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E S P R I T S L I B R E S

PIERRE MANENT
“LES EUROPÉENS S’IMPOSENT
UNE APNÉE MORALE ET SONT
INCAPABLES D’AGIR”
La doctrine des droits de l’homme, seul principe de légitimité encore accepté en Europe,
HANNAH ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE

rend impossible la délibération publique et l’art du gouvernement. Telle est la thèse


que défend le philosophe Pierre Manent dans son nouveau livre « La Loi naturelle et les droits
de l’homme » (PUF). Pour le disciple de Raymond Aron, les droits individuels
règnent sans contrepoids jusqu’à faire périr l’idée du bien commun.
Propos recueillis par Guillaume Perrault

36/ Le Figaro Magazine / 8 juin 2018


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Vous soulignez le contraste entre la suspension du jugement


des Européens, lorsqu’ils considèrent des mœurs étrangères, et
le ton accusateur qu’ils se plaisent à adopter à l’égard de leur
propre héritage. Pourquoi une telle opposition ?
En passant d’hier à aujourd’hui, de la IIIe ou de la IVe à la
Ve République actuelle, notre rapport à la diversité du
monde a été bouleversé. Nous sommes passés de l’assu-
rance, voire de l’arrogance, à la timidité, voire la pusillani-
mité ; de l’évidence de la perspective coloniale à l’évidence de
son caractère inadmissible. Que s’est-il passé ? Suspendons
un instant le jugement moral, regardons la dynamique poli-
tique. La République colonisatrice déploie ses principes et sa
force vers l’intérieur et vers l’extérieur. La formation de la
nation démocratique, du « commun » républicain, entraîne
un immense déploiement d’énergie qui donne son caractère
à cette période, pour le meilleur et pour le pire. Nous avons
alors le vif sentiment d’organiser la prise en compte des
besoins humains et sociaux d’une manière incomparable-
ment supérieure à ce que l’on observe alors en Afrique ou en
Asie. Bref, nous nous sentons inséparablement « meilleurs »
et « plus forts ». Nous tenons la diversité du monde sous
notre regard, pour le conquérir, le mettre en valeur et aussi
le comprendre, l’inventorier. Quelques décennies plus tard,
que voyons-nous ? Le ressort des nations européennes est
brisé par l’épuisement consécutif à la Grande Guerre et le
déshonneur consécutif aux années 1933-1945. La décoloni-
sation change radicalement les termes du problème, car,
comme la colonisation, elle est une dynamique. Elle n’établit
Nous procédons pas un ordre démocratique juste ou normal après l’injustice
ou la pathologie coloniale. Elle enclenche un mouvement
à un évidement opposé. Notre être collectif que nous ne voulons plus impo-
méthodique de notre ser aux autres – l’idée nous est devenue inconcevable –, voici
être intérieur. que nous ne savons plus quoi en faire pour nous. Que vaut
Tout ce qui est un ordre collectif que l’on a prétendu imposer aux autres par
la force ? Alors, commence la grande rétraction des nations
nôtre, nous européennes. Nous procédons à un évidement méthodique
le marquons du de notre être intérieur. Tout ce qui est nôtre, nous le mar-
goudron du soupçon quons du goudron du soupçon. Place à l’Autre ! Cela fait
deux ou trois décennies que les populations européennes
s’imposent une sorte d’apnée sociale et morale, elles n’osent
pas respirer. D’où la décision de l’Europe de n’être rien que
le lieu des droits de l’homme – vide de toute forme de vie
propre – pour que l’Autre puisse y être tout ce qu’il est ou
veut être. Cette posture qui se veut « progressiste » gouverne
les affects de tous les citoyens ou presque, même s’ils regim-
bent aussi bruyamment que vainement.
Le sens du verbe « discriminer » a évolué. Longtemps, il signi-
fiait distinguer et désignait une opération de l’esprit légitime.
Puis s’est imposé en français le sens américain du mot. Quels
HANNAH ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE

sont les enjeux de ce glissement sémantique ?


Il y a une « discrimination », au sens que nous donnons
aujourd’hui à ce terme, lorsque nous introduisons entre
deux personnes une différence de traitement là où elle n’a
pas lieu d’être. Par exemple, en refusant, à cause de son
origine ethnique, de louer un logement à un candidat sol-
vable. L’interdiction de la discrimination en ce sens précis est

38/ Le Figaro Magazine / 8 juin 2018


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La hantise de la
discrimination
nourrit la méfiance
parfaitement justifiée même si elle peut sociale, qui tend à étrangère. Pour la plupart d’entre nous
être difficile à prouver. Le problème pénétrer tous les aujourd’hui, la vie dans nos démocra-
se complique quand le dispositif idéo-
logique conduit à regarder la discrimi-
champs et ressorts ties, c’est la vie dans laquelle notre
nature peut se déployer librement. Il
nation non comme une somme d’actes de la vie collective est vrai que nous n’usons pas du terme,
de discrimination, mais comme la ten- que même nous le repoussons avec
dance même de la société, et sa « vérité ». La société se dédain : l’homme n’est pas un être de nature mais un être de
regarde alors comme une société coloniale à l’intérieur culture, telle est la première leçon, et trop souvent la dernière,
d’elle-même, avec cette complication supplémentaire que de la classe de philosophie. Pourquoi avoir rejeté cette idée ?
colonisés ou discriminés ne sont pas seulement des popula- En vérité, nous ne l’avons pas rejetée, nous l’avons retournée
tions allogènes, mais les femmes, les homosexuels, etc. La ou renversée. Pour les Grecs, la nature, c’est ce qui nous lie,
société apparaît alors à ses propres yeux comme un système nous relie, nous rassemble : c’est la force associante de l’être
de discrimination généralisée. Or, la vie sociale réclame humain. Pour nous, modernes, c’est le contraire : la nature,
nécessairement des discriminations, mais alors de bonnes c’est ce qui nous sépare, car nous sommes « naturellement »
discriminations, pour choisir ceux avec lesquels il sera bon et des individus séparés, et nous ne sommes réunis que par l’ar-
utile de travailler, ou de s’associer pour tel objectif, choix qui tifice des institutions, ou de la « culture ». Donc, l’énergie et
se fait en fonction de critères « objectifs et pertinents ». l’autorité de la nature n’ont pas disparu parmi nous, mais
Le soupçon de discrimination au mauvais sens du elles se sont concentrées, et cachées, dans la seule
terme pèse sur le devoir de discrimination au bon réalité humaine que nous jugions naturelle, à savoir
sens de celui-ci ! Chaque petite décision peut deve- l’individu séparé titulaire des droits de l’homme.
nir l’occasion d’un délit grave, avéré ou soupçonné. Cette réduction de la nature à l’individualité est la
De même que la femme de César ne doit pas seule- condition des accomplissements de la politique
ment être innocente, mais insoupçonnable, il ne moderne, en particulier de la liberté moderne. Elle
faut pas seulement éviter toute discrimination, il présente aussi un coût humain et social considé-
faut rendre la non-discrimination explicite et évi- rable. Aujourd’hui, l’individu titulaire de droits est
dente. D’où la tendance à la discrimination de sens la seule source, le seul porteur de légitimité. Institu-
contraire, que l’on appelle positive. Je ne serais pas tions, associations, groupes ont été dépouillés de
personnellement hostile à toute discrimination « La Loi naturelle toute légitimité, sauf à se faire les instruments
positive, si celle-ci signalait une attention aux et les droits de dociles des droits, c’est-à-dire, finalement, des
l’homme », de
nécessités sociales plutôt qu’à la rigueur de la règle Pierre Manent,
désirs de l’individu. Nous ne savons plus ni dire, ni
abstraite. En tout cas, la hantise de la discrimina- PUF (avec le penser, ni éprouver la légitimité et la bonté intrin-
tion nourrit la méfiance sociale, qui tend à pénétrer concours de sèques des « sociétés instituées » dans lesquelles
tous les champs et ressorts de la vie collective. Il est l’Institut nous continuons pourtant de mener notre vie.
difficile de comparer les gains de justice et les dom- catholique Nous souhaitons « refaire du lien social » et reje-
mages à la confiance sociale que produit nécessai- de Paris), 134 p., tons la seule idée qui pourrait donner sens et
22 €.
rement la lutte contre les discriminations. C’est un contenu à ce lien : cette nature humaine associante
enjeu majeur. Les règles de fonctionnement de nos dans laquelle nous trouvons nos biens et nos fins.
institutions reposent de plus en plus sur la méfiance : elles A l’action et ses exigences, vous opposez le charme qu’exerce
présupposent la méfiance, l’entretiennent, l’organisent. La la formule « laissez-faire » associée au libéralisme. La pensée
vie universitaire reposait sur la confiance réciproque entre libérale qui s’affirme au XVIIIe siècle est-elle responsable de
pairs, elle dépend de plus en plus de règles si soupçonneuses la paralysie de l’esprit public aujourd’hui ?
qu’elles empoisonnent la vie collégiale. Le jeu des idées, des passions, des institutions, des circons-
Vous constatez que l’idée de nature ne fait plus partie du tances est très difficile à démêler. La même idée qui, dans cer-
discours public autorisé. Comment l’expliquer ? taines conditions, est constructive deviendra destructive
La « nature humaine » est une notion à la fois indispensable dans d’autres. Les théoriciens qui ont élaboré les principes
et d’un maniement difficile. Elle a été élaborée par la philo- du régime libéral, et à cette fin, la notion de l’individu radica-
sophie grecque dans une intention universaliste : les lement indépendant, n’imaginaient pas que l’on pût vivre
hommes vivent selon des coutumes différentes, mais ils par- dans une société qui n’aurait d’autre principe directeur que
tagent une même nature. La meilleure façon de vivre est celle les droits de l’homme. Ils voulaient réformer des monarchies
qui est la plus conforme à leur nature, une nature qui se ré- incapables d’assurer ordre et liberté, non pas vivre dans une
vèle dans le meilleur régime de la cité. Les Grecs ont eu le sen- « société liquide » ! Ne sous-estimons pas la performance
timent d’avoir découvert avec la vie civique, avec la cité, la politique du libéralisme. C’est en grande partie sous son
forme de vie la mieux adaptée au déploiement des capacités inspiration que furent construites ces républiques représen-
humaines. Et donc, la vie selon la nature, c’est la forme de vie tatives protectrices des libertés publiques qui sont la grande
que peuvent connaître les hommes dans le meilleur régime réussite de la politique moderne, et que nous voyons
de la cité. Cette idée ne nous est pas devenue entièrement aujourd’hui en danger. C’est que nos pères surent lier le ____ u

39/ Le Figaro Magazine / 8 juin 2018


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LA CHRONIQUE
DE FRANÇOIS D’ORCIVAL

DE CALAIS À PARIS,
D’UNE JUNGLE L’AUTRE
principe émancipateur, mais « dissociant », des droits de Après avoir invité les migrants à venir
l’homme à des principes « associants ». L’émancipation de s’installer dans la capitale, Anne Hidalgo
l’individu était inséparable de la formation d’une nouvelle
« chose commune », la république dans le cadre national. La somme l’Etat de les évacuer.
singularité de la situation présente, sa bizarrerie, c’est que
nous prétendons nous réunir, « vivre ensemble », sur la base
exclusive d’un principe qui est strictement séparateur et dis-
sociant. Il est douloureux et comique d’observer comment
L a jungle de Calais va
s’installer à Paris.
C’était prévisible.
ces gens à un traitement
inhumain, indigne de la
France ? La posture se
nous faisons un effort, hélas couronné de succès, contre tout C’est devenu inévitable. transforme en imposture.
ce qui nous réunirait, nous rassemblerait. La langue La maire de Paris, ses Le préfet de police,
française, par exemple. Voyez comme elle est chassée métho- adjoints, son réseau pressé par l’urgence,
diquement à la fois des institutions universitaires et des d’associations, auront évacue donc les réfugiés
chantiers où l’exigence de parler et comprendre le français tout fait pour ça. pour les transférer du camp
Anne Hidalgo et ses porte- du Millénaire vers
est jugée discriminatoire, et donc attentatoire aux droits de
parole n’ont cessé de des bâtiments en dur, des
l’homme. N’incriminons pas le libéralisme. Paix aux mânes multiplier les déclarations de gymnases, des centres, etc.
de Locke et de Montesquieu. C’est nous qui dévorons notre solidarité avec les migrants, Le 30 mai, c’était la
propre substance au nom d’une idée devenue folle. de brandir le devoir moral 35e opération de ce genre
Envisageons que cette tendance perdure dans les décennies à de les accueillir avec en trois ans ! Quelque
venir. Quelles en seraient les conséquences ? générosité, l’honneur de 38 000 migrants auront été
Vous êtes optimiste, en parlant des décennies à venir ! La la France des droits de ainsi déplacés depuis 2015
paralysie s’est installée en Europe, au niveau de l’Union l’homme… Les réseaux de Paris vers la proche
européenne et à l’intérieur des différentes nations. De de passeurs de clandestins banlieue. Que sont-ils
quelque côté que l’on se tourne, c’est échec et mat : entre le écoutent et savent lire. devenus ? Pourquoi cela
Royaume-Uni et l’Union, entre Barcelone et Madrid, entre « Ils font du benchmarking » s’arrêterait-il ?
(ils comparent), dit même L’évacuation de la jungle
les populistes et les partis respectables, entre Paris et Berlin… le ministre de l’Intérieur. de Calais n’a
Cette paralysie de tous les agents politiques en Europe nous C’est une évidence, et c’est rigoureusement rien changé
jette dans une situation d’autant plus intenable que, hors ainsi que la route de Calais au problème – on l’a
d’Europe, des géants s’ébrouent et s’étirent. L’Union devait fait un détour par Paris. seulement déplacé.
nous donner la force qui manque aux nations séparées ; le Ce ne sont pas des réfugiés Le camp du Millénaire, à
président Trump parle, le lendemain les plus grandes entre- de guerre, rescapés de peine évacué, est en train
prises européennes annoncent qu’elles se retireront d’Iran à Syrie, d’Irak, de Libye ou de se reconstituer,
moins d’une grâce américaine. Pourquoi les autres agissent- d’Afghanistan ; ils arrivent au même endroit
ils – judicieusement ou sottement, mais enfin ils agissent – et d’Erythrée, du Soudan, ou ailleurs, avec les mêmes
des pays du Sahel. encouragements
pourquoi nous, les Européens, sommes-nous de plus en plus
La Mairie de Paris les a de Mme Hidalgo.
incapables d’agir ? Pourquoi sommes-nous les seuls agents installés sous les tentes du Ce sera sans fin puisque
dont les jarrets sont coupés ? Les grandes décadences ont camp du Millénaire l’on ne traite pas la question
toujours quelque chose d’énigmatique, mais je crois que, si (le millénaire passé ou à la source.
nous sommes paralysés, c’est d’abord par l’idée du juste qui le millénaire à venir ?), Cela ressemble à une fable
nous domine, l’idée de ce qui est juste et légitime, et qui se au nord-est de la capitale. tragique. Anne Hidalgo
ramène à la légitimité exclusive des droits individuels. Nous Puis ils se sont entassés. dans le rôle de Merkel,
ne croyons pas réellement que nous ayons le droit de faire Mille d’abord, deux mille la Mairie de Paris dans celui
quelque chose pour l’utilité ou l’honneur d’une chose ensuite. S’enclenche le cycle de l’Europe irresponsable.
commune, de décider et d’accomplir quelque chose pour bien connu : absence Laquelle se retourne vers
HANNAH ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE

d’hygiène, insalubrité, ses voisins et leur lance :


l’utilité ou l’honneur de notre pays ou de l’Union. Nous nous
violence… « Débrouillez-vous ! »
sommes à ce point rétractés, empêchés de respirer, mis dans Et Mme Hidalgo-les-bras- Avec quelle leçon politique ?
la dépendance de l’Autre, que nous sommes devenus inca- ouverts se tourne alors vers Celle que viennent de tirer
pables d’agir politiquement à l’intérieur et à l’extérieur. Or le ministre de l’Intérieur les Italiens… On ne peut
précisément, l’Autre agit, l’Autre est en mouvement, l’Autre et le préfet de police pour pas s’étonner.
nous bouscule… Le temps nous est compté. ■ les interpeller : comment Même les bobos
Propos recueillis par Guillaume Perrault pouvez-vous abandonner finissent par se lasser.

40/ Le Figaro Magazine / 8 juin 2018

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