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9. À quoi il faut ajouter un texte inédit sur la série des Ménines de Picasso d’après
Velázquez en 1970, publié dans Le Cahier de L’Herne. Michel Foucault, op. cit.,
p. 14-32, le texte du catalogue d’une exposition de Paul Rebeyrolle en 1973, « La
force de fuir », Dits et écrits, op. cit., vol. I, p. 1269-1973, et celui d’une exposition
de Duane Michals en 1982, ibid., vol. II, p. 1062-1069, enfin quelques remarques
dispersées dans des entretiens.
10. Panofsky E., Essais d’iconologie. Les thèmes humanistes dans l’art de la
Renaissance, trad. par C. Herbette et B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, [1939] 1967 ;
Architecture gothique et pensée scolastique, précédé de L’Abbé Suger de Saint-
Denis [Latrobe, 1951 et Princeton, 1946], trad. et postface par P. Bourdieu, Paris,
Éd. de Minuit, [1967] 1992.
11. Foucault M., « Les mots et les images », art. cit., p. 649.
12. Foucault M., « Qu’est-ce qu’un auteur ? » [1969], Dits et écrits, op. cit., vol. I,
p. 817-849, et L’archéologie du savoir, op. cit., p. 34-36.
Foucault et l’iconologie : le malentendu 287
ce qui prime alors sont des séries de textes ou d’images (que cela soit des
chefs-d’œuvre ou des productions banales). Ce sont les relations entre les
termes de ces séries qui produisent le sens 13.
Mais, par rapport à l’iconographie de Mâle, l’iconologie de Panofsky
apporte, selon Foucault, un certain nombre de nouveautés qu’il
s’approprie, dans lesquelles il croit reconnaître une démarche proche de la
sienne. Et d’abord, une réflexion sur le rapport entre images et discours
complètement renouvelée :
« Nous sommes convaincus, nous savons que tout parle dans une
culture : les structures du langage donnent leur forme à l’ordre des
choses. Autre version (très féconde, on le sait) de ce postulat de la
souveraineté du discours que supposait déjà l’iconographie classique.
Pour Émile Mâle, les formes plastiques, c’étaient des textes investis
dans la pierre, dans des lignes ou dans des couleurs ; analyser un
chapiteau, une enluminure, c’était manifester ce que “ça voulait dire” :
restaurer la parole là où, pour parler plus directement, elle s’était
dépouillée de ses mots. Panofsky lève le privilège du discours. Non
pour revendiquer l’autonomie de l’univers plastique, mais pour décrire
la complexité de leurs rapports : entrecroisement, isomorphisme,
transformation, traduction, bref, tout ce feston du visible et du dicible
qui caractérise une culture en un moment de son histoire 14. »
le Foucault du texte sur Duane Michals, qui admet qu’on ne devrait pas
raconter une photographie 17. En d’autres termes, Foucault inscrit l’image
(la peinture en particulier) dans sa réflexion sur l’ordre de la représentation
classique ; et à ses yeux, l’iconologie panofskyenne navigue dans les
mêmes eaux. La preuve par le texte : les Essais d’iconologie analysent « la
fonction représentative de la peinture ».
On sent déjà pointer ici une certaine théorie de l’analyse des énoncés
développée dans L’archéologie du savoir, où Foucault insiste justement sur
la nécessaire prise en compte des formes d’énonciation pour comprendre la
signification de l’énoncé : « Longtemps je me suis couché de bonne
heure » prononcé par n’importe qui dans une conversation ou écrite au
17. Foucault M., « La pensée, l’émotion » [1982], Dits et écrits, op. cit., vol. II,
p. 1062.
18. Foucault M., « Les mots et les images », art. cit., p. 650.
19. Ibid.
Foucault et l’iconologie : le malentendu 289
philosophie qui anime Panofsky, émigré juif qui a fui l’Allemagne nazie, est
celle d’une profonde foi en l’homme et son étude de l’histoire de l’art est
animée par la conviction que l’art montre ce que l’homme a de meilleur.
Certes, ce texte de Panofsky n’était pas encore paru en français quand
Foucault écrivit son compte rendu, en 1967 (il paraît deux ans plus tard dans
le recueil L’œuvre d’art et ses significations). Et sans doute que si La
perspective comme forme symbolique de Panofsky avait paru en traduction
plus tôt (cela ne se fait qu’en 1975), Foucault aurait peut-être infléchi son
jugement ; car dans ce livre Panofsky montre comment le sujet cartésien était
là, dès les premières tentatives maladroites du Moyen Âge, pour produire
une perspective en peinture et comment il affirme sa présence (à travers le
point de vue du peintre et du spectateur) de plus en plus nettement, jusqu’à
sa pleine révélation chez Désargues, le théoricien de la perspective
contemporain de Descartes 23. Le terme même de « forme symbolique »,
emprunté au philosophe néokantien Ernst Cassirer, avait tout pour irriter les
oreilles de Foucault. Car ce terme désigne la relation entre les formes et les
idées : une relation causale (les idées déterminent les formes) et énigmatique
(les formes expriment les idées mais de façon voilée). Bref, l’histoire de l’art
est ramenée, par Panofsky, dans l’orbite de la Kulturgeschichte, et plus
particulièrement, dans l’orbite de l’histoire des idées.
Or toute L’archéologie du savoir est bâtie contre l’histoire des idées,
contre cette vision téléologique et progressiste de l’histoire, où les idées du
présent sont annoncées, préparées, combattues, défendues, développées
jusqu’à être pleinement révélées comme des vérités ; ainsi l’idée du sujet 24.
L’archéologie du savoir suppose des discontinuités dans l’histoire du savoir
qui font qu’entre l’épistémè de la Renaissance et celui de l’âge classique,
toute la configuration des idées s’est transformée. Un bon exemple de
l’écart entre la démarche de Panofsky et celle de Foucault a été fourni
récemment par Lucien Vinciguerra qui, dans son livre Archéologie de la
perspective, non seulement critique fermement La perspective comme forme
symbolique, mais montre brillamment, dans le sillage de Foucault, comment
les théories de la perspective au XVe, au XVIe et au XVIIe siècle n’expriment
pas du tout la conquête progressive d’un sujet cartésien, mais s’inscrivent
dans les épistémès propres à chaque configuration historique 25.
Autre point crucial qui devrait opposer Foucault et Panofsky : le
premier décrit différentes formes de savoir, le second relate différentes
23. Panofsky E., La perspective comme forme symbolique et autres essais, trad.
sous la direction de G. Ballangé, Paris, Éd. de Minuit, 1975.
24. Foucault M., L’archéologie du savoir, op. cit., p. 21-24 et 177-181.
25. Vinciguerra L., Archéologie de la perspective. Sur Piero della Francesca,
Dürer et Vinci, Paris, PUF, 2007.
Foucault et l’iconologie : le malentendu 291
L’histoire de l’art est donc englobée dans une histoire des mentalités.
Plus loin il ajoute :
L’œuvre d’art est donc étudiée en tant que document (ou symptôme,
ou symbole) qui renseigne sur les mentalités ou tendances générales de
l’esprit humain, c’est-à-dire sur l’histoire des idées.
Vision du monde, histoire des mentalités et des idées, œuvre comme
document historique : tout un vocabulaire que récuse Foucault. Il le récuse
parce que l’archéologie du savoir n’est pas l’étude de ce qui est en dessous,
« Rien ne serait plus faux que de voir dans l’analyse des formations
discursives une tentative de périodisation totalitaire : à partir d’un
certain moment et pour un certain temps, tout le monde penserait de la
même façon, malgré les différences de surface, dirait la même chose, à
travers un vocabulaire polymorphe, et produirait une sorte de grand
discours qu’on pourrait parcourir dans tous les sens. Au contraire
l’archéologie décrit un niveau d’homogénéité énonciative qui a sa
propre découpe temporelle, et qui n’emporte pas avec elles toutes les
autres formes d’identité et de différences qu’on peut repérer dans le
langage ; et à ce niveau, elle établit une ordonnance, des hiérarchies,
tout un buissonnement qui excluent une synchronie massive, amorphe
et donnée globalement une fois pour toutes 29. »
« Les relations que j’ai décrites valent pour définir une configuration
particulière ; ce ne sont point des signes pour décrire en sa totalité le
visage d’une culture. Aux amis de la Weltanschauung d’être déçus ; la
description que j’ai entamée, je tiens à ce qu’elle ne soit pas du même
type que la leur 30. »
33. Lire Sennett R., Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, trad. par P.-
E. Dauzat, Paris, Albin Michel, [2008] 2010, qui cherche à combler pareil vide
(sans citer Foucault).
34. Alpers S., L’art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle, trad. par
J. Chavy, Paris, Gallimard, [1983] 1990 ; sur Foucault : p. 24 et 127.
35. Baxandall M., Les humanistes à la découverte de la composition en peinture
1340-1450, trad. par M. Brock, Paris, Le Seuil, [1971] 1989.
36. Schlosser J. von, La littérature artistique, trad. par J. Chavy, Paris,
Flammarion, [1924] 1984.
37. Deleuze G., Foucault, Paris, Éd. de Minuit, 1986, p. 38-42 et 55-75.
Foucault et l’iconologie : le malentendu 295
(Ici fig. 1)
40. Pascal B., Pensées, Les Provinciales. Pensées et opuscules divers, éd. par G.
Ferreyrolles et P. Sellier, Paris, Le livre de poche / Classiques Garnier, 2004, 296,
p. 974 ; et les commentaires de Marin L., Philippe de Champaigne ou la Présence
cachée, Paris, Hazan, 1995, p. 106-109.
Foucault et l’iconologie : le malentendu 297
41. Foucault M., Les mots et les choses…, op. cit., p. 31.
42. Foucault M., « La Peinture de Manet », art. cit., p. 46-47.
298 Les historiens et Michel Foucault
(fig. 2 ici)
Les descriptions de Foucault des peintures portent donc sur les jeux
de lumière et d’éclairage, les répartitions des zones de visibilité et
d’invisibilité, qui déterminent la position des sujets, tant le peintre que le
spectateur. C’est en cela que consistent les régimes de visibilité. Les
visibilités ne sont pas des choses à voir, mais des formes de luminosité, de
même que les énoncés ne sont pas les choses dites, mais des façons de dire.
Les manières de voir ne dépendent pas des variations d’un sujet, mais la
place du sujet voyant dépend des régimes de visibilité historiques. Ce n’est
pas une histoire du regard, de l’activité du sujet regardant ; c’est la mise en
place d’un système d’éclairage ou d’activation des sens en général ; ce que
Rancière a bien compris en parlant du « partage du sensible » comme façon
dont les configurations historiques découpent le visible et l’invisible, le
dicible et l’innommable, le représentable et l’irreprésentable 43. Celui-ci
explique notamment que le régime de visibilité dominant dans l’Ancien
Régime était hiérarchisé comme la société : plus on occupait une place
importante dans l’échelle sociale, plus on avait droit de se montrer. Le
système des arts fonctionnait de même sur une hiérarchisation des arts, des
sujets, des formats. Au XIXe siècle, après la Révolution française et pendant
la révolution industrielle, s’impose un nouveau régime de visibilité, fondé
cette fois sur un partage égal du sensible, où chaque sujet (dans les deux
sens du terme) a le même droit au visible. Ce n’est pas un hasard si
Rancière voit dans le réalisme de Flaubert et de Courbet, où la vie des gens
simples acquiert la même importance que celle des princes, le mouvement
culturel qui manifeste le mieux ce passage au « régime esthétique ».
Ce que Foucault a inauguré, c’est donc l’analyse archéologique des
régimes de visibilité qui dépasse de loin le champ d’application de
l’histoire de l’art et s’oppose aux présupposés philosophiques de
l’iconologie. Pour prendre un terme popularisé dans les années 1990 aux
États-Unis, Foucault a inauguré les visual studies, telles que les ont
définies les travaux d’un Jonathan Crary ou d’un Nicholas Mirzoeff par
exemple 44, dans lesquels les objets d’étude sont moins les arts visuels que
les images, les formes de spectacle, les modes d’exhibition en général. Ce
n’est sûrement pas un hasard si après Surveiller et punir Foucault ne va
quasiment plus jamais écrire sur la peinture : son intérêt se portait
dorénavant à des formes d’images moins artistiques 45. Et un de ses
derniers textes sur la peinture, à propos de l’exposition de Gérard
Fromanger (fig. 3), est révélateur du rejet de l’histoire de l’art et de la
peinture au profit d’une archéologie des images.
44. Crary J., L’art de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle, trad. par
F. Maurin, Nîmes, J. Chambon, [1990] 1994 ; Mirzoeff N., An Introduction to
Visual Culture, Londres/New York, Routledge, 1999.
45. Foucault M., Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard,
1975. Il est remarquable en effet que ce livre commence par un cahier
d’illustrations : priorité à l’image brute, non artistique, sur le texte, non pas,
comme dans Histoire de la folie ou Les mots et les choses, pour introduire un
problème par la mise en récit d’un chef-d’œuvre emblématique de l’histoire de la
grande peinture. Je remercie Jean-François Bert de m’avoir fait remarquer cette
particularité de Surveiller et punir.
300 Les historiens et Michel Foucault
(fig. 3 ici)
Je finis sur cette citation car elle évoque un point dont je n’ai pas
encore parlé et qui est pourtant central chez Foucault : le pouvoir. Peut-être
parce que Fromanger était un peintre mao, membre du GIP, le texte de son
catalogue est plus centré sur les rapports de force que les textes de Foucault
sur Magritte, Manet ou Velázquez 47. Il y aurait le discours de l’avant-
garde, qui dans le même mouvement rejetterait sous le vocable de
« spectacle » tout le flot des images contemporaines, et édifierait un
sanctuaire de la peinture pure, de la peinture sans image – discours élitiste,
au fond, et qui laisserait libre cours aux pires images de circuler
(propagande politique, publicités). Et il y aurait des peintres comme
Fromanger, des photographes amateurs du XIXe siècle ou professionnels du
XXe siècle, comme Duane Michals, et enfin des penseurs comme Foucault
qui au contraire verraient, dans la multiplication, l’usage débridé et
déhiérarchisé des images, une façon non seulement de s’approprier leur
puissance de diffusion et d’expression, mais aussi de rompre avec des
régimes de visibilité non démocratiques : soit l’ancien régime de la
représentation (où la place aveugle occupée par le souverain assigne aux
conditions de pouvoir de la représentation la place d’une transcendance) ;
soit le régime moderniste de l’avant-garde où une élite artiste se serait mise
d’elle-même en position de voyants, destinés à éclairer les masses ayant
sombré dans l’obscurantisme.
Il n’y a pas d’histoire de l’art ou d’iconologie foucaldiennes parce
que les enjeux de Foucault sont ailleurs : ils sont dans l’analyse des
régimes de visibilité qui entrent dans les configurations du savoir et les
rapports de pouvoir. Ce sont aujourd’hui les visual studies américaines qui
héritent de cette démarche et perpétuent l’esprit foucaldien 48. Sa démarche
est donc tout à fait d’actualité, pourvu qu’on respecte deux idées :
1) le refus d’interpréter les images ou les œuvres d’art comme des
symptômes culturels, des documents historiques. Les images sont des
47. Il en va de même du texte sur Paul Rebeyrolle, lui aussi membre du GIP.
Foucault M., « La force de fuir », art. cit.
48. Bernard Stiegler, pour sa part, cherche à montrer dans son article en quoi les
chercheurs en visual studies sont foucaldiens, dans leur obsessive approche des
images comme instruments du discours et du pouvoir, alors que Foucault lui-même
ferait pencher ses analyses dans une autre direction. Stiegler B., « Une histoire de
la photographie », dans Philippe Artières et al. (dir.), Cahier de L’Herne. Michel
Foucault, op. cit., p. 271-281. En fait, quand Foucault écrit sur des artistes –
Picasso, Rebeyrolle, Fromanger, Michals, etc. – la même idée revient, comme un
leitmotiv : la peinture (et la photographie peinte) est un outil de résistance, de
libération, et de plaisir. Mais Stiegler néglige la dimension politique de cette
approche foucaldienne de l’art, tandis qu’on peut reprocher à Foucault de n’avoir
pas lui-même interrogé ce qui lui semblait peut-être une évidence, une fonction
essentielle de l’activité artistique.
302 Les historiens et Michel Foucault
49. Gell A., L’art et ses agents. Une théorie anthropologique, trad. par S. et
O. Renaut, Dijon, Les presses du réel, [1998] 2009 ; Mitchell W. J. T., What Do
Pictures Want ? The Lives and Loves of Images, Chicago/Londres, University of
Chicago Press, 2005.