de répliques et d’attitudes faisaient infailliblement mouche, déclenchant un
rire libérateur. J’ai récemment procédé à d’autres réajustements du texte de
cette pièce, dans la perspective de sa représentation, avec une nouvelle
équipe, en 2017, dans le cadre de la commémoration du centenaire de la mort
de l’auteur : les comédiens ayant changé, les âges n’étant plus les mêmes, ni
le contexte politique et économique, j’ai réadapté certains passages de la ver-
sion antérieure et greffé quelques allusions actuelles, tout en conservant la sit-
uation étouffante de huis clos de la pièce d’origine ainsi, bien entendu, que
les répliques les plus cinglantes-sanglantes.
Dans la perspective de cette commémoration, je me suis également attelé,
à fin de lecture publique en médiathèque ou bibliothèque ou autres lieux, à
l’adaptation de Mémoire pour un avocat. Ici, changement de procédure. Dans
ce récit, la matière textuelle est une longue lettre, sorte de confession intime
revendicative, envoyée par un homme marié à son avocat. Ce mari y expose,
un peu en vrac, sans relations de continuité apparentes, les multiples raisons
pour lesquelles, au fil des jours, des épreuves et contraintes négatives rencon-
trées au cours de la relation matrimoniale, il a pris la ferme décision de divorcer
de sa jeune épouse, dont l’étroitesse d’esprit et la mesquinerie comptable se
situent à des lieues de ses propres centres d’intérêt. Ici, la narration est
prépondérante, avec descriptions de tel paysage, de tel lieu intérieur (train,
chambre d’hôtel), tel contexte précis d’énonciation. Pour ce qui est de ces
coordonnées spatio-temporelles, assimilables aux didascalies ou indications
scéniques figurant de ci de là dans un texte dramatique, la solution théâtrale
consistera à avoir recours à une scénographie mobile facile à déplacer,
astucieuse, capable de suggérer, avec un nombre limité et fonctionnel de
changements d’éléments de décor, les contextes matériels et spatio-temporels
de situation d’énonciation de telle ou telle portion de texte. Afin d’échapper
à l’éventuelle monotonie liée à la rédaction ou (re)lecture de cette lettre par le
seul mari, j’ai imaginé la présence sur scène de l’avocat dans son cabinet de
travail, ainsi qu’une répartition équilibrée de la parole entre ces deux instances,
mari et avocat, ce dernier se faisant l’écho en quelque sorte « officiel » et
irréversible des plaintes et récriminations du premier. Ajout d’un personnage
scénique, donc, qui ne figure pas en tant qu’actant dans le texte d’origine. Les
206 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
instants dialogués entre l’homme et son épouse sont directement issus du texte
de Mirbeau, avec, quand le besoin s’en fait sentir, un rafraîchissement du
discours d’origine, qui pourrait parfois sonner de manière désuète pour des
oreilles contemporaines. Le découpage en séquences, en instants saillants et
prégnants, tantôt relatés par le mari ou l’avocat, tantôt vécus en flash back par
le mari et sa femme, selon la dramaturgie dite « du fragment », permet de
rendre compte des phases essentielles et déterminantes du parcours existentiel
chaotique du couple, jusqu’à la décision de séparation de la part de l’homme.
Lors de ces lectures publiques, qui ne pourront véritablement faire théâtre
que dans la mesure où les lecteurs s’investiront entièrement dans leur fonction
de passeurs de la parole de l’auteur et parviendront à trouver les modulations
et inflexions de voix capables de rendre compte des traits spécifiques et autres
idiosyncrasies des personnages, point n’est besoin d’avoir recours à quelque
scénographie que ce soit. Les didascalies précisant le contexte d’énonciation
peuvent fort bien être lues, d’une voix blanche, par un narrateur-auteur légère-
ment en retrait. Pendant de telles lectures dépouillées d’artifices décoratifs, qui
apparaissent souvent comme autant de « béquilles » pour soutenir l’énoncia-
tion, les auditeurs, non sollicités par des éléments parasites extérieurs au con-
tenu même du texte, peuvent laisser libre cours à leur imaginaire et « boire »
plus amplement les paroles proférées par les comédiens-énonciateurs. Un
exemple remarquable, exemplaire, d’une telle lecture en « espace (quasi)
vide » a été fourni il y a quelques saisons par l’inimitable et talentueux comé-
dien Serge Merlin lorsqu’il s’est attelé à l’adaptation d’un texte acerbe de
Thomas Bernhard intitulé Extinction (Auslöschung). Une simple table, un verre
d’eau, le manuscrit ouvert sur la table, un halo de lumière autour de celle-ci,
tout le talent vocal et expressif d’un homme de théâtre d’une immense sensi-
bilité, il n’en fallait pas davantage – mais c’est énorme, comme pourrait le dire
Luchini – pour fasciner le public
Transformer un texte narratif en un texte dramatique est une aventure pas-
sionnante. Adopter, adapter, faire partager selon une balistique et des procé-
dures propres à l’ouverture d’esprit et au « feeling » du metteur en œuvre, qui
se devra de facto d’avoir une pratique – ou du moins une fine connaissance –
de la scène : telles sont, me semble-t-il, les conditions sine qua non pour une
adaptation efficiente, qui puisse réellement porter ses fruits et donner envie
au spectateur ou auditeur de partir à la découverte d’un auteur sous ses mul-
tiples facettes. On peut « faire théâtre de tout », proclamait l’un de nos plus
grands hommes de théâtre, Antoine Vitez. Ceci demeure pertinent, à condition
d’être extrêmement réceptif à l’art du théâtre, d’en connaître les meilleures
règles du jeu, tout en donnant à ces règles, précisément, ce « jeu » qui fait
toute l’infinie richesse d’une œuvre non forclose sur elle-même.
Bernard MARTIN
Professeur retraité en Études théâtrales à l’Université Paris 8-St Denis
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 207
C’est par hasard que l’œuvre théâtrale d’Octave Mirbeau est entrée dans
ma vie. Mais existe-t-il réellement des hasards ? Je ne crois pas. J’étais à la
recherche d’une œuvre théâtrale contenant à la fois peu de personnages, beau-
coup d’humour, une certaine part de cynisme, une intelligence forte et sans
concession et un engagement profond. Un ami comédien me dit alors de lire
les Farces et moralités d’Octave Mirbeau, auteur que je connaissais déjà pour
avoir défendu mon écrivain fétiche lorsque j’avais quinze ans, Émile Zola
(durant l’affaire Dreyfus), mais
également pour avoir introduit
l’œuvre d’Auguste Rodin et de
Camille Claudel. Les petites
pièces contenues dans les
Farces et moralités me firent
l’effet d’un renouvellement,
d’un éclairage nouveau et vrai-
ment dynamitant pour mon
travail de scène. Je me rappelle
avoir tellement ri à la lecture
de ces petites pièces : dans le
métro, chez moi, durant mes
pauses déjeuner. Ce rire prove-
nait de la capacité d’Octave
Mirbeau à insérer dans ces
textes – pourtant durs parfois,
sans concessions – un recul
nécessaire pour dégager du
rire, seule possibilité alors de
rendre intelligibles les situa-
tions tellement grotesques qu’il
décrivait.
Mais à la fois, accompag-
nant le rire, il y avait la prise de
208 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Patrice SOW
Metteur en scène
Théâtre de la Pirogue, Vincennes
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 209
QUATRIÈME PARTIE
BIBLIOGRAPHIE
• Les Mauvais bergers, Société Octave Mirbeau, Février 2016, 225 pages
( et ) ; 8 € (à commander à la Société Mirbeau). Préface et notes de Pierre
Michel.
Les éditions Nada, fondées en 2013 et de sensibilité libertaire, ont vocation
à publier des textes en lien avec l’émancipation des opprimés et les contre-
cultures en général. C’est donc en toute logique que la tragédie prolétarienne
Les Mauvais bergers d’Octave Mirbeau est rééditée par leurs soins1.
Cette pièce, première grande œuvre dramatique de Mirbeau à être montée
(créée au Théâtre de la Renaissance le 15 décembre 1897 et publiée en
volume en mars 1898, chez Charpentier-Fasquelle) est d’une actualité
frappante. Au delà de la lutte des classes et de l’oppression des salariés, qui se
donne à voir de manière réaliste et sans détours, la pièce met en scène la
manipulation des foules. Mirbeau insiste sur
l’importance de la culture pour la liberté de
l’individu (l’idée d’une « bibliothèque
ouvrière » et d’un droit à la beauté est même
avancée par le personnage principal, le
révolutionnaire Jean Roule). Dans le monde
qui est le nôtre, où l’individu est écrasé par
le pouvoir économique, mais aussi
manipulé en permanence par la télévision,
la publicité et les réseaux sociaux, cette
pièce a donc plus que jamais sa place. Elle
rappelle que pour être libre, l’homme a
besoin de culture et d’élévation spirituelle.
La préface de Pierre Michel – d’une
grande finesse et riche en détails historiques
et biographiques – analyse le double
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 211
territoire hostile. C’est le prix à payer pour les rêves stupides de son père,
probablement le personnage le plus réussi du roman.
Un deuxième pas dans sa descente aux enfers viendra lorsqu’il sentira les
conséquences des différences sociales. Rien de ce que son père lui aura préparé
ne lui servira dans ce nouveau contexte, car il lui est impossible d’occulter son
absence de distinction, sa nature de parvenu, ses manières de campagnard.
Ce sont là de nouvelles souffrances pour un enfant de quatorze ans.
Le système d’enseignement représente également un obstacle qui
l’empêche tout bonnement d’être heureux : rien n’a de sens pour lui, mais il
n’a pas le choix, il doit suivre l’enseignement des jésuites.
Encore plus grave sera la sublimation de sa conscience religieuse. Le garçon,
perdu, se rapproche du prêtre chargé de son éducation morale.
Paradoxalement, ce même prêtre abuse du garçon, en provoquant ainsi en lui
un fort dégoût sexuel qu’il surmontera seulement la veille de son départ à la
guerre.
Mais il devra encore faire face à une autre absurdité : les chimères de la
classe politique et de l’armée l’amènent à participer à la guerre franco-
prussienne. Il se retrouve ainsi entraîné dans une situation historique qui lui
est tout à fait étrangère et qui causera sa destruction définitive.
Famille, position sociale, système éducatif, sexualité, pouvoir politique et
militaire, cinq éléments qui provoquent la destruction du personnage. Certains
de ces éléments sont censés encourager l’individualité des êtres humains, leur
fournir les outils nécessaires pour bâtir leur personnalité et promouvoir le
bonheur que toute personne mérite. Néanmoins, dans ce roman, ils
deviennent des éléments de dégradation et de destruction. Tel est l’implacable
message accusateur que ce roman nous transmet, et qui pourra, dorénavant,
atteindre le public espagnol, grâce à Francisco Gil Craviotto, qui est un ami
proche depuis de longues années et qui m’a, il y a deux ans, accordé la primeur
de sa traduction encore inédite. J’ai été enthousiasmé : la rigueur, la précision,
la subtilité des nuances, ainsi que le travail de documentation, font que cette
traduction mérite une reconnaissance publique.
Il se trouve, de surcroît, qu’elle arrive fort à propos, au moment où vient
d’éclater, à Grenade, où nous habitons tous les deux, un grand scandale, connu
dans les médias sous le nom d’« affaire Romanones » : un jeune homme a
dénoncé les abus sexuels infligés pendant longtemps par un groupe de prêtres.
Depuis, l’affaire a été portée en justice et le Vatican a convoqué l’archevêque
pour exiger des explications. Lequel a dû son tour présenter des excuses au
cours d’une messe dominicale à la cathédrale, d’une façon ignoblement
histrionique. Mais l’enquête n’avance pas et l’on soupçonne l’existence de
pressions visant à étouffer l’affaire. Grenade est une ville apathique qui a besoin
d’un coup de fouet à sa conscience collective pour mettre un terme aux abus
214 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
sexuels commis par des prêtres sur les jeunes, et cette publication en est un.
En cette époque troublée, il est inacceptable que le clergé corrompe des
adolescents sans défense face à son autorité morale et pédagogique. S’il y eut
un temps où cette pratique resta dans l’ombre, il est aujourd’hui révolu et, de
nous jours, la réalité ne peut plus être ignorée. Le livre de Mirbeau traduit par
Gil Craviotto est un élément essentiel pour dénoncer la réalité et exiger des
solutions.
Alberto Granados
LIVRES NUMÉRIQUES :
II
Dans le deuxième chapitre, « The Seer », Ziegler traite d’un seul roman,
Dans le ciel, livre transitionnel entre le détournement de Mirbeau de l’orien-
tation des romans semi-autobiographiques vers le passé, où l’individu est écrasé
par la machine sociale, et le démantèlement du roman conventionnel. Les trois
premiers romans présentent une aspiration vers une transcendance qui se
définit en opposition avec une religion institutionnalisée, où les protagonistes
sont en désaccord avec eux-mêmes. Si la tendance verticale – vers le ciel – ne
disparaît pas pour autant de l’univers symbolique des artistes du roman, l’ob-
jectif n’est plus Dieu, mais l’art. Ziegler parle d’une « aesthetic of liminality » –
l’artiste s’y situe dans un abyme du vertige –, où l’art participe du sacré, et où
l’artiste essaie de traduire ses mystères, sans pourtant pouvoir y accéder (86).
Dans le troisième chapitre, « The Stranger », Ziegler étudie Le Jardin des
supplices et Le Journal d’une femme de chambre, tous les deux représentant
l’écrivain à la croisée des chemins, où il a cependant déjà pris une décision.
Ziegler décrit ce Mirbeau-là en palinodiste qui, pour répondre à ses critiques,
reconnaît ouvertement, non seulement ses changements politiques, moraux et
esthétiques, mais aussi ses efforts pour se refaire du tout au tout. La transcen-
dance comme perte de soi dans le divin est remplacée ici par la dissolution
mystique de l’individu dans le monde matériel (Le Jardin) et dans le monde
social (Le Journal). Dans Le Jardin des supplices, Ziegler identifie cette ouverture
vers le monde dans la rupture du « skin ego », une projection au sens psych-
analytique, où la pulsion de mort s’extériorise et s’exprime littéralement dans
l’action d’écorcher (103). Le Journal d’une femme de chambre offre une autre
façon d’effectuer ce passage, de tester la réalité incertaine au-delà du moi,
même au risque de se tromper, au moyen du
fétiche, objet transitionnel.
Ziegler brille dans son analyse des trois
derniers romans dans le dernier chapitre, « The
Brother ». A partir des 21 jours d’un
neurasthénique, si les cibles sont les mêmes, le
ton change de fond en comble. Sa critique
mord toujours, mais Mirbeau y ajoute une
bonne dose d’humour enjoué. Et, au lieu de
fuir la société des hommes pour aller vivre sur
une montagne comme Roger Fresselou, les nar-
rateurs des derniers romans iront à leur rencon-
tre. A la place du « je » d’une seule optique
narrative, il offre une multiplicité de voix que
seul le voyage et l’expulsion hors de soi rendent
possible, car s’arrêter équivaut à se pétrifier,
pétrification incarnée par la statue, la pierre
tombale ou tout simplement la crasse. La
224 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
préoccupation des derniers romans, comme Ziegler nous le rappelle, reste axée
sur le transcendantal, sur ce qui échappe à l’analyse, sur les
« mysteries that defy human efforts to explain them », tout autant que les pre-
miers (172).
Dans Octave Mirbeau’s Fictions of the Transcendental, Ziegler réussit à
associer d’une façon astucieuse la quête d’états transcendantaux à la critique
sociale mirbellienne. Il pousse son argumentation jusqu’à prétendre qu’on n’y
trouvera pas l’une sans que l’autre y soit en jeu, puisqu’elles servaient toutes
les deux à le rapprocher de l’humanité. Le lecteur de ce livre appréciera la
richesse et la profondeur de la méthode critique de Ziegler, une méthode hors
du commun, qui se fait sentir autant dans son érudition étonnante que dans
les images singulières que l’auteur évoque.
Jennifer Forrest
grâce à une étude du contexte culturel dans lequel baigne l’écrivain. Penseurs
et artistes contemporains servent ainsi de points de repère pour mieux analyser
les dettes de Mirbeau à leur endroit, mais aussi ce qui fonde son originalité
propre. On retiendra ainsi que la vision du romancier est plus empirique et
sensuelle que celle de son illustre prédécesseur Barbey. Ces considérations
aboutissent à la définition d’un imaginaire proprement mirbellien. L’intérêt de
ce moment est qu’au sein d’une étude sur la féminité de l’œuvre, les images
de la virilité sont convoquées afin de montrer la complémentarité de l’image
de l’homme et de la femme. Si la gynécophobie de Mirbeau est notoire, Lisa
Suarez met en relief la misanthropie d’un auteur qui ne croit pas à la supériorité
masculine. Le détour par la mythification permet, là encore, de retrouver une
forme d’expression de la vérité puisque, pour Mme Suarez, la figure archétyp-
ale est un « outil littéraire [...] permettant [à Mirbeau] de mieux entrer en
dialogue avec son temps ».
La troisième partie approfondit encore l’étude la métamorphose de la figure
féminine en étudiant l’élaboration symbolique dont elle est le matériau et le
sujet. La femme incarne alors une valeur ambivalente, tantôt symbole de la
société corrompue, tantôt symbole de liberté et de résistance à cette corrup-
tion. Cette partie utilise un abondant corpus littéraire et philosophique pour
étayer la thèse principale et force est de constater que cette dernière est plutôt
convaincante et originale quand elle brosse un portrait mélioratif de la femme,
susceptible de porter les espoirs révolutionnaires, d’incarner la force de l’indi-
vidualisme libertaire ou d’avoir des influences positives sur l’art.
L’ambivalence qui prévalait néanmoins dans cette troisième partie est
rappelée avec force dans la dernière, qui fait de la femme une énigme
indéchiffrable et le vecteur d’une révélation : loin du manichéisme initial de
son inspiration, Mirbeau prend acte, au travers des mutations de la figure fémi-
nine, de « l’universelle contradiction » qui régit un monde réduit au règne de
la contingence. Lisa Suarez souligne encore l’existence de grands paradoxes
qui traversent les œuvres. C’est le cas de l’ambivalence entre la beauté et la
laideur, de la dialectique entre la nature et la culture, mais aussi de l’ambiguïté
des genres sexués. La femme se retrouve à chaque fois au carrefour de ces ten-
sions , afin de mieux les faire contraster et de passer du rôle isolé d’actant, puis
de stéréotype, à celui de vecteur d’universalité. Comme le démontre pour
terminer Lisa Suarez, ce dernier point est au fondement de la modernité de
Mirbeau et de ce qui constitue son actualité pour les lecteurs d’aujourd’hui.
Arnaud Vareille
226 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
III
NOTES DE LECTURE
tique. « Dieu écrit droit par lignes torses » ! Mais dans la nuit obscure, que
d’épreuves à franchir, jusqu’à la transverbération » !
A l’inverse, Alonso en délire veut affronter des ennemis géants. A la fin, il
sera plongé dans un gouffre infernal avant de « jouir » d’une vision « inouïe » :
le château de Montésinos. Teresa, entre ses deux carmélites, n’est pas moins
héroïque. On suit sa quête du « Centre », « montée » initiatique jusqu’à la
« Septième Demeure », ce château intérieur, « diamant », où l’Aimée pourra
enfin d’unir avec l’Amant divin. Pas de salut sans métamorphose, comme la
vie d’un « papillon » : « je meurs de ne pas mourir ».
On voit s’entrecroiser des « folies » divergentes – le mot revient souvent.
C’est ainsi qu’Antoine Juliens nous maintient dans le vrai de l’histoire !…Après
les quêtes arthuriennes ou de l’amour courtois, voici les Conquistadors, le
« Siècle d’Or », celui de Lépante, de la Saint Barthélémy, du pouvoir impérial,
comme des puissances de l’esprit : Décadence et renaissance ! Il ne s’agit pas
d’espagnolisme, d’une littérature pour « plaire » à « notre bourgeoisie fatiguée »
[G. Matzneff]. Ici, pas une culture du sensationnel : Landévennec n’est pas Avi-
gnon ! Et pourtant ! Sans flatter nos pulsions ni exacerber notre imaginaire,
Antoine Juliens nous redit avec Teresa : « le monde est en feu ! ». Passer du
« tout n’est rien » au « Dieu est tout » suppose du volcanique !
L’histoire des êtres est-elle contraire aux rythmes de l’histoire ? La ruée vers
l’or, vers des empires à conquérir fit s’élancer les aventuriers vers l’ailleurs.
Pourtant, l’Inquisition attise encore ses bûchers, la « Réforme » va s’imposer…
Mais « dessus la démence du monde », des cloîtres fondés par Teresa s’élèveront
des chants suaves pour traverser la nuit.
Antoine Juliens ne donne pas dans le sen-
timental ou le moral. Riche de rares talents,
il décrypte l’histoire, souvent au souffle d’an-
niversaires : à Notre-Dame, la Conversion de
Claudel, à Landévennec, l’Incendie de l’ab-
baye « 913-2013 », à Virton, en frontière
belge, « 1914-2014 » : Oratorio pour la
Paix… Bientôt, le centenaire de Mirbeau !
L’absurde, la violence, la folie ou le
fanatisme !… Au sein des tempêtes, l’auteur
poursuit héroïquement la lutte, avec sa
petite troupe. L’histoire multiplie les années
noires et cruelles. C’est pourquoi sont vitales
ces forces de l’esprit : on sent vibrer dans ces
drames la « petite Espérance » d’un Péguy,
un « Verbe » Créateur et « Sacré ».
Michel Brethenoux
Antoine Juliens
228 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
bémol, c’est que, dans une édition qui vise le grand public cultivé, les très nom-
breuses citations ne sont pas référencées. Les chercheurs auront donc du mal
à les utiliser en cas de besoin et devront partir en quête des sources, indiquées
dans la bibliographie.
Pierre Michel
1. Voir notre compte rendu dans le n° 19 des Cahiers Octave Mirbeau, 2012, pp. 336-338.
1. Il se contentera, trois mois plus tard, d’écrire à Desprez qu’il voudrait l’effacer de sa vie lit-
téraire, ainsi que beaucoup d’autres ; et il ajoutera, pour sa piètre défense, que Desprez sait per-
tinemment comment se font des articles de ce genre (Correspondance générale, L’Âge d’Homme,
2003, tome I, p. 371).
2. René-Pierre Colin et Jean-François Nivet, Louis Desprez (1861-1885), suivi de. Pour la
liberté d’écrire, Éditions du Lérot, 1992, 271 pages.
des divergences entre les deux univers. En effet, à partir de 1890, Dubut de
Laforest fait montre de moins d’enthousiasme pour la science, au point que
ses savants deviennent sous sa plume, au mieux des créatures égoïstes, au pire,
des criminels.
Sans qu’on puisse distinguer deux périodes comme précédemment, on
notera que les rapports de Dubut de Laforest à la foi sont également antithé-
tiques. Marqué par un « anticléricalisme républicain » assez proche de celui de
Zola et, au-delà, d’une large part de ses contemporains, l’auteur des Dames
de Lamète n’hésite pas, en même temps, à exalter les qualités de certains de
ses prêtres, tel Victorin Leyroux, à défendre les couvents (!) comme « endroits
privilégiés pour l’instruction des jeunes filles », voire à évoquer l’invisible.
Avec la troisième partie des C. N., nous retrouvons des études historiques
et littéraires habituelles, consacrées à Zola et l’Affaire Dreyfus. Les sujets sont
variés, puisque nous allons d’un article de Fleur Bastin-Hélary sur « le poète
zolien et son public » à un article de Myriam Kohnen sur « la mort de Zola vue
par la presse luxembourgeoise ». Entre-temps, Michael Rosenfeld aura évoqué
« Zola et l’homosexualité » et Maria Walecka-Garbalinska, « la mine littéraire
et théâtrale avant Germinal ».
Nous nous arrêterons pour finir sur la correspondance zolienne : trois lettres
inédites d’Émile Zola (sans grande portée, il faut le reconnaître…) annotée par
Christoph Oberle et surtout les lettres à Alexandrine. Pour ce qui concerne ces
dernières, on lira avec grand profit le long développement, érudit et
passionné/passionnant de Henri Mitterand (« Le partage du cœur ») ou les
analyses éclairantes de Céline Grenaud-Tostain (« L’affaire Dreyfus dans Les Let-
tres à Alexandrine : “Chacun va à son destin” » et d’Olivier Lumbroso, « Exil et
intimité dans Les Lettres à Alexandrine ».
Un bel ensemble donc que viennent clore les discours du pèlerinage à
Médan, les comptes-rendus de lectures ainsi qu’un hommage au grand zolien,
aujourd’hui disparu, David Baguley.
Yannick Lemarié
précédée d’une attente apocalyptique qui se prolonge plus que prévu ; et,
quand, d’autre part, on est, comme François Angelier le souligne, un écrivain
de la douleur, « mot clé, un maître mot que le Christ souffle à l’oreille de l’orant
prophétique ». Car toute la vie de Bloy est douleur : une mère infirme, l’ex-
périence de la guerre, la misère physique et morale, le décès de ses enfants, la
folie de sa compagne, l’agonie de son épouse… Douleur acceptée,
revendiquée, pour ainsi dire voulue et espérée, car « la douleur est la solution
de toute vie humaine sur la terre ! Le tremplin de toutes les supériorités, le crible
de tous les mérites, le critérium infaillible de toutes les beautés morales ».
Si, malgré tout, Bloy est encore lu aujourd’hui, c’est qu’il reste un maître
en écriture, et, comme l’était Mirbeau, une des rares et authentiques “plumes”
de son époque. Cela n’avait pas échappé à son ami Antoine Blanc de Saint-
Bonnet : « Mais où avez-vous appris à écrire aussi admirablement ? Tout est
réuni dans votre style : la concision, la force, la clarté, l’élan. Quelles armes ! »
Armes pourtant insuffisantes pour échapper à l’isolement spirituel. On présente
généralement Bloy comme un écrivain catholique. Cela est inexact. Bloy a
inventé sa propre religion, sa propre théologie, en dehors de tout dogme, de
toute référence, de toute institution. Il est une institution à lui tout seul, dans
laquelle il est le pape, le prêtre et le seul fidèle.
Tristan Jordan
entre deux nationalités et deux langues : le français, qu’il parlait avec un accent
marseillais, et l’anglais, avant de se décider pour l’idiome d’outre-Manche et
de l’Empire, sa troisième langue, qu’il ne parlera pourtant qu’avec un accent
épouvantable et de moins en moins intelligible, d’où le récit cocasse de
conférences fort applaudies, à la fin de sa vie, lors même que personne n’y
avait rien compris... Fils d’nn écrivain et patriote polonais, emprisonné pour
ses idées et mort prématurément, devenu orphelin jeune, protégé et entretenu
longtemps par un oncle paternel qui vivait dans l’empire d’Autriche, aussi riche
et conservateur que généreux, il a pu, pendant des décennies, mener grand
train, malgré son impécuniosité chronique, avant que, sur le tard, ses romans
ne finissent par lui rapporter assez de droits d’auteur et de pensions royales
pour lui assurer enfin l’aisance.
Comme Mirbeau, son aîné de neuf ans, Conrad est issu d’un milieu sociale-
ment privilégié, mais a dû se battre pour faire tardivement son chemin dans la
jungle des lettres avant de parvenir à voler de ses propres ailes. Comme
Mirbeau, il a été couvert de dettes et a dû attendre longtemps pour s’en libérer.
Comme Mirbeau, il n’a cessé de déménager, comme en proie à une instabilité
chronique. Comme Mirbeau, il est un homme pétri ce ces contradictions qui
font l’humanité en général et, plus encore, les écrivains en particulier. Comme
Mirbeau, il était, sur l’homme et sa condition, d’un pessimisme confinant au
nihilisme, et il s’est attaché à évoquer les abîmes du cœur humain. Et, comme
Mirbeau, il a dénoncé l’exploitation génocidaire du « caoutchouc rouge » au
Congo, propriété personnelle du roi des Belges Léopold II. Mais, à la différence
du père de L’Abbé Jules, il n’a pratiquement jamais tâté du journalisme ; il a
pendant longtemps “tapé” ses amis et ses connaissances sans trop de scrupules
et sans trop songer à les rembourser ; il n’a rien de l’intellectuel engagé et
solidaire et, homme d’ordre, il s’accommode fort bien du colonialisme britan-
nique qui atteint alors sa plus grande expansion ; et il ne méprise nullement
ces « honneurs qui déshonorent », selon le mot de Flaubert que Mirbeau aurait
pu reprendre à son compte. Ces deux écrivains sont, certes, très différents dans
leur inspiration et leur style, mais ils n’en ont pas moins en commun bien des
traits significatifs et, surtout, ils baignent dans la même atmosphère
fin-de-siècle, où l’impérialisme prend son essor, dans une première phase de
mondialisation.
Pierre Michel
actuelles. Les études réunies dans le volume, si elles interrogent des pratiques
artistiques de la fin du XVIIIe siècle à 1914, permettent de réfléchir plus
généralement aux représentations de l’Autre dans leur pluralité de formes et
aux perceptions spectatorielles – tout aussi diverses – qu’elles génèrent. En
commençant par cette question primordiale : qui est l’Autre ? Sauvages,
étrangers, Autres de l’intérieur, les figures présentées constituent autant de
témoignages de l’impossible saisissement de cet Autre, tout autant vécu que
fantasmé. Elles incarnent également les contextes historiques et sociaux dans
lesquelles elles ont été construites, reflètent les circonlocutions
politico-diplomatiques, l’évolution des sciences, mais aussi des mœurs et des
goûts. Car l’Autre est tout autant sujet de répulsion que de forte attractivité :
sa présence – son omniprésence pourrait-on même affirmer – dans le champ
théâtral, cinématographique, littéraire, lyrique ou iconographique atteste de
l’intérêt des créateurs et, par déduction, des publics, pour les représentations
de l’altérité.
Les contributions des auteurs, pluridisciplinaires, tentent de mettre en
lumière, en croisant leurs approches, les modes de création de l’altérité : ceux
des anthropologues, dont les exhibitions voisinent celles des forains et des cir-
cassiens ; ceux des théâtres, des music-halls et des opéras, dont les personnages
« exotiques » constituent souvent un gage de succès. Cependant, point n’est
nécessairement besoin de recourir aux paysages lointains, aux costumes et
coutumes indigènes, car l’étrangeté peut se nicher bien plus près, dans le
handicap physique ou social, la maladie, la pauvreté, l’homosexualité ou la
religion. Les articles convergent sur la construction récurrente des altérités par
les arts, qui ne reflètent pas toujours les stéréotypes présents dans les mentalités
collectives. Ils montrent, en outre, la permanence du couple fascination/rejet
qui entoure les évocations de l’altérité, tour à tour ou simultanément sources
de rire, d’horreur, de dédain ou d’envie. Il s’agit alors de démêler ce qui appar-
tient à la création artistique, à la fiction et ce qui transcrit le réel, ce qui apparaît
comme un témoignage historique laissé par les créateurs et ce qui n’est qu’une
invention : si la tâche paraît aisée dans le cas d’Ubu, elle l’est moins lorsqu’il
s’agit des personnages tout aussi étranges qu’étrangers, tels que les
« rastaquouères » de Feydeau, les Anglais de Lakmé ou les Arabes d’Abufar.
Les affiches, costumes et décors, ainsi, se situent à mi-chemin entre le vraisem-
blable et la totale fantaisie, synthèse de la créativité spectaculaire et du souci
de représentation d’un réel souvent méconnu.
Si les différents articles rendent compte d’une histoire, non seulement
artistique, mais aussi, plus généralement, culturelle, sociale et politique, ils
apportent également des réflexions pour le spectacle contemporain, qui
continue à entretenir avec l’altérité des rapports aussi complexes que riches.
Ces altérités présentes dans les spectacles sont parfois éthiquement sujettes à
caution, par les stéréotypes réducteurs, l’exotisme de pacotille ou des relents
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 245
de conserve leur entrée dans le monde des lettres, sous l’égide des mêmes
mallarméennes revues, dont ils verront la naissance, et à la disparition
desquelles ils assisteront : Le Scapin, Lutèce, La Revue indépendante, La
Cravache parisienne, La Vogue. Le Mercure de France lui doit, et pour cause,
une collaboration plus durable.
Tête de turc des surréalistes qui, en 1921, le considèrent comme un renégat
en poésie, il faut bien considérer Régnier comme un cas d’école, dissident de
Mallarmé malgré qu’il en ait. Ne fut-il pas homme de prose, autant que
versificateur de talent ? Romancier, critique, directeur de collection, on peut à
cet égard regretter qu’il ne soit pas fait mention du rôle assez actif qu’il joua,
en tant que directeur littéraire chez Albin Michel, dans l’attribution du prix
Goncourt à Batouala, en 1921, premier roman écrit par un auteur noir, René
Marans, à être récompensé par un prix littéraire d’importance. De même, le
lecteur eût aimé connaître les éventuelles affinités intellectuelles entre deux
caractères littéraires assez proches, Régnier et Élémir Bourges. A contrario,
l’analyse du prétendu lâchage de Mallarmé et de l’union esquissée, mais
avortée entre Henri et Geneviève Mallarmé, est bienvenue.
Élément digne d’intérêt, il connut entre 1892 et 1895 assez Octave
Mirbeau, qualifié au passage par Patrick Besnier de « pamphlétaire surexcité »,
pour assister aux obsèques du maître anarchiste, au cimetière de Passy. Dans
De mon temps, ou dans les Cahiers inédits, il est partagé entre l’admiration et
le scepticisme face à la vision de l’humanité selon Mirbeau, constituée « en
majeure partie de forbans et de maniaques », une ménagerie où il n’entrait
« que le fouet à la main ». Mais l’affinité anarchiste reste, selon Besnier, essen-
tiellement une rencontre plus qu’un idéal partagé. Le procès des Trente, en
1894, au cours duquel Mirbeau et Régnier soutinrent Fénéon, les rencontres
au Clos Saint-Blaise, furent des croisements symptomatiques, qui « peuvent
faire passer Régnier pour beaucoup plus anarchiste qu’il ne l’est en réalité ».
Quelques erreurs, ou de légères incohérences de surface, justifieraient une
relecture, comme les dates relatives au duel Caze-Vignier. Plus symptomatique,
le lecteur témoigne d’un peu de difficultés à entrer en empathie avec cette
évocation de Régnier. On aurait curiosité, par exemple, à éprouver quelque
hypothèse quant à la qualité et à la nature de l’amitié tissée entre Vielé-Griffin
et Régnier. La faute à une certaine approche critique, qui ne fait pas porter la
priorité sur la psychologie du personnage ? Reconnaissons que ce ne sont là
que vétilles, eu égard au travail d’historien magistral, qui, à défaut de fouiller
les profondeurs, parvient avec efficacité à couvrir l’étendue d’une existence
considérée en ses moindres occupations et divertissements, au sens pascalien.
En bref, le classement de cet essai de biographie parmi les derniers essais en
lice pour l’attribution du Prix Renaudot est largement mérité.
Samuel Lair
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 247
Dans une bonne partie de son œuvre, Rachilde célèbre l’inversion des
stéréotypes sexuels pour mieux instruire le procès de la Nature. Esprit contra-
dictoire, elle se laisse difficilement saisir : pétroleuse ou bourgeoise, antisémite
ou philosémite, féministe ou antiféministe... Fortement documentée, riche de
nuances, l’étude d’Anita Staron est un apport de premier ordre, qui évite toute
forme de simplification.
René-Pierre Colin
C’est par les écrits intimes (journaux, mémoires, confessions, lettres) que
l’on peut connaître le mieux, selon moi, un écrivain et son temps. Mais il faut
faire la différence entre ce qui était destiné à la publication par la volonté de
l’auteur, comme les Confessions de Rousseau, les Mémoires de Chateaubriand,
le Journal des Goncourt, le Journal d’André Gide ou celui de Léon Bloy, et ce
qui a été longtemps tenu caché ? comme le Journal de Stendhal et à présent
celui de Gabriel Randon, dit Jehan Rictus. Si Léon Bloy a retravaillé son Journal
en vue de la publication, ce ne fut pas le projet de Rictus, qui a tenu le sien de
1898 à 1933, année de sa mort, sans le retoucher (mais pas sans le relire ni le
commenter) et sans se préoccuper de le voir paraître. Dans ses propos limi-
naires, à la date du 21 septembre 1898, il avoue l’influence de Bloy : « Ce qui
m’a donné le désir fixe de me livrer à ce travail régulier qui débute aujourd’hui,
ce fut il y a quelques mois la lecture du Mendiant ingrat », etc. Il n’oublie pas
de citer le nom du Rousseau des Confessions et celui d’un ancien « camarade
de lettres » tombé dans l’oubli aujourd’hui, Louis Pilate de Brinn’ Gaubast, qui
fut un temps le secrétaire d’Alphonse Daudet. Quelques lignes plus loin, il
affiche sa différence : « Un journal, selon moi, n’a d’intérêt que s’il est rédigé
uniquement pour soi avec une implacable franchise vis-à-vis de soi-même. » De
plus, Rictus annonce une visée thérapeutique. Son Journal l’aidera à s’ « abs-
tenir d’actes sans doute coupables ». Plutôt que de commettre des vilénies qu’il
ne pourrait s’empêcher de transcrire puisqu’il s’y est engagé vis-à-vis de lui-
même, il résistera. Ainsi pourra-t-il se relire chaque jour comme on se regarde
dans sa glace, son Journal étant le « le miroir de [sa]conscience ». Mais soyons
rassurés, Rictus ne deviendra pas pour autant un saint et son Journal ne cachera
pas grand chose de sa véritable personnalité, ce qui fait tout le prix de ses écrits
intimes. Sa décision de le garder secret bien affirmée, le Journal coule de
source. Ce ne sont pas de simples annotations, mais de belles pages très écrites
et pourtant spontanées, vivantes, qui nous font nous émerveiller, quand on
connaît l’éducation chaotique de l’auteur, dont les études ont été interrompues
très tôt à cause de la misère (C.E.P. à quatorze ans). Comment a-t-il pu former
son style dans une telle précarité, son enfance et son adolescence tyrannisées
par une mère folle, ballotté qu’il fut de Boulogne-sur-Mer à la banlieue de Lon-
dres et de Londres à Paris ? Ses premiers maîtres ont-ils été François Coppée,
José Maria de Heredia ? En tout cas, grâce à Heredia, il trouve un emploi dans
l’administration parisienne et connaît le poète Albert Samain. Devant ce style
si libre et si assuré, pleinement authentique, tel qu’il apparaît dans le Journal
quotidien, on est pris d’un étonnement un peu semblable à celui que l’on
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 253
éprouve devant l’œuvre d’un Léautaud ou d’un Genet. Comme eux, Rictus
semble un écrivain-né. Et il est un domaine, celui de la sexualité par exemple,
où il poussera très loin la franchise. Visiblement, en se relisant, il n’a pas rougi
un seul instant.
Dandy barbu, très soucieux de sa mise et de sa personne, jeune homme il
a connu les travaux les plus durs, l’exploitation, la faim, Rictus se bat pour ne
pas retomber dans la misère. Il court le cachet, écrit, publie, travaille à un
roman, essaie de satisfaire tant que faire se peut sa sexualité impérieuse et se
montre un lecteur boulimique de quotidiens. Comme la plupart des Français,
il est passionné par « l’Affaire », mais il ne parvient pas vraiment à trancher.
Ses informations, il les tire exclusivement de la presse et s’abreuve à la diversité
des titres. Dreyfus est-il un traître ou ne l’est-il pas ? Innocent ou coupable ? Il
doute. Ce qui ne l’empêche pas de réclamer la révision du procès. Comme
lui, ils étaient peut-être plus nombreux qu’on ne pense aujourd’hui, les hési-
tants, ceux qui ne se rangeaient pas dans l’un et l’autre camp. Il plaint les Juifs,
mais croit qu’ils ont une influence démesurée dans la société française. Il a
d’ailleurs toutes sortes de théories farfelues qui l’aident sans doute à survivre.
Profondément célibataire, il s’adonne à un de ses plaisirs favoris, la bicyclette,
et il ne nous cache rien de sa joie lorsqu’il achète son premier costume de
cycliste. Il confesse : « Je suis très coquet et très soigneux de ma personne.
Volontiers je répéterai pour mon compte ce mot que je trouve admirable d’une
coquette vieillie : “Je suis ma seule passion.” » Sa carrière est émaillée d’échecs.
Il se croit victime de plagiats, intente des procès qu’il perd. On le constate :
aujourd’hui comme hier, les voleurs d’idées sont légion chez les hommes de
lettres. Il est calomnié par Laurent Tailhade à qui il a refusé de prêter de l’ar-
gent. Selon Tailhade, Rictus serait de la police…
Arrivé à la trentaine, il appartient au milieu si particulier du Chat Noir et
des autres cabarets parisiens. Il attache une grande importance à la confronta-
tion directe avec le public. Ses poèmes argotiques sont proférés sur scène et
entrecoupés de pièces musicales. On vient expressément pour l’écouter. Il
occupe, de ce fait, une place bien particulière dans le monde des lettres de la
période fin de siècle. Certes, il publie dans la presse sous son pseudonyme et
son véritable nom, reçoit d’Oscar Wilde, au Chat Noir, un exemplaire dédicacé
de La Ballade de la Geôle de Reading, accède à une forme de célébrité vers
1901 (il apparaît dans l’album du vin Mariani), mais si on le compare à ses
aînés prestigieux comme Zola et Mirbeau, on voit que sa position est tout à
fait marginale. Il ne se prive pas d’ailleurs de dire ce qu’il pense de Zola, « pion
déréglé, […], si triste, si grossier, si pâteux, opaque et ennuyeu ». Tout en recon-
naissant qu’il a « lancé trois ou quatre beaux grands cris ». On se doute lesquels :
L’Assommoir, Nana, La Faute de l’Abbé Mouret, Germinal. Et Rictus trouve
maintenant que ça suffit. Quant à Mirbeau, il ne fait que citer son nom et celui
254 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
de sa pièce, Les Mauvais Bergers. Il l’a vue, ce qui lui a permis d’admirer Sarah
Bernhardt, mais il ne dit rien de la pièce elle-même. Plus loin (le 7 mars 1899),
énumérant et décrivant les genres littéraires du temps, il classe Mirbeau dans
le « genre anarchiste et individualiste ». C’est tout ce qu’il en pense entre le 21
septembre 1898 et le 26 avril 1899. On risque de lire sur Mirbeau des phrases
surprenantes dans les volumes suivants, s’ils voient le jour et si Rictus conserve
cette verdeur et cette hardiesse de ton.
Maxime Benoît-Jeannin
[au château de l’Islette, par exemple]. Le contraste est d’autant plus dur quand
on sait le « martyre » enduré « surtout quand on ne voit jamais personne »,
selon les termes de l’emmurée, qui ne se révolte pas contre sa mère :
« Ma chère maman… je ne suis plus une créature humaine » [2 février 1927].
Judicieusement, la couverture du livre montre l’Implorante ou Suppliante de
1898, embarquée sur son socle vers un Destin funèbre. Naufragée ou orante,
elle tend les bras vers un sauveur.
La déclinaison ternaire du titre peut surprendre: K 1000, Camomille, Melle1
Say. On oscille du jeu enfantin, affectif ou hypocoristique [lettres de 1912 et
1913 à ses cousins Thierry] au cryptage dont usa Rodin demandant à Morhardt,
en 1914, de faire transmettre quelque argent à Camille, par l’entremise du
banquier J. Peytel, président des raffineries Say.
Les visiteurs se pressent à Montdevergues pour mieux comprendre ce
destin, s’initier à l’œuvre. Et il fallait ces pièces authentiques pour nourrir notre
méditation. Car si toute l’œuvre de Camille est l’expression de sa vie, elle en
est souvent une préfiguration médiumnique : « un pas vers l’amour, un pas vers
la mort » ! Mirbeau l’avait pressenti dès la première Exposition au Salon de
1893, où Les Valseurs voisinent avec Clotho…
Le livre de J. Barbier rappelle ces marches des Fleurs du Mal : « Chaque jour
vers l’Enfer nous descendons d’un pas, / Sans horreur, à travers des ténèbres qui
puent ». La Suppliante, engloutie dans sa Saison en Enfer, en ces « maisons de
fous » où elle n’avait pas sa place, criait « au secours » ! « Car dis-toi bien, Paul,
que ta sœur est en prison. » [Lettre, 1933].
Michel Brethenoux
le monde entier. Son prix Nobel lui donna une notoriété mondiale au-delà des
cercles cultivés internationaux qui étaient les siens. Son Journal de guerre
(Journal des années de guerre 1914-1919) contient huit entrées sur Octave Mir-
beau. Il devrait être réimprimé rien que pour cela, car il n’est plus réédité
depuis de très nombreuses années, hélas ! Huit entrées dans un colossal
ouvrage de près de 2000 pages, c’est peu, mais ce peu nous permet de suivre,
vue par les yeux de Rolland, l’évolution de Mirbeau au cours des années de
guerre. Et on s’aperçoit que, pour Rolland, Mirbeau demeure un des person-
nages les plus importants de cette période, même s’il relève son nom surtout
pour critiquer ses prises de position, tout au moins telles qu’elles lui
apparaissent dans les publications qui lui arrivent en Suisse. 3 juin 1915 :
« Mirbeau a signé la protestation des Cent artistes contre les crimes de l’Alle-
magne. » À l’été 1915, sachant que la Bataille syndicaliste donne la parole à
Mirbeau, il écrit, plutôt remonté : « […] j’ai enfin des nouvelles de Mirbeau,
dont nul n’entendait plus parler, depuis le commencement de la guerre. C’était
pourtant l’heure de se montrer, pour ce fougueux libertaire, antimilitariste,
antipatriote, etc., etc. Eh bien, il sort de son silence, et c’est pour écrire une
page d’admiration émue pour les soldats français. Tout, de leur part, est beau ;
vil, de la part de l’adversaire. “Tandis que l’ennemi s’est jeté dans la bataille
avec le goût du meurtre et le désir de lucre, vous y êtes allés, vous, calmement
pour la sauvegarde de vos droits.” Je reconnais mon gueulard prudent, mon
anarchiste d’Académie Goncourt, tel que je l’ai vu et noté, la première fois que
je l’ai rencontré, il y a quinze ans, à la Revue d’Art dramatique. » On voit donc
que ses préventions contre Mirbeau remontent loin, et que, guerre ou pas, il
les aurait maintenues. Il lui fallait simplement une occasion de les exprimer.
Bien sûr, de la lettre de Mirbeau, il ne cite pas ce qui devrait atténuer son juge-
ment. Sans doute ne connaissait-il pas sa situation de santé, la faiblesse de ses
forces déclinantes… Ce que l’on constate, en cette occasion comme en tant
d’autres, c’est que la bataille des idées n’est pas moins féroce que les autres.
Dans la même période, Rolland note : « Lettre de sympathie de George
Besson, directeur de la jeune revue Les Cahiers d’aujourd’hui, fondée sous le
patronage de Mirbeau. » George Besson a cherché à le voir. Le mercredi 8 sep-
tembre, toujours 1915 : « Certains de mes anciens ennemis littéraires me
témoignent une sympathie très vive : entre autres, Jules Romains et Werth.
Werth et Besson ont été trouver leur patron, leur idole, Mirbeau, et ont essayé
de le galvaniser en lui disant que j’étais seul en France à soutenir les idées pour
lesquelles Mirbeau avait lutté toute sa vie ; Mirbeau a pleuré, mais il n’a pas
agi. » Ceci sans plus de commentaires.
L’année suivante, réapparition de Mirbeau dans le Journal de Rolland, sous
une forme neutre : « Marc Elder fait paraître, en un petit volume, chez Georges
Crès, Deux Essais, sur Mirbeau et sur moi. L’étude avait paru avant la guerre,
dans La Renaissance Contemporaine ; mais c’est, de la part de l’auteur, un acte
260 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
1. Voir Frédéric Petit, « Néologies mirbelliennes », Cahiers Octave Mirbeau, n° 19, pp. 146-215.
2. « Mirbeau était totalement incapable d’écrire depuis des années. Mais il a sans doute dit à
Francis Jourdain ce qu’il pensait de Goha et on retrouve certainement ses propres jugements dans la
préface écrite par celui-ci », me précise Pierre Michel dans un courriel daté du 17 décembre 2015.
« Une préface qu’il écrivit “sans oser le lui dire”, ce serait mieux. »
3. C’est Jourdain qui indique la majuscule.
4. Le poète et romancier Charles-Louis Philippe (1874-1909). Il fut l’un des cofondateurs de La
Nouvelle Revue française et l’auteur de Bubu de Montparnasse.
5. Surnom affectueux de Marguerite.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 265
tribu, et a inventé un nouveau style pour mieux donner libre cours au mouve-
ment indéterminé de la seconde vie qu’il avait découverte au fond de lui-
même » (p. 187). Dans un article brillant, Inès de Cassagne approfondit sa
réflexion sur la « stylisation tragique » qu’elle applique ici aux récits camusiens.
Elle montre que la seule unité valable chez Camus est l’ « unité de style », réus-
site classique qui exige, dans chaque cas, l’ « unité d’intention » : la première
indique le point de départ concret, l’instrument de travail de l’artiste ; la sec-
onde vise son résultat idéal. L’unité visée est également au centre de l’article
de Crina-Magdalena Zarnescu. Elle la trouve en analysant l’utilisation du
présent, temps verbal, qui s’articule pour elle, dans le système de pensée de
Camus comme le refus de toute transcendance et de tout espoir dans un avenir
soi-disant prometteur. Hiroyuki Takatsura propose une étude génétique du
Cahier I des Carnets qu’il considère dans leur totalité comme avant-texte du
Premier Homme. Ce travail prometteur, qui s’appuie sur une relecture, par
Camus, vers 1953-1954, des Cahiers, avec corrections et ajouts de sa main,
montre qu’il faut les considérer, non seulement comme une recherche de la
matière pour son futur roman inachevé, mais aussi comme le réexamen de sa
vie et de son art. En apportant des retouches à ses notes d’autrefois, en parti-
culier à deux épisodes : celui du « meurtre du réveillon de Noël » et celui de
l’« histoire du condamné à mort », il leur a insufflé une nouvelle vie. En les inté-
grant au développement de la rédaction du Premier Homme, il leur a donné
de nouvelles interprétations en élevant leur valeur littéraire et artistique.
« Répondre à l’impératif éthique » : telle est la cinquième et dernière étape
du volume. Franck Planeille voit paradoxalement dans « Le Minotaure ou la
halte d’Oran », dans cette ville sans passé, minérale, « le monde de l’art perdu
et retrouvé ». Cet essai de 1939 illustre le nœud qui unit l’artiste aux autres
hommes, qui le définit, dans son art consubstantiellement avec son engage-
ment. « […] seule la solidarité peut préserver la solitude créatrice. La solidarité,
l’engagement, ne sont plus alors des questions de l’ordre de la réflexion morale
ou politique, mais d’abord de survie de l’artiste lui-même » (p. 232). Et l’auteur
de conclure : « C’est ainsi dans ce désert, parmi ce peuple devenu compagnon
pour le créateur, que celui-ci peut trouver le viatique de l’action à venir, qui ne
l’exile ni ne l’oblige à choisir entre la beauté et les humiliés » (p. 232). Ève Morisi
examine, de manière originale, les « Visages de “l’art et la douleur” chez
Camus », expression que l’on trouve dans « L’Artiste en prison ». Le « et », pré-
cise l’auteur de l’article, « signifie d’abord que celle-ci se trouve dans celui-là,
qui refuse de se laisser déborder par elle » (p. 239). Camus l’assume mais refuse
de la sanctifier, contrairement à Nietzsche. Il affirme son caractère passager. «
La souffrance, omniprésente dans l’œuvre camusienne, n’y jouit d’aucune
omnipotence » (p. 246). Le propos de Samara Geske, centré sur « L’art ou la
fidélité au monde des pauvres », complète naturellement celui d’Ève Morisi,
270 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
ces lettres, le même amour des paysages à travers le récit de nombreux voyages
– au Sahara, au Sénégal sur invitation du président Senghor, ou encore en
Égypte, aux côtés du photographe Édouard Boubat. Les Lettres parlées donnent
une image fidèle de la passion pour la photographie qui anime Michel Tournier
et qui se traduit par une pratique régulière dont il s’entretient avec Hellmut
Waller. C’est par ailleurs avec un attendrissement rappelant le ton de
Célébrations ou de Journal extime que l’auteur décrit la vie de son jardin. Cet
attendrissement se retrouve dans les évocations de ses visites dans les classes.
en particulier Rimbaud et
Jarry, ou encore à un
Alphonse Allais auteur de
« tableaux mono-
chromes » exposés aux
Arts Incohérents, un col-
lectif d’artistes icono-
clastes de la fin du XIXe
siècle. Passionné et col-
lectionneur d’art brut, il
explora lui-même les
joies et les difficultés du
plasticien, crayonnant à
ses moments perdus sur
un coin de table ou dans un jardin public. Ainsi, le lecteur pourra découvrir ici
une facette inédite du Régent du Collège de pataphysique : un François
Caradec dessinateur.
Ce recueil réunit l’intégrale de ses dessins, au total 127 crobars pour la
majorité inédits, griffonnés sur des pages de carnets à dessins ou de blocs notes,
présentés par thèmes : Autoportrait ; Boum (son chien) ; Villages et bords de
mer bretons ; Sciences naturelles, etc. De qualité inégale, certains font preuve
d’un bon petit coup de crayon. Ils témoignent de sa passion pour Steinberg,
Miro ou encore Dubuffet, et font écho à son affection pour sa terre natale, la
Bretagne, et pour les êtres qui étaient chers. Ce catalogue s’ouvre, après la pré-
face, sur un autoportrait naïf humoristique exécuté le 2 mai 1955 et se clôt sur
des croquis datés entre 2007 et 2008. « Dessiner, voilà un passe-temps qui au
fond jamais ne quitta François Caradec ».
Chaque dessin est si possible accompagné d’une citation tirée d’un ouvrage
de l’épatarouflant François Caradec. Par exemple le « Palais du Bardo (1867)
parc Montsouris 1970 (avant l’incendie !) » illustre l’extrait d’un texte intitulé
« Rue Gazan », qui parut à titre posthume dans Histoires littéraires en 2010.
C. T.
son seul œil neuf. Ce faisant, il se comporte bel et bien en héritier d’Octave
Mirbeau – au demeurant cité deux fois –, qui, dans un milieu de requins et de
vaniteux comblés d’honneurs et de thunes, n’en poursuivait pas moins, à la
pointe de sa plume, ses valeureux combats éthiques et esthétiques. Et, comme
Mirbeau, après des années de galère, de petits boulots précaires et de vache
enragée, il a eu l’incomparable satisfaction de rencontrer nombre d’hommes
et de femmes, écrivains, comédiens ou critiques, qui, certes, n’étaient pas
Monet ou Rodin, mais qui n’en étaient pas moins dignes de son estime et de
son amitié, de Marcel Jouhandeau à Josyane Savigneau, de Daniel Gélin à
Michel Bouquet. Curieusement, ce n’est pas du tout la volonté arrêtée d’arriver
à tout prix en frayant avec des huiles susceptibles de le pistonner que Robert
a noué nombre de liens amicaux qui se sont révélés utiles, mais où la curiosité,
l’admiration et le hasard ont joué le rôle le plus constant.
Néanmoins c’est sur une note pessimiste que s’achève le parcours d’un
écrivain passionné, qui a tâté à tous les genres, qui n’a jamais cessé d’écrire (il
a repris à son compte la formule zolienne : nulla dies sine linea) et qui, après
quarante volumes de bons et loyaux services rendus à la littérature, a l’impres-
sion amère de se sentir rejeté et oublié : « Phase terminale », tel est le titre
mélancolique de ce dernier chapitre désenchanté.
Pierre Michel
1. Voir nos comptes rendus dans les C.O.M., n° 20, 2013, p. 319, et n° 21, 2014, p. 291.
278 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
IV
BIBLIOGRAPHIE MIRBELLIENNE
[Cette bibliographie mirbellienne complète celle de la biographie d’Octave
Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle (1990), celles parues dans les Cahiers
Octave Mirbeau n° 1 (1994), n° 2 (1995), n° 3 (1996), n° 5 (1998), n° 6 (1999),
n° 7 (2000), n° 9 (2002) (1999), n° 7 (2000), n° 9 (2002), n° 10 (2003), n° 11
(2004, n° 12 (2005), n° 13 (2006), n° 14 (2007), n° 15 (2008), n° 16 (2009), n°
17 (2010), n° 18 (2011), n° 19 (2012), n° 20 (2013), n° 21 (2014) et n° 22
(2015), la Bibliographie d’Octave Mirbeau, consultable sur le site Internet de
la Société Octave Mirbeau et sur Scribd, et les bibliographies de l’Œuvre
romanesque et du Théâtre complet de Mirbeau, édités par Pierre Michel. Pour
que les bibliographies annuelles puissent jouer au mieux leur rôle d’outil utile
aux chercheurs, nous prions tous nos lecteurs, et au premier chef les membres
de la Société Mirbeau, de bien vouloir nous signaler tous les articles, mémoires
universitaires et traductions d’œuvres de Mirbeau dont ils ont connaissance. Par
avance nous les remercions de leur participation au travail collectif et à l’enri-
chissement du Fonds Mirbeau de la Bibliothèque Universitaire d’Angers.
Initiales utilisées : C. R. pour compte rendu ; ; J.F.C, pour Le Journal d’une
femme de chambre ; C. O. M., pour les Cahiers Octave Mirbeau.]
Culture, http://www.estrepublicain.fr/art-et-culture/2015/04/01/une-femme-libre-et-
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CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 289
NOUVELLES DIVERSES
MIRBEAU AU THÉÂTRE
Nombreux ont été, une nouvelle fois, les spectacles Mirbeau à travers la
France, et même au-delà de nos frontières. Comme d’habitude, c’est Le Journal
d’une femme de chambre qui a donné lieu au plus grand nombre d’adapta-
tions. À Nice, au Théâtre du Bocal c’est Agnès Croutelle qui a incarné à son
tour la soubrette de Mirbeau, dans une adaptation et une mise en scène de
Dany Majeur, au Théâtre du Bocal. Des représentations ont été données en
octobre 2014, puis du dimanche 3 novembre 2014 au samedi 28 mars 2015.
Pour sa part, la Sarthoise Marie Strehaiano a poursuivi sa tournée dans l’Ouest,
notamment les 16, 17 et 18 octobre au Théâtre du Passeur, au Mans, et se pro-
duira à Nantes, au Terrain Neutre Théâtre, le 4 et le 6 février 2016, cependant
que, à Paris, Karine Ventalon et William Malatrat ont repris leur one woman
show célestinien au Tremplin-Théâtre le samedi, jusqu’au 7 février 2015, puis
le jeudi, du 7 mai au 11 juin, au Théâtre Pixel. C’est une autre adaptation, due
à Philippe Honoré, qui a été présentée à
Avignon en juillet 2015 et reprise à Paris, au
Lucernaire, du 29 août au 31 octobre, dans
une mise en scène de Philippe Person, le
direvteur du théâtre, avec Florence Le
Corre-Person et Philippe Person himself, qui
interprète plusieurs rôles masculins. D’après
ce que j’en ai lu, il s’agit d’une transposition
dans le temps et Célestine, transportée en
1974, a quitté son tablier pour devenir l’au-
teure d’un best seller, recherchée et inter-
viewée. Il semble que les spectateurs s’y
soient beaucoup amusés. Enfin, le Théâtre
de l’Échange, de Caudan, dans le Morbihan,
a commencé les répétitions d’une nouvelle
adaptation destinée à circuler
prioritairement en Bretagne en 2016 et
2017. Érila Vandelet est aux manettes et
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 293
MIRBEAU TRADUIT
(Le Perle morte), avec une remarquable préface d’Ida Merello1. Il travaille
désormais à la première traduction italienne des 21 jours et à une nouvelle
traduction des Farces et moralités, susceptibles d’être jouées en Italie, cepen-
dant que lesdites farces ont eu droit à une somptueuse édition polonaise, dotée
d’une très longue introduction de Tomasz Kaczmarek (voir supra la recension).
Pour sa part, Francisco Gil Craviotto a entamé la traduction espagnole des
Lettres de ma chaumière. Enfin, en 2017 devraient paraître trois nouvelles
traductions de Dans le ciel : en polonais, par Anita Staron, en allemand, par
Eva Scharenberg, et en portugais, par Lisa Suarez.
Pour ce qui est du Journal d’une femme de chambre, il a enfin été traduit
en coréen, à la faveur de la sortie du film de Benoît Jacquot, qui lui a fourni
l’illustration de couverture, cependant que la belle Léa Seydoux adorne
également la traduction polonaise, parue en mai 2015 et qui, elle, n’est pas
nouvelle (elle est reprise de l’édition de 1977). Quant à la traduction
vietnamienne, au titre énigmatique2, Kiếp Đi Ở, publiée il y a quelques années,
il est possible maintenant de la trouver en ligne sur deux sites3, comme la
traduction bulgare et de nombreuses traductions russes.
Ajoutons encore, en espérant
ne pas être trop incomplet, qu’une
traduction grecque de La Grève
des électeurs a vu le jour en mai
2014, que de vieilles traductions
grecques de contes de Mirbeau
devraient être prochainement
regroupées et mises en ligne par
Antigone Samiou, et que plusieurs
traductions anciennes des princi-
paux romans de Mirbeau et de ses
contes, en anglais, en allemand et
en italien, sont également accessi-
bles en ligne, tantôt gratuitement,
tantôt pour un prix modique.
1. Elles se répartissent ainsi : Le Journal d’une femme de chambre trente-deux (plus une notice
en tamoul, réfugiée chez Scribd…) ; Le Jardin des supplices vingt-cinq ; Les affaires sont les affaires
vingt-quatre ; L’Abbé Jules quatorze ; Sébastien Roch douze ; Farces et moralités et Le Calvaire
298 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
onze ; Dans le ciel, dix ; La 628-E8 et Les Mauvais bergers neuf ; Les 21 jours d’un neurasthénique
sept ; La Grève des électeurs, Le Foyer et Dingo six ; Un gentilhomme, La Mort de Balzac et Les
Mémoires de mon ami cinq ; Lettres de l’Inde, Contes cruels, Combats esthétiques et L’Amour de
la femme vénale quatre ; Mémoire pour un avocat, trois : Les Souvenirs d’un pauvre diable et
Combats littéraires deux ; Les Dialogues tristes, Les Grimaces, L’Affaire Dreyfus, Chroniques musi-
cales, Des artistes et Correspondance générale une.
Monsieur,
Voulez-vous avoir l’extrême obligeance de mettre une carte de lecteur
à ma disposition.
Mes études sont : l’Histoire et la Littérature.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.
Octave Mirbeau
goût affiché pour l’histoire, qui lui a fait ingurgiter un grand nombre de récits
et de témoignages, grâce auxquels il a pu développer son esprit critique et
appris à se méfier comme de la peste des manipulations du passé.
1. Dans un bref essai provocateur intitulé Du Nouveau chez Rimbaud (Champion, 2014),
Eddie Breuil a entrepris de démontrer que les Illuminations ne sont pas de Rimbaud, mis bien de
Germain Nouveau.
2. Mais c’est seulement le 19 octobre suivant qu’apparaîtra sa signature.
Mon cher Mirbeau, Je veux vous dire le plaisir que j’ai eu à lire votre Abbé
Jules, le plaisir nerveux, fouetté, que donne votre prose et qui met en quelque
sorte en vous quelque chose du coup de fouet avec lequel un conducteur qui a
de l’huile de bras enlève un attelage.
[Suivent des compliments sur des passages :] Puis les grandes et douloureuses
batailles de l’abbé avec sa carcasse. L’épisode de Mathurine est superbe et la
volupté fauve d’étable qu’elle dégage est d’une chouette couleur … c’est un
beau, un original livre, et vous serez et vous êtes un grand romancier.
Je vous serre amicalement les deux mains…
MIRBEAU ET SIGNAC
son ton, poli, voire aimable, tranche singulièrement avec celui de sa lettre du
23 janvier 18941. Faut-il y voir une simple politesse à l’égard d’un critique dont
il a intérêt à ne pas être trop mal vu ? Ou serait-ce l’indice d’un rapprochement
entre les deux hommes ? Toujours est-il que le critique ne restera pas insensible
à l’évolution du peintre : en 1905, il louera ses « frémissantes aquarelles » et
rangera le
peintre parmi ceux qui, bien qu’ignorés par l’État et réprouvés par l’Institut,
« maintiennent intacte la réputation artistique de la France ».
Reste que, chose curieuse, le livre de Signac n’est pas signalé dans les deux
volumes du catalogue de la vente de la bibliothèque de l’écrivain, en 1919.
1. Voir Pierre Michel et Christian Limousin, « Octave Mirbeau et Paul Signac », Cahiers Octave
Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 202-210.
On sait que c’est Sarah Bernhardt qui, de haute lutte, a arraché à Mirbeau
l’octroi des Mauvais bergers pour son Théâtre de la Renaissance, au cours d’une
épique et grotesque séance de cabotinisme, le 30 octobre 18971. C’est Lucien
Guitry qui avait promis au dramaturge presque débutant le secours inespéré
de la grande Sarah, qui ne se refuse pas. Mais Mirbeau, lui, avant que de céder
aux instances de la diva, avait tout naturellement pensé à apporter sa tragédie
prolétarienne à André Antoine, dont il se sentait naturellement beaucoup plus
proche, pour des raisons aussi bien esthétiques que sociales, que du théâtre
de boulevard incarné par les deux plus grandes stars de l’époque.
Or Antoine comptait fermement sur la pièce de son aîné, comme le prouve
la lettre qu’il adressait à Mirbeau six mois plus tôt, lettre vendue le 16
décembre 2015 et dont le scan nous a été aimablement transmis par Thierry
Bodin, toujours aussi serviable pour les chercheurs.
1. Voir notre article « Octave, Sarah et les Mauvais Berger », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13,
2006, pp. 232-237.
2. Voir notre article « Les Mauvais bergers et Le Repas du lion », Cahiers Octave Mirbeau,
n° 3, 1996, pp. 213-220.
aussi fourni une scénographie détaillée de la tractation entre les deux aigrefins
et Lechat. Il était plein de son sujet et il n’y a aucune raison de mettre en doute
qu’il a fourni les indications techniques (les ingénieurs insistent par deux fois sur
la puissance de la centrale de 20 000 CV, soit un peu plus que des 12 MW de
la vraie) et les termes juridiques de la négociation avec ses retournements. »
En revanche, la participation de Thadée à La 628-E8 était très largement
ignorée, et, pour ma part, je ne l’ai découverte que grâce à deux lettres inédites
de Mirbeau à son ami, appartenant à Paul-Henri Bourrelier, et qui seront
recueillies dans le tome IV de la Correspondance générale. Il ressort en effet
clairement de ces lettres – du 6 août et du 9 octobre 1907 – que Thadée a été
très étroitement associé à la composition du volume, qu’il a donné des conseils,
qu’il en a corrigé les épreuves et qu’il a probablement rédigé la première
mouture de plusieurs sous-chapitres, notamment celui qui était destiné à clore
le volume et que Mirbeau a finalement renoncé à insérer : « Je crois que ce
chapitre ne finissait pas bien le volume, si joli qu’il soit. Cela aurait trop l’air
d’un placage, je vous assure. Mais on peut garder le portrait et l’insérer quelque
part. » Et Mirbeau d’ajouter ; « Voici comment je finis, ce sera un peu lugubre,
mais je crois que cela donnera un peu la philosophie du livre. […] » Nous
ignorons de quel « portrait » il peut être question et ne pouvons donc garantir
qu’il a été réutilisé quelque part. Mais il est clair que, si Mirbeau, professionnel
de l’écriture et artiste consommé, est seul maître à bord, il a en Thadée un col-
laborateur patient, dévoué et efficace. Le « nous » qu’il emploie dans les deux
lettres implique bien qu’il associe pleinement son ami à une œuvre commune,
même si les 60 % évoqués par Reuillard sont visiblement excessifs. Alors,
pourquoi le nom de Thadée ne figure-t-il pas à côté de celui d’Octave, comme
ce sera le cas, un an plus tard, pour Le Foyer ?
Gabriel Reuillard y voit une preuve de sa modestie, de son inlassable
serviabilité et de son dilettantisme d’artiste, qui lui a fait attendre d’avoir
soixante-neuf ans et de n’avoir rien de mieux à faire pour jeter sur le papier
les souvenirs de ses rencontres avec les grands artistes du demi-siècle écoulé :
« Faire vivre tout cela, et non pas vivre de tout cela. C’était son désir et son
principe. Rien de plus. S’intéresser en dilettante au mouvement des arts comme
au spectacle de choix qui surclasse tous les autres quand il est réussi. Tirer les
ficelles, en coulisses peut-être, mais à peine se montrer, et surtout ne point
plastronner ! » Plus sobrement, Jean-Jacques Bernard, le fils de Tristan, semble
aller dans le même sens : « On sait qu’il [Thadée] écrivit quelques-unes des
plus belles scènes ou des plus belles pages de Mirbeau, collaborant
anonymement aux Affaires sont les affaires et à La 628-E8, ne signant, sur
l’insistance de Mirbeau, que Le Foyer » (Mon père Tristan Bernard, Albin Michel,
1955, p. 162).
1. Paul-Henri-Bourrelier, « Innovation et écologie dans Les affaires sont les affaires – La centrale
hydroélectrique de la Siagne », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 198-205.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 303
LA 628-E8 EN ALLEMAND
Monsieur,
M. Eugène Fasquelle me communique la lettre que vous lui avez écrite pour
demander les conditions de traductions de mon livre: La 628-E8, en langue alle-
mande.
Je demande six mille francs (6 000). Les six mille francs devront m’être payés
directement, dès le prêt de la mise en vente de volume. Je vous serais obligé de
me répondre, à mon adresse particulière.
CARCO ET MIRBEAU
GEFFROY ET SUTTER-LAUMANN
Geffroy, et non lui-même, qui fera le compte rendu de Les Moines dans La Jus-
tice (Archives et musée de la littérature, Bruxelles, cote FS16 148/621). Dans
une autre lettre à Verhaeren, datée du 20 novembre 1886, Laumann lui
annonce qu’il a transmis les remerciements de Verhaeren à Gustave Geffroy,
évoquant par ailleurs son propre recueil, Par les routes.
Samuel Lair
1. Samuel Lair, « Autour du Calvaire – Mirbeau, Geffroy, Sutter-Laumann et le mystère d’une
lettre inédite », Cahiers Octave Mirbeau, n° 20, mars 2013, pp. 153-166.
LES GONCOURT
CARRIÈRE
SCHWOB
HENRI DE RÉGNIER
ALAIN ET CAMUS
De leur côté, les amis d’Alain ont fait paraître, en octobre 2015, le 38e
numéro de leur bulletin, gros de 142 pages. Comme d’habitude, on y évoque
abondamment les activités de l’association, l’enrichissement du fonds Alain et
le voyage annuel en direction du Nord (Bruges, Roubaix, Lens et Vimy), au
cours duquel ont lieu des causeries et des lectures. L’essentiel est constitué par
les interventions lors des journées Alain d’octobre 2014, consacrées au Perche
pendant la grande boucherie, et tout particulièrement au paradoxal
engagement d’un philosophe pacifiste de 46 ans...
Du « billet » de la présidente, Catherine Guimond, je retiendrai une
hypothèse de travail qui ne peut qu’enchanter les mirbeauphiles : ce serait de
« faire place », dans la maison d’Alain transformée en musée, à Mortagne, à
des « écrivains du Perche tels qu’Octave Mirbeau ». Si ce projet pouvait se
réaliser d’ici 2017, ce serait une initiative de plus parmi les festivités
mirbelliennes en Normandie.
Pour adhérer, expédier son obole (22 €) à l’Association de Amis du Musée
Alain et de Mortagne, à la Médiathèque de Mortagne-au-Perche (61400).
Le n° 7 de Présence de Camus, revue publiée par la Société des études
camusiennes (S.E.C.), gros de 192 pages, comporte, comme toujours un texte
inédit de Camus, en l’occurrence une brève « histoire vraie » parue en 1939
314 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
à Paris d’un poète marseillais alors étudiant en droit auprès de Jean Ajalbert,
et qui évolue « De Paul Roux vers Saint-Pol-Roux ». Enfin, entre autres perles,
au sein des Chroniques Pré-pataphysiques, relevons pour la bonne bouche le
délicat « L’Avenir de l’alcool » (1893), dont nous ne résistons pas à la tentation
de vous livrer les phrases conclusives.
« Voilà des milliers d’années que l’Humanité boit de l’alcool, ou du moins
des boissons alcooliques. […] Et les moralistes de tonner, et les philosophes de
s’élever contre les méfaits de l’alcool. […] On sait d’ailleurs que le Coran interdit
strictement à tout bon Mahométan de consommer du vin et des spiritueux […
] Il serait en vérité bizarre que, étant donnée une nourriture aussi excellente que
l’alcool, aussi agréable, aussi savoureuse, aussi organique, […] il serait étonnant
que cette nourriture […] ne fût pas une nourriture de l’avenir. […] Oui, la
volupté de l’alcool est le symbole de transformations capitales, dont les
alcooliques sont en quelque sorte les fanatiques, les exaltés, les martyrs, les sec-
taires ; et de même que souvent les partisans primitifs d’une religion ou d’une
évolution sociale sont victimes de leur foi, de même les individus et les races
exagérément alcooliques sont victimes de l’alcool. » Enivez-vous…
Samuel Lair
DISPARITIONS
* Alain Gendrault
C’est au CHU d’Angers que, le 4 septembre 2015 au petit matin, à l’âge
de 80 ans, nous a quittés notre ami Alain Gendrault, fidèle mirbeauphile, qui
fut de toutes les aventures de la Société Mirbeau et en fut le premier trésorier.
Rien, a priori, ne le prédisposait à s’investir ainsi dans une aventure littéraire
de longue haleine. Car, pour avoir fait des études
de droit et tâté un peu de l’histoire et de la poli-
tique, il n’était pas vraiment un littéraire de stricte
obédience. Après son service militaire en Algérie,
il a effectué toute sa carrière au sein de la SACEM,
en Afrique du Nord, Tunisie et Algérie, puis à
Nantes et, pour finir, à Angers, où nous nous
sommes rencontrés et où, dans l’ambiance ent-
housiaste des premiers temps, il a accepté de met-
tre ses compétences au service de “la cause”
mirbellienne. Alors que de pauvres littéraires
risquaient fort d’être perdus dans la jungle des lois
et des décrets et dans les arcanes de la comptabil-
ité administrative, il s’est donné pour tâche de
mettre sur pied une trésorerie qui puisse fonction-
ner et qui, non seulement permette à notre asso- Alain Gendrault
316 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
* Wieland Grommes
C’est avec une vive émotion que j’ai
appris, le 12 décembre 2015, le décès, la
veille, de mon ami Wieland Grommes, de
Munich, au lendemain d’une opération
très délicate qui l’angoissait terriblement
et dont il redoutait l’issue, tout en ayant
perdu le goût de vivre. Il ne s’est pas
réveillé et il a ainsi pu être délivré de ce
stress permanent qui a gâché ses derniers
mois. Né en 1953, Wieland Grommes était un traducteur émérite et passionné.
Il a beaucoup œuvré pour faire connaître et reconnaître Mirbeau en Alle-
magne : sa traduction des 21 jours d’un neurasthénique, Nie wieder Höhenluft,
parue chez Manholt Verlag, à Brême, en 2000, lui a valu d’obtenir le prix
annuel attribué à la meilleure traduction allemande ; et, plus récemment, son
édition critique et sa traduction de La 628-E, paru chez Weidle Verlag, à Bonn,
ont été unanimement saluées. Malade, il avait dû prendre une retraite
anticipée et, changeant son fusil d’épaule, s’était consacré, ces dernières
années, à des créations picturales, qu’il avait exposées à Münich. Avec
Wieland, nous ne perdons pas seulement un ami fidèle, mais aussi un relais
précieux et un serviteur zélé de la cause mirbellienne.
P. M.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 317
• Claude HERZFELD : « La Guerre de 1870 vue par Mirbeau et par Darien » ...... 12
• Hirobumi SUMITANI : « Mirbeau censuré au Japon en 1927 – Autour des Mauvais
bergers » .............................................................................................................. 29
• Mariusz GOŁĄB : « Paradigmes du jardin 1900 chez Irzykowski et Mirbeau
– Contribution à la problématique du jardin 1900 » ............................................ 38
• Lucía CAMPANELLA : « Le Journal d’une femme de chambre et Puertas adentro de
Florencio Sánchez : rencontre interocéanique de deux écrivains anarchisants ».... 51
• André PEYRONIE : « Le Journal d’une femme de chambre, de Mikhaïl Martov (1916) »
................................................................................................................................ 81
• Yannick LEMARIÉ : « Le Journal d’une femme de chambre de Benoît Jacquot – De la
condition domestique à la dérive criminelle »....................................................... 88
• Elisabeth-Christine MUELSCH : « Les affaires sont les afffaires sous l’Occupation
allemande – L’adaptation de Jean Dréville » .........................................................102
• Alain (Georges) LEDUC : « Le Promeneur d’Orsay »..........................................113
3. Notes de lecture
- Antoine Juliens, Santa Teresa Quijote, par Michel Brethenoux ............................226
- Patrick Cabanel et André Encrevé (dir.), Dictionnaire biographique des protestants
français, par Tristan Jordan ...................................................................................228
- Jean-Loup Chiflet, Dictionnaire amoureux de la langue française,
par Tristan Jordan .................................................................................................229
- Antoine Compagnon, Un été avec Baudelaire, par Tristan Jordan........................231
- Pierre-Robert Leclercq, André Gill – Les dessins de presse et la censure,
par Pierre Michel .................................................................................................231
- Louis Desprez, Gustave Flaubert, par Pierre Michel ............................................233
- Les Cahiers naturalistes, par Yannick Lemarié......................................................234
- Lola Gonzalez-Quijano, Capitale de l’amour. Filles et lieux de plaisir à Paris au XIXe
siècle, par Nelly Sanchez......................................................................................236
- Jérôme Solal (dir.) Huysmans, ou comment extraire la poésie de la prose,
par Samuel Lair....................................................................................................237
- Gilles Picq, Reflets d’une Maupassante – Vie de Gisèle Destoc,
par Samuel Lair....................................................................................................238
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 319