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Revue des Études Anciennes

La philosophie de Cicéron avant 54


Alain Michel

Résumé
L'étude détaillée de la Correspondance montre que Cicéron a adopté très tôt les positions philosophiques qui allaient se
manifester plus largement après 54 dans ses grandes œuvres théoriques. La présente enquête concerne essentiellement les
théories morales ; elle insiste sur trois points : Io Les maîtres de Cicéron, qui lui ont donné dès sa jeunesse une formation qui le
poussait à l'éclectisme, ont été choisis en fonction des exigences complexes de la situation historique et politique. 2° Un
Platonisme éclectique permet à Cicéron de se rapprocher, selon les circonstances, de telle ou telle doctrine sans cesser pour
cela d'être fidèle à son idéal. 3° S'il y a progrès dans sa philosophie, cela se manifeste surtout par la précision grandissante de
ses connaissances et par un approfondissement qui apparaît notamment dans sa théorie de la gloire, de plus en plus
désintéressée.

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Michel Alain. La philosophie de Cicéron avant 54. In: Revue des Études Anciennes. Tome 67, 1965, n°3-4. pp. 324-341;

doi : 10.3406/rea.1965.3752

http://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1965_num_67_3_3752

Document généré le 01/07/2017


LA PHILOSOPHIE DE CICERÓN AVANT54

L'un des buts principaux de notre congrès1 est de mettre en


lumière l'importance de la philosophie dans l'explication
philologique des grands textes antiques. L'exposé que je voudrais
présenter aujourd'hui va évoquer des problèmes de ce type. L'œuvre
proprement philosophique de Cicerón est tardive. Il la rédige
surtout en 46-44, après le temps des grandes déceptions et il n'a
commencé qu'en 54 son premier grand traité de politique, le De
república.
D'autre part nous savons par le Brutus que Cicerón a reçu
l'essentiel de sa formation philosophique dès sa jeunesse et avant
le début de sa carrière d'orateur. L'on peut donc poser la question
suivante : dans quelle mesure cette philosophie est-elle visible et
présente dans les œuvres antérieures à 54?
Bien sûr la tâche est vaste. Diverses recherches l'ont abordée.
L'on s'est surtout intéressé aux discours qui fournissent des textes
célèbres (Pro Archia, Pro Murena, In Pisonem). Enfin l'enquête
sur les origines de la pensée cicéronienne a été menée avec une
attention particulière en ce qui concerne la théorie politique 2. Cela
nous suggère le cadre de la présente esquisse.
D'une part, nous nous attacherons plus précisément à la
morale, à l'éthique, et nous laisserons de côté les questions
proprement politiques, juridiques ou dialectiques. D'autre part, nous
fonderons l'essentiel de notre étude sur la Correspondance, dont
les aspects philosophiques ont été moins étudiés 3.

1. Le présent article reprend, en le développant sur certains points, le texte d'une


communication que nous avons présentée, le 25 août 1964, à Philadelphie, au IVe Congrès
de la Fédération internationale des Sociétés d'Études classiques.
2. Sur la théorie politique et les discours, voir surtout E. Lepore, II princeps
ciceroniano..., Naples, 1954 ; sur la rhétorique, voir, depuis notre thèse, K. Barwick, Das
rednerische Bildungsideal Ciceros, Berlin, 1963. Sur l'ensemble de l'œuvre, la synthèse récente
de K. Büchner (Cicero, Bestand und Wandel seiner geistigen Welt, Heidelberg, 1964) n'a pu
être utilisée pour la présente communication. En ce qui concerne le développement de la
pensée cicéronienne, voir L. Alfonsi, Cicerone filosofo. Linee per lo studio del suo iter
speculativo [Studi Romani, IX, 1961, p. 127-134), et, en ce qui concerne la philosophie de
l'orateur avant les œuvres philosophiques, voir P. Boyancé, Les méthodes de l'histoire
littéraire. Cicerón et son œuvre philosophique (Revue des Études latines, XIV, 1936, p. 288-319),
qui met l'accent sur l'intérêt de la Correspondance.
3. Cf. cependant l'article de P. Boyancé, cité à la note précédente.
LA PHILOSOPHIE DE CICERÓN AVANT 54 325

Or la Correspondance peut nous apporter de précieux


renseignements et cela de deux manières. Io Écrite au jour le jour, elle
nous fait connaître la pensée de Cicerón dans sa vie même, et,
dans ces conditions, nous pourrons vraisemblablement voir quelle
est l'attitude de l'auteur vis-à-vis des doctrines et des sectes, et
comment sa culture se forme et évolue. 2° D'autre part, rien dans
l'œuvre de l'Arpinate n'exprime aussi exactement sa conscience et
son caractère même, ce caractère dont on dit tant de mal. Nous
verrons dans quelle mesure Cicerón a essayé de le contrôler par
la sagesse et par la raison.

Signalons d'emblée que Cicerón se donne généralement pour un


homo platonicus. Le Commentar iolum de petitione consulatus, aussi
bien que les vers sur le consulat ou le Pro Murena insistent sur
ce point1. Mais il reste à savoir de quel Platonisme il s'agit et
dans quelle mesure Cicerón lui donne une inflexion originale.
Car la première question qui se pose à nous, avant même
d'aborder la Correspondance, est la suivante : dans la philosophie de
Cicerón, quelle est la part de son éducation? Cette éducation elle-
même dépend des modes romaines pendant la jeunesse de notre
auteur. Toute une grande partie de la pensée cicéronienne n'est,
en fait, que la culture d'un Romain moyen vers 70 avant J.-C.
Nous nous en rendrons mieux compte si nous cherchons pour
quelle raison Cicerón a choisi tel ou tel maître.
Nous laisserons ici de côté les maîtres de rhétorique et nous
citerons quatre noms principaux : Phaedrus l'Épicurien, Philon
de Larissa l'Académicien, Diodote le Stoïcien, Antiochus d'Asca-
lon, le rival de Philon dans l'Académie.
Pourquoi Phaedrus? La réponse est simple : il était Attici ami-
cus (De leg., I, 53). Cicerón l'a écouté dans sa jeunesse, alors qu'il
n'était encore que chevalier romain et que les circonstances
l'empêchaient de participer aux affaires : il a pu apprendre de
Phaedrus une leçon qu'Atticus devait retenir mieux que lui : celle de
Votium 2.

1. Comment, petitionis, 46 ; De diuinatione, I, 22 ; Pro Murena, 63, etc.


2. Sur les aspects généraux du problème, outre P. Boyancé (R. É. Α., 1941, p. 172-191),
M. Kretschmar, Otium..., Leipzig, 1939, et A. Grilli, II problema della vita contemplativa...,
Milan, 1953 ; voir les remarques récentes de J.-M. André (en dernier lieu dans Sénèque,
Paris, 1964, p. 21 sqq. ; voir aussi Recherches sur Votium romain, Paris, 1962). Tous ces ou-
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Dans cet otium (que prolongent les circonstances


révolutionnaires des années 89 et suivantes) Cicerón écoute un autre maître :
Philon1. L'influence de ce dernier a un double caractère. D'une
part, c'est un disciple de la nouvelle Académie, un héritier spirituel
de Camèade. Or sa doctrine séduit dès ce moment C. Aurelius
Cotta, s'il faut en croire les opinions que Cicerón prête à ce
personnage dans le De natura deorum. Cotta (qui apparaît aussi dans
le De oratore et qui sera, après 80, l'un des principaux
restaurateurs de la constitution antique) a exercé une très grande
influence sur la pensée et sur l'action du jeune Cicerón. D'autre
part, et surtout, la doctrine de l'Académie inspire les réflexions de
deux grands sénateurs qui, avant 90, ont été en même temps les
modèles de Cicerón dans la pratique de l'art oratoire : il s'agit de
Crassus et d'Antoine. Ce dernier a publié un manuel d'art oratoire
dans lequel il distinguait l'orateur idéal et l'orateur moyen selon
une méthode qu'il rattache à, l'enseignement de l'Académicien
Charmadas, disciple de Camèade2. L'Académie exerce donc
doublement son influence sur l'orateur, et cela tout à fait à ses débuts.
Mais, avec Antoine, Crassus, Cotta, avec les maîtres d'éloquence,
Cicerón se détourne, semble-t-il, de V otium. Il veut rattacher sa
doctrine et son action à la tradition des plus grands hommes
d'État romains. Le début du De inuentione (I, 5), avant de
nombreux autres textes, nous dit leurs noms : Caton, les Gracques,
Scipion Émilien. Or Caton a combattu Camèade en 155 3 ; il a eu,
semble-t-il, de meilleurs rapports avec les Stoïciens. Le premier
des Gracques a été le familier de Blossius de Cumes, un Stoïcien
lui aussi, et le cercle des Scipions est dominé par la figure de
Panétius. Ce philosophe a exercé d'autre part une influence
notable sur un des principaux maîtres à penser de Cicerón, Scaeuola
le Pontife, qui utilise son enseignement pour penser lui-même de
façon originale les problèmes religieux et juridiques qui exigent
une adaptation de la tradition romaine4. Cette exaltation stoï-

vrages soulignent, naturellement, que les Épicuriens ne sont pas les seuls à avoir traité
le problème de l'oiium.
1. Cf. Brutus, 306. Cicerón constate à ce propos que son goût de la philosophie a été
accru par la conviction où il était qu'une activité judiciaire normale se trouverait
désormais impossible.
2. De Oratore, I, 93.
3. A l'occasion de la célèbre ambassade des trois philosophes (Camèade, Diogene, Cri-
tolaos). Cf. Plutarque, Vita Catonis, XXII, 349 a sq.
4. Sur les rapports entre Scaevola et Panétius, et les différences qui existent entr·
leurs pensées, voir P. Boyancé, Sur la théologie de Varron [Revue des Étude» anciennes,
LVII, 1955, p. 57-85).
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cienne du mos maiorum va trouver son plus grand interprète en


Caton d'Utique. On ne s'étonne donc pas que l'orateur, si attentif
à la tradition des « gens de bien », ait demandé ses leçons à Diodote.
Nous pouvons dès maintenant formuler une première
conclusion : l'éclectisme de Cicerón (dans lequel on a vu souvent la
preuve d'un manque de personnalité) lui est en réalité imposé par
les exigences de l'histoire romaine. Il demande des maîtres aux
trois grandes sectes : c'est que la culture même de son temps est
éclectique. A Cicerón il appartient de formuler des choix ou de
favoriser certaines synthèses.
Et ici nous pouvons évoquer le quatrième des noms que nous
avions cités. A propos d'Antiochus d'Ascalon, nous nous
garderons de fournir une interprétation politique aussi précise que pour
les personnages précédents. Nous rappellerons simplement que ce
philosophe a tenté d'accomplir une sorte de synthèse du
Stoïcisme, de l'Aristotélisme et de l'Académie en dégageant dans ces
doctrines ce qu'elles avaient de compatible1. Cicerón, étant donné
le caractère de sa culture, ne pouvait que s'intéresser à, une telle
tentative. Le succès d'Antiochus d'Ascalon à Rome a été dû pour
une bonne part aux exigences concrètes qui s'imposaient aux
« gens de bien ».
On peut aller plus loin et préciser dans une certaine mesure la
part de Philon et d'Antiochus dans les choix initiaux de Cicerón.
D'abord ces deux philosophes ont un point commun. Sans doute,
tous deux s'intéressent vivement à l'Aristotélisme. Pour Antio-
chus on le sait par le De finibus, V, et par les Académiques2. Pour
Philon et les disciples de Camèade, la chose a été particulièrement
mise en lumière par les travaux récents de M. Weische*. Ainsi
les allusions à l'Aristotélisme, chez le jeune Cicerón, n'impliquent
pas nécessairement une référence à Antiochus, mais seulement
l'influence des plus récentes parmi les recherches historiques de
l'Académie. Ajoutons que ce retour à Aristote est favorisé par la
formation oratoire de Cicerón qui cherche à concilier la tradition
du Phèdre avec celle d'Isocrate et de Démosthène : quel meilleur

1. Sur Antiochus, voir surtout (en dernier lieu) P. Boyancé, Revue des Études latine»,
1964, p. 210 sq., et Actes du Congrès de l'Association GuiUaume Budé, Aix-en-Provence,
1963, p. 235 sq., avec la Bibliographie.
2. Il s'agit surtout de l'exposé de Varron, en Ac, II, 1. Le De finibus, V, est lui aussi
un exposé de la doctrine d'Antiochus (cf. V, I, I). Cicerón souligne qu'il s'agit d'une
présentation de la doctrine péripatéticienne (cf. De fin., V, 13 sq. ; cf. le débat final entre
Péripatéticiens et Académiciens, et Tuée, V, 119).
3. A. Weische, Cicero und die neue Akademie, Munster, 1961.
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terrain de rencontre que la Rhétorique d'Aristote? Avant le De


oratore la préface du livre II du De inuentione en témoigne déjà 1.
Mais Cicerón ne se borne pas à étudier les œuvres des deux
maîtres — Philon et Antiochus — et à garder ce qu'ils ont de
commun. Il choisit entre eux, il choisit grâce à eux. Ici encore
les solutions auxquelles il aboutit lui sont partiellement dictées
par la situation politique. Il suffit d'en croire le texte très
explicite de la Vie de Cicerón par Plutarque (IV, 862 c sqq.). Io
L'orateur a fui à Athènes par répulsion pour la tyrannie de Sylla. Il y
entend l'enseignement d'Antiochus dont il n'approuve pas les
« opinions novatrices 2 » : ceci représente en substance le contenu
des Académiques. 2° D'après Plutarque, Cicerón, par suite de
l'intérêt que lui inspire l'enseignement de Philon, décide de se
consacrer à la philosophie et de renoncer à l'action. Cependant le
régime syllanien a disparu ; Antiochus conseille vivement à, Cicerón
de revenir à l'action politique. Il accepte et approfondit ses
études oratoires au cours d'un voyage d'abord en Asie puis à
Rhodes, où il entend les maîtres de rhétorique et le philosophe
Posidonius. 3° Plutarque précise d'autre part que ce que l'orateur a
d'abord goûté chez Antiochus, ce sont précisément ses qualités
oratoires — la manière coulante et la grâce (notions
platoniciennes : pour la première cf. Phèdre 238 c) s. Or, effectivement,
l'étude stylistique des discours a montré à des chercheurs comme
M. Castorina ou comme nous-même4 que la seule évolution après
le voyage à Athènes réside dans une plus grande liberté, dans une
conception nouvelle de la convenance oratoire — ou grâce.
Désormais l'orateur cesse d'appliquer systématiquement les pré-

1. Cf. De inuentione, II, 7 ; autre allusion à Aristote en I, 7. Sur l'importance de l'Aris-


totélisme dans la rhétorique de Cicerón, cf. en dernier lieu K. Barwick, op. cit., qui met
en lumière le rôle joué par divers maîtres péripatéticiens.
2. "A δ' έν τοις δόγμασιν ένεωτέριζεν : ses innovations relatives au dogme.
3. EÖpoia et χάρις ; sur χάρις, Platon a fréquemment disserté (cf. l'index d'Ast).
4. E. Castorina, L'atticismo nell'evoluzione del pensiero di Cicerone, Catane, 1952. Cette
liberté du plan, à notre connaissance, commence à se manifester dans les Verrines (la
Diuinatio in Caecilium souligne combien l'orateur domine ce qu'il y a de scolaire dans son
art). Surtout, l'orateur abandonne la pompe du Pro Roscio Amerino et se rapproche de
l'Atticisme en évitant les effets excessifs. Or ce goût de l'Atticisme et de la sobriété — liés
à la vraie χάρις, à la véritable « convenance » — devait exister chez un philosophe qui
·

avait été le maître de Varron et allait être celui de Brutus [AU., XIII, 25, 3 ; Tuse, V, 21),
et qui, au demeurant, enseignait à Athènes. Bien entendu, nous ne prétendons pas qu'An-
tiochus a été le seul inspirateur de l'évolution cicéronienne. Mais le texte de Plutarque
nous montre dans quel sene il a pu exercer son influence comme rhéteur et les discours de
Cicerón (qui obéissaient aussi à ce moment-là à d'autres leçons comme celles des Rhodiens
ou comme l'exemple moral de Cotta) s'infléchissaient précisément de manière à tenir
compte de cette influence.
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ceptes de la rhétorique ; il en subordonne l'usage à l'originalité


propre de chaque discours. Le De oratore formulera la théorie
philosophique de cette liberté. Voilà donc ce que Cicerón garde
peut-être d'Antiochus : la liberté du style, non le dogmatisme de
la pensée.
Ainsi les noms des maîtres choisis par Cicerón, comme le texte
de Plutarque que nous avons évoqué, nous permettent de prendre
conscience d'une première réalité. Lorsque Cicerón se tourne vers
les philosophes, il le fait parce que son temps lui apporte des
difficultés à résoudre, lui pose des problèmes moraux ; la
philosophie chez lui n'est pas théorie pure, mais affaire de conscience,
engagement historique souvent. Il s'agit pour lui de définir sa
position devant Yotium, devant l'éloquence, devant le dogmatisme ;
de là vient sa tendance à chercher les synthèses et les
compromis : ce n'est pas la beauté abstraite des systèmes qui peut
l'intéresser, mais la réalité souvent plus « fangeuse » des drames
moraux de son temps (cf. Att., II, 1, 7). Dès lors on comprend que
la Correspondance, si proche des réalités quotidiennes, présente
pour nous un grand intérêt : nous allons nous tourner vers elle.

Rappelons que nous n'étudierons ici que l'éthique, sans


aborder la théorie politique. Nous examinerons successivement, selon
I« schéma adopté par Cicerón lui-même, la théorie du souverain
bien et celle de Vofficium, ou devoir moyen, lié aux conditions de
la vie pratique 1.
De nombreux exemples, depuis certains syllogismes du De in-
uentione jusqu'à un passage du Pro Archia (soulignant que la
souffrance corporelle compte peu au regard de Vhonestas et de la
gloire, cf. 26 sqq.), suffiraient à montrer que, dès ses premières
œuvres, Cicerón récuse le primat épicurien de la uoluptas ; inutile
de chercher plus loin sur ce point.
Est-ce à dire que Cicerón adopte la position stoïcienne? Il la
connaît, bien sûr, puisqu'il a eu Diodote pour maître. Mais on
constate qu'il la critique dans le Pro Murena et qu'ailleurs il en

1. Sur Vofficium, voir en dernier lieu l'édition du De officiis, livre I, par le R. P. Teetard.
Consulter aussi P. Boyancé, Actes du Congrès de l'Association Guillaume Budé d'Aix-en-
Provence, 1963 (qui insiste, à juste titre, p. 222, sur le fait qu'il n'y a pas contradiction
entre le « devoir parfait » et le « devoir moyen ». Bien entendu, Vofficium exprime dans la
vie pratique les exigences que le κατόρθωμα définit dans l'absolu).
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parle bien peu 1. Dans des lettres de juin-juillet 59, alors qu'il
voit se dessiner l'évolution politique qui va ruiner son influence,
Cicerón fait quelques allusions significatives au vocabulaire du
Portique. Dans la lettre Ad Att., II, 18, 1, il emploie le mot σκοπός
pour désigner le but pratique de ses ennemis ; il ironise en même
temps sur la crainte de la mort qui paralyse les amis de son propre
parti : on voit donc bien que, dans son esprit, les appels à la
uirtus, à l'héroïsme, à l'honneur qu'il commence à répéter sont
liés, dans une certaine mesure, à, l'héroïsme stoïcien. Mais la lettre
précédente nous montre que la référence à cette idéologie n'est
pour Cicerón qu'un pis-aller. Il écrit (Ad. Att., II, 17, 2) : « Dieux
immortels, ce n'est plus tant la bonne espérance qui me console,
comme autrefois, mais plutôt l'indifférence, dont je n'use jamais
autant que dans ces affaires civiles et publiques... » Ι/εύελπιστία
■— la bonne espérance — est une attitude chère aux Platoniciens :
Platon lui-même emploie un terme voisin dans Y Apologie 41 et
dans YHippias mineur. On sait d'autre part l'importance de la
notion α'άδιαφορία pour les polémiques des Stoïciens auxquels
Cicerón s'intéresse à ce moment 2. Ce passage nous indique donc
qu'il incline, dans l'adversité, à, se rapprocher du Portique ; mais
d'une part celui-ci ne prêchait pas l'indifférence absolue et d'autre
part le texte nous dit aussi qu'à l'origine l'attitude de l'orateur
est plutôt platonicienne.
C'est qu'en fait, sans adhérer à, la doctrine épicurienne qui lui
a été jadis enseignée et à, laquelle son meilleur ami reste fidèle,
Cicerón veut affirmer la valeur de la joie, de la vraie joie. Toutes
ses lettres sont remplies de termes comme iucundus ou suauis.
Mais, en Att., l, 9, 2, nous trouvons la formule suivante : Genus
hoc est uoluptatis meae. Il s'agit de décorer, dans une maison de
Cicerón, une « Académie ». En Att., II, 4, 2, Cicerón écrit : Cum
Musis nos delectauimus ; en II, 5, 2, il précise cum omnibus Musis.
On reconnaît d'abord ici la conception du culte des Muses qui
s'était déjà fait jour chez les Pythagoriciens 3. On reconnaît aussi

1. Tardivement, en 54, il évoque (Att., IV, 15, 1 et 16, 6) la notion de « sympathie ».


Est-ce une allusion à Posidonius qui avait particulièrement insisté sur cet aspect du
Stoïcisme? Pas nécessairement. Car cela reste très vague. Et Cicerón souligne surtout
l'aspect moral de ce lieo qui unit tous les hommes dans leurs souffrances. D'ailleurs la
doctrine de la sympathie date de l'Ancien Stoïcisme (Pohlenz, Die Stoa, p. 102).
2. Cf. M. Pohlenz, Die Stoa..., p. 123, 163. La thèse de l'indifiérence absolue des réalités
extérieures avait été défendue, contre l'orthodoxie stoïcienne, par Aristón de Chios. Sur
le passage de Cicerón que nous citons et l'emploi d'áSiacpopíoc, voir M. Kretschmar,
Otium, p. 23. Notons aussi que Cicerón rapproche Aristón de Pyrrhon.
3. Cf. la thèse de P. Boyancé.
LA PHILOSOPHIE DE CICERÓN AVANT 54 331

(et d'autres lettres le montreraient) le goût esthétique, l'amour


de la beauté littéraire, la delectatio oratoria (Att., IV, 18, 2), que
Cicerón avait étudiés, nous l'avons vu, notamment chez les Péri-
patéticiens, et dont il a donné la description au livre III du De
oratore en s'inspirant surtout de Théophraste. Il s'agit donc cette
fois de nuances péripatéticiennes. Ajoutons enfin que ces
dernières s'allient parfaitement avec le goût platonicien de la joie
véritable, la joie spirituelle qui naît de la contemplation du vrai
et du bien. Plutarque, dialoguant avec les Épicuriens, devait
précisément leur opposer cette conception de la joie immortelle et
pure1. C'est sur cet amour de l'immortalité, c'est sur ce
détachement héroïque à l'égard des autres récompenses qu'insiste, de son
côté, le Pro Archia après avoir fait l'éloge de la culture. Certes
les Épicuriens de ce temps, tels Philodème ou Lucrèce ou At-
ticus, étaient cultivés eux aussi ; mais ils n'avaient pas la même
conception de la culture2. De là ce dialogue que nous avons vu
s'ébaucher.
En ce qui concerne la théorie du souverain bien on observe donc
que Cicerón, dans les moments difficiles, se tourne sans doute
vers le Stoïcisme 3 ; mais en général il adopte une conception de
la joie qui, selon la méthode platonicienne et péripatéticienne,
concilie uoluptas et uirtus dans le bonheur que l'esprit reçoit
naturellement de la contemplation.
Le choix de l'orateur est fait de telle manière qu'il concilie les
doctrines opposées, au lieu de rejeter absolument l'une ou l'autre
d'entre elles. En réservant les chances d'une uoluptas tempérée,
Cicerón maintient le dialogue entre Atticus et lui-même.
L'admirable lettre I, 17, souligne qu'Atticus mérite la « vraie gloire »,
celle qui est liée à la probitas, à, la diligentia, à, la religio. Il s'agit
alors pour deux amis de ne pas se perdre, de ne pas se laisser
séparer par une brouille née de quelque maladresse de Quin-

1. Plutarque, Non posse suauiter uiuere sec. Epic.


2. Puisque, bien entendu, ils se refusaient à la lier à l'immortalité. En ce qui concerne
le Pro Archia, v. 28 : Nullam enim uirtus aliam mercedem laborum periculorumque desiderai
praeter hanc laudis et gloriae.
3. Il y trouve une doctrine de la uirtus et de la liberté. Dans la lettre à Lentulus (Fam., I,
9, 11) Cicerón précise bien que, lorsque l'honneur même est en jeu, il n'est pas question
de se dérober à l'action. Cela était déjà impliqué par la formule otium cum dignitate et
Cicerón reprendra la même réflexion sur la dignitas et l'engagement dans le De officila, I,
69 sqq. Avec les Stoïciens et les Platoniciens, avec les Épicuriens eux-mêmes, il pense
qu'en cas de péril collectif, le salut public exige l'engagement du sage (cf. Sénèque, De otio,
et Cicerón, De rep., prologue au livre I). Il se souviendra de cette doctrine lorsqu'il méditera
sur la liberté dans les Philippiques. (Cf. A. Michel, Rhétorique et phihsophie chez Cicerón,
chap. Tin.)
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tus 1. La philosophie vient au secours de Cicerón en lui enseignant


non pas le sectarisme, mais au contraire l'esprit de
compréhension. Ce que nous trouvons si tôt dans la Correspondance, à
l'occasion d'un cas de conscience, se traduira bien plus tard sous une
forme plus sereine au dernier livre des Tusculanes 2.

Après la théorie du souverain bien, il faut aborder maintenant


les règles d'action qui trouveront ensuite leur formulation dans
le De officiis.
Soulignons d'abord que cette compréhension dont fait preuve
Cicerón est liée à un sens très profond de la solidarité humaine.
L'un des thèmes dominants du De officiis sera l'affirmation de la
communauté d'intérêts et de devoirs qui existe entre les êtres
humains : « Je suis homme et rien d'humain ne m'est étranger »,
disait le personnage de Térence3. Cet humanisme, qui a sans doute
des sources stoïciennes, se rattache à une conception plus large
encore des devoirs qui — selon d'autres philosophes4 — unissent
entre eux tous les vivants, hommes et animaux. Cicerón l'indique
dans sa lettre à Quintus I, 1 (sur le gouvernement d'Asie), et
surtout dans sa belle lettre Fam. VII, 1 (sur les jeux de Pompée).
Celui-ci avait organisé une uenatio d'éléphants : Misericordia quae-
dam consecutast atque opinio eius modi, esse quandam Uli beluae
cum genere humano societatem.
La notion de societas generis fiumani5 aura plus tard une très

1. Celui-ci avait prétendu obliger Atticus à s'engager activement dans son équipe pour
administrer l'Asie. C'était contester toute la théorie de Votium. Cicerón remet les choses
au point en critiquant d'abord la propension de son frère à Vira (non sans allusion, peut-être,
à la pensée péripatéticienne), puis il justifie ses rapports avec Atticus en montrant que,
sur l'essentiel, il reste d'accord avec son ami : cf. Alt., I, 17, 5 (5 décembre 1961, Cons-
tans, n° XXIII) :. Mihi enim perspecta est et ingenuilas et magnitudo animi lui ; ñeque ego
inter me atque te quicquam interesse unquam duxi praeter uoluntatem institutae uitae, quod
me ambitio quaedam ad honorum Studium, le aulem alia minime reprehendenda ratio ad
honestum otium duxit. Vera quidem laude probitalis, diligentiae, religionis, neque me tibi
neque quemquam antepono, amoris uero erga me, cum a fraterno amore domesticoque
discessi, libi primas defero.
2. Cicerón (tout en critiquant vivement l'Épicurisme) finit par montrer que cette
philosophie elle-même aboutit à lier la uita beata et la uirlus.
3. Heaulon., I, 77. Naturellement, nous ne prétendons pas que Térence s'inspire
uniquement de la philosophie stoïcienne, mais on sait l'importance, pour cette dernière, de la
notion de solidarité humaine.
4. Cf. Porphyre, Περί άποχης εμψύχων, ΠΙ, 24 sq., qui déclare citer un traité de Plu-
tarque polémiquant contre Chrysippe, s'appuyant sur Carnéade, et se replaçant
vraisemblablement dans la tradition de l'abstinence pythagoricienne : le philosophe argue de
la notion de sympathie, présente chez les partisans de Zenon, pour affirmer qu'il existe
une sensibilité commune à tous les animaux et reprocher au Portique certains aspects
cruels de sa doctrine.
5. Cf. De officiis, III, 21, etc..
LA PHILOSOPHIE DE CICERÓN AVANT 54 333

grande importance pour Cicerón. Dès la période qui nous intéresse,


la Correspondance insiste sur trois de ses aspects, qui
correspondent en quelque sorte aux trois dimensions de l'activité cicé-
ronienne. D'une part, notre auteur peut vouer sa vie à la patrie
et se consacrer au service public ; d'autre part, il peut se borner à
vivre en priuatus et à plaider de façon à remplir ses devoirs
privés envers les hommes. Enfin, il peut se retirer dans ses villas
pour s'y consacrer à l'éducation de ses enfants et à l'affection de
ses proches, loin du labor forensis. Beaucoup de lettres en 55 et 54
montrent la nostalgie de Cicerón pour ce dernier genre de vie1.
Or ne croyons pas qu'il s'agisse ici d'un lieu commun. D'une
part, ces lettres sont adressées à Atticus, d'autre part elles sont
liées à. une méditation sur Yotium dont le caractère philosophique
est expressément indiqué (cf. Fam., I, 9). Enfin, en 55, le De
oratore a ébauché2 la distinction à' amor et caritas, qui restera
importante dans les autres traités de rhétorique : amor désigne les
attachements personnels utilitaires et privés, caritas l'affection de
type plus universel qui peut unir tous les humains dans la vertu.
Encore une fois une sorte d'échange et de dialogue s'établit entre
deux notions, dont l'une — amor — est plus proche de l'idéal
épicurien et l'autre — caritas — de l'idéal stoïcien. L'idéal
platonicien ou aristotélicien (ici exprimé par le De oratore) fournit
un point de rencontre et d'équilibre où Cicerón n'arrive pas
toujours à se maintenir.
Cette réflexion sur amor et caritas est évidemment liée au grand
problème de Votium. Nous n'y reviendrons pas en détail, car il a
souvent été traité et concerne surtout la réflexion proprement
politique 8. Cependant il se trouve lié à, des questions de conscience
qui se posent à. Cicerón. Je me bornerai donc à quelques remarques.
M. Boyancé a montré que la célèbre formule cum dignitate
otium avait un caractère péripatéticien. On peut le confirmer en
constatant, grâce à la Correspondance {Att., II, 2 ; II, 12, 4 ;
surtout II, 16, 3), que Cicerón a lu personnellement les textes où
Dicéarque et Théophraste, en une controverse célèbre4, discu-

1. En 54, les deux textes principaux sont Att., IV, 18, 2, et Quint., III, 5, 4 (dans ce
dernier texte, il est vrai, Cicerón laisse entendre que son retour vers le repos lui est imposé
par les circonstances) ; pour l'année 55 : 1, 8, 3 à Lentulus, février, éd. Constans, n° CXXIII) ;
Att., IV, 10, 1 (22 avril, Constane, n° CXXIV). C'est de ce loisir que naissent leDe Oratore,
et, peut-être, l'ébauche du De rep. Cf. aussi Fam., VII, 1, 4, etc.
2. De Oratore, II, 206. Cf. A. Michel, Rhétorique et philosophie chez Cicerón, p. 210 sq...
3. Cf. p. 325, n. 2.
4. Voir aussi à ce sujet A. Grilli, op. cit., et E. de Saint-Denis, La théorie cicéronienne
de la participation aux affaires publiques [Revue de Philologie, 1938, p. 193-215).
Rev. Et. anc. 22
334 REVUE DES ETUDES ANCIENNES

taient de la philotimia. D'autre part nous avons vu dans


Plutarque que le problème s'était déjà posé au début de la vie
politique de Cicerón : la doctrine de Philon l'avait écarté des affaires,
l'influence d'Antiochus, jointe à l'évolution des circonstances,
l'avait renvoyé vers elles. C'est sans doute à ces derniers
enseignements qu'il recourt lorsque, en 54, il écrit à Lentulus la grande
lettre Fam. I, 9, où il justifie son action en se référant
uniquement à des textes de Platon (le philosophe n'est obligé d'agir que
lorsqu'il peut y parvenir par des moyens philosophiques, c'est-à-
dire par la persuasion et non par la violence, et lorsque le peuple
n'est pas encore « trop vieux » pour l'entendre).
Arrivés à ce point, nous pouvons formuler quelques conclusions
nouvelles.
Io La solution constante à laquelle se rallie Cicerón en ce qui
concerne Yotium est celle de Platon. Nous savons par Plutarque
qu'il l'avait adoptée dès le temps de Sulla. On l'y voit revenir
chaque fois qu'il rencontre de grandes épreuves politiques. Même
en 63, au plus fort de son action consulaire, il reconnaît dans le
Pro Murena que, lorsque la guerre et la violence éclatent, lorsque
les généraux entrent en scène, les sages n'ont plus qu'à quitter
la place1. Ainsi, dès le début de sa carrière et pendant toute la
durée de son action, Cicerón est tenté de s'écarter de la politique
et se montre conscient des limites de l'autorité pratique dévolue
au sage. Dès son entrée dans les affaires, il a présent à l'esprit
le dialogue tragique de Platon, Denys et Dion 2.
2° Les autres doctrines philosophiques ne lui fournissent pas
de solution complète. Il a dès le début rejeté l'Êpicurisme et le
Stoïcisme. Les Péripatéticiens sont divisés sur ces questions,
puisque Dicéarque, favorable à la vie active, s'oppose à Théo-
phraste. Cicerón ne trouve donc pas de réponse dans ces doctrines,
mais il y trouve le moyen d'alimenter ses inquiétudes. Et, lorsqu'il
penche vers Votium, il résiste mal à la tentation de le concevoir
comme un rejet total des affaires. Il l'écrit à Atticus, II, 16, 3 :
Respicio nunc ad hanc familiam quae mihi non modo ut requiescam
permittit sed reprehendit quia non semper quierim9. Dès lors on

1. Pro Murena, 30.


2. Tel que nous le décrivent d'une part les Lettres de Platon et d'autre part la tradition
platonicienne, représentée par Plutarque ; Cicerón connaît assurément un certain aspect
de cette tradition. Cf. De off., I, 155 ; Tuse, V, 100 ; Ad Ait., XV, 10.
3. Le passage reste, dans une certaine mesure, ambigu. Il s'agit, d'après le contexte,
de Dicéarque et Théophraste (dont Cicerón parle volontiers avec Atticus). Mais c'est à
LA PHILOSOPHIE DE CICERÓN AVANT 54 335

constate que la formule otiutn cum dignitate, dans la conscience


de Cicerón, indique moins un choix qu'une alternative. Selon ses
succès ou ses échecs, Cicerón se déplace en quelque sorte sur
l'échelle des valeurs. Un jour, il affirme sa volonté d'engagement
total, un autre, il se réfugie dans son métier d'avocat, un autre
encore, il annonce qu'il va se replier dans la vie privée. Les sectes
lui présentent diverses formes de sagesse. Son éclectisme
platonicien ne le dispense pas d'aller de l'une à. l'autre.
3° II arrive pourtant que ce Platonisme aboutisse à un autre
état d'esprit : l'idéalisme héroïque se mêle curieusement à l'esprit
antidogmatique. En Att., H, 19, 1, Cicerón a cette expression
étrange : Ego fortasse τυφλώττω, je suis peut-être aveugle (cela se
passe en 59, il n'a pas assez peur des ennemis qui commencent à,
le menacer et il s'en rend compte) ; il ajoute : nimiurn τφ καλφ
προσπέπονθα. « J'ai trop aimé la beauté. » Cette allusion devient
claire si l'on se réfère aux livres VI et VII de la République de
Platon et surtout au mythe de la caverne (VII, 515 c), où il est
dit que les humains, s'ils voyaient en face le soleil du bien en
seraient aveuglés. Il convient surtout de la rapprocher du Phédon,
que Cicerón va citer et paraphraser dans les Tusculanes : la réalité
de l'âme a un tel éclat qu'elle risque en cette vie d'aveugler des
yeux humains 1. Ainsi cette référence à Platon (qui ne va pas sans
une certaine nostalgie de la mort) prend ici une valeur
particulière puisqu'elle nous révèle un Cicerón très conscient de ses
maladresses dans l'action : il s'excuse en avouant qu'il a trop regardé
le soleil de Platon et qu'il en est resté quelque peu aveuglé.

Nous avons montré par ce qui précède la continuité de la pensée


cicéronienne. Une question reste posée : peut-on, à, partir de la
Correspondance et des textes qui vont jusqu'à. 54, définir, en ce
qui concerne l'éthique, les éléments d'une évolution? Peut-on

un Épicurien que l'orateur s'adresse, h'olium de Théophraste ressemble dans une grande
mesure à celui d' Epicure et Cicerón souligne discrètement ce qu'il y a de paradoxal dans
l'attitude d'Atticus, qui, dit-il, prend parti pour Dicéarque. L'Arpinate ajoute encore
dans le même passage qu'il veut contenter à la fois Dicéarque et Théophraste.
1. Cf. Tuse, I, 73 : Nec uero de hoc quisquam dubitar? posset, nisi idem nobis ucciderei
et dili genter de animo cogitantibus quod Us saepe usu uenit qui cum, acriter oculis deficientem
solem intuerentur, [ut] aspectum omnino amitterent, sic mentis acies se ipsa intuens non-
numquam hebescit, ob eamque causarti, contemplando diligentiam amittimus. Chez Cicerón,
si l'on en croit sa lettre, cette diligentia fut nimia. Pour Platon, cf. Phédon, 96 c, 99 e.
336 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
voir dans quelle mesure la pensée de Cicerón s'est développée et
comment il a changé de maîtres?
Nous soulignerons d'abord que son évolution va dans le sens
d'un approfondissement de sa pensée ; il la modifie moins qu'il ne
l'enrichit. Cela nous a été très manifeste à propos de la théorie
de Yotium : nous avons vu que Cicerón est resté très fidèle à
l'enseignement qu'il avait reçu de Phiîon dans sa jeunesse ; mais
nous avons vu aussi qu'il avait essayé de préciser sa pensée en
lisant ultérieurement des écrits de Dicéarque, de Théophraste et
sans doute d'autres auteurs. Il y a donc chez lui un effort pour
revenir aux sources véritables; on le voit harceler ses proches,
comme l'esclave philosophe Denys, comme Tyrannion, son
bibliothécaire, comme Atticus1 pour se procurer les œuvres des
penseurs grecs et romains, anciens et modernes, et notamment de
Varron ; il parle des difficultés qu'il rencontre pour se constituer
une bonne bibliothèque (cf. Att., IV, 14 sqq.). Tout cela révèle ses
scrupules de chercheur et montre les défauts, en ce qui concerne
notre auteur, des méthodes de la stricte Quellenforschung2. Un
autre exemple typique de sa méthode nous serait fourni par ses
doctrines d'art oratoire, qui s'approfondissent du De inuentione
au De oratore, mais sans changer d'esprit 3.
Λ cet approfondissement se joint une évolution. Naturellement
il n'est pas question, dans le cadre de cet exposé, d'en envisager
tous les aspects. L'on devrait notamment souligner que l'influence
des circonstances continue à s'exercer : elles suggèrent à l'orateur
certaines hésitations, elles suscitent certains développements de
sa pensée. A l'époque où il écrit le De república, il participe,
semble-t-il, à. la publication du De natura rerum de Lucrèce ;
mais, vers le même moment, il se rapproche de Caton. Or le rôle
de C. Memmius, à qui Lucrèce adressait son poème, va décliner ;
au contraire, celui de Caton deviendra très important au moment

1. Sur Denys (Dionysius), Att., IV, 15, 1 et 10 ; V, 3, 3 ; 17, 3 ; 18, 3 ; VI, 1, 13 ; 2, 3


(qui insistent sur les étroits rapports du personnage avec Atticus ; s'agit-il de ce Pompo-
nius Dionysius à qui Cicerón donne, en l'affranchissant, le nom de son ami?). Sur la
personnalité de Dionysius, voir Constane, Correspondance de Cicerón, III, p. 16, η. 2 : c'est
notamment en compagnie de ce personnage que notre auteur a composé le De oratore. Son
influence a certainement été grande aussi en ce qui concerne le De rep. (cf. les études de
Cicerón sur Dicéarque). Tyrannion, grammairien et géographe, aide Cicerón à constituer
sa bibliothèque en utilisant notamment la bibliothèque d'Atticus (cf. Att., IV, 4 a, 1).
L'orateur, préparant le De rep., réclame à Atticus les livres de Varron {Att., IV, 14, 1).
2. Voir à cet égard les excellentes remarques de P. Boyancé, Revue des Études latines,
1936, p. 288 sq.
3. Cf. A. Michel et K. Bàrwick, op. cit. La critique péripatéticienne des théories d'Her-
magoras de Temnos est présente dès le De inuentione.
LA PHILOSOPHIE DE CICERÓN AVANT 54 337

de la guerre civile : tout cela n'est sans doute pas étranger à une
certaine évolution vers le Stoïcisme 1.
Sans pouvoir ici faire plus qu'évoquer ce type de problème,
nous constaterons d'autre part qu'à ces changements, que les
circonstances déterminent, se joint un authentique progrès moral,
lié aux études philosophiques. L'orateur semble progresser, non
sans timidité encore, vers une certaine impassibilité. Cela est
particulièrement manifeste dans les lettres que Cicerón envoie à
Atticus et Quintus lorsqu'en octobre 54 l'acquittement de Ga-
binius, survenu sans qu'il ait pu montrer son opposition, lui
permet de mesurer la faiblesse de son influence et de toucher le fond
de la déception. Il se raccroche à son amour de Votium, des études
philosophiques, de la vie retirée, méditative. Certes les
circonstances sont moins cruelles qu'aux jours de l'exil ; mais, à ce
moment-là, il avait rejeté toutes les consolations philosophiques,
alors que ses amis les lui proposaient. Aujourd'hui, il essaie de
s'en contenter 2.
Cette évolution morale vers plus de détachement, dont nous
n'examinerons pas ici tous les aspects, va nous apparaître
surtout à propos de ce qui constitue le principal motif d'agir de
Cicerón : son amour de la gloire, qui, dès l'origine, l'avait
détourné de l'Ëpicurisme et dont il avouait lui-même qu'il le trouvait
excessif3. Certes là encore il s'appuie constamment sur une théorie
philosophique qui s'exprimera jusque dans le De senectute 4 ; mais
cette théorie laisse place à certains flottements que la
Correspondance va nous faire deviner.
Il s'agit d'un aspect particulier (et fort important) de cette
gloire. Celle-ci apparaît comme une récompense des grandes ac-

1. Sur les rapports entre l'œuvre de Lucrèce et le De rep., voir l'article d'I. Trencsenyi-
Waldapfel, Cicerón et Lucrèce {Acta antiqua Ac. hungar., VI, 1958, p. 321-383). Sur les
rapports avec Memmius, voir P. Boyancé, Lucrèce, p. 27 sq. Sans chercher ici dans quelle
mesure Memmius était Épicurien, ou si l'œuvre de Lucrèce a telle ou telle portée
politique, on peut constater que Cicerón, dans le De rep., s'oppose nettement à la doctrine
épicurienne. Sur les rapports de Cicerón et de Lucrèce dans cette période, voir aussi notre
communication à la Société des Études latines (février 1965), à paraître dans la R. É. L.
2. Voir surtout Att., IV, 18, 2 (Dices : « Tu ergo haec quomodo fers? » Belle, mehercule,
et in eo me ualde amo... Multa mihi dant solada, nee tarnen ego de meo statu demigro, quaeque
uita maxime est ad naturarti ad earn me rejero, ad luleros et studia nostra. . . Locus Ule animi
nostri stomachus ubi habitabai olim concalluit) ; cf. Quint., Ill, 5, 5 : ualde me ad otium
pacemque conuerto (il est vrai qu'un peu plus haut, au paragraphe 4, Cicerón n'a pu se
retenir d'exprimer son angoisse : Angor, mi suauissime f rater, angor nullam esse rem publicam) .
3. Pro Archia, 28 : Iam me uobis, iudices, indicabo et de meo quodam amore gloriae nimis
acri fortasse, uerumtamen honesto uobis confiiebor.
4. De seneclule, 79 sq. Sur les aspects philosophiques de cette doctrine, nous renvoyons
à P. Boyancé, Études sur le songe de Scipion, p. 147 sq.
338 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

tions. Elle est donc liée dans une importante mesure au succès
dans l'action, à la felicitas. Au premier abord cela n'est pas
douteux pour Cicerón. Déjà, faisant l'éloge de Pompée dans le Pro
lege Manilla1, il a reconnu qu'une des principales qualités qui
caractérisent le bon général était sa chance ; et il a plus tard
vécu lui-même l'expérience du, succès : il a connu, contre Catilina,
l'ivresse de la félicitas, la joie (si chère plus tard à un César) de
se sentir l'élu des dieux, le favori de la Fortune. Des merveilles,
des prodiges ont accompagné son succès ; et il a cru pouvoir
écrire le vers célèbre qu'il cite si volontiers : O fortunatam natam
me consule Romam2. Il croyait alors, selon toute vraisemblance,
en cet accord mystérieux entre sa propre gloire et une victoire
voulue par les dieux. Le Pro Archia, qu'il consacre effectivement à
l'éloge de sa gloire, à propos du poète Archias, fait ce
rapprochement entre le prestige et le succès 3.
L'exil marque la fin de la felicitas pour Cicerón. Désormais sa
gloire ne va plus de pair avec sa victoire. Cela ne peut manquer
de susciter une angoisse spirituelle qui semble avoir été profonde
et sincère. Plusieurs textes attestent un tel état d'esprit. Peu
après son consulat, Cicerón a déjà pris conscience que les dieux
l'abandonnent en ce monde ; la gloire lui reste, mais non la
réussite. De là cette formule frappante (Att., I, 16, 6) : « Si un dieu
ne jette les yeux sur nous, c'en est fait de cette constitution de
la République que je pensais avoir assurée... » Ce sentiment
s'aggrave avec l'exil (Quint., I, 3, 9) : Precarer déos... sed omnis dolor
est quod optime factis poena maxima est constituta.
Très tôt, Cicerón sentait déjà qu'il devait approfondir sa
conception de la gloire, l'adapter aux risques de l'échec terrestre.
On trouve sa réponse dans le Pro Archia (29) ou (non sans
nuances) dans la Lettre à Lucceius* : il faut rechercher la gloire
moins dans le présent qu'auprès de la postérité. Mais cela ne
résout pas toutes les questions : même auprès de la postérité un

1. Pro lege Manilla, 47 sq.


2. Cf. De diu., I, 22. Sur les prodiges qui marquent la faveur des dieux envers Cicerón,
voir Cat., Ill, 18-22 (il est vrai qu'en IV, 2, l'orateur reconnaît que l'issue était incertaine
et que le destin, qui avait marqué son nom, pouvait vouloir sa mort).
3. Pro Archia, 24 (à propos de Pompée) : Noster hic Magnus, qui cum uirtute fortunam
adaequauit. . . On voit que la vertu s'ajoute à la grandeur et à la chance.
4. Fam., V, 12 (Constane, CXII, Juin 56). Voir surtout 1 : Neque enim me solum
commemorano posteritatis ad spem quamdam immortalilatis rapit, sed etiam illa cupiditas ut uel
auctoritate testimonii tui uel indicio beneuolentiae uel suauitate ingenii uiui perfruamur. La
fin de la lettre (9) montre encore l'obsession de Cicerón qui voudrait « cueillir de son
vivant les fruits de sa modeste gloire ».
LA PHILOSOPHIE DE CICERÓN AVANT 54 339

échec vécu dans le présent ne risque-t-il pas d'avoir des effets


désastreux?
Cicerón, même pendant et après l'exil, reste très attaché au
bonheur présent ; nous en donnerons deux preuves. La première
résulte de la Lettre à Atticus IV, 1, 4 : Cicerón, qui évoque son
retour d'exil et son débarquement à Brindes, souligne que la date
de cet événement a coïncidé avec deux anniversaires : celui de
la fondation de cette cité et celui de la naissance de Tullia. Pour
un homme qui s'interroge souvent sur la réalité de la providence
divine, ces deux coïncidences sont évidemment lourdes d'espoir.
Nous avons un autre témoignage de ce qu'est, pendant l'exil,
l'état d'esprit de Cicerón. Il s'agit d'un texte qu'on pourrait
appeler Somnium Ciceronis ; ce passage se trouve dans le De diui-
natione1, mais l'authenticité historique du fait évoqué paraît
pouvoir s'appuyer sur le témoignage des amis qui ont accompagné
l'orateur dans son exil. En pleine fuite, après une nuit d'insomnie,
Cjcéron épuisé a fini par s'endormir; Markts lui est apparu en
songe et, par un symbole très clair, lui a annoncé son retour. On
voit ici que, dans cette période d'angoisse, Cicerón a pu se
raccrocher même à sa croyance dans les songes ; mais on voit aussi
ce que ces derniers lui promettaient : un retour de succès
terrestre, un retour de felicitas.
Précisément, en 54 (ou dans les années qui suivent
immédiatement), le Somnium Scipionis va se distinguer en cela du Somnium
Ciceronis : son protagoniste a renoncé au succès terrestre. L'on y
voit (en 12) l'Africain prédire à. Scipion Émilien sa mort prochaine ;
donc, selon cette fiction, Scipion en 129, était au courant de son
échec probable ; les dieux l'avaient averti. Il a reçu cet
avertissement avec un doux sourire — leniter arridens. Et il n'en
continue pas moins d'agir, presque sans espoir.
Cela explique un fait qui a frappé les commentateurs2 : le
Somnium insiste avec véhémence sur la vanité des récompenses
terrestres, qui sont limitées dans le temps et dans l'espace ; on a
l'impression d'assister à, la condamnation de la gloire humaine ;
jamais Cicerón n'était ailé aussi loin (20 sqq.). Ne nous y trom-

1. De diu., I, 59. C'est un certain Sallustius, compagnon de Cicerón à son départ, qui est
censé raconter ce fait.
2. Sur la conception de la gloire dans le Songe, voir P. Boyancé, Éludes..., p. 147 sq.,
qui indique la place de la pensée cicéronienne par rapport aux différents systèmes
philosophiques, ainsi que l'évolution ultérieure de la doctrine (celle-ci semble elle aussi
influencée par les événements). P. Boyancé n'étudie pas l'évolution de la notion de gloire,
chez Cicerón, jusqu'au Songe.
340 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

pons pas : ce qui devient désormais objet de mépris c'est ]e


succès. Mais Cicerón fait aussi comprendre (en s'inspirant du Phédon)
que le vrai sens de l'action humaine est le suivant : il faut servir
gratuitement les hommes jusqu'à la mort terrestre, en refusant
même la tentation du suicide. La vraie gloire n'est pas de ce
monde ; elle donne l'immortalité dans le ciel, même si elle aboutit
sur la terre à un échec partiel 1.
A partir de 58, Cicerón n'a cessé de mesurer l'échec de ses
espoirs terrestres. Mais, en même temps, le Platonisme, dont il
comprenait de mieux en mieux le sens, lui enseignait à dépasser
l'espoir terrestre. Comme Scipion sans doute, comme ce héros qu'il
avait pris pour modèle, il voyait la mort possible au bout de son
œuvre, et il l'acceptait a.

Au terme de ces brèves remarques, nous soulignerons


simplement deux points pour répondre à, nos deux questions initiales.
Io L'on voit la place importante que l'Aristotélisme et le
Platonisme tiennent dans l'action même de Cicerón et dans la vie
de sa conscience. Ces deux doctrines sont en effet médiatrices
entre le ciel et la terre, la gloire et l'échec, entre les autres
doctrines aussi, entre la uoluptas et Yhonestas. Elles permettent de
concilier les différents aspects de la condition humaine. C'est en
ce sens qu'il faut interpréter les choix philosophiques de Cicerón,
en rejetant toute Quellenforschung littérale. Assurément le
Platonisme est sa source principale : mais ce Platonisme lui enseigne
à choisir entre les maîtres, à ne pas être l'esclave d'une doctrine
fermée, à s'attacher à ce qui est multiple et qui unifie, à ce qui
est divers et qui concilie.
2° Cette recherche de la conciliation — on pense à la notion
politique de concordia — risquerait de conduire à la confusion si
elle n'était dominée par l'esprit de rigueur. Cicerón sans doute
était d'abord trop conciliant — facilis, comme on disait. Il voulait

1. Scipion sera assassiné. Sur la tentation du suicide et son rejet, cf. Phêdon, 61 sq. ;
Somnium, 15.
2. La chose sera expressément indiquée, en 45, dans un passage des Tusculanes, I, 33,
qui reprend la même philosophie de l'immortalité et de l'acceptation de la vie : Licuit
esse otioso Themistocli, licuit Epaminondae, licuit, ne et uetera el exlerna quaeram, mihi, sed
nescio quomodo inhaeret in mentibus quasi saeculorum quoddam augurium futurorum, idque
in maximis ingénus allissimisque animis et exsislil maxime et apparet facillime. Quo quidem
dempto quis tarn esset amens qui semper in laborious et periculis uiueret?
LA PHILOSOPHIE DE CICERÓN AVANT 54 341

tout avoir, la gloire et le plaisir, et le succès. Quand il n'eut ni le


plaisir ni le succès, il apprit à, se contenter plus austèrement de
la gloire, et même à épurer cette dernière. La vertu seule fait le
bonheur, diront les Tusculanes. Nous avons vu Cicerón marcher
vers ce détachement.
Tout le drame de sa vie n'aura-t-il pas été dans ce conflit entre
l'esprit et le plaisir, entre l'honneur et le bonheur, comme devait
le dire Péguy1. Et il y a deux manières de le résoudre. L'une,
qui a sa noblesse, est dans la conciliation, l'harmonie, la tempe-
rantia : tout voir, tout comprendre. L'autre consiste parfois à se
laisser aveugler par la lumière du Beau.
Alain MICHEL.

1. Dans les Quatrains.

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