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Économies, Sociétés,
Civilisations
Lyotard Jean-François. À propos de Lévi-Strauss : les Indiens ne cueillent pas les fleurs. In: Annales. Économies, Sociétés,
Civilisations. 20ᵉ année, N. 1, 1965. pp. 62-83;
doi : 10.3406/ahess.1965.421762
http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1965_num_20_1_421762
A PROPOS DE CL LÉVI-STRAUSS
Les Indiens
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pour son extension à d'autres secteurs du même domaine est que les objets
que le savant aura pour tâche de déchiffrer ne soient pas modifiables
« à volonté » par les hommes, ne soient pas sous leur contrôle, et cela
non fortuitement, mais constitutivement (Lévi-Strauss, 2, 25-33, 219-226,
308-310).
Néanmoins, pas plus que dans l'œuvre de Freud, le postulat d'un
inconscient ne signifie ici le déterminisme, et il faut reconnaître au concept
de structure, en même temps qu'une capacité nouvelle d'éclairage, une
ambiguïté ou une richesse qui fait défaut à la pensée causale. La théorie
des communications et, pour l'anthropologie, la Gestaltpsychologie et la
linguistique, en établissant qu' « un univers sémantique possède tous
les caractères d'un objet absolu » (Lévi-Strauss, 3, p. 354), délivrent à la
fois la science naturelle et l'anthropologie du déterminisme formel,
élaborent l'objet comme totalité actuelle d'éléments certes discontinus,
mais soumis à régularité du fait que chacun d'eux est signe pour les
autres, édifient sous le nom de structure l'organisation des éléments qui
règle la circulation des informations entre eux. Chaque élément est
extérieur aux autres, il peut en être matériellement isolé, et il reste le seul
« phénomène », mais son existence d'élément et sa valeur de phénomène
procèdent de l'incontrôlé, la structure, qui n'apparaît pas, parce qu'elle
est de l'ordre de la relation, qui néanmoins, en tant qu'ordre de toutes
les relations dans le système, dote l'élément de sa valeur diacritique et le
rend signifiant. Avec la catégorie de structure, la dialectique réintègre
la connaissance exacte, non une dialectique de succession, qui est en
général une téléologie et par conséquent une pensée en extériorité
travestie, mais ce mouvement immobile qui ouvre le non-ceci dans le ceci,
donne l'autre au même pour qu'il se détermine et tisse l'unité dans le
fil du multiple : dialectique synchronique si l'on peut dire. Ainsi la
prétention d'exactitude est devenue moins étrangère à la requête de rigueur
qu'au temps où Husserl les opposait dans un article fameux ; et le
philosophe aura plus de mal à triompher de l'anthropologisme aujourd'hui, s'il
s'avise de le combattre, qu'autrefois du psychologisme ou de l'historicisme.
Pour Lévi-Strauss l'ethnographie est sortie du songe métaphysique
où la contraignait l'alternative du social-chose et du social-représentation
lorsque le phénomène social a commencé à être pris comme un signe ;
car le poser ainsi, c'est lui reconnaître à la fois un être-là, une opacité de
matière sensible, et l'être — ailleurs, le « pouvoir référentiel » du sens ou
concept. Que l'ethnographie puisse faire usage de ces catégories avec le
fruit qu'on sait ne suprend pas puisque, un peu comme la science des
rêves, elle a affaire, avec la culture « primitive », à des conduites
organisées selon un système dont la logique en général n'est pas restituable
« en clair », c'est-à-dire dans le même plan que ces conduites, par les
intéressés et qu'il lui faut donc supposer une vie autonome du système
et la signifiance préconstituée de ces conduites si elle ne veut pas renoncer
à les comprendre ou, ce qui revient au même, les rejeter dans une sphère
« prélogique », où tout serait permis et où rien ne serait traduisible. — Si
d'autre part la spécificité des cultures et leur multiplicité impose une
approche empirique, si l'ethnographe ne peut pas faire l'économie d'une
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202, etc.). La description, on l'a dit, est le plus souvent conduite dans
ce vocabulaire de la science opératoire qui impatientait le philosophe
soucieux d'absolu. Mais elle contient plus d'un accent capable de faire
écho à ce souci. Nous voudrions en relever seulement quelques-uns qui
paraissent plus importants.
L'esprit n'est pas conçu en termes de « conscience » et moins encore
ď « ego ». La pensée sauvage n'est pas un Je pense, mais un Ça pense.
Ce penser est entendre et correspondre. Il est sensibilité différentielle
valorisant la multiplicité des phénomènes, comme l'oreille fait d'une
chaîne musicale ou linguistique, et composant, par la médiation des
contrastes que font entre eux ces éléments, un monde qui est leur totalité
signifiante ; comme ce qui correspond, il est traduction d'un champ de
signes dans un autre champ. En toute rigueur la pensée n'est rien, n'est
pas une substance particulière, elle n'est pas l'activité d'un esprit, un
sujet ne la possède pas. Ce en quoi elle se recueille n'en est pas maître et
n'a pas pouvoir de doter un « en-soi » extérieur de significations
empruntées à quelque « projet » fondamental. Le fondement ou raison
n'est pas la liberté (Heidegger, J), il est le mouvement par lequel le
sensible se transcrit en signification : la relation est le seul irrelatif.
L'anthropologue nous donne ainsi des raisons supplémentaires et motivées
d'en finir avec le privilège accordé depuis des siècles par la philosophie
occidentale à l'un des pôles, le pôle Je pense, de notre rapport au monde.
Penser est un moment de la transformation par laquelle le monde se
change en monde, le divers en unité, le sensible en signifiant. Sans doute
ce moment est-il improbable, pour parler la langue des cybernéticiens,
parce qu'il opère à plein dans le sens de la nég-entropie, faisant de l'ordre
avec du désordre, ou plutôt, car cet ordre et ce désordre ne sont tels que
dans 6on propre registre, transposant l'ordre physique ou biologique
en un autre plus aléatoire, et séparé du précédent par une contingence
insurmontable ; mais qui peut dire autrement, et que gagne-t-on à nommer
Dieu cette contingence (Lévi-Strauss, 3, p. 338) ?
On semble en droit de verser La pensée sauvage au dossier de la
réfutation de l'idéalisme et de la philosophie du sujet ; elle y rejoindra des
œuvres aussi apparemment disparates que celles du jeune Marx, la
Phénoménologie de la perception et Signes, Cybernétique et société, les écrits
du dernier Husserl, le Cours de linguistique générale, la Lettre sur
l'humanisme ou les Holzwege, l'œuvre de Freud et les fragments d'Heraclite.
Cette collection ne peut paraître un fatras qu'à celui qui ne percevrait
pas sous les divergences d'école la commune allégeance de ces œuvres à
une même vérité : que l'homme est seulement permutateur de signes, à
travers lequel le monde s'échange avec lui-même. Comme les plus récentes
d'entre elles, le livre de Lévi-Strauss paie son tribut à cet héritage du
dualisme qu'est en dépit d'elle-même la science avec sa terminologie
chosiste et formaliste ; mais sa vérité est au-delà de cette formulation :
elle est dans l'approche de ce « On primordial qui a son authenticité »,
plus ancien que tout solus ipse, au sein duquel « la communication ne fait
pas problème » (Merleau-Ponty, 2, p. 221), et qu'annonçait au moment
même où sa trace allait être perdue pour l'Occident cette parole d'Héra-
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Mais tout parle. Et la question : « Qui parle ? » (Butor, p. 389) doit rester
sans réponse : elle préjuge qu'un sujet dispose de la parole comme d'un
instrument pour exprimer un sens cristallisé d'abord et ailleurs qu'en
elle. La réalité est que le « sujet » est l'instrument que le langage se donne,
que le sens n'existe que porté par des signes, que ceux-ci drainent le sens
dans leur flux. Qui parle ? Seulement ce qui est dit et à dire. Quand nous
parlons un sens prend possession de nous qui guide nos mots sans être ailleurs
que flottant dans leur cours. Comme dans le langage, le signifié transcende
le signifiant auquel il est immanent, l'unité du monde et de la société
forment dans la culture une chaîne signifiante dont le sens les dépasse et
pourtant les habite tout entier.
Sommes-nous ainsi ramenés à l'homologie du langage et de la société
qui sert de fil conducteur aux recherches de Lévi-Strauss ? C'est
précisément cette homologie que nous voudrions reconsidérer sous l'angle de la
culture comprise comme correspondance existentielle.
Tout d'abord la situation contradictoire de la langue, qui est le
langage phonétique articulé, par rapport à la culture exige attention. La
langue est dans la culture, la culture est dans la langue. Dans sa
singularité, la langue est un aspect de la culture et relève, au même titre que
les autres institutions, de l'analyse structuraliste (Lévi-Strauss, 2,
pp. 63-75) ; ordonnée par une structure homologue à celles qui règlent
la parenté ou le mythe, en tout cas transformable en elles, elle témoigne
objectivement de la culture, qui est l'unité des institutions. Mais en tant
que totalité phonétique, elle est l'équivalent possible pour toutes les
réalités qui prennent place dans le monde culturel, et c'est pourquoi elle
est le véhicule privilégié de son acquisition et de sa transmission
(Charbonnier, p. 157) ; elle exprime alors une deuxième fois, subjectivement,
la culture et pour ainsi dire la supplante en la reproduisant et en la
prolongeant en elle-même sous la forme du discours. La reproduction suppose
sans doute l'homologie structurale, c'est comme chose culturelle que la
langue peut être parole sur la culture ; mais c'est aussi parce qu'elle
s'émancipe des signifiants muets que les hommes et leurs activités, les
choses et leur cours sont dans la culture, parce qu'elle peut les transcrire,
les égaler, les excéder dans son monde où tout peut trouver place du
moment qu'une différence phonétique distingue le signifié, c'est parce
qu'elle est autre que la culture en somme qu'elle peut parler ďelle.
Il y a un paradoxe ou une contradiction du langage articulé qu'on
peut faire tenir dans sa « présomption d'accumulation totale » (Merleau-
Ponty, 2, p. 102). Parler vise à instituer une totalité suffisante, mais qui
est de l'ordre du symbole et renvoie donc à un autre univers que soi ;
le discours à la fois se suffit et ne se suffit pas. D'un côté sa capacité
signifiante ne procède pas de la transcription phonétique d'une « pensée »
articulée avant lui, le signifiant et le signifié émergent de pair,
s'engendrent dans le cours des mots. Mais d'un autre côté l'univers qu'édifie
la parole ne peut pas être pris dans sa seule latence, comme une chose à
déchiffrer ou une conduite à décoder, le discours n'est pas seulement un
objet qui cache en lui-même sa raison ou sa structure : il est aussi un
substitut d'autres choses, et la parole a un objet en même temps qu'elle
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est un objet. S'il est vrai qu'on manque le tout du langage articulé en
négligeant son objectivité intrinsèque, le poids de ses signes et l'instance
de la lettre, ce serait faire peu de cas de sa force parlante que d'oublier
que cette chose vivante vaut pour autre chose que soi, qu'elle n'est pas
seulement à décrypter, mais qu'elle est aussi décryptage de ce dont elle
parle, et que c'est d'un même mouvement que le discours est implicitation
de son scheme, inconscience, et explicitation de son thème, rationalité.
C'est pour autant que la langue institue un système des choses presque
hors des choses, où elle est la circulation et l'échange non des sensibles
eux-mêmes, mais de leur substitut phonétique (qui, assurément sensible
lui-même, vaut cependant non par son retentissement primitif dans le
corps, mais négativement par son écart avec les autres phonèmes) qu'elle
contient la possibilité d'une pensée analytique opérant sur la base de
l'extériorité du disant et du dit. La science est au bout de cette scission :
<c Nous préférons (?) opérer (...) avec la « monnaie de la pièce », tandis
que l'indigène est un thésauriseur logique » (Lévi-Strauss, 3, p. 353).
Les sauvages parlent, à coup sûr, mais d'une parole sauvage. Ils
« usent du langage avec parcimonie (...) les manifestations verbales sont
souvent limitées à des circonstances prescrites, en dehors desquelles on
ménage les mots » (Lévi-Strauss, 2, p. 78). Ils sont comme les paysans
de Brice Parain et les gens de province de Balzac : ce dont ils parleraient
est là, dans l'évidence d'une quasi-perception, qui est l'évidence dont
leur culture dote les choses et les hommes, de sorte que l'univers du
langage n'a pas pour eux, comme pour nous, charge d'expliciter, voire de
restituer et bientôt d'instituer le sens de la réalité, ce qui ne veut pas dire
seulement que la pensée sauvage n'a pas besoin de faire la philosophie
ou la science de son monde, mais que la parole primitive n'est pas
essentiellement un discours sur la réalité — qui est toujours, un discours sur
le peu de réalité — , un déchiffrement de ce dont il parle, mais l'existence
poursuivie par d'autres moyens, une séquence de gestes phonétiques
qui porte sa raison pour soi, sa culture, et sa raison en soi, sa structure,
d'une manière assimilable à celle dont toute activité sauvage les porte.
Il est compréhensible que l'indigène puisse parfois donner
verbalement le système complet de ses institutions (Lévi-Strauss, 3, p. 174),
puisque sa langue comme tout langage articulé contient potentiellement,
en tant que substitut phonétique, l'extériorité du discours par rapport
à son objet, avec l'achèvement de laquelle peut commencer une pensée
analytique séparée. Mais le fait est que le plus souvent la culture sauvage
n'a pas besoin de s'expliciter, et en même temps de s'occulter, dans
un discours sur soi. Le contenu existentiel de discontinuité dont la parole
est porteuse ne se développe, en général, pas pleinement. Pour qu'un
individu en vienne à parler de sa culture comme nous ferions de la nôtre
(ou de la sienne), il faut qu'un écart entre elle et lui, creusé par son propre
tempérament ou créé par le choc d'une autre culture, ne serait-ce que
celle de l'ethnographe, joue comme une sorte ďépoche et lui donne à
voir ce que les autres vivent (Mead, p. 203). Mais si les sociétés «
primitives » négligent cette fonction du langage et si la parole ne s'y referme
pas sur elle-même dans une présomption de totalité, c'est que le monde
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forme néanmoins, ou justement, un objet absolu qui n'a pas pour fin
manifeste de représenter ou d'expliciter un autre objet, mais qui est
monde par le seul arrangement de ses parties et ne peut être renvoyé à
autre chose que soi pour que sa vérité soit établie.
Le monde de la culture est, un peu comme celui du corps, un monde
irrélatif. Le rouge est une manière d'être — « adduite » — du corps tout
entier au monde. Des gestes sont rouges et d'autres verts, des sons bas,
des tons rompus, un profil aigu : il y a une transcription continuelle
d'un sensorium dans un autre. Par le corps le sensible fait place au
sensible. La vibration lumineuse se mue en tonus. Le corps devient la couleur
au moment où la couleur devient l'ampleur du geste, l'adduction des
membres, la contraction des fibres extensives. Le contact est ici tellement
étroit qu'on ne peut pas dire que le corps parle du monde, il est le monde
s'échangeant avec lui-même et se recueillant, il n'est jamais à soi, sauf
quand il va mal, mais toujours occupé par les choses, occupé
inlassablement à les transcrire en elles-mêmes. Désignant à la fois ce qui peut sentir
et ce qui peut être senti, le sensible incarne cette contemporanéité du corps
et du monde. Dans le savoir du corps, qui est savoir faire un monde,
Vàyab&v est déjà à l'œuvre qui, mettant les sensibles en corrélation les
uns avec les autres, en fait nos premiers signes (Merleau-Ponty, 1,
p. 240 sq).
Or la pluie, le soleil, la femme, le garçon sont des situations dans
l'espace socio-cosmique qui appellent comme leur correspondance
l'organisation de conduites collectives. La culture sauvage ne cherche pas
davantage ses institutions que le corps ses gestes, elle les a déjà, elle code
les informations qui lui viennent de la « nature » et de 1' « homme » et les
traduit en coutumes avec la même foi originaire que le corps met à les
transcrire en sensibles.
Le poids quasi-corporel de la culture primitive peut s'apprécier d'une
autre manière. Elle est religio, mais toujours déterminée, elle fait un
monde de tous les éléments qui sont là, en ces lieux, en ce temps, pour
ces hommes. Sa localisation lui est si essentielle qu'on ne peut la
transplanter, lui donner à opérer d'autres éléments. L'ensemble des sensibles
qu'elle détermine en les accueillant et en les mettant en relation les uns
avec les autres n'est pas donné de surcroît, comme ce qui est contingent
viendrait se mettre au service de la nécessité, ou comme l'existence
viendrait concrétiser l'essence. L'esprit sauvage n'est pas comme le nôtre dans
la déconcertante situation d'avoir à se frayer son chemin dans le maquis
de la vérité, il est l'esprit d'un peuple qui n'a pas besoin de 1' « esprit »
comme d'un ingrédient pour faire tenir ensemble les choses et les hommes
et leur octroyer un sens, il est sa religion non monothéiste, la médiation
dans son immédiateté non aliénée.
Pourtant la lourdeur de la culture sauvage qui la rapproche du corps
vivant diffère du contact originaire que ce dernier entretient avec le
monde. Le corps ne se connaît pas comme institution, son activité
transformatrice reste immergée dans les signes sensibles qu'elle ne cesse de
déchiffrer et de chiffrer. Le savoir-vivre du peuple qui prend corps dans
la culture, même s'il n'a pas à rechercher ses institutions parce que la
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valeur sémantique de ce qu'elles instituent est pour ainsi dire déjà fixée,
et même si, comme le corps, il n'a pas besoin des mots pour faire parler
ensemble le monde et l'homme, ne s'ignore pas comme institution. Nous
avons de cela un témoignage irrécusable : le sens du haut et du bas, du
loin et du près, du vert et du jaune ne s'apprend pas, il s'établit en même
temps que le corps comme structure des correspondances sensibles se
parachève. Mais le sens de la lune, de l'aigle, de l'épouse et du cuivre
s'institue comme une langue maternelle s'apprend ; et l'apprentissage
trouve consécration dans l'initiation. Tandis que le corps n'a pas de début
pour lui-même, il y a un commencement de la « seconde nature », la
culture s'acquiert.
Cet écart entre les deux sphères procède de leur structure séméiolo-
gique respective. Transcrire telle couleur en contraction des muscles
extenseurs est dire la vibration lumineuse dans le registre du tonus
musculaire ; un signe remplace l'autre. Traduire l'homme en serpent et le
serpent en pluie ne fait pas oublier que l'homme est homme, le serpent
reptile, la pluie eau du ciel. Un signe appelle l'autre et l'accueille sans lui-
même s'effacer. La distance d'un signe à l'autre est conservée dans leur
unité, comme quand nous disons d'un homme influençable : c'est un
caméléon.
La distance des signifiants tenue dans leur contraction est l'allégorie.
Le ou les signifiés latéraux ne sont pas effacés par le signifiant prononcé,
mais il y a multiplicité de sens ramassée en un seul signe. Les sens qui
consonnent avec le sens explicité sont brouillés, mais ils sont là, dans son
horizon. La force particulière de l'allégorie, de la culture sauvage, réside
dans ce potentiel de sens (y compris ceux qui relèvent du corps) disposés
à retentir avec le sens spécifique du signe jusqu'à former un monde, qui
est le concert de tous les retentissements possibles. La structure de
l'harmonie qui assure passage d'un signe à sa configuration de sens n'est
pas donnée en personne à l'esprit sauvage ; mais si celui-ci est esprit,
c'est néanmoins que la valeur allégorique du signe lui est présente et,
sinon la logique du symbole, l'existence d'une symbolique. Nulle
allégorie n'est innocente, même si elle opère sans mots. L'être de la
médiation, à défaut de sa modalité, est donné à l'esprit. Le Murngin sait que
sa culture est comme une langue, encore qu'il n'en sache pas la grammaire
et ne se tienne pas pour son auteur. Au contraire l'allégorie est absente
de la transcription corporelle, la perception met le corps dans une prise
naïve sur le monde.
Le corps qui parle avec des choses ne parle pas d'elles ; la langue qui
parle d'elles parle presque sans elles ; mais la culture est cette quasi-
langue qui parle avec elles ou ce quasi-corps qui parle d'elles. Or le
langage qui a le sensible pour signe est l'art. Dans la culture sauvage, la
structure opère les éléments « naturels » et « humains » de la même
manière que l'espace et la couleur dans la peinture. Et si le champ
pictural excède la parole, s'il est co-extensible seulement à l'histoire entière
de ce qui peut en être dit et si l'œuvre a ainsi « presque toute sa vie devant
elle » (Merleau-Ponty, 4, p. 222), c'est que la langue qui parle dans le
tableau agit en dessous du langage articulé par ses messages chromatiques
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et par ses vecteurs, qui induisent des esquisses de postures dans le corps,
et aussi par une symbolique noyée dans la « lettre » du tableau et avec
laquelle consonnent nos fantasmes. Comprendre le tableau exigerait
que soient pénétrées les puissances de résonance plus anciennes que
l'intellection et dont il y a fort à parier que celle-ci n'est pas exempte.
Il faudrait étendre à la culture sauvage tout entière ce que Hegel disait
de l'architecture égyptienne et y entendre l'échec avoué d'une logique
qui ne parvient pas à faire sa place au signifiant : Hegel dit que « les
problèmes y restent non résolus » et que « toute la solution que nous pouvons
leur donner consiste à savoir que les énigmes de l'art égyptien étaient
des énigmes pour les Égyptiens eux-mêmes ».
C'est en effet trop peu dire que la culture qui gouverne la vie sauvage
est comme un art : c'est ce que nous appelons l'art, ce travail spécialisé
de faire parler des choses les unes par les autres, qui puise son motif
dans une vie sauvage primordiale. Il y a une fonction de symbole bien
antérieure aux règles qui « offrent un caractère intellectuel et
prémédité », comme dit Lévi-Strauss du système yoruba des prohibitions
(Lévi-Strauss, 3, p. 177), une capacité allégorique qui recueille et soulève
les sensibles en signifiants, avant tout propos « conscient », et de cette
disposition notre « art » est l'enfant perdu. La vie primitive n'a pas
besoin d'art parce que le désir d'une co-naissance du particulier et de
l'universel trouve dans la culture de quoi s'articuler silencieusement,
et qu'il n'a pas besoin de mettre son ouvrage à l'abri dans la confection
d'un objet à part qui puisse attester que ce désir n'est pas mort. Les
règles de parenté par lesquelles les atomes familiaux sont disposés et mis
en circulation comme des signes, ou bien les rites qui, en obligeant les
parents à accoucher des novices après les avoir « tués », font de
l'initiation un échange réglé de la mort et de la vie (Lévi-Strauss, 3, pp. 350-351)
relèvent de l'art autant que la massue tinglit, laquelle est au demeurant
« ustensile » autant que « merveilleuse œuvre d'art » (ibid, pp. 38-39). Si
« l'objet, sa fonction et son symbole semblent repliés l'un sur l'autre et
former un système clos où l'événement n'a aucune chance de
s'introduire » (ibid.), si « sans trêve » (l'indigène) renoue les fils, replie
inlassablement sur eux-mêmes tous les aspects du réel, que ceux-ci soient
physiques, sociaux ou mentaux » (Lévi-Strauss, 3, p. 353), c'est que le
désordre est absent de la pensée sauvage, et d'abord ce désordre au
milieu duquel nous vivons et pensons, qui dissocie des genres, attribue
un objet à la contemplation désintéressée et l'autre à l'usage, et laisse
en plan la question de leur réunion. Lévi-Strauss dit très bien comment
la peinture d'aujourd'hui « où chaque artiste s'évertue à représenter la
manière dont il exécuterait ses tableaux si d'aventure il en peignait »
(ibid, p. 43, note), ce qu'il appelle ailleurs « cet académisme du
signifiant » (Charbonnier, p. 82), atteste par sa stérilité la cassure, propre au
monde occidental, entre le concept et le sensible.
L'ingénieux système de classification des arts que Lévi-Strauss appuie
(Lévi-Strauss, 3, pp. 38-43) sur les trois formes de contingence inhérentes
à l'objet artistique : occasion du modèle, exécution sur la matière,
utilisation par l'usager, et sur le fait que dans l'un ou l'autre type d'art, l'une
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Ouvrages cités :
Lévi-Strauss :
1. Tristes tropiques, Paris, 1955.
2. Anthropologie structurale, Paris, 1958.
S. La pensée sauvage, Paris, 1962.
Beaufrkt :
« Heraclite et Parménide », Botteghe Oscure, XXV, Rome, 1962.
R. Benedict :
Patterns of Culture, tr.fr., Paris, 1950.
M. Butor :
Degrés, Paris, 1960.
Charbonnier :
Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, 1961.
M. Éliade :
Le mythe de l'étemel retour, Paris, 1949.
Heidegger :
1. « Vom Wesen des Grundes », tr. fr., in : Qu'est-ce que la métaphysique ?, Paris, 195 1
2. Holzwege, tr. fr., Paris, 1962.
Margaret Mead :
Sex and Temperament in three primitives tribes, tr. fr., Paris, 1968.
Merleau-Ponty :
1. Phénoménologie de la perception, Paris, 1945.
2. Signes, Paris, 1960.
3. « Préface », in : Dr. Hesnard, L'œuvre de Freud, Paris, 1960.
4. « L'œil et l'esprit », Les temps modernes, n° 184-185, 1961.
Pontalis :
« Note sur le problème de l'inconscient chez Merleau-Ponty », Les temps moderne»,
n° 184-185, 1961.
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