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Anthropologie & sciences humaines
Collection Ethnologie de la France
Cahiers d'ethnologie de la France
24 | mars 1995 :
La fabrication des saints
La fabrication des saints
Hagiographiques
L'écriture qui sanctifie
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p. 7582
Entrées d’index
Thèmes : religion
Lieux d'étude : Europe
Texte intégral
1 Les chemins par lesquels la sainteté accède à une reconnaissance sociale croisent de
plusieurs manières ceux de l'écriture : hagiographie n'est pas un vain mot. On désigne
d'abord par ce terme l'ensemble des écrits – Vies, martyrologes, légendiers – qui font
entrer les saints, morts parfois depuis de nombreuses années, dans la mémoire
collective et l'espace du culte. Captant dans le tissu d'une existence individuelle les
traces du divin, la biographie du saint est par ellemême un témoignage de la présence
du surnaturel dans le monde. A ce titre, elle se rattache à l'Ecriture sainte par un jeu de
légitimations réciproques : les anciens miracles (ceux du Christ, au premier chef)
témoignent en faveur des nouveaux ; les nouveaux donnent plus de crédit aux anciens.
Aussi n'estil pas rare de trouver, annexé à la vie d'un saint, un « livre de miracles »
dont les rubriques correspondent aux différents types de miracles accomplis par Jésus
au temps de sa vie terrestre.
2 L'autorité du fait miraculeux reste cependant suspendue à des procédures
d'authentification dont le modèle est l'acte d'écriture juridique. Il existe une
bureaucratie de la sainteté dont l'image bien connue du procès en canonisation ne
donne qu'une faible idée. Le formalisme juridique conduisant à la reconnaissance
officielle d'un saint n'a cessé de se durcir entre le 륀�룄�룄�e et le 륀�嫀�룄�룄�룄�e siècle. Il n'a été quelque
peu allégé que depuis 1969, en raison peutêtre de l'engorgement de l'administration
pontificale face au flot grossissant des nouvelles causes introduites – une quarantaine
par an, en moyenne, au cours des dernières décennies1. La procédure, scandée par une
série de décisions sur les vertus du candidat, ses écrits, ses miracles, conduit en fait à
redessiner sa biographie. La tendance dominante depuis plus d'un siècle est de réduire
considérablement la place qu'y occupent les manifestations surnaturelles authentifiées.
Cela relève du souci, manifesté par ailleurs dans l'Eglise, de conserver au miracle son
caractère d'exception. La conséquence en est une raréfaction des marques objectives de
la sainteté, même si, de fait, leur existence reste déterminante dans le processus de
reconnaissance du saint : on a vu apparaître depuis peu des béatifications sans
miracles, mais il en faut au moins deux (éventuellement posthumes) pour une
canonisation. En dehors de ces considérations juridiques, il ne faut pas oublier non
plus qu'un procès n'est ouvert qu'à la demande d'une communauté « de base » –
congrégation religieuse, groupe local – qui a dû, au préalable, identifier celui qui lui
semble digne d'être élevé sur les autels. Les manifestations sensibles de l'exceptionnel
(souffrances mystiques, visions ou facultés surhumaines telles la lévitation, l'ubiquité,
la pénétration des esprits ou l'inspiration prophétique) demeurent ainsi les signes de
sainteté les moins équivoques, même si en fin de compte c'est avant tout l'« héroïcité
des vertus » du candidat qui se trouve mise en avant dans le procès.
3 Il reste que, depuis le début du 륀�룄�륀� e siècle surtout, sont valorisées des formes de
moins en moins spectaculaires de la sainteté. Si le curé d'Ars est encore un personnage
d'exception, qui attirait les foules de son vivant, sainte Thérèse de Lisieux, quelques
décennies plus tard, est une obscure carmélite dont la vie, à première vue, ne tranche
guère sur celle de ses compagnes de couvent. Il est pourtant facile de découvrir les
raisons de sa gloire : Thérèse est une sainte de l'écriture, ses écrits autobiographiques,
publiés peu après sa mort et immédiatement célèbres, sont la pièce maîtresse du dossier
de canonisation. Si le cas n'a rien d'exceptionnel, il invite cependant à examiner, par
delà les ressemblances avec un passé parfois lointain, la possible nouveauté de cette
entrée massive de l'écriture personnelle dans l'évaluation d'un itinéraire sanctifiant.
Les saints théologiens
4 Au cours des siècles, l'Eglise n'a pas manqué de manifester sa reconnaissance à tous
ceux qui l'ont dotée des instruments intellectuels dont elle avait besoin. D'Augustin
d'Hippone à AlphonseMarie de Liguori en passant par Anselme de Canterbury,
Thomas d'Aquin et tant d'autres, on ne compte pas les grands théologiens qui – même
critiqués de leur vivant – ont rapidement rejoint la cohorte céleste des bienheureux.
Rares pourtant sont ceux qui, parmi eux, font l'objet d'un culte populaire. Il s'agit en
somme de saints « d'appareil » qui semblent surtout liés aux affaires intérieures de
l'Eglise. Celleci n'a toutefois pas admis sans nuances ce type de promotion pour
services rendus. Il suffit de lire la Légende dorée de Jacques de Voragine (륀�룄�룄�룄�e siècle),
qui répercute déjà une tradition antérieure, pour constater que les rares « intellectuels »
cités (Ambroise, Augustin, Thomas d'Aquin) sont dotés d'une Vie analogue à celle des
autres saints : au lieu d'insister sur leur œuvre de théologiens, on leur prête des
miracles, des actes héroïques, des faveurs particulières du ciel qui les rapprochent de
leurs collègues moins lettrés. En fait, cette bizarrerie apparente se comprend aisément.
Dans un domaine où, de droit, la raison ne suffit pas à trancher avec certitude, il faut
cependant que la doctrine repose sur une autorité incontestable. La théologie doit donc
être en quelque façon inspirée, et seule la vie de son auteur peut témoigner sans
équivoque de ce privilège. La sainteté est ainsi le gage de la valeur de la doctrine, et non
le contraire. On retrouve ce principe dans le droit canonique : les écrits d'un futur saint,
loin d'être un argument en sa faveur, ne sont invoqués dans le procès de canonisation
qu'à titre d'obstacle éventuel. On les examine pour y chercher des traces d'hétérodoxie,
des fautes contre l'obéissance, la morale, les vertus éminentes du parfait chrétien. Le
décret super scriptis permet au procès de suivre son cours seulement dans le cas où
tout est conforme : à la limite, on pourrait dire qu'un saint est toujours canonisé malgré
ses écrits !
5 En fait, il est évident que les œuvres intellectuelles sont prises en compte
positivement par l'Eglise. Elles contribuent parfois à rehausser la gloire d'un saint un
peu dévalorisé, voire franchement embarrassant. L'exemple le plus typique de ce
processus est peutêtre celui d'Antoine de Padoue. Pour contrebalancer l'image trop
célèbre du thaumaturge devenu homme à tout faire des petits malheurs de la vie
quotidienne, l'Eglise s'est évertuée à faire valoir son œuvre de théologien, allant jusqu'à
lui attribuer des livres qu'il n'a jamais écrits. Il ne s'agit là, toutefois, que de redessiner
le profil d'un saint déjà reconnu. Plus intéressantes sont les situations dans lesquelles
les écrits du saint deviennent un élément essentiel de sa réputation, parfois même le
principal support de son existence dans l'espace de la dévotion. Il en va ainsi, comme
on l'a vu, de l'Histoire d'une âme de Thérèse de l'EnfantJésus. L'ouvrage, longtemps
diffusé dans la version remaniée par la sœur de la sainte, qui était aussi la mère
supérieure du couvent de Lisieux, reste après quatrevingtdix ans le livre des
conversions, le ferment d'innombrables vocations religieuses. Le pouvoir de ces écrits,
déjà avéré lors du procès de canonisation, témoignait sans nul doute en faveur de la
sainteté de leur auteur. L'hagiographie « thérésienne » y voit également l'effet d'une
nouveauté théologique, entendons (car la nouveauté n'a pas bonne presse en ces
matières) : la révélation d'une dimension encore inaperçue ou dédaignée du message
christique, qui se trouve en parfaite harmonie avec les besoins spirituels de notre temps.
Je voudrais, quant à moi, interpréter son actualité en référence aux modalités d'une
écriture dont l'efficacité tient moins au contenu théologique (en fait sans grande
originalité) qu'à son rapport à la définition même de la sainteté.
Le témoignage des mystiques
6 La vie et l'œuvre de Thérèse s'inscrivent dans le registre de la sainteté mystique, qui
bénéficie d'une longue tradition d'écriture. En ellemême, cette expérience n'appelle pas
nécessairement le passage par l'écrit – on pourrait même penser qu'elle devrait l'éviter,
s'il est vrai qu'elle engage l'esprit à la rencontre de l'ineffable. Et pourtant, le
mysticisme est bavard, à tout le moins fécond en transcriptions écrites. Je laisse de côté
ce que l'on appelle parfois, à la suite de son premier grand maître Denys l'Aréopagite, la
« théologie mystique », qui n'est en fait qu'une branche de la théologie spéculative.
Dans l'acception la plus commune du terme, que je reprends ici, la notion de mystique
désigne l'union intime de l'âme à Dieu qui se traduit par des extases, révélations
privées, visions du ciel ou de ses habitants... Cette expérience toute subjective peut être
contenue dans les limites de l'oraison, c'estàdire d'une méditation fortement teintée
d'affectivité sur les « vérités » de la religion, de préférence ses mystères. Elle n'est alors
qu'un style de spiritualité pouvant faire l'objet d'un apprentissage. Mais, dans le cas
des grandes vocations mystiques qui ont nourri des réputations de sainteté, cette face
intérieure du contact avec le divin se double de phénomènes objectifs parfois
spectaculaires : stigmates, lévitation, maladies inexplicables, pouvoirs
thaumaturgiques. Ces manifestations sensibles du surnaturel nourrissent ainsi un
tableau signalétique de la mystique qui recoupe dans une large mesure celui de la
sainteté en général. Leur spécificité, s'il en est une, tient à leur inscription dans le
corps : la foi du saint mystique ne déplace pas les montagnes, les miracles qu'elle
appelle n'ont que peu de prise visible sur le monde extérieur. A un esprit qui se rend
passif pour se laisser pénétrer par le divin répond une chair patiente, au sens
étymologique, un corps qui subit et qui souffre à l'imitation de celui du Sauveur. Et ce
corps, livré à un regard étrangement clinique, révèle par des prodiges d'ordre
physiologique les aventures spirituelles de l'âme qui l'habite.
7 Ce tableau général de l'expérience mystique demande à être précisé sur deux points
au moins. En premier lieu, il correspond à une forme de spiritualité essentiellement
féminine. Quelques raisons de cette spécialisation apparaîtront au fil de mon exposé,
d'autres relèveraient d'une analyse des rapports différentiels au corps selon les sexes
que je ne puis exposer ici. Retenons du moins que je ne traiterai désormais que des
pratiques des saintes. En second lieu, ce tableau doit être complété par une approche
historique, même si, à certains égards, il échappe à toute inscription temporelle précise.
Il n'y a pas de différences fondamentales entre Lydwine de Schiedam, qui vécut au 륀�嫀�e
siècle, et Marthe Robin, morte en 1981. Grabataires l'une et l'autre pendant presque
toute leur longue vie, elles associèrent aux plus hautes élévations de l'âme les désordres
physiologiques les plus saisissants. Les constantes de la longue durée sont bien réelles,
et je pourrais en multiplier les exemples. On peut cependant noter une évolution qui
tient dans une large mesure au changement d'attitude de l'Eglise à l'égard du miracle :
aujourd'hui beaucoup plus qu'hier, l'expérience mystique peut se passer de
manifestations extérieures. L'évidence du miracle n'a plus à cautionner aux yeux de
tous l'authenticité de l'aventure spirituelle. Mais il ne s'agit là que d'une différence
d'accent. A toutes les époques, en effet, se trouve posé le même problème : celui du
témoignage sur la part du phénomène qui reste de l'ordre de l'expérience intérieure et
constitue pourtant l'élément le plus précieux, celui qu'il convient d'objectiver afin de le
transmettre à l'ensemble du peuple de Dieu.
8 Et c'est ici que nous retrouvons l'écriture. Dès le 륀�룄�룄�룄�e siècle, les directeurs de
conscience des mystiques ne manquent pas de leur demander de transcrire les
révélations privées dont elles sont favorisées. Cette requête, pour autant que les textes
nous permettent d'en reconstituer l'esprit, semble avoir plusieurs motivations qui
toutes contribuent à la rendre impérative – parfois même tyrannique. Qu'il s'agisse de
laïques ou de religieuses, ces femmes n'ont aucun accès légitime à la prédication ou à
toute autre expression publique de leur foi. En un premier sens, leur écriture semble le
substitut d'une parole interdite, du moins confinée dans des cercles étroits. Pourquoi,
dès lors, leur imposer d'écrire au lieu de se satisfaire de leur silence ? C'est que
l'expérience mystique est toujours suspecte, et ce d'autant plus que l'Eglise tient
davantage au modèle hiérarchique qui l'institue médiatrice obligée entre les simples
hommes et Dieu. La prétention d'entretenir des relations directes avec le ciel est en elle
même subversive et risque, en outre, de déboucher sur l'hérésie. Dans ce contexte, le
confesseur, en imposant la rédaction de témoignages dont il est le premier destinataire,
marque son autorité et se dote d'un moyen de contrôler l'orthodoxie des révélations
alléguées : une doctrine trop singulière désigne à coup sûr l'« illusion diabolique »...
9 Ces enjeux de pouvoir ne sont cependant pas les seuls ni, peutêtre, les plus
déterminants. On constate en effet, à toutes les époques et dans toute la chrétienté,
mais plus particulièrement, par exemple, dans les cités italiennes de la fin du Moyen
Age, une véritable demande de sainteté : un couvent, une ville connaissent les
avantages – matériels et symboliques – qu'ils tireraient de la présence d'un saint en
leurs murs. Sitôt que se dessine une figure acceptable de sainte mystique, on fait tout
pour la cultiver (et ellemême, en règle générale, sait ce qu'elle a à faire). C'est alors que
le rôle du confesseur devient stratégique. Il lui incombe en effet d'authentifier les
miracles et les vertus de sa protégée, et en même temps de se doter des preuves qui
accréditeront le dossier auprès des autorités supérieures. La demande d'écriture
s'inscrit dans ce contexte, devenant à peu près systématique à partir du 륀�嫀�룄�룄�e siècle. A
défaut que la mystique puisse écrire ellemême – son état extatique ne le lui permet pas
toujours –, on invente des techniques complexes de prise de notes, de sténographie,
afin de ne rien perdre de la parole inspirée2. Ce cas de figure, extrêmement courant, est
typiquement celui de Thérèse de Lisieux. Alors qu'elle est atteinte de tuberculose et
menacée d'une mort prochaine, mère Agnès, devenue l'imprésario de sa sœur, lui
demande d'écrire son autobiographie. Au cours des derniers mois de vie de la malade,
c'est elle encore qui note ses ultimes paroles. Thérèse entre sans difficulté dans le jeu :
elle dont le projet avoué était de devenir une sainte meurt convaincue de sa sainteté.
10 La valorisation du témoignage écrit, perceptible dès le Moyen Age, s'accroît au fil du
temps, jusqu'à devenir parfois, avec les extases bavardes minutieusement consignées
par écrit, une marque presque exclusive des faveurs du ciel. Le sens de cette évolution
est clair : à défaut de s'exprimer dans les formes extérieures de l'existence, la sainteté se
réfugie de plus en plus dans une expérience intime dont seule peut rendre compte une
écriture à la première personne. Il y a toutefois un net changement dans la teneur de ces
écrits : alors que les anciennes mystiques (Gertrude d'Helfta, Julienne de Norwich,
Brigitte de Suède) décrivent principalement des visions dont leur âme n'est que le
théâtre, les contemporaines expriment d'abord leur évolution intérieure. Le titre donné
aux écrits autobiographiques de sainte Thérèse de Lisieux – Histoire d'une âme3 – est
symptomatique de ce nouvel état d'esprit, dont témoignerait aussi bien une histoire des
manifestations laïques de l'intériorité, des valeurs esthétiques ou du souci de soi. En
même temps, la prise en compte de cette dimension personnelle, avec l'aveu fréquent
des hésitations et des doutes qui précèdent l'ultime conversion, le caractère familier –
pour ne pas dire dérisoire – des sacrifices consentis ou des mérites salués par le ciel,
donne aux autobiographies spirituelles une valeur pédagogique. Aussi les journaux
intimes, « carnets de retraites », plus rarement autobiographies rétrospectives, ontils
une large place dans la littérature édifiante diffusée par les institutions ecclésiastiques
depuis la fin du siècle dernier. Ces publications ne reflètent pourtant que très
partiellement une pratique du « journal spirituel » devenue au 륀�룄�륀� e siècle un
phénomène de masse : la tenue quotidienne d'un tel carnet était proposée, voire
imposée aux jeunes filles fréquentant les écoles religieuses à titre d'instrument de
formation littéraire, morale et spirituelle4.
11 Ce qui précède suffit à dessiner le cadre quasi institutionnel d'une écriture devenue le
principal indice d'un parcours sanctifiant qui n'exclut pas les insistances malheureuses
de l'humaine nature. Nul doute qu'en devenant autobiographique, l'hagiographie a
renoncé à offrir aux croyants des figures d'un inaccessible hiératisme. Déjà, les
Confessions de saint Augustin n'avaient pas grandchose de commun avec la Vie
édifiante qu'en retient Jacques de Voragine. Thérèse de Lisieux, comme on pouvait s'y
attendre, est particulièrement sensible à cet effet de l'écriture personnelle : « Théophane
Vénard [un martyr d'Indochine] me plaît encore mieux que saint Louis de Gonzague,
parce que la vie de saint Louis de Gonzague est extraordinaire et la sienne tout
ordinaire. Puis c'est lui qui parle, tandis que pour le saint, c'est un autre qui raconte et
qui le fait parler : alors on ne sait presque rien de sa "petite" âme ! » (1973 : 31).
Pourtant, le témoignage sur soi, doublement orienté par son destinataire institutionnel
(directeur de conscience, supérieur de couvent) et par une humilité ostentatoire5
destinée à vaincre l'orgueil inhérent à la démarche autobiographique, risque fort de
n'être ni plus exact ni plus sincère que le récit fait par un tiers. Pour en comprendre la
véritable portée, il me semble nécessaire de le considérer non plus simplement comme le
compte rendu d'une expérience, mais comme un facteur constitutif de cette expérience
ellemême.
Les martyrs de la lettre
12 En devenant une pratique imposée, l'écriture des mystiques – surtout lorsqu'il s'agit
de religieuses – relève déjà du domaine des exercices spirituels et des activités soumises
à la règle : elle est une expression de l'obéissance, du renoncement à sa volonté propre.
Obéissance parfois douloureuse, comme beaucoup se plaisent à le noter : c'est qu'il
s'agit d'un témoignage sur les pensées et expériences les plus intimes, qui doit
néanmoins être porté à la connaissance des autres. On mesure sans peine la lourdeur
d'une telle contrainte et ses effets normatifs. L'écriture vient compléter un système de
l'aveu, déjà institué par la confession, et contribue ainsi à vider la conscience et la
volonté de toute véritable autonomie. Il n'est donc guère étonnant, dans ces conditions,
que des expressions que l'on aurait pu croire empreintes de la plus grande authenticité
sombrent souvent dans le stéréotype : elles consistent, pour une large part, en
montages – conscients ou inconscients – de citations d'autres mystiques ou même de
sermons et de livres de dévotion. Si l'on retirait des trois forts volumes des Œuvres
complètes d'Elisabeth de la Trinité (18801906) ce dont elle n'est pas l'auteur, l'édition
s'en trouverait ramenée à de tout autres proportions...
13 Voilà donc une première manière, et non des moindres, de souffrir de l'écriture, par
l'écriture. Dans la mesure où la souffrance constitue réellement la pierre de touche de la
sainteté, ce n'est pas là un phénomène accessoire. On note d'ailleurs des manifestations
tout à fait littérales de cet usage douloureux de la lettre : les innombrables occurrences
où une contemplative marque sur son corps, à la pointe du canif, au fer rouge ou à
l'acide, le nom de Jésus ou quelque autre signe pieux6. Le lien est ainsi fait entre les
deux faces – spirituelle et corporelle – de la mystique, et le sens circule sans peine entre
ces pratiques, le lieu commun du « livre de la croix »7 et les lettres qu'inscrit sur le linge
blanc de leurs pansements le sang des stigmatisées. Une symbolique analogue est à
l'œuvre dans l'usage, également bien attesté, d'écrire avec son sang un vœu ou une
profession de foi : Thérèse de Lisieux recopie de la sorte de Credo, RaphaëlleMarie du
SacréCœur (une fondatrice de congrégation) signe de son sang en 1890 un « acte
d'abandon à la volonté de Dieu »8 ... Autant de figures d'un engagement rendu
irréversible tant par la force de l'écriture que par celle du sang. Devenu portion d'elle
même, l'écrit peut aussi rester attaché physiquement à la personne, comme pour la
maintenir, sans risque de retombée, au plus haut de l'élan mystique. On connaît le
célèbre Mémorial que Pascal conservait dans la doublure de son manteau, mais il s'agit
là d'une pratique relativement courante. MarieEustelle, une sorte de béguine poitevine
des années 1830, portait, enfermée dans un médaillon en forme de croix, la traduction
latine du vœu de virginité qu'elle avait fait dans sa jeunesse (1843, I : 112). De même,
Josefa Menéndez ne se sépara jamais du papier où était inscrit un vœu semblable,
prononcé lors de sa première communion (1944 : 41).
14 Cette écriture de l'engagement prend un tour plus radical encore lorsqu'elle débouche
sur des vœux qui, selon la formule consacrée, « font frémir la nature ». « Otezmoi tout
ce que vous voudrez, mais laissezmoi la croix » (Marie de Loyola 1969 : 19), écrit dans
son journal intime mère CatherineAurélie (18331905). On ne compte pas les
demandes enthousiastes de souffrance et de martyre. « J'ai tant envie de souffrir, de
vous racheter des âmes, écrit par exemple Elisabeth de la Trinité. Je suis avide de
sacrifices, je bénis tous ceux qui se présentent dans la journée. [...] Mon Dieu, voyez le
désir ardent de mon cœur, envoyezmoi des souffrances, cela seul peut me faire
supporter la vie. Père céleste, "ou souffrir, ou mourir" » (1980, II : 41). La reprise finale
de la devise de sainte Thérèse d'Avila en dit long sur la mystique de la douleur qui a
cours dans les carmels. Huit jours après son entrée au noviciat, la même Elisabeth de la
Trinité avait d'ailleurs trouvé dans un questionnaire « récréatif » (sic) cette demande
terrorisante : « Un genre de martyre vous plairaitil davantage ? » (1980, II : 121). On
imagine le trouble de celui qui entre dans le jeu et ose composer un menu de ses
supplices favoris en s'inspirant de la Légende dorée ! Telle est bien, me sembletil, la
force principale de cette écriture du martyre : elle donne une forme objective et
permanente à des souhaits en euxmêmes angoissants, qui de surcroît acquièrent, en
étant couchés sur le papier, la force d'un engagement contractuel. Le lecteur le moins
superstitieux se sentil prêt à écrire (même à titre d'expérience de laboratoire) : « Je
veux avoir une mort atroce » et à en présenter le détail ? Bien que rationaliste
convaincu, j'avoue ne pas en être capable.
15 Il est également des expériences plus heureuses de cette écriture mystique. De même
que la rédaction d'une lettre d'amour rend pleinement amoureux – on connaît les
analyses de Denis de Rougemont sur les origines littéraires de ce sentiment –, de même
une écriture de l'amour divin suscite et ordonne les transports de l'âme vers le ciel.
Comme leurs homologues laïques, les contemplatives des dernières décennies associent
fréquemment à l'écriture d'un journal une production poétique que je qualifierais
volontiers d'adolescente, si cela n'évoquait une psychologie par trop sommaire des âges
de la vie. Il ne serait pas vraiment charitable de citer des spécimens de cette « bouillie
du cœur », qui oscille entre le cantique façon 륀�룄�륀� e siècle et le lexique stéréotypé de
quelques Fleurs du mal du pauvre. Disons que les mots sang, cœur, âme et larmes s'y
retrouvent avec une fréquence alarmante. Comparez avec les poèmes que vous écriviez
sans doute à dixsept ans...
16 Du moins les mirages de la présence que suscite l'écriture amoureuse ne sontils pas,
dans le registre des passions terrestres, les seules figures de la rencontre de l'Aimé (e). Il
en va autrement pour les chastes amantes du Christ. Eternelles fiancées, elles n'ont que
le fil de leur écriture, chaque soir renoué dans l'intimité de la cellule, pour enlacer leur
correspondant céleste et le faire exister hic et nunc par la rhétorique de l'apostrophe, de
l'interlocution, du dialogue. « Ma fille, quand tu écris, il n'y a plus que Moi et toi », fait
dire à Jésus une mystique contemporaine9. En même temps, cette écriture tend un
miroir à toutes les péripéties de l'aventure spirituelle : intermittences du cœur, épreuves
contrastées de la grâce et de l'abandon, pieux marivaudages où le Christ se comporte en
amant capricieux. Les relations de l'âme à Dieu viennent occuper l'espace d'une
événementialité raréfiée par la clôture et la monotonie d'une existence sous la règle.
Ainsi se mesure quotidiennement, face à la page blanche, la vacuité d'une vie qui, faute
de s'investir dans le monde, ne prend sens qu'à se croire envahie par le divin.
17 Il est vrai que la vie monastique dans son entier creuse ce vide que Dieu seul est
supposé combler. Mais on peut émettre l'hypothèse que l'écriture, selon des
potentialités bien attestées dans le champ de la littérature, actualise pleinement
l'expérience intérieure d'un absolu et tend à cristalliser autour d'elle les composantes
traditionnelles de la mystique – de la dissolution en Dieu à l'ascèse et aux affres de la
« sécheresse ». La sacralisation des pratiques littéraires caractéristique de notre époque
semble donc avoir pour corrélat une expérience littéraire du sacré. Rimbaud ne seraitil
pas le frère aîné de Thérèse de Lisieux ? Il fallait avoir fait par l'écriture une « expérience
des limites » pour en venir à écrire : « Je est un autre. » Combien de mystiques n'ont
elles pas repris, avec la conviction de dire l'essentiel, le mot énigmatique de saint Paul :
« Si je vis, ce n'est plus moi, mais le Christ qui vit en moi » (Epître aux Galates, 2, 20) ?
Dans tous les cas, c'est bien le fait d'écrire qui engendre ce sentiment de dépossession de
soi et offre à qui ne peut s'en déprendre le mirage d'une nécessaire transcendance.
18 Ainsi l'hagiographie, d'abord destinée à enregistrer les traces d'une sainteté objective
et à les authentifier, se transformetelle de plus en plus en une hagiopoïèse, l'écriture
intime devenant le lieu principal de l'épreuve et de la souffrance qui désignent les
saints. Il est vrai que, depuis le Moyen Age, les directeurs de conscience des mystiques
ont su leur imposer des devoirs d'écriture bien à même de conforter leur vocation. La
nouveauté, s'il en est une, tient au caractère de plus en plus exclusif de cet exercice
sanctifiant, à l'heure où s'estompe la violence des pratiques ascétiques destinées à
préparer le colloque mystique. Cela ne veut pas dire que la sainteté se cultive
aujourd'hui dans la paix et la joie – le martyre reste de très loin le premier motif de
canonisation, et la voix populaire, lorsqu'elle désigne un saint, choisit presque
invariablement un grand malade ou un jeune mort. Ces phénomènes ont leur propre
logique et ne recoupent qu'en partie le domaine qui a été ici examiné. Parmi les « jeux
d'écriture » qui font les saints, j'entendais surtout mettre en valeur ceux qui trouvent
leur force dans l'acte d'écrire et dans ses effets sur la conscience. La littérature, comme
d'ailleurs les autres arts, ne s'érige pas sans raison en dernier refuge d'un sens du sacré
qui se replie sur l'art luimême. Les forces qu'elle mobilise peuvent aussi bien se mettre
au service d'expériences plus conventionnelles d'un absolu. Le mirage est, sans doute,
dans tous les cas le même.
Bibliographie
Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, 1937. Paris, Beauchesne.
Elisabeth de la Trinité, 1980. J'ai trouvé Dieu. Œuvres complètes, Paris, Ed. du Cerf, 3 vol.
Filiola, 1975. Chemin de lumière, Paris, Téqui.
Jacques de Voragine, 1967. Légende dorée, trad. J.B. M. Roze, Paris, Garnier Flammarion, 2
vol.
Josefa Menéndez (sœur), 1944. Un appel à l'amour. Le message du cœur de Jésus au monde.
Toulouse, Ed. de l'Apostolat de la prière.
Lejeune Ph., 1993. Le Moi des demoiselles. Enquête sur le journal de jeune fille, Paris, Ed. du
Seuil.
Marie de Loyola (sœur), 1969. Fille de l'Eglise. Mère CatherineAurélie, fondatrice de la
Congrégation des religieuses adoratrices du PrécieuxSang, Imp. du Bien public, TroisRivières,
Canada.
MarieEustelle, 1843. Recueil des écrits, La Rochelle, chez F. Boutet, 2 vol.
Sainte Thérèse de l'EnfantJésus, s. d. Histoire d'une âme écrite par ellemême, Lisieux,
Office central de sainte Thérèse de l'EnfantJésus.
1973. J'entre dans la vie. Derniers entretiens, Paris, Ed. du CerfDesclée de Brouwer.
Villepelée J.F., 1977. La folie de la croix. Sainte Gemma Galgani. vol. 1 : L'ascension d'une
âme, Hauteville (Suisse), Ed. du Parvis.
Notes
1Nombre donné dans l'article « Saints » du Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique,
col. 228.
2Ces pratiques sont déjà signalées pour MarieMadeleine de Pazzi (15661607). Au début du 륀�륀�e
siècle, Josefa Menéndez remettait au propre chaque jour les notes prises par ses collègues au
cours de ses extases.
3Le titre exact du manuscrit est : « Histoire printanière d'une petite fleur blanche écrite par elle
même et dédiée à la révérende mère Agnès de Jésus. » Histoire d'une âme a été choisi pour titre
de plusieurs biographies ou autobiographies à la même époque, par exemple, dès 1885, par
l'abbé L. Laplace pour son livre sur Mathilde de Nédonchel.
4Cf. Philippe Lejeune (1993).
5Inhibée par l'humilité, sainte Gemma Galgani (18781903) ne parvenait pas à écrire
l'autobiographie commandée par son confesseur. Elle eut l'idée de l'intituler « Le livre de mes
péchés » et put dès lors en entreprendre la rédaction (Villepelée, 1977 : 152).
6Nombreux exemples et analyse dans J. Le Brun, « A corps perdu. Les biographies spirituelles
féminines du 륀�嫀�룄�룄�e siècle », Le temps de la réflexion n° 7, 1986, Paris, Gallimard, pp. 389408.
7C'est ainsi qu'est souvent désignée la méditation des mystiques sur la Passion.
8Voir article à son nom in Dictionnaire de spiritualité...
9Filiola, 1975 : 203. Il est à noter que l'extatique est âgée de 83 ans lorsqu'elle écrit ce texte, mais
toute son œuvre, comme le surnom qu'elle s'est choisi, dénotent une posture de jeune fille.
Pour citer cet article
Référence papier
Albert J.P., 1995, « Hagiographies. L’écriture qui sanctifie », Terrain, n° 24, pp. 7582.
Référence électronique
JeanPierre Albert, « Hagiographiques », Terrain [En ligne], 24 | mars 1995, mis en ligne le 07
juin 2007, consulté le 13 février 2017. URL : http://terrain.revues.org/3115 ; DOI :
10.4000/terrain.3115
Auteur
JeanPierre Albert
EHESS, Centre d'anthropologie. Toulouse
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