Você está na página 1de 421

ELC

5 Àngels Santa (ed.)


La féminité est au cœur de ce livre. En même temps, l’Histoire y joue un rôle dé-

Des lettres et

La femme face aux défis de l’histoire


terminant. Les auteurs s’occupent de définir la lutte des femmes face aux dif-
férentes manifestations historiques et leurs combats, leurs efforts pour avoir
un rôle représentatif dans un monde dominé par la masculinité. A travers ce fil
conducteur, femme et histoire, plusieurs thèmes sont abordés. D’abord, une
partie consacrée à George Sand, après des visions partielles du rôle de la fémi- des femmes…

Des lettres et des femmes…


La femme
nité qui vont se fondre pour nous donner une vision globale. Manuela Saénz,
Camille Claudel, Clara Malraux y trouvent leur place. Pour continuer avec une
réponse féminine aux interrogations et défis que l’histoire pose à la femme et

face aux défis


à l’humanité en général. Marguerite Yourcenar, Marguerite Duras, Claire Etcherelli,
Paule Constants, Malika Mokeddem, Maria Barbal, Monserrat Roig ou les écri-
vaines du moi Arabes sont étudiées de ce point de vue. Des écrivains comme

de l’histoire
Le Clézio ou Joseph Kessel présentent des personnages féminins qui com-
plètent les voix des écrivaines. Les femmes sont de même confrontées à leur
rapport avec la mère et à son enfance et les rêves qui la conforment comme
Virginia Woolf ou Pierrette Fleutiaux. Parfois, il est difficile pour elles de trouver
leur chemin, de choisir nettement entre l’engagement social ou politique et la
vie privée, le monde de l’intimité, comme il arrive pour Mlle de Montpensier, Peter Lang
Anne Dacier, Marceline Desbordes-Valmore ou Farouzia Zouari. Pour finir, le
mystère de la création littéraire est évoqué de la main de l’écrivaine catalane
Núria Añó.

Àngels Santa est professeure de littérature française à l’Université de Lleida en

Àngels Santa (ed.)


Catalogne (Espagne). Elle y dirige un groupe de recherche sur la Littérature popu-
laire française et la culture médiatique et s’intéresse aussi à l’écriture féminine à
l’époque contemporaine. Parmi ses publications on peu signaler: Création litté-
raire et féminité chez Roger Martin du Gard (2011), Jacques de George Sand, édi-
tion critique (2012) et Simone de Beauvoir, filosofía, literatura y vida (2012). Elle
dirige la revue d’études de littérature française et littérature comparée L’Ull crític.

ISBN 978-3-0343-1367-4

ELC 5 Espacios literarios en contacto


www.peterlang.com
ELC
5 Àngels Santa (ed.)
La féminité est au cœur de ce livre. En même temps, l’Histoire y joue un rôle dé-

Des lettres et

La femme face aux défis de l’histoire


terminant. Les auteurs s’occupent de définir la lutte des femmes face aux dif-
férentes manifestations historiques et leurs combats, leurs efforts pour avoir
un rôle représentatif dans un monde dominé par la masculinité. A travers ce fil
conducteur, femme et histoire, plusieurs thèmes sont abordés. D’abord, une
partie consacrée à George Sand, après des visions partielles du rôle de la fémi- des femmes…

Des lettres et des femmes…


La femme
nité qui vont se fondre pour nous donner une vision globale. Manuela Saénz,
Camille Claudel, Clara Malraux y trouvent leur place. Pour continuer avec une
réponse féminine aux interrogations et défis que l’histoire pose à la femme et

face aux défis


à l’humanité en général. Marguerite Yourcenar, Marguerite Duras, Claire Etcherelli,
Paule Constants, Malika Mokeddem, Maria Barbal, Monserrat Roig ou les écri-
vaines du moi Arabes sont étudiées de ce point de vue. Des écrivains comme

de l’histoire
Le Clézio ou Joseph Kessel présentent des personnages féminins qui com-
plètent les voix des écrivaines. Les femmes sont de même confrontées à leur
rapport avec la mère et à son enfance et les rêves qui la conforment comme
Virginia Woolf ou Pierrette Fleutiaux. Parfois, il est difficile pour elles de trouver
leur chemin, de choisir nettement entre l’engagement social ou politique et la
vie privée, le monde de l’intimité, comme il arrive pour Mlle de Montpensier, Peter Lang
Anne Dacier, Marceline Desbordes-Valmore ou Farouzia Zouari. Pour finir, le
mystère de la création littéraire est évoqué de la main de l’écrivaine catalane
Núria Añó.

Àngels Santa est professeure de littérature française à l’Université de Lleida en

Àngels Santa (ed.)


Catalogne (Espagne). Elle y dirige un groupe de recherche sur la Littérature popu-
laire française et la culture médiatique et s’intéresse aussi à l’écriture féminine à
l’époque contemporaine. Parmi ses publications on peu signaler: Création litté-
raire et féminité chez Roger Martin du Gard (2011), Jacques de George Sand, édi-
tion critique (2012) et Simone de Beauvoir, filosofía, literatura y vida (2012). Elle
dirige la revue d’études de littérature française et littérature comparée L’Ull crític.

ELC 5 Espacios literarios en contacto


Des lettres et
des femmes…
La femme
face aux défis
de l’histoire
Espacios literarios en contacto
ELC 5

Colección dirigida por

Àngels Santa (Universidad de Lleida)

Consejo editorial:
Juan Bravo (Universidad de Castilla-la-Mancha)
Béatrice Didier (Ecole Normale Supérieure, Ulm)
Giovanni Dotoli (Università di Bari)
Mª Carmen Figuerola (Universidad de Lleida)
Philippe Merlo (Université de Lyon II)
Àngels Santa (ed.)

Des lettres et
des femmes…
La femme
face aux défis
de l’histoire

PETER LANG
Bern · Berlin · Bruxelles · Frankfurt am Main · New York · Oxford · Wien
Bibliographic information published by die Deutsche Nationalbibliothek
Die Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche National-
ELEOLRJUDÀHGHWDLOHGELEOLRJUDSKLFGDWDLVDYDLODEOHRQWKH,QWHUQHW
at ‹http://dnb.d-nb.de›.

La publication de cet ouvrage s’inscrit dans le cadre du projet de recherche Literatura


popular francesa y cultura mediática- LIPOFRANCUME, 2009 SGR 646, subventionné
par Agaur-Generalitat de Catalunya et dans le cadre des projets A/024478/09 et
A/030783/ 10 /DPXMHUIUHQWHDORVGHVDÀRVGHODKLVWRULD /DIHPPHIDFHDX[GpÀV
GHO·KLVWRLUH subventionnés par AECID: dirigés par Àngels Santa.

Cover illustration: from iStockphoto.com © by 13spoon


Cover Design: Didier Studer, Peter Lang AG

ISBN 978-3-0343-1367-4 pb. ISBN 978-3-0352-0234-2 eBook


ISSN 2235-2236 pb. ISSN 2235-6215 eBook

© Peter Lang AG, International Academic Publishers, Bern 2013


Hochfeldstrasse 32, CH-3012 Bern, Switzerland
info@peterlang.com, www.peterlang.com

All rights reserved.


All parts of this publication are protected by copyright.
Any utilisation outside the strict limits of the copyright law, without the permission
of the publisher, is forbidden and liable to prosecution.
7KLVDSSOLHVLQSDUWLFXODUWRUHSURGXFWLRQVWUDQVODWLRQVPLFURÀOPLQJ
and storage and processing in electronic retrieval systems.

Printed in Switzerland
Table des matières

ÀNGELS SANTA
Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

1. À propos de George Sand

SIMONE BERNARD-GRIFFITHS
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère
(1873-1876) de George Sand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

MARIE-FRANCE B OROT
Le « trouvé » de George Sand : une lecture
de François le Champi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

MARIONA VILA GRAU


« Lorsque vous voyagez, cher lecteur, pourquoi voyagez-vous ? »
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de George Sand . . . . . . . 55

2. Ces femmes toujours en combat

Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR


Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique.
Lettres de Manuela Saénz à Simón Bolivar (1822-1830) . . . . . . 93

M. CARME FIGUEROLA
D’une femme à l’autre : Camille Claudel aux yeux
de Michèle Desbordes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
6 Table des matières

HAJER BEN YOUSSEF


Archives du Nord, l’œuvre d’une adepte de la paix,
de l’art et du plaisir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135

ÀNGELS SANTA
La guerre civile en Catalogne : le témoignage
de Marie Barbal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149

PERE SOLÀ SOLÉ


Le temps des cerises de Montserrat Roig . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159

CRISTINA SOLÉ CASTELLS


Clara Malraux ou la volonté d’exister . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173

JALILA TRITAR
Femme et pouvoir : les enjeux des écritures
du moi féminines Arabes au 20e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185

JAMILA BEN MUSTAPHA


Les Tunisiennes ont-elles une histoire ? de Emna Ben Miled . . . . . . 195

SABIHA BOUGUERRA
Une femme dans la tourmente de l’Histoire :
Zaynab, reine de Marrakech de Zakya Daoud . . . . . . . . . . . . . . . 207

JEAN ARROUYE
Femmes face à la violence de l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225

YOST BELLAMINE-B EN AÏSSA


Écriture de l’Histoire à travers le personnage de Kiambé
dans Révolution de Jean Marie Le Clézio . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241

NAJET TNANI
Marguerite Duras et la propagande coloniale . . . . . . . . . . . . . . . 257
Table des matières 7

CLAUDE BENOÎT
Une regard féminin sur la violence : Paule Constant
et la violence postcoloniale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275

CONCEPCIÓ CANUT
Les derniers romans de Claire Etcherelli . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287

M. CARME FIGUEROLA
Perception de l’histoire et construction identitaire
chez Malika Mokeddem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305

3. La voix féminine entre la mère et le rêve

BÉATRICE DIDIER
Retrouver la voix de la mère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 323

JEANNINE GUICHARDET
Métamorphoses de la reine de Pierrette Fleutieaux :
une réécriture de quelques Contes de Perrault . . . . . . . . . . . . . . 335

4. La femme écrivaine dans l’entre-deux

MADELEINE BERTAUD
Entre histoire et propos de femme : les Mémoires
de Mlle de Montpensier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 347

E RIC FRANCALANZA
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres . . . . . . . . . . . . . . . 359

CLAUDE SCHOPP
Notes et notules dans les marges d’un album de voyage
de Marceline Desbordes-Valmore . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 381
8 Table des matières

AMOR BEN ALI


Farouzia Zouari ou Shahrazade mal enchaînée . . . . . . . . . . . . . . 393

5. L’écrivaine a la parole

NÚRIA AÑÓ
Encre aux doigts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 407

Table des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 417


9

Présentation

La féminité est au cœur de ce livre. Il y a déjà un moment que nous


nous intéressons à l’histoire des femmes et à leurs rapports avec les dif-
férentes sciences et arts. Cette fois-ci l’Histoire a un rôle déterminant
car nous essayons de définir la lutte des femmes face aux différentes
manifestations historiques et leurs combats, leurs efforts pour avoir un
rôle représentatif dans un monde dominé par la masculinité.
À travers ce fil conducteur, femme et histoire, plusieurs thèmes sont
abordés. D’abord, une partie consacrée à George Sand dont la voix
nous arrive de la main de Simone Bernard-Griffiths, de Marie-France
Borot et de Mariona Vila Grau. Personne comme George Sand, dont le
rôle fut essentiel dans la révolution de 1848, pour introduire cette théma-
tique qui vise à analyser la femme confrontée à l’histoire mais aussi et
surtout à son histoire. Nous désirons percevoir l’histoire collective à
travers les histoires individuelles.
Il est nécessaire d’envisager des cas individuels pour tirer une conclu-
sion générale. Ainsi plusieurs collaborations nous offrent-elles des vi-
sions partielles du rôle de la féminité dans certains domaines qui vont se
fondre pour nous donner une vision globale. Manuela Saénz, Camille
Claudel, Clara Malraux trouvent un lieu de privilège dans notre étude,
analysées par Mª José Vilalta, Carme Figuerola ou Cristina Solé respec-
tivement. Ce sont des femmes dont la valeur et le renom ne résident pas
dans leur œuvre littéraire mais dans leur position dans le siècle et face aux
événements.
Mais l’histoire interroge et pose des défis à l’humanité en général et
à la femme en particulier. À ces défis essaient de répondre les contribu-
tions de Hajer Ben Youssef, d’Àngels Santa, de Pere Solà, de Jalila Tritar,
de Camila ben Mustapha, de Sabiha Bouguerra, ou de Najet Tnani en
passant par Claude Benoît et Conception Canut ainsi que Carme
Figuerola. Elles / Il envisagent des écrivaines très connues comme c’est
10 Présentation

le cas de Marguerite Yourcenar et de Marguerite Duras, d’autres ancrées


dans la modernité de notre époque où elles ont réussi à obtenir un
succès considérable comme Claire Etcherelli, Paule Constans ou Malika
Mokeddem ; d’autres appartenant à des langues différentes comme Marie
Barbal ou Montserrat Roig, femmes d’expression catalane. Une place
importante est réservée aux écrivaines Arabes, en accordant une place
prioritaire à celles qui s’expriment en langue arabe, sans oublier celles
qui ont choisi le français comme langue de culture telles que Emna ben
Miled ou ZaKya Daoud.
Mais nous ne nous bornons pas dans ce livre à une vision typique-
ment féminine, l’écrivain donne dans certaines de ses œuvres la parole
à la femme, c’est le cas de Le Clézio avec son héroïne Kiambé, évoquée
par Yors Bellamine ou Joseph Kessel et Jean Giono, dont la vision de la
femme confrontée à la violence de l’histoire nous arrive de la main de
Jean Arrouye qui évoque aussi l’écriture féminine de Violette Ailhaud.
Tout au long de leur existence les femmes sont confrontées à leur
rapport avec la mère et à son enfance et les rêves qui la conforment. On
pense souvent que les rapports entre mère et fille sont idylliques ; la réalité
est tout autre, comme le manifestent les femmes auteurs à travers les
livres consacrés à la mère : Simone de Beauvoir, Irène Némirosky, Soledad
Puertolas, Imma Monsó, Pierrette Fleutiaux en ont témoigné dans leurs
œuvres respectives. Presque toutes les écrivaines, un jour ou l’autre, sen-
tent la nécessité de régler les comptes avec leur mère, de lui dire à travers
l’encre et le papier ce qu’elles n’ont pas osé manifester de vive voix, ce qu’elles
avaient dans le cœur. En cela, elles reflètent le sentiment de beaucoup de
femmes, qui ont eu maille à partir avec leurs mères et dont l’empreinte
les a marquées à jamais. À travers l’étude de quelques textes de Virginia
Woolf, Béatrice Didier se fait écho de cette problématique.
Pour toute femme l’enfance est liée à la mère et au monde des rêves,
matérialisé dans les contes. C’est ainsi que Pierrette Fleutiaux le met en
relief dans son récit Métamorphoses de la reine savamment présenté par
Jeannine Guichardet…Les contes qui ont enchanté l’univers de tous
les enfants reviennent sous leurs plumes pour semer la rêverie dans la
vie adulte et pour nous rendre la saveur et le parfum d’une enfance
heureuse bercée par des histoires de légende.
Présentation 11

Parfois, il est difficile de trouver son chemin, de choisir nettement


entre l’engagement social ou politique et la vie privée, le monde de
l’intimité. C’est le problème qui se pose à Mlle de Montpensier, à Anne
Dacier, à Marceline Desbordes-Valmore ou à Farouzia Zouari. Made-
leine Bertaud, Eric Francalanza, Claude Schopp et Amor ben Ali res-
pectivement essaient d’y voir clair dans cette confusion de sentiments
pour arriver à nous montrer la portée de la valeur morale et poétique
d’un engagement face à l’histoire teinté d’intimité.
Pour clore ce volume, nous avons choisi de donner la parole à une
voix nouvelle, fraîche et sincère, qui nous ouvre les portes du mystère
de la création littéraire, en nous permettant d’accéder aux tâtonnements
de l’écriture, écriture qui est toujours engagement dans le monde et
dans la société. Il s’agit de l’écrivaine d’expression catalane Núria Añó.
La pluralité des sujets, la richesse des points de vue, la variété et la
qualité scientifique de leurs auteurs/res fait de ce volume un échan-
tillon très ample sur les études sur la féminité et ses avatars, en mon-
trant que le thème peut être envisagé de façon plurielle avec toute sorte
de nuances qui en font le prix et en montrent la valeur.

Àngels Santa
1. À propos de George Sand
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère
(1873-1876) de George Sand
SIMONE BERNARD-GRIFFITHS

Faut-il rappeler que le lexique dit la fée au féminin par la double entre-
mise du genre grammatical et de l’étymologie. Le Grand Dictionnaire
universel du XIXe siècle (1872) de Pierre Larousse en témoigne : « Fée ( fé
– du latin fata, sorcière, magicienne, qui se disait originairement pour
Parque ; de fatum, destin, oracle, proprement parole » mis en relation
avec le latin « fari, parler, qui se rapporte à la racine sanscrite bhâ, bhâs,
bhan », elle-même reconnaissable dans le grec « phémi »1. Cet héritage
féminin vient irriguer la sémantique : « Être surnaturel, qu’on repré-
sente sous la forme d’une femme, et qui était regardé comme jouissant
d’une certaine puissance magique et du don de lire dans l’avenir. »2
Or George Sand nuance cette définition. Elle rend problématique
la forme-femme et, dans la dédicace inaugurale à Aurore, l’aînée de ses
petites-filles et destinataire privilégiée des Contes d’une grand-mère, elle rem-
place, à propos des « fées » l’expression « être surnaturel » employée par Pierre
Larousse en une autre, prudemment modalisée et savamment dubitative :

Reste à savoir où sont ces êtres, dits surnaturels, les génies et les fées ; d’où ils
viennent et où ils vont, quel empire ils exercent sur nous, et où ils nous condui-
sent. Beaucoup de grandes personnes ne le savent pas bien, et c’est pourquoi je
veux leur faire lire les histoires que je te raconte en t’endormant.3 (I, p. 32)

1 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle, t. VIII, [1872], Slatkine,
Genève-Paris, réimpression de l’édition de Paris 1866-1879, p. 187.
2 Ibid.
3 G. Sand, Contes d’une grand-mère, 2 tomes, éditions de l’Aurore, Philippe Ber-
thier éd., Meylan, « Première série », 1982, « Deuxième série », 1983. Toutes nos
références inscrites entre parenthèses avec l’indication du tome et de la page ren-
voient à cette édition.
16 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS

Ces interrogations en appellent une autre fondamentale : « La question


est de savoir s’il y a des fées, ou s’il n’y en a pas. Tu es dans l’âge où l’on
aime le merveilleux et je voudrais que le merveilleux fût dans la nature,
que tu n’aimes pas moins. » (I, p. 32)
Sand elle-même affectionne le monde des merveilles dont elle at-
teste autobiographiquement le rôle fondateur dans la genèse de son
imaginaire :

Je trouvai à Nohant les contes de Madame d’Aulnoy et de Perrault dans une


vieille édition qui a fait mes délices pendant cinq ou six années. Ah ! quelles
heures m’ont fait passer L’Oiseau bleu, Le Petit Poucet, Peau d’Âne, Belle-Belle ou
Le Chevalier fortuné, Serpentin vert, Babiole, et La Souris bienfaisante ! Je ne les
ai jamais relus depuis, mais je pourrais tous les raconter d’un bout à l’autre, et je
ne crois pas que rien puisse être comparé, dans la suite de notre vie intellectuelle,
à ces premières jouissances de l’imagination4,

jouissances liées à des présences féminines. Avant de lire elle-même les


contes, Aurore Dupin les a, de fait, entendus de la bouche de sa mère
dont seul « le chagrin »5 lié à un veuvage précoce tarit l’inspiration mais
aussi de la bouche de son aïeule au verbe non moins fécond, comme se
le rappellera une George Sand quinquagénaire :

Qui pourrait rivaliser pour les contes avec ma grand-mère ? … C’étaient des con-
tes qui duraient des soirs et des soirs, lorsque j’étais couchée dans sa chambre en
signe de grande joie et de récompense. […] Alors commençait ou continuait
une de ces narrations fantastiques où les fées et les génies avaient le meilleur
rôle.6

Cet héritage féminin nous invite à poursuivre notre investigation jus-


qu’à ce que Nicole Jasmin nomme, dans son essai sur Madame d’Aul-
noy, « la question féminine » mise en scène dans la dichotomie entre ce
qu’elle nomme « le discrédit des figures masculines » et les « pouvoirs

4 G. Sand, Histoire de ma vie, Georges Lubin éd., Gallimard, Paris, « Bibliothèque


de la Pléiade », t. I, p. 618.
5 Ibid.
6 Aurore Lauth-Sand, Souvenirs de Nohant, Revue de Paris, 1er septembre 1916.
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère de George Sand 17

féminins »7. Même si l’on ne peut parler, à propos de Sand, de « discré-


dit des figures masculines », force est de constater que des treize Contes
d’une grand-mère les enchanteurs, au sens propre du terme, sont absents
alors que cinq des récits ont une fée pour héroïne éponyme ou comme
protagoniste8. Le « géant Yéous », « Zeus » (I, p. 267) minéral, incarne
l’ananké qui peut, à tout moment, écraser l’homme sous un torrent de
« pierres énormes » « poussées par d’autres » (I, p. 269) dans la frénésie
d’un éboulement. Le « Marteau rouge » n’a rien d’humain. Il se con-
tente de sa rareté de cornaline « d’un rose chair veiné de parties am-
brées, et transparent comme un cristal » (II, pp. 141-142). Sa « vitrifica-
tion splendide, produite par l’action des feux plutoniens » (II, p. 142)
ne suffit pas à faire de lui un prince charmant. Il partage cette inapti-
tude avec le Clopinet des Ailes du courage, « un peu boiteux » (I, p. 178),
jugé par son père tout juste assez bon pour être vendu comme apprenti
au tailleur Tire-à-gauche (I, p. 180), monstre à la tête « énorme en lon-
gueur, jaune et chauve », « bossu des deux épaules, louche des deux
yeux, boiteux des deux jambes » (I, p. 181), sorte d’ogre « épouvantable »
(I, p. 182) qui n’a pas besoin des bottes de sept lieues pour marcher
« plus vite » qu’aucun « autre » (I, p. 182) avec ses pieds « d’une longueur
démesurée » (I, p. 181). Si Clopinet se rapproche du magicien, c’est
seulement parce qu’« artiste de naissance » (I, p. 231), taxidermiste ins-
piré, fier d’avoir troqué ses « ailes de peur » (I, p. 180) contre des « ailes
de courage » (I, p. 180), il conquiert l’espace, règne sur les « esprits de la
nuit » et de « la mer » (I, p. 187), vole partout « au danger » (I, p. 180).
Ce faisant, il illustre la belle définition d’Histoire de ma vie : « l’homme-
oiseau, c’est l’artiste »9 sans rien devoir à quelque efficience surnaturelle
car « travailler dans les oiseaux » comme il le dit, c’est seulement, grâce

7 Nadine Jasmin, « La question féminine », in Naissance du conte féminin, Mots


et merveilles : Les Contes de fées de Madame d’Aulnoy (1690-1698), Champion,
Paris, 2002, pp. 347-418.
8 Ces cinq récits sont, dans la première série : Le Château de Pictordu, La Reine
Coax, Le Nuage rose et, dans la deuxième série : La Fée Poussière, La Fée aux gros
yeux.
9 G. Sand, Histoire de ma vie, op. cit., p. 18.
18 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS

aux talents d’observation et de sympathie, redonner artificiellement à


la gent ailée « la grâce ou la singularité de sa pose naturelle » (I, p. 231).
Artiste aussi, et non point magicien, est l’Angelin de L’Orgue du Titan
qui, devenu organiste génial, sait faire chanter les orgues basaltiques de
la roche Sanadoire, virtuellement « Sonatoire » (II, p. 119), au point d’en
tirer un « motif étrange, sublime » (II, p. 121) et de « sentir » ses « mains
grossir comme celles du Moïse de Michel-Ange » (II, p. 125).
Comment cette disparition ou cette discrétion métaphorique des
actants masculins, prétendument surnaturels dans les Contes d’une grand-
mère fait-elle, par contraste, ressortir la « toute-puissance »10 de la fée
lisible dans une remarquable plasticité définitionnelle et phénoméno-
logique autant que dans l’importance de fonctions oblatives et méta-
poétiques ?

Plasticité définitionnelle

Cette toute-puissance nous paraît être proprement rhétorique et poé-


tique parce qu’elle nourrit une plasticité définitionnelle et phénoméno-
logique qui situe la fée aux marges du naturel, de l’étrange et d’un mer-
veilleux problématique.
L’appellation de « fée » n’est jamais innocente. Par égard à l’étymolo-
gie, elle fait souvent son entrée dans le récit par la médiation de la voix.
« La reine Coax » (I, p. 122), « superbe grenouille » devant laquelle « les
roseaux » du marécage qu’abrite le parc du château de dame Yolande
s’écartent « comme si ce fût sous les pas d’une personne » (I, p. 121)
s’impose comme une « voix » qui, résonnant à la manière d’« un battoir »
(I, p. 121), énonce une toute-puissance : « Je suis, dans ces eaux et dans
ces herbes, une grande reine omnipotente » (I, pp. 121-122). Omni-

10 Nadine Jasmin, « La question féminine », in Naissance du conte féminin. Mots et


merveilles : Les Contes de fées de Madame d’Aulnoy (1690-1698), op. cit., p. 379.
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère de George Sand 19

potence immédiatement reconnue par l’enfant comme féerique : « Je


vois bien que vous êtes fée. » (I, p. 122)
Dans Le Château de Pictordu la stratégie d’énonciation se fait plus
complexe. La fée s’exprime avant d’être désignée comme telle. D’abord
« statue parlante » (I, p. 33) et « dame voilée » (I, p. 41) à l’entrée du
manoir en ruines puis « nymphe incertaine et pâlie » (I, p. 47) sur la
muraille des thermes où Diane abrite son sommeil, elle n’accède au
statut nominal de « fée », pour la première fois, que lorsque la jeune
Catherine l’appréhende comme une présence insaisissable matérielle-
ment mais idéalement irradiante : « l’enfant tendit sa main avec con-
fiance, et, bien qu’elle ne sentît pas celle de la fée, il lui sembla qu’une
fraîcheur agréable passait dans tout son être. » (I, p. 46) Signifiant dans
le déplacement, le mot « fée » s’apparente à l’image littéraire qui trouve
son aboutissement dans l’écart pris par sa fonction iconique par rap-
port à la simple mimésis. Rien d’étonnant dès lors à ce que la fée du
château de Pictordu prenne la parole au moment précis où elle fait
jaillir des images sous les yeux d’une petite fille qui avoue aimer « à
voir tout ce qui est joli » (I, p. 48). Alors la magie visuelle érige une
« belle galerie avec plafonds dorés » (I, p. 48) et, dans un espace qui
tout à l’heure n’était que ruines et que « luxe princier en miettes » (I,
p. 52), elle entraîne des statues de marbre, de bronze, ou de « jaspe »
dans une ronde enchantée autour « d’une table d’or massif », « chargée
de friandises, de fruits extraordinaires, de fleurs, de gâteaux et de bon-
bons qui montaient jusqu’au plafond » (I, p. 48). Il n’est pas indiffé-
rent que la fée vive dans le conte son épiphanie langagière au moment
précis où elle énonce une invitation aux merveilles dansantes, gusta-
tives et spectaculaires. Plus même, elle vient satisfaire visuellement la
requête irréalisante de l’enfant : « Veux-tu me faire voir des dieux ? » (I,
p. 49) Dans une instantanéité magique, elle transforme les illustrations
du « vieux livre de mythologie »11 de Diane, jugées « bien laides », par la

11 Voilà qui nous renvoie à Histoire de ma vie où la rencontre d’Aurore Dupin


avec les contes de fées est décrite comme contemporaine et isomorphe de la lec-
ture de l’Abrégé de mythologie grecque (George Sand, Histoire de ma vie, op. cit.,
t. I, p. 618).
20 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS

lectrice, en une farandole onirique de figures gracieuses. Défilent « Hébé


avec sa coupe », « Junon avec son paon » et « Flore avec toutes ses guir-
landes » (I, p. 49).
Lié aux images, le mot « fée » est voué par George Sand à hanter avec
prédilection les figures du discours qui font image, notamment compa-
raison et métaphore.
Comparaison d’abord : Madame Colette, héroïne du Nuage rose
ne conquiert l’appellation de « fée » qu’à travers une série d’approxi-
mations modalisatrices. Modalisation née de la rêverie de Marguerite
qui, voyant « un point rouge » se mouvoir sur « la dent du glacier »
(I, p. 166), croit reconnaître le « capulet de laine écarlate » (I, p. 168)
de sa grand-tante. Or la vieille dame met en garde l’enfant contre une
assimilation hâtive :

– Qui a pu te faire croire que j’étais capable d’aller si haut que cela ? est-ce que tu
me prends pour une fée ? – Mon Dieu, ma tante, quand vous seriez fée, qu’est-ce
qu’il y aurait d’étonnant ? Je ne veux point vous fâcher […] et les gens du village
qui montent jusque par ici et que je commence à comprendre, disent avec raison
que vous travaillez comme une fée. – On me l’a dit souvent à moi-même, répon-
dit madame Colette ; mais c’est une manière de parler, et je ne suis pas fée pour
cela. (I, pp. 168-169)

« Manière de parler » encore à propos de la « Fée Poussière » (II, p. 152),


cette « petite vieille qui entrait par les fenêtres quand on l’avait chassée
par les portes […] si fine et si menue, qu’on eût dit qu’elle flottait au
lieu de marcher » et que les parents de l’enfant « comparaient à une pe-
tite fée » (II, 153).
Le déplacement comparatif, générateur de merveilleux, se retrouve
dans la présentation de la « Fée aux gros yeux » :

Elle s’appelait miss Barbara***, mais on lui avait donné le surnom de fée aux gros
yeux ; fée, parce qu’elle était très savante et très mystérieuse ; aux gros yeux, parce
qu’elle avait d’énormes yeux clairs saillants et bombés, que la malicieuse Elsie
comparait à des bouchons de carafe. (II, p. 179)

De propos en propos, l’efflorescence comparative tend vers l’expression


métaphorique caractérisée, comme on sait, par « un transfert sémantique »
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère de George Sand 21

reposant sur une « association d’idées hors contexte »12 : « Longtemps »,


dit George Sand à propos de l’héroïne éponyme de son conte, « on l’avait
surnommée miss Frog (grenouille), et puis on l’appela miss Maybug (han-
neton), parce qu’elle se cognait partout » en raison de sa myopie.

Enfin le nom de fée aux gros yeux prévalut, parce qu’elle était trop instruite et
trop intelligente pour être comparée à une bête, et aussi parce que tout le monde,
en voyant les découpures […] merveilleuses qu’elle savait faire, disait – C’est une
véritable fée. (II, p. 180)

Si la métaphorisation n’est pas encore « vive »13, pour reprendre le terme


de Paul Ricœur, c’est parce qu’elle dérive vers le cliché des « doigts de
fée » ou des « ouvrages de fée » sans que « l’énoncé » parvienne au pou-
voir heuristique de « rédécrire la réalité »14.
Vouée néanmoins, par la qualité d’être « dit »15 surnaturel que George
Sand lui confère, à relever d’une « imagination productive », irréduc-
tible à la seule « fonction iconique »16, la fée définit sa problématique
féminité sur le mode du « voir comme… », du voir « le semblable dans le
dissemblable »17, le même dans l’autrement.

Ambiguïtés phénoménologiques

C’est aussi dans la marginalité qu’elle inscrit ses ambiguïtés phénoméno-


logiques.
Par exemple, la fée Poussière revêt deux visages qui correspondent à
ses deux fonctions narratives. Magicienne présidant aux merveilles de

12 Daniel Bergez, Violaine Gérard, Jean-Jacques Robrieux, Vocabulaire de l’analyse


littéraire, Dunod, Paris, 1994, p. 134.
13 Paul Ricœur, La Métaphore vive, Seuil, Paris, 1975.
14 Ibid., p. 10.
15 Cf. supra, Contes d’une grand-mère, op. cit., I, 32, 2e paragraphe de notre article.
16 Paul Ricœur, La Métaphore vive, op. cit., p. 10.
17 Ibid.
22 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS

la genèse cosmique minérale, elle se dresse, au seuil d’un « palais en-


chanté », sous les traits d’une « dame resplendissante de jeunesse et de
beauté », parée de « magnifiques habits de fête » (II, p. 154). Allégorie de
la Poussière dont elle tire son patronyme, elle incarne, en revanche, une
féminité moins séduisante : « elle portait toujours une vilaine robe grise
traînante et une sorte de voile pâle que le moindre vent faisait voltiger
autour de sa tête ébouriffée en mèches jaunâtres. » (II, p. 153)
La même dualité affecte la reine Coax, tour à tour humaine et ani-
male au gré de ses métamorphoses. Animal enchanté à l’appellation en
forme d’onomatopée, elle est « veuve » du « roi des grenouilles avec le-
quel » elle a « régné longtemps sur les douves » (I, p. 133) du château
normand de Dame Yolande. Mais elle s’honore, dans une vie antérieure,
d’un accomplissement splendide de son être féminin. « Belle comme le
soleil » (I, p. 131), elle a séduit, naguère, sous le nom de Ranaïade, le
prince Rolando, charmant comme il se doit, « jeune, riche, aimable »
qui l’épousa et l’aima « éperdûment ». Faut-il s’en étonner, ils furent « les
plus heureux du monde » et eurent sinon beaucoup, du moins « plu-
sieurs enfants » (I, p. 131).
Mais George Sand ne se contente pas de faire des concessions au
rituel des métamorphoses cher aux contes. Elle donne à la phénoméno-
logie de la fée une signification à connotations féministes. Elle se livre,
dans La Reine Coax, à une réécriture du Roman de Mélusine de Jean
d’Arras, œuvre du XIVe siècle dont la Dame de Nohant pouvait trou-
ver, à défaut de se référer à l’original, réimprimé en 1854 dans la Collec-
tion elzévirienne qu’elle connaît bien, une analyse circonstanciée four-
nie par l’article « Mélusine » du Grand Dictionnaire universel de Pierre
Larousse. Or tous les aspects de cette réécriture sont mis au service d’un
triomphe du féminin. Mélusine qui, « tous les samedis était à moitié
femme et à moitié serpent »18 est rejointe par Ranaïade qui se métamor-
phose en grenouille grâce à ses propres sortilèges qu’une étourderie de
sa part rend, contrairement à ce qu’elle espérait, irréversibles. Dans les
deux cas, le drame de l’animalité est lié à une suspicion d’infidélité.

18 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit., t. X [1873],
p. 1488.
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère de George Sand 23

Mais modification révélatrice, cette suspicion est masculine chez Jean


d’Arras, féminine chez Sand. C’est « sur la sollicitation de son frère »,
qui accuse Mélusine d’aldultère le samedi, que Raimondin plonge les
yeux, par « un trou » pratiqué sur la paroi du mur, « dans la chambre où
sa femme »19 se retire pour le bain. À l’inverse, c’est de sa propre initia-
tive que Ranaïade, croyant « avoir un sujet de jalousie contre une » de
ses « demoiselles » « Mélasie » (I, p. 131), fausse Mélusine, se dissimule
sous l’aspect d’un batracien de manière à « voir de près » (I, p. 131) les
déambulations de la belle, « le soir autour des fossés » (I, p. 131) du
château, en compagnie d’un homme qu’elle soupçonne être son époux.
Or ce déplacement actantiel se double d’un autre. Dans les deux narra-
tions, la découverte, par l’homme, de l’animalité de sa compagne s’avère
fatale pour le couple et génératrice de conséquences tragiques pour les
deux fées. Mais, chez Jean d’Arras écrivain masculin, c’est Mélusine qui
est punie (se sentant trahie, « elle s’envole du château de Merment […]
sous la forme d’un serpent » et, dit le texte médiéval, « elle alloit menant
telle douleur et si grand effroi que c’estoit grand douleur à voir »20 aux
alentours). Chez George Sand à « l’écriture-femme »21, c’est Rolando
qui est puni pour avoir, en toute innocence, tranché d’un coup d’épée,
l’une des « pattes de devant » (I, p. 132) d’une grenouille à taille hu-
maine en laquelle son « dégoût » (I, p. 132) physique s’est refusé à re-
connaître les charmes érotiques de sa compagne. Cette dernière, mal-
gré le recours au « breuvage », « onguents » et « paroles magiques » dont
elle a le secret, ne peut faire repousser, lorsqu’elle veut se changer
en femme, une « malheureuse main » définitivement remplacée par
une « patte de grenouille » (I, p. 132). Désireuse de cacher sa diffor-
mité, comme autrefois Mélusine, elle reste, à la différence de cette der-
nière, maîtresse de son devenir sexuel : elle décide, par vengeance, de
se « dérober » aux « embrassements » (I, p. 132) de son mari qu’elle trans-
forme en un « beau cygne blanc comme neige » auquel un envoûtement

19 Ibid.
20 Ibid.
21 Nous empruntons cette expression au titre de l’ouvrage de Béatrice Didier, L’Écri-
ture-femme, Puf écriture, Paris, 1981.
24 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS

interdit, « pendant deux cents ans » (I, p. 133), d’assouvir ses désirs,
pourtant dévorants.
Labile dans sa plasticité définitionnelle et phénoménologique, la
fée construit les constantes de sa féminité sur le génie du don.

Fonction oblative de la femme-fée

Sans doute, Béatrice Didier l’a montré, les Contes d’une grand-mère
irriguent-ils d’une générosité qui s’épanche dans la bonté et dans l’art
de l’ensemble de leurs héros, masculins et féminins, au point de subli-
mer l’originelle « exclusion forcée » qui les frappe en « marginalité bien-
heureuse »22.
Mais la femme-fée surdétermine doublement la conduite oblative.
En tant que fée, elle hérite de la fonction donatrice des innombrables
« marraines »23 qui, dès le Moyen Âge, peuplent les récits merveilleux.
En tant que femme, elle s’applique à donner et prodiguer la vie
Donner, telle fut la devise de George Sand elle-même dans sa pro-
pre existence. Telle est encore sa devise auctoriale dans les Contes qui la
consacrent doublement comme grand-mère. Génétiquement d’abord,
parce qu’elle s’adresse à ses petites-filles Aurore et Gabrielle, narrative-
ment ensuite parce qu’elle excelle à déléguer la parole à ses pareilles,
tendres aïeules désireuses de dispenser avec largesse du « merveilleux »
(I, p. 32) à l’enfance.

22 Voir Béatrice Didier, « De l’exclusion forcée à la marginalité bienheureuse : les


Contes d’une grand-mère », in La Marginalité dans l’œuvre de George Sand, Pascale
Auraix-Jonchière, Simone Bernard-Griffiths et Marie-Cécile Levet (dir.), Presses
Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2012, pp. 59-66.
23 Laurence Harf-Lancner dans son ouvrage Les Fées au Moyen Âge, Morgane et
Mélusine, la naissance des fées (Paris, Champion, 1984) précise : « Les fées sont
liées […] à deux registres : – les fées marraines, héritières des Parques, antiques,
décident des destinées humaines, – les fées amantes, éprises d’un mortel, domi-
nent l’imaginaire érotique du Moyen Âge », p. 9.
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère de George Sand 25

Ainsi, dans Le Nuage rose, la « grand’tante Colette », joue-t-elle le


rôle de fée marraine. Avant de rencontrer Catherine, elle l’a « vue » en
« rêve ». Lorsqu’elle l’eut regardée avec ses « grands yeux gris très clairs »,
assortis aux glaciers de ses montagnes et qui « semblaient voir les gens
jusqu’au fond de l’âme » (I, p. 156), elle l’embrasse « en lui disant : –
C’est très bien, très bien ! Je suis contente que cette enfant soit venue au
monde » (I, p. 156). Point n’est besoin de repas des fées pour faire éclore
ces paroles propitiatoires. La bénédiction fait office d’adoption symbo-
lique enluminée de réciprocité. Catherine, d’abord intimidée par la ri-
chesse de madame Colette et complexée par une « éducation » qu’elle
sent supérieure à la sienne, se livre bientôt à la joie. En « trouvant »
l’aïeule « bonne et aimable, elle se tranquillisa et sentit même pour elle
une amitié comme si elle l’eût toujours connue » (I, p. 156). Cette re-
connaissance est d’autant plus précieuse pour la fillette que Sylvaine, sa
mère biologique, « veuve », chargée d’enfants et de petits-enfants, « craint
pour ses vieux jours » (I, p. 163) et donc serait bien aise de déléguer ses
pouvoirs et ses devoirs. D’ailleurs, la grand-tante se déclare prête à jouer
le rôle de grand-mère de substitution, à « garder » l’enfant pour lui « ap-
prendre à carder et à filer aussi bien qu’elle » (I, p. 162) c’est-à-dire à la
mettre, sinon au monde, du moins dans le monde.
Autant que celle d’ancêtre tutélaire, la fée sandienne revendique la
fonction maternelle liée au don suprême qui est d’offrir la vie.
Antoinette-Sophie-Victoire Delaborde, sa génitrice, fut la première
« fée » qui éblouit George Sand, de l’aveu même d’Aurore de Saxe dont
les propos sont rapportés dans Histoire de ma vie :

Ma grand-mère disait que c’était une fée, et il y avait quelque chose de cela.
Aucun travail, aucune entreprise ne lui semblait ni trop poétique, ni trop
vulgaire, ni trop pénible, ni trop fastidieuse. […] Elle osait tout et réussissait
à tout.24

Mais l’affection maternelle fut pour Aurore Dupin un éternel paradis


perdu, toujours à retrouver.

24 G. Sand, Histoire de ma vie, op. cit., t. I, p. 607.


26 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS

Le Château de Pictordu transpose fictionnellement cette quête


difficultueuse. Diane Flochardet, après avoir perdu sa mère alors qu’elle
« était encore au berceau » (I, p. 69), ne trouve en madame Laure, la
deuxième épouse de son père, qu’une marâtre qui la « méprise » (I, p. 69)
et la délaisse. Voilà pourquoi elle se livre à une ardente initiation inté-
rieure au terme de laquelle elle identifie la voix de la fée comme voix
maternelle :

Vous êtes ma bonne fée de là-bas ! Vous voilà donc enfin ! Venez-vous pour être
ma maman, vous ? – Oui, répondit la Dame au voile, avec sa belle voix qui réson-
nait comme du cristal. – Et vous m’aimerez ? – Oui, si tu m’aimes. – Oh ! je veux
bien vous aimer ! […] – Qu’est-ce que tu veux voir ? – Ma mère. – Ta mère ? …
C’est moi (I, p. 72).

Or la caractéristique de la mère magique, proprement fantasmatique,


est de rester à la fois incomplète et dissimulée. La statue qui veille sur le
seuil du manoir de Pictordu est, racontent les gens du pays, une « Dame
au voile » qui « adore les enfants » (I, p. 43) mais garde son mystère. La
nymphe peinte sur les parois des thermes qui abritent le sommeil de
Diane, danseuse imitée de l’antique, souffre d’inachèvement. Sa « fi-
gure, envahie par l’humidité, avait entièrement disparu » (I, p. 46). Cette
présence absente attise le désir d’une enfant avide de tendresse mater-
nelle, sans le satisfaire. Elle multiplie les gestes affectueux. Elle se pen-
che « sur le front de » sa protégée pour y déposer un « baiser » perceptible
par le seul « bruit de ses lèvres » mais la fillette « ne sentit rien » (I, p. 47).
Elle ne « sentit pas » non plus la « main » (I, p. 47) que la fée lui tend
pour la conduire au pays des merveilles. Le fantasme cherche désespé-
rément à s’incarner tandis que l’instance féerique se met à distance sous
« un voile de gaze brillante » « roulé sur une chevelure qui s’échappait en
tresses blondes » sur des « épaules blanches comme neige » (I, p. 47).
L’incomplétude s’atténue lorsque, après que son esprit et son cœur
eurent « travaillé dans le château de Pictordu » (I, p. 45), la jeune hé-
roïne découvre parmi les trésors en débris du manoir un camée formé
d’une « cornaline transparente » sur laquelle se découpe « un profil d’une
beauté idéale » dans laquelle la fée se reconnaît doublement : « Enfin »,
s’écria-t-elle, « me voilà ! C’est bien moi, ta muse, ta mère » (I, p. 80).
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère de George Sand 27

La muse personnalise, comme la mère, une forme de don, un pou-


voir d’amener à l’existence. Mais pas plus que la mère, la muse ne se
donne d’emblée. Avant de naître pleinement à sa vocation d’artiste,
Diane doit retrouver le profil du camée au bout de son crayon grâce à
d’inlassables esquisses emblématiques du travail requis pour l’accession
à l’art. Elle y parvient enfin à la faveur du « miracle » (I, 87) de l’inspira-
tion grâce auquel la création esthétique rejoint et dépasse la réalité. De
l’aveu même de tout son entourage, Diane, sans copier « le médaillon »
qui conservait pieusement le visage de sa mère biologique qu’elle n’a
pas connue, a ressuscité cette dernière avec cette « ressemblance » « frap-
pante » (I, p. 87) que seule peut faire mériter l’intensité du désir. La fée
peut dès lors célébrer sa double épiphanie. Elle a donné à Diane l’amour
et le talent artistique auxquels elle aspirait : « Je suis là. Tu m’as trouvée »,
murmure-t-elle d’une « voix faible comme la brise du matin » (I, p. 86).
Mère, muse, la fée sandienne se veut aussi résolument éducatrice.
Tel est bien le troisième aspect de sa vocation oblative qui recoupe la
postulation didactique du conte.
Il arrive que l’éducation se fasse négativement, la fée servant de con-
tre-exemple par rapport à la moralité prégnante dans la diégèse. Ainsi,
dans La Reine Coax, l’héroïne éponyme contredit, par son comporte-
ment, l’encouragement que madame Yolande prodigue à sa petite-fille
Marguerite : « Sois sûre que tu seras aimée pour toi-même, […] car il y
a une chose qui arrive à rendre belle, c’est le bonheur que l’on mérite »
(I, p. 141). Voilà qui redouble l’exhortation du cygne Névé, l’ancien
prince charmant : « N’épouse que celui qui t’aimeras telle que tu es » (I,
p. 141). C’est précisément le contraire de ce que fait Coax laquelle, restée
grenouille malgré elle par la faute d’un mauvais usage des « sciences
occultes » et des « plus rares secrets » transmis par son père « qui s’occupait
de magie » (I, p. 131), tente de reconquérir sa séduction perdue par les
artifices de son accoutrement et de ses « minauderies » (I, p. 135) fémi-
nines ridicules. Elle essaie vainement de recouvrer sa grâce de jeune
épousée, requiert le « voile » de Margot pour se « faire une robe » de pa-
rade, réclame son « éventail de plumes », ses « gants parfumés » et même
son « bouquet de mariée » (I, p. 135). Elle s’imagine que ses « joyaux
magiques » réputés pouvoir « donner la beauté aux plus laides » (I, p. 134)
28 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS

ne la priveront point de leur efficience. Peine perdue. Plus elle se vante :


« Vénus n’est qu’une maritorne auprès de moi. C’est moi, moi, la vraie
Cythérée sortant des ondes sacrées » (I, p. 135), plus elle aggrave la distor-
sion entre son apparence et ses mimiques prétentieuses : « elle frappait le
marbre du bassin avec ses pieds de derrière, jouait de l’éventail, cambrait
sa taille et roulait ses yeux comme ceux d’une aimée » (I, p. 135). Hélas,
les dits yeux, demeurés « ronds » n’ont d’autre attrait que de lancer « des
flammes » tandis qu’une « écume verdâtre sortait » de sa « bouche » et que
son « corps devenait glauque et livide » (I, p. 135). La mort punit cet ubris
par une mort hideuse venue figer « une affreuse tête humaine avec de longs
cheveux verts comme des algues » en un cadavre « grand comme celui
d’une personne ordinaire » mais affligé « d’un blanc mat et rugueux » et
de la persistance des « formes de la grenouille » (II, p. 136).
À la différence de la reine Coax, les fées sandiennes voient le plus
souvent la morale du conte valoriser positivement leurs activités éduca-
tives. Madame Colette enseigne le cardage et le filage à Catherine. Mais,
au-delà du savoir technique, elle lui délivre une précieuse leçon de sagesse
paysanne : « les aises que vous voyez chez moi. C’est avec mon travail et
mon industre » que « je me » les « suis » (I, p. 157) procurés. Femme aux
doigts de fée, l’héroïne sandienne démystifie, au nom de la nature et de
la didactique, le stéréotype de la fée dont le pouvoir serait opérant mi-
raculeusement, sans effort, par le seul charme d’une formule ou d’une
baguette enchantée. La jeune Catherine, qui n’était pourtant « point
paresseuse », ne renonce pas aisément, au cours de son laborieux et soli-
taire apprentissage, au rêve d’avoir ingéré magiquement, « comme on
avale une tasse de lait sucré », un « grand secret » (I, p. 165) capable de lui
épargner l’acharnement quotidien qui requiert, comme on sait, patience
et longueur de temps : « Chaque soir elle rapportait bien son fuseau
chargé d’un fil plus fin que celui de la veille ; mais elle ne s’en apercevait
pas beaucoup, et au bout d’une semaine elle sentit de l’ennui et du dépit
contre sa tante, dont les encouragements l’impatientaient. » (I, p. 165).
Mais c’est sans doute à la Fée Poussière que revient la suprématie
éducative. En effet elle excelle à déployer sous les regards de sa jeune
interlocutrice, laissée significativement dans l’anonymat au moment
précis où le magique frôle l’allégorique, toute l’« échelle » (II, p. 157)
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère de George Sand 29

ascendante des êtres minéraux, végétaux, animaux, humains, ordonnés


en un opéra transformiste. Mais surtout, elle prononce les paroles fati-
diques en qui s’inscrit l’hyperbole de tout optimisme professoral : « L’ave-
nir fera de vous tous et de vous toutes, faibles créatures humaines, des fées
et des génies qui possèderont la science, la raison et la bonté. » (I, p. 160)
Initiatrice de la « féerie » universelle, la fée paraît vouée à des subli-
mations métapoétiques qui affectent la parole et l’écriture.

Fonction métapoétique

Dans son essai sur Les Parques, Sylvie Ballestra-Puech fait remarquer
que « toutes les figures féminines du destin », dans la littérature occi-
dentale « ont une relation avec la parole, généralement sous la forme du
chant, et souvent avec l’écriture »25. Les fées, étymologiquement filles
des Fata, ne manquent pas d’investir un domaine mythologique qui
s’étend du « fil du destin au fil du texte »26.
Leur rapport au destin est d’abord rapport à la parole qui est parole
de destin, ce qui permet à Nadine Jasmin, dans son analyse de « la nais-
sance du conte féminin » chez Madame d’Aulnoy, de considérer le « pou-
voir » « de la fée sur les mots »27 comme l’un des aspects majeurs de sa
« toute-puissance »28 au point que, « sur le plan narratif », le personnage
« représente » « l’un des actants essentiels au bon déroulement de l’in-
trigue »29.
Tel est bien le cas dans La Reine Coax où l’héroïne éponyme pro-
nonce, au seuil du récit, les mots fatidiques qui engagent l’avenir de la

25 Sylvie Ballestra-Puech, Les Parques. Essai sur les figures féminines du destin dans la
littérature occidentale, Éditions universitaires du Sud, Toulouse, 1999, p. 141.
26 Ibid.
27 Nadine Jasmin, « La question féminine », in Naissance du conte féminin. Mots et
merveilles : Les Contes de fées de Madame d’Aulnoy (1690-1698), op. cit., p. 384.
28 Ibid.
29 Ibid., p. 380.
30 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS

destinataire de l’énonciation : « Écoute donc bien mes paroles », dit-elle


à Marguerite, dans la scène d’apparition.

N’aie jamais l’idée de dessécher mon nouvel empire comme tu as desséché les
douves de ton manoir où j’avais daigné établir ma résidence ; sache que, si tu en
faisais autant de ce pré, il t’arriverait de grands malheurs ainsi qu’à ta famille.
(I, p. 122)

Ce verbe prophétique la fait immédiatement reconnaître comme « fée »


(I, p. 122) par la petite fille. Désormais consacrée, elle s’arroge le rôle
de narratrice seconde après avoir défini le pacte actantiel par lequel
Marguerite s’engage à ne pas lui « faire de la peine » et même à lui « ren-
dre quelque service » (I, p. 122). Allégeance immédiatement récom-
pensée : « Eh bien ! ma belle enfant, dit la grenouille, je vais […] te con-
fier mes peines. Suis-moi dans mon palais de cristal, tu apprendras des
choses merveilleuses que nulle oreille humaine n’a jamais entendues. »
(I, p. 122) Or la parole de la fée se révèle fragilisée par une remise en
cause de ses pouvoirs d’enchanteresse. Brouillant les pistes, l’instance
auctoriale la prive de l’efficience attachée par les codes du conte de fées
à la formule magique. Lorsqu’il s’agit d’ouvrir le coffret contenant ses
bijoux de noces, elle est obligée de déléguer l’expression du « secret » à la
bouche candide de l’enfant, son interlocutrice :

Il faut qu’une bouche qui n’a jamais menti dise simplement : – Cassette, ouvre-toi !
– Eh bien, dites-le madame. – Je ne saurais ma fille. J’ai été obligée de mentir
jadis pour cacher les secrets de ma science. C’est à toi de parler. (I, p. 134)

Cette délégation langagière aura des suites. Empêchée par la mort de


raconter le dénouement de sa propre histoire, la reine Coax s’efface
derrière une surimpression de voix narratives dont Merete Stistrup Jen-
sen a montré la complexité phonique dans les contes sandiens30. Elle
risque fort d’être dépossédée de son privilège de conteuse autobiographe.
30 Voir Merete Stistrup Jensen, « Fantasmes de la voix ou accès à la parole dans les
Contes d’une grand-mère. Tradition et réinvention du conte de fées littéraire chez
George Sand », in George Sand, Pratiques et imaginaire de l’écriture, Brigitte Diaz
et Isabelle Hoog-Naginski (dir.), Presses Universitaires de Caen, Caen, 2006,
pp. 119-133.
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère de George Sand 31

Marguerite, qui a été « comme endormie » (I, p. 136), se demande en


effet si elle a rêvé ou si elle a été assaillie par « une réminiscence », celle
de « l’histoire de la grenouille fée que », dit-elle à sa grand-mère Ma-
dame Yolande, « vous me racontiez autrefois pour m’endormir » (I,
p. 139). Le conte serait-il le conte d’un conte ? L’analogie voulue entre
l’attitude prêtée à la grand-mère diégétique et à la Dame de Nohant,
grand-mère récitante qui « raconte » des « histoires » à Aurore et Gabrielle
en les « endormant » (I, p. 32) pourrait faire croire à une superposition
de l’instance auctoriale et de l’une des narratrices d’autant que Dame
Yolande n’hésite pas à s’attribuer un rôle inventif : « c’était un conte de
ma façon », précise-t-elle, et « j’y faisais chaque fois des variantes à ma
fantaisie » (I, p. 139).
Parfois dépossédée de l’initiative de la narration, la fée sandienne
affirme plus nettement sa prégnance métapoétique lorsqu’elle se donne
comme une figure de l’écrivain à travers trois réseaux métaphoriques
hautement féminisés qui se déclinent dans les registres respectifs de la
cuisine, de la couture et du filage.
La Fée Poussière est un portrait d’artiste en cuisinière. Comme l’art
scriptural, son « art culinaire » (II, p. 157) est une ascèse. Elle conseille à
l’enfant de se débarrasser « de cette carapace qu’on appelle un corps »
(II, p. 157) si elle prétend « toucher et brasser la matière première » sur
laquelle vont s’exercer les « secrets de la création » (II, p. 157). Dans son
laboratoire minéral, la fée met la main à la pâte, une « pâte rosée » qui va
produire le « granit » des mets et des mots grâce à une recette complexe,
savamment élaborée. Il s’agit d’« écraser » sous les « doigts » les « lames
immenses » du mica, « matière vitreuse noire et brillante », de piler « le
cristal en petits morceaux » et de mêler « le tout avec la pâte rose » avant
de faire cuire à « feu doux » (II, p. 157). La nourriture ainsi composée se
donne comme métaphore de l’objet littéraire puisque la dureté de la
pierre doit permettre d’« enfermer le Cocyte et le Phlégéthon » (II,
p. 157), c’est-à-dire d’enserrer l’imaginaire mythique. Elle appelle sur-
tout une appétence verbale. Si en effet Poussière « pulvérise sans cesse
pour réagglomérer » c’est parce que, « habile et patiente », elle sait que le
but de tout dessert est de donner saveur au mélange d’ingrédients dont
il procède. Elle donne ainsi à la petite fille, dont elle est l’initiatrice, la
32 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS

chance de goûter le langage avec gourmandise : « Voici ce qu’on t’a montré


sous des noms barbares, les gneiss, les quartzites, les talcschistes, les
micaschistes, etc. » (II, pp. 157-158)
Mais cette alchimie n’est pas immédiate. Les « fourneaux » (II, p. 157)
minéralogiques sont soumis aux mêmes exigences que les fourneaux
textuels : « il n’y a point de production possible sans destruction perma-
nente » (II, p. 159), avertit la fée au risque de décevoir une enfant avide
d’immédiateté et qui rechigne à admettre que si « la nature est une grande
fée » (II, p. 159), elle ne peut pas « se passer de tous ces essais abomi-
nables » (II, p. 159). Poussière qui n’ignore pas l’importance de l’« essai »
dans toute genèse, matérielle ou littéraire, se félicite que « Nature » (II,
p. 159) « travaille et invente toujours. Pour elle qui ne connaît pas la
suspension de la vie, le repos serait la mort » (II, p. 160). La cuisson
métamorphique est tellement isomorphe des métamorphoses textuelles
que Poussière, mimant le geste même d’écriture par lequel se façonne le
conte, déploie, en démiurge, les tableaux de la genèse cosmologique
« comme les actes d’une féerie » (II, p. 161).
Féerique aussi le monde de la « fée aux gros yeux », magique coutu-
rière qui, compensant sa « mauvaise » « vue » par « les trésors de sa vision »
(II, p. 181), doit à sa connaissance exceptionnelle « des tissus les plus
déliés », dont elle compte « les fils » et « les mailles », la découverte de
« merveilles inappréciables aux autres » (II, p. 180). Cette incursion dans
le fil du texte se précise au gré de la mise en scène d’un bal entomolo-
gique, « fête inénarrable » (II, p. 180), pourtant narrée avec une justesse
révélatrice du génie qu’ont les insectes de faire de « la souplesse de leurs
antennes […] un langage » (II, p. 186) authentique. Brodeuse talen-
tueuse, miss Barbara tisse les mots et les matières, enseignant à la fois à
Elsie la science naturelle et la beauté. Les termes savants sont apprivoi-
sés par d’infinies dentelures en qui l’invention costumière atteint cet
accord entre les teintes et les formes dont rêve tout poète : « Quel goût,
quelle harmonie dans ces couleurs voyantes adoucies par le velouté des
étoffes, la transparence des franges soyeuses et l’heureuse répartition
des quantités », s’exclame la fée, ravie de faire parader sous les yeux de
son élève « la princesse nepticula marginicollela avec sa tunique de ve-
lours noir traversée d’une large bande d’or », la « cemiostoma spartifoliella,
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère de George Sand 33

qui approche avec sa toilette blanche à ornements noir et or », la « lineella,


qui porte sur sa robe une écharpe orange brodée d’argent » (II, p. 185).
Or ces « broderies » (II, p. 180) idéalement réelles sont explicitement
imputées à la dextérité d’une fée-artiste persuadée que « ce qui est simple-
ment beau est aussi important que ce que l’homme utilise » (II, p. 187)
et soucieuse de donner à Elsie la loupe poétique qui lui ouvrira le spec-
tacle de la splendeur aérienne de l’infiniment petit : « Barbara ne l’avait
pas trompée : l’or, la pourpre, l’améthyste, le grenat, l’orange, les perles
et les roses se condensaient en ornements symétriques sur les manteaux
et les robes » des « imperceptibles personnages » (II, p. 187) qui papillon-
naient dans l’éphémère des nuits. « Voir » (II, p. 188), décrire et dessiner
ce qui échappe à l’appréhension du commun des mortels, fût-il savant,
tel est le privilège de l’écrivain qui doit sa réussite à la conjugaison du
travail, de la « patience » (II, p. 182) et du génie, seul capable de surpas-
ser tout ce que les « rêves » montreront jamais de « plus beau » (II, p. 181).
Plus encore que la broderie, le filage métaphorise le processus de
la création esthétique et, plus singulièrement, la naissance du texte. Voilà
qui désigne madame Colette, la fée « fileuse de nuages » (I, p. 161),
comme une icône métapoétique.
Le filage rattache les fées à leurs ancêtres, les Moires grecques et les
fata latines. Mais, comme le remarque subtilement Sylvie Ballestra-
Puech, un glissement se produit de la mythologie des Parques aux
filandières des légendes qui ne sont pas nécessairement représentées
comme « dispensatrices du destin »31. Ce qui importe à notre propos est
que les Romains imaginent des « Fata scribunda »32 si nettement repré-
sentatives de l’écrivain qu’elles sont à l’origine d’une tradition « litté-
raire et iconographique » encline à inscrire « le livre du destin » comme
« l’un des attributs caractéristiques des Parques sur les sarcophages »33.
Même si elle ignore ces origines savantes, la tradition populaire excelle,
dans le conte de fées, à vivifier une constellation symbolique qui, Nadine

31 Sylvie Ballestra-Puech, Les Parques. Essai sur les figures féminines du destin dans la
littérature occidentale, op. cit., p. 63.
32 Ibid., p. 46.
33 Ibid., p. 47.
34 SIMONE BERNARD-GRIFFITHS

Jasmin34 le remarque après Geneviève Patard35, conduit chez Madame


d’Aulnoy et Perrault de la baguette magique à la quenouille puis du
fuseau au fil par un itinéraire propre à féminiser le pouvoir d’une narra-
trice à qui revient la maîtrise du fil de la plume.
George Sand, à la différence de ses prédécesseurs du XVIIe siècle,
prive la fée de baguette magique mais la laisse résolument détentrice de
la quenouille. Ainsi Madame Colette du Nuage rose fait-elle à Cathe-
rine un legs de marraine exempt de tout « secret » surnaturel : elle « lui
donna une quenouille chargée de lin et lui dit : – Fais-en le fil le plus fin
que tu pourras. » (I, 164) Il n’est pas exclu que l’allusion au « lin » ren-
voie confusément, dans la culture sandienne, aux Moires36 antiques.
Mais elle se donne surtout comme écart métapoétique pris par rapport
à la réalité ethnologique : « au pays de Catherine, on ne filait que du
chanvre pour faire de la toile forte » (I, p. 164)
Loin de toute épaisseur réaliste, la mythologie scripturale sandienne
se nourrit de légèreté. Rien d’étonnant à cela, elle file les nuages de
l’imaginaire dans une prodigalité d’« invention » qui doit permettre à la
fillette de mériter les instruments féeriques qui lui sont offerts : « que-
nouille d’ébène » et « petit fuseau monté en argent » (II, p. 158) : « Voilà
de bien jolis outils ! », dit l’enfant,

[…] en admirant la finesse de la quenouille, qui était droite comme un jonc, et le


fuseau, léger comme une plume ; mais pour filer, ma tante, il faut avoir quelque
chose à mettre sur la quenouille. – On trouve toujours quelque chose quand on a
de l’invention, répondit la tante. (I, p. 158)

C’est précisément l’invention qui autorise la tante Colette à superposer


finesses du filage et finesse du langage au point d’affirmer carder « ce que

34 Nadine Jasmin, Naissance du conte féminin. Mots et merveilles : Les Contes de fées de
Madame d’Aulnoy (1690-1698), op. cit., p. 386.
35 Voir Geneviève Patard, « De la quenouille au fil de la plume : histoire d’un fémi-
nisme à travers les contes du XVIIe siècle en France », in Tricentenaire Charles
Perrault : les grands contes du XVIIe siècle et leur fortune littéraire, J. Perrot (dir.), In
Press, Paris, 1998, pp. 235-243.
36 Voir Sylvie Ballestra-Puech, Les Parques. Essai sur les figures féminines du destin
dans la littérature occidentale, op. cit., p. 47.
Les femmes-fées dans les Contes d’une grand-mère de George Sand 35

l’on appelle le nuage » (I, p. 169), non sans avoir pris soin de mettre en
garde Catherine, née poète, puisqu’elle a cru voir se transformer en petite
nuée rose la blanche toison laineuse de son agnelle Bichette, contre les
dangers de la métaphore : « Confonds-tu les nuages du ciel avec la matière
fine et blanche que j’extrais du lin, et que dans notre pays de fileuses
habiles on appelle nuage pour dire une chose légère par excellence ? »
(I, p. 170) Ce « nuage », Madame Colette le conserve pieusement dans
un « coffret » où Catherine découvre, en guise de trésor magique,

[…] une grosse floche d’écheveaux de fil fin, mais si fin, si fin, qu’il eût fallu couper
un cheveu en dix pour faire quelque chose d’aussi fin. C’était si blanc qu’on n’osait
y toucher, et si fragile qu’on craignait de l’emmêler en soufflant dessus. (I, p. 160)

Pareille évocation joue savamment sur le double registre que requiert


l’objet littéraire en qui s’entrelacent les houppes de lettres et les éche-
veaux de songeries. Lecteur émerveillé de George Sand, Gaston Bache-
lard, esquissant une poétique des nuages, remarque : « le rêve de la fi-
leuse se dévide jusqu’au ciel. […] Le secret ou […] l’espoir de la fileuse
rêvant est de tisser aussi finement que les nuées qui adoucissent et qui
tamisent la lumière du ciel. »37 Rêveuse, la fileuse-fée est aussi, comme
l’écrivain, l’artisan d’un texte dont elle se réserve la liberté de rompre
ou d’emmêler le fil. Mais pour faire, en écriture, de la « dentelle très
fine » (I, p. 160), il convient d’allier l’« adresse » à la « patience » (I,
p. 161). En effet la différence est aussi grande entre un écrivailleur et
un écrivain laborieux qu’entre les « tordeuses de ficelle » et la « filandière »
(I, p. 160) féerisée par la dextérité de doigts à l’habileté réputée plus
qu’humaine. Aussi la « fée » Colette, dont le fil produit « des ouvrages
qu’on ne pourra plus faire » quand elle ne sera « plus de ce monde »
(I, p. 161), s’assigne-t-elle le devoir de transmettre son savoir et son art.
Elle devient alors le double de George Sand conteuse qui pourrait,
comme elle, dire aux jeunes destinataires du Nuage rose, ce conte en
forme de métaphore filée : « Me voilà bien vieille, et ce serait grand dom-
mage que mon secret fût perdu. » (I, p. 161)

37 Gaston Bachelard, L’Air et les songes, Corti, Paris, 1943, p. 215.


36 S IMONE BERNARD-GRIFFITHS

Les femmes-fées sandiennes ont besoin de mots pour se dire. Une pers-
pective « genrée » les rattacherait à la topique prétendument féminine
du « fleuve du rêve » si nettement opposé par Zola en 1876 au « fleuve
du vrai »38 volontiers masculinisé. Mais elles savent nous prouver qu’au
pays des contes la féminité se montre rebelle à toute définition réduc-
trice pour se complaire dans une efflorescence de métamorphoses et de
transferts métaphoriques qui, sans cesse, déplacent les lignes. Après avoir,
à l’instar de ses devancières, construit son personnage dans une sorte de
« contre-parole divine »39, la fée romantique se devait de nous parler
depuis un féminin de l’ailleurs.

38 Voir Martine Reid, Des femmes en littérature, Belin, Paris, 2010, p. 220.
39 Jacques-Philippe Saint-Gérand, « Les mots de la femme-fée dans la lexicographie
du XIXe siècle », in Images de la magie. Fées, enchanteurs et merveilleux dans
l’imaginaire du XIXe siècle, Simone Bernard-Griffiths et Jeanine Guichardet (dir.),
Annales littéraires de l’Université de Besançon, n° 504, Les Belles Lettres, Paris,
1993, p. 211.
37

Le « trouvé » de George Sand :


Une lecture de François le Champi
MARIE FRANCE B OROT

L’enfant trouvé, parce qu’abandonné, est une réalité de tous les temps,
de Grégoire de Tours à Jean Genet, en passant par Jean Le Rond d’Alem-
bert, pour ne citer que trois d’entre eux qui se sont fait un nom ; d’Œdipe
à François le Champi, en passant par Moïse, Pâris, ou Romulus, du
côté du mythe et de la fiction.
Car malgré les innombrables – et touchantes – représentations de la
Mère et du Fils, dont l’iconographie chrétienne a peuplé églises et musées,
lorsque l’enfant paraît, il ne suscite pas toujours la satisfaction de voir la
descendance assurée ou l’émerveillement d’un Victor Hugo. Il peut aussi
provoquer le dégoût, l’effroi, le désir de meurtre ou, le plus souvent, le désir
de se débarrasser de l’intrus, avant ou après la naissance1. L’avortement, l’in-
fanticide déguisé en accident, l’abandon étaient des pratiques quotidiennes
dans la France d’autrefois. Les causes d’abandon sont le plus souvent : la
misère des géniteurs, l’illégitimité du nouveau-né, parfois aussi elles relèvent
de motivations plus obscures : l’auteur de l’Emile abandonna aux Enfants
Trouvés l’un après l’autre les cinq enfants qu’il eut avec Thérèse Levasseur2.
1 Sur l’illustration d’un manuscrit du XVe siècle, décrivant la fondation de l’hôpital
du Saint Esprit à Rome à la fin du XIIe siècle, on peut voir trois femmes en train
de se débarrasser d’enfants. L’une s’approche d’un pont, un enfant dans les bras,
en regardant à l’entour, des deux autres sont sur le pont, l’une a déjà lancé l’enfant
dans la rivière et l’on ne voit plus que les jambes, l’autre est en train d’y lancer un
nourrisson emmailloté à qui l’on a attaché une pierre autour du cou. Gravure
reproduite in James Boswell, Au bon cœur des inconnus, Les enfants abandonnés de
l’Antiquité à la Renaissance, Gallimard, Paris, 1993.
2 « Mon troisième enfant fut donc mis aux enfans-trouvés ainsi que les deux pre-
miers, et il en fut de même des deux suivants ; car j’en ai eu cinq en tout ». Jean
Jacques Rousseau, Confessions, L-VIII, T.I. Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
Paris, 1964, p. 357.
38 MARIE-FRANCE BOROT

L’enfant dont on voulait se défaire était « exposé »3 dans la nature,


tel Œdipe ou Moïse, sur une route ou dans un lieu public de la cité : un
coin d’auberge ou, le plus souvent, le porche d’une église. Ce fut le cas
de Jean Le Rond d’Alembert4 trouvé sous le porche de l’église Saint-
Jean-Le Rond (en 1717) et baptisé sous ce nom, comme c’était la cou-
tume. On abandonne ainsi l’enfant pour que d’autres prennent soin de
lui5. Dans l’Occident chrétien ce fut le plus souvent l’église qui ac-
complissait ainsi son devoir de charité6, les abandonnés étaient alors à
la charge de la paroisse où ils avaient été déposés. Les seigneurs avaient
aussi l’obligation d’aider les enfants trouvés sur leurs terres, mais nom-
bre d’entre eux tentaient de se soustraire à ce devoir.
En France, le XVIIe siècle, Michel Foucault l’a montré, fut celui de
l’enfermement des marginaux : pauvres, infirmes, malades, vieillards,
paysans dépossédés de leurs terres, laquais sans maître, « filles » et « in-
sensés », etc… À cette fin va se créer à Paris « l’Hôpital Général »7.
À la tradition de la charité faite aux pauvres et à ceux qui souffrent,
frères en Christ, succède la volonté – avouée – d’assurer le salut des
pauvres qui mènent une vie dissolue, mais surtout celle d’assainir le
milieu urbain de ses « Cours des Miracles ».
Néanmoins le XVIIe siècle fut aussi celui d’un mouvement d’assis-
tance aux malades et aux enfants abandonnés. Vincent de Paul, secondé
par les Filles de la Charité, avait jeté les bases d’institutions qui aidaient
les Trouvés. Le 16 Juin 1670, un édit royal institutionnalise l’œuvre des
Enfants Trouvés de V. de Paul et le rattache à l’Hôpital Général. Un
siècle plus tard, l’Etat commencera à prendre la relève lors de la Révolu-
tion d’abord, puis avec la création de l’Assistance Publique (le 10 Jan-
vier 1849).

3 D’où en Espagne, à côté des Martínez, López, …. les Expósito / Espósito.


4 Fils illégitime de Mme de Tencin et du chevalier Camus Destouche.
5 Telle la pratique officielle des « oblats », enfants offerts par leur parent à des mo-
nastères.
6 Ainsi en 1346 fut fondé à Venise l’« Ospizio degli Espositi » (l’Hospice des enfants
trouvés) ; au XVIIIe siècle, Vivaldi, le « prêtre roux », fut le professeur de musique
des orphelines de L’Ospedale della Pietà.
7 L’édit de création de cet « Hôpital » date du 26 avril 1656.
Le « trouvé » de George Sand : une lecture de François le Champi 39

« À la mort de saint Vincent de Paul en 1660, on enregistrait 438


abandons en moyenne par an à Paris »8. Au XVIIIe puis XIXe siècle « les
statistiques font apparaître une montée vertigineuse du nombre d’aban-
donnés […] 67000 en 1809, 121000 en 1835 »9.
La liberté des mœurs, qui multiplie le nombre des enfants illégi-
times, la misère, et sans doute aussi le fait que les géniteurs sachant
désormais que les nouveaux nés seront accueillis dans des institutions
telles que L’Hôpital des Enfants-Trouvés10, poussent à l’abandon.
Une fois recueilli l’enfant n’est pas sauvé pour autant. En effet au
moment de sa création L’Hôpital des Enfants-Trouvés à Paris jouissait
d’une bonne réputation, mais avec l’augmentation des abandons, le
nouvel établissement est vite « débordé » et devient un « mouroir ». Les
survivants sont envoyés en nourrice et doivent alors affronter les redou-
tables conditions de transport : hottes des « meneurs » au XVIIIe siècle,
coches d’eau-véhicules appelés « purgatoires » puis, vers 1840, le service
de poste entre Paris et les chefs-lieux où étaient placés les enfants, et
plus tard les wagons de troisième classe non chauffés où ils mouraient
de froid. Finalement arrivés chez la nourrice, la mort pouvait continuer
à les décimer, faute de soins.
Le sort – plus qu’incertain – de ces « trouvés », George Sand en fait
état dans une lettre du 5 juillet 1851, elle écrit à Eugène Baillet :

Si vous voulez m’adresser des vers, je les accepte de tout mon cœur, à condition
que […] ce sera l’épître d’un citoyen à son frère sur un sujet utile, le champi, par
exemple… 11

8 Catalogue du Musée de l’Assistance Publique de Paris. Imprimerie France,


Cahors, 1998, p. 39.
9 Vd. Histoire de la vie Privée, IV, Seuil, Paris, 1999, p. 248.
10 Ou à Londres The Foundling Hospital crée en 1739 par un philanthrope, le capi-
taine Thomas Coran, et dont Haëndel sera l’un des principaux soutiens finan-
ciers. En effet, les enfants de l’un de ses instrumentistes ayant été trouvés en train
de mendier dans les rues de Londres, le musicien touché par le triste sort des
orphelins et des enfants abandonnés créera en outre un fonds de soutien pour
aider les familles des musiciens morts ou réduits à la misère. Il offrira un autogra-
phe du Messiah au « Foundling Hospital » et lui léguera le droit exclusif de jouer le
Messiah une fois par an.
11 George Sand, Correspondance, T. X, Garnier, éd. G. Lubin, Paris, 1973, p. 355.
40 MARIE-FRANCE BOROT

et le requiert de parler du « sort du pauvre abandonné livré à la charité


souvent bien cruelle des premiers venus… ».
Certes le champ littéraire a abondamment donné droit de cité à l’enfant
trouvé : ce vieux topos ne cesse de revenir, du Roman de Thèbes (1150) au
Journal du voleur (1949) en passant par Fresne12, Gauvain13, ou Figaro.
Le théatre romantique avait mis le fils naturel sur le devant de la scène, en
particulier Alexandre Dumas, fils naturel puis reconnu de l’auteur d’Antony
(1831), et qui, après Diderot, produira son Fils naturel en 1858. Mais plus
que tout autre George Sand prête vie romanesque aux « trouvés », qu’elle
accueille généreusement dans ses romans et son théâtre qui reprend
d’ailleurs certains de ses récits : François le Champi, Flaminio ou Cadio…
La « passion socialiste » de George Sand s’enflamme devant l’enfant
trouvé : car, pour elle, comme pour Madeleine Blanchet qui répond à la
question de François :

« Est-ce que c’est mal d’être champi ?


[…]
– Mais non, mon enfant puisque ce n’est pas ta faute.
– C’est la faute aux riches. »14

la faute est aux riches qui n’assistent pas les parents qui n’ont pas les
moyens de « nourrir » et « d’élever » leurs enfants.
Dans cette perspective parler des champis, leur consacrer des ro-
mans est une tâche utile, un devoir d’assistance. La romancière seconde
la dame de Nohant : « J’ai fait élever plusieurs champi des deux sexes qui
sont venus à bien au physique et au moral. »
Et d’ajouter très lucidement :

J’ai fait aussi cette expérience, que rien n’est plus difficile que d’inspirer le senti-
ment de la dignité et l’amour du travail aux enfants qui ont commencé par vivre
sciemment de l’aumône.15

12 Fresne, la petite abandonnée de Marie de France.


13 Gauvain, héros des légendes arthuriennes, fils illégitime d’Anne, sœur du roi
Arthur et de Lot, prince de Norvège ; frère utérin de Mordred, fils incestueux
d’Anne et d’Arthur.
14 George Sand, François le Champi Folio Gallimard, Paris, 1978, p. 100.
15 George Sand, Correspondance, T. X., op. cit., p. 355.
Le « trouvé » de George Sand : une lecture de François le Champi 41

Au-delà de la « passion socialiste », au-delà du discours de vérité sur l’épo-


que qui ferait de Sand une historienne, au-delà du goût – affirmé – de la
romancière pour le romanesque, pour des vies qui sortent de l’ordinaire
et qui, de ce fait, se prêtent à des intrigues riches en rebondissements, et
à l’effusion des sentiments, il y a chez George Sand une rare compas-
sion pour l’enfant trouvé. Une compassion qui est le partage d’un pâ-
tir ; et cette « passion » pour ces enfants « en souffrance » (comme on le
dit aussi d’une lettre) l’entraîne vers ce petit autre qui pourrait bien être
soi, et réveille en elle une autre de ses passions : l’amour maternel. Mais,
que signifie être champi ? Qu’est-ce qu’une mère ?, Qu’est-ce que l’amour
maternel pour George Sand ?

Si Cristiano, le protagoniste de L’Homme de neige, est apporté par un juif


au « signor Goffredi, antiquaire et professeur d’histoire ancienne » à Pé-
rouse, c’est à la campagne que George Sand dépose Morena, La Filleule,
et François. En Bienveillante, qui tisse la vie de ces êtres condamnés à
un malheur originaire, la romancière les soustrait à la ville qui, dans
certains de ses romans apparaît comme un « espace fermé », un « lieu de
souffrances »16. Et surtout, elle leur épargne un terrible lieu d’enferme-
ment au sein de l’espace fermé de la ville : « l’hospice » dont le nom même
sème l’épouvante – d’autant plus grande qu’elle est vague – chez le
Champi qui comprend soudain qu’on le conduit vers l’asile des trouvés :

– Puis le mot d’hospice qu’on avait plus d’une fois lâché devant lui, lui revint à la
mémoire. Il ne savait ce que c’était l’hospice, mais cela lui parut encore plus épou-
vantant que la diligence…17 (et la diligence qu’il voit pour la première fois, l’avait
« épeuré jusqu’à en perdre le peu d’esprit qu’il avait… »)18.

16 Vd. Simone Bernard-Griffiths, « Ville, nature et campagne dans André (1835) de


George Sand » in Ville, Campagne et Nature dans l’œuvre de George Sand, P. U.
Blaise Pascal, Collection Révolutions et Romantismes, Clermont-Ferrand, 2002,
p. 110.
17 François le Champi, op. cit., p. 79.
18 Ibid.
42 MARIE-FRANCE BOROT

L’hospice est l’objet de peurs collectives, un repoussoir. Dans un livre


de 1831 intitulé Les Enfants trouvés d’un certain André Delrieu, on
peut lire :

En y entrant, vous cherchez des larmes, des émotions philosophiques, du dégoût ;


et c’est à peine si vous entendez les vagissements des nouveaux nés ; et partout
autour de vous […] des fleurs, de bonnes sœurs grises, des rideaux blancs, des
crucifix, un peu de crime, et voilà tout.19

Ici, l’hospice n’est pas un lieu infernal mais des Limbes grises ou des
êtres en attente de vie vagissent sous le signe de la souffrance du cruci-
fié. Le champi échappera à ces Limbes, Morena aussi : « Nous nous étions
opposés à ce que l’enfant fût mis à l’hospice et aux enfants trouvés »20,
affirment les charitables personnes qui ont accueilli la petite gitane.
Tel Œdipe, exposé sur le Cithéron où paissent les troupeaux du roi
de Thèbes, le petit François est trouvé « dans le sein de la mère Na-
ture »21 et l’auteur des Contes rustiques précise à l’intention des lecteurs
qui trouveraient le titre de ce roman « incompréhensible »22 :

Je n’intitulerai pas mon conte François l’Enfant-Trouvé, François le Bâtard, mais


François le Champi, c’est à dire l’enfant abandonné dans les champs, […] comme
on dit encore aujourd’hui chez nous.23

La nature dans laquelle Madeleine Blanchet découvre le Champi n’est


pas une nature sauvage, c’est la terre de France façonnée depuis des
siècles par la main des hommes. C’est « au bout de son pré » que la
femme du meunier trouve l’enfant tombé dans un monde de proprié-
taires qui cultivent la terre pour en tirer nourritures et profits. Et tout

19 A. Delrieu, « Les Enfants trouvés », <http://www.bmlisieux.com/curiosa/


delrie01.htm>.
20 George Sand, La Filleule, Editions de l’Aurore, Grenoble, 1989, p. 49.
21 « se jeter dans le sein de la mère Nature ; la prendre réellement pour mère et pour
sœur… voilà la religion que je proclame ». George Sand, Correspondance, T. III,
op. cit., p. 474.
22 Tel fut le cas de Marcel, petit Parisien, à qui « maman » lit le roman de George
Sand.
23 François le Champi, p. 55.
Le « trouvé » de George Sand : une lecture de François le Champi 43

champi qu’il est, il ne pourra prétendre à ces champs. Sans racines, sans
famille connue dont il aurait pu hériter un lopin de terre, le « trouvé »
n’appartient pas à ce monde de paysans, liés à leur glèbe24 dont ils se
disputent jalousement la propriété. Mais en vertu du « qui perd gagne »
le sans terre, bénéficie de l’obscure protection de la nature, et n’est pas
soumis aux alea de la vie de paysan :

Celui-là, disaient-ils, n’attrapera jamais de mal parce qu’il est champi. Froment
de semence craint vipère, mais folle graine ne périt point.25

Le champi n’est pas graine de froment, graine nourricière plantée par le


cultivateur dans son champ borné, c’est une graine venue dont ne sait
quelle semence plantée dans le ventre d’une femme sans propriétaire
connu. Une graine qui a poussé on ne sait comment. Folle, comme
l’herbe du même nom, cette graine n’est d’aucune utilité, et peut nuire
aux cultures qu’elle envahit. En somme, c’est de la mauvaise graine,
une graine de voleur :

Et je suis sûre qu’il est déjà voleur. Tous les champis le sont de naissance, et c’est
folie que de compter sur ces canailles-là.26

affirme la méchante mère Blanchet, et sa parfaite canaille de fils ren-


chérit :

C’est le diable qui met ces enfants-là dans le monde, et il est toujours après eux.27

L’enfant trouvé cristallise les peurs d’une société rurale pleine de supersti-
tions et qui donne le nom de la figure du Mal, qui hanta l’Occident
chrétien, à l’inconnu que le « trouvé », le « sans famille »28 représente

24 « On disait que les anciens seigneurs nous avaient attachés à (la glèbe) pour nous
faire périr à force de suer mais que la Révolution avait coupé le câble et que nous
ne tirions plus comme des bœufs à la charrue du Maître ; la vérité est que nous
nous sommes liés nous-mêmes à notre propre areau… » Ibid., p. 199.
25 Ibid., p. 66.
26 Ibid., p. 76.
27 Ibid., p. 141.
28 Pour reprendre le titre d’Hector Malot (1878).
44 MARIE-FRANCE BOROT

dans une société où tout le monde se connaît. Le champi, comme le


gitan nomade, est frappé d’ostracisme. Sous le poids des mots des autres
qui le discriminent :

(Le champi) ne s’accoutumait pas à l’étonnement de porter une qualité qui le


faisait différent de ceux avec qui il se trouvait.29

Rejeté, parce que différent, le champi, tel un enfant sauvage, reste long-
temps in-Fans, privé de parole, un retardé à « l’air….niais » : « Tu as au
moins six ans pour la taille mais tu n’en a pas deux pour raisonne-
ment »30, constate Madeleine Blanchet. Chez ce trouvé, souffrance so-
ciale, misère physique, affective et mentale se conjuguent. En lui se
prolonge l’état de détresse originaire du petit de l’homme qui, en rai-
son de l’inachèvement de son système nerveux, ne pourrait survivre
sans qu’un autre humain ne s’occupât de lui. Ainsi la femme du meu-
nier trouve-t-elle dans « son pré » un enfant « malpropre », « déguenillé »,
« l’air malade » et qui « grelottait tout seul au bord de la fontaine pré-
servé de s’y noyer par la seule providence ».31
A l’image de la solitude et du dénuement extrême de l’enfant aban-
donné le narrateur oppose le confort de l’enfant légitime :

Madeleine pensa à son petit Jeannie qui dormait bien chaudement dans son ber-
ceau, gardé par sa grand-mère…32

Madeleine, « au cœur très charitable », héritière des Filles de la Charité,


emporte le lourd garçonnet malade sur son dos, et sur le point de dé-
faillir, « il lui revint tout à coup à l’esprit une belle et merveilleuse his-
toire […] de Saint-Christophe portant l’enfant Jésus pour lui faire tra-
verser la rivière… »33.
Le narrateur fait de la sainte femme Christophore, qui sauve l’en-
fant d’une mort certaine, une vivante allégorie de la Providence. A cette

29 François le Champi, op. cit., p. 101.


30 Ibid., p. 59.
31 Ibid., p. 60. Tel Moïse sauvé des eaux (et des Egyptiens).
32 Ibid., p. 81.
33 Ibid., p. 84.
Le « trouvé » de George Sand : une lecture de François le Champi 45

fin, la conteuse met une fois de plus Madeleine sur le chemin du


champi conduit à l’hospice par Isabelle Bigot, la « vieille fille » qui l’a
pris en charge pour avoir quelques pièces d’argent et en « faire son pe-
tit serviteur »34 :

Le bon Dieu voulut que dans ce moment-là Madeleine Blanchet vint à passer.35

George Sand n’hésite pas à tirer les ficelles du romanesque36. Mais avec
ses ficelles « romanesques » et avec le mythe, elle tisse une fiction qui dit
la vérité du sujet.
Elle construit l’image d’une Mère-providence qui sauve l’enfant de
la mort et de l’hospice. Une mère qui veille à la satisfaction de ses be-
soins par l’intermédiaire de « la Zabelle » à qui elle fournit vivres et vête-
ments afin que le champi soit « chaudement vêtu ». Par touches succes-
sives Sand montre comment Madeleine devient pour cet enfant une
figure de la toute-puissance maternelle. Puissance d’autant plus absolue
qu’au-delà de la satisfaction des besoins, Madeleine va racheter le champi
– un rachat, qui commence par un achat :

J’achète cet enfant-là, il est à moi, il n’est plus à vous – affirme-t-elle, péremp-
toire, à « la Zabelle » – vous ne méritez pas de garder un enfant d’un aussi grand
cœur. C’est moi qui serai sa mère, et il faudra qu’on le souffre.37

Servante d’un mari qui « la rend malheureuse », Madeleine surmonte


ses craintes pour faire au champi un don qui vise son être. En se nom-
mant « mère », pour lui, elle lui donne une place dans le système de la
parenté. Elle inscrit l’enfant d’origine inconnue dans une filiation con-

34 Depuis des siècles c’était le sort courant des enfants abandonnés.


35 Ibid., p. 80.
36 On le lui a reproché, en particulier Brunetière. Mais George Sand utilise les fi-
celles du romanesque pour arriver à ses fins avouées : « allier le mouvement drama-
tique à l’analyse vraie des caractères et des sentiments », et pour elle « le penchant
romanesque est un appétit du beau idéal », George Sand, Histoire de ma vie, in
Œuvres Autobiographiques, tome II, éd. Georges Lubin, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, Paris, 1971, p. 810.
37 François le Champi, op. cit., p. 84.
46 MARIE-FRANCE BOROT

nue, et ce faisant, elle le reconnaît : « Viens, mon petit François, tu n’es


plus un champi, entends-tu, tu as une mère… »
Désormais l’enfant est reconnu, aux yeux de la société, encore faut-
il qu’il le soit aux yeux de sa nouvelle mère.

[…] vous embrassez Jeannie bien souvent, observe François, […] et ma mère
Zabelle ne m’embrassait guère non plus. Je vois bien pourtant que toutes les mè-
res caressent leurs enfants, c’est à quoi je vois que je suis toujours un champi et
que vous ne pouvez pas l’oublier.38

Le baiser, qu’elle lui donne alors « de grand cœur » opère une modifica-
tion subjective, le voilà « plus content que s’il était au Paradis »39 : l’aban-
donné, désormais adopté, a trouvé sa place dans le désir de l’Autre ma-
ternel où il pourra se constituer en tant que sujet. Et devenu homme, il
affirmera : « Je serai toujours ce que je suis, et n’ai point coutume de
m’en tabouler l’esprit ».40
Mère véritablement « adoptive », Madeleine n’est donc pas seule-
ment celle qui est là, celle qui veille à la satisfaction de ses besoins, elle
est avant tout celle qui ne s’embarrassant pas de l’état de champi de
François, l’en débarrasse. Elle est aussi le lieu de la parole, celle qui lui
ouvre la porte du livre :

Le champi eut bien du mal à comprendre comment les histoires qu’elle prenait la
peine de lui raconter, en les arrangeant un peu pour les lui faire entendre […]
pouvaient sortir de cette chose qu’elle appelait son livre.41

La lecture, le livre sont les signes de la puissance de la mère. Identifié


aux objets de jouissance de cette mère, il se les approprie : « L’envie lui
vint d’apprendre à lire aussi et il apprit si vite et si bien avec elle, qu’elle
en fut étonnée »42

38 Ibid., p. 94.
39 Ibid., p. 95.
40 Ibid., p. 191.
41 Ibid., p. 90.
42 Ibid.
Le « trouvé » de George Sand : une lecture de François le Champi 47

Et l’enfant de jouer les mères : « À son tour, il fut capable d’enseigner


au petit Jeannie. »
L’enfant ayant fait siens les objets de l’Autre, mère et fils peuvent
désormais en jouir ensemble. Et lorsque l’adolescent devra quitter le
moulin, Madeleine sera privée de cette jouissance partagée :

Elle n’avait plus personne pour lire avec elle, pour s’intéresser à la misère avec elle,
pour prier d’un même cœur et même pour badiner honnêtement.43

Dans la répétition du syntagme « avec elle », suivie de l’expression « d’un


même cœur » perce la nostalgie de l’Un, le désir d’inclure le cœur de
l’un dans celui de l’Autre pour en faire un seul, et former une monade
mère-fils.
Privé de François, son fils adopté, Madeleine redevient la femme
seule qu’elle était. Car la rencontre du champi et de la femme du meu-
nier est celle d’un enfant « tout seul » avec une « esseulée ». C’est la ren-
contre de deux êtres qui ont le manque en partage. L’histoire de Made-
leine est une nouvelle version de la « Malmariée ». Mal aimée d’un mari
qui n’est qu’un « Maître » qu’elle se fait un devoir de « respecter », mais
qu’« elle n’avait jamais pu chérir », Madeleine « vit seule avec une vieille
fille et ses deux enfants ». C’est une femme délaissée depuis le jour où
Blanchet l’a regardée avec les yeux d’un « sien confrère » :

– Ta Madelon était une fille très agréable :


– Qu’est-ce que tu veux dire avec […] ta Madelon était ? »

s’étonne le mari, et l’autre d’expliquer :

Quand ça a nourri un enfant, c’est déjà fatigué ; […] à preuve que la voilà bien
maigre et qu’elle a perdu sa bonne mine.44

Ne se voyant plus désirable dans le regard de Blanchet, elle cesse de


l’être à ses propres yeux : « Je n’ai plus de mari, je suis vieille et laide… »
affirme-t-elle, à tort, à François.

43 Ibid., p. 144.
44 Ibid., p. 68.
48 MARIE-FRANCE BOROT

La toute mère est une femme mortifiée : « Elle avait retiré son cœur
de la terre, et rêvait souvent au paradis comme une personne bien aise
de mourir »45. Seule l’existence de son fils la préserve du suicide :

[elle] s’ordonnait le courage parce qu’elle sentait que son enfant ne serait heureux
que par elle….46

Le narrateur inscrit le manque dans l’Autre maternel où le champi vient


loger son désir et il s’identifie lui-même à l’objet susceptible de combler
ce manque. L’enfant va au-devant des besoins et des désirs de cette mère.
Il ne cesse de prendre soin d’elle et, plus que le fils légitime qui « n’avait
pas pour elle les soins et les attentions qu’au même âge le champi avait
eus »47. Devenu homme, il sauvera la pauvre veuve de la déchéance en
rachetant le domaine endetté avec l’argent hérité de sa génitrice incon-
nue48. Mais le service de la mère exclut une autre femme : « Il ne se
sentait point affolé d’aucune femme »49 C’est au conditionnel antérieur,
sur le mode de ce qui aurait pu être, qu’il évoque une vie avec la fille de
son nouveau maître :

[…] il songeait qu’il aurait pu être bien heureux avec une personne aussi bien
famée, qui avait tant de goût pour lui, et qui n’était point désagréable à caresser.
Mais de toutes ces idées-là il se garait, pensant à Madeleine qui pouvait avoir
besoin d’un ami, d’un conseil, et d’un serviteur […]50

Le jeune homme, au service de la mère, ne pourra renoncer à être l’ob-


jet qui comble le manque dans l’Autre maternel, car son désir se nourrit
du désir de l’Autre où il a rencontré le manque. Une fois Madeleine
retrouvée, ruinée et malade, au moment où « (il) voit que ses ennemis

45 Ibid., p. 73.
46 Ibid.
47 Ibid., p. 143.
48 Et qui le restera : elle a défendu au curé qui remet l’argent à François de « dire son
nom, ni dans quel pays elle réside, ni si elle est morte ou vivante à l’heure qu’il
est. » Ibid., p. 16.
49 Ibid., p. 165.
50 Ibid., p. 168.
Le « trouvé » de George Sand : une lecture de François le Champi 49

vont l’obliger (lui le champi) à la quitter encore une fois », et « (il) aime
autant en mourir », découvrant soudainement la femme sous la mère il
s’avise que celle qui « (l’)a aimé comme son fils, ce qui est la plus forte
de toutes les amitiés, […] pourrait bien (l’)aimer encore autrement. »51

L’amour premier de la mère est « la plus forte de toutes les amitiés »,


affirme George Sand qui aima inconditionnellement son fils (pas sa
fille) et entoura ses amants, « enfants du siècle » perdus dans leurs souf-
frances, d’une sollicitude toute maternelle :

C’est un ange de douceur, de patience et de bonté, écrit-t-elle à propos de


Chopin. Je le soigne comme mon enfant et il m’aime comme sa mère.52

Sand aime « son cher petit enfant »53 Chopin comme Maurice « son pau-
vre enfant plein de douceur et d’affection », son « petit fruit vert » à qui
elle écrit :

Je n’ai pas de plaisir réel sans toi, mon enfant, dépêche-toi de grandir pour que
nous ne nous quittions plus.54

Ou bien :

[…] j’étais pressée de te croquer, de te mettre en moi, dans mon cœur et de ne


faire qu’un avec toi.

Cette mère croqueuse de fils aime d’un amour « dévorant », un amour


de « Mère Grand » qui veut incorporer le fruit de ses entrailles, faisant fi
de la loi du non-retour au sein maternel et de la nécessaire séparation
entre un enfant et une mère.

51 Ibid., p. 226.
52 George Sand, Correspondance, III, op. cit., p. 584.
53 « Adieu, adieu, mon cher petit enfant ». Ibid. II, p. 566.
54 George Sand, Correspondance, T.II, Garnier, Ed. Georges Lubin, Paris, 1973,
p. 668.
50 MARIE-FRANCE BOROT

Dans François le Champi affleure le fantasme d’une jouissance abso-


lue, et non soumise à l’interdit majeur55. L’auteur exalte le bonheur
dans l’inceste, l’illusion lyrique d’un amour sans faille entre une mère
sublime et un fils idéal, narrée comme l’un des contes de fées qui firent
les délices de la petite Aurore.
Tel Christian le héros de L’homme de neige, dédié à Maurice Sand,
tel les Princes de Madame d’Aulnoy, tel le héros mythique, le champi
est paré de toutes qualités, et superlativement. L’enfant est « courageux
comme un homme »56, « il (va) à la rivière comme un poisson »57, à la
chasse de la grive « il n’y a pas d’enfant plus hardi, plus adroit et plus sûr
de son fait »58. Il est « beau à merveille et planté sur ses pieds comme un
grand chêne… ». Mais le conte de George Sand est d’une sensualité
troublante, car l’auteur donne à voir la beauté de ce jeune homme,
« bien construit de tous ses membres », dans le regard des femmes fasci-
nées, et toutes le sont.
Mais surtout, alors que Jeannie, son propre fils « trouvait tout sim-
ple d’être aimé », qu’« il en profitait comme de son bien et y comptait
comme son dû »59, le fils adoptif sait aimer comme nul autre, déjà il
aimait « de toutes ses forces », la Zabelle, cette « mère ingrate ». Et, dans
ce conte merveilleux l’amour de la mère, « une mère comme on n’en
voit pas tous les jours » 60, répond à l’amour du fils. La mère est aimante,
et plus que tout autre. Le narrateur s’attache à marquer la réciprocité du
don d’amour. La mère achète l’enfant, et le rachète, il rachète le do-
maine et sauve Madeleine de la déchéance. La mère sauve le champi
malade et fiévreux, le fils guérira de sa seule présence la mère qu’il avait

55 « Le désir pour la mère ne saurait être satisfait parce qu’il est la fin, le terme,
l’abolition de tout le monde de la demande, qui est celui qui structure le plus
profondément l’inconscient de l’homme ». Jacques Lacan, Le Séminaire L.VII,
L’Ethique de la Psychanalyse, Seuil, Paris, 1986, p. 83.
56 François le Champi, op. cit., p. 65.
57 Ibid.
58 Ibid.
59 Ibid., p. 144.
60 Ibid.
Le « trouvé » de George Sand : une lecture de François le Champi 51

retrouvée « tout étendue, toute blême, tout assoupie et écrasée par la


fièvre »61.
Ainsi l’auteur construit-il l’histoire d’un amour strictement réci-
proque et complémentaire. François le Champi est la construction ima-
ginaire d’un mirage : l’amour qui répondrait totalement à l’amour. C’est
le rêve de George Sand qui fut une petite fille meurtrie, frappée par les
morts et les séparations successives, « ballottée » entre deux femmes qui
se disputaient l’amour d’un mort par petite fille interposée. Dans ce
récit l’écrivain transmue le vécu douloureux de son enfance. Elle subs-
titue Madeleine la paysanne équanime et aimante à la mère réelle sou-
vent « tendue et irritable », femme instable qui passe de la séduction à la
colère ce qui perturbe profondément Aurore.
Devenue femme, Sand s’adressera à sa mère en ces termes :

Ô que je vous aurais aimé, ma mère, si vous l’aviez voulu ! Mais […] vous avez
brisé mon cœur. Vous m’avez fait une blessure qui saignera toute la vie.62

Et encore :

[…] quand je vois une autre fille dans le bras de sa mère, heureuse, adorée, proté-
gée, je me tords les mains et je pense à vous qui m’avez abandonnée.63

La petite laissée dans les champs de Nohant, l’écrivain la transporte


délicatement dans son texte, par les vertus de la métaphore, elle la glisse
dans la peau d’un petit garçon abandonné : la demande d’amour n’a pas
de genre. Et de ce malheureux elle fait un enfant très aimé d’une mère,
comme le fut Maurice Dupin son père bien aimé. Et, à travers le champi,
elle met Aurore dans les bras d’une mère aimante et pour toujours.
A l’ancienne représentation d’une autre fille dans les bras d’une mère
qui la « protège » et l’« adore », image insupportable que la petite exclue
devenue femme ne peut toujours pas regarder sans se « tordre les mains »,
l’écrivain substitue celle d’Aurore en champi finalement aimé et qui peut

61 Ibid., p. 174.
62 George Sand, Le voyage en Auvergne, in Œuvres Autobiographiques, tome II,
op. cit., p. 504.
63 Ibid.
52 MARIE-FRANCE BOROT

aimer de tout son cœur inemployé une mère qui accueille l’amour et loge
l’enfant aimant dans son désir, faisant ainsi de lui un véritable adopté.
George Sand en réécrivant le mythe construit son fantasme. Le
champi, en effet, n’est pas un personnage de roman, outre les qualités
superlatives, il a le caractère peu défini des héros mythiques. Son his-
toire n’est pas la saga d’un individu, elle « ressembl(e) – précise la con-
teuse – à celle de tous les malheureux »64, qu’il se nomme Poucet ou
Œdipe. Tel le fils de Jocaste et de Laios, parents fautifs, ou Moïse, le
champi est un enfant menacé de mort et finalement adopté par d’autres
parents, cependant ce récit ne construit pas le « mythe de la naissance
du héros ». A la différence de la tragédie de Sophocle ou de L’Homme de
neige, François le Champi n’est pas un roman des origines, celles-ci res-
teront inconnues65. C’est l’histoire d’une adoption merveilleuse.
Avec le fantasme – originaire – d’adoption et ses constantes, George
Sand raconte une belle histoire à la petite Aurore qui vécut des vio-
lences insensées. Une violence que décrit un épisode de L’Histoire de ma
vie. La petite Aurore est à Nohant, « elle joue mélancoliquement toute
seule sur le grand tapis du salon »66, la grand-mère somnole. La bonne
Catherine appelle doucement Aurore, sa demi-sœur est là, la grand mère
s’éveille : « Que cette petite s’en aille tout de suite […] et qu’elle ne se
présente plus jamais ici ! » La bonne emmène Caroline, Aurore entend
un « sanglot étouffé mais déchirant : Je fonds en larmes, je m’élance vers
la porte, mais il est trop tard, elle est partie. »67
La séparation avec la sœur, bâtarde de la mère, sur fonds de l’ab-
sence majeure du père mort et de la mère non grata, fait une telle vio-
lence à la petite fille qu’elle en tombe « dangereusement malade ». Dès
le lendemain la grand mère avait substitué une « poupée négrillonne » à
64 Op. cit., François le Champi, p. 43.
65 La mère biologique, mauvaise et bonne fée, n’entre dans le récit que pour doter le
champi de l’argent qui lui permettra de racheter le domaine de Madeleine. Et le
don de la génitrice est lié à la promesse de « ne rien dire, de ne rien faire qui puisse
éventer le secret ». Il n’apprendra que son nom : François la Fraise, une « marque »
qui situe, une fois de plus, le Champi du côté de la Nature.
66 George Sand, Histoire de ma vie, in Œuvres Autobiographiques, tome II, op. cit.,
p. 651.
67 Ibid., p. 652.
Le « trouvé » de George Sand : une lecture de François le Champi 53

la sœur interdite de séjour à Nohant. En une scène qui va, des larmes à
l’évanouissement, la petite fille commence par embrasser sa poupée,
« comme une mère embrasse son enfant », se comportant avec la poupée
comme elle eût souhaité que sa mère se comportât avec elle. A la fois
mère consolante et enfant inconsolable :

Je caressai encore (la poupée) et je l’arrosai de mes larmes, m’abandonnant à


l’illusion d’un amour maternel qu’excitait plus vivement en moi le sentiment contristé
de l’amour filial. Puis tout d’un coup j’eus un vertige, je laissai tomber la poupée
par terre et j’eus d’affreux vomissements de bile qui effrayèrent beaucoup mes
deux bonnes.
Je ne sais plus ce qui se passa pendant plusieurs jours, j’eus la rougeole avec une
fièvre violente… une fièvre, accompagnée d’hallucinations qui « tourment(èrent)
beaucoup Aurore »68 .

La création de François le Champi réussit ce que la petite fille n’avait pu


faire en jouant avec sa poupée. L’illusion d’un amour maternel vécu
dans un réel impossible à supporter est cette fois-ci mise en mots et
reconstruite de manière idéalisée. Car, disait-elle, « nous sommes une
race infortunée, et c’est pour cela que nous avons besoin de nous dis-
traire de la vie réelle par les mensonges de l’art »69. Des mensonges qui
disent une vérité.

Epilogue qui ne conclut pas

Quand on est parfois appelé « Maurice » ou « mon fils » par une grand
mère qui vous confond avec son fils trop aimé et qu’on vous assigne
ainsi la place d’un mort, il peut vous arriver de « tomber juste à la même
place où s’était tué (votre) père ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle
votre mère ne peut vous voir à cheval « sans cacher sa figure entre ses
mains ». Dans la demeure endeuillée, le jour de la mort de votre père,

68 Ibid., p. 654.
69 Ibid., p. 847.
54 MARIE-FRANCE BOROT

vous avez refusé les bas noirs qu’on vous avait donnés pour ne pas « mettre
des jambes de mort ».
Mais parfois aussi, quand on est « attaché à un mère par une chaîne
de diamant » que veut rompre une grand mère que l’on aime, il se peut
que, du côté du « chemin sinistre », on « lâche son cheval à toute vitesse
et en l’aiguillonnant » pour venir au plus près de « l’âme du mort » afin
de l’entendre crier « Prends garde » ou peut être aussi « Attends, je viens
te délivrer de l’amour des mères qui vous enchaînent ». Mais il vaut
mieux « monter la vieille jument normande qui avait sauvé la vie à (vo-
tre) père dans plus d’une bataille », même si « ceci paraît romancé » à
Monsieur Lubin, Georges comme vous (mais avec un s) et livrer vos
batailles de l’écriture, téméraire et « courageuse comme un homme », à
l’image du champi qui est la vôtre et que vous avez créée en devenant
père de vos œuvres signées George Sand.
Dans les rêveries au galop, que votre vieil ami normand chérissait
autant que vous, il vous est d’abord venu Corambé, et – avant que
François ne devienne un être de papier – « un enfant de six ou sept ans,
monté à poil sur un cheval nu […] et qui ne savait ni son nom, ni celui
de ses parents » s’était trouvé sur votre chemin de Dame de Nohant.
« Tout ce qu’il savait – dites-vous – c’était se tenir sur un cheval in-
dompté comme un oiseau sur une branche secouée par l’orage ».
Comme vous, en somme. Votre image dans l’autre a éveillé votre
compassion.
Noble bâtard n’est point champi, mais avouez que vous êtes l’héri-
tière d’une sacrée lignée. Flanquée d’un frère bâtard de votre père et
d’une sœur bâtarde de votre mère, d’un mari bâtard, d’un grand oncle
bâtard, d’une grand mère bâtarde d’un bâtard lui même bâtard très
noble, bien sûr vous ne devez votre légitimité qu’au désir de votre père
de « légitimer – in extremis – par le mariage les enfants de son amour ».

Et comme ce père légitimant, vous voilà noble champion d’un champi,


et vous n’en finissez pas de légitimer vos petits trouvés en tissant de
belles histoires d’amour sur fonds de perte et de malheurs, qui n’en
finissent pas de faire nos délices. Ah oui ! j’oubliais de vous dire, nous
sommes tous des enfants trouvés, un jour adoptés, mais pas toujours.
55

« Lorsque vous voyagez, cher lecteur,


pourquoi voyagez-vous ? » : visiter Valldemossa
à partir de la lecture de George Sand1
MARIONA VILA GRAU2

Année après année des touristes venus de partout à travers le monde


arrivent jusqu’au petit village de Valldemossa, situé sur l’île de Majorque,
pour visiter la Chartreuse qui, entre 1838 et 1839, hébergea les illustres
hôtes George Sand et Frédéric Chopin. Ce fut ce séjour sur l’île que Sand
allait transcrire deux ans plus tard dans son récit Un hiver à Majorque
(1842), qui à part le fait d’être devenu un livre de culte, a fait de la
Chartreuse un espace mythique, immortalisé comme « le séjour le plus
romantique de la terre » et pour cela même, un lieu de visite quasi-obligée
pour les lecteurs sandiens. Devant ce phénomène, cet article propose de
comprendre, d’une part, comment l’expérience de la lecture d’Un hiver

1 L’origine de cet article est un travail de cours proposé par le professeur Octavi
Rofes dans le cadre de la matière d’Anthropologie de la licence d’Humanités de
l’Université Pompeu Fabra, où on nous demandait une « Description ethnogra-
phique d’une situation de seuil ». Le professeur Rofes lui-même – sans l’aide du-
quel ce travail n’aurait pas été possible – me suggéra d’étudier le tourisme litté-
raire à Majorque qui a comme origine la figure de George Sand. Le moment venu
de rechercher de possibles informateurs, j’ai contacté différents spécialistes de
George Sand, parmi eux Àngels Santa professeur de l’Université de Lleida, à qui
je remercie de m’avoir invité et de m’avoir encouragé à présenter ce travail
aujourd’hui dans ce Colloque International « Troisièmes rencontres d’automne à
Lleida », Des lettres et des femmes… (28 et 29 octobre 2010), sans oublier les heu-
res de conversation par courrier et en personne, qui m’ont donné une connais-
sance beaucoup plus profonde de George Sand, aussi bien comme écrivain, que
comme femme du XIXe siècle.
2 La traduction de ce texte du catalán au français est due à Antoni Comes Gené,
avec tous nous remerciements.
56 MARIONA VILA GRAU

à Majorque se matérialise sur place à Valldemossa, et d’autre part, pour-


quoi le lecteur de George Sand ressent le besoin de visiter précisément
Valldemossa si le texte lui a déjà permis de créer ce lieu dans son imagi-
naire ? Pour répondre à ces questions, nous avons mis le voyage-littéraire
en perspective à partir de la comparaison avec les pèlerinages, puisque
nous voyons dans ces voyages une structure rituelle similaire dans la-
quelle le lecteur réaffirmera et renforcera son lien avec l’auteur et le texte
dans la Chartreuse de Valldemossa.

Mais nous arrivons à l’heure apaisée où va se nouer pour de


longues années une liaison fameuse, à laquelle la célébrité des
deux amants a donné un lustre qui dure encore. Frédéric Chopin
entre dans la vie de George : sur leurs pas nous referons le voyage
aux îles Baléares, qui n’a pas fini de faire rêver les touristes dont
chaque été conduit les troupes serrées aux cellules de Valldemosa.
Georges Lubin

Un hiver à Majorque : un voyage-rituel

George Sand, dans le chapitre IV d’Un hiver à Majorque 3 (1842), in-


vite son « cher lecteur » à réfléchir sur la raison pour laquelle nous voya-
geons. L’auteur nous demande d’aller au fond de la question et en ce
sens l’argumentation dont elle se sert pour justifier le motif de son sé-
jour à Majorque qu’elle fit entre le 8 novembre 1838 et le 13 février
1839 paraît révélatrice. Comme elle nous le dit, elle est poussée par un
besoin de repos qui se traduit par une volonté de rupture avec toutes
ces obligations et tous ces devoirs qui s’imposent à elle au sein de la

3 Pour ce travail nous avons consulté diverses éditions d’Un hiver à Majorque (UH)
(1842) (voir bibliographie) mais les citations renvoient à l’édition que nous avons
pris pour référence, c’est-à-dire celle de George Sand, Un hiver à Majorque, éd.
Béatrice Didier, Le livre de poche, Librairie Générale Française, Paris, 1984.
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 57

société française4. Un hiver à Majorque est donc comme nous le dit


Antoni Marí un récit d’un voyage à la recherche d’un « lloc a redós del
tràfec mundà on poder considerar de nou l’existència i adequar-la a les
necessitats de l’esperit »5 (« lieu à l’abri de l’agitation mondaine où elle
puisse considérer à nouveau l’existence et l’adapter aux besoins de l’es-
prit ») et c’est dans cet espace d’isolement où il s’activera tel que Béa-
trice Didier le signale une triple expérience : « une expérience des hom-
mes dans leur devenir historique, une expérience de la nature, une ex-
périence de soi » (p. 8). Précisément, cette triade d’expériences transfor-
meront l’auteur, et à la fin de son récit elle nous avouera ce que le
voyage l’a amené à apprécier :

Et la morale de cette narration, puérile peut-être, mais sincère, c’est que l’homme
n’est pas fait pour vivre avec des arbres, avec des pierres, avec le ciel pur, avec
la mer azurée, avec les fleurs et les montagnes, mais bien avec les hommes ses
semblables. (p. 204).

Cette conclusion du récit est le résultat d’une confluence d’expériences


qui peuvent être aussi bien positives, comme la beauté inspiratrice de la
nature sauvage de l’île, que négatives, comme beaucoup d’adversités
décrites tout au long du voyage endurées pour couvrir les besoins basi-
ques et pour lutter contre l’hostilité du peuple majorquin. Le fait que
George Sand ne transcrive pas cette expérience personnelle de manière
immédiate, mais seulement deux ans après être rentrée de son voyage,

4 « Quant à moi, je me mis en route pour satisfaire un besoin de repos que j’éprou-
vais à cette époque-là particulièrement. Comme le temps manque pour toutes
choses dans ce monde que nous nous sommes fait, je m’imaginai encore une fois
qu’en cherchant bien, je trouverais quelque retraite silencieuse, isolée, où je n’aurais
ni billets à écrire, ni journaux à parcourir, ni visites à recevoir ; où je pourrais ne
jamais quitter ma robe de chambre, où les jours auraient douze heures, où je
pourrais m’affranchir de tous les devoirs du savoir-vivre, me détacher du mouve-
ment d’esprit qui nous travaille tous en France, et consacrer un ou deux ans à
étudier un peu l’histoire et à apprendre ma langue par principes avec mes en-
fants. » (UH, pp. 46-47).
5 George Sand [Un hiver à Majorque, 1842], Un hivern a Mallorca, trad. de Marta
Bes Oliva, pròleg d’Antoni Marí amb un apèndix de Robert Graves, 1a Edició,
Ed. Edhasa, Barcelona, 1992, p. VII.
58 MARIONA VILA GRAU

en 1841, comme le soulignent Didier6 et Marí 7, démontre l’impact


profond qu’elle eut sur elle. Sand aura besoin de prendre un certain
recul temporel pour tisser le récit d’Un hiver à Majorque, mais cela
ne fut pas prétexte à adoucir l’amertume que certaines expériences lui
procurèrent tout au long de sa découverte personnelle la plus intime et
de l’île.
Malgré cette vision négative que Sand nous donne de la société
majorquine et la polémique réception initiale espagnole du livre – peu
après sa publication en France8 –, à l’heure actuelle nous pouvons affir-
mer qu’Un hiver à Majorque est devenu un livre de culte sur l’île et
qu’on peut le trouver – traduit en plusieurs langues – pas seulement

6 Didier insinue en outre une possible accumulation de projets comme autre pos-
sible justification. « Mais on vient de voir combien le séjour à Majorque a été
assombri par des difficultés matérielles, par des problèmes de santé ; peut-être
aussi, G. Sand, trop prise par l’élaboration des œuvres dont nous venons de par-
ler, n’avait-elle pas le temps de faire en plus le récit de son voyage. Quoiqu’il
en soit, c’est seulement deux ans plus tard qu’elle se mit à la rédaction. » (UH,
p. 245)
7 Marí voit l’apogée des publications de voyages exotiques comme un dernier élan
pour écrire Un hiver à Majorque « Va ser escrit dos anys més tard de l’estada a Mallorca.
[…] Possiblement el mal record de Mallorca l’impedís tornar a una experiència tan
negativa i degué esperar a que els records perdessin intensitat ; és possible, també, que
l’interès que suscitaven les illes Balears (és a dir els viatges exòtics) i la seva pròpia
persona, decidís Sand a narrar definitivament la seva experiència mallorquina » (UH-
Cat, p. IX) (« Il fut écrit deux ans après le séjour à Majorque. […] Il se peut que le
mauvais souvenir de Majorque l’empêcha de revenir à une expérience si négative
et qu’elle dut attendre que les souvenirs perdent de leur intensité ; il est possible,
aussi, que l’intérêt que les îles Baléares suscitaient (c’est-à-dire les voyages exo-
tiques) et sa propre personne, décida Sand à raconter définitivement son expé-
rience majorquine).
8 Aussi bien Didier que Marí recueillent la réponse polémique publiée par José-
María Quadrado dans l’hebdomadaire La Palma du 5 mai 1841, « A Jorge Sand.
Vindicación », (UH, pp. 251-254 et UH-Cat, p. XII) ; Miguel López Crespí men-
tionne aussi cette réponse polémique dans son article « George Sand, La
professionalització de l’escriptor i el socialisme utòpic » dans Àngels Santa (ed.)
L’Ull Crític (Segona etapa), 13-14, « George Sand. La Dame de Nohant. Les
Romans Champêtres », Edicions de la Universitat de Lleida, Lleida, 2009,
pp. 35-49.
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 59

dans les librairies mais aussi, comme Carlota Vicens et Joseph Jurt le
constatent, dans n’importe quel magasin de souvenirs ou chez n’im-
porte quel marchand de journaux9. La vigueur de ce « récit de voyage »
sandien est, par conséquent, le moteur propulseur de cette étude qui a
pour but global de comprendre les principes et les finalités du tourisme
littéraire. Concrètement, nous voulons répondre à la raison pour la-
quelle année après année des lecteurs de Sand voyagent jusqu’à Major-
que pour pouvoir visiter la Chartreuse de Valldemossa, que l’auteur a
immortalisé comme « le séjour le plus romantique de la terre » (p. 138)10.
En nous rapprochant de ce type spécifique de tourisme nous préten-
dons voir comment se construit ce regard (« gaze ») du touriste litté-
raire, car tel que John Urry le rappelle dans The Tourist Gaze (1990), le
tourisme n’est pas un sujet banal, mais il est « significatif dans son habi-
leté à révéler des aspects des pratiques normales qui autrement demeu-
reraient probablement obscures »11. Mais la singularité même de ce tou-
risme, la qualification de « littéraire », oblige à inclure et à ne pas sous-
estimer son rapport direct avec la théorie littéraire et les tendances de la
critique littéraire actuelle. Comme le signale Nicola J. Watson dans The
literary tourist (2006) ce type de pratique touristique n’est qu’« une ré-
ponse profondément contre-intuitive devant les plaisirs et les possibili-
tés de la lecture imaginaire » qui est encore plus difficile à comprendre
après le Poststructuralisme et la proclamation de Barthes de la mort de

9 Carlota Vicens, Pròleg a Carlota Vicens (ed.) George Sand, 1804-2004 : l’Île et la
dame de Nohant, PPU, Barcelona, 2004, p. 12 et Prof. Dr Joseph Jurt, « Winter
auf Mallorca » publié dans le Willisauer Bote-Wiggertaler Bote Nr. 54, 9.07.2010,
« Trotz ihres harten Urteils über die Einwohner ist das Buch paradoxerweise auf der
Insel zu einem Kultbuch geworden, das in jedem Souvenirladen zu finden ist. » (Tra-
duction de l’allemand vers le français : « Malgré son jugement dur sur les habi-
tants le livre est paradoxalement devenu sur l’île un livre de culte, qu’on peut
trouver dans chaque magasin de souvenirs. »).
10 George Sand, Correspondance (mai 1837 - mars 1840), Édition de Georges Lu-
bin, Garnier, Paris, 1968, « sur leurs pas nous referons le voyage aux îles Baléares,
qui n’a pas fini de faire rêver les touristes dont chaque été conduit les troupes
serrées aux cellules de Valldemosa », p. I.
11 John Urry, The tourist gaze (1990), Sage Publications, 2nd Edition, London, 2002,
p. 2.
60 MARIONA VILA GRAU

l’auteur12. Ainsi donc le propos de cette ethnographie en cours est


double, comprendre, d’une part, comment l’expérience de la lecture
d’Un hiver à Majorque se matérialise une fois sur place à Valldemossa,
et d’autre part, pourquoi le lecteur de George Sand ressent le besoin de
visiter précisément Valldemossa si le texte lui a déjà permis de créer ce
lieu dans son imaginaire ?
Au moment de travailler la réponse à ces questions le fait d’avoir
tenu compte de la structure même d’Un hiver à Majorque a été révéla-
teur. Comme nous l’avons déjà mentionné précédemment, le livre n’est
pas un ensemble de visions descriptives objectives sur Majorque, mais
le texte nous parle d’une expérience vitale. Ce deuxième élément fait
que nous puissions voir le voyage à l’île comme un « rite de passage » où
on peut identifier les trois phases dans lesquelles le folkloriste Arnold
Van Gennep13 (1909) subdivisait le rite : un « rite de séparation », corres-
pondrait à l’abandon de la société française ; suivi d’un « rite de marge »
qui seraient l’ensemble d’expériences sur l’île et un dernier « rite d’agré-
gation », le retour à la vie sociale en France. En lisant le texte d’Un hiver
à Majorque dans cette perspective nous nous rendrons compte que la
phase qui prend le plus d’importance est le « rite de marge » parce que
c’est un moment complexe, difficile à décrire, dans lequel, comme le
remarqua Victor Turner, on est « dans un entre-deux, et en même temps
ce sont les deux choses à la fois »14. Turner lui-même dans son ethno-
graphie des Ndembu de Zambie appliqua la structure tripartite de Van
Gennep pour expliquer les différents rites de cette tribu et souligna la
nécessité de procéder à l’étude minutieuse du stade liminal, entre la
séparation et l’agrégation. Turner affirme que le stade liminal peut être
en partie défini comme un stade de réflexion qui se caractérise par son
anti-structure15. C’est un espace où les hiérarchies de la structure so-

12 Nicola J.Watson, The literary tourist (2006), Palgrave Macmillan, Hampshire,


Paperback Edition 2008, p. 6.
13 Arnold Van Gennep, Les rites de passage (1909), Picard, Paris, 1981, p. 14.
14 Victor Turner, [The forest symbols. Aspects of Ndembu Ritual, 1967], La selva de los
símbolos, trad. de Ramón Valdés del Toro y Alberto Cardín Garay, Siglo XXI de
España Editores, Madrid, 2a edición, 1990, p. 110.
15 Ibid., p. 117.
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 61

ciale normative se diluent et les rapports entre les êtres dans le stade de
transition – en cas de rite collectif – sont « présidés par la pleine égalité
et par l’entière camaraderie »16. Ultérieurement, Turner étendit le sens
de ce caractère anti-structurel en détectant aussi d’autres stades liminaux
présents dans les sociétés urbaines et industrielles comme c’est le cas
des pèlerinages. Dans notre cas d’étude nous croyons qu’il n’est pas
fortuit que l’emploi du terme « pèlerin » ou « pèlerinage littéraire » ait
été et soit utilisé17 de manière récurrente pour décrire ces voyages-
littéraires, qui ont pour objet la visite des lieux où l’auteur vécut ou
qui l’inspirèrent. C’est pour cela que nous voulons mettre le voyage-
littéraire en perspective à partir de la comparaison avec les pèlerinages,
c’est-à-dire d’envisager le voyage-littéraire à Valldemossa comme un
voyage avec une structure rituelle, où l’étude détaillée du stade liminal
nous aidera à résoudre les questions posées dans cet article.
Pour mener à bien l’analyse de ce rite de voyage à Majorque, j’ai
séjourné dans le village et à la Chartreuse de Valldemossa, en août 2010,
à l’occasion du Festival Chopin. J’ai aussi mené à terme un séjour de
trois jours dans la région du Berry, en septembre 2010, pour visiter la
maison de George Sand à Nohant et afin de parcourir en voiture le
circuit des lieux rattachés à l’auteur18. J’ai réalisé de façon parallèle à
ces séjours une moyenne d’entre deux et quatre conversations adressées

16 Ibid., pp. 110-111.


17 Nous rencontrons l’emploi du terme « pèlerin » dans le livre déjà cité de Watson,
The literary tourist (2006) ; dans l’article de Lindy Stiebel « Going on (literary)
pilgrimage : developing literary trails in South Africa » Scrutiny2 : Issues in Eng-
lish Studies in Southern Africa, 1753-5409, Volume 12, Issue 1, 2007, pp. 93-
106 et dans le livre également mentionné plus haut d’Urry, The tourist gaze
(1990).
18 Pendant mon séjour à Nohant, je pus assister aux préparatifs du dîner romanti-
que que l’Association des Amis de George Sand organisa à Montgivray comme
activité complémentaire à son « Week-end en Berry en partenariat avec l’Associa-
tion des Amis du Musée George Sand de La Châtre » (Voir l’agenda de l’Associa-
tion, URL : <http://www.amisdegeorgesand.info/> – Dernier accès 23.10.2010).
Lors des préparatifs du dîner, quelques membres de l’Association se déguisèrent
selon la mode romantique du XIXe siècle.
62 MARIONA VILA GRAU

par courrier électronique avec six19 lecteurs de George Sand qui avaient
visité Valldemossa et avec trois de ces lecteurs j’ai pu avoir une rencon-
tre ; où au moyen de la conversation informelle, j’ai pu éclairer et ap-
profondir les aspects traités par écrit20. Le caractère lettré des interlocu-
teurs a rendu très pertinents les échanges écrits et la possible distance
par le biais de l’écriture a été compensée par ces rencontres. Étant donné
l’hétérogénéité des profils des lecteurs qui ont participé à cette ethno-
graphie en cours et pour faciliter la présentation des analyses, nous avons
établi trois dénominations descriptives :
– Lecteurs-biographistes : ayant lu Un hiver à Majorque ou des ouvrages
biographiques sur George Sand.
– Lecteurs-globaux : ayant lu Un hiver à Majorque, quelque œuvre de
fiction de Sand, ainsi que des œuvres autobiographiques, comme la
Correspondance ou Histoire de ma vie.
– Lecteurs-experts : des lecteurs qui mis à part le fait de remplir les
conditions du groupe précédent, ont produit des études académiques
spécialisées sur l’œuvre de George Sand.
Cette gradation nous permet de voir comment certains points de vue
peuvent être associés à des groupes de lecteurs différents et en même
temps comment dans le même groupe de lecteurs il peut y avoir des
divergences. Cela nous permet aussi de situer l’expérience du voyage
en rapport avec l’expérience de lecture pour y établir une correspon-
dance, c’est-à-dire qu’un lecteur peut avoir fait une première visite à
la Chartreuse comme lecteur-biographiste et y revenir ensuite comme
expert.

19 Grâce à l’Association des Amis de George Sand française, ainsi qu’à l’Association
de George Sand américaine j’ai pu contacter et parler avec un lecteur de France et
une lectrice d’Allemagne ; ainsi qu’avec un lecteur allemand, un lecteur majorquin
et deux lectrices de Lleida.
20 Les rencontres avec les lectrices eurent lieu à Majorque, le 12 août 2010 ;
à Torredembarra, le 8 septembre 2010 et à La Châtre, les 25 et 26 septembre
2010.
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 63

À la suite, nous présentons le rapport entre l’expérience de voyage


et de la lecture de ces différents lecteurs groupés en fonction de trois
catégories : communion, compréhension et réactivation. Cette classifi-
cation répond à la caractérisation du stade liminal que décrivent ces
lecteurs, c’est-à-dire qu’il synthétise l’élément principal qui définit l’ex-
périence vécue dans cette phase ambiguë dans laquelle le lecteur entre-
prend son voyage à Valldemossa. L’identification de patrons définis de
ce qui se passe dans ce stade liminal, nous éclaircira le motif et l’obscu-
rité des impulsions que Nicola J. Watson détecte dans le tourisme litté-
raire « Why indeed. This visiting of places with literary associations is
essentially an adulte vice, obscure in its impulses »21. Bien que cette affir-
mation de Watson puisse indigner beaucoup de lecteurs qui ont mené
à bien des voyages littéraires, elle ne manque pas d’être une adjectivation
très réussie si nous la considérons à partir de la liminalité rituelle. Quand
le lecteur de Sand se trouve dans la Chartreuse de Valldemossa, il n’est
pas seulement un touriste qui visite un monument historique du XVIIIe
siècle, mais inévitablement il se verra plongé dans un jeu mental, dans
une conjuration de l’imagination entre texte et espace où se mêlent
aussi des émotions et des sensations difficiles à objectiver qui s’activent
le long du parcours de la visite. C’est un stade « obscur » à cause de sa
difficile caractérisation, par conséquent, cette première classification
tripartite prétend dévoiler ce qui se cache derrière ce moment « de tran-
sition qui résiste à l’articulation », comme nous le rappelle Vincent
Crapanzano22.

21 Nicola Watson, op. cit., p. 2 (Traduction française : « Pourquoi en fait. Ce fait de


visiter les lieux avec des associations littéraires est essentiellement un vice adulte
obscur dans ses impulsions. »).
22 Vicent Crapanzano, Imaginative Horizons. An Essay in Literary-Philosophical
Anthropology, University of Chicago, Chicago, 2004, p. 62
64 MARIONA VILA GRAU

I. Communion

Et la Chartreuse était si belle sous ses festons de lierre, la florai-


son si splendide dans la vallée, l’air si pur sur notre montagne,
la mer si bleue à l’horizon ! C’est le plus bel endroit que j’aie
jamais habité, et un des plus beaux que j’aie jamais vus.
Histoire de ma vie

Il lui dit qu’il l’avait distingué de tous ses autres compagnons,


à cause de la sincérité de son cœur et de son ardent amour
du beau et du vrai, qu’il l’avait depuis longtemps choisi
pour être son héritier spirituel, et que l’instant était venu
de lui révéler sa pensée. Alors il lui raconta l’histoire intime
de sa vie.
Spiridion

Le premier témoignage de voyage que nous voulons présenter est le cas


d’une lectrice-globale, qui au moment d’effectuer son premier voyage à
Valldemossa avait un profil de lectrice-biographiste, n’avait pas lu Un
hiver à Majorque mais en revanche avait lu deux biographies sur George
Sand. Sa visite eut lieu le mois de septembre, la lectrice explique qu’elle
était en compagnie d’un groupe d’amis en train de faire une randonnée
sur les côtes de Majorque et

Un jour ne souhaitant pas faire une longue marche, trop difficile pour moi,
et désirant fort, très fort réaliser un souhait ‹ Visiter la Chartreuse de Sand et
Chopin ›, je partis de bon matin (de Puerto Soller) en bus…….et découvris
Valldemosa très tôt, sans trop de visiteurs. La matinée était illuminée par les rayons
d’un soleil d’automne, j’éprouvais cette sensation de liberté, de joie…..qui faci-
lite l’exaltation…….
Je me souviens surtout du cloitre obscur par lequel je pus accéder aux deux
cellules………. Quand j’y pénétrai dans la 2eme ou la 3eme, je ne sais plus, c’est
une VIVE ÉMOTION que je ressentis, j’observais rapidement cette pièce aux
voutes et aux murs blancs, chargée d’histoire, et quelle histoire…. j’accédais au
jardinet et comme le soleil éclairait déjà la vallée la vision qui s’offrait à moi
m’émerveilla au plus haut point. Je croyais rêver….. Je restais longuement dans ce
jardinet, embaumé par le parfum des myrtes et des chèvrefeuilles……. Un mo-
ment magique qui reste gravé dans ma mémoire…..
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 65

J’étais trop dans l’émotion pour me souvenir des réflexions. Donc dans des mo-
ments aussi intenses, pour moi le « TEMPS N’EXISTE PAS »
Je retrouvais mes émerveillements d’enfant, les fleurs, les arbres, les parfums….tout
ce que la nature nous offre de plus simple et de plus beau, l’enfant n’explique pas,
il ressent… Par beaucoup d’attitudes j’ai gardé une âme d’enfant et c’est ce qui
me rapproche de G. Sand…
A quatre ans Sand aimait déjà ce qu’elle aimera toute sa vie : la rêverie, la musique,
les oiseaux et les arbres……… Je me retrouve en elle…. « Je suis de la nature de
l’herbe des champs, de l’eau et du soleil » disait-elle à Gustave Flaubert avec une
belle innocence d’enfant alors qu’elle avait 68 ans…….

Dans le patron de cette visite un isolement personnel se produit, la


lectrice abandonne son groupe de compagnons de voyage et décide
d’entreprendre seule l’excursion vers Valldemossa, en répondant à un
désir intime. Ce fort désir ardent décrit nous indique que dans la cons-
cience de la lectrice cet espace s’est singularisé du fait de ses lectures,
ceci nous renvoie au fait qu’elle ne nous parle plus de la « Chartreuse de
Valldemossa », mais de celle « de Sand et de Chopin ». Dans sa mémoire
l’endroit est resté lié aux deux illustres habitants que la Chartreuse ac-
cueillit entre 1838 et 1839 et en même temps la visite physique du lieu
constituera un épisode magique et ineffaçable de synesthésie person-
nelle. Cet épisode dans lequel il y a une perte de la notion du temps réel
nous illustre un moment de flow, un terme défini par M. Csikszent-
mihalyi’s23 et cité par Turner pour décrire cette sensation holistique qui
se produit quand nous sommes dans une situation d’implication per-
sonnelle maximale, l’ego se dilue et le moi devient insignifiant. La lec-
trice affirme ne pas se rappeler ses réflexions, mais elle nous reproduit
exactement la façon dont à travers l’observation du jardin de la cellule,
en se laissant porter par l’évocation du parfum des fleurs et en s’oubliant
elle-même, elle parvient à établir un lien de communion avec George
Sand et son âme d’enfant. Nous pourrions dire que c’est un moment de
révélation personnelle, la lectrice établit inconsciemment un lien avec
les lectures biographiques réalisées et parvient non seulement à une

23 Turner & Turner, op. cit., Appendice.


66 MARIONA VILA GRAU

compréhension de la perception esthétique de Sand, de sentir et de


s’émouvoir avec le paysage de la Chartreuse qui captiva l’auteur, mais à
un stade d’identification et de rencontre personnelle « Je me retrouve en
elle ». Ce type d’expérience si intense peut nous faire comprendre que
très souvent nos préférences pour un auteur concret, ne reposent pas
seulement sur la richesse littéraire de son œuvre, mais sont le résultat
d’une connexion avec la sensibilité la plus intime de l’auteur, avec ces
éléments-là qui le touchent et le poussent à l’écriture. Il faut signaler
que quand nous parlons en termes d’identification, ce n’est pas le fait
de vivre les mêmes événements que l’auteur a vécus, mais de prendre sa
figure comme un référent moral au moment d’affronter la vie. La même
lectrice commenta dans une autre conversation :

J’admire George Sand parce qu’elle est ‹ femme › au XIXe siècle et ce n’est pas peu
dire, elle est ‹ mère › profondément aimante, elle est ‹ amie › rare, attentive, elle est
forte, très forte devant l’adversité. Et pour résumer elle aime ‹ le beau et le vrai. › Et
c’est ainsi que je conçois la Vie. Le beau et le vrai…

D’autre part, cette facilité avec laquelle cette lectrice-biographiste dé-


crit le souvenir de son expérience vécue dans la Chartreuse, contraste
avec la difficulté pour se rappeler les objets concrets qu’elle put obser-
ver à l’intérieur des cellules. La lectrice parle d’une numération de cel-
lules qui leur est propre, qui correspondrait aux cellules numéro 2 et 4,
qui sont celles qui sont actuellement ouvertes au public, avec celle du
Prieur. Quant aux objets, elle peut seulement se rappeler avec certitude
avoir vu le piano de Chopin. Au début, elle répond qu’elle aurait vu « le
pauvre piano majorquin » sur lequel joua Chopin en attendant l’arrivée
du piano Pleyel venant de France, mais lors d’une conversation sui-
vante elle corrige sa réponse et en reproduisant la recherche de Bartomeu
Ferrà elle me dit qu’elle aurait vu le piano Pleyel24. Cette confusion ne

24 La lectrice lors d’une deuxième conversation nous dit « En effet, ce n’était pas ‹ le
pauvre piano majorquin › dont je vous ai parlé. Voici l’explication. En 1931, Mon-
sieur Bartomeu Ferrà écrivait : ‹ Nous devons considérer ce premier piano comme
définitivement perdu et ceux qui prétendent le posséder ne donnent pas de preu-
ves sérieuses de sa provenance. › C’est donc le piano Pleyel arrivé de France en
Janvier 1839 que j’ai pu voir ».
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 67

doit pas nous surprendre, puisque actuellement deux pianos sont expo-
sés dans la Chartreuse ; dans la Cellule nº 2, il y a un piano qui porte
comme inscription le lieu de fabrication « Palma de Mallorca » et dans
la Cellule nº 4, nous trouvons le piano Pleyel accompagné d’une lettre
écrite en 1953 – par le fabricant français lui-même – qui garantit
l’authenticité de ce piano numéro 6 66825. Par conséquent, il est pro-
bable que le lecteur a vu soit un des deux pianos soit tous les deux, de
toute façon ce qui est évident, c’est qu’elle se souvient d’avoir vu « un
piano ». Il est logique que si la beauté de la nature des jardins de la
Chartreuse renvoyait la lectrice à Sand, le piano devient le symbole
associé à Chopin et à la musique qu’il composa sur l’île. Le lecteur
cherche donc des éléments physiques qui évoquent les présences absen-
tes, ainsi donc aussi bien le paysage que le piano deviennent des élé-
ments matériels qui activent des histoire que le lecteur rattache à ces
derniers.
Un autre fait justificatif aussi de la confusion au moment de se sou-
venir des objets, c’est que six ans plus tard, cette lectrice après avoir lu
Un hiver à Majorque et d’autres œuvres de Sand effectua de nouveau
une autre visite à Valldemossa, par conséquent, dans la perspective de
lectrice-globale. Cette deuxième visite, cependant, fut effectuée en
groupe et avait pour but d’assister à un concert du Festival de Chopin
qui a lieu au mois d’août. Selon la lectrice, malgré le fait de vouloir
retrouver les émotions de la première visite, elle ne ressentit pas le même
état d’exaltation, bien qu’elle ajoute que le concert fut superbe et magni-
fique et qu’elle en garde encore soigneusement le programme des œuvres

25 Nous reproduisons le texte de la lettre exposée dans la Cellule 4 de la Chartreuse


de Valldemossa « Paris, le 23 Septembre 1953 – Messieurs, En réponse à votre
demande, nous pouvons affirmer l’authenticité du piano nº 6 668. Bien que les
documents d’expédition aient disparu et qu’une partie de nos archives ait été
détruite, dans les registres qui nous restent il se confirme que ce piano a été ter-
miné en usine en Septembre et c’est certainement ce même piano qui a été envoyé
à Chopin à Mallorca en Octobre 1838. Au moment de quitter Mallorca Chopin
servit d’intermédiaire entre la Maison Pleyel et la famille Canut pour la vente de
l’instrument et cette famille régla directement le montant de l’importation, soit
mille deux cents francs, à la Société PLEYEL de Paris ».
68 MARIONA VILA GRAU

jouées. Lors des entretiens, la lectrice n’éprouve pas le besoin de décrire


la visite en détail comme une expérience personnelle, mais bien comme
un type d’expérience sociale, y compris avec certaines réticences ; par
exemple, elle décide de ne pas aller à la visite guidée programmée avec
le groupe et au lieu de visiter les cellules elle entame par hasard une
conversation avec la présidente de l’Association du Festival de
Valldemossa, dont elle garde un grand souvenir. Nous ne pouvons pas
dire qu’il y ait dans ce deuxième voyage une rupture totale par rapport
à la première expérience ; la lectrice insiste sur le fait que le concert fut
« Une grande émotion partagée avec mon époux ». Mais ceci nous conduit
à nous questionner sur l’idée de ce que le fait de partager l’expérience
avec d’autres personnes est en soi fort enrichissant. En termes turnériens
nous dirions qu’on ne parvient pas à la communitas, qui devrait surgir
dans ce stade anti-structurel entre des personnes ayant cet intérêt en
commun – dans ce cas l’œuvre de Sand et la musique de Chopin. On
ne noue pas une relation de camaraderie et d’ouverture avec les autres,
mais plutôt le contraire ; les autres deviennent l’obstacle pour pouvoir
parvenir à ce stade-là de communion avec l’actrice. La solitude s’érige –
dans ce cas concret – en une condition essentielle pour pouvoir retrou-
ver ce sens singulier que possède la Chartreuse et qui est parvenu jus-
qu’à nous à travers l’œuvre de Sand, aussi bien l’œuvre biographique
que l’œuvre de fiction.
Pour cette lectrice-globale la lecture d’Un hiver à Majorque se maté-
rialise en un dialogue réfléchi constant avec son auteur, elle conteste au
début sa perception injuste du peuple majorquin et on parvient à une
réconciliation avec Sand vers la fin pour « les superbes descriptions qu’elle
a faites de la nature de Valldemossa et de ses environs ». Elle pardonne
l’auteur, mais n’oublie pas « J’ai donc pu me réconcilier avec elle… sans
oublier, car elle à été trop dure… ».
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 69

II. Compréhension

J’ai en outre arrêté une cellule, c’est-à-dire 3 pièces et un jardin


pour 35 f. par an dans la chartreuse de Valldemosa, immense et
magnifique couvent désert au milieu des montagnes. Notre jar-
din est jonché d’oranges et de citrons, les arbres en cassent. Nous
avons des haies de cactus de 20 à 30 pieds de haut, la mer à une
demi-lieue, un âne pour aller à la ville, des chemins inaccessibles
aux visiteurs, des cloîtres immenses et de la plus belle architec-
ture, une église charmante, un cimetière avec un palmier et une
croix en pierre comme celle du 3eme acte de Robert le diable, des
parterres de buis taillé.
George Sand à Christine Buloz

L’expérience de la visite à Valldemossa qu’une lectrice-experte nous ra-


conte est la conséquence du Colloque « George Sand : L’illa i la dama de
Nohant » (« George Sand : L’île et la dame de Nohant » qui se tint à
Majorque en 2005. Cette rencontre de spécialistes de Sand offrait la
possibilité de visiter la Chartreuse l’après-midi en effectuant une excur-
sion organisée pour tout le groupe, une fois les conférences terminées.
Néanmoins, la lectrice manifeste aussi qu’il y avait une « motivació literà-
ria » (« motivation littéraire ») en ce qui la concerne :

poder desplaçar-me a l’indret on havia viscut Sand molt probablement m’ajudaria a


entendre millor algunes de les afirmacions i manifestacions de les seves obres.
pouvoir me déplacer à l’endroit où avait très probablement vécu Sand m’aiderait
à mieux comprendre certaines affirmations et manifestations de ses œuvres.

Dans cette affirmation nous voyons que pour cette lectrice la visite à la
Chartreuse peut illuminer des passages de son œuvre ; mais il faut sou-
ligner le « probablement », puisqu’il existe un degré d’incertitude. La lec-
trice pressent que le lieu peut aider à la compréhension de l’œuvre,
mais il existe toujours le risque qu’il ne lui soit pas utile pour son ana-
lyse. Pourtant, d’après le récit de la visite à la Chartreuse nous pouvons
voir que celle-ci fut fructueuse :

Recordo haver vist les cel·les on Sand va sojornar amb Chopin. Com a objectes, el
famós piano que tantes tribulacions li va donar. Recordo també la representació
70 MARIONA VILA GRAU

d’una mà de Chopin, potser una mostra de cabells del pianista –tot i que no n’estic
segura–. A més, crec haver vist diferents publicitats sobre els festivals Chopin de música.
Je me rappelle avoir vu les cellules où Sand séjourna avec Chopin. Comme objets,
le fameux piano qui lui entraîna tant de tribulations. Je me rappelle aussi la repré-
sentation d’une main de Chopin, peut-être un échantillon de cheveux du pianiste
– bien que je n’en sois pas sûre. De plus, je crois avoir vu différentes publicités sur
les festivals Chopin de musique.

De la mateixa manera em va colpir la nuesa de les cel·les, la frescor dels seus passadissos
i el silenci del claustre : la Cartoixa sembla del tot un lloc de recolliment. La seva
situació geogràfica l’aïlla de la resta i pot fins i tot convertir-la en un indret inhòspit
si es té en compte el clima de l’illa a l’hivern. Cal tenir en compte que durant l’estada
de Sand a l’illa va nevar-hi, tal i com reflecteix un dels dibuixos efectuats pel seu fill.
Je fus également frappée par la nudité des cellules, la fraîcheur de leurs couloirs et
le silence du cloître : la Chartreuse semble tout à fait un lieu de recueillement. Sa
situation géographique l’isole du reste et peut même la transformer en un endroit
inhospitalier compte tenu du climat de l’île en hiver. Il faut tenir compte du fait
qu’il neigea pendant le séjour de Sand sur l’île, tel que le représente l’un des
dessins effectués par son fils.

Aquestes sensacions van permetre copsar millor la percepció que l’escriptora francesa
va tenir de l’illa i dels seus habitants, percepció que explicaria la seva animadversió
respecte els mallorquins. Afirmar que la visita em va transformar seria exagerat donada
la seva brevetat. Tot i això, va resultar positiva per a una interpretació més justa de
l’obra de l’escriptora.
Ces sensations permirent de mieux saisir la perception qu’eut l’écrivain français
de l’île et de ses habitants, perception qui expliquerait son animadversion à l’égard
des Majorquins. Affirmer que la visite m’a transformée serait excessif vu sa
brièveté. Malgré tout, elle fut positive pour une interprétation plus juste de l’œuvre
de l’écrivain.

Ce récit plus objectif nous situe aussi dans un domaine rationnel et


scientifique, propre du discours académique : la visite à Valldemossa
permet de faire une lecture et une interprétation « plus juste » des événe-
ments racontés dans Un hiver à Majorque. Mais ce qui est intéressant,
c’est de voir aussi que cette démarche d’apprentissage présente deux
aspects ; d’une part elle sert à interpréter ces fragments du texte qui sont
difficiles à comprendre et d’autre part elle peut engendrer un paratexte,
qui explique ces silences qu’il y a dans l’œuvre. Des silences qui selon
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 71

Didier sont importants pour comprendre l’œuvre « Tout au plus est-il


intéressant par ce qu’il [le texte] ne dit pas, et pourrait-on analyser
ces silences ». Par exemple, dans le récit personnel de cette lectrice, la
visite à Valldemossa lui permet de mieux saisir la crudité et l’animad-
version avec laquelle Sand a portraituré les Majorquins, sans le besoin
de réconciliation avec l’auteur que nous avons vue dans l’expérience
précédente :

Tot i això, quan ve a Mallorca, crec que a la seva ment té la imatge tòpica d’unes illes
on el clima serà suau i dolç i per tant, Chopin podrà curar-se de la seva malaltia. A
més, és una dona “emancipada” que ha viatjat, que ve de la metròpoli i que no espera
trobar-se amb una societat tan tradicional com la mallorquina. Però la realitat no és
la que ella esperava : visitant la Cartoixa et pots imaginar que a l’hivern no s’hi deu
estar massa confortable en aquelles cel·les nues on ella va estar i a més, la seva condició
de dona separada, que passeja l’amant sense amagar-se’n dels fills… no devia facilitar
les coses.
Malgré tout, quand elle vient à Majorque, je crois qu’elle a dans son esprit l’image
cliché d’îles où le climat sera doux et suave et, par conséquent, Chopin pourra
guérir de sa maladie. En plus, c’est une femme « émancipée » qui a voyagé, qui
vient de la métropole et qui ne s’attend pas à trouver une société aussi tradition-
nelle que la société majorquine. Mais la réalité n’est pas celle qu’elle attendait : en
visitant la Chartreuse on s’imagine bien qu’en hiver la vie dans ces cellules nues
où elle vécut ne doit être guère confortable et de plus, sa condition de femme
séparée, qui promène son amant sans se dérober aux regards de ses enfants… ne
devait pas faciliter les choses.

Quant au deuxième cas, où une interprétation des silences et une cons-


truction d’un paratexte sont menées à terme, il est important d’obser-
ver que, dans Un hiver à Majorque, Chopin est seulement « le malade »
et que c’est une figure quasi-absente. Une des rares références indirectes
à son personnage que nous rencontrons dans le texte, correspond à la
description sur la façon dont ils obtenaient d’un ancien chartreux qui
vivait caché dans une cellule26 les précieuses herbes pour sa guérison.

26 Le récit ne mentionne pas non plus que ce soit uniquement Chopin le bénéfi-
ciaire des herbes, mais nous comprenons que Maurice à la Chartreuse était déjà
presque rétabli du rhumatisme dont il souffrait. « Le pharmacien était un char-
treux qui s’enfermait dans sa cellule pour reprendre sa robe jadis blanche, et réci-
72 MARIONA VILA GRAU

C’est pour cela que, quand cette lectrice-experte visite la pharmacie de


la Chartreuse, le lieu devient la source d’une nouvelle histoire qui s’ac-
tive dans l’imagination à partir de la vision de l’espace avec toutes les
plantes médicinales, mais qui n’est pas décrit dans le récit (texte sou-
ligné) :

També vam visitar la farmàcia, on era impactant veure tots aquells pots de ceràmica
amb el nom dels medicaments i fins i tot la recepta que elaboraven per a tractar
Chopin. El fet que el pianista estigués malalt durant la seva estada em va fer sentir
particularment sensible a aquesta part de la Cartoixa. Era fàcil imaginar-se en plena
nit George Sand trucant a la porta de l’apotecari per a demanar-li ajut mentre ell
tossia fins a defallir dintre la seva cel·la.
Nous visitâmes aussi la pharmacie, où je fus frappée de voir tous ces pots de
céramique avec le nom des médicaments et même l’ordonnance qu’ils élaboraient
pour traiter Chopin. Le fait que le pianiste fût malade pendant son séjour fit que
je fus particulièrement sensible à cette partie de la Chartreuse. Il était facile de
s’imaginer George Sand en pleine nuit frappant à la porte de l’apothicaire pour
lui demander de l’aide tandis qu’il toussait jusqu’à défaillir dans sa cellule.

En ce sens la lectrice est en train de projeter un des grands silences de


la narration : les situations dramatiques que les amants devaient cer-
tainement vivre à l’intérieur de la Chartreuse et qui se dégagent de li-
gnes saisissantes comme « La mort semblait planer sur nos têtes pour
s’emparer de l’un de nous [Chopin], et nous étions seuls à lui dispu-
ter sa proie » (pp. 182-183). Cette projection nous fait voir comment
les objets, dans ce cas la vision des pots de l’ancienne pharmacie ac-

ter tout seul ses offices en grande tenue. Quand on sonnait à sa porte pour lui
demander de la guimauve ou du chiendent (les seuls spécifiques qu’il possédât),
on le voyait jeter à la hâte son froc sous son lit, et apparaître en culotte noire, en
bas et en petite veste, absolument dans le costume des opérateurs que Molière
faisait danser en ballet dans ses intermèdes. C’était un vieillard très méfiant. Ne se
plaignant de rien, et priant peut-être pour le triomphe de don Carlos et le retour
de la sainte inquisition, sans vouloir de mal à personne. Il nous vendait son chien-
dent à prix d’or, et se consolait par ces petits profits d’avoir été relevé de son vœu
de pauvreté. » (UH, p. 133) Comme le signale Didier, on peut encore visiter la
Cellule de l’Apothicaire, mais ce n’est pas la même où se trouvait celle que Sand
cite dans son récit.
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 73

tive dans l’imagination de la lectrice une nouvelle petite histoire ; un


paratexte d’Un hiver à Majorque.
Quant aux objets observés à l’intérieur des cellules, même si elle
avoue une certaine confusion, sa description est assez soignée : nous
pouvons déduire qu’elle nous décrit le contenu de la cellule numéro 2,
qui est la seule que les participants au colloque visitèrent. De toute
façon, comme dans le cas précédent, le piano n’est pas correctement
identifié, la lectrice affirme

Crec que ens van dir que es tractava del Pleyel però no ho podria assegurar. De totes
maneres, si no fos l’original, tampoc no tindria gaire sentit que n’ensenyessin un altre
qualsevol. Crec que és important que tingui el lligam amb Chopin.
Je crois qu’on nous dit qu’il s’agissait du Pleyel mais je ne pourrais pas l’assurer.
De toute façon, si ce n’était pas l’original, cela n’aurait pas non plus beaucoup de
sens qu’on nous montre n’importe quel autre piano. Je crois qu’il est important
qu’il ait le lien avec Chopin.

Le Pleyel – comme nous l’avons déjà dit précédemment – se trouve


dans la Cellule 4, nous savons que la visite eut lieu en dehors de l’ho-
raire officiel de visites, par conséquent cette cellule était déjà fermée et
on invita les spécialistes à visiter seulement la Cellule 2. C’est pour cela
que le piano doit être celui qui figure comme ayant été fabriqué à « Palma
de Mallorca », qui correspondrait au piano que Chopin eut avant l’arri-
vée du Pleyel27.

27 L’authenticité de ce que ce piano soit le « majorquin » sur lequel joua Chopin avant
l’arrivée du Pleyel est encore une question ouverte ; nous savons à travers la presse
locale majorquine que la Cellule 4 déposa une plainte contre la Cellule 2 l’accusant
de publicité mensongère, en affirmant que le piano que celle-ci exposait n’était
pas le piano authentique majorquin. L’affaire a été classée, sans résolution défini-
tive. Voir articles de presse locale : Barrasa, « Comienza un juicio para decidir
en qué celda de la Cartoixa habitó Chopin y qué piano tocó », Última Hora,
30.06.2010, <http://ultimahora.es/mallorca/noticia/noticias/cultura/comienza-
un-juicio-para-decidir-en-que-celda-de-la-cartoixa-habito-chopin-y-que-piano-
toco.html> (dernier accès 09.09.2010) ; G. Rodas, « Los peritos cuestionan que
el piano de la celda 2 fuera el que tocó Chopin », Diari de Mallorca, 30.06.2010,
<http://www.diariodemallorca.es/sociedad-cultura/2010/06/30/cuestionan-
chopin-tocara-piano-celda-2/582881.html> (dernier accès 09.09.2010). Le
74 MARIONA VILA GRAU

À la différence du témoignage précédent, la visite collective de la


Chartreuse est un fait positif et spécial, deux lectrices-expertes qui y
participèrent aussi, souscrivent à la vision de cette lectrice qui mani-
feste que le fait de partager la visite avec d’autres spécialistes est particu-
lièrement enrichissant puisqu’il existe toujours une occasion d’échan-
ger des impressions et des connaissances. Nous pouvons donc affirmer
dans ce cas qu’il existe une communitas turnérienne, dans laquelle le
rôle social de l’universitaire est renforcé, qui n’est pas un lecteur soli-
taire, comme dans le cas précédent, mais qui partage la lecture avec la
communauté académique. Dans ce jeu de camaraderie, il peut y avoir
aussi des anecdotes qui restent dans la mémoire des participants, comme
c’est le cas d’un de ces lecteurs-experts qui en sortant dans le jardin et
en voyant un oranger plutôt rachitique, mais plein d’oranges, il ne put
résister à la tentation d’en cueillir une pour l’emporter. Il était si con-
tent avec son orange, que le lendemain un professeur d’un lycée qui
était venu en tant qu’auditeur aux conférences, lui apporta un panier
bien rempli de son jardin potager de Fornalutx et les oranges furent
finalement distribuées entre tous les participants. Devant cette anec-
dote amusante un point d’interrogation demeure : pour un lecteur de
Sand l’orange du jardin de la cellule de la Chartreuse a-t-elle le même
sens que celle du jardin potager de Fornalutx ? L’anecdote, nous renvoie
non seulement aux images continues des orangers évoqués dans Un
hiver à Majorque, mais elle nous fait penser aussi à une lettre que George
Sand écrit à Charlotte Marliani depuis Valldemossa le 22 janvier 1839
lui promettant d’envoyer quelques oranges de son jardin :

Quand les oranges seront mûres, je lui en enverrai pour vous, mais elles sont
encore acides, même dans mon jardin où elles sont bien abritées.

31 janvier 2011 la juge Catalina Munar trancha la question. Dans sa sentence l’on
affirme que la véritable cellule habitée par George Sand et Chopin, lors de leur
séjour à Valldemossa, est la cellule nº 4 et que le piano, exposé dans la cellule
nº 2 est un faux. (Sentencia, Juzgado de lo Mercantil, nº 2, Palma de Mallorca,
Asunto : Juicio Ordinario nº 586/09).
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 75

III. Réactivation

Nous avions un mobilier splendide : des lits de sangle irré-


prochables, des matelas peu mollets, plus chers qu’à Paris, mais
neufs et propres, […] Nous possédions plusieurs tables, plu-
sieurs chaises de paille […] et un sofa voluptueux en bois blanc
[…]. Le sol, très-inégal et très-poudreux de la cellule, était
ouvert de ces nattes valenciennes à longues pailles […]. Comme
chez les Africains et les Orientaux, il n’y a point d’armoires
dans les anciennes maisons de Majorque, et surtout dans
les cellules de chartreux. On y serre ses effets dans de grands
coffres de bois blanc.
Un hiver à Majorque

Le dernier récit de voyage à Valldemossa que nous voulons présenter est


raconté par une lectrice depuis deux profils différents puisque – comme
le premier témoignage que nous avons présenté – elle est allée deux fois
à la Chartreuse, la première fois en tant que lectrice-biographiste et la
dernière fois comme lectrice-experte, mais les visites ont toujours été
en groupe. En ce qui concerne la première visite, effectuée dans les
années 60, elle la qualifie comme une visite de jeunesse réalisée quand
elle était lycéenne, mais dont elle garde « un record émerveillé del paisatge
i del lloc » (« un souvenir émerveillé du paysage et du lieu ») :

Quan jo hi vaig anar per primer cop, el lloc que envolta la cartoixa era menys turístic,
més verd, més salvatge…Jo era aleshores – encara ho sóc una mica – molt romàntica
i em va copsar aquest paisatge tan verd, el mar proper tan blau, sensacions que vaig
retrobar en la lectura d’alguns passatges de l’hivern…quan la Sand s’apropa al mar i
quan descriu les oliveres, per exemple…Mallorca és per a ella un jardí salvatge…
Quand j’y suis allée pour la première fois, le lieu qui entoure la chartreuse était
moins touristique, plus vert, plus sauvage… J’étais alors – je le suis encore un peu
– très romantique et je fus saisie par ce paysage si vert, la mer proche si bleue, des
sensations que je retrouvai dans la lecture de quelques passages de l’hiver… quand
Sand s’approche de la mer et quand elle décrit les oliviers, par exemple… Major-
que est pour elle un jardin sauvage…

Nous pourrions déduire de cette description du récit que la perception


de l’espace change avec l’âge, il y a sûrement un degré de certitude dans
cette affirmation, mais en réalité dans ce cas, c’est l’espace de Valldemossa
76 MARIONA VILA GRAU

qui a considérablement changé avec le temps et cela est perceptible


quand la lectrice parle de sa deuxième visite à la Chartreuse, déjà
comme lectrice-experte et dans ce cas dans le cadre de la visite organi-
sée par le Colloque sur Sand, dont nous avons déjà fait mention, qui
s’est tenu en 2005 :

Tota l’estructura actual de les cel·les és molt turística així com els voltants de la cartoixa
i això no permet de retrobar-hi ben bé el passat.
Toute la structure actuelle des cellules est très touristique ainsi que les environs de
la chartreuse et ceci ne permet pas d’y retrouver tout à fait le passé.

No em va agradar trobar un amuntegament d’objectes en les cel·les i l’atmosfera de


competitivitat i d’artificiós de l’arranjament…Evidentment hagués preferit les cel·les
tal i com estaven en el temps dels dos il·lustres viatgers.
Le fait de trouver un entassement d’objets dans les cellules et l’atmosphère qui se
dégageait de l’agencement compétitif et frelaté de ces objets me déplut… Évi-
demment j’aurais préféré les cellules telles qu’elles étaient au temps des deux illus-
tres voyageurs.

Jo busco en els llocs el que diu el llibre, i reconèixer els llocs, les descripcions i les
sensacions m’omple de joia…Crec que el llibre m’ajuda a percebre d’una manera més
pregona l’ànima del lloc, m’ajuda a estimar-lo més, a valorar-lo més…Però el més
important és el llibre…Valldemossa té més preu per a mi que un altre paisatge de
Mallorca com Formentor perquè a la meva fruïció de la bellesa del paisatge s’hi ajunta
l’aportació literària d’algú que estimo i valoro molt….
Je cherche dans les lieux ce que dit le livre, et reconnaître les lieux, les descriptions
et les sensations me remplit de joie… Je crois que le livre m’aide à saisir d’une
manière plus profonde l’âme du lieu, il m’aide à l’aimer davantage, à l’apprécier
davantage… Mais le plus important, c’est le livre… Valldemossa a plus de valeur
pour moi qu’un autre paysage de Majorque comme Formentor parce qu’à ma
délectation de la beauté du paysage s’unit l’apport littéraire de quelqu’un que
j’aime et que j’apprécie beaucoup…

Visitar Valldemossa per a mi no va canviar la lectura del text, la va perfeccionar si


vols, però el més important és el text, les paraules […]
Visiter Valldemossa pour moi ne changea pas la lecture du texte, elle la perfec-
tionna si tu veux, mais le plus important, c’est le texte, les mots […]
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 77

Ces différentes réponses montrent un sentiment poignant de décep-


tion, parce que ce que la lectrice voulait chercher à la Chartreuse, elle
ne l’a pas retrouvé. Mais ce qui est évident dans ce cas, c’est que le
voyage n’est pas un moyen pour entrer en communion avec l’écrivain
ou pour parvenir à une meilleure compréhension de son œuvre, mais
on veut seulement réactiver le souvenir de l’auteur et du texte dans
l’espace physique. Cette réactivation du souvenir entraîne nécessaire-
ment une congélation des espaces qui hébergèrent l’auteur, ainsi que
des lieux aussi qui l’inspirèrent à écrire, comme si le temps ne s’était pas
écoulé et qu’ils eussent conservé le pouvoir d’évocation originaire. Dans
le cas d’Un hiver à Majorque, vu qu’il s’agit d’un récit de voyage semi-
autobiographique28 comme le signale Didier, l’espace que l’auteur ha-
bita est le même qui inspira le texte. Cette coïncidence singularise d’une
façon spéciale la Chartreuse de Valldemossa, puisque le lecteur dispose
de descriptions très précises, qui comprennent non seulement un por-
trait minutieux de l’état et du mobilier de la cellule habitée par Sand,
ses enfants et Chopin, mais aussi la beauté de l’endroit naturel où elle
est située. Pour cette lectrice, qui a projeté dans son imaginaire la visite
d’une cellule sobre et fonctionnelle, avec des lits, des tables, des tapis,
un sofa, un piano – comme si Sand et Chopin étaient partis en excur-
sion et pouvaient rentrer à n’importe quel moment – l’actuelle disposi-
tion des Cellules 2 et 4, comme un musée d’exhibition de souvenirs
rattachés aux illustres habitants dans des vitrines en verre, fait qu’elle ne
parvienne pas à réactiver cette image mentale créée à travers le texte29.
Ce fort contraste entre texte et espace réel fait que la visite à Valldemossa

28 UH, p. 235.
29 Comme nous l’avons déjà mentionné dans la note 27 ; il y a eu un litige entre ces
deux cellules, puisque les deux se disputent la reconnaissance d’avoir été les espa-
ces où Chopin et Sand séjournèrent vraiment. Dans ce sens, le fait que la pro-
priété des cellules soit partagée entre une communauté de propriétaires fait que la
gestion des espaces ne soit pas faite de manière coordonnée, par conséquent, les
cellules 2 et 4 ont chacune politique de gestion indépendante et décident quels
souvenirs exposer ou non. C’est pour cela qu’il peut arriver que le même objet –
en guise d’exemple, le masque mortuaire et le moulage de la main de Chopin –,
soit exposé dans les deux cellules.
78 MARIONA VILA GRAU

soit perçue comme insatisfaisante et artificielle, par conséquent, elle


engendre un sentiment global de déception. Cette lectrice-experte ajoute
aussi que, quoiqu’elle ait réalisé ces deux visites à Valldemossa en groupe
et les éléments positifs que le fait de partager possède, « res no pot substituir
la visita callada i solitària, on la mirada s’impregna de tot i on el record i la
memòria adquireixen una força indiscutible. » (« rien ne peut remplacer
la visite silencieuse et solitaire, où le regard est imprégné de tout et où le
souvenir et la mémoire acquièrent une force indiscutable. »)
Malgré cette double recherche de réactivation du souvenir de la
présence de l’auteur et du texte, cette lectrice-experte insiste sur la né-
cessité d’affirmer que la visite à la Chartreuse de Valldemossa ou à n’im-
porte quel autre espace important du point de vue littéraire pour l’auteur,
ne change aucun aspect de l’interprétation ou de la lecture du texte.
Bien qu’elle reconnaisse qu’elle a fait différents voyages-littéraires et
rattachés à d’autres écrivains, elle n’a aucun doute sur le fait que la
découverte des espaces n’est qu’un complément, non pas une nécessité.
Pour elle, la magie se produit au moment de la lecture, dans l’activation
de l’image mentale à travers le mot écrit.

Valldemossa comme un centre secondaire


de pèlerinage littéraire sandien

I propose to consider the stories as expressions in linguistic form


of a dynamic power of self-differentiation immanent to the
material substance of the universe
Stuart McLean

Nous avons présenté la visite à Valldemossa structurée en fonction de la


caractérisation globale du stade liminal : la recherche d’une commu-
nion avec un espace sandien, une compréhension plus juste de l’œuvre
et de l’auteur et la volonté de réactiver le souvenir du texte et la pré-
sence de l’auteur.
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 79

Communion. Compréhension. Réactivation

Si nous relisons les trois patrons de visites que nous avons décrits, nous
verrons qu’à travers une sincérité intime et des souvenirs, ils nous ra-
content un voyage différent d’un voyage classique, parce que c’est la
confession d’une expérience d’un stade liminal. C’est un voyage-rituel
qui a un objectif final : la visite à Valldemossa parce que c’est là où vécut
et écrivit George Sand. Les lecteurs prennent un avion ou un bateau
pour rejoindre l’île de Majorque, là une voiture ou un autobus les con-
duit jusqu’au village de Valldemossa, ils se garent, descendent et mar-
chent dans les rues exclusivement piétonnes qui les mènent dans leur
dernière montée, apercevant toujours de loin le clocher turquoise comme
suspendu en l’air et une fois arrivés sur la place, ils se retrouvent sou-
dain devant cet édifice éternisé par Sand : la Chartreuse. Comme le dit
Edith Turner « tout pèlerinage est un acte corporel long, laborieux, im-
pliquant une idée vague d’une connexion avec quelque figure » qui « mou-
rut il y a longtemps et que nous retrouvons à la fin de celui-ci ». La visite
à la Chartreuse est donc un rite où l’oxymoron « le corps de l’esprit » est
ce que les pèlerins recherchent : l’expérience palpable, le sens du « où il
fut /apparut vraiment »30. Parvenus à ce point, nous voulons revenir sur
ce que nous avons déjà dit dans l’introduction, même s’il est vrai que
l’expression « pèlerinage littéraire » a été largement utilisée pour docu-
menter ce type de voyages ; nous croyons qu’il est important d’indiquer
la différence entre un touriste et un pèlerin littéraire ; le touriste sera
toujours lié à la vision « de héros ambigu » que Jean-Didier Urbain nous
offre dans L’idiot du voyage (1991). Le touriste n’est pas nécessairement
conscient a priori de la signification du lieu, mais il peut le visiter juste
parce qu’il suit un guide de voyages ; en revanche, le pèlerin littéraire est
une personne pour qui Valldemossa n’est pas seulement un espace d’at-
traction touristique, mais un espace sacré, qui est en soi activateur d’ex-
périences personnelles et intimes qui ont pour origine une lecture de
George Sand.

30 Turner and Turner, op. cit., Prologue d’Edith Turner « Preface to the paperback
edition », pp. xx-xxi.
80 MARIONA VILA GRAU

Un élément commun sur lequel nous devons mettre l’accent au


sujet des trois cas que nous avons décrit, c’est qu’elles ne nous parlent
pas d’une simple contemplation de la Chartreuse, mais d’une interac-
tion avec le lieu qui le transforme en un espace générateur d’émotions,
de réflexions et d’histoires. Nous pouvons affirmer que l’espace s’active
pour la créativité, tel que Stuart McLean l’a signalé en parlant de la
puissance inspiratrice per se de Venise qui a attiré tant d’écrivains, parmi
eux George Sand elle-même et Alfred de Musset. Comme l’affirme Stuart
McLean, il y a « une créativité immanente à la substance matérielle de
l’univers et celle-ci ne dépend pas par conséquent de l’assignation hu-
maine de sens culturel »31. Cette vision de la créativité que propose
McLean nous aide non seulement à comprendre la genèse des chapitres
consacrés à la Chartreuse dans Un hiver à Majorque, mais nous justifie
aussi le pourquoi des pèlerinages littéraires. Ce que le lecteur souhaite,
c’est de voir cet espace qui a pu inspirer cette création littéraire, parce
que c’est une source de créativité dont la puissance s’est concrétisée
dans le texte.
La perspective créatrice que nous donne McLean justifierait aussi la
raison pour laquelle la Maison de George Sand à Nohant a pour les
lecteurs une aura de sacralisation très supérieure à Valldemossa. Le fait
que la plupart des lecteurs avec lesquels je pus converser évoquaient
toujours que Nohant était pour eux un espace « différent et beaucoup
plus spécial » que la Chartreuse, c’est ce qui me conduisit à faire un
séjour en Berry. La Maison de George Sand est non seulement en par-
fait état de conservation, mais tout au long de la visite on insiste à
affirmer que presque tout le mobilier est authentique, c’est-à-dire celui
que George Sand utilisa. Dans la salle à manger nous pouvons même
trouver la table dressée avec les noms du cercle d’amis de Sand32 et
comme l’observa une lectrice-globale « la table dressée attendait l’arri-

31 Stuart McLean, « Stories and Cosmogonies : imagining creativity beyond ‹ Na-


ture › and ‹ Culture › », Cultural Anthropology, Vol. 24, Issue 2, 2009, p. 214.
32 Les noms sont inscrits sur des cartes sur papier blanc et les noms que j’ai noté, le
jour de ma visite 25.09.2010, sont les suivants : Sand et Chopin, Bocage, Papet,
Pierre Leroux, Hippolyte, Maurice Sand, Eugène Delacroix, Solange Sand et
Pauline Viardot.
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 81

vée de ses invités »33 comme si ceux-ci pouvaient arriver à n’importe


quel moment. À la différence de Valldemossa, les environs qui entourent
la maison de Nohant ne sont pas devenus un lieu touristique offrant
une profusion de magasins de souvenirs, de bars et de restaurants ; mais
il y a seulement un gîte rural qui porte le nom d’une œuvre de Sand
« L’auberge de La Petite Fadette » et un bureau d’information. Tandis que
Majorque s’est consolidée comme une référence de ce qu’on appelle le
« tourisme de masse », la maison de Sand est située dans le département
de l’Indre, au centre même de la France, à 300 km de Paris et c’est une
région qui garde le charme d’être l’une des régions les plus rurales de
France. Cet isolement fait que les personnes qui visitent la maison, y
vont expressément et, par conséquent, dans la plupart des cas, toutes
connaissent la figure et l’œuvre de George Sand. Il est intéressant d’ob-
server que la même lectrice-experte qui fut déçue par Valldemossa, nous
offre un récit fort différent de son pèlerinage à Nohant :

Nohant és la casa de G. Sand, on va passar gran part de la seva vida, tot ens parla de la
seva presència. I els llocs estan conservats amb més cura i més respecte a la realitat de la vida
de l’autora ; hi ha a més un petit cementiri on ella esta enterrada amb els seus familiars,
pots pregar sobre la tomba, pensar en ella […] Hi ha una botiga de records, on tot parla
de Sand i on es poden trobar els seus llibres i la bibliografia sobre ella… No és ni molt
menys un lloc tan turístic com Valldemossa, allí hi vas exprés, per retrobar la Sand i veus
el seu llit, els seus mobles, els seus quadres, la seva casa…[…] Recordo que a Nohant
hi ha itineraris fets a partir dels llocs evocats en les novel·les camperoles de la Sand.
Nohant est la maison de G. Sand, où elle passa une grande partie de sa vie, tout
nous parle de sa présence. Et les lieux sont tenus avec plus de soin et plus de
respect quant à la réalité de la vie de l’auteur ; il y a en plus un petit cimetière où
elle est enterrée avec ses parents, tu peux prier sur sa tombe, penser à elle […] Il y
a un magasin de souvenirs, où tout parle de Sand et où l’on peut trouver ses livres
et la bibliographie sur elle… C’est loin d’être un lieu aussi touristique que
Valldemossa, là-bas tu y vas exprès, pour rencontrer Sand et tu vois son lit, ses
meubles, ses tableaux, sa maison… […] Je me rappelle qu’à Nohant il y a des
itinéraires conçus à partir des lieux évoqués dans les romans champêtres de Sand.

33 Watson, op. cit., p. 203 recueille aussi ce type de temps figé, en guise d’exemple la
volonté de Betarix Potter elle-même qui voulait laisser intacte sa maison pour
donner l’impression « as though I’ve just gone out » (Traduit de l’anglais : « comme
si je venais tout juste de sortir de chez moi »).
82 MARIONA VILA GRAU

De ce fragment de récit nous voudrions souligner que Nohant est effec-


tivement – comme le dit une lectrice-globale – le lieu où « G. Sand a vécu
dès l’âge de 4 ans jusqu’à son dernier souffle le 8 juin 1876. C’est là qu’elle
a été femme, mère, amante, amie….écrivain bien sûr »34 tandis qu’à
Valldemossa Sand y passa seulement moins de deux mois35. Sand elle-
même dans sa correspondance nous décrit Nohant comme « une oasis
dans le désert »36 et nous savons que Nohant fut tout au long de sa vie le
refuge de l’écrivain, loin du rythme intense de la société parisienne. Mais
si nous revenons au récit de la lectrice-experte, nous devons signaler un
autre aspect important : à Nohant tout évoque la présence de Sand, tandis
qu’à Valldemossa, Sand partage l’espace avec le souvenir de Chopin, qui
est aussi le moteur de beaucoup de pèlerinages musicaux, comme en
témoignent les plaques commémoratives de la Cellule 237. Nous avons
dit qu’il « partage le même espace », mais peut-être il serait plus approprié
d’affirmer qu’ils « rivalisent pour le même espace », puisque, comme l’a
remarqué cette même lectrice, Chopin est celui qui a actuellement une
prééminence sur Sand. Non seulement du fait que le Festival Chopin s’y

34 Cette même lectrice raconte avec émotion l’instant où elle s’assoit à Nohant sur le
petit escalier situé à l’arrière de la maison qui possède une vue directe devant les
deux cèdres que Sand planta quand Maurice et Solange sont nés ; pour elle, c’est
un moment de connexion très spécial avec l’auteur.
35 UH, p. 264, « 15 décembre, départ pour Valldemosa où elle reste jusqu’au
12 février ».
36 George Sand, Correspondance, op. cit., p. 439, « Dans tous les cas, comme il vous
faut du temps pour obtenir la liberté de vous déplacer, commencez vos démarches,
car je vous veux à Nohant cet été, le plus tôt et le plus longtemps possible. Vous
verrez que vous vous y plairez ; il n’y a pas un mot de ce que vous craignez. Il n’y
a pas d’espionage, pas de propos, il n’y a pas de province ; c’est une oasis dans le
désert. Il n’y a pas une âme dans le département qui sache ce que c’est qu’un Chopin
ou un Grzymala », Lettre de Sand à Albert Grzymala, Nohant, fin mai 1838.
37 Dans le jardin de la cellule nº 2, il y a une plaque en marbre vert qui commémore
les pèlerinages musicaux avec le texte sculpté suivant : «Testimoni d’homenatge
del ‹ Patronat Chopin i G. Sand › a Valldemossa a l’insigne músic Joan Mª Thomas
organitzador dels memorables concerts que feren de la Cartoixa un centre de pelegrinatge
musical » (« Témoignage du ‹ Patronat Chopin et Sand › à Valldemossa en hom-
mage à l’éminent musicien Joan Mª Thomas organisateur des concerts mémo-
rables qui firent de la Chartreuse un centre de pèlerinage musical »).
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 83

déroule chaque année pendant le mois d’août, mais aussi en raison du


contenu des cellules, où nous trouvons beaucoup plus de matériel ratta-
ché à Chopin qu’à Sand. La lectrice-experte justifie cela en arguant que
la musique est probablement un langage plus international et qu’il peut
attirer davantage de touristes, mais elle affirme aussi que derrière se cache
encore le caractère conservateur de Majorque, qui préfère privilégier
Chopin, puisque lui il ne fit l’objet d’aucun scandale pour les Majorquins.
Cette même lectrice signale en dernier lieu, un argument culturel de
genre sous-jacent, selon lequel encore de nos jours on pardonne plus aux
hommes leurs fautes qu’aux femmes. Tous ces éléments nous conduisent
à définir Valldemossa comme un centre de pèlerinage sandien secondaire
pour trois raisons : d’abord, parce que l’importance de l’épisode vital
d’Un hiver à Majorque dans l’ensemble global de la vie et de l’œuvre de
Sand est relativement petit ; ensuite, parce que c’est un espace de souvenir
hybride, où la figure de Sand est indissolublement liée à celle de Chopin
et, par conséquent, nous ne pouvons pas parler d’un culte exclusivement
sandien ; et en dernier lieu, l’engrenage économique qu’il y a derrière le
tourisme de masse de Majorque, entraîne inévitablement la désacralisa-
tion de l’espace de Valldemossa pour faire front à la demande touristique,
par conséquent, le pèlerin-littéraire ne trouve pas l’espace intime et de
recueillement que George Sand connut, mais un produit touristique de
plus, qui évolue au rythme des marchés et qu’il sera difficile d’arrêter38.

Le voyage littéraire comme rite historique

Après avoir situé l’espace que Valldemossa occupe dans l’univers sandien
et avoir vu quel type de regard le pèlerin littéraire construit, nous sou-
haiterions mettre ces expériences de pèlerinage qui cherchent soit une
communion, une meilleure compréhension ou une réactivation, en rap-

38 Il est significatif que les mêmes chaînes standard de café que nous trouvons au
centre de Palma, appelées « Capuccino », soient déjà arrivées à Valldemossa.
84 MARIONA VILA GRAU

port avec la critique littéraire post-structuraliste qui règne à l’heure ac-


tuelle et qui comme l’indique Watson rend ce phénomène des pèleri-
nages littéraires, qui tournent autour de la récupération des espaces de
l’auteur, incompréhensible pour nous. De nouveau nous croyons ici
nécessaire d’insister sur le fait que le pèlerin, à la différence du touriste,
est avant tout un lecteur et que la littérature est un texte avec un émet-
teur et un récepteur et presque toujours un acte de solitude intime.
Bien qu’il soit évident qu’il y aura toujours le texte, immuable au pas-
sage du temps, les rapports entre émetteur et récepteur seront variables.
Les lecteurs avec qui nous avons conversé, ont dit qu’ils n’ont pas seule-
ment visité des lieux rattachés à George Sand, mais aussi à d’autres
auteurs pour lesquels ils ont également une préférence spéciale. Non
seulement cette préférence fait qu’on lise l’œuvre une fois et qu’on se
rappelle très bien sa lecture, mais il existe aussi la manifestation de la
nécessité de la relire et cette relecture, porte à l’établissement d’une
familiarité avec le texte. Ainsi avec le passage du temps une relation
affective est en train de se former, comme le dit une lectrice-globale,
aussi bien avec le texte qu’avec son auteur. De ce point de vue deux
lectrices dirent que George Sand les accompagnait, qu’elle était une
référence, un écrivain admiré et à laquelle elles revenaient souvent, non
seulement pour lire son œuvre de fiction mais aussi sa correspondance.
Derrière cette notion de compagnie il y a le reflet des moments de
solitude passés devant le texte et projetant le texte dans notre imagi-
naire, en l’intériorisant, de telle manière qu’il finit par faire partie de
nous, de notre identité. Ainsi donc, le pèlerinage littéraire est en der-
nier ressort une recherche au-delà du texte, c’est vouloir revenir dans
l’espace mythique de l’origine du texte et de son auteur parce qu’il nous
parle aussi de nous, parce que nous le ressentons comme étant familier
bien qu’il appartienne au passé. Précisément, comme Lévi-Strauss le
signala dans La pensée sauvage (1962), c’est à travers les rites que « le
passé ‹ disjoint › du mythe s’articule, d’une part avec la périodicité biolo-
gique et saisonnière, d’autre part avec le passé ‹ conjoint › qui unit, tout
au long des générations, les morts et les vivants »39. Le pèlerinage litté-

39 Lévi-Strauss, Le pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, p. 313.


Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 85

raire est dans ce sens comparable à un type de « rite historique » ou


commémoratif 40 qui recrée « l’atmosphère sacrée et bienfaisante » d’un
temps mythique et qui transporte le passé dans le présent41. Une fois
dans la Chartreuse de Valldemossa, les lecteurs cherchent ces objets qui
les font voyager dans le passé, qui les font revenir à l’origine du texte,
c’est pour cela que tous se rappellent le piano Pleyel de Chopin en
raison de l’anecdote de la douane racontée dans Un hiver à Majorque.
De toute façon, en aucun cas le lecteur vérifie son authenticité42, ceci
est en accord avec ce que constate Lévi-Strauss, ce qui importe, ce n’est
pas que ce soit le même que le compositeur polonais utilisa, mais qu’on
puisse nous le montrer, c’est-à-dire que nous puissions établir le rap-
port symbolique correspondant de ce que Sand n’était pas seule, mais
aussi qu’elle y alla avec son compagnon, Chopin. Dans la perspective
du rite nous pouvons aussi comprendre la raison pour laquelle certains
lecteurs préfèrent la solitude à la visite collective ou en groupe ; étant
donnée que ce rite de commémoration consiste à restituer les histoires
gravées dans la mémoire le silence et l’observation sont préférables pour
réactiver toutes les associations et revivre le souvenir d’une façon soli-
taire comme l’est la lecture même faite a priori. C’est donc un rite dans
lequel l’idée que le stade liminal vécu depuis la collectivité engendre
toujours une communitas se brise, ce qui nous fait voir qu’il n’est pas
possible de conclure un seul comportement social dans ce stade. D’autre
part, comme dans tout rite historique, il existe une synchro-diachro-
nie, dans laquelle « le corps de l’esprit de l’auteur » devient plus proche,

40 Lévi-Strauss, op. cit., pp. 313-314. Il cite le classement de rites établit par Sharp :
de contrôle, historique ou de deuil.
41 Lévi-Strauss, op. cit., p. 323.
42 Urry, op. cit., p. 9, il cite la vision de MacCannell selon laquelle « all the tourist for
MacCannell embody a quest for authenticity, and this quest is a modern version of
the universal human concern with the sacred. » (Traduit de l’anglais : « Pour
MacCannell tout touriste incarne une quête d’authenticité, et cette quête est une
version moderne de l’inquiétude humaine universelle sur ce qui est sacré »). Dans
ce cas précis nous voyons que cette authenticité n’est pas vérifiée ; par conséquent,
ceci nous oblige à mettre en question cette importance qu’accorde MacCannell
en ce qui concerne la recherche de l’authenticité, si elle était si importante le
lecteur ne devrait-il pas se souvenir de la marque du piano ?
86 MARIONA VILA GRAU

parce que l’ensemble de références matérielles que nous observons autour


de nous nous renvoient à sa présence physique, à son existence dans un
passé lointain qui revient à nouveau et qui nous conduit à parler, par
conséquent, d’expérience dans un « présent ancestral »43. Avec ce rite le
lecteur approfondit et renforce son lien avec l’auteur ; soit au moyen de
la communion, la compréhension ou la réactivation du souvenir, le
lecteur engage un contact beaucoup plus direct et profond aussi bien
avec le texte qu’avec son émetteur et ceci fait que le lien qui existait déjà
entre auteur et lecteur / lectrice se transforme et grâce à cette nouvelle
expérience nous pouvons dire que le lecteur cesse d’être un simple lec-
teur banal, pour devenir un « cher lecteur » distingué. C’est précisément
ce lecteur bien aimé que George Sand interpelle dans ce « présent an-
cestral » et elle lui demande son opinion sur les raisons profondes qui
nous conduisent à voyager à Valldemossa.

Conclusions

Sand ressentirait probablement toute la force du rite d’hommage, en


entendant son « cher lecteur » répondre « je voyage pour me rapprocher
plus de toi ». Ce rapprochement, c’est ce qu’on recherche au moyen du
pèlerinage, pourtant, le lien qui s’établira a posteriori sera différent en
fonction du vécu dans le stade liminal. Dans le premier cas, pour le
lecteur qui vit ce stade comme une communion avec l’esprit de l’auteur,
ce rite lui permet de réaffirmer son lien avec Sand comme référence
morale à suivre dans toute sa dimension. Ceci conduit ces lecteurs à

43 « Souvent qualifiée par les termes de ‹ Rêve › ou de ‹ temps du rêve ›, la cosmologie


des Aborigènes du centre de l’Australie et du reste du continent renvoie de fait à
une époque qui a existé dans le passé et qui paradoxalement continue à être dans
le présent ; c’est pourquoi il est préférable de la traduire comme le ‹ Présent Ances-
tral › ». Françoise Dussart, « De la terre à la toile : peintures acryliques de l’Austra-
lie centrale » dans Philippe Descola (dir.), La Fabrique des images, SomoGy et
Musée du quai Branly, Paris, 2010, p. 139.
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 87

rejeter l’image stéréotypée de Sand comme une « dame qui s’habillait


comme un homme, qui fumait et qui n’allait pas à messe » qui scanda-
lisa tant les Majorquins et à récupérer sa valeur réelle de femme en
avance sur son temps, qui voulut lutter contre les schémas préétablis
rigides de la société française qui laissaient de côté le rôle intellectuel de
la femme et qui en même temps était une mère exemplaire, préoccupée
par l’éducation de ses enfants, ainsi qu’une amante passionnée et vitale,
et sans doute, un grand écrivain, se livrant cœur et âme à sa tâche et à
ses lecteurs. Pour ces lecteurs le pèlerinage leur fait revivre l’importance
historique de l’écrivain et renforce la croyance du lecteur dans ces con-
victions et ces idéaux-là pour lesquels Sand lutta tout au long de sa vie.
Quant au deuxième cas de lecteurs, ceux qui vivent le stade liminal
comme une source de compréhension qui leur permet d’expérimenter
la partie ineffable du processus créatif et de se mettre dans la peau de
l’auteur, le rite leur donne accès à une source de créativité primordiale,
qui leur permet de parvenir à une interprétation plus raffinée du texte.
Dans ce cas, ce type de lecteurs, arrivent à une compréhension de ce
que Michel Foucault qualifie de « vérité-démonstrative »44, celle qui est
universelle et à laquelle tout le monde peut y arriver avec les méthodes
et instruments nécessaires. Le pèlerinage serait donc l’élément qui aide
à éclairer ces passages obscurs aussi bien de la biographie de George
Sand que de son œuvre, car pour ces lecteurs les lieux s’activent et ils les
dotent des instruments nécessaires pour parvenir au fond de leur re-
cherche. Finalement, dans le cas de ces lecteurs qui cherchent la réacti-
vation du souvenir de l’auteur et des images évoquées par le texte, le
voyage-rituel – en suivant les termes de Foucault – leur permet de trou-
ver une « vérité-événement »45, qui est une vérité dispersée, discontinue
qui se manifeste dans certains lieux et chez des personnes spéciales,
seulement à certains moments. Pour ces lecteurs qui sont déjà parvenus
plus loin dans l’expérience de la lecture et pour lesquels le texte est un

44 Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, (Cours au Collège de France, 1973-


1974), édition par Jacques Lagrange, sous la direction de François Ewald et
Alessandro Fontana, Hautes Études, Gallimard et Seuil, Paris, 2003, p. 233.
45 Ibid., p. 233.
88 MARIONA VILA GRAU

message absolu et pleinement révélateur, le pèlerinage est une source


pour accéder à cette « vérité-événement », qui se trouve au-delà de la com-
préhension académique et qui les conduit à établir un rapport encore
plus étroit et plus intime avec le lieu et avec le texte.
Tout en récapitulant, nous pouvons affirmer que le pèlerinage litté-
raire est un rite de passage qui se manifeste dans un « présent ancestral »,
dans lequel ce que le lecteur expérimente dans le stade liminal peut le
conduire en cas de vivre une communion avec l’auteur, à être un meil-
leur disciple-partisan de Sand ; en cas de la compréhension, à être une
personne plus savante ; et en cas de la réactivation, à être plus créatif-
imaginatif. Ce que cette étude met, par conséquent, en relief, c’est que
nous pouvons identifier trois types d’expériences du stade liminal, qui
même si en réalité les trois pourraient se manifester en même temps,
celles-ci prennent différentes proportions au niveau individuel. C’est
pour cela que l’approche des pèlerinages littéraires dans une perspective
plus large, et non exclusivement littéraire, nous permet d’inclure les
dimensions les plus profondes de ce phénomène social.

Traduit du catalan par ANTONI COMES GENÉ

Références bibliographiques

CRAPANZANO , Vincent, Imaginative Horizons. An Essay in Literary-Philosophical


Anthropology, University of Chicago, Chicago, 2004.
DUSSART, Françoise « De la terre à la toile : peintures acryliques de l’Australie cen-
trale » dans Philippe Descola (dir.), La Fabrique des images, Paris : SomoGy et
Musée du quai Branly, 2010.
FOUCAULT , Michel, Le Pouvoir Psychiatrique, (Cours au Collège de France, 1973-
1974), édition par Jacques Lagrange, sous la direction de François Ewald et
Alessandro Fontana, Hautes Études, Gallimard et Seuil, Paris, 2003.
JACK, Belinda, George Sand (1999), Trad. de l’anglais par Jorge Fondebrider, Ediciones
B Argentina, Buenos Aires, 1re édition, 2002.
LEVI-STRAUSS , Le pensée sauvage, Plon, Paris, 1962.
Visiter Valldemossa à partir de la lecture de G. Sand 89

MALAMUD, Randy, « You’ve read the book, now take a look. Literary tourism and the
quest for authenticity », The Chronicle Review Volume 55, Issue 36, Page B12,
2009.
MCLEAN, Stuart, « Stories and Cosmogonies : imagining creativity beyond ‹ Nature ›
and ‹ Culture › », Cultural Anthropology, Vol. 24, Issue 2, 2009.
S AND, George, Spiridion, 1839, Édition numérisée dans le Projet Gutenberg, Livre
nº [EBook #15239], <http://www.gutenberg.org/files/15239/15239-h/15239-
h.htm> Dernier accès 25.10. 2010.
—, Un hiver à Majorque (1842), Édition de Béatrice Didier, Le livre de poche,
Librairie Générale Française, Paris, 1984 [Abréviation employée : UH].
— [Un hiver à Majorque, 1842], Un hivern a Mallorca, trad. de Marta Bes Oliva,
pròleg d’Antoni Marí amb un apèndix de Robert Graves, 1a Edició, Ed. Edhasa,
Barcelona, 1992 [Abréviation employée UH-Cat].
—, Correspondance (mai 1837 - mars 1840), Édition de Georges Lubin, Garnier,
Paris, 1968.
SANTA, Àngels (ed.) L’Ull Crític (Segona etapa), 13-14, « George Sand. La Dame de
Nohant. Les Romans Champêtres », Edicions de la Universitat de Lleida, Lleida,
2009.
STIEBEL, Lindy « Going on (literary) pilgrimage : developing literary trails in South
Africa » Scrutiny2 : Issues in English Studies in Southern Africa, 1753-5409, Vo-
lume 12, Issue 1, 2007, pp. 93-106.
TURNER, Victor, [The forest symbols. Aspects of Ndembu Ritual, 1967], La selva de los
símbolos, trad. de Ramón Valdés del Toro y Alberto Cardín Garay, Siglo XXI de
España Editores, Madrid, 2a edición, 1990.
— & T URNER, Edith, Image and pilgrimage in Christian culture : anthropological pers-
pectives, Columbia University Press, New York, 1978.
URBAIN, Jean-Didier, [L’idiot du voyage, 1991] El idiota que viaja : relatos de turistas,
traducción de la versión francesa, Soledad Guilarte Gutiérrez, Endymion, D. L.,
Madrid, 1993.
URRY, John, The tourist gaze (1990), Sage Publications, 2nd Edition, London, 2002.
VAN GENNEP, Arnold, Les rites de passage (1909), Picard, Paris, 1981.
VICENS , Carlota (ed.) George Sand, 1804-2004 : l’Île et la dame de Nohant, PPU,
Barcelona, 2004.
WATSON, Nicola J., The literary tourist (2006), Palgrave Macmillan, Hampshire,
Paperback Edition 2008.
2. Ces femmes toujours en combat
Les femmes écrivent l’Indépendance de l’Amérique.
Lettres de Manuela Sáenz à Simón Bolívar (1822-1830)
Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

Les commémorations du bicentenaire des Indépendances américaines


ont offert une belle occasion pour envisager à nouveau de nombreux
domaines de recherche historique couramment négligés et, même, en-
core aujourd’hui, inexplorés. Parmi eux, un élan renouvelé, ainsi qu’une
approximation et une réinterprétation du rôle historique des femmes
dans la conquête, la colonie et l’indépendance étaient indispensables.

Sur les femmes et les défis de l’histoire

Les manuels et les travaux de recherche classiques sur l’histoire poli-


tique racontent, d’ordinaire, les actions de quelques hommes (mais pas
de tous) comme seuls agents du processus historique. En réalité, les
différentes façons d’envisager la perspective depuis laquelle on entre-
prend l’analyse du passé donnent comme résultat des manques sur les-
quels, tout au moins, il est nécessaire de prendre une plus claire cons-
cience. Quand on étudie et quand on lit ce qui a été écrit sur la conquête,
sur l’étape coloniale ou sur le début de l’indépendance, un regard at-
tentif pose immédiatement une requête inévitable : n’existe-il pas des
femmes qui participèrent activement à la vie des territoires américains
du nord au sud ? Ce n’est que tout récemment que cette interpellation
si évidente, voire même, simple, a occupé les tâches de recherche, à
partir du développement de l’histoire des femmes dans le domaine des
sciences sociales du milieu du XXe siècle.
94 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

On peut dire que l’éclosion d’études qui partaient de l’activisme


féministe, commença vers les années 60, quand leurs plus illustres agents
réclamèrent une histoire qui fournisse des héroïnes, des preuves d’acti-
vité des femmes, des explications de l’oppression et des mobiles pour
l’action1. Comme le rappelait Geda Lerner, les premières tentatives fu-
rent réalisées par des écrivains féministes, avec une faible formation
d’historiennes, qui éditèrent trois types principaux de travaux : des pam-
phlets féministes, des approches théoriques et des compilations de con-
tributions de plusieurs auteures2. À partir de ce commencement à une
époque d’effervescence politique et de discussion sur les droits et les
libertés qui atteignit une profondeur et une ampleur jamais vues aupa-
ravant et qui ne se répéta que très rarement par la suite, une trajectoire
s’ouvrit dans laquelle le débat entre le politique et l’académique suscep-
tible d’indiquer définitivement aux histoires consacrées à enquêter sur
la vie privée et publique des femmes la voie à suivre. L’éclosion de cette
perspective d’analyse du passé fit son apparition avec des intensités iné-
gales dans les différents espaces académiques des universités du monde
occidental, mais on doit souligner qu’elle se consolida avec force et avec
un succès retentissant dans les universités américaines. Il s’ensuit que
les universitaires (puisque nous parlons d’un secteur de la recherche en
sciences sociales majoritairement féminin), quelle que soit leur natio-
nalité d’origine, mais formées dans des universités du nord, franchirent
les frontières des États-Unis et diffusèrent leurs champs d’intérêt vers
l’Amérique du Sud pour amorcer une indispensable approche de l’his-
toire des femmes en Amérique latine. Cette première grande étape se
déploya tout au long des années 703.

1 Joan Scott, « Historia de las mujeres » dans Peter Burke, (ed.), Formas de hacer
historia, Alianza editorial, Madrid, 1994, p. 60.
2 Geda Lerner, « New Approaches to the Study of Women in American History »,
Journal of Social History, vol. 3, nº 1, 1969, p. 53.
3 Certains travaux possèdent des dates antérieures (comme celui de Guillermo
Furlong Cardiff, La cultura femenina en la época colonial, Buenos Aires, 1951),
mais ce sont des œuvres dispersées et rares. La grande éclosion d’études de genre
date des années 70 et des références bibliographiques fondamentales, pour la
plupart produit de recueils de recherches récentes de divers scientifiques sociaux
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 95

C’est ainsi que deux grandes lignes de travail commencèrent à ap-


paraître. D’une part, la première dériva du fait qu’il fallait absolument
récupérer les vies de femmes protagonistes de l’histoire. Ce désir véhé-
ment renforça les piliers de l’histoire du XIXe siècle la plus tradition-
nelle qui mettait l’accent sur le rôle de l’individu singulier situé au-
dessus de la masse anonyme et, ainsi, les mêmes principes envers les
femmes mémorables furent projetés sans solution de continuité, mais
de manière indispensable et nécessaire étant donné leur complète opa-
cité dans l’explication du devenir historique, avant et après la conquête,
dans la colonisation et dans les indépendances. Cependant, ce type de
rapprochement était limité aussi bien si on écrivait l’histoire d’hom-
mes, que si on rédigeait celle de femmes. Qu’il s’agît soit d’Atahualpa
ou de Bolívar, soit de Malinche ou de Manuela Sáenz, les aspects que le
scientifique peignait d’eux et d’elles n’étaient pas du tout ceux qui assi-
milaient leurs vies au commun des mortels, mais bel et bien le con-
traire. Très tôt, Asunción Lavrin attirait déjà l’attention sur les manques
sévères de cette approche qui mettait l’accent sur les vies de femmes
extraordinaires ou sur leurs réussites personnelles ou politiques inhabi-
tuelles. Elle la définit adroitement comme le « great women syndrome »4.
D’autre part, la deuxième tendance progressa au pas des grandes
transformations théoriques et méthodologiques dans le domaine des
sciences sociales qui cristallisèrent tout au long des années 80 et 90 du
XXe siècle. Celles-ci pénétrèrent dans la caractérisation des règles de vie

provenant d’universités des États-Unis, comme celle de Geda Lerner, « New


Approaches to the Study of Women…, pp. 53-62 ; Ann Pescatello (ed.), Female
and male in Latin America : Essays, University of Pittsburgh Press, Pittsburg, 1973
et, aussi, Ann Pescatello (ed.), Power and pawn : The female in Iberian families,
societies, and cultures, Greenwood Press, Westport, Connecticut, 1976 ; Meri
Knaster(ed.), Women in Spanish America. An annotated bibliography from Pre-
Conquest to Contemporary, G. K. Hall, Boston, 1977 ; Asunción Lavrin (ed.), La-
tin American Women : historical perspectives, Greenwood Press, Westport, Con-
necticut, 1978 et June E. Hahner, Women in Latin American history, their lives &
views, UCLA-Latin American Center Publications, University of California, 1980.
4 Asunción Lavrin, « Introduction » dans Asunción Lavrin (ed.), Latin American
Women…, p. 4.
96 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

quotidienne des femmes – depuis les domaines démographiques, so-


ciaux et culturels – comme prenant part – avec des problèmes suscep-
tibles d’être individualisés – à la complexité sociale et ethnique du con-
tinent et à chacune de ses différentes unités d’administration territoriale,
soit des vice-royautés, soit des pays ou des zones géographiques, comme
les Andes ou l’Amazonie. Pour la première fois, les questions de la vie
privée féminine, depuis l’accès au mariage, au travail ou à l’éducation,
firent une timide entrée, fort discontinue par la suite, dans les grandes
synthèses d’histoire de l’Amérique latine5. Ici la question importante,
et pour conclure cette révision sommaire, serait axée sur le fait de sou-
ligner que, plus tard, à partir des années 80, deux affaires primordiales
s’imposèrent à simple vue. D’une part, des études, publiées soit comme
livre, soit comme article, proliférèrent sur les aspects les plus divers de
la vie féminine de manière entièrement dispersée (comme dans la grande
majorité des questions objet de recherche entre les mains de scienti-
fiques sociaux)6. D’autre part, le défi d’incorporer pleinement l’héri-
tage féminin à la narration et à l’interprétation de la tendance histori-
que commune resta (et reste encore) en vigueur et inaccompli, aspect
qui est dû aussi bien à la féodalisation de la part des universitaires des
questions de femmes considérées, fréquemment, comme une « room of
one’s own », qu’à la cécité consciente sur quel ton et quelle optique elles
doivent présenter les questions générales du passé, soit américain, soit
européen (si nous nous en tenons, exclusivement et sans grandes préten-
tions, à l’espace de civilisation commune), en partant de la base que, par

5 Le chapitre 9 (« Women in Spanish American Colonial Society ») du deuxième


volume de la The Cambrige History of Latin America publié en 1984 et traduit
quelques années plus tard, dans Asunción Lavrin, « La mujer en la sociedad
colonial hispanoamericana », dans L. Bethell (ed.), Historia de América Latina.
4. América Latina Colonia : población, sociedad y cultura, Editorial Crítica, Barce-
lone, 1990, pp. 109-137, est une référence à souligner. Indiquons, cependant,
que c’est le seul chapitre consacré exclusivement à cette affaire parmi les 11 vo-
lumes de l’édition originale ou les 16 de la version en espagnol.
6 La bibliographie compilée dans Estudios sobre la mujer latinoamericana. Cuadernos
Rayuela. Bibliografías sobre América Latina, nº 8, Cindoc-Csic, Madrid, 1997,
113 p. est un exemple de cela.
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 97

tradition, l’explication qui est faite à partir du genre masculin circons-


crit tout, quand cette généralisation n’est rien d’autre qu’un abus de
langage sur le fait que celui qui écrit très peu met en garde celui qui lit.

Femmes dans l’Indépendance

Après avoir posé quelques problèmes qui nous interpellent depuis la


tradition historiographique précédente, il est nécessaire de pénétrer dans
l’analyse de la question principale que nous devons traiter. C’est-à-dire
des femmes devant le défi de l’histoire et, plus précisément, dans le
contexte du processus d’indépendance latino-américaine.
Il est très important de considérer que l’évolution des événements
qui se succédèrent entre les années 1809 et 1824 (pour utiliser la chro-
nologie classique) n’a refusé à aucun moment la participation conjointe
aussi bien de grands hommes et de grandes femmes – protagonistes
d’exploits mémorables d’importance très diverses – que de leurs sem-
blables totalement anonymes. Il ne serait pas humain de croire que
seuls les hommes furent agents des différents stades de la rupture poli-
tique avec la métropole. C’est quelque chose qui n’aurait pas été com-
préhensible, acceptable ou tolérable pour aucun d’entre eux. Par consé-
quent, il semble indispensable de se rappeler que le silence sur la présence
féminine a à voir davantage avec ceux qui écrivent l’histoire qu’avec ses
protagonistes7. Et c’est là que se situe le fond de la question, puisque,

7 « …Lo que se olvida es la otredad, la alteridad es el olvido. El drama de América es el


olvido y el valor ético del mundo occidental consiste en la reconstrucción de los olvidos,
tal como se pretende hacer con la figura de Manuela Sáenz… » [Ce qu’on oublie,
c’est l’altérité, l’altérité, c’est l’oubli. Le drame de l’Amérique, c’est l’oubli et la
valeur éthique du monde occidental consiste en la reconstruction des oublis, comme
on prétend le faire avec la figure de Manuela Sáenz…] dans Judith Nieto López,
« Algunos alcances del concepto de representación. Manuela Sáenz : el caso de
una exclusión », Reflexión política, Universidad Autónoma de Bucaramanga (Co-
lombie), An 8, nº 16, 2006, pp. 128-141 (citation p. 138)
98 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

quand le contraire se produit, la présence remarquable d’une femme


finit toujours par engendrer des controverses de nature très diverse.
Récemment, suite à la commémoration des bicentenaires des indé-
pendances, les biographies ignorées ou passées sous silence de beau-
coup de personnes des deux sexes qui contribuèrent, au point même de
mettre en jeu leur propre vie, à l’entreprise libératrice8, furent récupé-
rées dans presque tous les pays, parmi lesquels l’Équateur. Toutes étaient
là, avec des intensités et des rôles principaux divers, dormant peut-être
dans le passé, mais accessibles pour qui veuille les identifier. Certaines
d’entre elles furent transformées très tôt en objet de souvenir remar-
quable. Voyons un exemple significatif. Dans la déclaration d’Indépen-
dance de la ville de Quito du 10 août 1809, aucune femme ne signa
le document officiel puisqu’elles ne faisaient pas partie de la classe
des députés du peuple rassemblés par quartiers. Quelques années plus
tard, quand on procède à une reconstruction de la mémoire lors de la
commémoration du premier centenaire de ces faits, à travers la com-
mande, la construction et l’emplacement du monument aux héros si-
tué sur la place de l’Indépendance, personne ne considéra inadéquat
que le nom de l’instigatrice, organisatrice et activiste Manuela Cañizares9

8 Par exemple, comme dans d’autres pays, pour l’Équateur, des biographies de fem-
mes individuelles ou qui firent partie de groupes familiaux ou conventuels, passées
sous silence tout au long du processus colonial, ont été aussi récupérées. Voir Dora
León Borja, « Castellanas y criollas en el período formativo de la sociedad hispano-
americana : algunas mujeres de Quito » dans Eufemio Lorenzo Sanz (coord.), Proyec-
ción histórica de España en sus tres culturas, Castilla y León, América y el Mediterráneo,
vol. 1 : Historia e historia de América, Junta de Castilla y León, Valladolid, 1993,
pp. 475-495. Marcela Costales a compilé un ensemble de trente-six biographies de
femmes impliquées directement dans le processus, certaines inconnues même par
leurs concitoyens, d’autres revêtues d’une renommée internationale. Marcela Cos-
tales, Mujeres patriotas y precursoras de la libertad en el bicentenario, 1809-2009,
Instituto ecuatoriano de investigaciones y capacitación de la mujer (IECAIM),
Quito, 2009. Aussi, de même, Ermilia Troconis de Veracoechea, Indias, esclavas,
mantuanas y primeras damas, Alfadil Ediciones, Caracas, 1990 et Gobernadoras,
cimarronas, conspiradoras y barraganas, Alfadil Ediciones, Caracas, 1998.
9 Manuel de Guzmán Polanco, Manuela Cañizares, la heroína de la Independencia del
Ecuador, Comisión Nacional Permanente de Conmemoraciones Cívicas, Quito,
2006.
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 99

apparaisse inscrit parmi plus de quarante hommes illustres de la révo-


lution.
Les implications de tous ces à-côtés peuvent sembler – et sont en
fait – une question plus petite, mais sont présentes dans la grande ma-
jorité de problèmes posés par l’histoire des femmes et découlent du
déséquilibre entre présence effective et les vestiges documentaires. Dé-
limiter l’omniprésence dans la sphère de ce qui est privé par rapport
aux limites imposées dans la participation institutionnelle aux affaires
publiques – une conquête du XXe siècle déjà bien entamé – est une
question d’une importance cruciale puisque, malgré de nombreux an-
técédents d’activisme public pendant la période coloniale, on peut dire
que l’implication d’un secteur hétérogène de la citoyenneté féminine
créole ou indigène dans l’indépendance marque un changement subs-
tantiel ayant une répercussion postérieure de grande importance. C’est
pour cela qu’il est indispensable de considérer que, à ce moment histo-
rique précis, les multiples et décisives formes d’action officielle et ac-
ceptée des femmes10 sont modifiées en profondeur et sans possibilité
de marche arrière. Elles exercèrent des activités dans tous les espaces
traditionnels : maisons, fermes, marchés, places, églises, écoles, hôpi-
taux et accomplirent des tâches politiques, soit sous la forme de soutien
économique aux insurgés, soit à travers l’organisation de débats poli-
tiques dans leurs salons, ou par le biais de leur prolifique correspon-
dance11, soit en distribuant de la propagande, soit en assumant le rôle
de conseillères ou de médiatrices ou, de manière plus radicale, en pre-
nant part à des actions d’espionnage, de soulèvements, de révoltes popu-
laires liées ou non à la subsistance familiale et aux guerres d’indépendance
sous la double facette de « female soldier » – les seules qui depuis la prise

10 Asuncion Lavrin, « Spanish American Women, 1790-1850 : The Challenge of


Remembering », Hispanic Research Journal, vol. 7, nº 1, 2006, pp. 71-84.
11 Sarah C. Chambers affirme que la sociabilité des femmes fut, par conséquent,
une pierre angulaire dans la construction des communautés nationales en Amé-
rique latine, dans « Cartas y salones : mujeres que leen y escriben la nación en la
Sudamérica del siglo XIX », Araucaria. Revista Iberoamericana de Filosofía, Política
y Humanidades, vol. 7-13, Universidad de Sevilla, Séville, 2005, pp. 77-106 (ci-
tation, p. 78).
100 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

en charge d’un rôle masculin ont laissé la trace d’actions qui furent très
faiblement récompensées ou rémunérées – ou de « camp follower », aides
de camp, inconnues et accomplissant des tâches traditionnellement fé-
minines12. Toute cette vaste gamme de facettes est, ordinairement, très
difficile à documenter, mais avait un impact visuel très marquant dans
la société de l’époque, bien qu’elle n’impliquât pas une modification du
statut de citoyenne des femmes dans le nouvel ordre politique né de
l’Indépendance13. Quelques-unes revinrent aux confins de leur espace
domestique, mais, lentement, un monde d’activismes divers se conso-
lida qui ne renonceraient plus jamais à leurs entreprises très variées dans
la vie sociale de la nouvelle Amérique14. Et, si une femme a été remar-
quable dans l’obtention d’un rôle principal propre à partir de ses ac-
tions individuelles durant les années de conflits et d’incertitudes dans
la lutte pour l’indépendance de la Grande Colombie, nous devons in-
diquer que Manuela Sáenz de Aizpuru (Quito, Équateur, 1797 - Paita,
Pérou, 1856) est l’une des plus importantes de par son action person-
nelle sur tous les fronts mentionnés et sur quelques autres.
En apparence, la renommée incombustible de Manuela Sáenz est
due à sa liaison de huit ans avec Simón Bolívar (Caracas, Venezuela,
1783 – Santa Marta, Colombie, 1830). Une relation amoureuse et ami-
cale avec un personnage illustre comme il en existe peu devait, inévita-
blement, être décisive pour inscrire son agent dans la mémoire histo-
rique postérieure15. Mais il faut rappeler que Bolívar, veuf très tôt, avait

12 Evelyn Cherpak, « The participation of women in the independence movement


of Gran Colombia, 1780-1830 », dans Asunción Lavrin (ed.), Latin American
Women…, pp. 219-234.
13 Magdalena Valdivieso, « Las mujeres y la política a fines del siglo XVIII y comienzos
del XIX en Venezuela », Otras miradas. Revista venezolana de estudios de género, vol. 7,
nº 1, Universidad de los Andes, 2007, pp. 189-216, notamment pp. 213-214.
14 Un élément nouveau et « indélébile » du XIXe siècle c’est le nombre incomptable
d’initiatives féminines qui n’ont plus la possibilité de faire marche arrière et qui
empêchent le retour ultérieur des fantasmes les plus pesants. Stéphane Michaud,
« La mujer » dans François Furet (ed.), El hombre romántico, Alianza editorial,
Madrid, 1997, p. 140.
15 María Mogollón Cobo y Ximena Narváez Yar, Manuela Sáenz, presencia y polémica
en la historia, Corporación Editora Nacional, Quito, 1997, pp. 17 et ss.
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 101

eu de nombreuses maîtresses – dont on sait aujourd’hui peu de chose


ou rien à leur sujet –, des enfants illégitimes avec elles et qu’il fut même
sur le point de se marier, en 1826, avec une Nord-Américaine, Jean-
nette Hart. Une si simple constatation place déjà Manuela Sáenz direc-
tement sur une autre orbite qui est celle qui a garanti qu’elle occupe
une place propre dans l’histoire de l’ancienne vice-royauté de la Nou-
velle Grenade et qui a engendré l’énorme, l’extraordinaire, production
écrite historiographique et littéraire et, plus tard, audio-visuelle sur sa
vie et ses actions pertinentes – toujours chargées de polémiques très
diverses – qui se développa déjà au moment de son existence et, bien
sûr, après sa mort16.
L’évolution des débats publics sur sa figure est donc une question
qui mérite en soi de l’attention. La polémique la plus traditionnelle,
c’est celle qui dressa déjà de leur temps le secteur conservateur qui l’ac-
cusa d’adultère et de peu féminine contre les chefs de la cause de la
révolution que la considérèrent cruciale et décisive dans les avatars de
l’étape vitale finale du Libérateur17. L’ensemble de sa longue et com-
plexe vie semblait ainsi soumis directement à ce qui se dégagerait de
son impact dans l’existence d’un autre. Mais ce n’est que la partie vi-
sible de l’iceberg. L’empreinte de Manuela Sáenz dépasse toutes les pré-
visions, puisqu’elle a fait l’objet de recherches et d’essais historiques de
rigueur inégale18, on lui a consacré des biographies plus ou moins ro-

16 Simón Aljure Chalela, « Bibliografía sobre Manuela Sáenz », Boletín cultural y


bibliográfico, vol. 18, nº 2, Bogotá, 1981 et Heather R. Hennes, The spaces of a
free spirit : Manuela Sáenz in literature and film, Dissertation, The Florida State
University, 2005, pp. 16-30.
17 Ricardo Lorenzo Sanz, « Manuela Sáenz : la Libertadora del Libertador », Tiempo
de Historia, An V, nº 56, 1979, pp. 74-79 ; Alfonso Rumazo González, Manuela
Sáenz : la Libertadora del Libertador, Editorial Mediterráneo, Caracas-Madrid,
1979 et Pablo Neruda et al., En defensa de Manuela Sáenz : la Libertadora del
Libertador, Editorial del Pacifico S.A., Santiago du Chili, 1988.
18 Pour un résumé des différentes perspectives à partir desquelles elle a été inter-
prétée par l’historiographie du XXe siècle, voir María Mogollón Cobo y Ximena
Narváez Yar, Manuela Sáenz, presencia y polémica en la historia… et Pamela
S. Murray, « Loca or Libertadora ? : Manuela Sáenz in the Eyes of History and
Historians, 1900 - c.1990 », Journal of Latin American Studies, vol. 33, nº 2,
102 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

mancées19 et des romans plus ou moins fidèles à la vérité – des produits


qui sont venus multiplier la confusion sur sa vie et ses actions –20, elle est
présente de multiples manières dans la littérature hispano-américaine
contemporaine21 et elle est la protagoniste de sites Internet qui lui sont
entièrement consacrés, ainsi que de pièces de théâtre, de films, et même
d’un opéra. La vie politique récente ne semble pas étrangère à son em-
preinte. Il suffit seulement d’évoquer la cérémonie nationale d’hom-

Cambridge University Press, 2001, pp. 291-310. Du même auteur, une des meil-
leures biographies dans laquelle on réfléchit aussi sur son énorme empreinte lais-
sée après sa mort : « Afterlife », chapitre 7 de For Glory and Bolívar : The Remarkable
Life of Manuela Sáenz, University of Texas Press, Austin, 2008, pp. 155-162 (tra-
duction en espagnol, 2010).
19 Des exemples remarquables de biographies romancées qui s’efforcent d’arracher
le protagoniste aux médisances accumulées seraient celles de Victor Wolfgang
Von Hagen (1908-1985), The Four Seasons Of Manuela. A Biography. The Love
Story of Manuela Sáenz and Simón Bolívar de 1952 (traduction espagnole chez
Carlos Valencia editores, Bogotá, 1980) ; Galo René Pérez, Sin temores ni llantos :
vida de Manuelita Sáenz, Ediciones del Banco Central del Ecuador, Quito, 1997
(2006) ; Antonio Cacua Prada, Manuelita Sáenz : mujer de América, Academia
Colombiana de Historia, Bogotá, 2002.
20 Les romans dépeignent aussi bien les supposés avatars de sa vie, que la société
coloniale où celle-ci évolue, en essayant de les adapter à des exigences interpré-
tatives d’actualisation et d’évaluation du processus indépendantiste qu’offre le
cadre historique de référence. Entre autres, il convient de souligner : Alberto
Miramón, La vida ardiente de Manuelita Sáenz, Librería Suramérica, Bogotá, 1946 ;
Demetrio Aguilera Malta, La caballeresa del Sol, el gran amor de Bolívar, Guadar-
rama, Madrid, 1964 ; Luís Zúñiga, Manuela, Abrapalabra Editores, México, 1991 ;
Gregory Kauffman, Manuela. The Unsung South American Heroine Who Changed
History, RLN & Co., Seattle, 1999 ; Silvia Miguens, La gloria eres tú, Planeta,
Barcelona, 2000 ; Maria Eugenia Leefmans, La dama de los perros, Universidad
Autónoma del Estado de México, México, 2001 ; Denzil Romero, La esposa del
Dr. Thorne, Tusquets, Barcelona, 2002 ; Tania Roura, Manuela Sáenz, una histo-
ria maldicha, Ediciones La Iguana Bohemia, Quito, 2005 et la plus récente, Jaime
Manrique, Our lives are the rivers. A novel, Harper Collins publishers, New York,
2006 (traduction en espagnol, 2007).
21 Consuelo Navarro, « Manuela Sáenz en la literatura hispanoamericana contempo-
ránea », The South Carolina Modern Language Review, vol. 5-1, Virginia State
University, pp. 54-75. Publié sur <http://manuelalibertadora.blogspot.com/> (oc-
tobre, 2009).
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 103

mage – dont tous les médias internationaux parlèrent –, organisée en-


tre les pays où s’est écoulée sa vie errante (Équateur, Bolivie, Pérou et
Venezuela). Celle-ci eut lieu en juillet 2010 et servit à transférer ses
restes symboliques du lieu de son décès lors de son exil péruvien au
Panthéon National de Caracas où Simón Bolívar est inhumé, afin de
réunir les amants dans la tombe et de lui accorder, de façon publique et
notoire, la place honorable, déjà incontestable, de Libératrice. Comme
l’indique, finalement, María F. Lander, on peut démontrer un effort
pour actualiser en permanence l’image de Manuela Sáenz, obtenu à
travers le mélange d’idées de toutes sortes, fossilisées dans l’imaginaire
collectif latino-américain, avec des versions qui transposent sa mémoire
dans des profils de femmes tout à fait actuelles. Ce processus rend pos-
sible la construction d’un paradigme d’action féminin qui renforce,
d’une part, une histoire nationale (politiquement correcte aujourd’hui)
où participent des femmes comme agents du passé et qui, d’autre part,
permet de dépasser le mythe patriarcal de la fondation de la nation22.
Ce qui n’est pas rien.

Manuela, confessions d’une fille du siècle

Abstraction faite de l’une ou de l’autre projection à travers le temps, ce


qui est réellement important est axé sur le fait de souligner comment
quelqu’un peut être, même depuis sa singularité la plus catégorique, un
personnage profondément inscrit dans son époque. Divers sont les élé-
ments qui ici sont importants.
En premier lieu, il est nécessaire de considérer l’espace politique
de l’époque. Manuela Sáenz vécut en pleine désagrégation de l’ordre

22 María F. Lander, « La encrucijada de Manuela Sáenz en el imaginario cultural


latinoamericano del siglo XXI », Araucaria. Revista Iberoamericana de Filosofía,
Política y Humanidades, vol. 13, nº 25, Universidad de Sevilla, Séville, 2011,
pp. 165-181, notamment pp. 180-181.
104 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

colonial. Les réformes illustrées avaient eu une incidence inégale sur


les vice-royautés et, parmi les membres de l’élite blanche, métropoli-
taine et, notamment, créole, le climat d’insubordination au rythme de
ce qui se produisait dans le cadre atlantique de révolution et d’indé-
pendance était un lieu commun et une attitude assumée dans les rè-
gles de sociabilité de la classe dominante. Les voyages continuels, la
formation en droit dans les universités du vieux continent, la partici-
pation aux débats politiques constitutionnels et aux loges et autres as-
sociations privées commençaient à donner leurs fruits. On peut même
penser qu’un certain activisme indépendantiste était une attitude de
bon ton pour un certain secteur de la haute société, habitué à l’atmos-
phère de débat qui se dégageait du modèle des grands salons du siècle
des Lumières et qui était défendue, de plus en plus, à travers la presse
écrite, ayant une incidence sur la naissance d’une opinion publique
encline à la révolution et à la défense nationale23. Ce que John Lynch
définit comme la rébellion d’une minorité contre une minorité plus
petite,24 de créoles face à des métropolitains, dans laquelle les masses
métisses et indigènes eurent peu à voir et qui fut, d’abord, le ferment
indispensable à l’indépendance et ensuite, à la formation du sentiment
de communauté nationale, fait ainsi son apparition.
En deuxième lieu, ce moment de passage affecta les normes qui
régissent la vie des personnes et, aussi, celle des femmes. Et cela est ainsi
de manières très diverses. Face à une vision susceptible de considérer les
femmes enfermées dans un monde strictement domestique, les re-
cherches récentes montrent des nuances qui doivent être prises en
compte. Les femmes de l’élite furent celles qui reçurent plus directe-
ment les bénéfices de l’esprit des Lumières25. Comme elles ne purent
23 Paulette Silva Beauregard, « Redactores, lectores y opinión pública en Venezuela a
fines del periodo colonial e inicios de la independencia (1808-1812) » dans Jorge
Myers (ed.), La ciudad letrada, de la conquista al modernismo, vol. 1 de Carlos
Altamirano (dir.), Historia de los intelectuales en América Latina, Katz editores,
Madrid, 2008, pp. 145-167.
24 John Lynch, América Latina, entre colonia y nación, Editorial Crítica, Barcelona,
2001, p. 118.
25 Susan Migden Socolow, The Women of Colonial Latin America, Cambridge Uni-
versity Press, New York, 2000, p. 177.
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 105

pas avoir accès à une éducation réglementée, c’est-à-dire non définie


par la législation, elles purent se former de manière autodidacte et com-
mencèrent à cultiver les habitudes de la lecture, du débat, de l’habi-
tuelle et volumineuse correspondance26 et du récit en général27, avec
une liberté qui disparut, paradoxalement, lorsque, à la fin du XIXe siècle,
furent imposés les programmes de formation spécifiques pour les filles
qui renforcèrent fortement les règles de domesticité auxquelles elles
furent confinées de façon catégorique. En outre, cette atmosphère in-
tellectuelle se mêla à une certaine déclivité du modèle patriarcal qui
impliqua, de manière stricte, que certaines femmes pussent jouir d’un
entourage d’indépendance qui n’était pas forcément mal vu28, en dis-
posant en plus d’une marge d’autonomie économique en pouvant être
agent de leur patrimoine hérité et de leurs propres entreprises29.
En troisième lieu, l’environnement du mariage et des rapports con-
jugaux dans l’Amérique coloniale ne fut pas sujet aux impératifs du
concile de Trente d’une manière aussi impérative que dans l’Europe

26 Les recueils de lettres féminins sont d’habitude considérés comme des espaces
d’expression libre de toute forme de pensée. Voir Meri Torras Francés, Tomando
cartas en el asunto. Las amistades peligrosas de las mujeres con el género epistolar,
Prensas Universitarias de Zaragoza, Saragosse, 2001, pp. 83-84.
27 Les femmes commencèrent tôt à écrire sur des questions de critique, de fiction et
de témoignage, toutes de façon personnelle et spécifique, compte tenu de leur
environnement et de leur position, de telle sorte qu’on peut affirmer qu’un vaste
corpus de récit écrit par des voix féminines finit par se créer. Pour approfondir cette
question voir Stacey Schlau, Spanish American Women’s Use of the Word Colonial
through Contemporary Narratives, The University of Arizona Press, Tucson, 2001
et Doris Meyer (ed.), Reinterpreting the Spanish American essay : women writers of
the 19th and 20th centuries, University of Texas Press, Austin, 1995.
28 Kimberly Gauderman, Women’s lives in colonial Quito : gender, law and economy in
Spanish America, University of Texas Press, Austin, 2003, pp. 127-129.
29 Christiana R. Borchart de Moreno, « Mujeres quiteñas y crisis colonial. Las
actividades económicas femeninas entre 1780 y 1830 » dans La Audiencia de Quito :
aspectos económicos y sociales (siglos XVI-XVIII), Editorial Abya Yala, Quito, 1998,
pp. 363-380.
106 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

catholique, malgré les efforts de l’institution ecclésiastique30. Dès les


origines de la colonie, l’existence de tout type de rapports extraconju-
gaux et, découlant de cela, l’illégitimité d’un nombre très considérable
de naissances et la présence importante de foyers dirigés par une femme
seule fut beaucoup plus fréquente de ce qu’on aurait pu imaginer ou
admettre31. Il s’ensuit que les règles du mariage – très diverses en fonc-
tion du groupe social ou ethnique – fortifièrent la réglementation, mais
seulement dans la mesure du possible32. Mais norme et transgression
jouaient corrélativement de manière variable jusqu’à construire un
modèle matrimonial colonial propre, rempli de violences diverses, et
où la vie affective et, surtout, sexuelle dérivait vers d’autres formes de
rapport, externes à l’accord sacramentel, solidement institutionnalisées
dans le comportement collectif, aussi bien pour les hommes – sans l’om-
bre d’un doute –, que pour les femmes33.
Enfin, les Lumières tardives et les débuts du romantisme offrirent
un cadre culturel en transition où se forgea la légende révolutionnaire
qui présentait la Révolution comme une épopée et ses acteurs comme
des héros dont la hauteur de leurs ambitions était égale à la grandeur de

30 Les traités de réglementation de la vie familiale sont plus stricts et plus fréquents
dans la métropole. Voir M. Isabel Correcher Tello, « El mantenimiento de la mo-
ral sexual y familiar tridentina en las mujeres madrileñas del siglo XVIII », dans
Cinta Canterla (coor.), VII Encuentro de la Ilustración al Romanticismo. Cádiz,
América y Europa ante la modernidad. La mujer en los siglos XVIII-XIX, Servicio de
publicaciones de la Universidad de Cádiz, Cádiz, 1994, pp. 187-200.
31 Susana Menéndez y Barbara Potthast (eds.), Mujer y familia en América Latina,
siglos XVIII-XX. Cuadernos de Historia Latinoamericana, núm. 4, Ahila-Algazara,
Málaga, 1996, notamment l’introduction des éditrices (pp. 7-25) et les textes de
Bernard Lavallé (pp. 27-56) et Bernd Schröter (pp. 69-95).
32 Sur le côté obscur du mariage, Bernard Lavallé, « Primera parte : pareja y familia
como reveladores sociales », articles recueillis dans Amor y opresión en los Andes
coloniales, IEP-IFEA-UPRP, Lima, 1999, pp. 19-136.
33 Pilar Gonzalbo, « Nuevo mundo, nuevas formas familiares », dans Pilar Gonzalbo
(ed.), Familia, género y mentalidades en América Latina, Río Piedras, Editorial de
la Universidad de Puerto Rico, 1997, notamment pp. 22-38. Voir aussi Asunción
Lavrin (ed.), Sexuality and Marriage in Colonial Latin America, University of Ne-
braska Press, Lincoln, 1989.
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 107

leur temps34. Les valeurs de ce courant, qui apparut en Europe et qui se


répandit dans tous ses domaines d’influence, trouvèrent dans le fer-
ment indépendantiste un miroir avec lequel interagir de telle sorte que
les nouveaux stéréotypes et les nouveaux comportements influèrent sur
les attitudes de la société coloniale en fragmentation et furent, à leur
tour, réinterprétés et adaptés à leur propre idiosyncrasie locale. Si bien
que l’adaptation américaine du romantisme européen après l’in-
dépendance apparut depuis une transformation sociale hâtive et servit
à l’obtention d’une difficile indépendance culturelle35. Ainsi, beaucoup
de politiciens exerçaient habituellement comme littérateurs, la plupart
des créations artistiques calquèrent ce qui se produisait en politique et
les hommes et les femmes en première ligne d’action – d’origine sociale
diverse par rapport aux promoteurs du mouvement en Europe – furent
imprégnées de romantisme comme attitude vitale36.
Ceci dit et mis en rapport avec la biographie de Manuela Sáenz, on
observe jusqu’à quel point extrême sa vie fut le résultat de tout cela et
rentre parfaitement dans les règles de sociabilité et de valeurs de l’époque
qu’elle dut vivre. Fille illégitime d’un corrégidor, sans que cela fût un
grave stigmate qui l’éloignât de la haute société quiténienne, elle se maria
très jeune (20 ans) par un pacte de son père – après avoir quitté le couvent
pour une histoire d’amour ratée – avec un riche anglais qui avait le double
de son âge (46 ans). Mondaine, cultivée – bien que personne n’ait pu
vérifier sa formation et ses lectures –, négligeant tout ce qui avait trait au
« féminin » (elle fumait le narguilé et s’habillait, parfois, en homme), entraî-
née pour des actions militaires, espionne et chargée de transporter le
courrier de l’armée, voyageant entre Quito et Lima, elle put évoluer au
sein des cercles indépendantistes et personne ne l’empêcha de se lier à la
cause de la révolution de manière très engagée, avant d’obtenir pour ses
actions quelque chose de si inhabituel pour une femme comme une décora-
tion : elle fut décorée de l’ordre de la Caballeresa del Sol, par le Général

34 Bronislaw Baczko, « El revolucionario » en François Furet (ed.), El hombre


romántico…, p. 281.
35 Emilio Carrilla, El Romanticismo en la América Hispánica, vol. 2, Gredos,
Madrid, 1975, p. 307.
36 Emilio Carrilla, El Romanticismo en la América Hispánica, vol. 1…, pp. 21-61.
108 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

José de San Martín (1778-1850). Les actions politiques de l’époque étaient


permanentes et comportaient une avancée prospère pour les insurgés
face à l’ordre métropolitain. Simón Bolívar, comme archétype de héros
romantique, était à la tête de ces actions avec les grands chefs militaires
qui écrivirent l’histoire de cette période. Leur entrée triomphale à Quito,
dans un climat d’exaltation festive et de succès militaire, marqua le début
d’une passion ardente, qui entremêlait la gloire politique et l’élan amou-
reux au plus haut degré. Ce point de départ, situé dans le temps, est aussi
remarquable, puisque les amants se rencontrèrent au moment culminant
des triomphes politiques de lui, à partir duquel commencèrent huit ans
de luttes, de rivalités, de désaccords, de trahisons et de conflits, qui con-
clurent, par la fin (contestée) de sa vie en exil à l’âge de 47 ans. Ce fut la
décennie, entre 1823 et 1830, écoulée depuis la réalisation prospère et
brillante d’un rêve jusqu’à la confrontation véridique avec les limites de
la stricte (et frustrante) réalité et la mort en solitude et le sentiment d’échec.
Pour reprendre les mots de Miquel Izard, c’est le processus qui va de
l’union à la désagrégation, pour passer ensuite à de nouvelles formes de
dépendance37 dans un environnement déjà beaucoup moins susceptible
d’idéalisation, comme le furent les avatars complexes de chaque construc-
tion républicaine spécifique dans le cadre des États nationaux naissants.
Dans le fracas de la passion, elle fit abstraction de toute exigence
provenant de son lien conjugal – qui ne fut jamais rompu par aucune des
deux parties – et entama la correspondance. Comme esprit cultivée qu’elle
fut, elle utilisait des références mythologiques – parfois c’était Vénus,
parfois elle était Diane et lui, Apolon – et elle assuma comme modèle
Eloïse, l’amoureuse médiévale qui vécut l’amour comme transgression
social et dont les lettres – qu’elle lut en français – sont un jalon dans
l’histoire de la correspondance amoureuse38. À certains moments, elle

37 Miquel Izard, El miedo a la Revolución. La lucha por la libertad en Venezuela (1777-


1830), Editorial Tecnos, Madrid, 1979, pp. 35-41.
38 Manuel Espinosa Apolo nous indique que la première traduction en espagnol
date de 1839, par conséquent, il semble évident que Manuela Sáenz ait lu la
version originale. Concernant ces épîtres médiévales, voir Marie-Claire Grassi,
« Le Moyen Âge : lettres d’Abélard et d’Héloïse », Lire l’épistolaire, Dunod, Paris,
1998, pp. 22-23.
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 109

s’éloigna de son entourage domestique et s’allia à l’état-major de Bolívar


et, dès lors, elle participa aux campagnes de guerre, contrôla et organisa
les archives personnelles de son amant, exerça des fonctions de ravitaille-
ment et d’assistance aux blessés au combat et mena des activités d’espion-
nage qui lui permirent de sauver, par des actions rocambolesques, Simón
Bolívar de, au moins, deux tentatives d’assassinat et de quelques autres
conspirations, moment à partir duquel elle reçut le nom si célèbre de
Libératrice du Libérateur. La mort de son amant la conduisit à une tenta-
tive de suicide (à la manière de Cléopâtre) et, de 1830 à 1856, sa vie
continua à être considérée comme celle d’une conspiratrice active et d’une
subversive dangereuse, c’est la raison pour laquelle elle fut expulsée de son
pays, d’abord, par le président de la Colombie et rival de Simón Bolívar,
Francisco José de Paula Santander (1792-1840), et, ensuite, par celui
de l’Équateur, Vicente Rocafuerte (1783-1847). Elle entama, ainsi, un
exil à Paita (Pérou), ville de destination finale ; elle n’accepta plus ja-
mais de rentrer dans sa terre natale même pas après avoir été pardonnée. Elle
reçut des visiteurs illustres, comme José Joaquín Olmedo (1780-1847) ou
Giuseppe Garibaldi (1807-1882). Bref, une vie, comme il en existe peu,
jalonnée des profils fondamentaux « du siècle ».

Les lettres

Lire la correspondance de quelqu’un d’autre constitue toujours une


expérience perturbatrice. Très peu sont ceux qui écrivent des lettres dans
l’intention d’être lues et, c’est pour cela que, entrer dans le territoire de
l’intime écrit ne laisse jamais personne, pourvu de la plus petite sensibi-
lité qui soit, indifférent. Pour ce qui est de l’épistolaire qui nous occupe,
les avatars de sa conservation sont tout à fait caractéristiques pour réflé-
chir aux méandres dans lesquels se construit la mémoire historique.
Simón Bolívar établit dans son testament que toute la documentation
liée à sa vie fût brûlée à sa mort, après s’être repenti de sa morale relâchée.
Mais il était déjà trop tard. Ici commencèrent des dissimulations et des
110 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

manipulations diverses. Lors de la commémoration du centenaire de sa


naissance, en 1883, furent imprimés au Venezuela les 16 volumes des
Mémoires de Daniel Florencio O’Leary (1802-1854), son aide de camp,
qui marquèrent, par leur mutisme sur Manuela Sáenz, le début d’un
processus de censure et d’occultisme sur son souvenir. L’un et l’autre, avec
leur silence conscient, sont à l’origine de la légende noire qui l’a en-
veloppée tant d’années. Par la suite, les recueils documentaires de
Vicente Lecuna, le général Ángel Isaac Chiriboga et, en particulier, le
collectionneur Carlos Álvarez Sáa entreprirent la reconstruction d’une
présence qui commençait à être considérée comme étant décisive dans la
trajectoire finale de la vie de Bolívar39. La prolifération immédiate de docu-
ments qui n’avaient pas été détruits permet de penser qu’ils écrivirent
autour de quatre cents lettres chacun au cours de leur relation, malheu-
reusement le nombre épîtres conservées n’atteint pas la centaine. Une des
éditions les plus récentes et complète est celle de Manuel Espinosa Apolo40.
On peut dit d’elles que ce sont toutes des lettres brèves, quelques-
unes presque des notes ou des billets très brefs, écrites dans un registre
soutenu et sur un ton passionné très en accord avec les canons littérai-
res de l’époque. Ils n’ont pas de continuité chronologique et, par consé-
quent, ne permettent pas de suivre un dialogue précis d’aller-retour,
mais permettent en revanche de reconstruire les va-et-vient et les vicis-
situdes de leur histoire41. Les en-têtes sont d’habitude formels. Le « muy

39 Vicente Lecuna, Cartas del Libertador, Lit. y Tip. del Comercio, Caracas, 1929 ;
Isaac Chiriboga Navarro, Glosario sentimental de Simón Bolívar y Manuela Sáenz,
Sociedad Bolivariana de la República Argentina, Buenos Aires, 1954 (Quito, 1961)
et Carlos Alvárez Sáa (ed.), Manuela sus diarios perdidos y otros papeles, Imprenta
Mariscal, Quito, 1995.
40 Manuel Espinosa Apolo (compilation et prologue), Simón Bolívar y Manuela Sáenz :
Correspondencia íntima, Trama Ediciones, 2006 (1re édition de 1996). Elle com-
prend 43 lettres de Bolívar et 36 de Sáenz, classées par étapes et avec une chrono-
logie détaillée des avatars qui les accompagnent. Celle de 2006 est l’édition qui
fournit les textes mentionnés dans les pages suivantes.
41 Manuel Espinosa Apolo les regroupe en cinq étapes : naissance de la relation (1822 -
août 1823), l’amour lors de la campagne militaire du Pérou (septembre, 1823-
1825), l’attente inutile dans le haut Pérou (1826), le séjour en Colombie (1827-
1829) et la dernière séparation (1830).
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 111

señor mío » [très cher monsieur] prédomine, mais des expressions comme
« incomparable amigo » [ami incomparable], « mi amor idolatrado » [mon
amour idolâtré], « Simón mi hombre amado » [Simón mon homme aimé]
ou « mi querido Simón » [mon cher Simón] abondent. Les formules de
prise de congé sont plus intenses et contiennent des expressions d’amour,
de possession et de folie qui résument à la perfection le ton général de
l’écriture contenue dans les lignes qui les précèdent42. Ce sont des adieux
ayant la forme de « suya de corazón y alma » [je suis à vous corps et âme],
« su pobre y desesperada amiga » [votre pauvre et désespérée amie], « su
querida a fuerza de distancia » [votre chérie à force de distance], « de su
amor desesperado para mi hombre único » [de votre amour désespéré pour
mon homme unique], « lo ama locamente », [je vous aime follement],
« al único hombre de mi vida » [au seul homme de ma vie] ou « de la
mujer que lo idolatra » [de la femme qui vous idolâtre]. Il s’agit d’une
correspondance extraordinairement vitaliste, annonciatrice du plein ro-
mantisme, aussi bien par les idéaux politiques sublimés qu’elle con-
tient, que par l’intense expression d’une passion absolue et sûre d’elle-
même qu’on ressent, encore aujourd’hui, à la lecture de chaque ligne
écrite. Elle définit le sens profond de leur histoire d’amour quand elle
écrivit cette célèbre sentence de « …soy una mujer decente ante el honor
de saberme patriota y amante de usted… »43 […je suis une femme dé-
cente devant l’honneur de me savoir patriote et aimée de vous…].
Dans le domaine politique, Manuela Sáenz traite des questions qui
indiquent l’étendue des sujets de conversation partagés dans les espaces
de temps vécus ensemble. Sur la guerre et dans les campagnes militai-
res, elle offre des appréciations permanentes sur les conflits qui se suc-
cèdent, de telle sorte qu’il est très facile de pressentir que son opinion
n’était pas du tout dédaignable. Elle se montre toujours vaillante
et aguerrie44, elle sous-estime constamment la dureté des conditions

42 Marie-Claire Grassi, « La lettre d’amour », Lire l’épistolaire…, pp. 94-99.


43 Correspondencia íntima, lettre du 1er mai 1825 (p. 55).
44 « Las condiciones adversas que se presentan en el camino de la campaña […] no
intimidan mi condición de mujer […] Usted siempre me ha dicho que tengo más
pantalones que cualquiera de sus oficiales […] ¿Me lleva usted ? Pues allá voy. Que no
es condición temeraria ésta, sino de valor y amor a la independencia (no se sienta
112 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

défavorables et elle fait preuve d’un énorme compréhension aussi bien


par rapport aux fronts politiques ouverts, qu’en ce qui concerne les
décisions stratégiques que Simón Bolívar45 continue à prendre et les
problèmes que ses actions engendrent dans l’étape finale de leur his-
toire d’amour. C’est pour cela qu’elle le prévient par écrit de plusieurs
conjurations orchestrées par des compagnons de lutte et des rivaux po-
litiques pour l’assassiner, « autores de planes malvados contra su ilustre
persona »46 [auteurs d’odieux projets contre votre illustre personne]. Dans
des nombreuses missives, apparaissent des fragments de conversations
sur des questions liées à des pactes, des réunions, des conventions,
des victoires et à des traités de paix impliqués dans la construction du
nouveau régime républicain. Dans tous, le ton est chargé de patrio-
tisme, comme un sentiment idéologique et d’action (dont elle déclare,
elle qui est très féminine, qu’elle espère que ce sentiment lui provo-
quera de la jalousie) et de loyauté envers qui représente la garantie
de leur défense. On ne peut séparer, dans aucune des lettres, la pas-
sion pour l’homme de l’admiration profonde envers ses actions, de telle
sorte qu’il paraît évident de conclure qu’elle n’aurait pas pu s’éprendre
de quelqu’un d’insignifiant, d’un homme qui ne fût pas imbu d’une
mission hors du commun et d’un ardent emportement pour l’entre-

usted celoso)… » [Les conditions adverses qui se présentent sur le chemin de la


campagne […] n’intimident pas ma condition de femme […] Vous m’avez tou-
jours dit que j’ai plus de pantalons que n’importe quel de vos officiers […] Vous
m’emmenez ? Et bien, je viens. Ce n’est pas une condition téméraire, que celle-ci,
mais une condition de courage et d’amour de l’indépendance (ne soyez pas ja-
loux)…]. Correspondencia íntima, lettre du 16 juin 1824 (p. 45). Simón Bolívar
s’adresse à elle fréquemment en utilisant les grades militaires qu’elle occupe sur le
champ de bataille, comme Lieutenant ou Capitaine des Hussards de la Garde.
Correspondencia íntima, lettres d’août-octobre 1824 (pp. 46 et 48).
45 Correspondencia íntima, lettres du 9 et du 28 mai 1825 (pp. 58-60).
46 La crainte et les avertissements devant la possibilité de conspirations et d’attentats
engendrent des avertissements constants avec des données précises, il ne s’agit
en aucun cas de craintes féminines infondées. Correspondencia íntima, lettres du
28 mai 1825 (p. 60), février-mars 1827 (pp. 97-100) et juin-août 1828 (pp. 105-
109), entre autres.
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 113

prendre47. C’est pour cela que, fréquemment, elle s’adresse à lui comme
« Glorioso Libertador » [Glorieux Libérateur] et juge peu avant sa mort,
avec un succès évident, son caractère immortel48. Il existe, en fin de
compte, une défense radicale de l’idéal indépendantiste et, à travers lui,
l’articulation évidente, comme cela arrive chez tant d’intellectuels de
l’époque49, d’une pensée américaniste nettement nouvelle et originale.
Manuela Sáenz écrit sans palliatifs : « El mundo cambia, la Europa se
transforma, América también : ¡Nosotros estamos en América ! »50 [Le monde
change, l’Europe se transforme, l’Amérique aussi : Nous sommes en
Amérique !].
Au-delà de la politique, la substance qui enveloppe tout est amou-
reuse et ici la première constatation doit être que nous sommes face à
une femme consciente dans l’exercice de sa liberté et qu’elle est dotée
d’une mentalité qui n’admet pas l’hypocrisie des restrictions sociales ou
institutionnelles. Elle affirme catégoriquement et en faveur de ses ac-
tions : « …tan sólo debemos arrepentirnos de las cosas que no hemos hecho en
esta vida… »51 […nous devons seulement nous repentir des choses que
nous n’avons pas faites dans cette vie…]. À partir de cette volonté réso-
lue d’action vitale libre, diverses questions se succèdent qui méritent
d’être prises en compte, certaines à caractère culturel, d’autres à carac-
tère social. Manuela Sáenz assuma dans ses lettres le refus social, aussi
bien des parents, que du cercle de ses nombreuses relations. Ainsi, avec

47 « …La inteligencia de S.E. sobrepasa los pensamientos de este siglo, y bien sé que las
nuevas generaciones de esta provincia y de América, seguirán el resultado de las buenas
ideas de usted, en procura de una libertad estable… » […L’intelligence de V. E. dé-
passe les pensées de ce siècle, et je sais bien que les nouvelles générations de cette
province et d’Amérique, suivront le résultat de vos bonnes idées, à recherche d’une
liberté durable…] Correspondencia íntima, lettre du 28 mai 1825 (p. 60).
48 Lettre du 24 novembre 1830, commentée dans Gerhard Masur, « ’The Liberator
is Immortal’. An Unknown Letter of Manuela Sáenz », The Hispanic American
Historical Review, vol. 29, nº 3, 1949, pp. 380-383.
49 Rafael Rojas, « Traductores de la libertad : el americanismo de los primeros
republicanos » en Jorge Myers (ed.), La ciudad letrada, de la conquista al
modernismo…, pp. 205-226.
50 Correspondencia íntima, lettre du 1er mai 1825 (p. 55).
51 Correspondencia íntima, lettre du 1er mai 1825 (p. 55).
114 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

une phrase aussi catégorique que « …las habladurías no importunan mi


sueño… » […les commérages ne gênent pas mon sommeil…], elle re-
jette clairement toute forme de médisance émanant du dense enchevê-
trement de préjugés, d’entraves et de conventionnalismes qui envelop-
paient la vie des personnes de son monde et que, en revanche, Simón
Bolívar, beaucoup plus conservateur et en conflit permanent de cons-
cience, utilisait comme excuse morale quand il essayait de se défaire
(sans prétention d’y parvenir) de la puissante présence de sa maîtresse52.
Il existe chez elle une profonde justification de ses actions et celle-ci
découle du résultat malheureux d’un mariage pactisé et forcé auquel elle
fut soumise sans possibilité de désaccord53. Elle explique : « …este desati-
nado matrimonio que lejos de enriquecerme me envilece… » […ce mariage
insensé qui loin de m’enrichir m’avilit…]. Sa rébellion – ajoutée à celle
de tant d’autres femmes (et d’hommes) qui durent supporter une norme
semblable – est le fondement des lents changements que la liberté d’élec-
tion amoureuse subit, depuis les plaisanteries de bon nombre de per-
sonnes cultivées, comme Leandro Fernández de Moratín (1760-1828),
jusqu’au triomphe très lent du mariage par amour tout au long du
XIXe siècle. C’est donc le manque d’affection ce qui cause son manque
si critiquée d’égards pour les travaux ménagers, « …por el desagrado con
el que atiendo las cosas de la casa como matrona… » […pour le dégoût avec
lequel je m’occupe des choses de la maison comme matrone…] dans un

52 « A más de encontrarme condenada por mis parientes en Quito, la suerte al revés de mi


matrimonio (siempre supe que sería así), usted me incomoda con el comportamiento
de usted […] o por los auspicios de lo que usted llama honor… » [Outre le fait de me
trouver condamnée par mes parents à Quito, la chance à l’envers de mon mariage
(je sus toujours qu’il en serait ainsi), vous m’incommodez avec votre comporte-
ment […] ou sous les auspices de ce que vous appelez honneur…] Correspondencia
íntima, lettre du 12 février 1823 (p. 31).
53 « …si hemos encontrado la felicidad hay que atesorarla. Según los auspicios de lo que
usted llama moral, ¿debo entonces seguir sacrificándome porque cometí el error de
creer que amaré siempre a la persona con quien me casé ?… » […si nous avons trouvé
le bonheur, il faut le thésauriser. Sous les auspices de ce que vous appelez morale,
dois-je donc continuer à me sacrifier parce que je commis l’erreur de croire que
j’aimerai toujours la personne avec qui je me mariai ?…] Correspondencia íntima,
lettre du 1er mai 1825 (p. 55).
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 115

« …hogar que aborrezco… »54 […foyer que je déteste…]. Par contre, les
occasions sont très nombreuses où elle rappelle à son amoureux de con-
sommer les aliments qu’elle lui a préparés – des friandises, des patacones,
des sandwichs –, d’utiliser les mouchoirs qu’elle lui a brodés et les che-
mises anglaises qu’elle lui fournit, de veiller sur sa santé précaire et de
se protéger des intempéries dévastatrices, etc55. Dans ces petits détails,
elle apparaît comme une figure presque trop maternelle.
L’amour qui les unit est écrit de telle sorte qu’il synthétise un catalo-
gue complet de sentiments Sturm und Drang, de tempête et de poussée.
Ce sont, en guise de décalogue manuélin : premièrement, la nature exu-
bérante comme cadre de l’amour56 ; deuxièmement, le destin incontes-
table comme imposition sans appel pour la matérialisation des senti-
ments57 ; troisièmement, la distance comme origine de l’incapacité à

54 Correspondencia íntima, lettre du 18 mai 1825 (p. 59).


55 Correspondencia íntima, lettre du 28 mai 1825 (p. 60).
56 « Aquí hay de vivaz todo un hechizo de la hermosa naturaleza. Todo invita a cantar,
a retozar ; en fin, a vivir aquí. Este ambiente con su aire cálido y delicioso, trae la
emoción vibrante del olor del guarapo que llega fresco del trapiche y me hace
experimentar mil sensaciones almibaradas. Yo me digo : este suelo merece las pisadas
de S. E. El bosque y la alameda […] mojados por el rocío nocturno, acompañarían su
llegada a usted, evocando la nostalgia de su amada Caracas. Los prados, la huerta y el
jardín que está por todas partes, serviríanle de inspiración fulgurante a su amor de
usted. Las laderas y campos brotando flores y gramíneas silvestres, que son un regalo a
la vista y encantamiento del alma… » [Il y a ici de vivace tout un envoûtement de
la nature. Tout invite à chanter, à folâtrer ; enfin, à vivre ici. Cette ambiance avec
son air chaud et délicieux, apporte l’émotion vibrante de l’odeur du vesou qui
arrive frais du moulin à sucre et me fait expérimenter mille sensations mielleuses.
Je me dis : ce sol mérite les pas de V. E. Le bois et la peupleraie […] mouillés par
la rosée nocturne, accompagneraient votre arrivée, évoquant la nostalgie de sa
Caracas aimée. Les prés, la plaine irriguée et cultivée et le jardin qui est partout,
vous serviraient d’inspiration fulgurante à votre amour. Les coteaux et les champs
où poussent des fleurs et des graminées sauvages, qui sont un cadeau pour la vue
et un enchantement pour l’âme…] Correspondencia íntima, lettre du 27 juillet
1822 (p. 26).
57 « En la anterior comenté a usted de mi decisión de seguir amándole, aún a costa de
cualquier impedimento o convencionalismos, que en mi no dan preocupación alguna
por seguirlos. ¡ Sé qué es lo que debo hacer y punto ! No hay que burlarse del destino
(éste según usted es cruel, despiadado). No, yo creo que, por el contrario, nos ha hecho
116 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

l’action quotidienne, comme renoncement aux intérêts mondains et


comme cause de tourment, de souffrance et de solitude ; quatrièmement,
l’attente, l’absence et le vide inhérent comme ferments de la passion58 ;
cinquièmement, les sentiments en lutte contre la raison et, donc, sources
de toute forme connue d’anxiété, de délire, d’égarement, de folie et de
désespoir extrêmes ; sixièmement, l’expression de l’amour comme expé-
rience similaire à la religieuse qui provoque l’adoration, la ferveur, l’ido-
lâtrie, la vénération59 ; septièmement, la négation de soi60 et l’accepta-
tion de n’importe quelle forme d’humiliation, d’offense, d’amertume,
de tristesse et de douleur ; huitièmement, l’obtention du bonheur comme

encontrar, nos dio la oportunidad de vernos e intercambiar opiniones de aquello que


nos interesaba, de la causa patriota y, desde luego… Si no sabemos aprovechar esto,
después se vengará de nosotros y entonces no tendrá misericordia ni piedad […] nada
hay en el mundo que nos separe, que no sea nuestra propia voluntad… » [Dans ma
lettre précédente je vous ai commenté ma décision de continuer à vous aimer
même aux dépens de n’importe quel obstacle ou conventionnalismes, qui ne sont
aucun souci pour moi, s’il faut les suivre. Je sais ce que je dois faire, un point, c’est
tout ! Il ne faut pas se moquer du destin (celui-ci est, d’après vous, cruel, impi-
toyable). Non, moi, je crois que, au contraire, il nous a permis de nous rencon-
trer, il nous donna l’occasion de nous voir et d’échanger des opinions sur ce qui
nous intéressait, de la cause patriote et, bien sûr… Si nous ne savons pas tirer
profit de cela, il se vengera ensuite de nous et alors il n’aura ni miséricorde ni pitié
[…] il n’y a rien au monde qui puisse nous séparer, sauf notre propre volonté…].
Correspondencia íntima, lettre du 3 mai 1825 (p. 56).
58 « …Cuan cierto es que las grandes ausencias matan el amor y aumentan las grandes
pasiones… » [Que les longues absences tuent l’amour et augmentent les grandes
passions, c’est tellement vrai !] Correspondencia íntima, lettre du 27 novembre
1825 (p. 70).
59 « …estoy enferma de ansiedad y loca por la ausencia de usted… » […je suis malade
d’anxiété et folle à cause de votre absence…]. Correspondencia íntima, lettre du
5 mai 1825 (p. 57).
60 « …por su amor seré su esclava si el término amerita, su querida, su amante ; lo amo,
lo adoro, pues es usted el ser que me hizo despertar mis virtudes como mujer… »
[…pour votre amour je serai votre esclave si le terme le mérite, votre chérie, votre
maîtresse ; je vous aime, je vous adore, car vous êtes l’être qui éveilla en moi
mes vertus comme femme…]. Correspondencia íntima, lettre du 5 de mai 1825
(p. 57).
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 117

un chemin sans repos, sans quiétude ou sans calme61 ; neuvièmement, la


communion spirituelle et physique complète entre les amants62, et,
dixièmement, le sens de la vie résumé dans la continuité de l’amour à
travers son expression littéraire, « …cartas de amor, que son el pretexto de
seguir con vida… »,63 […des lettres d’amour, qui sont le prétexte pour
rester en vie…] de telle sorte que la mort de l’amant et la fin définitive
de la correspondance amènent l’amoureuse véhémente, pionnière à souf-
frir du « mal du siècle », à imiter le jeune Werther (1774), le plus célèbre
des suicidés de fiction qui écrivaient des lettres.
Au-delà de la profonde expérience amoureuse, Manuela Sáenz s’ex-
prime avec une totale liberté par rapport au plaisir sexuel que les deux
amants partagent, aspect qui est réellement original pour leurs contem-
porains et qui est, incontestablement, sous-jacent au souci de certains
pour cacher leurs lettres, c’est-à-dire leur mémoire. Simón Bolívar est
l’« amant idéal »64 et, pour lui, elle admet, à une fréquence inhabituelle,

61 « …me reanima el saberlo dentro de mi corazón. Lejos mi Libertador no tengo descanso


ni sosiego ; sólo espanto de verme tan sola sin mi amor de mi vida. Usted merece todo ;
yo se lo doy con mi corazón que palpita al pronunciar su nombre, Manuela, que lo
ama locamente » […vous savoir dans mon cœur, cela me réconforte. Loin de mon
Libérateur je n’ai ni repos ni tranquillité ; je suis seulement remplie d’épouvante
de me voir aussi seule sans l’amour de ma vie. Vous, vous méritez tout ; moi, je
vous le donne avec mon cœur qui palpite en prononçant votre nom, Manuela,
que vous aime follement]. Correspondencia íntima, lettre du 8 février 1826
(p. 76).
62 Correspondencia íntima, lettres du 3 mai 1825 (p. 56) et du 26 février 1826
(p. 78), entre autres.
63 « …Comprar perfumes, vestidos costosos, joyas no halaga mi vanidad. Tan sólo sus
palabras logran hacerlo. Si usted me escribiera con letras diminutas y cartas grandotas,
yo estaría más que feliz… » […Acheter des parfums, des robes chères, des bijoux
ne flatte pas ma vanité. Seulement vos paroles réussissent à y parvenir…].
Correspondencia íntima, lettre du 14 avril 1825 (p. 52) et la citation dans le texte
de la lettre du 14 juillet 1825 (p. 65).
64 « En mis pensamientos estoy más que convencida que usted es el amante ideal, y su
recuerdo me atormenta durante todo el tiempo… » [Dans mes pensées je suis plus
que convaincue que vous êtes l’amant idéal, et votre souvenir me tourmente tout
le temps…]. Correspondencia íntima, lettre du 14 avril 1825 (p. 52).
118 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

son caractère libidineux et voluptueux65, se rappelle les épisodes d’une


intimité si fougueusement partagée et demande que le souvenir dans la
distance soit source de plaisirs solitaires66. Elle loue les espaces où il est
possible de faire l’amour67 et manifeste, de manières très variées, aussi
bien le désir physique68, que l’inévitable jalousie provoquée par la dis-
tance, par les occupations et par d’autres femmes (il y en eut, naturelle-

65 « …sabe que me dejó en delirio… Aquí hay todo lo que usted soñó y me dijo sobre el
encuentro de Romeo y Julieta… y exuberancias de mi misma » […vous savez que
vous m’avez laissé en délire… Ici il y a tout ce dont vous avez rêvé et que vous
m’avez dit sur la rencontre de Roméo et Juliette… et exubérances de moi-même] ;
« …encuentro que satisfaciendo mis caprichos se inundan mis sentidos, pero no logro
saciarme en cuanto que es a usted a quien necesito ; no hay nada que se compare con
el ímpetu de mi amor… » […je trouve qu’en satisfaisant mes caprices mes sens
s’inondent, mais je ne réussis pas à me rassasier puisque c’est de vous dont j’ai
besoin ; il n’y a rien de comparable à l’élan de mon amour…] ; « …ahora dirá
usted que soy libidinosa por todo lo que voy a decir : que me bese toda, como me dejó
enseñada… » […à présent vous direz que je suis libidineuse pour tout ce que je
vais dire : baissez-moi toute, comme vous me l’avez enseigné…]. Correspondencia
íntima, lettres du 28 juillet 1822 (p. 27), du 14 avril 1825 (p. 52) et du 3 mai
1825 (p. 56).
66 « …déjeme usted estar feliz con mis caprichos y mis voluptuosidades, que desde luego
contaré con detalles a usted, que sé usted gozará en inmensidad de sus placeres menta-
les peregrinos […] Tiene su recuerdo tal cúmulo de retratos, que me hacen ruborizar,
pero de deseo… » […laissez-moi être heureuse avec mes caprices et mes voluptés,
que je vous raconterai naturellement en détail, que je sais que vous jouirez im-
mensément de vos plaisirs mentaux pèlerins […] Votre souvenir a une telle accu-
mulation de portraits, qu’ils me font faire rougir, mais de désir…]. Correspondencia
íntima, lettre du 14 juillet 1825 (p. 65).
67 « …y los dormitorios reverentes al descanso, cómo que ruegan por saturarse de amor… »
[…et les chambres à coucher révérencieuses au repos, semblent prier pour se
saturer d’amour…]. Correspondencia íntima, lettre du 27 juillet 1822 (p. 26).
68 « …ninguna otra mujer que haya conocido podrá deleitarlo con el fervor y mi pasión,
que me unen a su persona y estimula mis sentidos. Conozca usted a una verdadera
mujer, leal y sin reservas… » […aucune autre femme que vous ayez connue pourra
se le délecter avec la ferveur et ma passion, qui m’unissent à votre personne et
stimule mes sens. Connaissez une vraie femme, loyale et sans réserves…].
Correspondencia íntima, lettre du 23 septembre 1823 (p. 38).
Les femmes écrivent l’indépendance de l’Amérique 119

ment)69. Face à tous les clichés qui situaient Manuela Sáenz hors des
sentiers battus de la féminité, elle même exalte sa condition de femme
redéfinie à travers la profondeur de la rencontre amoureuse et l’inten-
sité de l’extase sexuelle.
Il reste à évaluer un héritage final d’une correspondance si sugges-
tive. René Garguilo pose la question de l’importance de la dernière
lettre, celle du dénouement – équivalant au cinquième acte de la tragé-
die classique – dans un roman amoureux écrit sous une forme épisto-
laire. Dans celle-ci, face à la dévastation causée par la mort du héros, on
a besoin d’un témoin qui rende compte de la mésaventure et de ses
répercussions, de telle sorte que la réaction devant cet événement peut
clairement être considérée comme une manifestation de la sensibilité
d’une époque et comme une preuve de l’évolution stylistique de la pé-
riode70. Bien sûr, il ne s’agit pas ici de récit de fiction, mais il est bien
certain que l’auteure des lettres offrit à la postérité une dernière missive
qui assimile l’ensemble de l’épistolaire aux canons romanesques de ce
genre dans la période comprise entre le classicisme et le plein roman-
tisme. Sans date documentée, écrite durant le triste et douloureux exil
de Paita, après à la mort de Simón Bolívar, on conserve une dernière
lettre adressée au défunt et, par conséquent, clairement rhétorique, dans
laquelle s’exprime la futilité des luttes mondaines, l’omniprésence d’une
nostalgie imprégnée d’échec, le caractère éphémère du souvenir, l’amour
comme passion inutile et la vie comme absurdité qui peut parvenir à

69 « …me pregunto a mi misma si vale la pena tanto esfuerzo en recuperarlo a usted de


las garras de esa pervertida que lo tiene enloquecido últimamente… » […je me de-
mande à moi-même si autant d’effort vaut la peine de vous récupérer des griffes
de cette pervertie qui vous a dernièrement rendu fou …] ; « …me muero de celos al
pensar que podría estar usted con otra… » […je meurs de jalousie en pensant que
vous pourriez être avec autre femme…] ; « …cuidado con las ofrecidas… » […at-
tention à celles qui s’offrent à vous…]. Correspondencia íntima, lettres du 26 mai
1824 (p. 43), du 5 mai 1825 (p. 57) et du 28 mai 1825 (p. 60).
70 René Garguilo, « Le roman épistolaire. Le problème de la dernière lettre » dans
L’Ull Crític. 7 – Literatura Epistolar. Correspondències (segles XIX-XX), Universitat
de Lleida, Lleida, 2002, pp. 14-15 et 22-23.
120 Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR

ses fins selon la libre décision de qui la possède71. C’est un héritage très
déconcertant, peut-être la plus troublante de toutes les lettres qu’écrivit
Manuela Sáenz. Elle transporte le lecteur devant une agitation dévasta-
trice et situe l’individu – masculin et féminin – et ses luttes existentiel-
les comme le grand protagoniste du XIXe siècle.

Traduit du castillan par ANTONI COMES GENÉ

71 « Mi amor : mi Simón triste y amargado. Mis días también se ven rodeados de una
huraña soledad, llena de la nostalgia hermosa de su nombre. También miro y retoco el
color de los retratos que son testimonio de un momento aparentemente fugaz. Las
horas pasan impávidas ante la inquietud ausente de sus ojos que ya no están conmigo ;
pero que de algún modo siguen abiertos, escrutando mi figura. Conozco al viento,
conozco los caminos para llegar a mi Simón ; pero yo sé que aun así no puedo responder
a este interrogante de tristeza que ponen las luces en su rostro, y su voz que ya no es
mía, ya no me dice nada. Manuela » [Mon amour : mon Simon triste et amer. Mes
jours sont aussi entourés d’une solitude sauvage, pleine de la nostalgie belle de
votre nom. Je regarde et retouche aussi la couleur des portraits qui sont le témoi-
gnage d’un moment apparemment fugace. Les heures passent impavides devant
l’inquiétude absente de vos yeux qui ne sont plus avec moi ; mais qui d’une cer-
taine manière restent ouverts, scrutant mon visage. Je connais le vent, je connais
les chemins pour arriver jusqu’à mon Simón ; mais je sais que malgré tout je ne
peux pas répondre à cette question de tristesse qui éclaire votre visage, et votre
voix qui n’est plus à moi, ne me dit plus rien. Manuela]. Correspondencia íntima,
« Carta de amor póstuma de Manuela a Bolívar en Paita », s. d., (p. 130).
121

D’une femme à l’autre : Camille Claudel


aux yeux de Michèle Desbordes
M. CARME FIGUEROLA

J. B. Pontalis m’a demandé un texte pour sa Collection « L’un et l’autre » chez


Gallimard, et après avoir hésité entre plusieurs possibilités (un Rilke, un Faulk-
ner) je lui ai proposé quelque chose sur Camille Claudel. C’est en effet un person-
nage, un destin qui me touche beaucoup1.

Alors qu’elle prépare La robe bleue, c’est dans ces termes que Michèle
Desbordes en raconte la genèse dans son entretien avec Jacques Le Scanff.
A cette époque elle a déjà acquis une certaine expérience du récit fondé
sur la vie de personnages célèbres puisque quelques années auparavant
elle avait fixé son regard sur Léonard de Vinci dans La Demande bien
que c’était à la servante du peintre à qui elle avait accordé le statut de
protagoniste. Par la suite, trois ans après elle publie Un été de glycine où
elle reprend son projet sur Faulkner.
Toutefois, contrairement à ce que cette introduction pourrait lais-
ser entrevoir, l’écriture de Desbordes ne tient jamais à une visée biogra-
phique. « Ceci n’est pas un essai. Ce n’est pas non plus un roman. Sauf
à dire que la vie est roman », écrit-elle sur la couverture de ce dernier
volume pour encadrer l’ouvrage. Définition d’un terrain vague car il
échappe à ces catégories standardisées dans l’histoire littéraire ; provo-
cation qui anime la curiosité du lecteur à aller fouiner dans son inté-
rieur ; annonce d’un domaine diffus, voire de l’entre-deux, puisqu’en
revisitant ces personnages célèbres elle touche à ses propres racines, à sa
maison intérieure.

1 Michèle Desbordes et Jacques Le Scanff, « Entretien » in AA.VV., Le préau des


collines, À propos de Michèle Desbordes, nº 5, p. 39. [Volume spécial consacré à
l’écrivaine].
122 M. CARME FIGUEROLA

Pour le cas qui nous occupe aujourd’hui, l’auteure et Camille Claudel


constituent le cas de deux femmes éloignées dans le temps et pourtant
rapprochées par plusieurs coïncidences : êtres d’un parcours personnel
complexe, consacrées pendant une courte – mais intense – période de
leur existence à insuffler la vie à des créatures, toutes les deux meurtries
avant terme… et enfin soudées grâce au lien fondamental tissé par La
robe bleue.
Les approches à la sculptrice ont été multiples dans les dernières
décennies. Maintes études se sont données comme objet d’approfondir
sur les rapports publics et privés des Claudel ; trop souvent l’accent a été
mis sur ses liaisons avec des hommes ayant fait autorité de son époque.
Surtout dans une première étape la critique a privilégié ce côté féminin
désordonné, malchanceux au détriment de ses qualités intellectuelles
comme artiste. Ni le premier volet ni ce deuxième sont prioritaires chez
Michèle Desbordes. De sa part l’attention est portée sur les trente der-
nières années que Camille Claudel a dû passer dans un hôpital psychia-
trique et les détails restent nébuleux sans toutefois juger si la jeune fille
était délaissée par les siens dans un asile lointain même lorsque les mé-
decins avaient conseillé le contraire.. L’expérience, terrible par plusieurs
raisons, permet à Desbordes d’aborder un des sujets chers à l’écrivaine,
la réflexion sur le temps, ainsi que son rapport au silence, à la naissance
de la parole, ce qui revient par extension, à tracer le profil de son propre
moi vu ses déclarations :

J’avais avec la parole un rapport difficile, douloureux, souvent bouleversant, que


j’ai mis des années à apaiser2.

Par ailleurs l’auteure ne tient pas à établir une chronologie à propos


de cette période. Son but ne consiste pas non plus à méditer sur la
dimension philosophique du temps, bien que cet élément joue un rôle
essentiel dans le volume. La romancière propose de s’enliser dans ce
que la littérature peut connaître : La Robe bleue met en scène une in-
terprétation dramatique de l’anéantissement car elle dépeint une femme

2 Ibid., p. 37.
D’une femme à l’autre : Camille Claudel aux yeux de Michèle Desbordes 123

qui a perdu toute opportunité de dire son mot, qui est réduite à ne
plus rien espérer de son entourage. Par ce moyen – et c’est ce qui fonde
notre réflexion – l’écrivaine accorde à Camille un tragique particulier
qui semble avoir germé en elle depuis sa jeunesse puisqu’elle semble
toujours avoir été consciente que le malheur allait arriver d’un mo-
ment à l’autre.
Au vu de cet objectif, l’écrivaine grossit sa plume sur des motifs tels
que l’attente et la compréhension de la durée pour en décortiquer leurs
engrenages. Le tout par le biais d’une mémoire qui sautille d’un épi-
sode à l’autre, d’un moment à un autre, sans aucun respect de la linéari-
té temporelle. Néanmoins Desbordes instaure une progression capable
non seulement d’harmoniser le sens du récit mais de rendre le tragique
d’une intrigue qui n’est pas telle puisqu’on connaît d’emblée son issue
et puisque, du début à la fin, la situation de sa protagoniste ne change
aucunement.
Une telle facture montre bien ce que Michèle Desbordes a déclaré
comme étant le principe créateur de L’Habituée mais qui, à notre avis,
peut s’appliquer à ses ouvrages suivants :

…je ne voulais pas raconter une histoire, mais plutôt une absence d’histoire. Des
vies sans histoire(s). Je me suis appropriée en quelque sorte les « outils » du roman
pour raconter le contraire d’une histoire… »3

termes qu’elle reprend presqu’au pied de la lettre dans son récit biogra-
phique Les Petites Terres4.
Or, il est connu, d’après Charles Grivel, que « le roman est de l’inté-
rêt produit à partir d’une histoire »5. Alors que le volume note sous le
titre le mot roman, ce qui traduit un vif souhait de s’ancrer dans la
fiction, dans ses déclarations portant sur les aspects formels de La robe
bleue l’écrivaine s’y rapporte en utilisant le terme fragment dont le mérite

3 Ibid., p. 32.
4 « voulant alors avec le roman, le romanesque, fabriquer non pas une histoire mais
une absence d’histoire, montrer le temps immobile, le temps invisible. » (Michèle
Desbordes, Les Petites Terres, Lagrasse, Verdier, 2008, p. 19).
5 Charles Grivel, Production de l’intérêt romanesque, Mouton, Paris, 1973 p. 72.
124 M. CARME FIGUEROLA

consisterait à être « tout et partie »6. On n’a qu’à feuilleter l’ouvrage pour
se rendre compte de la justesse du mot employé. À l’intérieur des chapi-
tres qui le composent, le texte apparaît constamment séparé, morcelé
par des blancs afin de créer l’impression évoquée par l’auteure : ces frag-
ments modèlent des unités autonomes issues des replis de la mémoire
sur soi et à la fois ils s’intègrent dans l’ensemble de ces trente années
indissociables. Le procédé formel renforce l’impression que tout le long
de sa vie cette vieille femme s’est sans cesse heurtée à la même affaire ;
l’époque, l’espace ont beau changer, l’attitude de Camille reste toujours
identique ; elle devient l’axe sur lequel se greffent les différentes étapes de
sa vie ; la forme invite donc le lecteur à une lecture entre les lignes. Car
celle-ci reste une autre caractéristique marquante du récit : la rareté des
pauses, la cadence longue du phrasé n’empêchent que souvent l’essentiel
reste dans le non-dit. Les silences, on y reviendra, sont éloquents. Le
discours devient alors métaphore dans un style qui a permis à certains
critiques de situer l’écriture de Desbordes à la frontière entre le roma-
nesque et la poésie7.
La structure de l’œuvre renforce aussi cet appel à entrevoir dans les
blancs du texte. Ainsi la distribution du contenu en deux unités ne
serait pas si probante si la densité des chapitres n’était pas tellement
distincte : alors que le premier regroupe cent trente une pages, le
deuxième en contient dix-huit. Si celui-là est parsemé d’événements
fondamentaux à l’aide desquels on reconstruit la vie de Camille, celui-
ci se concentre sur un épisode : la visite de Paul à Camille en 1936, la
dernière promenade, celle qui satisfait le rêve, celle où elle peut enfin
prendre la parole. Le déséquilibre évident fait appel à cette démesure
qui peuple l’univers intime de sa protagoniste. Car au fil du récit elle est
en proie à un mouvement pendulaire, à un va-et-vient constant dont
les pôles sont marqués par des situations extrêmes. Le texte entraîne le
lecteur dans une sorte de valse pareille à celle qui a tant de retentisse-

6 « Entretien entre Michèle Desbordes et Jacques Le Scanff », op. cit., p. 39.


7 Jean-Claude Lebrun, « Cet art qui exalte l’humain » in L’Humanité, le 12 mars
1999. Disponible dans <http://www.editions-verdier.fr/v3/oeuvre-demande.html>
[Consulté le 10 décembre 2007].
D’une femme à l’autre : Camille Claudel aux yeux de Michèle Desbordes 125

ment dans l’œuvre de l’artiste. A vrai dire, on devrait noter « des ar-
tistes » puisque Michèle Desbordes avoue son faible pour cette pièce à
laquelle elle consacre une place privilégiée dans son bureau. Ce mouve-
ment est aussi reproduit par la construction formelle : les deux citations
en exergue portent allusion à des états opposés qu’on peut attribuer
avec aisance à Camille. On se balance entre l’autrefois et l’instant pré-
sent. La force, le pouvoir de la gaîté font suite à un accablement, à une
résignation avilissante. Entre les deux il n’y a de place que pour la pas-
sion destructrice. Il est significatif que Desbordes se rapporte dans les
deux fragments à Paul Claudel, le seul qui, à ses yeux, a su interpréter la
métamorphose subie par sa sœur, le seul à savoir lire chez elle en pro-
fondeur.
Les épigraphes qui précèdent les chapitres sont orientés dans ce même
sens : la partie initiale porte comme intitulé « La nuit elle entendait les
chevaux », un leitmotiv qui revient sans cesse dans l’esprit de Camille et
dans le récit pour indiquer son accroc à la folie. L’inclination vers la
chute préside par là toute sa vie. En revanche, le dernier épigraphe adopte
le titre du livre et illustre cet épisode tant souhaité. Les deux parties
marquent donc une oscillation entre le malheur et le bonheur.
Pour ce qui est du contenu, l’ensemble de caractéristiques relevées
dans l’incipit concourent sans trêve à relever son aspect figé : physique-
ment sa tenue fait appel à l’immanence en tant qu’unique vêtement à
être porté le long des années. A ce trait se joint sa seule possession dont
les nuances acquièrent une force symbolique. Camille Claudel a été
dépouillée de tout sauf des carnets servant à compter le temps :

elle le [le carnet] feuilletait et cherchait les pages et les listes, énumérées les unes
au-dessous des autres les dates et les saisons qu’elle avait pris l’habitude de noter,
année après année ayant marqué là ce qu’il y avait à marquer de jours, d’événe-
ments ou de lettres qu’elle recevait […]on la voyait prendre des notes, elle avait,
disait-elle, besoin de marquer ce qu’il y avait à marquer du temps qui passait.8

8 Michèle Desbordes, La robe bleue, Verdier, Lagrasse, 2004, p. 14. Toutes les cita-
tions seront empruntées à ladite édition et seront indiquées par le numéro de
page entre parenthèses.
126 M. CARME FIGUEROLA

La seule activité à laquelle elle se voue consiste à décortiquer la durée, à


remplir le vide laissé par une absence, celle du frère adoré. Desbordes
semble de prime abord prendre la place à côté de Camille pour en dire
ses raisons et déraisons, mais à nouveau elle reproduit une de ses plus
intimes hantises, latentes dans toute son œuvre tel qu’elle l’admet dans
Les Petites Terres : « Il fallait trouver les mots, il fallait dire ce temps qui
passait, rompait, meurtrissait, juste quelques mois, un été, un automne »9.
Par cette singularité le début du récit donne la clé de l’immobilité
qui plane sur tout ce qui va s’ensuivre. Même si le lecteur assiste au
défilé des scènes caractéristiques de l’existence de Camille, même s’il
peut en distinguer nettement les étapes, il n’est pas moins évident que
le tout reste dominé par ce stade étatique devenu ainsi l’essence du
personnage. Nous serions presque tentés d’affirmer que parce qu’il tra-
duit le point mort auquel a abouti la vie de la protagoniste, le roman
devient image puisque la photographie, ne constitue-t-elle pas un moyen
pour fixer le temps ?
On connaît l’importance des documents visuels pour l’écrivaine10
et en effet, pour le cas qui nous occupe il existe une photo de Camille
prise en 1929 qui aurait bien pu influencer Desbordes. A notre avis
l’utilisation de ce recours reste identique à celui d’autres sources qui
émaillent le cœur de l’ouvrage : le journal de Paul, la correspondance
entretenue par la jeune artiste, ses carnets, ses albums… Ces documents
pris en témoignage fournissent des connotations de vraisemblance
d’autant plus qu’ils permettent d’apporter des points de vue distincts à
celui de l’héroïne sans pour autant se borner à la formule traditionnelle
de l’omniscience. Au-delà de ces leviers nécessaires pour fonder le cane-

9 Michèle Desbordes, Les Petites Terres, op. cit., p. 95.


10 A cet égard, elle avoue : « …il y a à l’origine de chaque histoire que j’ai écrite une
image. […] Je ne commence pas un texte sans qu’il y ait cette image fondatrice ».
(« Entretien entre Michèle Desbordes et Jacques Le Scanff », op. cit., p. 37). Dans
son récit à propos de la destinée de Faulkner, elle fait appel à ce même procédé et
pour caractériser l’enfance de l’auteur. Desbordes s’autorise à ce moment de « cette
photographie qui attire l’attention car il paraît y sourire, et encore faut-il bien
regarder et se pencher sur le visage, le porter près d’une lampe pour s’en con-
vaincre » (Un été de glycine, Verdier, Lagrasse, 2005, p. 28).
D’une femme à l’autre : Camille Claudel aux yeux de Michèle Desbordes 127

vas du roman, Desbordes n’hésite pas à transmettre sa propre perspec-


tive sur le personnage. Elle présente une Camille Claudel assujettie,
vaincue par une lutte accablante menée le long de toute son existence
en guise de pauvre Prométhée.
Plusieurs éléments concourent à cette impression : tout d’abord l’es-
pace. Que ce soit Montdevergues, que ce soit son atelier rue d’Italie ou
sa maison de Villeneuve, il existe un aspect commun à ces endroits :
leur ambivalence. Pour la jeune fille comme pour la vieille femme ils
agissent en tant que refuge mais aussi en tant que prison. Il appert pour
l’hôpital, à peine décrit dans sa totalité ; ce sont les multiples parties qui
en ressortent : les allées, les réfectoires, l’escalier pour Ville-Évrard, les
pavillons, le jardin, les chambres pour Montdevergues. Deux destina-
tions dont le nom ne nous est pas révélé par la protagoniste ; dans tous
les cas c’est une autre voix qui est chargée de lui indiquer ce détail, que
ce soient les hommes qui la ramènent ou son propre frère. Toutefois,
point de particularités pour ces endroits qui finissent par s’entremêler
dans la mémoire, pour s’amalgamer dans une pensée unique :

…dans cette chambre qu’on lui donnait, et plus tard encore dans cette autre du
pavillon bleu où, quand elle se mettait à la fenêtre, elle apercevait les toits claires,
les bureaux du bas et la chapelle parmi les frondaisons et les grands chênes, la tige
fine et mouvante des cyprès qui bordaient les allées, là-bas dans le pavillon aux
volets jaunes puis le pavillon aux volets bleus, puis dans un autre et un autre, et
c’était toujours la même étroite et triste chambre… (p. 28)

Espace éclaté, voire décomposé, anonyme tout comme les derniers jours
du personnage. Une stratégie pareille est entreprise pour ce qui est de
l’individualisation des êtres constituant son entourage, systématique-
ment refusée au lecteur : le texte s’en tient à des termes génériques. Il est
question de fous (p. 30), d’inconnus (p. 120), de malades (p. 121)…
Même dans un passage aussi transcendant que celui où les deux infir-
miers viennent la prendre, le lecteur se heurte à deux individus sans
identité déclarée11. Ce rejet se devine aussi dans la présence récurrente

11 Le récit s’y réfère en tant que : « deux hommes dans leurs grandes blouses
blanches » (p. 25) ou « les deux hommes sur la banquette de moleskine » (p. 121).
128 M. CARME FIGUEROLA

de pronoms démonstratifs ou d’indéfinis dont l’antécédent est ellip-


tique qui traduisent le dessein de la narratrice de rester dans un monde
sans contours où les frontières s’estompent. L’angle de vue du récit se
concentre sans nul doute sur cette Camille étrangère à tout son monde.
Isolée, elle l’a toujours été tel que le prouve son séjour au quai Bour-
bon. Toutefois, fidèle à son refus de verdict, Desbordes offre comme clé
de lecture susceptible de justifier la résignation dernière chez Camille
un binôme dichotomique qui lui est cher, parole versus silence, et sur
lequel elle reviendra peu après dans son livre sur Faulkner12. Dans La
Robe bleue, les extravagances d’une artiste vouée en entier à son métier,
ne le sont pas tellement en elles-mêmes mais parce qu’elles font parler
les gens et parce qu’elles instaurent un silence pesant entre Camille et
Paul13. Ce retranchement trouve son origine pendant l’enfance lors-
que, à Villeneuve, la petite fait la découverte du modelage et se con-
sacre à cette activité au point de devenir étrangère au noyau familial,
exception faite de son frère. Si le lecteur peut conclure sans trop de
difficultés un certain bonheur lors des années précédant sa réclusion, il
est plus complexe d’accorder telle nuance à l’époque passée à Mont-
devergues. Desbordes néanmoins est capable de détourner le goût amer
de ce séjour, car c’est là-bas où cette âme brisée, anéantie va se livrer à
un dernier rêve, à une dernière joie matérialisée sous l’épisode de la
robe bleue. Son originalité se fonde sur un paradoxe : le temps a beau
produire des ravages, c’est à Montdevergues que naît la dernière illu-
sion, la dernière tentative de se racheter de l’anéantissement, de percer
la terrible routine. La passion pour le maître, la frénésie de son élan
créateur, la complicité avec Paul font le penchant à son séjour hospita-
lier de manière à ce que le texte crée un mouvement pendulaire qui
entraîne le lecteur dans cette valse proche à celle qui fut modelée par
l’artiste. Michèle Desbordes rejoint une fois de plus Camille Claudel.

12 « De cela il ne dit rien […], il y a ce qui se dit et ce qui ne se dit pas, ne se dit
jamais, ou qu’on réserve pour plus tard… » (Un été de glycine, op. cit., p. 31).
13 « Et alors il gardait le silence, voilà ce qu’il faisait, ne lui disait rien de ce qui se
décidait à son égard, considérant qu’il n’y avait à débattre ni même à parler d’une
affaire comme celle-là, qu’il n’y avait plus rien à dire à une insensée qui se terrait
derrière des volets toujours fermés et attendait Dieu sait quoi… » (p. 59).
D’une femme à l’autre : Camille Claudel aux yeux de Michèle Desbordes 129

Afin d’étayer ce stade à cheval entre le monde onirique et l’univers


de la folie, l’écrivaine a recours au facteur temporel dont le rythme est
altéré suivant l’empreinte qu’il exerce sur l’esprit de Camille. Certes, le
récit passe en revue les épisodes essentiels de la vie de Camille : son
enfance, l’apprentissage de la sculpture dans l’atelier de Rodin, sa liaison
avec le maître, son époque créatrice, sa retraite paranoïaque et son long
séjour à l’asile. Les étapes ne s’offrent toutefois pas au lecteur dans une
suite logique, elles ne sont pas l’objet d’un rythme équilibré entre les
différentes séquences. Ainsi, le lecteur doit suppléer la rareté des an-
crages chronologiques, la manière biaisée servant à dater certains épi-
sodes14 et s’orienter à travers une profusion d’expressions vagues telles
que « dans le temps », « un bout de temps », « un de ces matins comme il y
en a parfois lorsque le vent tombe … », soit en ayant recours à ces nota-
tions temporelles issues du journal de Paul15. Dans ce monde ébauché
par Desbordes les limites imposées par le temps sont transcendées : dans
sa position Camille n’a plus besoin de s’acharner aux précisions de sa
mémoire puisqu’elles ont cessé d’être relevantes, si elles l’avaient jamais
été. Elle ne peut plus lutter contre cette destinée qui, puisqu’elle a tou-
jours existé, puisqu’elle l’a toujours voire guettée, a fini par l’attraper
dans son vertige. L’omniscience de l’écrivaine poursuit ici un effet cumula-
teur : comme chez les impressionnistes, les phases ponctuelles vécues par
Camille s’amalgament et créent des effets totalisants dont la portée de-
vient beaucoup plus marquante. La joie des premières journées à l’atelier
se transforme en la haine qui colore la fin de sa liaison avec Rodin dans
l’étendue d’une ligne de texte et pourtant, on sent que leur coexistence
vise à montrer que dans le royaume de la mémoire, un objet, un être, un
endroit, un sentiment en appellent d’autres et on sautille sans qu’il existe
d’ordre précis, sans qu’il soit même nécessaire de fixer l’événement à
une date. A cet égard sont abondantes les hésitations du type « ce soir
d’été 1901 ou 1902 » (p. 110), au point que dans la dernière partie du
livre les temps se mélangent. Deux aspects en portent témoignage : très
14 Le transfert à Montdevergues a lieu « avec la guerre qui commençait » (p. 121).
15 « …à Guaruja où il disait que le 25 juillet 1918 il se rendait en bateau, puis le
29 du même mois à Sao Paolo par la Serra, les brouillards et les fazendas, il parlait
de la beauté du Brésil… » (p. 66).
130 M. CARME FIGUEROLA

symboliquement les notations deviennent illisibles et les photos ont


perdu leurs couleurs ; d’autre part, l’esprit de Camille ne peut plus situer
les époques dans leur moment historique :

Et parfois oubliant et mêlant les dates ou les pays d’où il venait, il lui semblait ne
plus rien savoir de ce qui était marqué là –ou bien disait-elle était-ce l’encre du
crayon qui s’était effacée et qu’elle peinait à déchiffrer, le violet pâle de la mine qui
peu à peu s’estompant, se dissolvant dans la lumière semblait à soi seul parler de
choses enfuies… (p. 126)

La fusion acquiert une transcendance particulière parce que même les


êtres les plus chers à Camille ne peuvent pas y échapper. Le frère et
l’amant se confondent dans le générique « ces deux hommes-là » (p. 88)
quand la femme ne parvient plus à se souvenir lequel des deux l’accom-
pagnait dans ses randonnées jusqu’à la mer. Les rencontres avec Paul
deviennent à la fin « Une seule et même visite qu’il lui aurait faite »
(p. 129). Les dates, les destinations marquant sa provenance ne comp-
tent plus, ce qui est fondamental est le fait qu’il est devenu un étranger
pour elle. Tel résultat explique que Camille finisse par ne reconnaître
en lui que l’artiste.
L’usure du temps instaure donc une progression : bien que le début
du récit présente une femme meurtrie par l’angoisse de cet exil, le rap-
pel des circonstances qui ont abouti à ce résultat provoque un état final
de résignation qui peut être partagé par le lecteur car tous les deux ont
fait le périple menant à cet anéantissement sans issue.
Dans ce périple le lecteur ne se sent toutefois pas seul : une conti-
nuelle bascule entre les différents angles d’approche permet qu’un même
épisode soit envisagé depuis l’optique de la protagoniste, de son frère et
de la romancière. Par ce moyen la narratrice entre de plain-pied dans
l’histoire généralement à travers des formules telles que « Je la vois, moi,
assise… » (p. 18)« Je me la figure assise » (p. 18) « C’est ainsi que je la
vois, assise… » (p. 70), « je vois, moi, qu’il l’emmène » (p. 137), « Je la
vois marcher près de lui » (p. 145). Trois considérations s’imposent : par
ce biais le texte acquiert sa dimension romanesque puisque l’écrivaine,
refusant de s’en tenir aux limites du biographique, revendique ainsi sa
propre interprétation du sort subi par Camille. Ce pari rend logiques
D’une femme à l’autre : Camille Claudel aux yeux de Michèle Desbordes 131

les hésitations ou les vides que la narratrice admet dans la pensée intime
des personnages. D’autre part, par la réitération de verbes de percep-
tion le récit est une fois de plus muté en image. Par analogie, le procédé
fonde un parallélisme entre les créatures du roman – Paul et sa sœur –
souvent livrés à la contemplation de leurs quelques photos et la narra-
trice et le lecteur appelés à observer, eux aussi, ces tableaux de vie. En
dernier lieu, les interventions de l’auteure contribuent à marquer la
différence entre le premier et le deuxième chapitre : alors qu’au sein de
la partie initiale elles ramènent à la photo connue de Camille en 1929,
dans la deuxième elles présentent les événements comme le produit de
l’imagination de Desbordes. C’est ainsi qu’on peut accorder à cette
deuxième expérience le statut de rêve.
Mais l’écrivaine ne se borne pas à puiser dans le temps les effets
ayant ravagé Camille Claudel. Elle dépasse ce stade et présente le désor-
dre de cet être en tant que conflit entre la prise de parole et le maintien
du silence, un binôme très personnel d’après les témoignages qu’elle
fournit à propos de sa propre enfance16. Il est évident que les rapports
de Camille avec son milieu familial, notamment avec sa mère, ne béné-
ficiaient pas de fluidité. Deux situations ébauchent ce manque de com-
munication : la première réside en l’absence de buste parmi les modela-
ges de la sculptrice d’autant plus manifeste qu’elle fait exception puisque
tous les membres ont été la source de quelque buste. Si on conçoit cet
art comme la prise de parole de Camille, le silence est éloquent. A cela
se joint l’attitude de la mère et pendant l’enfance et la jeunesse de la
protagoniste : dans ses aventures enfantines de la main de son frère,
souvent ils se heurtent à la censure de la mère manifestée par des cris,
des haussements de voix qui finissent par provoquer un silence com-
plice chez tous les deux. Telle attitude manifeste un désaccord entre les
êtres concernés à la fois qu’elle dépasse la période de l’enfance. En fait,

16 « La parole ça se joue sur des terrains terribles, de pouvoir ou d’absence de pou-


voir. […] Et ce qui n’arrangeait rien, c’est que j’appartenais à une famille, un
milieu où l’on ne parlait pas, ou très peu, c’est-à-dire le strict nécessaire, le mini-
mum vital c’est ainsi que les repas familiaux étaient des déserts de solitude, d’éprou-
vants et taciturnes face-à-face, où le silence régnait, interminablement ». (« Entre-
tien entre Michèle Desbordes et Jacques Le Scanff »), op. cit., p. 38.
132 M. CARME FIGUEROLA

les échanges entre Paul et Camille sont aussi perturbés à ce sujet en


particulier à la dernière époque de leurs rencontres. Visite après visite
les deux frères s’entretiennent de leur passé en s’appuyant sur quelques
photos, cependant Desbordes introduit une cassure entre les deux qui
tient non seulement à la distance physique provoquée par les missions
du consul, mais à l’écart spirituel entre les deux. Paul, qui dans le récit,
est le premier et le seul à comprendre la déviation de sa sœur dès qu’elle
se voue à la sculpture, ne maintient plus la même syntonie avec elle.
C’est la constatation de cet éloignement que Camille atteint pendant
les années passées à Montdevergues de manière à ce qu’à la fin « ils
n’avaient plus de photographies à regarder ni rien à dire » (p. 127). C’est
pourquoi dans la deuxième partie du livre il existe une inversion de ce
silence et elle prend symboliquement la parole pour dire « ce qu’elle
avait à dire, sans détour et sans feinte, avec cette assurance, cet air de
savoir par quoi autrefois elle régnait » (p. 135). Malgré sa voix brisée, la
dernière visite permet à cette vieille femme d’affirmer ce qui avait germé
en elle pendant tout ce temps sans l’avoir compris auparavant. Par là,
l’épisode acquiert toute sa transcendance : il ne s’agit pas seulement de
la dernière fois, en fait, c’est la première où elle prend sa destinée en
main dans une nouvelle manifestation de désordre.
Ce refus de communiquer, cette difficulté de nommer reste une
question sous-jacente le long de tout le récit qui va de pair avec l’impossi-
bilité de dater. Il existe de la part de la romancière une retenue lorsqu’elle
se rapporte aux traits fondamentaux de Camille, la femme et l’artiste,
puisque, comme elle avoue ailleurs « Il y aurait des choses, en somme, à
ne pas dire. A laisser entendre, à laisser voir tout au plus. »17 L’intimité de
Camille n’est décrite qu’à l’aide d’une circonlocution, d’une périphrase :
vg., on nous parle de « cette chose-là, ce sentiment » (p. 49), de « cette
chose-là qu’elle leur donnait à voir » (p. 57) pour évoquer l’amour pas-
sionnel entre la jeune femme et Rodin ; on considère ce probable enfant
qu’elle aurait engendré comme faisant partie de l’indicible. Quant à la
folie, elle nous est suggérée d’une façon biaisée par cette présence obses-
sionnelle : des chevaux qui arrivent et des voix qu’elle entend.

17 « Entretien entre Michèle Desbordes et Jacques Le Scanff », op. cit., p. 31.


D’une femme à l’autre : Camille Claudel aux yeux de Michèle Desbordes 133

De la même manière les pièces de la sculptrice sont magistralement


exhibées dans le texte sans que leur nom ne soit jamais prononcé. Il
revient au lecteur de passer en revue respectivement Sakountala, Les
Causeuses, L’Implorante, Les Baigneuses et la Valse, bien que sans aucun
doute cette dernière attire le plus l’attention de l’auteure. Le récit ne
cesse pas d’établir une comparaison entre la femme envoûtée par la
danse et la protagoniste engloutie, elle aussi, dans le vertige de son pro-
pre tourbillon. Du point de vue intradiégétique l’art réussit à fonder un
dialogue entre la sculptrice et son maître, entre la sœur et le frère ; avec
une grande cohérence l’écrivaine s’en tient à ce moyen aussi bien pour
communiquer avec le lecteur que pour se révéler elle-même. Car, à nos
yeux, par le biais de Camille plusieurs passages de cet ouvrage mettent
à nu Desbordes en tant que femme et son particulier rapport au temps.
« As-tu pensé un instant que le temps s’abolissait, que nous avions comme
autrefois un rendez-vous amoureux là dans une petite rue de Paris, une
petite rue de banlieue ? »18 rétorque-t-elle à cet homme avec qui elle a
partagé une relation turbulente dans une expression qui pourrait par-
faitement convenir à Camille même.
La robe bleue devient, bref, une prise de parole prête à raconter l’ex-
traordinaire d’une histoire qui a cessé d’être extraordinaire en tant que
des faits nouveaux, des anecdotes inconnues ne sont pas appris au lec-
teur. Le projet coïncide bien avec le vœu qui anime l’écriture de
Desbordes et qu’elle exprime dans les termes suivants :

Voilà bien ma seule constante et l’une de mes plus flagrantes contradictions, ne


pas vouloir raconter ni me laisser prendre en train de vous raconter quoi que ce
fût, mais considérer comme d’habitude que d’une certaine façon vous savez déjà,
vous avez toujours su ce que j’allais vous dire, ces choses au fond ne figurant
jamais rien que l’ordinaire, la banale suite des jours, je vous vois, je vous entends
et je voudrais vous dire sans vous dire vraiment, vous parler de si loin que ma voix
vous parvienne comme un murmure, une confidence ordinaire, et alors tout cela
n’aurait que peu d’importance, je ne vous aurais rien raconté, rien appris, je n’aurais
dit que les choses que vous savez, vous avez toujours su.19

18 Les Petites Terres, op. cit., p. 50.


19 Ibid., p. 32.
Archives du Nord, l’œuvre d’une adepte de la paix,
de l’art et du plaisir
HAJER BEN YOUSSEF

Le second volume du Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar,


Archives du Nord, est supposé être le résultat d’investigations généalo-
giques menées par l’auteure autour de son ascendance paternelle. Est-ce
pour autant une œuvre strictement généalogique et en partie autobio-
graphique, motivée, comme souvent, par un orgueil de caste ? Les ori-
gines aristocratiques de la narratrice, particulièrement précoces, seraient-
elles le prétexte à la composition d’une telle somme ? S’agit-il simplement
d’un ouvrage portant sur le parcours chronologique de la dynastie des
Cleenewerck de Crayencour ou d’un texte plus ambitieux englobant
l’histoire de l’ensemble de la région du Nord et impliquant une vision
éthique et politique concernant non pas la destinée d’une famille ou d’un
individu mais celle d’une collectivité, voire de l’ensemble de l’humanité ?
Notre conviction intime est qu’en fin de course et en dernier re-
cours, après avoir considéré nombre d’épisodes de l’Histoire univer-
selle, dans des essais ou des romans, et après avoir observé la résurgence
quasi régulière de conflits armés à travers le monde, notre auteure aurait
décidé de se confronter à ce phénomène par l’entremise de sa propre
histoire et celle de ses ascendants, dans l’intention de gagner en crédibi-
lité et en force de persuasion. Un militantisme acharné en faveur de la
paix et du respect des valeurs morales et sociales les plus élémentaires –
et les plus nobles à la fois – l’aurait menée à interroger la conduite de ses
aïeux et collatéraux et à fouiner dans cette histoire du nord de la France
– familiale et collective – qui, par trop souvent, a eu tendance à dégéné-
rer et à se transmuer, hélas !, en « une chambre des horreurs ».1
1 L’auteure a déclaré : « Le passé est trop souvent, comme le présent, une chambre des
horreurs », in Patrick de Rosbo, Entretiens radiophoniques avec M. Yourcenar, Mer-
cure de France, Paris, 1972, p. 45.
136 HAJER BEN YOUSSEF

I. Une rude tâche

En réalité, cet ouvrage qui devait constituer avec Souvenirs pieux un


diptyque autobiographique a été complété par un troisième volume,
Quoi ? L’Eternité, et n’eût été la mort brutale de leur auteure, peut-être
aurait-il été donné à cet ensemble encore une suite, tant la masse réfé-
rentielle s’était révélée profuse et l’Histoire, riche en événements aussi
tragiques qu’absurdes et déraisonnables.
La note finale d’Archives du Nord donnant à lire les sources de la
narratrice est, à cet égard, édifiante : elle permet de prendre la mesure
des efforts déployés pour rassembler des connaissances objectives autour
du passé. En historienne avertie, Yourcenar a tenu à réunir le plus grand
nombre possible de documents précis, de pièces authentiques et de preu-
ves avérées ayant trait à tel personnage de la lignée ou à tel épisode du
temps des ancêtres.
Dans une forme de métadiscours, elle signale par exemple :

Les pages consacrées à l’histoire de la famille C. de C. avant la Révolution se


basent sur des documents tirés d’archives familiales, et sur quelques ouvrages
généalogiques, presque toujours hors commerce, parmi lesquels il convient de
citer la Généalogie de la famille Cleenewerck de Crayencour par mon demi-frère
Michel2.

Elle cite également : « divers travaux et recherches du fils de ce dernier,


le Commandant Georges de Crayencour »3 ainsi qu’« un autre ouvrage,
La famille Bieswal par Paul Bieswal [dont] certains chapitres, dit-elle,
constituent un précieux appoint à l’histoire d’une petite ville du Nord
de la France sous l’ancien régime »4. Elle rappelle aussi la dette qu’elle se
sent à l’égard du conservateur des Archives du Nord pour avoir obtenu
de lui des pièces importantes, comme à l’égard des membres de la di-
rection des Archives de Versailles, pour des raisons similaires.

2 M. Yourcenar, Archives du Nord, Folio, Gallimard, Paris, 1977, p. 371.


3 Ibid.
4 Ibid.
Archives du Nord, l’œuvre d’une adepte de la paix, de l’art et du plaisir 137

Lorsqu’on sait que Yourcenar vivait à des milliers de kilomètres de


ces interlocuteurs, soit à l’extrême-Nord-Est des Etats-Unis, on peut
imaginer les tracasseries que pouvaient représenter les démarches entre-
prises pour la collecte d’éléments d’histoire et de civilisation relatifs à la
Flandre ancestrale et parentale.
Au nombre des références historiques, on devine aussi que les lectu-
res de l’auteure relatives à cette région du monde ont été considérables.
Elles ont porté sur des ouvrages non seulement d’histoire mais encore
d’ethnologie, de sociologie, de théologie, de géologie etc.… Curieuse-
ment, elles ont englobé de surcroît, des œuvres littéraires et des écrits
sur l’art. De ce point de vue, l’auteure semble se démarquer de ses as-
cendants, les Cleenewerck, qui, eux, n’avaient pas pour principe de s’échi-
ner à la tâche. Selon leur propre patronyme flamand, c’était des « N’en
fait guère » ce qui correspond en anglais à « Doolittle »5.
Les sacrifices consentis en vue de la réalisation de ce projet ont été
sans doute d’ordre physique et moral à la fois ; ils correspondent à un
engagement aussi bien intellectuel que spirituel, voire existentiel et mys-
tique de la part de Marguerite Yourcenar.
Cette discipline de fer que s’est imposée l’historienne-autobiographe
n’est pas sans rappeler, en quelque sorte, les strictes prescriptions impo-
sées autrefois par la culture et les mœurs aristocratiques aux membres
virils de la lignée paternelle telle que celle d’embrasser la carrière ecclé-
siastique6 ou la carrière militaire. En somme, elle s’improvise combat-
tante à sa manière.

5 M. Yourcenar, A. N., op. cit., p. 41.


6 Rappelons, ici, ce que Yourcenar a écrit au sujet de la recommandation faite par sa
mère de la voir entrer au couvent : « Il m’arrive de me dire que, tardivement, et à
ma manière, je suis entrée en religion, et que le désir de Madame de C. s’est réalisé
d’une façon que sans doute elle n’eût ni approuvée ni comprise », in M. Yource-
nar, Souvenirs Pieux, Folio Gallimard, Paris, 1974, p. 53.
138 H AJER BEN YOUSSEF

II. La guerre

a. Le grand-père et le père

Nonobstant les travers constatés chez la plupart d’entre les ascendants –


hormis le grand-père et le père –, tels que la fainéantise, la vanité, la
cupidité, l’ambition excessive, l’étroitesse d’esprit, l’obscurantisme, l’in-
tolérance religieuse, l’injustice et d’autres encore, les aïeux se distin-
guent au moins par une qualité : le non-bellicisme. « J’ai dit qu’on trouve
dans cette famille peu d’hommes de guerre »7 souligne l’écrivain. Et, à
l’image de ces ancêtres, les deux derniers membres de la lignée auxquels
sont réservés les deux-tiers de l’œuvre, à savoir le grand-père paternel et
le père, Michel-Charles et Michel, se sont révélés précisément hostiles à
la violence guerrière.
En effet, l’aïeul est présenté d’abord, comme étant « un très bon
élève qui a fait ses humanités »8 et, plus avancé en âge, comme un ré-
publicain frustré par les hommes au pouvoir, à l’époque de la Révolu-
tion de 1848 et du Second Empire9.
Par ailleurs, si dans la partie intitulée Ananké, Michel est placé sous
les feux de la rampe et connaît le privilège exclusif – ou presque – de
retenir l’attention de la narratrice c’est en grande partie en raison de la
double désertion dont il avait pris l’initiative dans sa jeunesse, refusant
de participer à une quelconque formation militaire et s’interdisant de
prêter éventuellement le flanc à des stratégies politiques bellicistes.
Or, de même que le reste de l’ascendance familiale, ces père et grand-
père appartiennent à une région depuis longtemps meurtrie par les
guerres et, en particulier, endolorie par les deux conflits mondiaux du
XXe siècle qu’à l’évidence le plus âgé d’entre eux n’aura pas connus,
tandis que l’autre en aura vécu le premier, soit celui de 1914-1918.

7 M. Yourcenar, A. N., op. cit., p. 50.


8 Ibid., p. 135.
9 Ibid., p. 173.
Archives du Nord, l’œuvre d’une adepte de la paix, de l’art et du plaisir 139

b. La Flandre ancestrale

L’histoire sanglante de ce pays a commencé bien avant cette date. Elle a


pris son cruel élan antérieurement à l’époque celte, à savoir environ
3000 ans avant J.C. En fait, les deux déflagrations mondiales du siècle
passé n’auront été que les étapes ultimes – osons l’espérer – d’une suite
innombrable de tensions et de conflits plus violents les uns que les autres.
A propos de Cassel, en quelque sorte berceau de la famille de Crayen-
cour,10 Yourcenar a, en effet, écrit : « la guerre, à intervalles presque ré-
guliers, a battu sa base comme autrefois les marées de la mer »11. Et,
plus loin, elle reviendra à la charge et évoquera : « ce pays où les horreurs
de la guerre sont presque continuellement de mémoire d’homme »12.
C’est cette Histoire d’une région déchirée par des luttes infinies qui
est proposée au lecteur dans Archives du Nord. La généalogiste a soute-
nu la gageure de rendre compte de moments tragiques de l’histoire de la
région à laquelle auront pris part des aïeux et des collatéraux. Stoïque,
elle accepte de revêtir leur culpabilité et se résigne à se voir éclaboussée
par leur bêtise, leur ignorance, leur égoïsme ou leur indifférence. Elle
fait ainsi allusion à leur comportement pendant les nombreuses guerres
de conquêtes que cette partie de la France a dû subir durant les temps
passés : la conquête romaine, les invasions barbares aux IVe et Ve siècles,
la guerre de Cent ans au XIVe siècle, la domination bourguignonne
plus tard et, à partir du XVIe siècle, la présence des Habsbourg d’Au-
triche puis des Espagnols avec successivement à leur tête, Charles Quint
et Philippe II.
La Flandre natale de Yourcenar a connu également un épisode dra-
matique au XVIe siècle, à l’époque où catholiques et protestants s’af-
frontent dans des combats terribles. Enfin, les règnes de Louis XIII et

10 « M. de Crayencour sortait d’une vieille famille du nord de la France. Le berceau


de cette famille semble avoir été Caestre, près de Cassel. Les ascendants de Michel
de Crayencour s’étaient depuis plusieurs siècles enracinés à Bailleul, puis ses pa-
rents s’étaient fixés à Lille peu avant sa naissance ». Chronologie in M. Yourcenar,
Œuvres romanesques, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1982.
11 M. Yourcenar, A. N., op. cit., p. 18.
12 Ibid., p. 28.
140 H AJER BEN YOUSSEF

de Louis XIV correspondront, pour une bonne part, à des périodes de


luttes, de pillages, de dévastations et de malheurs de toutes sortes.
Cependant, tout en dévidant le chapelet de ces catastrophes effroy-
ables et à peine vraisemblables, la narratrice ne semble jamais perdre de
vue la caractéristique la plus glorieuse de la région flamande, celle d’avoir
été, par le passé, un foyer artistique florissant. Et, comme pour honorer
cette tradition, elle aurait eu tendance à invoquer ses talents d’artiste,
soit de poète, afin d’une part, de rivaliser avec ses brillants prédéces-
seurs et d’autre part, de réussir à signifier, par le moyen du langage, les
vertus de la paix au détriment de la guerre. En somme, elle a accepté
ainsi de s’aligner sur l’attitude de ses ascendants non-bellicistes, mais
est allée plus loin qu’eux en sollicitant ses compétences littéraires pour
plus d’efficience et plus de force de conviction.

III. L’historien(ne)-poète13

« Si le temps et l’énergie m’en sont donnés peut-être continuerai-je jus-


qu’en 1914, jusqu’en 1939, jusqu’au moment où la plume me tombera
des mains »14 annonce Yourcenar à l’ouverture de son texte.
« La plume » est, ici, l’arme dont elle a décidé de se servir faisant
ainsi acte de résistance face au processus de résurrection cyclique de la
violence. La plume est le symbole de la création littéraire. Dans Ar-
chives du Nord, il est suggéré qu’elle figure aussi en tant qu’allégorie de
la mission dont l’écrivaine a décidé de s’acquitter, mission opposée à
celle retenue, dans un passé lointain, par des membres de la population
de cette région attirés qu’ils étaient par les titres militaires. Comme
nous avons pu le constater : « la famille […], au moins depuis le ratta-

13 Cherchant à définir son travail d’écrivain dans Souvenirs pieux, Yourcenar a


mentionné la fonction d’« historien-poète », M. Yourcenar, Souvenirs Pieux, Folio-
Gallimard, Paris, 1974, p. 262.
14 M. Yourcenar, Archives du Nord, op. cit., p. 16.
Archives du Nord, l’œuvre d’une adepte de la paix, de l’art et du plaisir 141

chement à la France, n’était pas de tradition militaire »15, c’est-à-dire


depuis 1830.

a. Cuirassier ou cavalier ?

Toutefois, au vu de la note finale de l’œuvre, évoquée plus haut dans ce


travail, jusqu’au dernier de leur rejeton mâle, les membres de la lignée
paternelle continueront tout de même d’être influencés par la tradition
chevaleresque et tentés par le choix de la carrière militaire. En effet,
sous prétexte de remerciements, Yourcenar cite, comme nous l’avons
vu précédemment, son neveu sans omettre de mentionner sa fonction
d’officier de l’armée. Délibérément, semble-t-il, elle fait allusion au :
« commandant Georges de Crayencour »16 comme pour souligner la quasi-
pérennité du choix de la carrière des armes, non pas tant dans la famille
à laquelle elle appartient que dans cette région du monde.
De même, dans le cours du récit, le titre de cavalier de l’armée ob-
tenu par un ascendant ne sera jamais oublié. Au contraire, il sera indé-
finiment rappelé et sans doute implicitement condamné jusqu’à être
rejeté ou, pour le moins, dénigré par le truchement de Michel, le père,
qui ne retiendra de l’exercice équestre que le moyen de retirer du plaisir
ou de se procurer des ressources financières.
Ainsi, nous signale-t-on, par exemple, outre François Adriansen qui
était : « officier au service de l’Espagne »17, Charles-Augustin, l’arrière-
grand-père, surnommé : « le grand cavalier »18 et Michel qui s’est engagé
volontairement à deux reprises dans l’armée et a été enrôlé dans un
régiment de cuirassiers19.
En vérité, « grand cavalier » ou encore « cavaliere »20 cette dénomina-
tion prêtée cette fois à Michel-Charles, de passage en Italie, est chargée

15 Ibid., p. 251.
16 Ibid., p. 371.
17 Ibid., p. 76.
18 Ibid., p. 94 et p. 106.
19 Ibid., p. 252.
20 Ibid., p. 131.
142 H AJER BEN YOUSSEF

d’une ambiguïté très significative : elle recouvre en plus du sens mili-


taire un sens galant ne présentant aucune affinité avec le contexte guer-
rier. Il s’agit, de l’appellation, rien moins qu’agressive, donnée au com-
pagnon d’une dame ou d’un danseur.
Dans Archives du Nord, en poétesse plus qu’en historienne ou en
généalogiste, l’auteure prend ainsi plaisir à s’amuser avec les mots, à les
tourner et à les retourner dans leur plurivocité sémantique ; elle en fait
miroiter les sens multiples et parfois opposés, suggérant indirectement
une préférence à accorder au moins nocif d’entre eux21, au plus anodin,
voire au plus favorable à la condition de l’homme.
Par exemple, elle utilisera le mot de « marsouin »22 a priori pour faire
référence à une catégorie de poissons qu’elle aurait elle-même vue lors
de sa fuite avec le reste de sa famille, à la veille de la première guerre
mondiale. Cependant, elle n’est certainement pas sans savoir que le
terme fait aussi référence à un sens militaire puisqu’il désigne par ailleurs
la fonction de marin. Le Petit Robert évoque, à ce propos, un sens usité
au XIXe siècle et précise : « soldat ou gradé de l’ancienne infanterie de
marine ».
Il en est de même pour le terme « armes » employé au pluriel : Il
désigne d’une part, des pièces d’armement militaire et d’autre part, des
signes héraldiques propres à telle ou telle famille noble. Assurément, la
bisémie de ce vocable n’a, pas dû échapper à l’auteure qui, à choisir entre
les deux interprétations, à l’évidence, donne sa préférence à la seconde.
L’usage du mot-clé de « sang » dans la narration permet d’entrevoir
également la même hésitation entre deux acceptions, l’une à connota-
tion agressive et l’autre plus neutre, voire chargée d’affectivité : la réfé-
rence au liquide rouge qui coule dans les veines de l’être humain et gicle
à la moindre blessure et celle, immatérielle, rattachée à la notion de
transmission des gènes par l’hérédité.

21 En effet, au sujet de François Adriansen évoqué plus haut et ayant rappelé sa


fonction de militaire, elle a ajouté ceci : « Elle nous importe moins que son ma-
riage avec Claire Fourment, qui nous mène à l’orée du monde mythologique de
Rubens », in ibid., p. 76.
22 Ibid., p. 19.
Archives du Nord, l’œuvre d’une adepte de la paix, de l’art et du plaisir 143

La poétesse, en l’occurrence, investit l’espace textuel pour témoi-


gner de sa propre expérience et signifier la prééminence de la seconde
signification sur la première, laquelle présente l’avantage de comporter
des signes d’humanité, des traces de sensibilité. Par exemple, évoquant
la tristesse ressentie par Michel-Charles à l’annonce de la mort de sa
chienne Misca, elle ajoute : « Il est décidément mon grand-père »23,
mettant en exergue, de la sorte, chez ce dernier un amour de la race
canine comparable au sien et, conséquemment, entre les deux, une af-
finité certaine.
De même, à propos de son demi-frère tant vitupéré, elle écrit ceci :
« pour la première fois, j’avais senti chez cet homme des instincts de
liberté pas si différents des miens, tout comme son goût pour la généa-
logie équilibrait mon intérêt pour l’histoire ». Et Yourcenar d’insister,
« Nous ne nous ressemblions pas seulement par la forme de l’arcade
sourcilière et la couleur des yeux »24.
Ces deux séquences clôturent chacune un chapitre du récit et mar-
quent une rupture de la linéarité de l’énoncé. Elles sont respectivement
suivies d’une forme de silence du texte et semblent fonctionner à l’image
d’une caisse de résonance où affluent, à partir de l’intimité de la narra-
trice, des émotions liées à un vécu familial attachant et douloureux à la
fois.
Nonobstant ces fulgurations de nostalgie, Yourcenar s’amuse en écri-
vant son texte et incite le lecteur à en faire de même en prenant con-
naissance de son ouvrage ; ce faisant, elle prend en réalité exemple sur
les deux figures de la branche familiale des Crayencour qu’elle aura
retenues aux dépens des autres dans Archives du Nord : son géniteur
direct et le père de celui-ci, tous deux ayant manifestement choisi cette
voie épicurienne.

23 Ibid., p. 157.
24 Ibid., p. 304.
144 HAJER BEN YOUSSEF

b. La plume plutôt que la monture guerrière

En effet, l’autobiographie qui s’insinue à travers le récit généalogique


incite la narratrice à mettre au-devant de la scène la fonction qui se
serait imposée à elle, à un moment de son parcours, celle de composer
des ouvrages littéraires. Une mise en abyme, renouvelée à de multiples
occasions, lui permet de s’auto-désigner dans le rôle de l’écrivain, de
l’artiste ou du « créateur de formes » selon la formule qu’elle emploie elle-
même au sujet de Rubens25.
Comme pour s’expliciter ce fait, elle en viendra à rappeler les : « deux
légendes contradictoires »26 avancées par les Bieswal à propos des mem-
bres de cette partie de la famille : « … d’après l’une, ils descendaient
d’un gentilhomme verrier de Bohême établi en Flandre ; d’après l’autre
[…] l’ancêtre était un officier suisse au service de la France, qu’il fau-
drait alors imaginer avoir combattu », ajoute-t-elle, « à Marignan ou à
Cérisolles »27. Ainsi, la création artistique et le métier des armes sem-
blent être entrés en rivalité à un moment de l’Histoire, en amont de
l’ascendance familiale, du moins selon l’imaginaire de ces aïeux et, par
son expérience pratique, l’auteure d’Archives du Nord accrédite la pre-
mière version et souligne ainsi sa volonté d’affronter les soubresauts de
la vie politique par le truchement de l’œuvre littéraire créée dans le but
d’édifier le lecteur dans le sens du respect et de l’estime de l’autre. En
somme, la morale enseignée à travers la lecture de la généalogie fami-
liale est celle de la non-violence28.
Dans l’œuvre qui nous intéresse ici, Archives du Nord, un référent
spatial récurrent nous paraît prendre en charge ce sémantisme : il s’agit
de Versailles29. Outre le lieu géographique réel, à savoir la ville de Ver-
sailles à laquelle se rattache, semble-t-il, une tranche de l’existence de

25 Ibid., p. 77.
26 Ibid., p. 48.
27 Ibid.
28 On comprend, à ce propos, l’intérêt qu’a représenté pour l’auteure la lecture de
l’autobiographie du Mahatma Gandhi.
29 Ce référent topique jalonne le récit : il apparaît pp. 107, 109, 110, 122, 140, 146,
150, 157, 237, 255, 256, 257, etc….
Archives du Nord, l’œuvre d’une adepte de la paix, de l’art et du plaisir 145

Michel-Charles et une autre de celle de Michel, l’évocation obsession-


nelle de cette cité comporterait en quelque sorte une métonymie : Ver-
sailles correspondrait au château de Louis XIV et, à ce dernier titre, il
représenterait le modèle même de l’ouvrage d’art exploité à des fins
positives, celles d’instaurer l’harmonie et la paix entre les hommes. Ceci
fut le cas non seulement au XVIIe siècle avec la turbulente Cour du Roi
Louis XIV, finalement assujettie d’une manière pacifique, mais encore
au XXe siècle puisque le château aura abrité les pays membres de l’Al-
liance qui y auront signé la paix avec l’Allemagne nazie.
Ces moments de la grande histoire s’avèrent être aux antipodes de
la vie familiale qui, elle, est, en général fondée naturellement sur l’amour.

c. le lien paternel

La date de 1939 rappelée au début de l’œuvre est une date importante


relativement à l’histoire universelle puisqu’elle marque le début du se-
cond conflit mondial. Toutefois, lorsque Yourcenar y fait allusion pour
annoncer son projet, elle désigne, en réalité, aussi bien ce moment fatal
de l’histoire de la France et du reste du monde que son propre sort :
1939 correspond également à une période de grande détresse dans son
existence, occasionnée par un dénuement matériel presque total30. En
raison de son inexpérience dans la gestion du patrimoine familial et du
fait de l’égoïsme aveugle de son demi-frère, Marguerite Yourcenar se
trouve, en effet, brutalement confrontée à une situation inédite de dé-
bâcle et de ruine après n’avoir jamais connu que l’aisance financière, la
légèreté et l’insouciance.
Ce malheur est double car il s’accompagne d’une solitude morale
terrifiante. L’auteure ne peut compter sur personne et certainement pas
sur l’un de ses parents puisque le père et la mère ont disparu depuis
longtemps à cette date. Ceci est d’autant plus pathétique que le récit,

30 Le lecteur découvre que préalablement, elle avait eu à prendre une décision juri-
dique relative à son héritage qui la : « mena, avec une mince marge de sécurité,
jusqu’en septembre 1939 », ibid., p. 302.
146 H AJER BEN YOUSSEF

dans Archives du Nord, met l’accent continûment sur les liens de sang
et, plus précisément sur la relation paternelle, cette dernière étant signi-
fiée aussi bien par le soutien moral que le père apporte à son fils que par
le don gratuit et gracieux qu’il lui accorde, qu’il s’agisse d’aide finan-
cière ou de don d’objets. Cet appui prêté par le père au fils ne cesse de
se vérifier dans la chaîne généalogique des Crayencour. De Charles-
Augustin à Michel-Charles et de ce dernier à Michel, la tradition est
respectée et l’usage maintenu.
Par exemple, mis à part le fait que Charles-Augustin conseille à son
fils : « de ne pas laisser passer sa jeunesse sans en goûter, avec modéra-
tion, les plaisirs »31, nous apprenons qu’il lui offre une : « chevalière au
chaton d’onyx »32.
Ou encore, nous découvrons qu’à l’occasion du voyage pour l’Italie
préparé par Michel-Charles : « Charles-Augustin remit à son fils, déjà
nanti des fonds nécessaires pour les premiers relais du trajet, une traite
de dix mille francs sur la banque Albani à Rome »33.
Nous pouvons relever également de nombreuses références à des
actes de générosité similaires accomplis par le père de Michel à son
intention :

Loin de gagner une fortune au poker, il perdit en quelques séances une partie des
petites sommes que lui envoyait en secret son père34.

La générosité qu’un père est capable de montrer à l’égard de son fils est,
en quelque sorte, paradigmatique des liens de sang privilégiés par le
récit généalogique et autobiographique dans cet ouvrage de Yourcenar.
Elle se détache sur un arrière-fond historique parfaitement opposé
constitué d’« injustice et [d’]intérêt mal entendu »35. Alors que la rela-
tion familiale de père à fils et vice versa s’articule sur une volonté de
rapprochement et d’union, la séparation, résolue, radicale et violente a

31 Ibid., p. 105.
32 Ibid., p. 106.
33 Ibid., p. 126.
34 Ibid., p. 272.
35 Ibid., p. 143.
Archives du Nord, l’œuvre d’une adepte de la paix, de l’art et du plaisir 147

souvent été recherchée par des hommes de pouvoir non avisés. Dans
l’Histoire, des flots de sang ont été vainement versés, ici et là dans le
monde, et en insistant sur le lien génétique reliant un parent à son
enfant, l’auteure met l’accent sur l’essence biologique de ces personnes
et tente de sensibiliser son lecteur à la réalité de l’être de chair vers qui
est parfois dirigée l’hostilité injuste et inacceptable de l’homme po-
litique.
En définitive, telle qu’elle est proposée par Yourcenar, la lecture d’Ar-
chives du Nord laisse entendre que l’objectif visé par son auteure a été de
démontrer, par le truchement du procédé de la mise en abyme, que
l’option existentielle qui a été la sienne a consisté à allier deux activités
jusque-là pratiquées séparément par les habitants de cette région du
Nord : la création artistique – si création il y a – et le combat. L’engage-
ment idéologique et politique est, pris, cette fois, avec Marguerite Your-
cenar, par le moyen du langage, du texte écrit ou de l’objet-livre36, qui
s’est voulu à la fois, timide et puissant, conciliant et sévère.
Le Nord a vu naître sur son sol des artistes et des combattants à
foison. L’auteure, elle, choisit d’être et l’un et l’autre : elle se propose de
lutter en usant de mots c’est-à-dire d’objets immatériels dont l’instru-
ment d’écriture qu’est la plume est le symbole. Davantage encore, elle
envisage des modalités de combat aussi insolites que mythiques puis-
que cette même « plume », du fait de référer également au domaine de
l’ornithologie désignerait le « duvet » de l’animal, et impliquerait l’usage
de l’extrême douceur dans toute forme d’éventuel antagonisme avec
autrui.

36 A ce propos, Gérard Genette parle d’« œuvre à objet d’immanence idéal », in


G. Genette, L’œuvre de l’art, Seuil, Paris, 1994.
La guerre civile espagnole en Catalogne : le témoignage
de Maria Barbal
ÀNGELS SANTA

Maria Barbal est une femme écrivaine née à Tremp (Lleida) en 1949.
Elle appartient à ma génération. Elle appartient aussi à la génération
des enfants des hommes et des femmes qui ont vécu la guerre civile
espagnole, qui l’ont eue dans la peau et dont le souvenir a marqué leur
existence. Maria Barbal saura le dire d’une manière extraordinaire et
magnifique. Mais une autre génération est encore concernée : celle des
grands-parents et ainsi la tragédie chez elle remonte à sa grand-mère,
car deux choses sont fondamentales chez Maria Barbal et il faut le dire
tout de suite :
– la récupération de la mémoire historique
– la vision féminine.
Les événements seront traités d’après une optique féminine qui n’est
pas innocente, malgré les apparences, chez l’écrivaine. Et qui montre
d’une façon très claire le rôle déterminant de la femme face à l’histoire.

Conxa viu un temps històric molt precís que s’inicia si fa no fa amb el segle i és
protagonista – malgrat ella – dels grans fets històrics que li toca de viure. L’Expo-
sició Universal de Barcelona de 1929, la proclamació de la II República, l’esclat de
la Guerra Civil, el franquisme i el primer fenòmen del despoblament del camp i
l’emigració cap a ciutat dles anys 60 contextualitzen l’obra. Tots aquests esdeveni-
ments a l’obra no hi són com a mers referents, sinó que guien els fets dels perso-
natges, els influencien i, en molts casos, en determinen la seva trajectòria vital1.
1 Carme Arenas Noguera, « La necessitat de l’escriptura » in Retrats, Maria Barbal,
AELC, Barcelona, 2010, p. 19 : « Conxa vit un temps historique très précis qui
commence à peu près avec le siècle et elle est protagoniste – malgré elle – des
grands événements historiques qu’il lui faut vivre. L’Exposition Universelle de
Barcelone de 1929, la proclamation de la Deuxième République, l’éclatement de
150 ÀNGELS SANTA

La femme écrit l’histoire avec des gestes, avec des faits, elle est le vérita-
ble agent de l’histoire dans l’ombre et la petite fille de Conxa, l’héroïne
de Pierre d’éboulis (Pedra de Tartera), trouvera les mots pour le dire.
Quand un écrivain est vivant et discret, comme c’est le cas, on en-
toure sa vie de silence. Il se cache derrière son œuvre. De Maria Barbal
on connaît quelques données biographiques, son enfance passé dans sa
région natale, le Pallars, son enfance à l’intérieur d’une famille qui valo-
rise les livres, l’éducation et la culture, ses baignades avec son frère, sa
complicité culturelle avec son père, son départ à 14 ans à Barcelone
pour poursuivre les études de baccalauréat… Elle a été élevée dans un
collègue religieux, et de cela son œuvre en garde la trace… Les religieu-
ses du Cœur de Marie ou de la Sainte Famille ont présidé son enfance
comme elles ont présidé la mienne et celle de beaucoup de femmes de
ma génération même quand les parents étaient républicains ; cette édu-
cation religieuse était vue comme un moyen d’intégration dans le monde
des vainqueurs, on avait hâte de cesser d’être la génération des vaincus.
Elle fait des études de Philologie Hispanique (à l’époque Philologie
Catalane n’était pas encore instaurée) et elle devient professeur de ly-
cée. Elle parle souvent de son expérience comme professeur dans un
lycée du Bessós (quartier de Barcelone) qu’elle utilisera comme cadre
pour ses œuvres. Elle se marie, elle a des enfants… Mais elle ne parle
pas beaucoup de sa vie privée, même si elle éclate, si elle s’étale d’une
manière extraordinaire dans certaines passages de Mel i metzines (Du
miel et des médicines) ou surtout dans País íntim (Pays intime) où les
rapports avec la mère sont mis en valeur. Les rapports avec la mère, un
autre thème que les écrivaines ont souvent traité et qui les accompagne
toujours… Comme Marguerite Duras, qui reprend des thèmes de fa-
mille, d’enfance, dans plusieurs romans : Les Impudents, Un barrage contre
le Pacifique, L’amant et L’amant de la Chine du Nord pour ne citer que le
cycle le plus connu, Maria Barbal introduit dans son premier roman

la Guerre Civile, le franquisme et le premier phénomène du dépeuplement de la


campagne et l’immigration vers la ville des années 60 constituent le contexte de
l’œuvre. Tous ces événements dans l’œuvre ne sont pas de simples référents, mais
des guides des faits des personnages, en les influençant et en déterminant, à plu-
sieurs reprises, leur trajectoire vitale. »
La guerre civile en Catalogne : le témoignage de Marie Barbal 151

Pierre d’éboulis un thème d’origines et de récupération de l’histoire qu’elle


développe d’une manière magistrale dans Pays intime… Rita et Ramon,
les deux frères protagonistes y sont présents et ils constituent le lien le
plus important ainsi que la figure de la mère.
Elle reflète à travers ce livre (Pays intime) une réalité poignante et
problématique, on aime sa mère, on vit avec elle, mais la figure mater-
nelle est telle qu’une araignée qui parfois vous empêche d’être vous, de
vous sentir libre, de vous accomplir… Vous existez grâce à la mère mais
on voudrait pouvoir se séparer d’elle pour devenir vraiment l’être libre
et accompli, choisissant son destin, que nous portons tous en nous.
Quand Scarlett O’Hara revient à Tara, sa mère n’est plus, à partir de
ce moment elle sait qu’elle doit affronter la vie toute seule, uniquement
la terre rouge de Tara remplace la figure maternelle, car la terre est
mythiquement le symbole de la mère. Et elle retourne son regard vers la
terre, quand Reth Butler l’abandonne, car notre cœur revient toujours
vers la mère dans les moments difficiles et problématiques de l’exis-
tence. Les écrivaines se sont souvent penchées sur ces rapports pro-
fonds, mystérieux et problématiques, ainsi la mère est l’un des thèmes
le plus représentatif de L’Amant de Marguerite Duras, il est aussi évo-
qué par Marguerite Yourcenar dans ses Souvenirs Pieux (mère biologi-
que : Fernande) ou dans Quoi ? L’éternité ? (mère spirituelle : Jeanne), par
Imma Monsó, Tot un caràcter (Tout un caractère), par Soledad Puértolas,
académicienne de la langue espagnole, Con mi madre (Avec ma mère)
ou par Carme Riera dans La meitat de l’ànima (La moitié de l’âme), où
l’écrivaine imagine une liaison de sa mère avec Albert Camus. Fait anec-
dotique ou coïncidence littéraire : Albert Camus utilise la même tech-
nique que Maria Barbal. Dans son libre L’Étranger il y a un petit résumé
de son œuvre future Le Malentendu, de la même manière qu’à Pierre
d’éboulis il y a l’embryon de Pays intime.
Une guerre civile comporte toujours un déchirement. C’est le mythe
de Caïn et Abel à l’œuvre. Les frères ennemis s’affrontent tels qu’Etéo-
cle et Polynice et ils emportent dans leur guerre des amours, des sécuri-
tés, des affections, tout un mode de vie et toute une civilisation… Une
guerre civile est marquée par la dénonciation, par la délation, par la
haine, par la jalousie, par le règlement de comptes et les blessures qu’elle
152 ÀNGELS SANTA

laisse sont souvent inguérissables, même plusieurs années après la fin de


la bataille. Il en est ainsi de la guerre civile espagnole, guerre sanglante
et fratricide s’il y en a… Maria Barbal reprend le thème avec courage,
en affrontant le passé, les blessures et en essayant de faire avec l’écriture
quelque chose qui lui est chère : rendre justice. Je ne vais pas évoquer ici
les données historiques de cette guerre qui mit à feu et à sang le pays,
une guerre qui partait d’un soulèvement rebelle contre un régime léga-
lement constitué, la République présidée par l’inoubliable Azaña, une
guerre qui affronte le capitalisme au prolétariat, qui met en question les
réalités nationales, qui fait bannière de l’Eglise contre le petit peuple et
qui sème dans les cœurs une rancœur et une haine que nous n’avons pas
encore réussi à surmonter. Le franquisme et 40 années de dictature en
ont été le résultat, difficile d’oublier, difficile de passer outre, et pour-
tant les jeunes générations en ont décidé autrement. Elles ont préféré
mettre une chape de plomb sur un passé qu’elles ne comprenaient pas
et qui dépassait leurs attentes… Seuls quelques jeunes ont maintenu en
vie la mémoire historique et se sont intéressés au passé, en essayant de le
revivre pour que cette réalité ne soit à jamais possible, pour l’érayer du
spectre politique du pays… Mais c’est surtout les gens de ma généra-
tion qui ont lutté pour la récupération de la mémoire historique et
dans ce parcours s’inscrivent certains livres de Maria Barbal.
Souvent on a groupé son œuvre dans le cycle du Pallars dont font
partie les romans : Pedra de Tartera (Pierre d’éboulis), Mel et metzcines
et Càmfora. C’est un peu vrai, mais pour mon propos je vais grouper les
œuvres de Maria Barbal d’une tout autre manière : le cycle de la guerre
civile espagnole, qui comporterait Pedra de Tartera, Mel et metzines et
País Intim. Dans le cadre biographique le premier c’est le roman de la
grand-mère – et il va focaliser l’essentiel de mon étude –, le deuxième le
roman du père et le troisième le roman de la mère. Comme tous les
classements cela est discutable car il y a des éléments des trois personna-
ges dans les trois romans, mais je voulais surtout faire allusion à la fi-
gure prédominante dans chacun d’eux. Et surtout, je me borne à l’ana-
lyse du texte, en faisant servir mon intuition pour essayer de trouver
des racines de l’œuvre dans la vie intime de Marie Barbal, mais sans
jamais donner ces intuitions comme des faits sûrs et avérés.
La guerre civile en Catalogne : le témoignage de Marie Barbal 153

Pierre d’éboulis

Ce livre présente la jeunesse, la maturité et la vieillesse de la protago-


niste, Conxa, inspirée dans la grand’mère de l’écrivaine, qui correspon-
dent aux états de célibataire, mariée et veuve respectivement.
Son enfance et adolescence est marqué par ce monde paysan où elle
vit et où elle s’ouvre à la vie. La fatalité dominée la philosophie pay-
sanne, la philosophie de sa famille, habitué à accepter le destin tel qu’il
se présente. Ainsi la protagoniste nous décrit-elle sa naissance : « j’étais
arrivée parce que Dieu l’avait voulu et qu’il faut accepter ce qu’il nous
envoie »2.
Ses courts séjours à l’école communale mettent en relief le pro-
blème linguistique de la Catalogne. On parle deux langues : le catalan,
langue maternelle et que l’on utilise à la maison et le castillan, la langue
de l’école et du pouvoir. Le franquisme va perpétuer pendant long-
temps cette situation et de la part de l’État espagnol, il reste encore, à ce
moment-là, au XXIe siècle, quelques méfiances et une certaine animad-
version envers cette langue, patrimoine culturel de la Catalogne :

À l’école, on avait bien chaud parce que donya Paquita ne se laissait pas émouvoir
par la pauvreté des familles, elle voulait un bon tas de bûches chaque semaine
dans la classe parce que, disait-elle en castillan, les lettres ne rentrent qu’avec
un peu de chaleur et si nos parents voulaient qu’on apprenne quelque chose, ils
devaient « faire preuve d’un peu de bonne volonté ». Le peu que je sais – après j’ai
presque tout oublié – je l’ai appris en castillan. Au début j’avais du mal à m’habi-
tuer à ce que la maîtresse d’école, dont j’ignorais qui pouvait bien savoir d’où elle
sortait, n’arrive pas à se faire comprendre quand elle parlait. On avait fini par la
comprendre, et elle aussi, elle comprenait ce qu’on disait, mais, je ne sais pas
pourquoi, elle faisait semblant, comme si elle avait honte ou que ça lui déplaisait3.

Accueillie par des parents qui n’ont pas d’enfants et qui voient en elle
un soutien pour leur vieillesse et une main-d’œuvre bon marché, elle

2 Maria Barbal, Pierre d’éboulis, traduction du catalan par Anne Charlon, Tinta
Blava, Saint-Maurice-es-Allier, 2004, p. 13.
3 Ibid., pp. 14-15.
154 ÀNGELS SANTA

finit son adolescence avec la rencontre de Jaume, celui qui devient


son mari. La première partie se clôt avec la demande en mariage. La
jeunesse de la jeune fille est révolue ; à partir de ce moment elle devient
la femme mariée et elle agit en conséquence des obligations inhérentes
à cet état.
Sa vie de jeune mariée entraîne la naissance d’Elvire, celle qui, sous
un autre nom, devient l’une des protagonistes de País íntim, et que
d’une certaine manière nous pouvons assimiler à la mère de l’auteure,
elle-même.
Contxa est une femme habituée au sacrifice et au labeur, qui trouve
dans son mari, Jaume, l’épanouissement. De lui, elle soutire la force et
la confiance :

Jaume disait que les gens passent avant les choses ; mais j’avais du mal à le faire
parce qu’on m’avait appris le contraire. Quand on avait fait ce qu’il fallait pour la
terre et les bêtes, alors c’était le tour des gens4.

A l’ombre du mari, Contxa développe un féminisme naturel, naïf, plein


de la sagesse des esprits forts en contact avec la terre et la réalité :

Quand je pensais aux maisons que je connaissais, je voyais bien que c’était la
femme le pilier le plus solide. Chez nous c’était maman qui faisait ou organisait
tout. Et ne parlons pas de ma tante. C’est la femme qui mettait les enfants au
monde, qui les élevait, et elle moissonnait, elle s’occupait de l’étable, du pou-
lailler, des lapins ; elle tenait la maison, et encore tout un tas d’autres choses : les
légumes, les conserves, les saucisses et le boudin. Et l’homme, il faisait quoi ?5

Son mari n’est pas indifférent à la situation politique et sociale du pays ;


bien au contraire, son idéal le mène à l’engagement :

Jaume m’avait dit qu’il aurait payé cher pour aller à Barcelone, comme la tante, et
que l’avenir du pays, la justice, ça le préoccupait. Il avait dit qu’on nous laissait
tomber, nous les gens de la montagne, que personne ne se souvenait des enfants
de la terre qui vivaient si loin de là où l’on prend les décisions6.

4 Ibíd., p. 49.
5 Ibid., pp. 50-51.
6 Ibid., p. 61.
La guerre civile en Catalogne : le témoignage de Marie Barbal 155

Au fur et à mesure que le temps passe, Jaume s’engage pour la Répub-


lique, devient juge de paix et s’implique de plus en plus dans la ques-
tion sociale qui précède le soulèvement franquiste de 36, il est en train
de mettre contre lui toutes les forces d’un certain ordre qui vont se
révolter et finir avec le régime républicain. Cela va amener son arresta-
tion et sa mort et aussi la malchance à sa famille, à jamais marquée par
le sceau de « rouge ». Elle va être déportée et va subir tous les malheurs
de la guerre qui vont ôter à Contxa sa raison : « parce que la guerre c’est
le mal qui se vautre sur la terre pour la laisser couverte de serpents, et de
feu, et de couteaux la pointe en l’air »7. A la fin de la guerre, Contxa vit
la rejet et la rancœur des vainqueurs et elle sent cela dans l’âme comme
une meurtrissure dont elle ne va jamais guérir. De même que sa fille
Elvire qui gardera dans son cœur, enraciné profondément, le souvenir
de tous les outrages et dont le désir de revanche et de vengeance va se
développer au-delà de toute mesure.
La vieillesse, sans le mari, frappe douloureusement Contxa, qui reste
figée dans le souvenir de son bonheur passé, incapable d’évoluer avec le
temps et les nouvelles politiques :

Les années d’après la guerre étaient un point fixe, immobile, toujours pareil. J’étais
restée sans bouger depuis le matin où la Garde Civile avait frappé à la porte, ou
peut-être je m’étais égarée dans le camp, en Aragon8.

Sa vie est à jamais marquée par la guerre et par ses conséquences. Elle ne
va pas s’en remettre et elle vieillit dans la grande ville, loin de son pays,
des personnes et des choses qu’elle a aimés, transportée par le vent de la
débâcle : « Barcelone, pour moi, c’est une très bonne chose. C’est la
dernière marche avant le cimetière »9.
Ainsi le récit se clôt-il. De la même manière que la vie de Contxa.
Une femme courageuse qui a témoigne de la sa lutte pour la liberté
dans la Guerre Civile.

7 Ibid., p. 94.
8 Ibid., p. 112.
9 Ibid., p. 121.
156 ÀNGELS SANTA

Mel i metzines10

Nous pourrions définir ce livre comme roman rural et aussi comme


roman d’apprentissage. L’écrivaine, dans une note préliminaire, nous
dit qu’il ne s’agit pas d’un travail autobiographique même s’il doit beau-
coup aux explications de son père et que les personnages, quoiqu’ils
puissent avoir un point de départ dans la réalité, ils sont inventés. De
toutes manières, quand nous fermons le livre, après la lecture, nous
avons l’impression que le père de l’écrivaine possède quelques traits du
protagoniste et qu’elle aussi se trouve représentée dans sa fille Claire.
Le roman a deux parties. Dans la première, nous assistons à la trans-
cription de quelques enregistrements. Augustí Ribera nous raconte d’une
façon linéaire sa vie, sa naissance, sa maison à Olp, sa famille, ses tra-
vaux, son apprentissage. Nous découvrons son amour envers sa mère,
envers Llúcia, sa vénération pour le père, Simon qui va mourir tout
jeune en travaillant au bois, ses désaccords avec son frère Conrard, ses
problèmes avec le patron Guerau, son premier amour pour la fille du
patron, Madeleine, son deuxième grand amour pour une femme ma-
riée Rosa-Pepita, ses amis, ses tristesses, ses tâches et son travail de tapaire.
Cette narration nous mène à la guerre civile, à ses blessures pendant
celle-ci, à l’hôpital de Lleida où il rencontre une femme, Rita, qui aurait
pu devenir la sienne, mais la destinée en a décidé autrement,
La deuxième partie est la transcription d’un manuscrit. Augustí est
revenu de France où il s’était réfugié après la guerre avec sa fille Claire et
elle lui fit enregistrer sa vie au magnétoscope. Maintenant elle est repar-
tie et lui, à la place d’enregistrer, il écrit. Par ce fait, le présent et le passé
s’entremêlent dans l’évocation. Il y a l’arrivée en France, son oncle
Ambroise, son arrivée à Paris, son travail, son mariage et en même temps
le retour à son village, la rencontre avec son frère, la rupture, l’achat de
la maison de son enfance, l’évocation de cette vie qu’il a menée plus de
40 ans éloignée de son Pallars natal et le retour au pays et le sentiment

10 Maria Barbal, Mel i metzines, Edicions de la Mangrana, Barcelona, 1990.


La guerre civile en Catalogne : le témoignage de Marie Barbal 157

d’être étranger partou où il va. Maintenant il vit avec sa fille et son


gendre et il est devenu le propriétaire de l’hôtel où il a commencé à
travailler à son arrivée à Paris.
Il s’agit, donc, d’un roman qui refait une trajectoire vitale et qui
nous présente la manière de parler, la manière de vivre du Pallars, les
problèmes de la terre, de l’immigration, etc et d’un passé proche qui
fait partie de l’histoire du pays.

País íntim11

Nous retrouvons ici le personnage d’Elvire, de Pierre d’éboulis qui prend


ici le nom de Thérèse. Au cœur du roman nous trouvons la probléma-
tique de cette femme, mère frustrée de la narratrice à cause de la mort
du père, à conséquence de laquelle elle a pris les rênes du destin familial
car sa mère, Conxa est restée abasourdie par la mort du mari ; elle ne
peut pas s’en remettre et toute la responsabilité retombe sur la fille aînée.
Cela fait naître et alimente dans son cœur la haine et la rancœur, en
même temps que la peur, qu’elle n’arrive pas à surmonter et qu’elle
transmet à sa fille Rita. Les rapports mère-fille sont savamment étudiés
par Marie Barbal.
En même temps, elle présente la récupération du passé ; les bles-
sures laissées par la guerre civile semblent s’estomper avec le mariage de
Conrad et Rita, Conrad, représentant du passé, représentant de l’en-
nemi, et Rita qui finit par tout pardonner et par tout accepter, malgré
les enseignements de la mère. Ce mariage est le symbole de la réconci-
liation et du pardon, deux choses difficiles à accepter par les vainqueurs
et les vaincus de cette Espagne déchirée qui a mal au cœur et qui peine
à surmonter les dégâts de la guerre fratricide.

11 Maria Barbal, País íntim, Columna, Barcelona, 2005.


158 ÀNGELS SANTA

Avec ces trois romans qui évoquent la guerre civile, ses préliminaires et
ses conséquences, Marie Barbal réussit à nous offrir un fidèle reflet de la
réalité, elle fait entendre la voix de la Catalogne et des paysans, elle met
en relief l’opposition campagne/ville et leur manière différente de vivre
l’histoire et les principaux événements qui vont secoueur la patrie. Elle
contribue avec cette littérature profondément enraciné dans le terroir
et dans la vie quotidienne à récupérer le passé, à lui donner une voix et
une présence et arrive à faire de la littérature avec cette tranche de vie
qui constitue le passé de sa famille.
159

Le temps des cerises de Montserrat Roig


PERE SOLÀ SOLÉ

Montserrat Roig, écrivaine à succès, journaliste, catalaniste, gauchiste


et féministe participa au renouveau de la littérature catalane aux alen-
tours des années 70. On constate dans son œuvre une passion pour la
vie, pour la littérature, pour Barcelone et la culture catalane. Ces trois
passions incitèrent l’écrivaine à

construir un discurso que le permita recuperar la memoria histórica de los débi-


les, de los oprimidos, de las ignoradas, de todos aquéllos y aquéllas con quienes se
comprometió como escritora y como intelectual. El derecho a la diferencia podría
ser la síntesis ideológica de su proyecto intelectual. […] Esta diferencia viene
reivindicada porque su propia experiencia como ser humano la coloca fuera del
canon simbólico de la autoridad, de la hegemonía. Ser comunista y catalanista en
la España franquista, y ser feminista en un mundo dominado por el paradigma
patriarcal, marcaran su marginalidad a lo largo de más de veinte años de oficio de
escritora1.

Montserrat Roig, née à Barcelone en 1946, mourut en 1991 des suites


d’un cancer. Son amie, l’écrivaine Isabel-Clara Simó, dans le livre Si em
necessites, xiula. ¿ Qui era Monserrat Roig ? (Si tu as besoin de moi, siffle.

1 « construire un discours qui lui permette de récupérer la mémoire historique des


faibles, des opprimés, des ignorées, de tous ceux et de toutes celles avec qui elle
s’est engagée comme écrivaine et intellectuelle. Le droit à la différence pourrait
être la synthèse idéologique de son projet intellectuel […] Cette différence est
revendiquée parce que sa propre expérience personnelle comme être humain la
situe hors du canon symbolique de l’autorité, de l’hégémonie. Être communiste
et catalaniste dans l’Espagne franquiste, et être féministe dans un monde dominé
par le paradigme patriarcal, vont marquer cette marginalité tout au long de plus
de vingt ans de métier d’écrivaine » (Christina Dupláa, La voz testimonial en Mont-
serrat Roig, Icaria, Barcelona, 1996, p. 39). Quand cela n’est pas précisé, les tra-
ductions sont de l’auteur de cet article.
160 PERE SOLÀ SOLÉ

Qui était Montserrat Roig ?), dit que « el tret més característic de la
Roig era que vivia com una persona lliure, com una dona lliure. I això,
la intel·lectualitat catalana, d’un conservadorisme formal sorprenent, li
va fer pagar2 ». Montserrat était la fille de Tomàs Roig i Llop, avocat et
écrivain, et d’Albina Fransitorra, une femme progressiste. En mars 1966,
Montserrat Roig participa à une réunion d’étudiants, de professeurs
universitaires, d’écrivains, parmi lesquels, il faut citer les écrivains Sal-
vador Espriu, Joan Oliver, Maria Aurèlia Capmany, José Agustín Goy-
tisolo et des peintres comme Antoni Tàpies, au couvent des Capucins
de Sarrià, un des quartiers les plus emblématiques de Barcelone, pour
constituer le Syndicat Démocratique de l’Université de Barcelone. C’était
une réunion illégale et la police assiégea le couvent pendant trois jours.
La répression fut sévère pour les étudiants, pour les professeurs et aussi
pour le responsable des capucins. Cette réunion est connue sous le nom
de « Caputxinada » (capucinade). Si le mot « capucinade » en français
signifie « banal discours de morale ou acte de dévotion qui paraît ridi-
cule et peu sincère », ce mot en catalan et en espagnol a une connota-
tion révolutionnaire et de lutte pour les libertés démocratiques.
Cette même année 1966, Montserrat Roig se maria avec l’archi-
tecte Albert Puigdomènech et continua à participer activement à la lutte
des étudiants antifranquistes. Elle était, selon Narcis Comadira, une
chef de file du SDEUB, une pasionaria exaltée, « la Roig era la nostra
musa. Una mena de deessa. Inabastable, per tant. Ens la miràvem de
lluny, i la vèiem perfecta en la seva vida alliberada de revolucionària3 ».
En 1968, elle décida d’adhérer au parti communiste catalan, le PSUC,
qu’elle quitta deux ans après, en 1970, désenchantée par l’hermétisme
de quelques « camarades ». Cette même année elle eut son premier fils

2 « le trait le plus caractéristique de Roig c’était qu’elle vivait comme une personne
libre, comme une femme libre. Et ceci, l’intellectualité catalane, d’un conserva-
tisme formel surprenant, le lui fit payer » (Isabel-Clara Simó, Si em necessites,
xiula. ¿ Qui era Montserrat Roig ?, Edicions 62, Barcelona 2005, p. 130).
3 « Roig était notre muse. Une espèce de déesse. Hors de portée. Nous la regardions
de loin, et nous la contemplions parfaite dans sa vie de femme libre et révolution-
naire » (Narcís Comadira in <http://www.ducros.biz/corpus/index.php?command=
show_news&news_id=2471>).
Le temps des cerises de Montserrat Roig 161

et se sépara de son mari. En 1972, elle noua une relation amoureuse,


qui dura huit ans, avec Joaquim Sempere, directeur du journal Treball,
l’organe central du PSUC. Montserrat demanda sa réinscription au Parti
et écrivit des articles dans le journal clandestin Treball (Travail) sous le
pseudonyme « Capità Nemo » (Capitaine Nemo), le célèbre personnage
de fiction créé par Jules Verne.
Militante et féministe, elle perçut le féminisme comme un combat
politique dans la lignée des partis communistes de l’époque. Ce double
militantisme la poussa à écrire Los hechiceros de la palabra (Les sorciers
de la parole) 1975 ; Rafael Vidiella o l’aventura de la revolució (Rafael
Vidiella ou l’aventure de la révolution), 1977 ; Els Catalans als camps
nazis (Les Catalans dans les camps nazis), 1977 ; ¿ Tiempo de mujer ?
(Temps de femme ?), 1980 ; Mujeres en busca de un nuevo humanismo
(Femmes en quête d’un nouvel humanisme), 1981.
Son engagement politique l’incita aussi à récupérer la mémoire his-
torique. Pour elle, l’attitude qui consiste à ne pas oublier était indispen-
sable pour une pensée critique. Elle souhaitait faire émerger une page
de l’histoire contemporaine que le franquiste avait voulu effacer : la pré-
sence des républicains espagnols dans les camps nazis. Pour nombreux
Espagnols, les anciens déportés n’avaient jamais existé. Roig s’en plaint
dans son prologue au livre Les Catalans dans les Camps nazis :

Nous qui sommes nés après 1939, nous avons dû avancer en déblayant notre
passé récent, un passé qui nous a laissé trop d’anomalies pour que puisse
être restitué dans son entier notre état de santé politique. Nous sommes des
ignares, consciemment ou non. Si nous en sommes conscients, nous souffrons
alors de rancune et de mauvaise humeur. À qui cela plaît-il d’avoir été éduqué
comme un benêt ? Outre l’attirance que je ressens pour le monde de la fiction,
j’ai toujours été attiré par l’histoire de mon pays. Le silence qu’on a fait planer
sur les Catalans, les Républicains, les vaincus de la guerre, a souvent ressemblé,
à mes yeux, à un silence qu’on voulait faire planer sur les miens voire sur moi-
même4

4 <http://bteysses.free.fr/espagne/Triangle%20bleu-LesCatalansDansLesCamps
Nazis.pdf>, p. 13.
162 PERE SOLÀ SOLÉ

Pour Neus Real, ce livre est

le plus bouleversant de Montserrat Roig. En plus d’offrir une excellente preuve de


la pratique journalistique de l’auteur, il constitue un document pionnier et de
premier ordre pour connaître l’expérience des républicains dans les camps nazis
pendant la Seconde Guerre Mondiale. L’œuvre recueille tous les témoignages
auxquels Roig put accéder et elle les ordonne dans un texte écrit en faveur de la
mémoire historique et qui aspire à un objectif précis : commencer à rompre le
silence imposé par le franquisme envers ceux qui, après la défaite de 1939, souf-
frirent l’enfer de la déportation5.

L’œuvre évoque le sort des combattants républicains espagnols qui, après


la défaite de la République, furent livrés par la police de Vichy ou furent
arrêtés comme Résistants et internés dans les camps nazis. Ils furent tous
distingués par le signe du Triangle Bleu réservé aux apatrides et à l’inté-
rieur du Triangle Bleu, la lettre S pour Rot Spanier (Rouge espagnol).
Llibert Tarragó – Fondateur et délégué de Triangle bleu – dit que :

Cet ouvrage représente en soi un document précieux notamment sur la vie dans
les camps, sur l’horreur au quotidien, sur les rapports entre déportés, entre dépor-
tés et administration nazie, sur les formes de solidarité et de résistance dévelop-
pées par les Républicains espagnols, les premiers déportés de France. Au passage,
rappelons que cette spécificité ouvre sa page le 6 août 1940 au camp de Mauthau-
sen considéré comme le « camp des Espagnols » avec selon les estimations, 7000 à
9000 personnes détenues (plus de 5000 morts) auxquelles il faudrait ajouter sans
doute les morts lors des transferts6.

Ce fut au monastère bénédictin de la montagne de Montserrat, haut


lieu du catholicisme et de la résistance antifranquiste, assiégé, pendant
trois jours aussi, par la police du dictateur où la romancière, qui par-
ticipait, en décembre 1970, à une réunion de trois cents intellectuels
(entre autres les peintres Joan Miró et Antoni Tàpies) pour protester
contre la condamnation à mort de six militants de l’ETA, apprit qu’elle

5 <http://www.visat.cat/traduccions-literatura-catalana/fra/articles/59/11/0/2/Prose/
montserrat-roig.html>.
6 <http://bteysses.free.fr/espagne/Triangle%20bleu-LesCatalansDansLesCamps
Nazis.pdf>, pp. X-XI.
Le temps des cerises de Montserrat Roig 163

avait obtenu son premier prix littéraire, le Prix Víctor Català pour Molta
roba i poc sabó… i tan neta que la volen (Beaucoup de linge et peu de
savon… et en plus, ils le veulent tellement propre !). D’autres œuvres
suivirent : Ramona adéu (Adieu Ramona), 1972, El temps de les cireres
(Le temps des cerises), 1977, et L’hora violeta (L’heure violette),1980 ;
L’òpera quotidiana (L’Opéra quotidien),1982 ; La veu melodiosa (La voix
mélodieuse), 1987, et El cant de la joventut (Le chant de la jeunesse),
1989 ; Retrat de la senyora Clito Mestres (Portrait de dame Clito
Mestres),1992, et Digues que m’estimes encara que sigui mentida (Dis-
moi que tu m’aimes, même si ce n’est pas vrai), 1991.
Ramona adéu (Adieu Ramona), El temps de les cireres (Le temps des
cerises) et L’hora violeta (L’heure violette), écrits pendant les années
soixante-dix, constituent un ensemble romanesque qui raconte l’his-
toire d’une famille de la petite bourgeoisie catalane d’un quartier aisé
de Barcelone, l’Eixample. Cette chronique familiale s’inscrit dans une
période allant de la fin du XIXe siècle jusqu’à la disparition du fran-
quisme et l’avènement de la démocratie en 1979. Elle constitue aussi
une chronique sociale de l’époque. Les thèmes majeurs de cette trilogie
sont : les relations entre femmes, le rôle que la société leur attribue, la
sexualité féminine, les relations de pouvoir entre sexes, le refus de l’or-
dre patriarcal et moral imposé par le rigorisme franquiste et clérical.
Neus Real affirme que dans ces romans Montserrat Roig

va elaborar un univers ficcional centrat en una història, un gènere (en sentit sexual),
una cultura i una literatura sobre els quals el patriarcat, d’un costat, i el fran-
quisme i la “transacció” democràtica –com l’anomenen alguns historiadors–, de
l’altre, havien imposat cadenes i silenci, mort, por i oblit7.

Les romans de l’écrivaine catalane constituent une biographie barcelo-


naise et ils sont, selon Núria Cabré,

7 « élabora un univers fictionnel centré sur une histoire, un genre (au sens sexuel),
une culture et une littérature sur lesquels le patriarcat, d’un côté, et le franquisme
et la « transaction » démocratique – comme l’appellent quelques historiens –, de
l’autre, avaient imposé des chaines et silence, mort, peur et oubli » (Neus Real,
« Montserrat Roig. El cicle narratiu dels anys setanta », Els Marges 73, 2004, p. 78).
164 PERE SOLÀ SOLÉ

le parfait reflet d’une Barcelone attendrissante. L’auteur veut laisser s’exprimer


fondamentalement les femmes afin qu’elles puissent expliquer leurs vies, leurs
relations, leurs goûts mais aussi qu’elles puissent expliquer l’époque dans laquelle
elles doivent vivre. A travers des protagonistes, toutes nées et ayant grandi dans
les quartiers de l’Eixample et des environs, l’écrivain nous donne le témoignage
direct d’une ville en pleine expansion qui est entrée dans la décadence. Cet espace
testimonial et l’exercice de la mémoire individuelle et collective s’adressent aux
générations futures8.

El temps de les cireres (Le temps de cerises) (Prix Sant Jordi 1976, la plus
haute distinction littéraire en Catalogne) tourne autour de Natàlia, une
jeune femme appartenant à la famille Miralpeix, une famille en pleine
décadence9.
Le récit commence avec le retour de Natàlia à Barcelone qu’elle
avait quitté pour Paris et Londres, douze ans avant, après l’échec de ses
relations amoureuses avec un jeune étudiant révolutionnaire. Son dé-
part de Barcelone coïncide avec l’assassinat du dirigeant communiste
Julian Grimau, et son retour juste après l’exécution de l’anarchiste Sal-
vador Puig Antich. Cette exécution, en 1974, bouleversa l’opinion es-
pagnole et étrangère qui ne croyait pas que le régime franquiste, après
le procès de Burgos en 1970, tuerait au garrot vil l’activiste catalan. Ces
deux épisodes permettent à Montserrat Roig de montrer toute la cruauté
et la répression du régime franquiste.

8 <http://www.visat.cat/traduccions-literatura-catalana/fra/articles/57/11/0/2/prose/
montserrat-roig.html>, texte traduit du catalan par Adrien Bagarry.
9 Ibid., Núria Cabré, dans son analyse du roman, rappelle que El temps de les cireres
« s’articule en cinq parties, il est écrit à la troisième personne du singulier et est
omniscient. L’action se déroule en une semaine, semaine du retour de Natàlia –
colonne vertebrale du roman. Grâce aux relations que possède la protagoniste
avec toute la famille Claret-Miralpeix, elle tire peu à peu le portrait de ces person-
nages bien différents les uns des autres, personnages tristes qui errent dans le
Barcelone des années soixante-dix, dépourvus de courage, dans un monde qui a
perdu les valeurs humaines à cause de la guerre et du mauvais pas de l’après-
guerre. Natàlia se meut dans cet espace fermé et reclus avec une peur irrationnelle
qui la consume peu à peu, jusqu’à se retrouver, à la fin du roman, avec son père et
prendre conscience de sa responsabilité de fille et parler avec lucidité et sérénité
en tant que femme mûre ».
Le temps des cerises de Montserrat Roig 165

Le premier amour de Natàlia, la protagoniste du roman, est un jeune


universitaire andalou, Emilio. Celui-ci, la veille de son arrestation lors
d’une manifestation d’étudiants contre le régime franquiste et en soli-
darité avec les mineurs des Asturies en grève au printemps 1962, fre-
donne ces vers de la chanson française Le temps des cerises qui donne le
titre au roman de Montserrat Roig :

Quand vous en serez au temps des cerises


Si vous n’aimez pas les chagrins d’amour
Évitez les belles
Moi qui ne crains pas les peines cruelles
Je ne vivrai point sans souffrir un jour
Quand vous en serez au temps des cerises
Vous aurez aussi des chagrins d’amour

Natàlia éprise d’Emilio, dont elle partage son élan révolutionnaire, écoute
son amant dire que :

El poeta va escriure la cançó en temps de la Commune, quan el poble lluitava


contra un règim d’opressió ferotge. Ell sabia que després del combat hi hauria una
terrible repressió – mataren setanta mil obrers i els que quedaren vius foren for-
çats a construir el Sacre Cœur de París – i desitjava que arribés el temps de les
cireres, la primavera de la felicitat. El poeta no ignorava, continuà l’Emilio, que al
temps de les cireres també hi hauria, penes d’amor, però el desitjava. Jo també vull
que arribi, el nostre temps de les cireres. I l’Emilio mirà la Natàlia d’una manera
que ella no oblidaria mai10.

Il faut dire que les paroles de cette chanson ne furent pas écrites au
temps de la Commune, mais en 1866. Deux années plus tard, Antoine

10 « Le poète écrivit la chanson au temps de la Commune, quand le peuple luttait


contre un régime d’oppression féroce. Il savait qu’après le combat il y aurait une
terrible répression – on tua soixante-mil ouvriers et ceux qui survécurent furent
obligés de construire le Sacré Cœur de Paris. Le poète souhaitait l’arrivée du
temps des cerises. Il n’ignorait pas, poursuivit Emilio, qu’au temps des cerises il y
aurait aussi des chagrins d’amour, mais il le souhaitait. Mois aussi je veux qu’il
arrive, notre temps des cerises. Et Emilio regarda Natàlia d’une façon qu’elle ne
pourrait jamais oublier » (Montserrat Roig, El temps de les cireres, Edicions 62,
Barcelona, 1978, p. 122).
166 PERE SOLÀ SOLÉ

Renard composa la musique. L’auteur, Jean-Baptiste Clément, un com-


munard ayant combattu pendant la Semaine sanglante, fin mai 1871,
saison où l’on commence à cueillir les cerises, fut témoin du courage de
Louise, une ambulancière qui refusa de s’éloigner de la dernière barri-
cade et de la dernière heure de la Commune. Elle y mourut et Jean-
Baptiste Clément lui dédia la chanson.
Quand Emilio dit qu’il souhaite qu’arrive pour lui et Natàlia le temps
des cerises, « le printemps du bonheur », il parle d’amour et de révolution.
Leurs relations amoureuses n’auront pas de lendemain et la révolution
n’arrivera pas. Arrêtés par la police, Natàlia, qui n’a jamais participé à une
manifestation voit la police taper avec rage le sexe d’une jeune manifes-
tante et ne peut contrôler sa peur, « va notar que si humitejaven les calces
i que un líquid calent aflorava per l’entrecuix11 ». Nàtalia et Emilio sont
amenés à un commissariat, bien que Montserrat Roig ne cite pas le nom,
la description qu’elle en fait, ressemble beaucoup au commissariat de Via
Laietana, proche de la cathédrale de Barcelone qu’elle connut bien lors
de ses différentes arrestations. Et les expériences de ces détentions sont
évoquées dans plusieurs de ses romans.
Natàlia est libérée grâce aux démarches de son père et la première
conversation qu’elle a avec lui se transforme en une dispute houleuse.
Tous les jours, pendant un mois elle va à la prison porter de petits
paquets de nourriture à Emilio Sandoval, mais elle ne réussit pas à le
voir. On lui conseille d’aller parler avec le directeur de la prison et de lui
dire qu’elle est la fiancée d’Emilio. Quelques jours après, le directeur
communique à Natàlia que « Sandoval dice que no ha tenido nunca
novia12 ». Peu à près, l’avocat lui donne un petit bout de papier froissé,
il est écrit au crayon, c’est la lettre d’Emilio : « les coses, des d’aquí dins,
es veuen diferents…, això és un altre món, no te’n pots fer càrrec. És
millor que no ens tornem a veure13 ».

11 « (elle) nota que son slip commençait à être humide et qu’un liquide chaud coulait
le long de ses cuisses » (ibid., p. 113).
12 « Sandoval dit qu’il n’a jamais eu de fiancée » (ibid., p. 120).
13 « d’ici on voit les choses différemment, ça c’est un autre monde, tu ne peux pas
l’imaginer. Il vaut mieux ne plus se revoir » (ibid., p. 120).
Le temps des cerises de Montserrat Roig 167

Le premier « printemps du bonheur » de Natàlia n’a duré que quel-


ques mois. Elle se sent seule et constate qu’elle a n’a pas eu ses règles
depuis longtemps. Elle a un retard de trois mois. Enceinte, elle envisage
immédiatement l’avortement. Elle n’a pas d’argent et elle décide de ne
rien dire à Emilio. Après avoir cherché, en vain, un médecin qui puisse
interrompre sa grossesse, elle décide de visiter un chirurgien d’occasion
peu compétent qui lui provoque l’avortement avec une espèce de cuillère.
Rentrée à la maison, elle doit être immédiatement transférée à l’hôpi-
tal. Ne pouvant plus supporter sa situation, Natàlia décide de partir à
l’étranger. Elle choisit l’option selon Àlex Broch « d’aller plus au Nord »,
de fuir, de quitter un pays opprimé par une dictature fasciste et par les
mœurs les plus conservateurs. Elle ne tolère plus une société soumise
aux modes de pensée catholiques qui considère la vie reproductive
comme seule forme et seule finalité légitime d’activité sexuelle dans le
cadre exclusif du mariage. Mais, comme affirme Àlex Broch,

El personatge que fuig és, sovint, un personatge frustrat […] També un personatge
que recerca mons nous, situacions noves, obert, per tant, a noves experiències. La
gran realitat serà descobrir que el país on va […] no acabarà de resoldre els
problemes personals. La nova vida que emprèn no resoldrà les contradiccions
personals, socials i polítiques del personatge14.

Et le séjour de Natàlia à l’étranger n’a pas servi à résoudre ses contradic-


tions.
À son retour à Barcelone, la protagoniste du roman renoue ses rela-
tions avec sa famille et constate que la ville a beaucoup changé. La
capitale catalane est devenue « un immense cadavre éventré », car elle
subit, à la fin du franquisme, les conséquences d’une politique que l’on
a appelé de développement. C’est une politique qui favorise, entre autres,
la spéculation immobilière et le désordre architectural.

14 « le personnage qui fuit, est souvent un personnage frustré […] C’est aussi un
personnage qui cherche des mondes nouveaux, des situations nouvelles, ouvert à
de nouvelles expériences. La grande réalité sera découvrir au pays où il va, […] il
ne pourra pas résoudre pleinement ses problèmes personnels. La nouvelle vie
qu’il commence ne résoudra pas ses contradictions, sociales et politiques. » (Àlex
Broch, Literatura catalana dels anys setanta, Edicions 62, Barcelona, 1980, p. 77).
168 P ERE SOLÀ SOLÉ

En ce qui concerne la plupart des personnages du roman, Montser-


rat Roig fait connaître au lecteur leurs univers. Des univers où le bon-
heur y est absent. Les principaux protagonistes sont féminins. Ce sont
des femmes en quête d’amour, et ce sont elles qui occupent le centre
des ses romans. Catherine G. Bellver affirme que

Love appears in Roig’s novels under a variety of guises, but what we find most
often is not the theme of love itself but those subordinate themes implying its loss
or failure : unrequited love, insufficient love, unhappiness in marriage compounded
by the meaninglessness of daily existence, a desire for freedom from the oppres-
sion of love, and a longing for love15.

L’écrivaine décrit deux exemples de vies ratées. Il s’agit de Patrícia et de


Sílvia, la tante et la belle-sœur de Natàlia. Patrícia, mariée sans amour à
un poète noucentiste, que Roig montre de manière grotesque, tombe
amoureuse de l’ami de son époux. C’est un amour platonique et Patrícia
deviendra folle de douleur quand elle découvrira que celui qu’il aime
est l’amant de son mari. Sílvia cherche en vain dans sa vie conjugale son
plein épanouissement. Elle n’y réussit pas et évacue ses frustrations en
ne se préoccupant que de son physique et de sa maison. Sílvia souffre,
elle connaît les infidélités de son mari et avoue à Natàlia sa frustration
sexuelle. Par le biais de cette femme, Montserrat Roig aborde le thème de
la répression sexuelle sous le régime franquiste. Les premières années 70,
les Espagnols passent la frontière pour aller à Perpignan, la ciudad del
pecado, (la ville du péché), acheter des livres interdits et voir aussi des
films pornos. Sílvia qui a accompagné Lluís, son mari, à Perpignan,
raconte le film Le dernier Tango à Paris à ses amies en répondant à
toutes leurs questions. Celles-ci s’intéressent à tous les détails sur les
relations sexuelles entre les protagonistes incarnés par Marlon Brando
et Maria Schneider, spécialement quand le protagoniste masculin so-
domise sa compagne mais pas à ce que le film montre réellement : l’in-

15 Catherine G. Bellver, « Montserrat Roig and the Penelope Syndrome » in Anales


de la literatura española contemporánea, vol. 12, No. 1/2, Reading for Difference :
Feminist Perspectives on Women Novelists of Contemporary Spain (1987),
pp. 111-121.
Le temps des cerises de Montserrat Roig 169

communicabilité entre les êtres et l’amour impossible. Plus tard, Sílvia


avoue à Natàlia, dans un mouvement de franchise inespéré, que ce que
faisait Marlon Brando à la fille, c’est ce que son mari lui fait toujours, il
n’aime que la sodomiser et ajoute : « em pensava que això passava en
molts matrimonis. Però quan ho vaig veure a la pel·lícula, fora de mi,
vaig sentir tant de fàstic.. […] per això no em quedo embarassada. Oi
que hauria de tenir un amant ? »16
Montserrat Roig n’en reste pas là et introduit une scène lesbienne
entre Sílvia et ses amies. Leurs maris ayant choisi d’aller au football au
lieu de rester près d’elles, elles commencent à boire et à se soûler, dans
leurs jeux elles revivent des scènes de leur éducation dans un collège
de religieuses. C’était une éducation répressive, affirme Pere Meroño,
un biographe de l’écrivaine qui nous rappelle ce que Montserrat Roig
en pensait :

Les monges s’aplicaven a l’educació de la mesquinesa. La frustració acumulada


era transmesa a l’ensenyament amb un tarannà repressiu i també frustrant. La
relació entre monges i nenes era com entre víctimes i botxins. Tot era miserable
[…] Clar i net, l’educació … fou absolutament banal i estúpida, assentada en la
irracionalitat i en la injustícia. Quant al desenvolupament de la intel·ligència,
pensar era mal vist. Cada cop que (Montserrat Roig) feia preguntes el càstig li
queia d’immediat. Virtuts dominants ? Resignació, complaença a esdevenir
víctimes, por al món forà, passivitat…17.

16 « Je croyais que ça se faisait dans de nombreux couples. Mais quand j’ai vu ça dans
le film, je me suis mise hors de moi, j’en suis profondément dégoutée […] c’est
pour ça que je n’arrive pas à être enceinte. Il faudrait que je prenne un amant,
n’est-ce pas ? » (Montserrat Roig, El temps de les cireres, op. cit., p. 182).
17 « Les bonnes sœurs s’appliquaient à l’éducation de la mesquinerie. La frustration
accumulée était transmise à l’éducation avec une attitude répressive et frustrante.
Les relations entre bonnes sœurs et petites filles étaient comme entre victimes et
bourreaux. Tout était misérable […] Franchement, l’éducation … fut absolu-
ment banale et stupide, fondée sur l’irrationalité et l’injustice. Quant au développe-
ment de l’intelligence, penser était mal vu. Chaque fois qu’elle posait des ques-
tions elle avait immédiatement une punition. Vertus dominantes ? Résignation,
complaisance pour devenir victime, peur du monde extérieur, passivité » (Pere
Moroño, El goig de viure. Biografia de Montserrat Roig, Publicacions de l’Abadia
de Montserrat, pp. 92-93). Isabel-Clara Simó, dans son livre Si em necessites,
xiula. Qui era Montserrat Roig ? (Si tu as besoin de moi, siffle. Qui était Montserrat
170 PERE SOLÀ SOLÉ

Cette éducation insistait sur la perfidie du diable qui vient toujours


pour troubler les jeunes filles. Et le Maligne pousse Sílvia et ses amies
aux caresses et aux baisers. Les effets éthyliques disparus apparaissent
chez les quatre femmes la culpabilité et la honte. Ses amies partent sans
rien dire et Sílvia prend une douche et frotte sa peau jusqu’à ce qu’elle
devienne rouge, jusqu’à ce qu’elle soit bien propre. Sílvia revient ainsi à
l’ordre moral qui a pour fondement le rigorisme sexuel et la vigilance en-
vers la morale féminine, clef de voûte du système national-catholicisme
franquiste.
Roig met en scène, aussi, dans le roman deux personnages féminins
qui refusent de s’intégrer à une société patriarcale et de se conformer à
l’image de la femme soumise, Kati « que practicava l’amor lliure18 » et
Harmonia dont « males llengües afirmaven que era lesbiana […] Era
atea i no dissimulava19 ». Ces deux femmes, qui dérangent bien des
esprits, occupent une place secondaire dans le roman.
Cette évocation constante de la féminité sous diverses formes amène
Christina Dupláa à affirmer que l’écrivaine se présente dans ses romans.
Dans Le temps des cerises, Montserrat Roig montre le monde à tra-
vers des yeux de femme. Elle y dénonce l’inégalité entre les sexes, la
violence des rapports de domination et argumente en faveur d’une prise
de conscience féminine. Le roman est aussi une source d’information
pour comprendre la réalité catalane, pour connaître les effets néfastes
du franquisme sur la bourgeoisie et les contradictions des opposants au
régime pendant les dernières années de la dictature.

Roig ?), op. cit., p. 28, parle aussi de cette étape de Montserrat Roig chez les bon-
nes sœurs en disant que leur éducation « intencionadament marginava la dona,
que abominava el sexe (i, per tant la vida) i que estava perfectament instal·lat dins
del règim franquista » (marginalisait intentionnellement la femme, abominait le
sexe (et pourtant la vie) et était parfaitement installée dans le régime franquiste).
Face à cette éducation aliénante, sa mère lui expliquait les secrets de la physiologie
féminine).
18 « qui pratiquait l’amour libre » (El temps de le cireres, op. cit., p. 124).
19 « de mauvaises langues affirmaient qu’elle était lesbienne […] Elle était athée, et
elle ne le dissimulait pas » (ibid., p. 30).
Le temps des cerises de Montserrat Roig 171

Bien qu’Àlex Broch affirme que Natàlia est un personnage aliéné et


frustré parce qu’elle accepte le rôle que la société lui donne comme
femme, Montserrat Roig, considère, dans le roman, la femme comme
sujet participant des faits historiques et non comme objet. Elle la mon-
tre comme sujet qui apparaît en situation d’infériorité et de subordina-
tion par rapport aux hommes. C’est une lutte pour le féminisme de
l’égalité qui vise à dénoncer tout ce que les femmes ne peuvent pas faire.
Le roman dont le titre évoque la chanson de Jean-Baptiste Clément
exprime aussi l’espoir d’une révolution et d’un avenir plus juste. C’était
les années 70 et en Espagne, à cette époque-la, tout était possible.
Clara Malraux ou la volonté d’exister
CRISTINA SOLÉ CASTELLS

Lorsque nous faisons référence, dans notre titre, au mot « exister », nous
lui accordons le sens que lui attribue Sartre dans l’Être et le néant et dans
La Nausée. C’est dans ce sens que nous y ferons également référence le
long de cet article. Notre choix n’est pas le fruit du hasard ou du simple
caprice puisque, comme nous verrons plus loin, la pensée de l’écrivaine
objet de notre étude est fort influencée par la pensée sartrienne.
Clara Malraux, née Clara Goldschmidt, devint connue à partir de
son mariage avec André Malraux et plus tard, après leur divorce, elle
devint célèbre comme écrivain avec la publication de Le bruit de nos pas
entre 19631 et 1979. Les six volumes qui composent cet ouvrage de
mémoires, ainsi que l’ensemble de ses contes et romans, restent un té-
moignage important de la réalité sociale de son époque et de l’évolu-
tion de la personnalité de l’auteure. Parmi les thèmes majeurs qu’elle y
développe il y a ses réflexions concernant les droits des femmes et les
rapports à l’intérieur du couple.
Étant enfant, elle se montrait déjà indépendante et rebelle, et se
plaignait du conformisme à son avis excessif des filles de son école : « Ce
qui nous étonnait le plus dans ces filles […] était leur soumission. Tou-
tes, elles étaient des acceptantes »2. Dès qu’elle commence à prendre
conscience des contraintes que la société de son époque imposait à la
condition féminine, son esprit de révolte ne fait que s’accroître : elle
refuse d’accepter l’ordre établi, de devenir une « acceptante ». Elle réflé-
chit au rôle des femmes qui étaient autour d’elle :

1 Elle avait alors 60 ans.


2 Clara Malraux, Apprendre à vivre, Grasset, Paris, 1963, pp. 161-162.
174 CRISTINA S OLÉ CASTELLS

Les destins féminins étaient simples, les femmes ressemblaient à ces coolies chi-
nois, dont un affreux bibelot posé sur la table de notre chambre était le délégué
chez nous : fixé autour du cou, puis reporté sur l’épaule, un bois retenait une
double charge qui tantôt s’alourdissait à droite, tantôt s’alourdissait à gauche : la
maternité et la conjugalité3.

C’était le cas de sa mère. Pourtant elle s’intéressait aussi aux raisons qui
avaient mené d’autres femmes à travaillaient pour gagner leur soutien
par elles-mêmes, comme leur bonne ou sa gouvernante. Cette pluralité
de chemins possibles ouvrait devant elle un large éventail d’options pour
l’avenir. Tout en respectant profondément sa mère, elle rêvait d’un avenir
moins simple et moins passif pour elle. Clara est une jeune femme intel-
ligente, cultivée et imaginative qui rêve de liberté et d’action. Elle avait
l’ambition de devenir écrivaine et, par ailleurs, voulait participer active-
ment à la construction d’une société nouvelle, plus juste et plus libre.
Dans sa jeunesse Clara a vécu en plein la crise de valeurs qui a eu
lieu après la Grande guerre, la mise en question des principes éthiques,
esthétiques et moraux jusqu’alors majoritairement incontestés, bref, les
changements sociaux de tout ordre que la guerre avait déclenchés ou
accélérés. Comme la plupart des intellectuels de l’époque, elle accuse la
génération de ses parents du désastre et du désarroi collectif qu’il a
entrainé : « L’ordre de nos parents avait abouti au pire massacre que l’hu-
manité ait connu. Nous ne voulions plus d’eux »4, écrit-elle. Et comme
la plupart des jeunes de son temps, se révolte.
Au sortir de la Grande guerre, au cours de laquelle les femmes avaient
dû remplacer les hommes partis pour le front dans les usines, les ate-
liers, dans la prise de décisions… il semblait qu’un modèle de société
était mort et qu’une distribution de rôles plus égalitaire s’ébauchait :

Depuis la guerre de 14-18 des changements importants s’ébauchaient dans la


condition féminine. Que de ces demi-progrès, auxquels consciemment ou in-
consciemment chacune de nous avait contribué, celles qui viendraient après nous
bénéficieraient, j’en étais sûre5.

3 Ibid., p. 79.
4 Clara Malraux, Nos vingt ans, Grasset, Paris, 2006, p. 75.
5 Clara Malraux, La fin et le commencement, Grasset, Paris, 1976, p. 55.
Clara Malraux ou la volonté d’exister 175

Elle comprit vite qu’elle se trompait. Mais cela ne fit qu’encourager son
esprit de révolte. Devenue adulte, l’un des buts les plus importants de
sa révolte sera la revendication des droits de la femme. Au contraire de
ce qu’établissaient les règles de la bonne société, Clara, malgré être issue
d’une riche famille bourgeoise, voulut garder son indépendance et, en
1920, elle accepta un poste de journaliste à la revue Action. Gagner sa
vie par elle-même la faisait sentir exister. Un an plus tard elle se mariait
contre le gré de ses parents à un jeune homme intelligent et cultivé
mais pauvre et sans métier : c’était André Malraux. Elle exigea au jeune
André liberté totale et réciproque. Il accepta, peut être sans connaître
toute la portée de son acquiescement, ou bien dans l’espoir d’apprivoi-
ser cet esprit libre…
Les mésententes à l’intérieur du couple commencèrent peu après.
Profondément amoureuse et fascinée par l’intelligence de son jeune
mari, qu’elle a toujours jugée « d’une supériorité évidente »6 Clara fai-
sait de son mieux pour ne pas se sentir marginalisée. Elle tenait à briller
devant lui et devant ses amis, à exprimer librement ses points de vue,
même s’ils contredisaient les opinions d’André. Se sentir approuvée,
mise en valeur par les gens qu’elle admirait était pour la jeune femme
son pain essentiel pour se sentir exister. Pourtant il ne supportait pas
qu’une femme prétendît se placer sur un plan d’égalité avec lui, et beau-
coup moins être désavoué par elle. Son idéal à lui était, au contraire,
celui d’une femme d’intérieur, intelligente mais effacée et serviable. Mais
la jeune Clara refusait de se taire et de renoncer à son rêve personnel
d’écriture et d’action. « Ce qui en moi vous plaisait, vous ne l’aimiez
que s’adressant à vous »7 lui reproche-t-elle. Elle ne tardera pas à se
rendre compte que sa vie avec André Malraux lui ôte peu à peu sa li-
berté : « Toute entière comme une femme d’autrefois, je m’étais remise
entre les mains de celui qui donnait une saveur merveilleuse à chacun
de mes instants »8 écrira-t-elle plus tard.

6 Clara Malraux, Nos vingt ans, op. cit., p. 76.


7 Ibid., p. 82.
8 Ibid., p. 94.
176 CRISTINA S OLÉ CASTELLS

L’incident de Banteay Srei en 1925 et la condamnation de son mari


à trois ans de prison ferme qu’il comporta, accusé d’avoir volé des bas-
reliefs, est une belle occasion pour se prouver à elle-même et à André
sa capacité d’action et, au moyen de l’action, pour s’affirmer : aidée
d’André Breton et de Marcel Arland, elle réussit à mobiliser les plus
prestigieux intellectuels français de l’époque et à obtenir finalement la
liberté de son mari. Au retour de celui-ci, au lieu de la reconnaissance
attendue, elle doit endurer des remontrances : « Pourquoi êtes-vous al-
lée chez ces gens qui sont mes ennemis ? »9. Il ne reconnut jamais qu’il
lui devait sa libération.
Clara dut faire face aussi à l’opposition d’André à la réalisation de sa
vocation d’écrivaine. De plus, Malraux croyait fermement au principe
de l’éternel féminin et censurait l’éloignement progressif de la femme
moderne de cet idéal, comme le censuraient également Breton, Apolli-
naire, Buñuel, Drieu la Rochelle et tant d’hommes qui se sont trouvés
devant un changement de mentalités qu’ils n’ont pas su accepter. Clara
Malraux fait allusion dans ses mémoires aux âpres discussions qui avaient
lieu entre elle et son mari à ce sujet et à son désaccord avec lui : elle ne
voulait pas dépendre d’un prototype établi, « mais me réaliser moi-même
selon moi-même »10. Ces mots que Clara a écrits, pourraient bien être
attribués à André lui-même, qui poursuivait juste le même but : la réa-
lisation de l’idéal de l’homme totalitaire préconisé par Nietzsche, un
idéal qui a triomphé dès le début du XXe s. dans les sociétés européen-
nes et qui a influencé la plupart des écrivains et l’ensemble des mouve-
ments d’avant-garde. Mais parmi la société masculine il était inimagi-
nable qu’une femme pût aspirer aussi à cet idéal. Au fil des années le
poids du passé, de la tradition, s’impose dans la vie du couple : « Tandis
que vous vous affirmiez de plus en plus, je m’effaçais de plus en plus.
[…] Peu à peu, je me sentais devenir sauvage et silencieuse. Je perdais
confiance en moi, je ne me sentais plus exister ni aux yeux des autres ni
même aux vôtres »11.

9 Ibid., p. 263.
10 Ibid., p. 110.
11 Ibid., p. 85.
Clara Malraux ou la volonté d’exister 177

Pour exister il lui faut les autres. Ce sont les autres qui lui donnent
l’existence, et ce sont également les autres qui la lui nient lorsqu’ils
l’ignorent. Les échos sartriens dans sa vision de soi et du monde sont
évidents. Lorsque, dans le deuxième volume de ses mémoires12, elle
narre son retour d’Indochine, seule dans le bateau qui la transportait à
Paris, elle décrit des scènes qui évoquent le Roquentin de La Nausée. À
bord du bateau, les références à sa solitude, à la souffrance qu’elle lui
cause et à son manque de confiance en elle sont une constante. Ne
connaissant personne, personne ne lui adresse la parole. Elle a honte de
soi et est persuadée que les autres passagers l’évitent et la rejettent préci-
sément parce qu’elle est seule. Ce n’est qu’à partir du moment où elle
fait la connaissance de Charles G. qu’elle reprend ses forces et devient
capable de regarder les autres passagers sur un plan d’égalité :

Le lendemain, il faut se lever. […] Si je ne monte pas sur le pont je ne suis qu’une
lâche. Mais non, ce n’est pas pour me prouver mon courage que je monte sur le
pont, parmi les autres, c’est pour recevoir d’une présence déjà familière ma dose
quotidienne de conscience d’exister13.

La personnalité trop dépendante de la jeune Clara n’est pas sans rap-


port avec quelques expériences vécues qui l’ont marquée depuis son
enfance : d’origine juive, elle a été éduquée dans le laïcisme. Sa famille
tenait à lui cacher ses racines et faisait tout pour qu’elle fût parfaite-
ment intégrée dans la société française. Pourtant depuis l’âge de neuf
ans Clara découvre qu’une partie de ses collègues s’écartent d’elle, et
qu’elle est mal accueillie par leurs parents quand ils apprennent qu’elle
est juive. Parfois elle doit endurer même des injures à cause de ses ori-
gines. Clara souffrait beaucoup de se voir traitée comme quelqu’un de
« différent » et de se sentir souvent marginalisée, alors qu’elle se sentait
une Française comme les autres. Ceci a sans doute exercé une influence
dans le développement de sa personnalité, et contribue à expliquer l’im-
portance extrême qu’elle attribue à l’opinion des autres au cours de son
enfance et de sa jeunesse.

12 Il s’agit du volume intitulé Nos vingt ans, qu’elle publie en 1962.


13 Clara Malraux, Nos vingt ans, op. cit., p. 204.
178 CRISTINA S OLÉ CASTELLS

En juillet 1936, lorsque la guerre civile espagnole éclata, Clara ac-


compagna André en Espagne, malgré les réticences de celui-ci. C’était
pour elle une nouvelle occasion d’agir, de contribuer à éviter le triom-
phe de la dictature en Espagne et en même temps de montrer à tous sa
capacité d’initiative et d’action. Mais André, comme la plupart de la
société masculine de l’époque, est d’avis que l’espace de la guerre est
fondamentalement destiné aux hommes et à l’action « virile »14, dont la
femme est exclue. Face à l’enthousiasme et à l’hyperactivité d’André, le
séjour en Espagne de Clara est marqué par le désarroi et le sentiment
d’inutilité, car on lui refuse de prendre part activement dans les déci-
sions, dans les démarches importantes… Elle prend conscience alors
qu’il lui faut trouver son propre chemin, et que la quête de ce chemin
comportera au contraire de ce qu’elle avait espéré, la rupture du couple,
car André refuse d’accepter que sa femme ait des initiatives ailleurs qu’au
sein du foyer. Elle définit son mari, comme le fera également plus tard
Sophie de Vilmorin, le dernier amour de l’écrivain ministre, comme un
homme « possessif et d’une extrême jalousie », qui « avait une concep-
tion d’avant-guerre du rôle de l’épouse »15.
C’est en Espagne qu’elle prend la décision ferme qu’elle veut abso-
lument « cesser de vivre par procuration […] faire quelque chose, n’im-
porte quoi, quitte à me casser la figure »16. Et en septembre 1936 Clara
quitte l’Espagne et rentre seule à Paris. Là elle devra faire face au drame
de la solitude et à la double responsabilité d’avoir à prendre des déci-
sions et à s’occuper de sa fille Florence, désormais sans aucun soutien.
Sa vie avait été jusqu’alors une longue enfance, au cours de laquelle elle
avait passé de la tutelle de ses parents à celle de son mari. Toujours
choyée et protégée par les uns et les autres, elle avait joué la non confor-
miste sans trop risquer, car elle savait qu’elle avait derrière elle la protec-
tion de ses êtres aimés.

14 Clara détestait ce mot qu’André utilisait souvent dans le sens de « noble ».


Cf. Clara Malraux, La fin et le commencement, op. cit., p. 118.
15 Sophie de Vilmorin, « L’ultime amour d’André Malraux », entretien. L’Express
15-04-1999. Voir aussi à ce sujet Sophie de Vilmorin, Aimer encore, Gallimard,
Paris, 1999.
16 Clara Malraux, La fin et le commencement, op. cit., p. 131.
Clara Malraux ou la volonté d’exister 179

J’ai beaucoup joué, ce qui, à mes propres yeux, ne me rend pas plus estimable. J’ai
joué au risque, au danger, à la grandeur d’âme, puis un jour j’ai été dépassée par la
réalité, une seule route s’est ouverte devant moi pour m’accepter et, au besoin,
mourir ! Alors j’ai cessé de jouer17.

À partir de la séparation du couple, Clara découvre vite que les consé-


quences de sa révolte contre l’ordre établi et de sa volonté d’affirmation
sont lourdes. Quelques « amis » communs du couple, dont Gide ou l’avia-
teur Corniglion Molinier, se détournent d’elle : ils étaient persuadés que
la forme dont elle avait revendiqué sa liberté n’était pas admissible et ont
serré les rangs derrière Malraux. « Je suis seule, je ne suis plus rien, je ne
suis personne. Je suis cela qu’on rejette. Si je me tuais, je tuerais une
inexistence »18, écrit-elle. Les échos sartriens de ces mots sont à nouveau
évidents : comme le préconise l’écrivain existentialiste, elle a conscience
qu’elle « est », mais elle sent qu’elle n’a pas encore atteint « l’existence ».
La Seconde Guerre mondiale lui fournit les moyens pour y parvenir.
Seule avec sa fille de 7 ans, elle quitte Paris lors de l’occupation, à cause
de sa condition juive, et cherche refuge dans le Midi. Tombée dans la
misère, manquée d’argent et sans abri, Clara commence un long pèleri-
nage à travers de nombreux villages dans la zone libre. La solitude lui est
alors plus insupportable que jamais, mais elle est obligée de prendre les
commandes de son destin pour se procurer nourriture et abri, pour préser-
ver sa vie et celle de sa fille. Les premiers mois de la guerre lui servent à
prendre conscience que le plus gros de sa détresse, de sa misère, est autant
d’ordre matériel que spirituel. C’est seulement alors que la véritable cons-
truction de soi commence. Les décisions constantes qu’elle aura à prendre
sans aucune aide, ont été déterminantes pour fortifier sa confiance en soi.
La guerre la mène à réfléchir également sur sa nature juive, à s’ac-
cepter comme telle, à en assumer publiquement les conséquences19, et

17 Ibid., p. 73.
18 Clara Malraux, Nos vingt ans, op. cit., p. 203.
19 En juin 1942, à la suite d’un ordre du gouvernement collaborationniste de Pétain
qui exhortait les juifs de se déclarer comme tels à la mairie la plus proche, Clara
décida de s’y rendre. Elle voulait : « accomplir mon devoir, être à la hauteur
de moi-même, ne pas me renier… » (Cf. Dominique Bona, Clara Malraux,
Grasset, Paris, 2010, p. 97). Ceci était désormais prioritaire pour cette femme qui
180 CRISTINA S OLÉ CASTELLS

à s’engager dans la lutte contre la barbarie nazie. Dans le dernier vo-


lume de ses mémoires, elle rapporte une fresque fort détaillée de la vie
en France sous l’occupation, des contraintes que subissaient les juifs, de
la vie dans les camps, où quelques amis étaient prisonniers.
Entrée dans la Résistance vers la fin de 194120, à côté d’écrivains
comme Edgar Morin, Benjamin Crémieux, Jean Cassou et bien d’autres,
elle se consacra corps et âme à l’action, à la révolte contre l’occupant,
contre la guerre et l’injustice, et pour la liberté des individus. Au début
son engagement est pour elle une thérapie qui la délivre de penser et de
se penser et qui en même temps lui permet de rencontrer des gens
nouveaux, de nouer de nouvelles amitiés… Mais petit à petit les idéaux
politiques et sociaux prennent le dessus. Clara constate que le résultat de
ses actions, si modestes soient-elles, est susceptibles d’avoir une transcen-
dance, de contribuer à changer l’avenir de son pays. Elle dépasse ainsi
progressivement son « enfance » psychologique, devient plus sûre d’elle,
ses idéaux deviennent plus fermes et par conséquent elle ressent de moins
en moins la nécessité de se sentir protégée et approuvée par les autres.
En même temps elle se lance à écrire, et entre 1940 et 1942, dans
des conditions matérielles fort précaires, elle écrit son premier roman,
Portrait de Grisélidis, largement autobiographique. Elle avait déjà pu-
blié en 1938 Le livre des comptes, une nouvelle d’une vingtaine de pages
où elle dressait sa liste des griefs contre André tout en lui déclarant son
amour. Portrait de Grisélidis témoigne d’une évolution importante dans
la pensée de l’auteure. Elle y réfléchit sur la soumission et la tyrannie
dans l’amour et y revendique les droits des femmes. Dans sa concep-
tion de l’amour Clara n’a jamais partagé la vision sartrienne : toute sa
vie elle sera d’avis que l’amour est possible à condition que chacun
respecte la liberté de l’autre.

avançait dans le chemin de son affirmation, malgré ne pas partager la foi de ses
ancêtres. Peu après les résistants volèrent les archives municipales, ce qui épargna
Clara, comme tant de juifs, d’un destin incertain. Mais le geste de Clara symbo-
lisait pour elle sa conciliation avec ses origines.
20 La Résistance était à ses débuts en 1941, elle n’était pas encore unifiée et elle
n’avait pas encore pris ce nom. Clara milita dans le groupe « France Libre ».
Clara Malraux ou la volonté d’exister 181

Comme l’écrit Dominique Bona, ce premier roman est « à la fois


confession et libération »21. Le roman témoigne d’une ouverture de
l’auteure vers la société de son époque et d’une vision d’ensemble qui
étaient absentes dans Le livre des comptes. Elle réussit à dépasser la sim-
ple anecdote, pour inviter le lecteur à méditer sur des questions qui
touchent la société toute entière. « Ce n’était pas tant à moi – cela aussi
bien sûr – que je voulais attacher le lecteur, mais à mon destin de femme
d’une certaine époque et d’un certain lieu »22. Dès décembre 1942 jus-
qu’à avril 1944 Clara publie régulièrement des articles dans la revue
Confluences 23. La littérature devient pour elle un moyen pour réfléchir
et pour se réfléchir, pour se rencontrer soi-même et pour rencontrer les
autres. Elle est une forme d’action.
Au cours des années 1943 et 1944 la répression de l’occupant s’in-
tensifie en France. Ce sont deux années particulièrement dangereuses
pour Clara. Malgré cela ce sont aussi les années où son action dans la
Résistance est devenue particulièrement intense, où sa personnalité de-
venant de plus en plus solide, elle assume le plus de risques et d’initia-
tives, ce qui, à son tour, raffermit la conscience de son identité et sa
passion pour l’action sous la forme de la révolte.
Pourtant, l’« action » à laquelle elle se livre, n’a rien à voir avec l’hé-
roïsme lié au courage guerrier, tel que le concevait la société de son
époque :

Aujourd’hui encore je me répète volontiers que le courage ne m’inspire qu’un


faible respect, plus faible que la patience […], que l’esprit de suite […], que la
générosité à quoi j’aspire et que cette vertu, spécifiquement féminine qui n’a même
pas de nom et qui implique que l’on peut se mettre à la place d’autrui. Soyons
clair : je hais le courage de forfanterie, j’en ai trop souffert. […] ce qui peut s’ob-
tenir par l’effort ou par la douceur, qu’on l’obtienne ainsi, fût-ce à un peu plus
longue échéance. Et que les femmes remettent enfin en question les valeurs qui
leur furent imposées.24

21 Dominique Bona, Clara Malraux, op. cit., p. 344.


22 Clara Malraux, Et pourtant j’étais libre, Grasset, Paris, 2006, p. 57.
23 Confluences était dirigé par René Tavernier, qui faisait partie de la Résistance.
24 Clara Malraux, Et pourtant j’étais libre, op. cit., pp. 173-174.
182 CRISTINA S OLÉ CASTELLS

Son engagement dans l’action de la révolte est un engagement paci-


fiste, qui rejette la violence et le meurtre, qui méprise le bruit et la
parade. Elle est persuadée que le véritable courage est fait de persévé-
rance, de patience et de ténacité silencieuses. « Le courage qui ne fait
pas étalage de sa force, le courage amenant à avancer tout en sachant
que cet effort pourrait être une fausse route, tel est son véritable idéal »25.
Sa collaboration avec la Résistance a comporté également la trans-
formation de ses rapports avec les autres et de sa vision de la société :
insensiblement sa dépendance de l’approbation d’autrui évolue vers une
relation entre égaux, à l’intérieur d’une communauté d’êtres libres, dont
certains partagent des sentiments ou des idéaux. Ce sont les autres –
jadis hostiles et mépriseurs – qui l’ont aidée à conquérir sa maturité
intellectuelle. Dans le dernier volume de ses mémoires, elle avoue :

J’ai écrit, j’ai lu beaucoup grâce à une bibliothèque municipale, j’ai patrouillé
dans le bouddhisme grâce à un swami exilé, dans la philosophie grâce à Janké,
dans les débuts de la sociologie grâce à Meyerson, dans le jardinage grâce à Ma-
dame C., dans l’action grâce à Jean, dans l’histoire grâce à Caffi. Je dois beaucoup
à beaucoup de gens26.

En avouant sa dette envers la société elle signe la paix avec elle. Seule-
ment alors son angoisse et sa souffrance intérieure se muent en paix
intérieure, son humiliation en humilité, son esclavage en liberté.
La guerre a mené donc la jeune fille riche et choyée qu’elle avait été
à découvrir le réel dans toute sa complexité, ce qui lui a permis de
mieux comprendre la nature de la condition humaine et la relativité de
toutes les choses. Elle a avancé vers l’âge adulte. Les expériences vécues,
la misère et les souffrances endurées au cours du conflit, ont mis à
l’épreuve sa capacité de réflexion, d’adaptation et d’initiative, elles ont
également fortifié son courage et l’estime de soi. Elle a finalement réussi
à construire son existence : « Je possède désormais un passé personnel,
un passé qui ne se transformera plus au gré d’un autre, un passé que je
tiens au creux de mes mains, comme un oiseau vivant »27, écrit-elle.
25 Dominique Bona, Clara Malraux, op. cit., p. 362.
26 Clara Malraux, Et pourtant j’étais libre, op. cit., pp. 127-128.
27 Clara Malraux, La fin et le commencement, op. cit., p. 230.
Clara Malraux ou la volonté d’exister 183

Après la guerre Clara a continué sa lutte pour l’égalité entre les


hommes et les femmes, et en général pour une société plus juste aussi
bien au moyen de la littérature que comme activiste. Elle s’est montrée
favorable à la décolonisation de l’Algérie. En 1967, lorsque le conflit
israélo-arabe éclate, elle s’engage en faveur du dialogue tout en s’en
tenant à sa condition juive. Plus tard, lors des événements de mai 1968,
elle milite aux côtés des étudiants de Nanterre28. Concernant ces événe-
ments, elle a écrit :

Nous avons compris alors que l’on pouvait vouloir changer le monde […] que les
femmes ne continueraient plus longtemps à jouer les colonisés, à se soumettre à
des valeurs imposées par l’homme, nous avons enfin compris qu’il était bon de ne
pas se mobiliser uniquement en vue de changements économiques29.

C’est après la guerre qu’elle a écrit la plupart de ses œuvres de fiction


ainsi que ses mémoires. Dans une partie importante de ses contes et
romans il y est question de femmes qui, comme elle, se sont révoltées
contre les contraintes imposées par la société. Elle y fait également de
nombreuses réflexions sur l’amour, sur les rapports entre les êtres hu-
mains… Au moyen de sa littérature elle a voulu laisser témoignage de
son époque, de sa pensée et du combat qu’elle a mené aux générations
qui vont suivre.
Quelques critiques ont défini Clara comme une révolutionnaire ro-
mantique et réformiste30, affirmation que nous partageons. Pourtant
elle n’a pas été la dupe de ses rêves ou de ses émotions : elle a prophétisé
qu’un changement profond du rôle social de la femme aurait lieu dans
l’avenir, mais en même temps elle se montre prudente et rationnelle
lorsqu’elle manifeste son inquiétude pour le résultat de ces nouveaux
rapports entre hommes et femmes qu’elle anticipe : « il reste à savoir
ce que sera l’édifice que nous allons construire ensemble »31. Elle est
consciente qu’une longue période d’apprentissage sera nécessaire aux

28 Elle avait 71 ans alors.


29 Clara Malraux, Et pourtant j’étais libre, op. cit., p. 212.
30 C’est le cas de Dominique Bona, Clara Malraux, op. cit., pp. 52-53.
31 Clara Malraux, La fin et le commencement, op. cit., p. 121.
184 CRISTINA S OLÉ CASTELLS

femmes, que les résultats de la nouvelle organisation sociale ne seront


pas immédiats et que les obstacles que les femmes auront à surmonter
seront considérables et seront sans doute profités pour ceux qu’elle ap-
pelle les « antiféministes » afin de les discréditer. Mais malgré tout elle
est persuadée que le combat vaut la peine, ne fut-ce que pour avancer
d’un petit pas vers une plus grande justice sociale.
185

Femme et pouvoir : les enjeux des écritures


du moi féminines Arabes au 20e siècle
JALILA TRITAR

I. Aperçu historique

Le mouvement féministe arabe1, et notamment égyptien, a connu une


longue période de maturation, qui commença dès la fin du 19e siècle,
pour s’affermir pleinement durant les années vingt et trente du 20e siècle.
A l’origine de cette maturation, se profile un contexte historico-
politique, où la question de modernité et de renaissance arabe, devient
omniprésente, ceci face à la supériorité quasi-écrasante d’un occident
puissant, qui se présentait à la fois comme un modèle, et un ennemi
réel dans ses desseins impérialistes.
Face à ce défi historique de taille, l’intelligentsia du monde arabe
réalisa l’urgence de se re-structurer sur tous les plans, politique, social et
éducatif. Bref, l’époque était celle des réformes et des mutations. L’iden-
tité arabo-musulmane, dans toute ses implications, touchant notam-
ment au statut de la femme, était au cœur du débat.
Ainsi, la question féminine n’était en fait que la corrélation du défi
historique lui-même. L’émancipation et la libération des femmes de-
vinrent une condition nécessaire à la réussite de la réforme sociale.
En effet à la veille des années vingt, et grâce à l’activation du proces-
sus de scolarisations des filles, l’essor de la femme Arabe ne faisait plus
de doute : écrivaines, et surtout journalistes actives, elles émergeaient
du silence et de l’anonymat, affichant une visibilité culturelle éclatante,

1 Pour une plus ample connaissances des écritures féminines arabes des années vingt,
voir l’ouvrage collectif suivant : Al-nis " al-carabiyy "t f ) al-cishr)n"t : huduran wa
huwiyyatan, tajamuc al-b"hith"t al-lubn"niyy"t.
186 JALILA TRITAR

salons littéraires et revues féminines, étaient le signe d’une mutation


sociale irréversible (on compte prés de 30 revues féministes à la veille de
l’insurrection nationaliste égyptienne de 1919).

Dans ce contexte social où la femme s’inséra dans les maillons du tissu


social et culturel, nous pouvons citer une cohorte de féministes actives :
Hud " sha craw)2 (1879-1947), militante nationaliste, et chef de file
des féministes Arabes. Son œuvre maîtresse fut ses mémoires, où elle
relata son expérience politique et sa lutte patriotique ainsi que son pro-
gramme féministe.
Mal "k Hafn)N"şif 3 (1886-1918), écrivaine de grande envergure,
elle incarna l’image d’une féministe érudite, digne de respect.
Nabawiya M-s " 4 (1886-1951), était la première égyptienne à pou-
voir décroché le baccalauréat en 1907, interdit jusqu’alors aux filles.
Elle a voué sa vie à l’enseignement et à la fondation d’établissement
scolaires féminins.
M"y Ziy "da5 (1886-1941), était d’origine libanaise, installée avec
sa famille en Égypte elle tint un salon littéraire (1912-1932) qui ac-
cueilli les plus grands hommes de lettres de son époque.
La deuxième génération qui se place dans cette même lignée, est
celle de Lat )fa Zay "t6 (1923-1996), universitaire gauchiste et roman-
cière, Naw"l Sa cdaw )7 (1931-), écrivaine rebelle et médecin, elle in-

2 H. Shacraw), mudhakkir "t ra’ dat al-mar’a al-carabiyya al-had )tha Hud " Sha craw),
d"r al-hil"l, 1981.
3 Journaliste et écrivaine féministe Egyptienne. Elle signa ses articles au nom de
« b"hithat al-b"diya ». son œuvre maîtresse s’intitule : « nis" iyy"t », publiée : t. I,
1910, t. II, 1925.
4 N. M.s" publia à partir de 1937, ses souvenirs dans sa revue « al-fat"t ». L’en-
semble des articles a été revu et publié par l’écrivaine dans un livre qui s’intitule
« hay "ti bi qalam) ».
5 May Ziy"da à écrit trois œuvres biographiques, (B "hithat al-b "dia, 1920), (caisha
taym-r, 1926), (Warda al-y "ziji, 1926).
6 Son œuvre autobiographique s’intitule, hamlat taft )sh, awr "q shakhsiyya,maktabat
al-usra, 2004.
7 L’œuvre autobiographique de N. Sacdaw) s’étend sur trois volume, elle s’intitule :
Awr "q )…hay "t ), d"r al-ad"d, 2000-2001.
Les enjeux des écritures du moi féminines Arabes au 20e siècle 187

carne aujourd’hui, l’image de la féministe arrogante. Ses écritures, har-


dies et intransigeantes, continuent à soulever la colère des conservateurs
du monde Arabe.
Les écritures personnelles de ces écrivaines et militantes (autobio-
graphie, mémoire, témoignage…), retracent pour nous un itinéraire
exceptionnel, puisque les expériences relatées sont le signe d’un pas-
sage historiquement marqué par une mutation d’envergure, c’est-à-dire
l’ébranlement d’un monde en évanescence et l’avènement d’une so-
ciété Arabe nouvelle en quête de valeurs plus modernes, ainsi le défi
historique était de taille.
Dans cette perspective, les écrivaines citées avaient pour mission
de réviser le statut de la femme et de négocier ses rôles sociaux, ce qui
les exposait à naviguer contre le courant des conventions ancrées dans
les mentalités sclérosées, notamment masculines. Le corpus des écri-
tures du moi féminines se présente d’emblé comme d’abord un défi
impressionnant de soi à soi, mais aussi défi face à une nouvelle his-
toire qui reste à créer avec la vive participation de la femme cette fois.
L’enjeu politique était crucial à cette époque, puisqu’il détermine les
rapports de forces en général et celui des deux sexes en particulier. L’ex-
périence scripturaire biographique faisait largement part à l’initiation
politique, qui n’était que le retentissement de l’expérience politique
pratique, une vraie épreuve d’expérimentation du monde, jusqu’alors
exclusivement réservée aux hommes.

II. Les relations aux instances du pouvoir

1. Sur le terrain de la masculinité : l’épreuve politique

Dans ses mémoires Hud" Shacraw ) relate l’expérience politique tumul-


tueuse et hyperactive d’une dame qui appartient de part ses origines
maternelles à l’aristocratie Turque. Elle fréquentait les princesses de
la famille royale, ainsi que les dames Egyptiennes de la haute société.
188 J ALILA TRITAR

Pendant la première décennie du 20e siècle, elle était d’ores et déjà


impliquée dans des œuvres de charité féminines, et appartenait par con-
séquent à des cercles de pré féministes cultivées, qui débattaient de cul-
ture et travaillaient à promouvoir le statut social de la femme Arabe.
Cette sensibilité féministe trouva, dans les incidents politiques du mi-
litantisme anti-colonialiste de 1919, l’occasion de pouvoir s’exprimer
dans un cadre politique institutionnalisé (le parti des délégués, ou
wafd ), qui représentait en ce temps le front nationaliste le plus puis-
sant. Le mari de H. Sha craw ), cali Sha craw ) qui était son aîné de qua-
rante ans, et lui-même à la tête du parti, l’encouragea à étendre son
activité politique, afin de mobiliser la masse féminine pour soutenir
l’émeute wafdiste de 1919. Aristocrates dans leurs voitures brandissant
le drapeau Egyptien, et femmes du peuple, elles s’unissaient pour une
seule et même cause : l’indépendance nationale. Pour la première fois
dans l’histoire de l’Egypte, les femmes osèrent descendre dans la rue
dévoilées, criant leur colère quant à l’exil à Malte des leaders wafdistes,
ainsi que Sa cd Zaghl -l, le chef du parti. H. Sha craw ) raconta dans ses
mémoires les détails de cette manifestation sans précèdent dans l’his-
toire de son pays, en focalisant sur l’unité, le courage et la ténacité des
femmes en révolte. Raconter, les manifestations féminines, est ici sy-
nonyme de faire voir, d’officialiser et de rendre visible l’accomplisse-
ment d’un groupe social nié et ignoré. Il s’agissait donc de déployer
dans l’espace scripturaire même, la représentation d’un espace social
nouveau, où s’affiche une volonté d’exister féminine, perçu et reconnu
comme telle. Par ailleurs, la mémorialiste inséra la correspondance
qu’elle adressa en parallèle aux femmes étrangères, pour les sensibili-
ser à l’injustice coloniale. En 1920 H. Shacrawî se résout à fonder « l’as-
sociation centrale wafdiste des dames », qu’elle présida avec une majo-
rité de voix. Tout un programme politico-social à été élaboré dans le
but d’orienter l’activité politique féminine, afin qu’elle ne se dissout
pas dans les stratégies de lutte masculine, qui n’étaient pas toujours
convaincantes et salutaires. Le programme féminin voulait mener de
front une activité politique anti-colonialiste (pétitions, boycottage éco-
nomique des produits étrangers, mise au point de réformes touchant
à la constitution, participation au débat politique dans les journaux),
Les enjeux des écritures du moi féminines Arabes au 20e siècle 189

et la mise en place de projets concrets qui visent l’amélioration sociale


à long terme (construction d’écoles et de dispensaires pour aider les
familles pauvres). Le financement était assuré par les dons collectés au
sein des associations féministes par les membres aisés ; princesses et da-
mes de la haute société, ainsi que la participation bénévole de cadres,
tel que médecins et enseignants.
Les mémoires de H. Sha craw ) exhibent avec une fierté sans égale,
son parcours de militante, ainsi que la solidarité féminine de son en-
tourage, mobilisé pour la cause patriotique. Le je féminin, enrichi par
sa propre expansion et enchanté par ses prouesses, qui le propulsent au
rang d’« acteur historique », redessine les contours d’une nouvelle iden-
tité, qui milite pour s’affranchir de la tutelle masculine. C’est une iden-
tité qui s’était forgée par l’action et dans l’action historique. En effet les
mémoires ne fonctionnent pas ici, seulement en tant que témoignage
authentique, qui rétablit des vérités historiques de première main, sus-
ceptibles d’être falsifiées ou occultées par l’histoire canonique. Le texte
mémorial exerce une autorité idéologique réelle, puisqu’il met en exer-
gue une voix de femme de taille, qui dialogue avec les choix politiques,
et les schèmes idéologiques de son siècle. La mémorialiste, dans ses
correspondances avec S. Zaghl -l, insérées dans les mémoires, renverse
l’ordre des valeurs, puisque sa voix transparaît dans un élan de supério-
rité manifeste, à celle du leader critiqué, et replacée dans un contexte
d’intrigues. Elle déjoue les abus politiques mettant le profit personnel
des hommes au dessus de la cause patriotique noble.
Désormais, la contribution de la femme Arabe au mouvement de
libération nationale la dote d’une visibilité historique légitime, qui l’avait
promu au rang de citoyenne. Á partir de 1923, cette visibilité atteint
une nouvelle performance, elle devint internationale. Reconnu, au delà
des frontières, dans son statut de leader féministe, H. Sha craw ), en com-
pagnie de N. M-s " et de S. Nabr "w ), représentèrent l’Egypte au con-
grès de « l’union internationale des femmes », qui s’est tenu à Rome en
1923. Elles étaient les ambassadrices de la femme orientale, auprès de la
communauté féministe occidentale. Le but ultime du voyage était la
démystification de la femme orientale, l’exposition de la question na-
tionale, et l’ouvrage pour la paix dans le monde. En cette occasion, la
190 JALILA TRITAR

mémorialiste nous raconta, comment elle a eu l’idée de se faire faire un


drapeau de son pays, où le croissant s’entrelaça avec la croix, cette idée
géniale fut récompensée par l’emplacement du drapeau Egyptien du
côté de la tribune et à gauche du drapeau Italien. De retour au pays, H.
Sha craw ) fut reçue en héroïne féministe, elle fonda la première associa-
tion de « l’union des femmes Egyptienne ». En 1928 elle tint une revue
en langue Française : « L’Egyptienne », afin de rendre compte des condi-
tions de la femme Egyptienne, et de son évolution moderne.
H. Sha craw ) continua à plaider la cause féministe, en multipliant sa
participation au congrès internationaux féministes : Vienne, Washing-
ton, Berlin, Paris…Désormais, nous assistons à une vraie renaissance
de la femme Arabe moderne.

2. La négociation du pouvoir symbolique

Qu’est ce que écrire ses mémoires, pour une femme telle que H. Sha cra-
w ) ? S’agit-il, tout simplement, d’un effet de miroir où le vécu vient se
réfléchir dans l’écrit ? ou encore, serait-elle le simple témoin, qui vient
déposer au pieds de l’histoire, son propre témoignage ?
En fait, écrire est déjà un acte. Cet acte est loin d’être anodin, il est
socialement et culturellement codifié. Longtemps, dans les sociétés pa-
triarcales, le rôle premier des femmes n’a jamais été l’écriture, il le leur a
été plutôt interdit dans bien des cas. Dans la structure de domination
masculine8, les rapports de force qui régissent les rôles sociaux, ou
(gender) associent l’oralité voire le bavardage ou le silence à la femme,
l’écriture et l’éloquence à l’homme. L’écriture est donc un vrai privi-

8 La structure de la domination masculine est « le principe ultime de ces innombra-


bles relations de dominations / soumission singulières qui, différentes dans leur
forme selon la position dans l’espace social des agents concernés – parfois im-
menses et visibles, parfois infinitésimales et quasi invisibles, mais homologues et
unies, de ce fait, par un air de famille –, séparent et unissent, dans chacun des
univers sociaux, les hommes et les femmes, maintenant ainsi entre eux la « ligne
de démarcation mystique » dont parlait Virginia Woolf », in Pierre Bourdieu, La
domination masculine, Seuil, Paris, 1998, p. 115.
Les enjeux des écritures du moi féminines Arabes au 20e siècle 191

lège, conçu comme typiquement masculin, parce qu’il véhicule un pou-


voir de première importance, nommé : « pouvoir symbolique ». Pierre
Bourdieu définit ainsi ce pouvoir « quasi magique », « pouvoir de consti-
tuer le donné par l’énonciation, de faire voir et de faire croire, de con-
firmer ou de transformer une vision du monde et par là, l’action sur le
monde, donc le monde… »9. L’écriture est donc un acte de régularisa-
tion idéologique, voire de manipulation, puisqu’elle vise à maîtriser les
schèmes de représentations sociales en vigueur, et ceci dans une rela-
tion bien déterminée – selon Bourdieu –, où celui qui exerce le pouvoir
est tenu pour légitime aux yeux de ceux qui le subissent.
Prendre la plume pour écrire ses mémoires est déjà, pour une femme,
un écart, et même un défi historique de taille, car il suppose le renver-
sement d’un ordre social bien établi. Bien plus, il affiche un esprit de
rébellion féminin, qui s’aventure à négocier, à ré-évaluer les rapports de
force entre les deux sexes.
Puisque la force illocutoire, génératrice d’autorité, reste selon Bour-
dieu prise dans une relation institutionnelle et non dans une per-
formance langagière, nous avons constaté que le discours mémorial de
H. Sha craw ) était constamment confronté à son « coefficient symbo-
lique négatif » : l’écriture femme pourrait-elle s’affirmer pleinement et
paisiblement comme telle dans une structure de domination mascu-
line, où la légitimité féminine n’était pas encore de mise ? D’où l’obli-
gation de convaincre et de chercher à fonder dans le discours même
cette légitimité usurpée et contestée. La mémorialiste dénonce, dans
ce sens, la perversité de la collusion masculine. En effet après avoir en-
couragé le militantisme féminin, les leaders ont refusés aux femmes le
droit au vote et à l’élaboration de la constitution. L’action féminine se
trouve toujours ainsi menacée d’être détournée, confisquée, ou même
rejetée. Le conflit d’idées entre S. Zaghl-l et la mémorialiste, se lit en
filigrane, comme étant un conflit d’autorité symbolique, où le dialogue
devient formel, voir impossible. Le plein exercice d’une autorité symbo-
lique féminine restait toujours pris au piége de la précarité de la situa-
tion énonciative féminine, marginalisée par la structure de domination

9 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Fayard, Paris, 1982, p. 210.


192 J ALILA TRITAR

masculine. La confrontation à l’adversité sournoise masculine, au-delà


du consensus national, alimenta le défi féministe. La mémorialiste ira
au bout de l’exploration de ses limites, tout en développant une image
idyllique d’une héroïne nationaliste incorruptible et intransigeante. La
référence à Jeanne d’Arc fut l’alternative d’exaltation d’une représenta-
tion féminine solidaire, au-delà des frontières géographiques et cultu-
relles. L’espace scripturaire fonctionne ici comme un anti-monde, le
substitut au monde réel habité par la violence masculine, le paradis au
féminin où l’écrivaine déploie son génie contestataire pour surmonter
une entité féminine négative, et poser les jalons d’une identité posi-
tive, qui se sert du cumul autoréférentiel féminin, pour se constituer
en sous culture, qui ouvre dans la structure de domination masculine,
une brèche susceptible de réviser le champ des représentations sociales
dominantes.

III. Conclusion

Gloire et déchéance

Les mémoires de H. Sha craw ), ainsi que les écrits autobiographiques de


ses contemporaines, laissent transparaître un malaise fatal au niveau
relationnel et intime. En effet, la vision « androcentrique » du monde
déstabilisa l’élan des femmes émancipées, puisqu’elles étaient perçues
tantôt comme rivales, tantôt comme des êtres ayant perdu leur fémi-
nité. Le remaniement des rôles sociaux avait fini par embrouiller les
paramètres identitaires différentiels : masculin / féminin. Les hommes,
eux mêmes furent déstabilisés, et les femmes étaient confrontées à une
impasse : entre la conformité à un éternel féminin, passé de mode, qui
les mystifié, et l’adoption d’une nouvelle identité expansive, elles
n’avaient plus le choix. Femmes libérées, femmes déchirées, l’histoire
de chacune n’échappa guère à l’aliénation : H. Sha craw ) n’a jamais vécu
en phase avec son mari, N. M-s " adopta une allure masculine et refusa
Les enjeux des écritures du moi féminines Arabes au 20e siècle 193

le mariage. N. Sa cdaw ) considéra la féminité comme le pire des jurons


qu’on puisse lui adresser. La palestinienne Fadw " T-q "n (1917-2003)
s’autocensura dans son autobiographie, eWODEHOOH0=L\ "GDWHUmina
presque sa vie dans un asile : elle vécu seule, sans mari et sans enfants ;
les grands hommes du siècle se retirèrent de son salon et de sa vie, ne lui
laissant que le mirage d’une image idyllique, qui ne pouvait que lui
rendre insupportable son acheminement inéluctable vers la vieillesse et
la mort.
Les Tunisiennes ont-elles une histoire ?
de Emna Ben Miled
JAMILA BEN MUSTAPHA

Devant un sujet tel que le nôtre, il nous semble, tout d’abord, qu’il y
aurait 2 niveaux à distinguer : celui des faits, et de l’écriture qui en rend
compte ; le plan événementiel et celui de la science humaine qu’est l’his-
toire, s’occupant de décrire, d’expliquer et d’interpréter le passé, dans
ses aspects les plus divers et les plus complexes, mais aussi, de tous les
écrits s’intéressant à ce domaine comme les mémoires, les romans his-
toriques etc… Nous avons, ainsi, à nous demander s’il y a eu autant de
femmes actrices de l’histoire que d’historiennes, mémorialistes ou ro-
mancières pour s’intéresser aux faits du passé, de façon générale, et pas
forcément, uniquement, à ceux qui ont été accomplis par la femme.
Il est évident que l’époque moderne, et cela depuis environ deux
siècles, a vu un éveil du « deuxième sexe », sa lente promotion à ces deux
niveaux, et ceci essentiellement en Occident.
Mais si le problème de la présence de la femme, à la fois, en tant que
personne historique et témoin de l’histoire se pose pour tout le reste du
passé, cela est, bien sûr, dû à une grande carence ayant existé au niveau
de son action publique, politique, et aussi au niveau des récits d’écrivaines
destinés à en rendre compte. Concernant les faits marquants de l’his-
toire, notamment politiques, mais aussi économiques et culturels, la
femme – présente, évidemment, dans la société par son rôle capital
dans la perpétuation de l’espèce, mais encore par sa participation, de
tout temps, non seulement aux activités domestiques, mais aussi, éco-
nomiques, familiales et artisanales – a brillé, globalement, par son ab-
sence dans le domaine des activités dangereuses et à risques, la con-
quête du pouvoir politique et la guerre, par exemple, réservées à son
partenaire, plus mobile et déchargé du fardeau des soins apportés à sa
196 JAMILA BEN M USTAPHA

progéniture, comme dans celui de la création technologique, scienti-


fique et artistique. L’homme a bien dû subvenir à l’existence de sa des-
cendance, mais il a été dispensé de l’obligation d’être cloué, avec eux,
dans le même espace, ce qui a dû être assumé par sa partenaire et n’a pas
été sans conditionner son destin ultérieur.
Il y a, certes, eu des reines, des guerrières dont l’existence, en Orient
comme en Occident, a de temps en temps constitué une exception à
cette règle, et, même en dehors de ces rares cas, la femme a pu jouer un
rôle dans le domaine politique. Mais son statut était, alors, plutôt celui
d’incitatrice, d’intrigante tenue de rester dans l’ombre que celui d’ac-
trice véritable ; d’où le fameux adage : « Derrière tout grand homme, il y
a une femme » qui, voulant, en principe, souligner l’importance du
deuxième sexe, ne fait, au contraire, par l’adverbe qui commence la
phrase, que souligner le rôle accessoire, secondaire qu’elle a dû tenir par
rapport à l’action masculine.
Le problème supplémentaire qui se pose aussi, concernant la femme
face aux défis de l’histoire, est que, même si elle a eu des activités plus ou
moins importantes dans le champ historique, les femmes se sont trou-
vées le plus souvent minimisées ou carrément occultées par les historiens
hommes. D’où la nécessité, pour les chercheurs s’intéressant à la question
féminine, de réécrire l’histoire de leur pays, de leur région ou du monde,
en mettant en exergue les faits du passé accomplis par des femmes, bref,
en incluant de plain-pied cette dernière comme personne historique.
C’est ainsi que la communication que nous nous proposons de faire
veut s’interroger sur le résultat des recherches d’une universitaire tuni-
sienne, concernant la Tunisie. Le titre de son livre – publié à compte
d’auteur – est éloquent et se présente sous forme de question dont la
réponse est évidente : Les Tunisiennes ont-elles une histoire ? Son auteur,
Emna Ben Miled, n’est pas historienne de profession, mais psycholo-
gue, spécialiste de la question féminine, et veut se situer du point de
vue d’une spécialité se trouvant à la jonction entre l’histoire et la psy-
chologie : la psycho-histoire.
Le but de ce travail imposant, qui a nécessité treize ans de recher-
ches et la lecture de près de sept cents livres et articles dans quatre do-
maines distincts : histoire, anthropologie, psychologie et épistémolo-
Les Tunisiennes ont-elles une histoire ? de Emna Ben Miled 197

gie, est de réexaminer l’histoire de la Tunisie du point de vue des fem-


mes, de mettre en évidence le rôle que ces dernières ont joué et qui a été
occulté par l’histoire officielle, qualifiée de masculino-centriste. L’auteur
affirme, dans la préface, que :

Bousculer le savoir unisexué, oser y introduire des éléments dérangeants


et désorganisateurs devient une chose vitale à faire. Participer à réorganiser
la bisexualité dans l’ordre du savoir universel apparaît comme un défi obliga-
toire.

Le livre se compose de 9 chapitres que l’on pourrait regrouper en


2 ensembles, l’un, à dominante historique, l’autre à dominante socio-
logique car il ne parle plus, principalement, de faits ponctuels situés
dans le passé mais de caractéristiques permanentes propres à la société
tunisienne et indépendantes d’une époque précise donnée. Dans la pre-
mière partie, le rôle occulté des femmes a été saisi à travers 4 domaines :
familial, religieux, politique et culturel.
La 2e partie, constituée par les 4 derniers chapitres, a pour point
commun de montrer que dans une société globalement patriarcale sub-
sistent des zones restreintes qui échappent à l’emprise de l’homme et
révèlent l’existence d’une relative liberté pour sa partenaire et d’un pou-
voir féminin restreint mais réel.
Notre travail consistera, à la suite d’une présentation du contenu du
livre, après cette introduction, de le placer dans une perspective critique
pour évaluer ses acquis, mais aussi pour examiner, notamment, dans
quelle mesure, certains domaines sélectionnés par l’auteur expriment
une participation effective de la femme au cours de l’histoire ou révèlent
des aspects illustrant, au mieux, le patriarcat et soulignant, au contraire,
sa soumission et sa dépendance vis-à-vis de l’homme.
Son hypothèse de travail est que les femmes furent très présentes
dans l’histoire du pays. Sa méthode n’est pas historique, parce qu’elle
n’est pas historienne, mais psycho-historique. La psycho-histoire a été
fondée, à partir des années 60 par un psychanalyste américain, Llyod
de Mauze. Ce dernier se réfère à Freud qui, dans certaines de ses œuvres
comme Malaise dans la civilisation, Totem et tabou, Moïse et le mono-
théisme, chercha à utiliser les concepts de la psychanalyse pour une
198 JAMILA BEN M USTAPHA

meilleure connaissance de l’histoire des peuples et des sociétés. Dans


son livre, Les fondations de la psycho-histoire, Llyod de Mauze montre
comment la psycho-histoire est une tout autre discipline que l’histoire.
L’historien accorde son intérêt aux époques et le psycho-historien à des
problématiques psychologiques. Les problématiques psychologiques qui
sont traitées en psycho-histoire transcendent les époques historiques et
peuvent les additionner. Une problématique psychologique peut tra-
verser plusieurs époques à la fois :

Le psychologue qui se spécialise en psycho-histoire prend une précaution de


méthode. Il fait confiance à l’historien. C’est l’historien qui produit le fait histo-
rique puis le psychologue développe ses propres observations à partir des faits
construits par l’historien1

Emna Ben Miled a englobé dans l’histoire de la Tunisie, non seulement


la période islamique, qui commence en 670, mais aussi et bien en-
tendu, la période punique – Carthage a été fondée en 814 av. J-C par la
phénicienne Élyssa ou Didon – l’époque romaine, puis chrétienne, by-
zantine notamment.
Le premier chapitre, intitulé « La puissance des mères », nous rappelle
que c’est principalement cette fonction des femmes qui a été sacralisée,
aussi bien par les textes de toutes les religions – les 3 monothéismes, le
bouddhisme et le brahmanisme – que dans la réalité de l’histoire et,
notamment, en Tunisie. L’auteur affirme qu’ à l’intérieur de la société
tunisienne, le patriarcat socio-juridique cache un puissant matriarcat
familial et affectif. Parmi les nombreux exemples cités révélant la puis-
sance des mères, nous en retiendrons deux : le premier appartient à la
période antéislamique, au 4e siècle ; il se rapporte à la formidable emprise
psychologique que Sainte-Monique eut sur son fils, le grand théologien
du catholicisme, Saint-Augustin, né à Souk-Ahras, en 354, en Algérie,
mais ayant passé sa jeunesse à Carthage, et à la très grande menace que
cela constitua pour la conquête de son autonomie psychologique.
Le second exemple porte sur le souvenir émotionnel très vif que le
premier président de la république tunisienne garda de sa mère Fattouma

1 P. 23.
Les Tunisiennes ont-elles une histoire ? de Emna Ben Miled 199

Khefacha, évoquée à plusieurs reprises, dans ses discours, les larmes aux
yeux. L’auteur va même jusqu’à se demander si cette femme qui a vécu
des conditions très dures auxquelles son fils a été très sensible, ne serait
pas pour quelque chose dans l’élaboration du Code du statut personnel
tunisien de 1956 qui a représenté une vraie révolution, concernant l’amé-
lioration du statut de la femme.
Ce pouvoir des femmes est loin d’être considéré comme seulement
bénéfique ; l’auteur cite, à ce propos, le texte d’un psychiatre, David
Cooper qui s’exclame : « Faut-il tuer les mères ? » dans Mort de la famille,
pour montrer à quel point leur attitude possessive peut être nocive, vis-
à-vis de leurs fils, notamment.
La prise en compte, aussi, de l’époque antéislamique, dans l’histoire
du pays, intervient dans l’intérêt porté au pouvoir religieux des femmes.
Des recherches portant sur la Carthage, aussi bien punique que ro-
maine, montrent l’existence de prêtresses puniques et romaines très ins-
truites qui dirigeaient des temples religieux et des collèges d’enseigne-
ment général qui y étaient rattachés. À l’ère chrétienne, l’auteur cite
l’exemple de deux saintes, celui de Sainte-Perpétue qui, née à Tebourba,
non loin de Tunis, se convertit au christianisme et, persécutée par les
occupants Romains, fut livrée aux panthères le 7 mars 203, dans l’amphi-
théâtre romain de Carthage. Une autre religieuse, sainte Olive, avait ses
reliques conservées dans une petite église dont l’emplacement fut choisi
par les Arabes pour construire la première et la plus importante mos-
quée de Tunis, nommée, justement, celle de l’olivier.
Les saintes musulmanes sont innombrables, à la ville, aussi bien
qu’à la campagne. Les plus importantes, à Tunis, sont Saïda Manoubia
– dont la mémoire est vénérée depuis 700 ans – et Saïda Ajoula, qui a
vécu au XVIIe siècle. L’hagiographie d’une sainte ressemble à celle d’un
saint : à part le titre honorifique de « Sidi » ou de « Lella », on lui attribue

[…] la capacité de devenir invisible, le principe de la « baraka » : celui de la


force bénéfique ainsi que celui d’une double force bénéfique et maléfique à la fois,
la guérison des maladies incurables ou à l’inverse les punitions et les mauvais
sorts2

2 P. 61.
200 JAMILA BEN M USTAPHA

Ces multiples figures de l’Islam populaire se sont comportées comme


des femmes libres, d’après l’auteur, refusant le voile comme Saïda
Manoubia et Saïda Ajoula, rejetant un mari choisi par le père comme
Lella Salha ou affirmant leur amour pour un homme chrétien qui se
convertit, ensuite, à l’Islam, comme Lella Cherifa, les deux dernières
étant les filles de Sidi-Bou Saïd et ayant hérité de sa sainteté.
Ce que nous pouvons, ainsi, remarquer, à leur propos, c’est qu’elles
ont pu trouver des ressources à l’intérieur de leur société – dans le statut
de sainte, notamment –, leur permettant de s’affranchir de ses con-
traintes presque avec sa bénédiction, et d’éviter, dans tous les cas, l’af-
frontement avec elle.
Dans le domaine de la connaissance, l’auteur prouve, par de multi-
ples exemples, que le lien entre la femme et le savoir à travers toutes les
civilisations qu’a connues la Tunisie, a été continu. Dans la Carthage
punique, « on observe la double présence de prêtresses et aussi de citadi-
nes lettrées »3. Ainsi, dans l’aristocratie, Sophonisbe, fille d’Asdrubal et
femme de Syphax, avait, selon les dires de l’historien M. Fantar, « …une
très vaste culture littéraire et artistique ».
À l’époque romaine, on a vérifié la présence de prêtresses instruites,
de directrices de collèges d’enseignement, de lectrices, d’institutrices,
de pédagogues à domicile et de femmes diplômées de médecine. Sur le
plan de l’écriture, le seul essai féminin connu dans la Tunisie antique
est celui de Sainte-Perpétue, datant du 3e siècle.
Puis les descendantes islamisées des Carthaginoises ont continué
cette tradition culturelle. Elles furent calligraphes, fondatrices de col-
lèges et de mosquées, médecins, juristes et théologiennes ainsi que poé-
tesses.
Dans l’état actuel des recherches, on connaît le nom de 3 calligraphes
tunisiennes : celui de Fadhl, au 9e siècle, qayna ou esclave affranchie
connue grâce à un exemplaire du Coran rédigé et signé par elle, conservé
à la mosquée de Kairouan ; de Dorra, une Kairouanaise du 11e siècle qui
calligraphia aussi le même livre pour Fatima El Hadhina, nourrice du roi
Moez Ibn Badis. La troisième, Saïda El Abdaria, copia des œuvres appar-

3 P. 132.
Les Tunisiennes ont-elles une histoire ? de Emna Ben Miled 201

tenant à des domaines très variés et, notamment, le livre du philosophe


Ghazelli Vivification des sciences religieuses.
La plus célèbre fondatrice de mosquée-université est Fatima El Fehria,
Kairouanaise qui émigra au Maroc, sous Idriss II, au 9e siècle, et fonda
la mosquée Karaouiyine à Fès, devenue célèbre et fréquentée, notam-
ment, par Averroès (XIIe siècle), Ibn Khaldoun (XIVe siècle), mais aussi
par des Andalous célèbres comme Ibn Khatib, contemporain d’Ibn
Khaldoun et Hassan El Wazzan ou Léon l’Africain (XVIe siècle).
Sur les 6 medersas ou Collèges que comptait la Tunisie du XIVe
siècle, 2 furent fondées par des femmes. Au XIIIe siècle, la sultane Atf,
épouse du sultan Abou Zakaria, fut à l’origine de l’existence de la me-
dersa Tawfikia qui, restaurée récemment, est devenue le siège de l’Uni-
versité Ezzitouna des sciences théologiques. Au XIVe siècle, une autre
princesse, la sœur du sultan Abou-Bakr, fonda, près de la mosquée
Zitouna, la medersa El Onquiya.
Dans le domaine de la médecine, les Tunisiennes ont pratiqué l’obs-
tétrique et la pédiatrie, selon le témoignage d’Ibn Khaldoun.
La femme fut aussi juriste et spécialiste en sciences religieuses ou
fekiha. La fille de Assad Ibn Fourat, grand théologien, à Kairouan, était
spécialiste au IXe siècle, du droit hanafite. La fille de l’imam Sahnoun,
Khedija, au cours du même siècle, l’était en droit malékite.
La 3e fakiha, qui était sainte, par ailleurs, fut Aïcha El Manoubia
qui se passionna pour la doctrine soufie et qui atteignit un niveau de
savoir théologique tel qu’elle était devenue kotb ou pôle.
La Tunisie a connu des poétesses entre le IXe et le XVe siècle. Mehria
Bint Hassen Temimi, originaire de Rakkada, s’exprima dans l’élégie, au
IXe siècle. Khedija Bin Kalthoum est née au IIe siècle, à La Chebba, et
s’est illustrée dans la ghazal ou poésie d’amour. Zeineb El Tijania
a vécu au XIIIe siècle à Tunis et a chanté l’amour gai et malicieux. Au
XVe siècle, Meriem Zanatia nous confie sa passion pour la science et
pour la chimie. Seul, le cas de Jazia El Hilalia est connu par les Tuni-
siens et celle-ci s’est transformée en véritable figure légendaire.
Dans le but de réhabiliter, ensuite, l’histoire politique des femmes
tunisiennes, l’auteur évoque, d’abord la figure bien connue d’Élyssa ou
Didon, princesse tyrienne qui vint fonder la ville de Carthage en 814
202 JAMILA BEN M USTAPHA

av. J-C. Elle s’intéresse ensuite aux cheftaines de tribu antérieures à La


Kahéna comme Kiria, au IVe siècle, qui combattit les Romains, Tin
Hinan, femme Touareg qui fonda un royaume, à la même époque, dans
le Sud algérien. La plus célèbre d’entre elles est la Kahéna, cheftaine de
tribu berbère qui opposa une résistance farouche au conquérant arabe
Hassan Ibn Noman et fut tuée en 693.
Pendant la période islamique, la sultane Sanhadjia a gouverné Kai-
rouan au XIe siècle, après la mort de son frère et à la demande des
cadhis et des grands cheikhs Sanhadja de Kairouan, en 1016. Cette
reine entretenait des rapports diplomatiques avec l’Andalousie et l’Égypte
gouvernée alors par Sît El Mulk. Sur le plan militaire, Ibn Khaldoun
comme Hassen El Wazzen attestent qu’il était courant, à leur époque,
que les femmes accompagnent les hommes dans les batailles.
La 2e partie du livre est constituée par les quatre derniers chapitres
qui ont tous pour point commun de nuancer la vision d’une société
tunisienne qui serait exclusivement patriarcale : tout d’abord, la lignée
patrilinéaire – ou la transmission du nom par la voie paternelle – n’ex-
clut pas l’existence d’une lignée matrilinéaire, patiemment mise en évi-
dence. Les mêmes réserves sont à établir concernant le rattachement
exclusif du port du voile à l’Islam comme une spécificité qui lui serait
propre et que seule une perspective historique concernant l’ensemble
des religions monothéistes peut relativiser. L’auteur démontre, ensuite,
que la domination officielle des hommes n’est pas arrivée à étouffer
complètement le pouvoir féminin qui s’est manifesté dans les pratiques
souterraines de la sorcellerie. Enfin, le tabou de la virginité doit être
modulé par des pratiques sexuelles libres très minoritaires, certes, dans
quelques tribus berbères, au cours de l’histoire.
Au Maghreb, la coutume d’utiliser des matronymes, à l’intérieur
des arbres généalogiques, fut constante. Elle débuta chez les berbères
puis traversa toute l’époque carthaginoise avec ses deux ères punique et
romaine. Elle survécut sans disparaître, tout au long de la période mu-
sulmane. Pourtant, le droit romain, qui fut très fortement patriarcal,
avait interdit aux femmes de transmettre leur nom de naissance à leur
descendance. Dans le cadre islamique, la dynastie fatimide, par exem-
ple, se prévaut directement de Fatima, la fille du prophète. Voilà un
Les Tunisiennes ont-elles une histoire ? de Emna Ben Miled 203

exemple de royauté qui s’est servie de la filiation matrilinéaire pour


avoir une légitimité politique. La langue arabe, elle-même, ainsi que la
langue berbère, sont porteuses d’une distinction entre deux lignées :
paternelle et maternelle qui n’existe pas en français, par exemple. La
lecture de l’œuvre d’Ibn Khaldoun permet de relever, dans le Maghreb
médiéval, le nom de beaucoup d’hommes politiques qui portaient des
noms matronymiques comme Ziri Ibn Atia ou Abdelmalek Ibn Hanina.
De plus, certaines tribus descendent d’une aïeule féminine : ainsi, les
deux grandes tribus berbères des Zenagua et des Zenata descendent,
dans leur longue chaîne généalogique, d’une femme berbère du nom
de Zana. Une autre femme berbère, Tiski, est l’ancêtre des Sanhadja
qui ont donné pas moins d’une douzaine de dynasties en Tunisie, au
Maroc, en Algérie, en Espagne et aux Baléares.
Dans la Tunisie contemporaine, les noms de famille matronymi-
ques sont nombreux : Ben Mbarka, Ben Algia, Ben Kalthoum, Ben
Hafcia, Ben Fatma, Ben Hanifa, Ben Toumia, Ben Aïcha…
Les mêmes réserves sont à établir concernant le rattachement systé-
matique du port du voile exclusivement à l’Islam, cliché qui a la vie
dure. En réalité, cette coutume vestimentaire a été une prescription
biblique, puis grecque, puis romaine, chrétienne et enfin musulmane.
Ce qui est bien vrai, c’est que les civilisations autres que l’Islam ont
abandonné cette pratique, à l’époque moderne, alors qu’elle connaît un
regain de vitalité sans précédent, prenant l’aspect d’une grande vague
de fond, partout où il y a des musulmans, contrairement au début du
XXe siècle où un vent de liberté avait commencé à souffler dans les pays
arabo-musulmans.
En Tunisie, ce voile qui n’a été porté, ni par les Berbères, ni par les
Puniques, fut introduit, non par les Arabes, comme on pourrait le croire,
mais, d’abord, par les Romains, après la destruction de Carthage, en
146 av. J.-C. Bien avant la naissance de la civilisation gréco-romaine,
c’est la religion biblique qui fut à l’origine de la prescription du port du
voile. À leur tour, des saints chrétiens, comme Paul, des théologiens
comme Tertullien, le défendirent après la naissance du christianisme.
L’Islam, enfant de la Bible et des Évangiles, a repris cette tradition chré-
tienne du voile du corps, mais non de façon globale. Cette règle ne s’est
204 JAMILA BEN M USTAPHA

appliquée qu’aux citadines, minoritaires, pendant des siècles. On en a


la preuve dans les précieux témoignages de ceux que l’auteur a appelés
de façon anticipée mais justifiée, les ethnologues arabes comme Ibn
Battouta – XIVe siècle – et Hassan El Wazzen ou Léon l’Africain – XVIe
siècle – qui nous ont laissé des descriptions si vivantes des sociétés où ils
se sont rendus. Ainsi, d’après l’auteur, « …exception faite des minces
îlots citadins, les Tunisiennes sont restées, sur près de trois mille ans,
majoritairement dévoilées »4.
Si les paysannes ne se voilent donc pas, par contre, les paysans ber-
bères, ceux qui se trouvent sur la rive saharienne du Maghreb, les Toua-
reg, se couvrent le visage.
Par ailleurs, l’écartement officiel de la femme de tout rôle social ou
politique a eu pour conséquence le développement de pratiques illicites
de sorcellerie chez les épouses, auprès de leur mari. Non seulement se
sont développés des procédés de magie douce qui consistent, par exem-
ple, à « nouer » le mari, c’est-à-dire, à le rendre impuissant vis-vis de
toutes les autres, elle excepté, mais aussi ceux de magie noire pour le
rendre très malade ou pour lui donner la mort : il s’agit alors, non plus
de magie, à proprement parler, mais de cas d’empoisonnement alimen-
taire où on n’hésite pas à utiliser des composants comme la mandragore
ou d’autres qui sont pris dans des cadavres d’animaux.
Une ruse employée par les femmes divorcées ou veuves pour garder
leur liberté, était l’idée de l’enfant endormi ou « raqued » quand elles
tombaient enceintes. Elle consistait à faire croire qu’un embryon peut
dormir, pendant des années, dans le ventre de sa mère avant de se ré-
veiller tout à fait à l’improviste. Au Maghreb, cette croyance se généra-
lisa et fut même partagée par les hommes, les théologiens y compris.
En dernier lieu, la virginité, recommandée par les 3 grandes reli-
gions monothéistes, a longtemps imprégné les 2 rives de la Méditer-
ranée. À l’ère moderne, ce tabou reste vivant dans les régions arabo-
musulmanes, mais pas sans quelques exceptions, concernant notre
objet d’étude : la Tunisie. C’est ce qui ressort des écrits d’Hérodote au
Ve siècle av. J.-C. concernant certaines tribus berbères comme les Auses,

4 P. 229.
Les Tunisiennes ont-elles une histoire ? de Emna Ben Miled 205

les Gindanes et les Garamantes, de ceux d’Ibn Battoutah, à propos des


berbères messoufites et de Hassen El Wazzen, au XVIe siècle, concer-
nant les tribus berbères des Chaouias. Chez toutes ces populations, les
femmes jouissaient d’une grande liberté. Les mêmes remarques s’ap-
pliquent aussi aux Touaregs d’hier et d’aujourd’hui. La virginité est sans
importance, aussi, chez les femmes d’Afrique noire. Dans la Tunisie
contemporaine, des traces de cette liberté existent chez les Ghrib, no-
mades berbères fixés à El Faouar, à 70 km de Douz : une jeune fille et
son futur époux ont droit aux essais sexuels, avant le mariage, d’après le
témoignage d’une anthropologue : Sophie Ferchiou.
La seule façon, pour l’auteur, d’intégrer des attitudes aussi opposées
concernant la virginité, est de conclure que la Tunisie a été soumise à
une double influence méditerranéenne à tradition judéo-chrétienne puis
islamique, au Nord, et berbéro-africaine, au Sud du Pays.

Nous ferons suivre cette présentation de plusieurs remarques : la pre-


mière se rapportera au livre comme objet matériel, visuel. De gros ef-
forts ont été faits pour diversifier l’information, sous forme d’images
présentes de plusieurs façons : photos de monuments, d’œuvres d’art,
mais aussi croquis, cartes et illustrations conçues spécialement pour il-
lustrer l’étude. Nous relèverons la richesse des références, constituées
par une matière pluridisciplinaire imposante – chaque chapitre étant
suivi d’une bibliographie – et, généralement, une attitude scrupuleuse,
sur le plan méthodologique, faite de précision et d’humilité.
Cette étude nous paraît être, aussi, une nette contribution à la lutte
contre les clichés cataloguant une société – la tunisienne, en particulier
– comme uniformément patriarcale et misogyne. À y voir de plus près,
chaque société, et la nôtre en l’occurrence, possède un haut degré de
complexité, renfermant le même, mais aussi, son contraire, des traits
patrilinéaires dominants, par exemple, qui n’excluent pas la présence
aussi de traits matrilinéaires.
Dans une perspective plus critique, nous remarquerons que l’ordre
adopté par Mme Ben Miled, une fois posée la thèse, à savoir l’existence
de la femme tunisienne comme personne historique, a été, pour chaque
domaine que cette dernière a marqué de sa présence, de citer des faits
206 JAMILA BEN M USTAPHA

qui le justifient ; ceci a nécessité un effort d’érudition énorme, certes,


mais a eu l’inconvénient de faire prendre, le plus souvent, à son exposé
la forme de nomenclature, de liste et d’inventaire consistant en une
accumulation de preuves. On aurait ainsi souhaité qu’elle dépasse le
stade descriptif pour davantage d’analyse, de conceptualisation et de
théorisation.
Seconde remarque : les divers domaines ou la femme tunisienne s’est
manifestée et qui constituent autant de chapitres dans le livre, ne se
situent pas au même niveau : la plus ou moins grande présence de la
femme dans les domaines religieux, politique ou culturel ne peut pas
être mise sur le même plan que la puissance, souvent nocive qu’elle a
manifestée, en tant que mère dominatrice ou dans des pratiques de
sorcellerie. Ces deux derniers traits, loin d’être placés à l’actif de la femme,
nous semblent être la face sinistre de la société patriarcale et la soupape
de sûreté qui a permis, malgré la domination masculine officielle, de
réaliser un certain équilibre social, le pouvoir féminin se trouvant ac-
culé à glisser vers ces voies, mais non sans éviter de dévier et de se dé-
voyer.
207

Une femme dans la tourmente de l’Histoire :


Zaynab Reine de Marrakech de Zakya Daoud
SABIHA BOUGUERRA

Introduction

Zakya Daoud est le nom de plume puis d’usage de Jacqueline Loghman-


David, journaliste, essayiste et romancière marocaine d’origine fran-
çaise. Rédactrice en chef de Lamalif, qu’elle a fondé en 1966, Zakya
Daoud a fait de cette revue mensuelle engagée la tribune de la résis-
tance des intellectuels contre le pouvoir. C’est pourquoi elle sera inter-
dite, en 1988, par le gouvernement marocain. Correspondante de Jeune-
Afrique au Maroc, collaboratrice à plusieurs journaux dont Le Monde
Diplomatique, Zakya Daoud a à son actif des biographies d’hommes
illustres marocains, des essais où se révèle son intérêt pour les immigrés
marocains et, féministe, une étude, Féminisme et politique au Maghreb,
sur la condition des femmes maghrébines face au pouvoir politique.
C’est justement parce que « l’Histoire du Maroc est silencieuse sur
les femmes », que l’écrivaine a fait paraître, en 2004, son premier roman
Zaynab Reine de Marrakech afin de montrer que des femmes, dont le
rôle a été occulté, ont grandement pris part à cette Histoire, écrite par
des hommes. Dans ce roman, l’auteur ressuscite une figure politique
du XIe siècle, au destin exceptionnel, qui a présidé aux destinées de son
pays à une époque tumultueuse de l’Histoire du Maroc.
Cette femme, c’est Zaynab Nefzaoui « un personnage qui me hantait
depuis longtemps. », écrit Zakya Daoud dans la postface de son ro-
man. « Sans doute, poursuit l’auteur, pour avoir lu, au hasard d’ouvrages
historiques les quelques éléments inlassablement répétés que l’on sait
d’elle ».
208 SABIHA BOUGUERRA

Zaynab Reine de Marrakech, truffé de faits historiques, est-il donc


un roman historique ou plutôt la biographie fictive du personnage épo-
nyme ? C’est, répond l’auteur, un « récit romancé » dans lequel elle a fait
revivre ce personnage historique. S’appuyant sur « le peu que l’on sait »
de Zaynab Nefzaoui, l’écrivaine a dû, nous confie-t-elle, combler « les
nombreux trous de sa biographie […] en (s)’inspirant de la trame his-
torique, […] j’ai donc, écrit-elle, inventé des épisodes de sa vie, et sur-
tout exploré les sentiments qui expliquent son exceptionnelle trajec-
toire » (p. 222)1. Quel est alors ce « peu que l’on sait d’elle » ? Et en quoi
consiste cette « trame historique » ?
Dans une première partie assez succincte, je tenterai de donner une
réponse à ces deux questions préliminaires concernant la vérité histo-
rique du personnage et des événements. La deuxième partie sera consa-
crée au personnage de papier et à la manière dont la fiction a supplée
aux lacunes de l’Histoire.

Première partie

Je commencerai d’abord par la seconde question que je me suis posée


plus haut : quelle est « la trame historique » dont s’est inspirée Zakya
Daoud ?
Le contexte historique dans lequel Zakya Daoud fait évoluer son
personnage est celui du Maroc du XIe siècle et pour lequel l’écrivaine
s’est fondée sur des ouvrages historiques dont elle donne les références
dans sa postface. Je voudrais quand même en rappeler les grandes lignes
pour que nous puissions nous repérer dans le récit.
Zaynab Nefzaoui est née à un moment de l’Histoire où le Maroc
était un pays divisé que s’étaient partagé, après l’exil des Idrissides en

1 Zakya Daoud, Zaynab Reine de Marrakech, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube,


2004. Afin de ne pas multiplier les notes, les références des citations extraites du
roman, toutes empruntées à cette édition, seront indiquées dans le corps du texte.
Une femme dans la tourmente de l’Histoire : Zaynab, reine de Marrakech 209

Andalousie, à la fin du Xe siècle, des tribus berbères rivales ou alliées


originaires du Haut Atlas, jusqu’à l’arrivée en 1030, de tribus guerrières
nomades venues du désert saharien. Conduits par le prédicateur Abdal-
lah Ibn Yassine qui prêchait un retour aux sources de l’Islam, ces hom-
mes venus du désert ont formé un puissant mouvement politico-reli-
gieux et ont pris le nom de Mourabitoun2, Almoravides en espagnol. Ils
appelaient à la conquête du Maghreb et à son islamisation. Poursuivie
par Abou Bakr, cette conquête se prolonge sous le règne du fondateur
de la dynastie almoravide, Youssef Ibn Tachfin.
Considérons à présent notre première question : qu’a appris Zakya
Daoud sur Zaynab Nefzaoui « au hasard (des) ouvrages historiques »
qu’elle a lus ?
Les seuls renseignements quelle a été en mesure de glaner c’est que
Zaynab Nefzaoui était « belle, énergique, supérieurement intelligente,
quelque peu magicienne, elle avait aidé Youssef Ibn Tachfin, le premier
souverain almoravide, à construire son empire et la ville de Marrakech »
et que « certains lui donnent le titre d’‹ une des plus extraordinaires fem-
mes politiques du XIe siècle ›. » Que sait-on de plus sur elle ? En pous-
sant un peu plus ses investigations, l’écrivaine trouve aussi « le nom de
son père, et ceux de ses deux précédents maris : Youçof Ibn Ali Ouatas »,
son premier époux. « On sait (encore) comment, pourquoi et où est
mort le second, Lagut, mais c’est à peu près tout », nous informe Zakya
Daoud qui ajoute, toujours dans sa postface : « Certes, la légende sup-
plée parfois à l’histoire sur quelques points précis ; par exemple, le con-
seil de Zaynab à Youssef Ibn Tachfin de ne pas rendre le pouvoir à Abou
Bakr, rentré du Sahara mais au contraire de le couvrir de cadeaux royaux ».
« C’est peu, écrit Zakya Daoud, mais c’est beaucoup » : paradoxe ?
Non ! Puisqu’à partir de ces données squelettiques, l’écrivaine a pu cons-
truire un roman foisonnant, grâce à une imagination prolifique venue
féconder cette maigre moisson pour donner naissance à une œuvre où
s’entremêlent, de manière subtile fiction et vérité historique.

2 Mourabitoun : nom dérivé de ribat, à l’origine forteresse de la guerre sainte et


donné aux combattants qui s’y rassemblaient.
210 SABIHA BOUGUERRA

Deuxième partie

Zaynab Reine de Marrakech : un récit romancé

1. Qui est Zaynab, cette femme décrite comme « belle », « énergique »,


« supérieurement intelligente et cultivée », et « quelque peu magi-
cienne » ?
Zaynab Nefzaoui est née à Aghmat – ville que, dix siècles plus tard, il a
été donné à Zakya Daoud de visiter, dans la florissante vallée du Souss,
au pied de l’Atlas. L’auteur nous apprend, dans la postface, qu’elle a
elle-même également habité cette vallée « dont je garde, dit-elle, une
tenace nostalgie […] (et où) la présence de Zaynab s’est imposée à moi. ».
Déjà la beauté de l’enfant, premier trait distinctif de la vraie Zaynab,
« conquiert tous les cœurs » comme elle lui vaudra plus tard, l’admira-
tion de tous ceux qui l’approchent. Lorsqu’il l’a vue la première fois,
l’émir Lagut « a été conquis » (p. 48) et plus tard « il est secrètement
honoré (que les intellectuels et les hommes politiques qui fréquentent
sa cour célèbre(nt) devant lui la beauté » de sa femme (p. 51). Abou
Bakr, chef militaire almoravide, pourtant pas commode, reconnaît sa
beauté et Youssef, le seul homme qui ait vraiment compté dans la vie
de Zaynab, ne lui dit-il pas au cours de leur dernière entrevue, alors
que Zaynab n’est plus de toute jeunesse, « Tu es toujours aussi belle. » ?
(p. 29).
Le père de cette « adorable enfant », Zakya Daoud n’en connaît que
le nom Ishaq, la romancière va inventer le reste : originaire de Kairouan,
il s’est installé à Aghmat où il a fait fortune grâce au commerce carava-
nier avec le Sahara et les villes du nord du Maroc, comme l’avaient fait
bien avant lui de très nombreux Kairouanais, suivis d’hommes de let-
tres et de savants, chassés de leur ville par les Aghlabites. Ce sont ces
Kairouanais et Ishaq lui-même qui prendront en charge l’éducation de
Zaynab, veilleront à son instruction et feront d’elle une femme à l’in-
telligence et à la culture peu communes à cette époque-là dans la so-
ciété maghrébine.
Une femme dans la tourmente de l’Histoire : Zaynab, reine de Marrakech 211

En effet, sous leur conduite, la fillette apprend, très vite, à lire et à


écrire. Son intelligence et la passion qu’elle porte à l’étude éblouit ses
maîtres. L’enfant prend grand plaisir à discuter de ses lectures avec ses
précepteurs qui lui transmettent l’amour des livres, de l’érudition, de la
conversation savante, bref de la culture.
C’est pourquoi, lorsque ses parents la marient à Youçof Ibn Ali Ouatas
à l’âge de 13 ans, la vie de couple, les contraintes familiales, les activités
domestiques, l’idée d’avoir un enfant peut-être, n’intéressent guère
Zaynab ; elle leur préfère la compagnie des livres qui lui fournissent des
connaissances et insufflent en elle une vigueur, une force morale et un
désir d’en savoir toujours plus, qualités inaccoutumées chez une jeune
femme de son âge, et dressent un rempart entre elle et son époux.
Par contre, cette « femme exceptionnelle », comme la qualifient les
ouvrages historiques, va arracher à Lagut, son deuxième époux, un sta-
tut particulier lui donnant la possibilité de poursuivre ses études sous
les auspices des vieux savants kairouanais et le droit d’avoir un endroit,
près d’un jardin, destiné à elle seule, où elle puisse s’isoler et s’adonner
à la culture de ses plantes. « De permission en permission, écrit Zakya
Daoud, elle s’aménage un espace qui devient charmant et, au cours des
soirées qu’ils passent ensemble, elle entretient Lagut de mille sujets,
nouveaux pour lui. Si bien que très vite, la conversation prend le pas sur
le reste » (p. 51). Ces soirées finissent par être rehaussées par la présence
de lettrés de passage, invités par les soins de Zaynab qui offre ainsi à
l’émir « une sorte de cour littéraire et politique qui flatte son orgueil » et
rappelant par son raffinement quelque salon andalou.
Il en sera de même lorsque la jeune femme aura gagné la confiance
d’Abou Bakr, son troisième mari, à qui elle fait accepter la perspective de
recréer, à Aghmat – où il est venu se reposer après avoir subi une cuisante
défaite – « une cour semblable à celle dont elle avait été l’initiatrice sous
le règne de Lagut et qui avait fait sa réputation ». Zaynab s’entoure alors
de poètes, de géographes, d’historiens, de philosophes, à l’instar des
princes andalous dont l’entretenait Al Mutamid, le roi-poète de Séville
qui lui fait découvrir l’histoire de l’Andalousie, sa civilisation, sa culture.
Et c’est pourquoi, encouragée et aidée en cela par son quatrième
époux, Youssef Ibn Tachfin, la reine de Marrakech a veillé à faire de sa
212 SABIHA BOUGUERRA

ville une « oasis de paix » dont l’épicentre était un foyer culturel, créé
par ses soins, pour les intellectuels de passage et les habitants de la ville.
Depuis sa plus tendre enfance, cette femme passionnée et protec-
trice des Lettres, des Sciences et des Arts, était curieuse également de
tout ce que lui faisait découvrir, lors de leurs promenades dans la
montagne, sa nourrice Ito, ancienne esclave venue du Soudan, dont
l’influence était estimée, par beaucoup, nocive. Zaynab n’était-elle pas
considérée « quelque peu magicienne » dans l’énoncé des caractéris-
tiques de la vraie Zaynab Nefzaoui ? Ces vieux cultes locaux ressusci-
tés par sa nourrice, ces inscriptions mystérieuses déchiffrées sur les
vieilles pierres, ces herbes et plantes utilisées comme remèdes, ce lan-
gage qui permettait la communication avec les étoiles et les vents, cette
fabrication d’antidotes contre les piqûres d’insectes et de scorpions et
cette intuition du danger, qui sera d’une grande utilité à Zaynab dans
certaines circonstances de sa vie, ne sont-ils pas les sortilèges attribués
aux sorcières ?

Ainsi, lit-on dans le roman, le bruit court dans Aghmat que la jeune Zaynab est
une sorcière susceptible de maléfices .[…] Et peu à peu, on commence à regarder
étrangement la petite lorsqu’elle rentre de ses courses dans la montagne, les bras
chargés de plantes et de fleurs, griffée et essoufflée mais tellement heureuse. […]
Aussi, pour la soustraire à l’influence jugée néfaste de sa nourrice, ses parents
décident de lui faire épouser son cousin Youçof.

Mais, ni ce premier mariage, ni le deuxième avec l’émir d’Aghmat, Lagut,


n’auront raison de cette réputation. En effet, de nombreuses années
plus tard, le nouveau maître d’Aghmat, Abou Bakr ne l’interpelle-t-il
pas à leur première rencontre en la qualifiant de magicienne ? « On m’a
appris les pires choses sur toi », lui dit-il en l’accusant d’être une sorcière
et d’avoir la capacité de « métamorphoser les hommes… » (p. 67). Maî-
tre d’œuvre de la construction de son récit, Zakya Daoud amène, néan-
moins, le chef militaire et conducteur d’hommes qu’était Abou Bakr, à
passer outre à ces accusations et, intéressé, à demander à celle qui était
son esclave et qu’il traite ici d’égale à égal, de l’accompagner pour choi-
sir le lieu où il doit dresser son campement : « Tu me porteras chance. »
Et, badin, d’ajouter : « N’es-tu pas magicienne ? »
Une femme dans la tourmente de l’Histoire : Zaynab, reine de Marrakech 213

Mais ce trait de caractère dont des gens malveillants l’ont affublée


et qui aurait dérangé un être faible, n’a pas prise sur Zaynab qui, nous
renseigne l’Histoire, était une créature énergique.
Zakya Daoud fait remonter ce trait de la personnalité de son per-
sonnage à son enfance : « Tous et toutes lit-on dans le roman, sont sen-
sibles […] à la force secrète qui se dégag(e) de l’enfant » (p. 30). L’auteur
donnera au lecteur plus d’une occasion pour voir son personnage, en
grandissant, mettre en œuvre cette énergie doublée de courage.
Déjà après la mort de son père, en 1057, terrassé par une crise car-
diaque en apprenant la destruction de Kairouan par les Hilaliens, très
affectée bien sûr par la disparition de cet être qu’elle chérissait au plus
haut point, Zaynab ne se laisse pas abattre par son malheur et seule
devant la responsabilité qui lui incombe, a la force de réagir et de pren-
dre en charge le sort de sa mère, de ses frères et sœurs et de gérer en
maîtresse-femme les biens laissés par son géniteur, sans savoir qu’elle
allait être confrontée, à son tour, comme lui cinq années auparavant,
aux troubles occasionnés par les hommes voilés venus du désert et aux-
quels Zaynab allait devoir faire face.
En effet, lorsqu’Abou Bakr, le chef des Mourabitoun, aux portes
d’Aghmat, menace de prendre la ville, Zakya Daoud fait surmonter à
Zaynab le danger de la situation dans laquelle elle se trouve et lui in-
suffle l’énergie nécessaire pour qu’elle « dompte son angoisse […], ap-
privoise son impatience […], domine son anxiété et son inquiétude »
(p. 58). Animée par une vigueur étonnante, l’héroïne fait mettre à l’abri
sa mère et ses enfants et prudente pense à l’avenir et ne perd pas de vue
ses propres affaires :

Elle ordonne de fermer tous les magasins, de cacher, voire d’enterrer les grains, les
plantes médicinales, le produit des récoltes, les tissus et surtout les cuirs. Elle fait
en hâte envoyer ses richesses les plus précieuses […] dans la montagne et de-
mande à Ito […] à ce qu’elles soient entreposées dans des grottes […]

que seules les deux femmes connaissent. Ainsi l’essentiel est sauvegardé
et les mesures énergiques prises par Zaynab se révèleront judicieuses
après l’invasion de la ville par Abou Bakr. Prise en otage dans son pro-
pre château, Zaynab sait qu’elle se trouve dans une situation précaire et
214 SABIHA B OUGUERRA

malgré la perspicacité qu’on lui connaît, elle est dans l’impossibilité de


prévoir le sort que leur réserve, à elle et aux siens, le nouveau maître
d’Aghmat qui, à première vue, semble peu commode, voire féroce.
Consternée à l’issue de sa première entrevue avec l’envahisseur,
Zaynab n’est pas néanmoins femme à se laisser anéantir. Quoi qu’il
arrive, pense-t-elle, elle a pour tâche d’assumer résolument son destin
qui ne doit pas lui échapper. Sa sagacité balaye cette consternation pas-
sagère qui l’avait assaillie et ranime son courage. Elle élabore alors sa
stratégie de défense : « Il me faudra feindre, se dit-elle, louvoyer, séduire
un guerrier pour lequel le sexe doit stimuler l’action guerrière et la vi-
gueur politique. Il va tenter de m’écraser, ajoute-t-elle lucide, mais je ne
me laisserai pas faire, même si je dois donner l’impression de plier. »
Chaque visite de Abou Bakr donne à Zaynab l’occasion de sonder ses
intentions. En examinant avec soin son comportement à son égard, elle
veut le percer à jour pour tenter de concevoir la manière d’établir des
relations d’égal à égale avec lui. Pour ne plus être considérée comme
une esclave elle doit affiner sa stratégie en conséquence.

2. Zaynab «une des plus extraordinaires femmes politiques du XIe siècle »


Comme son modèle, Zaynab a développé en grandissant une forte per-
sonnalité doublée d’une intelligence rigoureuse et pénétrante, d’un es-
prit déterminé et clairvoyant. Par ailleurs, vivant dans un milieu où
évoluent des tribus rivales, aux conflits sans fin, elle a été amenée à
prendre goût à la politique. Tout cela fera peu à peu d’elle, dans le
roman de Zakya Daoud, tour à tour, la conseillère, l’assistante et/ou le
soutien moral, politique et même financier des hommes que le destin a
mis sur son chemin.
« Mon premier homme, mon père » aurait pu dire Zaynab dix siècles
avant Malika Mokeddem s’exprimant ainsi dans Mes hommes. Son père
qui, connaissant ses qualités et sa maturité a confiance en elle et lui fait
part de ses soucis dans les moments difficiles. C’est ainsi que, quelques
années après le mariage de sa fille avec Youçof, Ishaq va la voir, en proie
à une grande agitation. Il est venu lui demander son avis sur de récents
événements survenus dans le sud du pays : ses caravanes ont été pillées
Une femme dans la tourmente de l’Histoire : Zaynab, reine de Marrakech 215

sans avoir pu atteindre leur destination à la suite de troubles générés par


les Mourabitoun ralliés par des hommes du désert. Ils ont à leur tête Ibn
Yassine, ce prédicateur radical prêchant la guerre sainte pour répandre
sa doctrine religieuse et en profitant pour contrôler les routes et ran-
çonner les caravanes, renverser les émirs en place, piller leurs richesses
et ruiner leurs villes, faisant ainsi régner la terreur. Pensive mais clair-
voyante, la jeune femme a le pressentiment – ce don que lui avait trans-
mis Ito, dans son enfance –, que ces guerriers du Sahara métamorpho-
sés en soldats de la foi « ne tarderont pas à arriver à Aghmat et que son
destin en sera transformé. » Prémonition ou sagesse prématurée d’une
jeune femme n’ayant pas dépassé sa quinzième année ?
Plus tard, le discernement dont fait preuve Zaynab, le sosie fictif de
cette « extraordinaire femme politique du XIe siècle », auprès de ses trois
derniers époux lui vaudra la place privilégiée qu’elle occupera auprès de
chacun d’eux.
D’abord, Lagut Ibn Youssef al Maghraoui, l’émir d’Aghmat, qui,
piqué par un scorpion alors qu’il s’adonnait à sa passion, la chasse, a été
sauvé d’une mort certaine par Zaynab grâce à ses connaissances en her-
bes médicinales. Séduit par sa beauté et son savoir-faire, Lagut veut en
faire son épouse. L’idée enchante Zaynab, surtout parce que cette liaison
avec l’émir d’Aghmat sera l’occasion tout indiquée pour la jeune femme
férue de politique, comme nous le savons, de « se rapprocher du pou-
voir et de mettre enfin les dons politiques qu’elle sent en elle au service
de sa région » (p. 48).
Cependant, précise Zakya Daoud, prévoyante, avant de donner son
consentement Zaynab s’entoure de précautions en menant une véritable
enquête sur son prétendant auprès de son père et de ses amis. Ce que lui
apprend Ishaq la conforte dans son choix et l’exhortera à accepter :

Puisqu’il ne s’agit pas de sentiments – tu as à peine aperçu Lagut ! – lui dit ce


dernier, parlons politique. C’est l’émir après tout. La sage gestion de son petit
royaume, bien qu’il soit jeune, fougueux, et quelque peu paresseux, davantage
préoccupé de chasse et de parties fines que des affaires de son Etat – tous traits de
caractère dont Zaynab fera, plus tard, les frais –, a permis l’intégration de notre
communauté et la poursuite sans incident de nos activités. (D’autant plus que) la
situation est tendue en Espagne depuis la chute du khalifat de Cordoue (p. 49).
216 SABIHA BOUGUERRA

Ces traits de la nature de l’émir d’Aghmat, mis en avant par Ishaq, ne


seraient-ils pas, pour cette fine politique non dépourvue d’ambition,
un atout qui favoriserait la position qu’elle espère déjà avoir dans ce
petit royaume au sein duquel elle entend ne se laisser confisquer aucune
parcelle de pouvoir ?
Pour y parvenir, la jeune épousée va déployer une stratégie qui fera
de sa cohabitation avec Lagut un succès qui, considère-t-elle, ne la lais-
sera pas « enfermée et dépendante du bon vouloir d’un homme, fût-il
émir. » Excluant l’idée d’être un objet docile et passif à son service, elle
escompte s’en faire « un allié, un complice peut-être, un ami si pos-
sible » (p. 50). Lagut le deviendra car de jour en jour impressionné par
non seulement l’éducation, l’intelligence et la culture de sa jeune épouse
mais aussi par la diplomatie et les dons en affaires politiques dont elle
ne tardera pas à faire preuve.
En effet, Zaynab savait que Ibn Yassin et Abou Bakr Ben Omar, les
chefs, respectivement, religieux et militaire des Mourabitoun, se diri-
geaient, à la tête de troupes et d’un butin imposants, vers le nord, pour
conquérir un Maghreb qu’ils jugeaient mal islamisé et prêcher une foi
rigoriste, par la violence et l’intolérance brutale que Zakya Daoud ne
manque pas de pointer du doigt.
En subtile politique, Zaynab suspecte l’attrait du pouvoir politique
derrière la cause religieuse proclamée et ce qu’elle craint le plus ce sont
les excès auxquels se livrent les conquérants et dont elle mesure le dan-
ger. « Le comprenant, Zaynab qui ne se faisait aucune illusion, écrit
l’auteur, a noué au-delà de l’Atlas, des liens avec d’anciens amis de son
père pour être informée en priorité. » C’est ainsi qu’elle apprendra
qu’Abou Bakr se rapproche d’Aghmat. Le danger se précisant, alors que
l’émir, son époux, était à la chasse et ne devait revenir que le lendemain,
pressée par le temps, Zaynab ne peut attendre et se doit de prendre des
décisions. En bon stratège, elle s’entoure de ses serviteurs les plus dé-
voués et donne ses premières instructions afin de renforcer la défense
de la ville. « Elle n’a que dix-neuf ans, écrit Zakya Daoud, mais c’est en
chef qu’elle parle, et personne ne conteste ses décisions. Elle sait com-
mander avec art et est toujours obéie » (p. 59). Même par Lagut qui, à
peine de retour de la chasse, ne sachant que faire, lui demande conseil :
Une femme dans la tourmente de l’Histoire : Zaynab, reine de Marrakech 217

la tactique de Zaynab est de se donner le temps d’organiser la défense


d’Aghmat en négociant. Mais les Mourabitoun exigent la soumission
de l’émir qui doit leur livrer la ville, et la conversion de ses habitants.
Sage et pondérée, Zaynab conseille de « s’incliner, plier pour mieux ré-
sister et gagner du temps… » alors que, fougueux, Lagut veut engager le
combat : deux stratégies opposées s’affrontent.
De sa terrasse, Zaynab qui observe les combattants, voit se battre
avec ardeur des « paysans transformés en guerriers » contre « les troupes
sahariennes […] bien équipées et entraînées » (p. 62). Les craintes de
Zaynab étaient justifiées : Abou Bakr finira par envahir la ville, tuer son
émir et faire de Zaynab son esclave.
Zakya Daoud va de nouveau faire tenir à son héroïne le même rôle
que celui qu’elle avait joué auprès de son précédent époux, celui de
conseiller. C’est pourquoi l’auteur fera en sorte que le nouveau maître
d’Aghmat, guerrier à l’expression « féroce », « dur comme du fer brûlé »
(p. 67), s’humanisera peu à peu, après avoir été informé des qualités
qu’on connaît à son esclave et concubine. Sachant à quelle femme il a
affaire, il veut quand même s’en assurer par lui-même, il la teste, la
jauge et finit par reconnaître ses mérites et par en faire sa conseillère.
Abou Bakr se trouve confronté à des conflits survenus entre les
Mourabitoun, des nomades, et les vaincus, des sédentaires : deux groupes
aux mœurs et coutumes très différentes qui ne pouvaient cohabiter sans
heurts. Le chef militaire est dans l’incapacité de résoudre ces problèmes
et, en particulier, celui de la distribution des eaux de l’oued entre anciens
et nouveaux habitants d’Aghmat, cette pratique étant inconnue à l’homme
du désert qu’il était. La solution lui est soufflée par Zaynab :

Si tel est ton problème, tu dois, conseille-t-elle, réunir les jemaa3 de plusieurs
villages de l’amont (de l’oued) et de plusieurs villages de l’aval, ou encore leur
demander de déléguer des représentants et les laisser régler leurs problèmes selon
la coutume. Ils savent très bien le faire. N’impose rien, négocie, écoute (p. 72).

Aussi, Abou Bakr a-t-il pris l’habitude de souvent se tourner vers celle qui,
petit à petit, parvenait à se rendre, par son intelligence et son habileté,

3 Jemaa : assemblée des sages du village.


218 SABIHA BOUGUERRA

indispensable voire irremplaçable. Ainsi, excédé par les tensions sociales,


le chef des Mourabitoun se plaint à Zaynab de manquer d’air et d’espace
dans cette région,

vous vivez à l’étroit lui dit-il, […]. Nous, nous ne nous sentons libres qu’au milieu
de l’immensité du désert […] vos coutumes sont si compliquées qu’elles nous
sont incompréhensibles […] ! Je ne peux quand même pas m’éterniser à régler des
problèmes ridicules, alors que j’ai toutes les plaines atlantiques à conquérir, et la
parole de Dieu à prêcher ! (pp. 76-77).

Et regardant Zaynab, il lui demande : « Que me conseilles-tu ? »


Diplomate, la jeune femme se garde bien de toute discussion et fine
psychologue, se met dans la position et la peau de son interlocuteur :
« Si j’étais vous, répond-elle, je m’installerais au centre de la plaine » au
climat saharien, et elle avance ses raisons : stratégique d’abord car « su-
perbe carrefour » donnant la possibilité de contrôler tous les environs,
économique ensuite et, enfin, offrant à loisir l’espace qui peuple les
rêves de ce guerrier du Sud. « Pour les Mourabitoun, note Zakya Daoud,
la platitude même de cet espace éblouissant est un repos de l’esprit. »
Mais rusée, la fille d’Ishaq n’arrête pas là ses conseils ; elle suggère en
passant, comme pour écarter toute crainte de l’esprit d’Abou Bakr quant
au sort d’Aghmat, de veiller elle-même au maintien de l’ordre, en n’aban-
donnant pas la ville. En d’autres termes, ce sont, sa liberté, son château,
sa ville et ses richesses qu’elle veut ainsi récupérer.
Abou Bakr invite Zaynab à l’accompagner sur le lieu de rêve dont
elle a fait miroiter les avantages à ses yeux. Arrivée à l’endroit auquel
elle avait pensé, « C’est ici qu’il faut édifier le camp, dit-elle, sûre de son
choix, sans savoir qu’elle venait de désigner l’emplacement de la future
capitale d’un empire colossal », dit en aparté Zakya Daoud à son lec-
teur. L’endroit enthousiasme Abou Bakr qui décide d’y installer son
campement avant de partir à la conquête des plaines atlantiques. Il
n’oubliera pas pour autant la suggestion de Zaynab. Mais pour qu’il
puisse lui confier le gouvernorat d’Aghmat, l’auteur la lui fera épouser
et c’est muni d’un contrat de mariage, d’un acte de donation, qu’il lui
annonce : « Tu es libre. Tu peux retourner vivre à Aghmat et résider dans
ton ancienne maison qui t’appartient à nouveau. Faisant le bilan de sa
Une femme dans la tourmente de l’Histoire : Zaynab, reine de Marrakech 219

cohabitation avec le chef des Mourabitoun, Zaynab en tire des conclu-


sions : « Il faut savoir maîtriser l’instant se dit-elle, saisir sa chance tout
en spéculant sur l’avenir, avec sagesse et maîtrise de soi. Je crois que j’ai
bien saisi ma chance… » (p. 83). Sa chance c’est d’être revenue dans la
ville de son enfance où elle règne alors en princesse et dont elle gère, en
toute indépendance les problèmes en chef politique. Et lorsqu’ Abou
Bakr revient de son expédition, il est reçu, écrit l’auteur, par « une femme
libre, à la stature de reine […] dont l’intelligence si rare ne cesse de le
surprendre » (p. 88) et le chef militaire défait, ne peut s’empêcher de
confier à Zaynab ses déboires…
Servie encore par la chance, ou par sa créatrice qui cherche à lui faire
assumer des responsabilités qui auraient pu faire la renommée politique
de son modèle historique, Zaynab apprend que Mutamid, ce roi de
Séville qui l’avait séduite par sa culture et la qualité de sa poésie, n’est
venu à Aghmat que dans le but de solliciter l’aide des Mourabitoun pour
repousser l’avancée des chrétiens et la menace qu’ils représentaient pour
les rois musulmans d’Andalousie. Ne sachant que faire, parce que ses
troupes sont affaiblies et qu’il est encore bien loin d’avoir achevé ses
propres conquêtes, Abou Bakr consulte Zaynab qui n’hésite pas à donner
son point de vue : « Stratégiquement, répond-elle, il faut les appuyer, tout
en convenant qu’Abou Bakr n’en a pas les moyens » (p. 95), lit-on dans
le récit. Et soumettant la même tactique que celle préconisée à son défunt
et précédent époux lors de la prise d’Aghmat par le même homme qui
maintenant lui demande son avis : « Il faut temporiser, céder, en gagnant
du temps ». Cependant, Abou Bakr est contraint de reprendre les armes
pour réprimer une attaque subie, dans le désert, par sa propre tribu.
Confiant son pouvoir à son cousin et neveu Youssef Ibn Tachfin qui vient
de pacifier la ville de Fès, il lui recommande d’épouser Zaynab car « c’est
une femme de génie (dont la) sagesse, (l’)entregent, (l’)expérience, pour-
ront t’être utiles, tout comme ils me l’ont été » (p. 99) reconnaît-il.
Zaynab consent à être répudiée par Abou Bakr pour convoler, en
1071, en quatrièmes noces, à l’âge de 32 ans, avec Youssef Ibn Tachfin.
En partageant la vie de ce nouvel époux, Zaynab connaîtra, pour la
première fois de sa vie, avec la gloire, l’amour, un amour passionné,
sensuel, mais « (l)’intrigue amoureuse devient secondaire, écrit Jean-
220 SABIHA BOUGUERRA

Pierre Sérini dans Le Monde Diplomatique4 et les amours de Zaynab,


sacrifiées, cèdent à la raison d’Etat ».
« Simple », « humble », « généreux », « juste », « sincère », tels sont quel-
ques uns des nombreux adjectifs que Zakya Daoud emploie pour ca-
ractériser Youssef Ibn Tachfin. En outre, s’il est profondément croyant,
sa religion est toute spiritualité et s’il s’entoure de théologiens, il tire
grand plaisir à fréquenter des savants au savoir profane, encouragé en
cela par Zaynab ; ce qui ne l’empêche pas d’être un terrible et dange-
reux stratège sur les plans politique et militaire mais toujours proche de
son peuple qu’il sait écouter. Bref, un homme exceptionnel dont le
regard « noir et impérieux […] reste inscrit dans la rétine » (p. 79) de la
femme au caractère bien trempé qu’est Zaynab qui « a enfin trouvé,
écrit l’auteur, un homme à sa mesure » (p. 103), un homme avec qui
elle sera tout de suite en parfait accord.
Cependant, quoique résolu, pénétré du sens des responsabilités et
du commandement, Youssef Ibn Tachfin est appelé à exercer le pouvoir
sur un pays encore divisé et où les populations, leurs coutumes, leur
mode de vie et leurs problèmes lui sont étrangers. Il a besoin d’être
conseillé dans des moments critiques et c’est Zaynab, dans le roman de
Zakya Daoud, qui sera le mur de soutènement de son pouvoir grâce à
ses conseils judicieux et pragmatiques et à son habile appui. Unissant
leurs efforts, ces deux bêtes politiques, « (d’) un pays divisé, […] vont
faire une nation unie et vigoureuse et instaurer la justice », écrit la ro-
mancière (p. 108). Youssef se fait un devoir de gouverner avec fermeté
l’Etat que lui a cédé son cousin, de reconstituer et renforcer ses troupes
pour poursuivre la conquête du reste du Maghreb. L’une de ses pre-
mières réalisations fut la construction, sur le lieu choisi par Zaynab
pour le campement d’Abou Bakr, d’une ville qu’elle baptisa Marrakech
et dont elle fera plus tard la capitale du pays.
Zaynab est aussi bien conseillère politique que soutien financier de
son époux. En effet, sur le plan politique, la paix revenue au Sahara,
Abou Bakr revient à Marrakech escomptant reprendre les rênes du pou-
voir, mais Zaynab, comme le personnage historique marocain, ne l’en-

4 Jean-Pierre Sérini, Le Monde Diplomatique, janvier 2005.


Une femme dans la tourmente de l’Histoire : Zaynab, reine de Marrakech 221

tend pas de cette oreille et dicte sa décision à Youssef qui était sur le
point de céder. « Avant tout, le met-elle en garde, ne l’accueille pas en
subordonné ; montre-lui que tu es un grand roi, disposant d’une armée
invincible, et couvre-le de cadeaux. Il comprendra vite que sa place
n’est plus ici » (p. 114).
L’épouse de Youssef avait vu juste : ayant compris le message, Abou
Bakr ne put que répliquer à son intérimaire « Tu es digne de régner sur
mon Empire ! Aussi, je voudrais t’en remettre solennellement le com-
mandement et les rênes du pouvoir » (p. 115).
Sur le plan financier, Zaynab, se distinguant en cela de son modèle,
n’hésite pas à puiser dans son trésor personnel aussi bien pour la recons-
titution de l’armée de Youssef que pour la reconstruction et la fortifica-
tion des villes qu’il assujettit au fur et à mesure de ses conquêtes.
Mais il reste au chef militaire à stabiliser le Maghreb central et à
conquérir la région du nord avec Tanger et Sebta afin d’avoir le contrôle
du détroit de Gibraltar qu’il devra traverser pour entrer en Espagne.
L’expédition risquant de durer longtemps, qui pourvoira aux affaires de
Marrakech pendant son absence ? C’est Zaynab qui se verra confier le
gouvernorat de Marrakech : « Tu seras, lui dit son époux, la reine de tout
le sud […] qui rayonne à travers Marrakech et au-delà. Tu auras à diriger
tout l’Atlas et le Souss jusqu’aux frontières du Sahara, pendant que je
m’occupe du Nord et de l’Espagne », et il ajoute : « Jai confiance en toi »
(p. 125).
Zakya Daoud va engager son héroïne sur une voie où les qualités
extraordinaires de la femme politique vont se révéler de manière écla-
tante : Youssef parti vers le nord, a pris Tanger mais s’est heurté à la
résistance du gouverneur de Sebta, « porte de l’Andalousie », qui lui en
refuse l’accès et repousse tous ses assauts. La situation préoccupe le sou-
verain almoravide. Il en avise Zaynab. L’auteur va alors faire jouer à son
héroïne un rôle capital pour l’avenir de l’Empire. En effet, sans tergi-
verser, la reine de Marrakech décide, malgré la longueur et les dangers
de la route, de rejoindre son époux, non sans avoir pris les dispositions
nécessaires concernant Marrakech.
« La presqu’île est quasi imprenable par la terre » l’informe Youssef
qui, impatient, ne manque pas de lui demander « Que ferais-tu, toi ? ».
222 SABIHA BOUGUERRA

Sans l’ombre d’une hésitation, Zaynab expose son plan : « Cette pres-
qu’île ne peut-être prise que par la mer […]. Pourquoi ne demandes-tu
pas l’aide d’Al Mutamid de Séville ? ». Mais, en attendant, l’énergique
Zaynab met en garde son royal époux contre l’inaction fatale à sa re-
nommée et au moral de l’armée, aussi lui conseille-t-elle de partir à la
conquête inachevée du Maghreb central. « Cela ne pourra avoir en cas
de victoire, prédit-elle, que des effets positifs sur la conquête de Sebta et
sur le passage en Andalousie. » (p. 135).
Admiratif, Youssef s’exclame : « C’est toi qui aurais dû être émir à
ma place ! » Et l’occasion est bonne pour la féministe Zakya Daoud qui
ajoute par la bouche de son personnage : « Maudit soit le statut inférieur
fait aux femmes ! Tu mérites mille fois d’être reine. »
C’est ainsi que le Maghreb central est conquis et désormais, le terri-
toire de Youssef Ibn Tachfin s’étend d’ouest en est, de l’Atlantique à
Alger, et du nord au sud de la Méditerranée, au Sahara et que « (t)ous les
Taïfas sont définitivement rattachés au royaume de Youssef » (p. 171).

Telle a été la volonté de la romancière qui a voulu conduire son héroïne


jusqu’au bout de la destinée politique qu’elle lui a réservée : avant de
s’éteindre dans son lit, à l’âge de 70 ans, malade, Zaynab se fait un
devoir d’intervenir une dernière fois dans les affaires politiques de son
pays afin d’essayer, mais en vain, de parer le grave péril qui le guette et
constitue une menace pour l’Empire almoravide. Il s’agit d’Ibn Toumert,
une espèce de fou de Dieu intraitable qui a constitué son propre mouve-
ment, celui des Mouwahidoun, Almohades en espagnol et qui, par ses
prêches enflammés, attise la haine du peuple, qui l’écoute, contre les
Mourabitoun. Le but du fondateur de la nouvelle dynastie étant de for-
mer une force politique pour obtenir le pouvoir et réformer l’Etat en
utilisant la religion.
L’ancienne reine de Marrakech aura ainsi, jusqu’à son dernier souffle,
lutté pour ce à quoi elle a consacré sa vie. Cependant, n’ayant plus le
Pouvoir « elle ne parviendra pas, écrit Zakya Daoud à ressusciter de ses
cendres l’Empire de Youssef et de Zaynab » (p. 217).
Une femme dans la tourmente de l’Histoire : Zaynab, reine de Marrakech 223

Conclusion

Malgré cette impuissance finale de Zaynab, qui n’incombe pas à l’hé-


roïne, mais à l’obstination du nouvel émir resté sourd à son avertisse-
ment, Zakya Daoud n’a cessé tout au long de son récit de mettre l’ac-
cent sur la puissance et le rôle politique déterminant, dans l’Histoire de
son pays, de cet extraordinaire personnage.
C’est justement parce que Zaynab Nefzaoui a été une femme extra-
ordinaire, libre et indépendante, qu’elle a intéressé la féministe Zakya
Daoud qui l’a tirée de « la nuit des siècles » pour lui redonner vie. En lui
dressant un piédestal dans une histoire certes romancée mais qui n’est
pas dépourvue de significations par les temps présents, Zakya Daoud a
brossé le portrait d’une femme exemplaire, qui n’a rien à envier à
l’homme alors que la femme, dans nos pays en particulier, voit chaque
jour son statut de citoyenne libre menacé par les menées politiques des
nouveaux censeurs qui ont pris l’Islam en otage et proclamé l’infério-
rité de la moitié de l’humanité comme l’un de leurs plus constants credo.
Femmes face à la violence de l’histoire
JEAN ARROUYE

Dans les trois romans ici observés, une femme est confrontée à la vio-
lence de l’Histoire : l’établissement du nazisme en Allemagne, l’occupa-
tion de la France durant la seconde guerre mondiale, la répression qui
frappa les opposants au coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte en
1852. A chaque fois elle joue son bonheur. Comment ? Parvient-elle à
le préserver ? C’est ce qu’on étudiera.

La passante du Sans-Souci de Joseph Kessel1, raconte le combat d’une


jeune allemande, Elsa Weiner, pour sauver son mari, arrêté par les nazis
parce que, éditeur, il a publié des écrivains de gauche. Pour ne pas subir
le même sort, elle s’est réfugiée à Paris en compagnie d’un jeune garçon
qu’elle a adopté, Max, fils de son professeur de musique juif qui a été
lapidé par des miliciens, tandis que l’enfant avait les jambes et le bassin
fracturés. Plein d’admiration pour sa protectrice, Max est le témoin
impuissant et malheureux de la déchéance qu’elle va connaître, et sa
fonction romanesque est de renforcer la dimension pathétique du récit
qui en est fait par un second témoin, Joseph Kessel lui-même, journa-
liste et noceur. Il remarque la jeune femme parce qu’elle passe au petit
matin devant le café où il termine ses nuits, l’aborde et découvre sa
situation : chanteuse d’opérette connue en Allemagne, elle a trouvé un
emploi de chanteuse dans un cabaret à la mode et attend avec angoisse
le verdict du jugement qui va décider du sort de son mari. Elle lui
envoie une grande partie de ses gains et loge, avec Max, dans un hôtel
misérable. Kessel et Elsa Weiner deviennent amis. Cependant, pris par

1 Joseph Kessel, La passante du Sans-Souci, Gallimard, Paris, 1936, Folio 1983,


rééd. 2010. Les références sont à cette dernière édition.
226 JEAN ARROUYE

ses occupations, il ne la voit que par intermittence. Chaque fois, surpris


de sa transformation, il en fait un nouveau portrait. Leur succession est
un moyen efficace de faire découvrir au lecteur l’évolution du person-
nage.
Elsa confie à Kessel que, n’ayant pas trouvé d’accord amoureux avec
son mari, elle l’a beaucoup trompé. Mais maintenant qu’il est arrêté,
elle se sent tenue de lui être fidèle, reste vertueuse dans le milieu où elle
travaille qui pousse plutôt à l’inverse, et espère qu’il sera bientôt libéré.
Mais il est condamné et envoyé dans un camp de concentration en
Prusse orientale, voué à la faim et vraisemblablement à mourir d’épuise-
ment. Cela pousse Elsa à se priver encore plus. Elle affirme : « Je n’ai
besoin de rien tant que Michel est malheureux, à la merci de ces brutes,
de ces bourreaux. Je ne pense qu’à lui. Je veux l’aider, le sauver… je le
veux… je le veux » (p. 72)2 Michel répond à ce dévouement par des
lettres pleines de reconnaissance et d’amour, mais qui révèlent la pré-
carité de sa situation. Kessel, prenant connaissance de l’une d’elle, en
juge ainsi :

Quelle détresse et quelle adoration !


On sentait que la misère physique, les coups, la faim, un sadisme sauvage étaient
sur le point de briser un homme jeune et fort. Seul luttait pour lui l’amour qu’il
continuait à vouer à Elsa. Et cet amour était suffisant pour vaincre la souffrance,
l’humiliation, la terreur (p. 84).

Elsa se sent donc justifiée de ses sacrifices et responsable de la survie de


Michel. La confiance et l’amour qu’il lui témoigne l’émeuvent et bien-
tôt son sentiment du devoir est remplacé par une affection sincère pour
cet « homme fort et droit » qu’« on devinait à la torture » parce que,
« accoutumé à protéger », il était « soudain obligé de recourir à la protec-
tion de celle-là même qu’il avait gagnée par ses soins incessants » et qui
terminait une de ses lettres par ce cri : « Si je pense à ma santé, c’est
seulement, mon amour, pour arriver à tenir, à travers tout, jusqu’à toi »
(p. 98). Comment pourrait-elle le décevoir ?

2 Pour éviter de trop nombreux renvois en note, la pagination des citations est
donnée entre parenthèses.
Femmes face à la violence de l’histoire 227

Bientôt son mari tombe malade : « surmenage, cœur affaibli… On


l’avait expédié dans l’infirmerie. Mais la nourriture y était à peine meilleure
que l’innommable bouillie que l’on servait aux internés » (p. 98). Elsa
redoute le climat rigoureux de la Prusse orientale et veut lui envoyer un
vêtement chaud. Or elle n’a pas l’argent nécessaire, ni Kessel, momen-
tanément désargenté. Pour pouvoir acheter ce vêtement, elle cède à un
manutentionnaire des halles, Monsieur Louis, qui pourtant la dégoûte.
Elle est désespérée d’avoir dû en arriver là. Mais ce que lui écrit
Michel, qui ignore ses conditions de vie, la rassérène.

Si j’avais pu pressentir que tu m’aimes ainsi, j’aurais bouleversé le monde. Comme


j’étais aveugle et maladroit. Je te demande pardon. Mais sois tranquille, mon
amour, ma vie. Je saurai bien m’arracher d’ici et je te reverrai. Cela seul serait
suffisant pour moi. Mais pour toi je veux refaire une existence, plus belle, plus
enviée, plus douce que tout ce que tu as pu désirer dans tes rêves » (p. 148).

Kessel commente :

Je compris [que grâce à cette lettre, Elsa] pouvait oublier la contrainte odieuse,
criminelle dont elle l’avait payée, parce que, grâce à [elle] dans un camp glacé de
Prusse orientale, un homme qui lui était cher plus que tout, avait eu, menacé par
la maladie, le désespoir, la mort lente, ce cri de bonheur, ce sursaut de salut. Et si
là-bas Michel ne vivait que pour elle, Elsa dans le plus fangeux Montmartre exis-
tait seulement en fonction de lui (p. 148).

Cette émulation entre dévouement pour l’absent et amour pour l’épouse


lointaine, transforme la motivation d’Elsa en amour : « Comme je l’aime,
comme je l’aime, chuchotait-elle en joignant faiblement les mains […]
Comme je l’aime » (p. 148). Mais si cette ferveur légitime ses actes, elle
est aussi ce qui cause de sa perte. Kessel constate :

Elle avait commencé à donner par devoir. Mais ce don l’avait entraînée si vite et si
loin, il avait exigé d’elle un si profond et ruineux tribut qu’il ne lui était rien resté
pour elle-même. Tout ce qui faisait sa force, son honneur et sa joie, Michel sans le
vouloir l’avait pris.
Sans lui elle n’était plus qu’une enveloppe évidée et dont elle ne se souciait plus.
Par un jeu surprenant et fatal, alors qu’elle payait la rançon du captif, il était
devenu son seul rachat (p. 149).
228 JEAN ARROUYE

Cette perte de soi se poursuit. Le médecin du camp a pitié de Michel et


parvient à faire accepter qu’il réside à l’extérieur de celui-ci, dans la
petite ville voisine. Ainsi Michel est libéré des humiliations et des bru-
talités, échappe au régime alimentaire débilitant et aux conditions de
vie insalubres, mais il n’est plus ni logé ni nourri, doit subvenir lui-
même à sa survie dans une ville où il n’a aucune possibilité de travailler.
Il lui faut donc plus d’argent. Elsa, pour assurer sa survie, se prostitue
et, pour supporter la vie qu’elle mène désormais, boit abondamment et
se drogue.
Cette vie dégradante s’achèvera par un autre sacrifice, encore plus
douloureux que celui de la nuit passée avec M. Louis. Un Allemand,
qui avait été un admirateur d’Elsa et qu’elle avait méprisé autrefois, la
retrouve. C’est un cadre de la Gestapo. Il propose à Elsa la libération de
Michel contre une nuit passée avec elle. Elle hait ce représentant de
l’organisme le plus cruel du régime qui persécute son mari, a assassiné
son professeur de musique et tant d’autres Juifs, a fait de Max un in-
firme et d’elle-même une prostituée. De plus « l’homme inspir[e] une
répulsion instinctive » par son apparence (p. 172). Mais comment ne
pas saisir cette chance inespérée ?
Michel est libéré, expulsé en France. Elsa aurait donc gagné son
combat contre la violence de l’Histoire, ayant, non sans grandes souf-
frances, arraché aux nazis l’une de leurs victimes.
Cependant cette victoire factuelle s’accompagne d’une défaite af-
fective. A l’époque où elle pensait qu’on ne laisserait jamais sortir Mi-
chel d’Allemagne, Elsa imaginait des retrouvailles passionnées : « Le pau-
vre Michel, comme il a envie d’être près de moi ! oh ! l’embrasser, l’em-
brasser ! Et une nuit lui donner une seule nuit comme il n’en a jamais
eue avec moi » (p. 171). Mais quand Michel revient d’Allemagne, grâce
aux envois d’Elsa, il est « une plante robuste et fraîche » (p. 190) et,
ignorant tout de la vie qu’a menée Elsa, il a « dans la mémoire, présente,
vigilante, hallucinante, l’image d’une femme qui n’était que santé, grâce,
assurance, éclat » (p. 192). Or les fatigues de la vie nocturne, l’alcool et
la drogue ont provoqué « une débâcle » (p. 145). « Ses joues creuses, son
cou ridé, je ne sais quoi de chétif dans la nuque, dans le menton la
rendaient infiniment pitoyable. On eût dit une vieille petite fille dessé-
Femmes face à la violence de l’histoire 229

chée » (p. 170)3 ; elle est devenue « une vieille femme » (p. 195). Aussi
quand il la retrouve dans un café – elle n’a pas osé aller l’attendre à la
gare, se défiant de son émotivité et, sans doute, consciente de son appa-
rence, redoutant la déception de son mari – de prime abord il ne la
reconnaît pas. Par la suite il traite Elsa avec un respect et une courtoisie
extrêmes, mais est incapable de lui donner la moindre preuve d’amour.
Ce faisant il en fait, dira Max, « une demi-morte » et « il achève de la
tuer tous les jours » (p. 203).
Si elle a arraché son mari à l’internement et peut-être à la mort, Elsa
a perdu son amour. Son rêve d’un amour enfin partagé est donc anéanti.
Comme elle n’a consenti son dernier sacrifice que pour réaliser ce rêve,
elle ne peut accepter cette situation. Aussi un jour lui raconte-t-elle dans
le détail la vie qu’elle a menée et les ignominies qu’elle a subies pour le
sauver. Michel est totalement surpris et exprime compassion, admira-
tion, reconnaissance pour tout ce qu’elle a accepté pour lui. Mais Elsa,
qui espérait que le récit de ses amours vénales susciterait la jalousie de
Michel, n’en est que plus malheureuse. Elle se jette sous un autobus et
dans ses derniers instants prononce le seul nom de M. Louis, le premier
homme auquel elle avait vendu son corps pour obtenir de l’argent pour
Michel, comme si, revenant au premier acte humiliant et destructeur
d’elle-même, elle voulait en esprit abolir tout ce qui s’en était ensuivi.
L’obtention de la libération de son mari n’a été pour Elsa Weiner
qu’une victoire à la Pyrrhus.

Ennemonde, héroïne du court roman éponyme de Jean Giono4, est


une paysanne du Haut-Pays, région de Provence au sol pauvre et au
rude climat, dont les habitants, éleveurs de moutons, se méfient les uns
des autres au point que « l’outil que les gens ont le plus souvent à la
main est le fusil, qu’il s’agisse de chasse ou de réflexions, disons philoso-
phiques » (p. 13).

3 Les descriptions enregistrant la transformation de l’apparence d’Elsa (pp. 36, 56,


71-72, 91, 97, 119, 145-146, 163, 170, 192, 195) scandent le roman donnant le
sentiment que sa déchéance est inéluctable.
4 Jean Giono, Ennemonde et autres caractères, Gallimard, Paris, 1968, Folio, 1973,
rééd. 1992. Les références sont à cette dernière édition.
230 JEAN ARROUYE

Ces conditions de vie ne sont pas sans effet sur l’apparence et la


nature des gens. Les hommes « perdent leur cœur de bonne heure, cer-
tains ne l’ont plus à dix ans, les meilleurs se débarrassent tout naturellement
de ce muscle inutile vers vingt-cinq ans » (p. 21). Quant aux femmes :

Les jeunes filles, tant qu’elles sont vierges, ont une beauté de fruit, puis cette
beauté éclate et on la voit en éclats dans les enfants. Il ne reste vraiment rien de
leur premier état : certaines Vénus deviennent des monstres effrayants, elles ont
presque toutes des bouches du XVIIe siècle, édentées ou pire encore, avec quel-
ques grandes dents déchaussées qu’elles sucent. C’est assez abominable. Mais il ne
faut pas prendre leur air niais pour argent comptant. Ce sont presque toujours de
maîtresses femmes. Au pied du mur elles font merveille. On se souvient encore
d’Ennemonde Girard (p. 16).

Celle-ci est tout d’abord entièrement soumise à ce conditionne-


ment géographique et historique, aggravé dans son cas de ce qu’elle a
épousé Honoré Girard, un protestant intransigeant :

Honoré imposa tout de suite à sa femme la chemise de nuit à trou. C’est une
longue armure de grosse toile qui permet de faire des enfants sans fioritures cou-
pables. C’est par ce procédé un peu ennuyeux qu’elle eut cinq enfants en quatre
ans et demi, puis un chaque année, jusqu’à treize. Elle perdit d’abord une ving-
taine de dents et, finalement, elle fit sauter les deux dernières avec la pointe d’un
couteau. Elle était obèse, avec des fesses énormes, la ceinture de son mari, paraît-
il, ne pouvait pas faire le tour de sa cuisse à sa racine ; par contre sa poitrine
s’aplatissait, mais elle gardait toujours ses beaux cheveux du noir le plus luisant
(elle n’avait même pas quarante ans) et, merveille des merveilles, des chevilles
d’une finesse extraordinaire.

Jusque là Ennemonde se soumet au destin commun des femmes du


Haut-Pays. Mais elle va se rebeller quand

Honoré se mit à rétrécir. C’est une formule qu’on emploie ici pour un phéno-
mène qui se produit assez souvent. Quand un homme (ou une femme) n’a plus
assez de curiosité pour le monde naturel, il se réfugie dans l’insolite. Insolite par-
fois très banal : ne plus se déshabiller, par exemple, ou ne plus parler, ou ne plus
marcher, ne plus aller à telle ville, ou à telle foire, ne plus voir personne, souvent
c’est aussi bête que de ne plus mettre ses mains dans ses poches, ou de ne plus
essuyer ses lunettes, de ne plus enlever son chapeau. Ceci se fait, j’imagine, dans
l’espoir que le monde, moins quelque chose, n’importe quoi, sera différent du
Femmes face à la violence de l’histoire 231

monde habituel. Et de fait, ça doit marcher, puisque les gens qui rétrécissent de
cette façon ne reviennent jamais plus à leur taille normale (p. 19).

Le rétrécissement d’Honoré prend la forme de la décision « de ne plus


rien vendre, ni brebis, ni agneaux, ni moutons » (p. 20). En conséquence
le troupeau se multiplie sans mesure mais, la superficie des pâtures res-
tant la même, les bêtes deviennent étiques et les acheteurs disparais-
sent. Ennemonde décide alors d’agir ; elle s’empare du fusil, avec lequel
se règlent les problèmes « philosophiques » dont celui de l’autorité dans
une maison. « Honoré fut tout de suite relégué au second et même au
cinquième rang : la cinquième roue de la charrette » et Ennemonde « fut
rapidement et unanimement acceptée comme la patronne » (p. 20). Pour
la première fois dans le monde archaïque du Haut-Plateau une femme
est maîtresse de son sort.
Ce n’est là que la première étape de son émancipation. En 1930 elle
achète une B14 d’occasion pour aller aux foires. Un jour elle a son
regard attiré par le doigt qu’un lutteur en collant rose pointe sur un
coussin sur lequel sont épinglées des médailles gagnées lors de combats.

Ce doigt pointé sur le coussin aux médailles intrigua Ennemonde : il était énorme.
C’est en remontant du doigt au bras et du bras au reste du corps qu’elle fut éblouie
par une beauté à sa convenance. C’était un amas de graisse et de muscles d’un
mètre soixante de haut et d’un mètre cinquante de large ; il n’avait pas de cou. La
tête était plantée directement dans les épaules et y tenait attachée par une nuque
bombée comme un melon d’août. Il n’avait ni regard, ni nez, ni bouche digne du
nom. On le voyait respirer comme aurait pu respirer un rocher ou un bloc de fer :
c’était aussi surprenant. Ennemonde se prit à respirer à sa cadence […]
Elle en rêva la nuit. Elle se sentait emportée. Oh, que c’était bon ! (p. 54).

Désormais elle n’aura de cesse d’organiser son bonheur. Elle rencontre


son lutteur, surnommé Clef-des-cœurs, « en eut exactement ce qu’elle
attendait » (p. 66) et décide de passer à l’étape suivante. Honoré a la tête
défoncée par un mulet « très cabochard », « enfin, on le suppose […] la
marque des fers était très apparente » (p. 20) ; elle installe Clef-des-cœurs
dans une maison abandonnée, dans un lieu très retiré, où elle peut le
rejoindre discrètement toutes les nuits. Plus tard, elle « reç[oit] la visite
d’une traction avant qui contient un personnage » qui la fait s’extasier
232 JEAN ARROUYE

bruyamment : c’est le cousin Joseph qui était, il y a longtemps, parti


faire fortune en Algérie. Il y a apparemment réussi. Ce cousin, heureux
d’avoir retrouvé sa famille, revient fréquemment, finit par être hébergé
par les Girard et, reconnaissant, propose de faire construire une maison
moderne avec chauffage central. Les tourtereaux sont enfin sous le même
toit, au su et au vu de tous, quoique gênés par l’« impossibilité de s’aimer
librement à cause des enfants ».

Mais Dieu voulait qu’Ennemonde soit heureuse, et la guerre éclata. Ils emména-
gèrent dans la maison neuve, au moment où Hitler rugissait […]. Dès l’annonce
de la défaite, les choses s’arrangèrent : Samuel était prisonnier, Ennemonde et
Clef-des-cœurs allèrent se marier sans tambour ni trompette à Avignon. Tout le
monde comprendrait ça, il fallait un homme à la maison. Ce mariage d’amour
qu’on n’aurait pas pardonné passa pour un mariage de raison (p. 81).

Pour en arriver à ce moment où sa conduite recueille l’approbation


générale il a fallu qu’Ennemonde agisse avec la même amoralité que les
héroïnes des Chroniques italiennes de Stendhal5, auteur que vénère Giono :
elle a fait passer de vie à trépas trois hommes, son premier mari, un
chauffeur de car qui a attesté l’existence du cousin Joseph mais qui désor-
mais risque d’être trop bavard et un placeur de titres boursiers à domicile,
trop perspicace. Toutefois ce succès s’accompagne de désillusion :

L’histoire d’Ennemonde finissait […]


A force de monter la garde autour de son bonheur, Ennemonde avait appris beau-
coup de choses sur la vie des sentiments et notamment que l’or pur finit toujours
par se changer en plomb vil. Déjà, elle n’avait plus cette faim dévorante ; Clef-
des-cœurs en était là aussi, elle le savait. Certes, ce qui restait aurait encore fait les
choux gras de vingt couples, mais, tout compte fait, quand on songeait à ce qu’il
avait fallu de sacrifices pour élever les quatre murs de cette chambre conjugale,
c’était à se demander si le jeu en valait la chandelle (p. 82).

Aussi se convertit-elle à une autre passion, celle de gagner de l’argent au


marché noir, activité non moins risquée que la conduite d’amours se-
crètes.

5 Stendhal, Chroniques italiennes, Gallimard, Paris, Folio, 1973.


Femmes face à la violence de l’histoire 233

Il fallait frapper de nuit à des portes dérobées, rencontrer des mines patibulaires,
se faire respecter. Il fallait acheter des gens, des hommes « bien », des hommes forts
qui devenaient humbles et soumis dès qu’elle montrait l’argent. Chaque fois que
cela se produisait elle éprouvait cette sensation d’embrasement, et ce délicieux
martèlement de forge qui l’avait liée à Clef-des-cœurs. Elle aurait pu difficilement
se passer de ces émois nouveaux ; elle les préféra quelquefois à ceux de la chambre
conjugale » (pp. 82-83).

Clef-des-cœurs, qui est un ancien légionnaire, parallèlement s’engage


dans une nouvelle aventure, la résistance, et meurt en protégeant le
repli de maquisards, pleinement heureux de faire « pétarader » une mi-
trailleuse : « jamais [il] n’avait été à pareille fête » (p. 84).
De sorte qu’après la guerre Ennemonde, veuve de héros, enrichie,
et respectée pour l’une et l’autre raison, entourée de l’affection de ses
enfants et de la considération générale, retirée dans sa maison d’où elle
domine tout le monde environnant, est traitée par tous « comme une
vieille reine » (p. 101). Elle a pleinement réussi sa vie.
Ennemonde est donc l’exemple d’une femme qui en dépit des con-
traintes sociales qui, surtout dans son milieu, pesaient sur les femmes
en son temps, et dans une période où la violence de l’Histoire se dé-
chaîne, conquiert sa liberté et construit son bonheur. Toutefois son
exemple n’est pas généralisable. Ce n’est pas sans arrière-pensée que
Giono en a fait physiquement et moralement un monstre et lui fait
habiter un « chalet suisse » (p. 74), d’architecture entièrement étrangère
au pays. Faisant se retourner sur son passé cette « femme de grand sens,
sage, solide, d’une conduite éclairée » (p. 71) – ceci écrit, cela va de soi,
cum grano salis –, il la fait s’étonner elle-même de ce qu’elle a accompli :

Clouée désormais dans son fauteuil, Ennemonde écoutait le passé, comme on


écoute le grondement de la mer dans une coquille. Elle se regardait agir. Elle
s’émerveillait et tremblait de son passé. « Ce n’est pas possible, se disait-elle. Tu
n’as pas pu faire une chose pareille ? Comment as-tu pu faire une chose pareille ?
Ce n’est pas toi, ce n’était pas toi ; tu l’as inventé. » Puis, dès que tout ce passé
apparaissait dans ses détails et son accomplissement, elle se disait : « Non, c’est
bien toi. Tu as fait tout ce qui paraît si extraordinaire, mais pour le réussir tu as été
obligée de mettre la main à la pâte, dans combien de choses encore plus extraor-
dinaires et dangereuses » (p. 89).
234 JEAN ARROUYE

Oui, son aventure est vraiment « extraordinaire ». Au point qu’Enne-


monde en est émue comme du sujet d’une « grande tragédie » (p. 89).
Giono par là laisse entendre qu’un tel accomplissement n’avait encore,
à l’époque où il l’imaginait, de réalité – il faudrait plutôt dire d’irréa-
lité – que littéraire.

L’histoire racontée par Violette Ailhaud dans L’homme semence 6 se passe


au Saule Mort, hameau provençal situé sur un plateau qui domine la
Durance, après le coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte, en 1852.
Les hommes du Saule Mort ayant pris les armes pour défendre la répu-
blique sont tous arrêtés le 18 février 1852 et déportés à Cayenne ou en
Algérie. Les femmes du hameau se retrouvent sans hommes. La narra-
trice, qui est l’une d’elles, avait alors 16 ans et était fiancée à un jeune
homme de 18 ans. Il a tenté de s’enfuir, ainsi qu’un autre jeune, et tous
deux ont été abattus. De sorte que ne restent au village que « deux hom-
mes morts, deux corps jeunes que nous avons enterrés dans la mer de
galets » (p. 12), dit Violette, soulignant ainsi symboliquement la stéri-
lité à laquelle sont désormais vouées les femmes.
Pendant deux ans elles restent sans nouvelles du monde extérieur,
personne ne venant jusqu’à leur hameau perdu. Elles vivent dans la
« crainte de découvrir que, au-delà de l’horizon de [leurs] terres, il n’y
[a] peut-être rien d’autre que le silence et la mort » (p. 14). Puis elles
reprennent courage et décident d’un pacte : quand un homme viendra
au Saule Mort, « celle que l’homme toucherait le premier aurait la prio-
rité. Elle s’occuperait de lui. Les autres se tiendraient à l’écart jusqu’à ce
que la première en ait fait son homme. Alors, celle-ci devrait lui faire
comprendre qu’en devenant l’homme de l’une, il avait le devoir d’être
également l’homme des autres, la semence du village » (p. 31). Ce qui
explique le titre du récit.
Une telle décision, si contraire aux us et coutumes du monde pay-
san, éminemment conservateur sur le chapitre de la conduite morale et
sociale, fait de ces femmes déterminées qui respecteront pleinement
leur pacte, d’une part, des personnages hors du commun pour l’époque

6 Violette Ailhaud, L’homme semence, Parole éditons, Bauduin, 2008.


Femmes face à la violence de l’histoire 235

à laquelle elles sont censées appartenir et, d’autre part, des personnages
romanesques qui ne peuvent avoir été conçus que bien plus tard, après
que de multiples écrivaines ont affirmé le droit des femmes de décider
elles-mêmes de leur épanouissement. Une semblable ambiguïté va se
retrouver ailleurs.
Ainsi, si les femmes du hameau sont toutes d’accord sur leur con-
duite si un homme survenait – « nous devrions le partager pour la vie de
nos ventres » (19) –, cet accord et sa formulation recouvrent deux justi-
fications qui, quoiqu’en ait la narratrice, ne se confondent pas.
La première est de proroger la vie de la communauté villageoise et
de ce que Jean Giono appelle, dans Le poids du ciel 7, « la civilisation
paysanne ». La fertilité des femmes, procréatrices de ceux qui continue-
ront de cultiver la terre, est la condition de la fertilité de celle-ci. Dès la
première page de la Préface dans laquelle Violette Ailhaud justifie sa
décision de « raconter ce qui s’est passé après l’hiver 1852 » (p. 5) le
parallèle entre l’une et l’autre est clairement indiqué : on « nous a fauché
nos hommes comme on fauche les blés […] Mais nos ventres, notre
terre à nous les femmes, n’ont plus donné de récolte. A tant faucher les
hommes, c’est la semence qui a manqué » (p. 5). Et plus tard Violette
rappelle : « Nous avons tout prévu de la venue d’un homme. Notre pre-
mier objectif était sa semence, ensuite sa force de travail, enfin sa pré-
sence. Jamais son amour » (p. 17). Cet oubli de soi au profit d’une cause
transcendant les intérêts individuels explique l’unanimité de ces mo-
dernes filles de Loth.
Cependant la seconde raison énoncée par Violette Ailhaud est moins
raisonnée, plus intime et charnelle. Il s’agit d’assurer l’épanouissement
de la femme qu’elle est, mais il apparaît que cette exigence repose sur
une conception de la femme bien moins moderne qu’il avait semblé,
qui se découvre quand elle évoque la seule fois où elle s’était laissé cares-
ser par celui qui devait l’épouser : « une fois, une seule fois, je lui ai laissé
caresser, à travers le tissu de ma blouse, mes seins de femme déjà prête à
l’amour, déjà prête à se gonfler d’enfants » (p. 11). Et que confirme la
raison avancée pour qu’elle-même et ses compagnes s’interdisent d’être

7 Jean Giono, Le poids du ciel, Gallimard, Paris, 1949, Idées, 1971.


236 JEAN ARROUYE

amoureuses de l’homme qui les engrossera : « nous étions trop tendues


vers ce besoin primaire, cet appel de vie qui nous vient de l’aube de
l’humanité et même du monde des bêtes : la reproduction » (p. 17). La
femme considérée uniquement comme genitrix, c’est la perpétuation
du sort d’Ennemonde du temps où elle enchaînait les grossesses. De
fait Violette a deux enfants quand l’homme providentiel quitte le vil-
lage un peu plus de deux années plus tard, ayant rempli la tâche qui lui
a été dévolue.
En effet, après leur première nuit d’amour, Violette s’est hâtée d’être
« fidèle à son serment », de peur de n’être plus capable de le faire par la
suite, car, contrairement aux résolutions prises, elle est tombée amou-
reuse de l’homme attendu, dès son arrivée. L’ayant patiemment écou-
tée, l’homme

sourit et dit sans hésiter : « Je ferai ce travail. Je ferai ce travail parce que c’est un
travail d’homme et que je ne vois pas d’autre homme ici. Je ferai ce travail avec
conscience car j’aime le travail bien fait. Je ferai ce travail avec plaisir aussi car j’ai
toujours plaisir à faire ce qu’il y a à faire. Mais je ferai ce travail sans amour car
l’amour je le garde pour vous (p. 37).

Lui aussi est tombé amoureux, de sorte que leur relation est d’abord
une histoire de désir et d’amour qui seront maintenus dans leur inten-
sité première jusqu’au dernier moment. Toutefois le plaisir et le bon-
heur qu’ils connaissent est un surplus, un bénéfice indu, ainsi que le
signale la reprise systématique du mot « travail » dans la déclaration du
géniteur de bonne volonté. Que penser donc de cette histoire d’amour
qui vient se mêler à un récit dont son auteur déclare ne le faire que pour
maintenir le souvenir de l’extraordinaire conduite collective des fem-
mes du Saule Mort ? Se veut-elle un faire-valoir de l’accomplissement
de la décision collective ou marque-t-elle l’incapacité de sa narratrice de
se détacher du souvenir de son bonheur personnel ? Ou bien s’agit-il de
démontrer que se soumettre à l’intérêt général et trouver un épanouis-
sement individuel ne sont pas choses incompatibles ?
L’acceptation par l’homme semence du rôle qui lui est proposé est
l’occasion d’une autre ambiguïté. Qui dit travail, dit devoir. Ici c’est
devoir envers la société, une société rurale qu’il faut maintenir. Les prin-
Femmes face à la violence de l’histoire 237

cipes de l’action accomplie par le sauveur pourraient bien se résumer


dans la devise Travail (qu’il invoque avec tant d’insistance), Famille (dont
il faut assurer la descendance), Patrie (la petite patrie qu’il faut sauver),
ce qui rappelle la devise de l’État Français qui, certes, faisait grand cas
de la paysannerie, mais qui supprima la République8, comme le fit le
Second Empire. De quelqu’un qui déclare avoir agi pour « cette Répu-
blique pour laquelle nos hommes ont donné leur vie d’un coup et nous
les nôtres pendant toute notre vie de femme » (p. 6), on attendrait donc
d’autres références idéologiques, même implicites. Évidemment, si l’on
prend à la lettre l’affirmation que ce texte a été écrit en 1918, on ne
saurait reprocher à Violette Ailhaud d’être influencée par une pensée
idéologique qui n’a pas encore trouvé la formulation qui la rendra célè-
bre historiquement9. Mais c’est à l’auteur contemporain qui se cache
derrière son personnage que l’on fera le reproche d’éveiller de tels échos.
Et encore. Dans sa préface Violette Ailhaud écrit :

L’histoire que je raconte aujourd’hui, au soir de ma vie, s’est déroulée en proven-


çal. A l’époque, nous n’avions d’autre langue que celle-ci, reçue de nos parents
[…] Pourtant, j’ai choisi d’écrire notre histoire en français, pour que ce dont je
témoigne se répande au-delà de notre région et parce que j’aime aussi cette se-
conde langue. Je l’ai apprise, je l’ai adoptée comme on adopte une patrie […]
C’est celle de cette République pour laquelle nos hommes ont donné leur vie.

Oui … Mais adopter cette langue en 1918, quand est supposé avoir été
écrit L’homme semence, c’est adopter celle de la ville et d’un avenir où le
monde que Violette Ailhaud et ses compagnes s’efforcent de sauver aura
disparu, celle d’un pays par rapport aux intérêts duquel ceux du hameau
du Saule Mort perdent toute importance. C’est donc en quelque sorte
suggérer la vanité de tout ce qu’ont fait ces femmes.

8 « Travail, Famille, Patrie » fut la devise de l’État Français, régime politique qui se
substitua à celui de la République, dont la devise est « Liberté, Égalité, Frater-
nité », du 10 juillet 1940 au 20 août 1944. L’État Français a donc été un ennemi
historique de la République.
9 Ce fut la devise du mouvement des Croix-de-feu, fondé en 1927, avant d’être
celle du Parti Social Français qui lui succéda quand il fut dissous en 1936, puis
d’être adoptée par le maréchal Pétain comme devise de l’État Français
238 JEAN ARROUYE

Et de fait. Violette Ailhaud décide d’écrire l’histoire des femmes du


Saule Mort et de l’homme semence le jour de l’armistice de la guerre de
1914-18, parce que ce jour-là a été tué le dernier homme du village qui
n’était pas encore mort à la guerre. L’on se retrouve donc dans la situa-
tion de 1852 : un village sans hommes, la société paysanne détruite, la
petite patrie menacée de disparaître. La victoire apparente contre le
destin, les forces destructrices de l’histoire, n’était-elle donc qu’en leurre ?
Le destin frappe-t-il toujours deux fois comme le facteur dans le roman
de James Mallahan Cain10 ? La femme serait donc momentanément
capable de faire pièce à l’histoire, mais à long terme impuissante.

Bien qu’il ne soit guère possible de tirer de conclusions générales à par-


tir de trois exemples, l’on remarquera que, de ces trois romans, les deux
qui se donnent pour des récits de faits réels se terminent par l’échec des
femmes dans le combat qu’elles ont mené contre la violence de l’His-
toire. Seul, celui qui, tout en ancrant son intrigue dans l’Histoire, ren-
verse la définition des valeurs les mieux établies, famille, mérite, hé-
roïsme, et affirme avec désinvolture sa nature de fiction, fait de la femme
un personnage victorieux. Leurs auteurs, hommes et femmes, respec-
tent l’assignement traditionnel des sexes au pathétique et à l’héroïque
(son renversement parodique par Giono en est en fait une validation),
le premier réservé aux femmes, le second aux hommes, ainsi que le met
en scène si démonstrativement Le serment des Horaces de Louis David.
En outre, dans ces trois histoires de femmes l’amour tient une grande
place. C’est l’amour qui, s’emparant peu à peu d’Elsa, lui donne la force
d’accomplir tout ce qu’elle est amenée à faire. C’est l’amour subit éprouvé
pour Clef-des-cœurs qui entraîne Ennemonde au crime ; c’est comme
substitut de cet amour qu’elle s’intéresse au marché noir et devient la
plus riche et puissante personnalité du Haut-Pays. Si Violette Ailhaud
semble fière de remplir le rôle qui lui a été fixé, c’est de l’épanouisse-
ment amoureux qu’elle trouve ce faisant qu’elle parle avec le plus de
ferveur. Il semble que pour les trois auteurs la vocation de la femme soit
de connaître l’amour, de se réaliser par et dans l’amour, et que l’affronte-

10 James M. Cain, Le facteur sonne toujours deux fois, Gallimard, Paris, 1979.
Femmes face à la violence de l’histoire 239

ment des violences de l’Histoire ne soit que l’occasion de cet accom-


plissement ou de la ruine de son espérance. Par ailleurs la réussite en
amour est liée à la beauté des femmes. Elsa perd l’amour de Michel
parce qu’elle a perdu sa beauté. Ennemonde, à l’inverse, conquiert Clef-
des-cœurs parce qu’elle possède la seule beauté qui soit susceptible de le
toucher. Quant à Violette elle est dans la fleur de l’âge. Si les hommes
que ces femmes aiment sont éditeur, champion de lutte gréco-romaine
ou éducateur (l’homme semence transporte des livres qui parlent de
transformation sociale), les femmes auxquelles ils s’intéressent sont pour
eux d’abord des corps (pour les autres hommes aussi, d’ailleurs, si l’on
en juge par les sollicitations dont est l’objet Elsa et les on-dits sur le tour
de cuisse d’Ennemonde). Ce sont là des justifications de comporte-
ment et des motivations dramatiques bien traditionnelles pour des ro-
mans qui, pour des raisons diverses, se veulent tous modernes : La pas-
sante du Sans-Souci, premier roman dénonçant les violences nazies,
Ennemonde, roman ironique renversant les conventions optimistes de
la pastorale et du roman rural, L’homme semence, mettant en scène des
femmes qui décident seules de leur avenir. C’est sans doute qu’il est
plus facile d’inventer des personnages singuliers que de se débarrasser
de préjugés idéologiques multi-séculaires.
Ecriture de l’Histoire à travers le personnage
de Kiambé dans Révolutions de J.-M. G. Le Clézio
YOSR BELLAMINE-BEN AÏSSA

Révolutions1, publiée en 2003, est une œuvre polyphonique qui met en


scène plusieurs histoires, plusieurs personnages, plusieurs époques et,
comme son nom l’indique, plusieurs combats.
Il est question, d’abord, du personnage principal Jean Gildas Marro,
le « frère jumeau » de l’auteur Jean-Marie Gustave Le Clézio dont le
narrateur raconte, à la troisième personne du singulier, l’enfance, l’ado-
lescence et une partie de l’âge adulte. Outre le combat personnel du
personnage, le récit met en scène plusieurs épisodes importants de l’his-
toire comme la guerre d’Algérie, la révolution mexicaine de mai 68 et,
à une époque beaucoup plus ancienne, le massacre des Aztèques par les
conquistadors.
Parallèlement à l’histoire de Jean Marro, évolue, dans des chapitres
indépendants, celle de Jean-Eudes, l’ancêtre du premier, qui raconte, à
la manière d’un journal intime, son départ de sa Bretagne natale, son
exil et son installation à l’île de France où il a élu domicile avec sa
famille et où il a créé sa thébaïde du nom de Rozilis. Dans ce récit, nous
assistons, là aussi, à plusieurs autres combats historiques comme la guerre
franco-prusienne de 1792 et la canonnade de Valmy, les batailles livrées
par les corsaires français dans l’Océan Indien et l’invasion de l’île de
France – devenue île Maurice – par les anglais en 1810.
Une troisième histoire intervient, enfin, vers la fin de l’œuvre, rela-
tée sur quatre chapitres et qui se déroule aussi à l’île de France et à la
même période que l’histoire précédente, c’est-à-dire, entre 1810 et 1822.

1 Jean-Marie Gustave Le Clézio, Révolutions, Gallimard, Paris, 2003. Abréviation


(R. suivi du numéro de la page).
242 YOST BELLAMINE -BEN A ÏSSA

Or, si entre la première et la seconde histoire il y a un lien, le lien de


parenté qui unit le premier et le deuxième personnage, Jean Marro et
Jean-Eudes Marro son ancêtre, la troisième histoire, celle de Kiambé,
jeune esclave noire de Tanzanie, ne semble pas, à première vue, être en
liaison avec les deux premières. Ce qui unit, en fait, ce récit aux deux
autres c’est qu’il traite, lui aussi, de révolutions et de combats, ceux
d’une jeune esclave et de ses semblables en quête de survie et de liberté.
C’est le combat de cette jeune fille que nous avons choisi d’aborder.
Nous trouvons, en effet, que la richesse de ce récit se situe, d’une part,
dans le sujet traité, puisqu’il est question d’un épisode important de
l’Histoire celui de l’esclavagisme et de la traite des Noirs et d’autre part,
dans la manière avec laquelle ce sujet a été abordé, puisque nous som-
mes face à une narration intradiégétique où le personnage féminin est
présenté, dans l’œuvre, comme témoin et victime de cette époque, en
relation avec des personnages réels tels que Ratsitatane chef des rebelles
marrons qui préparait, alors, la grande révolution des esclaves.
Ainsi, pour aborder cette étude, nous nous intéresserons dans un
premier temps à l’histoire de Kiambé, à son parcours et, surtout, à son
combat non seulement en tant qu’esclave et femme victime de vio-
lences physiques et morales qu’on ne cessait de lui infliger mais aussi
victime de l’injustice des hommes et des lois de cette époque. Nous
mettrons, d’ailleurs, en exergue l’apport de l’écriture intime dans la
description et la présentation de ces évènements. Dans un deuxième
temps, nous étudierons les différents procédés stylistiques et narrato-
logiques utilisés par l’auteur de Révolutions afin d’inscrire sa fiction dans
la réalité historique et nous analyserons le degré de son ancrage à travers
un recours aux documents historiques en rapport avec cette période.
Écriture de l’Histoire à travers le personnage de Kiambé dans Révolutions 243

1. L’histoire de Kiambé : Ecriture de l’intime

Le récit de Kiambé intervient à la fin de Révolutions, interrompant la


diégèse à quatre reprises et ce à travers quatre chapitres distincts s’éten-
dant chacun sur une moyenne de huit pages et ayant respectivement
pour titres « Kilwa » (R., pp. 407-414), « Kilwa (suite) » (R., pp. 430-
439), « Kilwa (suite) » (R., pp. 478-486) et « Kilwa (fin) » (R., pp. 523-
528). Quant au choix du titre, il est très révélateur car, comme le pré-
cise un critique, « Kilwa Kisiwani, une île au large de Kilwa Masoko,
ancien port de Tanzanie fondé vers 1200, est un espace-temps mémo-
rial qui rappelle l’embarquement des esclaves pour l’île Maurice pen-
dant la traite des Noirs »2.
Ainsi, dès le titre, l’histoire de Kiambé est inscrite dans un contexte
historique et géographique bien précis : l’esclavage et la traite des Noirs
à partir de la Tanzanie jusqu’à l’Île Maurice. Nous découvrons à travers
le récit de Kiambé le parcours difficile qu’elle a parcouru en tant qu’es-
clave mais aussi en tant que femme.
Nous apprenons, que la jeune fille a été réduite en esclavage et a été
arrachée à sa famille et à son village natal en Tanzanie quand elle était
encore une enfant : « Un jour, raconte-elle, quand j’avais dix ans, des
hommes sont entrés dans mon village, ils ont tué mon père et ils m’ont
emmenée » (R., pp. 407, 408). Vendue à un Arabe « Mawarabu » (R.,
p. 408) à Arusha, elle s’est échinée pendant des mois « à couper son bois
et à balayer sa cour » (R., p. 408). Puis, accompagnée d’autres esclaves,
elle a été amenée jusqu’à la ville de Kilwa Masoko après un long et
difficile voyage : « Nous avons marché si longtemps, explique-t-elle, que
je ne me souvenais plus de ce que c’était de rester immobile » (R., p. 409),
pour être conduite, après, à bord d’une petite embarcation jusqu’à l’île
de Kilwa Kisiwani, le port où s’effectuaient toutes les transactions d’es-
claves. Sur cette île, la jeune fille, enfermée « dans une pièce sombre et

2 Raymond Mbassi Atéba, Identité et fluidité dans l’œuvre de J.-M.G. Le Clézio,


L’Harmattan, Paris, 2008, pp. 163, 164.
244 Y OST BELLAMINE -BEN A ÏSSA

sale », a été, ainsi que toutes les femmes qui l’accompagnaient, violée
par « des guerriers » : « un homme m’a forcée et j’ai cru que j’allais mou-
rir à cause du sang que je perdais de l’entrejambe » (R., p. 410). D’ailleurs,
après cette agression, la jeune fille a failli encore une fois mourir après
être tombée malade et avoir passé « plusieurs jours sans boire ni manger
à cause de la fièvre » (R., p. 410).
Ensuite, après avoir été vendue sur la place du marché aux escla-
ves, elle est embarquée sur un navire : « Les hommes du Mawarabu,
raconte-t-elle, sont venus me chercher et m’ont emportée dans un ba-
teau tel que je n’en vais jamais vu, plus grand qu’une maison et rem-
pli d’esclaves » (R., p. 410). Dans ce navire négrier, la jeune fille a souf-
fert de la chaleur suffocante, de l’obscurité, du mal de mer et des odeurs
nauséabondes des immondices et à l’île Maurice, après avoir survécu
au naufrage du navire qui « fut jeté sur les récifs » (R., p. 414), l’ado-
lescente est vendue encore une fois et conduite à la nouvelle maison
de ses maîtres : « Moi et quelques femmes assez jeunes, raconte Kiambé,
nous fûmes vendues à Minissy, district de Moka, où je suis restée
en qualité de femme de chambre jusqu’au jour de la révolution des
esclaves » (R., p. 414).
Dans cette première partie de l’aventure, Kiambé n’a été que l’objet
de plusieurs transactions commerciales effectuées sur les places des
marchés des villes qu’elle a traversées. Elle n’a été traitée que comme
une simple marchandise, puisqu’elle a été transportée « dans les couf-
fins accrochés au chameaux » (R., p. 408), mise dans les cales du bateau
avec « les sacs de blé et de millet » mais, dans la maison de sa nouvelle
maîtresse elle sera traitée comme un animal. En effet, cette dernière,
faisant fi de sa véritable identité, lui a choisi un autre nom en rapport
avec son apparence comme on le fait souvent quand on adopte un ani-
mal : « Alix m’a donné comme nom Balkis, raconte la jeune esclave, à
cause de la couleur de ma peau et de la forme de mes yeux » (R., p. 430).
D’ailleurs, cette pratique était courante puisque

De nombreux cas dans l’histoire, explique Raymond Mbassi Ateba dans son livre,
évoquent des nominations arbitraires. La pratique de l’esclavage et le colonia-
lisme a donné lieu à toutes sortes d’expropriations nominales. La plupart des
Écriture de l’Histoire à travers le personnage de Kiambé dans Révolutions 245

esclaves, ajoute-t-il, ont connu une altération et une redéfinition de leur identité
nominale par leurs maîtres3.

La jeune fille sera, par la suite, traitée par sa maîtresse comme un ani-
mal domestique, un chien bien dressé puisque la nuit elle « couchait
dans le vestibule de sa chambre, sur une couverture posée par terre »
(R., p. 430) et l’après midi elle s’asseyait « aux pieds de sa maîtresse »
(R., p. 431). En outre, à la manière d’une bête de foire ou de cirque,
Mlle Alix lui faisait répéter les phrases apprises par cœur « pour amuser
les invités » (R., p. 431) et lui donnait des « biscuits sucrés » en récom-
pense quand elle « la faisai[t] rire » (R., p. 432). D’ailleurs, quand les
escapades nocturnes de Kiambé ont été découvertes, la comparaison
utilisée par la mère de sa maîtresse confirment bien ces propos : « Tu es
sans honte, lui dira-t-elle, quand tout le monde dort tu vas dans les
champs comme une chienne, rôde-rôder partout ! » (R., p. 433).
Cette infraction aux règles a valu à Kiambé de sévères punitions.
Elle a été, d’abord, rudement battue : « Ils m’ont attachée à un arbre,
dit-elle, et ils m’ont battue avec des cannes si fort que j’ai perdu l’es-
prit » (R., p. 433), ensuite, elle a été mariée de force à Lubin un esclave
ivrogne et violent qui la maltraitait et qu’elle détestait :

Lubin mon mari, raconte-elle, se saoulait au tafia chaque nuit et me battait, il me


haïssait car je me refusais à lui, et quand j’ai attendu un enfant, ajoute-elle, j’étais
allée voir une sorcière qui m’a fait manger de la terre mêlée aux plantes pour
avorter (R., p. 433).

Pour échapper à cette maltraitance, Kiambé décide, alors, de quitter


Lubin et de s’échapper vers la montagne afin de rejoindre les esclaves
marrons guidés par leur chef Ratsitatane qui préparait la révolution
pour la libération des esclaves. Les deux jours d’errance que la jeune
femme va vivre dans la forêt seront marqués par sa lutte pour survivre :
réduite à l’état animal, s’« abritant dans une grotte », flairant les traces
de ses amis : « je dormais le jour, dit-elle, et la nuit je cherchais l’odeur
des feux des marrons » et se nourrissant des aliments trouvés dans la

3 Raymond Mbassi Atéba, op. cit., p. 37.


246 YOST BELLAMINE -BEN A ÏSSA

forêt « J’avais fini ma provision de gâteaux manioc et j’ai rongé des ra-
cines » (R., p. 435) dit-elle, elle finit par être retrouvée par les marrons
et sauvée de la mort : « j’étais très faible, raconte-t-elle, et j’ai pensé que
j’allais mourir » (R., p. 435).
Ainsi, la jeune esclave, libérée du joug de ses maîtres et des violences
de Lubin, va vivre dans la montagne en compagnie de Ratsitatane, de-
venu son mari, les moments les plus heureux de sa vie : « Pour la première
fois depuis que j’avais quitté mon village, confie-t-elle, j’ai eu envie de
rire et de chanter, je me sentais libre et je voulais vivre » (R., p. 438).
Ce bonheur est, malheureusement, de courte durée ; il s’achève le
jour de leur capture par les Anglais après la trahison de l’un des leurs un
certain Laïzaf. Ratsitatane est exécuté sur la place publique et Kiambé
est internée dans un hôpital psychiatrique où elle subit, là aussi, d’autres
maltraitances :

Les gardiens savent mon nom, ils savent que j’étais dans la montagne avec
Ratsitatane, dont l’armée devait détruire la ville et libérer tous les esclaves. Pour
cela ils me tourmentent beaucoup, ils oublient de me donner à manger, ou bien
ils me donnent des sifflets et des chiquenaudes et m’arrosent avec du bouillon.
(R., p. 478).

Mais, à sa sortie de l’hôpital, Kiambé est affranchie par le médecin : « il


m’a donné ma liberté dit-elle. Il a fait cela, à cause de l’enfant qui est
dans mon ventre, pour qu’il naisse libre » (R., p. 483).
Les affres de l’enfantement seront, d’ailleurs, une autre épreuve pour
la jeune femme qui a accouché dans la douleur et dans la souffrance
risquant de perdre la vie : « Un matin, à l’aube, raconte-elle, alors que je
fais bouillir de l’eau pour le thé, je sens un grand vide en moi, je crie de
souffrance » (p. 484) et, un peu plus loin, elle ajoute : « Moyo n’est pas
née facilement […] elle m’a déchirée en naissant, et je serais peut-être
morte si j’avais été sans aide » (R., p. 485).
Nous remarquons, ainsi, que depuis l’âge de dix ans, la vie de Kiambé
est une suite de souffrances et de violences aussi bien physiques que
morales, car, outre le fait qu’elle a été battue et violée à plusieurs repri-
ses, la jeune fille a subi une déshumanisation et une dépersonnalisation
profondes. En effet, chosifiée, animalisée, dépossédée de son corps sur
Écriture de l’Histoire à travers le personnage de Kiambé dans Révolutions 247

lequel elle n’avait plus aucun contrôle, privée de son identité, de sa


maison, de sa famille et de son village, la jeune fille a perdu tout ce qui
la caractérisait en tant qu’être humain et en tant qu’être à part entière.
Si la jeune fille a combattu le premier type de violences par un
stoïcisme exemplaire « je ne pleurais jamais » (R., p. 409), affirme-t-elle
« je ne pleure que quand je rêve » dit-elle encore ; et lors de l’accouche-
ment, elle précise : « je serre les dents pour ne pas crier, parce que j’ai
appris à me taire » (R., pp. 484, 485), elle a combattu, en revanche, sa
dépersonnalisation à travers le recours incessant à la mémoire, seul re-
mède et seule arme en sa possession pour ne pas oublier ses origines, sa
culture et donc son identité.
La lutte de Kiambé pour préserver son identité est mise en valeur
à travers l’écriture et plus précisément à travers le choix d’une narra-
tion du type homodiégétique, c’est-à-dire où le narrateur est « présent
comme personnage dans l’histoire qu’il raconte »4, et plus précisément
d’une manière autodiégétique « qui représente en quelque sorte le de-
gré fort de l’homodiégétique »5, étant donné que le narrateur est lui-
même le personnage principal, s’exprimant dans le texte à la première
personne du singulier.

Cette technique de télescopage narratif, explique Abdelhaq Anoun, vise à nous


présenter la place et le rôle d’une parole caractéristique, qui répond à l’intention
de Le Clézio de peindre des êtres pour lesquels la parole immédiate est, elle aussi,
signe de présence et d’authenticité.6

Ainsi, dès le début de son récit, Kiambé commence par décliner son
identité où elle insère des mots dans sa langue maternelle, le swahili :

Mon nom est Kiambé, dit-elle, celle qui a été créée, je suis Uzui, je suis Wimbo,
je suis le guerrier Askari, vêtu de sa peau de buffle et armé de sa sagaie, je suis
Malaika l’ange, Simba le lion, Fisi la hyène, Twiga la girafe, je suis Moto le feu,
Tembo qui marche en faisant claquer ses défenses, je suis le tambour Ngoma qui

4 Gérard Genette, Figures III, 1972, Cérès, Tunis, 1996, p. 386.


5 Gérard Genette, op. cit., p. 387.
6 Abdelhaq Anoun, J.-M.G. Le Clézio Révolutions ou l’appel intérieur des origines,
L’Harmattan, Paris, 2005, p. 50.
248 YOST BELLAMINE -BEN A ÏSSA

annonce la guerre dans la savane, jusqu’aux mers intérieures, jusqu’aux mon-


tagnes enneigées, jusqu’à Arusha, jusqu’à Unguja, qu’on appelle aussi Zanzibar,
jusqu’à Songa Mnara, jusqu’à Kilwa Kisiwani. (R., p. 407).

Dans cette présentation, le personnage fixe son identité par rapport à


son propre nom « Kiambé », à celui de ses parents : son père « Askari » et
sa mère « Malaika », à sa famille, Uzui sa sœur et Wimbo son frère, sa
terre d’origine, l’Afrique, qu’elle définit par rapport aux animaux de la
savane : « le lion », « la girafe » et l’éléphant, son pays, la Tanzanie, qu’on
reconnait à travers le nom de ses villes Zanzibar, Songa Mnara et Kilwa
Kisiwani et même l’état d’esprit guerrier qui y règne qu’on devine à
travers les mots « feu », « tambour » et « guerre ».
Quant à l’utilisation de la langue d’origine, la langue des anciens,
elle apporte de l’authenticité au discours de la jeune africaine mais aussi
une certaine poéticité :

les mots, avec leur musique et leur pouvoir de suggestion, dit Abdelhaq Anoun,
font rêver. A l’intérieur d’un univers de paroles, dans cette langue romanesque
dont les ancêtres ont usé, les mots nourrissent la fantasmagorie de ceux qui les
prononcent et les entendent7.

Cette présentation, telle une boucle ou un refrain à caractère incanta-


toire, est répétée cinq fois dans le récit, à chaque début de chapitre ou
de séquence, non d’une manière identique mais avec quelques varian-
tes qui sont en rapport avec l’état d’âme de kiambé.
Ainsi, après s’être enfuie de la ville pour rejoindre les marrons dans
la montagne et après avoir goûté à la liberté, Kiambé déclare en début
de chapitre :

Je suis Kiambé. Je ne suis pas Balkis, je suis redevenue celle que j’étais, il y a
longtemps, quand les voleurs d’enfants sont venus dans mon village et ont tué
mon père. Mon père est le guerrier Askari à la longue sagaie, ma mère est Malaika,
etc. (R., p. 436).

Nous remarquons que Kiambé retrouve, avec le sentiment de liberté,


son nom et sa première identité : « En s’attachant à son nom d’origine,

7 Ibid., p. 94.
Écriture de l’Histoire à travers le personnage de Kiambé dans Révolutions 249

et en refusant le nom de Balkis, explique l’auteur de Révolutions ou


l’appel intérieur des origines, Kiambé revendique son appartenance à sa
terre d’origine, son passé biologique et géographique, l’Afrique.8
La revendication de l’appartenance se fait aussi à travers la langue
maternelle que la jeune fille associe, souvent, à la présentation de son
identité et dans les souvenirs retrouvés.
Toutefois, emprisonnée dans l’hôpital psychiatrique, privée de sa
liberté, maltraitée par des gardiens hostiles, sans aucun soutien affectif,
la jeune esclave désespérée est victime d’une sorte d’amnésie puisqu’elle
coupe les liens avec ses origines qui tombent dans l’oubli et se présente
sous le nom de Balkis marquant ainsi la perte de son identité. Le chapi-
tre trois commence, ainsi, par cette phrase :

Balkis, Noire du Mozambique, je ne sais plus ce qu’a été ma vie autrefois. Ici, les
noms des Noirs sont inconnus […]. Je ne sais plus rien de mon village natal. (R.,
p. 478)

L’absence du sujet – la première personne du singulier – et de l’auxi-


liaire « être » – « je suis » – et la répétition de l’expression « je ne sais plus »
accentuent encore plus le vide ’identitaire.
Enfin, ce n’est que grâce à l’enfant de Rastitatane qui grandit dans
son ventre que Kiambé a pu recouvrer petit à petit la mémoire et se
rappeler de nouveau ses origines et son identité :

Mon nom est Kiambé, celle qui a été créée, fille du guerrier Askari, fille de Malaika.
J’ai retrouvé mon nom, et le nom de tous ceux qui sont en moi et que je croyais
morts. Mon oncle paternel Mjomba chasseur de lions, mon frère Ndugu, et tous
ces noms qui vivent en moi, qui ne m’ont jamais abandonnée, Moshi, Mkalamu,
Singida, Uzuri, Moto, Nzige, Mbou (R., p. 483)

En effet, au moment d’accoucher, la jeune fille s’est souvenue des gestes


de sa mère quand elle avait mis au monde son frère : « je me souviens […]
maintenant je me souviens » répète-elle. Ainsi, la venue de l’enfant a
permis à Kiambé de retrouver la mémoire et de reproduire à l’identique
ce geste ancestral, assurant le cycle de la vie. L’acte de l’enfantement

8 Abdelhaq Anoun, op cit., p. 99.


250 YOST BELLAMINE -BEN A ÏSSA

assure, alors, la pérennité et la continuité des origines et lie sym-


boliquement passé, présent et futur.
Nous notons, en outre, que l’expression « Mon nom est Kiambé »
de cette formule finale est la même utilisée par la protagoniste pour se
présenter au début de son histoire, imprimant, ainsi, une sorte de
schéma circulaire qui clôt un cycle et en recommence un autre. En
effet, si le quatrième chapitre commence par une formule quasi iden-
tique : « Je suis Balkis, fille de Balkis, petite-fille de Kiambé la sorcière »
(R., p. 523), nous découvrons que ce dernier chapitre ne concerne plus
l’histoire de Kiambé mais ouvre un autre cycle, l’histoire d’un autre
personnage, Balkis, qui n’est autre qu’une lointaine descendante de la
première. La jeune fille, en visite à sa grand-mère, Kiambé la sorcière,
reçoit le don du collier en bois, porté jadis par son ancêtre et apprend
à dessiner l’étoile Vintana, comme l’avait appris le prêtre à Kiambé
cachée dans la montagne :

Elle a tracé sur la terre devant le feu avec une grande étoile qu’on appelle Vintana,
car c’était le signe qu’elle avait reçu de sa mère et de sa grand-mère, et chacune
avait porté en elle après l’autre ce signe qui était le signe de la puissance de Dieu
(R., p. 527).

Ainsi, la répétition de la formule de présentation avec les noms des


ancêtres et la reproduction des actes et des gestes ancestraux montrent
et affirment l’idée de répétition et donc de continuité et de pérennité à
la manière, justement, des astres et de leurs Révolutions !
Le combat de Kiambé consiste, donc, à travers la remémoration de
sa langue d’origine et la répétition incessante des noms des siens, dans
l’effort d’entretenir et de maintenir présent le souvenir du passé. Ce
matraquage psychologique répond à l’instinct naturel de survie de la
jeune fille qui veut s’imprégner de ces noms pour ne pas risquer de les
oublier ayant l’intuition que ces litanies lui permettront de ne pas dis-
paraître et se confondre dans la masse anonyme des autres esclaves et
que son salut dépendra de son attachement à ses souvenirs et à ses ori-
gines, seuls garants de son identité et de son existence.
Il faut préciser, par ailleurs, qu’étant donné le contexte historique
important dans lequel a été ancrée la riche aventure du personnage,
Écriture de l’Histoire à travers le personnage de Kiambé dans Révolutions 251

l’importance de ce récit ne réside pas seulement dans l’expérience per-


sonnelle de cette dernière mais aussi dans l’expérience collective des
milliers d’esclaves qui ont vécu cette injustice. Ainsi, outre la fonction
de rétrospection intime, le récit devient une sorte de témoignage laissé
au yeux de la postérité.

2. Kiambé dans l’Histoire : Ecriture de la réalité

Ce qui nous permet d’utiliser le terme témoignage, dans un premier


lieu, c’est la portée énonciative que donne Kiambé à son récit. En effet,
le discours de la jeune fille n’est pas seulement destiné à relater son
parcours d’esclave, mais il a aussi pour fonction de transmettre des in-
formations puisqu’il s’adresse à un destinataire qui, en outre, est carac-
térisé et désigné par la protagoniste.
Nous notons, tout d’abord, l’utilisation d’une dichotomie se réfé-
rant à deux mondes, le sien et celui des autres et ce, à travers deux
expressions : « chez nous » et « ici ». Ainsi, parlant de l’épidémie qui a fait
beaucoup de victimes parmi les esclaves du navire négrier, Kiambé dit :
« C’était un mal qu’on appelle chez nous ndui, qui frappe très vite, et
couvre le corps de plaies, et l’odeur qui s’en dégage est celle de la mort »
(R., p. 413). Mais, quelques lignes plus loin, elle ajoute : « le mal de la
petite vérole, comme on l’appelle ici, s’est arrêté et a quitté le bateau »
(R., p. 413). Si le « chez nous » renvoie au pays des origines, en Tanza-
nie, « Ici » se réfère à l’île Maurice. Ainsi, si « ndui » renvoie à la langue
swahili des autochtones, « la petite vérole » renvoie à la langue française
des colons Blancs.
Ensuite, outre le fait que la jeune fille a choisi de s’exprimer en
français et non dans sa langue maternelle, nous constatons qu’elle tra-
duit, quasi systématiquement, la plupart des mots et expressions écrits
en swahili vers le français comme le montrent les exemples suivants : « je
suis Malaïka l’ange, Simba le lion, Fisi la hyène, twiga la girafe, je suis
Moto le feu » (R., p. 407) ; « ils avaient été empoisonnés par Nyoka, le
252 Y OST BELLAMINE -BEN A ÏSSA

serpent » (R., p. 409) ; « je l’appelais moume, moumé yangu, ô mon


mari » (R., p. 437), etc.
Enfin, nous remarquons, la volonté de la jeune esclave de présenter
et de préciser le nom des lieux ou des notions en tenant compte de
l’éventuelle ignorance des non autochtones : « j’étais dans la montagne
qu’on appelle la Fenêtre » (R., p. 435) précise-t-elle, ou encore, « le prê-
tre a dessiné sur la terre une étoile qu’on appelle Vintana » (R., p. 439).
Nous pouvons, ainsi, déduire qu’à travers son récit, Kiambé ne
s’adresse pas aux siens, aux Africains comme elle, mais aux étrangers et
aux Blancs, ceux d’« ici », qui n’ont pas une connaissance exacte de sa
langue et de sa culture.
Dans un second lieu, ce qui permet d’évoquer le caractère testimo-
nial de ce récit, c’est la fréquence, des verbes en rapport avec l’observa-
tion et la description.
Nous notons, par exemple, plusieurs verbes faisant allusion au re-
gard et à l’ouïe tels que : « j’ai écouté » (R., p. 409), « je n’en avais jamais
vu » (R., p. 410), « j’ai vu » (R., p. 410), « je ne les voyais pas […] mais je
les entendais » (R., pp. 410, 411), « j’entendais » (R., p. 411), « j’ai re-
gardé » (R., p. 411), « j’ai vu » (R., p. 411), « j’ai vu pour la première
fois » (R., p. 412), « on m’a raconté par la suite » (R., pp. 413,414), etc.
ainsi qu’une multitude d’adjectifs et de verbes à l’imparfait liés à une
fonction descriptive et donc informative.
En effet, chaque situation, chaque objet ou chaque personnage nou-
veau rencontré par la jeune fille devient l’objet d’une description minu-
tieuse. Nous notons, par exemple, la description du négrier : « j’ai vu
que le reste du bateau était divisé en trois étages, et sur chaque plancher
les hommes étaient couchés, attachés à une longue chaîne par le bras,
avec si peu d’espace qu’ils ne pouvaient se mettre debout ni s’asseoir »
(R., p. 410) ou encore celle du négrier Arabe venu consulter sa « mar-
chandise » à bord du bateau :

Dans le port de Kilwa, j’ai vu pour la première fois un Mzungu, un homme blanc
[…] il était habillé tout de blanc, mais il ne portait pas de robe comme le Mawarabu,
il avait seulement un vêtement serré aux genoux et une tunique courte aux man-
ches fermées sur ses poignets, et aussi une coiffe blanche faite de cheveux, et sa
barbe et ses sourcils étaient blancs et son visage très rouge (R., p. 412).
Écriture de l’Histoire à travers le personnage de Kiambé dans Révolutions 253

La description de Kiambé devient, ainsi, une sorte de témoignage sur


ce qu’ont pu être les conditions de vie des esclaves et les conditions
dans lesquelles se faisait la traite des Noirs.
Par ailleurs, afin d’apporter plus de réalisme à son récit et afin de
l’ancrer encore plus dans l’Histoire, Le Clézio a eu recours à deux autres
procédés, qui sont l’insertion de personnages réels dans la fiction et
l’ajout de documents présentés comme réels. La présence de ces deux
éléments renforce et accentue le caractère testimonial du discours de
Kiambé et apparente ce « journal » à des mémoires ; car, comme l’ex-
plique Sébastien Hubier,

tandis que l’autobiographie est centrée sur l’existence même de celui qui l’écrit,
les mémoires sont consacrés aux bouleversements historiques auxquels l’écrivain
a assisté, ou pris part – ou encore aux relations privilégiées qu’il a pu entretenir
avec les grands de ce monde qui ont, peu ou prou, déterminé les dits bouleverse-
ments9.

En effet, vers la fin du récit, Kiambé, personnage imaginaire, devient


l’épouse de Ratsitatane, un personnage réel. Ce dernier est le neveu de
Radama 1er, Roi de Madagascar, et qui ayant tenté de tuer James Hastie,
l’agent de Sir Robert Farquhar – gouverneur de l’île Maurice – auprès
de Radama, a été exilé à Maurice pour y être exécuté. Or, avec l’aide
d’un noir Laizafy, il réussit à s’échapper de prison et à se réfugier dans la
montagne, avec le projet de provoquer une Révolution et de libérer
tous les esclaves :

Un homme, un fils de grand-chef de la Grande-Terre, s’est échappé de prison et il


est allé dans la montagne. Il m’a dit le nom de cet homme, Ratsitatane, et ce nom
résonnait comme un tambour de guerre. Avec lui, il a une armée, les esclaves de
Villebague, de Grande-Rosalie, Belle Vue, de l’Embarras de Crève-Cœur, ils sont
là-haut dans la montagne, ils vont descendre et libérer tous les Noirs. (R., p. 434)

Par ailleurs, le chef des rebelles n’a pas réussi à accomplir son projet à
cause de la trahison du même Laizafy, qui l’avait autrefois sauvé, et qui

9 Sébastien Hubier, Littératures intimes. Les expressions du moi, de l’autobiographie à


l’autofiction, Armand Collin, Paris, 2003, coll. « U. Lettres », p. 53.
254 YOST BELLAMINE -BEN A ÏSSA

s’est accordé avec les Anglais pour les aider à retrouver le chef des re-
belles. Cette trahison, qui est un fait réel, a été évoquée par Issa Asgarally,
spécialiste de Ratsitatane, dans son livre dédié à « L’affaire Ratsitatane » :

Les coups de feu tirés sur la montagne, explique le chroniqueur, préoccupèrent


Ratsitatane, mais Laizafy le rassura en lui disant qu’ils étaient destinés à permettre
aux autres esclaves de se joindre à eux.10

Nous retrouvons, d’ailleurs, dans le récit, la même scène racontée selon


deux points de vues. D’une part, celui de Kiambé qui a assisté à la scène :

Laïzaf s’étant éloigné, raconte – elle, il a tiré avec son escopette, en disant que
c’était un signal pour guider les fugitifs dans la montagne, mais c’était un accord
qu’il avait passé avec Orieux et Lescalier, les chefs de la Milice (R., p. 438)

et d’autre part, à travers un document présenté comme officiel que Le


Clézio a inséré, tel quel, en fin de chapitre, avec une écriture en italique
et ayant pour titre : « Rapport de William Stone, clerc principal, sous le
commandement du cpne F. Rossi, sur les évènements qui se sont pro-
duits à Maurice le 20 février 1822 lors de la capture du rebelle
Ratsitatane » (R., p. 440). On y lit :

Un peu avant midi nous avons entendu des coups de feu, et nous avons reconnu
le signal que le Noir Laïzaf nous donnait pour nous indiquer le repaire de
Ratsitatane (R., p. 441).

Cette traîtrise a été, donc, fatale à Rastitatane et à ses compagnons qui


ont été capturés par les Anglais et condamnés à mort comme l’explique
l’auteur de la chronique sur l’affaire Ratsitatane : « Le verdict est rendu.
Six personnes sont condamnés à mort »11 : Ratsitatane, Laizafy, l’Eveillé,
Latulipe, Nelson et Kotovolo. Nous notons, d’ailleurs, que ces six per-
sonnes qui sont cités par le chroniqueur se trouvent être aussi cités par
Kiambé : « Léveillé, Tulipe, Nelson, Kotovolo, dit-elle, ils sont tous de

10 Issa Asgarally, L’affaire Ratsitatane : La révolte des esclaves dans les Mascareignes,
Goutte d’eau dans l’océan, Sainte Clotilde, 1977, p. 13.
11 Ibid. p. 15.
Écriture de l’Histoire à travers le personnage de Kiambé dans Révolutions 255

ma famille, et Violette est mon ami. Ratsitatane, ajoute-t-elle, est notre


maître. (R., p. 436)
Ainsi, le fait d’insérer à l’intérieur du récit un document présenté
comme réel, tel que ce rapport qui a été ajouté à deux reprises – est un
procédé utilisé par Le Clézio – d’une manière, d’ailleurs, assez fréquente
le long de l’œuvre. Cela permet, d’une part, d’apporter davantage de
crédibilité à l’évènement raconté et d’autre part, d’ajouter d’autres voix
et d’autres points de vue qui viennent s’ajouter au premier récit afin de
le compléter ou de l’enrichir :

Révolutions, explique Marina Salle, amplifie l’écriture polyphoniques jusqu’à la


virtuosité, multipliant les voix narratives et les chronotopes, diversifiant les for-
mes orales ou écrites du récit. Narrateur Hétérodiégétique, récit à la première
personne, journaux de bord, cahiers intimes, lettres, rapports officiels, dépêches
de l’Agence France-Presse.12

En effet, ces témoignages ne sont pas introduits à l’intérieur de la diégèse


mais sont ajoutés d’une manière indépendante gardant leur style et leurs
formes initiales ce que Bakhtine appelle « les genres intercalaires » :

Le roman, explique-t-il, permet d’introduire dans son entité toutes espèces de


genres, tant littéraires (nouvelles, poésies, poèmes, saynètes) qu’extra-littéraire
(études de mœurs, textes rhétoriques, scientifiques, religieux, etc.) […] ces genres
conservent habituellement leur élasticité, leur indépendance, leur originalité lin-
guistique et stylistique.13

L’insertion d’autres genres à l’intérieur du récit, devient, ainsi, comme


l’explique le même critique, un autre moyen qui contribue à créer cet
effet de réalisme : « chacun de ces genres, écrit-il, possède ses formes
verbales et sémantiques d’assimilation des divers aspects de la réalité.
Aussi le roman recourt-il à eux, précisément, comme étant les formes
élaborés de la réalité »14.

12 Marina Salles, Le Clézio notre contemporain, Presses Universitaires de Rennes,


2006, p. 247.
13 Mickhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris, 1978,
p. 141.
14 Ibidem.
256 YOST BELLAMINE -BEN A ÏSSA

L’histoire de Kiambé est l’histoire, donc, de plusieurs combats menés


par cette jeune fille noire qui s’est retrouvée à l’âge de dix ans réduite à
l’esclavage.
Il s’agit, d’abord, du combat de cette esclave qui, dépouillée de tous
les éléments qui constituent son humanité et sa personnalité, lutte pour
rester un être humain libre qui n’oublie pas ses origines et son identité ;
liberté et identité qui se présentent comme les seuls garants pour ne pas
tomber dans l’anonymat qui caractérise tous les Noirs de cette époque
« Ici les noms des Noirs sont inconnus » (R., p. 478) dit-elle et pour
retrouver la dignité perdue.
A travers l’histoire de sa vie, Kiambé a mené aussi un deuxième combat,
destiné, cette fois, non à la sauvegarde de la mémoire individuelle mais de
celle de l’Histoire. En effet, outre le fait de raconter son parcours, la jeune
esclave a revêtu le rôle de témoin qui, à travers un discours informatif, a
réussi à décrire et à reconstruire le calvaire que pouvait vivre un esclave au
début du XIXe siècle à l’île Maurice. Ainsi, ancré dans un lieu déterminé
et dans une époque bien précise, le récit leclézien devient, grâce au recours
à plusieurs artifices, stylistiqus et narratologiques, une sorte de témoi-
gnage fictif mais réel d’une période « noire » de l’histoire de l’humanité.
Comme Kiambé qui lutte pour ne jamais oublier son passé, son
identité et ses origines, Le Clézio, semble, ainsi, à travers ce récit et le
témoignage fictif de son personnage, lutter pour ne jamais oublier,
d’abord, le passé qui est, selon lui, l’élément incontournable qui per-
met d’appréhender le présent et le futur : « Il m’est impossible, dit-il, de
concevoir la réalité de notre temps sans cette profondeur que donne le
passé. »15 ; et de ne jamais oublier, ensuite, les souffrances et les injusti-
ces subies par toute une race marginalisée pendant plusieurs siècles :

Ceux qu’il ne faut pas oublier, dit-il dans La Quarantaine, ce sont les négriers aux
noms terrifiants, le Phénix, l’Oracle, l’Antenor, le Prince-Noir, chacun chargé de
sa cargaison d’un demi-millier d’hommes, de femmes et d’enfants capturés sur les
côtes du Mozambique, à Zanzibar, à Madagascar.16

15 Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Une littérature de l’envahissement », propos re-


cueillis par Gérard de Cortanze in Magazine littéraire, 1998, n° 362, pp. 18-35.
16 Jean-Marie Gustave Le Clézio, La Quarantaine, Gallimard, Paris, 1995, p. 528.
257

Marguerite Duras et la propagande coloniale


NAJET TNANI

Nous nous intéresserons dans ce travail à un aspect de l’histoire coloniale


et à un épisode de la vie de Duras qui ont été peu étudiés. Duras est
connue en tant que résistante, elle est également connue par ses prises de
position en faveur de l’indépendance de l’Algérie mais elle est fort peu
connue en tant que victime et actrice de la propagande coloniale.
En effet, M. Duras est née en Indochine, pays où elle a grandi et qui
va devenir le cadre géographique principal de ses œuvres. Elle ne s’éta-
blit définitivement en France qu’en 1932 à l’âge de dix huit ans. Après
des études de droit, elle intègre de 1937 à 1940, le Ministère des colo-
nies où elle participe à la propagande coloniale en écrivant en collabo-
ration avec Philippe Roques, L’Empire français1, une œuvre de com-
mande où elle glorifie la grandeur de la France et se prononce pour la
colonisation. Cependant quelques années plus tard, les positions de
l’auteur à l’égard de la colonisation et de la propagande changent com-
plètement : en 1950, elle publie sa première œuvre importante, Un
Barrage contre le Pacifique, où elle dénonce avec virulence l’administra-
tion coloniale et les colons, qu’elle accuse de concupiscence et de cor-
ruption, et rend la propagande responsable de tous les malheurs de sa
mère et de ses propres malheurs.
Nous essaierons de montrer l’effet que la propagande coloniale a pu
avoir sur l’imaginaire de Duras, grâce à une analyse du réseau des signi-
fications qui se trament dans ces textes, mais aussi en nous basant sur
une confrontation de l’œuvre et de la vie de l’auteur, éclairée par l’his-
toire. C’est à partir d’une affiche coloniale que l’écrivain va élaborer sa
fable familiale, mais aussi son destin d’écrivain.

1 Elle rédige et cosigne de son vrai nom, Donnadieu, avec Philippe Roques L’Em-
pire français, Paris, Gallimard, 1940.
258 NAJET TNANI

1. La place de l’affiche de propagande coloniale


dans le roman familial de l’auteur

« Roman des commencements »2, commencement de l’écriture et com-


mencement aussi de la mémoire, Un Barrage contre le Pacifique se pré-
sente par plusieurs aspects comme un roman familial3. Dans ce texte,
l’auteur évoque pour la première fois son enfance indochinoise à tra-
vers des personnages fictifs et essaie de remonter jusqu’aux origines de
son histoire familiale afin de construire le récit de sa vie. Le départ de la
mère pour les colonies est, dès les premières pages du livre, imputé à des
images de propagande :

On était alors en 1899. Certains dimanches à la mairie, elle rêvait devant les
affiches de propagande coloniale : « Engagez-vous dans l’armée coloniale ». « Jeu-
nes, allez aux colonies, la fortune vous y attend ». A l’ombre d’un bananier crou-
lant sous les fruits, le couple colonial, tout de blanc vêtu, se balançait dans des
rocking-chairs tandis que les indigènes s’affairaient en souriant autour d’eux.4

Ces images ne sont évoquées certes qu’une seule fois dans le texte et de
manière rapide. Elles auraient donc pu passer inaperçues et leur évoca-
tion paraître fortuite si l’auteur n’en avait pas reparlé ailleurs en leur
donnant un fondement biographique5. En outre, Duras les a impli-

2 Cf. la jaquette de Marguerite Duras : La Vie tranquille, Un Barrage contre le Paci-


fique – Le Marin de Gibraltar – Les Petits Chevaux de Tarquinia – Des Journées
entières dans arbres, Gallimard, Paris, Coll. Biblos, 1990.
3 Selon la définition qu’en donne Marthe Robert dans son livre Roman des origines
et origines du roman, Grasset, Paris, 1972.
4 Un Barrage contre le Pacifique, in Marguerite Duras, op. cit., p. 162.
5 Dans un texte autobiographique publié en 1988 où elle parle de sa mère, Duras
écrit à propos de ses parents : « Ils avaient cédé à des affiches de l’époque qui
proposaient comme pour les soldats : ‹ Engagez-vous › », Cf. « Ma mère avait… »,
In Marguerite Duras, Le Monde extérieur, Outside 2, P. O. L, Paris, 1993, p. 198.
Cependant, on ne sait pas trop si le départ de la mère en Indochine a été réelle-
ment déterminé par les affiches coloniales. Ce qui importe c’est la fiction que
construit l’auteur autour de ces images.
Marguerite Duras et la propagande coloniale 259

quées dans un jeu textuel qui traverse de part en part Un Barrage et qui
en fait une clef essentielle dans la compréhension du sens de la vie de la
mère et de celui du texte. Composées de deux slogans juxtaposés, ac-
compagnées d’une description d’image, les phrases précitées réfèrent
en réalité à deux affiches coloniales différentes, une affiche militaire qui
s’adresse aux soldats comme le suggère l’appel : « Engagez-vous dans l’ar-
mée coloniale », et une autre affiche qui, elle, incite les jeunes à voyager
et à vivre dans les colonies. Si la première affiche est introduite de ma-
nière elliptique, sans que le lecteur soit informé sur son contenu ima-
gier, dans la deuxième l’écrivain s’attarde au contraire sur la partie
iconographique et en fait une description concise mais significative.
Tous les éléments retenus par l’écrivain : « le bananier croulant sous les
fruits », le couple colonial vêtu de blanc et se balançant dans les rocking-
chairs, les indigènes qui s’affairent souriant autour d’eux, donnent une
représentation paradisiaque de la vie coloniale : la colonie est ainsi liée à
l’idée de farniente, de nature exotique généreuse et prolifique, mais
aussi de relations harmonieuses entre colons et colonisés, relations dans
lesquelles la supériorité des Blancs est naturellement acceptée par les
indigènes. Par ailleurs, le jeu associatif qui s’établit, d’un côté entre les
mots « colonie » et « fortune » qui se côtoient dans le slogan de l’affiche :
« Jeunes, allez aux colonies, la fortune vous y attend », et de l’autre entre
le texte et l’image, favorise l’émergence de deux équivalences : une pre-
mière équivalence entre fortune et colonie et une seconde équivalence
entre fortune et bonheur.
Cette affiche semble avoir été choisie par l’auteur, peut-être même
rétroactivement, parce qu’elle constitue sans doute un exemple repré-
sentatif des images6 qui ont façonné l’imaginaire colonial et laissé des
traces dans l’esprit des coloniaux rencontrés en Indochine, et dans leur
conception de la vie coloniale. Ainsi, le texte offre quelques images de
Blancs fortunés qui paraissent, par de nombreux aspects, inspirées par
le modèle de cette affiche : le père Bart qui tient une cantine à Ram et

6 Ces images ne se limitent pas d’ailleurs aux affiches, elles sont de natures dif-
férentes : des photos, des cartes postales, des brochures publicitaires et même des
films.
260 NAJET TNANI

qui s’est enrichi grâce à la contrebande de l’alcool, passe son temps à


boire « son pernod dans une immobilité bouddhique », derrière son
comptoir, en se faisant éventer par un enfant indigène qu’il a adopté et
« qui le déchargeait de tout le service »7. M. Jo avec son diamant énorme,
sa limousine, son costume de tussor blanc et son chapeau mou posé
négligemment sur la tête pourrait lui aussi émaner directement de l’une
de ces affiches8.
Même si la mère, dont la vie est marquée par la frustration et la
misère, se situe aux antipodes de ces exemples de fortune coloniale,
c’est sur elle que, paradoxalement, la propagande a eu le plus de pré-
gnance et d’effet. Bien qu’elle soit issue d’un milieu rural, attaché à la
terre natale, et malgré son poste d’enseignante qui lui permettait de
vivre décemment en métropole9, la mère est partie pour un pays loin-
tain dont elle connaissait peu de choses. Une fois en Indochine, elle va
mettre toute son énergie à réaliser les promesses de réussite et de pléni-
tude inscrites dans les images publicitaires.
En effet, durant toute sa vie la mère va poursuivre une quête de la
prospérité et de la richesse qui tourne à l’obsession. Les années qu’elle a
passées à l’Eden cinéma comme pianiste, la concession dans laquelle
elle a mis toutes ses économies, les barrages qu’elle a construits pour
empêcher la mer d’envahir ses terres, et même le projet de mariage de sa
fille Suzanne avec M. Jo sont déterminés par le rêve d’enrichissement
rapide qui a été suscité par la propagande. Ce rêve d’opulence est souli-
gné dans le texte de différentes manières. Il s’exprime, d’abord directe-
ment, à travers les déclarations explicites des personnages ou quelques
unes de leurs pensées rapportées par le narrateur. Ainsi, lorsqu’il évoque

7 Un Barrage contre le Pacifique, op. cit., p. 176.


8 Cette idée est exprimée indirectement dans le texte à travers le rapprochement
effectué entre M. Jo et les personnages des films de l’époque.
9 La mère appartient à un milieu d’enseignants où, selon certains historiens, on a
enregistré peu de départs pour les colonies jusqu’en 1931 : « le milieu qui a charge
de forger la mentalité française, c’est-à-dire le corps enseignant, est celui qui y est
demeuré jusqu’à présent le plus étranger, à quelques exceptions près », cité in
Jean-Pierre Renaud, « La parabole de la Propagande coloniale et du grain de riz »,
Etudes coloniales, revue en ligne, 17 octobre 2007.
Marguerite Duras et la propagande coloniale 261

la concession, Joseph déclare : « Quand on l’a achetée, on a cru qu’on


serait millionnaire dans l’année », le diamant offert par M. Jo à Su-
zanne, provoque lui aussi chez la mère, qui aurait pourtant due être
aguerrie par tant d’expériences malheureuses, l’espoir d’atteindre « ces
régions fabuleuses de la fortune »10 perçues dans les affiches coloniales.
La fascination qu’exercent sur elle tous les Blancs cossus et même
M. Jo, malgré sa bêtise et sa laideur11, l’équation qu’elle établit entre
bonheur et fortune lorsqu’elle dit « Il n’y a que la richesse pour faire le
bonheur »12 traduisent elles aussi indirectement l’emprise de ce mythe
colonial sur la mère. Cette emprise, apparaît, de la manière la plus sen-
sible, à travers le comportement du personnage avec les paysans indigè-
nes au moment de la construction des barrages : pour les convaincre de
l’aider dans son projet gigantesque et improbable, la mère leur fait mi-
roiter un avenir radieux, des « récoltes fabuleuses », et leur promet qu’ils
« seraient tous riches ou presque »13, utilisant ainsi à son tour les mêmes
moyens de persuasion que la propagande coloniale.
Le texte nous fournit quelques explications concernant les raisons de
l’impact exceptionnel des images propagandistes sur la mère. La naïveté
originelle de ce personnage, due à son milieu et à son métier d’institu-
trice, les années qu’elle a passées à accompagner de sa musique les films
de l’Eden cinéma sont rendues responsables dans le texte de sa crédulité
et de ses déboires. Cependant, le recours à l’histoire peut nous éclairer
davantage sur cette question. La mère est supposée avoir vu les affiches
en 189914, c’est-à-dire au moment des toutes premières campagnes
publicitaires coloniales et des premières iconographies propagandistes.

10 Op. cit., p. 222. On peut lire en effet quelques pages plus loin ces phrases : « peut-
être qu’à partir de cette bague, ils deviendraient riches et d’une richesse qui n’avait
rien à voir avec celle de M. Jo », op. cit., p. 249.
11 Cette fascination est exprimée même de manière explicite. Le narrateur parle de
l’« émerveillement » de la mère « devant la fortune de M. Jo », op. cit., p. 181.
12 Ajoutant « il n’y a que les imbéciles qu’elle ne fasse pas le bonheur », op. cit.,
p. 180.
13 Op. cit., pp. 187-188.
14 La première exposition coloniale a eu lieu à Lyon en 1894, et les premières cam-
pagnes de propagande autour de 1900.
262 NAJET TNANI

Le public de l’époque, qui était alors peu averti du fonctionnement de


ces images et peu informé sur la réalité des colonies, pouvait, comme la
mère de l’auteur, se laisser facilement manipuler et risquait de confondre
la fiction avec la réalité.
Par ailleurs, selon Pascal Blanchard, la propagande a surtout donné
au message colonial « deux attributs essentiels : un objectif concret (la
justification de l’acte colonial) et un sens (la mission civilisatrice dévo-
lue à la France) »15. Cette mission civilisatrice a conféré à la colonisa-
tion une légitimation et un caractère humaniste, qui s’opposaient à ses
fondements économique et hégémonique et les cachait. Cependant, la
mère semble y avoir fermement cru car elle était, en tant qu’institu-
trice, capable mieux que quiconque de remplir cette mission. Contrai-
rement aux autres coloniaux qui l’entouraient, et qui, conscients de la
hiérarchie des races instaurée par le système colonial, évitaient le con-
tact avec les autochtones, la mère avait des mouvements d’empathie
avec les indigènes : dans les écoles où elle a enseigné, elle s’occupait avec
dévouement des enfants indochinois croyant que l’instruction pouvait
être une source de progrès pour eux16. Elle a également souvent aidé et
soigné les paysans lorsqu’elle a acheté sa concession. Ce comportement
laisse comprendre qu’elle a intériorisé sans distance et sans discerne-
ment les représentations contradictoires construites par la politique fran-
çaise de l’époque autour de la colonisation.
La psychanalyse peut également permettre de déceler les raisons
pour lesquelles la mère est devenue une proie privilégiée pour la propa-
gande. L’image édénique affirmant la supériorité du colon et sa réus-
site, promue par l’affiche coloniale décrite dans le texte, active en réa-
lité des fantasmes de puissance et d’ambition qui sont, selon Freud,

15 Pascal Blanchard, « La représentation de l’indigène dans les affiches de propa-


gande coloniale : entre concept républicain, fiction phobique et discours
racialisant », in Hermès 30, 2001, p. 5.
16 Ces idées et leur rapport avec les affiches coloniales apparaissent plus nette-
ment dans le texte autobiographique qu’elle consacre à sa mère : « Ils partaient
comme des héros, des pionniers, ils visitaient les écoles en charrettes à bœufs, ils
amenaient tout, les plumes, le papier, l’encre. Ils avaient cédé à des affiches de
l’époque… », « Ma mère avait », in Le Monde extérieur, op. cit.
Marguerite Duras et la propagande coloniale 263

profondément enfouis dans notre inconscient depuis l’enfance. Chez


l’homme insatisfait, qui cherche à compenser les manques et les frus-
trations de la vie par le rêve, ces fantasmes sont exacerbés et peuvent
même prendre une forme pathologique17. Ainsi, la psychanalyse nous
fait découvrir les ressorts de la propagande et nous révèle en même
temps le secret de l’emprise aliénante des affiches coloniales sur la mère.
Celles-ci n’ont d’ailleurs pas eu seulement un impact sur la mère
mais aussi sur ses deux enfants : Suzanne et Joseph. Elles ont modelé le
destin de l’un et de l’autre de ces deux personnages, leur vision du monde
et même leur rapport aux images. En effet, les affiches ont été à l’ori-
gine des échecs de la mère et de la pauvreté dans laquelle a vécu toute la
famille. Elles ont également déterminé les relations complexes du frère
et de la sœur avec les autres Blancs et avec les autochtones et même leur
passion pour le cinéma. A travers les films d’évasion qu’ils vont assidû-
ment voir à l’Eden-cinéma, Suzanne et Joseph semblent chercher à re-
trouver l’univers paradisiaque et illusoire18 promis par la propagande,
auquel ils n’ont pu accéder dans la réalité.
En inscrivant ainsi ces affiches coloniales dans sa fable familiale, et
en leur accordant ce rôle majeur dans sa vie, M. Duras essaie-t-elle de
faire valoir l’influence qu’a pu avoir sur elle la propagande et de justifier
indirectement son propre passé de fonctionnaire au Ministère des colo-
nies et de propagandiste ?

17 Cf. Sigmund Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie », in L’Inquiétante étran-


geté et autres essais, Gallimard, Paris, 1985, pp. 36 et 38. « C’est le foisonnement
des fantaisies et le fait qu’elles deviennent prépondérantes, qui créent les condi-
tions de la chute dans la névrose et la psychose » peut-on lire dans l’article précité.
Or, on sait que ce sont les privations qui ont renforcé les illusions de la mère et sa
course effrénée derrière la fortune, on sait également qu’elle est malade : sa mala-
die n’est pas précisée, mais elle a des crises répétées et elle est traitée de « cinglée »
par ses enfants.
18 Comme le montre la description de l’un des films que les personnages voyaient à
L’Eden-cinéma : « C’est une femme jeune et belle… Elle a naturellement beau-
coup d’argent. Elle voyage… Il est très beau l’autre. Il a des yeux sombres, des
cheveux noirs, une perruque blonde, il est très noble », Un Barrage, op. cit.,
p. 287.
264 NAJET TNANI

2. De L’Empire français à Un Barrage : l’effet de la propagande


sur Duras

Ecrits à peu près à trois ans d’intervalle19, L’Empire français et Un Bar-


rage contre le Pacifique témoignent d’une véritable métamorphose chez
l’écrivain. Si le premier texte est une œuvre qui prend en charge toute
l’idéologie et la mythologie coloniale, Un Barrage contre le Pacifique est
considéré comme l’une des œuvres les plus anti-colonialistes de l’après-
guerre. Quatre ans après la publication de ce roman, M. Duras fait
paraître un autre roman, Le Marin de Gibraltar, qui se déroule partielle-
ment en Afrique et qui se caractérise par le même esprit anti-colonialiste20.
Il convient de s’interroger sur les causes profondes de ce changement
aussi radical que brutal chez l’auteur. Certains21 y ont vu un signe d’op-
portunisme, nous pensons quant à nous que malgré leur opposition,
ces deux orientations politiques sont l’une et l’autre principalement
dues, quoique de manière différente, à la propagande.
En Asie, M. Duras a certainement baigné dans cette culture colo-
niale fabriquée par les services de la propagande qui imprégnait toutes
les sociétés d’outre-mer de l’époque. De plus, son retour en France a
coïncidé avec une période de grande activité propagandiste : quelques
mois avant qu’elle ne s’installe à Paris, fut organisée l’exposition colo-
niale de 1931, l’une des manifestations les plus grandioses et les plus
spectaculaires de l’Empire français22. Cette exposition a remporté un
succès populaire sans précédent et eu un retentissement qui s’est pro-
longé bien après sa clôture et dont Duras a eu assurément des échos.

19 Un Barrage a été publié certes en 1950, cependant l’auteur en a commencé l’écri-


ture comme l’attestent certains manuscrits à partir de 1942-1943.
20 Le Marin de Gibraltar, in Marguerite Duras, op. cit.. Duras ne s’est pas limitée à
écrire des œuvres anti-colonialistes, elle a également lutté pour l’indépendance de
l’Algérie en signant notamment le Manifeste des 121.
21 Nous renvoyons à l’article de Jacques de Saint-Victor « Les « aspects positifs » de la
colonisation », Le Figaro, jeudi 20 avril 2006, p. 8.
22 Celle-ci fut précédée en 1930 par une autre manifestation importante, la célébra-
tion du centenaire de la prise d’Alger.
Marguerite Duras et la propagande coloniale 265

Ainsi, parmi les nombreux spectacles qui y étaient donnés figure une
reconstitution de la cour de Béhanzin, le roi d’Abomey (ex-Dahomey
et actuel Bénin) qui semble avoir inspiré l’auteur au moment de l’écri-
ture du Marin de Gibraltar 23. En tout cas, à la veille de la guerre lorsque
M. Duras travaillait au Ministère des colonies, l’idée d’Empire colonial
était, selon les historiens, à son apogée. Ainsi Pascal Blanchard écrit
dans son article « Propagande et réalités » :

Les années d’avant-guerre sont celles de l’exaltation patriotique de l’idée d’Em-


pire […] Tous les partis politiques français, y compris le PCF depuis son « tour-
nant » historique inspiré par Moscou sur les questions coloniales et par sa partici-
pation au Front populaire, se retrouvent dans cette glorification impériale […]
Les revendications coloniales de l’Allemagne nazie et celles de l’Italie fasciste
ne font que renforcer, chez les Français, ce sentiment de la valeur du domaine
colonial24 .

Avec le début de la guerre, cette exaltation patriotique pour l’Empire


colonial se poursuivra et c’est dans ce contexte très particulier que Du-
ras a été appelée à écrire L’Empire français. Ce texte peut être d’ailleurs
considéré à plusieurs égards comme un aboutissement de l’action pro-
pagandiste : l’auteur y développe, en les théorisant, toutes les idées rela-
tives à l’œuvre bienfaitrice de la colonisation et à la mission civilisatrice
de la France, à la hiérarchie des races et à la supériorité du Blanc sur les

23 Selon Cécile Hanania, Duras fait plusieurs références dans ce livre à l’écrivain et
ethnographe béninois Paul Hazoumé, auteur du premier roman historique afri-
cain Doguicimi, paru en 1938. (Cf. « Entre Hazoumé et Heminguay : voyage de
l’écrivance à l’écriture dans Le Marin de Gibraltar », in Les Lectures de Marguerite
Duras, textes rassemblés par Alexandra Saemmer et Stéphane Patrice, Presses uni-
versitaires de Lyon, 2005). Duras a peut-être puisé dans cet ouvrage quelques
détails sur l’Afrique où elle ne s’est jamais rendue, mais elle a sans doute aussi
emprunté à ces spectacles donnés au cours de l’exposition coloniale. Non pas
directement, puisqu’elle n’y a pas assisté, mais à partir des documents qu’elle aurait
trouvé au Ministère des colonies. On suppose qu’en tant que responsable de l’in-
formation et de la documentation à ce ministère, l’écrivain pouvait être au cou-
rant de toutes les activités qui ont eu lieu au moment de l’exposition.
24 Pascal Blanchard, « Propagande et réalités », article consulté sur internet le 1er
février 2009.
266 NAJET TNANI

indigènes véhiculées sous une forme laconique et souvent symbolique


par les affiches publicitaires. Les extraits suivants peuvent rendre compte
du contenu de ce livre et du ton qui y est adopté par l’écrivain.

– Il n’y a pas un seul peuple a qui la France n’ait apporté quelque chose de sa
pensée […]. Cette mission d’universalité, comme l’a qualifiée Paul Valery, la France
n’a cessé de la remplir.
– Il serait insensé d’imposer au jeune Annamite […] dont le pays a connu une
grandeur historique et intellectuelle véritable, issue d’une des plus vieilles cultures
du monde, la culture chinoise, les mêmes méthodes de travail qu’au jeune enfant
noir dont l’évolution a été retardée pendant des milliers d’années.

L’auteur s’oppose à l’octroi du droit de vote aux « indigènes noirs », qui


appartiennent, selon elle, à « une Afrique encore en tutelle », et à une
race noire « en enfance, habituée au régime de la tribu et du village », car
ce droit implique « une probité d’esprit qui marche de pair avec la cul-
ture et l’intelligence »25.
Ce discours aujourd’hui choquant par son côté démagogique quant
aux objectifs philanthropiques de la colonisation et par son caractère
raciste reflète certes les idées dominantes de l’époque sur la France et
sur le regard qu’elle avait de l’autre26, mais il montre également l’aveu-
glement que peut produire la propagande même chez les êtres les plus
avertis. Duras connaissait bien sûr les excès du colonialisme pour en
avoir vu directement les effets sur les indigènes indochinois ainsi qu’elle
l’indiquera plus tard dans ses récits autobiographiques et ses entre-
tiens. D’ailleurs, lorsque les Français s’émerveillaient, à l’exposition co-
loniale de 1931, devant la grandeur et la splendeur de leur empire,
toute l’Indochine vivait une période de grande répression contre les

25 Ces passages sont pris dans les longs extraits du livre reproduits dans Le Figaro.
26 M. Duras reprend à son compte dans ce livre des clichés et des stéréotypes
que l’on retrouve, selon Eric Deroo, dans l’iconographie coloniale ; celle-ci af-
firme-t-il a été « très opérationnelle dans la fabrication du « regard sur l’autre ».
Cf. « Entretien avec Eric Deroo », Science et Avenir, site consulté le 15 janvier
2008.
Marguerite Duras et la propagande coloniale 267

nationalistes27 que l’auteur ne pouvait ignorer. Elle ne pouvait pas non


plus ignorer les conclusions alarmistes de la commission d’enquête qui
fut chargée par le front populaire d’examiner la situation politique, éco-
nomique et morale dans les territoires français d’outre-mer en 1937,
l’année de son entrée au Ministère des colonies. Lu à la lumière de
L’Empire français, ce livre que l’auteur reniera plus tard en essayant de le
rayer de son œuvre et de sa mémoire28, Un Barrage contre le Pacifique
apparaît effectivement par l’importance démesurée qu’il attribue à la
propagande dans la vie des personnages comme une tentative d’expli-
cation et de justification implicite de ce passé honteux.
En évoquant cette période de sa vie, Duras parlera dans ses entre-
tiens, d’oubli de son enfance indochinoise avec les souffrances terribles
dont elle a été témoin, d’amnésie volontaire afin d’éviter la folie29. Le
retour à la mémoire coïncidera avec la guerre, moment où elle com-
mence l’écriture de ses premiers souvenirs et notamment d’un Barrage
contre le Pacifique. Beaucoup plus tard, l’auteur établit dans L’Amant,
une association entre la guerre et l’enfance qui peut surprendre :

Je vois la guerre sous les mêmes couleurs que mon enfance. Je confonds le temps
de la guerre avec le règne de mon frère aîné […] Je vois la guerre comme lui était,
partout se répandre, partout pénétrer, voler, emprisonner, partout être là, à tout
mélangée, mêlée, présente dans le corps, dans la pensée, dans la veille, dans le
sommeil, tout le temps.30

Cependant, derrière les similitudes, explicitement formulées dans ces


phrases, entre le frère et la guerre, se profilent d’autres similitudes non
dites entre cette deuxième guerre mondiale et l’enfance indochinoise

27 Dans « Le cahier rose marbré », première version de L’Amant, Duras évoque avec
beaucoup d’émotion le souvenir d’un ami annamite anti-français et anti-colonia-
liste qu’elle connut au lycée : « s’il vit je le devine dit-elle à la tête du Mouvement
Nationaliste Indochinois », DRS2.D1-01.03. IMEC, p. 51.
28 Ce livre qu’elle aurait qualifié « d’erreur de jeunesse », est écrit sous le nom de
Marguerite Donnadieu, nom de jeune fille de l’auteur et ne figure nulle part
parmi les œuvres de M. Duras. L’écrivain n’en parle jamais ni dans ses autobio-
graphies, ni même dans ses entretiens.
29 Cf. Marguerite Duras et Xavière Gauthier, Les Parleuses, Minuit, Paris, 1977, p. 137.
30 L’Amant, Minuit, Paris, 1984, p. 78.
268 NAJET TNANI

qui ont pu permettre, par le choc qu’elles ont produit, de déclencher la


mémoire et de susciter une prise de conscience chez l’écrivain : les nazis
reprennent sous une forme amplifiée l’idéologie raciste et la volonté
expansionniste du colonialisme ; en outre les colons français jusque là
en position de maîtres se sont trouvés par rapport aux Allemands, au
cours de cette guerre, dans la même situation d’infériorité que les indi-
gènes. Par ailleurs, la diffusion du nazisme et du fascisme s’est faite
comme celle du colonialisme grâce à une propagande spectaculaire et
manipulatrice. Par tous ces aspects, le nazisme a pu servir de miroir
grossissant dans lequel sont apparus d’un seul coup aux yeux de Duras
les objectifs réels de la colonisation et surtout les effets pervers de la
propagande et de son pouvoir dévastateur. Cette prise de conscience va
créer alors, chez l’auteur, un besoin de témoigner et de raconter son
expérience du colonialisme qui s’exprimera dès Un Barrage.
Dans cette œuvre à la fois autobiographique et politique31, l’auteur
se charge de rétablir la réalité des colonies et de dévoiler ce qui se cache
derrière ces images propagandistes séduisantes et mensongères qui ont
piégé sa mère avant de la piéger à son tour.

3. Un Barrage contre le Pacifique : une image des colonies


qui déconstruit les affiches de propagande coloniale

En plaçant la description des affiches coloniales à l’orée du roman et en


faisant de celles-ci l’origine de son histoire personnelle, M. Duras leur
confère une fonction stratégique et fondatrice dans l’écriture du livre.
Elle les transforme du même coup en une référence primordiale et dé-
terminante dans la lecture du texte et le décryptage de son sens. En

31 Pendant longtemps c’est l’aspect politique et engagé de l’œuvre qui a prévalu, le


côté autobiographique n’est pris en considération que relativement récemment,
et rétroactivement à la lumière des entretiens, de L’Amant et L’Amant de la Chine
du Nord et surtout à la lumière des manuscrits. Or ces deux aspects sont étroite-
ment liés dans le texte.
Marguerite Duras et la propagande coloniale 269

effet, considéré à partir de cette référence, le texte s’offre par la repré-


sentation terrifiante qu’il donne de l’Indochine coloniale, comme une
remise en question systématique et même comme une déconstruction
des représentations promues par la propagande. Comme nous l’avons
déjà vu « Le bananier croulant sous les fruits », le couple de Blancs qui se
balance sur les rocking-chairs, entouré d’indigènes souriants qui s’af-
fairent autour d’eux, figurant sur l’affiche coloniale, expriment des signi-
fications toutes positives de vie, de prospérité et de plénitude valant
aussi bien pour les coloniaux que pour les indigènes. Or Un Barrage va
corroder une à une ces significations et construire une image des colo-
nies diamétralement opposée à celle de l’affiche précitée. L’Indochine
qui prend peu à peu forme dans le texte se présente comme un univers
infernal32 dominé par la mort, la faim, la maladie, la souffrance et la
ségrégation raciale.
En effet, le livre s’ouvre sur la mort du cheval et s’achève sur la mort
de la mère. Au récit de ces deux morts, fait écho l’évocation récurrente
de la mort des enfants affamés de la plaine comme l’indiquent ces pas-
sages :

Ce dont mouraient les enfants dans la plaine marécageuse de Kam […] ce n’étaient
pas des tigres, c’était de la faim, des maladies de la faim et des aventures de la faim
[…] la plaine était tellement misérable qu’elle n’avait guère d’autres richesses que
ses enfants aux bouches roses toujours ouvertes sur leur faim.
Ils mouraient surtout du choléra que donne la mangue verte […] Chaque année
à la saison des mangues, on en voyaient, perchés sur les branches, ou sous l’arbre,
qui attendaient, affamés, et les jours qui suivaient, il en mourait en plus grand
nombre. Et d’autres l’année d’après, prenaient la place de ceux-ci […]. D’autres
se noyaient dans le rac. D’autres encore mouraient d’insolation ou devenaient
aveugles. D’autres s’emplissaient des mêmes vers que les chiens errants et mou-
raient étouffés […] les bouches roses des enfants étaient toujours des bouches en
plus ouvertes sur leur faim33.

32 Cette idée est inscrite d’une manière même assez explicite dans le texte, l’univers
des Blancs est à plusieurs reprises associé à l’éden : Le haut quartier est qualifié
d’« Eden des Blancs », et le cinéma qu’il comporte a pour nom l’Eden-cinéma,
op. cit., p. 273.
33 Cf. Un Barrage contre le pacifique, op. cit., pp. 170 et 234.
270 NAJET TNANI

Liés par un rapport de cause à effet, la faim et la mort de ces enfants,


sont souvent soulignées, comme dans ces extraits, par la répétition34 et
sont associées à l’image d’une nature féroce et meurtrière35. Par son
aspect cyclique, par le nombre d’enfants qu’elle emporte chaque année
et par ses manifestations frappantes, la mort prend souvent dans le texte
une forme hyperbolique et effrayante comme le montre dans les phra-
ses précédentes l’exemple des enfants qui meurent, à l’instar des chiens
errants, étouffés par les vers.
Loin de guérir les nombreuses maladies auxquelles sont confrontés
les indigènes (paludisme, choléra, peste36) et d’atténuer la cruauté de la
nature à leur égard, les Blancs en accentuent au contraire les effets en
dépossédant les paysans de leurs terres et en faisant peser sur eux des
impôts très lourds : ainsi les bûcherons habitant dans la forêt qui voi-
sine les terres de la mère, ont « fui la plaine pour s’installer dans cette
partie non cadastrée par les Blancs, afin de ne pas payer d’impôts et de
ne pas risquer l’expropriation »37.
Par ailleurs, Un Barrage dément cette impression de vie commune
et d’entente harmonieuse avec les indigènes qui se dégage de l’affiche
publicitaire, en soulignant le cloisonnement et la ségrégation qui prési-
dent à la structure de l’espace colonial. La description de la ville où la
mère se rend pour vendre son diamant commence par ces phrases :
« Comme dans toutes les villes coloniales il y avait deux villes dans cette
ville ; la blanche et l’autre. Et dans la ville blanche il y avait encore des
différences »38.
Si la ville Blanche se distingue par la hauteur, la luminosité, la pro-
preté, l’ordre et le luxe, les quartiers des indigènes sont au contraire

34 Ainsi, nous relevons 7 occurrences du mot « faim » dans la page 170 et, 10 occur-
rences du mot « mort » dans la page 234.
35 On remarque d’ailleurs un parallélisme entre l’idée de nature nourricière repré-
sentée par le bananier croulant sous les fruits dans les affiches, et celle de nature
meurtrière représentée par les mangues vertes porteuses de maladies.
36 Ces maladies sont expressément évoquées dans le texte : Cf. Un Barrage, op. cit.,
pp. 194, 234, 264, 328, 329.
37 Ibid., p. 264.
38 Ibid., p. 272.
Marguerite Duras et la propagande coloniale 271

marqués par la saleté, la chaleur, le bruit et la poussière39. On retrouve


ces séparations entre les Blancs eux-mêmes qui sont loin d’être tous
riches ainsi que l’attestent l’exemple de la mère et celui de Carmen, une
prostituée qui dirige un hôtel de la ville. Alors que les colons fortunés
sont rassemblés dans la partie centrale appelée le Haut Quartier, les
autres occupent des espaces périphériques où règnent la misère, la dé-
solation et la promiscuité avec les autochtones, comme c’est le cas de la
plaine, où habite la mère, et celui du quartier portuaire où se situe
l’hôtel de Carmen.
En outre, contrairement à l’innocence et à la bonhomie du couple
colonial représenté dans l’affiche, les Blancs, et plus particulièrement
les Blancs fortunés, sont dans le texte, à plusieurs reprises, définis néga-
tivement par la corruption, la compromission et la prostitution. La
métaphore monstrueuse du vampire est utilisée parfois à leur propos :
ainsi Duras qualifie les grands hommes d’affaires Blancs de « vampires
de la colonie, du riz, du caoutchouc, de la banque, de l’usure »40. La
fortune du père Bart et celle du père de M. Jo, les deux colons qui
correspondent le plus au modèle de l’affiche coloniale, ont elles aussi
un caractère frauduleux et malhonnête. La première a été constituée
grâce à la contrebande et la seconde grâce à la spéculation et à l’exploi-
tation des autochtones : le père de M. Jo s’est enrichi en construisant
des « compartiments pour indigènes » qui « se prêtaient à la propagation
de la peste et du choléra »41.
Selon l’historien Eric Deroo, « les défenseurs de la période coloniale
et de ses « apports positifs » sont victimes d’une illusion créée par des
affiches de propagande où on lit : « Ici la France construit des routes, des
hôpitaux ». L’histoire de la construction de la piste de Ram à laquelle
a participé le caporal rend perceptible dans le livre la réalité tragique

39 C’est d’ailleurs uniquement à travers la description du tramway qui la dessert


qu’on a une idée de ce qu’est la ville indigène. Un Barrage, op. cit., p. 273.
40 Ibid., p. 300. Cette image apparaît à d’autres moments, tantôt directement comme
dans l’expression « vampirisme colonial » (op. cit., p. 293), tantôt par suggestion à
travers l’évocation métonymique du sang des indigènes travaillant dans les ex-
ploitations de caoutchouc : « le latex coulait, le sang aussi », ibid., p. 273.
41 Ibid., p. 194.
272 NAJET TNANI

et inhumaine, qui se cache derrière ces images. Pour échapper à une


« longue et ardente faim », le caporal s’est engagé pour construire avec
les bagnards la piste de Ram. Il a passé six années à pilonner seize heures
par jour, « à la trique et sous le soleil ». Confondu, peu à peu avec les
criminels, il a été comme eux enchaîné et battu, et sa femme régulière-
ment violée et engrossée par les miliciens42.
A travers ce tableau apocalyptique et impressionnant qu’elle peint
de l’Indochine coloniale dans Un Barrage, Duras ne renvoie pas comme
le montre l’exemple précité à une seule mais à plusieurs affiches publi-
citaires. C’est toute l’iconographie utilisée par la propagande coloniale
avec les représentations qu’elle véhicule qui semblent implicitement
visées dans le texte : celles-ci forment un intertexte latent qui travaille
insidieusement l’œuvre dans ses profondeurs.
Ainsi les affiches ont eu une influence à la fois consciente et incons-
ciente sur Duras, elles ont comme on l’a démontré déterminé son évo-
lution politique et infléchi son regard sur elle-même et sur l’autre, mais
elles ont également déterminé de plusieurs manières sa création et son
esthétique. En effet, toute l’œuvre durassienne va s’édifier à partir de
ces affiches, qui ont impulsé l’écriture et ont été la première référence
de l’écrivain, et en même temps contre elles. Perçue comme l’origine de
l’histoire familiale et comme un héritage de la mère, l’image va envahir
l’univers de Duras, mais en tant qu’image virtuelle dans les textes, ou
en tant qu’image-montage qui affiche son artifice et neutralise la repré-
sentation dans les films. Par ailleurs, par cet art de la « pauvreté » et du
« dépouillement »43, qu’elle revendique et pratique aussi bien au cinéma
que dans la littérature, M. Duras contrebalance le spectaculaire et l’illu-
sion de réalité utilisés communément par le cinéma hollywoodien et

42 Cf. ibid., pp. 328, 329, 330.


43 Duras définit ses films comme des films « pauvres » « de moyens et d’action aussi
dépouillés » (Les Parleuses, op. cit., p. 86). Ce dépouillement marque aussi ses
textes souvent courts, où les phrases, elles-mêmes courtes, se réduisent parfois aux
mos essentiels. Sur l’esthétique de la maigreur, nous renvoyons à notre article :
« Duras cinéfille : le cinéma comme quête de la mère », Duras, femme du siècle,
éd. Par Stella Harvey et Kate Ince, Rodopi, 2001.
Marguerite Duras et la propagande coloniale 273

par l’iconographie coloniale, mais aussi par la propagande fasciste et


nazie, pour manipuler les masses44. A partir de ces affiches, Duras
s’est inventé aussi une nouvelle manière de percevoir : voir derrière les
images et à travers elles ; elle a surtout fondé une esthétique dominée
par une éthique et qui se situe aux antipodes de la propagande.

44 Concernant le rapport entre le nazisme, le fascisme et le cinéma hollywoodien,


nous renvoyons à ce qu’en disent Deleuze et Serge Daney dans Ciné-journal :
« Paul Virilio montrera comment le fascisme s’est vécu jusqu’au bout en concur-
rence avec Hollywood » et « les grandes mises en scène politiques, les propagandes
d’Etat [sont] devenues des tableaux vivants » comparables à ceux de Hollywood,
Cf. La Préface de Deleuze dans Ciné-journal, Les Cahiers du cinéma, Paris, 1986.
Un regard féminin sur la violence :
Paule Constant et la violence postcoloniale
CLAUDE BENOÎT

Dans une interview réalisée en 2008 et publiée en 2011, je posai cette


question à Paule Constant : « Dans la majorité de vos romans, le thème
de la violence occupe une place non négligeable. Est-ce l’écho d’expé-
riences vécues ou s’agit-il plutôt d’une violence imaginaire, d’un élé-
ment de fiction ? » Sa réponse ne peut être citée ici intégralement vue sa
longueur, mais j’en ai choisi quelques passages des plus révélateurs :

Il me semble avoir vécu dans une époque historique particulièrement violente.


Fin de la guerre dans une famille d’officiers […] ; puis la colonisation : je vis au
début des années 1950 au Cameroun […] ; puis fin de la colonisation, vécue aussi
dans ma famille dans le sentiment de la défaite et de l’humiliation, sans compter
le sentiment de la peur devant les populations qui revendiquaient leur indépen-
dance. C’était il y a cinquante ans. […]. J’ai subi de plein fouet la violence de
l’époque1.

Cette violence, en effet, nourrit la trame romanesque de la plupart de


ses œuvres et il me semble important de réfléchir quelques instants sur
ce besoin de la romancière de montrer et de dénoncer les violences
terrifiantes qui caractérisent notre histoire récente, notre éducation, notre
vie de tous les jours et qui fait partie de notre expérience personnelle.
D’autre part, nous pourrions nous demander en quoi le regard de la
femme se distingue-t-il au moment de capter, de mettre en relief, de
présenter ces situations de violence au sein de la famille, de l’école, de la
ville, de l’environnement ? Toutefois, il ne s’agit pas ici d’élaborer une

1 Voir « Retendre l’élastique de la fronde », entretien avec Paule Constant, Claude


Benoît (dir) La Violence au féminin, Editions de la Transparence, Paris, 2011,
pp. 63-67.
276 CLAUDE BENOÎT

revendication de type féministe ou même comparatiste, mais plutôt de


pénétrer dans cet univers romanesque convulsé, agité par les mille vio-
lences de l’histoire et du quotidien, situé dans une époque particulière-
ment tourmentée, surtout pour les enfants et les adolescents qui gran-
dirent dans cette ambiance aussi inquiétante que douloureuse.
Paule Constant, gagnante de nombreux prix littéraires2, nous offre,
dans plusieurs de ses romans, un champ propice à ces réflexions sur les
modalités de la violence, qui s’encadre dans l’époque postcoloniale, mais
qui nous renvoie nécessairement à notre monde actuel, incapable de
l’apaiser ou de la faire disparaître.
La violence, nous le savons tous, fait partie de nous-mêmes. L’his-
toire des origines de l’humanité foisonne de meurtres. Au XIXe siècle,
Freud a beaucoup dit, dans son étude Malaise dans la culture 3 sur l’agres-
sivité instinctive de l’être humain, sur « la violence sauvage des rapports
des hommes entre eux, violence que dissimulent à peine les principes
fondateurs de la civilisation4 ». Spinoza, pour sa part, doit admettre,
dans son Traité politique, que la violence est le fait des individus :

En tant que les hommes sont en proie à la colère, à l’envie, ou à quelque senti-
ment de haine, ils sont entraînés à l’opposé les uns des autres et contraires les uns
aux autres, et d’autant plus redoutables qu’ils ont plus de pouvoir et sont plus
habiles et rusés que les autres animaux. […] Ils sont aussi par nature, ennemis les
uns des autres5.

Une autre considération s’impose, pour comprendre en partie la vio-


lence dans le contexte de la colonisation et de la post-colonisation. Pour
sa part, « la doctrine marxiste ramène la violence à son origine, à savoir

2 Paule Constant a remporté de nombreux Prix littéraires : Prix Valéry Larbaud


(1981) pour Ourégano, prix François Mauriac, prix Lutèce, prix du Sud-Jean
Baumel et grand prix du roman de l’Académie Française pour White Spirit, (1989
et 1992), Prix Gabrielle d’Estrées pour Le Grand Ghâpal (1993), Prix France-
Télévision du roman et Prix Goncourt pour Confidence sur confidence (rééd. 2000).
3 Freud, Malaise dans la culture, trad. par L. Cotet, P. Lainé et J. Stute-Cadiot, PUF
Quadrige, Paris, 1995, pp. 51-54.
4 La Violence, textes choisis et présentés par Hélène Frappat, Paris, GF Flamma-
rion, 2000, p. 56.
5 Ibid., pp. 63-64.
Paule Constant et la violence postcoloniale 277

un antagonisme irréductible entre le propriétaire des moyens de pro-


duction et son producteur direct6 ». Il existe une interdépendance entre
la violence et le fonctionnement économique. Le pays colonisateur,
imbu du pouvoir que lui a conféré la conquête, exerce sa violence sur le
pays colonisé dont il veut obtenir un maximum de bénéfices économi-
ques et dont il assure l’encadrement politique et culturel. Durant la
période postcoloniale, le représentant de l’ancien pays dominant, pourvu
de tous les privilèges, exerce encore une autorité qui, parfois, se permet
de reproduire les abus et les violences du passé. À son tour, le peuple
colonisé, humilié et appauvri, ne peut réagir que par la violence, comme
révolte due au profond sentiment d’injustice qu’il ressent.
Paule Constant, qui a passé ses années d’enfance entre l’Afrique noire –
le Cameroun – et le bagne de Cayenne, où son père était, en 1949,
médecins des relégués du bagne, n’a jamais oublié les scènes de violence
qu’elle a subies ni celles auxquelles elle a assisté entre sa cinquième et sa
dixième année. Mais elles les a transformées en matière littéraire, deve-
nues des pièces fondamentales qui régissent et déterminent certaines de
ses œuvres de fiction. J’en ai choisi deux, qui me semblent illustrer de façon
magistrale ce regard féminin sur la violence : Ourégano7 et La Fille du
Gobernator 8. Pour faire vite, je reprends quelques lignes de la quatrième
de couverture qui en retrace brièvement l’argument. Pour la première :

Tel est le cas de Tiffany, huit ans, qui vit à Ourégano, un cercle administratif
d’Afrique noire, à la fin de l’époque coloniale. Abandonnée à elle-même par une
mère sans tendresse et par un père qui a le goût de la guerre, la petite fille enregis-
tre à travers les manifestations du pouvoir et du racisme la détresse des adultes.
Mais un drame vient bouleverser l’ordre des choses, un assassinat contraint les
adultes à dévoiler la violence et la lâcheté qui les habitent. La présence de l’enfant
est désormais intolérable. Tiffany s’enfuit. Pour l’enfant-médium, l’heure de la
délivrance va-t-elle enfin sonner ?

6 Ibid., pp. 108-109.


7 Paule Constant, Ourégano, Gallimard, Paris, Collection Folio nº 1623, 1981.
8 Paule Constant, La Fille du Gobernator, Gallimard, Paris, collection Folio nº 2864,
1994. Les références au texte correspondent à ces éditions et apparaissent respec-
tivement sous les initiales : (O) et (FG).
278 CLAUDE BENOÎT

Le second roman se déroule au bagne de Cayenne que l’auteur a bien


connu :

Au lendemain de la Grande Guerre, le nouveau Gobernator du bagne, héros et


gueule cassée, débarque à Cayenne pour y prendre ses fonctions. Il est accompa-
gné de sa femme, l’admirable infirmière qui le soigna, et de leur fille Chrétienne,
âgée de sept ans. Si le bagne représente pour les parents le lieu de l’expiation, de la
rédemption, voire du salut, il est pour l’enfant celui d’une longue descente aux
Enfers. Confiée aux bagnards, élevée, habillée, coiffée par les plus endurcis des
criminels et les plus tendres des voyous, Chrétienne apprend la vie.

Ce qui frappe, à première vue, c’est la similitude de l’intrigue malgré la


disparité du cadre spatial : Un couple français qui part aux colonies pour
y exercer une fonction administrative ou médicale, avec leur petite fille,
qui se retrouve abandonnée, livrée à elle-même, maltraitée, privée d’af-
fection et des soins dont elle aurait besoin. La violence, cependant,
n’est pas perçue directement par le regard de l’enfant. Dans les deux
romans, une voix externe, celle du narrateur omniscient, nous décrit les
moindres détails de la vie de la jeune Tiffany ou de Chrétienne. Ces
fillettes sont le souffre-douleur des adultes et mêmes de certains enfants
de leur entourage. Elles vivent dans la peur et la méfiance, obligées à se
cacher ou à mentir par crainte du châtiment. C’est bien ce qu’a voulu
montrer l’auteur, qui a vécu cette tension insupportable au sein de sa
famille : « Ensemble, le couple que l’on retrouve dans Ourégano et La
Fille du Gobernator est terrible. J’ai montré la tenaille dans laquelle l’en-
fant est prise. Aujourd’hui, cela s’appellerait du harcèlement moral et
physique et serait du domaine de la maltraitance.9 »
Il convient de signaler que Paule Constant se passionne pour les
questions d’éducation – il n’y a qu’à lire son essai : Propriété privée. Un
monde à l’usage des Demoiselles pour s’en convaincre – car elle a souffert
dans sa propre personne les mauvais traitements qu’elle décrit dans ces
deux romans. Les scènes de l’apprentissage de la lecture et de l’« éduca-
tion » horrible que reçoit Chrétienne du pire des bagnards ne sont que
l’écho de ses expériences enfantines :

9 Voir « Retendre l’élastique de la fronde », op. cit., p. 27.


Paule Constant et la violence postcoloniale 279

C’est ma mère qui m’a appris à lire et à écrire dans un contexte d’une violence
inimaginable. Elle s’est instituée professeur, elle ne l’était pas, […] et elle devait
revivre en enseignant la panique de ses échecs scolaires : me faire recopier cent fois
ses propres fautes d’orthographe […] Sa colère éclatait quand je ne comprenais
pas ce qu’elle voulait me faire entendre. Mais je préférais encore sa colère à celle
de mon père […]. Il avait la colère éruptive et la violence virile. Je pense qu’il me
considérait comme une figure ennemie…10

Dans la fiction, non seulement les deux fillettes sont délaissées, pour
diverses raisons, par leur mère mais elles ressentent une peur atroce du
père, figure du militaire ou du médecin qui recherche les lieux de guerre
ou les colonies pour y exercer un pouvoir indiscutable et indiscuté. Les
rapports père-fille n’admettent ni affection, ni sollicitude ; ils s’appuient
sur une autorité inflexible qui effraye les enfants. Atteignant le comble
de la cruauté, le père terrible les oblige à achever ou à tuer leur petit
animal préféré, l’être sur lequel se cristallise leur immense besoin d’aimer
et d’être aimées. La peur, l’horreur, le chagrin de ce moment horrible
restera a jamais gravé dans la mémoire des deux enfants qui ne pourront
plus pardonner aux adultes cette effroyable épreuve. Pour Tiffany, la
bête est « douce et chaude, vivante et docile, jolie et drôle ». « Elle était
indéfectiblement liée à Tiffany dont elle ne s’éloignait jamais. » (O, p. 95).
Blessée accidentellement, alors qu’elle gît à demi-morte, « Tue-la, tue-la
criait Michel, « Tue-la, tue-la » hurlait le père. Tiffany saisit à nouveau le
petit corps et l’emporta. Elle le serra contre sa bouche. Elle ne savait pas
tuer » (O, p. 97)
Une situation analogue se présente dans La Fille du Gobernator.
Cette scène douloureuse s’y répète, comme en écho. Chrétienne, déso-
béissant à ses parents, cache un chiot dans l’entrepôt, mais l’animal
sevré trop tôt dépérit et agonise, à moitié dévoré par les rats. Effrayée,
elle attend sa mort en cachette. Mais le père terrible, ayant découvert le
chien à demi mort, veut obliger sa fille à l’achever : « Il demanda son
pistolet […], l’arma et le mit dans les mains de sa fille. – Voilà, dit-il, tu
l’achèves. » (FG, p. 166)

10 Ibid., p. 26.
280 CLAUDE BENOÎT

Pendant longtemps, ce souvenir obsède la fillette, qui regrette de


n’avoir pas tiré sur son père et sur elle « en plein crâne, pour le faire
exploser une fois pour toutes, libérer sa mémoire de ces images qui la
brûlaient et de celle-ci plus que toutes les autres rassemblées. Tuer le
souvenir » (FG, p. 166). La douleur est si insupportable que Chrétienne
tombe gravement malade et passe des semaines entre la vie et la mort.
Ces deux scènes ne sont pas des phénomènes isolés. La violence
parcourt les romans du début jusqu’à la fin. Ainsi, au tout commen-
cement d’Ourégano, une violence horrible éclate dans un récit secon-
daire, l’histoire du sombre Beretti, homme sans scrupules qui n’hésite
pas à tuer son jeune employé, Mamadou, pour une vétille : « Beretti
attrape une clef, la plus grosse, et Mamadou la reçoit sur la tempe, il
tombe, il est mort, c’est inattendu, bête. » (O, p. 13). Le criminel ne
pense qu’à fermer le garage et à fuir vers Ourégano pour ne pas avoir
d’histoires. Peu lui importe la vie d’un employé noir que personne ne
recherchera.
Cette anecdote macabre, placée à la troisième page du livre, an-
nonce les terribles faits qui vont suivre, dont Beretti restera l’auteur
impuni : mauvais traitements et viols répétés en la jeune métisse Marie-
Rosalie, torture et meurtre du médecin noir N’Diop. L’idée de supério-
rité du blanc sur ceux qu’il considère comme ses esclaves ou comme des
êtres méprisables, à cause de la couleur de leur peau et de la haine qu’il
ressent pour les colonisés, le porte à croire qu’il a sur eux le droit de vie
et de mort, qu’il peut satisfaire impunément sur eux ses instincts crimi-
nels et sa cruauté sans en ressentir le moindre remords. Mais le plus
grave est que la société française qui réside dans la ville ferme les yeux
sur ces crimes et cherche à les excuser en culpabilisant les victimes. Les
blancs se sentent protégés à l’intérieur de leur petit cercle et ils préfè-
rent ignorer la vérité pour ne pas se voir obligés à dénoncer l’un de leur
semblable qui pourrait ensuite se venger à leurs dépens.
Paule Constant retrace ici la violence latente des relations entre l’élite
blanche et le peuple indigène, même avec les Noirs qui ont fait des
études ou exercent une carrière libérale comme nous allons le voir avec
le jeune médecin N’Diop, dont les seuls torts sont d’avoir découvert les
abus que Beretti inflige à Marie-Rosalie et d’être tombé amoureux de la
Paule Constant et la violence postcoloniale 281

jeune fille. Comment a-t-il pu oser prétendre à l’amour de Marie-Rosalie,


dont Beretti est le seul maître, libre de la violer et de la maltraiter quand
bon lui semble ? : « Beretti s’approcha du médecin et […] il éructa des
menaces, il vomit des injures : ce sale négro verrait, il verrait ce qu’il
verrait le fumier, le salaud. […] Fous le camp, tu entends, fous le camp !
Mais il avait encore une insulte, et celle-là, il ne la lui épargnerait pas. »
(O, p. 193)
Les humiliations qu’il fait subir à Marie-Rosalie révèlent l’extrême
cruauté de cet individu et montrent la mentalité de certains européens
aventuriers qui se croyaient tout permis pour le simple fait de ne pas
être noirs : « Marie-Rosalie pleurait, elle n’avait rien fait de mal, elle le
jurait. Menteuse, hurlait Beretti, salope, […] Parce que, ordure, que tu
baises, moi j’en ai rien à foutre, mais que tu me prennes pour un imbé-
cile, ça j’accepte pas. » (O, p. 195)
Quand la jeune fille, effrayée, se met à genoux et tente d’amadouer
son bourreau, celui-ci lui jette un morceau de pain : « Elle le prit et le
mangea. Il recommença avec un bout de poulet, la viande en sauce
restait collée sur le sol. Il lui dit : Lèche !. » (O, p. 196). La résignation de
Marie-Rosalie, illimitée, fait naître en lui un désir fou, celui de « Faire
naître chez une créature humaine l’horreur absolue. » (O, p. 196)
Le meurtre du docteur N’Diop plonge le lecteur dans l’enfer de
l’horreur et du dégoût :

Dès qu’il fut à sa portée, Beretti le frappa. […] N’Diop ne se défendit pas, il
chancela sous le coup et tomba. La figure altérée par on ne sait quelle horreur, il
se traînait à terre vers la voiture. Beretti lui envoya des coups de pied, ici, là,
encore, de plus en plus fort. […] N’Diop hurla d’un cri qu’il ne reconnut pas, un
cri qui était un hurlement à la mort. (O, p. 203)

Mais la violence appelle la violence, comme une spirale sans fin, et


l’individu se laisse emporter par le vertige du sadisme et de la cruauté :

Le cri attisa la colère de Beretti, il se rua sur le corps allongé qu’il frappa jusqu’à la
limite de ses forces. N’Diop ne sentait plus les coups. Il ferma les yeux. […] il
étouffa. Il comprit que s’il ne respirait plus, c’était qu’il mordait la terre, elle lui
entrait dans le nez, dans la bouche. (O, p. 196)
282 CLAUDE BENOÎT

Et l’ivresse du crime pousse l’assassin à commettre le dernier acte de


cette tragédie. Il écrase le corps gisant dans une dernière orgie sanglante :
« Beretti embraya […], il lança la camionnette, le corps de N’Diop se
cabra, la vie fut expulsée. La voiture écrasa le cadavre. Les étoiles brillè-
rent sur les éclats du corps. » (O, p. 204)
Il s’agit, bien entendu, d’un cas limite et d’un personnage détesta-
ble, mais il convient de réfléchir sur la complicité du juge et de l’admi-
nistrateur pour étouffer l’affaire et déclarer l’innocence du criminel.
L’administration, la justice sont corrompues, pourries aux colonies ; tout
en sachant que Beretti « ne s’était pas contenté de tuer N’Diop, il l’avait
battu, torturé. », le juge Bonenfant ne le condamne pas, il admire même
la grandeur du personnage.

L’ordure à ce point, ça forçait l’admiration. Violeur de petite fille, bourreau, lâche


et mythomane, éblouissant ! Le juge savait qu’il signerait le non-lieu parce qu’il ne
pouvait faire autrement. On n’allait pas se mettre des histoires sur le dos,
OURÉGANO demeurerait paisible. Beretti était pardonné au nom du viol, de la
torture, du crime et de la lâcheté. Va en paix, Beretti. […] Bonenfant sortit de son
sous-main le rapport qui innocentait le criminel et le signa. (O, pp. 208-209)

C’est ainsi que nous est montrée la violence coloniale et postcoloniale


que la romancière a bien connue puisqu’elle se trouvait à cette époque
au Cameroun et qu’elle a aussi vécu, en 1949, à l’âge de cinq ans, au
bagne de Cayenne, comme je l’ai déjà signalé. Les peurs enfantines, les
terreurs qui nous sont décrites, se fondent sur des faits réels, bien qu’elles
soient romancées :

Comment ne pas se trouver derrière une porte qui risquait d’être mitraillée, com-
ment trouver un endroit pour se cacher, comment faire face à un feu de brousse,
comment échapper à un bagnard ivre qui vous menace de son couteau, comment
fermer sa moustiquaire pour que les vampires n’entrent pas, plus la grande co-
horte des dangers de la nature qui ne m’a jamais été présentée comme bonne ou
accueillante. (O, pp. 25-26)

Certaines descriptions, qui nous semblent tellement étranges que nous


les croyons imaginaires, reprennent leur poids de réel quand nous enten-
dons l’auteur nous confier : « La scène des têtes coupées n’est pas une
Paule Constant et la violence postcoloniale 283

invention. » Ainsi, pour une fillette de sept ans comme Chrétienne,


l’horrifique vision des têtes coupées et conservées dans un bocal prend
des dimensions fantastiques lorsque l’enfant, terrorisée, imagine qu’elles
peuvent la poursuivre.
On comprend aisément que les frayeurs enfantines de Chrétienne
soient si démesurées. N’a-t-elle pas vu l’horrible cadeau de bienvenue
que les bagnards ont offert à son père ? « quatre têtes humaines enfermées
dans des bocaux pleins d’alcool » (FG, p. 44) ; « quatre têtes avec les yeux
mi-clos sur leurs globes blancs, les lèvres rétractées sur de longues dents
noires, un air de souffrance intense, des lunettes d’acier » (FG, p. 46).
L’épisode de la crise de panique de la fillette lorsqu’elle découvre les
têtes dans l’entrepôt et brise l’un des flacons en tentant de s’enfuir at-
teint un rare degré de terreur et d’épouvante. L’imagination de Chré-
tienne prête aux têtes des pouvoirs maléfiques, ce qui la plonge dans un
effroi sans bornes :

Ses membres ne répondaient pas. Une onde glacée la paralysait, la fichant dans le
sol à un mètre des têtes, l’obligeant à un terrible face à face. […], elle se rendit
compte qu’elle ne pouvait plus sortir. Ce fut une panique atroce, une succession
de mouvements désordonnés. Et toujours les têtes la regardaient. […] Elle enten-
dit le choc du verre qui se brisait. En courant vers la porte, elle se persuadait que
la tête libérée prenait […] une terrifiante autonomie, et roulait sur le sol, prête à
mordre, à dévorer, à avaler par la section de son cou, tenaillée par une faim sans
estomac, par une faim insatiable. (FG, pp. 57-58)

Dans ce roman plus tardif, la violence domestique se fait encore plus


intense et elle n’a pour toute justification que la mentalité religieuse des
parents, de la mère en particulier, désignée comme « la mère de Dieu »,
qui ne pense qu’à se sanctifier et à faire subir à sa petite fille les châti-
ments qu’elle juge nécessaires à son perfectionnement moral. Les souf-
frances infligées à la fillette nous semblent atroces. Les parents n’hési-
tent pas à faire souffrir leur fille physiquement – la souffrance physique
n’est-elle pas, pour eux, sacrifice, purification, élévation ? – et à la punir
par un châtiment corporel qui leur paraît tout à fait justifié. L’anecdote
de la robe d’uniforme, taillée dans un sac de farine et cousue grossière-
ment par les bagnards, met en évidence le sadisme de la mère. En effet,
284 C LAUDE BENOÎT

elle semble jouir en soignant les blessures purulentes de Chrétienne,


causées par le frottement de la toile rêche, qui laboure la chair délicate
de cette enfant de sept ans :

Les bretelles lui sciaient le dessous des bras, lui mettant, là où elle était si tendre,
la chair à vif. […] Là, deux croissants rouges bourbouillèrent, cicatrisèrent ; s’ouvri-
rent, se refermèrent ; bourgeonnèrent, se fendirent. Et comme elle criait, car la
teinture d’iode la brûlait jusqu’à l’os, la Mère de Dieu l’encourageait à voir dans
ses plaies des stigmates. (FG, pp. 72-73)

La mère terrible ne pense pas à supprimer la cause de la douleur, – il


suffirait d’échancrer la robe –, au contraire, « obsédée par la purulence »,
elle trouve une satisfaction secrète dans ces plaies qui n’en finissent pas
de guérir, car elle, ce qu’elle aime réellement, ce n’est pas guérir, c’est
soigner.
Le sadisme des parents apparaît de nouveau lorsqu’ils punissent Chré-
tienne pour avoir arraché la médaille de conduite à une petite Guya-
naise et se l’être appropriée. Le châtiment disproportionné montre bien
l’abus d’autorité et l’absence totale de respect envers la personne hu-
maine qu’est leur enfant. Cette correction exagérée peut être considé-
rée comme de la maltraitance. Les coups de cravache furieux de la mère
et la punition traditionnelle du père11, laissent la petite fille dans un
triste état. Battue jusqu’au sang, marquée sur son corps et son visage,
elle l’est bien plus profondément dans son for intérieur, ressassant son
chagrin immense, son incompréhension du monde adulte, au cours de
l’isolement forcé auquel on l’a contrainte. À la violence physique s’ajoute
la violence psychologique qu’elle a subie depuis son arrivée.
Paule Constant explique l’étrange comportement des parents de
Chrétienne, qu’elle dit obéir à une sorte de « fanatisme chrétien » :

Le Gobernator voit dans le bagne une sorte de purgatoire où ont été conduits tous
les soldats qu’il a fait tuer et les bagnards représentent pour lui les âmes de ses
soldats morts […]. La mère de Dieu est une véritable sainte comme on en faisait
au moyen âge. Je lui ai donné toutes les caractéristiques et les aspirations des

11 Il la fait se mettre à genoux sur une règle de fer et soutenir une lourde brique dans
chaque main.
Paule Constant et la violence postcoloniale 285

grandes mystiques du XIIe siècle. L’un et l’autre sont des personnages assez beaux,
très purs, mais leur réunion devient atroce12.

Il convient de souligner que les deux récits s’achèvent sur un départ


précédé d’une maladie et d’un état dépressif chez les deux fillettes, ré-
sultats de toutes les souffrances et des carences affectives qu’elles ont
endurées de la part de leurs parents et éducateurs, dans un milieu hos-
tile et un entourage néfaste.
Outre le moment historique et les mentalités de l’époque coloniale
et postcoloniale, qui semblent justifier le comportement autoritaire,
voire dictatorial, des adultes, l’environnement géographique et social se
révèle favorable au climat de violence qui imprègne les deux livres. La
vie dans le village d’Ourégano est cruelle, difficile, pleine de dangers
naturels, tels que les animaux féroces, la nature menaçante, les maladies
– la lèpre, en particulier –, la dureté du climat et l’ambiance de révolte
sourde toujours prête à éclater. La violence prend d’abord racine dans la
souffrance des Noirs condamnés à la famine, à la lèpre, à l’ignorance,
dans la société postcoloniale qui exerce sans pitié sa domination sur la
population, qui utilise les boys comme des esclaves et ne respecte ni les
individus, ni la vie humaine. Univers violent de la jungle, des villages
décimés, de la ville d’Ouregano, de l’école, du club sportif où on joue
au tennis comme si on faisait la guerre. Les images de l’abattage des
zébus dans la cour sous les yeux de Tiffany, la poursuite suppliante et les
cris de la lépreuse, les insultes percutantes de la maîtresse, toute cette
violence s’accumule pour se graver dans la tête de l’enfant.
Cependant, le ton se fait plus tragique, plus sombre dans La Fille
du Gobernator. L’espace dans lequel se déroule l’action ne saurait être
plus lugubre, plus terrifiant. Le bagne, par définition, est le lieu de
toutes les violences, celui du pouvoir punitif et carcéral ; il est, comme
l’explique Michel Foucault13, une institution de supplice et d’enferme-
ment qui développe l’ensemble des pratiques visant à la maîtrise et au
dressage des délinquants. L’horreur carcérale, le sadisme des gardes-

12 Voir « Retendre l’élastique de la fronde », op. cit., p. 28.


13 Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, chap. 1er, pp. 15-23.
286 CLAUDE BENOÎT

chiourmes, le triomphe des mouchards, les viols et la violence sous


toutes ses formes impressionnent et marqueront Chrétienne pour toute
la vie. De même, l’image terrifiante des requins se précipitant sur la
charogne dans un immense remous sanglant, celle des poissons qui suf-
foquent et meurent asphyxiés dans la flaque asséchée, les agonies des
bestioles que marchande le bagnard Saint-Jean dans la cuisine, les his-
toires atroces du bagne plongent l’enfant dans un climat d’une violence
extrême.
Pour les deux héroïnes, le séjour aux colonies est vécu comme une
expérience négative et douloureuse. Il leur a fait découvrir la violence
qui règne dans ce monde étrange qu’on appelle les colonies et chez les
enfants et les adultes de leur entourage. C’est, transposée dans le do-
maine de la fiction, la situation qui a profondément marqué l’auteur
dans son enfance et qu’elle a fait revivre de façon magistrale dans cer-
tains de ses romans :

Le roman a pour moi une fonction curative, dit-elle, car si je dis la violence, je ne
dis pas toute la violence et de quelle façon elle fut concentrée sur moi surtout
entre mes quatre ans et dix ans, puis de nouveau entre mes treize et seize ans. Je la
disperse, je la généralise, et je l’historicise, c’est-à-dire que je l’exprime par la
guerre et la civilisation. J’essaie de la comprendre14.

Essayer de comprendre la violence dont on a été victime peut soulager


ou guérir les plaies de l’enfance, mais cette démarche fait surgir une
nouvelle interrogation sur la condition humaine : comment et pour-
quoi aurait-il été donné à l’homme de comprendre sa propre nature ?

14 Voir « Retendre l’élastique de la fronde », op. cit., p. 27.


287

Les derniers romans de Claire Etcherelli


CONCEPCIÓ CANUT

Prendre la parole autour d’une écrivaine de qui on a lu et relu ses textes,


qu’on a rencontrée à plusieurs reprises pour échanger des points de vue,
sur laquelle on a soutenu une thèse de doctorat qui porte comme titre
Lutte, espoir et amour : discours idéologique et créativité poétique dans l’œuvre
de Claire Etcherelli, m’étant identifiée même, avec quelques uns de ses
personnages féminins, donc, cette prise de parole ne peut que me pro-
duire un grand plaisir. C’est donc dans cet état d’esprit que je me dispose
à vous offrir un aperçu sur les deux derniers romans de Claire Etcherelli.
Qui est cet auteur ? L’existence d’une biographie nous ferait grâce
d’une présentation dans cette communication, néanmoins la réalité s’avé-
rant contraire nous rend sensibles au besoin de combler cette lacune,
même si ce n’est qu’une ébauche biobibliographique. Elle naît à Bor-
deaux en 1934 au sein d’une famille très modeste d’origine basque. Son
père, prisonnier des Allemands en 1940, mourra en 1942 dans un sta-
lag. Claire est boursière au titre de pupille de la Nation, elle fera ses
études dans un pensionnat catholique. Les premières années seront heu-
reuses et studieuses. À partir de la classe de Seconde A (latin-grec), les
différences de milieu entre les élèves provoquent une sorte de mise à
l’écart de Claire. Ainsi se développe pour elle une marginalité doulou-
reuse. Plus tard, elle l’avouera à Simone de Beauvoir dans ces termes :

J’étais dans une situation psychologique très difficile. Les autres élèves de la pension
où on m’avait mise étaient d’un milieu tellement supérieur au mien, socialement,
que je ne pouvais pas ne pas être consciente, constamment, de cette différence. […]
J’avais très peu d’amis. Quand j’ai arrêté mes études, j’étais, socialement une ratée,
parce que j’avais acquis le goût de certaines choses sans avoir la possibilité, n’ayant
aucun diplôme, d’aller au-delà et de faire ce qui m’aurait intéressée.1

1 Simone de Beauvoir, « Notre époque » Le Nouvel Observateur, 15-XI-1967.


288 C ONCEPCIÓ CANUT

La marginalité dont elle a été victime, à cause de sa condition sociale,


est reflétée dans ses personnages adolescents qui, très jeunes prennent
conscience de leur différence de classe, surtout dans le roman Un arbre
voyageur.
Mariée très jeune, après un divorce, monte à Paris et va travailler,
d’abord sur une chaîne de montage de voitures, puis dans une usine de
roulements à billes. Pendant ces déménagements elle garde toujours
dans son intérieur « la fringale de l’écriture », néanmoins elle parle ainsi
de ce souvenir : « Quand il m’a fallu vivre seule et gagner ma vie, j’ai dû
me rabattre sur le travail en usine, simplement pour pouvoir manger,
survivre. Avec les normes et les cadences actuelles, il est très difficile à
un ouvrier de trouver le temps d’être autre chose qu’un outil ».2
Dans la hiérarchie sociale, souvent fruit de la profession ou du mé-
tier, Claire Etcherelli a gravi tous les échelons. À la publication de son
troisième roman, interrogée par un journaliste à propos de sa situation,
elle répond : « Je ne peux plus me prétendre une ouvrière. Il y a douze
ans que je ne fais plus un travail manuel ». Toutes fois, elle travaille
ardument. La fatigue découlant des dures contraintes de la tâche, le
traitement inférieur des femmes par rapport aux camarades masculins
pour la réalisation de la même besogne, en plus des problèmes maté-
riels pour élever ses enfants, l’ont préoccupée pendant cette période.
Non conformiste, elle emploie sa volonté dans la lutte quotidienne,
tout en sachant qu’individuellement, elle demeure impuissante et que
la prise de conscience politique et syndicale de ses camarades représente
une absolue nécessité, même si elle s’opère beaucoup plus lentement
que chez les hommes. Elle a exercé plusieurs travaux ; un emploi de
bureau pour cette dame qui a, à sa charge, deux fils, vient améliorer sa
position, lui permettant de mener une vie un peu plus confortable, lui
offrant surtout la possibilité d’exercer l’écriture. Les fins de semaine,
elle s’y voue malgré les soucis quotidiens et elle lit. Toute sa vie, elle a
été boulimique de lectures. Sa lutte se poursuit toujours. Il ne s’agit pas
seulement de l’écriture, qui exige en elle-même un effort considérable,
c’est aussi la bagarre syndicale pour améliorer la vie de l’ouvrier, la prise

2 Ibid.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 289

de position pour le plus faible, l’amélioration personnelle. Enfin, avec


l’obtention du prix Fémina en 1967 (grâce à la voix favorable de Simone
de Beauvoir) pour son opéra prima le roman Elise, ou la vraie vie, où
l’auteur évoque le drame algérien : Arezki, émigré, incarne le rôle du
marginal à cause de la colonisation. Avec ce prix, donc, elle obtient la
reconnaissance du monde intellectuel. La lutte menée contre le pou-
voir métropolitain et les atrocités, subies par les victimes innocentes,
habitant des ghettos sont décrites parfaitement dans ce roman, qui émeut
la France entière et marque à jamais des générations avec cette histoire
bouleversante de l’union d’une jeune française et d’un Algérien. Ro-
man de la condition ouvrière, du racisme, de l’incommunicabilité en-
tre les êtres, du sentiment amoureux qui ne parvient pas à s’épanouir.
Cet événement transforme sa vie, elle sort de l’anonymat, et plus en-
core de ce milieu d’oppression.
La chambre de bonne où Claire Etcherelli vit va devenir plus con-
fortable, elle quitte l’impasse, elle va voir enfin le ciel, elle est au som-
met de la pyramide : des entretiens pour les journaux les plus presti-
gieux, pour la télévision, le tournage du film réalisé par Michel Drach,
homonyme du roman et l’immédiate traduction à l’espagnol ont pro-
voqué la révélation de l’auteur, non seulement en France, mais aussi à
l’étranger, elle a obtenu une énorme popularité. Toutefois, la vie conti-
nue, pour cette écrivaine et sa progéniture. Elle lit, elle écrit. À propos
de ces activités, elle affirme : « Pour se cultiver, il faut du temps, une
certaine disponibilité d’esprit, et de l’argent. L’ouvrier d’usine n’a rien
de tout cela. Et puis, la culture, quoiqu’on en dise, n’est pas encore
accessible à tous ».3 Pendant la jeunesse, les conditions pour l’acquisi-
tion de la culture lui ont été interdites. Les circonstances ont fait de
Claire Etcherelli une autodidacte. Formation plus lente, mais bien plus
méritoire, car parmi tant de lacunes matérielles, elle possédait une pro-
fonde richesse : la motivation pour apprendre. Son succès doit être con-
quis à force de qualités. Le besoin de s’exprimer à travers la littérature
date déjà de la période de son travail en usine. Elle écrit des nouvelles
qui seront publiées très tardivement. La chronologie de la publication

3 Ibid.
290 CONCEPCIÓ CANUT

ne correspond pas à celle de l’écriture. Les longs espaces de silence lui


permettent d’élaborer les textes, de découvrir, de lire et relire les auteurs
admirés, parmi lesquels, en plus de la tradition littéraire des classiques
de son pays dont les références sont évidentes dans ses textes, elle fait
mention de façon particulière de Carson McCullers, Graham Greene,
Malcolm Lowry, Marguerite Yourcenar et plusieurs romanciers latino
américains.
En 1971 elle publie À propos de Clémence, roman sur l’exil d’un
républicain catalan après la Guerre Civile espagnole (1936-1939).4
Comme nous pourrons le constater, elle implique le lecteur dans la
situation historique vécue par les personnages. Alors la guerre, les pro-
blèmes sociaux qui s’en découlent sont très bien saisis par l’écrivaine.
Elle fait un travail de recherche très approfondi pour situer les événe-
ments réels dans le contexte romancé de son œuvre, où se passe l’action
du roman, mais son développement a lieu en France. Nous constatons
la présence de l’Histoire dans ses œuvres.
Dans son roman Un arbre voyageur, il s’agit du milieu socio poli-
tique français vécu entre les années 1962-1968. L’action se termine avec
le mouvement de Mai 68, Milie la protagoniste, une femme battante,
fille-mère, garde l’espoir d’une prochaine transformation sociale qui
aboutirait à un monde plus juste. Les autres personnages, majoritaire-
ment féminins, sont de petites gens, des enfants qui doivent subir les
injustices d’une société inhumaine.
En 1973 elle entre à travailler dans la revue Les temps modernes,
dirigée à l’époque par Jean Paul Sartre, qui, à cette époque, était déjà
malade, il assiste aux réunions de la rédaction, mais s’occupe très peu
du reste. Conséquemment Claire a à faire avec Simone de Beauvoir.
À propos des ces deux personnages mythiques, Etcherelli affirme avoir
été très heureuse de travailler avec eux, qui avaient un tel respect pour
les autres, ils l’ont fascinée, mais pas au point de lui servir de modèle.
Elle avoue que les années passées à la revue, jusqu’en1986, sont parmi

4 Voir Àngels Santa, « À propos de Clémence de Claire Etcherelli o la desmitificación


del exilio » Literatura y guerra civil, Àngels Santa (ed.) Promociones y Publicaciones
Universitarias, S. A., Barcelona, 1988, pp. 251-263.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 291

les plus heureuses de sa vie, nous confesse-t-elle5. Dans cette période


sont publiées ses nouvelles dans la revue. En 1989 ces nouvelles ont été
publiées en recueil et traduites à la langue catalane6.
Nous passons sur des commentaires d’autres travaux etcherelliens
collectifs quelques-uns, individuels d’autres. Cependant je ne peux pas
omettre mentionner la pièce de théâtre Germinal de l’An III, texte qui
lui a été demandé pour rendre hommage à Olympe de Gouges, lors du
Bicentenaire de la Révolution française, et qui a été crée par la compa-
gnie de Darry/Echantillon et Trétaux de France, en 19897. La voix de
Claire Etcherelli accompagne et présente le texte d’une inconnue, obs-
cure citoyenne qui écrit comme chez les êtres simples, avec des mots
brutaux, jaillissant du plus spontané, dans un parler populaire univer-
sellement pétri de poésie, d’humour et d’ironie, Une femme russe dans le
siècle. Journal de Evguenia Kisseliova 1916-1991, c’est un récit com-
menté par notre écrivaine toujours intéressée par cette forme d’expres-
sion que c’est l’écriture. J’en cite un fragment :

Écrire pour dire ses malheurs, la longue succession des chagrins et des trahisons.
Mais les écrire, c’est déjà les dominer, les regarder par le haut, et quand Genia
s’assied devant sa table, prend son cahier, ce flot que son vieux cœur comprimait,
ce récit qui nous livre bien plus que ses déboires personnels, brise sa solitude et
l’exalte. Chacun des mots dont elle trace les lettres la grandit à ses propres yeux. À
ce moment, elle ne se doute pas d’être lue un jour prochain et c’est donc avec
nous, déjà, qu’elle s’épanche. Car elle n’écrit pas pour se faire plaisir, même si cet
acte soulage ses chagrins, non plus que pour tuer les soirées, mais pour que nous
la regardions de quel courage elle a construit la digue d’où résister les épreuves qui
n’ont cessé de monter autour d’elle sans jamais la submerger.8

5 Concepció Canut, « Entretien avec Claire Etcherelli », réalisé à Paris le 9-IX-1991,


document inédit
6 Sous le titre La festa major i altres narracions, Virgili & Pagés, S.A. Lleida, 1989.
Traduction de Concepció Canut et Montserrat Jiménez.
7 Voir à ce propos Concepció Canut « Germinal de l’An III, de Claire Etcerelli :
Revendication des droits de la femme » 1793 Naixement d’un Nou Món a l’Ombra
de la República, Àngels Santa, Marta Giné, Montserrat Parra (ed.) Universitat de
Lleida, 1995, pp. 479-485.
8 Evguenia Kisselova, Une femme russe Dans le siècle, Albin Michel, Paris, 2000,
p. 248.
292 CONCEPCIÓ CANUT

Après cette introduction, je tourne la page dans la vie de Claire Etcherelli


lorsqu’elle se réfugie dans sa tour d’ivoire, où elle s’occupe en corps et
âme à l’écriture. Elle poursuit une carrière littéraire exigeante, lente. Elle
parle de la douceur, de la gestation, de cette opération mystérieuse et
incompréhensible qui fait qu’un événement ou une simple sensation,
voire une émotion, surgis d’un passé proche ou lointain, font naître une
situation imaginaire qui, peu à peu se construit avec des personnages
réels peut-être mais transformés par cette hibernation en elle. Ils lui
deviennent étrangers et elle a du plaisir et de la difficulté à les découvrir9.
Avec cette idée presque religieuse de l’écriture, notre écrivaine peut res-
ter bloquée pendant des heures à la recherche du mot précis, ajusté à
l’image ou à l’idée. Après avoir réussit à écrire, elle laisse « refroidir »
quelques jours avant de relire, activité qui est très souvent suivie de la
réécriture. Cela explique pourquoi un décalage de 4 ans sépare la publi-
cation de ses deux derniers romans. Claire Etcherelli, écrit et réécrit ses
textes tant de fois qu’elle le considère nécessaire, dans ce sens elle est
flaubérienne : faire et refaire son texte, le pétrir lentement. C’est pour ce
motif qu’elle publie en compte gouttes. Son avant-dernier roman pu-
blié : Un Temps déraisonnable.10 Titre emprunté à un poème de Louis
Aragon dont l’action se situe en 1972, roman social, politique et senti-
mental à deux voix, celle d’un patron et celle de son employée de mai-
son. L’action se déroule sur près de trente années, c’est-à-dire une vie. La
passion est toujours assez longue. D’abord, c’est le protagoniste Joseph
Roziet-Walle qui raconte, puis c’est la femme : OriStella. Bien sûr ils
n’ont pas vécu le même amour, malgré qu’ils l’on vécu ensemble. Cha-
que pas qu’ils font l’un vers l’autre leur coûte un maximum d’émotions,
c’est pour ça qu’ils n’en font pas souvent. L’histoire avec un grand H leur
passe au travers. Ils s’accrochent l’un à l’autre pour ne pas tomber. C’est
Elise ou la vraie vie, sauf que le travailleur algérien a été remplacé par le
bourgeois français. Joseph, chef d’entreprise a une grève et une nouvelle
bonne. Il fait beaucoup plus d’attention à la première qu’à la seconde, et
puis ça s’inverse. D’abord il craint le renversement d’un ordre, d’une

9 Concepció Canut « Entretien avec Claire Etcherelli », op. cit.


10 Claire Etcherelli, Un temps déraisonnable, Éditions du Félin, Paris, 2003.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 293

morale d’un monde dont il est partisan convaincu, quand d’autres


œuvrent pour son effondrement. C’est la rencontre avec OriStella,
l’énigme de sa vie. Il ne vit plus que pour les moments calmes et bizarres
qu’il passe dans sa chambre. Tout se passe dans ce temps déraisonnable
des années soixante-dix, encore vibrantes d’un printemps exalté. Le
narrateur, Joseph, nous décrit son milieu familial et professionnel : classe
sociale élevée, héritier de l’usine familiale, à cause de la disparition de
son frère aîné, il renonce à son futur d’ingénieur de ponts et chaussées,
études suivies avant la guerre, pour se livrer à la direction de la fabrique
de treuils, mâts de levage, d’équipages-mobiles, de chariots-ripeurs, de
pelles hydrauliques, autour de la cinquantaine, marié à Colette, et en-
touré d’un cortège familial dont l’objectif de leur vie ne vise qu’à faire de
bonnes affaires ayant des ouvriers, des domestiques à leurs ordres. Tou-
tes fois, depuis un certain temps on assiste à des transformations dans
tous les domaines de la société française. Devant son usine il retrouve
chaque matin les distributeurs de tracs. Il s’agit d’embaucher des hom-
mes peu qualifiés, donc moins rétribués afin de réduire les taux de pro-
duction. C’est le début d’une période de crise. Par rapport au service
domestique, lorsque Colette, sa femme, cherche une aide pour la cuisi-
nière, Joseph pour recruter une personne fiable et compétente demande
de l’aide à sa secrétaire. Elle se voue à la tâche de recherche et explique
à son patron l’état de la question : « C’est mai 68, monsieur. Les filles ne
veulent plus servir, elles estiment ça dégradant. La contagion n’a pas
encore gagné les Portugaises, mais vous ne souhaitiez pas une étran-
gère… »11. Des les premières pages, la condition féminine est mise en
question. La personnalité de Stella chez ses nouveaux employeurs se
laisse bientôt connaître, lors de son entretien avec Joseph, qui est tout à
fait surpris d’observer l’intérêt que sa « boniche » porte à la lecture. Lui,
homme d’affaires, jette chaque matin, très tôt, un coup d’œil à la presse :
Le Monde, Le Figaro, Combat, L’Usine nouvelle, Valeurs actuelles, en même
temps qu’il avale le petit déjeuner, servi ponctuellement par Stella. Elle
lui retire le plateau et demande la permission à monsieur, pour garder les
journaux, déjà lus. Railleur, il l’interroge sur quel usage elle veut leur

11 Ibid., p. 11.
294 CONCEPCIÓ CANUT

donner : patrons de tricot, de couture, du découpage… la réponse ne se


fait pas attendre : « Je veux les lire », Joseph, exaspéré, lui remet avec un
certain mépris les journaux qu’il venait de feuilleter. L’épouse, Colette,
et la fille Jennifer partent faire un séjour en Italie, voyage cadeau pour le
vingtième anniversaire de la jeune fille. Joseph très occupé, multiplie
depuis quelque temps les déplacements. Stella, s’habitue à la nouvelle
maison. Un soir, la servante après avoir terminé son travail, va dire au
revoir à son maître, qui est seul dans ce domaine avec elle, sa servante lui
rappelle que lendemain, c’est son jour de repos, qu’elle sera remplacée
par Angèle et lui demande la permission pour emprunter un des livres
du dernier rayonnage : Ponts de Toulouse et des canaux du Midi, avec la
certitude que le bouquin sera rendu le jour suivant. Entre les deux s’éta-
blit le dialogue suivant :

– Après les journaux financiers vous vous intéressez aux ponts et canaux ?
– J’en connais quelques-uns. C’est ma région natale.
– Vous ne l’auriez pas déjà feuilleté ?
– Vous le savez bien, monsieur !
Et je secoue la tête. Non. Désolé. Impossible. Les ouvrages de ma bibliothèque ne
la quittent pas. […] Elle encaisse l’ironie.12

La réflexion immédiate s’impose avec le monologue :

Je me tiens debout, là, devant mes livres, avec encore chaud dans la bouche mon
refus sec, mais qui refroidit à toute allure. J’ai dit non. Par principe. Par irritation.
Par méfiance intuitive. Par représailles ? Est-ce que je sais ? Une rudesse inutile,
maladroite. Qui maintenant me semble outrancière. Je la regrette. Ou est-ce plu-
tôt cette crainte sourde que nous sommes nombreux à ressentir, cette impression
sans doute exagéré de vivre aujourd’hui en danger possible au milieu de nos sala-
riés, d’être cernés par la haine. Stella un danger ? Je peux la licencier demain
matin. Pourtant je vais descendre. Et lui prêter ce livre.13

Pendant le parcours du salon à la chambre de service, Joseph continue


ses réflexions, il s’en veut pour la réponse donnée. Ces visites vont se
poursuivre tandis que l’intérêt d’en savoir plus sur Stella augmente chez

12 Ibid., p. 19.
13 Ibid., pp. 19-21.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 295

le narrateur, et que les soucis sur l’économie des Ateliers Roziet-Walle


et de la riche bourgeoisie occupent son esprit :

Je suis le patron des Ateliers, le dollar risque d’être dévalué, on dit qu’Usinor
pourrait s’allier à Thyssen, en avril il y aura un référendum sur l’entrée ou nom de
La Grande-Bretagne dans l’Europe, la sécurité de ces dernières années fait place
chaque jour davantage à de sombres incertitudes, la toute puissance technologi-
que trouvera-t-elle les formules pour réparer ce que sa toute-puissance aura dé-
truit en avançant.14

L’anecdote du roman : les rapports entre le protagoniste et l’employée


de maison sont tout le temps accompagnés des méditations sur les pro-
blèmes de la vie réelle, avec le bouleversement social, des flash-back
vers l’enfance, les rapports avec sa femme, Colette, chaque jour plus
distants, les dîners chez eux, en recevant des gens de leur classe, avec qui
les conversations tournent sur les performances de l’économie française
et cette revendication qui se généralise dans l’industrie de mille francs
mensuels pour les ouvriers. Stella assure le service, elle écoute les con-
versations. Postérieurement, la rencontre de Joseph avec Stella dans sa
chambre, le café qu’elle a préparé et que lui-même se sert dans un verre
conduira à un long entretien, ainsi successivement plusieurs soirs. Le
lendemain, à l’heure du petit déjeuner, elle dépose le plateau, étant,
muette, sans un regard, sans la moindre connivence. Quant à lui :

De plus en plus fréquemment je m’accorde ces minuscules dérogations aux règles


de fer qui ont dirigé mon existence. Trente minutes, pas plus ce soir, je veux ces
trente minutes avec Oris. Pas venu dans la chambre depuis deux semaines. […]
C’est un moment étrange que je ne réussis pas à qualifier. De part et d’autre,
méfiance et attraction.15

Le coup de foudre s’est produit et Joseph tient à chercher des moments


pour la retrouver dans sa chambre. Lors des vacances en famille, loin de
Paris, il invente une excuse pour rentrer et lui rendre visite. Mais l’art de
Claire Etcherelli consiste à raconter les événements de façon où il y a
une énorme dose d’implicite. Le lecteur se fournit les images du non dit.

14 Ibid., p. 38.
15 Ibid., p. 50.
296 CONCEPCIÓ CANUT

Et de là, l’intérêt à poursuivre la lecture du texte. Dans un même chapitre


on retrouve la description de la relation incestueuse, la double morale,
une étude sociologique de ce moment et de ce pays en rapport à la crise
économique et à la crise de valeurs qui menace la planète, des références
historiques sur les luttes ouvrières… Et la situation va s’empirer lorsque
Colette et toute la famille découvrent l’infidélité de Joseph. Stella instal-
lée dans son nouveau domicile reçoit les visites de Joseph jusqu’à la
découverte par Colette de cette irrégularité soutenue par le narrateur.
Stella n’accepte plus être entretenue et fuit à la sauvette vers un deux
pièces, après avoir renoncé à toute aide économique de la part de son
amant. Elle veut survivre d’elle-même. Deuxième déménagement, qui
coïncide avec la mort de Pompidou. Le peuple français regarde atten-
tivement le déroulement des événements, des successeurs possibles du
Président de la République. Stella envisage une nouvelle vie… Pour
Joseph la maladie l’écarte de l’usine tout d’abord, postérieurement, elle
est vendue. Le couple se retire dans la résidence secondaire de La Napoule,
où il vivra physiquement à côté de Colette, mais en rêvant toujours de
Stella. Dans la deuxième partie nous assistons à un changement de nar-
rateur, c’est la voix de la servante qui nous raconte son expérience comme
domestique chez les Roziet-Walle, et dans un flash-back nous remonte
à son passé :

Les vacances de Noël arrivèrent, l’appartement se vida. Neuf jours de congé. Irai-
je à Cézac ? Les désastres de la jeunesse avaient fini par se sédimenter, vieille tu-
meur devenue indolore. Mais un autre désir me tenait, revoir la fratrie, Ban tay,
ma fratrie d’élection. D’abord nous avions été sept. Nous vivions intensément
puisque les luttes s’ajoutaient aux luttes. Mais ce qui nous a rapprochés, liés,
soudés en cette époque d’embrassements collectifs prenait source dans une com-
mune conviction, une foi devrai-je dire : notre monde serait subverti donc trans-
formé par la plus radicale des armes, par la culture.16

La fratrie, c’est pour la narratrice le noyau affectif et amical occupant la


place de la famille. Ses luttes ses avatars dès son arrivée à Paris nous sont
décrits avec les moindres détails. La recherche d’un logement, d’une
chambre, c’est une constante dans les textes etcherelliens lorsque l’hé-

16 Ibid., p. 142.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 297

roïne doit vivre de petits travaux. La précarité, la solitude accompagnent


la protagoniste narratrice dans cette deuxième partie du roman, qui
porte comme titre « …moi qui moi-même me trahis… », titre emprunté
aussi à un poème d’Aragon, protagoniste narratrice dont le rôle de bonne
est accompli sous les ordres de la cuisinière. La vie chez les Roziet-Walle
nous est présentée sous le point de vue de Stella : le sarcasme avec lequel
répond le chef de famille lorsqu’elle lui demande les journaux déjà lus,
la surprise inattendue par Stella au moment qu’elle reconnaît la voix de
Joseph qui vient frapper à la porte de sa chambre pour lui passer le livre
qu’il n’a pas voulu lui prêter avant. Les autres visites nocturnes dans sa
chambre sont décrites avec minutie, ainsi que les avatars de son en-
fance : passage à Barcelone en 1947, en visitant son père, qui avait di-
vorcé de sa femme Lydia, la mère de Stella. L’enfance et l’adolescence
de cette jeune fille-mère et la fin tragique de sa maternité aboutit à son
déménagement à Paris. Une vie difficile avec des moments très durs
pour les protagonistes, des situations suggérées pour les laisser à l’ima-
gination du lecteur sont des constantes dans l’écriture de cet auteur. La
critique accepte avec de bons yeux ce roman :

Claire Etcherelli a une telle pudeur et une telle délicatesse – cette pudeur et cette
délicatesse qui sont au fond de tout esprit sérieusement révolté – qu’on distingue
à peine le moment où entre Joseph et OriStella, l’amitié se transforme en sexua-
lité. Quand Joseph et OriStella se séparent, ils sont toujours ensemble. Ça arrive
souvent, lui, il vit son deuil dans le silence de ses rentes. L’usine a été rachetée.
À la fin de l’Union de la gauche, plein d’usines ont été rachetées. C’est le propre
des temps déraisonnables : on met les morts à table. Joseph va vivre au soleil, avec
sa femme et ses souvenirs. Il vieillit aussi vite que Frédéric Moreau à la fin de
L’éducation sentimentale, livre dans lequel Claire Etcherelli a probablement appris
à écrire si bien17.

En 2007 le roman intitulé Un mal de chien voit la lumière publique,


texte qui met en question le désarroi face au phénomène tristement
banal de la violence urbaine. Roman autobiographique ? Probablement.
L’action se développe dans une grande ville, ambiance qui pourrait

17 Patrick Besson, « Claire Etcherelli : l’amour au temps de l’Union de la gauche »


La Figaro littéraire, 12 juin 2003, p. 4.
298 CONCEPCIÓ CANUT

parfaitement cadrer à son propre milieu parisien. En partant d’un fait


divers, et d’un manuscrit trouvé dans la boîte à lettres, Claire Etcherelli
a tissé un récit véridique qu’on peut résumer ainsi : Annette, un auteur
d’un certain âge, gagne difficilement sa vie en écrivant des romans pour
la jeunesse. Elle vit seule dans son appartement, niché dans une tour au
cœur d’une cité, non identifiée. Un dimanche, en plein après-midi, les
aboiements d’un chien martyrisé commencent à se faire entendre. La
semaine suivante la situation empire jusqu’à devenir infernale. La pro-
tagoniste ayant un caractère très sensible ne dort plus, n’écrit plus. Les
hurlements du chien l’obsèdent. Décidant de mener son enquête,
Annette découvre bientôt que le propriétaire de la bête organise des
combats de chiens dans des terrains vagues, une fois la nuit tombée.
Voulant dépêcher une action contre lui, elle se heurte à la réticence de
certains habitants et à l’inanité des pouvoirs publics. En tant qu’indica-
teur, « indic », l’homme est protégé par la police. Tout en affrontant de
face le problème de la violence urbaine, Un mal de chien s’évertue à
raconter, de l’intérieur, le quotidien des personnes isolées condamnées
à taire leurs souffrances : vieillesse, précarité, solitude, incompréhen-
sion. Comment retrouver la paix indispensable pour écrire ? C’est à la
source des mots et des souvenirs d’enfance qu’Annette réussira à puiser
un trésor d’espérance et d’humanité.
Nous allons relever quelques sujets pris au hasard, mais réitératifs
qui ont attiré notre attention, au long des pages : l’écriture occupe une
place prioritaire. Une circonstance banale au voisinage comporte la dif-
ficulté de se concentrer dans l’élaboration d’un texte. Un agent exté-
rieur, le chien dans ce cas, qui vient usurper l’attention de la protago-
niste : « Annette retourna devant son établi, reprit le collier. Donner
cohérence aux signes inertes, fabriquer une histoire, celle que l’on aurait
voulu vivre à partir de l’autre, l’authentique, celle qu’on avait connue.
Et vécue. L’ordinaire du travail d’écriture, un apprentissage chaque fois
recommencé ».18 Annette expose au lecteur, la difficulté à laquelle elle
se heurte quand elle a besoin d’une assiduité studieuse pour terminer
les derniers chapitres du roman et elle est attentive à surveiller Bou-

18 Claire Etcherelli, Un mal de chien, Robert Laffont, Paris, 2007, pp. 20-21.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 299

vreuil, le propriétaire, du chien. Pour la réalisation de cette tâche elle a


besoin de calme, solitude, concentration, circonstances troublées par
ce chien. Cette difficulté de l’écriture est exprimée dans ces termes :

Le manuscrit prenait chaque jour un peu plus de retard. Cela venait aussi du
détachement qu’éprouvait Annette en regard de son projet créatif. Elle s’était ré-
signée à l’absence de Nelcius afin d’avancer dans l’histoire d’Émilien, son jeune
héros. Aujourd’hui, en relisant les dernières pages, elle constatait à quel point les
choses lui avaient échappé. En creux et à son insu, le roman avait dérivé, une
autre histoire s’était écrite »19.

Ce roman tourne sur un pivot central, qui atteint la catégorie de per-


sonnage, c’est l’écriture. La narratrice habite seule, elle a trois filles étant
déjà majeures : Blanche, Violette et Rose qui viennent lui rendre visite,
font semblant de s’occuper de la mère. Entre elles, la maman prend une
place importante dans leur conversation, elles se soucient après avoir
observé l’indifférence d’Annette vis-à-vis des petits enfants, après s’être
aperçu qu’elle est absente, qu’elle est obsédée :

– Et souviens-toi qu’elle a toujours été un peu comme ça. Par périodes tout au
moins. Et que, rappelle-toi quand on était gamines, ça lui prenait de temps en
temps, le mutisme ! Et aujourd’hui c’est bien installé. […] Malade ? Tu crois ? Ce
que je sais, plus exactement ce dont je me doute… son roman pas encore terminé,
sans compter qu’elle va au-devant d’un vide certain ! Encore dans l’après-guerre !
J’ai essayé de lui suggérer, tu imagines comme c’est facile avec elle, d’écrire…
Enfin pas sur sa vie personnelle mais par exemple son enfance. Souviens-toi ce
que papa nous a raconté.20

Et ce désir avoué par ses filles se fait réalité. Volontaire ? Involontaire ?


Consciente ? ou pas, Annette dans ses nuits d’insomnie heurte ses sou-
venirs d’enfance, peut-être les souvenirs de l’auteur et en obtient du
matériel pour son écriture :

À détricoter un passé lointain que l’on utilise comme décor historique, on court le
risque de ne pouvoir en stopper l’effilochage. Les souvenirs ne sont pas de bobinots

19 Ibid., pp. 107-108.


20 Ibid., p. 122.
300 CONCEPCIÓ CANUT

que l’on arrête à son gré, le doigt sur la touche. Ils filent et vous ramènent de force
tandis que vous cherchez le sommeil. […] Une semaine en effet que la mère
d’Annette est couchée. Conciliabules avec la voisine, elles sont amies, jeunes
toutes deux, les commères du quartier racontent dans leur dos qu’elles comblent
leur solitude avec le boulanger, ou le laitier, le laitier surtout…Drôle de retour
pour le père d’Annette, cinq années de stalag, une épouse alitée, blême, qui perd
du sang et agonisera quatre jours devant lui atterré. La voisine s’est occupée
d’Annette. Quand elle la reconduit chez elle, la chambre est vide, sa mère est au
« ciel », son père s’est fait un lit dans le fond de la cuisine21.

Observons le rapport mère fille entre Annette et Violette : celle-ci passe


voir sa maman dans la soirée pour lui apporter une grande nouvelle,
craignant, tout de même un peu, la réaction maternelle. Son projet de
partir à Barcelone, pour un séjour long, d’habiter chez des amis, de
vivre sa vie. Il lui reste à « tenir » financièrement, car elle n’a plus d’éco-
nomies. Apparemment elle ne veut pas solliciter Annette. Seulement
elle s’interroge, comment avoir un peu, enfin un peu plus qu’un peu
d’argent devant soi, pour les plaisirs. La réaction maternelle ne se fait
pas attendre :

– Pour des femmes comme nous, soupirait Annette, je ne connais qu’un seul
moyen : bosse. Bos-ser ! Nous n’avons pas reçu d’héritage, nous nous refusons à
dealer, à escroquer, à vivre sur le dos des autres… il ne reste que le travail !
Et c’est pour ça que tant de gens se bagarrent. Pour qu’on ne le leur enlève pas !
Violette ne cherchait pas à répondre. La morale sentencieuse de sa mère l’exaspé-
rait. Elle prenait plaisir au contre-pied aussitôt qu’Annette sermonnait. 22

La discussion entre les deux se poursuit. L’amour maternel lui fait énoncer
immédiatement : « – Écoute Violette, très bientôt, j’irai déposer mon
manuscrit, je demanderai une avance » Parallélisme de situations. Une
image importune passe devant les yeux d’Annette, la décision doulou-
reuse et accomplie par son père devant l’annonce que celle-ci lui fait de
mariage avec Gilbert : en quelques jours il liquide le magasin, et lui fait
don de la vente. Le père va se placer en homme de tout faire dans une
propriété sur les hauteurs de Floirac. Cet amour né furieusement d’une

21 Ibid., p. 110.
22 Ibid., p. 144.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 301

rencontre singulière et romanesque s’est gâché rapidement, la somme


du magasin a vite été engloutie. Souvenir qui accompagnera Annette
jusqu’à l’aéroport le jour du départ de Violette pour Barcelone, lors-
qu’elle ira lui dire au revoir et lui donner un peu d’argent. Blessure de la
séparation de la fille et aussi coupure des liens affectifs avec le manus-
crit, Émilien déposé dans les mains de l’éditeur, comme enfant livré à
son sort ne lui appartient plus, il va devenir propriété des lecteurs.
Dans tous les textes de Claire Etcherelli il y a présence de l’Histoire
du moment où l’anecdote du roman a lieu. Elle est très attentive aux
événements mondiaux elle fait passer les événements réels enveloppés
avec l’anecdote du récit :

À peine s’est-on remis du Kosovo qu’un nouveau nom vient troubler les conscien-
ces : Timor, une poussière sur une carte du monde. Un petit peuple aspirant à se
délivrer d’un oppresseur qui l’affame et le terrorise. Le peut-il sans le secours
d’une force internationale capable de tenir en respect ses bourreaux ? Habituelles
palinodies jusqu’à l’arrivée d’un contingent musclé de l’ONU qui débarque à
Dili. Mise au jour des terreurs dont on connaît trop la litanie : centres de torture,
massacres, corps jetés vivants dans des puits, viols, récoltes brûlées ou empoison-
nées. Jugera-t-on les auteurs de ces barbaries ? Ils sont déjà loin, à l’abri, sous l’aile
de leur gouvernement23.

L’indic (in-di-ca-teur) Bouvreuil maltraitant le chien devient la méta-


phore des macro situations mondiales des grands oppresseurs qui terro-
risent les êtres faibles, de la même façon que dans le flash back que
Jeannette fait de son enfance, dans le magasin (cache-misère) de son
père, la serveuse s’occupant de l’établissement pendant la soirée, la
Blondiche, aux yeux d’Annette, elle représente la Femme adulée, re-
cherchée par les hommes, quasi fatale. L’image souvenir de l’abroutisse-
ment humain dont la serveuse est victime de son massacre nous est
décrit dans ces termes :

D’abord, il y avait eu des bruits de dispute, de vaisselle cassée, de meubles renver-


sés, de vitre brisée. Les voisins avaient reconnu le timbre aigu de Blondiche ; elle
criait, suppliait, facile de comprendre qu’elle était frappée, tabassée même. Cela

23 Ibid., p. 182.
302 CONCEPCIÓ CANUT

s’était amplifié, elle appelait au secours, les fenêtres s’ouvraient. Par la porte don-
nant sur la rue, Blondiche en combinaison, pieds nus, s’échappait en courant,
mais l’homme ‹ l’indic › la rattrapait par les cheveux dont une poignée lui restait
entre les doigts, alors il la martelait à coups de pied, elle hurlait, implorait de
l’aide, se redressait, il profitait du changement de position pour atteindre le vi-
sage, elle tentait de le protéger de son coude qu’il saisissait, tordait, ce qui redou-
blait ses hurlements et la faisait suffoquer. La rue retenait son souffle. Il n’allait
quand même pas l’achever ! Personne ne s’était interposé.24

Un cas de violence de genre. La lutte pou améliorer condition fémi-


nine, aussi bien que la lutte pour le respect et l’intégrité des animaux,
comme la lutte des peuples minoritaires contre le géant oppresseur en
situation de guerre, la lutte contre les conduites de cruauté, d’humilia-
tion, de sadisme, ces luttes sont bien une constante chez cette écrivaine.
Cette vision réaliste du monde se voit entourée d’une histoire d’amour,
dans ce cas un amour impossible, car Celsius est absent, cependant
Annette garde l’espoir de le retrouver après avoir fini l’écriture de son
roman. Durant ce temps, elle rêve de lui, en lui faisant part de ses sou-
cis, avec tous les détails dans une lettre fleuve. Elle sait que l’amour a le
pouvoir de résoudre les problèmes et de soulager les êtres souffrants. Et
le pouvoir des mots vient envelopper l’ensemble pour aboutir à l’œuvre
littéraire. La voix du narrateur, à propos de la protagoniste écrivaine de
littérature pour jeunes nous propose :

Les histoires qu’elle écrira ne conviendront pas aux grandes personnes ; elles les
jugeront trop candides. Ou trop chimériques. Aux grandes personnes il faut du
réel bien réaliste. Du vrai.
Heureusement qu’elle a truqué son vrai à elle. Truqué fardé fleuri embelli. Son
esprit inventif est parvenu à l’enluminer. C’est ainsi qu’elle a pu triompher des
jours de désespérance. C’est ainsi qu’elle a pu se réconcilier avec le monde de ses
origines.25

Lutte pour faire passer une idéologie qui vise un monde meilleur. Sur
ce point repose l’intérêt porté sur l’actualité, les événements mondiaux.
Elle veut bien se réjouir lorsqu’une bataille est finie, ce sont ses trois

24 Ibid., p. 171.
25 Ibid., p. 175.
Les derniers romans de Claire Etcherelli 303

filles, accompagnés de mari, compagnon, amis qui se pointent chez elle


avec du champagne. Annette ne comprend pas le motif de cette visite
surprise, personne ne l’avait avertie de cette réunion chez elle. Rose sa
fille cadette s’explique :

… on a pensé que tu serais d’accord pour que l’on fête le dénouement chez toi,
nous habitons loin les uns des autres, tu étais le point central. Le dénouement ?
Oui ! Belgrade acceptait le plan de paix !
– Maman ! Tu n’écoutes plus les nouvelles ? L’Otan va entrer au Kosovo ! […]
Annette réveillez-vous ! La première étape est franchie, l’armée serbe va se retirer
du Kosovo ! Les réfugiés rentreront chez eux, la reconstruction pourra commen-
cer. Ils étaient là une poignée d’individus assis serrés les uns près des autres, qui
partageaient la même horreur de la guerre, de l’oppression tribale, la même mé-
fiance de ce qui pouvait se camoufler au prétexte de l’identité ou de la sacralisa-
tion d’un espace.26

À travers les pages qui précèdent cette citation, elle observe comment
l’histoire du chien la tracasse, à un tel point qu’elle en tombe malade.
Elle se donne un mal de chien pour achever de rédiger le livre que son
éditeur attend à une date fixée à l’avance. Elle oublie, comme lui repro-
che sa fille de ne pas s’intéresser aux nouvelles. Heureusement le groupe
est là pour fêter l’événement avec elle.
Deux romans qui se déploient avec le calme et la rigueur des ouvra-
ges longtemps mûris et souvent refaits. Chaque phrase est dure comme
l’esprit qui l’a conçue et la table sur laquelle elle a été écrite. La progres-
sion dramatique est de la danse pure. Les personnages sont tour à tour
à nous et pourtant gardent leur secret, comme nous. Je vous en fais une
invitation à la lecture.

26 Ibid., pp. 124-125.


Perception de l’histoire et construction identitaire
chez Malika Mokeddem
M. CARME FIGUEROLA

La littérature maghrébine de langue française s’inscrit dans un contexte


socio-culturel très précis où les péripéties de l’histoire et notamment la
guerre d’Algérie jouent le rôle de catalyseur pour une grande majorité
des volontés d’écriture1. En conséquence, la création littéraire devient
le reflet de l’implication idéologique des auteurs vis-à-vis de leur réalité
très souvent marquée par l’expérience coloniale. Malika Mokeddem ne
fait pas figure d’exception : dans ses ouvrages elle réécrit son parcours
personnel à la fois que les avatars d’un pays – l’Algérie. De ce point de
vue, la petite histoire et l’Histoire s’entremêlent, le tout d’après un re-
gard féminin qui, come le souligne Armelle Crouzières-Ingenthron,
tend « vers une réappropriation du destin par la femme »2. Cependant il
est nécessaire de tracer une distinction dans l’œuvre de l’écrivaine : le
premier roman publié focalise son regard sur les événements d’une li-
gnée et, par analogie, de tout un peuple dont il décortique trente an-
nées de son existence ce qui oblige à tracer le contour de l’histoire de
l’Algérie qu’elle suit de très près. Toutefois, le traitement des faits histo-
riques amoindrit son intensité au fur et à mesure que son écriture s’af-
firme. Un premier tournant, à notre avis, est marqué par La Nuit de la
lézarde, récit beaucoup plus intimiste que les romans précédents, qui
traduit ainsi la volonté de son auteure « de ne plus écrire sous le coup de

1 Charles Bonn, Naget Khadda, « Introduction » in Charles Bonn, Naget Khadda


et Abdallah Mdarhri-Alaoui, La littérature maghrébine de langue française, EDICEF-
AUPELF, Paris, 1996, p. 10.
2 « Histoire de l’Algérie, destins de femmes : l’écriture du nomadisme dans Les hom-
mes qui marchent » in Yolande A. Helm, Malika Mokeddem : envers et contre tout,
L’Harmattan, Paris, 2000, p. 142.
306 M. CARME FIGUEROLA

la colère car, au bout d’un moment, ça épuise »3. Sans toutefois cesser
de se faire écho de la violence qui fustige le pays, Mokeddem privilégie
l’étude du comportement de sa protagoniste, de ses élans, ses inquié-
tudes… Un nouveau jalon est posé par l’emploi de la première per-
sonne qui caractérise les trois derniers récits et les distingue des anté-
rieurs où l’auteure s’était dissimulée derrière la troisième. L’aspect auto-
biographique que le lecteur avait deviné depuis ses débuts devient do-
rénavant sans conteste. La jonction des deux pratiques explique à ce
moment une certaine atténuation des données historiques, nettement
saillantes dans les premiers pas de son écriture. Néanmoins, notre but
consiste à montrer que dans l’ensemble Mokeddem attribue à l’histoire
une transcendance qui dépasse celle d’un simple décor. Les épisodes
historiques acquièrent souvent un statut de premier plan, comparable à
celui d’un personnage car au-delà de la perception idéologique qu’ils
traduisent, ils contribuent à la naissance d’une conception particulière
de l’identité sur laquelle est axée la cosmogonie de l’écrivaine.
En revenant à sa première période, les intitulés des successifs volu-
mes confirment la portée de l’Histoire puisque, dans leur but de syn-
thétiser l’essentiel du livre, ils évoquent des êtres dont les liens avec
les événements marquants de l’Algérie sont clairs – Les Hommes qui
marchent renvoie au temps des nomades, ancêtres d’une lignée dont
l’intrigue décrit l’évolution vers le sédentarisme ; Le Siècle des sauterelles
annonce un ancrage chronologique d’autant plus remarquable que l’ani-
mal cité, d’après la lecture réalisée par Marta Segarra4, devient un écho
de la période de la colonisation5, L’Interdite en dit long sur le sort subi
par ceux qui osent soutenir leur différence par rapport à la tribu. Quant
à Des rêves et des assassins et La Nuit de la lézarde, ce sont tous les deux

3 Yolande A. Helm, « Entretien avec Malika Mokeddem » in Yolande A., Helm,


op. cit., p. 50.
4 Marta Segarra, « Identité sexuelle et ambiguïté générique : Malika Mokeddem » in
Marta Segarra, Nouvelles romancières francophones du Maghreb, Karthala, Paris,
2010, p. 57.
5 La métaphore animale avait déjà été inaugurée dans son premier roman où
Mokeddem comparait les militaires à des sauterelles (Les Hommes qui marchent,
op. cit., p. 108).
Perception de l’histoire et construction identitaire chez Malika Mokeddem 307

des titres qui continuent à mettre l’accent sur ce qui frappe le pays à
l’époque : une violence de grande portée vu qu’elle dépasse les fron-
tières, puisque dans les deux volumes elle atteint non seulement l’Algé-
rie mais aussi la métropole. De plus, dans cette dernière œuvre bien
qu’il existe un jeu de mots entre la lézarde – l’animal – et la fente qui
déchire le cœur de Nour tout comme la fissure qui morcèle l’Algérie –,
il ne faut pas oublier que c’est cette dernière éventualité qui est privilé-
giée par la romancière à en juger de ses mots6. Il faudra attendre N’Zid 7
pour que l’aspect introspectif inauguré par La Nuit de la lézarde soit
transcrit dans le titre.
Une constatation générique permettra de remarquer qu’en gros la
période comprise dans les intrigues de l’écrivaine correspond aux der-
niers soixante ans environ : 1945 à 1975 pour Les Hommes qui mar-
chent ; 1901 à 1939 pour le Siècle des sauterelles, des années 1960 à nos
jours pour le reste d’ouvrages jusqu’à N’Zid. Ce laps de temps va de
pair avec l’existence de l’écrivaine elle-même et il comprend les événe-
ments historiques qui ont déterminé le sort de l’Algérie actuelle : les
derniers feux de la période coloniale, la guerre, l’Indépendance, le post-
colonialisme, entre autres. Par ailleurs il n’y a pas que les épisodes des
autochtones qui intéressent l’auteure : sa visée s’élance vers l’outre-mer
lorsque les conséquences des faits arrivés dans ces territoires sont par
quelque biais en rapport avec l’Algérie. Ainsi, la perplexité de Zohra
(Les Hommes qui marchent) devant la seconde guerre mondiale témoi-
gne l’incompréhension des natifs qui ne se sentent pas concernés auprès
des conflits de l’Hexagone et qui, en conséquence, n’interprètent pas le
dénouement des hostilités dans le même sens que les Français, comme
le manifeste symboliquement le comportement féminin : « C’est depuis
cette date que les femmes de l’Est algérien ont troqué le blanc haïk
contre un drapé noir »8.

6 Ramon Usall i Elena Garsaball (eds.), Malika Mokedem, Algèria amb ulls de dona,
Pagès Editors i Universitat de Lleida, Lleida, p. 212.
7 « N’Zid signifie ici « je continue ? » et aussi « je nais » en arabe » (Malika Mokeddem,
N’Zid, Seuil, Paris, 2001, p. 30.
8 Malika Mokeddem, Les Hommes qui marchent, Grasset, Paris, 1990, p. 31.
308 M. CARME FIGUEROLA

Parallèlement l’auteure reste sensible à d’autres collectifs qui seraient


atteints par les faits de l’Algérie aussi bien dans ses frontières qu’en de-
hors de celles-là : les pieds-noirs bénéficient d’une compréhension spé-
ciale chez l’écrivaine puisqu’elle associe le degré de leur souffrance à
celui des natifs9. De même, les Juifs se trouvent compris dans ce groupe
contraint à subir les atrocités de l’intégrisme comme le prouvent cer-
tains personnages tels qu’Emna (L’Interdite). Elle comme la Bernard ou
même Portalès (Les Hommes qui marchent) – ce qui indique que le genre
n’exerce pas de détermination – représentent le type de l’étranger qui,
après une période d’intégration, est pleinement accepté dans la vie cou-
rante par la société algérienne alors qu’en revanche, il sera obligé de la
quitter à conséquence de la violence islamisante. D’ailleurs Mokeddem
porte aussi attention aux conséquences de l’exil pour d’autres pays –
non seulement la France –, mais le Maroc10. Telles précisions indiquent
à quel point la pensée de l’écrivaine reste ouverte à la transnationalité, à
l’échange que peut apporter le contact entre de différentes cultures,
enrichissement évoqué avec nostalgie dans Des rêves et des assassins11 et
qui fonde un des piliers de son concept identitaire.
De son côté, la datation reçoit un traitement distinct le long des
différents ouvrages : s’il est vrai que son premier roman résume l’histoire
de trois femmes algériennes, il n’est pas moins évident que ces parcours
individuels et les épisodes marquant l’évolution de l’Algérie se che-
vauchent. Comme un pendule, la plume oscille continuellement entre
le récit du privé et le rapport du générique de manière à ce que la
destinée du microcosme s’égrène des conséquences vécues chez le
macrocosme. Conforme à ce but le tableau se dresse suivant les des
dates cruciales à l’égard des trois personnages et par ailleurs clés de
voûte pour la compréhension du devenir algérien : il n’est pas en vain
d’insérer un passage portant sur le 20 août 195512, moment de « tenta-
tive avortée de soulèvement nationaliste » – nous suivons les termes de

9 Des rêves et des assassins, op. cit., p. 118. Les Hommes qui marchent, op. cit.,
p. 219.
10 Les Hommes qui marchent, op. cit., p. 204.
11 Des rêves et des assassins, op. cit., p. 33.
12 Ibid., p. 95.
Perception de l’histoire et construction identitaire chez Malika Mokeddem 309

Ramon Usall13, que l’auteure ne choisit pas par hasard, comme il ne l’est
pas de transcrire l’espoir que De Gaulle suscite lorsqu’il proclame le
droit des Algériens à l’autodétermination14, ou de suivre mois par mois
le progrès de la guerre de façon à ce que le lecteur puisse revivre en soi
l’angoisse de tout un peuple suspendu au fil d’événements tels que l’explo-
sion de la première bombe atomique française15 ou les successifs revire-
ments ayant précédé les accords d’Evian. La proclamation de l’Indépen-
dance16, l’accès au pouvoir de Boumediene, les exploits du FLN dans sa
progressive métamorphose et la répression islamisante de 1973-197417
fournissent d’autres exemples du regard attentif que la narratrice porte
sur son époque. L’intersection entre les deux niveaux du récit – du par-
ticulier au général – est d’autant plus soulignée qu’elle se redouble d’un
moyen formel utilisé à chaque chapitre de Les Hommes qui marchent
ainsi que dans les divisions intérieures au sein de ces derniers. L’auteure
utilise un procédé consistant à encadrer les unités avec les données his-
toriques de l’Algérie pour en déduire ensuite les conséquences de celles-
là sur la vie des Ajalli et de Leïla, elle-même. Comme s’il s’agissait d’une
caméra photographique, le discours part d’un aperçu général et focalise
sur un point particulier, le réel a pour but d’autoriser ainsi la fiction.
Le poids de l’Histoire reste, de surcroît, confirmé par les références à
plusieurs des protagonistes du scénario politique contemporain : nous en
avons cité quelques-uns auxquels s’ajouteraient d’autres tels que Lyautey,
Bigeard ou Ben Bella dans Les Hommes qui marchent. Une femme aussi
acquiert ce statut privilégié dans le discours : Isabelle Eberhardt. Moked-
dem rend hommage à cette initiatrice à la culture musulmane –nous
empruntons l’expression à Àngels Santa18 – non seulement à travers

13 Ramon Usall, Algèria viurà ! França i la guerra per la independència algeriana


(1954-1962), Universitat de València, València, 2004, p. 110. La traduction de
l’auteur est mienne.
14 Les Hommes qui marchent, op. cit., p. 164.
15 Ibid., p. 180.
16 Ibid., p. 229.
17 Ibid., p. 312.
18 « Una figura mítica : Isabelle Eberhardt » in Ramon Usall i Elena Garsaball (eds.),
op. cit., p. 99.
310 M. CARME FIGUEROLA

l’allusion à sa personne sinon à l’emprise qu’elle lui accorde sur les géné-
rations futures. Par ce biais, dans Le siècle des sauterelles19 Eberhardt
plane sur la destinée de Yasmine qui, à son âge adulte, devient l’héritière
spirituelle de son ancêtre et en reprend le flambeau pour ainsi orienter
sa vie future : « On dit qu’elle s’en console en arguant qu’elle vit en
femme libre comme vivait son modèle, la roumia Isabelle ».20 Le privi-
lège de cette figure reste d’autant plus marquant que la femme est, d’après
Mokeddem, souvent reléguée à un deuxième rang dans l’Histoire.
Mokeddem montre son originalité dans Des rêves et des assassins parce
qu’elle dénonce cette prééminence masculine à travers des voix apparte-
nant à ce même genre. Si la rencontre de la protagoniste avec Lamine
réussit à la réconcilier avec l’autre sexe car il lui permet de découvrir la
présence d’un autre modèle d’homme différent à celui du père exécré, il
ne parvient pourtant pas à bannir son inquiétude auprès de la destinée
féminine. L’argument du frère « Les femmes n’y sont pour rien dans
l’histoire »21 pèse comme une loi d’airain et reste de plus autorisé par la
constatation ultérieure de la narratrice omnisciente qui, empruntant la
célèbre formule aragonienne, assure : « La femme n’est pas ‹ l’avenir de
l’homme › mais un silence honteux dans un monde dit de progrès »22.
L’irruption de l’Histoire et plus concrètement de l’Histoire d’Algé-
rie sur la vie quotidienne des natifs modifie aussi leurs mœurs ancestrales
comme s’avère dans Des rêves et des assassins :

La plupart des filles, nées comme moi à l’Indépendance, furent prénommées


Houria : Liberté ; Nacira : Victoire ; Djamila : la Belle, référence aux Djamila hé-
roïnes de la guerre…23

Ce comportement sociologique fort lié aux circonstances historiques et


qui a un parallélisme avec celui vécu en Espagne à l’aube républicaine

19 A ce propos cf. « Presència d’Isabelle Eberhardt a Le siècle des sauterelles » in


Ramon Usall i Elena Garsaball (eds.), op. cit., pp. 163-174.
20 Malika Mokeddem, Le siècle des sauterelles, Ramsay, Paris,1996, p. 279.
21 Malika Mokeddem, Des rêves et des assassins, Grasset, Paris, 2004, p. 24.
22 Ibid., p. 55.
23 Ibid., p. 20.
Perception de l’histoire et construction identitaire chez Malika Mokeddem 311

est muté en choix dérisoire vu comment les protagonistes ayant ainsi


été dénommés succombent aux furies de l’intégrisme.
L’Histoire exerce son influence depuis leur origine au point d’im-
primer un certain déterminisme : pour quelques-uns l’exil intérieur et
extérieur que subit Kenza (Des rêves et des assassins) reste le fruit des
circonstances qui président même sa gestation ; fille d’un mariage non
souhaité, elle connaît l’exode depuis le ventre de sa mère puisque celle-
ci doit quitter l’Algérie à cause des occupations politiques d’un frère.
A partir de là, toute sa vie est composée de vides : manque de mère,
manque d’amour de manière à ce que les conséquences de l’Indépen-
dance pèsent sur son destin comme une loi insurmontable, une malé-
diction à laquelle elle semble impossible de se soustraire.
D’ailleurs, les ravages tant dénoncés pour les femmes ne leur sont
pourtant pas exclusifs comme le prouve L’Interdite : l’expérience de Salah
à l’hôpital montre à quel point l’individu dans son métier peut enregis-
trer les méfaits de la violence extérieure24.
Dans cet ascendant pris par l’Histoire sur la vie journalière des in-
dividus, l’échelle des valeurs se transforme aussi. A commencer par la
mesure du temps. Quand l’écrivaine retrace le procès de sédentarisation
du peuple algérien, elle rend compte comme phénomène collatéral d’une
nouvelle appropriation du temps. À ce sujet Zohra, habituée à prendre
comme point de repère les phénomènes naturels pour dater les événe-
ments, avec toutes les imprécisions que cette pratique peut entraîner, se
sent opprimée face à cette autre pratique de leurs descendants :

– Servitude de sédentaires que cette préoccupation ! Contagion qui sévit entre


leurs murs prison. Y a ouili ! ils mettent tout en chiffres, même la vie.25

La conception cyclique de l’aïeule sur le temps permet son apparte-


nance à ce monde mythique, rêvé par sa petite fille et dans lequel elle se
laisse emporter à la clôture du roman : pour retrouver la voix de Zohra,
sa maîtrise de la parole, il faut à Leïla « Des années, d’autres cieux, une

24 Malika Mokeddem, L’Interdite, Grasset, Paris, 2007, pp. 55 et 78.


25 Les Hommes qui marchent, op. cit., p. 10.
312 M. CARME FIGUEROLA

autre terre »26. L’absence de datation précise la situe dans une atempora-
lité parallèle à celle de la conteuse, toutes les deux capables de surmon-
ter le ravage du temps par le biais de leurs récits.
Si la transformation existe, elle s’accompagne chez la romancière
d’une prise de position vis-à-vis de certains épisodes-clé pour les Algé-
riens. À commencer par le nomadisme dont le rôle transcendant est
mis en exergue dans le premier ouvrage. A mi-chemin entre la réalité et
le mythe, Les Hommes qui marchent se présentent comme les représen-
tants d’une époque où l’échange culturel – de nos jours appelé l’inté-
gration sociale – est vécu comme une habitude

[Avant l’Indépendance] les vieilles femmes échangeaient de balcon à balcon


de longues tirades avec nostalgie. On n’avait pas honte de notre métissage cul-
turel, non pas encore. Mais ça viendrait. En ce temps-là, même les voiles étaient
sexy.27

L’admiration ne s’accompagne pourtant pas d’aveuglement de la part


de la romancière qui, de sa part, rend compte des tensions entre les
clans comme un des traits qui les caractérisent : « – La rivalité des deux
tribus est légendaire. Elles ne pactisent jamais que pour mieux se déchi-
rer par sa suite. »28 De ce point de vue, Leïla – comme sa créatrice – ne
cède pas au mirage et cherche une nouvelle voie pouvant lui permettre
d’allier le nomadisme aux nouvelles exigences de son temps. D’où son
entrée à l’écriture.
Quant à la colonisation, même si sans s’y attarder, Mokeddem en
fournit une image ambivalente. Elle n’épargne pas les dures expressions
qui blâment les aspects les plus cruels (« impitoyable répression »29,
« monstruosité de leur gestion »30), et ne cesse pas de suggérer que les
conséquences de telle occupation se trouvent à l’origine de la révolte

26 Ibid., p. 320.
27 Des rêves et des assassins, op. cit., p. 33.
28 L’Interdite, op. cit., p. 173.
29 Le siècle des sauterelles, op. cit., p. 34.
30 Les Hommes qui marchent, op. cit., p. 93.
Perception de l’histoire et construction identitaire chez Malika Mokeddem 313

algérienne. Son lest apparaît souligné par le compte précis31 que les
personnages font à propos de la durée de cette période, ce qui choque
justement avec la procédure de datation des temps révolus, déjà évo-
quée. Cependant certains personnages témoignent de ce que la diffé-
rence existe aussi au sein des protagonistes de l’occupation. L’un des
cas le plus remarquable est incarné par Portalès (Les Hommes qui mar-
chent), le colon avec lequel Leïla établit des liens d’amitié. L’individu
représente, d’après ses propres mots, un civil venu d’outre-mer et sou-
haitant « pouvoir vivre en paix sur cette terre d’Algérie »32. Depuis cet
angle de vue, il n’est pas sans conséquence que la romancière crée un
passage où, alors que le germe de la violence commence à aviver la
guerre, Portalès fait cadeau à la jeune fille de Le Petit Prince. Par cet
intertexte avec Saint-Exupéry il nous semble que l’écrivaine tient à évo-
quer le message porté par le héros : sa fuite, la solitude dans laquelle il
se réfugie permettent au jeune homme de redécouvrir les valeurs de
l’amitié et de l’amour33. A ce message se joint le caractère mythique
du conte qui fait régresser le lecteur à un temps primordial d’où il peut
envisager des problèmes cosmiques. Cet aspect renforce les quelques
parallélismes par rapport à l’ouvrage de Mokeddem : Les Hommes qui
marchent ébauche des thèmes tels que l’isolement du créateur, l’attente
de l’amour, la quête d’une réponse à un univers beaucoup plus large
que l’enceinte de l’Algérie. La syntonie de l’écrivaine avec l’auteur de
Le Petit Prince prend alors une consistance d’autant plus manifeste que
dans des volumes postérieurs sa réflexion sur le monde se greffe sur
ces thèmes.
Cet aperçu négatif du phénomène colonisateur tourne vers l’ambi-
valence par le biais linguistique. Les déclarations de l’écrivaine sur le

31 « Franchement, nos complications à nous, pauvres individus, comme celles qui


travaillent le pays tout entier, sont la conséquence d’un siècle et trente-deux an-
nées de colonisation », Malika Mokeddem, La Nuit de la lézarde, Grasset, Paris,
2001, p. 22.
32 Les Hommes qui marchent, op. cit., p. 176.
33 Walter Wagner, La conception de l’amour-amitié dans l’œuvre de Saint-Exupéry,
Peter Lang, Bern, 1996.
314 M. C ARME FIGUEROLA

retentissement de la langue française sur son œuvre ne font pas de place


au doute. Nous nous permettons de les évoquer :

Je n’ai pas choisi cette langue [le français] mais elle est mienne – alors, je dis cela
en boutade quand j’ai un public français – c’est elle qui est venue me coloniser,
pour mon bonheur – la langue, pas le colonisateur – et maintenant puisqu’elle
m’a possédée, qu’elle fait partie de moi, c’est moi qui, à présent, vais la coloniser
et lui dire la complexité de la situation algérienne et de l’« algérianiser »34.

Sans tenir compte de l’ironie, les déclarations de l’auteure reviennent


sur un sujet déjà relevé depuis son premier livre. Au premier abord il
semble que l’arabe soit délaissé – en partie parce qu’il s’agit de la langue
maternelle, celle qui véhicule les ordres de la mère et ses instructions de
respect aux structures traditionnelles – au profit du français – la langue
de l’école, celle qui permet de s’évader et de fuir les exigences du clan.
Ces arguments doivent toutefois être pris avec des nuances car l’arabe
reste aussi la langue de la grande-mère, de la conteuse qui déclenche sa
venue à l’écriture, mais surtout que Mokeddem la « colonise », comme
elle l’affirme, en introduisant de nombreux termes du lexique arabe
qu’elle insère dans ses récits dans une éloquente intertextualité linguis-
tique – expression que nous devons à Rabia Redouane35. Cette mé-
thode dépasse le simple formalisme à la fois qu’elle traduit la vision du
monde proposée par Mokeddem : l’individu n’est pas monoculturel,
tout au contraire, sa personnalité peut bien intégrer plusieurs influences
qui viendraient l’enrichir. Telle est la seule condition qui permet de
donner un sens positif à la colonisation.
Mais puisque les maillons de l’histoire sont loin d’être isolés, l’écri-
vaine instaure un lien direct entre le phénomène colonisateur et la guerre
d’Algérie. Cet épisode se trouve dépeint surtout dans Les Hommes qui

34 Yolande A. Helm, Malika Mokeddem : envers et contre tout, op. cit., p. 43. Plus tard
elle insiste dans ce même sens : « Je ne lui ai rien demandé à la langue française.
Elle est venue me coloniser. Et maintenant c’est moi qui la colonise, voilà » (Najib
Redouane, Yvette Bénayoun-Szmidt et Robert Elbaz (eds)., Malika Mokeddem,
L’Harmattan, Paris, 2003, p. 326).
35 « Intertextualité linguistique : lexique arabe chez Malika Mokeddem » in Najib
Redouane, Yvette Bénayoun-Szmidt et Robert Elbaz (eds.), op. cit., p. 186.
Perception de l’histoire et construction identitaire chez Malika Mokeddem 315

marchent où la protagoniste assiste à la gestation du conflit au sein de sa


propre famille et de ses alentours. L’entreprise était délicate car, dans la
subjectivité permise par le genre romanesque, comment présenter un
témoignage sans trop s’abandonner à un parti-pris ? Mokeddem trouve
l’équilibre grâce à l’utilisation de la voix d’un enfant. Ce procédé, de-
venu une constante dans la littérature maghrébine36, permet de se posi-
tionner dans une certaine innocence, dans une position quelque peu
virginale. De ce point de vue la narratrice souligne la perplexité de la
fillette face à un épisode qu’elle ne comprend pas car il lui est inconnu :
la guerre déclenche une série de métamorphoses sans que Leïla puisse
très bien leur accorder un sens. D’où qu’elle emploie des métaphores
pour les décrire, à titre d’exemple « enfer d’hélicoptères » « ballet assourdis-
sant [des hélicoptères] », « hommes « ‹ tachés › de Bigeard »37, « L’épidémie
de la guerre »,38 les soldats deviennent des « spectres hideux » tout comme
les Algériens sont devenus des « fantômes »39. Métaphores qui traduisent
pourtant le dégoût de la protagoniste puisqu’elles contiennent comme
principe commun une nuance négative. De plus parmi ces absurdités
Leïla découvre la mort à la suite de l’assassinat de son oncle Ali ; décès
dont la portée reste d’autant plus touchante qu’elle a des conséquences
chez d’autres membres de la famille40. Ce caractère redoutable justifie la
naissance de la peur, voire de la terreur dans la société algérienne qui
dans ses activités journalières doit faire face à la présence française : la
guerre est le seul moment où Zohra refusera de chanter la complainte du
S’baâ – le chant qu’elle avait composé pour Bellal et qui se rapportait à
son activisme indépendantiste – et qu’elle s’obligera à « ne pas se laisser
aller à raconter des drames en présence de sa petite-fille »41.

36 Jamel ALI-KHODJA, L’enfant prétexte littéraire dans le roman maghrébin des an-
nées 1950 à 1980, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2001.
37 Les Hommes qui marchent, op. cit., p. 171.
38 Ibid., p. 177.
39 Ibid., pp. 179 et 107 respectivement.
40 « Bouhaloufa, qui était allé chercher son corps, fut de retour tard dans la nuit. Son
visage, déjà tout ridé, avait pris dix années de plus en quelques heures. Il avait le
regard d’un homme définitivement brisé. » (Ibid., p. 98)
41 Ibid., p. 179.
316 M. CARME FIGUEROLA

Le conflit installe donc, une déstructuration dans les familles qui se


prolonge bien après l’arrêt des hostilités et dont le lest continue à avoir
ses effets comme le prouve L’Interdite où la mort du docteur Meziane
redouble de son tragique de par la solitude qu’il souffrait vu que sa
famille avait été tuée lors de la guerre42.
L’originalité formelle de la romancière est hors de doute par les images
presque surréalistes qu’elle engendre afin de raconter la hantise éprou-
vée par l’enfant dans ses rêves (Les hommes qui marchent). Cependant,
l’apport de l’écrivaine relève d’un tout autre ordre plutôt sociologique
puisque le lecteur assiste à l’organisation des individus pendant le con-
flit : le lecteur voit comment s’organise la résistance, les maquis, de la
même façon qu’il peut constater les changements opérés à cause de
l’apparition de la radio à laquelle Mokeddem accorde un rôle impor-
tant dans cet ouvrage.
Peu encline aux généralités, Mokeddem fait remarquer qu’il existe
pourtant des moments heureux parmi les heures de la tragédie : si chez
les Ajalli l’année 1960 est vécue sous la pesanteur de la guerre, Leïla
n’oublie pas que ce fut aussi le moment de quelques bienfaits. En pleine
boucherie la pluie offre une trêve à ce soleil écrasant et suscite par là le
renouveau de la nature. Comme dans une allégorie, le rôle primordial
de la teerre est mis en parallélisme avec le sort des hommes et enfants
qui renouvellent leur solidarité comme s’il existait un lien direct entre
les événements politiques – avec « l’espoir de paix [qui] se concrétisait »
– et l’éclat de l’environnement naturel.
Dans ce même sens, la confluence animique n’existe que parmi
les natifs. Si la petite fille de Les Hommes qui marchent craint les
membres de l’armée, elle n’est pas empêchée de constater qu’il existe
des exceptions bénéfiques à l’instar du militaire qui s’apitoie de la
jeune fille penaude quand elle voit son père et son oncle arrêtés par
les ennemis43.
La violence n’est donc pas conçue comme l’apanage de l’étranger.
L’écriture de Mokeddem – surtout dans ses premières réalisations – s’at-

42 L’interdite, op. cit., p. 20.


43 Les Hommes qui marchent, op. cit., p. 173.
Perception de l’histoire et construction identitaire chez Malika Mokeddem 317

tarde à montrer que l’Indépendance n’apporte à l’Algérie qu’une fausse


liberté alors qu’elle s’accompagne, en échange, d’un déchaînement de
l’agressivité. Ce message se dessine formellement par les termes ou ex-
pressions utilisés pour la caractérisation de l’époque citée, évoquant des
connotations négatives et reléguant l’agressivité en dehors de la portée
de l’individu car, dans leur ensemble, les termes utilisés indiquent des
phénomènes dont les effets échappent à l’homme et à sa capacité de les
contrôler : épidémie44 – le même vocable utilisé pour se rapporter à la
guerre –, pays détraqué45, chaos46, drame47, poudre – vocable pris pour
se rapporter à la matière génératrice d’un incendie imaginaire parallèle
à celui qui clôt l’intrigue de L’Interdite 48. Par ce biais sont remarquables
deux comparaisons par lesquelles l’auteure transmet son propre con-
cept à propos du pays où elle est née et qu’elle définit en tant qu’« un
pays Inch’Allah »49 et une nation qui « est en train d’accoucher, dans le
sang, de la laïcité et de la démocratie »50. Dans le premier cas, l’appel au
surnaturel, voire au divin traduit le total désarroi de l’individu face à
son sort. Dans le deuxième, le lecteur éprouve le tiraillement entre la
liberté promise et les moyens par lesquels elle est atteinte. A cet égard
on découvre l’ambiguïté des sentiments par rapport à l’Indépendance :
la gaîté de ces femmes qui, en prenant le train pour le Maroc, n’hésitent
pas à se solidariser avec leurs maris en chantant l’hymne national comme
symbole de la victoire conquise (Les Hommes qui marchent) n’est pas
libre de frustrations portant sur de différents domaines : « La révolution
agraire était un échec. Pire, un désastre. L’amour était impossible, toutes
les routes barrées, la paix à nouveau traquée ».51 L’Indépendance fait

44 Ibid., p. 284.
45 Des rêves et des assassins, op. cit., p. 21. S’il est vrai que les termes appartenant au
champ sémantique de la maladie sont fréquents en vertu du métier de l’écrivaine,
cet aspect ne dévalue pourtant pas leur nuance redoutable.
46 Ibid., p. 51.
47 Ibid., p. 44.
48 L’Interdite, op. cit., p. 180.
49 Ibid., p. 68.
50 Des rêves et des assassins, op. cit., p. 71.
51 Les Hommes qui marchent, op. cit., p. 314.
318 M. CARME FIGUEROLA

place à une époque d’une double morale, que ce soit chez les bourgeois
– vg. les parents de Yacef (Des rêves et des assassins) – ou des couches plus
populaires. Rappelons celle des hommes qui le 1r novembre lapidaient
la petite Leïla accompagnée de sa sœur parce qu’elles ne sont pas en
tenue « autorisée »… A évoquer de même le cas du père de Kenza, le
boucher dont le métier évoque par analogie sa démesure auprès des
femmes. Tant d’autres exemples s’ensuivraient. La plume de Mokeddem
déplore l’évolution politique du FIS dont les contre-sens touchent même
les morts, influence qui la préoccupe vu qu’elle en fait le sujet fonda-
teur de l’intrigue de L’Interdite.
Dans de nombreux passages la voix de l’écrivaine s’indispose con-
tre les affûts de l’islamisme, contre son profil inquisiteur visant parti-
culièrement la conduite sexuelle aussi bien de la femme que de
l’homme52 qui s’écarteraient des normes établies. Malgré tout, bien que
Mokeddem plaide en faveur de son genre, elle exprime aussi ses réser-
ves face à la position féminine qui hésite entre la perpétuation de la
tradition ou l’affranchissement de la même. Lorsque ses protagonistes
rejettent la maternité biologique elles refusent de céder à un système
patriarcal et toutefois elles sont loin de rejeter l’affection materno-
filiale, qu’elles prodiguent sur les enfants d’autres – comme le petit
Alilou (La nuit de la lézarde) – en revendiquant ainsi leur capacité de
libre choix.
Dans son raisonnement la romancière devine un danger constant
pour que cette nouvelle destinée soit accomplie dans la société de son
époque : l’inculture. Issue par ailleurs, qui se révèle loin d’être simple
puisqu’elle se sait, d’après le raisonnement de la romancière, guettée,
voire menacée par l’inculture. Pour la combattre, l’éducation offre, cer-
tes, à la totalité des protagonistes un exutoire à leurs plaies, une voie
ouverte à leur fuite… et cependant, malgré ces bienfaits salutaires, pour
combien d’entre ces jeunes femmes l’instruction, ne dresse-t-elle pas
un mur redoutable parce qu’infranchissable qui les éloigne des leurs ?
Cet exil aussi bien intérieur qu’extérieur fournit chez elles une iden-

52 Les homosexuels sont aussi l’objet des attaques intégristes.


Perception de l’histoire et construction identitaire chez Malika Mokeddem 319

tité particulière, composite et en tout cas, façonnée par les conséquences


des événements vécus. Par là leur essence rejoint l’Histoire tout comme
l’écriture de Mokeddem lui est redevable, à en juger par ses propres
mots :

Je pense que c’est parce que j’avais besoin de l’Histoire dans mes romans. L’His-
toire avec un grand H. Un individu, c’est une petite histoire avec un tout petit h
dans une grande histoire. La seule satisfaction que j’avais, c’est que l’Histoire avec
un grand H était trop forte et que je ne pouvais pas y échapper53.

53 Najib Redouane, Yvette Bénayoun-Szmidt et Robert Elbaz (eds), op. cit., p. 300.
3. La voix féminine entre la mère et le rêve
Retrouver la voix de la mère
BÉATRICE DIDIER

J’avais suggéré, dans l’Ecriture-femme, que la femme-écrivain venant


après une longue lignée de femmes vouées au silence et à l’oubli, res-
sentait un devoir de ressusciter par son écriture ces mortes. Cette pre-
mière intuition s’est trouvée vérifiée par de nombreux textes de femmes
et par diverses études parues depuis. J’ai été très absorbée, et le suis
encore, par cet écrivain immense qu’est George Sand, mais aujourd’hui
j’aimerais revenir au cas d’une autre femme qui, sur ce point, semble
particulièrement démonstratif, et pourra permettre d’éclairer ensuite,
dans notre discussion, d’autres cas où ce phénomène est peut-être moins
visible, mais demeure sous-jacent. N’ayant pas la prétention d’aborder
toute l’œuvre de V. Woolf, d’autant que je ne suis pas spécialiste de cet
auteur, et que des études importantes ne cessent de paraître sur cet
écrivain fondamental du XXe siècle, je me contenterais, dans les limites
de cette communication, d’aborder plus modestement deux textes : un
ensemble de fragments autobiographiques réunis sous le titre Instants
de vie, dans la traduction française1, et un texte de fiction Vers le phare 2,
pour pouvoir ainsi montrer le passage de l’écriture du moi à la fiction.
1 Moments of being, Sussex University Press, 1976, trad. française par C.-M.Huet,
introd. Viviane Forrester. Stock, Paris, 1977.
2 To the Lighthouse, texte présenté, traduit et annoté par F. Pellan, Gallimard, Paris,
Folio, 1996. Pour une recherche plus approfondie, on se reportera à la transcrip-
tion du manuscrit : To the Lighthouse : The original Holograph Draft, ed. Susan
Dick, Hogarth Press, 1983 ; The Diary of Virginia Woolf, ed. Anne Olivier Bell
and Andrew McNeillie, Hogarth Press, 1977-1984, 5 vol. ; Journal, trad. C.-M.
Huet et M.-A. Dutartre, Stock, Paris, 1981-1990, 8 vol. ; Leaska Mitchell A.,
Virginia Woolf ’s Lighthouse. A study of critical method, Hogarth Press, 1970. Minow-
Pikney Makiko, Virginia Woolf and the Problem of the Subject, The Harvester
Press, 1987. Françoise Pellan, Virginia Woolf. L’ancrage et le voyage, P. U.
Lyon,1994.Voir aussi la traduction de « Le temps passe » par Charles Mauron,
324 BÉATRICE DIDIER

La mort de la mère est le centre même de ces textes autobiographiques,


centre obscur, qui rend en quelque sorte impossible l’organisation de
mémoires ordonnés, gouffre qui attire irrésistiblement tous ces frag-
ments et leur interdit une forme autre que fragmentaire. Ce « désastre »,
« le plus grand désastre »3 est paradoxalement à la fois unique mais sujet
à de constantes répétitions. L’existence même de la famille Stephen a
connu en effet une suite de décès, Stella, sœur aînée, figure maternelle
qui a hérité de « toutes les charges »4 de la mère, va mourir, elle aussi, et
Vanessa tentera, à son tour, de la remplacer quelque temps. Stella et
Vanessa sont comme des reflets affaiblis de la mère (La lumière de la
mère est comparée à celle du soleil, la lumière de Stella, à celle de la
lune) ; toutes trois ont été amenées à remplir les mêmes fonctions dans
la famille ; d’une grande beauté, elles s’efforcent de remplir le rôle de
« sage Parque »5 qui fut celui de la mère, sans pouvoir toutefois y parve-
nir tout à fait.
La mort a profondément détruit cette famille complexe et dont
l’équilibre était fragile. Je rappelle des faits bien connus. Les parents de
Virginia s’étaient mariés, étant veufs l’un et l’autre, donc la mort étant
en quelque sorte déjà inscrite dans leur union. La mère, Julia Jackson,
avait déjà été mariée avec Herbert Duckworth et avait eu trois enfants
(George, Stella, Gerald) ; le père avait une fille (Laura) ; ils eurent en-
semble quatre enfants : Vanessa, née en 1879, Virginia née en 1882,
Adrian (1883), Thoby (1891) ; Julia meurt en 1895. On est frappé par
cette faculté d’attraction que possède Julia, toute la famille s’organise
autour d’elle, et Stella, sa fille issue de son premier mariage, est amenée à la
remplacer dans les tâches familiales, et, en quelque sorte, son double,

Commerce, hiver 1926, traduction d’un état antérieur à l’état définitif de la


deuxième partie de Vers le Phare (cf. Fr. Pellan, Folio, p. 332).
3 Instants de vie, p. 31, p. 48.
4 Pp. 50, 57.
5 P. 79.
Retrouver la voix de la mère 325

vient en aide à son beau-père, comme si elle était sa fille. Mais malgré
ces mères de substitution, la famille a irrémédiablement éclaté. « La mort
a toujours un effet étrange sur ceux qui survivent, et souvent un effet
terrible par le gâchis qu’il fait de désirs innocents »6. S’adressant dans
« Réminiscences » à son neveu, Julian Bell, Virginia lui dit :

La situation de ta grand-mère dans la famille était telle que sa mort non seule-
ment fit disparaître de notre vue le personnage central, mais amena un tel
déplacement des rapports humains que la vie pendant longtemps parut in-
croyablement bizarre7.

La dispersion du mobilier devient alors une figure de la dispersion des


êtres.8 Le corps de la famille n’avait d’unité que grâce à la mère ; il est
définitivement éclaté. La dispersion de Kensington rendra possible une
autre vie à Bloomsbury, mais ce ne sera plus la vie première, fondamen-
tale, fœtale, qu’avait connue l’enfance de Virginia, et que l’écriture tente
de reconstituer.
La mort peut pourtant devenir un lien, mais étrangement privé de
paroles, hypothétique, muet : « La mort de ma mère et celle de Stella
nous gardaient proches, je suppose. Nous ne parlions jamais de l’une ni
de l’autre »9 La volonté posthume de la mère, son jugement président
pourtant aux décisions familiales10, comme si elle était mystérieuse-
ment informée de ce qui se passe, ainsi, un an après sa mort, de l’amour
de Stella et de Jack11, amour qui ne tardera pas à être englouti, lui aussi,
dans la mort. La mort de la mère serait à l’origine de ce trouble de
l’inceste qui pourrit le groupe familial : ainsi, « le fantôme de Stella et de
notre mère présidaient à ces scènes »12, écrit Virginia à propos d’une
scène où George tente de décider Vanessa, sa demi-sœur, à l’accompagner
à une soirée, exprimant un désir incestueux, qui va être encore plus

6 P. 31.
7 P. 59.
8 P. 289.
9 P. 187.
10 Pp. 179 et 242.
11 P. 173.
12 P. 242
326 BÉATRICE DIDIER

précis dans une scène similaire avec Virginia. La mort de la mère et de


Stella est présentée comme l’origine de l’inceste, peut-être comme une
conséquence d’un désir de reconstituer la cellule familiale, désir « inno-
cent » ? mais qui devient pervers à la suite de la disparition de la mère.
Cette situation est pourtant étrange, puisque si George, Vanessa, Virginia
sont parents, c’est par leur mère, c’est elle qui est à l’origine de cette
demi-parenté, et c’est son « fantôme » qui pose l’interdit.

II

Reconstituer en quelque sorte la famille telle qu’elle aurait dû être sans


la mort, ce serait donc une tâche de l’écrivaine, et pour cela il faut
ressusciter la mère par l’écriture. Devoir urgent, menacé de ne jamais
être accompli, s’il est toujours remis. En avril 1939, Vanessa figure de
substitution temporaire de la mère, lui dit qu’elle devrait écrire ses mé-
moires avant d’avoir oublié, mais les difficultés l’assaillent : on peut ra-
conter les événements, mais comment dire l’être profond ? Il n’existe
pas de mots pour dire « ces instincts, affections, passions, attachements ».
Pour les êtres que l’on a continué à connaître, ils ont pu se modifier,
mais pour la mère, morte quand Virginia a treize ans, ils devraient être
inamovibles ; pourtant l’écriture romanesque est intervenue, avec ses
dangers de métamorphose, tandis qu’auparavant « j’entendais sa voix, je
la voyais, j’imaginais ce qu’elle ferait ou dirait, tout en vaquant à ses
occupations quotidiennes »13 Alors ? Est-ce que les fragments antérieurs
à la rédaction de Vers le phare étaient-t-ils plus fidèles ? Comment at-
teindre, comment retrouver « la personne réelle »14 ? Pour cela, il fau-
drait retrouver la voix, cette voix que l’enfant, disent les médecins, en-
tend avant même de naître.

13 p. 130.
14 p. 147.
Retrouver la voix de la mère 327

Que ne donnerait-on pas pour retrouver ne fût-ce qu’une seule phrase ! le ton de
sa voix claire et bien modulée, ou encore la vision de sa silhouette superbe, si
droite et distinguée dans son long manteau fatigué, inclinant la tête à un certain
angle, la renversant un peu, de manière à vous regarder droit dans les yeux15 ?

Il est plus facile de décrire une silhouette et même un regard, que de


reconstituer la musique d’une voix. La tâche du peintre serait moins
difficile que celle du musicien.
Bien peu de paroles de la mère sont transcrites directement dans ces
textes autobiographiques, et leur notation ne laisse pas trace de leur
accent, si important dans la musique du souvenir. Deux cas cependant
très révélateurs. « Venez mes enfants », parole de rassemblement familial
après une sortie, à quoi il faudrait ajouter une phrase qui marque le
respect pour le père : « Ne faites pas attendre votre père », et une autre
qui exprime la sollicitude envers le chauffeur de l’autobus : « Vous devez
avoir froid aux pieds ». Ces phrases, si elles sont révélatrices du caractère
de la mère, se rapportent toutes cependant à ses rapports à autrui ; aucune
d’entre elles ne contient une confidence plus personnelle.
La seule qui ait ce caractère et qui prend de ce fait une grande im-
portance va devenir comme un leit-motiv ; or cette phrase, citée à plu-
sieurs reprises16 se rapporte à la vie de la mère avant son second mariage
dont est issue Virginia. Cette phrase qui est double, fait allusion au
bonheur conjugal avec Herbert Duckworth et à la détresse à la mort de
celui-ci, mais Virginia n’a pu l’entendre elle-même.

Ce sont ses propres paroles ; je les tiens de Kitty Maxse. « J’ai été aussi malheu-
reuse et aussi heureuse qu’on peut l’être ». Kitty s’en est souvenue, parce que, bien
qu’elle fût très intime avec ma mère, ce fut l’unique fois de toute leur amitié où
celle-ci lui parla jamais de ses sentiments pou Herbert Duckworth17.

Cette partie intense de la vie de sa mère, Virginia n’en peut retenir


qu’une phrase qu’elle n’a pas entendue directement, dont elle ne peut
donc pas entendre l’intonation, mais que l’intensité qu’elle exprime,

15 P. 41.
16 Pp. 31, 149, 151, 163.
17 Pp. 148-149.
328 BÉATRICE DIDIER

dans le bonheur ou le malheur, l’amène à imaginer, et finalement c’est


la seule phrase de la mère qui retentisse avec une telle insistance, parfois
en style direct, parfois pris en charge par l’autobiographe « Elle avait été
heureuse comme il est rarement donné de l’être »18. Cette phrase pallie
un manque d’information sur toute une période très importante de la
vie de Julia. « Comment était ma mère quand elle était aussi heureuse
qu’on peut l’être, je n’en ai pas la moindre idée ».19 Stella n’avait que
« trois ou quatre ans » lorsque son père mourut « elle ne se souvenait pas
de lui ni de ces années où sa mère était aussi heureuse qu’on peut l’être »,
elle ne peut se souvenir que des années où sa mère est malheureuse20.
Les autres phrases de la mère sont peu nombreuses et ne consti-
tuent pas des confidences, elles sont révélatrices de la bonté, de la ten-
dresse de Julia, mais n’ont pas ce degré d’intensité personnelle, même
celle, pourtant qui pourrait avoir la valeur sacrée de la dernière phrase,
mais qui est plutôt considérée comme une « image » dont l’intonation
que l’on supposera tendre, n’est pas notée : « il y a la derrière image que
j’ai d’elle ; elle était mourante ; j’allais l’embrasser et, comme je me glis-
sais hors de la chambre, elle dit : « Tiens-toi droite, ma Biquette »21. Le
silence de la mort l’a gagnée. Déjà le silence de l’attente le préfigurait,
lorsque la petite Virginia attendait avec anxiété le retour de sa mère,
imaginait un accident et que la voix du père – « Il ne faut pas t’énerver
comme ça » – ne résolvait rien22. Cependant depuis sa mort la voix des
autres peut permettre une relative survie de la mère : « Des voix vivantes
en bien des coins du monde continuent à s’élever pour parler d’elle
comme de quelqu’un qui fait encore partie de la vie […] Ce qu’elle dit
s’entend encore »23. Quand ces voix se seront tues, que restera-t-il sinon
le texte de V. Woolf ? mais comment écrire la voix ? Comment parvenir
à capter toutes ces voix, celle de la mère d’abord, mais aussi toutes ces
voix qui constituent comme le vent qui permet au voilier de l’écrivain

18 P. 31.
19 P. 149.
20 P. 163. Elle a neuf ans lorsque sa mère se remarie.
21 P. 139. Voir p. 256, une phrase de politesse.
22 P. 139.
23 P. 47.
Retrouver la voix de la mère 329

d’avancer : « si j’exprime la vérité quand je me vois captant continuelle-


ment dans mes voiles l’haleine de ces voix et louvoyant de-ci, de-là,
dans la vie quotidienne, selon que je me prête à elles »24.

III

La difficulté de restituer la présence, la voix de la mère, cette difficulté


apparaît tout au long des fragments autobiographiques. Un certain
nombre de procédés sont mis à contribution, sans parvenir à un succès
complet. Ainsi la métaphore, pour caractériser les accords et les discor-
dances entres les parents : « la voix flûtée de deux oiseaux chantant à
l’unisson ne s’obtenait qu’après des gammes amples et rapides de dis-
cordances et de dissonances »25. Relater des anecdotes ? « une autre anec-
dote rapporte en effet qu’on ne pouvait l’envoyer dehors seule, mais
que Mary devait l’accompagner pour la protéger des regards admira-
tifs »26. Créer des personnages, comme la fait Dickens27 ? Retrouver, ou
fabriquer des scènes28 ? « une autre scène a toujours existé dans ma mé-
moire – je ne sais si je l’ai inventée ou non ». Mais la seule scène véritable-
ment organisée et centrale de ces textes, est la scène mortuaire qui scelle
à jamais le silence29. On doit bien constater qu’aucun de ces procédés
traditionnels ne parvient vraiment à faire entendre la voix de la mère.
C’est peut-être pour cette raison que Virginia Woolf a recouru à une
autre forme littéraire, celle du roman, mais d’un roman dont elle avait
profondément renouvelé les possibilités formelles.
On a souvent cité ce passage du journal : « Autrefois je pensais à lui
(le père) et à maman tous les jours ; mais le fait d’écrire Le Phare les a

24 Pp. 202-203.
25 P. 42.
26 P. 143.
27 P. 11.
28 P. 218.
29 Pp. 154-155.
330 B ÉATRICE DIDIER

exorcisés de mon esprit. » La parenthèse qui suit a autorisé des interpréta-


tions psychanalytiques : « Je crois vraiment que tous deux m’obsédaient,
de façon malsaine, et qu’écrire sur eux fut un acte nécessaire »30 . L’écriture
romanesque aurait été une forme de cure. J’infléchirais volontiers cette
interprétation dans une direction un peu différente : l’écriture romanesque
n’a pas tant permis de se délivrer de l’obsession des parents, que de rendre
enfin cette voix de la mère. Car c’est essentiellement d’elle qu’il s’agit.
La genèse du roman le montre nettement.31 Le 14 mai 1925, lors-
qu’elle éprouve, après avoir écrit Mrs Doloway, le désir d’écrire ce qui
sera Vers le phare, elle pense que le personnage central sera celui du
père : « le centre, c’est le personnage du père, assis dans un bateau, réci-
tant Nous pérîmes, chacun seul, tout en écrasant un maquereau agoni-
sant ». Mais, comme le souligne Fr. Pellan, le centre du roman se dé-
place en cours de rédaction et c’est la mère qui devient le personnage
principal de ce qui ne sera pas exactement un roman au sens tradition-
nel du terme : « Je crois bien que je vais inventer un nouveau nom pour
mes livres, pour remplacer ‹ roman › »32. Cette nostalgie de la mère se
traduit aussi dans la vie même de Virginia Woolf pendant la genèse de
l’œuvre : « protection maternelle » de Vita33 ; trois photographies de la
mère (du temps où elle s’appelait Mrs Herbert Duckworth) dans le
recueil de photographies de Julia Cameron pour lequel elle rédige une
préface34. Enfin le livre paraît le jour anniversaire de la mort de sa mère,
le 5 mai 1927. Mais si ces faits sont fort intéressants, ils ne font que
conforter l’impression que peut avoir le lecteur de Vers le Phare : le per-
sonnage central est bien la mère, et dans toute la première partie qui est
la plus longue « La Fenêtre », on entend sa voix presque constamment,
auprès de quoi la voix et même le personnage du père sont très limités.
Le statut de la voix de la mère est complexe, et partant d’une grande
richesse. La parole est souvent audible par les autres personnages, elle

30 28 novembre 1928.
31 Fr. Pellan la retrace de façon très claire, Vers le Phare, Gallimard, Paris, Folio,
1996, pp. 327 et sq.
32 Journal, 25 juin 1925. Voir Fr. Pellan, Vers le Phare, Folio, p. 329.
33 Journal, 21 décembre 1925.
34 Cf. Vers le Phare, Folio, p. 322.
Retrouver la voix de la mère 331

est entre guillemets, insère un « dit-elle », ou « dit ». Le texte même s’ouvre


sur une de ces paroles de Mrs Ramsay : « Oui, bien sûr, s’il fait beau
demain », dit Mrs Ramsay. « Mais, ajouta-t-elle, il faudra que tu te lèves
à l’aurore »35. La phrase s’adresse à son jeune fils qui désire aller jusqu’au
phare, et lance en quelque sorte tout ce qui peut sembler tenir lieu
d’intrigue dans ce « roman ». Ces paroles nettement prononcées ont en
général un destinataire précisé : « Cela vous ennuierait-il de m’accom-
pagner, Mr Tansley ? »36 Il y a aussi des paroles répétitives ou encore
virtuelles, ainsi lorsqu’elle justifie sa gentillesse à l’endroit des gardiens
du phare : « Car, demandait-elle volontiers, que diriez-vous de rester
enfermé tout un mois, et parfois davantage par gros temps, sur un ro-
cher pas plus grand qu’un terrain de tennis ? »37 Et, à la différence de la
catégorie des paroles qui s’adressent expressément à un interlocuteur
déterminé, et sont brèves, ce genre de discours est beaucoup plus déve-
loppé. Beaucoup plus développé aussi tout un discours indirect libre,
plus ou moins résumé : « Il avait tout pour devenir un grand philoso-
phe, dit Mrs Ramsay sur la route qui descendait jusqu’au petit port de
pêche, mais il a fait un mariage malheureux », et de raconter à Charles
Tansley la vie de Mr Carmichael38. Quant au monologue intérieur de
Mrs Ramsay il envahit toute cette première partie du roman, fournis-
sant sa texture même, permettant de créer cette « ouate » de la vie si
difficile à reconstituer par l’écriture.
Il faut faire une place à part à la lecture à haute voix ; Mrs Ramsay, en
effet, lit à James un conte de Grimm, ce conte est noté à plusieurs reprises
et assez longuement y compris une tontine ; la voix de la mère prolonge
une fonction immémoriale des conteuses, rejoint la voix la plus ancienne
des mères et des grands-mères. Bien différent des citations brèves et
pédantes que fait le père, le conte lu par la mère reprend toute son oralité
des origines, toute sa fonction proche de la berceuse aussi, en quoi

35 Vers le Phare, Folio, p. 37, à partir d’ici toutes nos références renvoient à cette
édition.
36 P. 45.
37 P. 39.
38 Pp. 46-47.
332 BÉATRICE DIDIER

elle rejoint le rythme des vagues, « antique berceuse murmurée par la


nature ».39
Car si les formes de la parole sont diverses, ses fonctions le sont
aussi, et c’est d’après ces fonctions que le lecteur imaginera, entendra
cette voix, car les intonations ne sont guère notées dans les incises. La
voix peut se faire autoritaire, assez rarement, et elle est toujours brève
alors : « Arrête de bouger. Tu es fatigant à la fin »40 .Ou encore simple-
ment le nom d’un enfant qu’elle appelle à deux reprises « Cam »41. Mais,
bien plus souvent la voix maternelle est consolante, elle apporte un
baume à une blessure d’amour propre, ainsi pour Charles Tansley42.
Elle apporte un espoir quand elle dit au petit James, et pour cette fois
l’intonation est précisée : « Peut-être découvriras-tu à ton réveil que le
soleil brille et que les oiseaux chantent », dit-elle d’un ton compatis-
sant »43 qui s’oppose au ton « narquois » avec lequel le père avait an-
noncé qu’il ne ferait pas beau, opposition capitale pour le petit garçon
et pour la direction du récit, puisque la promenade au phare suppose le
beau temps. La voix exprime un espoir envers et contre tout44. Voix
rassurante45. Cette voix de la mère remplit des fonctions romanesques
importantes : ainsi lorsque le monologue intérieur tient lieu de descrip-
tion : description des meubles, des occupations des personnages46. Ob-
jets, êtres : tout devient la voix de la mère.
Auprès de la sienne, la place des autres voix dans « La Fenêtre »
est très réduite, d’où la quasi-absence de dialogues, toujours très
brefs47, ou ramenés à un effet d’écho déformant : « Allons-y tous » est
répété mais d’un ton « sec », qui n’a rien de naturel. « ‹ Allons au cirque ›.
Non. Il ne le disait pas bien. Il ne le sentait pas bien »48. La parole de la
39 P. 54.
40 P. 70.
41 P. 105.
42 P. 47 : « tout cela lui faisait l’effet d’un baume ».
43 P. 53.
44 P. 67.
45 P. 83.
46 P. 69.
47 Par exemple, p. 47.
48 P. 48.
Retrouver la voix de la mère 333

mère souvent reste sans réponse, ainsi lorsqu’elle s’adresse à Mr Car-


michael.49
Si omniprésente que soit la voix de la mère, elle n’exclut pas les zones
de silence. Le dialogue avec le mari est presque impossible « s’abstenant
de répondre, étourdie, aveuglée, elle baissa la tête comme pour endurer
sans protester la volée de grêlons acéré, le déluge d’eau sale. Il n’y avait
rien à dire ».50 Le silence de la mère devant le père est souvent dû au fait
« de ne pas pouvoir lui dire la vérité, ne pas oser, par exemple, pour le toit
de la serre et ce qu’il en coûterait » ; la suite du texte montre que cette
impossibilité de dire la vérité porte sur des questions autrement impor-
tantes, « résonance sinistre et désaccordée »51. Le silence de Mrs Ramsay
enveloppe « cet autre amour, plus ancien », présenté dans le roman comme
hypothétique et mystérieux, évident reflet de la vie de Julia avec son
premier mari qui tient beaucoup plus de place dans les fragments autobio-
graphiques, sans que V. Woolf n’ait pu avoir vraiment des informations
sur cette période de la vie de sa mère qui n’en parlait jamais. De même
Mrs Ramsay « ne se livrait jamais »52. Le silence de Mrs Ramsay, au milieu
du bruit familial, répond à un véritable besoin : « Et c’est ce dont elle
éprouvait fréquemment le besoin à présent – de penser ; enfin même pas
de penser. D’être silencieuse ; d’être seule »53, besoin d’ombre54, besoin
de ne plus dire des paroles qui ne correspondent pas à sa pensée.55 Ce
désir de silence chez un personnage qui ne cesse de parler du moins
intérieurement, se manifeste surtout à la fin de la première partie « La
Fenêtre », comme une annonce de ce silence définitif de la mort.
A la différence de ce qui se passe dans les fragments autobiographiques,
la mort de Mrs Ramsay n’est pas racontée, ne donne pas lieu à une
« scène ». Entre la première et la seconde partie, un blanc. La deuxième

49 P. 86.
50 P. 75.
51 P. 85.
52 P. 71.
53 P. 115.
54 P. 116.
55 P. 117 : « elle avait été traîtreusement amenée à dire quelque chose qu’elle ne pen-
sait pas »
334 BÉATRICE DIDIER

partie, « Le temps passe », raconte la visite à la maison abandonnée : la


maison étant l’évidente métaphore du corps de la mère : silence, destruc-
tion, pourrissement. Mais la troisième partie va ramener la vie, non pas
la vie du personnage Mrs Ramsay, mais la vie qui continue dans sa
famille, la visite au phare a lieu, mais ne provoque plus le bonheur de
James qui est devenu grand. La voix silencieuse de la mère a pris défini-
tivement la forme de l’œuvre d’art. dans cette troisième partie, un per-
sonnage jusque là mineur prend de l’importance : celle de la femme-
peintre. Si les premières lignes de Vers le Phare étaient constituées par des
paroles de Mr Ramsay, les dernières lignes relatent les paroles de Lily
Briscoe qui a enfin achevé son tableau :« Avec une intensité soudaine,
comme si elle la voyait clairement l’espace d’une seconde, elle traça une
ligne, là, au centre. C’était fait ; c’était fini. Oui, se dit-elle, reposant son
pinceau avec une lassitude extrême, j’ai eu ma vision ».56 Cette voix qui
s’est substitué à celle de la mère est une voix du silence, parole intérieure
de Lily Briscoe (« se dit-elle »), elle est la voix de l’œuvre d’art achevée, le
tableau étant la métaphore du roman57.

56 P. 309.
57 On s’est beaucoup interrogé sur le sens de cette « ligne » au milieu du tableau, et
sur le sens du « Phare ». Il est simpliste de voir dans le phare un symbole phallique,
tandis que l’eau de la mer serait le symbole maternel, à moins que le phare sym-
bolise une « mère phallique » puisque finalement Mrs Ramsay domine nettement
le roman et aussi sa famille ! Dans le sens de l’interprétation que je propose ici, je
verrai plutôt dans le désir du petit garçon d’aller au Phare, le désir de Virginia
d’entendre à nouveau la voix de la mère (d’où l’importance du texte cité plus haut
sur le bruit des vagues et la berceuse) ; mais la mort a entraîné cette voix dans le
silence (voir Fr. Pellan, Folio p. 30, et la réponse de V. Woolf, le phare ne repré-
sente qu’un vide, un désir impossible) ; aller au phare n’a plus de sens pour James
devenu adulte. Reste à Virginia Woolf la possibilité de transformer ce désir d’en-
tendre la voix maternelle en une œuvre d’art, et le tableau a le mérite d’être une
œuvre d’art silencieuse. Le phare a essentiellement permis de structurer le roman
en trois parties, à la différence du désordre des fragments autobiographiques,
Marque de l’impossibilité d’un récit La ligne médiane tracée par Lily Briscoe
pourrait signifier que l’œuvre d’art ne peut exister qu’en s’imposant une limite,
alors que le désir inassouvi est sans limites. Mais est-il nécessaire à notre tour, de
délimiter un sens. Ne vaut-il pas mieux laisser au lecteur la possibilité de rêver
d’autres significations ?
335

Métamorphoses de la reine1 de Pierrette Fleutiaux :


une réécriture de quelques Contes de Perrault2
JEANNINE GUICHARDET

L’aventure d’une réécriture

Pourquoi cette réécriture ?

Elle est née d’une impérieuse nécessité intérieure avouée dès la préface
de l’ouvrage qui nous conte l’aventure de cette réécriture.

Dans un moment de difficulté, j’ai voulu revenir aux contes de l’enfance […]. Et
il s’est passé quelque chose de curieux.
Ces contes étaient bien la seule « littérature »3 que mon esprit arrivait à accueillir,
alors que tout autre semblait comme s’arrêter et buter, plus ou moins loin, à la
périphérie de ce qui restait vivant en moi (p. 9)4.

« Quelque chose » se met alors à bouger « là où tout était pétrifié » et


alors revient « le désir d’écrire » et presqu’aussitôt, le désir de ré-écrire,
de refaire » (p. 9) et de réécrire en femme à partir d’un texte d’homme.

1 L’ouvrage, publié en 1984, a obtenu en 1985 le Goncourt de la nouvelle.


2 Cet article est une version remaniée d’un texte publié pour la première fois en
Pologne dans le recueil intitulé Quelques aspects de la réécriture. Textes réunis par
Magdalena Wandzioch, Uniwersytetu Slaskiego Katowice, 2008.
3 Les guillemets de prudence dont s’auréole ici le mot littérature s’expliquent par le
fait que ces contes, recueillis à la fin du XVIIe siècle par Charles Perrault et publiés
en 1697 (recevant ainsi leur consécration par l’écriture) s’enracinent dans une
tradition orale immémoriale.
4 La pagination entre parenthèses renvoie à l’édition Folio des Métamorphoses de la
reine, Gallimard, Paris, 1984.
336 JEANNINE GUICHARDET

Une réécriture de femme 5

J’étais une femme […] et lorsqu’on y parlait de femmes (et d’hommes aussi, bien
sûr) cela ne me plaisait pas, non, pas du tout […] si bien que ces contes se sont
mis à vivre d’une toute autre façon (p. 10).

Qu’est-ce à dire ? « Ces textes archaïques sont un matériel magique »


constate Pierrette Fleuriaux et, malgré ses « exhortations » et ses « ef-
forts », « ils ne sont pas allés toujours où [elle] voulait » (p. 11). « Finale-
ment ce sont eux qui m’ont menée, et je me suis abandonnée à eux »,
avoue-t-elle. Ainsi va le pouvoir des mots.
Dans les cinq contes objets de la réécriture6, les femmes sont omni-
présentes. Ce matériau offert est brassé au kaléidoscope de l’incons-
cient et le dessin, les figures ainsi produites dégagent une étrange sé-
duction et invitent à la réflexion.
Ce sont les chemins et sentiers de cette recréation que je me pro-
pose de parcourir, mettant en évidence à l’aide de quelques exemples
les procédés de la réécriture.

Les chemins et sentiers qui bifurquent


vers un imaginaire personnel

Le premier rôle accordé à un personnage secondaire chez Perrault

Ainsi en est-il de La Femme de l’Ogre qui donne son titre au premier de


ces contes réécrits. L’écrivaine se glisse dans le tissu intersticiel du texte
de Perrault, son imaginaire en comblant les lacunes et inventant un
destin pour cette femme qui « n’aime pas préparer la chair, mais ne le
5 Peut-on à ce propos parler d’écriture féminine, voir « féministe » ? Débat sans fin…
Disons simplement qu’ici la femme est reine en ses diverses métamorphoses. Elle
est le dénominateur commun privilégié de tous ces contes.
6 À savoir : Le Petit Poucet, Cendrillon, La Belle au bois dormant, Le Petit Chaperon
rouge, Barbe Bleue.
Métamorphoses de la reine de Pierrette Fleutieaux 337

sait pas » (p. 15). Tout le contraire d’une ogresse cette femme assise,
rêveuse, à l’ombre de la forêt où s’éveillera bientôt un étrange désir :
celui de faire du Petit Poucet son amant : « C’est toi que je veux », dit-
elle, et elle l’empoche littéralement ! Ainsi est-il tout près du corps de la
femme et bientôt il pénétrera dans « l’obscur sous-bois de son corps »
(p. 48). Ébloui d’avoir « fait jouir cette femme si grande et belle et forte »
(p. 49). Poucet alors « se transforme. Il sent qu’il grandit d’instant en
instant. Plus rien ne l’abandonnera » (p. 49).

L’inversion des rôles du féminin et du masculin

C’est ainsi que Cendrillon devient Cendron, car

il était une fois une veuve qui épousa en secondes noces le gentilhomme le plus
frivole et le plus hautain qu’on eût jamais vu. Il avait deux fils aussi frivoles que lui
[…]. La veuve aussi avait un fils qu’elle aimait tendrement. Mais celui-ci était
d’un maintien tranquille et d’un air réfléchi qui le firent bientôt haïr de ses frères
(p. 53).

Le conte suit son modèle d’assez près, les deux frères aspirant à la main
de la princesse que sa mère la reine souhaite marier ; Cendron se ren-
dant au bal incognito grâce à une fée bienfaitrice, etc… Mais tout sou-
dain le chemin bifurque vers la reine et c’est elle que Cendron, refusant
la fille trop frivole, épousera au terme d’aventures longuement contées.
Par ailleurs, le Petit Chaperon rouge de haute mémoire devient, sous
la plume de Pierrette Fleutiaux, Petit Pantalon rouge ; il ne s’agit pas ici
néanmoins d’une inversion des sexes, mais d’un renversement psycho-
logique, d’une inversion des rôles dévolus au loup et au chaperon rouge.
Petit Pantalon rouge, hardi jusqu’à la témérité, est le fruit d’une double
éducation particulièrement avisée :

Dans une chaumière, à quelque distance d’un village, vivait une petite fille, la
plus vive qu’on pût voir. Sa mère, qui n’avait point d’époux, et sa mère-grand qui
en avait eu plusieurs en étaient folles. Elles lui firent faire un petit pantalon rouge
qui lui seyait si bien que désormais partout on l’appelait « Petit Pantalon rouge »
(p. 105).
338 JEANNINE GUICHARDET

« Va et joue avec le loup » lui enjoignent-elles après lui avoir remis un


brandon et une « gomme-qui-colle-tout » (p. 106) et tout particulière-
ment les longues dents pointues des loups. Petit Pantalon rouge en
piège ainsi plusieurs qu’elle exténue, les tenant à sa merci.

L’amalgame des contes

Pour le mettre en évidence nous ne quitterons pas ce Petit Chaperon


rouge d’un genre nouveau, car le titre complet du conte est Petit Panta-
lon rouge, Barbe-Bleue et Notules7. Que vient donc faire ici Barbe-Bleue ?
Eh bien PPR8, qui l’a fortuitement rencontré sur son chemin, accepte,
oubliant mère et mère-grand, de l’épouser avec joie et impatience. Elle
n’a décidément pas froid aux yeux. En voici un exemple particulier mais
typique des allusions quelque peu grivoises9 à la tentation desquelles
Pierrette Fleutiaux cède souvent10 : Barbe-Bleue, quelque peu intimidé
et séduit par l’astuce et la gaîté du Petit Pantalon rouge « ne savait que
faire ni que dire ». C’est alors que PPR, remarquant

dans son vêtement quelque chose qui l’intriguait, fit sonner sa voix claire.
– Barbe-Bleue, dit-elle, montrez-moi donc votre brandon.
– C’est qu’il faut m’épouser d’abord, balbutia celui-ci en rougissant, persuadé
d’avoir une fois de plus tout perdu.
Mais PPR, ne se tenant pas d’essayer cet autre brandon, accepta sur le champ ce
qu’on lui proposait et le mariage fut aussitôt célébré (p. 117).

7 Notules sur lesquelles nous reviendrons.


8 Petit Pantalon rouge est souvent désigné par ces trois lettres dans la seconde partie
du conte.
9 Un érotisme plus discret, plus subtil, voire poétique, est aussi présent dans Méta-
morphoses de la reine. Voir par exemple à la fin de La Femme de l’Ogre comment est
évoquée l’union charnelle avec le Petit Poucet.
10 Contrairement à Perrault déclarant dans une de ses préfaces : « J’aurais pu rendre
mes contes plus agréables en y mêlant certaines choses un peu libres […], mais ce
désir de plaire ne m’a jamais assez tenté pour violer une loi que je me suis imposée
de ne rien écrire qui puisse blesser ou la pudeur ou la bienséance ».
Métamorphoses de la reine de Pierrette Fleutieaux 339

Tout est bien qui finit bien. PPR délivre son époux d’un sortilège dont
il était prisonnier et, du même coup, ses sept femmes précédentes :

Elles formaient une sorte de fleur étrange ces sept femmes qu’un long séjour au
placard avaient rendues si pâles avec, au beau milieu, le pistil rouge et plein de
sève de la huitième qui les avaient sauvées et semblait, par sa force, les retenir de
tomber comme des pétales fanés.

L’intrépide PPR leur fait prendre conscience au grand dam de Barbe-


Bleue « qu’il n’est point besoin d’un homme pour rendre des femmes
heureuses » (p. 132).

Ces sept femmes, sauf une, au placard confinées, s’étaient aimées d’amour tendre,
et cet amour tendre, rendu au grand jour, restait ferme et ne cédait à aucun at-
trait ! (p. 133)

Ô triomphe du féminin !
La fin du conte traditionnel du Chaperon rouge a émigré, elle, dans
La Femme de l’Ogre mais métamorphosée par les répliques des petites
ogresses auxquelles la mère tente de raconter l’histoire. S’ensuit un jeu
sur les mots, ex. : « va voir comment se porte ta mère-grand et porte-lui
cette belette et ce petit pot avec le cœur » (p. 31).
À travers les exemples qui précèdent nous avons déjà pu percevoir
l’humour de la conteuse. Humour qui tend parfois vers l’ironie. Ce sont
ces deux aspects de la réécriture que je voudrais maintenant mettre en
évidence.

L’Humour et l’Ironie

Cendron offre un exemple d’humour particulièrement savoureux au


moment-clef où la fée-marraine – qui n’est autre que la pierre du foyer
où le jeune homme remue mélancoliquement les cendres – intervient
dans sa destinée.

C’était une pierre qui avait fait alliance avec les dieux du temps, elle avait roulé
dans les flots de l’avenir et par des chemins mystérieux inconnus des humains,
340 JEANNINE GUICHARDET

avait déjà assisté à plus de séminaires de psychanalyse qu’on n’en pourrait comp-
ter. Elle ne dit mot et attendit son heure (p. 62)

Intrusion d’auteur au beau milieu d’un dialogue, sorte de parodie d’une


séance psychanalytique :

– Je hais mes frères, dit-il soudain comme en transe.


– Bien sûr, dit la pierre, et encore ?
– Je voudrais être au bal, dit Cendron de son étrange voix figée.
– Bien sûr, dit la pierre, et quoi de plus ?
– Je voudrais voir la princesse.
– Certes, dit la pierre.
– Et l’arracher à mes frères.
– Ah, dit la pierre.
– Et retrousser sa robe et la baiser là devant toute la cour (p. 63).

Tout en conservant le ton, le style du conte traditionnel, Pierrette


Fleutiaux en modifie le contenu, d’où ce décalage humoristique qui
nous en apprend plus peut-être sur la Psychanalyse des Contes de Fées, sur
leur pouvoir, que le célèbre ouvrage de Bruno Bettelheim11, que l’auteure
cite d’ailleurs dans sa préface (p. 10), reconnaissant sa dette envers lui,
mais expliquant « sa vie s’est tournée de telle sorte » qu’elle écrit « des
histoires plutôt que de la théorie » (p. 10).
Théorie dont Pierrette Fleutiaux se méfie et se moque dans les sa-
voureuses « nodules » ajoutées à l’histoire de Petit Pantalon rouge et de
Barbe-Bleue. Cette fois l’humour fait place à une réjouissante ironie
pour parodier certains discours universitaires ici « réécrits ».
L’on se souvient de la gomme-qui-colle-tout et empêche les loups
de s’exprimer clairement. « Pouvant à peine lever une dent sur l’autre »
(p. 108) le premier ne réussit qu’à « susurrer »

u, u, u

et le second

e, è, o, i (p. 108)

11 Publié chez Robert Laffont en 1976.


Métamorphoses de la reine de Pierrette Fleutieaux 341

Commentaire des spécialistes :

Des recherches récentes autorisent à penser que les consonnes manquantes dans
le discours du loup aux mâchoires scellées pourraient être
Respectivement : « p,s,r ». Le texte se lirait alors « Pue, sue, rue » et pourrait se
comprendre de la façon suivante : « Elle pue, elle sue, elle rue ».
Certains exégètes, mécontents de cette interprétation dont ils reconnaissent le
bien-fondé formel, mais récusent la grossièreté signifiée, ont avancé une autre
théorie. Selon celle-ci, « u, u, u » devrait s’entendre : « je l’ai vue, je l’ai eue, je m’en
fus ».
Je résumerai brièvement les objections généralement opposées à cette dernière
thèse. Pourquoi le loup, dans une phrase visiblement marquée par la symétrie,
passerait-il soudain au passé simple après deux passés composés (p. 136).

L’argumentation spécieuse se poursuit deux pages durant12, avant que


la narratrice s’exprime à son tour, dégonflant la baudruche :

Pour ma part, je me contenterais volontiers de penser que le loup n’a rien voulu
prononcer d’autre que les trois voyelles rapportées […]. « U,u,u » se lirait donc bien
« U,u,u ». Mais il reste entendu que, n’étant que conteuse et non théoricienne, je ne
soumets ici cette hypothèse qu’avec la plus grande modestie (p. 137).

Reste à évoquer le plus insolite à l’œuvre dans cette réécriture, à savoir.

La porosité de l’Espace-Temps

L’effacement des frontières s’exprime à travers de brusques ruptures de


ton, par l’irruption d’un vocabulaire anachronique, par la présence d’ob-
jets insolites. D’une manière générale, les espaces traditionnels du conte,
notamment la forêt, les espaces clos, notamment le palais, s’élargissent,
conduisent à des clairières, à des lisières où l’horizon apparaît, où les
étoiles scintillent. En voici quelques exemples :

12 Pages savoureuses où l’on apprend que le loup du conte, étant un simple loup de
village, ne peut avoir connaissance du célèbre « veni, vidi, vici ». « Il ne s’agit ici
donc pas d’une citation, d’un plagiat ou de quelque parodie à but d’ironie » pré-
cise le texte !
342 JEANNINE GUICHARDET

La femme de l’ogre « fume une cigarette en regardant la grande fo-


rêt pleine d’ombres qui commence à quelques mètres de la maison »
(p. 19) et lorsqu’elle s’évade avec le Petit Poucet, « par dessus la grande
forêt », campant ici et là, sautant des frontières (p. 47), c’est pour arriver
« dans une vaste ville, étendue sur un fleuve » et au cœur d’une place
pleine de jardins avec des ponts partant en étoile vers un hôtel brillant ;
ils y prennent une chambre où ils s’uniront dans une époque non dé-
terminée, mais voisine de la nôtre.
Un exemple limite nous est fourni, sur un mode délibérément ludi-
que, celui-ci, par Cendron en ses métamorphoses. N’ayant trouvé ni
souris, ni rats, ni citrouille à sa disposition, mais seulement « un fil de la
chemise américaine des frères, un morceau de fer rouillé et une goutte
d’huile de lampe » (p. 63), la pierre produit sans le vouloir « un splen-
dide harnachement de cow-boy » et une étincelante Cadillac qui fait
grande impression parmi les carrosses qu’elle éclabousse dans sa hâte de
trouver celle que cherche Cendron, à savoir la princesse Barbie ! (p. 65).
Venu minuit, l’heure fatidique, il s’enfuit si brusquement qu’il laisse
tomber quoi ?… Les deux parties de son talkie-walkie grâce auquel il
sera identifié à la grande stupeur dépitée de ses frères !
Quant à l’héroïne de La Reine au bois dormant, l’un des contes les
plus émouvants, les plus poétiques, tout veiné de douleurs secrètes, de
souvenirs lancinants autour desquels « les fragments perdus de ses vies
font ralliement » (p. 196), elle arrive, au bout de tant d’années, dans un
espace contemporain ponctué de « cottages dans l’écrin que la forêt fait
à chacun » d’eux, et plus loin « derrière les deux grandes cheminées rou-
ges d’une cimenterie, et derrière encore, un grand ciel étincelant où
court la pointe métallique d’un avion à réaction » (p. 202).
Sans doute est-ce ainsi que « les choses rêvées et les choses vécues se
mêlent comme des bras assoiffés de se prendre, et c’est la même vie qui
se complète par pans se rejoignant de toutes parts, les liant si fort que
s’arracher l’un à l’autre serait s’arracher à soi-même » (p. 200).
Reste, au terme de ce trop bref aperçu des facettes miroitantes d’une
réécriture tout à la fois ludique et hautement poétique, à en évoquer la
fécondité.
Métamorphoses de la reine de Pierrette Fleutieaux 343

Fécondité d’une réécriture

C’est, souvenons-nous, grâce à la lecture des « contes de l’enfance » qu’est


venu à Pierrette Fleutiaux le désir de réécrire. Mais ils la mèneront beau-
coup plus loin qu’elle ne le soupçonnait au départ, car

On ne touche pas à ces textes impunément. En errant dans leur domaine, j’ai
rencontré une reine dont je n’avais jamais entendu parler et qui m’a envoûtée, je
crois. Elle est dans la dernière de ces histoires, elle vient de très loin et elle est très
proche, et je suis sûre qu’elle n’a pas fini de me hanter avec ses signes que je ne
comprends pas toujours (pp. 11-12).

Cette reine est l’émouvante héroïne du dernier conte intitulé Le Palais


de la Reine. Conte non réécrit, mais totalement inventé celui-là. À lui
aboutissent tous les chemins suivis par la réécriture. C’est l’histoire d’une
reine triste, ô combien !

– Reine, pourquoi pleures-tu ?


– Les yeux d’une reine sont comme la margelle des puits où montent les eaux
profondes du sol. Son corps ne s’arrête pas au seuil de sa peau, ne s’arrête pas aux
murs de son palais, il se prolonge loin, si loin que nul ne sait jusqu’où il va,
qu’elle-même ne comprend pas les messages qu’il lui envoie (p. 208).

Reine « toute petite dans son palais étroit et noir » (p. 225), elle fait à
son interlocutrice, celle qui écrit, « le récit de ses heures sombres dans le
dédale de la nuit » (p. 226), de ses attentes, de ses espoirs, de ses décep-
tions, de toutes ses errances à travers le labyrinthe du Temps passé et
présent. Ses propos, les images qui les traversent révèlent l’emprise de la
mort : ainsi « Les étoiles ressemblent à de terribles petits vers logés dans
le corps pétrifié du ciel » (p. 234). Image atroce qui renvoie à un autre
corps pétrifié, celui de l’écrivaine elle-même, avouant : « Tout était pé-
trifié en moi » (p. 10).
Cette reine venue de très loin et cependant très proche est, sans nul
doute, son double, le miroir où elle se reconnaît, même et pourtant
autre. Miroir magique qui la mène peu à peu sur le chemin initiatique
d’une remontée vers la lumière et d’une acceptation de la vie telle qu’elle
se présente en sa simplicité.
344 JEANNINE GUICHARDET

Bientôt « la reine sent qu’elle est entrée dans le domaine énigma-


tique du temps » (p. 248), temps qui passe, transformant l’espace, le
rendant parfois méconnaissable (p. 231). N’importe : « la reine a cessé
d’être triste » (p. 231). Son regard porte loin, « si loin à la courbure de
l’horizon » (p. 231), là où « le soleil s’enflammait une dernière fois » au
couchant, et c’était là-bas comme un amoncellement de pierreries, un
animal fabuleux, couvert d’écailles de diamants, ruisselant de sang, de
neige, d’or, surgi un instant de l’espace infini pour y replonger aussi-
tôt » (p. 232). Féerie d’un genre nouveau… C’en est fait, la reine a
rejoint, consentante, notre époque. Elle a pris une chambre à l’hôtel et,
« assise sur le lit étroit », « elle essaie de penser » (p. 244). Il faut « mainte-
nant s’occuper de trouver un travail » (p. 249).
La fin de l’histoire ? La voici.

La reine est un peu lasse de tous ses jours passés, aussi pénétrants que les rêves
d’une nuit, mais, dans la fraîcheur du matin, une rumeur roule comme un doux
battement de cœur, la reine sent un sourire en elle, elle pense au café qu’elle va
boire dès qu’ouvriront les portes dans la ville, à l’entrevue qu’elle va avoir dans le
grand immeuble de verre, au travail qu’on lui donnera, au soir qui viendra.
Certainement, c’est ma vie, se dit-elle.
345

4. La femme écrivaine dans l’entre-deux


Entre Histoire et propos de femme :
les Mémoires de Mlle de Montpensier
MADELEINE BERTAUD

Mlle de Montpensier est un personnage haut en couleurs. De sa vie elle


aurait pu tirer un roman, mais cela ne se faisait pas : comme Marguerite
de Valois avant elle, elle rédigea ses Mémoires. Elle se mit à la tâche
pendant son exil à Saint-Fargeau, en 1652 (elle n’avait que vingt-cinq
ans), s’interrompit probablement dès 1653 pour reprendre la plume en
1658-59, puis à nouveau, dix-sept ans plus tard, alors qu’elle réside au
château d’Eu, après l’épisode Lauzun, et enfin à l’approche de la mort,
au temps de la piété (1689-1690).
Les éditeurs des XVIIIe et XIXe siècles ont, comme pour tous les
Mémoires écrits par des auteurs ayant participé aux événements de leur
époque ou en ayant été les témoins, considéré qu’il s’agissait d’un docu-
ment pour servir à l’histoire, ce qu’ils ont estimé signifier suffisamment
en rappelant qui elle était : Mémoires de Mademoiselle de Montpensier,
fille de Monsieur, Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, roi de France
(Amsterdam, J.-F. Bernard, 1736). L’édition de Chéruel1, qui fait tou-
jours référence, mentionne dans le titre que l’auteur est « petite-fille de
Henri IV ». Si celle de Paris, Colnet, 1823, parut dans la « Collection
des mémoires historiques des dames françaises », il fallut attendre le
début du XXe siècle pour voir, dans le titre d’un recueil collectif réuni

1 Mémoires de Mademoiselle de Montpensier…, collationnés sur le manuscrit auto-


graphe avec notes biographiques et historiques, Charpentier, Paris, 1858-1859,
4 vol. Dans l’attente d’une édition savante moderne, le texte qu’a fourni la Librai-
rie Fontaine, qui reprend celui de Chéruel, rend des services ; c’est à lui que ren-
verront mes citations, dans lesquelles j’ai achevé de moderniser l’orthographe :
« La Grande Mademoiselle », duchesse de Montpensier, Mémoires, préface de Chris-
tian Bouyer, Librairie Fontaine, Paris, 1985, 2 vol.
348 MADELEINE BERTAUD

par une femme, l’histoire céder carrément la place : Choix de Mémoires


et écrits de femmes françaises aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles… par Mme
Carette, née Bouvet, Paris, Ollendorf, 1904. Enfin, cela fait environ un
demi-siècle que les Mémoires sont reconnus comme un genre littéraire,
ce qui a beaucoup changé la perspective.
Je m’arrêterai d’abord à l’écriture de l’Histoire, avant de considérer
quelques-uns des autres sujets que la Grande Mademoiselle aborde, mon
propos étant de voir quelle femme se dessine au fil de Mémoires dont
Jean Garapon a bien compris qu’ils s’apparentent souvent à une auto-
biographie2.
L’Histoire est présente, dès les premières pages, introduite par le
simple fait que la mémorialiste éprouve un sentiment très fort : rare-
ment en effet quelqu’un eut plus conscience de son rang qu’Anne Ma-
rie Louise d’Orléans, duchesse de Montpensier (voir t. I, p. 29). Se
souvenant de son enfance, elle parle, non seulement de Marie de Médi-
cis, qu’en fait elle rencontra peu – « la reine, ma grand-mère » (à trois
reprises, t. I, pp. 22-23) –, mais d’Henri IV. Assassiné 17 ans avant sa
naissance, elle l’évoque, avec beaucoup de naturel, comme si elle exis-
tait à ses côtés, dans une même sphère d’excellence, avec la certitude
innée d’une affinité que l’absence ne peut altérer. Voici par exemple la
réflexion que lui inspire une visite, faite alors qu’elle avait dix ans, chez
le comte et la comtesse de Béthune :

L’habileté et les héroïques vertus qui ont acquis au roi Henri IV le surnom de
Grand, et qui le rendent inimitable à ceux qui le suivront, font que son seul choix
était capable de faire juger avantageusement d’un homme. (t. I, p. 29)

L’éloge de Sully ne se conçoit pour elle que par rapport au monarque


qui lui avait accordé sa confiance. Il en va de même de la joie qu’elle
relève chez le vieil homme de recevoir la petite-fille de son maître. La

2 Jean Garapon, La Grande Mademoiselle mémorialiste, une autobiographie dans le


temps, Droz, Genève, 1989. Du même : La culture d’une princesse. Écriture et auto-
portrait dans l’œuvre de la Grande Mademoiselle (1627-1693), Champion, Paris,
2003. Sans compter de nombreux articles et directions de recueils collectifs sur le
genre des Mémoires.
Entre histoire et propos de femme : les Mémoires de Mlle de Montpensier 349

certitude d’être, selon la juste formule de Jean Garapon, la « dépositaire


du sang mythique d’Henri IV »3 n’a cessé d’habiter le personnage.
Mademoiselle, qui naquit au Louvre, se pose donc d’emblée en prin-
cesse du sang, ce qui n’est pas la même chose dans son esprit que de se
dire femme. Seuls Lauzun, qui ne lui épargna pas les humiliations, puis
dans ses dernières années la dévotion, atténuèrent ce trait. Bien qu’elle
moralise a posteriori sur un de ses mots d’enfant (« Quand l’on me par-
lait de madame de Guise, ma grand-mère, je disais : ‹ Elle est ma grand-
maman de loin ; elle n’est pas reine › » (t. I, p. 23), elle est encore capable
d’écrire, dans une lettre du 4 juillet 1656 (elle a 29 ans), qu’elle est
« Bourbon de tous les côtés »4. Elle n’appréciait pas la loi salique : pas-
sant en 1658 par sa principauté des Dombes, elle est fière d’être reçue
en souveraine par ses « sujets » – « en Dombes, on ne priait Dieu que
pour moi et point pour le roi » (ibid., pp. 93 et 96). Dernier exemple
retenu parmi beaucoup de possibles : chassée des Tuileries après la Fronde
et, par son père (qui, selon son naturel, s’était vite raccommodé avec
Louis), du Luxembourg, arrivant dans sa maison de Saint-Fargeau, bâ-
tisse délabrée et sans meubles où elle n’avait jamais mis les pieds, l’exilée
décide très vite d’en faire une demeure princière pourvue – le symbole
est clair –, d’une galerie de portraits de ses ancêtres et parents.
Cependant la femme se révèle dans les mêmes passages, celle qui
s’émeut au spectacle du Cid et lit Le Grand Cyrus (on sait que les
femmes, au grand dam des confesseurs et autres moralistes, étaient en
ce temps les premières lectrices des romans, sentimentaux et pastoraux,
comme L’Astrée, puis héroïques, ceux de Gomberville, de La Calpre-
nède, et encore, avant que la mode ne changeât, de Mlle de Scudéry).
Anne Marie Louise aime l’héroïsme et tend à voir dans tout héros un
personnage mythique – ainsi s’explique pour une large part l’aventure
de la Fronde : elle rejoignit les Princes parce qu’ils constitutaient à ses
yeux le parti de la grandeur. Surtout, elle vit dans le vainqueur de Ro-
croi, devenu « le Grand Condé », l’inspirateur capable de hausser ses

3 La culture d’une princesse…., p. 18.


4 T. I, p. 379 (adressée au comte de Béthune d’alors, dans l’espoir qu’il la remettrait
à Gaston, lequel, fils d’une Médicis, n’aurait pu en dire autant).
350 MADELEINE BERTAUD

actions au niveau de leurs exploits, de l’introduire dans l’Histoire où


elle pourrait devenir, selon une expression commune aux moralistes du
temps, une « femme forte », ou une « femme illustre »5 après Judith, Jeanne
Hachette défendant Beauvais, la Pucelle d’Orléans et la fictive
Bradamante. Ou mieux… un « grand homme », voire un homme tout
court, titre exceptionnel qu’André Chénier accordera à Charlotte Cor-
day : « Seule tu fus un homme, et vengeas les humains… »6.
Le portrait qui s’esquisse s’engage donc sous le signe du paradoxe :
pour elle, être femme n’était pas une chance… (j’ai en tête un titre de
Roger Duchêne, Mme de Sévigné ou la chance d’être femme) ; mais quand
elle s’imagine agissant en homme, elle y met un romanesque tout fé-
minin.
Voyons ce qui se produit lorsqu’elle entre dans l’action. Cavalière
émérite, robuste, résistante à la fatigue comme à la faim, Anne Marie
Louise d’Orléans était courageuse avec virilité, capable de parcourir à
pied un champ de bataille, comme après les combats du Faubourg Saint-
Antoine :

Je trouvai à chaque pas que je fis dans la rue Saint-Antoine, des blessés, les uns à
la tête, les autres au corps, aux bras, aux jambes, sur des chevaux, à pied, sur des
échelles, des planches, des civières, des corps morts. (t. I, p. 230)

Beaucoup de femmes, à une époque où la guerre était strictement une


affaire d’hommes7, se seraient évanouies à un tel spectacle, ou plutôt ne
se seraient pas mises en situation d’avoir à le supporter. D’ailleurs, comme
l’a noté Jean Garapon, le « prestige d’héroïsme » qu’elle acquit pendant

5 On songe aux Femmes illustres de Mlle de Scudéry (recueil publié sous le nom de
son frère en 1642), ou à La Galerie des femmes fortes du P. Le Moyne (1647).
6 Cité par Édouard Guitton., « André Chénier de la Révolution à la Terreur : l’homme
sans peur », in Travaux de Littérature, vol. XVII, 2004 : Madeleine Bertaud (dir.),
Les Grandes Peurs, 2. L’Autre, p. 416.
7 Sur la survie des préjugés qui vouaient l’héroïne à ne recevoir son éclat que de
l’homme, comme la lune le reçoit du soleil, voir Noémi Hepp, « La notion d’hé-
roïne », in Wolfgang Leiner (dir.), Onze études sur l’image de la femme dans la
littérature française du dix-septième siècle, Narr et Place, Tübingen-Paris, « Études
littéraires françaises », 1, 1978, pp. 9-27.
Entre histoire et propos de femme : les Mémoires de Mlle de Montpensier 351

la Fronde la suivit toute sa vie8. Certes, elle en avait la fibre, et la ré-


plique qu’elle apporta aux sarcasmes paternels – « Vous avez été si aise
de faire l’héroïne […] que, quoi qu’il vous arrive, vous vous en console-
rez » (t. I, p. 274) – serait du pur Corneille, si elle n’y mettait un peu
trop de grandiloquence :

[…] si c’était encore à recommencer, je le ferais, […] Je ne sais ce que c’est que
d’être une héroïne : je suis d’une naissance à ne jamais rien faire que de grandeur
et de hauteur en tout ce que je me mêlerai, et l’on appellera cela comme l’on
voudra ; pour moi, j’appelle cela suivre mon inclination et suivre mon chemin ; je
suis née à n’en pas prendre d’autre.9

Force est d’ajouter que ce travers (qui se rencontre encore aujourd’hui


dans plus d’un discours féminin…) n’est pas isolé. En maints épisodes,
la princesse, avec sa « garde rapprochée » de dames aussi exaltées qu’elle,
mais moins hardies, fait penser à une figure d’opérette avant la lettre. Le
7 mars 1652, elle s’empara d’Orléans, entrant dans la ville en se hissant
par un trou fait à la porte Brûlée (« cette illustre porte, et qui sera tant
renommée par mon entrée », écrit-elle sans rire, t. I, p. 183). Portée en
triomphe dans les rues tandis que les tambours battaient et que « tout le
monde [lui] baisait les mains », elle était dans un état d’extrême exalta-
tion – « […] la joie où j’étais m’avait mise hors de moi-même » (loc. cit.).
Le lendemain, elle se promena dans la ville avec ses hommes afin de faire
connaître à tous qu’elle « étai[t] patronne dans Orléans »… Elle se figu-
rait que, cette place prise, elle serait en position de force pour négocier
la paix des Princes. Puis ce fut le retour à Paris, après la victoire de Condé
à Bléneau : « […] tout le monde portait sur le visage la joie que l’on avait
de mon retour » t. I, p. 210). « Je fus visitée de tout Paris le premier jour
de mon arrivée »). La princesse vit un rêve éveillé, qui ne la surprend pas
tant la gloire l’enivre : « […] la cour était chez moi, et j’étais comme la
reine de Paris » (ibid., p. 213 et p. 216). Voit-elle son parti en péril ? elle
ne songe qu’à quelque nouvel exploit : « […] je dis le soir à Préfontaine :
Je ne prendrai point demain médecine : car j’ai dans la tête que demain

8 La Grande Mademoiselle mémorialiste, p. 40.


9 T. I, p. 275. Cf. Le Cid, III-4, v. 888.
352 MADELEINE BERTAUD

je ferai quelque trait imprévu aussi bien qu’à Orléans » (t. I, p. 224)… Ce
sera l’affaire des canons de la Bastille, quasi surréaliste (ibid., pp. 234-
235).
Quand elle se remémorera les événements plume à la main, une
certaine prise de conscience s’opèrera, mais elle ne concernera que les
épisodes les plus cocasses – ainsi à propos de la création par les Princes
du « régiment de Mademoiselle » (t. I, p. 249), qui l’escortait jusque
chez elle avec ses beaux uniformes : « J’avoue que je fus un peu enfant »
(p. 256). « Enfant », ou femme : c’est comme on l’entendra. Elle voulait
faire l’Histoire, devenir elle aussi une légende vivante. Non seulement
elle céda à nombre d’illusions, échoua et fut sévèrement punie par son
cousin, mais quand elle se met à raconter cette histoire, à la différence
de personnalités comme Montluc, Bassompierre ou Turenne, elle la
ramène à des historiettes et se campe en ‹ grand capitaine › avec naïveté,
mettant sur le même plan faits saillants, anecdotes et détails personnels
(je ne pointe pas particulièrement ceux sur lesquels aujourd’hui il est
d’usage d’être discret, car ses contemporains de l’autre sexe n’avaient
pas plus de réserve).
Il est une autre manière de ‹ servir à l’histoire ›, moins gratifiante
sans doute pour un mémorialiste, mais utile : c’est de témoigner de ce
qu’il a vu, comme l’a fait, avec beaucoup de sérieux, Mme de Motte-
ville, qui écrivit des Mémoires dont la première édition parut à Amster-
dam, en1723, sous le titre : Mémoires pour servir à l’histoire d’Anne d’Autri-
che, épouse de Louis XIII, roi de France. Pendant les années qu’elle vécut
à la Cour, la Grande Mademoiselle vit l’histoire se faire, et de très près.
Or, si l’on excepte un drame aussi saisissant que la mort d’Henriette
d’Angleterre (t. II, pp. 271-273), elle n’éprouve pas le besoin de parler.
Elle s’en explique sans ambages, lorsqu’elle passe vite sur les amours du
roi et de La Vallière : « Comme tout cela n’a nul rapport à moi et qu’il
s’est passé tant de choses qui m’occupent pour moi-même, j’ai fort oublié
ce qui regarde les autres » (ibid., p. 182). Il y avait beaucoup trop d’égo-
tisme (le mot est anachronique mais pas la disposition qu’il désigne)
chez Mademoiselle, flattée dès sa tendre enfance par sa gouvernante la
marquise de Saint-Georges, habituée à être la reine du cercle (elle se
souvient qu’à Paris, dans l’hiver 1637, comme elle aimait danser, l’on
Entre histoire et propos de femme : les Mémoires de Mlle de Montpensier 353

« dansa souvent pour l’amour d’[elle] », t. I, p. 38) et trouvant cela nor-


mal – ce l’était effectivement sous l’Ancien Régime et selon l’étiquette
de la Cour10 –, pour qu’elle ait pût s’abaisser, ni même penser, à jouer
les témoins.

Pour élargir, sans le compléter certes, ce portrait de Mlle de Montpen-


sier en mémorialiste, je me bornerai à quelques-uns des sujets qui l’ont
arrêtée, parmi les plus révélateurs.
D’abord, aussi secondaire que la question puisse paraître, la Grande
Mademoiselle était-elle susceptible d’avoir des faiblesses de femme, et
de les avouer, ce qui revenait à prendre ses distances par rapport au
personnage de héros qu’elle aurait voulu assumer ? Oui, bien sûr, la plus
ordinaire étant de pleurer, dans un moment de découragement mais
aussi (sentiment très féminin) d’avoir peur devant le noir, le laid, l’in-
connu, lors de son arrivée, pour ‹ parler XVIIe siècle ›, au désert :

Nous arrivâmes à Saint-Fargeau à deux heures de la nuit, il fallut mettre pied à


terre, le pont étant rompu. J’entrai dans une vieille maison où il n’y avait ni porte
ni fenêtres, et de l’herbe jusqu’aux genoux dans la cour : j’en eus une grande
horreur. L’on me mena dans une vilaine chambre, où il y avait un poteau au
milieu. La peur, l’horreur et le chagrin me saisirent à tel point, que je me mis à
pleurer. (t. I, p. 289)

Et elle alla coucher ailleurs. Plus tard, quand elle put s’y installer, elle
connut aussi la peur des revenants, et fut contente que Mme de Fronte-
nac, alors son amie, partageât sa chambre.
Assez vite, Mademoiselle va constituer autour d’elle une petite cour,
où sont organisées des fêtes, champêtres et raffinées, où l’on donne la
comédie. Elle assure ne jamais s’ennuyer, ses visiteurs se déclarent ravis,
mais ses compagnes finissent par laisser entendre qu’elle les a entraî-
nées dans son exil, boudent les assemblées, et blessent ainsi la princesse

10 En 1645, Mademoiselle n’assista pas au mariage polonais de Marie de Gonzague :


« il m’aurait déplu d’ailleurs de n’avoir qu’un tabouret devant cette reine d’un jour
que j’avais toujours vue au-dessous de moi » (t. I, p. 77). Cela mécontenta la
régente et lui valut les réprimandes paternelles.
354 MADELEINE BERTAUD

beaucoup plus profondément qu’elle ne veut le laisser paraître. Ce qui


est plus grave, elles se mettent à intriguer, la vieille comtesse de Fiesque
notamment, qui manœuvre pour faire sa paix à part avec la Cour, fait à
tout propos, comme l’écrit la mémorialiste, « des micmacs de petits
ménages » (t. I, p. 302), tente d’obtenir le renvoi du dévoué Préfontaine.
La princesse, ulcérée (d’autant que l’ordre lui en est donné par son père
alors qu’elle a, non 25 ans comme elle le dit, mais déjà 28), pleure et
tombe malade ; ces dames s’en réjouissent, tandis qu’elle ne leur parle
plus. Propos de femme, sur un milieu très majoritairement féminin, où
apparaissent des comportements et des défauts qui le sont aussi… pro-
pos tenus par une princesse qui a bien du mal à faire semblant d’être
heureuse…
Je passe à une question plus importante toutefois dans sa vie : sur le
mariage, l’amour, la sexualité, quel était le point de vue de la petite-fille
d’Henri IV ? « Le plus grand parti de l’Europe », selon le mot de Maza-
rin, s’attendait dès ses jeunes années à un mariage digne de son rang et
de sa fortune, celui qui lui apporterait une couronne. Tout en ayant de
la prestance, la beauté lui manquait11, mais les unions royales se fai-
saient selon d’autres critères et elle savait que l’amour n’en faisait pas
partie. Si, en 1638, l’enfant qu’elle était encore désignait ingénument
le dauphin, de onze ans son cadet, comme son « petit mari », ce qui lui
valut d’être sermonnée par Richelieu au point d’en pleurer (t. I, p. 40),
elle subit ensuite bien d’autres revers.
Maintes négociations matrimoniales furent engagées (mais ni Ma-
zarin ni Louis ne souhaitaient les voir aboutir : comment accepter l’éva-
sion d’une telle fortune, et la puissance qu’elle apporterait au mari ?). Il
serait fastidieux d’en établir la liste : échecs, blessants pour l’amour-pro-
pre, ou, dans quelques cas, refus de l’intéressée. Mais les uns et les autres
furent autant d’occasions où elle révéla des aspects différents de sa per-

11 Voir, au musée de Blois, « La duchesse de Montpensier, dite la Grande Made-


moiselle » (École française du XVIIe siècle), portrait moins flatté que celui qui se
trouve au château de Versailles, et qui est attribué à Jean Nocret : « Anne-Marie-
Louise d’Orléans, duchesse de Montpensier, tenant le portrait de son père Gaston
d’Orléans ».
Entre histoire et propos de femme : les Mémoires de Mlle de Montpensier 355

sonnalité. Ainsi Philippe IV d’Espagne, veuf de sa tante Élisabeth, lui


paraissait un parti convenable, et l’empereur Ferdinand III, deux fois
veuf, aussi ! À Gaston, qui n’était pas tout à fait indifférent au bonheur
de sa fille, elle expliqua « que ce n’était pas un homme jeune et galant ;
que l’on pouvait voir par là, comme c’était la vérité, [qu’elle] pensait
plus à l’établissement qu’à la personne » (t. I, p. 82). En revanche, elle
fit peu de cas du Prince de Galles, né en 1630, fils de sa tante Henriette
et futur Charles II : il était « passablement agréable de sa personne » (ibid.,
p. 75), mais outre qu’elle ne lui croyait pas les qualités nécessaires pour
rétablir la monarchie en Angleterre, elle savait que l’on comptait sur sa
dot pour exécuter ce plan : ni son amour-propre ni son sens des affaires
n’y voyaient son compte. Lorsqu’à 35 ans, elle refusa énergiquement le
roi de Portugal, avec qui Louis venait de faire alliance, ce fut la femme
qui se révolta contre la Raison d’État – il était malade, impotent, dé-
bile. Or elle fut vertement tancée par Turenne : « Les filles de votre qua-
lité n’ont point de volonté ; elle doit être celle du roi. […] Il veut ce
qu’il veut. Quand on ne le veut pas […] il chasse les gens » t. II, p. 184-
185). Mademoiselle dut en effet reprendre le chemin de Saint-Fargeau.
On n’aura garde d’oublier que la mémorialiste relate cet épisode alors
qu’elle a passé cinquante ans. C’est dire combien elle avait été humiliée,
et dans son sens de la gloire, et dans sa féminité.
On ne s’étonnera pas, et ce dernier exemple n’y change rien, qu’à
l’âge où les filles pensent à l’amour et pendant des années encore, Ma-
demoiselle fût exempte des faiblesses du sexe (peut-être dirions-nous
aujourd’hui qu’elle était frigide) ; elle ne pouvait même pas comprendre
que les dames de son entourage, dont elle savait pourtant combien elles
lui étaient inférieures, en fussent les victimes, comme en témoigne le
traitement qu’elle réserve à la simple anecdote du passage de Frontenac
à Saint-Fargeau : sa femme ne voulut pas qu’il partageât son lit, elle fit
un tel tapage qu’on songea à aller chercher le curé pour l’exorciser. « Pour
moi, j’étais fort étonnée de voir cela ; j’avais toujours eu une grande
aversion de l’amour, même pour celui qui allait au légitime, tant cette
passion me paraissait indigne d’une âme bien faite » (t. I, p. 308). Aussi
s’est-elle plue, dans une correspondance mi-ludique mi-sérieuse avec
Mme de Motteville, à imaginer une retraite bucolique où hommes et
356 MADELEINE BERTAUD

femmes jouiraient d’une bonne compagnie, d’une liberté inconnue à la


Cour, mais où le mariage n’existerait pas12.
Et voilà qu’à plus de quarante ans, l’aspiration au bonheur se glisse
en elle. C’est au moment où Louis, sans une once de délicatesse, lui
propose d’épouser son frère Philippe, devenu veuf (t. II, p. 274), qu’elle
se met en tête de partager la vie du comte de Lauzun, un gentilhomme
bien vu du roi mais sans fortune. Jean Garapon emploie l’expression de
« romanesque intime » pour caractériser le récit, qui me paraît très fémi-
nin, de cette triste histoire13. Cette découverte de l’amour, par quel-
qu’un qui n’en connaît rien, ne relève pas du coup de foudre. Quand
« l’envie de [se] marier » lui prit, il lui fallut plusieurs jours pour com-
prendre ce qui lui arrivait, au terme d’une analyse où l’attendrissement
sur elle-même et un certain regret du temps perdu jouèrent un rôle
aussi important que l’inclination :

[…] je m’aperçus que c’était M. de Lauzun que j’aimais, qui s’était glissé dans
mon cœur […] ; que jamais personne ne m’avait témoigné d’amitié ; qu’il fallait
une fois en sa vie goûter la douceur de se voir aimée de quelqu’un, qui valût la
peine qu’on l’aimât. (t. II, p. 247)

Émouvante revendication du cœur. Malheureusement, la suite est con-


nue, dans ses épisodes successifs tous plus affligeants les uns que les
autres : le refus de Louis tombant la veille de la date retenue pour le
contrat, alors qu’il avait d’abord accepté ce mariage incongru, et, toute
gloire oubliée, les pleurs de sa cousine agenouillée à ses pieds :

Sire, il vaudrait mieux me tuer que de me mettre en l’état où vous me mettez. […]
qui se serait méfié de la parole de Votre Majesté ? […] Vous me l’aviez donné ;
vous me l’ôtez, c’est m’arracher le cœur […]. ( t. II, p. 313)

Puis le long emprisonnement de l’audacieux à Pignerol, les sacrifices


consentis par la princesse, qui lègue une grande partie de sa fortune au
duc du Maine pour l’en sortir, sans pour autant obtenir le droit de
12 Voir M. Bertaud, « En marge de leurs Mémoires, une correspondance entre Mlle
de Montpensier et Mme de Motteville », Travaux de Littérature, III, 1990, « Hom-
mage à Noémi Hepp », pp. 277-295.
13 La Grande Mademoiselle mémorialiste, pp. 81 et sq.
Entre histoire et propos de femme : les Mémoires de Mlle de Montpensier 357

l’épouser ; un mariage secret probablement – sur lequel les Mémoires font


silence –, avec ses terribles déceptions : non seulement l’homme ne l’aimait
pas, ce qui peut se comprendre et donne une idée de la naïveté de notre
héroïne, mais il n’était en rien digne d’elle. Il profita de ses largesses, la
trompa, la maltraita…, jusqu’à ce qu’elle prît le parti de le chasser de sa
maison14 – et de retrouver une solitude qui ne l’avait, en fait, jamais
quittée.
Sans être pieuse dans sa jeunesse, elle avait eu des élans vers Dieu,
connu de manière fugace la tentation du Carmel, rencontré Arnauld
d’Andilly à Port-Royal. L’âge et les épreuves firent le reste : Mademoiselle
se tourna vers Dieu. Elle oublia héros et couronnes, et même qu’elle était
« Bourbon de tous les côtés », et se mit à écrire des ouvrages de dévotion.

Les souvenirs de la Grande Mademoiselle sont si différents les uns des


autres que passés ainsi cavalièrement en revue, ils paraissent incohé-
rents. En fait, en dépit de sa mémoire sélective, un véritable réseau les
réunit, comme il a dû réunir, sur le moment où elle les a vécues, les
émotions dont ils sont la trace : ainsi c’est parce que la cousine du Roi-
Soleil avait fortement conscience de sa grandeur qu’elle a tant souffert
des offenses qui lui furent faites et des échecs qu’elle a subis. Entre les
Princes et les dames de Saint-Fargeau, la Cour et le désert, l’exaltation
et la déréliction, sans réussir vraiment à être une héroïne mais sans ja-
mais oublier son statut princier, elle parle moins de la Fronde et de
Louis que de sa propre personne, à sa façon grave et primesautière à la
fois, qu’a bien saisie Sainte-Beuve : « […] elle dit tout sur elle-même ou
sur les autres, naïvement, hautement, et selon qu’il lui vient à l’esprit »15.
Cette spontanéité fait le charme des Mémoires de Mlle de Montpensier ;
elle est la marque de ‹ Mémoires de femme › bien plus que de ‹ Mé-
moires d’histoire ›. Aussi peut-on dire que, si elle n’a pas atteint son
objectif, ni dans la vie ni dans son livre, elle en a atteint un autre, qui
n’est pas tout à fait négligeable : elle intéresse aujourd’hui les ‹ littéraires ›.
14 Voir les Mémoires, depuis : « Je commençais à le connaître et à m’en lasser » (II,
p. 431), jusqu’à une dernière querelle, en 1684, conclue par Mademoiselle : « C’est
trop ; […] allez-vous en. » (p. 441).
15 Cité par J. Garapon, La culture d’une princesse, p. 363.
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres
ERIC FRANCALANZA

Pour ce qui est de la période moderne, disons du milieu du XVIIe au


début du XVIIIe siècle, le statut littéraire des femmes s’observe en-
core assez bien à partir de la distinction traditionnelle, et depuis
longtemps représentée dans la littérature, qui oppose la femme sa-
vante et la femme de lettres, et qui, si l’on néglige la part du genre /
sexe, remonte à la tension étudiée naguère par Alain Viala, entre
lettré / docte et littérateur/puriste1. L’historien montre notamment
qu’au cours du XVIIe siècle, le champ de la littérature est progres-
sivement conquis par les littérateurs, représentants du public mon-
dain et d’une conception du goût hérité d’une esthétique galante. Au
début du XVIIIe siècle, ce mouvement serait pour ainsi dire achevé :
Fontenelle caractériserait cette tendance qui a pris son essor dès le
milieu du XVIIe siècle2. L’entreprise d’Anne Dacier et, placée sous sa
bannière, l’ensemble de la Querelle d’Homère3, pourraient se lire
comme une tentative de (re ?)conquête du public mondain par les

1 Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Minuit, Paris,


1985, coll. Le Sens commun, 319 p.
2 Voir Alain Niderst, Fontenelle à la recherche de lui-même (1657-1702) (A.-G. Nizet,
Paris, 1972, 684 p.) et Fontenelle (Plon, Paris, 1991, coll. Biographique, 439 p.) ;
Roger Marchal, Fontenelle à l’aube des Lumières (Champion, Paris, 1997, coll. Les
dix-huitièmes siècles, 213 p.).
3 Pour un point de vue panoramique sur la Querelle des Anciens et des Modernes,
dont la Querelle d’Homère est une phase capitale, on consultera La Querelle des
Anciens et des Modernes, précédée d’un essai de Marc Fumaroli et suivi d’une postface
de Jean-Robert Armogathe, éd. établie et annotée par Anne-Marie Lecoq, Galli-
mard, Paris, 2001, coll. Folio-classique (n° 3414), 893 p.
360 ERIC FRANCALANZA

doctes4 – lesquels se tiennent néanmoins toujours au cœur du système


académique et fréquentent de nombreux salons5. Cette perspective sou-
lève plusieurs questions qui touchent tout autant à l’histoire de la Que-
relle et au sens de l’œuvre d’Anne Dacier qu’à l’histoire littéraire des
femmes à l’âge moderne. Y a-t-il, en effet, dans la Querelle d’Homère,
quelque intérêt à considérer le sexe du chef de file des Anciens, et pour
quelle raison ? Autrement dit, en quoi le genre aurait-il quelque chose
à voir avec la méthode et les enjeux définis par l’œuvre ? Voire : dans
une perspective historique plus générale, si l’on peut décrire son ac-
tion en faisant jouer l’opposition entre femme savante et femme de
lettres, quel sens cette inscription sexuée confère-t-elle plus précisément
à la Querelle d’Homère et plus généralement à l’évolution du rôle des
femmes dans la vie littéraire du XVIIIe siècle ?
A vrai dire, cette évolution peut apparaître comme programmée. Le
XVIIe siècle consacre une entrée en littérature des femmes, auxquelles,
auparavant, des femmes tout aussi illustres que Marie de France ou
Marguerite de Navarre avaient déjà tracé la voie6. A cet égard, les Nou-
velles observations sur la langue françoise, où il est traité des termes anciens
et inusitez et du bel usage des mots nouveaux de Marguerite Buffet7, dé-
diées à la reine, qui s’accompagnent d’Éloges des illustres sçavantes tant
anciennes que modernes, peuvent apparaître en 1668 comme un indice
important de cette ouverture du champ littéraire aux femmes dans le
courant du siècle. Non seulement, elles s’adonnent à la littérature, non
seulement elles ne négligent pas la critique, mais elles prennent cons-

4 Le Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault est construit sur cette
partition : il met aux prises le Président, thuriféraire des Anciens, et l’Abbé, pro-
moteur des Modernes, dont le Chevalier, qui, comme homme du monde, « tient
le milieu entre le Président et l’Abbé », tempère l’ardeur de la dispute (cité d’après
La Querelle…, op. cit., p. 363).
5 Voir ce qu’en dit Marc Fumaroli dans son essai « Les Abeilles et les Araignées »
(La Querelle…, op. cit., pp. 199 sqq.).
6 Nathalie Grande, Stratégies de romancières. De Clélie à La Princesse de Clèves
(1654-1678), Champion, Paris, 1999, coll. Lumière classique, n° 20, 497 p. :
voir notamment le chapitre intitulé « Conquérir le nom d’auteur » et les deux
exemples de Mme de Villedieu et de Mlle de Scudéry (pp. 265-272).
7 J. Cusson, Paris, 1668, 342 p.
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 361

cience qu’elles s’inscrivent dans une tradition. Néanmoins, les voies


qu’elles empruntent semblent encore bien balisées et surtout restreintes
aux genres mineurs : si l’on considère la hiérarchie poétique du temps,
force est d’avouer qu’elles accèdent majoritairement à la littérature par
des genres marginaux (le roman, le conte) ou tangentiels (les mémoires
qui vivent à la frontière de l’histoire et de la littérature) ou par les genres
de la morale (songeons à Mme de Lambert8, contemporaine d’Anne
Dacier). Elles ne se risquent pas encore dans les grands genres (tragédie
et épopée) : il faut attendre le milieu du XVIIIe pour voir paraître une
épopée, La Colombiade ou la foi portée au Nouveau monde (1756), pré-
cédée dès 1748 d’une imitation en six chants du Paradis terrestre de
Milton, sous un nom de femme, Anne-Marie du Boccage9. Il faut dire
qu’au XVIIe siècle, elles s’illustrent en poésie surtout dans des genres
moyens10 (Antoinette Deshoulières compose des élégies, des idylles…11)
ou dans des recueils poétiques où leur nom accompagne celui de poètes
masculins (Mme de La Suze côtoie Pellisson et Bussy-Rabutin12). Ce
8 On pourra se reporter à l’édition princeps des œuvres complètes : Œuvres de Ma-
dame la Marquise de Lambert, rassemblées pour la première fois. On y a joint diverses
pièces qui n’ont point encore paru. Avec un abrégé de sa vie, chez Marc-Michel
Bousquet & Compagnie, Lausanne, 1747, XXII-455 p. Elle est suivie d’une édi-
tion parisienne : Œuvres de Madame la Marquise de Lambert, avec un abrégé de sa
vie. Nouvelle édition (revue et corrigée par Fontenelle), veuve Ganeau, Paris, 1748,
2 vol.
9 Conformément à la tradition que conforte la traduction d’Homère par Anne
Dacier, Anne-Marie du Boccage annote son épopée La Colombiade ou la foi portée
dans le Nouveau Monde. Une édition moderne a été publiée en 1991 (Editions
Côté-Femmes, Paris, 215 p.) : elle est précédée d’un avant-propos de Milagros
Palma et d’une préface de Catherine Jardin).
10 On peut rappeler que Mme de Villedieu se rend célèbre dès 1657 grâce à un
sonnet, « Jouissance », qui court aussitôt les salons.
11 Deshoulières (Antoinette Du Ligier de La Garde), Poésies, Vve Mabre-Cramoisy,
Paris, 1688, in-8°, 220 p. ; 2e éd. : J. Villette, Paris, 1693, in-8°, 228 p. ; Poésies.
Seconde partie, J. Villette, Paris, 1695, in-8°, VI-296 p.
12 La Suze (Henriette de Coligny, comtesse de), Poésies de Mme la Ctesse de La Suze.
Maximes d’amour, par M. le Cte de B.-R. [Bussy-Rabutin]. Almanach d’amour pour
l’an de grâce 1665 (C. de Sercy, Paris, 1666, 124 p.) et Recueil de pièces galantes, en
prose et en vers, de Mme la comtesse de La Suze, d’une autre dame, et de M. Pelisson…
(Quinet, Paris, 1668, 3 parties en 1 vol. in-12).
362 ERIC FRANCALANZA

sont là autant de faits de longue main assurés par l’histoire littéraire,


lorsqu’elle veut bien s’attacher à parler d’une manière collective de la
destinée des femmes en littérature.
Que nous offre alors de singulier l’exemple d’Anne Dacier, à la jonc-
tion des XVIIe et XVIIIe siècles ? A principale fin d’orienter notre pro-
pos d’une manière plus décisive, on peut remarquer – ce que, pour bien
des raisons, omettent les analyses d’A. Viala – que la qualité de femme
ne s’adjoint pas aisément à celle de docte. Son cas résumerait donc assez
bien cette distinction croisée du genre et du statut littéraire, impor-
tante pour la compréhension de certains enjeux esthétiques propres au
XVIIIe siècle et pour l’étude d’un essor des femmes dans la carrière
littéraire. Il semble en tous cas qu’elle la problématise.
Ce qui complique de surcroît l’analyse du statut que la Querelle
d’Homère confère plus particulièrement à Anne Dacier, c’est le fait que,
dès la fin du XVIIe siècle, les distinctions étudiées par A. Viala ont
bougé. Au cours de la seconde moitié du siècle, Voltaire et D’Alembert
auront même contribué à définir une trilogie, le savant, l’écrivain et le
philosophe, dont les sphères respectives ne sont pas étanches13. Le sa-
vant choisit le latin, fréquente les grandes académies, poursuit une car-
rière universitaire, s’adresse à un public de spécialistes. L’écrivain offre
« la figure d’un praticien des belles-lettres, héritier d’une culture, et
s’adresse à une élite lettrée »14. Mais cette catégorie, proche du « bel es-
prit », évolue elle-même sous le poids qu’exercent le journalisme et
toutes les formes de la critique : l’écrivain se fait polygraphe. Reste le
philosophe qui partage un savoir avec le savant, mais qui a la profonde
conviction d’une mission à accomplir. S’inspirant sans doute de l’en-
quête de Paul Bénichou sur Le Sacre de l’écrivain dont le terminus a quo
est 175015, Didier Masseau l’assimile à « un sacerdoce laïc » fondé sur
« une véritable éthique de l’écriture »16.

13 Didier Masseau, L’Invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIIIe siècle, PUF,


Paris, 1994, coll. « Perpsectives littéraires », 172 p., pp. 8-10.
14 Ibid., p. 8.
15 Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel
laïque dans la France moderne (1750-1830), José Corti, Paris, 1973 (3e éd.), 492 p.
16 D. Masseau, op. cit., p. 10.
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 363

A. Dacier hérite de la situation du siècle qui l’a vue naître, mais la


modifie aussi par la publication de son œuvre sur Homère17. On mon-
trera comment jouent dans ces textes figure de la femme et figure de la
savante, pour comprendre en quoi la Querelle oblige Anne Dacier à se
distancier du champ du savoir. L’analyse de son œuvre dans la Querelle
doit donc tenir compte du discours féminin, fort discret, qu’on aper-
çoit à travers les textes, des options choisies pour la publication des
traductions, de la manière dont elle s’engage, pour ainsi dire, dans la
Querelle et du rôle qu’elle y assume, enfin du public auquel elle s’adresse.
Ainsi apparaîtra peut-être mieux la répartition des rôles et statuts de la
femme (fille, mère et épouse), de la femme savante et de la femme de
lettres. On en tirera, en fin de compte, quelque enseignement sur l’his-
toire sociale des lettres au XVIIIe siècle et des femmes de lettres durant
cette période.

Anne Dacier, femme (et) savante

A. Dacier est consciente de la difficulté d’assortir la qualité de femme à


celle de lettrée, et l’exprime clairement dans tel passage de son essai sur
les Causes de la corruption du goût, même si l’on peut croire qu’elle ne
fait que reprendre un poncif moral :

En effet c’est le degré de science qui fait le degré d’élévation. Et quelqu’un a fort
bien dit que le sçavant est le dieu de l’ignorant. Qu’on ne m’accuse point de parler
ainsi pour moy ; je n’ay jamais prétendu à ce sçavoir qui rend respectable, je ne me
suis jamais amusée à lire ou à escrire que pour me délasser des occupations que les
femmes doivent regarder comme leur principal et leur plus indispensable devoir.
Mais j’honore, je respecte les véritables sçavants, ces grands personnages qui par
leurs lumières éclairent tous les hommes dans tous les temps. Au moins voilà un
aveu sincère.

17 On se souviendra notamment, comme le rappelle Nathalie Grande dans Straté-


gies de romancières, op. cit., qu’à aucun moment, il ne va de soi pour une femme
d’écrire et de publier une œuvre.
364 E RIC FRANCALANZA

On est touché par cet « aveu sincère », concession faite aux mœurs de
son temps, et l’on apprécie la manière dont elle rappelle ce qu’est, à ses
yeux, sa condition de femme. Cette conception traditionnelle, qu’elle
exhibe avec énergie, réfère effectivement son écriture à une activité
marginale. Il y va même d’une posture énonciative particulière, tant il
est vrai que l’écriture demeure généralement du domaine de l’otium
masculin. Les négations le soulignent avec vigueur – négation exclusive
(ne […] que) et forte (ne […] point), combinée à la répétition de « ne
[…] jamais ». Il convient de ne pas s’affirmer comme « savante », puis-
que le savoir appartient à l’homme. Elle s’empresse de faire remarquer
qu’elle écrit avant tout par « délassement », c’est-à-dire dans un temps
où le devoir féminin, donné pour « principal », est accompli. Mais c’est
là aussi un argument dont usaient les hommes. A vrai dire, elle l’oriente
dans un sens féminin, puisqu’elle en dispose pour mieux justifier le
statut que lui confère son entreprise, et par là même l’intrusion de son
ouvrage dans le monde de la critique mondaine.
Rappelons qu’en l’occurrence, elle réplique au Discours sur Homère
de La Motte18. Effectivement, « ce sçavoir qui rend respectable », qui
fait « les véritables sçavants », c’est bien celui dont elle se sert pour signi-
fier les enjeux de sa critique. Effectivement, cette vigueur énonciative
est celle précisément qui nourrit, depuis quelques pages déjà, l’essai
dont nous tirons cette citation, et qui appartient par nature à l’écriture
polémique : à cette fin, elle convoque aussitôt les grands hommes de la
tradition dont elle porte personnellement la parole pour contrer les
attaques d’un La Motte, jugé par elle ignorant. Elle se place d’emblée
dans une position de supériorité, non sans malice, puisqu’elle remercie
La Motte du compliment qu’il lui adresse de sa traduction :

M. de La M[otte]. reconnoist que tous ceux qui le lisoient dans sa langue le


traitoient de divin. Il y avoit long-temps qu’il estoit en possession de ce titre,
puisque Platon mesme l’appelle le poëte très divin, conformément à son siècle le
plus éclairé qui ait jamais esté. Mais il leur oppose Scaliger, il devoit dire Scaliger

18 Houdar de La Motte, Textes critiques. Les raisons du sentiment, édition critique avec
introduction et notes, dirigée par Françoise Gevrey et Béatrice Guion, Champion,
Paris, 2002, coll. Sources classiques, 848 p.
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 365

le père, c’est-à-dire, le plus méchant critique qui ait jamais esté. Voilà le grand
jugement de M. de La M[otte]. Il oppose à cette foule de sçavants un homme
seul, et un homme dont le goust estoit fort dépravé. Il faut avoüer que la nature
luy a donné une heureuse aptitude à se révolter contre les opinions les plus géné-
rales et les plus receües. Enfin sont venües les traductions françoises, dit M. de La
M[otte]. et il me fait l’honneur de dire que la mienne est la meilleure.

Ce passage traite précisément de la parole d’autorité, dont Anne Dacier


cherche à s’assurer le statut. Elle construit cette position sur sa connais-
sance de la langue et de la littérature grecques, mais aussi sur la critique
moderne : Scaliger, qu’elle juge plus particulièrement, et d’autres auteurs
comme son époux19 ou le P. Le Bossu20 qui se sont intéressés à Aristote,
Horace et au poème épique. La force de son argumentation ressortit à
cette solide culture fondée à la fois sur une tradition ancienne, qu’elle
connaît à un double titre, comme helléniste et comme exégète, et sur
une critique moderne. Ce statut lui permet de dénigrer La Motte qui
ignore le grec et fait fi, à ses yeux, de toute la critique, ancienne et
moderne, pour ne retenir qu’un seul nom, dont la valeur est elle-même
discutable.
Ainsi, la femme savante s’affirme d’autant mieux dans la discussion
sur les valeurs esthétiques de son temps qu’elle sait faire la part entre ses
devoirs de femme et le rôle de critique que lui a assignée la publication

19 André Dacier, Discours critique sur l’Art poétique d’Horace, où l’on donne une idée
générale de ses pièces de théâtre et où l’on reexamine si un poète doit préférer les
caractères connus aux caractères inventez (par le marquis de Sévigné et A. Dacier),
B. Girin, Paris, 1618 [sic], in-12, VI-122 p. ; Nouveaux Eclaircissemens sur les
œuvres d’Horace, avec la réponse à la critique de M. Masson, P. Cot, Paris, 1708, in-
12, IV-169 p. ; Remarques critiques sur les œuvres d’Horace, avec une nouvelle tra-
duction, Paris, 1688-1689, 10 vol. in-8° ; La Poétique d’Aristote, contenant les rè-
gles les plus exactes pour juger du poème héroïque, et des pièces de théâtre, la tragédie
et la comédie, traduite en françois avec des remarques critiques sur tout l’ouvrage,
Barbin, Paris, 1692, XXIII-527 p.
20 Père René Le Bossu, Traité du poème épique (chez Michel Le Petit, Paris, 1675,
2 parties en 1 vol., X-390 et 256 p.). L’œuvre régulièrement republiée (en 1677 et
1708). Au moment de la Querelle d’Homère, on note cette réédition : Traité du
poème épique, par le R. P. Le Bossu, augmenté de remarques d’un discours prélimi-
naire [par Thémiseul de Saint-Hyacinthe] et d’un abrégé de la vie de l’auteur [par
Le Courayer] (H. Scheurleer, La Haye, 1714).
366 ERIC FRANCALANZA

de sa traduction. Or, cette fonction critique, qui justifie sa réponse à La


Motte, déborde désormais le champ de l’érudition.
Elle n’est pas sans le savoir, et la préface dont elle orne sa traduction
de l’Iliade l’atteste dès 1711. Elle a d’emblée saisi que la valeur qu’elle
accorde au poème d’Homère entre en conflit avec les exigences du goût
moderne. C’est ce qui permet de comprendre qu’elle répond avec
systématisme aux remarques de La Motte dans son essai Des Causes de
la corruption du goût, lequel s’affiche, de cette manière, comme une
contestation radicale des positions modernes. La préface de l’Odyssée
montre cependant qu’elle entend aussi prendre du champ dans la dis-
cussion, puisqu’elle se tourne alors vers Platon et Longin pour discuter
la poétique des épopées : elle revient effectivement sur la question de
l’imitation et sur la valeur comparée des deux poèmes. Mais, en dépit
de ce mouvement surplombant qui conduit les trois premières parties
de cette préface, la quatrième et dernière partie de l’ouvrage retourne à
la polémique. Anne Dacier y ferraille pendant quelques pages contre
l’abbé Terrasson21, qu’elle ne cherchera pas à contrer par ailleurs dans
un ouvrage particulier. Le mépris se discerne, chose aussi rare qu’inté-
ressante, lorsqu’on la voit user d’esprit, et d’un esprit vraiment redou-
table – notons avec quel soin elle fait attendre la chute :

Je ne répondray point aux deux gros volumes que M. l’Abbé Terrasson a faits
contre Homère & contre moy. Avant que d’avoir vû son ouvrage, allarmée d’un
tel adversaire, je m’estois escriée, Quel fléau pour la Poësie qu’un Géomètre ! Mais
après l’avoir parcouru, j’ai vû que je m’estois trompée, & que je dois dire au
contraire, Quel fléau pour un Géomètre que la Poësie !22

Sans doute Anne Dacier a-t-elle aussi compris que la remarque bien
assaisonnée touche mieux son but, et son public, que la plus solide
argumentation. Elle passe donc sur la Dissertation sur l’Iliade d’Homère
en quelques mots : « Qu’y a-t-il de plus risible que de voir M. l’Abbé

21 Terrasson (abbé Jean), Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère, où, à l’occasion de
ce poème, on cherche les règles d’une poétique fondée sur la raison et sur les exemples des
anciens et des modernes, F. Fournier et A.-U. Coustelier, Paris, 1715, 2 vol. in-12.
22 Odyssée, p. LXXXVIII.
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 367

Terrasson trouver Homère incorrigible pour le bon sens & pour les
bonnes mœurs ! Ce n’est pas la peine de répondre à ces reproches et le
Lecteur y répondra pour moy »23, et deux pages plus loin, elle lui donne
l’estocade par un nouveau mot d’esprit : « Que M. l’Ab. T. trouve Ho-
mère sot, ridicule, extravagant, ennuyeux, c’est son affaire, le public
jugera si c’est un défaut à Homère de déplaire à M. l’Ab. T. ou à M.
l’Ab. T. de ne pas goûter Homère24. » Les dernières lignes de cette pré-
face s’ouvrent alors à une Suite des causes, dont l’ambition sera de ré-
pondre à l’Apologie d’Homère du P. Hardouin25 :

Un autre combat m’appelle, il faut réfuter l’Apologie que le R. P. Hardouin, un


des plus sçavants hommes du siècle, vient de faire de ce Poëte. Qui l’auroit crû
qu’après avoir combattu les Censeurs d’Homère, je dusse prendre les armes con-
tre un de ses Apologistes ! C’est à quoy je vais travailler. Ma Réponse ne se fera pas
long-temps attendre, & j’ose espérer que les amateurs d’Homère, ou plustost les
amateurs de la raison, la verront avec quelque plaisir. Je finis là ma carrière.

Autant dire qu’A. Dacier ouvre et referme le débat, d’ouvrage en ouvrage,


et se donne de cette façon sinon pour l’arbitre de la dispute, du moins
pour la meneuse du jeu. Sa verve bat ainsi une mesure particulière qui
lui fait partiellement négliger la part de la polémique dans ses préfaces
pour mieux s’élever à des considérations générales sur la poésie épique
et la valeur d’Homère avant de revenir dans l’arène de la querelle par ses
deux traités enchaînés entre eux et avec les préfaces. Du moins est-ce
ainsi qu’on peut saisir, d’une manière globale, les différences énoncia-
tives qui, tout en étant référables aux genres, alimentent tour à tour
préfaces aux traductions et traités d’esthétique.
Bref, le topos sur les devoirs maternels et conjugaux en était bien un.
S’il est un passage obligé, il n’est pas donné comme tel, en raison de la
manière incidente dont il surgit dans le traité – et nous allons voir
pourquoi. D’un autre côté, la femme savante sait bien, au moment
opportun, se départir de son savoir ou en user pour asséner les coups

23 Ibid., p. LXXXIX.
24 Ibid., p. XCI.
25 Hardouin (P. Jean), Apologie d’Homère, où l’on explique le véritable dessein de son
Iliade et sa théomythologie, Rigaud, Paris, 1716, in-12, 346 p.
368 ERIC FRANCALANZA

nécessaires à la défense de son poète. Elle manifeste ainsi une remar-


quable maîtrise de la critique, dans tous les sens du terme. Est-ce à dire
qu’on puisse la considérer comme femme de lettres ?
Elle n’a rien écrit dans les genres qui distinguent les femmes à l’épo-
que et ne prend la plume que pour traduire Homère et défendre son
génie. La gageure est double : outre qu’elle s’impose au grand jour comme
une érudite26, ni le père, Tanneguy Lefèvre (1615-1672), ni l’époux,
André Dacier (1651-1722), n’avaient osé entreprendre une traduction
d’Homère. C’étaient pourtant deux hellénistes de grande réputation –
Anne a étudié sous son père, dont Dacier était aussi le disciple.
Les analyses courantes sur le rôle et le statut des femmes de lettres de
cette époque se trouvent ainsi prises en défaut à son propos. Si elle
rappelle sa condition de mère et d’épouse, au détour d’un paragraphe
dans Des causes de la corruption du goût, c’est qu’il était destiné à détruire
les arguments que La Motte avait exposés : elle ne voulait pas donner
prise à une moquerie de cet ordre, entendant se situer sur le même pied
que La Motte devant la critique mondaine. Elle ne pouvait non plus
avoir une claire conscience de ce qu’elle enfreignait ainsi la loi du père,
puisqu’elle poursuivait son entreprise. Au mieux mesurait-elle son audace
littéraire aux avertissements que les deux hommes lui avaient prodigués
– elle dit d’ailleurs que son projet remonte à bien des années, et l’on peut
l’en croire : son père est décédé depuis près de quarante ans en 1711.
Pour son époux, l’admiration qu’elle lui voue est sensible dans les écrits
polémiques, puisqu’il y apparaît comme une autorité récurrente, en
raison de son commentaire d’Aristote, plus particulièrement. Les textes
d’Anne Dacier ne sont donc pas en soi des défis à la loi masculine : ils
manifestent, au contraire, une filiation intellectuelle. Mais ils peuvent
être appréhendés comme tels par un public dont elle espère, fût-ce d’une
manière aussi brève que résolue, réduire à néant toutes les critiques.
Il se peut même que l’enjeu de la réputation soit un des ressorts
cachés les plus importants de ce défi, et que la mention des devoirs

26 Cette réputation, toutefois, n’est pas nouvelle : elle avait déjà publié nombre d’autres
traductions : les Poésies de Callimaque en 1675, les Poésies d’Anacréon et de
Sapho en 1680 et trois Comédies de Plaute en 1683.
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 369

maternels serve une ambition d’une autre volée. Au fond, qu’avait à


perdre une femme à cette publication ? Il s’agissait d’un savoir réservé
aux hommes, et d’autant plus réservé que le grec était peu pratiqué au
XVIIe siècle27. Autrement dit, cette traduction faisait connaître Anne
Dacier au public mondain, et la faisait connaître comme une femme
savante. Toute la question est de savoir quel rôle elle s’octroie elle-même
et, au fond, quel statut la Querelle lui fait prendre.

Enjeux de la traduction d’Anne Dacier

Dès la préface de son Iliade, publiée en 1711, elle entend s’adresser à un


public qu’avaient jusque là négligé peu ou prou les traducteurs d’Ho-
mère, autrement dit les savants :

J’ai toujours eû l’ambition de pouvoir donner à nostre siècle une traduction


d’Homere, qui, en conservant les principaux traits de ce grand Poëte, pust faire
revenir la pluspart des gens du monde du préjugé désavantageux que leur en ont
donné des copies difformes qu’on en a faites28.

a) L’esprit de la traduction

On se rend encore mieux compte de l’ambition mondaine d’A. Dacier


lorsqu’on met cette préface en regard des traductions du siècle passé. La
plus répandue était de Salel et Jamyn, publiée en 1584. L’épître allégo-
rique qui ouvre la traduction est dédiée au roi : prosopopée dans laquelle
Dame Poésie vante les mérites d’un poème enfin traduit en français,

27 Noémie Hepp, Homère en France au XVII e siècle, Librairie C. Klincksieck, Paris,


1968, coll. « Bibliothèque française et romane », série C « Etudes littéraires »,
n° 18, 855 p.
28 A. Dacier, L’ Iliade d’Homere, traduite en françois avec des remarques. Par Madame
Dacier, Rigaud, Paris, 1711, 3 tomes, t. 1, p. 1.
370 ERIC FRANCALANZA

langue du roi. Aussi passe-t-elle en revue tous les domaines qu’il illustre :
morale, philosophie, mathématique, politique, économie, art militaire.
Une querelle le sous-tend déjà, puisque cette version française s’oppose
à la tradition d’une traduction en latin. Mais les auteurs ne cherchent
pas tant à atteindre un public particulier qu’à s’attirer la protection royale.
L’ouvrage de Du Souhait, dédié en 1634 à Louis de Guise, comprend un
« Avis au Lecteur » de quatre pages, qui entend marquer la distance entre
la version française et l’original : « Vous ne trouverez point en ma traduc-
tion Françoise les pointes relevées de sa Poësie, tant pour ce que les Grecs
ont plus d’emphase que les François, que pour avoir l’esprit aussi esloigné
des merveilles du sien, comme il y a de distance de son âge au nostre29. »
Le titre que Du Souhait donne à son travail ne va pas sans marquer une
distance dans l’appréciation du modèle – c’est en tous cas la leçon qu’on
peut tirer de la présence du complément des Poëtes Grecs : L’Iliade d’Ho-
mère Prince des Poëtes Grecs, avec la suite d’Icelle. Ensemble le ravissement
d’Hélène, sugiet de l’histoire de Troie. Le tout de la traduction et Invêtion du
Sieur Du Souhait dernierre edition 1634. Du Souhait voulait manifeste-
ment rivaliser avec son modèle.
L’œuvre d’Homère ne sera plus éditée de 1638 à 1681 – presque un
demi-siècle sépare de nouveau les traductions30. A vrai dire, la querelle
entre Perrault et Boileau demandait qu’elle le fût sur de nouveaux frais :
il importait de retrouver le sens de l’opposition entre Modernes et An-
ciens par un retour au texte. Cela dit, la version en prose de La Valterie,

29 Du Souhait, L’Iliade d’Homère Prince des Poëtes Grecs, avec la suite d’Icelle…
(chez Nicolas Gasse, Paris, 1634, 1248 p.). Il est précédé d’autres traductions du
même : L’Iliade d’Homère traduite par Du Souhait (Chevalier, Paris, 1614, 2 vol.
in-8)° ; L’Iliade d’Homère… avec la suite d’icelle, ensemble le ravissement d’Hélène…
Le tout de la traduction et invention du sieur Du Souhait, précédé de la Vie d’Homère
selon Hérodote (N. Buon, Paris, 1617 et 1620, in-8°, 1248 p. et 2 vol. in-8° ;
P. Chevalier, 1620, in-8°, 1248 p.) ; L’Iliade d’Homère,… avec la suite d’icelle,
ensemble le ravissement d’Hélène… Le tour de la traduction et invention du sieur Du
Souhait, précédé de la Vie d’Hélène selon Hérodote (chez Nicolas Gasse, Paris, 1627,
XXXII-1248, XXX p., in-8 ° ; éd. revue et corrigée, Vve C. Barbin, Paris, 1699,
2 vol. in-12).
30 N. Hepp, op. cit., pp. 34-37.
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 371

publiée chez Barbin en 1681, n’a pas, selon N. Hepp, attiré les regards
des lettrés31. Une épître dédicatoire, adressée à l’abbé de Lyonne, est
suivie d’une préface qui condense en huit pages l’argumentaire de la
paternité poétique et des qualités du poème, tel qu’on le retrouvera
chez Anne Dacier. Mais l’embarras tient encore à la distance morale et
historique : « Pour prévenir néanmoins le dégoût que la délicatesse du
tems auroit peut-estre donné de la traduction, j’ay rapproché les mœurs
des Anciens, autant qu’il m’a esté permis32. » Après la publication en
1699 du Télémaque de Fénelon, l’abbé Régnier-Desmarais fait paraître,
en 1700, une traduction en vers du premier chant de l’Iliade, que suit
celle de La Motte en 1701. Avant Anne Dacier, l’abbé reprend Perrault
pour saper les fondements de son Parallèle. Mais il s’en prend aussi au
mode de traduire que choisit Perrault, lequel paraît plus proche à cet
égard de l’aspiration d’Anne Dacier. Pour l’abbé, il ne peut garantir la
noblesse du langage poétique : « Ma traduction, dit-il [Perrault], est pour-
tant mot à mot, & fort fidelle. Or c’est justement ce que ne peut jamais
estre, sur tout à l’égard d’un ouvrage de Poësie, une traduction faite
mot à mot33. » L’abbé finit par annoncer l’ouvrage d’Anne Dacier, preuve
que la nouvelle de sa traduction courait les ruelles : « Quand celle à la-
quelle j’apprens que Me Dacier travaille, sera imprimée, je ne doute
point qu’elle ne le représente bien plus au naturel » (ibid., p. 46).
Grâce à la Querelle des années 1680, le début du XVIIIe siècle voit
un regain d’intérêt pour Homère de la part du public mondain, et con-
naît nombre d’autres traductions, certaines perdues, d’autres inédites.
Mesurer la pertinence historique de l’édition d’Anne Dacier demande
qu’on considère cette abondance de traductions. Qu’elle se détache de
cette profusion signe d’ores et déjà son originalité. Qu’elle soit annon-
cée manifeste le renom de la traductrice. Pour tout dire, les principes

31 Ibid., p. 34.
32 La Valterie, L’Iliade d’Homere. Nouvelle Traduction, chez Claude Barbin, Paris,
1681, 4 vol. in-12, t. 1, p. 7.
33 Régnier-Desmarais (abbé François Séraphin), Le Premier Livre de l’Iliade d’Homere
en vers françois avec une dissertation sur quelques endroits d’Homere. Par M. l’abbé
Régnier. On y a joint quelques autres Pieces détachées, traduites du Grec, chez Jean
Anisson, Paris, 1700, p. 8.
372 ERIC FRANCALANZA

d’édition du texte qu’elle s’est imposés répondent à une ambition so-


ciale et littéraire : si elle veut avant tout rapprocher son poète du public
mondain, en partie acquis à la lecture d’Homère, c’est sans céder à la
tentation commune de le moderniser, ni même de rivaliser avec lui en
langue française comme Du Souhait. Cette perspective la rangerait du
côté des savants, à cela près qu’elle traduit en français, ce qui lui fait
épouser une autre condition que celle de femme savante, et elle le sait.
En fait, elle se lance dans une traduction qui rompt, à un double
titre, avec la tradition. Jusque là, on publiait de belles infidèles, ce que
confesse être le texte de Du Souhait34 : non seulement le poème, rendu
en vers latins ou français, ne respectait guère que l’esprit du texte quand
il le suivait, mais il était courant d’omettre nombre de passages. Afin de
légitimer ces tailles dans l’étoffe du texte, indécence, inconvenance,
invraisemblance étaient des chefs d’accusation aussi forts que le man-
que d’unité ou les prétendus défauts du style. Dans le Parnasse réformé
(1667), Gabriel Guéret avait déjà rappelé, par la bouche d’Apollon,
que la traduction devait se faire sur un texte original tiré d’œuvres com-
plètes35. Mais il maintenait qu’on ne saurait traduire des vers en prose.
Or A. Dacier veut fournir une traduction aussi proche que possible du
texte grec – ce en quoi elle accomplit le programme d’Apollon fixé dès
le milieu du XVIIe siècle. Mais elle ne le suivra pas pour le choix du
vers. A vrai dire, elle pense qu’on défigure un poète en le traduisant en
vers36. La prose s’impose, mais non sans restriction :

Quand je parle d’une traduction en prose, je ne veux point parler d’une traduc-
tion servile ; je parle d’une traduction généreuse & noble, qui en s’attachant for-
tement aux idées de son original, cherche les beautez de sa langue, & rend ses
images sans compter les mots. La première, par une fidélité trop scrupuleuse,

34 Roger Zuber, Les « belles infidèles » et la formation du goût classique, postface


d’Emmanuel Bury, Albin Michel, Paris, 1995, coll. Bibliothèque de l’évolution
de l’humanité, 521 p.
35 A. Viala, op. cit., pp. 156-162.
36 « Ouy, je ne crains point de le dire, & je pourrois le prouver, les poëtes traduits en
vers cessent d’être des poëtes » (A. Dacier, « Préface », Iliade, Rigaud, Paris, 1711,
p. XXXVI).
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 373

devient très infidelle : car pour conserver la lettre, elle ruine l’esprit, ce qui est
l’ouvrage d’un froid & stérile génie, au lieu que l’autre, en ne s’attachant princi-
palement qu’à conserver l’esprit, ne laisse pas, dans ses plus grandes libertez, de
conserver aussi la lettre ; & par ses traits hardis, mais tousjours vrays, elle devient
non seulement la fidelle copie de son original, mais un second original mesme37.

Cette conception de la traduction « généreuse & noble » exclut l’exacti-


tude et même une rivalité avec l’original : Mme Dacier ne traduit pas
pour créer. L’emploi de la prose consiste donc dans l’usage d’une liberté
à reconnaître : si elle évite de défigurer la poésie comme le ferait une
traduction en vers, elle doit néanmoins se méfier, comme d’un risque
majeur, d’une trop grande fidélité à la lettre qui trahirait l’esprit de
l’œuvre.
La position qu’elle adopte sur la traduction éclaire son propre statut
littéraire en ce qu’elle paraît originale. Effectivement, elle s’affiche comme
intermédiaire entre une pratique humaniste traditionnelle, une concep-
tion réformiste qui va même au-delà du programme que Guéret appelait
de ses vœux dès le XVIIe siècle et une conviction sur le sens du choix entre
vers et prose. Si le choix de la prose lui dénie a priori une posture d’écri-
vain, il modifie profondément le rôle de la traduction dans la vie litté-
raire, puisqu’étant en français, et non en latin, il cherche à vulgariser le
savoir jusque là réservé aux spécialistes. Son œuvre se rapproche ainsi
curieusement de celle du chef de file des Modernes, Fontenelle.

b) Le dispositif et le publié visé

C’est qu’elle a à l’esprit la défense d’Homère, et plus précisément de


l’authenticité de l’œuvre qui, pour bien faire, doit être présentée comme
aussi complète que possible. Consciente de la rupture induite par cette
ambition dans la tradition des traductions homériques, elle pare son
texte, comme toute édition savante, de remarques érudites : ce sont
autant de notes philologiques, géographiques, historiques qui désignent
l’humaniste émérite qu’elle était. Mais ce travail ne poursuit pas d’autre

37 Ibid., pp. XLI-XLII.


374 ERIC FRANCALANZA

but que de proposer une réflexion sur le goût, notion fondamentale


de l’esthétique classique. Preuve, cela dit, que cette notion était, de-
puis la querelle des années 1680 déjà, bien mise à mal. C’est en ce
sens que la querelle modifie quelque peu son statut de femme savante.
Cette fonction critique dans un sens très large, et non plus seulement
philologique, dépasse le rôle d’une femme savante. L’on peut effecti-
vement assimiler désormais sa fonction dans la Querelle à celle d’une
femme de lettres, étonnant précurseur des philosophes, en ce que se
trouvent ainsi combinés savoir et visée critique.
L’audace d’Anne Dacier tient notamment à l’idée qu’elle développe
dans le titre de l’essai dont nous avons parlé : que son siècle est marqué
par une « corruption du goût » dont une des causes principales est de
méconnaître les modèles anciens, en particulier le plus inimitable de
tous, Homère. Avec la notion de goût, elle se place au cœur des ques-
tions d’esthétique qui agitent l’époque. Son érudition se trouve ainsi
soumise autant à un projet pédagogique qu’à une ambition sociale et
littéraire.
C’est qu’à ses yeux, la question générale du goût croise l’apprécia-
tion particulière du poème épique. Deux plans organisent cette pers-
pective en coordonnant valeur du poème homérique et éducation litté-
raire. Elle affirme tout d’abord qu’il est difficile de goûter le genre de
l’épopée : « Il n’y a rien de plus difficile que de faire entrer le lecteur
dans le véritable goust du Poëme Epique38 », pour mieux en venir à une
dérive de l’épopée en roman, laquelle, à ses yeux, corrompt le goût des
lecteurs – on se souvient de la défense du roman par Huet39 : « Il est né
des poëmes qui n’ont que le nom de Poëmes Epiques, & certains ouvrages
en prose qui, en voulant estre Epiques, s’esloignent entierement de cette
condition40. » Elle songe pour les uns, entre autres, au Clovis de Desma-
rets de Saint-Sorlin41 qu’elle attaque à travers La Motte dans son traité

38 Ibid., 1711, p. I.
39 Pierre-Daniel Huet, Traité de l’origine des romans (1711).
40 A. Dacier, « Préface », Iliade, op. cit., p. IV.
41 Sur la carrière de cet homme de lettres important, voir Marc Fumaroli, « Des
abeilles et des araignées » (La Querelle des Anciens et des Modernes, op. cit.,
pp. 105 sqq.).
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 375

Des Causes de la corruption du goût, et pour les autres à tous les longs
romans d’aventures du XVIIe siècle. Son entreprise consiste alors à ren-
dre de nouveau l’accès aisé aux poèmes épiques, notamment à l’Iliade et
l’Odyssée, les plus dignes d’entre tous. Aussi énumère-t-elle les cinq prin-
cipales difficultés qu’elle compte affronter : elles concernent la nature
de l’épopée (démarcation avec le roman), l’interprétation du récit (allé-
gories et fables), l’historicité référentielle (mœurs et caractères), l’esthé-
tique (vraisemblance et merveilleux), le style (registres et prosodie). Elle
espère les réduire à travers le dispositif de la traduction commentée
qu’elle met au point, et qui est hérité de la plus pure tradition huma-
niste. Mais l’enjeu n’est pas le même que celui des humanistes et sa-
vants. C’est ce qu’elle précise encore dans la préface de l’Odyssée :

Que ceux qui lisent Homere dans ma Traduction, ayent sous la main tous les
secours nécessaires pour le lire avec plus d’intelligence & par conséquent avec
plus d’utilité & de plaisir, & que sans recourir ailleurs ils puissent voir la diffé-
rence qu’il y a entre des Poëmes sages & utiles, & des Poëmes informes & dange-
reux42.

Pour tout dire, il importe de « dissiper ces vains nuages qu’on oppose au
bon goût & à la raison »43. La corruption du goût se lit à un double
niveau : dans l’impossibilité d’accéder à une version française qui main-
tienne autant que possible et l’esprit et la lettre du poème grec, et, con-
séquemment, dans la confusion que cette méconnaissance introduit
entre les genres romanesque et épique.
Son dispositif est pédagogique, et par là modifie son statut de femme
savante :

Je n’escris pas pour les sçavants qui lisent Homere en sa langue, ils le connoissent
mieux que moi : j’escris pour ceux qui ne le connoissent point, c’est-à-dire, pour
le plus grand nombre, à l’égard desquels ce poëte est comme mort ; & j’escris
encore pour ceux qui commencent à le lire, & qui doivent travailler à l’entendre,
avant qu’ils puissent estre en estat d’en saisir les beautez44.

42 A. Dacier, « Préface », Odyssée, Rigaud, Paris, 1716, p. IV.


43 Ibid., Des Causes de la corruption du goût, op. cit., p. 8.
44 A. Dacier, « Préface », Iliade, op. cit., p. XXXVI.
376 ERIC FRANCALANZA

Pour qui écrit-elle, est bien une question fondamentale pour saisir le
sens de ce dispositif, le public auquel elle s’adresse et le statut littéraire
qu’elle prend de cette façon. On note en effet que, d’une certaine ma-
nière, la fonction pédagogique – « j’escris encore pour ceux qui com-
mencent à le lire, & qui doivent travailler à l’entendre, avant qu’ils
puissent estre en estat d’en saisir les beautez » – prime la valeur que
confère le savoir au texte qu’elle publie. Cette inversion des rôles qui
marque le souci du public – l’œuvre devient éducative – légitime et la
publication et la traduction commentée. C’est ainsi que la femme sa-
vante s’efface devant la pédagogue, et qu’apparaît le véritable rôle de la
femme de lettres.

c) La polémique

Effectivement, cette fonction pédagogique a une signification très forte


dans les débats esthétiques et littéraires, puisqu’il y va du goût. Le dis-
positif est censé corriger les imperfections qu’a introduites la lecture
des romans, et dont sont aussi responsables les versions jusque là pu-
bliées des poèmes homériques. C’est la raison pour laquelle, dans Ho-
mère défendu, qu’elle conçoit comme une Suite des Causes de la corrup-
tion du goût, sous-titre de l’œuvre, elle reprend le père Hardouin sur de
nombreux points de sa traduction : à ses yeux, la traduction est fonda-
mentale pour faire comprendre Homère et les principes de l’épopée.
Sinon comment expliquer qu’elle s’en prenne à un des partisans de la
cause homérique, selon une méthode qu’elle a déjà, certes avec moins
d’aménité, appliquée à La Motte ?
Dans cet esprit, elle construit également une explication des « règles
selon les principes d’Aristote » (p. IV) pour asseoir les remarques sur
une compréhension des enjeux littéraires du poème épique : « C’est un
précepte de l’Art poëtique, d’estudier les mœurs des siecles & des pays ;
les Romanciers les ont fort mal estudiées ; ils n’ont pour but que de les
altérer ou de les changer absolument45. » Le retour à Homère est aussi

45 A. Dacier, « Préface », Odyssée, op. cit., p. XXXVIII.


Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 377

un retour à Aristote, contre Longin et Platon : il s’agit d’une part de


saisir la vigueur continue de l’inspiration homérique qui permet au même
rhapsode de composer un « Poëme pathétique », l’Iliade, et un « Poëme
moral », l’Odyssée (p. LXIV) ; et, d’autre part, d’opposer vérité philoso-
phique et « imitation juste », pour mieux évoquer la nécessité d’un mo-
dèle comme Homère (ibid., pp. LIV-LV).
Elle poursuit plus amplement cette entreprise dans le traité Des Causes
de la corruption du goût, dans la mesure où elle revient d’une manière
systématique sur les remarques de La Motte qui avait distingué les dif-
férentes parties de la composition du poème (unité, cohérence, vrai-
semblance, merveilleux) et de sa poétique (comparaisons, descriptions,
caractères, discours, style et prosodie). Pour qui a lu le Discours sur Ho-
mère, il est facile de suivre le cheminement d’Anne Dacier : son dia-
logue avec La Motte résonne ainsi haut et clair sur la scène mondaine.
Aussi ne lui passe-t-elle rien.
Un exemple de ce jeu de répliques. Bien qu’il paraisse acquis qu’on
puisse donner un texte tronqué tout en respectant l’unité, La Motte note :

Combien de fois, dit-il [Phénix parle de l’enfance d’Achille], avez-vous vomi dans
mon sein, comme il arrive aux enfans de vomir sur leur nourrice ? Cette citation n’est
pas comme les autres de la traduction de Madame Dacier. Car elle a supprimé
jusdicieusement cet endroit, qui prouve fort bien en passant, que tout ce qui est
dans la nature, n’est pas pour cela bon à peindre.

Et Anne Dacier de répliquer qu’Homère n’a pas usé de ces termes, que
« les images dépendent des usages & des manières de penser » (ibid.),
qu’on ne peut pas toujours trouver des équivalents d’une langue à une
autre. Elle remarque surtout : « personne n’est plus persuadé que moy
que tout ce qui est dans la nature n’est pas pour cela bon à peindre46. »
Le cœur de la question du goût tient bien, nous le savons, à une con-
ception de l’imitation selon la nature, et le procès que La Motte intente
ici à Mme Dacier est bien un procès d’intention. Preuve de l’impor-
tance de cette traduction et de son dispositif (préfaces et remarques)
pour le public large que Mme Dacier entend désormais toucher.

46 Ibid., Des Causes de la corruption du goût, op. cit., p. 201.


378 ERIC FRANCALANZA

Au terme de ce parcours, il me semble qu’avec Anne Dacier, l’opposition


entre femme, femme savante et femme de lettres se fragilise profondé-
ment. Sa traduction, toute pédagogique qu’elle est, l’installe au cœur des
débats du temps sur l’imitation. On en remarque la nouveauté : cette
nouveauté, précisément, modifie le rôle du savant et lui fait prendre
conscience que, par l’effort de vulgarisation auquel il se soumet, il se
donne un rôle critique sur la scène littéraire, i. e. devant le public mon-
dain. Pour une femme, un tel changement est loin d’aller de soi, mais ce
qui garantit Anne Dacier dans son entreprise, c’est d’un côté l’assurance
d’un savoir qui l’honore – elle se montre ainsi digne fille de son père et
épouse fidèle aux principes reconnus de son mari –, d’un autre le rôle de
mère continué dans la fonction pédagogique à laquelle elle entend sou-
mettre l’œuvre. Mais ce travail ne va pas sans une remise en cause des
traductions et œuvres inspirées d’Homère ainsi que des modes de tra-
duire : en ce sens, il faut bon gré mal gré endosser le rôle de femme de
lettres, c’est-à-dire s’aventurer sur le territoire de la Critique, jusque là
réservé aux littérateurs /puristes.
En ce sens, il est loisible de penser qu’elle a considérablement con-
tribué à l’essor d’une double tendance caractéristique de la vie littéraire
du XVIIIe siècle, et l’importance de la querelle d’Homère dans tout le
siècle nous autorise à croire cette contribution très forte, surtout si l’on
considère qu’elle fait bouger à bien des niveaux le rapport entre norme
et écart. D’une part, la carrière des hommes de lettres peut se lancer à
partir de traductions qui ne les rangent plus forcément dans un statut
de lettré : au contraire, il y a fusion, au cours du siècle, entre les deux
statuts étudiés par A. Viala, et cette fusion participe, entre autres phéno-
mènes, à la création d’un statut nouveau, celui de l’intellectuel, analysé
notamment par Didier Masseau et, à travers un parallèle intéressant
entre France et Angleterre, par Richard Waller47. D’autre part, les
femmes de lettres peuvent se reconnaître dans l’importance qu’a prise
Anne Dacier sur la scène littéraire de son temps. Le nom de la femme
auteur n’a plus les mêmes raisons de se dissimuler, et le savoir peut aussi
47 Nous ne citerons pas de nouveau le livre de D. Masseau (voir infra), mais nous
renvoyons aussi à l’article de Richard Waller, « L’Homme de lettres en France et en
Angleterre (1700-1730) » (Dix-huitième Siècle, Garnier, Paris, 1981, pp. 229-252).
Anne Dacier (1654-1720), femme de lettres 379

être son apanage, dès lors qu’il se révèle utile à l’essor des lettres, au sens
très large qu’on donnait à ce mot au XVIIIe siècle.
Ces deux remarques optimistes ne négligent certes pas la part des tra-
ditions et des conventions qui pèsent encore sur les femmes lorsqu’elles
veulent se lancer dans la carrière littéraire. Mais on doit reconnaître
l’importance de certaines d’entre elles qui conquièrent des domaines autre-
fois réservés à la gente masculine : songeons à Mme du Châtelet, à Mme
de Graffigny, à Mme du Boccage, ou à d’autres qui se plaisent ou se
spécialisent dans l’écriture de romans : c’est un domaine des lettres qu’on
leur concède encore volontiers, étant donné le préjugé défavorable dont
il est toujours affecté, mais le nombre des romancières saisit aussi l’essor
du genre48 et contribue à une banalisation de l’acte de création romanes-
que, propice à une reconnaissance des femmes dans la littérature. Est-ce
là surévaluer conjointement le statut d’Anne Dacier et celui des femmes
dans la carrière des lettres au XVIIIe siècle ? Il ne reste pas moins sensible
qu’Anne Dacier a marqué son temps et que les résurgences de la querelle
d’Homère se font sentir durant tout le siècle et même après49, ni moins
vrai que les femmes, et elles furent nombreuses, ont occupé des positions
dans la vie littéraire du XVIIIe siècle qui demandent encore à être étu-
diées de près50 (même s’il y a déjà de belles enquêtes sur Mme de Lam-
bert, Mme de Graffigny, sur la figure de la mère51 etc.), et auxquelles
Anne Dacier semble avoir donné un des plus marquants exemples.

48 « la production féminine se réduisait à presque rien dans la première moitié du


[XVIIe] siècle, mais vers le milieu, l’écriture romanesque au féminin connu un
développement accéléré » (N. Grande, op. cit., p. 14).
49 Homère en France après la Querelle (1715-1900). Actes du colloque de Grenoble (23-
25 octobre 1995). Université Stendhal-Grenoble III. Édités par F. Letoublon et C.
Volpilhac-Auger avec la collaboration de D. Sangsue, Champion, Paris, 1999, 544 p.
50 Pour une perspective d’ensemble, on peut se reporter au numéro 36 de Dix-
Huitième Siècle, dirigé par Sylvain Menant, Femmes des Lumières, dans lequel on
trouve l’analyse de quelques trajectoires singulières de femmes.
51 On retiendra, par exemple, les ouvrages de Roger Marchal (Madame de Lambert
et son milieu, SVEC, Oxford, 1991, 798 p.), d’English Showalter (Françoise de
Graffigny, her life and works, SVEC, Oxford, 2004, XIX-374 p.), d’Isabelle Brouard-
Arends (Vie et images maternelles dans la littérature du XVIIIe siècle, SVEC, Oxford,
1991, 465 p.).
Notes et notules dans les marges d’un album de voyage
de Marceline Desbordes-Valmore
CLAUDE SCHOPP

« Il y a des âmes qui apportent dans la vie comme un besoin de souf-


frances et une faculté singulière de sentir la peine : elles sont d’ordinaire
servies à souhait. » a pu écrire, avec la cruauté des douillets, Sainte-Beuve,
après que s’était tue la voix de Marceline Desbordes-Valmore, « cette
voix de femme, si émue dès le premier jour, si pleine de notes ardentes,
éplorées et suaves, [qui] ne s’est pas brisée durant cette longue épreuve
de la vie, épreuve qui cependant a été plus rude pour elle que pour
d’autres. »1
En effet, comme les mages et les devins dans L’Enfer, Marceline
Desbordes Valmore a été condamnée à marcher, à toujours marcher, les
yeux pleins de larmes tournés vers l’arrière, vers un Paradis perdu :

les champs paternels hérissés de charmilles


Où glissent le soir des flots de jeunes filles2

Épouse et mère

En épousant Prosper Valmore, en nouant son nom et sa vie à ceux d’un


comédien comme elle, probe, consciencieux mais sans génie, elle s’était
livrée à un destin aisément déchiffrage : une existence précaire, soumise

1 C. A. Sainte-Beuve, « Poésies inédites de madame Desbordes-Valmore », in Cause-


ries du Lundi, Librairie Garnier frères, Paris, tome quatorzième, pp. 405-416.
2 « Rêve intermittent d’une nuit triste », Poésies inédites, 1860.
382 CLAUDE S CHOPP

aux caprices du public, faite de démarches humiliantes, de déménage-


ments sans nombre, d’installations éphémères dans des villes de hasard,
de soucis bassement matériels. Elle avait d’abord été femme, épouse et
mère ; doublée d’un grand poète, parce, justement totalement femme,
selon Baudelaire : « Mme Desbordes-Valmore fut femme, fut toujours
femme et ne fut absolument que femme ; mais elle fut à un degré extra-
ordinaire l’expression poétique de toutes les beautés naturelles de la
femme. »3
Elle savait, en toute occasion, trouver le courage, un courage in-
domptable, d’aller et de faire aller au jour le jour la famille dont elle
était l’âme. « Tendez votre tablier, lui avait dit autrefois son oncle Cons-
tant Desbordes, les femmes ne seront jamais que des glaneuses… » 4
Prosper avait dû se résigner, après qu’un engagement à l’Odéon
n’avait pas été renouvelé, à n’être qu’un premier rôle de province, c’est-
à-dire un comédien en exil, fade doublure lyonnaise, bordelaise ou rouen-
naise des grands artistes de la capitale. Marceline avait vécu dans le
repliement de l’amour maternel et de la poésie, quatre ans à Bordeaux ;
une année malheureuse à Rouen, plus de dix ans, en trois séjours, à
Lyon, où, les yeux collés « à la vitre », elle avait contemplé le spectacle
hideux par lequel s’était achèvé la révolte des canuts, insurrection de la
faim :

Quand le sang inondait cette ville éperdue,


Quand la bombe et le plomb balayant chaque rue,
Excitaient les sanglots des tocsins effrayés,
Quand le rouge incendie aux longs bras déployés,
Étreignaient dans ses nœuds les enfants et les pères,
Refoulés sous leurs toits par les feux militaires,
J’étais là ! 5

3 L’Art romantique.
4 L’Atelier du peintre, 1833.
5 « À M. A.L. », Pauvres Fleurs, 1839.
Un album de voyage de Marceline Desbordes-Valmore 383

Courant à sa perte

En 1837, miracle ! – pour l’accomplissement duquel Marceline avait


intercédé auprès de ses puissantes amitiés : Prosper Valmore avait été
nommé administrateur de l’Odéon, exploité, à partir du 1er octobre,
par la Comédie-Française et son directeur-gérant Vedel.
Paris enfin, Paris mais pour quelques mois seulement.
L’année suivante, l’Odéon fermait. Marceline résume avec véhé-
mence la catastrophe qui s’en est suivie :

Nous étions encore une fois sans position et dans l’effroi d’attendre. On propose
alors à Valmore une année en Italie, trois mois à Milan, trois à Rome, trois à
Naples et trois autres à Gênes, son voyage et le mien payés, des honoraires conve-
nables, assurés par une société de millionnaires, le tout attesté par un correspon-
dant de théâtre, homme âgé, prudent et plein d’expérience. On nous pousse à
prendre ce parti. Mlle Mars se laisse entraîner comme nous. En cinquante heures,
ce déchirement s’opère ; mes meubles reçus chez un ami, mes malles faites, nos
places arrêtées, mon fils placé en pleurant comme l’exigent ses études, et nous
tombant tous quatre dans la diligence, mon mari, mes deux filles et moi, ivres de
douleur de surprise et de fatigue. Nous courions à notre perte, tout déchirés de ce
nouveau sacrifice. Les contrats étaient faux, les privilèges faux ; des fripons vou-
laient exploiter le couronnement de l’empereur d’Autriche à Milan : ce qu’ils ont
fait en abandonnant, après, leurs victimes dans ce pays étranger, à 260 lieues de
Paris. Mlle Mars a perdu 10.000 francs, pour le plaisir d’être couronnée et cou-
verte de fleurs par ce peuple idolâtre de son talent ; et nous, nous avons vendu ce
qu’ils avaient eu la pitié de nous laisser pour regagner… quoi ? les rues chères et
indifférentes de cette France qui ne veut pas de nous. »6

6 Lettre à Jean-Baptiste Gergerès, 16 décembre 1838 in Marceline Desbordes-


Valmore, Lettres inédites (1812-1857). Recueillies et annotées par son fils Hippo-
lyte Valmore. Préface de Boyer d’Agen (Notes d’Arthur Pougin), Société des Edi-
tions Louis-Michaud, Paris, [1911], pp. 66-67.
384 CLAUDE S CHOPP

L’album

Pendant son voyage vers Milan et son séjour dans la capitale lombarde,
Marceline jette sur les feuillets d’un album descriptions et impressions,
dont coulent parfois de la poésie, vers ou strophes dans leur état pre-
mier. Ce carnet connaîtra un destin singulier : acquis par Louis Aragon,
il constitue une sorte de palimpseste sur lequel le poète écrit son long
poème intitulé Le Voyage d’Italie recueilli dans Les Poètes. Le regard du
poète décrit un long travelling suivant la diligence :

Je porte mes yeux gris, vers cette patache à quatre chevaux de halte en halte / Avec
son chargement de voyageurs vannés venant à petites journées / D’auberge en
auberge […] Je porte mes yeux gris sur cette cargaison de mil huit cent trente-
huit. […]

avant de se focaliser en plan américain sur

[…] cette femme ni jeune ni belle / Qui ne descend pas de la diligence avec ses
filles et son mari / Assise au fond dans ses vêtements et sa modestie / Les yeux
perdus écrivant sur ses genoux de temps à autre / Une ligne au crayon dansante et
mal formée. »

La matérialité du cahier (le support et les instruments scripteurs utili-


sés, crayon ou plume ; les lignes dansantes qui témoignent des cahots
de la voiture ; les éléments non textuels qu’il renferme entre ses pages,
feuilles ou fleurs séchées, plumes, mèche de cheveux, dessins) a un dou-
ble effet : d’abord de tenir à distance temporelle comme témoignage
d’un autre temps ; ensuite de sécréter une proximité émotionnelle.
La lecture de cet album, que nous avons eu le bonheur d’éditer7,
doit être complétée par celle d’un autre album conservé à la Biblio-
thèque municipale de Douai et rédigé sous forme plus élaborée d’une
lettre destinée à une amie (Pauline Duchambge, vraisemblablement).

7 Marceline Desbordes-Valmore / Aragon, Les Yeux pleins d’églises. Le Voyage en


Italie. Avant-propos de Jean Ristat ; Introduction et notes de Claude Schopp.
Éditions La Bibliothèque, Paris, 2010.
Un album de voyage de Marceline Desbordes-Valmore 385

Douleur d’une mère

Dès son départ, le voyage d’Italie est vécu dans la douleur, douleur causée
par la séparation, car il s’effectue « sans mon fils ». Tout rappelle cet
arrachement. C’est à Turin, par exemple, « la chanteuse de nuit, si lente
et si triste » : Disait-elle. un salut à la mère qui voyage sans son fils ? » se
demande Marceline. Aussi la représentation plastique sur laquelle se
porte irrésistiblement son regard est-elle celle de la mater dolorosa.
Les vers qui s’élèvent immédiatement de cette souffrance prennent
naturellement la forme de la prière :

Oh ! je crains de souffrir. Ma tâche est trop pressée.


Oh ! laissez-moi m’asseoir sur le bord du chemin,
Mes enfants à mes pieds et mon front dans ma main.
Oh ! les arbres du moins ont du temps pour fleurir,
Pour répandre leurs fruits à la terre et mourir ! 8

À la réalité du déplacement, de la hâte et de dispersion, la prière (sans


destinataire nommé, mais un distique porté plus loin dans le carnet obvie
à cette imprécision : « Ces cris qui sortaient de mon âme, / Seigneur,
étaient pour vous. ») oppose l’immobilité, la sérénité de la pensée (« mon
front dans ma main ») et la réunion fusionnelle du groupe familial.

La pente à l’antithèse

Là comme presque toujours, l’expression de la pensée ou du sentiment


suit chez Marceline la pente à l’antithèse, fut-ce dans des observations
quotidiennes comme celles touchant la taille des Milanais et des Mila-
naises :

8 Premières versions d’une strophe et demie de Le Dimanche des Rameaux, recueilli


dans Bouquets et prières, p. 184.
386 CLAUDE S CHOPP

Les femmes […] marchent à l’abandon dans le déploiement de leur grâce élevée,
car elles sont pour la plupart grandes et droites. La quantité prodigieuse des pres-
que nains dont fourmillent les rues forme un constraste surprenant avec la nature
élevée des femmes et des hommes de cette ville.

La forme antithétique, qui confère de la tension au texte, trouve sa


manifestation la plus achevée dans le double registre mettant en con-
traste la souffrance d’ici-bas et la splendeur céleste ; ainsi dans l’église
San Francesco da Paola de Turin l’odeur cadavéreuse et la présence « par-
tout des goëtreux » sont dans un second temps occultées par « un ciel
ruisselant de lumière et d’amour ». Cette magnificence céleste incite
irrépressiblement au cantique : lors de la traversée des Alpes, « J’éprou-
vai, écrit-elle, dans un moment l’étrange besoin de m’élancer au dehors
de la voiture pour me mettre à genoux devant ces hautes merveilles :

Ah ! la belle église, m’écriai-je, ivre d’admiration.


– Non, madame, répondit mon voisin, c’est un rocher.

Des églises

Ce mirage église préfigure les innombrables églises, dans lesquelles pen-


dant les deux jours passés à Turin, les 17 et 18 juillet ; puis pendant le
sinistre séjour à Milan, elle trouve asile : « églises hospitalières où je me
précipite comme si j’entrais par une porte dérobée dans la maison de
mon père. Là je suis bien sûre que l’on m’entend. Se mettre à genoux,
signer son front et rester tristement sur quelque marbre d’où personne
n’a le droit de vous éloigner, c’est une grande douceur. » (II).
Elles ont nom à Turin, San Francesco da Paola, San Filippo Neri, la
Madonna degli Angeli, enfin le Duomo S. Giovanni Battista ; San Berna-
dino alle Ossa, San Antonio, Santa Maria del Paradise, Santa Maria presso
San Celso, San Nazaro Maggiore, à Milan.
Marceline s’y réfugie certes pour échapper à « la chaleur accablante »
de juillet et d’août, mais surtout pour consoler son « cœur triste [qui]
Un album de voyage de Marceline Desbordes-Valmore 387

corrompt tout ». Protectrices, elle constituent des lieux de conjonction


entre terre et ciel, de transport hors de soi par l’admiration qu’elle res-
sent. « Je reste depuis mon entrée en Italie imprégnée de l’encens et
les yeux pleins d’églises. », écrit-elle ; « Lasse à mourir de la beauté des
pierres. Les yeux pleins d’églises » reprendra Aragon.

D’église en église

Afin de réaliser l’annotation de l’album, j’ai suivi pas à pas Marceline


dans ses découvertes des villes et surtout des sanctuaires qu’elle avait
hantés, espérant retrouver des bribes de sensations ou de sentiments
qu’elle y avait éprouvés, et après elle Aragon. Tourisme littéraire, mais
le plus souvent l’émotion ne se trouve pas dans les lieux, mais dans le
texte. Cependant, aujourd’hui encore l’Album constitue un excellent
guide des églises de Turin et de Milan, et de leur bon usage : elles sont
des havres de grâce de paix et de solitude : « On n’est bien ici que dans
les églises aux heures où la foule en est sortie ; leur douce et profonde
solitude est bienveillante et l’on peut y respirer de l’étouffante froideur
qui vous a chassé de partout. » écrit-elle à propos de San Nazaro, « belle
et simple église, à la façade de brique, près de la Porte de Rome à Milan,
où j’entre à toute heure, excepté quand elle est pleine de monde. »
Exceptionnellement, la foule des fidèles peut être ressentie comme
une communauté bénéfique qui protège l’étrangère : dans San Filippo,
église sérieuse de Turin, elle se met à genoux sur la marche d’un confes-
sionnal, où officie un jeune capucin durant qu’on allumait les cierges.
L’agenouillement de la prière, le murmure de la confession est rompue
par « une femme du peuple, [qui] me fit lever et asseoir avec Ondine et
Inès [ses filles] sur le large banc où elles prient et chantent de toutes
leurs forces les répons de l’office. »
388 CLAUDE S CHOPP

Tristesse

Le fond du séjour à Milan est composé de tristesse, une tristesse prémoni-


toire :

Le rire enroué de notre padrone, les cris inintelligibles, pour nous, de ses garçons,
le bruit monotone de l’école voisine, et celui de plusieurs poules errantes dans le
petit jardin qui donne un peu d’ombre dans nos chambres me portent au som-
meil et engourdit mes idées qui restent tristes instinctivement.

L’Ospedale Maggiore ou Ca’ Grande, grand et admirable hôpital, qu’elle


visite constitue pour elle un lieu de compassion, de communication
avec la souffrance d’autrui, qui la pénètre :

Mélancolie ! Toutes ces têtes italiennes, pâles et graves comme le Lazare au tom-
beau. Leurs yeux seuls disent tristement aux vivants qu’ils sont vivants aussi. Là,
douze mille souffrants trouvent un lit pour s’étendre, se guérir ou s’anéantir dans
une nouvelle existence […] La grande porte d’une de ces tristes salles était ouverte
[…] Les malades […] presque tous tournaient leurs yeux languissamment vers
cette porte où nous nous arrêtâmes : ils espéraient sans doute y voir apparaître
quelque parent, quelque ami, ou voir entrer l’heure de la délivrance. Ils sont si las
de leurs chaînes brûlantes ! Et les lampes qui les éclairent forment avec les rayons
du jour que la porte ouverte laisse entrer, quelque chose si triste que leur âme
semble rester en dehors jusqu’à la guérison de leur pauvre corps esclave.

Près de l’hôpital, San Bernadino alle Ossa, dédiée aux Morts est « frap-
pante à voir », écrit Marceline ; cependant la description qu’elle en donne
est peu modalisée, comme si l’étrangeté du lieu occultait tout senti-
ment :

La Vierge en deuil, penchée sur le corps étendu du Christ sans vie, occupe l’autel
du milieu. Les trois murs qui l’entourent sont formés d’ossements de têtes de
morts véritables et tellement entassées, enchassées l’une dans l’autre qu’elles for-
ment d’abord une mosaïque grise, dont on ne distingue que par degrès le triste
dessin et la matière.. Des lampes d’une forme étrange brûlent en quantité dans ce
petit temple qui n’est consacré qu’à la mort […] Tous les soirs, les marches en
dehors de ce sépulcre sont envahies par des hommes et des femmes en prières.
Un album de voyage de Marceline Desbordes-Valmore 389

Images mortuaires

Le regard de Marceline est durablement aimanté par des images mor-


tuaires, comme le « grand cadre noir suspendu au-dessus des tentures
funèbres [qui] annonce ainsi aux passants, durant tout un jour, le nom,
les qualités et la mort de la personne pour qui l’église est en deuil » ;
comme la représentation de la Madone aux Sept Épées dans le cœur :
« en la regardant, les yeux si tristement attachés au ciel, peut-on ne pas
comprendre comme sa langue maternelle cette inscription latine : Dolor
meus super dolorem. » ; celles, dans un enfoncement de Santa Maria del
Paradise, du calvaire et de Dieu crucifié ; les sarcophages de San Nazaro,
sur lesquels les hommes et les femmes qu’ils renferment sont représen-
tés en statues couchées : « Leurs traits, leurs vêtements, leurs attitudes
sont si vraies que l’on se sent saisi. » ; près de San Ambrogio, « une pein-
ture à fresque qui représente la mort en capuchon et enveloppée d’une
longue robe de moine collante sur ses os. Une orgue des rues jouait à ce
moment un air mélancolique, et je ne me croyais plus trop de cette
vie. » ; ou les convois suivis dans il Borgo di Porta Romana, celui d’un
pauvre enfant du peuple : « Il passait au milieu d’un peuple serré, chan-
tant, criant, courant dans la poussière et le soleil, et la foule, qui s’ouvrait
pour laisser passer le prêtre, ne se retournait plus sur le pauvre petit
cercueil. » (II) ; ou d’une jeune fille riche dont « le léger cercueil [était]
recouvert de damas blanc brodé d’argent et couvert de fleurs et de cou-
ronnes admirablement belles ».

Émerveillements

Au recueillement de la prière, à la triste émotion éprouvée au spectacle


de la misère et de la mort, à la prosternation succède devant le Duomo
l’émerveillement devant la beauté :
390 CLAUDE S CHOPP

La Cathédrale, vue à la fin du jour, […] s’offre aux yeux comme un de ces rêves
que l’on voit grandir, s’élever immense jusqu’au ciel dont il semble être une porte,
et que l’on tremble de quitter un moment du regard dans l’effroi qu’il ne s’éva-
nouisse. […] L’oiseau ne se pose pas plus svelte et plus gracile sur la pointe du
roseau qu’il ne fait pas plier. Mariæ Nascentia domine cette vaste merveille de
marbre blanc, elle seule est toute d’or, comme un soleil à forme humaine.

Alors que la tristesse provoquait l’abattement, le mouvement vers le sol


de l’agenouillement, l’émotion devant cette thing of beauty de l’Endy-
mion de Keats, transporte, dans un mouvement ascensionnel, l’âme qui
ne peut s’exprimer que par l’éclatement en larmes :

Les rayons du soir qui la frappaient alors la rendaient si resplendissante que j’étouffai
mes regards sous mes mains où mes larmes ruisselèrent. Ces vives et poignantes
admirations n’ont en moi que ces témoignages muets pour soulager l’âme et l’em-
pêcher d’éclater en cris.

Même mouvement ascensionnel aussi devant le tympan de Santa Ma-


ria presso San Celso qui

[…] frappe les yeux par la beauté de ses colonnes en marbre et de cinq statues en
marbre blanc qui les surmontent : Santa Maria, deux anges adorants à ses pieds et
deux autres annonçant son ascension au son de la trompette. Cette scène d’anges
aux ailes d’airain s’envole, et se détache pleine de magie sur le ciel bleu où elle
s’élève et semble entrer.

L’enchantement cependant peut avoir pour déclencheur des objets es-


thétiques moins prestigieux comme la Nativité de Santa Maria del
Paradiso : « Rien de touchant comme ce groupe sculpté dans l’enfonce-
ment d’une niche éclairée de chaque côté par deux petites fenêtres ron-
des, et représentant l’étable. Cette scène naïve est tenue sous un voile
de verre qui en rend l’effet mystérieux et rêveur. »
Sur l’album, Marceline essaie de définir l’effet que produit sur elle
ces merveilles artistiques auxquelles elle veut « attacher un souvenir »,
mais elle ne peut que « dire l’impression que leur ensemble fait sur moi :
elle me brise […] Les facultés admiratives trop puisamment excitées
peuvent produire les ravages d’une grande passion et dessécher le cer-
veau trop faible ou trop ardent qui le recèle. » ; une mention : « Mis aux
Un album de voyage de Marceline Desbordes-Valmore 391

Rêves d’artiste », renvoie à une nouvelle sur ce thème restée inachevée.


« Toutes ses merveilles ne peuvent guérir l’espèce de terreur résignée à la
vue des spectacles nouveaux devant lesquels j’arrive toute prosternée. »
écrit-elle à Frédéric Lepeytre le 1er août 1838.

L’amante

Cependant cet album criant d’une déchirante vérité, est aussi émouvant
par ce qu’il cache. L’amour sacré ou maternel y occulte l’amour profane.
La mère inquiète dissimule l’amante qui se laisse deviner peut-être dans
la description du groupe du sculpteur florentin Stoldo Lorenzi, dans la
cour de Santa Maria presso San Celso qui évoque le plaisir de l’amour :

Ève, rappelant la Vénus antique, prête l’oreille à la petite tentatrice, dont la fi-
gure, la gorge et les bras de femme sont admirables. La séduction présente le fruit.
Ce beau groupe est sous une grille. Adam, seul, est de l’autre côté, sous le même
treillage conservateur. C’est un bel Italien ; moins divin que sa femme, il est vrai,
plus vivant : on ne peut rien voir de plus animé, de [plus] simple, de plus beau.
Roméo devait plaire sous de pareils traits. Je comprends Roméo sous de pareils
traits et l’amour de Juliette, fût-elle belle comme Ève.

Dans une lettre à PaulineDuchambge, elle ne fait pas mystère de son


amour coupable :

J’ai tenté Dieu, Pauline ! À force de lui demander l’éloignement de ce qui me


faisait mal à Paris, Dieu m’a jetée loin de tout ce qui m’y attachait […] Ecoute,
Pauline, je sens en moi-même qu’il y a là-dedans plus que du hasard. Il y a la
volonté de la providence qui me châtie, et M. Védel et d’autres ne sont que les
instruments aveugles de cette justice sévère […].Venir en Italie pour guérir un
cœur blessé à mort d’amour… c’est étrange et fatal […] avant cela Dieu nous
aura peut-être éclairés et retirés nous-mêmes de cette épreuve si dure, où j’ai mar-
ché soumise, tu le sais, dans l’idée secrète que c’est une expiation. […] Et moi,
sais-tu ce que je regrette de cette belle Rome ? la trace rêvée, qu’il y a laissée de ses
pas, de sa voix si jeune alors, si douce toujours, si éternellement puissante sur moi, je
ne demanderais à Rome que cette vision. Je ne l’aurai pas.
392 CLAUDE S CHOPP

Cette voix puissante, c’est celle de Latouche qui était parti en 1812
pour Italie où il avait été employé, en 1813-1814, aux Droits réunis de
Rome. « Rome où ses jeunes pas ont erré, belle Rome ! » 9,
Latouche, l’ancien amant toujours aimé dont Aragon, prenant la
voix de Marceline, déplore la perte :

C’est toi seul qui baisses les lampes / J’ai vieilli moi dans les miroirs / Mais toi toi
qu’ils n’ont pas noyé dans leurs eaux noires / Invisiblement tu demeures le même /
Jeune homme blond front pur ô corps doré / Et je n’écoute pas ceux qui me
consolent à dire / Combien les saisons t’ont changé.

Les dernières lignes de l’album exprime le plus grand désarroi : « Milan,


encore Milan ! C’est en Italie que Tasso a perdu la raison…[…] Cette ville
en apparence si déserte enferme dans un hospice deux mille aliénés.

9 Ma prière à Rome, Bouquets et prières, p. 141.


393

Fawzia Zouari ou Shahrazade mal enchaînée


AMOR BEN ALI

Dans le titre de notre communication se télescopent Le Prométhée mal


enchaîné d’André Gide et Pour en finir avec Sharazade, un essai de Fawzia
Zouari publié par Cérès éditions en 1996. La première œuvre nous
servira de témoin dans l’étude de la seconde.
D’abord une question. Prométhée est-il solidement enchaîné ou
mal enchaîné ? Avant de répondre à cette question, il me plairait de la
répercuter. Qu’elle soit une Sharazade ou une anti-Sharazade, Fawzia
Zouari est-elle une femme enchaînée ou mal enchaînée ? La femme arabe
est-elle dans les fers ? La réponse est oui à condition de ne pas perdre de
vue qu’il y a de plus en plus de femmes émancipées et que leur nombre
ne cesse de croître surtout dans les pays du Maghreb. Certes, elles ne
constituent pas la majorité, mais sans entrer dans les statistiques et les
disparités régionales, l’impression d’un développement ayant profité à
la femme est largement partagée. Largement mais non universellement
partagée. Dans les media occidentaux, l’image de la femme musulmane
est réduite au voile et à tout ce qu’il symbolise comme oppression.
L’écrivaine libanaise, Joumana Haddad, a été irritée par la question d’une
journaliste étrangère qui ne comprenait pas comment une femme arabe
comme elle pouvait écrire de la poésie sensuelle, diriger un magazine
érotique, et vivre et penser en femme libre. La réponse de Joumana
Haddad a été de lui faire comprendre qu’elle n’est pas l’arbre qui cache
la forêt et surtout qu’elle n’est pas la brebis galeuse : « Je ne crois pas être
si exceptionnelle, lui rétorqua-t-elle. Il y a beaucoup de ‹ femmes arabes
libérées › comme moi. Si vous ignorez notre existence comme vous le
prétendez, c’est votre problème, pas le nôtre. » C’est suite à ce froisse-
ment que Joumana Haddad décide de publier en 2010 (Saqi Books,
London) ses réflexions de femme libre et révoltée dans un essai intitulé
394 A MOR BEN ALI

justement I Killed Harazad, j’ai tué Sharazade. Nous y reviendrons.


Fawzia Zouari avait déjà eu la même réaction en dénonçant et en trou-
vant contre-productive l’image négative de la femme musulmane dans
les media occidentaux qui s’interdisent ainsi de voir et d’entendre les
femmes arabes libres.
Il ne s’agit pas pour nous d’occulter la condition de la femme qui, à
des degrés divers, est toujours d’actualité partout dans le monde, y com-
pris en Occident, mais de nous situer à une échelle restreinte où le
développement plus ou moins relatif atteint par certains pays arabes a
permis à bon nombre de femmes de réaliser leur émancipation en dépit
des menaces et de la persistance des traditions et des mentalités rétro-
grades. La femme au Maghreb, pour nous limiter à l’espace franco-
phone, n’est ni totalement libre autant que l’homme peut l’être ni tota-
lement enchaînée. Elle se doit de se défaire de ses chaînes pour peu que
sa situation sociale le permette.
Deux options sont envisageables, celle de la révolte subversive du
féminisme militant et celle non idéologique de l’aventure individuelle :
Joumana Haddad et Fawzia Zouari, pour ne citer que ces deux écrivaines
contemporaines, appartiennent chacune à ces deux tendances oppo-
sées. La première opte pour un féminisme provocateur et intransigeant.
Dans son essai sous-titré, « confessions d’une femme arabe en colère »,
elle avoue avoir lu toute jeune le marquis de Sade et s’empresse d’en
recommander la lecture à toutes les adolescentes ; dans sa poésie éroti-
que, elle explore le désir féminin avec franchise sans périphrases ni euphé-
mismes. En tuant Shahrazade, la femme géniale mais soumise, l’écrivaine
libanaise s’élève contre les tabous, les traditions, les religions mono-
théistes très hostiles à la femme.
La seconde choisit la voie plus sereine et apaisée d’un féminisme
essentialiste au mépris de tout parti pris idéologique ou politique. Cette
posture de femme émancipée, comblée par une vie intellectuelle plei-
nement consommée, l’écrivaine tunisienne la doit à une aventure cou-
rageuse et exaltante mais sans heurts ni violence. Et pour revenir aux
questions initiales, Prométhée et Fawzia Zouari sont-ils bien ou mal
enchaînés, force est de reconnaître que l’essai de l’écrivaine francophone
donne à lire l’histoire d’une femme mal enchaînée tout comme de le
Farouzia Zouari ou Shahrazade mal enchaînée 395

Prométhée de Gide. Pour se libérer, il lui a fallu simplement passer


outre. La provinciale du Kef fait la connaissance d’un coopérant fran-
çais probablement sur les bancs de la faculté des lettres de Tunis et
décide de partir avec lui en France en 1979. Et la voilà promise à une
carrière de journaliste et d’écrivaine sans compter les titres honorifiques
de présidente du cercle des intellectuels maghrébins à Paris et du co-
mité des femmes créatrices arabes à l’Institut du monde arabe. Après la
tragédie d’Eschyle, Prométhée enchaîné, l’on est émerveillé par l’éton-
nante facilité avec laquelle le Prométhée de Gide se défait de ses chaînes
sans attendre le secours du providentiel Héraclès qui, selon la légende
l’aurait délivré et aurait mis fin au châtiment divin que lui avait infligé
Zeus pour avoir dérobé le feu divin pour le donner aux hommes. Sans
crier gare, sans autre forme de procès, le Prométhée de Gide quitte son
Caucase pour aller s’installer à la terrasse d’un café parisien1.
Prométhée n’a pas eu recours à la force de l’homme révolté pour
briser ses chaînes, il lui a suffi de les dénouer pour partir à l’aventure et
se recréer. A la fin du drame, Tityre, déformation cocasse de Titan, se
croit très attaché au chêne qu’il a planté et nourri de son labeur et de ses
sacrifices. Angèle lui suggère de vouloir sérieusement s’en défaire. Là
encore, le double de Prométhée réussit, par un acte volontaire à aban-
donner son chêne, mot paronyme de chaîne. Il en est de même de
Fawzia Zouari ; elle passe de la soumission de la vie provinciale à la
liberté parisienne comme par enchantement. Moralité gidienne : il ne
faut pas surestimer ses chaînes et sacrifier son moi par trop de compro-
mis et de concessions.
C’est cette morale de la soumission et de l’abandon de soi que ré-
cuse Fawzia Zouri dans la figure légendaire de Sharazade, devenue ici
emblématique de la condition féminine. Astreinte à devoir son salut à
la ruse en maintenant par ses contes le roi Shahrayar en haleine,

1 « Quand du haut du Caucase, Prométhée eut bien éprouvé que les chaînes, te-
nons, camisoles, parapets et autres scrupules, somme toute, l’ankylosaient, pour
changer de pose il se souleva du côté gauche, étira son bras droit et, entre quatre
et cinq heures d’automne, descendit le boulevard qui mène à la Madeleine à
l’Opéra. », Gallimard, Paris, 1944, p. 225.
396 A MOR BEN ALI

Shahrazade sacrifie son existence propre en tant que femme en s’em-


ployant à divertir les hommes. Contrairement à Taoufik El Hakim qui
voit en elle l’incarnation irrésistible de la féminité à l’empire de laquelle
nul homme ne résiste, et plus récemment à Fatima Mernissi qui en fait
une figure mythique du pouvoir féminin2, l’essayiste procède à la dé-
mystification de l’histoire exemplaire de la femme géniale, pétrie de
tous les dons qui font l’éternel féminin. Elle met à nu sous le vernis de
la gloire la servitude et l’aliénation de la conteuse qui pendant mille et
une nuits n’eut jamais pour elle une seule nuit d’amour, une seule pa-
role pour son propre compte.
Ne se sentant plus « aucune communauté de destin » (P, p. 11)3 avec
Shahrazade, l’auteur écrit :

Je renie la légitimité d’un principe qui prétend me soustraire à l’injustice par le


seul moyen de la ruse. Qui ne me permet de vivre qu’en différant l’attention de ce
que je suis. Je m’élève contre celle qui protégea sa vie en s’appliquant à faire oublier
sa personne. Celle qui troqua contre les murmures de l’amour partagé le chapelet
des passions tierces. Celle qui assigna à la parole féminine la seule mission de
distraire le genre masculin. (P, p. 11)

Tels sont les griefs contre Shahrazade ; celle-ci est une invention d’hom-
mes spéculant sur le mystère féminin. En occident, elle cesse d’être
femme pour devenir le symbole d’un Orient voluptueux et fantastique.
Pour toutes ces raisons, Fawzia Zouari et après elle, Joumana Haddad,
ont tué celle en qui le culte de la femme repose sur un effacement total
de son être au féminin. C’est cet être au féminin que revendique pas-
sionnément l’écrivaine tunisienne et qu’elle s’emploie à révéler dans un
essai dithyrambique sur le moi-femme. Shahrazade a raconté tant et
tant d’histoires qui commencent par « il était une fois » mais n’a pas su
raconter la seule histoire digne d’intérêt, la sienne propre.
Ni polémique, ni philosophique, ni analytique, Pour en finir avec
Shahrazade est un essai en forme de méditations libres, comportant

2 Rêves de femmes, une enfance au harem, Le Fennec, Casablanca, 1997.


3 P : Pour en finir avec Sharazade, Céres, Tunis, 1996 ; R : La Retournée, Ramsey,
Paris, 2006.
Farouzia Zouari ou Shahrazade mal enchaînée 397

24 chapitres très brefs sur 130 pages de texte. Faouzia Zouari ne s’asso-
cie ni au féminisme militant qui vise l’égalité des sexes en effaçant leurs
différences, ni ne s’attaque aux idéologies phallocratiques, ni même à
l’homme qu’elle considère comme un partenaire essentiel. Il est vain de
chercher dans le livre une pensée rigoureuse, une conceptualisation claire
ou une argumentation solide. Sans doute le propre de l’essai est-il de
livrer un point de vue fondé sur l’expérience personnelle sans prétendre
à l’exhaustivité ni à la systématisation mais dans l’œuvre de l’écrivaine
tunisienne une subjectivité débordante débouche sur une vision fémi-
nine unilatérale ou sur le manifeste de la femme considérée comme
l’étymon spirituel et physique de l’humanité.
Un plaidoyer exalté en faveur de la femme corrige le féminisme
activiste qui fait « l’impasse sur le féminin ». Au-delà des droits acquis et
incontestables, l’émancipation au Nord aura été plus un principe d’aus-
térité que de jouissance, de liberté sociale que de liberté de bien vivre.
La lutte continue qui gomme la féminité au nom des valeurs. Mais pas
pour l’écrivaine qui n’ a pas connu les affres de la condition féminine :
« Je n’ai pas affronté de violence ni subi de blessures personnelles pour
en venir à parler des femmes. Je n’ai pas la foi solide des militants. »
(P, p. 7) « Je n’eus du reste, jamais l’impression de me rallier à des victi-
mes. » (P, p. 8)
Fawzia Zouari développe une conception essentialiste de la femme :
outre les vertus de sensibilité et de légèreté, de dévouement et de narcis-
sisme, d’intelligence et de naïveté, la féminité est définie comme le lieu
par excellence de l’intime, de la vie instinctive, de la présence au monde
et de l’ouverture au Dehors et à l’altérité. Une inspiration féminine
tend à considérer la femme en elle-même « existentiellement, dans son
appartenance physique et sexuelle ». Cette approche donne lieu à l’hymne
fédérateur de l’éternel féminin et au credo de la femme source de vie.
Ce lyrisme partisan s’explique par le fait que l’essai est conçu comme
une quête de soi en trois étapes : avant d’en arriver au moi-je, Fawzia
Zouari passe par « le NOUS des femmes » en ce qui les distingue uni-
versellement des hommes et ensuite par le nous problématique des
femmes arabes : « retrouver les femmes était la première étape d’un re-
tour vers moi. Il fallait d’abord que je me désigne comme femme, que
398 A MOR BEN ALI

j’appartienne en premier lieu à mon sexe. En disant nous je revêtais ma


parure de femme […] je m’abreuvais en ce lieu comme, comme un
voyageur à une source, pour l’ultime expérience du je. » (P, p. 7) Dans
l’enchantement, l’auteure s’établit sur le socle de la nature féminine,
telle Antée retrouvant ses forces au contact du sol.
Et c’est sur cette base que s’effectue le passage au nous communau-
taire. Sans rien ignorer de la condition de la femme arabe, Fawzia Zouari
se détourne de la voie de la contestation ou de la revendication pour
envisager l’opportunité du salut par la femme : « l’avenir, c’est nous »
proclame-t-elle. Il ne peut y avoir de progrès significatif sans l’émanci-
pation des femmes. Seules les avancées féminines sur le terrain transfor-
ment en profondeur et durablement les sociétés arabes. Un message de
confiance augure d’une ère de changement irréversible sous leur pous-
sée en lame de fond, « car ce sont elles qui mènent, contre la surenchère
des mots et les impasses idéologiques, le combat de l’expérience
vécue. »(P, p. 45) « Chaque frontière qu’une femme arabe traverse est un
tabou qui tombe, une résistance qui lâche. » (p. 46) Ainsi, elles ont « le
pouvoir de désenclaver » (P, p. 45) et d’ouvrir des espaces. Leur force de
rupture « infligent à leur société l’effort d’autocritique » (P, p. 44). Par
elles s’ouvrent « les portes de la modernité réelle » (P, p. 44) et voit le
jour l’une des « plus authentiques aventures de la liberté que la culture
[arabe] a connu : la naissance de l’individu » (P, p. 45) là où primait la
loi du clan.
Qu’il soit universel ou régional, ce messianisme au féminin mené à
grands frais de formules à l’emporte-pièce aurait été totalement abstrait
du contexte politique ou socio-économique s’il n’y avait eu l’opportu-
nité géopolitique de l’union pour la Méditerranée. Sans se mettre ex-
plicitement au diapason avec cette marotte politique des deux rives de
la Méditerranée, Fawzia Zouari passe d’un féminisme arabe sans fonde-
ment politique à l’esquisse d’une utopie de féminisme méditerranéen.
Une troisième voie entre le nivellement rigide du féminisme nordique
et la soumission aux lois fondamentalistes ferait en sorte que « la cause
des femmes soit en même temps la cause de la Méditerranée »(e) dans la
perspective d’un « féminisme ouvert et spécifique qui puisse se réclamer
à la fois du Nord et du Sud »(e). Une vieille et riche histoire commune
Farouzia Zouari ou Shahrazade mal enchaînée 399

et une civilisation de l’authenticité et du partage constituent le socle sur


lequel la femme méditerranéenne, réceptive aux influences par nature
et en même temps attaché d’instinct à ses propres traditions, édifiera
un féminisme de la juste mesure, authentique et moderne sachant « ré-
guler les différences et les complexités »(e). En écho à cette ébauche de
réflexion, un texte publié sur internet sous le titre « pour un féminisme
méditerranéen » donne le ton de ce que sera ce modèle féministe :

L’ouverture méditerranéenne consisterait à donner au féminisme une tonalité plus


authentique, plus savoureuse, plus chargée de sens. Non pas un logos, mais un
pathos. Non pas des lois, exclusivement mais des compromis. Non pas des quotas
obligatoires, mais une réelle liberté de choix.
Le véritable partenariat entre les sexes serait pour les femmes, non pas de faire
comme les hommes, mais comme elles l’entendent, non pas de s’aligner sur les
méthodes masculines, mais de se poser en repère authentique et en vraie alterna-
tive. Il s’agirait, en fait, d’un féminisme pluriel, souple, tenant à la fois de la
liberté de l’individu né en Occident comme à une certaine conception du fémi-
nin auquel le monde arabo-musulman reste d’une certaine façon attaché.
Le féminisme méditerranéen n’est pas une affaire de costume, ni d’abandon de
ce qui, dans chaque pays, relève des spécificités et coutumes locales. C’est une
volonté de se rencontrer, d’abord, une faculté de se mettre d’accord sur des va-
leurs communes, ensuite. Il s’agit donc, pour nous méditerranéennes, non de
devenir les mêmes, mais d’être porteuses des mêmes exigences éthiques et humai-
nes. Non pas de s’opposer au reste des femmes du monde, mais de puiser nos
modèles d’abord dans la Méditerranée. Non pas de nier les acquis universels du
féminisme, mais de les redéfinir à partir du contexte méditerranéen.

Ces grands rêves de féminité jouissive et conquérante ne seraient qu’une


pure vue de l’esprit s’ils n’étaient motivés par l’expérience personnelle
heureuse d’une femme des rives. Le NOUS les femmes prélude à l’épo-
pée du moi-je dans un essai infléchi par l’écriture de soi. Le féminisme
confiant a pour caution l’histoire réussie d’une expatriation. Mal en-
chaînée, Fawzia Zouari se trouve confortablement installée de l’autre
côté de la Méditerranée. Il lui a suffi, rappelons-le, de passer outre la
famille et le qu’en dira-t-on. Pourtant cette facilité de conte de fées ne
fait pas l’impasse sur l’épreuve de l’exil et de l’altérité. Mais là encore le
vecteur féminin inverse la vapeur en positivant la déterritorialisation.
L’exil au féminin serait différent de celui de l’homme. Pour celui-ci, il
400 A MOR BEN ALI

est subi. Dans la nostalgie du pays laissé derrière soi, la rupture n’est pas
consommée. Le repli sur le moi communautaire fait de l’exil un exil
fictif. IL en va tout autrement pour la femme ou du moins, croyons-
nous, pour l’essayiste. S’exiler, c’est se « défaire des siens », « cette masse
masculine compacte et déterminée barrant l’horizon » (R, p. 21) dans
un décentrement créatif et actif. C’est un passage salvateur vers le De-
hors d’un autre pays, d’une autre langue, d’une autre culture et d’un
autre rapport à l’homme.
Cela ne va sans « retournement », mot qui veut dire trahison dans le
parler tunisien. Nous retrouvons là l’éthique égotiste de Gide. Le Pro-
méthée mal enchaîné a beau s’être défait des chaînes métaphysiques
imposées par Zeus, il lui reste encore à tuer son aigle qui lui dévore le
foie et qui grossit à mesure que lui diminue. La symbolique est claire :
l’aigle est la représentation de la conscience morale, du surmoi, de la
religion, de l’ordre institutionnel qui écrase l’individu, tue le désir et la
liberté. Avec la même facilité, Prométhée tue son aigle et reprend ses
forces. Il fallait simplement en prendre conscience. Fawzia Zouari, elle
aussi d’emblée mange son aigle. Son départ en France, à l’insu de la
famille à en croire La Retournée, est considéré comme « une faute im-
pardonnable ». Mais cette faute la libère de ses chaînes ; elle « mange son
aigle » en faisant fi surtout d’une mère castratrice et de la tribu à l’em-
prise tentaculaire : « ….pour arracher mon ombre de la leur, me défaire
du poids de leurs préceptes et de l’emprise de leurs versets. » (R, p. 17)
Entre trahir le clan et trahir son être, le choix à faire était évident. Tra-
hir, c’est se retrouver en empêchant le moi de se diluer dans la vie clani-
que ; ce qui rend possible la recherche » à partir de soi, de sa propre
intégrité d’une juste proximité à l’Autre » (P, p. 46).
Mais là où l’homme réduit son aventure à une incursion stérile par
trop de narcissisme communautaire, la femme réellement tentée par
l’Autre, se laisse entraînée par une « altérité d’hospitalité qui ramène les
êtres vers elle » (P, p. 46) dans une patrie d’adoption : « Aurais-je trahi
parce que d’un pas assuré, j’ai traversé les frontières, persuadée que de
l’autre côté, chez l’étranger, il y aurait aussi une patrie pour moi, une
partie de moi. » (P, p. 50). Une altérité dédramatisée et sans heurts et
néanmoins authentique tisse des liens humains très forts et établit des
Farouzia Zouari ou Shahrazade mal enchaînée 401

rapports de séduction et de confrontation intenses. Non que l’auteure


ignore la condition des immigrés (racisme, précarité, ghettoïsation,
communautarisme aveugle etc ;) mais elle vit le choc des cultures comme
une épreuve exaltante où le moi et l’Autre tirent parti réciproquement
de leur confrontation, de leurs différences irréductibles. En dehors de
tout conflit et dans un esprit de dialogue ouvert et franc, la femme
réussit mieux son exil que l’homme qui, selon elle, pêche par l’immobi-
lisme d’une « identité de crise ». La femme est d’autant plus ouverte à
l’appel de l’ailleurs qu’elle est fortement imprégnée par le terroir. Un
don naturel lui permet d’accomplir dans l’harmonie la synthèse de son
identité de souche et les métamorphoses acquises par altérité :

Oui, cette capacité est la nôtre qui est de savoir devenir étrangères à nous-mêmes,
au plus près de nous, pour muer dans l’étrangeté de l’autre.
Nous sommes à ce point ancrées en notre être que s’écarter de lui est notre aven-
ture régulière. Notre lieu ultime est un non lieu. Et toutes les périphéries trouvent
en notre cœur leur centre. Là où nous reconnaissons nos pas, nous flairons d’autres
présences, là où nous sommes dans l’intimité, nous vagabondons à mille lieux.
Nos racines sont si bien implantées que nous ne cessons par plaisir et presque par
nécessité de nous en éloigner. Nous y revenons légères et insouciantes, comme des
enfants que seuls les jeux périlleux, inconsciemment, excitent et protègent à la
fois. (P, p. 18)

Le summum de cette traversée conquérante de l’altérité est, au-delà de


l’amour de l’Autre, l’amour de la langue française. Par celle-ci, comme
par le franchissement des seuils et « la proximité de l’homme étranger »
(P, p. 41), le moi exulte dans la transfiguration du Dehors. « Possédée
par [cette] langue étrangère » (P, p. 42) au plus profond de son être,
Fawzia Zouari célèbre, grâce à ce feu divin, la naissance en elle du je-
écrivain. C’est alors que commence « le nouveau conte » et que s’accom-
plit une deuxième revanche sur Shahrazade. L’essai se termine par la
mise en scène d’une passation déjà annoncée dès le chapitre premier. Si
l’auteure prend pour cible Shahrazade ce n’est pas seulement sur la ques-
tion de la femme en tant que telle mais également sur la vocation à
raconter qu’elles ont toutes les deux et qui semble être l’apanage naturel
des femmes à en croire Fatima Mernissi. D’ailleurs de nombreuses réfé-
rences à l’héroïne orientale dans La Deuxième épouse l’attestent. La
402 A MOR BEN ALI

Shahrazade irrémédiablement enchaînée sauve sa vie mais meurt à elle-


même dans la dépense en pure perte de sa voix extradiégétique tandis
que notre écrivaine raconte pour s’exprimer pleinement et avoir la révé-
lation de son être profond :

Raconter n’est plus pour moi l’extrême urgence d’un moment, mais le sens donné
à tous les moments de mon existence. Ce n’est plus vivre à tout prix, mais exister
pleinement.
Mon désir n’est plus de devoir la vie à l’autre mais de réintégrer l’intimité de mon
être. De visiter discrètement l’énigme qui habite sous le toit de mon corps.
Car je ne raconte pas pour survivre aux autres. Je raconte pour mieux vivre avec
moi-même.
Shahrazade a fini par mourir et elle n’avait cessé de se battre pour le contraire. Je
finis par vivre, parce que j’ai pris le risque de mourir. Mourir, c’est-à-dire naître à
moi-même, exister par moi, au-delà des contraintes et face aux défis. (P, p. 18)

Pour que Fawzia Zouari parle, il faut que Shahrazade, figure de la fata-
lité féminine, cesse de parler :

C’est lorsque Shahrazade se tait, que je commence à dire. Ma prise de parole est
au prix de son silence définitif.
Pendant des siècles, tu as raconté à ma place, Shahrazade ! Ta voix a couvert la
mienne. Tu suscitas admiration et étonnement. Tu fixas à jamais les contours de la
femme à la fois rusée et frêle, victime et bourreau que je dois être. Et moi je ne me
sens plus aucune communauté de destin avec toi, Shahrazade… (P, p. 11)

La tradition veut que Shahrazade soit honorée et reconnue par le roi


Shahrayar qui en fit une épouse et une reine. Mais l’auteure qui veut en
finir avec ce mythe procède à la mise à mort de l’héroïne orientale.
Selon elle, le dernier conte finit ainsi : « Nous en étions là, lorsque je vis
l’aube pointer. C’est alors que Shahrazade mourut. » (P, p. 98) Alors le
vrai conte commence grâce à l’amour de l’Autre et de sa langue. Par une
sorte d’autofiction hagiographique, son amant lui enjoint d’écrire,
comme Dieu, dans le Coran enjoint au prophète de lire. L’exhortation
autoritaire dans l’un et l’autre produit des miracles : le prophète était
analphabète et Fawzia Zouari ne savait pas encore « écrire mais aimer »
(P, p. 102) A force de répéter le même commandement, l’amant finit
par faire accoucher la jeune étrangère d’une écrivaine qui « découvre
Farouzia Zouari ou Shahrazade mal enchaînée 403

avec enchantement et surprise la liberté des mots, la magie de leur pou-


voir. » (P, p. 15) :
En cette langue étrangère, le français, j’ai aujourd’hui l’impression
de courir libre comme un terrain qu’aucune frontière ne vient limiter,
de conquérir une réelle indépendance » (P, p. 131). Si Shahrazade ne
sait pas dire « je » dans une littérature classique qui ignore la confession
par la diversion du « il était une fois », l’essayiste lève l’interdit qui pesait
sur l’héroïne orientale : « Si j’avais à raconter l’histoire d’une autre, je
raconterai celle que Shahrazade n’a jamais raconté : la sienne propre. »
(P, p. 13) Plus qu’une simple conteuse, Fawzia Zouari accède à l’écri-
ture, au statut d’écrivain créateur ; ce qui n’est pas le cas de Shahrazade.

Altérité sans altération, l’itinéraire de l’essayiste ignore l’acculturation


et le déchirement linguistique. Ecrivant avec « le souvenir d’une langue
première et le projet d’une langue seconde » (P, p. 131), elle s’approprie
« une autre langue d’origine » (P, p. 133) qui pour ses enfants est la lan-
gue maternelle : « une fois écrite par moi, elle n’est plus que la mienne ».
Mieux encore, cette langue ne détourne pas du passé ; elle orchestre,
étant donné l’indépendance acquise, un libre retour aux sources par le
besoin d’une écriture-anamnèse. Evoquant le village ancestral et la mère
retrouvée, la romancière enfante le monde qui l’a enfantée : « Ce monde
fut le mien, et si cette source est la mienne c’est que j’en suis aujourd’hui
la source. La voix de ma mère me fait posséder ce qui me revient de
droit et que de droit l’écriture me réclame. » (P, pp. 126-127)
La rupture consommée et définitivement reconnue, le ressource-
ment est possible dans l’apaisement et l’équilibre. La poésie du terroir
emprunte de nostalgie colore en toile de fond les jours sombres de la
vie immigrée dans Ce pays dont je meurs. « Mon passé me constitue mais
je refuse qu’il me reconstitue, m’enrichit sans m’aliéner. » (P, p. 49) De
même tout n’est pas à rejeter dans Les Mille et une nuits. Si Shahrazade
est à bannir, les contes qui toujours finissent bien contiennent un op-
timisme irrationnel mais vital, une « mécanique de vie » (P, p. 90). Mais
cette culture de souche ne l’empêche pas d’adhérer au tragique de
l’Occident fait de pessimisme existentiel et d’ »une mécanique de chute »
(P, p. 91) qui fort heureusement n’est pas une mécanique d’échec.
404 A MOR BEN ALI

Biculturelle, elle est à la fois d’Orient et d’Occident : « je sens d’instinct


la veine d’espoir et d’insouciance des contes de Shahrazade mais je ne
comprends pas moins la gravité de toutes les Antigone. » (P, p. 94)
Au terme de cette étude, il reste un point à éclairer : le féminisme
béat et presque abstrait des aspérités de la réalité politique tranche sur le
réalisme de l’œuvre romanesque et des chroniques journalistiques. Dans
La Retournée, autobiographie romancée, l’héroïne revenue au village
est aux prises avec les siens. Un combat sans concession oppose une
femme considérée comme une traitresse à l’autorité de la famille et du
clan. Ce pays dont je meurs et La Deuxième épouse retracent les affres de
la vie immigrée et de l’identité déportée. Ni pour l’homme, ni pour la
femme, l’immigration n’est viable. Loin d’être une réflexion rigoureuse
sur la condition de la femme, l’essai qui veut en finir avec Shahrazade
aura été une méditation poétique sur l’être-femme relativement à une
expérience strictement personnelle, un portrait narcissique discret dé-
guisé en allégorie féministe. Femme des deux rives, dégagée des pesan-
teurs du Nord et du Sud et métamorphosée par l’altérité, Fawzia Zouari
chante l’hymne du moi triomphant sous le couvert d’un féminisme
utopique et par la mise à mort sacrificielle de Shahrazade.
405

5. L’écrivaine a la parole
Encre aux doigts
NÚRIA AÑÓ

I. L’éveil d’une vocation littéraire

Ma première expérience d’écriture commence à seize ans. Au lycée, nous


avions un professeur de littérature espagnole qui s’appelait Pedro Soto.
Un beau jour, il nous proposa d’écrire une nouvelle sur un sujet de
notre choix, et si nous le faisions honorablement, il nous donnerait
deux points de plus. Et, bien sûr, je commençai à écrire pour ces deux
points, mais très vite ce prétexte devint secondaire. Car, pendant que je
tapais à la machine, je me rendais compte que j’aimais écrire. D’une
part cela activait et occupait mon esprit, d’autre part je perdais la no-
tion du temps. Mais alors, à mesure que ce récit avançait, surgit un
problème : le moment de rendre ce texte approchait et je n’arrivais pas à
trouver une fin. Et donc je dus le rendre sans en être satisfaite : la fin,
écrite à toute vitesse, ne me plaisait pas ; tous les soirs, malgré tout, je
continuais à la corriger bien que cela ne serve plus à rien… Au bout
d’un mois, le professeur m’appela et me dit que mon récit lui avait
tellement plu qu’il allait le publier. Naturellement, il ajoutait tout de
suite que la fin n’était pas bonne, et que je devais la changer mais, après
l’avoir corrigée pendant tant de soirées, elle était prête.
Bien de temps a passé depuis cette anecdote. Je me suis souvent
demandée ce que le professeur avait bien pu voir dans mon texte1 pour
qu’il se décide à le publier, alors que j’avais encore tout à faire en tant
qu’écrivain,… mais je lui sais gré d’avoir découvert ma vocation litté-
raire.

1 Núria Añó, Lluvia de primavera, La República Literaria, Lleida, 1991.


408 NÚRIA AÑÓ

II. De la nouvelle au roman

Et donc, s’il était sûr que j’aimais écrire, je devais commencer par faire
des lectures. A cette époque je découvrais des auteurs, certains d’entre
eux changeaient ma vision des choses. Je croyais alors que la lecture
pouvait me faire mûrir, enrichir certaines idées, m’ouvrir au monde,
alors pourquoi n’aurais-je pas cru que la littérature changeait le monde ?
C’était une de mes raisons d’écrire, je regrette, j’étais très idéaliste…
Mais une autre raison, très forte, s’y ajoutait : écrire pour écrire,
écrire pour me rebeller contre ce monde infiniment injuste. Ecrire, écrire
à en avoir les doigts pleins d’encre. Écrire avec tous les sens.
Au début j’écrivais surtout des nouvelles, certaines étaient publiées,
j’en présentais d’autres à des prix littéraires, et parfois des membres du
jury prenaient contact avec moi, avec tout ce que cela impliquait, rien
que pour me dire que surtout je n’abandonne pas l’écriture mais que
mes textes les divisaient. Raison pour laquelle j’obtenais les meilleures
notes, mais aussi les pires. De ce fait, il était difficile d’être dans un bon
rang, car mon écriture plaisait beaucoup ou pas du tout…
Vint un jour où le format du conte que j’avais pratiqué jusqu’alors
ne servait plus à mes projets créatifs. En effet, plus je parlais d’un per-
sonnage, plus je le dessinais, et plus il m’intéressait, mais la longueur de
la nouvelle m’obligeait à terminer. Je sentais qu’un personnage – quel
qu’il soit – pourrait être davantage développé dans un roman.
Le premier que j’écrivis me servit à découvrir le mécanisme invisi-
ble que l’on perçoit dans les histoires, peu avant de les créer, en une
perspective, un peu fugitive, telle une pluie qui vous inspirerait où l’on
capte les premières touches de l’intrigue ou d’éventuels personnages.
On soupèse ce que signifierait ce nouveau projet, et juste après on en-
treprend un processus créatif qui dure des mois et coûte bien des ef-
forts. Personnellement cette première œuvre m’aida à mettre en pra-
tique des procédés fondamentaux que j’ai utilisés par la suite : accorder
plus d’importance aux personnages qu’à l’intrigue, ou bien innover dans
la manière de présenter les chapitres… Pourtant, lorsque je l’envoyai à
des maisons d’éditions, aucune ne voulut le publier.
Encre aux doigts 409

Chaque texte me mettait dans une position dangereuse où tout coûte


trop, et l’on doit se perfectionner jour après jour, jusqu’à ce qu’on pré-
sente une histoire qui soit assez évidente pour qu’on y fasse un peu
attention.

III. Ecrire avec un regard neuf

Quand je commence un roman, j’essaie toujours de faire en sorte que


l’intrigue choisie n’ait pas été traitée, ou du moins pas de la même ma-
nière. Il y a certes beaucoup de sujets et beaucoup de gens qui écrivent,
aujourd’hui il est difficile de faire du nouveau. Mais il faut toujours
avoir la capacité d’innover, de savoir dire des choses avec un regard neuf
sur le monde. En outre, quand j’écris tout ce que je veux dire sur un
sujet, je le dis sans ambages. Si je devais m’imposer des interdits, écrire
n’aurait plus aucun sens. Pour écrire, il faut être courageux.

Els nens de l’Elisa (Les enfants d’Elisa)

Dès que j’ai commencé à écrire Els nens de l’Elisa, je me suis rendu
compte que le plus laborieux serait les personnages, non pas tant en
raison de leur difficulté intrinsèque, que de l’effet que je voulais pro-
duire sur le lecteur avec eux.
Dès le début, je me suis mise dans la peau d’un garçon de treize ans
qui parlait à la troisième personne. Comme il se rappelait cette histoire,
déjà âgé, il pouvait avoir l’habileté de l’adulte. Stylistiquement donc,
cela me donnait certaines libertés. A part ça, mon plus grand souci, à ce
moment-là, était d’essayer d’avoir un regard d’adolescent sur le monde
et sur ce qui se passait autour de lui, en représentant des dialogues et
des soucis de son âge ; je pensais que cela rendrait plus croyable l’his-
toire que raconte Elisa, une institutrice attirée par les adolescents. Elle,
on la découvre à travers les yeux de ce garçon qui veut la connaître et
410 NÚRIA AÑÓ

tombe un peu amoureux d’elle, sans être – en raison de son âge – tout
à fait conscient qu’Elisa est une pédéraste. De toute manière, il ne la
décrit pas sous cet aspect et, selon les scènes, cela peut certainement
provoquer des sentiments contradictoires chez le lecteur… En tout cas,
le rythme du roman est toujours ponctué par la voix de cet adolescent
assez abandonné de sa famille. En même temps, Elisa lui prête une
attention particulière et, qu’on le veuille ou non, nous fait partager un
côté plus humain, on s’attendrit même… Et il arrive ce qui arrive.
Quant à Elisa, il s’agissait d’un personnage qui a quelque chose de
l’antihéroïne et de la perdante, ce qui est assez intéressant pour appro-
fondir sa vie psychique. Sauf que, à bien y réfléchir, tout au long du
roman je n’avais pratiquement pas exercé de contrôle sur ce person-
nage. Et, à être toujours raconté par le jeune homme ce qui me limitait
énormément, il restait flou. Il m’est alors venu l’idée de faire une partie
plus éloignée dans le temps qui sépare cette narration de l’autre et dans
laquelle le lecteur reconnaît assez vite la voix d’Elisa. Celle-ci apparaît
soudainement, sans intermédiaire elle observe la vie, les gens, les cho-
ses… Mais à y bien regarder que pouvait observer Elisa ? Tous ceux qui
n’avaient pas abandonné la lecture avaient de la sympathie pour elle.
Dans cette partie, il y a un fragment dans lequel Elisa cherche un ano-
rak bleu avec une raie jaune parmi une foule de jeunes. L’effet produit
était étrange, elle ne décrivait qu’un vêtement, et ne disait rien du jeune
garçon. En revanche le lecteur savait que trouver ce vêtement, allait être
un délit. Naturellement, cela je ne le disais pas, car lorsque j’écris je ne
dis pas tout, je laisse le lecteur se poser certaines questions.

Il grandit quand je le vois, quand la manche de son anorak pointe derrière la


porte ; lorsqu’il la ferme mon regard n’est pas toujours aussi rapide que son geste.
Je ne fais pas toujours attention à la porte. Ce même anorak, je l’ai vu deux fois,
de dos, il s’éloignait. C’est un vêtement qui se reproduit vite. On imite le modèle,
le même bleu mais sans la raie jaune horizontale et je suis capable de distinguer
dans la foule un centimètre de raie jaune. Je pourrais même distinguer deux raies
jaunes d’un même modèle. Je reste à une certaine distance, je regarde la porte et
j’attends. Et tout ça parce qu’à travers une vitre dépolie mon regard a dit ça suffit.
Quand il finit par entrer, il prend son temps pour chercher une table. Puis il
disparaît déjà, fouille dans la première étagère jusqu’au moment où il change de
couloir. On ne coïncide pas toujours. Parfois il rentre et s’en va et je n’ai même pas
Encre aux doigts 411

le temps de lui dire un mot. Souvent, en revanche le même bleu reste suspendu à
une chaise ou froissé sur la table. Et moi, je suis du regard chacune des étagères, je
fais bien attention, je prends une autre direction. Aujourd’hui je l’ai trouvé dans
un espace vide entre deux livres. Joe, c’est comme ça que je l’appelle2.

Le roman Els nens de l’Elisa a été le troisième finaliste du prix Ramon


Llull, l’un des plus importants en langue catalane, mais dans les deux
années qui suivirent quinze maisons d’éditions le refusèrent. Aucune
ne voulait le publier et je commençais à perdre espoir. Dans une situa-
tion pareille certaines personnes abandonnent l’écriture, d’autres con-
tinuent. Moi, je n’ai jamais cessé de lutter. Un beau jour j’ai trouvé un
éditeur qui a aimé cette histoire et qui l’a publiée. C’est tout.

IV. Des réalités et des fictions

On dit de nous, les écrivains, que lorsque nous écrivons nous vivons deux
vies, la nôtre et celle du roman. On en parle toujours comme d’une chose
difficile à comprendre. Mais si on prend l’exemple d’une personne qui
ouvre un livre et qui, d’une certaine manière, s’évade en lisant, alors elle
vit cette autre vie supplémentaire, parfois perçue comme réelle.
Dans le cas des écrivains, dans le mien concrètement, la création ne
consiste pas seulement à prendre des personnages, à raconter une his-
toire et à la développer. Il s’agit aussi d’avoir une raison de continuer à
écrire, l’écriture c’est ce que j’aime et qui me fascine le plus…
Nous, les écrivains nous avons tous tendance à mythifier le clavier,
l’encre, le papier, le son de l’écriture… Mais je vous assure que je n’y
prête pas attention quand j’écris. Écrire c’est comme avoir le feu aux
doigts. Il faut aller vite pour ne pas perdre une idée, une parole, une
phrase. Arriver à jouer du clavier à un rythme aussi frénétique qu’un
pianiste. A cela près que le pianiste a la partition sous les yeux et que

2 Núria Añó, Els nens de l’Elisa, Editorial Òmicron, Badalona, 2006, p. 156.
412 NÚRIA AÑÓ

moi, je ne la vois qu’en esprit. Parmi toutes ces voix, je décide d’en
choisir une et d’en faire, en partie, mon prochain roman.

L’escriptora morta (La mort de la femme qui écrit)

L’escriptora morta est une œuvre qui traite de la création littéraire à tra-
vers l’un de ses personnages, Anna, écrivain elle aussi. Nous avons donc
le même métier, bien qu’il ne s’agisse pas d’une œuvre autobiographique.
Ça l’est toutefois un peu en ce qui concerne l’expérience que j’ai vécue
en écrivant, en ressentant ce que l’on ressent quand on écrit.
A travers ce personnage féminin nous voyons son monde extérieur
marqué par un temps verbal au présent, et en même temps on la voit en
train d’écrire, tel un reflet d’elle-même, un épisode du passé dans lequel
se fait un roman dans le roman. Il faut ajouter que l’on ne verra jamais
le livre qu’écrit Anna en tant que texte, on le devine à travers ses sensa-
tions, ses souvenirs. Il s’agit simplement d’un processus créatif vu de
l’intérieur.
Cette femme écrivain doit parler d’un homme qu’elle a abandonné.
Ainsi donc, elle se retrouve avec une histoire qu’elle avait, jusqu’à ce
jour, remise à plus tard pour ne pas avoir à s’y confronter. Elle se met à
écrire sur cet homme un peu poussée par les circonstances, sous la pres-
sion de sa fille qui veut savoir qui était son père… A l’évoquer, à le créer
en tant qu’un personnage, à le travailler, celui-ci – en une sorte de schizo-
phrénie créative – commence à faire des apparitions dans la maison, et
un peu partout en fait.
La plongée d’Anna dans le passé, le fait qu’elle se réfugie dans l’épi-
sode de l’abandon de cet homme sont moins significatifs que ce que ce
moment-là suppose pour elle : l’impossibilité de choisir entre l’écriture
et la vie, ou plutôt l’écriture considérée comme une condamnation à
vie. Ce qui est bien différent de l’image de l’auteure plus mûre que l’on
voit dans ce texte affronter ses peurs et ses doutes du moment. Cons-
ciente de cela, en créatrice qu’elle est, elle a chaque jour la possibilité de
réaliser l’image qu’elle voudrait donner d’elle-même, mais bien sûr celle-
ci ne serait pas réelle.
Encre aux doigts 413

Anna avoue à Y qu’elle considère le passage du temps comme une suite de fissures
où sa vie est un bateau à la dérive, un bateau qui fait eau et qu’elle colmate avec
l’écriture. Quand elle a fini un livre l’eau qui menaçait de la noyer baisse à nou-
veau et pour un temps, elle navigue sans destination précise. Il arrive un moment
où l’embarcation elle-même lui rappelle qu’il faut à nouveau écoper. Elle voudrait
se rebeller contre ça, mais en revanche elle continue à protéger cette embarcation
et un beau jour cela devient la seule chose qui marche. Là où elle ne voit que de
l’eau à écoper sans fin et de nouvelles fissures, il y a toujours des gens pour ap-
plaudir ce tas de papier. Et quand enfin, elle y met le point final et croit qu’elle
pourrait vivre sans ça, elle se rend alors compte qu’elle a bien peu vécu. C’est aussi
simple que de se regarder dans la glace et savoir qu’il est tard3.

L’escriptora morta parle des réalités et des fictions comme des parties
inséparables en matière littéraire, mais aussi de la lutte intérieure et
constante qui se cache derrière toute œuvre lorsqu’écrire est devenu
nécessaire pour se sentir vivante, pour exister, si on vous le permet.
Ecrire parce qu’on ne peut pas faire autrement.

V. Tout en parlant des personnages

… J’écris aussi parce que j’aime créer des personnages, les mettre dans
des situations un peu délicates et voir comment ils s’en sortent. A faire
cela des couches plus secrètes du comportement humain sont mises
à jour.
Il y a un peu de psychologie chez mes personnages. Quand je les
travaille, j’essaie de pénétrer les diverses facettes qui seront les leurs dans
leur rôle à l’intérieur du texte. Si je les choisis, c’est parce que je sais que
quelque chose évolue en eux, je ne saurais dire quoi mais je n’arrête pas
avant de savoir ce que c’est. D’où le fait que mes personnages suscitent
généralement plus d’intérêt que l’intrigue.
Je ne prétends pas faire des personnages parfaits, leur imperfection –
avec les erreurs et les défauts qui caractérisent le comportement humain –

3 Núria Añó, L’escriptora morta, Editorial Òmicron, Badalona, 2008, p. 113.


414 NÚRIA AÑÓ

m’attire davantage. Ainsi donc j’aime créer des personnages que l’on
trouve bien réels avec leur part de lumière et leur part d’ombre, et
quelque particularité imprévisible. En tant que personnages certains
sont assez atypiques, incompris, solitaires, ce sont plutôt des personnes
seules. Je dois admettre que je préfère les perdants à ceux qui sont déjà
nantis et qui ont atteint tous les objectifs qu’ils s’étaient proposés.

Núvols baixos (Sous les nuages)

Néanmoins dans Núvols baixos j’ai un peu voulu rompre avec tout cela
et j’ai fait un personnage assez différent de ceux que j’avais crées jus-
qu’alors : Gabriele, une actrice arrivée au sommet de sa carrière mais
qui, en raison de son âge, soixante deux ans, ne correspond plus aux
canons de beauté des producteurs. Je la prends donc au moment où,
pour un problème aussi banal du à son métier, elle devient perdante…
Comme on le voit dans l’écriture tout dépend du regard et ce que l’on
veut viser. Mais je dois reconnaître qu’en tant que personnage, elle m’a
permis de traiter des sujets tels que le travail, la vieillesse, et ce que cela
coûte de l’affronter dans une profession telle que la sienne, où, un jour,
l’on vous fait croire que vous êtes unique et que, le lendemain, vous ne
l’êtes plus.
Il y a quelque temps j’ai été invitée dans un atelier de lecture où les
assistants avaient préalablement lu Núvols baixos. Après la conférence,
une lectrice est venue me dire que le personnage de Gabriele, si super-
ficielle en apparence, l’avait mise en colère. On venait assurément de
me parler d’un effet que je n’aurais certainement pas su comment pro-
voquer si je me l’étais proposé. En fait, tout se passe comme si l’exis-
tence de ce personnage à l’air d’actrice était un rôle bien appris.

Dis-donc, celle qui vient vers nous, c’est pas Madame Bates, l’actrice qui jouait
dans Quand les fauves dormaient, Margarita et les pétales, Le long baiser de Caterina
Miller ?, fait l’un de ceux qui descendent de l’autocar des retraités – Oui, ça a l’air,
fait un autre en s’approchant de la vitre. Oh ! mais elle lui ressemble drôlement !
Qu’est-ce qu’elle peut bien faire ici ? Et comment c’était la phrase qu’elle disait, tu
t’en souviens Anna ?, « Si tu as l’intention de me manger de baisers, ne me de-
Encre aux doigts 415

mande pas si je reviens pour rester, fais-le, fais-le, je te dis ». Madame Bates, vous
pourriez la redire pour nous ? Je suis désolée de vous décevoir, répond Gabriele,
cette scène m’a causé plus d’une surprise avec mes fans, croyez-le, quelque fois, ils
ne me laissaient même pas finir ma phrase et se jetaient sur moi4.

A part ça, Núvols baixos est une histoire de retrouvailles : celles de l’ac-
trice qui revient dans la ville où elle a passé son adolescence. Là entrent
en scène deux autres personnages. Marianne, l’amie la plus âgée, est
malade. Elle souffre de démence et quand l’actrice arrive chez elle, celle-
ci ne se la rappelle pratiquement pas. Travailler un état de santé aussi
délicat c’est se trouver devant quelqu’un dont on sait, en raison de sa
situation, qu’il ne sera pas très surprenant. Pour avoir une idée de qui
était ce personnage, je devais renvoyer à son passé, bien que je ne me
sois pas excessivement attardée sur ce qu’elle était auparavant. Ce qui
m’intéressait beaucoup plus c’était de la montrer au moment précis où
elle est devenue un personnage passif, où la vie qui l’entoure a plus
d’importance qu’elle-même.

Elle avait beau regarder à gauche ou à droite, elle ne serait pas capable de se
rappeler la salle à manger où elle a déjeuné aujourd’hui, et de bien d’autres choses
qu’elle pourrait deviner si elle était en bonne santé. Croyez-moi, c’est mieux comme
ça. On la trouve souvent en train de marcher dans les étages ou bien immobile à
la fenêtre d’une chambre, ses doigts sur la vitre et si jamais quelqu’un l’appelle,
elle se retourne, n’est-ce pas touchant ?5

Parler, à travers elle, d’une maladie aussi grave que celle d’Alzheimer est
utile pour se rendre compte jusqu’à quel point s’oublient les expériences
que l’on a vécues. C’est aussi nécessaire pour les autres, même s’ils n’en
sont pas là. Ainsi par exemple Sílvia, l’autre amie qui par malheur a dit
que ça ne la dérangerait pas de s’occuper de ses petits-enfants et qui les
a maintenant toute la journée sur le dos. Elle doit dans une certaine
mesure, jouer les mères, sans parler de son rôle de maîtresse de maison,
et ressentir chaque jour la monotonie du mariage. Bien que la visite de
l’actrice l’éloigne assez de ses obligations quotidiennes et réveille en elle

4 Núria Añó, Núvols baixos, Editorial Òmicron, Badalona, 2009, p. 17.


5 Núria Añó, Núvols baixos, op. cit., p. 115.
416 NÚRIA AÑÓ

toutes sortes d’inquiétudes, le personnage de Sílvia semble le plus routi-


nier et accablé de tâches. Mais les personnages se font souvent une place
dans le texte, et vous montrent le chemin à suivre ; c’est vraiment la
véritable surprise du roman.

Tout en fermant la bouteille de jus de fruits, Sílvia disait qu’il fait un temps splen-
dide aujourd’hui. Après elle restait pensive, tout en allongeant une main vers la
table, mais en direction contraire à celle du mari. Une erreur sans importance,
elle pourrait à nouveau se tourner de l’autre côté. Ça fait longtemps que son mari
ne la regarde plus. Il l’a trop vue, à présent. Mais soudain il pourrait être surpris
par une main qui s’approche, n’étaient les doigts qui parcourent si lentement la
nappe qu’on dirait une torture6.

Personnellement, j’aime davantage parler du monde féminin que du


monde masculin, sans doute parce que les femmes ont un je ne sais quoi
de fascinant et d’incompréhensible que moi, en tant que femme, je peux
capter… En tant que romancière, le transcrire est un vrai défi. Bien que,
parfois, la force d’émotion ait quelque chose à voir avec des descriptions,
des images, et la musicalité des paroles mais surtout avec la manière de
raconter l’histoire, avec ses pauses, avec tout ce qu’on n’arrive pas à dire
et que le lecteur doit deviner. Car, avant tout, j’écris en sachant que je
serai lue et j’aime créer une certaine complicité avec le lecteur, une sorte
de lien subtil qui est au-delà du texte en un point entre fiction et réalité,
entre la vie de celui qui écrit et celle de celui qui lit.

Traduit du catalan par ANTONI COMES GENÉ


et MARIE FRANCE BOROT

6 Ibid., p. 109.
417

Table des auteurs

NÚRIA AÑÓ
Ecrivaine-Lleida

JEAN ARROUYE
Universite de Provence. Aix-Marseille

AMOR BEN ALI


Université de La Manouba-Tunisie

YOST BELLAMINE-BEN AÏSSA


Universite de Tunis

JAMILA BEN MUSTAPHA


Universite de Tunis

CLAUDE BENOÎT
Université de Valencia

HAJER BEN YOUSSEF


Université de La Manouba-Tunisie

SIMONE BERNARD-GRIFFITHS
Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrant II

MADELEINE BERTAUD
Université de Nancy-ADIREL

MARIE-FRANCE B OROT
Université de Barcelona

SABIHA BOUGUERRA
Université de Tunis
418 Table des auteurs

CONCEPCIÓ CANUT
Université de Lleida

BÉATRICE DIDIER
Ecole Normale Supérieure-Ulm

M. CARME FIGUEROLA
Université de Lleida

ERIC FRANCALANZA
Université de Bretane Occidentale

JEANNINE GUICHARDET
Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III

ÀNGELS SANTA
Université de Lleida

CLAUDE SCHOPP
Écrivain-Paris

PERE SOLÀ SOLÉ


Université de Lleida

CRISTINA SOLÉ CASTELLS


Université de Lleida

NAJET TNANI
Université de Tunis

JALILA TRITAR
Université de Tunis

MARIONA VILA GRAU


Université Pompeu Fabra –Barcelona

Mª JOSÉ VILALTA ESCOBAR


Université de Lleida
Espacios literarios en contacto
Esta colección recoge estudios de literatura francesa orientados hacia el
terreno de la comparación, abarcando al mismo tiempo el género popular
y la literatura escrita por mujeres. La riqueza de la literatura francesa
confrontada con las literaturas hispánicas y las tendencias populares de la
época contemporánea así como la escritura de las mujeres autoras ofrece
un amplio e interesante abanico de posibilidades que permite profundizar en
los aspectos más representativos de la literatura francófona contemporánea.
La colección acoge monografías, obras colectivas, actas de coloquio y tesis
doctorales en castellano, francés y catalán.

Vol. 1 Àngels Santa & Marta Segarra (eds.)


 6LPRQHGH%HDXYRLUÀORVRItDOLWHUDWXUD\YLGD
ISBN 978-3-0343-1077-2. 2012

Vol. 2 Amelia Peral


Cuerpo de Reescritura
La intertextualidad en la escritura de Hélène Cixous
ISBN 978-3-0343-1279-0. 2013

Vol. 3 Inmaculada Illanes y Mercedes Travieso (eds.)


El mar. Imágenes y escrituras
ISBN 978-3-0343-1377-3. 2013

Vol. 4 Concepción Palacios & Pedro Méndez (éds.)


Femmes nouvellistes françaises du XIXe siècle
ISBN 978-3-0343-1409-1. 2013

Vol. 5 Àngels Santa (ed.)


 'HVOHWWUHVHWGHVIHPPHV«/DIHPPHIDFHDX[GpÀVGHO·KLVWRLUH
ISBN 978-3-0343-1367-4. 2013

Você também pode gostar