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ECONOMIES SOUTERRAINES, RECOMPOSITIONS SOCIALES ET


DYNAMIQUES DES « MARGES » DANS UNE VILLE MOYENNE
FRANÇAISE

RÉSUMÉ : La désignation d’étranger devient de plus en plus usuelle à Perpignan, ville


moyenne frontalière : c’est à dire les Arabes, étrangers de « l’extérieur », les Gitans, étran-
gers de l’« intérieur », les sans logis, les routards, les néo-ruraux pauvres, et enfin ceux pro-
duits de plus en plus massivement comme étrangers aux destinées que la République prétend
encore réserver à ses enfants, les jeunes « à la rue », sans formation ni espoir. Et voici que
dans ce Perpignan de la régression en spirale, des records nationaux du chômage, des mala-
dies infectieuses, du RMI, ces personnes se regroupent autour d’initiatives qui échappent aux
responsables politiques locaux. Les différences qui les séparaient, surtout les différences eth-
niques, sont alors effacées. Les psychotropes sont omniprésents dans ces mobilisations et
masquent le caractère innovateur des nouvelles proximités sociales ainsi manifestées.

Une longue recherche, sur les initiatives de migrants à partir de Marseille et de sa


région1, m’a permis de mettre en évidence l’éthique sociale inhérente aux échanges
supportés par les économies souterraines de produits d’usage licite (voitures, pièces
de rechange, matériels électroniques divers, habillement, nourriture, etc.) dans leur
mouvement de mondialisation (Tarrius A., 1992, 1995, 1997). Pour le dire rapide-
ment : ces économies, longtemps limitées à un tête à tête franco-algérien, à
l’organisation d’un mode substitutif d’approvisionnement de l’Algérie en diverses
fournitures contingentées par les régimes en place, se sont brusquement déployées
dans les années 1987-1990 dans l’ensemble du Bassin Méditerranéen (Peraldi M.,
Perrin E., 1996), dans les nations de l’Europe de l’Est, vers l’Afrique sub-
saharienne, et se sont connectées aux réseaux américains, à partir de Miami.
L’éthique qui permet de donner sa parole, puisqu’aucun échange n’est garanti par un
contrat écrit, s’est singulièrement complexifiée : il s’agissait désormais de « passer
contrat » entre Algériens, Marocains, Tunisiens, Libanais, Turcs, Italiens, Polonais,
Sénégalais ; nécessairement civilisatrice, puisqu’elle implique de nouveaux échan-
ges avec de nouveaux « Autres », d’incessants dépassements des différences pour

1. Menée de 1984 à 1995 en trois phases : 1984- 1986, la maturité du dispositif commercial algérien ;
1989-1991, la régression algérienne sous l’influence du FIS et l’initiative des commerçants Tuni-
siens ; 1993-1995, l’influence des migrants post-fordistes marocains et la mondialisation du dispo-
sitif commercial marseillais.

Sociétés Contemporaines (1999) n° 36 (p. 19-32)

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faire parole, morale intermédiaire et unique, cette forme d’échange a produit des ré-
seaux particulièrement contrôlés, très « visibles et lisibles » dès lors que l’on parti-
cipe aux mobilisations, aux circulations qui déploient de façon souterraine
d’immenses richesses 2. Le commerçant de Marseille qui vend à une « fourmi » ma-
rocaine un chargement de produits électroniques illégalement importés d’Extrême-
Orient via l’Italie sait approximativement où sera livrée la marchandise une fois pas-
sées les frontières espagnoles, et qui l’utilisera. Pour le chercheur, l’accès aux ré-
seaux est simple : une introduction, un comparse que l’on trouve toujours avec quel-
que patience, et les accompagnements sont possibles. Tout, là, est affaire de proxi-
mité, et interposer quelque outil objectivant, magnétophone, questionnaire, prise de
vue, entre l’autre qui accueille et soi-même, est peu adapté à l’accomplissement du
travail du sociologue ou de l’anthropologue. Nous n’avons pas comme interlocu-
teurs des sédentaires avec qui entamer une relation longue de confiance, mais des
nomades, des passants que l’on effleure un instant, dont dépend l’invitation immé-
diate. Dès lors que l’accompagnement est possible, tout devient rapidement clair,
lisible : étapes, circuits, destinations d’un voyage singulier s’articulent sur les in-
nombrables voyages des autres fourmis, livrent la compréhension des usages, de la
socialisation, des espaces des circulations, des réseaux.
En 1993 je fis l’hypothèse que ces échanges de produits d’usage licite étaient de
nature (formes des réseaux, modalités du contrôle social, types de transaction) si dif-
férente de ceux de produits d’usage illicite (psychotropes plus particulièrement) que
l’on se trouvait devant deux types d’échanges économiques et sociaux antagoniques,
contrairement aux amalgames du sens commun et des exploitations idéologiques
médiatiquement entretenues à l’encontre des étrangers à partir de la confusion entre
les deux formes. J’entrepris alors une recherche sur un « segment » des espaces de
circulations que j’avais identifiés lors de mes premières investigations ; je le choisis
en fonction d’informations émanant de divers services d’État français et espagnols
qui désignaient la zone frontalière entre Barcelone et Perpignan comme axe de cir-
culation des psychotropes, mais aussi en fonction des informations locales donnant
Perpignan comme « laboratoire social » remarquable : les toxicomanies d’héroïne
chez les Gitans catalans, qui résident en sédentaires de part et d’autre de cette fron-
tière, étaient signalées à hauteur de 25 % environ des hommes de 25 à 45 ans, et des
formations communautaires de Marocains étaient désignées comme très actives dans
les économies souterraines de biens de consommation licite mais aussi de cannabis.
Enfin, Perpignan, ville moyenne, est un exemple de ces situations de basculement
hors des voies de notre entendement démocratique, hors des desseins de nos stabili-
tés républicaines : les indicateurs sociaux et économiques, tous excessivement alar-
mants, signalent une ville en rupture des destins collectifs urbains français. Les jeu-
nes en déshérence, de plus en plus nombreux (38 % des 16- 25 ans sans emplois ni
perspectives professionnelles), l’afflux de la pauvreté des autres villes ou régions,

2. Outre des travaux de Peraldi M. et Tarrius A., cités en bibliographie, on lira les articles de Ma
Mung E., Battegay A., Raulin A., Guillon M., Bredeloup S., de Tapia S., publiés dans la Revue Eu-
ropéenne des Migrations Internationales pour les recherches sur les initiatives économiques de
l’étranger. De jeunes chercheurs, souvent fédérés par les laboratoires Umr-Cnrs Migrinter de Poi-
tiers et Esa-Cnrs Cirejed de Toulouse, tels Gauthier C., Santelli E., Missaoui L., Mazzella S., Ben-
bouzid A.,..., développent de plus en plus explicitement une sociologie de l’étranger à distance
d’une sociologie de l’insertion.

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provoquent là l’apparition d’un milieu nouveau fédérant et densifiant différentes po-


pulations désignées comme « à la marge », créant un vaste espace, en expansion,
d’une centralité de la pauvreté, et d’originales réponses des autorités urbaines (As-
sier-Andrieu L., 1997).
Ma démarche avait donc pour but la connaissance des populations en marge, Gi-
tans, Marocains, jeunes sans emploi, et des échanges dont ils vivent, de produits lici-
tes chez les uns, illicites chez d’autres, ou encore du travail « au noir », mais procu-
rant à tous des revenus, créant des interactions et suscitant des interdépendances
(Agora, 1997 ; Lae J-F., Murard N., 1985) : ma curiosité visait à comprendre quels
effets sur la « mentalité urbaine », quelles sociabilités inusuelles, pouvaient être gé-
nérés par de telles évolutions. Pour conduire cette enquête de trois années, j’ai effec-
tué des dénombrements, des observations ‘à distance’, mais aussi des immersions
parmi ces populations à Perpignan et à Barcelone, et des accompagnements entre
Marseille et Marrakech. Comprendre ce que produisent ici, à Perpignan, ces popula-
tions, nécessitait de tels déplacements (Gauthier C., 1995) : aujourd’hui nos villes
sont travaillées par des centralités originales, peu redevables de l’histoire locale,
produites par les échanges en réseaux de populations qualifiées d’étrangères. Ces
initiatives de la pauvreté remodèlent les liens de distance par la force des réseaux
qu’elles génèrent. L’espace des réseaux n’est pas une abstraction commode, dans ces
cas, mais se comporte comme un territoire (Offner J.-M., Pumain D., 1996) investi
des marquages de la mémoire collective, des préséances habituelles aux sédentaires,
mais ici illisibles pour eux. Le chercheur est donc tenu de mimétiser son objet. De
telles démarches, qui ambitionnent de saisir au plus près les formes singulières des
rapports sociaux, ne peuvent se satisfaire d’une sorte d’unicité méthodologique, qui
tend à se substituer au moindre usage de présupposés théoriques : entretiens, obser-
vations, dénombrements, immersions contribuent à la construction du cheminement
de recherche, rendant inadaptée et anachronique la soi-disant opposition entre ap-
proches « qualitatives » et « quantitatives »3 (Tripier P., 1998, Schwartz O., 1995).
Deux problèmes se sont particulièrement posés à moi, durant ces terrains. Ils sont
liés à cette construction d’un cheminement de recherche qui va de dévoilement en
dévoilement : rien n’est véritablement masqué à la compréhension dans ces échan-
ges autour des psychotropes, mais il faut sans cesse entretenir une tension afin de
voir ce que les normes cachent, dissimulent, amnésient, invisibilisent, par exclusion
ou condamnation éthique, de dépasser ces contraintes de la mise à distance usuelle.
J’ai ressenti parfois avec douleur cette nécessité, dès lors que l’on quitte les cons-
tructions de sens de l’officialité (le désignable et cernable pour la patiente descrip-
tion ethnographique, l’interrogeable par l’entretien, etc.), de produire de nouveaux et
incessants actes de volonté pour entrer dans cet univers des sens cachés parce que
trop préconstruits. Le furtif, le discret, l’instant qui exige un regard sans insistance,

3. Passer et repasser les frontières entre « officialité » et « subterranéité » implique par contre une
claire détermination du chercheur : l’individu sans pouvoirs ni statut sociaux peut exprimer plus
que celui chargé « de dire » la parole – pensée d’État... vieille problématique de la première Ecole
de Chicago. D’autre part si la construction d’un cheminement de recherche vers l’identification de
formes sociales nouvelles implique que l’on soit peu fidèle aux orthodoxies théoriques, la démarche
empirique ne peut se déployer de façon débridée : l’identification de processus a particulièrement
guidé nos démarches, comme la production de néologismes négociés entre notions et concepts
« classiques ».

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deviennent opportunités, portes d’entrée. Dès lors comment produire des stratégies
d’immersion sans être emporté par les situations auxquelles on s’expose ? Lorsque,
à Barcelone, je traversai une place dans le Bario Chino en compagnie d’une jeune
dealer toxicomane gitan et que brusquement celui-ci me propulsa littéralement dans
les bras d’un trafiquant de rue sénégalais qui m’administra un long baiser – transfert
de quelques grammes d’héroïne d’une bouche à l’autre, qui étais-je ? sociologue,
anthropologue, trafiquant ? Le fait est que je tremblais, à l’idée de la voiture de po-
lice à quelques mètres, mais aussi devant mon impuissance à inclure cette situation
dans un projet raisonné. C’était une limite que j’atteignis alors et je ne savais si j’en
reviendrais, si toute ma curiosité de sociologue n’allait pas s’épuiser là. Pourtant cet
instant me permit ensuite d’aller très loin dans la connaissance de réseaux : il en-
chaîna une série d’opportunités, me propulsa dans des proximités nouvelles tramées
rapidement en milieu nouveau. Le deuxième problème résidait, au fur et à mesure de
ces explorations, dans la nécessité de dire, restituer, écrire : de ces lieux placés hors
de portée des désignations usuelles, on risque à tout moment de ramener de la dé-
nonciation, du stigmate, et de se « tranquilliser », pour le dire trivialement, en ré-
instituant une frontière encore plus étanche entre nos lieux et positions dans
l’officialité et les mondes, les situations expérimentés au-delà ou en deçà. Par contre
ces tensions ne se sont jamais présentées dans mes terrains concernant les économies
souterraines transfrontalières de produits d’usage licite.

MAROCAINS, DE MARSEILLE A MARRAKECH – ECONOMIE SOUTERRAINE ET


NAISSANCE D’UNE COMMUNAUTE
LE DISPOSITIF COMMERCIAL ET SES RESEAUX

Dans les réseaux de l’économie souterraine des produits d’usage licite, les
échanges, qui se nourrissent des écarts de richesse entre nations, court-circuitent les
normes, les règlements, les contrôles et toute la rationalité de nos hiérarchies inter-
nationales de la richesse. Ils dépendent pourtant de nos hiérarchies des richesses en-
tre États, mais se développent tellement en complément qu’ils suggèrent d’autres
formes économiques. Rendus possibles par le respect de la parole donnée, ils se dé-
ploient sans formalités administratives et sans écrits (Lantz P., 1977, de Radkowski
H., 1991) ; tels des mondes de l’oralité, temporalités, rythmes, séquences et flux or-
ganisent les contournements et les traversées de tous les dispositifs de frontière que
les États ont réifié en autant d’espaces administratifs, politiques ou techniques bor-
dés de frontières. Ils relient des villes de plus en plus éloignées, sans que s’atténuent
les liens sociaux et les modes de reconnaissance de ceux qui les entreprennent : œu-
vre de fluidité, ces initiatives ouvrent des brèches dans les hiérarchies internationales
des riches, dans l’ordre des échanges, dans lesquelles se ruent, de plus en plus nom-
breux 4, ces « petits migrants d’ici », afin d’être « notables là-bas » (Missaoui L.,
1996, Tarrius A., 1996, Ma Mung E., 1996, Charbit Y., Hily M.-A., Poinard M.,
1997).

4. Pour les seuls Marocains, de la phase migratoire « post-fordiste » à partir de la fin des années 80,
les passages de camionnettes chargées de produits à livrer au Maghreb ont cru de 4 000 en 1991 à
17 000 en 1993 et 42 000 en 1996 pour le seul poste frontière du Perthus.

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Parmi les populations maghrébines concernées, il faut distinguer d’abord les plus
pauvres, qui donnent couleur au quartier et qui s’impliquent dans les activités des
commerçants par des accompagnements de clients ou de marchandises. On repère
ensuite un petit nombre de familles commerçantes (les épiciers arabes) en voie
d’intégration dans la classe moyenne française : il ne s’agit pas véritablement
d’entrepreneurs des économies souterraines, mais elles assurent, par leur situation
mixte de destinataires de biens localement prélevés hors TVA (légumes, fruits,
viandes ovines) par des réseaux locaux et régionaux, la cohésion, l’articulation des
étages territoriaux entre les grands itinéraires internationaux et les espaces locaux
(Peraldi M., Tarrius A., 1995). Puis les entrepreneurs commerciaux qui, eux, gèrent
les flux d’hommes et de marchandises à longue distance : à Perpignan, étape entre
Marseille et le Maghreb, ils sont une vingtaine à organiser une population de milliers
de « fourmis » qui, au volant de leurs chargements de camionnettes, assurent les
transports vers l’Algérie ou le Maroc. À Marseille il y a enfin les clients qui font es-
cale, immigrés résidant en Europe ou habitant le Maghreb, autres « fourmis » qui
achètent et emportent les marchandises dans leurs bagages : de 400 000 à 700 000
chaque année de passage dans le centre historique, le quartier Belsunce jusqu’en
1992, puis aujourd’hui dans un quartier proche de la Porte d’Aix, transitent entre le
Maghreb et l’Europe, créant un chiffre d’affaire de l’ordre de 3 à 5 milliards de
francs français.
Pour caractériser les modes de vie de ces populations circulantes, on peut distin-
guer trois types de rapports aux sociétés d’origine et à celles d’accueil : diaspora,
nomadisme et errance. Le diasporique, tout en restant fidèle aux liens nombreux
dans de vastes territoires créés dans ses antécédents migratoires, se place en posture
d’intégration dans la société qui l’accueille, autant par les complémentarités mor-
phologiques (Medam, A., 1993), notamment en matière de travail, qu’il y développe
que par son entrée rapide dans les rôles liés à la citoyenneté. Le nomade se caracté-
rise par la fidélité à un lieu d’origine, souvent microscopique, l’absence de complé-
mentarité économique par rapport aux populations autochtones, mais une forte com-
plémentarité par rapport au lieu d’origine, et la mise à distance des perspectives
d’intégration. Son génie réside dans le savoir circuler et le savoir faire circuler en
ignorant ou en contournant tout ce qui fait frontière. Quant à l’errance, elle est cou-
pure avec la société d’origine et distance avec la société d’accueil : elle peut être
temps de préparation et d’apprentissage du savoir circuler. C’est dans cet état que se
trouvent bon nombre de personnes en situation irrégulière. Dès lors elles sont à la
merci des ‘nomades’ pour des phases de prise de risque important, aussi bien dans
les économies de produits d’usage licite que dans celles d’usage illicite. Les modes
de vie correspondant à ces trois situations sont à forte distance des économies et des
normes de l’officialité. Ils s’inscrivent dans des logiques et des stratégies de spatiali-
sation différentes de celles des aménageurs, des élus et de tous les décideurs offi-
ciels, pour lesquels ils sont illisibles : le rapport entre sédentarité et mobilité est en
effet en ce qui les concerne à ce point différent de celui des autochtones et de leur
quasi exclusive référence à la sédentarité pour faire œuvre de légitimité territoriale,
qu’ils apparaissent hors de portée des œuvres de stabilité caractéristiques de nos ra-
tionalités étatiques. En particulier, aux centralités historiques, économiques et politi-
ques locales se superposent des centralités différentes, dans l’espace des mêmes vil-
les, définies par les réseaux dans les vastes territoires circulatoires des échanges

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évoqués : l’espace des réseaux fait bien plus sens que celui des lieux de sédentarité
dans la mise en œuvre des divers échanges propres aux rapports de quotidienneté
comme à la construction des devenirs collectifs.

UNE CENTRALITE MAROCAINE A PERPIGNAN

À Perpignan, les populations marocaines se regroupent en partie dans un quartier


central dégradé, Saint Jacques, où sont implantées 7 boutiques organisatrices de
l’étape perpignanaise des réseaux de l’économie souterraine des produits d’usage
licite. Le chiffre d’affaires d’environ 6, 5 millions de francs français réalisé par cha-
que boutique, située dans le quartier de plus grande pauvreté de Perpignan, ne lèse
pas les commerçants locaux, car les clientèles des uns ne fréquentent pas les établis-
sements des autres où ils ne peuvent satisfaire leurs goûts et leurs besoins.
Une autre présence collective marocaine est située dans un quartier HLM de la
périphérie, avec l’apparition d’un mode de vie communautaire redevable de la situa-
tion migratoire, et source d’une éthique de la « visibilité sociale » favorable à
l’intégration dans les territoires circulatoires des échanges de produits d’usage li-
cite : le rattachement aux usages de la société d’origine est en effet entretenu non
seulement dans les mobilités pour les échanges économiques, dans celles pour les
mariages, pour les fêtes religieuses, mais encore dans les normes d’échanges locaux,
de voisinage. C’est là que se recrutent les passeurs et les « fourmis ».
À l’occasion d’une série d’aller-retours entre Perpignan et le Maroc où
j’accompagnais des passeurs, je pus observer qu’à Perpignan le contrôle visant à te-
nir les échanges à l’écart du trafic de drogue est moins efficace que celui instauré
dans le lieu de centralité commerciale de Marseille. Malgré les interdictions « de
toucher à la drogue et aux armes », les passeurs ramènent un peu de cannabis qu’ils
revendent à Barcelone, ou dans toute autre ville de l’itinéraire espagnol. Les jeunes
en particulier, qui accompagnent leurs aînés, considèrent qu’il s’agit de leur « argent
de poche » : « Tu comprends notre petit paquet d’herbe, c’est un passeport pour la
liberté et la tranquillité, pour se faire à Barcelone, en remontant, puis à Perpignan,
quand on arrive, plein de copains en donnant quelques grammes par-ci et par-là,
pour trouver un boulot, des cafés cools où on fume entre nous, comme des jeunes ».
Ces transits leur confèrent une grande influence sur les jeunes perpignanais, surtout
parmi les jeunes chômeurs de plus en plus nombreux dans les rues du centre-ville, et
parmi leurs voisins gitans.

GITANS, DE PERPIGNAN A BARCELONE – LE DIFFICILE CHEMINEMENT VERS


DE NOUVELLES FORMES COMMUNAUTAIRES

Les Gitans catalans sont, depuis le XIVe siècle, « les étrangers de l’intérieur ».
Manipulés par les élus locaux, depuis la perte de leurs métiers traditionnels et donc
de leur autonomie économique, dans les années 1950-1960, ils forment une main
d’oeuvre prête à tout pour leurs besoins électoraux. Ainsi sont apparus des
« médiateurs gitans », accrédités par les élus municipaux, mais utilisant cette protec-
tion pour toutes sortes de compromissions. Depuis le début des années 1980, la dro-
gue est devenue d’usage courant, chez les jeunes d’abord, puis dans l’ensemble de la
population masculine. Il en est résulté un taux élevé de contamination par le VIH et

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surtout une rumeur évaluant jusqu’à 80 % la proportion de gitans porteurs. Il y a en-


viron 5 000 Gitans sur une population de 110 000 habitants à Perpignan et 200 000
dans l’agglomération, mais il n’existe aucun recensement qui permette de les isoler
chez les porteurs de VIH. Une enquête menée auprès de 96 familles nous a permis
d’estimer la proportion réelle autour de 0,8 % de la population totale : proportion
importante bien sûr, mais très loin de celle colportée par la rumeur stigmatisante.
Mais de cette rumeur et de cette réalité résulte un système complexe de relations
avec la municipalité et les services sociaux, mélange de préjugés, d’assistance, de
clientélisme. Les hommes gitans catalans consomment la drogue, héroïne et cocaïne,
qui arrive de Barcelone par des réseaux sénégalais, marocains et gitans andalous 5.
Ils entrent dans ces trafics comme comparses locaux d’économies de survie et en
masquent la nature et la réalité : la stigmatisation de ces « étrangers de l’intérieur »
(Missaoui L., 1997) est particulièrement construite autour de l’exclusivité gitane
dans les trafics transfrontaliers de proximité d’héroïne et de cocaïne ; l’obnubilation
sur ces économies familiales de survie masque évidemment la réalité des réseaux et
filières qui traversent avec une toute autre dimension cette ville à l’initiative d’autres
populations. La consommation intense d’héroïne fut très précoce chez les Gitans de
Perpignan, sans toutefois s’étendre au-delà des populations proches, toujours pau-
vres et considérées comme ‘marginales’. 1979, 1980 sont les années d’apparition
des premiers trafics, par « contamination », pourrait-on dire, par les milieux bour-
geois post-franquistes de Barcelone. L’Espagne vivait alors sa construction de jeune
démocratie dans une certaine allégresse ; les milieux contre-culturels qui expri-
maient au plus haut point les exigences d’alternatives aux constructions sociales
franquistes passèrent massivement à la consommation de cocaïne et d’héroïne. Les
Gitans jouèrent à l’époque en Catalogne le rôle d’associés emblématiques : ils furent
présentés comme ceux qui avaient toujours su résister au tarissement culturel fas-
ciste, comme des compagnons de route naturels dans cette recherche d’alternatives.
Nombre de liaisons entre jeunes Gitans et filles de la bourgeoisie barcelonaise
s’exposèrent alors comme transgressions aux cloisonnements anciens. La consom-
mation faisait partie de la transgression. Des jeunes Gitans de Perpignan, dont les
familles n’avaient jamais rompu les liens qui les unissaient à leurs parents de Barce-
lone, participèrent à ce mouvement. Alors même que, dans les communautés gitanes
catalanes, les femmes contestaient comme jamais auparavant la nature machiste des
rapports (Études Tsiganes, 1997), les milieux contre-culturels de la bourgeoisie bar-
celonaise offrirent des opportunités d’alliances entre Gitans et bourgeois catalans
particulièrement valorisants. Les femmes gitanes furent donc exclues de ces nouvel-
les alliances et l’interdiction de toucher à la drogue leur fut signifiée avec une vio-
lence à la hauteur des interdits machistes sur l’expression de leur sexualité.
« On était des rois ; on allait dans les plus beaux appartements de Barcelone
avec des femmes que toi tu vois sur des couvertures de journaux. On partait à

5. Les Gitans andalous partagent les mêmes références coutumières que les Gitans catalans, mais ils
parlent le castillan et connaissent toujours des pratiques de mobilité spatiale proches des diverses
formes nomades caractéristiques du monde tsigane. À Barcelone, les rapports entre Catalans non
Gitans et migrants de l’intérieur Andalous se sont traduits grosso modo par une localisation en pé-
riphérie urbaine des seconds : les rapports entre Gitans catalans et Gitans andalous accentuent en-
core ces caractéristiques et débouchent souvent sur des conflits ouverts entre les uns et les autres. À
Perpignan les rejets entre les deux communautés sont importants.

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Barcelone pour une semaine. Le premier soir tu étais sûr d’en trouver autant
que tu voulais. Elles nous montraient partout comme des toreros. Des habits,
du fric, et la piqûre, la came, pas besoin d’aller au port... Je voyais même pas
où elles faisaient le plein... Tu imagines, on quittait les Gitanes de Perpignan
qui couraient encore avec les pieds nus dans St Jacques et on trouvait ces rei-
nes... On leur disait qu’on voyait des reines et elles lisaient les journaux, les
images et surtout la télé... Elles ont voulu faire pareil, et les Arabes ont com-
mencé à nous les rafler, d’accord avec les vieilles, qui nous les enlevaient, si
on les approchait, en nous traitant d’impuissants et de drogués, de fainéants ».
Le taux de chômage des hommes de 20 à 55 ans est de 73 % et aujourd’hui leur
avenir ne présente d’espoir qu’à partir de l’action déterminée des femmes pour un
changement. Un mouvement lent, dissimulé, mais certain d’émancipation s’affirme
depuis deux décennies. C’est ainsi que les femmes, séparées en nombre plus impor-
tant année après année de leurs époux gitans qui se droguent ou les battent,
s’installent seules ou avec des non-gitans, en dehors des territoires communautaires.
C’est ainsi encore que les adolescentes, enfreignant les interdits coutumiers, parcou-
rent en petits groupes les lieux centraux, les espaces les plus publics de la ville, dans
les situations de plus grande mixité. Une crise en cache une autre : et l’exacerbation
des tensions autour des psychotropes n’a pas pour seule fonction de réactualiser et
amplifier la vieille dialectique de stigmatisation, de rejets de l’altérité entre Gitans et
non Gitans, mais encore de masquer le non désignable, de ne pas prononcer
l’indicible, c’est à dire la transformation de la base machiste des rapports intra-
communautaires. Dans ce contexte les unions entre femmes gitanes, déçues par un
premier et souvent bref mariage, et Maghrébins se multiplient, mais aussi les ‘fuites’
de jeunes Gitans, qui rejoignent les jeunes de toutes origines que la pauvreté associe
dans des squats et des rues du centre de Perpignan. Pour le dire rapidement, un
« sauve qui peut » se généralise à partir des jeunes Gitans : les uns, qui entrent très
tôt, treize, quatorze ans, à partir de l’usage du Subutex, dans les trajectoires de
consommateur d’héroïne, trouvent toujours quelques ressources dans les trafics de
survie économique en milieu gitan. Les autres se rapprochent des jeunes Marocains
et les accompagnent dans leurs aller-retours à travers l’Espagne, afin de négocier un
peu de cannabis et surtout des sociabilités nouvelles qui les éloignent du contexte
étroitement ethnique de la vie communautaire de leurs parents. Les psychotropes,
leurs usages ou désignations, sont omniprésents pour masquer ou afficher les trans-
formations des destins collectifs gitans. De nouveaux destins collectifs s’instituent
sous le couvert de la radicalité de la « crise » des psychotropes. La crise, en somme,
engendre sa propre résolution et la masque par son caractère paroxystique même.

JEUNES SANS EMPLOIS DANS L’ESPACE PUBLIC PERPIGNANAIS

La crise se prolongeant, les actions publiques de lutte contre le chômage appa-


raissent de moins en moins crédibles. Le discours économique rationnel perd toute
signification s’il n’ouvre aux jeunes aucune perspective d’accès à une vie adulte qui
leur assure une relative autonomie économique. Les responsables auxquels échoit le
gouvernement des Cités et des États ont perdu leur rôle fondateur et ce qu’ils disent
ou font a peu d’écho dans le déroulement quotidien de la vie des jeunes sans em-
plois. Rejetés et devenus trop nombreux pour ne pas excéder des lieux d’affectation
résidentielle de leurs familles, ils constituent, avec tous ceux qui sentent que leurs

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dures conditions de vie s’appellent pauvreté... ou misère, un nouveau milieu social


qui délimite ses propres territoires et efface les frontières nées des désignations
stigmatisantes de chaque groupe « marginal ». De telle sorte que ces désignations
différenciantes des diverses « marges » présentes à Perpignan, Gitans, jeunes Ara-
bes, jeunes chômeurs en rupture familiale, personnes sans domicile, routards,...
n’apparaissent plus ici que dans leur fonction première, protectrice de ceux qui, en-
core « au centre », ont le pouvoir de désigner-dissocier les autres qui, pensent-ils, les
menacent.

ENTRER DANS LA VIE, ENTRER DANS LA VILLE

Autrefois les jeunes quittaient Perpignan dès la fin de leur scolarité et


« montaient » chercher un emploi à Toulouse ou à Paris. Mais cela ne marche plus.
Maintenant ils restent à Perpignan où le taux de chômage des 16/20 ans, qui est en
moyenne de 34 %, atteint 63 % dans les quartiers pauvres du centre ou de la péri-
phérie. Ce même chômage atteint tous les actifs à hauteur de 21 % environ (double
du taux français) et plus de 8 % de la population (quadruple du taux français) dé-
pendent d’aides sociales (Revenu Minimum d’Insertion) dans 1’aggomération de
Perpignan.
Nous avons questionné 180 familles de milieux modestes mais de vieille implan-
tation catalane sur les itinéraires d’entrées dans la vie active des différentes généra-
tions (Grafmeyer Y., 1993). Dans la génération des grands parents, la moitié quit-
taient le département et les trois quarts celle des parents, mais ils n’étaient plus que
37 % à le faire parmi ceux ayant eu entre 19 et 28 ans en 1987, 23 % en 1990 et
16 % en 1993.
Nous avons questionné aussi des familles de souches maghrébines, et des famil-
les nucléaires françaises installées depuis peu à Perpignan : chez les Maghrébins,
74 % des jeunes sont partis en 1993, mais 85 % des jeunes femmes. Chez les Fran-
çais, seulement 11,5 % des jeunes sont partis, mais ce sont presque uniquement des
filles. En somme, le mouvement d’absorption des jeunes par les centralités nationa-
les françaises est interrompu à Perpignan, à l’exception des jeunes Maghrébins et
des jeunes femmes. Il s’agit là d’un pied de nez en direction de ceux qui affirmaient
que la famille nucléaire étroite, voire monoparentale, était un produit de la moderni-
té, adapté à la généralisation des modes de vie urbains (Bonvalet C., Merlin P.,
1988 ; Senett R., 1980). Les familles maghrébines, étendues et dispersées dans
l’espace de la nation, voire de plusieurs nations pour la plus récente migration
« post-fordiste » marocaine, permettent à leurs jeunes des circulations, des mobilisa-
tions ou prises en charge désormais fort rares pour ceux d’autres origines.

SAUVE QUI PEUT LES FILLES : PAUVRETE ET MACHISME

C’est entre 1990 et 1993 que, chez les Maghrébins, les départs féminins ont
commencé à dépasser ceux des hommes. La mobilité des uns comme des autres s’est
trouvée facilitée par la forte cohésion des branches familiales dispersées sur le terri-
toire national : les familles étendues dispersées sur le territoire national, voire euro-
péen, considérées comme archaïques, sont en réalité les plus adaptées à la situation
de crise économique contemporaine.

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ALAIN TARRIUS                  

Les femmes sont plus efficaces que les hommes dans la recherche d’un emploi
(Informations Sociales, 1997). Le « modèle de féminité » commun à tous les grou-
pes sociaux, mélange d’acharnement à faire de bonnes études, de capacité d’accom-
plir les démarches familiales très tôt à la place de leurs parents, surtout chez les jeu-
nes Maghrébines maintenues dans l’espace familial, et finalement de détermination
à trouver un emploi, s’oppose à l’attitude de la plupart des garçons qui attendent
qu’on s’occupe d’eux tout en définissant des espaces de liberté spécifiques dans
l’espace public. Sortis beaucoup plus tôt de la famille, ils demeurent au-dehors des
espaces institutionnels. La reproduction culturelle dans l’éducation des adolescents
maghrébins (filles à l’intérieur, garçons dans l’espace public) produit cet effet para-
doxal de favoriser l’insertion des jeunes femmes, leur aisance dans les rapports aux
institutions, et en somme leur liberté nouvelle.
Le rôle des garçons n’est pourtant pas à négliger : ils densifient leur présence
dans le centre de la ville et, exclus de l’économie marchande des loisirs, provoquent
une revitalisation des espaces publics, de la rue.

ROUTARDS, NEO-RURAUX SENEGALAIS, GITANS CATALANS :


LORSQUE LES MARGES SUBVERTISSENT LE CENTRE

L’aire de mobilité de ces populations dépasse très largement l’agglomération.


Elle inclut les implantations de néo-ruraux qui, dans les années 70, se sont installés
dans les collines du piémont pyrénéen. Tenus à l’écart par les populations indigènes,
ils ont gardé leurs réseaux de relations, français, allemands,... et reçoivent parents,
proches, jeunes en rupture ou non, mais aussi personnes sans logis, vagabonds, rou-
tards. Vivant chichement de leurs activités agricoles, ils descendent jusqu’à Perpi-
gnan et se retrouvent dans les squats du quartier Saint Mathieu, où ils rencontrent
des Sénégalais, des Maliens et des Marocains qui viennent de Barcelone, des Gitans
et des femmes gitanes de Perpignan, des jeunes de tous les quartiers. Les exils, les
économies souterraines, les diverses initiatives de la misère les fédèrent en un milieu
qui fait centralité bien au-delà des limites de la ville et du département. C’est ainsi
que le mouvement d’absorption des jeunes perpignanais par les centralités françaises
est non seulement éteint, comme nous l’avons signalé, mais encore inversé : Perpi-
gnan devient centralité de la pauvreté.
Le cannabis constitue le bien d’échange à la fois symbolique et matériel du quar-
tier. À l’opposé de la violence des commerces d’héroïne aux lisières de quartiers
ethniques de Perpignan, le cannabis, qui s’obtient là dans des conditions très avanta-
geuses, est le support d’échanges qui signifient la nature paisible des civilités nou-
velles, la conquête d’un espace pour soi..., marquant le quartier d’une fonction de
centralité de la pauvreté. De nombreuses soirées réunissent des jeunes dans divers
squats dans de petites maisons du centre ville où passent des dizaines d’entre eux
pour apporter un objet, une nouvelle, chercher un copain, faire un « plan » de travail
au noir, demander une adresse à Barcelone, signaler un incident, mettre en garde
contre tel ou tel un peu trop bien avec la police locale, ... Le cannabis se vend : « je
suis pauvre, tu paies, je suis riche, c’est gratuit ». Une grande civilité marque ces
échanges qui s’opposent au caractère violent des « deals » dans la rue où circule
l’héroïne.

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     ECONOMIES SOUTERRA INES, NOUVELLES PROXIMITES SOCIALES

COMMUNAUTES ET SOCIETE : LA FUSION DES HERITAGES

Au confluent entre communauté et société, soulignons l’apparition d’un milieu


social nouveau amalgamant des individus désignés à la marge, parmi lesquels des
Gitans « étrangers de l’intérieur », des Arabes et des Africains « étrangers de
l’extérieur », enfin « étrangers de partout », les jeunes laissés pour compte de la
grande paupérisation. Ce milieu, qui est celui de la quotidienneté, du savoir être là,
ensemble, et produire de l’apaisement, n’a aucune perspective de trajectoire sociale
ni de lointain avenir : il n’existe plus d’itinéraire qui permette à ces jeunes d’accéder
à ces modes de vie de « débutants » dans l’autonomisation économique, ou tout
simplement de les envisager comme possibles. Et pourtant quelles capacités de mo-
bilisation, de reconnaissance et de résolution immédiates des petits, nombreux, es-
sentiels problèmes que chacun rencontre : l’exclusion est au rendez-vous, mais cer-
tainement pas l’anomie.
L’apparition de ce nouveau milieu, dense et actif, fédérant les « marges », pro-
voque un rapprochement défensif parmi la population perpignanaise qui s’en distin-
gue : il est possible de défendre « jusqu’aux chômeurs » nous disait récemment un
responsable syndical, mais pas au-delà. Dans une ville où le Front National obtient
au moins le quart des votes, on imagine aisément quelles confrontations sont en acte,
qui dépassent le débat sur les proximités politiques entre droite et extrême-droite,
pour suggérer une opposition entre marges et centre, dont aujourd’hui personne ne
peut dire quelles formes elle prendra. Ici en effet les frontières de la désignation eth-
nique s’estompent : chacun est l’ethnique de l’autre. De nouvelles fluidités recom-
posent donc les rapports sociaux, mais exacerbent ceux qui, se désignant comme
‘légitimes’ autochtones, ne savent plus vers quel étranger se retourner. Une recher-
che que nous venons de terminer 6, et qui poursuit en quelque sorte celles ici expo-
sées, laisse apparaître l’entrée de plus en plus massive, depuis trois années, des ‘en-
fants de l’honorable société locale’, jeunes étudiants, agriculteurs, commerçants,
dans les trafics transfrontaliers d’héroïne et de cocaïne. Non consommateurs, ils at-
tendent de ces activités la possibilité de poursuite des mobilités intergénérationnelles
ascendantes. Leurs familles se caractérisent par une grande stabilité dans le lieu
(jusqu’à dix générations), et une haute cohésion (divorces quasiment inexistants) :
les gardiens des normes et valeurs locales s’aventurent dans les passages de frontiè-
res éthiques et sociales, apportant leur concours aux fluidités locales de l’ethnicité.
Les représentations politiques et économiques de notre territoire national situent
chaque ville dans un maillage hiérarchisé, du centre parisien aux plus petites unités
villageoises provinciales. Chaque élément serait interdépendant dans ce tout soli-
daire. Peut-être pouvons nous commencer à penser, à partir du cas de Perpignan, que
des villes peuvent se détacher de ce système, et non plus y occuper une dernière
place, mais bien se situer ailleurs, en tête probablement de ces lieux, villes ou ban-
lieues, qui acquièrent par-ci par-là des statuts de centralité de la pauvreté.

6. Enquêtes et recherches précédemment signalées sont exposées dans :


Tarrius A., 1997 : Fin de siècle incertaine à Perpignan. Drogues, communautés ethniques, chô-
mage des jeunes et renouveau des civilités dans une ville moyenne française. Ed. du Trabucaïre.
Perpignan. 2ème éd. 1999 (éditions en français et en catalan).

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ALAIN TARRIUS                  

Les catégories usuelles de l’analyse sociologique s’appliquent mal ici ; les no-
tions d’acteurs, d’intentionnalité, de stratégie, de trajectoire, y apparaissent peu op-
portunes, ou pour le moins insuffisantes à exprimer la complexité des négociations,
des transformations en cours : ces notions supposent un partenariat minimal avec les
institutions qui donnent sens à la référence citoyenne qui ne semble déjà plus exister.
L’écart entre nation et société s’exemplarise là (Dubet F., Martuccelli D., 1998). Un
discours sur les tendances fait défaut dans ce cas. Gitans, Maghrébins, ou de toutes
origines, ces jeunes traversent l’ensemble de la ville, se déploient dans ses rues et
sur ses places. Les analyses de R. E. Park concernant les aires naturelles comme les
« zones morales », c’est à dire conjuguant habilement les concentrations permanen-
tes et les rencontres à partir d’origines multiples (Hannerz U., 1983), ne sont pas de
mise : l’ordre des temporalités l’emporte là sur celui des emplacements, fixes ou
mobiles. Ces jeunes passent par, font route ensemble, horaire commun, mais n’insti-
tuent pas leurs présences dans des emplacements conquis durablement ou provisoi-
rement. Exit la forme réifiée des luttes urbaines, la problématique des emplacements
bien circonscrits de la ségrégation. La ville est plutôt pratiquée comme vaste champ
d’agrégations mobiles, qui débordent souvent d’elle-même. Les analyses d’Halbwachs
(1971) concernant des manifestations superposées de co-présences sur des territoires
communs ne rendent pas davantage compte de ces nouvelles formes. Quant aux
« espaces autres », hétérotopies selon Foucault (1994), s’ils signalent bien la dis-
tance entre univers de normes, le choix de la prééminence des marquages des espa-
ces sur les fluidités des temporalités ne nous permet pas de saisir des formes sociales
évanescentes dans leurs manifestations, mais significatives de profonds change-
ments par leur manifestation même. Tous les possibles sont là, dans la confrontation
proche entre ceux qui, trop pleins de certitudes, ne concèdent rien de leurs appétits
d’avoir et de pouvoir et ceux, en deçà et au-delà, qui contournent les volontarismes
et les mobilisations d’appareillages économiques, politiques et sociaux. Le dualisme
que suggère cette recherche est pourtant brisé en quelques lieux de la ville : autour
de l’usage de psychotropes, du cannabis en particulier, qui fédère parfois, en des es-
paces que Robert E. Park désignait comme « aires de mœurs », ces jeunes de la
« marge », et ceux du centre, étudiants, fils et filles de famille...
L’avenir de Perpignan, c’est-à-dire les formes mêmes du devenir démocratique
de nous tous, dans toutes les villes de France, est bien incertain en cette fin de siècle.

Alain TARRIUS
Université de Perpignan
altarrius@aol.com

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     ECONOMIES SOUTERRA INES, NOUVELLES PROXIMITES SOCIALES

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