Você está na página 1de 23

Annales.

Économies, Sociétés,
Civilisations

À propos de Lévi-Strauss : les Indiens ne cueillent pas les fleurs


Jean-François Lyotard

Citer ce document / Cite this document :

Lyotard Jean-François. À propos de Lévi-Strauss : les Indiens ne cueillent pas les fleurs. In: Annales. Économies, Sociétés,
Civilisations. 20ᵉ année, N. 1, 1965. pp. 62-83;

doi : 10.3406/ahess.1965.421762

http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1965_num_20_1_421762

Document généré le 14/05/2016


DÉBATS ET COMBATS

A PROPOS DE CL LÉVI-STRAUSS

Les Indiens

ne cueillent pas les fleurs

« lala
qu'activité
de La
pensée
pensée
méthode
sauvage
Universelle
structuraliste,
qui » guide
paraît
et primordiale,
Claude
jurer
codage
avec
Lévi-Strauss
élaboré
son
peut-il
objet
et être
particulier
:dans
celui-ci,
déterminé
la mise
penser
pasà même
àjour
enpartir
tant
deà

l'Occident, mais à notre temps ? Nous prendrons cette question pour


foyer, nantis de la seule autorité que la pensée à l'état sauvage peut
conférer à un esprit qui n'est pas scientifique.

Le contenu manifeste du livre est l'unité de la nature et de l'esprit.


Cette thèse procède de la convergence de la conception naturaliste de
l'anthropologie, exposée et appliquée dès le début de l'œuvre, et de
l'orientation, formulée en 1952, qui donne pour objet à l'ethnographie
comme aux autres sciences humaines de « révéler les secrets ressorts
qui meuvent (...) l'esprit humain » (Lévi-Strauss, 2, p. 91). Plus qu'aucun
ouvrage antérieur, celui-ci se présente comme une contribution positive
au déchiffrement de l'esprit. Contribution d'un ethnographe néanmoins
parce que l'esprit qu'elle considère existe toujours incarné dans une
culture. Il s'agit d'une étude naturaliste de l'esprit-société.
Que cette science use de la structure comme de sa catégorie maîtresse
ne retire rien à son souci d'exactitude ; la biologie n'a pas cessé d'être
une science, au contraire, quand elle a introduit les concepts de régulation
et d'information dans la caractérisation de l'organisme et de ses
modifications ; au demeurant ces notions se recommandent d'une science peu
suspecte d'à peu près, la physique des communications. Dans l'attitude
naturaliste, il n'y a aucun obstacle a priori pour que la notion de structure
soit appliquée au domaine anthropologique ; d'autant moins en vérité,
qu'elle a été élaborée sur le phénomène de message, qui est à la fois
physique, par sa transmission et par sa traduction à l'émission et à la
réception, et « humain » par sa valeur sémantique. La linguistique
structurale fournit la preuve qu'une science exacte d'un secteur
anthropologique est possible (Lévi-Strauss, 2, 78 sq). La seule condition requise

62
LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS

pour son extension à d'autres secteurs du même domaine est que les objets
que le savant aura pour tâche de déchiffrer ne soient pas modifiables
« à volonté » par les hommes, ne soient pas sous leur contrôle, et cela
non fortuitement, mais constitutivement (Lévi-Strauss, 2, 25-33, 219-226,
308-310).
Néanmoins, pas plus que dans l'œuvre de Freud, le postulat d'un
inconscient ne signifie ici le déterminisme, et il faut reconnaître au concept
de structure, en même temps qu'une capacité nouvelle d'éclairage, une
ambiguïté ou une richesse qui fait défaut à la pensée causale. La théorie
des communications et, pour l'anthropologie, la Gestaltpsychologie et la
linguistique, en établissant qu' « un univers sémantique possède tous
les caractères d'un objet absolu » (Lévi-Strauss, 3, p. 354), délivrent à la
fois la science naturelle et l'anthropologie du déterminisme formel,
élaborent l'objet comme totalité actuelle d'éléments certes discontinus,
mais soumis à régularité du fait que chacun d'eux est signe pour les
autres, édifient sous le nom de structure l'organisation des éléments qui
règle la circulation des informations entre eux. Chaque élément est
extérieur aux autres, il peut en être matériellement isolé, et il reste le seul
« phénomène », mais son existence d'élément et sa valeur de phénomène
procèdent de l'incontrôlé, la structure, qui n'apparaît pas, parce qu'elle
est de l'ordre de la relation, qui néanmoins, en tant qu'ordre de toutes
les relations dans le système, dote l'élément de sa valeur diacritique et le
rend signifiant. Avec la catégorie de structure, la dialectique réintègre
la connaissance exacte, non une dialectique de succession, qui est en
général une téléologie et par conséquent une pensée en extériorité
travestie, mais ce mouvement immobile qui ouvre le non-ceci dans le ceci,
donne l'autre au même pour qu'il se détermine et tisse l'unité dans le
fil du multiple : dialectique synchronique si l'on peut dire. Ainsi la
prétention d'exactitude est devenue moins étrangère à la requête de rigueur
qu'au temps où Husserl les opposait dans un article fameux ; et le
philosophe aura plus de mal à triompher de l'anthropologisme aujourd'hui, s'il
s'avise de le combattre, qu'autrefois du psychologisme ou de l'historicisme.
Pour Lévi-Strauss l'ethnographie est sortie du songe métaphysique
où la contraignait l'alternative du social-chose et du social-représentation
lorsque le phénomène social a commencé à être pris comme un signe ;
car le poser ainsi, c'est lui reconnaître à la fois un être-là, une opacité de
matière sensible, et l'être — ailleurs, le « pouvoir référentiel » du sens ou
concept. Que l'ethnographie puisse faire usage de ces catégories avec le
fruit qu'on sait ne suprend pas puisque, un peu comme la science des
rêves, elle a affaire, avec la culture « primitive », à des conduites
organisées selon un système dont la logique en général n'est pas restituable
« en clair », c'est-à-dire dans le même plan que ces conduites, par les
intéressés et qu'il lui faut donc supposer une vie autonome du système
et la signifiance préconstituée de ces conduites si elle ne veut pas renoncer
à les comprendre ou, ce qui revient au même, les rejeter dans une sphère
« prélogique », où tout serait permis et où rien ne serait traduisible. — Si
d'autre part la spécificité des cultures et leur multiplicité impose une
approche empirique, si l'ethnographe ne peut pas faire l'économie d'une

63
ANNALES

observation minutieuse et d'un contact sur le terrain, c'est que la science


ne pourra à la fois dresser dans sa singularité le système qui intègre les
éléments sociaux et le proposer comme le référentiel, universellement
accessible, de leur sens, qu'à condition que des signes sociaux essentiels,
cachés peut-être dans les plis de la vie quotidienne, n'aient pas été omis,
et que donc autant de faits que possible aient été relevés. C'est parce que
la culture « primitive » est une culture « lourde », comme eût dit Merleau-
Ponty, une culture dont la raison n'accepte pas aisément ce que nous
croyons être nos raisons et qui oppose à l'enquête l'énigme d'une quasi-
chose qui aurait du sens de soi, que la pensée structuraliste peut y trouver
matière de prédilection : ici émerge la contraction dans un unique concret
de l'existence et de la logique, du signifiant et du signifié qu'incarne
justement le signe et que règle la structure.
Le paradoxe de la pensée de Lévi-Strauss pour le philosophe ne
consiste pas dans la place qu'elle fait à la séméiologie ; il réside en ce
que cette réflexion placée pourtant à la frontière du pensé et de l'impensé
se présente et se comprend comme l'œuvre de la raison analytique et
s'obstine à parler la langue sans écho d'une science exacte. En prenant
pour thème la pensée dans son état sauvage, C. Lévi-Strauss établit sa
réflexion dans un domaine qui paraît se trouver hors d'atteinte de la
pensée domestiquée qu'est la science, au sens où ce qui est sauvage
accompagne comme son ombre ce qui ne l'est pas, où les synthèses
passives, pour parler comme Husserl, les structures déjà constituées qui
mettent ensemble l'esprit et les choses, les choses entre elles et l'esprit
avec lui-même, continuent d'habiter ces synthèses actives, ces structures
contrôlées et visant explicitement à contrôler l'objet auquel elles sont
appliquées, dont l'élaboration est l'œuvre raisonnée de la science, au sens
enfin où l'existence, la relation fondamentale et impersonnelle aux pôles
de laquelle se forment à la fois un monde et des hommes, ne peut faire
l'objet d'un concept alors que le concept et l'objet procèdent de cette
relation originaire. Du moins est-ce là la situation que l'on est tenté de
faire à la culture « primitive » et à l'esprit qu'elle incarne en suivant la
direction que semblent signaler certains indices parpillés dans le livre :
par exemple la coïncidence du vocable « sauvage » et de la dédicace « à la
mémoire de Maurice Merleau-Ponty »* ou des expressions comme celle-ci :
« dans notre perspective (...) le moi ne s'oppose pas plus à l'autre que
l'homme ne s'oppose au monde : les vérités apprises à travers l'homme
sont « du monde », et elles sont importantes de ce fait » (Lévi-Strauss,
3, p. 328). Nous allons revenir sur cet aspect de la réflexion de Lévi-Strauss
en essayant de le fonder un peu mieux que sur des impressions. Mais
répétons auparavant que c'est l'autre face, celle de la science qui, pour
structuraliste qu'elle soit, n'en est pas moins positive, qui apparaît en
pleine lumière, « cette pensée admirablement active, ingénieuse,
désinvolte, ce parti-pris de traiter tout être comme « objet en général... »
(Merleau-Ponty, 4, p. 194). La riposte véhémente que Lévi-Strauss oppose
à ce qu'il perçoit — justement selon nous — de transcendantalisme,
c'est-à-dire d'idéalisme, dans la philosophie de Sartre le conduit à déclarer
si énergiquement son propre naturalisme que bon nombre de ses formula-

64
LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS

tions prennent une résonance matérialiste, au sens comtien du terme :


« Le but dernier des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme,
mais de le dissoudre » (Lévi-Strauss, 3, p. 326), « l'opposition entre nature
et culture sur laquelle nous avons jadis insisté nous semble aujourd'hui
offrir une valeur surtout méthodologique » (p. 327, note), « tout sens
est justiciable d'un moindre sens, qui lui donne son plus haut sens »
(p. 338), « toute raison constituante suppose une raison constituée »
(p. 349). Cette pensée se caractérise elle-même comme « une pensée
que n'angoisse aucune transcendance, fût-ce sous forme larvée »
(p. 338).
Dans ce contexte, la discussion de la raison dialectique et de
l'historicité prend une valeur exemplaire : si Lévi-Strauss « récuse l'équivalence
entre la notion d'histoire et celle d'humanité » (Lévi-Strauss, 3, p. 347),
c'est parce qu'il soupçonne dans cette dernière aventure de la dialectique
« l'ultime refuge d'un humanisme transcendantal » (ibid.).
L'ethnographe se refuse à définir l'homme comme historicité alors qu'il a sous
les yeux des sociétés humaines pour qui la dimension diachronique et la
cumulation de l'expérience ne sont pas les catégories fondamentales sous
lesquelles elles sont présentes à elles-mêmes, qui cherchent au contraire
« grâce aux institutions qu'elles se donnent, à annuler de façon quasi
automatique l'effet que les facteurs historiques pourraient avoir sur leur
équilibre et leur continuité » (Lévi-Strauss, 3, p. 309). Assurément
« toute société est dans l'histoire » et « elle change » (ibid., p. 310),
le problème commence non avec cette situation universelle, mais avec la
manière dont elle est signifiée dans les cultures ; or c'est un fait que les
sociétés étudiées par l'ethnographe ne thématisent pas le temps comme
histoire, comme succession irréversible, cumulative et constituante,
mais l'intègrent sous la forme d'une diachronie pétrifiée, dans les mythes
d'origine par exemple, à leur système de classification. On a montré
(Mircéa Éliade) la persistance jusque dans les sociétés dites historiques
de cette structuration anhistorique du temps, en particulier dans les
mythes d'origine ou de genèse et dans les rituels commémoratifs,
structuration dont le modèle est la répétition ou le cycle, dont le thème est,
comme le rappelle le titre d'inspiration opportunément proustienne que
Lévi-Strauss donne à son avant-dernier chapitre, « le temps retrouvé ».
L'historicité, soit l'homme présent à lui-même en tant qu'histoire, ne
peut donc être prise pour a priori, pour situation transcendantale, son
apparition demande plutôt à être comprise comme l'événement d'une
autre manière d'intégrer le cours des choses aux institutions et celles-ci
à l'être social, comme le bougé, la rotation de l'esprit qui, affectant son
contact avec le temps, cesse de se le donner en qualité de mors immortalis
dans l'immobile configuration du monde, s'expose obliquement à son
flux et accepte sa propre dérive en lui et par lui. C'est à éclairer cette
apparition d'une nouvelle manière d'être au temps que vise la distinction,
faite auparavant et reprise dans La pensée sauvage, entre sociétés froides
et chaudes (Lévi-Strauss, 3, pp. 309-310), ou plus systématiquement
celle qui liant l'apparition de l'écriture à la nécessité d'enregistrer les
produits du travail accompli et celle-ci à la configuration des sociétés

65

Annales (20« année, janvier-février 1965, n° ij 5


ANNALES

de classe, fait commencer l'historicité avec l'exploitation (Lévi-Strauss,


1, p. 318 sq ; Charbonnier, 29 sq).
C'est donc par la projection d'une situation moderne que le contact
de l'existence avec le temps, qui déploie celui-ci en histoire, est érigé en
forme universelle a priori de l'existant ; l'ethnographe qui connaît une
autre prise sur le temps entend défendre le droit de celle-ci à l'humanité
en dénonçant le « cannibalisme » de la raison dialectique (Lévi-Strauss,
3, p. 341, note). Le motif de cette ethnophagie qui compte pour presque
rien, pour le moment de l'inertie, l'esprit des sauvages dans la
phénoménologie de la socialite, il le voit dans la persistance au sein de la pensée
sartrienne d'une forme larvée de l'idéalisme, le transcendantalisme,
dernier rejeton des philosophies du cogito. C'est pourquoi la critique que
Lévi-Strauss fait de l'historicité constituante — et c'est son
importance — s'élargit spontanément à la critique de toute philosophie trans-
cendantale et va chercher ses arguments, encore une fois, dans la raison
analytique, c'est-à-dire dans l'attitude de l'esprit scientifique à l'œuvre :
l'histoire n'est pas absente à la connaissance exacte, elle est une méthode,
et seulement une méthode (Lévi-Strauss, 3, p. 347), qui concourt avec
d'autres à la représentation de son objet ; mais elle n'a pas d'objet propre,
elle peut, elle doit être appliquée à tout objet, sa stratégie n'est pas autre
que celle de toute connaissance : « utiliser un code pour analyser son
objet » (ibid., p. 342), à ceci près que son code spécifique est la chronologie.
L'histoire ainsi réduite à une connaissance et la connaissance définie
comme codage, il ne reste plus rien du privilège exorbitant que la pensée
de l'Occident lui reconnaît ; le naturalisme structuraliste arrase le champ
de toute investigation et renferme celle-ci dans le patient dépouillement
des informations et dans l'ingénieuse élaboration du système sémantique
qui pourra les intégrer.
On ne peut lire ces pages, où l'épistémologie opératoire s'en donne à
satiété, sans songer à l'impatience qu'elle suscitait chez celui à qui
pourtant elles sont dédiées : « II y a aujourd'hui — non dans la science, mais
dans une philosophie des sciences assez répandue — ceci de tout nouveau
que la pratique constructive se prend et se donne pour autonome, et que
la pensée se réduit délibérément à l'ensemble des techniques de prise ou
de captation qu'elle invente (...) Quand un modèle a réussi dans un ordre
de problèmes, (la science) l'essaie partout (...). La pensée (opératoire)
devient une sorte d'artificialisme absolu, comme on voit dans l'idéologie
cybernétique, où les créations humaines sont dérivées d'un processus
naturel d'information, mais lui-même conçu sur le modèle des machines
humaines » (Merleau-Ponty, 4, pp. 193-194). On dira que la catégorie
du signe est de nature à tempérer la réticence du philosophe ; mais ce
n'est pas assez : Pontalis rapporte (Pontalis, p. 300) qu' « au cours d'une
rencontre avec des psychanalystes, Merleau-Ponty disait son malaise
à voir la catégorie du langage prendre toute la place », et renvoie à
l'article « Le langage indirect et les voix du silence » (Merleau-Ponty, 2,
p. 49 sq) où le philosophe s'emploie en effet à dissiper la confusion de
l'expression avec la parole et annonce son refus d'identifier ce signifiant
primordial qu'est le sensible avec les signes articulés dans le langage

66
LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS

(ibid., pp. 101-102). Or le structuralisme dans son emportement à contre-


attaquer le transcendantalisme n'est-il pas conduit à écraser l'écart
entre exprimer et dire, à mettre partout de la parole ? L'autorité que la
science vient puiser dans la culture archaïque n'exige-t-elle pas qu'on
tienne pour négligeable cette différence : que la connaissance sauvage
ne se comprend pas elle-même pour un code tandis que la science en tant
que langage, et langage aussi contrôlé que possible, se sait deux fois un
système sémantique ? Et n'est-ce pas au prix d'un autre cannibalisme
que cette philosophie opératoire de la connaissance absorbe l'esprit
sauvage dans l'esprit domestiqué ? Peut-être est-il alors opportun de
replacer sous ses yeux cette mise en garde : « Si ce genre de pensée prend
en charge l'homme et l'histoire, et si, feignant d'ignorer ce que nous en
savons par contact et par position, elle entreprend de les construire à
partir de quelques indices abstraits (...), puisque l'homme devient
vraiment le manipulandum qu'il pense être, on entre dans un régime de
culture où il n 'y a plus ni vrai ni faux touchant l'homme et l'histoire,
dans un sommeil ou un cauchemar dont rien ne saurait le réveiller »
(Merleau-Ponty, 4, p. 194).

On dira que l'hostilité du philosophe à l'entreprise structuraliste


résulte de son préjugé transcendantaliste et que la science remplira sa
vocation de pionnière du savoir si, allant de l'avant, elle s'y expose et le
met en demeure de se dédire. Mais revenons en arrière, renouons ces fils
d'une philosophie non positive disséminés dans le discours manifestement
scientiste du livre. Peut-être verrons-nous l'intention de « dissoudre »
l'homme tempérée de façon moins patente par une « pensée au contact ».
D'abord, « dissoudre, écrit Lévi-Strauss, n'implique aucunement
(et même exclut) la destruction des parties constitutives du corps soumis
à l'action d'un autre corps ». La métaphore d'inspiration chimique a beau
rester dans la sphère de la connaissance positive, elle mérite attention.
La réduction de la culture à la nature, de l'homme au monde, de l'esprit
aux choses doit être soumise à deux conditions : la première est que le
niveau réduit ne soit pas d'abord ramené à sa prétendue « plus simple
expression », mais pris dans l'entier de sa richesse concrète et singulière,
en respectant sa différence (ibid., p. 327) ; une réduction obtenue au prix
de l'appauvrissement préalable de l'objet à réduire est une simple pétition
de principe, une abstraction qui déleste l'objet de son contenu concret
pour simuler de découvrir son identité avec un autre objet, lequel est en
réalité celui-là même qu'on vient d'obtenir par simplification ; dissoudre
le ceci, l'homme, n'est pas « découvrir »qu'il n'est que cela, organisme
par exemple. L'autre condition est que l'on conçoive l'opération réductrice
non comme une transformation univoque qui décompose le complexe
en simple, mais comme un processus d'échange entre les deux niveaux
d'où celui sur qui s'opère la réduction ne sort pas seul modifié. Ainsi
faire communiquer les phénomènes culturels avec le monde organique
ne veut pas dire qu'on va d'abord appauvrir la société de façon à en faire

67
ANNALES

un quasi-organisme ni qu'ensuite on conservera intacte l'hypothèse que


l'organisme est, par exemple, une totalité physico-chimique. La société
n'est pas réductible à un quasi-organisme (ou bien il faut surcharger le
sens de « quasi »), ne serait-ce que parce qu'elle n'est pas une totalité
physico-chimique, mais une totalité qui communique et cohere avec
elle-même grâce au langage, au moins partiellement ; et même s'il est
vrai qu'une confrontation entre ces deux totalités peut être fructueuse,
elle suppose et implique que l'on conçoive l'organisme comme un ensemble
à l'intérieur duquel circule de l'information, et par conséquent qu'on
élabore le concept d'un quasi-langage qui tient ensemble les parties du
vivant.
A tort ou à raison, les sociétés animales paraissent fournir une sorte
de médiateur entre les deux niveaux ; or il est intéressant de constater
que même entre deux œuvres aussi rapprochées que les Entretiens et La
pensée sauvage, leur situation a subi dans la problématique de Lévi-
Strauss une sorte de dérive : résolu à faire de la langue la ligne de
partage entre ce qui est de nature et ce qui est de culture, l'anthropologue
des Entretiens est conduit à rejeter la socialite des fourmis du côté du
biologique (Charbonnier, pp. 156-157) ; mais quand il a à combattre la
raison dialectique de Sartre, qui n'entend pas qu'on étudie les hommes
comme des fourmis, l'ethnographe riposte qu'après tout « les fourmis,
avec leurs champignonnières artificielles, leur vie sociale et leurs messages
chimiques offrent déjà une résistance suffisamment coriace aux entreprises
de la raison analytique » (Lévi-Strauss, 3, p. 326), ce qui donne à penser
qu'elles ne relèvent pas d'un concept de la nature qui ferait d'elle une
pure inertie. On voit déjà que la « dissolution » ou la réduction que Lévi-
Strauss recherche n'est pas l'effondrement du supérieur dans l'inférieur ;
qu'elle exige au contraire que de quelque manière l'autre, le niveau
réducteur, s'annonce dans le même, le niveau réduit, et qu'il le conserve
en lui sans pourtant lui être identique ; qu'ainsi elle requiert un
mouvement de va et vient de l'esprit entre les termes qu'il cherche à unir,
mouvement qui préserve leur altérité alors qu'il cherche à établir leur
identité profonde, et décèle le travail du négatif au cœur des choses.
Ce qui en vérité souffle à travers les vocables du scientisme et leur donne
retentissement, c'est l'authentique inspiration dialectique, si par
authentique, on entend débarrassée de tout idéalisme.
Il faudra conclure dans la même direction, et même pousser plus avant,
si l'on examine une autre thèse, plus fondamentale, du livre. L'esprit
sauvage y est présenté comme l'esprit tout court, non pas que les mêmes
thèmes, les mêmes archétypes, les mêmes contenus apparaissent partout
identiques : aucune idée n'est plus étrangère à l'ethnographe que celle
d'un inconscient habité par des images communes à l'espèce (Lévi-
Strauss, 3, p. 88) ; mais en ceci qu'il est un opérateur doté de codes, dont
les systèmes totémiques sont un cas, qui assigne aux éléments, sociaux
ou naturels, une valeur diacritique en les opposant par paires, construit
un système de permutations à partir de ces couples de classes opposées,
et peut ainsi remplir la fonction qu'on lui connaît : com-prendre, c'est-à-
dire produire l'unité de la multiplicité (Lévi-Strauss, 3, pp. 101, 171-174,

68
LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS

202, etc.). La description, on l'a dit, est le plus souvent conduite dans
ce vocabulaire de la science opératoire qui impatientait le philosophe
soucieux d'absolu. Mais elle contient plus d'un accent capable de faire
écho à ce souci. Nous voudrions en relever seulement quelques-uns qui
paraissent plus importants.
L'esprit n'est pas conçu en termes de « conscience » et moins encore
ď « ego ». La pensée sauvage n'est pas un Je pense, mais un Ça pense.
Ce penser est entendre et correspondre. Il est sensibilité différentielle
valorisant la multiplicité des phénomènes, comme l'oreille fait d'une
chaîne musicale ou linguistique, et composant, par la médiation des
contrastes que font entre eux ces éléments, un monde qui est leur totalité
signifiante ; comme ce qui correspond, il est traduction d'un champ de
signes dans un autre champ. En toute rigueur la pensée n'est rien, n'est
pas une substance particulière, elle n'est pas l'activité d'un esprit, un
sujet ne la possède pas. Ce en quoi elle se recueille n'en est pas maître et
n'a pas pouvoir de doter un « en-soi » extérieur de significations
empruntées à quelque « projet » fondamental. Le fondement ou raison
n'est pas la liberté (Heidegger, J), il est le mouvement par lequel le
sensible se transcrit en signification : la relation est le seul irrelatif.
L'anthropologue nous donne ainsi des raisons supplémentaires et motivées
d'en finir avec le privilège accordé depuis des siècles par la philosophie
occidentale à l'un des pôles, le pôle Je pense, de notre rapport au monde.
Penser est un moment de la transformation par laquelle le monde se
change en monde, le divers en unité, le sensible en signifiant. Sans doute
ce moment est-il improbable, pour parler la langue des cybernéticiens,
parce qu'il opère à plein dans le sens de la nég-entropie, faisant de l'ordre
avec du désordre, ou plutôt, car cet ordre et ce désordre ne sont tels que
dans 6on propre registre, transposant l'ordre physique ou biologique
en un autre plus aléatoire, et séparé du précédent par une contingence
insurmontable ; mais qui peut dire autrement, et que gagne-t-on à nommer
Dieu cette contingence (Lévi-Strauss, 3, p. 338) ?
On semble en droit de verser La pensée sauvage au dossier de la
réfutation de l'idéalisme et de la philosophie du sujet ; elle y rejoindra des
œuvres aussi apparemment disparates que celles du jeune Marx, la
Phénoménologie de la perception et Signes, Cybernétique et société, les écrits
du dernier Husserl, le Cours de linguistique générale, la Lettre sur
l'humanisme ou les Holzwege, l'œuvre de Freud et les fragments d'Heraclite.
Cette collection ne peut paraître un fatras qu'à celui qui ne percevrait
pas sous les divergences d'école la commune allégeance de ces œuvres à
une même vérité : que l'homme est seulement permutateur de signes, à
travers lequel le monde s'échange avec lui-même. Comme les plus récentes
d'entre elles, le livre de Lévi-Strauss paie son tribut à cet héritage du
dualisme qu'est en dépit d'elle-même la science avec sa terminologie
chosiste et formaliste ; mais sa vérité est au-delà de cette formulation :
elle est dans l'approche de ce « On primordial qui a son authenticité »,
plus ancien que tout solus ipse, au sein duquel « la communication ne fait
pas problème » (Merleau-Ponty, 2, p. 221), et qu'annonçait au moment
même où sa trace allait être perdue pour l'Occident cette parole d'Héra-

69
ANNALES

elite transcrite par Hôlderlin : « l'Un qui ne cesse de se différencier en


lui-même » (Beaufret).
La mise à jour de ce contenu s'opère à travers la confrontation entre
pensée sauvage et pensée scientifique. Au sein de cette confrontation
se vérifie ce qui a été dit de la « dissolution » : la pensée sauvage ne peut
être décrite comme homologue à la pensée domestiquée qu'autant que
du sauvage est décelé dans cette dernière. Cette immanence n'est
assurément pas thématisée dans le livre. Mais si l'ethnographe peut voir la
raison poindre dans l'irrationnel et discerner ce qu'il y a d'inconscient
comme ombre portée par la lumière maîtresse d'elle-même, ce n'est pas
qu'il dispose d'un observatoire absolu d'où cet échange, cette dialectique
serait lisible en clair, c'est qu'il est à la fois « primitif » et moderne,
comme l'enfant adulte est poète. Sous cet éclairage, le thème dont nous
parlons est présent dans l'œuvre de Lévi-Strauss : le va-et-vient qui
relativise la connaissance scientifique sur fond de pensée non apprivoisée
en même temps qu'il permet à la première d'apprivoiser la culture
primitive indique que le « déracinement chronique » qu'éprouve
l'ethnographe dans sa vie et qui fait que « plus jamais il ne se sentira chez lui
nulle part » (Lévi-Strauss, 1, p. 47) ne procède pas seulement d'un
déracinement de méthode, de l'usage concerté de la réciprocité des
perspectives, mais de l'enracinement natif dans ce sol absolu et absolument
mouvant qu'est la relation. Cette indication en forme de confidence faite
au seuil de Tristes tropiques suffit à déclasser l'ethnographe du rang
d'ingénieur ou de savant ; son approche de l'esprit sauvage n'est pas mue
par une pulsion, « d'inspiration magique » parce que désespérée, que
Lévi-Strauss appelle « la possessivité vis-à-vis de l'objet », qu'il voit
naître dans la statuaire grecque ou la peinture du quatrocento »
(Charbonnier, p. 69) et qui, pour la connaissance, trouve son homologue dans
« la conquête du monde en tant qu'image conçue » que Heidegger tient
pour « le processus fondamental des Temps Modernes » (Heidegger, 2,
p. 85) ; voici une connaissance sans appropriation, qui a appris de son
objet même, la culture primitive, que la relation avec l'objet n'est pas
excursion du Moi dans le Non-moi ni ingestion de ce dernier par le premier,
mais patient séjour auprès de lui et méticuleux écho fait à sa requête.
La pensée de Lévi-Strauss tire sa force, et obtient auprès du lecteur non
spécialisé le retentissement qu'a suscité Tristes tropiques, du fait qu'elle
est, comme la pensée des sauvages, postulation de sens, « foi originaire »
en ce que l'être fait signe, et qu'elle répond ainsi à un désir que notre
civilisation laisse en plan.

Déterminer la pensée dans son état sauvage ne signifie pas moins


qu'effectuer une nouvelle critique de la raison. Il n'est pas absurde de
conduire celle-ci avec les instruments d'une science qui est par nature
précritique si, en même temps qu'on éclaire la pensée sauvage par les
catégories de la pensée apprivoisée, on établit la dérivation de celle-ci
par rapport à celle-là et si l'on montre les connaissances positives

70
LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS

hantées par une co-naissance originaire. Or cette relativisation est bien


esquissée dans le livre de Lévi-Strauss, mais, on l'a dit, non thématisée,
et il laisse ouverte la question ; si la pensée sauvage est le penser dans
son état originaire (ce qui ne veut pas dire primitif ou ancien), qu'est-
ce que la domestication de la pensée, pourquoi et comment est-elle
possible ?
Avant d'aller plus loin dans la compréhension de ce problème, il est
nécessaire de s'attarder sur le contenu existentiel de la culture sauvage,
sur le « contact intime entre l'homme et le milieu » (Lévi-Strauss, 3,
p. 12) que décrivent les premiers chapitres en particulier. On risque de
provoquer l'irritation de l'ethnographe, surtout structuraliste, mais c'est
par ce biais que le paradoxe pourra être le mieux approfondi.
En partant d'une problématique qui n'est pas celle de Lévi-Strauss,
nous dirons qu'une culture est l'accueil fait aux appels fondamentaux
et l'ensemble des activités par lesquelles réponse leur est donnée.
Enfanter, aimer, se nourrir demandent à être accomplis, et nous savons,
en particulier grâce à l'ethnographie, que le désir qui leur fait écho ne
contient pas en lui-même la forme de la réponse qui peut leur être donnée,
comme c'est le cas pour les vivants dotés d'instincts. Pareillement la
nuit et le jour, la pluie et l'aridité, la montagne et le bas-pays, le serpent,
l'arbre attendent que place leur soit faite, — cette seconde face, «
naturaliste », de la culture étant la mieux éclairée dans le livre de Lévi-
Strauss en raison de son intention. En même temps que la société vient
au monde, le monde vient à la société ; celle-ci est l'unité des hommes
scellée par l'unité des modèles qui guident les réponses faites aux appels ;
le monde est l'unité de toutes les places accordées aux choses (Lévi-
Strauss, 3, p. 17). Il y a une unité de ces deux unités, elles ne sont jamais
données en tant que deux. L'herbe et la pluie signifient quelque chose
dans la société, éduquer et épouser signifient quelque chose dans le monde.
Il n'y a pas l'homme occupé avec ses problèmes d'un côté et de l'autre
le monde retiré autour de son énigme. Avec l'extériorisation qui met à
part l'homme et le monde, la culture est déjà malade.
Dans la culture vivace, l'animal, le vent, les saisons ne sont pas des
phénomènes, des choses nues qu'il faut conquérir par l'analyse et la
corrélation ; ils sont des signes qui appellent d'autres signes et répondent
à d'autres signes. Pareillement prendre femme, chasser, bâtir ou vieillir
ne sont pas des « conduites », opérations dont tout le sens serait la
recherche d'un équilibre entre des motivations et un milieu, mais encore
des signes qui sollicitent accueil et écho. La culture met en
communication une société et son monde, un monde et sa société. L'un et l'autre se
creusent l'un dans l'autre leur résonance. Il n'est même pas suffisant de
dire que la société est pour elle-même le microcosme du monde, le thème
d'une telle homologie suppose déjà la séparation de la nature et de
l'homme, et l'effort poursuivi pour la supprimer, comme on le voit dans
la tradition gnostique et alchimiste. La même sémantique organise les
actes et les choses, la même syntaxe dispose leurs relations sans que,
entre une sphère de l'homme et une sphère de la nature, la frontière
oblige à changer de langue.

71
ANNALES

Placer à l'écart nature et homme contraint à rechercher ensuite leur


liaison, à justifier qu'ils correspondent. C'est dans ces termes que
l'Occident a posé et pose le problème de la connaissance et celui de l'action :
la nature ne faisant à l'homme aucun signe, comment peut-elle être
connue et comment transformée ? Quant à l'homme, sur quels indices
doit-il guider sa connaissance et sa relation avec lui-même ? L'objet
d'abord désignifié ne peut plus être que conquis, et un sujet doté de la
capacité de donner sens doit être opposé au non-sens de l'objet. Ou au
contraire c'est la nature elle-même qui est censée déterminer, c'est-à-dire
faire signifier, tout donné, et même les actes, représentés comme choses
opaques. Du côté de l'homme, la même oscillation fait pencher l'action
tantôt du côté de la « liberté », tantôt du côté de la « nécessité ». Entre
les deux pôles de l'idéalisme et du matérialisme, l'Occident ne parvient
pas à ajuster une explication à la correspondance de l'homme et du
monde, à mettre d'accord l'homme avec soi. Il ronge aujourd'hui l'os
du non-sens.
Pensée de cette manière la culture sauvage est une énigme. Dira-t-on
que le climat, la flore et la faune, le relief, la « race » ont modelé les
peuples, imprimant aux manières de vivre propres à chacun le sceau de
leur particularité locale ? L'ethnographie, la géographie humaine n'a
pas de peine à montrer que les conditions auxquelles le lieu, le sang
soumettent les hommes n'expliquent pas ce qu'ils en font, que les fins qui
ordonnent leurs activités, que l'image de l'homme et du monde qui hante
leurs mythes, leurs rites, leurs rêves ne sont pas déductibles de la nature
où ils vivent. Serait-ce donc qu'un projet fondamental gouverne la manière
dont la société s'organise, qu'un choix, sélectionnant parmi les
possibilités qu'offrent le milieu et l'homme celles qui sont pertinentes au projet,
ne cesse d'opérer la nature et les institutions ? On trouve ce thème dans
quelques grandes œuvres culturalistes, comme celles de Ruth Benedict
ou de Margaret Mead, il affleure chez Lévi-Strauss (Lévi-Strauss, 3,
pp. 124, 308) qui du reste s'en débarrasse à la fin avec énergie sans s'en
expliquer à fond (ibid., p. 324). Mais un tel projet présupposerait
l'extériorité du monde, de 1' « en-soi », par rapport à la liberté, partant la
vacuité de celle-ci face à celui-là et l'absurdité de ce dernier au regard
du pour-soi. Un choix requiert au moins le savoir de la pluralité des
possibles, ici la connaissance que diverses cultures peuvent jouer le rôle de
réponse à la situation. Or la société sauvage n'est pas en possession d'une
multiplicité de systèmes de jeu dont chacun lui permettrait de combiner
de façon également pertinente (mais pertinente à quoi ?) les cartes
qu'elle a en mains. A-t-elle même des cartes, en main, alors qu'elle l'ignore ?
Ce concept ne vaut pas plus que comme instrument manié selon l'esprit
de la science moderne, pour faire éclater l'alternative de la nécessité et
de la liberté ; il vaut « en soi pour nous », comme dirait Hegel, non
« pour soi ».
Que l'homme soit conçu comme l'objet ou comme le sujet de la
conquête, la terminologie de la « possessivité » voile l'essence de la
culture, qui est correspondance. Le sens n'est pas d'abord tout entier
concentré dans l'un des termes — l'homme, la nature — , puis projeté sur l'autre.

72
LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS

Mais tout parle. Et la question : « Qui parle ? » (Butor, p. 389) doit rester
sans réponse : elle préjuge qu'un sujet dispose de la parole comme d'un
instrument pour exprimer un sens cristallisé d'abord et ailleurs qu'en
elle. La réalité est que le « sujet » est l'instrument que le langage se donne,
que le sens n'existe que porté par des signes, que ceux-ci drainent le sens
dans leur flux. Qui parle ? Seulement ce qui est dit et à dire. Quand nous
parlons un sens prend possession de nous qui guide nos mots sans être ailleurs
que flottant dans leur cours. Comme dans le langage, le signifié transcende
le signifiant auquel il est immanent, l'unité du monde et de la société
forment dans la culture une chaîne signifiante dont le sens les dépasse et
pourtant les habite tout entier.
Sommes-nous ainsi ramenés à l'homologie du langage et de la société
qui sert de fil conducteur aux recherches de Lévi-Strauss ? C'est
précisément cette homologie que nous voudrions reconsidérer sous l'angle de la
culture comprise comme correspondance existentielle.
Tout d'abord la situation contradictoire de la langue, qui est le
langage phonétique articulé, par rapport à la culture exige attention. La
langue est dans la culture, la culture est dans la langue. Dans sa
singularité, la langue est un aspect de la culture et relève, au même titre que
les autres institutions, de l'analyse structuraliste (Lévi-Strauss, 2,
pp. 63-75) ; ordonnée par une structure homologue à celles qui règlent
la parenté ou le mythe, en tout cas transformable en elles, elle témoigne
objectivement de la culture, qui est l'unité des institutions. Mais en tant
que totalité phonétique, elle est l'équivalent possible pour toutes les
réalités qui prennent place dans le monde culturel, et c'est pourquoi elle
est le véhicule privilégié de son acquisition et de sa transmission
(Charbonnier, p. 157) ; elle exprime alors une deuxième fois, subjectivement,
la culture et pour ainsi dire la supplante en la reproduisant et en la
prolongeant en elle-même sous la forme du discours. La reproduction suppose
sans doute l'homologie structurale, c'est comme chose culturelle que la
langue peut être parole sur la culture ; mais c'est aussi parce qu'elle
s'émancipe des signifiants muets que les hommes et leurs activités, les
choses et leur cours sont dans la culture, parce qu'elle peut les transcrire,
les égaler, les excéder dans son monde où tout peut trouver place du
moment qu'une différence phonétique distingue le signifié, c'est parce
qu'elle est autre que la culture en somme qu'elle peut parler ďelle.
Il y a un paradoxe ou une contradiction du langage articulé qu'on
peut faire tenir dans sa « présomption d'accumulation totale » (Merleau-
Ponty, 2, p. 102). Parler vise à instituer une totalité suffisante, mais qui
est de l'ordre du symbole et renvoie donc à un autre univers que soi ;
le discours à la fois se suffit et ne se suffit pas. D'un côté sa capacité
signifiante ne procède pas de la transcription phonétique d'une « pensée »
articulée avant lui, le signifiant et le signifié émergent de pair,
s'engendrent dans le cours des mots. Mais d'un autre côté l'univers qu'édifie
la parole ne peut pas être pris dans sa seule latence, comme une chose à
déchiffrer ou une conduite à décoder, le discours n'est pas seulement un
objet qui cache en lui-même sa raison ou sa structure : il est aussi un
substitut d'autres choses, et la parole a un objet en même temps qu'elle

73
ANNALES

est un objet. S'il est vrai qu'on manque le tout du langage articulé en
négligeant son objectivité intrinsèque, le poids de ses signes et l'instance
de la lettre, ce serait faire peu de cas de sa force parlante que d'oublier
que cette chose vivante vaut pour autre chose que soi, qu'elle n'est pas
seulement à décrypter, mais qu'elle est aussi décryptage de ce dont elle
parle, et que c'est d'un même mouvement que le discours est implicitation
de son scheme, inconscience, et explicitation de son thème, rationalité.
C'est pour autant que la langue institue un système des choses presque
hors des choses, où elle est la circulation et l'échange non des sensibles
eux-mêmes, mais de leur substitut phonétique (qui, assurément sensible
lui-même, vaut cependant non par son retentissement primitif dans le
corps, mais négativement par son écart avec les autres phonèmes) qu'elle
contient la possibilité d'une pensée analytique opérant sur la base de
l'extériorité du disant et du dit. La science est au bout de cette scission :
<c Nous préférons (?) opérer (...) avec la « monnaie de la pièce », tandis
que l'indigène est un thésauriseur logique » (Lévi-Strauss, 3, p. 353).
Les sauvages parlent, à coup sûr, mais d'une parole sauvage. Ils
« usent du langage avec parcimonie (...) les manifestations verbales sont
souvent limitées à des circonstances prescrites, en dehors desquelles on
ménage les mots » (Lévi-Strauss, 2, p. 78). Ils sont comme les paysans
de Brice Parain et les gens de province de Balzac : ce dont ils parleraient
est là, dans l'évidence d'une quasi-perception, qui est l'évidence dont
leur culture dote les choses et les hommes, de sorte que l'univers du
langage n'a pas pour eux, comme pour nous, charge d'expliciter, voire de
restituer et bientôt d'instituer le sens de la réalité, ce qui ne veut pas dire
seulement que la pensée sauvage n'a pas besoin de faire la philosophie
ou la science de son monde, mais que la parole primitive n'est pas
essentiellement un discours sur la réalité — qui est toujours, un discours sur
le peu de réalité — , un déchiffrement de ce dont il parle, mais l'existence
poursuivie par d'autres moyens, une séquence de gestes phonétiques
qui porte sa raison pour soi, sa culture, et sa raison en soi, sa structure,
d'une manière assimilable à celle dont toute activité sauvage les porte.
Il est compréhensible que l'indigène puisse parfois donner
verbalement le système complet de ses institutions (Lévi-Strauss, 3, p. 174),
puisque sa langue comme tout langage articulé contient potentiellement,
en tant que substitut phonétique, l'extériorité du discours par rapport
à son objet, avec l'achèvement de laquelle peut commencer une pensée
analytique séparée. Mais le fait est que le plus souvent la culture sauvage
n'a pas besoin de s'expliciter, et en même temps de s'occulter, dans
un discours sur soi. Le contenu existentiel de discontinuité dont la parole
est porteuse ne se développe, en général, pas pleinement. Pour qu'un
individu en vienne à parler de sa culture comme nous ferions de la nôtre
(ou de la sienne), il faut qu'un écart entre elle et lui, creusé par son propre
tempérament ou créé par le choc d'une autre culture, ne serait-ce que
celle de l'ethnographe, joue comme une sorte ďépoche et lui donne à
voir ce que les autres vivent (Mead, p. 203). Mais si les sociétés «
primitives » négligent cette fonction du langage et si la parole ne s'y referme
pas sur elle-même dans une présomption de totalité, c'est que le monde

74
LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS

et l'homme parlent assez, dans les institutions silencieuses à travers


lesquelles la culture les unifie, pour que le discours n'ait pas tout à dire,
mais prenne place comme un fragment dans les lacunes de l'éloquence
tacite des activités. L'esprit sauvage étant esprit incarné ou chair qui
parle, sa culture ne consiste pas dans un langage de représentation et
d'explication, elle est la totalité des institutions grâce auxquelles la vie
quotidienne a réponse à la totalité des situations.
Ainsi la culture sauvage désigne beaucoup plus que ce qu'elle nomme,
et cela, comme le dit Lévi-Strauss à propos des arts primitifs, bien plus
par « excès d'objet » que par défaut de moyens (Charbonnier, pp. 88-89).
En elle tous les sensibles sont des signifiants et tous les signifiants sont
des sensibles ; elle transcrit le soleil en danse, l'ancêtre en ours, le serpent
en phallus, le ciel et la terre en village. En elle, pas de sphère économique
où les activités productives de biens auraient en vue la consommation
de ceux-ci, ou l'inverse; pas de sexualité cherchant son sens en elle-
même, ni d'art dont la vaine destination serait « le beau » ou, pire,
l'expression ; pas de curiosité désintéressée motivant la connaissance : « les
Indiens Omaha voient une des différences majeures entre les Blancs et
eux dans le fait que 'les Indiens ne cueillent pas les fleurs ' » (Lévi-Strauss,
3, p. 58) ; et ce n'est pas seulement « par plaisir » que nous cueillons les
fleurs, comme Lévi-Strauss veut qu'on entende la formule, mais aussi
bien pour herboriser. Si chaque activité est lourde de sens, si « pour les
primitifs (...) l'objet est beaucoup plus considérable (que pour nous), les
objets sont plus lourds, plus denses, ils sont chargés d'une quantité de
choses dont nous avons réussi à les purger » (Charbonnier, p. 89), c'est
qu'autre chose que la fin immédiate de l'activité, que la matérialité de
l'objet est aussi leur contenu propre ; il y a présence reconnue de l'autre
dans le même, immanence acceptée du tout dans l'élément. Construire le
village est répéter le cosmos. Quand il pleut, la semence du serpent
immerge la terre et la féconde. Par l'oiseau-tonnerre, l'orage s'annonce.
La culture sauvage est religio pratique, liaison qui ouvre le cela dans le
ceci, qui donne cet étant pour « bon-à » (àyaôév) cet autre étant, l'oiseau
à l'orage, le ciel à la maison, le sexe aux saisons. Sa logique n'est pas la
logique tronquée de l'attribution, mais le mouvement complet par
lequel l'autre vient résider dans le même afin que celui-ci se détermine,
allégorie.
Parce qu'elle ne parle de rien d'autre que de ce qu'elle contient, la
culture primitive offre un paradoxe symétrique avec celui de la langue :
elle forme une totalité suffisante, mais non autonome. Elle n'est pas
autonome parce que la matière du signe n'y prend pas sa valeur de façon
exclusivement diacritique, comme c'est le cas pour le langage articulé,
mais encore selon son poids sensible : la transcription de la pluie en
semence du serpent n'est pas arbitraire comme la traduction de l'animal
perceptible dans le groupe phonétique « serpent », mais prend son code
plus profond, dans un assentiment de la corporéité murngin à la
symbolique terre-femme et pluie-sperme. L'hétéronomie de la culture résulte
du transport en elle d'un signifiant plus vieux qu'elle parce qu'il procède
de la conjuration du corps et du monde. Ainsi lestée de sensible, la culture

75
ANNALES

forme néanmoins, ou justement, un objet absolu qui n'a pas pour fin
manifeste de représenter ou d'expliciter un autre objet, mais qui est
monde par le seul arrangement de ses parties et ne peut être renvoyé à
autre chose que soi pour que sa vérité soit établie.
Le monde de la culture est, un peu comme celui du corps, un monde
irrélatif. Le rouge est une manière d'être — « adduite » — du corps tout
entier au monde. Des gestes sont rouges et d'autres verts, des sons bas,
des tons rompus, un profil aigu : il y a une transcription continuelle
d'un sensorium dans un autre. Par le corps le sensible fait place au
sensible. La vibration lumineuse se mue en tonus. Le corps devient la couleur
au moment où la couleur devient l'ampleur du geste, l'adduction des
membres, la contraction des fibres extensives. Le contact est ici tellement
étroit qu'on ne peut pas dire que le corps parle du monde, il est le monde
s'échangeant avec lui-même et se recueillant, il n'est jamais à soi, sauf
quand il va mal, mais toujours occupé par les choses, occupé
inlassablement à les transcrire en elles-mêmes. Désignant à la fois ce qui peut sentir
et ce qui peut être senti, le sensible incarne cette contemporanéité du corps
et du monde. Dans le savoir du corps, qui est savoir faire un monde,
Vàyab&v est déjà à l'œuvre qui, mettant les sensibles en corrélation les
uns avec les autres, en fait nos premiers signes (Merleau-Ponty, 1,
p. 240 sq).
Or la pluie, le soleil, la femme, le garçon sont des situations dans
l'espace socio-cosmique qui appellent comme leur correspondance
l'organisation de conduites collectives. La culture sauvage ne cherche pas
davantage ses institutions que le corps ses gestes, elle les a déjà, elle code
les informations qui lui viennent de la « nature » et de 1' « homme » et les
traduit en coutumes avec la même foi originaire que le corps met à les
transcrire en sensibles.
Le poids quasi-corporel de la culture primitive peut s'apprécier d'une
autre manière. Elle est religio, mais toujours déterminée, elle fait un
monde de tous les éléments qui sont là, en ces lieux, en ce temps, pour
ces hommes. Sa localisation lui est si essentielle qu'on ne peut la
transplanter, lui donner à opérer d'autres éléments. L'ensemble des sensibles
qu'elle détermine en les accueillant et en les mettant en relation les uns
avec les autres n'est pas donné de surcroît, comme ce qui est contingent
viendrait se mettre au service de la nécessité, ou comme l'existence
viendrait concrétiser l'essence. L'esprit sauvage n'est pas comme le nôtre dans
la déconcertante situation d'avoir à se frayer son chemin dans le maquis
de la vérité, il est l'esprit d'un peuple qui n'a pas besoin de 1' « esprit »
comme d'un ingrédient pour faire tenir ensemble les choses et les hommes
et leur octroyer un sens, il est sa religion non monothéiste, la médiation
dans son immédiateté non aliénée.
Pourtant la lourdeur de la culture sauvage qui la rapproche du corps
vivant diffère du contact originaire que ce dernier entretient avec le
monde. Le corps ne se connaît pas comme institution, son activité
transformatrice reste immergée dans les signes sensibles qu'elle ne cesse de
déchiffrer et de chiffrer. Le savoir-vivre du peuple qui prend corps dans
la culture, même s'il n'a pas à rechercher ses institutions parce que la

76
LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS

valeur sémantique de ce qu'elles instituent est pour ainsi dire déjà fixée,
et même si, comme le corps, il n'a pas besoin des mots pour faire parler
ensemble le monde et l'homme, ne s'ignore pas comme institution. Nous
avons de cela un témoignage irrécusable : le sens du haut et du bas, du
loin et du près, du vert et du jaune ne s'apprend pas, il s'établit en même
temps que le corps comme structure des correspondances sensibles se
parachève. Mais le sens de la lune, de l'aigle, de l'épouse et du cuivre
s'institue comme une langue maternelle s'apprend ; et l'apprentissage
trouve consécration dans l'initiation. Tandis que le corps n'a pas de début
pour lui-même, il y a un commencement de la « seconde nature », la
culture s'acquiert.
Cet écart entre les deux sphères procède de leur structure séméiolo-
gique respective. Transcrire telle couleur en contraction des muscles
extenseurs est dire la vibration lumineuse dans le registre du tonus
musculaire ; un signe remplace l'autre. Traduire l'homme en serpent et le
serpent en pluie ne fait pas oublier que l'homme est homme, le serpent
reptile, la pluie eau du ciel. Un signe appelle l'autre et l'accueille sans lui-
même s'effacer. La distance d'un signe à l'autre est conservée dans leur
unité, comme quand nous disons d'un homme influençable : c'est un
caméléon.
La distance des signifiants tenue dans leur contraction est l'allégorie.
Le ou les signifiés latéraux ne sont pas effacés par le signifiant prononcé,
mais il y a multiplicité de sens ramassée en un seul signe. Les sens qui
consonnent avec le sens explicité sont brouillés, mais ils sont là, dans son
horizon. La force particulière de l'allégorie, de la culture sauvage, réside
dans ce potentiel de sens (y compris ceux qui relèvent du corps) disposés
à retentir avec le sens spécifique du signe jusqu'à former un monde, qui
est le concert de tous les retentissements possibles. La structure de
l'harmonie qui assure passage d'un signe à sa configuration de sens n'est
pas donnée en personne à l'esprit sauvage ; mais si celui-ci est esprit,
c'est néanmoins que la valeur allégorique du signe lui est présente et,
sinon la logique du symbole, l'existence d'une symbolique. Nulle
allégorie n'est innocente, même si elle opère sans mots. L'être de la
médiation, à défaut de sa modalité, est donné à l'esprit. Le Murngin sait que
sa culture est comme une langue, encore qu'il n'en sache pas la grammaire
et ne se tienne pas pour son auteur. Au contraire l'allégorie est absente
de la transcription corporelle, la perception met le corps dans une prise
naïve sur le monde.
Le corps qui parle avec des choses ne parle pas d'elles ; la langue qui
parle d'elles parle presque sans elles ; mais la culture est cette quasi-
langue qui parle avec elles ou ce quasi-corps qui parle d'elles. Or le
langage qui a le sensible pour signe est l'art. Dans la culture sauvage, la
structure opère les éléments « naturels » et « humains » de la même
manière que l'espace et la couleur dans la peinture. Et si le champ
pictural excède la parole, s'il est co-extensible seulement à l'histoire entière
de ce qui peut en être dit et si l'œuvre a ainsi « presque toute sa vie devant
elle » (Merleau-Ponty, 4, p. 222), c'est que la langue qui parle dans le
tableau agit en dessous du langage articulé par ses messages chromatiques

77
ANNALES

et par ses vecteurs, qui induisent des esquisses de postures dans le corps,
et aussi par une symbolique noyée dans la « lettre » du tableau et avec
laquelle consonnent nos fantasmes. Comprendre le tableau exigerait
que soient pénétrées les puissances de résonance plus anciennes que
l'intellection et dont il y a fort à parier que celle-ci n'est pas exempte.
Il faudrait étendre à la culture sauvage tout entière ce que Hegel disait
de l'architecture égyptienne et y entendre l'échec avoué d'une logique
qui ne parvient pas à faire sa place au signifiant : Hegel dit que « les
problèmes y restent non résolus » et que « toute la solution que nous pouvons
leur donner consiste à savoir que les énigmes de l'art égyptien étaient
des énigmes pour les Égyptiens eux-mêmes ».
C'est en effet trop peu dire que la culture qui gouverne la vie sauvage
est comme un art : c'est ce que nous appelons l'art, ce travail spécialisé
de faire parler des choses les unes par les autres, qui puise son motif
dans une vie sauvage primordiale. Il y a une fonction de symbole bien
antérieure aux règles qui « offrent un caractère intellectuel et
prémédité », comme dit Lévi-Strauss du système yoruba des prohibitions
(Lévi-Strauss, 3, p. 177), une capacité allégorique qui recueille et soulève
les sensibles en signifiants, avant tout propos « conscient », et de cette
disposition notre « art » est l'enfant perdu. La vie primitive n'a pas
besoin d'art parce que le désir d'une co-naissance du particulier et de
l'universel trouve dans la culture de quoi s'articuler silencieusement,
et qu'il n'a pas besoin de mettre son ouvrage à l'abri dans la confection
d'un objet à part qui puisse attester que ce désir n'est pas mort. Les
règles de parenté par lesquelles les atomes familiaux sont disposés et mis
en circulation comme des signes, ou bien les rites qui, en obligeant les
parents à accoucher des novices après les avoir « tués », font de
l'initiation un échange réglé de la mort et de la vie (Lévi-Strauss, 3, pp. 350-351)
relèvent de l'art autant que la massue tinglit, laquelle est au demeurant
« ustensile » autant que « merveilleuse œuvre d'art » (ibid, pp. 38-39). Si
« l'objet, sa fonction et son symbole semblent repliés l'un sur l'autre et
former un système clos où l'événement n'a aucune chance de
s'introduire » (ibid.), si « sans trêve » (l'indigène) renoue les fils, replie
inlassablement sur eux-mêmes tous les aspects du réel, que ceux-ci soient
physiques, sociaux ou mentaux » (Lévi-Strauss, 3, p. 353), c'est que le
désordre est absent de la pensée sauvage, et d'abord ce désordre au
milieu duquel nous vivons et pensons, qui dissocie des genres, attribue
un objet à la contemplation désintéressée et l'autre à l'usage, et laisse
en plan la question de leur réunion. Lévi-Strauss dit très bien comment
la peinture d'aujourd'hui « où chaque artiste s'évertue à représenter la
manière dont il exécuterait ses tableaux si d'aventure il en peignait »
(ibid, p. 43, note), ce qu'il appelle ailleurs « cet académisme du
signifiant » (Charbonnier, p. 82), atteste par sa stérilité la cassure, propre au
monde occidental, entre le concept et le sensible.
L'ingénieux système de classification des arts que Lévi-Strauss appuie
(Lévi-Strauss, 3, pp. 38-43) sur les trois formes de contingence inhérentes
à l'objet artistique : occasion du modèle, exécution sur la matière,
utilisation par l'usager, et sur le fait que dans l'un ou l'autre type d'art, l'une

78
LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS

ou l'autre de ces formes n'est pas intériorisée dans la structure de l'objet,


ce système de classification, même si on ne le discute pas, requiert au
moins une interprétation autre que probabiliste. Ce n'est pas hasard si
l'art dans lequel la matière de l'objet et son usage restent à découvert
est l'art « primitif » : il est le seul pour qui la troisième contingence,
celle du modèle, ne fasse pas problème et à vrai dire ne soit pas
contingente, puisque les seuls « modèles » qu'il s'autorise, quand il le fait, sont
précisément les « êtres surnaturels », c'est-à-dire l'incarnation imaginaire
de la ou des structures qui règlent la distribution des signes dans
l'environnement naturel et humain. On ne peut guère dire de cet art -là qu'il
« va à la découverte de la structure » d'un ensemble : (objet +
événement) (ibid., p. 38), mais plutôt que, comme le mythe, « il part d'une
structure au moyen de laquelle il entreprend la construction d'un ensemble
objet : événement » (ibid.). La différence est d'importance puisqu'elle
requiert, à suivre les définitions de Lévi-Strauss, qu'on abandonne le
concept d'un art sauvage, et puisqu'elle atteste a contrario que l'art
commence quand l'intégration d'un objet, d'un modèle et d'un usage
devient problématique, quand, pour parler court, il y a manque de
structure, ou encore — mais l'implication est la même — surabondance
de structures.
Une pure topologie des deux pensées, sauvage et domestiquée, qui
entend les établir l'une à côté de l'autre en les distinguant par des
déplacements internes d'éléments d'ailleurs communs à l'une et à l'autre, ne
paraît pas restituer l'écart qui les sépare. Et il faut bien que Lévi-Strauss
fasse lui-même une entorse à son projet affiché de dissolution de l'une et
de l'autre, en écrivant par exemple que le cheminement de la pensée
sauvage est « celui dont une théorie du sensible a fourni la base » tandis que
celui de la pensée scientifique « se situe d'emblée sur le plan de
l'intelligible » (Lévi-Strauss, 3, pp. 356-357), soit en réintroduisant les
catégories les plus classiques de la philosophie dualiste à laquelle il en a.
On peut obtenir confirmation de l'insuffisance d'une classification
topologique sur un exemple voisin où ce ne sont plus l'art primitif et
l'art académique, mais d'abord la science et le mythe, puis le jeu et le
rite qui sont mis en parallèle. « Comme la science, écrit Lévi-Strauss (...),
le jeu produit des événements à partir d'une structure » (Lévi-Strauss,
3, p. 47), tandis que « la pensée mythique (...) élabore des structures en
agençant des événements » (ibid., p. 32), de même que le rite (ibid., p. 47).
Quels sont les « événements » que produit la science ? Ses résultats,
lesquels lui fournissent en même temps ses moyens ultérieurs. Ce concept
de la science est celui d'un ensemble théorique d'où se déduisent des effets
à expérimenter, lesquels, une fois obtenu l'assentiment de la nature
(en fait, du laboratoire) peuvent être « réalisés » sous la forme
d'instruments ou de procédés expérimentaux, ceux-ci servant ultérieurement
à la « vérification » de nouvelles conclusions. Ainsi l'opération de
connaissance est conçue comme une structuration d'un réel qui n'est lui-même que
l'ensemble des phénomènes structurables, c'est-à-dire réalisables
expérimentalement et pouvant valoir comme informations pour la théorie. Il
est vrai que dans une telle conception, la réalité scientifique est mise en

79
ANNALES

mouvement et dotée d'une histoire : on peut parler d'une mise en


perspective « événementielle » d'un champ physique, celui de la lumière ou de
l'atome pour autant que sa situation épistémologique passée est supprimée
et conservée dans son statut présent.
Mais cette historisation ne s'effectue pas « à partir d'une structure » :
ce qui distingue la science d'aujourd'hui de ce qu'elle était « à sa
naissance » (Lévi-Strauss, 3, p. 32), c'est la mise en mouvement de ses
catégories mêmes ; non seulement le réel se dissout dans le techniquement
réalisable et l'objet s'incorpore au mouvement cumulatif de la raison,
mais encore celle-ci met en question sa manière de structurer, relativise
Euclide et Newton, cherche à théoriser sa théorie, et à construire avec
l'axiomatique les règles formelles de toute structuration. Ainsi
l'événement, l'histoire de la phénoménalité répercute sur la raison, la conteste
et la contraint à son tour à entrer dans la diachronie : ce qui autorise
Lévi-Strauss à parler des « structures que (la science) fabrique sans trêve
et qui sont ses hypothèses et ses théories » (ibid., p. 33 ; souligné par nous).
Peut-on dans ces conditions décrire l'activité scientifique comme
une fabrication d'événements à partir d'une structure ? N'est-ce pas
suggérer à tort que cette dernière demeure intacte à travers les péripéties
de l'activité structurante ? Connaître scientifiquement est aussi bien
déstructurer et restructurer sans cesse la théorie pour la rendre
pertinente à une réalité que les implications déduites de l'édifice théorique
antérieur ont grossie de nouveaux phénomènes et rendue problématique.
L'intégration de l'événement et de la structure est symétrique ou, si l'on
veut, dialectique, et l'on ne donne pas le tout de cette intégration en disant
que le savant fait « des événements au moyen de structures » (ibid.,
p. 33). L'historisation du rapport de la théorie et de son objet est aussi
une historisation de la raison, puisque la question du contenu de l'activité
de comprendre est dans la science moderne posée indissociablement
avec celle du contenu de ce qu'il y a à comprendre. Cette crise, à laquelle
nous devons précisément la notion de structure et un livre comme La
pensée sauvage, signifie que nous ne vivons et ne comprenons pas dans
l'élément d'une structure ou d'un ensemble de structures faits, mais qu'à
l'encontre des sauvages dont on peut dire sans cannibalisme qu'ils sont
à la structure (« la structure « les a » plutôt qu'ils ne l'ont » disait
Merleau-Ponty, 2, p. 147), la structure est à nous, en tant que
penseurs scientifiques, comme concept et comme outil.
Cette différence ne paraît pas estimée à sa mesure dans le parallèle
que Lévi-Strauss établit entre science et mythe. On a raison de dire que
la pensée mythique cherche à transférer l'événement dans l'ordre de la
structure (voir Lévi-Strauss, 3, p. 47) si c'est pour mettre l'accent sur
l'attitude assurément fondamentale qui porte la pensée sauvage à
immobiliser l'histoire. Néanmoins ce n'est pas ignorer non plus cette finalité
— que nous, hommes historiques, voyons dans la culture « sans
histoire » — , au contraire, que de souligner combien une telle attitude
requiert la présence de structures persistantes et vivaces capables de ne
pas se laisser démentir par l'événement, que de comprendre la relation
de la nécessité avec la contingence dans la pensée mythique comme

80
LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS

une structuration si énergique de l'événement qu'au total on peut se


demander s'il y a de l'événement pour elle. L'absence d'histoire pour ces
sociétés ne résulte pas plus d'un « choix » que sa présence pour les nôtres
(« les grandes civilisations d'Europe et d'Asie (...) ont choisi de
s'expliquer à elles-mêmes par l'histoire », écrit Lévi-Strauss, 3, p. 308) ; une
culture vivante, cette langue silencieuse qui opère les donnés un peu
comme fait le corps, a « réponse à tout », et n'a pas besoin de repousser
à plus tard, à demain ou à la fin des temps, l'avènement du « sens » de la
vie ; la dimension historique qui fonde l'avenir comme avènement parce
qu'elle tolère le présent comme insignifiance, cette dimension est absente
d'une culture où les activités ne sont pas dissociées de leur signification,
où elles sont des signes et comme telles forment une seule chaîne
signifiante qui n'est pas en souffrance d'un prétendu « esprit ». Et le mythe
d'origine lui-même n'est pas tant recours au passé pour rendre raison du
présent que présence permanente d'une origine qui n'est pas initium,
entrée dans la succession, mais fondement perpétuel dans l'imaginaire,
il est alors difficile de dire qu'il « fait des structures au moyen
d'événements », comme le bricolage (Lévi-Strauss, 3, p. 33), ou bien c'est
l'ethnographe qui parle du dehors sur le sauvage, mais beaucoup plus exact
d'affirmer, comme on l'a déjà entendu que « le mythe part à"1 une
structure » {ibid., p. 38, souligné par nous).

Le concept de structure, c'est-à-dire d'opérateur d'éléments qui


consacre ceux-ci comme des signes, par lequel Lévi-Strauss entend faire
se rencontrer l'objet et le sujet de l'ethnographie (voir ibid., pp. 356-357),
exprime en même temps qu'une très grande pénétration de la pensée
moderne dans la pensée « primitive », jusqu'à toucher ce qui en elle est
sauvage, l'extériorité de l'une à l'autre. La structure est ici l'ensemble
des règles de la sémantique implicite qui fait parler le monde et la société
dans cette langue muette ou dans ce deuxième corps qu'est une culture
vivante, et l'avoir montré est l'extrême intelligence de l'œuvre de Lévi-
Strauss ; mais en même temps la possibilité de se servir de la structure
comme d'un instrument pour comprendre l'activité sociale, de décoder
une culture en termes de théorie de l'information, de révéler enfin les
institutions comme des règles dérivées d'un opérateur caché, cette
possibilité n'existe que parce que la relation du comprendre et du compris,
de la pensée et de son « objet », de la culture et de la « réalité » est devenue
de notre côté si sophistiquée que le sens de la parole, de la vie et du monde
est pour nous exactement ce qu'il n'est pas pour l'esprit sauvage : un
problème, et que ce problème est pour nous maintenant si insoluble que
nous sommes conduits à le thématiser dans les termes les plus abstraits,
ceux de la science de l'objet en général, définissant le donné comme
matériel à structurer, soit comme signe, mais seulement possible, et
insatisfaits même quand une structure élaborée paraît permettre
d'intégrer le divers des informations dans l'unité d'un système, parce que
nous sommes conscients que cette unité est transitoire.

81

Annales (20e année, janvier-février 1965, n° 1) 6


ANNALES

L'une des intentions maîtresses de La pensée sauvage est de montrer


que l'écart entre un Murngin et un ethnographe est celui qui sépare
une séméiologie du sensible d'une sémantique formelle en général
(Lévi-Strauss, 3, pp. 354-357), d'établir ainsi la parenté du penser
scientifique et du penser « naïf », ainsi que la possibilité pour le premier de
comprendre le second. Mais ce passage du « pour soi » à 1' « en soi pour
nous », qui est en effet le contenu profond du comprendre (et qui est à
peu près ce que Lévi-Strauss nomme dissoudre), s'il assure l'empiétement
du compris dans le comprenant et l'appartenance de celui-ci à celui-là,
requiert aussi leur différence qualitative ; il a fallu que le négatif, que le
manque d'objet et donc de structure vienne à lui-même dans l'esprit et
dans la vie occidentaux pour que vivre et penser à l'état sauvage, comme
immédiateté, soient perdus et aient à être retrouvés.
Ce qui est vécu dans la culture vivante, c'est l'homme au monde et
le monde à l'homme, on l'a dit ; ce qui est montré de cette culture dans
l'œuvre de Lévi-Strauss, c'est l'appartenance de l'un et l'autre au
signifiant. En nous faisant toucher du doigt ce que peut être une culture qui
vit, ce que peuvent être des hommes cultivés : des sauvages, l'ethnographe,
quoi qu'il en ait, nomme ce qui nous manque, nous dévoile comment nous
sommes incultes, et que cette manière autochtone d'être à la fois « du
monde » et « au monde » ne sera plus jamais la nôtre. De lui nous
apprenons que, par une même raison, l'état sauvage s'immerge peu à peu et que
l'ethnographie est cette science sans pareille, habitée par la mort
inéluctable de son objet, que le monde articulé sur le modèle de la parole recouvre
la vie silencieuse des primitifs, des paysans, des provinciaux, que nous
sommes en vacances de mythes et avons à philosopher, que la pensée
et la société viennent à elles-mêmes comme désir nu avec l'Occident, que
le dernier leurre, — le dernier en date - — , au moyen duquel ce manque
a tenté de se méconnaître, l'humanisme, a bientôt fait son temps, que
même « l'art » ne peut plus simuler appartenir à des structures et
articuler du signifiant déjà là, mais avoue les inventer ingénieusement, que
ce n'est plus dans les académies, mais dans cette banlieue qu'est la terre
moderne, que se lève la question d'un Gode.
Voilà un peu de ce que la pensée sauvage enseigne à la pensée
domestiquée. Lévi-Strauss n'a pas tort d'en tirer, contre les théologiens de la
dialectique, la leçon que l'historicité n'est pas tout l'homme ; mais il n'a
pas raison de ravaler à cette occasion la question de l'histoire au rang
d'un codage par date (Lévi-Strauss, 3, pp. 338-348). L'histoire s'en-
clanche, et avec elle la possibilité de la science, y compris
anthropologique, lorsque « notre bol est cassé », comme disait un vieil Indien à
Ruth Benedict (Ruth Benedict, pp. 29-30), quand la relation du penser
et du vivre avec le code pivote, dégageant un manque à penser ou à être
dans la culture et dans la société, dont l'in-science socratique fournit
une ébauche pour ainsi dire définitive. « Ici l'échange, la fonction
symbolique (...) ne jouent plus comme une seconde nature (...) ; (ils) perdent
leur rigidité, mais aussi leur beauté hiératique ; à la mythologie et au
rituel se substituent la raison et la méthode, mais aussi un usage tout
profane de la vie » (Merleau-Ponty, 2, p. 156-157). Le philosophe qui

82
LES INDIENS NE CUEILLENT PAS LES FLEURS

cherchait à anticiper de cette manière « le sens dernier des premières


recherches de Lévi-Strauss » (ibid.) savait ce qu'occident veut dire :
que les dieux y trouvent la mort. Il ne soupçonnait assurément pas que
pût jamais être dédiée à sa mémoire l'idée que le temps de ces dieux
« nous est aujourd'hui rendu, grâce à la découverte d'un univers de
l'information où régnent à nouveau les lois de la pensée sauvage : ciel
aussi, marchant sur la terre dans un peuple d'émetteurs et de
récepteurs... » (Lévi-Strauss, 3, p. 354).
Jean-François Lyotard

Ouvrages cités :
Lévi-Strauss :
1. Tristes tropiques, Paris, 1955.
2. Anthropologie structurale, Paris, 1958.
S. La pensée sauvage, Paris, 1962.
Beaufrkt :
« Heraclite et Parménide », Botteghe Oscure, XXV, Rome, 1962.
R. Benedict :
Patterns of Culture, tr.fr., Paris, 1950.
M. Butor :
Degrés, Paris, 1960.
Charbonnier :
Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, 1961.
M. Éliade :
Le mythe de l'étemel retour, Paris, 1949.
Heidegger :
1. « Vom Wesen des Grundes », tr. fr., in : Qu'est-ce que la métaphysique ?, Paris, 195 1
2. Holzwege, tr. fr., Paris, 1962.
Margaret Mead :
Sex and Temperament in three primitives tribes, tr. fr., Paris, 1968.
Merleau-Ponty :
1. Phénoménologie de la perception, Paris, 1945.
2. Signes, Paris, 1960.
3. « Préface », in : Dr. Hesnard, L'œuvre de Freud, Paris, 1960.
4. « L'œil et l'esprit », Les temps modernes, n° 184-185, 1961.
Pontalis :
« Note sur le problème de l'inconscient chez Merleau-Ponty », Les temps moderne»,
n° 184-185, 1961.

83

Você também pode gostar