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"Après le livre", de François Bon : lira bien qui écrira le

dernier
Après le livre. Le titre sonne clair pour annoncer un futur déjà présent, celui d'une
mutation de l'écrit plus radicale encore que celles qui substituèrent le codex au
rouleau, puis l'imprimé à la copie manuscrite. Pour François Bon, les sempiter-
nelles discussions sur la possible ou probable mort du livre ne sont plus de mise.
Même si tous les lecteurs n'en ont pas conscience, même si les éditeurs renâclent,
même si les libraires demeurent inertes malgré leur inquiétude, la cause est enten-
due : "On a remplacé le livre." Déjà et maintenant. De là, la question essentielle :
"Cela change quoi ?"

Prêt à suivre François Bon, le lecteur est toutefois saisi d'un doute. Après le livre.
Soit. Mais alors pourquoi énoncer ce diagnostic dans les pages imprimées d'un
objet qui n'est plus qu'une relique d'un temps révolu ? Poser la question n'est pas
tomber dans les facilités qui font considérer que la prolifération des discours sur
le numérique assure la survie de l'imprimé et, moins encore, opposer l'auteur à
lui-même. Elle naît d'un constat simple : Après le livre a un avant.

Découvrez-le en allant sur le site de François Bon, Le tiers livre (www.tiers


livre.net), qui vous renverra, comme il se doit sur le Web, à un autre site, la mai-
son d'édition numérique que l'écrivain a créée en 2008, Publie.net, et qui a ac-
cueilli le 25 avril 2011 la première mise en ligne de son texte. Depuis le 23 juin der-
nier, c'est "la septième mise à jour révisée et augmentée" qui y est disponible et propo-
sée pour 3,49 €. François Bon est sans conteste l'auteur le plus présent dans le cata-
logue de Publie.net. Il y a publié trente et un livres numériques, quand la liste de
ses ouvrages imprimés n'en compte que vingt-six. A la différence de beaucoup, il
ne se contente pas d'écrire sur le numérique. Il en est un praticien ancien, expert
et gourmand : il a acheté son premier ordinateur, un Atari 1040, en 1988, et son
premier PowerBook, en 1993. Et c'est en 2000 qu'il a ouvert son premier site, Re-
mue.net, qui fut suivi par beaucoup d'autres, parfois éphémères.

Mais le corpus des livres que François Bon a publiés, sous une forme ou sous une
autre, ne donne qu'une maigre idée de son activité d'écriture. Pour en prendre
une juste mesure, retournez sur son site. Ses interventions, chroniques, essais,
projets et articles s'y rencontrent à chaque écran. Cette profusion fait penser aux
plus féconds des auteurs anciens, de Lope de Vega et les six cents Comedias qu'il
prétend avoir composées, à Balzac, véritable "usine à écrire à plusieurs", selon l'ex-
pression de François Bon. Une telle abondance est le meilleur démenti opposé aux
Cassandre qui ont vu dans le monde électronique, non seulement la mort du
livre, mais aussi celle de l'écriture. Sur Le tiers livre, elle ne s'est jamais aussi bien
portée.

Dans son examen de la "mutation numérique du livre", fondé sur sa propre expé-
rience et sur beaucoup de lectures, François Bon rassure les inquiets. Les ruptures,
en effet, ne sont peut-être pas aussi brutales qu'il y pourrait paraître. Certes, le
en effet, ne sont peut-être pas aussi brutales qu'il y pourrait paraître. Certes, le
livre électronique n'offre plus les repérages que permettait la matérialité même du
livre imprimé, avec son volume qui donnait à voir la dimension de l'ouvrage et
ses pages qui en organisaient les divisions, mais, pour autant, "on n'est pas si perdu
que ça dans un livre numérique" grâce aux dispositifs qui en scandent et organisent
les textes. De même, la lecture fragmentée et éclatée des écrans d'écrits n'est pas si
différente de celle de l'imprimé, qui n'est pas aussi linéaire et continue qu'on le
croit, mais caractérisée, tout comme celle des liens hypertextuels, par des "ba-
layages oculaires".

Qu'en est-il du livre lui-même ? La différence semble plus évidente dans la me-
sure où "ce qu'on nomme "livre numérique" pourrait n'être que cette construction ré-
trospective d'une écriture fragmentée". Après le livre est un exemple de ce nouveau
type d'ouvrage puisqu'il juxtapose trente-six "chroniques" préalablement publiées,
au fur et à mesure de leur écriture, sur le site de François Bon. Cette manière de
faire des livres n'est pas sans précédent : "Des oeuvres majeures (Maupassant, Loti,
mais aussi Maurice Blanchot, Walter Benjamin, Henri Michaux) sont des recompositions
partielles sous forme livre de parcours ébauchés sous d'autres formats." Le livre électro-
nique serait donc leur héritier, tout comme les blogs, avec leur saisie du réel sans
écart temporel, le sont des carnets et journaux d'un Kafka.

Rien de très nouveau, donc ? Ce serait une dangereuse et paresseuse illusion que
de le penser. Pour François Bon, ce qui a changé n'est pas tant le livre que l'au-
delà du livre, entendons la totalité du rapport aux écrits. L'"écriture Web" bous-
cule en effet, très profondément, les catégories qui, à partir du XVIIIe siècle au
moins, ont défini l'ordre moderne des discours. En permettant conversations et
débats sur la même "page" que le texte qui en est l'objet, elle efface le cloisonne-
ment entre écrire et lire, favorise l'écriture collective et fait perdre à l'écrivain soli-
taire sa souveraine autorité. Ce mode de publication donne à lire les oeuvres dans
leur mouvement, dans chacun de leurs états successifs, toujours "ouverts aux
réécritures", et, de ce fait, il abolit la distinction tranchée entre brouillons et texte
définitif.

Finalement, l'écriture en ligne devient le support d'échanges, de sociabilités et de


l'éthique propre à la "culture numérique collective" qui suppose la réciprocité. Mal-
heur à ceux qui l'ignorent : ils pourraient y perdre d'anciennes amitiés. Dans cette
nouvelle économie morale de l'écrit, c'est le site qui devient le "chantier principal"
de l'écriture et c'est le Web tout entier qui se transforme en forêts textuelles où, se-
lon une métaphore qui aurait plu aux auteurs du Siècle d'or, "nous nous mêlons
perpétuellement à la forêt des autres, greffant à nos arbres des boutures en partage".

C'est donc notre rapport au livre et à l'écrit que "nous devons réélaborer en partant
quasiment de zéro". François Bon montre quelque impatience à l'égard de ceux qui
ne le comprennent pas, en particulier ces "écrivains imperturbables" qui ont long-
temps méprisé les nouvelles techniques. Il dit sa conviction qu'est inéluctable la
mutation qui nous fascine ou nous désarme.
"Je n'achète plus que rarement des livres récents", déclare François Bon. Ne l'écoutez
pas. Dans un objet qui ne sera peut-être bientôt plus qu'un vestige, il propose
l'une des réflexions les plus aiguës sur les transformations que nous vivons sans
toujours les percevoir et les comprendre. Il énonce au présent ce qui est encore un
futur redouté et intimidant pour ceux qui ne sont pas équipés d'autant d'écrans
que lui, ceux qui n'achètent pas de livres électroniques (encore nombreux, à en
croire les statistiques de la librairie) ou ceux qui, plus nombreux encore, n'ont pas
de sites Web. La force du discours de François Bon est de n'être pas prophétique,
mais fondé sur des expériences multiples et une réflexion qui invite à s'abandon-
ner, mais avec lucidité, "à la mutation et à l'imprédictible". Imprédictible mais irré-
versible.

APRÈS LE LIVRE de François Bon. Seuil, 288 p., 18 €.

Roger Chartier, historien, professeur au Collège de France

Article paru dans l'édition du 23.09.11.

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