Escolar Documentos
Profissional Documentos
Cultura Documentos
Thierry Belleguic
Tangence, n° 73, 2003, p. 9-37.
Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à
Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents
Dire les histoires de la nature au siècle des Lumières, qui fut l’âge
d’or de ces grands récits, c’est nécessairement penser aux temps-
vecteurs qui en rendent possibles les divers déploiements. Mais
dire ces histoires, ce n’est pas seulement penser le « temps qu’il
est » : c’est aussi, en ces temps où émerge une science de la terre
qui s’efforce de mesurer les effets des éléments et des climats sur
la nature, donner au « temps qu’il fait » la part qui lui échoit. À
travers une rapide étude du statut météorologique de la fiction
diderotienne, nous proposons de voir dans l’émergence de cette
nouvelle science du temps dans la seconde moitié du XVIIIe siècle
le symptôme d’une interrogation nouvelle sur la place du sujet
dans le monde ainsi que sur les modalités et les conditions du
savoir de ce sujet sur le monde.
10 TANGENCE
1. François Rabelais, Quart Livre, dans Œuvres complètes, édition préparée par
M. Huchon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1994,
chap. XVIII, p. 582.
2. François Rabelais, Quart Livre, ouvr. cité, p. 581.
Tangence 73 23/09/04 11:47 Page 11
THIERRY BELLEGUIC 11
12 TANGENCE
THIERRY BELLEGUIC 13
14 TANGENCE
THIERRY BELLEGUIC 15
16 TANGENCE
toute logique, d’une autre conquête : celle des airs, qui fascinera au
début des années 1780 une société française enthousiasmée par les
expériences aérostatiques des frères Montgolfier ou de Pilâtre de
Rozier. Déjà Alexander Wilson et Thomas Melville avaient effectué
en 1748 les premières mesures météorologiques grâce à un cerf-
volant. Le 1er décembre 1783, Jacques Charles effectuera les pre-
mières observations en ballon à 3 400 mètres d’altitude. L’on ne
dira jamais assez ce que put représenter pour l’imaginaire de
l’époque la conquête des airs, équivalent pour le XXe siècle de la
conquête de l’espace 9. Épuisé par la maladie, Diderot ne sut sans
doute pas que la révolution technologique et scientifique se jouait
là, qu’il avait pourtant prédite et appelée de ses vœux. Nul doute
que son enthousiasme eût été à la mesure de sa passion pour les
météores, dont nous dirons bientôt la genèse et les formes qu’elle a
investies.
Science des nuages, des vents et des pluies, science des orages
et des brouillards, des éclairs et des tonnerres, la météorologie
nouvelle est elle aussi science des flux, des mélanges et des réac-
tions, et a de fait partie liée avec ces savoirs du labile et du com-
pliqué 10 qui émergent dans la seconde moitié du siècle. Prévoir la
pluie et le beau temps, en cette période où la mathématique statis-
tique, née au siècle précédent, prend véritablement tout son essor,
imprégnant de sa logique probabiliste les champs de savoir les plus
divers (finance, économie, histoire, sciences de la nature, etc.),
c’est certes participer de plain-pied au projet prosélyte de conquête
rationaliste du monde, car il ne s’agit de rien moins que de prévoir
pour mieux prévenir, de prévenir pour mieux réguler, et de réguler
pour mieux contrôler. Paradoxalement, cependant, la météorolo-
gie, en tant que science du probable, c’est-à-dire de ce qui est tout
à la fois déterminé — dont on peut rendre compte en termes de
lois — et imprévisible ou du moins non prévisible en toute rigueur
THIERRY BELLEGUIC 17
— car trop nombreux sont les paramètres pour que soit maîtrisé le
devenir exact des phénomènes —, signale par la nature de ses
objets et de ses pratiques les limites de ce même projet, son carac-
tère indéfiniment et constitutivement inachevé, son contenu tout
aussi indéfiniment inassignable en toute exactitude.
Qui peut prédire en effet sans erreur, en cette seconde moitié
des Lumières — et encore aujourd’hui —, l’erratique trajet d’un
courant, qu’il soit d’air ou d’eau ? Qui peut décrire en toute exacti-
tude l’informe nuage — ce n’est qu’en 1802 que Lamarck et Howard
tenteront respectivement d’en établir une typologie 11 —, le mouvant
tourbillon ? Qui peut déterminer où et quand frappera l’éclair ou
grondera le tonnerre ? Ainsi la météorologie, cette science du « temps
qu’il fait », manifeste-t-elle de façon emblématique l’ambition d’une
époque et les limites mêmes de cette ambition. Faire des météores
l’objet d’une science exacte représentait de fait un acte épisté-
mologique de conséquence, et ce pour deux raisons distinctes, con-
traires même. Acte ambitieux, puisqu’il ne s’agissait rien de moins
que d’étendre le champ de la maîtrise rationnelle du monde à ce qui
jusqu’alors appartenait à un fonds de superstition, de fatalisme et
d’aristotélisme mêlés, il marquait le point culminant des Lumières
scientifiques. L’on comprend alors ce que représente de synthèse
idéale de toute une époque la célèbre hypothèse d’un déterminisme
mécaniste absolu énoncée par Laplace dans son introduction à la
Théorie analytique des probabilités en 1812, où une intelligence con-
naissant pour un instant donné toutes les forces dont la nature est
animée et la situation respective des êtres qui la composent connaî-
trait avec certitude le passé et l’avenir. Acte téméraire, tout autant,
puisque ne pouvant s’affirmer qu’au risque — inexpugnable — de
l’approximation ou, pire, de l’erreur, la science moderne des mé-
téores menaçait le rêve classique des Lumières d’un savoir fait de
transparence et de hiérarchie ordonnée.
Éclectique brillant, polygraphe infatigable, Diderot sera un
témoin privilégié du débat scientifique et philosophique de son
temps, qu’il ne manquera pas de convoquer sur le théâtre de sa
représentation. Du statut des météores — et de leur science —
dans sa fiction, il sera maintenant question.
18 TANGENCE
L’inobservance du réel
L’âge classique n’a pas le savoir des météores. Dans un monde
géométrisé où règne la loi du Grand Pan, où les systèmes rendent
compte d’une totalité sans extérieur selon des lois universellement
valables en tous lieux et en tous temps sans souci véritable des con-
ditions empiriques de leur actualisation, l’événement imprévisible
que constitue le météore est à proprement parler scandaleux,
puisqu’y achoppe une épistémè oublieuse des circonstances.
À l’encontre de la doxologie scientifique de son temps qui
conforte l’évidence de la rationalité hiérarchisée du monde et la
légitimité des principes d’ordre et de continuité qui la soutiennent,
Diderot en perçoit la fragilité légale, l’impossible réduction du
désordre à l’ordre. Lucrécien des Lumières qui porte haut les ver-
tus créatrices du clinamen, le philosophe est fasciné par ce que
l’événement, en tant qu’il manifeste un principe de discontinuité,
rend compte de la réalité empirique :
Il est inutile de s’étendre sur les avantages de l’Histoire de la
Nature uniforme. Mais si l’on nous demande à quoi peut servir
l’Histoire de la Nature monstrueuse, nous répondrons, à passer
des prodiges de ses écarts aux merveilles de l’Art ; à l’égarer
encore ou à la remettre dans son chemin ; & surtout à corriger la
témérité des Propositions générales, ut axiomatum corrigatur
iniquitas 12.
Ainsi s’exprime le philosophe en 1750 dans le Prospectus de
l’Encyclopédie, alors qu’il déploie programmatiquement le tableau
général du projet dont il partage avec d’Alembert la prestigieuse
et lourde responsabilité. Par « Histoire de la nature mons-
trueuse », il ne faut pas entendre ici un inventaire des aberrations
de la nature qui ressortirait davantage aux mirabilia de la tradi-
tion médiévale ou renaissante qu’à la science des Lumières, bien
qu’elle s’y compromette, en quelques occasions, en un retour du
refoulé magique. Il s’agit pour Diderot d’étudier des phénomènes
dont la rareté fait obligation d’un retour sur la loi, la norme,
l’usage. Dans cette logique herméneutique où l’hapax fait sens,
logique qui est aussi posture morale, l’aveugle et le sourd sont des
monstres, au même titre que des phénomènes plus spectaculaires
dont les Académies royales de Berlin, de Londres ou de Paris fe-
ront encore leur pâture pendant tout le siècle. S’annonce ainsi le
parcours d’un philosophe qui, des Bijoux indiscrets au Rêve de
THIERRY BELLEGUIC 19
13. Michel Serres, Hermès IV. La distribution, Paris, Minuit, coll. « Critique »,
1977, p. 9.
14. Denis Diderot, Les bijoux indiscrets (DPV, t. III, p. 197).
15. « Les astronomes [écrit encore Michel Serres] peuvent et savent calculer, à la
seconde près, l’instant d’une éclipse. Ils ne savent ni peuvent prévoir s’ils
pourront la voir. À cet instant-là, un nuage, peut-être, s’interposera entre le
phénomène et l’observateur. Ce nuage est, à nouveau, la circonstance.
Heureuse ou malheureuse, elle accomplit, imprévue, l’instant prévu » (Michel
Serres, Hermès IV, ouvr. cité, p. 228).
Tangence 73 23/09/04 11:47 Page 20
20 TANGENCE
16. Que l’ordre du savoir soit mortifère, qui impose sa Loi tyrannique sur les
choses et les êtres, c’est ce que nous rappellera Le supplément au voyage de
Bougainville, où l’Occident conquérant impose son ordre, semant la mort
dans sa fureur prosélyte : « Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre »,
dira l’un des interlocuteurs du dialogue. « Ordonner, c’est toujours se rendre
le maître des autres en les gênant » (DPV, t. XII, p. 639).
17. Pour une plus ample analyse de cette question, on pourra consulter notre arti-
cle « Les bijoux indiscrets ou la tentation du savoir », dans Élisabeth Décultot
et Mark Ledbury (sous la dir. de), Théories et débats esthétiques au dix-
huitième siècle, Paris, Champion, 2001, p. 83-108 ; on lira également avec
profit l’article de Sylvain Auroux, « Diderot encyclopédiste : le langage, le
savoir et l’être du monde », Stanford French Review, Saratoga (Calif., É.-U.),
vol. VIII, 1984, p. 175-188.
Tangence 73 23/09/04 11:47 Page 21
THIERRY BELLEGUIC 21
22 TANGENCE
THIERRY BELLEGUIC 23
24 TANGENCE
22. Bernard (le Bouyer) de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, Paris,
Didier, 1966, p. 20.
23. Voir DPV, t. II, p. 132.
Tangence 73 23/09/04 11:47 Page 25
THIERRY BELLEGUIC 25
24. Dans La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Paris, Minuit, 1977,
p. 108, Michel Serres résume l’indifférence de l’orthodoxie scientifique des
XVIIe et XVIIIe siècles pour les météores en ces termes : « Dès que la physique
moderne se forme, par figures et mouvements, par expérimentations quanti-
tatives et dominées en sous-ensembles clos, elle délaisse à des spécialités
méprisées, à des métiers mineurs, des phénomènes qui résistent à son abstrac-
tion. Éclairs, pluies et nuages, sont incompréhensibles par elles, donc ils n’ex-
istent pas pour elle, c’est l’affaire du paysan ou du marin, de l’agronome, du
géographe, de l’océanographe. »
Tangence 73 23/09/04 11:47 Page 26
26 TANGENCE
dans Les bijoux indiscrets, puisqu’aussi bien c’est malgré lui et faute
de pouvoir faire autrement que Mangogul « dépose les armes »,
l’exemple « météorologique » de La promenade Vernet du Salon de
1767 signale une nette modification thétique du topos météo-
rologique chez Diderot. Le récit est connu : Diderot-narrateur,
fuyant le bruit d’une compagnie nombreuse et agitée, part en
promenade accompagné d’un abbé instituteur et de ses deux
élèves. Nos randonneurs contempleront — et traverseront — une
série de sites, dont le lecteur apprendra plus tard qu’ils sont autant
de toiles du peintre Vernet rendus au mouvement de l’empirie par
le talent du critique d’art. Dans ce monde lucrécien du clinamen, la
promenade ne sera pas sans surprise. Il n’est pas indifférent que le
compagnon de promenade du narrateur, défenseur de la « Belle
nature », soit convaincu que la parfaite horloge du monde ne pour-
rait être, qu’un suprême horloger ne l’eût conçue. Derrière l’inven-
tion diderotienne se profile la démonstration. Nul, en effet, n’ac-
compagne impunément le philosophe en promenade, et il semble
bien que la quadruple autorité de l’abbé cicerone (sur les âmes, les
enfants, le narrateur-promeneur et le territoire) ne le destine que
davantage au renversement de rôle qui ne saurait manquer d’inter-
venir. Récalcitrant au matérialisme de Diderot et à son esthétique,
l’abbé ne va pas tarder à faire à ses dépens l’expérience de l’indif-
férence aveugle d’une nature tourbillonnaire. Ironie du « hasard »,
c’est en effet par l’œil, organe par lequel il a commis le « péché »
d’inobservance, qu’il sera puni : « J’en étais là [déclare le Diderot-
persona], lorsqu’un vent d’ouest balayant la campagne nous
enveloppa d’un épais tourbillon de poussière. L’abbé en demeura
quelque temps aveuglé […] » (DPV, t. XVI, p. 180-181). Force de
destruction, qui blesse l’abbé, le tourbillon est aussi force de créa-
tion, inclinaison, écart créateur. Si l’abbé fait contre son gré l’ex-
périence tourbillonnaire, s’il paie de sa personne, ce coût, néan-
moins, le transforme. Toute La promenade Vernet peut ainsi être
lue comme une initiation de l’abbé-géomètre, défenseur de la
« Belle nature », tant à la physique turbulente des fluides qu’à une
esthétique du pathos 25.
Dès lors, « l’œil malade couvert d’un mouchoir » (DPV, t. XVI,
p. 186), comme si l’irruption du pathos ouvrait le champ d’un
savoir « anthropologique » qui ne saurait advenir sans tache aveugle,
25. Sur ce sujet, nous renvoyons à notre article « L’œil et le tourbillon : épisté-
mologie et poétique du pathos dans La promenade Vernet », Dix-huitième
siècle, Paris, vol. 32, 2000, p. 453-470.
Tangence 73 23/09/04 11:47 Page 27
THIERRY BELLEGUIC 27
L’athanor de la fiction
— Rentrons-nous ?
— C’est de bonne heure.
— Voyez-vous ces nuées ?
Tangence 73 23/09/04 11:47 Page 28
28 TANGENCE
THIERRY BELLEGUIC 29
26. « Mais apprenez-moi pourquoi vous ne m’aimez plus, lui demande Mlle de la
Chaux. — Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que j’ai commencé sans savoir
pourquoi, que j’ai cessé sans savoir pourquoi, et que je sens qu’il est impossi-
ble que cette passion revienne » (DPV, t. XII, p. 537).
27. Dans l’article « Fortuit » de l’Encyclopédie, Diderot décrit le terme comme suit :
« Nous disons d’un événement qu’il est fortuit, lorsque la cause nous en est
inconnue ; que sa liaison avec ceux qui le précèdent, l’accompagnent ou le
Tangence 73 23/09/04 11:47 Page 30
30 TANGENCE
THIERRY BELLEGUIC 31
32 TANGENCE
THIERRY BELLEGUIC 33
34 TANGENCE
34. Dire cela ne présume en rien des zones d’ombre qui par ailleurs apparaissent
dans le débat entre les deux protagonistes, ce qui fait dire au « météorolo-
giste », s’agissant de Desroches, juste avant que ne soit confirmée sa prévision,
à la fin du texte : « Cela n’est pas trop clair, mais cela s’éclaircira peut-être une
autre fois » (DPV, t. XII, p. 575). Le brouillard inaugural s’est dissipé. Celui-ci,
littéral et figuré tout à la fois, n’en persiste pas moins.
35. Orou le Tahitien répondant au jugement de l’aumônier sur l’institution sacrée
du mariage dans le Supplément poursuit la même réflexion : « […] rien en
effet te paraît-il plus insensé qu’un précepte qui proscrit le changement qui est
en nous, qui commande une constance qui n’y peut être, et qui viole la nature
et la liberté du mâle et de la femelle en les enchaînant pour jamais l’un à
l’autre ; qu’une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un
même individu ; qu’un serment d’immutabilité de deux êtres de chair, à la face
d’un ciel qui n’est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine,
au bas d’une roche qui tombe en poudre, au pied d’un arbre qui se gerce, sur
une pierre qui s’ébranle ? » (DPV, t. XII, p. 605) ; nous soulignons.
Tangence 73 23/09/04 11:47 Page 35
THIERRY BELLEGUIC 35
36. L’hypothèse est de Michel Serres, qui l’énonce en ces termes : « J’ai dit que le
roman classique avait la même histoire que la physique de cet âge. Qu’ils
commencent à peu près ensemble, qu’ils meurent, en gros, en même temps.
Deux séries parallèles que je pense isomorphes. Sans subordination, bien sûr.
Le roman classique est déterministe, déterminé. Système à hiérarchie. Récit
fermé. Que signifie fermé ? Homogène, évaluable en tous points, réglé locale-
ment comme il l’est globalement, muni d’un bord, d’une limite, définis
partout de la même façon. Oui, quantifiable. On peut toujours en écrire la loi,
et de plus, en un lieu donné, la loi y est toujours écrite » (Jouvences. Sur Jules
Verne, Paris, Minuit, 1974, p. 241).
Tangence 73 23/09/04 11:47 Page 36
36 TANGENCE
THIERRY BELLEGUIC 37