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HISTOIRE ET LITTéRATURE, SYMPTôME DE LA CRISE DES

DISCIPLINES

Antoine Compagnon

Gallimard | Le Débat

2011/3 - n° 165
pages 62 70
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Compagnon Antoine, Histoire et littérature, symptôme de la crise des disciplines,
Le Débat, 2011/3 n° 165, p. 62-70. DOI : 10.3917/deba.165.0062
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Antoine Compagnon

Histoire et littérature,
symptôme de la crise des disciplines
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L’inflation récente des publications et débats Archives et bibliothèques
de tout genre – ouvrages, revues, presse, radio,
télévision, Internet – sur les rapports de l’his­ La question de la littérature et de l’histoire,
toire et de la littérature a de quoi donner le de leur intersection, est en tout cas sous les
vertige. Une série de romans, plus ou moins feux de la rampe. Le phénomène est relativement
historiques, plus ou moins réussis, tournant nouveau et il semble particulièrement français.
en  particulier autour de la Seconde Guerre On peut y voir un signe de santé de la littérature
mondiale et de la Shoah, ont provoqué des comme des sciences sociales. De la littérature
controverses sur les droits et les devoirs de la vivante d’abord, parce qu’elle fait parler d’elle.
fiction. Inutile d’énumérer des titres qui sont On se dispute à son propos, on se demande si elle
dans tous les esprits. D’autre part, les historiens, peut tout dire, n’importe comment, et cela vaut
ainsi que les sociologues du passé et même du mieux que de la reléguer dans son coin, de l’aban­
présent, sont de plus en plus nombreux à faire donner à une «autonomie» qui ressemble souvent
de la littérature, principalement romanesque, la à un épuisement. Ensuite, des sciences sociales,
matière de leurs investigations. Là aussi, point parce que le corpus littéraire leur a fourni de
besoin de donner la liste des variantes de l’his­ nouveaux objets et a relancé leurs enquêtes dans
toire, non seulement culturelle mais aussi sociale plusieurs directions fructueuses, comme l’histoire
et même politique, ou de la sociologie, non des sensi­­bilités, pour citer la plus établie et la plus
seulement culturelle mais aussi du travail, de la remarquable. Historiens et sociologues lisent des
connaissance, qui se sont emparées de la littéra­ romans: cela ne peut faire de mal ni à eux ni,
ture, ni de dresser un palmarès. sans doute, à la littérature.

Antoine Compagnon est professeur au Collège de France


où il enseigne la littérature française moderne et contempo­
raine. Il a notamment publié Connaissez-vous Brunetière?
Enquête sur un antidreyfusard (Éd. du Seuil, 1997) et Le Cas
Bernard Faÿ. Du Collège de France à l’indignité nationale
(Gallimard, 2009).

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Les littéraires, eux, donnent l’impression de reconnaissaient pas davantage comme un des
se laisser tondre la laine sur le dos et certains leurs – il appartenait à la Sorbonne, au parti des
parmi eux s’en inquiètent. Ils assistent comme anciens –, encore que s’ils s’abstinrent de prêter
impuissants au dernier stade de leur dépos­ leur appui au plus moderne des deux adver­
session depuis que la science naturelle s’est saires, leur allié institutionnel, leur complice
détachée des belles-lettres au xviiie  siècle et dans la politique académique, cela pourrait s’ex­
soustraite à leur tutelle, suivie de l’histoire, de pliquer par leur affinité plus grande avec la
la  sociologie, de la psychologie, de l’anthropo­ méthode de Picard (un témoin du premier cercle
logie, qui prirent leur indépendance l’une après cite ce mot de Braudel: «Dites à Barthes qu’il
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l’autre. Leur restait au xxe  siècle la juridiction arrête ses c…»).
de la littérature elle-même, objet de l’histoire Beaucoup de littéraires se sont donc sentis
littéraire, de la critique littéraire, de la théorie désorientés quand la distinction séculaire et
littéraire. Personne ne la leur disputait et ils commode, perpétuée par Barthes et renforcée
se  chamaillaient entre eux, comme Roland par les méthodes formelles en littérature, entre
Barthes et Raymond Picard lors de la querelle les historiens, jadis fiers de se rendre aux archives,
de la nouvelle critique dans les années 1960. et les littéraires, cantonnés dans les biblio­­
Pierre Bourdieu les renvoya dos à dos avec thèques, a volé en éclats et que de plus en plus
hauteur, dans Les Temps modernes en novembre nombreux furent les historiens – les historiens
1966, ne voyant dans leurs arguties qu’une riva­ culturels, notamment – à délaisser le chemin des
lité pour le pouvoir sur la jeunesse, qu’une archives pour travailler exclusivement sur des
compétition indifférente aux contenus, dans le sources imprimées. De la part des historiens,
cadre d’un enseignement supérieur en profonde c’était aussi un chien de leur chienne, après que
mutation démographique et sociologique. Les leur propre légitimité avait été contestée par
historiens se tinrent, eux aussi, à l’écart d’une tous ceux – théoriciens littéraires, philosophes
bataille qui ne les concernait pas. Barthes, dans et  même théoriciens de l’historiographie, ou
son article manifeste des Annales en 1960, «méta-historiens» – qui leur avaient remontré
«Histoire et littérature», lequel, sous la rubrique que leurs récits n’étaient après tout que d’autres
«Débats et combats», lui avait servi de ticket façons de raconter des histoires, sujettes aux
d’entrée à la VIe  section de l’École pratique mêmes figures et tropes, aux mêmes trucs et
des  hautes études (ephe) – le fief de Fernand ficelles que les romans. Si tout le monde raconte,
Braudel, future École des hautes études en alors la différence entre les archives et la biblio­
sciences sociales (ehess) –, se les était conciliés thèque s’estompe, et les historiens ont commencé
au préalable en posant une cloison étanche entre de remplacer les littéraires dans les bibliothè­
le domaine des historiens, chargés d’enquêter ques (où, à vrai dire, la place était à prendre,
sur l’institution littéraire, et celui des littéraires, beaucoup de littéraires l’ayant désertée depuis
ayant pour mission de comprendre la création qu’ils s’étaient convertis au formalisme et se
de l’œuvre. Picard, s’intéressant à la «carrière» contentaient du texte seul).
de Racine, était donc un historien aux yeux Entre histoire, sociologie et études littéraires,
de  Barthes, rien qu’un historien, mais les les chevauchements disciplinaires semblent de
nouveaux maîtres des sciences sociales ne le plus en plus répandus, au point qu’il est temps

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de se demander s’il subsiste des frontières. Les note de la technicité formaliste ou se sont repliés
littéraires ne peuvent même plus faire valoir sur la pédagogie, d’autres sont retournés à la
qu’historiens et sociologues parlent de la littéra­ philologie la plus académique, d’autres enfin
ture du dehors – des stratégies de carrière, du sont «passés à l’ennemi» et ont substitué dans
marché du travail, des champs culturels et des leurs productions le glossaire de Bourdieu aux
projets créateurs, du système des prix, de la néologismes de la narratologie, ou bien se sont
formation de la valeur –, tandis qu’eux-mêmes initiés à l’histoire culturelle et à la philosophie
s’attacheraient aux textes, à leur lettre et à leur morale, toutes manœuvres qui confirment que
esprit, à leur genèse et à leur interprétation. Ils nous nous situons bien à un moment de redistri­
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le peuvent d’autant moins que beaucoup d’entre bution des disciplines traditionnelles et que les
eux ont renoncé à la philologie et à l’herméneu­ humanités sont en désarroi.
tique, c’est-à-dire à l’exploration du sens – du
sens premier de l’œuvre et de la série des sens Une transition institutionnelle
qu’elle a pris depuis son apparition –, sens qui,
dans sa pluralité et dans son épaisseur, faisait Au-delà du signe superficiel de renouveau
tout le prix des humanités, pour disséquer inlas­ de la fiction historique et des sciences sociales,
sablement les structures textuelles et multiplier ou de la confirmation de la mise à l’écart des
les exercices de haute voltige technique. Parce études littéraires dans l’enseignement supérieur,
qu’ils avaient abandonné le terrain des valeurs la recherche et l’opinion au début du xxie siècle,
littéraires, d’autres les ont prises en charge, je crois donc qu’il convient de voir dans la pro­­
historiens et sociologues, mais aussi philosophes lifération des débats et litiges à propos de la
moraux qui ont fait des romans de la grande littérature devant l’histoire, et de l’histoire (ou
tradition leur laboratoire, les ont défrichés de la sociologie, ou de la philosophie) devant
comme un catalogue d’expériences d’où induire la  littérature, un symptôme de l’état d’incerti­
les linéaments d’une connaissance littéraire, tude qui est aujourd’hui celui de l’ensemble
distincte de la connaissance analytique, et sur des  disciplines relevant des humanités et des
laquelle fonder une éthique non prescriptive. sciences sociales, dans le contexte d’une muta­
Certains philosophes et, dans une moindre tion brutale de l’organisation de l’enseignement
mesure, certains historiens et sociologues se sont supérieur et de la recherche en France et dans le
mis à lire les textes littéraires d’assez près. Il est monde.
parfois rafraîchissant d’entendre à la radio un Après tout, notre nomenclature disciplinaire
chercheur éminent en histoire ou en sociologie est ancienne, elle remonte à la fin du xixe siècle,
découvrir Madame Bovary et raconter ses elle date de la refondation des facultés en France,
démêlés avec la justice du second Empire, avant en l’occurrence les facultés de lettres, sur le
d’expliquer le scandale par le style indirect libre modèle allemand de l’université de recherche
comme le faisait notre professeur de français en adapté au système très particulier des concours
première, mais on pourrait citer maintes lectures de l’enseignement secondaire français (on sait le
plus perspicaces et originales. Confrontés à ces rôle considérable que les agrégations ont eu tout
offensives variées sur la littérature – sur leur au long du xxe  siècle pour le pilotage de la
cœur de métier –, certains littéraires ont forcé la recherche universitaire dans les humanités et

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sciences sociales, ainsi que les difficultés que tements aient été fragilisés, car leur rôle reste
rencontrèrent les disciplines dont l’accès n’était fondamental pour dispenser les bases d’une
pas contrôlé par une agrégation – psychologie, instruction libérale et même les rudiments d’une
sociologie, anthropologie, histoire de l’art – pour initiation à la recherche, des programmes se sont
se faire tardivement reconnaître dans l’enseigne­ superposés un peu partout aux départements
ment supérieur). Notre distribution académique hérités du xixe  siècle, plus légers, ad hoc,
des disciplines a pris de l’âge, elle ne corres- finalisés, voire provisoires, afin de satisfaire aux
pond plus à l’état des problèmes au début du besoins d’enseignements et de recherches qui
xxie  siècle, lesquels se situent volontiers aux débordent les cadres départementaux. Habituels
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«interfaces» – comme on dit d’un mot très en sont aussi les recrutements à cheval sur deux
vogue –, dans les sciences dures aussi bien départements ou plus (joint appointments), qui
que  dans les sciences plus humaines. Aussi les permettent à l’historien de la Chine d’être
controverses du moment me font-elles l’effet de membre du département d’histoire en même
tentatives maladroites pour forcer de nouvelles temps que du département d’études orientales,
pratiques de recherche – bonnes ou mauvaises, chose peu concevable en France, et aux étudiants
c’est une autre question – dans de vieilles cases. de circuler avec plus de fluidité entre les savoirs.
On peut penser que si la sectorisation discipli­ En France, dès le collège, c’est aux élèves que la
naire n’était pas aussi rigide dans ce pays, conso­ responsabilité incombe d’opérer la synthèse des
lidée par la division en sections étanches du savoirs.
Conseil national des universités (cnu) et du Du fractionnement disciplinaire rigide des
Comité national de la recherche scientifique humanités et sciences sociales dans ce pays,
(conrs), les travailleurs frontaliers ne se senti­ anachronique et néfaste à l’innovation, il résulte,
raient pas aussi vulnérables et ne consacreraient pour s’en arranger, toute une immense pro­­
pas autant d’énergie – ne perdraient peut-être duction méthodologique dont la lecture inspire
pas autant de temps – à se justifier. surtout l’ennui. Cette littérature vise à justifier
Cela fait plus de trente ans que nous sautons disciplinairement des travaux qui, par leur
sur nos chaises comme des cabris en criant ­dynamique propre, échappent aux disciplines
«Interdisciplinarité! Interdisciplinarité!», mais répertoriées. Par exemple, on multipliera les
cela n’a abouti à rien et ne signifie rien, dans colloques sur le savoir historique incorporé
une institution qui continue, depuis la classe dans  le roman, on accumulera les numéros de
de sixième, voire plus tôt encore, à bourrer les revue sur la spécificité de la démarche des his­­
jeunes crânes de l’idée que la légitimité des toriens pour interpréter le savoir littéraire,
savoirs est prioritairement disciplinaire, sinon on  entassera  les petits manuels à l’usage du
exclusivement. Le fait que les professeurs des premier cycle. À l’autre bord, on dissertera à
collèges, des lycées et des universités ont trouvé l’infini sur l’intuition, sur l’esprit de finesse qui
dans leur seule identité disciplinaire un refuge fait que  le littéraire ou le littérateur ajoute
contre le déclassement objectif de leur condition un  bonus à la contribution de l’historien lors­­
depuis une trentaine d’années a suffi à rendre qu’il  se met à  raconter l’histoire à son tour.
creux le mot d’ordre d’interdisciplinarité. Dans Dans ce défer­­lement de littérature spécieuse et
les universités américaines, sans que les dépar­­ grise, cherchant à mettre de l’ordre dans les

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relations de voisinage entre la littérature et l’his­ procédant non plus par disciplines mais par
toire, je vois moins un débat opportun dans grandes thématiques, donnant la priorité aux
lequel j’aurais envie d’entrer pour mettre mon enjeux de société. Le document ministériel,
grain de  sel que la preuve de la perplexité expression de l’idéologie de la recherche qui
actuelle des chercheurs en sciences humaines et s’impose aujourd’hui dans le monde – il s’agit
sociales dans un moment de transition institu­ pour la France de mieux s’intégrer à la recherche
tionnelle. européenne et globale –, recommande donc non
seulement le remembrement du dispositif de
Disciplines et sous-disciplines recherche pour lutter contre la balkanisation
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des  disciplines, particulièrement résistantes en
Un document récent émanant du ministère France, mais aussi la substitution des thèmes
de l’Enseignement supérieur et de la Recherche aux disciplines comme entrées dans la nomen­
confirme cette analyse ou, du moins, atteste que clature simplifiée. Ainsi, dans tout projet de
la question des disciplines est bien à l’ordre du recherche, la liste des disciplines pertinentes
jour. Il s’agit d’une Nouvelle nomenclature des deviendrait subsidiaire par rapport au thème du
sciences de l’homme et de la société établie au titre projet et à ses «enjeux» – autre mot mana de la
de «Stratégie nationale de recherche et d’inno­ logomachie de l’évaluation. «Histoire et litté­­
vation» (SNRI) en décembre 2010. Se donnant rature» fournirait par exemple un beau thème
pour objectifs une efficacité accrue et une meil­­ fédérateur de recherche, une entrée conseillée
leure visibilité de la recherche française dans ce pour déposer un projet de financement à l’erc
secteur, le ministère compte redéployer le dispo­ ou à l’Agence nationale de la recherche (anr),
sitif, c’est-à-dire les équipes et les personnes. les disciplines dont relèvent les chercheurs mobi­
Pour ce faire, un préalable s’impose toutefois: ­lisés par le projet venant en annexe comme dans
la mise à jour d’une cartographie lisible de un business plan.
la  recherche française dans les humanités et Comme on le voit, cette démarche accom­
sciences sociales. C’est pourquoi le document pagne le déplacement de la recherche en shs
en question propose, ou prescrit, une nomencla­ vers les projets collectifs et homologue la suspi­
ture simplifiée et unifiée qui se substitue aux cion jetée sur la recherche individuelle, forcé­
diverses classifications existantes et concur­ ment plus liée à une discipline qu’à un thème.
rentes: la vieille taxinomie facultaire du cnu Ce document, qui touche à un problème réel –
par  disciplines traditionnelles en trente et une la pesanteur excessive des disciplines et l’ina­­
sections pour les shs; la classification du conrs déquation de leur découpage –, cherche à le
en dix sections, datant d’une trentaine d’an­ résoudre administrativement par une nouvelle
nées; la répartition récente de l’Agence d’éva­ nomenclature. Celle-ci continuera toutefois de
luation de la recherche et de l’enseignement dresser des obstacles à la recherche aux fron­
supérieur (aeres), avec sept «panels» subdivisés tières: philosophie, histoire, sociologie et culture
en vingt-trois sous-domaines. Le modèle retenu appartiennent en effet à quatre «panels» distincts
adapte à la France la taxinomie de l’European de l’erc, alors que l’exemple de la littérature
Research Council (erc), beaucoup plus parci­ montre que les recherches actuelles considérées
monieuse et limitée à six «panels» seulement, comme les plus innovantes chevauchent ce clas­

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sement. Aussi le document ministériel appar­ en formations polyvalentes, les disciplines se


tient-il au problème plutôt qu’il ne lui apporte pulvérisent toujours davantage en micro-disci­
une solution, et doit-il lui aussi être pris pour un plines de plus en plus techniciennes, en même
symptôme. Rien ne dit, d’ailleurs, qu’il l’empor­ temps que l’on proclame la subsidiarité des
tera et que les «thèmes de recherche» ne donne­ disciplines par rapport aux thèmes de recherche
ront pas naissance à de nouvelles disciplines de et aux enjeux de société. Il y a ainsi désormais
plus en plus spécialisées. parmi les historiens, les sociologues et même
En effet, les escarmouches de frontière entre les philosophes, des spécialistes de la littérature
les littéraires et des historiens qui revendiquent désignés comme tels, que tout oppose à des
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leur butin de littérature, de même que les polé­ cognitivistes, des quantificateurs ou des ana­­ly­­
miques sur les exigences de la vérité historique tiques. L’un des objectifs explicites de la nouvelle
entre des romanciers, ou des auteurs de fiction, nomenclature ministérielle est d’ailleurs d’ex­
et des historiens de métier – ou, sous sa forme traire les philosophes cognitivistes du panel
la plus virulente, entre un jeune écrivain et un «Langues, textes, arts et cultures», le plus mou
vieux cinéaste – peuvent aussi être interprétées de tous, pour les ranger sous la rubrique «Esprit
comme une retombée des exigences de la divi­ humain, langage, éducation», d’allure plus
sion du travail dans la société contemporaine. scien­­tifique, c’est-à-dire moins rétive à l’éva­­
Ces exigences sont contradictoires. On voudrait luation quantitative, à la bibliométrie, aux
rationaliser la nomenclature de la recherche, facteurs d’impact, en abandonnant le reste des
mais on décline par ailleurs la carte des for­­ philosophes aux littéraires et aux culturels, ce
mations universitaires en spécialités de plus en qui prouve que les manœuvres de subdivision
plus fines. On nous avertit que plus personne des disciplines et de constitution de nouvelles
n’exercera un seul métier au cours de sa vie féodalités restent plus que jamais à l’ordre du
active, mais on ordonne en même temps que les jour.
formations soient de plus en plus professionna­ Auparavant, quand il prenait à Lucien Febvre
lisées. On proclame à la fois que l’innovation l’envie de parler de Rabelais ou de Marguerite
aura lieu dans les interfaces, que les disciplines de Navarre, ou quand Michel Foucault, dans
sont des freins, et l’on définit chaque activité Les Mots et les Choses, s’appuyait sur Don
professionnelle de manière de plus en plus Quichotte, ou sur Justine et Juliette de Sade, pour
singulière. annoncer un changement d’épistémè, à l’excep­
Contrairement au projet ministériel de parci­ tion de quelques esprits chagrins, lesquels avaient
monie et de lisibilité, les litiges frontaliers entre en plus un agenda politique, on ne se posait pas
historiens et littéraires ou littérateurs sont accrus la question de leur étiquetage disciplinaire. Nos
par la tendance à la spécialisation de plus en maîtres convoquaient les textes littéraires en
plus étroite des métiers qui affecte aussi l’ensei­ tant que de besoin. Les contributions des tech­
gnement et la recherche, dans une société de niciens pointus d’aujourd’hui seraient-elles
plus en plus judiciarisée, où chaque activité est moins contestables que les leurs? Les disciplines
soumise à une job description minutieuse. Loin s’émiettant dans le cadre de grands thèmes,
de former des êtres amphibies adaptables aux chaque micro-spécialité éprouve la nécessité de
changements futurs et au lieu de se rassembler circonscrire son territoire afin de se justifier

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auprès des instances de légitimation scientifique, Tant mieux, car une telle liberté devient rare, et
et elles auront d’autant plus tendance à le faire c’est l’occasion de recueillir des articles d’histo­
que les «panels» deviendront lâches. Chacun riens, de sociologues et même de littéraires, les
veut contrôler son périmètre, parce qu’on le juge comptes rendus d’une longue liste d’ouvrages
à cela. L’inflation de littérature grise autojusti­ d’historiens et de sociologues traitant de près ou
ficatrice de sous-spécialités est liée à la montée de loin d’objets littéraires, ainsi que les recen­
de l’idéologie de l’évaluation et du financement sions de nombreux textes de fiction à tonalité
de la recherche sur projets. Par là, faute de historique, le tout de manière distrayante, en
normes communes, les chercheurs tentent d’in­ majorité par des non-littéraires. Ce qu’il y a de
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tervenir dans la définition des critères suivant bien dans le choix de l’ingénuité qu’ont fait les
lesquels ils seront appréciés par les agences responsables de ce numéro, c’est qu’il habille
d’évaluation et de financement en instituant des sous une même étiquette, celle des «Savoirs
spécialités identifiables et reconnaissables. Avec de  la littérature», des travaux indépendants,
l’illusion d’encourager au désenclavement des certains excellents, qui ne se sont pas embar­
disciplines, on favorise la prolifération des sous- rassés de doctrine et qui suivent chacun son
disciplines enfermées. chemin. Apparemment, c’est tout le contraire
de la tendance récente qui régit le travail intel­
Quelle littérature? lectuel, à savoir la définition méthodique de
spé­cialités professionnelles de plus en plus
Le numéro récent des Annales intitulé étroites. Toutefois, le simple rassemblement
«Savoirs de la littérature» (mars-avril 2010) est de ces textes – notamment par la communauté
un intéressant spécimen. Que la revue de Marc générationnelle qu’il exprime – a en soi une
Bloch, Lucien Febvre et Fernand Braudel rouvre fonction institutionnelle de légitimation et d’auto­
le dossier «Histoire et littérature» est en soi justification: un territoire est revendiqué, des
significatif. Or l’ensemble est curieux, des plus acteurs sont mobilisés. La méthode fait sans
éclectiques, pour cette raison même sympa­ doute défaut, mais non pas les alliances. En
thique. La notion de littérature n’y est jamais l’absence de projet politique autre qu’acadé­
interrogée ni historicisée comme on l’aurait mique, les universitaires font au mieux pour
attendu d’une prise de position scientifique, et satisfaire aux critères d’évaluation contradic­
elle va sans solution de continuité de l’éthopée toires des agences: l’interdisciplinarité et la pro­­
(la peinture des mœurs de l’Antiquité étendue fessionnalisation, plus le multiculturalisme pour
aux moralistes de l’âge classique et à la Recherche la correction.
du temps perdu: revoilà la littérature prise en
charge par la philosophie morale), en passant Éthique littéraire
par Balzac et Julien Gracq, jusqu’à Annie
Ernaux et, bien entendu, Jonathan Littell et Le flottement actuel de la classification des
Yannick Haenel, sans qu’affleure nulle part la savoirs entre disciplines traditionnelles et thèmes
question de la réunion de tant de textes hétéro­ de société n’est pas sans produire des effets sur
clites sous le chapeau d’une catégorie aussi rela­ l’ensemble de la production de la librairie, non
tive, récente et locale que celle de littérature. seulement les ouvrages académiques mais aussi

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les œuvres littéraires, fictionnelles. On ne sait violence que de faire parler un mort si récent
plus qui peut, qui doit parler de quoi. Cher­ sur un sujet si grave alors qu’il n’a plus de droit
cheurs et romanciers sont dans le même bateau de réponse. Les morts ont des droits moraux
et manquent de repères. Les recherches ad hoc qui  méritent d’être respectés. Condenser un
sont encouragées, mais, en l’absence de légiti­ dossier documentaire et lui juxtaposer une
mité disciplinaire, devant des projets relevant de fantaisie personnelle, cela ne fait pas un roman.
thématiques sociales, le rôle de l’évaluation Aussi toutes les tentatives de justification qui
devient prépondérant. Comme les critères disci­ revendiquent pour la littérature la liberté de
plinaires font défaut, le défaut déontologique traverser les frontières me semblent-elles porter
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devient déterminant. à faux. D’autres romans récents sur la Shoah
Ainsi de tous ces romans qui mettent en scène ne  se contentent pas de demi-mesures, vont
la Shoah. Tant d’encre a coulé depuis quelques jusqu’au bout du projet de fiction, créent des
années sur l’usage et l’abus qu’ils font de l’his­ personnages, inventent une action. On peut
toire. Or, la limite entre les genres ayant cédé, le juger leur  réussite ou leur échec, mais ils ne
problème semble relatif moins à l’histoire – à posent pas la même question déontologique
l’adéquation de la fiction à la documentation – préalable. Il m’est arrivé d’émettre des réserves
qu’à l’éthique littéraire. Placer dans la bouche sur Les Bienveillantes de Jonathan Littell, sur
d’une grande personnalité disparue des paroles l’évitement de la question la plus grave de la
qu’elle n’est plus là pour approuver ou pour responsabilité des jeunes intellectuels carriéristes
réfuter, c’était un exercice rhétorique tradi­ engagés dans le nazisme, évitement que facilitait
tionnel avec lequel on croyait en avoir fini. Le la fable, notamment dans son inflexion finale
dialogue des morts a été un grand genre, mais vers le fantastique, mais ces questions trop négli­
un  genre scolaire, un exercice d’apprentissage gées jusque-là par l’historiographie, le roman les
à d’autres genres plus autonomes, plus adultes. posait du moins avec flair. Plusieurs recherches
Un livre qui se présente comme une synthèse étaient en cours sur le sujet, qui ont donné lieu
de la documentation disponible, le résumé d’un depuis à des ouvrages importants d’historiens,
film, la paraphrase d’un livre, pour se terminer en particulier Croire et détruire. Les intellectuels
par le monologue imaginaire d’un mort – on aura dans la machine de guerre SS, par Christian Ingrao
reconnu le Jan Karski de Yannick Haenel –, cela (Fayard, 2010). Littell leur a frayé la voie.
semble constituer encore le dossier préparatoire
d’un roman à venir, lequel brasserait toute cette G
matière ambiguë et hétérogène dans une créa­
tion responsable. On ne se pose pas la question Quant à moi, il y a longtemps que j’ai
de la légitimité de l’entreprise, de son authenti­ renoncé à chercher à définir dogmatiquement
cité ou de sa facticité, quand on lit Vie et destin de la  position d’agent double que j’occupe entre
Vassili Grossman. Il est exact qu’une certaine littérature et histoire depuis bientôt trente ans,
modernité du work in progress a voulu substituer alors que cette zone était encore assez peu
le dossier préparatoire à l’œuvre achevée. Je ne fréquentée. Récemment, j’ai été amusé de
dis pas qu’il faut laisser les morts enterrer les tomber sur une référence à La Troisième Répu-
morts, mais que c’est commettre une extrême blique des lettres (Éd. du Seuil, 1983) – l’ouvrage

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Antoine Compagnon
La crise des disciplines

que j’avais consacré aux origines de l’histoire touchant à des moments cruciaux de l’histoire
littéraire en France –, ajoutée par Bourdieu contemporaine, l’affaire Dreyfus et l’Occupa­
à  son analyse de la polémique entre Barthes tion. Travaux d’historien ou de littérateur, la
et  Picard, dans Les Temps modernes en 1966, question n’est pas là. Ces livres répondaient à
lorsqu’il l’a reprise en 1984 dans Homo acade- des interrogations sur des engagements malheu­
micus. C’était une enquête his­­torique sur une reux à propos desquels je n’avais pas trouvé
discipline à une époque où l’on s’intéressait d’explications ni chez les historiens ni chez les
encore peu à l’histoire des institutions acadé­­ littéraires, parce que ces objets tombaient dans
miques. J’avais écrit ce livre, comme on fait l’interstice des disciplines. Les agents doubles
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souvent, parce que je ne l’avais pas trouvé en sont par définition des traîtres, mais il faut leur
bibliothèque. Plus tard, des ouvrages comme en être reconnaissants car ils nous épargnent
ceux que j’ai publiés sur Ferdinand Brunetière bien des catastrophes.
(Éd. du Seuil, 1997) ou sur Bernard Faÿ (Galli­
mard, 2009) sont des biographies intellectuelles Antoine Compagnon.

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