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LES VOLEURS DE LIVRES

par M. Philippe H O C H , membre associé libre

En 1989, dans le cadre d ' u n e exposition consacrée aux manuscrits


médiévaux des églises messines et, plus spécialement, aux livres précieux
autrefois détenus par le chapitre cathédral, la bibliothèque de la Ville de
Metz avait obtenu le retour inespéré sur les rives de la Moselle — mais
pour q u e l q u e s s e m a i n e s s e u l e m e n t — d ' u n des c h e f s - d ' œ u v r e de
l'enluminure carolingienne, la première Bible de Charles le Chauve. Issue,
e
au milieu du IX siècle, d'un atelier tourangeau, elle figura cependant au
e
trésor de Saint-Étienne dès le haut Moyen Âge et ce j u s q u ' a u XVII siècle.
L'eminente valeur historique, artistique, symbolique de cette œuvre et les
convoitises q u ' u n e telle pièce p o u v a i t é v e n t u e l l e m e n t susciter avaient
c o n d u i t l e s o r g a n i s a t e u r s , e n j o i n t s p a r la B i b l i o t h è q u e n a t i o n a l e ,
propriétaire du manuscrit, et par les compagnies d ' a s s u r a n c e , à prendre
d'importantes mesures destinées à garantir sa sécurité.

De fait, le transfert de la capitale vers Metz du précieux codex, auquel


était jointe une demi-douzaine d'autres manuscrits messins intégrés aux
collections parisiennes depuis 1802, revêtit, non sans quelque paradoxe, un
aspect spectaculaire, assurément renforcé par la présence de caméras de
télévision: fourgons blindés, motards en armes..., rien ne fit défaut. Durant
deux mois, la Bible fut exposée au public dans un coffre-fort protégé en
permanence par un système d'alarme et dont la lourde porte était refermée
t o u s l e s s o i r s p a r u n c o n s e r v a t e u r i n v e s t i d ' u n e m i s s i o n et d ' u n e
r e s p o n s a b i l i t é d o n t il ne m e s u r a p e u t - ê t r e p a s i m m é d i a t e m e n t t o u t e
l ' i m p o r t a n c e . Au terme de sa brève « ostensión » messine, la première
Bible de Charles le Chauve retrouva les réserves de la rue de Richelieu, de
même que les autres pièces prêtées pour la circonstance. Les conservateurs
de la « Nationale », le commissaire de l'exposition et, sans doute aussi, les
assureurs en éprouvèrent un réel soulagement.

D e fait, la m u l t i p l i c a t i o n d e s m a n i f e s t a t i o n s t e m p o r a i r e s , q u i
c o n d u i s e n t à réunir, p o u r u n e p é r i o d e g é n é r a l e m e n t assez c o u r t e , des
œuvres d'art parfois dispersées dans le monde entier, le nombre toujours
croissant d ' e x p o s i t i o n s et la publicité dont on les entoure ne sont sans
doute pas étrangers tout à la fois aux dégradations physiques que subissent
des pièces habituellement fragiles et aux vols dont ils peuvent être l'objet.
Dès lors, la fin d'une exposition est attendue avec une impatience qui n ' a
d'égale que la fébrilité dont ses préparatifs sont accompagnés. En réalité,
les vols d'œuvres d'art et, en ce qui nous concerne plus précisément, de
livres, ne surviennent pas en majorité à l ' o c c a s i o n de ces é v é n e m e n t s
c u l t u r e l s , p o u r le b o n d é r o u l e m e n t d e s q u e l s , c h a c u n le s a i t b i e n ,
d'importantes mesures de sécurité ne manquent jamais d'être prises. Dans
les m u s é e s , c o m m e dans les bibliothèques, ou encore dans les services
d'archives, les disparitions fâcheuses se produisent plutôt au moment où le
personnel s'y attend le moins, dans des circonstances imprévues.

Mais le bibliothécaire, ou son confrère archiviste, n ' e s t pas seul à


f a i r e , r é g u l i è r e m e n t , le c o n s t a t d é s o l é de v o l s p e r p é t r é s d a n s son
établissement. D'autres en font également l'expérience, au premier chef les
libraires, mais aussi les particuliers, surtout lorsqu'ils cultivent la passion
de la bibliophilie. Le phénomène attristant du vol des livres mérite donc
d'être examiné de façon très large, et en trois temps. Le premier revêtira
l'aspect d ' u n petit inventaire des vols de l i v r e s ; le second portera plus
particulièrement sur les voleurs, leurs méthodes et leurs motivations ; et
l ' o n t e n t e r a , e n f i n , d e f o r m u l e r q u e l q u e s r e m a r q u e s r e l a t i v e s à la
p r é v e n t i o n de ces actes q u i , c o n s i d é r é s g l o b a l e m e n t , c o n s t i t u e n t une
menace sérieuse pour le patrimoine.

Peut-être faudrait-il, pour brosser le tableau que nous nous apprêtons


à e s q u i s s e r , d i s p o s e r de t o u t l ' a r s e n a l t a x i n o m i q u e et d e t o u t e s les
a r b o r e s c e n c e s de la casuistique dont la littérature religieuse du Grand
Siècle en particulier nous a laissé de brillants exemples. Pour peu que l'on
s'attache à des critères objectifs, à supposer qu'ils puissent être définis de
m a n i è r e à s u s c i t e r un large a c c o r d des e s p r i t s , et si l ' o n fait e n c o r e
abstraction de la valeur particulière que tel livre peut revêtir aux yeux de tel
lecteur, en raison de son histoire personnelle, il apparaît que tous les vols
ne peuvent pas être placés sur un même plan et que, selon les cas, la perte
des œuvres en question ne revêtira pas toujours un caractère identique, ni
ne pèsera d ' u n égal poids. En d'autres termes, pour répréhensible q u ' i l
apparaisse, le détournement d ' u n volume au format de p o c h e récent ne
saurait être comparé, dans ses effets, à la subtilisation d ' u n e rare édition
ancienne.
L i v r e p r ê t é , livre g â t é ?

On hésite m ê m e , au premier abord, à ranger parmi les vols ce qui


n'est d'abord q u ' u n emprunt, certes prolongé, de livres que l'on finit par
oublier de rendre à leur légitime propriétaire, lequel n ' a plus alors, ses
trésors de patience étant épuisés, d'autre recours que de racheter le ou les
volumes en question, p o u r v u que ceux-ci d e m e u r e n t d i s p o n i b l e s et, si
possible dans une condition comparable à celle des livres perdus. Le mal
est ancien et les bibliophiles ont, de très l o n g u e date, d é p l o r é , en des
termes parfois virulents, qu'il y eût tant d'emprunteurs indélicats. Dans un
savoureux volume, Amateurs et voleurs de livres publié en 1903 et qui a
fait l'objet d'une réédition récente, Albert Cim (1845 - 1924), un auteur
peu connu originaire de Bar-le-Duc, réunit quelques anecdotes à ce sujet,
dont nous nous plaisons à rapporter ici deux ou trois des plus savoureuses
d'entre elles, complétées par d'autres références.

On prête à René Guilbert de Pixérécourt, auteur dramatique nancéien


(1773 - 1844) — mais les deux vers sont aussi attribués, à tort semble-t-il,
à Charles Nodier — un distique désabusé : « Tel est le triste sort de tout
livre prêté / Souvent il est perdu, toujours il est gâté ». Quant au poète
Scaliger, par une maxime latine frappée au fronton de sa bibliothèque, il
enjoignait ses visiteurs d'aller acheter leurs propres livres, tandis q u ' u n
e
bibliophile du XIX siècle avait pour devise Numquam amicorum, se faisant
un devoir de ne point confier ses livres à q u i c o n q u e , pas m ê m e à ses
a m i s ( l ) . Plus véhément, le peintre Dumonstier avait orné, si l'on peut dire,
d ' u n e forme d ' a n a t h è m e la plinthe de sa b i b l i o t h è q u e : « Que le diable
emporte les emprunteurs de livres » ( 2 ) . Notons que l'habitude d'inscrire ou
d'insérer, sur une page de garde ou sur le titre des livres, une mention de
possession (qui va de la simple signature à l'ex-libris manuscrit ou gravé)
vise notamment à prémunir, mais parfois sans succès, les généreux prêteurs
de telles « évaporations ». De l'avis du libraire-expert Christian Galantaris,
« ne jamais prêter de livre est une règle absolue (3)». Notons simplement
q u ' u n bibliothécaire, guidé par des principes q u ' u n Gabriel N a u d é , au
e
XVII siècle, avait déjà formulés, éprouvera, il faut le souhaiter, quelque
peine à respecter au pied de la lettre ce précepte.

1. Ch. GALANTARIS, Manuel de bibliophilie : du goût de la lecture à Vamour des


livres, préf. Michel Déon, Paris, Éd. des Cendres, 1998,1.1, p. 264.
2. A. C I M , Amateurs et voleurs de livres, P a r i s , H. D a r a g o n , 1 9 0 3 , p p . 3-4.
(Collection du bibliophile parisien).
3. Ibid.
Des collectionneurs discrets

S i , i n s t r u i t s p a r le p a s s é et p a r l ' e x p é r i e n c e a u t a n t q u e p a r la
p s y c h o l o g i e , les bibliophiles p r e n n e n t la précaution de marquer, d ' u n e
m a n i è r e ou d ' u n e a u t r e , les l i v r e s a u x q u e l s ils t i e n n e n t et d o n t ils
consentent néanmoins à se défaire en espérant qu'ils retrouveront leur bien
d a n s un d é l a i r a i s o n n a b l e , ils font é g a l e m e n t p r e u v e d ' u n e g r a n d e
discrétion, de crainte d'attirer sur leurs richesses l'attention d'amateurs que
ne guide pas le seul amour de la p e n s é e ou le culte désintéressé de la
littérature. Ainsi, l'anonymat est-il souvent de règle dans ce milieu et il
faut être bien introduit dans le petit monde du livre rare pour deviner, sous
de simples initiales, au mieux, que l ' o n repère dans des catalogues de
ventes aux enchères ou d'exposition, l'identité de tel grand collectionneur.

N o t o n s au p a s s a g e q u e c e t t e « loi du s i l e n c e » a p p l i q u é e p a r
précaution, renforcée par le secret professionnel dont s'honorent experts et
c o m m i s s a i r e s - p r i s e u r s , n ' e s t pas sans i n d u i r e certains effets négatifs,
p r é j u d i c i a b l e s à la c o n n a i s s a n c e du p a t r i m o i n e : ainsi, de c o m b i e n de
manuscrits ou de pièces de première importance a-t-on perdu la trace à la
suite d'une dispersion? La difficulté et, parfois, l'impossibilité de localiser
dans des c o l l e c t i o n s p a r t i c u l i è r e s des œ u v r e s majeures de l ' a r t , de la
littérature ou de la science conduit à poser le problème de leur caractère
patrimonial et donc de leur accès pour la communauté des chercheurs, non
pas nécessairement sous la forme de l'original - lequel appartient bien à
celui qui en a fait l'acquisition - mais au moyen d'une copie (photographie,
reproduction digitale...) conservée dans une institution où elle pourrait être
consultée.

Désireux, donc, de prévenir les délits dont ils pourraient être victimes,
les c o l l e c t i o n n e u r s de livres p r é c i e u x s ' e n t o u r e n t de g a r a n t i e s qui ne
sembleront excessives q u ' à ceux que les cambrioleurs auront épargnés.
Peut-être, pour rigoureuses qu'elles puissent paraître, ne s'avèrent-elles pas
toujours suffisantes. En effet, à la différence du spéculateur disposé à
investir dans les livres d ' H e u r e s e n l u m i n é s , dans les incunables ou les
prestigieuses reliures aux armes c o m m e il le ferait en thésaurisant des
toiles de maître, le bibliophile, pour sa part, en règle générale, répugne à
enfermer dans le coffre d'un établissement bancaire les livres qui lui sont
chers, qu'il manipule et qu'il lui arrive de lire, d'étudier, voire d'annoter...
P a r c h a n c e , si l ' o n o s e d i r e , les m o n t e - e n - l ' a i r ne se r e c r u t e n t p a s ,
ordinairement, parmi les diplômés de l'École des chartes et, en l'absence
de « commanditaire » convoitant une pièce particulière, ils ne s'emparent
point des œuvres les plus précieuses, guidés dans leur sélection par les
seules apparences extérieures (telle rutilante reliure...) — mais tout ce qui
brille n'est pas or. Préalablement repérés, désignés par quelque connaisseur
à la convoitise de malfrats ou dérobés « au hasard », les documents de
valeur enlevés à leur propriétaire forment une liste hélas toujours
incomplète, et que l'Hôtel Drouot, s'agissant de la France, rend publique
sur son site Internet. De même, Interpol diffuse un cédérom dans lequel
sont recensées quelque quatorze mille œuvres d'art considérées comme les
plus activement recherchées.

R o m a n v o l é et t h è s e s e n v o l é e s

L'imprudence, l'inattention, une part de malchance sans doute aussi,


sont en cause dans une autre catégorie de délits, q u ' u n procès-verbal de
police rangerait parmi les vols à la tire ou à la roulotte, presque anodins,
quotidiens en tout cas, mais qui, pour leur victime, constituent une forme
d'anéantissement. François Nourissier a conté, sous le titre Roman volé,
comment, en 1994, à l'aéroport de Marignane, un jeune h o m m e subtilisa la
mallette de l'écrivain, laquelle contenait, outre papiers et effets personnels,
le manuscrit tout juste achevé d'un roman, L'Hirondelle, qui ne fut jamais
publié, bien q u ' o n l'eût retrouvé plus tard, car son auteur ne se sentit pas
alors le courage d'en reprendre l'écriture. « R e c o m m e n c e r ? J ' e n suis bien
incapable. Quant à écrire, vite fait mal fait, pied au plancher, une petite
broderie sur le m ê m e canevas, de mémoire, avec quelques mots goûteux
retrouvés par c h a n c e et hasard c o m m e une vieille b a g u e au fond d ' u n
tiroir [...]. N o n m e r c i . Qui a c c e p t e r a i t de cuisiner cette littérature pas
fraîche?(4)» Un autre livre, en revanche, est né de ce fait-divers, que la
p r e s s e de l ' é p o q u e p r é s e n t a c o m m e u n e « m é s a v e n t u r e », m a i s q u i
c o n d u i s i t le p r é s i d e n t de l ' A c a d é m i e G o n c o u r t à m e n e r à b i e n , p a r
l'écriture, une entreprise « cathartique ». « J'avais renoncé à reconstituer le
roman disparu et découvert, assis chaque matin devant ma table comme si
de rien n'était, que j e pouvais raconter sans peine [...], et m ê m e avec un
étrange plaisir, l'expérience, ou si j e risque le m o t : l'épreuve que le sort
m'avait envoyée... (5)».

Mais, dira-t-on, qu'est-ce donc q u ' u n roman, pour un écrivain dont la


b i b l i o g r a p h i e c o m p t e près d ' u n e t r e n t a i n e de titres ? Le texte
dactylographié que l ' o n déroba, dans sa voiture, à un historien de l'art
spécialiste de la Renaissance italienne, ne revêtait point, pour son auteur, le
statut d ' u n e œuvre parmi d ' a u t r e s , référence bibliographique ordinaire,
voire superflue dans un curriculum vitae fourni. Il s'agissait en réalité de la
thèse q u e cet u n i v e r s i t a i r e brillant, n o r m a l i e n d i s t i n g u é , s ' a p p r ê t a i t à
présenter pour le doctorat d'État et qu'il dut remettre sur le métier pour en
reprendre de toute pièce la rédaction.

4. F. NOURISSIER, Roman volé, Paris, Grasset, 1996, pp. 30-31.


5. F. NOURISSIER, op. cit., p. 75.
Récemment encore, la presse a fait état, non sans une légère pointe
d'ironie, du vol dont a été victime Elisabeth Tessier, quelques jours après
que la Sorbonne l'eut déclarée digne du titre de docteur en sociologie avec
une thèse sur la Situation épistémologique de Vastrologie. Réapparue
q u e l q u e t e m p s a p r è s , la t h è s e de s o c i o l o g i e d e M a d a m e T e s s i e r fit
cependant couler de l'encre encore. L'auteur de cette investigation, connu
d'abord pour avoir compté parmi les clients de son cabinet d'astrologie un
p r é s i d e n t de la R é p u b l i q u e en activité, a c o n s t a t é la d i s p a r i t i o n de la
première partie de son travail après avoir reçu la visite d ' « un individu [qui
s'était] présenté à elle en se prétendant astronome à l'Observatoire. Un
presque collègue, comment se serait-elle méfiée ? » Et le chroniqueur du
Figaro, que nous suivons ici, d'ajouter: « il est difficile d'être en même
temps prévoyante et voyante (6)».

Le poids des mots

P e u t - ê t r e est-ce pour cette raison, si l ' o n peut se p e r m e t t r e cette


transition facile, que des caméras de surveillance sont installées, de plus en
plus s o u v e n t , dans les l i b r a i r i e s . C e s c o m m e r c e s se t r o u v e n t en effet
c o n f r o n t é s de m a n i è r e e n d é m i q u e au p r o b l è m e du v o l . S ' a g i s s a n t de
l'antiquariat, les données font défaut et il convient, pour obtenir quelques
informations, de s'adresser au Syndicat de la librairie ancienne et moderne
(SLAM) ou à son homologue au plan international, la Ligue internationale
de la librairie ancienne (LILA). Le p h é n o m è n e est, en revanche, mieux
connu pour le secteur de la librairie générale; la presse s'en fait du reste
assez r é g u l i è r e m e n t l ' é c h o . A i n s i , sous le titre de « La b i b l i o p h i l i e à
l'arraché », le quotidien Le Monde décrivait les agissements d ' u n ancien
instituteur au domicile duquel la police a trouvé « quatre tonnes et demie
de livres dérobés », soit un butin d'une valeur de quelque 800 000 francs.
Grâce à la revente des livres subtilisés dans les librairies parisiennes, le
personnage en question, assisté de son épouse, a pu gagner quelque trois
millions de francs en huit ans (7). Une étude de 1999 estime que, « pour
l ' e n s e m b l e de la l i b r a i r i e , le vol o s c i l l e e n t r e 0,5 et 2 % du chiffre
d ' a f f a i r e s a n n u e l » ; p o u r c e n t a g e en b a i s s e s e n s i b l e d e p u i s q u e l e s
équipements de surveillance et les portillons anti-vol ont pris place, de
façon générale, à la sortie des magasins. Selon le témoignage de François

6. G. BARET, « La voyante n ' a pas vu son voleur de thèse », dans : Le Figaro, Paris,
12 avril 2001, p. 1.
7. « Quatre tonnes et demie de livres dérobés récupérés par la police : la bibliophilie à
l'arraché », dans : Le Monde, Paris, 27 juillet 1988, p. 9.
M a s p e r o , fondateur de « La Joie de lire », entre 1968 et 1974 les vols
commis dans sa librairie représentaient environ 7 % du chiffre d'affaires.
L'évolution est donc, ici, encourageante.

Les s y s t è m e s de p r o t e c t i o n d e m e u r e n t t o u t e f o i s i n s u f f i s a m m e n t
efficaces. L e s b i b l i o t h è q u e s qui se t r o u v e n t d o t é e s de tels a p p a r e i l s
électroniques — mais beaucoup de structures ne peuvent, en raison de leur
coût élevé, installer de semblables dispositifs — en font l'expérience et,
découvrent, non sans effarement, au moment d'entreprendre un récolement
(les l i b r a i r e s p a r l e r a i e n t d ' i n v e n t a i r e ) , le n o m b r e é l e v é de v o l u m e s
d i s p a r u s , que les c a t a l o g u e s s i g n a l e n t p u d i q u e m e n t c o m m e étant
« m a n q u a n t s ». Et les bibliothécaires ne laissent pas d ' ê t r e surpris par
l'insignifiance, en terme de prix, de beaucoup des ouvrages dérobés : livres
de p o c h e , o u v r a g e s a p p a r t e n a n t à d e s c o l l e c t i o n s e n c y c l o p é d i q u e s ,
romans, etc., tout de même accessibles à bien des bourses. De nombreux
titres relèvent aussi du manuel, du précis ou du traité, parfois épuisé et
q u ' o n n ' h é s i t e r a pas, du coup, à se procurer par des moyens illicites, à
l'approche des examens et des concours.

« Série noire »

Le conservateur se consolera en soulignant que la chronique du vol


ordinaire, dans les établissements de lecture, concerne d'abord ces produits
de consommation courante que sont devenus, pour la plupart, les livres
publiés aujourd'hui. Les atteintes portées aux collections patrimoniales
dont nos établissements sont dépositaires paraissent moins fréquentes que
par le passé, en raison d ' u n e vigilance accrue et des précautions prises,
comme on l'a dit, lors des expositions.

Pourtant, de manière trop fréquente encore, la nouvelle de disparitions


d'oeuvres i m p o r t a n t e s se t r o u v e p o r t é e à la c o n n a i s s a n c e du p u b l i c .
Rappelons quelques-uns de ces vols commis au cours des dernières années.
Au printemps de l ' a n n é e 2000, un exemplaire de l'édition originale du
traité de Copernic De revolutionibus orbium caelestium paru à Nuremberg
en 1543, dont une centaine seulement serait localisée dans les bibliothèques
du monde entier(8), a disparu des collections de l'Académie des Sciences
de Saint-Pétersbourg, après que deux autres copies eurent auparavant été
soustraites de collections en Ukraine et en Pologne (9).

8. L'un d'entre eux figure à la Bibliothèque de la Ville de Metz, sous la cote Rés.
D535.
9. Dépêche de l'agence Associated Press, 5 février 2000.
Alors même que l'absence de l'œuvre copernicienne était constatée
par les autorités russes, aux Etats-Unis un exemplaire de ce même texte se
trouvait proposé aux enchères (10). En 1999, un spécialiste des incunables
d é c o u v r a i t d a n s un c a t a l o g u e de v e n t e « d ' u n e p r e s t i g i e u s e m a i s o n
a l l e m a n d e » o n z e a t l a s et v o l u m e s d ' a s t r o n o m i e , p a r m i l e s q u e l s la
Cosmographie de Ptolémée de 1469, dont la valeur avoisine les quatre
e
millions de francs. L'origine de ces impressions du X V siècle, soupçonnée
par le chercheur, se confirma au terme d'une enquête bibliographique. Les
livres précieux proposés sur le marché de l'antiquariat avaient en effet été
soustraits aux richesses de la bibliothèque Jagellon de Cracovie. Cette ville
semble d'ailleurs constituer une cible de prédilection pour les voleurs,
puisque les enquêteurs ont également pu mettre fin aux agissements d'un
étudiant, lequel avait dépouillé différents atlas, les privant de quelque cent
c i n q u a n t e c a r t e s et é t a i t p a r v e n u à s u b t i l i s e r u n e n s e m b l e d ' u n e
quarantaine de militaria. Enfin, pour clore cette « série noire », il faut
encore faire état du vol, par un moine défroqué, de dix incunables et de
trente-six éditions précieuses, prélevés dans une bibliothèque monastique
de Cracovie (11).

A la m ê m e é p o q u e , la b i b l i o t h è q u e p u b l i q u e de la p e t i t e v i l l e
d ' A r m a g h , en I r l a n d e du N o r d , a p e r d u un m a n u s c r i t des Voyages de
Gulliver, de Swift, l'infortuné bibliothécaire de cette institution s'étant vu
c o n t r a i n t d e le c é d e r s o u s la m e n a c e d e s a r m e s b r a n d i e s p a r d e u x
m a l f a i t e u r s ( 1 2 ) . N ' i m a g i n o n s p o i n t q u e les é t a b l i s s e m e n t s les p l u s
prestigieux, disposant d ' é q u i p e m e n t s appropriés, se trouvent toujours à
l'abri du banditisme. Ainsi, au mois d'août 1997 - mais la nouvelle ne fut
révélée q u ' e n novembre de cette même année - une édition incunable de la
Cosmographia de Ptolémée (Bologne, 1477), ornée de vingt-six cartes,
disparut après avoir été consultée au département des Cartes et plans de la
Bibliothèque nationale de France (13). Fort heureusement, quelques mois
p l u s tard, le p r é c i e u x e x e m p l a i r e , e s t i m é à q u e l q u e trois m i l l i o n s de
francs, fut retrouvé et l'auteur présumé du vol arrêté par la police anglaise
a p r è s q u ' i l e u t p r é s e n t é l ' i n c u n a b l e à la c o m p a g n i e l o n d o n i e n n e
Christie's(14).

10. Libération, Paris, 4 février 2000, p. 38.


11. « Pologne: la série noire des bibliothèques », d a n s : Le Point, Paris, n° 1416,
5 novembre 1999, p. 30.
12. Le Monde, Paris, 21 décembre 1999, p. 34.
13. Le Monde, Paris, 7 novembre 1997, p. 30.
14. Libération, Paris, 30 mai 1998, p. 30.
Terminons cette désolante litanie en rappelant le cambriolage dont fut
victime, en 1989, la b i b l i o t h è q u e de la m a i s o n Saint-Pierre Fourier de
S a i n t - D i é . S e l o n la p r e s s e r é g i o n a l e , « le voleur, qui a pu o p é r e r en
p l u s i e u r s é t a p e s , a m i n u t i e u s e m e n t s é l e c t i o n n é la fine fleur de c e t t e
collection », e m p o r t a n t ainsi près de vingt-cinq m a n u s c r i t s liturgiques
enluminés, parchemins et incunables, le butin étant estimé à six millions de
francs (15). L'enquête de police révéla, plusieurs années plus tard, que les
auteurs du méfait, n'ayant pu écouler les œuvres dérobées, s'en défirent en
les expédiant au fond d'un lac vosgien !

Le c i n é m a a m é r i c a i n et les séries diffusées à p r o f u s i o n sur nos


chaînes de télévision ont popularisé le personnage du « profileur », qui est
souvent au reste une « profiteuse »(16). Peut-être nos limiers seraient-ils
bien inspirés d ' a v o i r r e c o u r s aux services de ces e x p e r t s , c a p a b l e s de
dresser le portrait-robot psychologique des malfaiteurs et criminels. Qui
sont, en effet, les voleurs de livres ? Quel est leur « profil » ? Concluons de
suite à une extrême diversité des « bibliokleptomanes », qui appartiennent
aux milieux les plus variés et se présentent sous d'irréprochables abords.

É m i n e n c e s d e h a u t vol

L ' o u v r a g e d ' A l b e r t C i m , Amateurs et voleurs de livres, déjà


m e n t i o n n é , regorge d ' a n e c d o t e s au sujet de p e r s o n n a g e s aussi illustres
qu'au-dessus de tout soupçon ayant, un jour ou l'autre - et pour certains
avec une extraordinaire constance - cédé à leur faiblesse bibliomaniaque,
au point de s ' a p p r o p r i e r le bien d ' a u t r u i . Le propre du b i b l i o m a n e est
d ' a i l l e u r s , s e l o n P a u l L a c r o i x , p l u s c o n n u s o u s le p s e u d o n y m e de
Bibliophile Jacob, de désirer, poussé par l'envie, « tout ce qu'il ne possède
pas (17)». On se convaincra sans peine que ce mal figure parmi les plus
largement répandus. Richard de Bury lui-même, tout évêque de Durham
e
qu'il fût, auteur, au milieu du X I V siècle, du Philobiblion, œuvre souvent
considérée c o m m e le premier traité de bibliophilie, confesse q u ' i l « [se
faisait] donner, dans les monastères comme chez les particuliers, tous les
manuscrits qui lui plaisaient (18)». Le cardinal Giovanni Battista Panfili,

15. Le Républicain lorrain, Metz, 24 février 1989.


16. C. HUTSEBAUT, Profession profileuse, Paris, Le Cherche-Midi, 2000.
17. P. L. JACOB, Les Amateurs de vieux livres, Paris, Ed. des Cendres, 1994, p. 39.
18. A. CIM, op. dr., p. 7.
devenu en 1644 pape sous le nom d'Innocent X, fut surpris, dit-on, cachant
sous sa soutane « l'Histoire du Concile de Trente, de la belle impression de
Londres », prélevée chez un de ses hôtes (19).

A l ' i n s t a r de l ' é v ê q u e i r l a n d a i s et du p r é l a t r o m a i n , b i e n d e s
bibliothécaires, e m p o r t é s par une singulière ardeur de b i b l i o m a n e s , ne
surent résister à la tentation de s'emparer, pour les posséder en propre et en
jouir sans entraves ni partage aucun, des œuvres qu'ils avaient été chargés
d'étudier ou dont la collectivité leur avait confié la garde. Mentionnons
d'abord le plus fameux de ces personnages, dont le nom, du reste, était
prédestiné : Guglielmo Libri. Alberto Manguel voit en lui « l'un des voleurs
de l i v r e s les p l u s a c c o m p l i s de t o u s les t e m p s ( 2 0 ) » . L ' a f f a i r e L i b r i
p r o v o q u a , dans le petit m o n d e des b i b l i o t h è q u e s et des a r c h i v e s , une
véritable commotion. Son protagoniste continue d'ailleurs de susciter chez
les h i s t o r i e n s un i n t é r ê t s o u t e n u , dont t é m o i g n e n t de r é g u l i è r e s
publications.

L e cas L i b r i

Né à Florence en 1803 dans une illustre famille toscane, Guglielmi,


comte Libri-Carucci, se montra de bonne heure francophile et, à l'âge de
trente ans, fut naturalisé français. Mathématicien doué, il fit, en 1833, son
entrée à l'Institut, puis à la Faculté des sciences de l'Université de Paris. En
1843, une élection au Collège de France couronna sa carrière précoce. Le
p a r c o u r s de Libri ne fut c e p e n d a n t pas e x e m p t d ' é c h e c s . La p r e m i è r e
déconvenue, notre personnage la connut lorsqu'il se déclara candidat pour
assumer la charge d'administrateur de la Bibliothèque royale, poussé sans
doute par un goût affirmé des manuscrits, des autographes et des livres
rares qu'il collectionnait dès cette époque, achetant, revendant...

Écarté de la haute fonction qu'il convoitait, Libri se vit en revanche


chargé d ' a s s u r e r le secrétariat de la c o m m i s s i o n mise en place pour la
r é a l i s a t i o n du c a t a l o g u e g é n é r a l d e s m a n u s c r i t s d e s b i b l i o t h è q u e s
publiques. A ce titre, muni de recommandations officielles afin que toutes
facilités lui fussent accordées, il visita de nombreux établissements. Dans
le cadre de ces missions, le secrétaire « se livrera au dépeçage de registres,
de manuscrits, volera dans la plus parfaite impunité. Lui, l ' a m a t e u r de
documents rares, le bibliographe, n'hésitera pas à découper, à arracher des

19. A. CIM, op. cit., p. 11.


20. A. MANGUEL, Une Histoire de la lecture, trad. Christine Le Bœuf, Arles, Actes
Sud, 1998, p. 284.
cahiers, à maquiller: c'est ce q u ' o n ne pourra jamais lui pardonner. » Libri
écuma de la sorte, parmi beaucoup d'autres, les collections de Clairvaux,
Lyon, Tours, Orléans ou encore l ' I n g u i m b e r t i n e de Carpentras, d ' o ù il
e m p o r t a « u n H é s i o d e , i m p r e s s i o n d ' A i d e de 1 4 9 5 , 77 Cortegiano,
e
manuscrit du X V siècle, un Dante manuscrit de la même époque et peut-
être une dizaine d'autres ouvrages ». Dans ce même établissement, « il mit
aussi au pillage le fonds Peiresc en découpant dans ses manuscrits 1738
folios, essentiellement autographes de personnages très connus ».

L o r s q u ' e n 1848, le scandale finit par éclater, Libri prit la fuite en


direction de l'Angleterre, emportant dans ses bagages pas moins de trente
mille volumes, qu'il écoula sur le marché londonien; transactions qui lui
garantirent une paisible retraite. L é o p o l d Delisle, a d m i n i s t r a t e u r de la
Bibliothèque nationale, dut alors mettre en jeu toute son autorité, qui était
grande, pour parvenir à récupérer certaines des pièces volées. Quant au
reste du butin, les é l é m e n t s en « c i r c u l e n t à travers le m o n d e et p l u s
personne ne cherche vraiment à en retrouver les origines ».

Non moins condamnables que les agissements de Libri apparaissent


les détournements dont certains bibliothécaires municipaux se sont rendus
coupables, n ' h é s i t a n t pas à spolier les fonds dont ils avaient la charge.
Evoquons seulement le cas d'Auguste Harmand (1806-1879), conservateur
de la Bibliothèque de la Ville de Troyes, qui « opérait en arrachant les
p i è c e s r a r e s de r e c u e i l s f a c t i c e s et en s u r c h a r g e a n t l e s n o t i c e s du
c a t a l o g u e ». U n e c o m m i s s i o n d ' e x p e r t s p u t m e t t r e en é v i d e n c e « la
d i s p a r i t i o n de 3 3 3 o u v r a g e s s o u s t r a i t s p a r l ' a c c u s é », s a n s q u e le
r e c e n s e m e n t eût d ' a i l l e u r s été a c h e v é , « p r e u v e é t a n t faite du vol ».
Condamné à quatre années d'emprisonnement, le conservateur qui aimait
trop les livres mourut à la prison de Troyes en 1879. Un siècle plus tard,
Libri et Harmand continuent de faire des émules. Ainsi, en 1990, le tribunal
correctionnel de Chambéry condamna un ancien employé de bibliothèque
reconnu coupable d'avoir « dérobé entre 1974 et 1985 des dizaines de
livres rares et précieux ». Est-il vrai, pour autant, comme on a pu le lire
sous une plume autorisée, que « le pillage des bibliothèques publiques et
privées est systématique » ? On nous permettra de trouver cette assertion
quelque peu excessive.

Mobiles

Q u e l l e s f u r e n t l e s m o t i v a t i o n s d e c e s h o m m e s , et p l u s
particulièrement de Libri ? Sans doute fut-il poussé par le désir impérieux
de s'approprier, au plein sens du terme, des chefs-d'œuvre dont il refusait
en définitive qu'ils pussent être p a r t a g é s ; la perspective de la jouissance
exclusive d'un bien patrimonial constitue alors un moteur puissant. On peut
conjecturer aussi qu'il entra dans sa démarche une part de cupidité, s'il est
vrai qu'il revendit une grande partie des pièces dérobées. De fait, l'appât
du g a i n m è n e à l ' é v i d e n c e n o m b r e d ' i n d i v i d u s sur le c h e m i n de la
délinquance. L'espoir, du reste souvent illusoire, d'une revente se trouve à
l'origine d'une part importante des délits qui nous occupent. L'écoulement
de documents clairement identifiés, dont les particularités d'exemplaire
( e x - l i b r i s , r e l i u r e , a n n o t a t i o n s . . . ) ont été p a r f o i s s i g n a l é e s d a n s des
catalogues, ou que sont censés protéger cachets et estampilles, est devenu
difficile, dissuadant de la sorte, on peut du moins le penser, certains voleurs
de convoiter des œuvres prestigieuses.

L o r s q u ' i l s ne p e u v e n t être r e v e n d u s en l ' é t a t , c e r t a i n s v o l u m e s ,


particulièrement l o r s q u ' i l s bénéficient de gravures ou d ' u n autre genre
d'illustrations, subissent un dépeçage facilitant le commerce, et à un prix
unitaire élevé, de planches découpées, quand il ne s'agit pas de feuillets
enluminés provenant de manuscrits liturgiques que chacun peut remarquer
en se promenant à Paris sur les quais de la Seine. Quelle que soit d'ailleurs
l ' o r i g i n e des volumes ainsi d é m e m b r é s , cette pratique apparaît c o m m e
p a r t i c u l i è r e m e n t s c a n d a l e u s e et des voix, de plus en plus n o m b r e u s e s ,
s'élèvent pour la dénoncer avec véhémence.

U n désir éteint ?

Animé d'une ire vengeresse à l'encontre des adeptes de la dépouille, on


se sentirait, pour un peu, disposé à absoudre les adolescents égarés attrapés
par un vigile ou les étudiants impécunieux trahis, si l'on peut dire, par un
signal sonore à la sortie d ' u n c o m m e r c e . Un avertissement formulé de
manière ferme suffira le plus souvent, formulons-en le vœu, à dissuader ces
jeunes gens de récidiver. L'indulgence transparaît d'ailleurs jusque dans les
propos que tiennent certains libraires. L'un d'eux, à Marseille, en viendrait
presque à souhaiter, paradoxalement, que les œuvres qu'il propose à la vente
suscitent davantage de tentations. « Si on ne vole plus de livres, c'est qu'il
n ' y a plus de désir de littérature. Quand les jeunes des cités viennent faire le
bazar chez moi, c'est pour renverser des rayonnages, pas pour voler des
livres. » L'un de ses confrères, installé dans la banlieue de Paris, assure que
« la littérature, ce n'est plus ce qui fait rêver les gosses (21)».

Où est donc le temps des voleurs passionnés, dévalisant les librairies


au n o m d ' u n e i d é o l o g i e , p r ê t s à r e v e n d i q u e r , f û t - c e au m o y e n d e s
arguments les plus douteux, des plus grossiers sophismes et au prix de
larcins érigés en s y s t è m e , l ' é g a l i t é d ' a c c è s aux œ u v r e s de l ' e s p r i t , le

21. H. PATUREL, « Vol à l'étalage », dans : Lire, Paris, avril, 1999, p. 21.
partage du patrimoine littéraire, la plus large diffusion culturelle ? François
M a s p e r o , confronté au sein de sa librairie « La Joie de lire » à de tels
discours, ne voit dans les vols dont sa maison fut constamment victime de
la part de « certains petits-bourgeois », guère autre chose q u ' u n e « manière
commode » pour eux « de se donner des frissons à bon compte », sans se
r e n d r e c o m p t e q u ' i l s m i r e n t en p é r i l , a v e c d ' a u t r e s , u n e l i b r a i r i e
« mythique » et dont ils partageaient - ou croyaient partager - les idéaux.
« Les ex-gauchistes, rapporte Maspero, qui se vantent encore aujourd'hui
d'avoir volé dans ma librairie [...] ne comprennent pas pourquoi, quand ils
ont l'imbécillité d'évoquer devant moi les exploits de leur jeunesse, j e ne
retiens pas toujours mon envie de leur cracher à la figure (22).» Une autre
forme de vol encore, de nature tout ensemble idéologique et politique, peut
avoir p o u r m o b i l e non la p a s s i o n i n d i v i d u e l l e , la c u p i d i t é , le désir de
p o s s e s s i o n , mais la restitution, s u p p o s é e g é n é r e u s e , é r i g é e en acte de
p a t r i o t i s m e , d ' u n e œ u v r e d é p l a c é e , r e n d u e de la sorte à c e u x qui en
apparaissent comme les propriétaires légitimes. C'est ainsi q u ' u n manuscrit
aztèque a pu être dérobé à la Bibliothèque nationale, dans le dessein d'être
remis par l'auteur de cet acte au gouvernement mexicain.

Mesures de protection

On mesure combien le patrimoine, et particulièrement l'univers des


livres, est fragile et toujours menacé. Qu'entreprendre pour faire face à un
péril d ' a u t a n t plus éminent q u ' i l revêt, c o m m e on l ' a vu, de multiples
aspects ? On ne saurait prétendre apporter ici de remède à un mal insidieux
car diffus, qui, de surcroît, ne bénéficie point de la part des p o u v o i r s
publics, des médias et du public, de l'attention qui entoure la disparition de
peintures ou d'objets d'art, réputés uniques, à la différence des imprimés
dont il subsiste souvent, il est vrai, d'autres exemplaires localisés dans les
collections publiques. Sans entrer dans le détail, é n u m é r o n s , pour finir,
quelques mesures qui, et pour nous en tenir au seul cas des bibliothèques,
peuvent contribuer à prévenir de fâcheuses disparitions.

Soulignons d'abord l'importance de la protection apportée aux œuvres


p a r le b â t i m e n t m ê m e d a n s l e q u e l s o n t c o n s e r v é e s les c o l l e c t i o n s :
constitution d'une réserve pour les pièces de très grande valeur, systèmes
d ' a l a r m e , s u r v e i l l a n c e p e r m a n e n t e , etc. N o t o n s e n c o r e q u e t o u t e s les
précautions devraient être prises par le personnel lors de la consultation des
d o c u m e n t s a n c i e n s . C e s d e r n i e r s sont p r o t é g é s a u s s i , d ' u n e c e r t a i n e
manière, par les marques de possession qui s'y trouvent apposées, et au

22. F. MASPERO, « Du vol idéologique », dans : Lire, Paris, avril 1999, p. 122.
premier chef par les estampilles, « garanties exceptionnelles de propriété »
dont l'importance est régulièrement soulignée par les textes réglementaires,
d e p u i s la c i r c u l a i r e d e 1 8 8 4 i n s p i r é e p a r L é o p o l d D e l i s l e . O u t r e
l ' e s t a m p i l l a g e , un c a t a l o g a g e précis et r i g o u r e u x , attentif à toutes les
particularités d ' e x e m p l a i r e , s ' i m p o s e à la fois c o m m e u n e information
scientifique destinée à la communauté savante et comme une autre forme
de titre de p r o p r i é t é en cas de vol. U n e r e p r o d u c t i o n p h o t o g r a p h i q u e ,
s u r t o u t si e l l e est diffusée p a r les m o y e n s i n f o r m a t i q u e s d o n t n o u s
d i s p o s o n s a u j o u r d ' h u i , contribue é g a l e m e n t , par une large publicité, à
prévenir les vols qui auraient la revente pour mobile.

En raison sans doute de la nature particulière de son objet, porteur des


expressions les plus hautes de la pensée, des croyances, de l'imaginaire
humain, paré parfois des vertus du sacré, le vol des livres ne saurait être
c o m p a r é , s a n s n u a n c e s ni p r é c a u t i o n s , à d ' a u t r e s f o r m e s de d é l i t s
juridiquement équivalents. Une sorte d'indulgence, voire de complaisance,
s'attache fréquemment à ces méfaits. On prête ainsi à Tallemant des Réaux
l'opinion selon laquelle « voler des livres, ce n'est pas voler, pourvu qu'on
ne les vende point après (23)». Un proverbe albanais, cité par Christian
Galantaris(24), ne dit pas autre c h o s e : « Qui vole un livre, ne vole pas ».
Cocteau, pour sa part, considérait q u ' « on ne vole pas les livres, on les
emprunte, on les chipe ».

La valeur de Verlaine

Il est, de plus, des livres dont on croirait p r e s q u e q u ' i l s méritent


d'être volés, ou qu'ils attendent leur voleur. On assure, au sujet de Jean
Genêt, que « lors de son procès, à la question : Connaissez-vous le prix de
cette édition rare de Verlaine que vous avez volée ? il aurait répondu : Non,
mais j'en connais la valeur (25)». Q u a n t à J a c q u e s Brenner, dans son
volume de souvenirs, Les Lumières de Paris, il rapporte les propos d ' u n
étudiant pris en flagrant délit alors que ce dernier avait jeté son dévolu sur

23. A. CIM, op. a ï . , p. 7.


24. Ch. GALANTARIS, op. cit., p. 265.
25. H. PATUREL, art. cit., p. 20.
L'Ombilic des limbes d'Antonin Artaud. « Vous emportez cette plaquette
par erreur », assura le libraire. « Non. Pas du tout, répondit-il. J ' a i m e trop
Artaud pour acheter ses œuvres. Il n ' y aura pas d'affaire d'argent entre
nous. » Mais le vol des livres, c'est aussi, malheureusement, une affaire
d ' a r g e n t , dès lors q u e les m a n u s c r i t s , les livres a n c i e n s , les é d i t i o n s
originales deviennent objets de placements, valeurs spéculatives, au lieu de
nourrir la passion des lecteurs et de servir d ' a l i m e n t à « ce vice », lui
encore « impuni », la lecture.

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