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Kenneth Goldsmith : « Je suis un traitement de texte » | AOC media - Analyse Opinion Critique 09/07/2018 08)00

samedi
07.07.18
Entretien

Kenneth Goldsmith : « Je suis


un traitement de texte »
Par Sylvain Bourmeau

Né en 1961 dans l’État de New-York, Kenneth


Goldsmith a étudié à la célèbre Rhode Island School of
Design – là où, au mitan des années 70, se formait
Talking Heads. D’abord sculpteur, puis text artist, il est
devenu poète, participant du mouvement international
d’écriture conceptuellle qui a vu le jour à la faveur de la
naissance d’internet. Fondateur d’UbuWeb, site archive
de l’avant-garde artistique, il a longtemps présenté une
émission de radio sur la très libre WFMU. Auteur d’une
vingtaine de livres singuliers, entre l’art contemporain
et la poésie, il a également écrit, en s’appuyant sur sa
longue expérience d’enseignement à l’Université de
Pennsylvanie, une sorte d’anti-manuel, Uncreative
writing, récemment traduit en français (par François
Bon) sous le titre, L’écriture sans écriture : du langage
à l’âge numérique. SB

Vous avez été formé comme artiste, êtes maintenant


poète. Y a-t-il une différence ?
D’abord, à la différence de l’art, il n’existe aucune
économie de la poésie. Et, même si peu d’artistes
seulement gagnent effectivement de l’argent, ils ont
malgré tout quelque chose à vendre. Demeure donc
toujours l’espoir. Mais dans le domaine de la poésie, il
n’y a pas d’argent et pas le moindre espoir d’en gagner.
On pourrait penser que cette absence de marché – et
même d’intérêt – aurait pour effet de libérer la poésie,
l’autoriserait à prendre de grands risques (quand on n’a
rien, on n’a rien à perdre), pourtant elle s’avère
universellement conservatrice et terne. J’ai voulu rendre
la poésie de nouveau dangereuse.

Comment expliquez-vous le fait que la littérature


apparaisse si peu au fait de la révolution esthétique
qui s’est opérée dans le monde de l’art depuis le
mouvement Dada, puis Marcel Duchamp ?
Le langage est très fragile et les gens ont peur de s’y
attaquer. C’est la base de tout – au plan légal, judiciaire,

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monétaire, médical, amoureux, etc. – et il semble qu’il


soit souvent assez difficile de nous comprendre les uns
les autres. Alors la plupart des gens se demandent si
c’est bien la peine de rendre la chose encore plus
délicate. Voilà pourquoi la littérature reste sur un
chemin si balisé et prévisible. Lorsque vous voyez
quelque chose de radical dans un musée, vous pouvez
toujours tourner la tête, et le laisser derrière vous. Alors
que le langage voyage avec nous, nous accompagne en
permanence. C’est beaucoup plus dangereux, il y a
beaucoup plus en jeu.

Dans L’écriture sans écriture


écriture, vous notez que la
photographie a offert à la peinture l’occasion de se
réinventer, et que la révolution numérique pourrait
offrir le même type d’opportunité à la littérature.
Commencez-vous vraiment à l’observer ?
Chaque jour la révolution littéraire se produit sur
internet. Pensez ne serait-ce qu’un fil d’emails. Chaque
fois que vous envoyez un mail, tous les mots des mails
précédents sont repris, cités, ce qui produit au total une
certaine quantité de langage radicalement réflexive et
cumulative. Ce n’est que du langage. Ce n’est que de
l’écriture. Comment pouvons-nous ne pas voir que ce
blizzard de mots apparaît comme une nouvelle
condition ? En cette ère numérique, la mesure de la
littérature c’est l’énormité. Voilà la révolution. Les gens
me disent se sentir coupables de ne plus lire ou écrire,
de perdre leur temps sur internet. Mais si l’on regarde
de près, que faisons-nous dans cet environnement
numérique si ce n’est précisément lire et écrire à
longueur de journée ? Lire sur les réseaux sociaux ou
les journaux en ligne comme celui-ci ; texter, tagger,
commenter… Nous lisons et nous écrivons comme
nous ne l’avons jamais fait depuis des générations.
Certes il s’agit d’une manière différente de lire et
d’écrire, c’est bref et rapide, mais prétendre qu’il ne
s’agirait pas de lecture et d’écriture est absurde. Une
révolution est en train de se produire sous nos yeux. Il
est temps de les ouvrir.

Pour revenir à vos années de formation, vous étiez


sculpteur. Quels artistes vous ont alors influencé ?
Je faisais des sculptures avec des livres et, à un
moment, je me suis dit que ces livres avaient besoin de
contenir des mots. Alors j’ai commencé à y mettre des
mots, et j’aime tellement les mots que j’ai peu à peu
laissé tomber la forme sculpture. Je suis devenu ce
qu’on appelle un text artist, je mettais du langage sur
les murs. Et puis j’ai l’intérêt pour la présence visuelle
des mots. Je me suis mis à simplement les conserver

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dans mon ordinateur. C’est à partir de là que j’ai


commencé à me dire que j’étais écrivain. Quand j’étais
sculpteur, j’appréciais les œuvres de mon temps, la
nouvelle sculpture britannique, celle de Tony Cragg et
d’Anish Kapoor. J’ai aussi beaucoup regardé les artistes
conceptuels américains comme Bruce Nauman, Joseph
Kosuth, Jenny Holzer, Barbara Kruger, etc.

Dans quelle mesure le cinéma, le théâtre, la danse et


la musique vous ont également aidé à produire une
autre forme de poésie ?
La musique surtout, en particulier les musiciens
américains minimalistes et conceptuels comme Steve
Reich, Terry Riley, La Monte Young et Philipp Glass,
ou la musique vocale de Meredith Monk et Joan La
Barbara, sans oublier bien sûr l’école de New York de
John Cage et Morton Feldman. Et puis je ne veux pas
sous-estimer l’influence du hip hop, dont je fus le
témoin dès le début. Tous ces artistes qui sculptaient le
son comme s’il s’agissait d’un matériau physique, c’est
ce qui m’a permis de traiter les mots commodes objets,
plutôt que comme des mots. J’ai toujours été et je
continue d’être un sculpteur.

Au milieu des années 1990, au début de l’internet


donc, vous avez créé UbuWeb. Qu’est-ce exactement
? Et comment relier ce projet à votre travail
personnel ?
UbuWeb offre la plus grande archive gratuite de
matériaux d’avant-garde sur le net. Elle comprend des
dizaines de milliers d’œuvres d’art de centaines et de
centaines d’artistes. Ma propre écriture est une forme
d’archivage, comme UbuWeb, il s’agit dans un cas
comme dans l’autre d’accumulations. Je crois qu’à
l’âge numérique, l’archive est le nouvel art populaire.
Nous sommes tous devenus archivistes, lorsque nous
partageons des playlists, quand nous rangeons nos
photos sur Instagram ou dans le Cloud, quand nous
téléchargons plus de films, de livres et de MP3 que
nous ne pourrions voir, lire ou écouter en dix vies…
L’archivage est devenu le premier usage des artefacts
culturels, dépassant de loin la traditionnelle relation au
contenu. Nous accumulons et trions nos
téléchargements, prenant rarement le temps d’entrer
réellement en relation avec eux.

Capital, votre livre sur New York, se présente


comme un hommage à Walter Benjamin. En quoi sa
pensée critique est déterminante pour vous ?
A mesure que le temps passe, l’œuvre de Walter
Benjamin apparaît de plus en plus pertinente. Par

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exemple, son livre sur les passages parisiens relève de


l’écriture accumulative, celle dont je viens de parler. Il
s’approprie un matériel préexistant, qu’il fait sien. C’est
exactement ce que nous faisons chaque fois que nous
copions du texte depuis le web : il devient nôtre.
L’internet est une gigantesque photocopieuse. Benjamin
nous montre qu’être auteur c’est choisir. Aux écrivains,
il donne le sentiment qu’ils font trop d’efforts.

Votre œuvre est remplie de matériaux très peu


littéraires, des bulletins radiophoniques de trafic
routier par exemple, à partir desquels vous
produisez de la poésie. Comment vous est venue
cette idée ?
J’aime le son de la radio. J’ai grandi avec le son
merveilleux des grandes ondes, qui portaient très loin.
Tard le soir, je pouvais écouter les stations d’autres
États, cela semblait exotique, et magique. Quand j’ai
commencé à écrire, je me suis préoccupé de la manière
dont le langage sonnait, plus que du sens des mots. Je
me suis toujours dit que quoi qu’on fasse avec les mots,
il y avait toujours plusieurs sens et que la construction
du sens ne pouvait donc pas être le souci de l’écrivain :
il y a trop de significations dans le monde. Je me suis au
contraire attaché aux qualités formelles et matérielles
du langage. L’idée était de construire de la littérature, et
quelle que soit la construction cela signifierait toujours
quelque chose. J’ai aussi été DJ dans une radio libre
pendant quinze ans, et cela m’a permis de porter une
attention particulière au son du langage. C’est pour ce
qui fait que la radio ne mourra jamais, nous aurons
toujours besoin de gens pour nous guider au cœur de
cette masse de sons, quelqu’un qui dégage le sens pour
nous. C’est ce qui fait encore de la radio le meilleur des
compagnons possibles, meilleur que n’importe quelle
playlist automatisée.

Vous enseignez depuis longtemps l’écriture à


l’Université de Pennsylvanie. Mais au lieu de
nommer classiquement votre cours « creative
writing », vous avez choisi au contraire de le titrer
« Uncreative writing ». Pourquoi ?
Aux Etats-Unis, ce qu’on appelle « creative writing »
est devenu une véritable industrie. Chaque
établissement d’enseignement supérieur propose
désormais ce type de formation, et tous semblent
produire exactement le même type de littérature :
vendable et adaptable au cinéma par Hollywood. Je me
suis dit que ce n’était à vrai dire pas très créatif.
Comment osent-ils prétendre l’être ? C’est donc en
réponse directe que j’ai proposé l’idée d’ «uncreative

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writing». L’idée est simple : si ce qu’on appelle «


creative writing » s’avère en fait totalement non-créatif,
alors en utilisant tout ce qui est interdit dans les cours
dits de creative writing, le copier-coller, l’appropriation,
le vol, l’emprunt d’identité etc, alors peut-être est-il
possible de rendre la créativité de nouveau créative !

Quels exercices proposez-vous à vos étudiants ?


La seule règle c’est qu’ils ne soient pas originaux du
tout. S’ils montrent ne serait-ce qu’un léger trait
d’originalité alors ils sont pénalisés. Mais le secret c’est
que même lorsqu’ils parviennent à supprimer toute
originalité, ils réalisent très vite, quoi qu’il fassent,
qu’ils s’expriment de manière créative. Ils apprennent
qu’être un auteur c’est choisir, et que ce choix relève
autant de l’expression personnelle que s’ils s’étaient
mis à un bureau à écrire une nouvelle à propos du
cancer de leur mère. Je leur enseigne le fait de valoriser
le choix comme expression.

Comment définiriez-vous la place que vous occupez


désormais au sein de la littérature américaine ?
Controversé. Les gens me détestent parce que j’attaque
en littérature tout ce qu’ils considèrent sacré. Il n’y a
pas d’avant-garde aux Etats-Unis – elle est crainte et
méprisée.

Mais vous avez été invité à la Maison Blanche par


Barack Obama pour une soirée de poésie très
officielle…
Oui, parce que je suis important. Je ne suis pas
apprécié, pas admiré mais je ne peux pas être ignoré.

Diriez-vous que le type de poésie que vous et


quelques autres produisez a eu un effet sur le monde
littéraire. Et sur l’art contemporain ?
Le type d’écriture que j’ai produit – l’écriture
conceptuelle – fut le premier mouvement d’avant-garde
transnational du XXIe siècle. Ce fut aussi le premier
mouvement à poser la question de l’écriture à l’ère
numérique. Historiquement, on regardera dans quelque
temps ce mouvement comme on regarde, mettons, les
Futuristes aujourd’hui. Pendant un bref moment, de
nombreuses personnes ont produit des œuvres
expérimentales qui inspireront les générations futures.
J’ai tendance à penser à mon travail en me souvenant
qu’en 1913 lorsqu’on lui demanda à qui s’adressait son
travail, Duchamp avait répondu que c’était pour la
génération de dans 50 ans. Il avait raison, en 1963,
après avoir été ignoré, marginalisé et détesté, il a fait
l’objet d’une première rétrospective, devenant

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extraordinairement influent. Les artistes doivent parier


sur le long long terme – sinon c’est sans espoir.

Quelles relations avez-vous avec les poètes d’autres


pays et d’autres langues ?
Comme pour la poésie concrète avant nous, nos œuvres
n’ont pas vraiment besoin d’être lues : si vous
connaissez le concept, vous accédez à l’œuvre. C’est ce
qui explique que ces œuvres ont pu voyager à travers le
monde entier. C’est ainsi que cette poésie est devenue le
premier courant d’avant-garde du XXI siècle.
Aujourd’hui, les colloques et les publications se
multiplient à l’échelle de la planète. L’influence de ce
mouvement est très large.

Vous considérez-vous comme un auteur ?


J’étais un artiste ; puis je suis devenu un poète ; puis un
écrivain. Maintenant, lorsqu’on me pose la question je
réponds que je suis un traitement de texte.

Kenneth Goldsmith, L’Écriture sans écriture


écriture,
traduit de l’anglais par François Bon, Jean Boîte
Éditions.
Sylvain Bourmeau
Journaliste, directeur d'AOC

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