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Littérature

La manière est le poème même


Gérard Dessons

Abstract
Manner is the poem itself.
Manner, as a critical concept sitll valued by Diderot is eliminated during the 19 th century by a Hegelian metaphysics of
aesthetics seeking an objectified subjectivity — and not signs of an individual subject, repeating itself. Yet, reconceptualised as
the mark of the unknown, understood as what of poetic utterance has not yet become language but might, manner is
dialectically what literature passes on of itself into collective reality.

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Dessons Gérard. La manière est le poème même. In: Littérature, n°100, 1995. pp. 81-91;

doi : 10.3406/litt.1995.2386

http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1995_num_100_4_2386

Document généré le 01/06/2016


Gérard Dessons, Université Paris 8

LA MANIERE EST LE POEME MEME

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langage. L'histoire de la manière, et notamment de sa disparition du


champ de l'esthétique, passe donc par Hegel, qui a radicalise la
psychologisation d'une notion que le xvme siècle, pour en avoir
reconnu le caractère subjectif, n'avait pas pour autant refermée sur le
sujet métaphysique. Diderot, par exemple, tentait de la
conceptualiser à travers la mise en discours de la peinture, maintenant la notion
ouverte comme une question, jusqu'à l'ambiguïté et la contradiction.
Il n'est d'ailleurs pas indifférent que la notion de manière soit
représentée chez Hegel par le mot manier, qui est la forme
germanisée du français manière, plutôt que de l'italien maniera, comme le

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La manière

montrent, dans V Esthétique, d'une part, l'opposition entre manière


(manier) et style (stil), qui fait écho aux questions terminologiques
traitées par le xvme siècle français, et, d'autre part, la citation du « mot
français bien connu » de Buffon : « Le style, c'est l'homme » * . Il y a là
une filiation des idées qui inscrit l'esthétique de Hegel dans une
histoire conceptuelle héritée des Philosophes.
Alors que ces termes sont devenus aujourd'hui, tant dans leur
usage courant que dans leur emploi spécialisé, des quasi-synonymes,
les théoriciens classiques ne les confondaient pas, les définissant, au
contraire, l'un par rapport à l'autre, avec des enjeux chaque fois
spécifiques. Chez Hegel, le style s'oppose à la manière selon le
modèle de l'extérieur et de l'intérieur. Le style a un statut traditionnel,
celui de la rhétorique. Il est défini par les « lois » qui transcendent les
pratiques individuelles, et qui relèvent des « modes d'exécution »
imposés par les matériaux, ou des « exigences de conception et
d'exécution, en rapport avec tel ou tel art donné » (p. 368). Cette
conception est significativement développée en contre-pied de la
définition de Buffon, que Hegel, suivant en cela une vulgate aussi
ancienne que le texte de Buffon, interprète comme « ce par quoi se
révèle la personnalité du sujet », c'est-à-dire assimile, en fait, à sa
propre définition de la manière.
La « manière subjective » (subjectiv manier) est, elle, du côté de la
psychologie individuelle. En tant que « facture particulière » (p. 366),
elle désigne « une façon de concevoir propre à un sujet donné et un
mode d'exécution tenant à son idiosyncrasie personnelle » (p. 365).
Ramenée à la dimension d'un comportement psychologique
individuel, la manière, qui « ne touche qu'aux propriétés particulières et,
par conséquent, accidentelles de l'artiste » (ibid.), constitue, dans
l'optique d'une esthétique métaphysique, un obstacle à l'originalité
(originalitàt) artistique. S'opposant à la conception commune de
l'originalité — la « mauvaise originalité » — comme « possession de
certaines singularités de conduite et de comportement propres à tel
sujet donné, mais qu'on ne trouve chez aucun autre » (p. 369), Hegel
vise, à travers sa reconceptualisation de la notion, une idéalité
artistique : ce que l'œuvre d'art « doit exprimer avant tout, c'est la
vérité et la rationalité du réel représenté » (p. 355). Dans cette
perspective, l'art « supprime l'accidentalité pure et simple du contenu
et de sa manifestation extérieure », et, en conséquence, « exige que le
peintre, de son côté, fasse taire les particularités accidentelles de sa
personnalité subjective » (p. 366). L'assimilation de la manière à
l'accidentel replace la pensée du sujet de l'art dans la dialectique
platonicienne de l'essence et de l'accident, fondement de la méta-

1. Hegel, Introduction à l'esthétique .• le beau, traduction S. Jankélévitch,


Flammarion, coll. • Champs -, 1979, p. 367. La référence est tronquée par la traduction (Hegel a
écrit : • Le style, c'est l'homme même •), et, de surcroît, erronée chez Hegel, puisque la
phrase exacte de Buffon est : • Le style est l'homme même ■ (Discours de réception à
l'Académiefrançaise, prononcé le 25 août 1753). Erreur lourde de conséquence pour la
conception classique de la subjectivation du langage, et son contre-pied moderne.

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Littérature

physique idéaliste, et des philosophies modales qui en sont issues,


comme celle de Vladimir Jankélévitch, dont le livre sur la manière
(1980) est sans doute le dernier travail d'importance sur le sujet.
Selon Hegel, avec la manière, l'artiste court le risque de la
répétition, et donc du métier, ce qui aurait pour effet de le déplacer
du plan de l'art à celui de l'artisanat. Mais, significativement, ce qui
est alors visé, ce n'est pas l'artifice, la rhétorique, le « truc », à quoi l'on
réduit généralement la manière quand on la prend en mauvaise
part 2 ; c'est au contraire l'habitude, la « répétition et fabrication
automatiques auxquelles l'artiste ne participe pas avec tout son esprit
et toute son inspiration » (p. 367). La manière est du côté du
machinal, l'art du côté de la raison. La « vraie originalité de l'artiste,
comme de l'œuvre d'art, consiste dans la rationalité du contenu vrai
en soi » (p. 373), une rationalité transcendantale qui surdétermine la
pensée du sujet de l'art, puisque dans l'activité artistique, «
l'inspiration subjective [...] s'empare d'un sujet rationnel en soi et le façonne
en obéissant uniquement à la voix de sa subjectivité artistique, tout
en se conformant aussi bien à la nature et au concept de tel ou tel art
particulier qu'au concept général de l'idéal » (p. 369).
La subjectivité « la plus authentique » de l'artiste, celle qui définit
sa « vraie liberté », ne consiste donc pas dans l'exaltation de la
manière, mais dans l'appropriation de cette « raison objective », qui
est un mode métaphysique passif, puisqu'il « consiste à laisser ce qui
est substantiel s'affirmer comme une puissance en soi » (p. 373). La
subjectivation alors se réalise par infusion transcendantale, la «
puissance en soi • devenant • la puissance propre de la pensée et du
vouloir subjectifs». La transcendance de la vérité est opposée à
l'immanence du sujet psychologique, selon un système qui place l'art
et le sujet de l'art dans l'idéalisme métaphysique. L'artiste, « au lieu de
suivre son caprice et son bon vouloir du moment », devra « incarner
son véritable moi dans l'œuvre réalisée selon la vérité. » La théorie de
l'art devient alors le champ conceptuel où l'idéal se substitue à
l'histoire.
On comprend qu'à ce titre « l'originalité se confond[e] avec la
véritable objectivité » (p. 369), puisque, étant surdéterminée par la
rationalité de la vérité, elle « apparaît comme étant celle de l'objet
lui-même et est une manifestation aussi bien de celui-ci que de
l'activité créatrice du sujet. » Hegel peut alors conclure que « ne pas
avoir de manière a toujours été la seule grande manière » (p. 373). Le
propos n'est pas neuf, il vient des classiques, il est classique. En cela,
il est en recul par rapport à la théorisation de la manière qui s'opère
dans les Salons de Diderot. Chardin, écrit Diderot, « n'a point de
manière ; je me trompe, il a la sienne » 3. Mais Diderot réfléchit à
partir de l'œuvre d'art, et non à partir d'une esthétique générale.

2. Comme le fait Merleau-Ponty, qui définit la manière comme • un certain nombre


de procédés ou de tics », {Signes, Gallimard, I960, p. 67).
3. Diderot, Salons, dans Œuvres esthétiques, Garnier, 1968, p. 491.

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La manière

Hegel condamne la manière au nom de la métaphysique de l'art. Il la


condamne, mais sans en travailler la valeur conceptuelle ; bien au
contraire, sa démarche a besoin de radicaliser la conception
psychologique de la manière pour refouler l'empirique et l'histoire en
dehors de la question artistique.
L'autre handicap de la notion de manière, pour la poétique, c'est,
avec le subjectivisme, sa collusion avec l'ineffable, avec l'indicible ;
une collusion à la fois lourde à porter et d'un intérêt majeur pour la
théorie de la littérature, si, encore une fois, on rend à la notion sa
dimension historique, si on lui reconnaît, au titre de sa
conceptualisation, la valeur de ce que Foucault appelait une formation
discursive. Cette dimension de la manière, qui a fait le lit de l'idéalisme et
de la critique humaniste contre lesquels ont travaillé les divers
structuralismes, se repère dans l'emploi métaphorique d'une
terminologie empruntée à d'autres domaines artistiques, en particulier
celui de la musique. La note, l'air, le ton 4 sont des mots vicaires pour
dire la manière. Ils sont, en fait, dans leur métaphoricité même, des
mots théoriques. Simplement, ils le sont souvent sans le savoir, sans
le vouloir.
Il n'est pas indifférent, en effet, que la musique ait été un grand
fournisseur de notions métalittéraires, dans la mesure où, davantage
que la peinture, elle passe pour l'art de l'ineffable par excellence. Un
exemple des plus significatifs se trouve dans l'ouvrage de V. Janké-
lévitch sur la manière, intitulé précisément Le Je-ne-sais-quoi et le
presque-rien : « La musique n'exprime rien ou exprime
l'inexprimable à l'infini » 5. Dans l'épistémologie littéraire, la musique fonde une
ontologie de l'indicible, au sens où elle légitime la pensée de
l'indicible comme « mystère dicible à l'infini » (ibid.). L'indicible
devient alors l'horizon du poème, faisant accéder la notion de
charme au statut de poéticité, d'essence poétique : « Le charme n'est
pas le sens du poème, mais il est plutôt le sens de son sens, et la
quintessence de son essence » (ibid.). On reconnaît, dans ce qui
constitue en quelque sorte une définition de la littérarité, le concept
fondamental d'une poétique qui installe le sacré dans le poème, le
charme retrouvant ici sa valeur étymologique, à la fois chant et
manifestation divine, comme dans les poétiques classiques. La
musique y tient lieu de théorie du sémantique, et d'épistémologie du
poème, puisqu'elle « révèle le sens du sens, qui est charme, en le
soustrayant à nos gloses » (ibid.). La modélisation de la musique
comme théorie de la manière littéraire, avec pour conséquence la
musicalisation de la poésie, a bien pour bénéfice de tirer la poésie

4. Pour ne citer qu'un ouvrage, le Ton poétique d'Emilie Noulet (Corti, 1971) est
représentatif de cette tendance, en ce qu'il étend la notion de ton, prise chez Valéry, où
elle gardait sa valeur concrète de référence à la diction poétique — il affirmait avoir utilisé,
dans Ebauche d'un serpent, • tous les tons de la voix • (cité p. 167 de l'ouvrage) — , à la
dimension de la poéticité.
5. V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1. 1, Le Seuil, coll. - Points -,
1980, p. 53.

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Littérature

vers l'indicible, d'en faire un langage de l'ineffable, et d'installer le


sentir comme théorie de la lecture.
Il y a dans la musicalisation de la littérature une approche qui fait
étrangement se rejoindre, par-delà leurs historicités spécifiques, les
démarches de type idéaliste et un structuralisme sémioticien comme
celui de Michel Serres, qui, s'il ne conçoit pas la musique, et pour
cause, comme un art du charme, l'institue cependant « première pour
les arts, première des beaux-arts » (p. 148), en tant qu'elle représente
une « théorie des nombres embryonnés ». Elle doit à sa qualité de
constituer dans le champ artistique « l'ensemble des signaux les plus
simples », la propriété d'une « extension universelle, transculturelle »,
qui l'érigé en modèle idéal de l'esthétique. Et c'est précisément cette
universalité transsystémique et transculturelle, qui lui fait retrouver le
platonisme : « La musique est le mode chiffré de communication des
universaux précédant tout ce que peut transmettre un message »
(p. 149). On rejoint, dans la transcendance, la relation négative au
sens : « Or, que transporte le message ? Rien, en toute rigueur »
(p. 148), et, comme théorie de la réception, le subjectivisme absolu :
« Pas de sens, ou un sens arbitraire, exactement tous ceux qu'on
veut ».
Quant à la notion même de manière, en tant que concept
d'esthétique et de poétique, elle est historiquement issue d'un
domaine artistique étranger à celui du langage, celui de la peinture.
À l'image d'autres termes, comme la touche, la couleur, le tableau,
elle témoigne d'un transfert terminologique que le classicisme a
opéré d'ailleurs dans les deux sens. Le Parallèle de l'Eloquence et de
la peinture, (1749), de Charles-Antoine Coypel, élaborait, par
exemple, une rhétorique de la peinture. Le bénéfice de ces emprunts
terminologiques, pour une telle esthétique de la manière, réside dans
la sortie hors du langage, et, en conséquence, l'installation du
subjectivisme perceptif dans le discours sur la littérature, pour une
immédiateté de la connaissance, ou du jugement, se passant de la
médiation du langage, dont l'imperfection fondamentale, et le statut
de simulcacre dans sa relation à l'être du monde, se trouvent en
retour légitimés.
Mais pour autant, le passage conceptuel par les arts non verbaux,
dont la manière est l'exemple-type, n'en vise ou n'en implique pas
moins une question qu'on ne peut balayer en même temps que sa
réponse idéaliste : celle du statut de l'œuvre de langage en tant
qu'œuvre d'art, c'est-à-dire, en somme, la question de la littérarité,
dont ne rend pas compte l'approche des textes par les catégories de
la langue ou par celles de la rhétorique, dont le mode sémantique est
fondamentalement discontinu, dissociant par exemple le sens et la
forme. Avec le ton ou la manière, c'est avant tout un continu qui
tente d'être pensé, un continu et son rapport problématique à
l'analyse, parce qu'il est globalisant. Avec le sentiment que le continu
est dans une relation de nécessité avec le processus de l'individua-
tion poétique. C'est le sens de la syntaxe appositive dans des

85
La manière

expressions qui nomment des manières, comme le « vert Veronese »


ou, expression de Baudelaire sur laquelle on reviendra, le «ton
Alphonse Rabbe », qui témoignent, comme discours, d'un système-
sujet artistique.
Une théorie de la manière opère selon un processus inverse de
celui de la rhétorique ou de la sémiotique, dans la mesure où elle
cherche le spécifique. Elle est résolument du côté de l'empirique,
non du transcendantal, du côté du « bruit », non du message, un bruit
démonisé » par les théories du langage qui, comme celle de Michel
Serres, élaborent leur conception de l'universel à partir d'une eidé-
tique communicationnelle. D'où l'éradication du bruit : « La tentative
d'éliminer le bruit est à la fois la condition de l'appréhension de la
forme abstraite et la condition de la réussite de la communication » 6.
Ce qui est à la fois une position philosophique : « Exclure
l'empirique, c'est exclure la différenciation, la pluralité des autres qui
recouvre le même » (p. 44), une position éthique : « II faut éliminer la
cacographie, le tremblé du tracé, le hasard du trait, le manquement
du geste, l'ensemble des rencontres qui fait qu'aucun graphe n'est
strictement de même forme qu'aucun autre » (ibid.), une position
poétique : « Pour que le dialogue soit possible, il faut fermer ses yeux
et boucher ses oreilles au chant et à la beauté des sirènes » (p. 45), et
une position politique : « Le sujet de la mathématique abstraite est le
nous d'une république idéale [. . .] qui est la cité de la communication
maximalement purgée de bruit » (p. 43). En note, une référence
significative à Leibniz : « La seule peut-être, avec la musique ».
La prise en compte de la manière dans la littérature est la
recherche de la spécificité en tant qu'elle met le personnel, le
subjectif de l'œuvre, en relation fondamentale avec le je-ne-sais-quoi
du sens. Quand on sait quoi, dans un poème, comme dans un roman,
quand on sait déjà quoi, ce n'est pas d'une manière qu'il s'agit, d'une
manière littéraire. Eluard disait qu'« il n'y a pas de modèle pour qui
cherche ce qu'il n'a jamais vu » 7. Il faut alors regarder de cet œil-là
l'assimilation classique courante de la manière et du je-ne-sais-quoi 8,
un œil nouveau qui reconnaît que cette opération terminologique
était bien d'ordre théorique, même si, alors, elle n'était pas le produit
d'une théorisation, et même si, aujourd'hui, nous n'en acceptons pas
les présupposés philosophiques et idéologiques. Si la manière est le
je-ne-sais-quoi, la manière est l'inconnu. En ce sens, aussi, la manière
est l'art et, s'agissant du langage, le poème même : indissociablement
un éthos et une forme.
Vingt ans après, on ne pense plus guère qu'une œuvre soit une
structure, qu'un conte, par exemple, soit réductible au système

6. M. Serres, Hermès I. La communication, Minuit, 1969, Le Seuil, coll. • Points »,


p. 43.
7. Eluard, • Physique de la poésie • [2], Donner à voir, dans Œuvres complètes,
Gallimard, coll. de « La Pléiade », 1968, p. 983.
8. Le Dictionnaire portatif des Beaux-Arts de Lacombe (1752) en fournit, à l'article
Manière, un bon exemple : « C'est une façon de faire, une touche, un choix, enfin un je ne
sais quoi qui caractérise les Ouvrages d'un Peintre ».

86
Littérature

actantiel qu'il manifeste, et donc qu'un texte élaboré à partir d'un tel
système, soit, proprement, un conte. Claude Lévi-Strauss ne le
pensait déjà pas, en 1978, pour la musique : « Du fait que toute œuvre
musicale a une structure, il ne résulte pas que toute structure puisse
engendrer une œuvre » 9, une œuvre d'art. Pourtant, on croit parfois
encore qu'en mettant des mots sur un schéma de sonnet on réalise un
poème. Si on ne voit pas le problème, c'est qu'on est sourd à la
manière, qui seule fait un poème, fait basculer une forme sonnet du
plan de la tekhnè à celui de la poièsis. Une certaine forme de
scientisme esthétique et poétique a marginalisé la manière, parce
que, précisément, fondamentalement, elle ne se laisse pas mettre en
tableaux. En même temps, elle a marginalisé l'art comme
questionnement, le rapportant à une esthétique des formes et des sensations.
Je pose qu'il y a manière quand il y a littérature, et
réciproquement. C'est ce qui fait de la notion de manière une notion de
poétique. La manière littéraire n'est pas un synonyme de façon, si ce
terme ne désigne qu'une modalité de procès. Elle n'est pas non plus
un synonyme de style, s'il s'agit de la notion rhétoricienne, qui
implique le discontinu et le connu. Et ce n'est pas seulement une
question de mots. La manière, quand elle n'est pas simplement la
manière d'écrire, de penser, mais qu'elle est le processus qui
transforme l'écriture et la pensée en invention de formes et de
valeurs, de formes qui sont des valeurs, c'est-à-dire en pratiques
historiques individuantes, renvoie à la recherche de l'inconnu,
effective dans la théorie du je-ne-sais-quoi, jusque dans sa forme
sanjuaniste, où la poésie des gloses » a lo divino » historicise le mode
mystique du no se que en aventure du dire. Car la manière n'est pas
un indicible, contrairement à sa conception classique — et celle du
je-ne-sais-quoi, en premier lieu — , contrairement aussi aux
philosophies idéalistes, qui envisagent, significativement, un « rapport entre
le "charme" du Quatuor en sol mineur de Fauré et le No se que de
Jean de la Croix » 10.
C'est la métaphysique ontologique — classique, moderne et
contemporaine — qui, en confondant le je-ne-sais-quoi avec
l'innommable, a fait de la manière un ineffable, et de son lieu d'élection
le silence. Le problème est clairement ici un problème de théorie du
langage, et précisément, s'agissant d'indicible, de conception du dire.
La métaphysique, comme Platon, ne connaît du langage que le nom.
C'est pourquoi elle lit la poésie comme une tentative de dire le nom
— de l'essence, de l'être, de Dieu. Tentative, on le sait, anthropolo-
giquement et, au regard du sacré, fondamentalement,
nécessairement impossible, qui motive et légitime la démarche de l'ontologie
négative, et qui fait du sacré un effet de la théorie du nom.
Empiriquement, c'est une évidence, on n'a pas toujours le nom. Mais

9- • Lévi-Strauss : la voix compte plus que la parole -, entretien, La Quinzaine


littéraire, n° 284, le731 août 1978, p. 9-
10. V. Jankélévitch, op. cit., p. 74.

87
La manière

le nom n'est pas tout le langage, et un poème n'est pas davantage un


nom qu'il n'est fait de noms. Son existence même montre qu'il n'y a
pas d'indicible ontologique, comme la peinture montre qu'il n'y a pas
d'invisible, et la musique, d'inaudible. Il n'y a d'indicibile
qu'historiquement, comme théorie du dire, et contre le poème, contre le
roman, contre la littérature.
On se trouve devant une manière, en littérature, si on est devant
un inconnu. Et la manière échappe au connu si elle invente son
mode de signification, si elle est individuante. En ce sens,
l'expression « à la manière de » n'est pas un propos sur la manière. Encore
que la question soit plus complexe, l'expression étant prise entre la
répétition, qui transforme un continu en discontinu, et la désignation
d'un processus individuant, comme tel continu. S'il y a des « signes »
de la manière, ils sont des signes individuants, signifiant dans leur
ordre, qui est, en l'occurrence, celui d'une œuvre de langage
particulière. Leur référence est une référence interne, au sens où elle
est spécifique comme historicité d'un système : ils signifient dans
cette œuvre, et ne signifient que là. Intégrés dans le système d'une
autre œuvre, ils sont d'autres « signes », participant d'une autre
significance. C'est ce qui fait que l'écrivain, le poète, créent chaque
fois leur « propre sémiotique », pour reprendre une expression de
Benveniste u.
Cette idée d'une sémiotique personnelle, paradoxale pour les
visées de la sémiotique qui, en principe, sont non spécifiantes, est
intéressante pour la manière. Elle conduit à la proposition d'appuyer
une théorie de la manière sur la théorie sémantique de Benveniste,
qui rend interdépendantes les notions de langage, sujet, histoire,
signification, et qui permet de penser la littérature d'un autre point de
vue que ceux du couple forme et sens, du subjectivisme et de la
métaphysique de l'indicible.
Pour ne pas reprendre ici la démonstration de Benveniste, disons
qu'il met en place une théorie critique du signe, en ce qu'il
reconsidère le mode sémiotique par le truchement du mode
sémantique. Cherchant à définir l'unité artistique comme élément de
signification — ce qui est alors en jeu, c'est bien la définition du
« signe » en tant qu'« unité de signifiance » 12 — , il n'aboutit pas à une
relation de la forme et du sens, mais à une relation de la forme et de
la valeur, celle-ci étant définie par rapport au système interne de
l'œuvre : « Les relations signifiantes du "langage" artistique sont à
découvrir à l'intérieur d'une composition. L'art n'est jamais ici qu'une
œuvre d'art particulière » (p. 59). Le système de l'œuvre, étant
particulier, est à la fois historique, individuant, et spécifiant.
Bien que le propos de Benveniste porte sur la peinture, il vaut
aussi pour la littérature comme art. Il impose même de repenser la
littérature à travers les questions formulées par les théories de l'art. La

11. Problèmes de linguistique générale II, Gallimard, p. 58.


12. E. Benveniste, op. cit., p. 51.

88
Littérature

littérature est en effet une forme particulière d'art, puisqu'elle est faite
du même matériau — le langage — que celui du système qui en rend
compte, mais elle est bien un art. En ce sens, et c'est ce que montre
l'analyse de Benveniste, le rapport d'une œuvre littéraire avec le
système linguistique qui lui sert de fondement n'est pas plus
immédiat, direct, que celui qu'entretient une œuvre picturale avec les
éléments qui la composent matériellement. Ce qui signifie que les
catégories qui régissent le système de la langue ne sont pas a priori
opératoires pour rendre compte de la signifiance d'un poème, en tant
que poème, c'est-à-dire en tant qu'art du langage.
C'est précisément ce que suggère, en 1956, la distinction opérée
par Benveniste, à propos de la symbolique de l'inconscient dans la
théorie freudienne, entre la logique de la langue et celle du « style » :
• C'est dans le style, plutôt que dans la langue, que nous verrions un
terme de comparaison avec les propriétés que Freud a décelées
comme signalétiques du langage onirique » 13. S'agissant ici de style,
cette distinction, opératoire pour la logique du rêve, l'est a fortiori
pour la littérature, et particulièrement pour la poésie, dont « certaines
formes [...] peuvent s'apparenter au rêve » (p. 83), et que Benveniste
érigeait, avec le mythe, en modèle épistémologique, y renvoyant
l'auteur de La Science des rêves : « Ce que Freud a demandé en vain
au langage "historique", il aurait pu en quelque mesure le demander
au mythe ou à la poésie » (ibid.). Notamment au « surréalisme
poétique », dans lequel Freud « aurait pu trouver quelque chose de ce
qu'il cherchait à tort dans le langage organisé » (ibid.).
Même si Benveniste pensait la signifiance littéraire à travers la
notion non interrogée de « style » — c'est encore chez lui la notion
rhétoricienne, liée à la théorie des figures — , ce qui importe, c'est
que par ce terme, il ait reconnu, dans la poésie, un mode de
signifiance particulier, qu'il définira, en 1969, comme mode
sémantique. Simplement, ce que ne dit pas Benveniste, parce que son
propos n'est pas celui d'une poétique, c'est que le type de signifiance
qu'il développe à partir des arts plastiques et musicaux s'applique de
facto à la littérature. Celle-ci a beau être constituée à partir du
système de la langue, elle n'en met pas moins en échec toute
approche de sa signifiance par le biais des catégories linguistiques —
et, en fait, par le bais de toutes les catégories, qu'elles soient
linguistiques, rhétoriques ou stylistiques, si elles ne sont pas des
unités de signifiance spécifiques.
C'est sans doute cette sémiotique personnelle que Baudelaire
percevait quand il évoquait le « ton Alphonse Rabbe » 14 dans une
œuvre que l'abondance de ses procédés rhétoriques pourrait remiser
dans un xvme siècle finissant. Des textes avec des effets de manches,
des périodes nombreuses, un lexique antiquaire : un échantillon de

13- E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, Gallimard, p. 86.


14. Baudelaire, Mon cœur mis à nu, dans Œuvres complètes, Seuil, coll. • L'Intégrale »,
1968, p. 628.

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La manière

style noble, pas vraiment spécifique, individuant, sans manière


véritable. C'est pourtant sous le chef du « style », que Baudelaire
plaçait l'auteur de L'Album d'un pessimiste, en compagnie de
Chateaubriand et d'Edgar Poe, du côté de « la note éternelle », du « style
éternel et cosmopolite » (ibid.). Mais un « style » dont la mise en
relation avec le « ton », la « note », montrait qu'il regardait vers la
manière.
Instituant une œuvre en œuvre d'art, la manière n'opère pas en
effectuant des choix dans des catalogues de mots, de figures, ou de
traits de style, mais en traversant ces catégories, en les déplaçant. La
manière, à ce titre, est translative. Elle fait que la grammaire d'un
poème, comme sa sémiotique, est personnelle, comme, a fortiori, sa
syntaxe et sa prosodie 15. Les valeurs en langue de l'imparfait ne
résistent pas à son emploi dans A rebours, ni, dans les « Mémorables »
d'Aurélia, le système des temps, même revu par la linguistique de
renonciation. La ponctuation, telle qu'elle est à peu près codifiée
depuis le début du XIXe siècle par les grammairiens et les
typographes, a peu de choses à voir avec les marques ponctuantes qui, à la
même époque, organisent la rythmique des poèmes et d'autres
formes littéraires. Ainsi, la manière de Mallarmé passe par une
ponctuation de page, et non de phrase, au sens logique, proposi-
tionnel, du terme. Une ponctuation de discours, de page-discours où
s'opère, comme rythmique, un passage continu entre les marques
« internes » au texte et celles qui ressortissent traditionnellement à la
typographie.
Non seulement la manière déplace et refait les catégories de la
langue, chez Michaux, chez Cummings, mais elle invente les siennes
propres, qui sont à la fois des catégories de signifier et des catégories
de penser. Elle fait que l'individuation littéraire est
fondamentalement vision du monde. Une figure de rhétorique en représente assez
bien le processus, si elle est prise comme un savoir sur l'écriture, et
non comme une opération portant sur des mots, c'est la catachrèse 16.
Le bras d'une rivière, une tête de chapitre, une étoile de mer. Elle
correspond à la mise en valeur de ce qui, dans un poème, à la fois,
présente un caractère idiosyncrasique et s'impose comme une
signification nécessaire pour une communauté linguistique. C'est
précisément dans cette double valeur que réside la spécificité de la
pensée-poème comme individuation maximale : « Et ne sera poète
fondamental que celui dont les façons, lire les catachrèses, seront

15. Henri Meschonnic a souligné l'importance, pour Apollinaire, des • prosodies


personnelles • dans la constitution de la • personnalité • des œuvres poétiques. Voir
Politique du rythme, politique du sujet, Verdier, 1995, p. 77.
16. L'intérêt pour ce trope, un temps éclipsé par la métaphore, la métonymie et la
synecdoque, a une histoire au XXe siècle. Elle passe par Jean Royère {Clartés de la poésie,
Messain, 1925), Jacques Krafft {La Forme et Vidée en poésie, Vrin, 1944), Michel Deguy {La
Poésie n'est pas seule, Seuil, 1987).

90
Littérature

neuves et plus ou moins viables. » 17 J. Krafft réalise ici l'identité de la


catachrèse et de la manière sous la double qualité du singulier et du
collectif.
Car c'est bien cet apport individuel — non conscient — à la
communauté linguistique, qui caractérise la pensée-poème. Le
passage d'une manière de l'un à la manière de tous, par la réénonciation
des discours, jusqu'à leur banalisation. Ce devenir commun de
l'écriture était le rêve même de Baudelaire : • Créer un poncif, c'est le
génie » 18. Le rêve intersubjectif par excellence, et le rêve de la
modernité. Allier le plus subjectif, le plus individualisant au plus
collectif. Etre comme je le moderne de l'autre. Porter le langage
poétique à la puissance du politique, faire de la poésie le lieu de la
dissolution de l'opposition entre individu et collectivité. Rêve cata-
chrésique de toute poésie, de toute littérature. C'est en ce sens que la
manière est à la fois individualisante et universalisante, et que la
littérature est passeuse de manières.

17. J. Krafft, op. cit., p. 14.


18. Baudelaire, op. cit., p. 628.

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