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Littérature

De Sophocle à Japrisot (via Freud), ou pourquoi le policier?


Shoshana Felman

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Felman Shoshana. De Sophocle à Japrisot (via Freud), ou pourquoi le policier?. In: Littérature, n°49, 1983. Le roman policier.
pp. 23-42;

doi : 10.3406/litt.1983.2183

http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1983_num_49_1_2183

Document généré le 01/06/2016


Shoshana Felman, Yale University.

DE SOPHOCLE À JAPRISOT (VIA FREUD),


OU POURQUOI LE POLICIER?

It is the paradox of the mystery novel that


while its structure will seldom if ever stand
up under the close scrutiny of an analytical
mind, it is precisely to that type of mind that
it makes its greatest appeal. [...]
It is, that is to say, a form which has never
really been licked, and those who have pro-
phesised its decline and fall have been wrong
for that very reason. Since its form has never
been perfected, it has never become fixed. The
academicians have never got their dead hands
on it. It is still fluid, still too various for easy
classification, still putting out shoots in all
directions. Nobody knows exactly what makes
it tick and there is no one quality you can
attribute to it that is not found to be missing
in some successful example. It has produced
more bad art than any type of fiction except
the love story and probably more good art than
any other forme so widely accepted and liked. *
(Raymond Chandler,
Casual Notes on the Mystery Novel)
Le sphinx est le criminel à la mode.
(Cocteau, La Machine infernale)

* * Le paradoxe du roman policier est que sa structure apparaît rarement lorsqu'un esprit
analytique l'examine de près, alors que c'est justement ce type d'esprit qu'il attire le plus [...]. C'est
une forme qui n'a jamais été abattue, et ceux qui ont annoncé son déclin et sa chute se sont trompés
pour cette raison. Comme sa forme n'a jamais été améliorée, elle n'a jamais été codifiée. Les
académiciens ne s'y sont jamais attaqués. Il est encore fluide, trop varié pour être facilement classé,
encore en train de pousser des rameaux dans toutes les directions. Personne ne sait exactement ce
qui le fait fonctionner, et souvent des romans policiers célèbres manquent d'une des qualités
considérées comme essentielles. Le roman policier a donné plus de mauvaise littérature que n'importe
quelle autre forme de fiction, et probablement plus de bonne littérature qu'une autre forme aussi
généralement acceptée et appréciée» (Raymond Chandler, Lettres, Christian Bourgois, 1980, trad.
Michel Doury).

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L'intérêt théorique du policier : une perspective de
questionnement

Le roman policier a ceci de particulier que la figure narrative qu'il


emblematise est celle-là même d'une question interprétative : puisque
l'histoire du crime qui fait l'objet du roman est, au départ, enrobée de mystère
pour le détective comme pour le lecteur, et ne sera comprise, éclaircie,
reconstituée qu'à la fin; puisqu'il incombe donc au détective - accompagné
du lecteur - d'interpréter les données lacunaires pour en déchiffrer l'histoire,
c'est-à-dire pour trouver - mais seulement à la fin - la position de savoir
qui permette de raconter l'histoire en tant que récit classique, le policier
met en acte la lecture et thématise la figure du lecteur à l'intérieur même
de son récit. Ce faisant, le récit met en scène l'interprétation comme
question : comme question de sa propre incomplétude. Le policier constitue,
de la sorte, tout à la fois une figure narrative et une figure interprétative,
l'une posant la question de l'autre.
C'est sans doute en raison de cette mise en avant, par les récits policiers,
non seulement du procès de l'analyse mais surtout, de la question théorique
du rapport, ou de Pinterimplication, du récit et de l'interprétation, que la
psychanalyse s'est à plusieurs reprises penchée sur le roman policier, pour en
proposer une lecture. Il est en effet remarquable que, sans que son intérêt
pour le policier en tant que tel soit rendu explicite ou intelligible même en sa
propre conscience théorique, la psychanalyse a, comme par hasard, trouvé ses
éclaircissements littéraires les plus fondamentaux dans des récits à structure
policière : X Œdipe-Roi de Sophocle, analysé par Freud; et La Lettre volée de
Poe, analysé par Lacan. Ainsi, les deux textes-clés littéraires dont le
déchiffrement psychanalytique a historiquement fondé à la fois des enjeux théoriques
nouveaux et de nouvelles pratiques de lecture; les deux textes-clés dont la
psychanalyse est devenue elle-même tributaire, et dont elle a su donner une
lecture non seulement nouvelle mais aussi novatrice, une lecture à chaque fois
géniale - c'est-à-dire à la fois surprenante, stupéfiante et fondamentale,
fondatrice; paradigmatique à la fois de l'apport de la psychanalyse aux méthodes
de la critique littéraire, et de la dette de la psychanalyse à l'égard de la chose
littéraire - de la façon dont la psychanalyse sait lire ce qui fonde la littérature,
de la façon dont la littérature sait dire ce qui fonde la psychanalyse-, ces
deux textes-clés sont, comme par hasard, tous deux des récits policiers. Je
voudrais réfléchir sur ce hasard, en analysant ici côte à côte, d'une part, le
classique policier analytique - X Œdipe-Roi de Sophocle (dont je ré-engagerai
l'analyse à ce niveau spécifique de la structure policière)-, et d'autre part,
un policier contemporain, donc post-analytique, lui-même sans doute inspiré,

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ou du moins informé, par la psychanalyse, et que je considère, par ailleurs,
comme une spectaculaire réussite littéraire : Piège pour Cendrillon de
Sébastien Japrisot '.
Mon propos sur le policier transgressera donc, ici, la conception strictement
historique du genre, pour définir quelque chose comme la chose littéraire qui
fonde le genre et qui consiste, à mes yeux, en une certaine structure
d'événements et en un certain type d'effet, d'efficacité textuelle qui agit au-delà et
en deçà des limites conventionnelles du genre.
En impliquant, par ce biais de la chose textuelle - policière comme chose
avant tout efficace, la question théorique du rapport entre psychanalyse et
roman policier, ce que je proposerai, cependant, ne sera surtout pas d'entamer
une psychanalyse du roman policier, mais plutôt, de considérer la psychanalyse
elle-même comme une sorte de roman policier : de chercher donc structurel-
lement, non seulement dans la théorie, mais dans le fonctionnement singulier
de la pratique analytique, des éléments de compréhension moins du contenu,
que de la structure, du fonctionnement (narratif, dramatique, épistémologique)
du roman policier. Dans quelle mesure, et comment, la compréhension
analytique que Freud nous a donnée d'Œdipe peut-elle éclairer la structure
narrative du roman policier comme tel? Dans quelle mesure, d'autre part, une
1. Alors que Poe est considéré comme le fondateur historique du genre policier propre, on
pourrait m'objecter, bien sûr, qu' Œdipe-Roi, au point de vue strict du « genre », n'est pas, proprement,
un « récit », ni, à plus forte raison, ce qu'il est strictement convenu d'appeler un « roman policier ».
Cependant, il me paraît évident qa'Œdipe-Roi comporte une structure d'événements qui relève du
scheme policier de la détection d'un crime, voire du procès du dévoilement d'une culpabilité. En
effet, un courant critique contemporain a récemment renouvelé - en Amérique, notamment -
l'approche et la compréhension d'Œdipe-Roi en traitant, justement, le texte dans la perspective du
policier. Ce point de vue, bien qu'osé, non traditionnel ou controversial, est devenu, en même temps,
banal, c'est-à-dire a acquis en sa faveur un certain consensus critique (cf. ci-dessous, note 7).
Il est vrai que, par opposition à un récit pur et simple, Œdipe-Roi est d'abord un drame, une
pièce de théâtre, une tragédie, et l'on pourrait avec profit le considérer strictement dans la perspective
de ces genres-là. Cependant, le drame de théâtre et le récit (ou « roman ») policier ont peut-être
cela en commun, qu'ils sont tous deux fondés, non pas sur la psychologie ou sur l'évolution des
personnages (comme d'autres types de « roman »), mais, essentiellement, sur l'action, c'est-à-dire sur
une structure d'événements. C'est cette structure d'événements que je considère comme fondamentale
à la structure policière. Or, il importe de noter jque, dans le roman policier comme dans le drame
de théâtre, la structure des événements - celle-là même de l'histoire ou du récit - ne peut pas être
simplement racontée, mais doit nécessairement, par définition, être mise en acte - mise en jeu. C'est
en ce sens que l'on peut, légitimement, je crois, parler des structures narratives de la tragédie
d'Œdipe-Roi, c'est-à-dire de la mise en acte, de la mise en jeu du récit œdipien, en tant que récit
policier.
J'utilise donc ici le terme « récit » au sens où l'écrivain américain Raymond Chandler (lui-même
un classique, et un innovateur, du genre policier) parle de « story value », c'est-à-dire, de valeur
narrative, « valeur de récit » qui fonde, à ses yeux, le roman policier comme tel : « Le roman policier,
écrit-il, doit avoir une solide valeur de récit en dehors de son élément de mystère [...]. Tous les bons
policiers sont lus et relus, et certains son relus de nombreuses fois. Cette relecture, de toute évidence,
n'aurait pas pu avoir lieu, si le puzzle était l'unique motivation de l'intérêt du lecteur. » (R. Chandler,
« Casual Notes on the Mystery Novel », in Writing Suspense and Mystery Fiction, éd. A. S. Burack,
Boston, The Writer, Inc., 1977, p. 298; je traduis). Il me paraît évident qu!'Œdipe-Roi comporte, à
la lettre, à la fois cette « valeur de récit » qui appelle et admet la relecture, et « cet élément de
puzzle » dont « la solution », précise Chandler, « doit, lorsqu'elle est révélée, apparaître comme ayant
été, tout au long, inévitable » (Ibid., p. 300). Œdipe-Roi est donc, à mes yeux (bien qu'historiquement
avant la lettre), un paradigme par excellence du genre policier.
Par ailleurs, confiner le genre aux limites de son épanouissement historique, voire de son succès
populaire, de son émergence explicite au milieu du dix-neuvième siècle, relèverait, à mes yeux, d'une
conception réifiée et réductrice, qui insisterait à voir dans le genre non l'intérêt textuel du
fonctionnement structural de la chose littéraire qui le fonde, mais l'intérêt historique, sociologique
ou sémiologique du phénomène rétréci de la commercialisation de celle-ci.

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compréhension des structures narratives du roman policier comme tel peut-
elle aiguiser, ou approfondir, notre compréhension du mythe d'Œdipe - à la
fois comme chose littéraire et comme chose analytique?

Le tour de force de Japrisot (I): les défaillances de la


mémoire, ou les péripéties de l'intrigue

Piège pour Cendrillon, sans doute le policier le plus littérairement


remarquable qui ait été écrit en français, est précédé d'une sorte de préface qui
pastiche le style du conte pour enfants. Cette brève ouverture met en scène
trois petites filles, appelées Mi, Do et La, et décrit leur position respective à
l'égard de leur riche marraine, Midola. « Des trois petites filles », Mi, « la plus
jolie », est la bien-aimée, la favorite de sa marraine Midola. Do, « la plus
intelligente », est mal aimée, négligée par Midola. De La, le texte ne raconte,
brutalement, que la mort prématurée : « La est bientôt morte 2. » Do et Mi
sont liées par un amour d'enfance. Mais la vie les sépare, de même qu'elle
les sépare de Marraine Midola, vieille dame riche qui fabrique des chaussures
à Florence. A la fin de l'ouverture, Mi et Do ont vingt ans, et Midola, à
Florence, va mourir « comme meurent les fées ». C'est peut-être à cause des
escarpins qu'elle reçoit chaque année, à Noël, de Florence, que Do - dit le
texte - « se prend pour Cendrillon ». « Et c'est Do qui invente ce conte. » Le
récit proprement dit, qui suit cette ouverture, est une narration à la première
personne, par une jeune fille amnésique qui, se trouvant dans un hôpital, ignore
tout sur son passé et sur son identité.
Première péripétie. Par les docteurs et par sa gouvernante Jeanne, la
seule personne autorisée à lui rendre visite, l'amnésique apprend que son nom
est Michèle Isola (Mi); et qu'elle est la rescapée d'un incendie, dans lequel
une autre jeune fille - une de ses amies appelée Domenica Loi" (Do) - a péri.
Ayant subi une opération plastique à la suite d'une brûlure au visage, la
rescapée apprend que son aspect physique est devenu méconnaissable.
Soupçonnant que Jeanne ne lui raconte pas tout sur son passé, la narratrice échappe
par ruse à la surveillance de celle-ci, et va trouver un garçon nommé François
Roussin dont elle avait reçu, à l'hôpital, des lettres d'amour. François lui
raconte que dans son rapport de couple avec Mi (qu'il croit donc être son
interlocutrice, croyance partagée par la narratrice et par le lecteur), il était
gêné par l'intervention de l'amie « diabolique » de Mi, Domenica (ou Do),
qu'il percevait jalousement comme rivale et qui entretenait elle aussi des
rapports affectifs intenses avec Mi. (On comprend qu'il s'agissait, entre Mi,
Do et François, d'un triangle d'amours jaloux et de désirs conflictuels). François
fait part à la narratrice de son soupçon (qu'il ne formule pourtant pas
explicitement) que l'incendie n'était pas un accident, mais une tentative
d'assassinat.

2. Japrisot, Piège pour Cendrillon, Paris, Denoël, 1965. Réimpression, collection « Folio», 1972

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Par la suite, la narratrice va passer la nuit dans une chambre d'hôtel;
remplissant sa fiche à la réception, elle signe automatiquement Domenica Loi".
La surprise de cette signature automatique ébranle sa croyance en son identité,
ce nom de Mi que le consensus du monde extérieur semble lui imposer. Par
un raisonnement analytique et interprétatif, elle déduit que Jeanne n'a cherché,
en effet, à l'enfermer et à l'isoler du monde que parce qu'elle est réellement
non pas Mi, mais Do, et parce que Jeanne le sait. Comment Jeanne le sait-
elle, et pourquoi prétend-elle aux yeux du monde qu'elle est Mi? Sans doute
parce que tout cela était prévu entre Do et Jeanne : avec la complicité de
Jeanne, Do devait avoir comploté l'assassinat de Mi pour se substituer à elle
après l'incendie, afin d'hériter à sa place la fortune de Midola. La narratrice
tire donc la conclusion qu'elle est Do : elle est la vivante qui s'est substituée
à la morte, or Do seule avait intérêt à cette substitution qui, de pauvre, la
transforme en riche.
Deuxième péripétie. Arrive alors Jeanne, qui confirme de l'extérieur (par
un récit autoritaire, à la troisième personne), cette version analytique des faits
à laquelle la narratrice est parvenue en tant que lectrice des contradictions
qu'elle décèle dans le présent qu'elle vit. Selon le récit de Jeanne, Do et Mi,
se retrouvant à vingt ans, après une longue séparation, tombent amoureuses
l'une de l'autre, ce qui gêne et éclipse à la fois François, l'amant de Mi, et
Gabriel, l'amant de Do. Cependant Mi, la riche « princesse » qui dépense
librement et largement l'argent que lui envoie sa marraine milliardaire, Midola
- marraine dont elle est la future héritière - Mi humilie Do précisément en
l'entretenant, en la faisant dépendre de l'argent qu'elle lui donne. Do écrit
des lettres rusées à Midola qu'elle cherche à séduire, dans l'espoir de l'amener
à déshériter Mi et d'hériter à la place de celle-ci. Jeanne, ayant lu ces lettres,
dont elle devine le dessein compétitif par rapport à Mi mais dont elle prévoit
l'échec, s'associe secrètement à Do, qu'elle convainc de son plan supérieur :
celui d'assassiner Mi au moyen d'un incendie apparemment accidentel, à la
suite duquel Do, physiquement transformée par une brûlure partielle, sera
reconnue par elle comme Mi et prendra donc officiellement tout à la fois
l'identité et la fortune de l'héritière. Tout s'est passé, dit Jeanne, comme
prévu, à l'exception de quelques détails inexplicables, mais peu importants.
Parmi ces détails, il apparaissait que la rescapée, en risquant sa propre vie,
avait essayé - mais sans succès - de sauver son amie, de la tirer de sa chambre
en feu, avant de s'écrouler et de perdre conscience elle-même.
Troisième péripétie. La narratrice, qui visiblement s'attache à Jeanne de
plus en plus et accepte sa complicité avec elle - qui se croit donc secrètement
être Do (en accord avec le récit de Jeanne), mais prétend officiellement être
Mi (suivant l'instigation de Jeanne) -, rencontre alors un nouveau personnage,
un nommé Serge Reppo, qui la suit pour lui faire part de renseignements
nouveaux et pour lui imposer encore une autre version de l'histoire : travaillant
à la poste, il avait lu un télégramme de Jeanne à Do, à la suite duquel il avait
écouté, intercepté leurs conversations téléphoniques qui mettaient au point le

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projet du meurtre; et, ayant fini par comprendre de quoi il s'agissait, il était
allé prévenir Mi. Avertie du complot contre sa vie qui ne pouvait plus la
surprendre, Mi a-t-elle renversé les cartes, renversé le complot contre Do pour
se venger de celle-ci? C'est ce qu'a déduit Serge Reppo, qui fait chanter la
narratrice, réclamant de l'argent pour son silence : « J'ai compris, lui dit-il,
que l'autre ne s'en était pas tirée, que vous étiez Micky ».
Revenant par compulsion dans la chambre incendiée, la narratrice y
rencontre l'ex-amant de Do, Gabriel, qui la traite lui aussi d'assassin de son
amie Domenica, et lui promet qu'il trouvera des preuves qui l'incrimineront
de cet assassinat. Le mobile du crime, prétend-il, s'était éclairci depuis la
veille : le testament de Midola a été ouvert en Italie : or, en raison d'un
changement de dernier moment du testament, c'était non pas Mi - comme
prévu - mais Do qui héritait! Mi devait être au courant du changement du
testament : elle a donc tué Do pour se substituer à elle et pour récupérer son
héritage.
Quatrième péripétie. Abattue et confuse, la narratrice ne sait plus qui
croire, ni qui elle est en réalité. Si elle croit la version de Jeanne, elle est Do,
qui a inutilement tué Mi (puisque c'est elle-même qui héritait), Si elle croit
la version de Serge Reppo, elle est Mi, qui a tué Do polir récupérer son
héritage (également en vain, puisqu'elle a oublié de prendre l'identité de Do);
si Serge Reppo dit la vérité, cela veut dire, par ailleurs, que Jeanne, en lui
racontant son histoire, s'est trompée ou bien l'a trompée. Angoissée et déroutée,
la narratrice va trouver Serge Reppo et le tue compulsivement - pour le
réduire au silence et, ce faisant, pour protéger Jeanne : pour empêcher le
maître-chanteur de parler du rôle de Jeanne dans l'histoire. Mais lorsque la
narratrice est enfin arrêtée pour ce dernier meurtre, Jeanne se dénonce elle-
même, probablement pour, à son tour, protéger la narratrice.

Le tour de force de Japrisot (II) : le recouvrement de la


mémoire, ou les péripéties du dénouement

Le dénouement, interrompant le pathos du récit à la première personne,


est sèchement et laconiquement rapporté à la troisième personne, dans le style
d'un article de journal ou bien d'un rapport juridique ou légal. « La détenue
retrouva ses souvenirs », nous dit ce rapport impersonnel, sans nommer l'identité
de celle-ci - sans donner le nom propre recouvré par cette mémoire retrouvée.
Le rapport passe alors au verdict, au dénouement juridique découlant de cet
anonymat du dénouement psychologique :

Elle obtint un non-lieu dans l'affaire Serge Reppo, en raison de son état au
moment du meurtre. Elle fut condamnée à dix ans de réclusion criminelle
pour complicité dans l'assassinat commis par Jeanne Murneau sur la personne
de Domenica Loi.

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Ce bref dénouement, en raison même de sa sécheresse elliptique, invite
à un examen attentif qui admet - on le découvre - plusieurs lectures
successives. Or, ces lectures sont de telle nature que leur diversité ne se cumule
pas : loin de s'additionner l'une à l'autre, elles se renversent l'une l'autre. Le
dessein du dénouement est d'engendrer, de la sorte, des péripéties de la lecture.
Si la structure de l'intrigue était faite des péripéties de la lecture de la
narratrice (sa lecture de sa propre histoire et de sa propre identité), le
dénouement fait acte de ces mêmes péripéties par rapport au lecteur également,
faisant éprouver à celui-ci la même série d'incertitudes et de vicissitudes
analytiques, la même « douche écossaise » de satisfactions et de frustrations
du désir de comprendre et du désir de savoir.
Première péripétie. La première lecture du dénouement, la plus
élémentaire, doit trouver le nom propre de la narratrice par une simple déduction
littérale au niveau des faits rapportés : puisque « la détenue », après la
confession de son identité retrouvée, est inculpée pour complicité dans le meurtre
de Dominica Loi, la détenue n'est pas Do, mais Mi, qui a dû officiellement
déclarer s'être rappelée qu'elle est Mi.
Deuxième péripétie. Mais, dans un deuxième temps, le lecteur est invité
à se poser la question : cet aveu de la détenue concernant sa mémoire retrouvée
est-il à prendre au pied de la lettre? La question du mensonge possible, voire
de la bonne foi de la narratrice, était, en effet, posée par Jeanne au courant
du récit lui-même en rapport, précisément, à la question de la mémoire. « Je
ne vois plus* disait Jeanne, ce que tu sais ou ce que tu ne sais pas » :

Je m'y perds. Je ne dors plus. Au fond, ça te serait tellement facile de jouer


la comédie! [...]
- La comédie? Quelle comédie?
- L'amnésie, dit-elle.

Or, si nous sommes convaincus, à la longue, que la narratrice ne joue pas la


comédie de l'amnésie, est-il sûr, en revanche, qu'à la fin elle ne joue pas la
comédie de la mémoire? Puisque, à la fin du récit à la première personne, la
narratrice ne pouvait, de l'intérieur, s'identifier, retrouver qui elle est, l'aveu
de la mémoire recouvrée ne pourrait-il pas être une pure stratégie : stratégie
réalisant jusqu'au bout le plan de la complicité avec Jeanne, selon lequel la
narratrice devait justement dire au monde qu'elle est Mi? « Comporte-toi
comme une bonne Micky », disait Jeanne. « Sois comme je t'ai appris. »

Elle raconta tout ce qu'on voulut et même davantage, mais elle ne dit jamais,
personne ne sut jamais que c'était avec Domenica Loi qu'elle avait conclu
un pacte. Je savais pourquoi : si je me taisais là-dessus, si j'étais Micky, la
peine qu'on m'infligerait serait plus légère. Elle était ma gouvernante. Ce
serait donc elle la vraie coupable.

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En effet, le rapport final, tout en décrivant les événements et les gestes
exclusivement de l'extérieur, suggère une connivence, et donc une entente
stratégique, entre Jeanne et la détenue : celle-ci, dit le texte,

se montra très effacée durant les débats, laissant le plus souvent son ancienne
gouvernante répondre aux questions qui leur étaient posées à titre commun.

Ce que cette deuxième lecture du dénouement - du rapport final - a donc


appris au lecteur, c'est l'amour actuel qui unit la narratrice et Jeanne au
moment ultime du procès et de l'inculpation finale. Mais ayant déchiffré cet
amour, le lecteur ne peut plus se fier à la simple confession que la narratrice
fait au monde, au tribunal qui la juge, de son nom. Dans la mesure où il a
su être non pas un lecteur naïf mais un interprète averti, perspicace, le lecteur
se trouve à nouveau frustré, c'est-à-dire, à nouveau privé de la mémoire de la
narratrice. Puisque le mot de l'énigme - le mot-clé de la mémoire - est
elliptiquement rapporté à la troisième personne, lui - bien qu'auparavant
intime compagnon du je-narrateur - ne peut pas, ne pourra jamais avoir
recouvré sa mémoire : c'est-à-dire, recouvrer la vérité de l'intérieur du récit.
Troisième péripétie. Dans un troisième temps, le lecteur de cette page
finale du roman est donc invité à trouver l'identité de la narratrice non par la
mémoire de celle-ci, simulée ou réelle, mais par ses propres talents d'interprète,
c'est-à-dire, par ses propres démarches de détective du savoir du texte. Il
existe, en effet, dans cette page finale, un indice textuel qu'il faut savoir lire,
qu'il faut tout d'abord savoir remarquer et ensuite déchiffrer ou interpréter
en le mettant en rapport avec un autre passage du roman :

Au gendarme qui l'accompagnait hors de la salle, la jeune fille apparut plus


calme. Elle devina qu'il avait été en fonctions en Algérie. Elle put lui dire
quelle eau de Cologne pour homme il utilisait. Elle avait connu un garçon,
autrefois, qui s'en inondait la tête. Une nuit d'été, dans une voiture, il lui
avait dit la marque, quelque chose d'attendrissant et de soldatesque, presque
aussi infect que l'odeur : Piège pour Cendrillon.

Or, bien avant la fin du roman, Serge Reppo dit à la narratrice, qu'il identifie
comme Mi, et à qui il rapporte justement sa conversation passée avec Mi :

Même que vous m'avez demandé ce que je me mettais sur les cheveux. C'est
un truc spécial, ça vient d'Algérie, j'ai fait mon service là-bas. Vous voyez,
je n'inventerais pas ça!

Et la narratrice d'enchaîner :

II avait dit peut-être la marque de cette eau de Cologne à Micky. Mais à


moi, dans le garage, il ne l'avait pas dite - ça n'avait pas de nom.

La nomination du parfum à la dernière ligne du roman prouverait donc, au


lecteur attentif et qui, lui, « a de la mémoire », que la détenue est réellement

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Mi, puisque Mi seule connaissait, nous dit-on, le nom de l'eau de Cologne :
pour Do, comme pour celle qui est sans mémoire, « ça n'avait pas de nom ».
Par cet indice du nom du parfum, le roman, sans nommer la détenue, semble
donc néanmoins couronner de succès l'attention, la mémoire et l'intelligence
analytique du lecteur-détective, lui donnant une preuve concluante du fait que
la narratrice est réellement Mi et qu'elle a réellement retrouvé sa mémoire.
Quatrième péripétie. Seulement, dans le nom du parfum, « Piège pour
Cendrillon », il y a, dans les mots mêmes du texte, quelque chose « d'aussi
infect que l'odeur ». Le nom du parfum sent trop le roman, dont il reprend
justement le titre, mettant la fiction en abyme. Et si le nom du parfum sent
trop le roman, la fiction, ne pourrait-il pas être, non pas une preuve - un réel
recouvré par la mémoire de Mi -, mais un nom fictif inventé de toutes pièces,
inventé, après-coup, par Do, pour titrer ironiquement son histoire? Pourquoi,
de tous les noms possibles, « Piège pour Cendrillon »? Car c'est Do, nous disait
l'ouverture du texte, qui « se prend pour Cendrillon ». Et c'est Do, disait aussi
l'ouverture, qui, précisément, invente ce conte :

et c'est Do qui invente ce conte, dont elle sait bien, parce qu'elle n'est plus
une petite fille, qu'il est faux.
Il est juste assez vrai pour l'empêcher de dormir.

Les efforts de déchiffrement du lecteur aboutissent donc à deux satisfactions


- deux séries de cohérences textuelles (ou interprétatives) également
satisfaisantes, mais mutuellement incompatibles : « la détenue est finalement Mi »;
« la détenue est finalement Do ».
Ce n'est pas que l'énigme policière ne se laisse pas, ici, résoudre : au
contraire, elle se résout parfaitement; l'exercice analytique de l'interprète/
lecteur/ détective n'est pas simplement avorté, il est, au contraire, parfaitement
opératoire, efficace, rentable. Chacun des deux ultimes déchiffrements permet
de rendre compte de l'ensemble de façon entièrement cohérente : « parce que
tout s'explique », dit la narratrice. Seulement, l'action du roman est telle que,
bien que « tout s'explique », ce qui s'explique subvertit le tout - subvertit la
cohérence univoque. La solution de l'énigme demeure radicalement ambiguë,
radicalement dialogique : et c'est cela que le texte, en dernière instance, nous
invite, justement, à apprendre à lire.
Si la structure policière constitue donc, ici, un remarquable apprentissage
de la lecture, c'est dans la mesure où Piège pour Cendrillon est avant tout
un piège tendu au lecteur.

De Japrisot à Sophocle : les analogies du dessin structural

A l'instar du texte de Japrisot, la structure policière tfŒdipe-Roi de


Sophocle peut, elle aussi, être analysée comme la scène même du piègement

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du lecteur. Il est vrai que, dans une certaine mesure, tout roman policier tend
un piège au lecteur dans la mesure où il tâche de capter, de celui-ci, tout à
la fois l'intérêt et la naïveté : tout roman policier constitue donc, en quelque
sorte, une école de soupçon, dont l'instruction est un avertissement contre la
lecture naïve. Tout récit policier est fondé, par ailleurs, sur une structure
narrative conventionnelle de piègement : le piègement du criminel. Ce qu'il y
a, cependant, de distinctif et de communément remarquable dans la structure
policière d' Œdipe-Roi et de Piège pour Cendrillon, c'est le fait que le
piègement du lecteur et celui du criminel y sont superposés, imbriqués l'un
dans l'autre : le fait que le criminel piégé dans et par les deux textes, est lui-
même, d'abord, un lecteur: un lecteur qui déchiffre son propre crime; un
lecteur qui lui-même ne cesse de se prendre au piège de sa propre lecture.
L'originalité subversive des textes de Sophocle et de Japrisot réside, autrement
dit, dans le fait que le détective et le criminel s'avèrent être, dans ces deux
cas remarquables, une seule et même personne \
De même que la narratrice amnésique, Œdipe travaille, lui aussi, à
reconstruire une scène du passé - scène antérieure au début de la narration.
Partant du désir d'éclaircir la vérité du « crime ancien » du meurtre de Laïos,
Œdipe finit par découvrir la vérité de ses origines. Inversement, mais
parallèlement, la narratrice amnésique commence par vouloir éclaircir le mystère
de ses origines, pour découvrir, en cherchant à reconstruire celles-ci, qu'un
meurtre est inséparable de son enquête originelle. L'énigme policière
traditionnelle, « qui est le meurtrier? » (qui a tué Laïos? Qui a allumé l'incendie
et tué la jeune fille brûlée?) se dédouble - ainsi - dans les deux textes par
une autre énigme, qui obscurcit et complique davantage la première : qui est
l'enquêteur? (Qui est Œdipe? Qui est la narratrice?) « Mon nom est Michèle
Isola », dit le je-narrateur de Japrisot, mais l'on pourrait, en changeant de
nom, mettre ces mêmes propos dans la bouche d'Œdipe également : « J'ai
vingt ans; l'histoire que je raconte est l'histoire d'un meurtre; je suis l'enquêteur;

3. Il existe d'autres cas de ce genre - bien que rares dans la littérature policière - où c'est le
détective et, plus généralement, l'instance de la loi et de l'autorité, qui s'avère être à l'origine du
crime. Ces solutions, bien qu'exceptionnelles, voire non traditionnelles, sont pourtant reléguées par
Dorothy Sayers (elle-même, comme on sait, écrivain majeur de la littérature policière) à l'injonction
fondamentale à la tradition du genre, qui veut que le criminel soit « le personnage le plus improbable »
(« the most unlikely person »). « D'autres développements, écrit Sayers, de la formule du personnage
le plus improbable font du coupable un juré dans l'enquête judiciaire ou dans le procès (Robert Orr
Chipperfield, The Man in the Jury-Box); le détective lui-même (Bernard Capes, The Skeleton Key;
Gaston Leroux, Mystère de la chambre jaune, etc.); le procureur de la république (G. K. Chesterton,
The Mirror of the Magistrate, in Innocence of Father Brown); et, dans un suprême effort
d'improbabilité, le narrateur lui-même du récit (Agatha Christie, The Murder of Roger Ackroid). » (Dorothy
Sayers, « Detective Fiction : Origins and Development », in Writing Suspense and Mystery Fiction,
éd. cit., p. 260; je traduis). C'est ainsi à cette catégorie de romans policiers (un sous-genre du genre)
qu'appartiennent Œdipe-Roi et Piège pour Cendrillon. Il importe cependant de noter que, pour
l'impact spécifique de ces deux textes, il faut que la détection nous soit communiquée à la première
personne. De ce point de vue, seul Le Meurtre de Roger Ackroyd, d' Agatha Christie, est structu-
rellement apparenté aux textes qui nous préoccupent; avec, cependant, là encore, une différence
cruciale, qui met à part nos deux textes : alors que le narrateur (le docteur/détectiye/criminel) du
Meurtre de Roger Ackroyd sait tout au long du récit que le criminel, c'est lui-même, et par
conséquent, il ne dupe que les autres (y compris le lecteur), Œdipe et la narratrice amnésique ne
savent réellement pas qui est le coupable, se trouvant, de la sorte, dupes d'eux-mêmes.

32
je suis le témoin; je suis la victime; je suis l'assassin; je suis tous les quatre
ensemble, mais qui suis-je? 4? »

Le meurtre comme figure narrative

Bien qu'à première vue, le meurtre lui-même commis par la jeune fille
n'a apparemment rien à voir avec le parricide œdipien, en réalité, comme
figure narrative (par opposition au simple contenu thématique ou anecdotique),
le meurtre relève de la même structure dramatique et logique : de même
qu'Œdipe, en tuant son père, prend sans le savoir la place du mort - qui est
en même temps une place de roi -, la narratrice, qu'elle soit Mi ou Do, n'a
tué que pour prendre la place de la morte, qu'elle convoite justement comme
une place royale - place de la « princesse » - héritière :

Cela portait un nom : assassinat. C'était avant l'incendie que la vivante avait
voulu prendre la place de la morte! Mi n'ayant aucun intérêt à cette
substitution, la vivante était Do. J'étais la vivante. J'étais Do.

Plus tard, la révélation du changement de testament qui renverse l'intrigue


ne change pas, pour autant, la structure narrative du meurtre en tant que
figure de la substitution : « Micky avait aussi un mobile - exactement le même
que le mien! Prendre ma place pour récupérer son héritage! s ».
Si le testament emblematise, de la sorte, à la fois la succession royale (la
royauté de Laïos ou la fortune de Midola) et la légalité de cette succession,
c'est-à-dire, le droit donné par le mort de prendre justement sa place - la
légalité, en d'autres termes, de la figure de la substitution -, la figure narrative
du meurtre emblematise, en revanche, la substitution comme usurpation. Or,
l'ironie tragique à la fois chez Sophocle et chez Japrisot réside dans le fait
- encore parallèle - que le meurtrier usurpe, sans le savoir, une succession
qui, en réalité, lui revient de droit : tel est le cas d'Œdipe-Roi, le mot grec
« tyran » signifiant à la fois « roi » et « usurpateur ». Tel est aussi le cas de Do
qui, cherchant par la violence du meurtre à se substituer à Mi, la « princesse »-
héritière, découvre ironiquement, après coup, que c'est elle-même qui est
l'héritière. Du coup, le meurtre emblematise non seulement la figure d'une
substitution, mais celle d'une substitution aveugle : Œdipe ne sait pas ce qu'il
fait lorsqu'il tue Laïos; il ne sait pas qu'en réalité il va se substituer au mort;
il ne sait ni quelle est sa place ni quelle est la place qu'il prend. Et de même,
la narratrice chez Japrisot constate : « Et j'ai pris, sans le savoir, la place de
celle qui, précisément, avait alors un mobile de meurtre. » Si donc, dans les
deux textes, l'énigme conventionnelle du meurtre (qui est le meurtrier?) est
liée à l'énigme de l'origine (qui suis-je? Qui est l'enquêteur?), c'est parce que

4. Couverture, « quatrième page ».


5. Je souligne. Sauf indication contraire, c'est moi qui souligne les textes cités.

33
les deux énigmes traitent de la double question de la place et du changement
de place : parce que les deux énigmes posent la question de la place du sujet
dans un mouvement narratif de déplacement aveugle, et dans une structure
dramatique à positions changeantes, réversibles. Déclenchant le mouvement
de la substitution, la mort ou le meurtre figure la case vide qui fait fonctionner
le système du récit : le récit n'est dès lors lui-même qu'une dynamique de la
substitution qui essaie de comprendre - au sens spatial, c'est-à-dire d'arrêter,
de totaliser, de dire le mouvement de la substitution.

La tache aveugle de l'interprète, ou l'espace mouvant de


l'énigme

Les questions, elles aussi, se déplacent : chez Sophocle comme chez


Japrisot, les énigmes ne mènent pas à la vérité, mais à d'autres énigmes.
Œdipe ne résout l'énigme du Sphinx que pour devenir roi et du coup, rencontrer
à Thèbes la question nouvelle, « Pourquoi la peste? », que l'oracle traduit par :
« Qui a tué Laïos? » Mais à cette question va se substituer la question : « Qui
est Œdipe? », c'est-à-dire, qui est le père? qui est l'enfant?, ou plutôt : qui est
le père de qui? Qui est Tenfant de qui? Qui est le mort? Qui est le vivant?
Dans Piège pour Cendrillon également, la question : « que s'est-il passé? » se
déplace vers la question : « qui est le coupable? », mais cette question à son
tour se traduit par la double, triple question angoissante et déroutante : qui
est la morte? qui est la vivante? Et qui est la -survivante? L'enquête sur les
origines des souffrances se déplace, dans les deux textes, vers une détection
de la culpabilité, pour aboutir au récit des vicissitudes tragiques, des
déplacements dramatiques du rapport entre la question « qui suis-je? » et la question
« que sais-je? »
Contrairement à la narratrice de Piège pour Cendrillon, qui sait d'emblée
qu'elle est intérieure à l'énigme qu'elle interprète, mais dont le sort est de
découvrir à quel point elle demeure, en tant qu'interprète, irrémédiablement
extérieure à sa propre énigme, Œdipe, au départ, se croit être, en tant
qu'interprète professionnel, extérieur aux énigmes qu'il lui incombe de
déchiffrer : celle du sphinx comme celle de la peste, ou du meurtre de Laïos. C'est
pourquoi, ouvrant son enquête sur le meurtre, Œdipe déclare :

Je parlerai en homme étranger au rapport qu'il vient d'entendre, étranger


aussi à l'événement (épisode 1, v. 218-220) 6.

Mais il lui incombe précisément de découvrir à quel point le détective-interprète


qu'il est est ironiquement intérieur à l'énigme du crime qu'il déchiffre. Et
c'est en tant qu'intérieur à l'énigme criminelle qu'il croit déchiffrer de l'ex-

6. Œdipe-roi, traduit par Maurice Véricel, Paris, Bordas, collection « Univers des lettres »,
1970, p. 47. Sauf indication contraire, les références à Œdipe-Roi renverront à cette édition.

34
térieur, qu'Œdipe se découvre la cible du coup qu'il destine à l'autre - au
criminel qu'il maudit-, se prenant sans le savoir au piège de sa propre
malédiction, dont il devient la victime. De même, la protagoniste de Japrisot
est prise, elle aussi, au piège de son propre jeu, en devenant à son tour la
cible du coup qu'elle destine à l'autre : l'assassinat par incendie.
La question « qui suis-je? » se complique, de la sorte, de la question « qui
est l'autre?» Combien autre est l'autre? L'autre est-il à l'extérieur ou à
l'intérieur du « je »? Le piègement narratif interne de Finterprète-détective
procède, en effet, chez Sophocle comme chez Japrisot, du fait paradoxal que
l'interprète se découvre lui-même autre qu'il ne croit : soit, comme le « je »
- amnésique, extérieur à sa propre énigme, extérieur à soi; soit, comme le roi
Œdipe, intérieur à l'énigme de l'autre, intérieur à l'autre. Ce que par définition
l'intelligence même de l'interprète toujours méconnaît, c'est sa propre place
par rapport à la case vide de l'énigme. Et c'est au travers, à partir de cette
tache aveugle de l'interprète que s'opère, précisément, le déplacement narratif
des énigmes. Déplacement infini, indéfini; tache aveugle irrémédiable,
symbolisée, chez Sophocle, par les yeux littéralement aveuglés de l'interprète qui
voit - Tirésias au début, Œdipe-Roi à la fin -, et chez Japrisot par la métaphore
(implicitement œdipienne) de la lumière qui aveugle - dès la première phrase
du récit :

II y a tout à coup un grand éclat de lumière blanche qui me crève les yeux.

La lumière aveuglante d'Œdipe-Roi : les revers du


dénouement de Sophocle

Nous avons vu la façon dont, chez Japrisot, les efforts - d'ailleurs


extrêmement perspicaces - de la narratrice-interprète amnésique pour cesser
d'être aveugle, pour voir la vérité sur elle-même, sont mis en échec par le
roman. Le dénouement, parallèlement, met en échec les efforts du lecteur
pour trouver une vérité univoque, une certitude, un savoir garanti.
A première vue, il semblerait qu' Œdipe-Roi, au contraire, aboutit à un
dénouement policier beaucoup moins ambigu que celui du roman
contemporain : un dénouement qui non seulement livre la solution de l'énigme, mais
qui produit celle-ci comme la réussite, justement, du procès de l'enquête
interne, donc, du savoir analytique, de la maîtrise de l'interprète, figuré par
Œdipe lui-même. C'est là <Ju moins la façon dont Œdipe-Roi a été lu,
traditionnellement. Or, cette lecture traditionnelle a été récemment subvertie,
précisément, par des critiques-amateurs du roman policier et qui, formés à
l'école de soupçon que constitue le genre, ont su lumineusement dévoiler des
ambiguïtés décisives dans le texte de Sophocle - ambiguïtés qui mettent en

35
question, et mettent en doute, la justesse de l'inculpation d'Œdipe pour le
meurtre de Laïos 7?
En effet, lorsqu'on suit un raisonnement rigoureusement policier - un
raisonnement pour lequel tous les discours, quels qu'ils soient, sont suspects,
et qui scrute la seule logique de l'action pour chercher la consistance des
faits -, on constate que le texte de Sophocle n'établit aucune vérité factuelle
quant au crime qui est en son centre : l'histoire, autrement dit, ne fournit pas
de preuve juridique concluante qui permette de déduire, sans l'ombre d'un
doute, que ce fut effectivement Œdipe qui tua Laïos. Il existe même, à
l'intérieur du récit sophocléen, des contradictions factuelles quant à l'identité
du meurtrier; contradictions que Voltaire, avec sa logique implacable, a été
d'ailleurs le premier à relever : « Ce qui suit », écrit Voltaire, « me paraît [...]
déraisonnable » :

Œdipe demande s'il ne revint personne de la suite de Laïus à qui l'on puisse
en demander des nouvelles; on lui répond « qu'un de ceux qui accompagnaient
ce malheureux roi s'étant sauvé, vint dire dans Thèbes que Laïus avait été
assassiné par des voleurs, qui n'étaient pas en petit, mais en grand nombre ».
Comment se peut-il faire qu'un témoin de la mort de Laïus dise que son
maître a été accablé sous le nombre, lorsqu'il est pourtant vrai que c'est un
homme seul qui a tué Laïus et toute sa suite? [...]
Les Thébains auraient été bien à plaindre, si l'énigme du sphinx n'avait
pas été plus aisée à deviner que toutes ces contradictions 8.

L'ironie voltairienne choisit de poser ces « contradictions » comme de simples


« défauts » de Sophocle : choix historique et politique qui, dans le contexte de
la querelle des anciens et des modernes, sert stratégiquement l'entreprise
voltairienne de désacralisation des anciens. En revanche, les lecteurs modernes
ne songent pas à faire grief à Sophocle des incohérences de son scheme policier,
mais plutôt, à interroger celles-ci pour en interpréter le dessein. En effet, c'est
la question décisive du nombre des assassins qui, au départ de l'enquête
policière, émerge comme cruciale pour l'inculpation ou l'acquittement d'Œdipe :

Œdipe. - [...] Mais qui vous a donc fait ce récit, femme?


Jocaste. - Un serviteur qui revint, le seul survivant.
Œdipe. - Se trouve-t-il encore au palais aujourd'hui?
Jocaste. - Non. [...]
Œdipe. - Pourrait-on le faire revenir rapidement?
Jocaste. - C'est possible. Mais pourquoi le désires-tu? [...]
Œdipe. - Ce sont des brigands, disais-tu, qui, selon lui, auraient tué Laïos.
Eh bien, s'il répète ce pluriel, ce n'est plus moi qui ai tué, car il ne pourrait
se faire qu'un égale plusieurs. Au contraire, s'il parle d'un seul et unique
voyageur, l'affaire retombe alors clairement sur moi.

7. Cf. William Chase Grée, « The Murderers of Laïus », in TAPA (60 91929); Karl Harshbarger,
«Laïus'
Who Many
Killed Murderers»,
Laïus? », in Tulane
in Diacritics
Drama(printemps
Review, 9 1978).
(été 1965); et Sandor Goodhart, « Œdipus and
8. Voltaire, « Lettres sur Œdipe » (A M. de Genonville), Lettre III, in Œuvres Complètes. II,
éd. A. Beuchot, Paris, 1877.

36
Jocaste. - Mais c'est bien ce qu'il a dit, sache-le; il ne peut plus dire le
contraire, car la ville entière Ta entendu, et non pas moi seule... [...]
Œdipe. - Tu as raison; mais, malgré tout, envoie quelqu'un chercher ce
travailleur; n'y manque pas.
Jocaste. - Je vais envoyer tout de suite (épisode II, v. 755-862, pp. 70-74).

« Si nous étions dans le genre du roman policier », écrit Sandor Goodhart,


« nous pourrions à ce point nous attendre à ce que le témoin soit convoqué et
interrogé sur l'affaire pour laquelle on l'a convoqué; la vérité, du coup, se
serait éclaircie. Mais [...] dans l'intervalle entre la convocation du témoin et
son arrivée, le messager corinthien a fait son apparition et déplacé l'action
vers la question de l'origine d'Œdipe [...]. Et c'est ce dernier sujet
exclusivement qu'éclairciront, dès lors, les remarques du Berger. Sur le sujet pour
lequel il a été convoqué, le sujet dont dépend la solution du mystère de la
pièce, il n'est simplement jamais interrogé ' ».
Ainsi, l'enquête policière ne résout pas la question décisive du nombre
des assassins, et n'établit donc pas au-delà de tout doute possible qu'Œdipe
est bien l'assassin de Laïos. Elle établit, en revanche, qu'Œdipe est bien le
fils de Laïos. Or, du fait qu'il est fils de Laïos, Œdipe - par saut logique et
par une démarche métaphorique - conclut que le meurtre de son père est
conforme à l'oracle.

Œdipe. - Tu n'as pas répondu à sa question sur l'enfant.


Le Serviteur. - [...] Je l'avais reçu de quelqu'un. [...] Il était né chez Laïos.
[...] C'était bien son fils, à ce qu'on disait... Mais au palais, ta femme pourrait
dire mieux que personne ce qui en est.
Œdipe. - C'est donc elle qui te l'a remis?
Le Serviteur. - Oui, prince.
Œdipe. - Dans quelle intention?
Le Serviteur. - Pour que je le tue.
Œdipe. - Une mère? La malheureuse!
Le Serviteur. - Elle avait peur d'oracles funestes.
Œdipe. - Lesquels?
Le Serviteur. - Selon eux, il tuerait ses parents. [...]
Œdipe. - Hélas! Hélas! Ainsi tout est clair. Ô lumière, puissé-je maintenant
te voir pour la dernière fois, moi qui me révèle le fils de qui je n'aurais pas
dû, le compagnon de qui je n'aurais pas dû, le meurtrier de qui je n'aurais
pas dû. (Épisode IV, v. 1150-1186, pp. 94-95)

Ici comme dans Piège pour Cendrillon, « tout s'explique », mais c'est, en
même temps, ce qui s'explique qui, précisément, fait éclater le tout; « tout est
clair », mais c'est précisément l'évidence, la clarté, la « lumière » elle-même
qui est littéralement aveuglante :

Ainsi, tout est clair. Ô lumière, puissé-je maintenant te voir pour la dernière
fois...

9. Sandor Goodhart, op. cit. (cf. note 7), p. 56; je traduis.

37
Il y a tout à coup un grand éclat de lumière blanche qui me crève les yeux.

C'est ainsi que, sans s'être prouvé coupable, Œdipe prend la place du coupable :
aveuglé par la lumière de sa filiation à Laïos et se trouvant donc, structurel-
lement, à la place prophétisée du meurtrier de son père, Œdipe anticipe sur
les preuves empiriques et se hâte ^assumer cette place - non pas empirique
mais oraculaire.

Les arrêts de justice ou les perversités du piègement

Une telle conclusion, on le voit, est tout aussi ambiguë que le dénouement
elliptique, réversible, essentiellement indécidable de Piège pour Cendrillon.
Puisque les contradictions factuelles ne sont pas dissipées à la fin $ Œdipe-
Roi, Œdipe, par rapport à la mort de Laïos, pourrait être non coupable;
comme il pourrait ne pas l'être. Il nous est difficile d'imaginer une innocence
possible d'Œdipe : cependant, en termes de preuves empiriques, en termes de
logique policière, le dénouement de Sophocle n'exclut pas cette hypothèse,
bien qu'Œdipe, lui, l'ait exclue. Le récit a, en d'autres termes, démontré la
capture non pas tant du criminel, que du détective.
L'originalité subversive de Sophocle et de Japrisot réside, autrement dit,
dans le fait qu'ils mettent en scène, tous deux, non seulement un piège pour
le criminel, mais surtout un piège pour le détective. A l'instar de Piège pour
Cendrillon, Œdipe-Roi, lui aussi, est avant tout la tragédie de l'interprète,
c'est-à-dire, le roman policier du piègement du détective.
En effet, si les deux récits policiers écrivent le piègement du détective,
ce n'est pas simplement en tant que le détective est peut-être lui-même le
criminel - que l'interprète est lui-même un coupable -, mais en tant que le
détective est plus radicalement subverti en son désir même de détective, voire
en son désir d'interprète : le désir de produire la fin de la quête, c'est-à-dire,
la vérité, la certitude du savoir absolu. Or, ce qui tranche le dénouement, ce
qui arrête l'enquête, chez Sophocle comme chez Japrisot, ce n'est pas la
complétude cognitive du savoir ou de la vérité, mais la décision performative
d'un jugement non fondé, le décret d'un verdict non adéquat aux faits. Ainsi,
chez Japrisot, si la détenue est Mi, elle est seule responsable du meurtre de
son amie brûlée; si elle est Do, elle partage la responsabilité avec Jeanne. Et
elle est, à elle seule, responsable du meurtre de Serge Reppo. Or, quelle que
soit la solution, le verdict est injuste : puisque c'est Jeanne qui, par amour, se
dénonce et prend sur elle la culpabilité, le verdict - comme l'amour - est
aveugle :

La détenue [...] obtint un non-lieu dans l'affaire Serge Reppo, en raison de


son état au moment du meurtre. Elle fut condamnée à dix ans de réclusion
criminelle pour complicité dans l'assassinat commis par Jeanne Murneau sur
la personne de Domenica Loi. [...]

38
Condamnée à trente ans de la même peine, Jeanne Murneau, par un réflexe
habituel, lui fit doucement baisser le bras et lui dit quelques mots en italien.

Ainsi, le verdict est produit, à la fois chez Sophocle et chez Japrisot, non à
l'intérieur, mais à l'extérieur de la case vide de la vérité : non à l'intérieur,
mais à l'extérieur de l'énigme policière, dont la structure narrative est
dramatisée, par les deux écrivains, comme radicalement interminable.

Le génie de la forme, ou le potentiel auto-subversif du genre

Par rapport à la structure traditionnelle du roman policier, que font, dès


lors, ces deux textes remarquables? D'une part, ils subvertissent, une à une,
toutes les conventions du genre : la convention selon laquelle le détective, par
définition, ne peut être le criminel 10; la convention qui ne définit que par leur
opposition l'un à l'autre, voire par leur séparation radicale, les rôles divers et
multiples du malfaiteur et de la victime, du témoin et de l'enquêteur; la
convention d'une clôture non équivoque de l'enquête - d'un dénouement qui
résout effectivement l'énigme et livre la clé de la vérité, c'est-à-dire, d'un
dénouement garanti dont ni la justice ni la justesse ne peuvent être mises en
doute. Cependant, en subvertissant de la sorte toutes les conventions
sécurisantes du genre, les textes de Sophocle et de Japrisot ne font, en réalité, que
pousser à son extrême limite la logique narrative du roman policier en tant
que celui-ci est, par définition, le récit même du déplacement des énigmes.
Paradoxalement, c'est en subvertissant la loi du genre que Japrisot et Sophocle
réalisent, de celui-ci, le potentiel maximal - tout à la fois dramatique, narratif,
philosophique et analytique -, et dévoilent donc le génie de la forme.
Le génie de la forme dont Freud disait, justement, dans son analyse
d'Œdipe-Roi, que sa structure de suspense est celle-là même d'une
psychanalyse :

L'action de la pièce n'est autre chose qu'un procès de révélation tissée


d'astucieux retardements et d'une excitation croissante - un procès que l'on
peut comparer au travail d'une psychanalyse - dévoilant le fait qu'Œdipe
lui-même est le meurtrier de Laïos, mais aussi le fils de la victime et de
Jocaste".

De cette remarque freudienne, il me semble que l'attention critique n'a pas


su lire la portée fulgurante, ni tirer les conséquences décisives à la fois pour
la théorie littéraire et pour la théorie psychanalytique. Il est important de
noter qu'avant même de mettre en cause l'inceste et le parricide œdipiens,

10. Cf.: «Le détective lui-même, ou l'un des enquêteurs officiels, ne devrait en aucun cas
s'avérer être le malfaiteur. » (S. S. Van Dine, « Twenty Rules for Writing Detective Stories », in
Writing Suspense and Mystery Fiction, éd. cit., p. 267; je traduis.)
11. Freud, L'Interprétation des rêves, chapitre V, traduction française par I. Meyerson, Paris,
P.U.F., 1971, p. 228; traduction entièrement modifiée.

39
c'est à la structure narrative et dramatique de l'action de la pièce - au ressort
dramatiquement, spécifiquement policier du suspense - que Freud s'attache,
pour suggérer leur analogie structurale avec le « travail », le « procès », le
fonctionnement d'une psychanalyse.
En effet, la structure énigmatique du roman policier peut être comprise
comme l'emblème de l'énigme de l'inconscient : si le savoir du criminel
emblematise le savoir inconscient dont le propre est de chercher à échapper
à la détection, la victoire du détective, en revanche, est la victoire même de
la conscience. Or, en subvertissant à la fois la frontière et l'opposition entre
le détective et le criminel, Japrisot et Sophocle textualisent la subversion de
la limite qui sépare la conscience de l'inconscient. L'inconscient ne s'oppose
pas à la conscience de l'extérieur : il la traverse, l'habite de l'intérieur. Le
piègement du détective ne symbolise, dès lors, rien d'autre que la subversion
même de la conscience.
Le génie de la forme policière chez Sophocle comme chez Japrisot nous
montre, ainsi, en quel sens il faut prendre la suggestion de Freud, selon laquelle
la structure de suspense œdipien ressemble à une psychanalyse : comme le
procès d'une psychanalyse, le roman policier n'est en fait rien d'autre que le
récit du déplacement de la tache aveugle de l'interprète; le récit de l'auto-
subversion de l'interprétation.

Le récit analytique

En effet, c'est par le biais d'une même structure narrative, à la fois


policière et auto-subversive - par un même procès dramatique de retournement,
ou de détournement, du paradigme policier du piègement de l'autre au profit
de la surprise stupéfiante de la capture de soi -, que se subvertissent, tour à
tour, la conscience de la narratrice amnésique, détectant dans la mémoire de
l'autre la culpabilité de sa propre amnésie, celle d'Œdipe, détectant la
culpabilité de l'autre, mais y reconnaissant, au bout du compte, la sienne propre,
celle de Freud, détectant la culpabilité d'Œdipe, mais y reconnaissant à son
tour sa propre histoire de détective, l'allégorie structurale de l'aventure
onirique/théorique de sa propre auto-analyse, donnant lieu au récit général - au
récit policier au deuxième degré - de l'Interprétation des rêves. La
psychanalyse n'est peut-être, après tout, rien d'autre que ce policier freudien, ce
génial récit auto-subversif des secrets criminels de notre sommeil en tant qu'ils
hantent, subvertissent, pervertissent, l'activité policière du réveil. La théorie
analytique n'est peut-être, après tout, rien d'autre que la conséquence
structurale de cette découverte narrative - vécue et écrite par Freud - de
l'imbrication inconsciente, de l'implication auto-subversive, du policier dans le criminel,
de l'interprète dans l'interprété, des enquêtes de la vie dans les quêtes de la
mort, de la logique théorique du docteur, du lecteur, du spéculateur, dans la
logique onirique du dormeur.

40
J'appellerai désormais ce récit policier dont la logique narrative est fondée
sur sa propre auto-subversion - voire sur la subversion de la conscience du
détective, comme de la maîtrise du lecteur - le récit analytique. C'est le type
de récit que racontent, d'une part, Japrisot et Sophocle, mais aussi, d'autre
part, Freud lui-même, en tant qu'il se fait détective des rêves, en tant qu'il
raconte sa lecture é'Œdipe-Roi à partir de cette position singulière de policier
de son propre sommeil. Et c'est aussi le même type narratif de récit policier
d'auto-subversion - de piègement du lecteur-détective - que fait Lacan,
lorsqu'il prend à son tour la position du lecteur-détective de La Lettre volée
de Poe, et lorsque à partir de cette position il ne laisse pas d'insister sur la
fin auto-subversive de l'histoire, sur le fait que Dupin - « l'analyste » - détective
- est sans le savoir piégé, précisément, par sa propre victoire, par la lettre
énigmatique qu'il croit posséder, alors qu'elle le possède u.
Je dirai donc que le récit analytique est, structurellement, l'histoire non
pas tant de la solution, que de la leçon, de l'énigme. En effet, la lumière de
l'énigme, telle que la psychanalyse en procède - la leçon de l'énigme, telle
que la psychanalyse l'illumine - est avant tout la leçon structurale des
conséquences théoriques inédites d'une certaine modalité narrative : une leçon
qui elle-même ne peut s'articuler comme sens propre ou comme un message
immédiat, mais seulement comme le procès narratif d'une pratique temporelle,
discursive, de suspense: comme le procès narratif, autrement dit, d'une
découverte dont le propre est d'être entièrement dépendante des modes mêmes
de sa suspension, dont, paradoxalement, elle procède. Si le suspense est, en
d'autres termes, ce que la psychanalyse - comme le souligne Freud - a
structurellement en commun avec la figure narrative de la révélation œdipienne
(« l'action de la pièce n'est autre chose qu'un procès de révélation tissée
d'astucieux retardements et d'une excitation croissante, un procès que l'on
peut comparer au travail d'une psychanalyse.. »), c'est dans la mesure où cette
révélation, sous la figure même de ce « procès » dont elle est inséparable,
révèle, avant tout, la nature radicale du suspense en tant que tel : le suspense
comme la suspension de la présence à soi du récit; le suspense comme le
corollaire narratif de l'inconscient du lecteur en tant que condition du récit,
l'habitant de l'intérieur; le suspense, en d'autres termes, comme la suspension
radicale de la possibilité théorique (et non simplement empirique) de la
totalisation du savoir narratif ou interprétatif. « Les éléments ne répondent
pas là où on les interroge », dit Lacan, en reformulant, comme une intuition
psychanalytique, le principe dit « d'incertitude » de la physique moderne 13;

12. Cf. Jacques Lacan, «Le Séminaire sur La Lettre volée», in Écrits, Paris, Seuil, 1966,
notamment pp. 39-41.
13. «C'est à quoi se ramène le principe d'Heisenberg. Quand on peut préciser un des points
du système, on ne peut formuler les autres. Quand on parle de la place des électrons, quand on leur
dit de se tenir là, de rester toujours à la même place, on ne sait plus du tout où en est ce que nous
appelons couramment leur vitesse. Inversement, si on leur dit - eh bien, entendu, vous vous déplacez
tout le temps de la même façon -, on ne sait plus du tout où ils sont. » J. Lacan, Le Séminaire,
livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil,
1978, p. 281.

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mais c'est exactement le principe textuel, la loi narrative originale du récit
analytique, tel que l'illustrent, précisément, Œdipe-Roi et Piège pour Cen-
drillon : « Les éléments ne répondent pas là où on les interroge. Plus
exactement, si on les interroge quelque part, il est impossible de les saisir dans
l'ensemble l4. »

14. Lacan, Ibid.

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