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Rev ue d’ethnologie de l’Europe
26 | mars 1996 :
Rêver
Repères
STEPHEN HUGH-JONES
p. 123-148
Entrées d’index
Thèmes : alim entation
Lieux d'étude : Am érique du Sud
Texte intégral
Traduit de l'anglais par Philippe Erikson
1 La première fois qu'ils se sont rendus en Amazonie, mes jeunes enfants furent
horrifiés de v oir qu'on y tuait des singes et des aras afin de les manger. Etre
confrontés à la mort d'un quelconque animal était déjà assez difficile en soi, mais
là, c'était le comble. Comment de telles créatures pouv aient-elles finir dans nos
assiettes, alors qu'elles étaient les habitantes sacrées du monde merv eilleux des
liv res d'images, des zoos et des jungles lointaines ? Cette situation dev int pire
encore lorsqu'ils s'aperçurent que leurs parents étaient non seulement prêts à
commettre ce sacrilège, mais s'attendaient à ce qu'ils en fassent autant. Dans un
premier temps, ils s'y refusèrent catégoriquement mais, la faim aidant, ils
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entraîné une redéfinition de ce qu'est un animal et de ce que dev rait être notre
relation av ec lui. S'éloignant d'une v ision dans laquelle l'homme apparaissait
comme radicalement distinct de créatures qu'il s'agissait de dominer, on s'est
acheminé v ers une conception de l'homme comme protecteur d'êtres aux quels
on accorde de plus en plus largement les droits et les dev oirs inhérents au statut
de personne. Pour reprendre les termes de Thomas : « C'est ainsi que les
sensibilités nouv elles et les bases matérielles de la société humaine se sont de
plus en plus opposées. Un mélange de compromis et de dissimulation a permis
jusqu'ici de n'av oir pas à résoudre complètement ce conflit. Mais on ne peut pas
toujours user de faux -fuy ants et il est bien certain que la question se reposera.
Cette question forme l'une des contradictions sur lesquelles on peut dire que
repose la civ ilisation moderne. Sur ce que seront ses conséquences ultimes,
nous ne pouv ons que faire des conjectures » (1 985 : 393).
6 Lorsque j'ai lu l'étude de V ialles sur les abattoirs du Sud-Ouest, j'ai été moins
frappé par les différences que par les ressemblances entre ce qu'elle décrit et ce
que moi-même et d'autres av ons pu observ er en Amazonie : un même mélange
d'accommodement et de duplicité à l'égard de la mise à mort de l'animal et de la
consommation de sa v iande. Toutefois, en Amazonie, nous n'av ons pas affaire à
l'apogée d'un long processus de civ ilisation, mais à des sociétés que les historiens
caractériseraient plus v olontiers d'archaïques. La sensibilité moderne est-elle
v raiment si nouv elle ou a-t-elle toujours fait partie de notre bagage d'êtres
humains ?
7 Pour ma part, je souhaite défendre la seconde position. A certains égards, les
attitudes des Amérindiens sont réellement très similaires à celles des Européens
modernes, et me semblent découler en dernière instance de deux problèmes
ex istentiels très généraux , à portée univ erselle, et que l'abattage d'animaux pour
leur v iande rend particulièrement saillants. Le premier dériv e du caractère très
flou de la ligne de démarcation entre l'homme et l'animal ; le second, de la
conscience que la pérennité phy siologique et sociale des humains dépend de
l'effritement et de la destruction d'autres composantes du monde v iv ant. Je
v oudrais également montrer que ce terreau commun est souv ent dissimulé par
une tendance à sy stématiser et à rationaliser les croy ances et les pratiques
amérindiennes. Cette quête des bons raisonnements culturels qui seraient à la
base de coutumes soi-disant ex otiques ne contribue pas seulement à une
surestimation des différences culturelles qui nous séparent des Amérindiens,
mais donne en outre l'impression que leurs idées sont plus homogènes et moins
sujettes au changement historique que ce n'est réellement le cas.
8 Ma discussion sera fondée sur des matériaux prov enant de deux ethnies
tucano du Sud-Est colombien : les Barasana et les Makuna. Tout comme mes
enfants, mais pour des raisons différentes, les Tucano trouv ent également dans
certains produits dériv és de la consommation de v iande une ébauche de
solution à quelques-uns des problèmes en jeu. Je préfère cependant adopter une
perspectiv e comparativ e plus large. Les ethnies amazoniennes ne sauraient en
effet être env isagées comme autant de tribus distinctes, chacune pourv ue de ses
propres coutumes et croy ances. Mieux v aut y v oir une v aste communauté
composée de gens div ers v iv ant dans une aire géographique commune et
disposant d'un même héritage culturel. En Amazonie, comme en Europe, les
attitudes relativ es à la consommation de v iande v arient grandement, non
seulement d'un groupe ethnique à un autre, mais également selon les indiv idus et
les périodes historiques.
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manger que des choses "conv enables" rev ient à afficher publiquement qu'on
assume pleinement la responsabilité qui incombe à chacun de se montrer maître
de soi et respectueux », autrement dit de se comporter en v éritable Kalapalo.
Ici, comme ailleurs dans la région, l'emphase sur le contrôle de soi rév èle un
conflit entre deux ty pes de préférences – entre ce qu'on pourrait v ouloir et ce
qu'on estime dev oir manger.
12 Sav oir modérer son appétit de v iande sert non seulement à définir son
identité, mais encore à se protéger de certains dangers. Les Tucano attribuent
bon nombre de maladies à l'ingestion de nourritures animales ex emptes des
précautions rituelles adéquates. Les règles d'év itement se déduisent en
superposant des catégories de gens et des classes de nourritures, c'est-à-dire en
se demandant qui peut manger quoi. Les dangers inhérents aux différents
aliments dépendent autant de la phase du cy cle v ital dans laquelle on se trouv e
que de circonstances particulières. Du point de v ue des catégories, les petits
enfants sont les plus ex posés et ne mangent que ce qui est le plus inoffensif ; à
mesure que les jeunes gens progressent v ers l'âge adulte, ils rallongent
progressiv ement la liste de ce qu'ils peuv ent manger, jusqu'à ce que, arriv és à
maturité et ay ant atteint l'âge d'élev er des enfants , ils aient enfin accès à
l'intégralité de ce qui est jugé comestible. Du point de v ue de la conjoncture, les
personnes qui encourent le plus grand risque sont celles qui sont malades, qui
trav ersent quelque crise ou quelque période liminaire, qui ont récemment pris
part à un rituel ou ont de quelque autre manière été en contact av ec le monde
des esprits et des processus v itaux . Comme si elles régressaient alors à un stade
infantile, ces personnes doiv ent ramener leur régime à un niv eau moins
périlleux , ne réintroduisant les aliments plus « forts » et plus dangereux qu'une
fois qu'un traitement rituel approprié les aura rendus inoffensifs.
13 La classification des aliments repose sur les catégories naturelles dont elle
dériv e, d'autres distinctions étant introduites en fonction de critères tels que la
prov enance, l'habitat, le mode d'obtention ou de cuisson. Les différentes classes
de nourriture sont ordonnées en fonction des risques qu'elles font encourir, ce
classement reflétant également l'estime dans laquelle ces aliments sont tenus. La
figure 1 illustre une v ersion simplifiée de cette hiérarchie des aliments pour les
Tucano. On y décèle nettement quelques parallèles non seulement av ec d'autres
populations amazoniennes, mais encore av ec l'Europe (v oir figure 2). Chacune
repose sur des principes similaires, relatifs à la taille, au sang et au sacrifice d'une
v ie.
14 Les dangers propres aux différentes sortes de v iande dépendent très
nettement de la taille et de la quantité de sang de l'animal. La v iande blanche est
plus inoffensiv e que la v iande rouge, tandis que celle des grands mammifères
terrestres – pécaris, cerv idés et tapirs – est la plus forte et la plus dangereuse de
toutes. Seuls les adultes en mangent. Les maladies prov oquées par la v iande
prov iennent soit directement de l'animal qui se v enge d'av oir été tué et mangé,
soit des maîtres spirituels du gibier insultés par un manque de respect env ers
leurs droits de propriété. Pour év iter la maladie, les chamanes commencent par
souffler des inv ocations sur les aliments en question. De manière logiquement
conforme à la classification esquissée ci-dessus, ces inv ocations fonctionnent,
entre autres, en rabaissant les nourritures dangereuses d'un ou deux crans dans
la hiérarchie.
15 En changeant de peau, les poissons peuv ent se transformer en gibier. Les
chamanes, au moy en d'inv ocations, sont toutefois capables de retransformer ces
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animaux en poissons, et les paroles qu'ils utilisent à cette fin les désignent bel et
bien de termes appropriés pour les poissons qu'ils doiv ent redev enir. De
manière plus radicale encore, lorsque les chamanes demandent aux maîtres des
grands animaux la permission de chasser, ils ne demandent pas des dons de
v iande, mais plutôt des dons de v égétaux . Les inv ocations qu'ils soufflent alors
sur le produit de la chasse réitèrent cette transformation, changeant la chair
animale en cassav e, bananes plantains, ananas ou autres v égétaux cultiv és,
selon un procédé qu'utilisent également les Piaroa (Ov ering Kaplan 1 97 5 : 3). De
telles pratiques permettent aux Tucano de se considérer comme des v égétariens
qui mangent aussi du poisson, ce qui n'est pas sans év oquer les différentes
pratiques et les procédés linguistiques qui permettent de désanimaliser les
carcasses dans les abattoirs du Sud-Ouest, suiv ant une logique que V ialles
baptise du terme de « v égétalisation » (1 987 : 50-53 et 69-7 0).
16 Si une tendance à associer la maladie av ec la consommation de v iande est très
répandue en Amazonie, il est important de souligner qu'on y trouv e également
une grande div ersité dans les attitudes et les comportements des différents
peuples de cette région. Les Tucano ne se montrent ni très énergiques ni très
enthousiastes à la chasse ; ils craignent une év entuelle v engeance des animaux ,
observ ent des règles très strictes concernant la consommation de v iande et
respectent très scrupuleusement le dev oir de réciprocité auquel ils se croient
tenus à l'égard des maîtres des animaux . Les Jiv aro sont en rev anche des
passionnés de chasse, bien plus détendus dev ant un plat de v iande. Ils év itent
ordinairement de manger du tapir ou du daguet, mais pas du tout par crainte
d'une quelconque v engeance ; si celle-ci est un leitmotiv dans les relations
interpersonnelles, elle ne semble guère jouer de rôle dans les relations av ec les
animaux . Les Y anomami sont également de fieffés chasseurs, mais ont pour leur
part des idées sophistiquées relativ es à la v engeance animale ; certains sous-
groupes ex cluent les tapirs de leur sy stème de prohibitions et les mangent
v olontiers ; d'autres se montrent plus précautionneux (Tay lor 1 981 : 29 ; Smole
1 97 6 : 1 81 ). En dépit de telles v ariations, les données amazoniennes semblent
toutes indiquer que la v iande y serait perçue comme quelque chose certes de
largement conv oité, mais en même temps de fondamentalement problématique ;
il semble en outre ex ister une corrélation positiv e entre la taille d'un animal, et
l'attirance et la crainte qu'il suscite. Comme le dit Crocker à propos des Bororo,
« les grands animaux sont le parangon de ce qui est certes dangereux , mais bon à
consommer » (1 985 : 1 43).
Explications de l'ambivalence
17 Bien qu'il s'y manifeste quelques différences importantes, parfois sources de
polémiques, les discussions anthropologiques concernant l'attitude des
Amérindiens v is-à-v is de la chasse et de la consommation de v iande semblent
majoritairement tenir pour un fait acquis que les préférences alimentaires et les
attitudes à l'égard de la chasse relèv eraient sy stématiquement de la rationalité
écologique ou sociologique, en tant que glose sy mbolique de la relation au
monde naturel ou à l'homologie structurale des relations à autrui.
18 L'argument écologique se présente sous deux formes, l'une accordant la
priorité à la science occidentale et à la raison pratique, l'autre à la science
indigène et à la logique culturelle. Cependant, toutes deux sous-entendent une
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conv ergence entre notre notion de l'écologie et la leur. Ross suggère que les
prohibitions alimentaires amérindiennes s'appliquent tout particulièrement aux
plus grands des animaux parce que ce sont ceux qui seraient les plus sensibles à
la surprédation. Bien qu'ils ne soient pas forcément consciemment énoncés en
ces termes, les tabous qui encourageraient la prédation d'animaux de plus petite
taille conféreraient un av antage adaptatif en fav orisant « un rendement constant
plutôt qu'une utilisation max imale des ressources » (Ross 1 97 8 : 5). Cette
emphase sur la dimension pragmatique tendrait à considérer la chasse
uniquement comme un moy en d'obtenir des protéines.
19 D'un autre côté, Reichel-Dolmatoff adopte un point de v ue nettement plus
sy mbolique, défendant l'idée que la réglementation et les restrictions relativ es à
la chasse représentent une stratégie de gestion des ressources fondée sur une
compréhension rationnelle de l'écologie comme sy stème de flux d'une énergie
ex istant en quantité limitée, ex igeant un équilibre stable entre l'input et l'output
pour se maintenir (1 97 1 , 1 97 6). Une bonne partie de ce sav oir écologique est
formulé en termes sy mboliques dans le cadre d'une cosmologie plus générale
dans laquelle les implications morales et ex istentielles de la chasse dépassent
largement une simple logique de max imisation des retours.
20 Dans un registre plus sociologique, Descola (1 993, 1 994) attire notre attention
sur l'homologie structurelle entre les règles qui régissent respectiv ement les
relations sociales et le rapport aux animaux , un fait sur lequel av ait également
insisté Arhem (1 991 ). Descola dév eloppe son argumentation à propos du
contraste déjà relev é entre les attitudes des Tucano et des Jiv aro à l'égard de la
chasse. Dans le cas tucano, les relations av ec les affins humains et av ec l'altérité
animale sont toutes régies par un principe commun d'échange réciproque, tandis
que dans le cas jiv aro elles sont fondées sur un principe de prédation niant
l'échange pacifique entre l'homme et l'animal. Pour les Tucano, les mondes
humain et animal constituent des éléments d'un immense métasy stème dans
lequel les échanges doiv ent être équilibrés : la mise à mort d'animaux doit être
compensée par la mort d'humains. Pour les Jiv aro, « la circulation des énergies,
des substances ou des identités ex clut celles des non-humains : le déficit généré
par la mort d'un humain doit être compensé par un processus de recy clage au
sein de la sphère humaine, par le biais de la chasse aux têtes » (Descola 1 993 :
1 1 8).
21 Je ne m'étendrai pas ici sur les mérites respectifs de ces différentes théories,
sauf pour dire que si les attitudes des Européens env ers les animaux et la
consommation de v iande sont complex es et reflètent des considérations tout à
la fois pratiques, sociologiques, morales, philosophiques et éthiques, il serait
étonnant qu'il en aille autrement en Amazonie. Bien qu'une mauv aise conscience
liée au fait de tuer et de manger des animaux soit manifestement une des
composantes de l'attitude européenne env ers la v iande, on a jusqu'ici porté très
peu d'attention à la possibilité qu'un sentiment similaire pourrait pareillement
constituer l'une des div erses composantes de l'attitude des Amazoniens à cet
égard. Deux des rares ex ceptions sont la mention, dans le trav ail de Riv al (s.d. :
1 0), de manifestations occasionnelles de compassion chez les chasseurs
huaorani, et la suggestion d'Erikson (1 987 ) selon laquelle l'appriv oisement des
petits des animaux chassés pourrait serv ir aux Amérindiens à réparer les torts
occasionnés à leurs parents. Descola (1 994 : 339) récuse ex plicitement cet
argument, av ant de dév elopper des idées qui rejoignent finalement le reste des
analy ses d'Erikson.
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cosmologiques ne soient pas tout aussi pertinents, mais insister sur ces
considérations plus générales détourne l'attention du fait que manger de la
v iande implique également une manière d'être et pose le problème du contrôle
de soi, qui nous concerne tous.
Victimes idéales
28 On peut dès lors se demander quels rapports ex istent entre les effets de cette
mauv aise conscience et la sélection des proies ainsi que le traitement et la
consommation de leur v iande. On a v u qu'en Amazonie, comme en Europe, la
v iande rouge des grands animaux est souv ent considérée comme l'aliment carné
par ex cellence. Mais que faut-il d'autre pour qu'un animal soit comestible ? La
réponse tient en peu de mots : qu'ils ressemblent aux humains, mais pas trop.
Les Tucano établissent une distinction entre « ceux -qui-mangent-les-gens »
(masa baara) et « ceux -que-les-gens-mangent » (masa baare). Les premiers
sont des jaguars (yaiya), ce qui renv oie à une catégorie relativ e à la perspectiv e
adoptée et dont l'acception serait aussi bien rendue par le terme de
« prédateur » – chez nous, la griv e serait le « jaguar » de l'escargot. Les humains
entretenant av ec les autres animaux le même rapport que les « jaguars », ils ne
mangent pas les grands prédateurs qui leur ressemblent trop. Les « gens » qu'ils
mangent sont des « poissons » (w ai), autrement dit ceux qui sont nettement
moins « gens » qu'eux . Comme on l'a déjà v u, certains de ces « poissons » sont
également du gibier.
29 Ainsi, en raison de la nature décidément trop humaine de ces traits, le
caractère agressif, asocial et solitaire des grands prédateurs serait précisément
ce qui les rend impropres à la consommation. Toutefois, les animaux définis
comme éminemment comestibles le sont également pour ce que leur
comportement aurait d'emblématique de la condition humaine, mais cette fois
de manière positiv e. On les présente tour à tour comme pacifiques, frugiv ores,
v égétariens, inoffensifs, diurnes, territoriaux , sociables, toutes caractéristiques
en somme qui év oquent la coopération pacifique et l'harmonie domestique. Ces
animaux sont donc d'autant plus mangeables qu'ils ressemblent aux humains
(Basso 1 97 3 : 1 7 ; Descola 1 993 : 262 ; Riv al s.d. : 1 0). Il semblerait donc que
ceux que l'on préfère manger incarnent un idéal d'humanité lui-même sy mbolisé
par leur nature grégaire et leurs habitudes alimentaires paisibles, et qui s'oppose
à un autre idéal qu'illustre le comportement agressif et solitaire de ceux qui s'en
nourrissent. Ces idéaux renv oient au dimorphisme sex uel : les hommes agressifs
sont les chasseurs, les femmes sans défense étant leur « v iande ». L'ethnographie
régionale abonde d'ailleurs de parallèles sy mboliques entre la prise du gibier à la
chasse et celle des femmes en mariage, ainsi qu'entre l'alimentation et la
sex ualité. Pour les Tucano, ils recouv rent également l'opposition entre deux
manières d'être et deux idéaux masculins opposés : le guerrier dominateur au
sang chaud, et l'homme de paix , pondéré et constamment maître de soi. Ainsi,
tout comme le comportement des humains à l'égard des animaux , le choix des
proies a des connotations morales, en ce qu'il représente un idéal humain
particulier, une identification du mangeur à ce qu'il mange.
30 La taille et l'habitat doiv ent également être pris en considération. Les tapirs
fournissent une ex cellente v iande en abondance, mais leur grande taille, leurs
mœurs terrestres, leur nature débonnaire et leur régime v égétarien les font
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(s.d. : 1 2) des WaiWai, c'est l'échange et le partage de la v iande ainsi que le fait
qu'elle soit cuite et mangée au cours de repas fortement ritualisés qui distinguent
les très félins chasseurs des jaguars v éritables. Les humains soumettent leur
ingestion de nourriture à un contrôle intellectuel collectif, tandis que les jaguars
chassent isolément et se montrent assez égoïstes pour manger de la v iande crue
tout seuls dans leur coin. Dans les chasses collectiv es, grâce à cette injonction du
partage, la relation normalement établie entre un chasseur donné, sa famille et
un animal particulier se transforme en une relation globale entre une
communauté d'humains et une espèce animale.
37 Les maîtres des animaux aux quels les chamanes tucano adressent leurs
requêtes de gibier contrôlent aussi leurs sujets en tant que collectiv ité, et on ne
dev rait généralement s'adresser à eux que dans le contex te de fêtes
communautaires. La mainmise des chamanes sur toute l'affaire reflète donc la
finalité sociale à laquelle la v iande est promise ; ils ex ercent normalement très
peu de contrôle sur la chasse indiv iduelle dont le produit plus modeste se v oit
rarement partagé au-delà de la famille ou d'une petite maisonnée. Si le chamane
fait son trav ail correctement – demandant une autorisation pour chaque animal
tué et rétribuant les chasseurs av ec des dons de tabac et de feuilles de coca –, et
si par ailleurs les gens respectent les règles et se comportent comme il sied à de
v éritables humains, les frontières entre eux et le règne animal demeurent
intactes. C'est seulement quand les gens se comportent stupidement et
désobéissent que les choses v ont mal. Alors, comme dans les my thes, c'est leur
propre ignorance et leur stupidité qui causent la perte de leur humanité. Leurs
âmes sont capturées par des tapirs et des pécaris spirituels appelés « ingéreurs »
et serv ent à renouv eler le stock des âmes (soori masa) animales. Au lieu de se
réincarner dans des êtres humains, ils rev iennent sous la forme d'animaux de la
forêt.
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sucer un doigt coupé. Pour débarrasser la v iande de son sang, il faut la faire
bouillir longtemps ou la fumer jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement sèche. La faire
rôtir serait non seulement du gâchis dispendieux , mais aurait encore
l'inconv énient de ne v ous débarrasser ni de l'odeur ni de la v ue du sang.
40 Ce rejet du sang a aussi des côtés positifs. Le sang représente la force v itale à la
fois des gens et des animaux , et si chacun doit conserv er le sien, il ne faut
aucunement les mélanger. Consommer du sang serait se conduire en jaguar et
rev iendrait à brouiller les frontières substantielles et morales qui assurent la
distinction des identités respectiv es des humains et des animaux . Il faut donc
laisser le siège de la v italité des animaux , leurs entrailles et leur sang, s'écouler
v ers l'av al, afin que leur principe v ital puisse regagner sa source et laisser une
v iande aussi désanimée qu'inoffensiv e, à l'instar des aliments v égétaux . Cette
séparation de la v iande et du sang est aussi subtile que celle entre les termes par
lesquels on les désigne : rii et ri.
41 Les Barasana racontent l'histoire de Warimi, un homuncule moite et
spermatique né des entrailles de sa mère dépecée, abandonnées dans une riv ière
(Hugh-Jones 1 97 9 : 27 7 ). Ce récit suggère que l'élimination du sang de la chair
serv irait aussi à séparer les substances nutritiv es de celles qui sont
procréatrices, év itant ainsi ce qui serait autrement un mélange détonant ou des
hy bridations dangereuses. La croy ance piaroa selon laquelle la v iande risque de
féconder les femmes si on ne la transforme pas en v égétal v a dans le même sens.
Un autre argument peut être trouv é dans le rôle que jouent les riv ières dans la
conception barasana de la procréation. Ria, le mot pour sperme, ressemble à la
fois à ri, « sang », et à riaga, « riv ière ». Dans la my thologie, les premiers
humains furent v omis par un anaconda ancestral qui remontait la riv ière. Dans
les pratiques rituelles qui entourent l'accouchement et l'initiation, la naissance
est une fois encore représentée comme un passage ex istentiel de l'aquatique au
terrestre, et cette représentation utilise des images de v omissure ou
d'éjaculation. Av ec la mort, le cy cle est bouclé. Le corps, placé dans une pirogue
en guise de cercueil, est enterré sous le sol de la maison et censé rejoindre la
riv ière des morts. De là, l'âme retourne dans une riv ière terrestre et peut
renaître.
42 Le retour d'un principe v ital précédemment rincé av ec le sang a pour
contrepartie le retour d'une autre sorte de v italité, pour sa part localisée dans la
fourrure et les plumes, toutes deux désignées du terme de hoa, « poil/chev eu ».
Si le sang représente le flux inv isible de l'essence interne et a quelque rapport
av ec les processus organiques, les « poils/chev eux » figurent les aspects plus
permanents de l'identité ex terne. Leur croissance est l'indice d'un changement
organique interne qui, chez les humains, se v oit socialiser par la coiffure ou la
coupe des chev eux . La v italité des chev eux humains peut également être
renforcée par l'adjonction d'ornements de plumes d'oiseaux ou de fourrure
d'animaux , portés sur la tête.
43 Les « poils » du gibier ne doiv ent pas être traités à la légère. Av ant de
procéder à la découpe des carcasses d'oiseaux ou de mammifères, leurs plumes
et poils doiv ent d'abord être entièrement brûlés sur un feu de bois. Outre son
rôle pratique, cette opération sert également à recy cler leur v italité et garantit la
pérennité de leur reproduction. Parallèlement à ce retour phy sique sous forme
de fumée, le chamane utilise des inv ocations qui produisent le même effet sur un
plan inv isible. Ce que les Tucano réalisent par le feu, d'autres groupes
l'obtiennent en arrachant la peau ou les plumes. Les WaiWai laissent les peaux
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des pécaris en lisière de forêt afin que leur « père » puisse y insuffler une v ie
nouv elle (Morton 1 984 : 43) ; les Y ekuana plument les oiseaux en forêt dans le
but d'assurer la reproduction du gibier (Wilbert 1 97 2 : 1 07 ).
44 Si la chair et le sang de toutes les créatures v iv antes sont toujours très
similaires, l'identité spécifique des gens, des animaux et des oiseaux prov ient de
leurs ornements et de leurs armes, de leurs plumes et fourrure, de leur
coloration ou peinture, de leurs dents, becs et griffes. Ces identités matérialisées
incarnent aussi la pérennité de la force des groupes ou espèces aux quels ils
appartiennent, et en garantissent la surv ie. Dans le langage des chamanes, tous
les ornements et toutes les armes de ce ty pe sont kuni oka, un concept qui
recouv re aussi les notions de titre, d'identité, de v êtement, de défense et d'arme
dans un sens somme toute très similaire au concept héraldique d'« arme ». Outre
le risque de contamination par leur sang, ce sont précisément ces « armes » qui
rendent les animaux et, dans une moindre mesure, les poissons si dangereux à
manger. Dans le passé, les différents groupes tucano partaient en ex pédition
contre leurs ennemis et pillaient leurs « armes » incarnées par des boîtes
contenant des ornements et d'autres objets de v aleur. Dans les ex péditions
motiv ées par la quête de v iande, on v ole également les « armes » des animaux ,
et on les assimile en même temps que leur chair. Les animaux trouv ent ce pillage
détestable. A moins qu'on ne prenne les précautions nécessaires, leurs esprits
utilisent leurs « armes » pour se v enger et rendre les gens malades. Cette action
est tout à la fois une atteinte à leur intégrité corporelle et une manière de
brouiller leur identité afin qu'ils ne puissent plus conserv er leur forme humaine.
45 Lorsqu'ils soufflent leurs inv ocations sur la nourriture av ant les repas, les
chamanes enlèv ent ces « armes » et les remettent dans les maisons de leurs
propriétaires. Les esprits animaux utilisent ces armes et ces ornements lors des
fêtes et des danses – les périodes de cour et de frai des animaux et des poissons –
qui assurent la reproduction de l'espèce concernée, tout comme les fêtes et les
danses des humains assurent la reproduction du monde dans son ensemble.
Comme le disait un chamane Makuna : « Lorsque les gens dansent dans ce
monde, nos esprits dansent aussi dans les maisons des animaux . Lorsque le
chamane danse dans ce monde, il inv ite en même temps les animaux à danser
dans leurs propres maisons ; on les incite à se reproduire et à se multiplier »
(Arhem 1 991 : 1 1 3). Derrière toutes ces idées, on trouv e premièrement un
rapport à la nature qui ne met pas l'emphase sur la domination et l'ex ploitation,
mais plutôt sur un sentiment de responsabilité env ers un monde qui englobe les
gens et les animaux dans un unique univ ers moral, et deux ièmement l'idée d'une
gestion de la nature parallèle à celle qui s'est dév eloppée dans l'histoire
européenne moderne et qui sous-tend les attitudes contemporaines à l'égard de
la consommation de v iande (Thomas 1 983).
46 Bien qu'une partie de la matière première utilisée pour fabriquer des
ornements humains prov ienne de la chasse, ce sont surtout les « poils » de leurs
animaux appriv oisés que les Tucano préfèrent à cette fin. Ces mascottes sont
généralement appelées « oiseaux » (minia). D'un point de v ue moral, elles
constituent la meilleure source de matière première parce que, prov enant
d'animaux adoptés comme membres du groupe, l'ex traction de leurs « poils »
n'implique aucun v ol. D'un point de v ue pratique, ils présentent l'intérêt d'être
aisément manipulables, les coloris et les arrangements des « poils » pouv ant être
modifiés et mis en v aleur par le biais de ces pratiques culturelles que sont la
plumasserie et le tapirage 1 . Dans le cas du gibier, autrement dit de l'équiv alent
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d'affins, la partie désanimée qu'est la chair peut être cuite et ingérée pour s'en
approprier la force, tandis que la partie liée à l'identité et au potentiel
reproducteur (le sang, les « poils » et les « armes ») est rendue, théoriquement
intacte, à leurs maîtres spirituels. Dans le cas des animaux familiers, autrement
dit de l'équiv alent d'enfants, les corps sont soigneusement bichonnés, la chair et
le sang animés restent intacts, mais on s'approprie leurs « poils/chev eux » pour
les trav ailler et en faire des ornements ou des « armes » portés à même le corps
du maître.
47 Dans des contex tes rituels et chamaniques, les ornements corporels ainsi que
certains instruments de musique peuv ent aussi être appelés « animal familier ».
Lorsque des ornements sont faits av ec les « poils/chev eux » d'animaux sauv ages
tués pour leur v iande, ce n'est pas l'ensemble de la bête qui est domestiqué, mais
uniquement les pouv oirs potentiellement périlleux de leurs « armes ». Les
animaux ont leurs propres chants et ornements qu'ils utilisent dans leurs
propres danses de reproduction ; les humains empruntent des chants et des
ornements aux animaux , les remodèlent à leur façon, puis les utilisent dans le
cadre de danses dont bénéficie le plus grand nombre. En Europe, la décoration
ou « fleurissement » des carcasses d'animaux (v oir V ialles 1 987 : 69), un mode
de cuisson sophistiqué et le dév eloppement de l'art de la découpe (V isser 1 991 :
227 sq.) contribuent ensemble à faire de la v iande l'objet d'un certain souci
esthétique. Les Tucano, pour leur part, préparent et présentent la v iande de la
manière la plus simple, mais le souci esthétique réapparaît cependant dans
l'attention portée aux produits dériv és de la chasse.
48 Bien que la mauv aise conscience entourant la mise à mort d'animaux ne soit
qu'une des facettes du problème, Erikson av ait certainement raison d'y v oir l'un
des facteurs ex plicatifs de l'enthousiasme des Amérindiens pour
l'appriv oisement animal. Outre la familiarisation, les Tucano ont recours à
l'esthétique, à l'artisanat et aux finesses de l'étiquette, les points saillants de leur
civ ilisation, pour faire une v ertu positiv e du dilemme moral qu'entraîne la prise
d'une v ie. Dans cet univ ers digne de Pangloss, si chacun respecte les règles,
personne n'est lésé de ce qui lui rev ient de droit, la ligne de démarcation entre
l'homme et l'animal reste intacte, et tout le monde y gagne. Tout ce qu'on
demande aux animaux – et poliment, encore – c'est qu'ils fournissent leur v iande
aux humains. Etant donné que ce produit v ient sous forme de nourriture
v égétale, ce n'est guère trop demander. La conclusion de Keith Thomas (1 983 :
393) s'applique autant aux Tucano qu'à nous-mêmes : pour eux , comme pour les
modernes que nous sommes, le conflit entre les sensibilités et les fondements
matériels de la société constitue l'une des contradictions sur lesquelles repose
leur civ ilisation. Pour eux aussi, un mélange de compromis et de dissimulation a
permis jusqu'ici de n'av oir pas à résoudre complètement ce conflit.
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53 Ces notions peuv ent s'appliquer aux ethnies mentionnées ci-dessus, puisque,
bien qu'elles se liv rent toutes à la chasse et au troc, les v aleurs qu'elles associent
à ces activ ités sont chaque fois radicalement différentes. Les groupes tels les
Araweté, Y anomami, Jiv aro fournissent autant d'ex cellents ex emples de
conglomérats d'acquisition. Tous mettent l'accent sur la domination et le
contrôle de l'« autre » et sur l'obtention de produits étrangers sur le mode de la
prédation. La chasse, la guerre, l'anthropophagie et la prise de têtes-trophées
apparaissent en fin de compte comme des formes d'artisanat spécialisé autour
duquel se cristallise la majeure partie de l'attention esthétique et rituelle. Le ty pe
d'échange hautement indiv idualisé des Jiv aro est ainsi largement lié à leur désir
d'acquérir des pouv oirs chamaniques du dehors, et leurs leaders arborent
sy stématiquement les qualités requises pour mener à bien de telles activ ités
(Harner 1 97 2 : 1 20-1 25). Grosso modo, ces groupes semblent également
éprouv er moins de difficultés que d'autres à manger de la v iande. On pourrait
donc dresser un parallèle entre les v aleurs de ces conglomérats d'acquisition et
celles qui se manifestent dans l'idéologie européenne v oy ant dans la nature
quelque chose à dominer et à contrôler, une idéologie qui, selon Fiddes (1 991 ),
s'ex prime par la v alorisation ostentatoire de la consommation de v iande.
54 Les sociétés tucano, x inguano et bororo, pour leur part, relèv eraient plutôt du
genre « super-ordiné ». Les deux premières constituent des fédérations
poly glottes regroupant plusieurs communautés v illageoises ay ant une culture
commune et liées entre elles par le mariage, par l'échange cérémoniel et collectif
d'un artisanat soigneusement fabriqué, ainsi que par l'assistance réciproque aux
rituels des uns et des autres. Pour les Bororo, qui constituent un ensemble
monolingue, c'est une structure idéale commune, inscrite dans le plan même des
v illages, qui fait ciment en sous-tendant un sy stème dualiste dans lequel des
moitiés antagonistes promeuv ent l'harmonie par une série d'échanges équilibrés,
dans lesquels des ornements de plumes jouent un rôle essentiel (Crocker 1 985).
La cohésion de ces unités d'ordre supérieur est également assurée par un code
moral commun et un ensemble de v aleurs partagées, lesquelles permettent de
circonscrire les limites de la communauté au sens large. Chez les Tucano et les
Xinguano, on tend à minorer les v aleurs prédatoires et agressiv es associées à
l'av idité commerciale, à la guerre et à la chasse, et, dans bien des contex tes, on
v a même jusqu'à les récuser totalement. L'emphase est plutôt placée sur les
comportements pacifiques, sur la dimension méditativ e et contemplativ e
d'activ ités comme la pêche ou la production d'un artisanat de qualité, sur la
générosité dans le troc et les autres ty pes d'échange, et dans ce que Basso décrit
comme « une prestance personnelle "distante", empreinte de modestie, de calme
et de respect d'autrui » (1 995 : 1 5).
55 Dans chacun de ces cas, l'antithèse de ces v aleurs produit le stéréoty pe des
v oisins hostiles, dépeints comme des brutes sauv ages et cannibales. Les
Xinguano se représentent ainsi leurs anciens adv ersaires de langue carib ou gê.
Les Tucano, eux , stigmatisent les Karijona anthropophages, les Baré
esclav agistes, et les sadiques seringueros colombiens. Leurs ex actions restent
encore grav ées dans les mémoires, et ont v alu à ces étrangers plus proches des
jaguars que des humains le titre de masa baara, « ceux qui mangent des gens ».
56 D'une manière quelque peu différente, ces v aleurs négativ es se reflètent aussi
dans les attitudes des Tucano à l'égard des Makú, groupes de chasseurs semi-
nomades qui v iv ent dans leur territoire. Comme les citoy ens de l'Utopie de
Moore, ex cellents jardiniers ay ant renoncé aux entreprises sanguinaires et
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dépendant d'esclav es pour chasser et dépecer leur v iande (v oir V ialles 1 989 :
1 7 2-1 7 3), les agriculteurs tucano considèrent les Makú comme leurs serv iteurs.
En échange de manioc et d'autres aliments cultiv és, les Makú fournissent de la
v iande sy lv estre, permettant ainsi aux Tucano de préserv er leur identité de
pêcheurs et de cultiv ateurs. Comme le disait Grinker des Lese d'Afrique centrale
en rapport av ec leurs « serv iteurs » Efe, « l'opposition chasseur-
cueilleur/agriculteur est av ant tout une représentation sy mbolique, une identité
ethnique présentée en termes économiques » (1 994 : 1 0).
57 Il ressort également de l'argument de Descola qu'une modification du rapport
d'une population av ec des gens autres dev rait aussi se répercuter sur leurs
attitudes à l'égard de la v iande. Dans un ouv rage récent, Basso utilise l'histoire
orale des Kalapalo comme source documentaire de la formation de la
confédération x inguano, processus qui entraîna un important rev irement
idéologique. « D'une perception dans laquelle les v oisins passaient au mieux
pour des étrangers, au pire, et le plus souv ent, pour de dangereux adv ersaires,
on en est progressiv ement v enu à env isager une sphère d'interaction morale
débordant largement du cadre étroitement communautaire, et reconnaissant
l'ex istence d'autres gens animés d'une motiv ation identique à la sienne : le
contraste entre les Kalapalo et leurs v oisins sauv ages renv oie donc également à
une opposition entre leur présent et leur propre passé » (1 995 : 1 7 ).
58 Le sentiment de compassion naissante env ers d'autres humains s'est également
étendu au règne animal. Dans leurs récits historiques, les Kalapalo rév èlent
qu'autrefois eux aussi av aient été adeptes des v ices qu'ils dénoncent aujourd'hui
chez leurs v oisins éloignés, et qui v ont de pair av ec la v iolence interpersonnelle,
l'agressiv ité, et bien sûr la propension à tuer et manger les plus imposants des
gibiers. « De même qu'ils auraient très v olontiers (à ce qu'ils disent) renoncé à la
plupart des v iandes, de même se seraient-ils également débarrassés des activ ités
répréhensibles que pratiquent toujours leurs v oisins belliqueux » (1 995 : 1 7 ).
Les données tucano ne fournissent aucun indice d'une telle diminution récente
de l'ingestion de v iande. En fait, leurs anciens se plaignent même que
l'introduction des fusils et un certain relâchement des mœurs auraient entraîné
des massacres de gros gibier aussi gratuits qu'ex cessifs. Cependant, chez eux
aussi, les différentes manières (v erbales ou autres) utilisées pour déprécier la
consommation de v iande semblent tout aussi corrélées à l'ex istence d'une
confédération de très large env ergure. Qu'aujourd'hui les v aleurs liées aux
guerriers soient rejetées tandis que disparaissent les chamanes-jaguars au statut
associé à la fois à la guerre et à la chasse, tout cela indique clairement la
direction que prend l'év olution idéologique en cours des Tucano. Celle-ci les
éloigne de pratiques et de v aleurs qui étaient autrefois bien plus déterminantes
dans leurs v ies (Hugh-Jones 1 994).
59 L'ex emple x inguano nous intéresse certes parce qu'il illustre, pour les
attitudes face à la consommation de v iande, un changement historique qui n'est
pas sans év oquer celui qui se produisit en Europe. On le retient cependant aussi
parce qu'il montre nettement l'articulation entre les idéologies collectiv es et le
comportement indiv iduel et l'image de soi. Tout cela est loin d'être négligeable
au regard de la prédominance des sy stèmes cosmologiques dans bon nombre
des discussions relativ es aux prohibitions alimentaires amérindiennes et à la
conduite env ers les animaux . Une focalisation ex clusiv e sur les aspects
purement sy mboliques des rites tend à détourner l'attention de leurs aspects
directement iconiques. L'idée que le comportement rituel représente l'état
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Conclusion
64 A la différence d'une ex plication formulée en termes de « mauv aise
conscience », les « bonnes raisons » av ancées par les ethnologues dans leurs
tentativ es de rationalisation des attitudes amazoniennes env ers la mise à mort
d'animaux et la consommation de leur v iande induisent un regrettable effet
perv ers : elles font paraître les Amérindiens plus étranges et plus ex otiques qu'ils
ne le sont en réalité. De telles rationalisations permettent certes de mener à bien
l'ex ploration approfondie de philosophies sociales de la nature tout à fait
originales, ou de mettre au jour, à trav ers une analy se minutieuse de coutumes
et de croy ances locales, une certaine forme de sagesse écologique innée. Elles
ont cependant l'inconv énient de refermer les univ ers ethnographiques sur eux -
mêmes et ne présentent apparemment aucun rapport av ec le monde moderne. A
l'opposé, j'ai suggéré que l'ethnographie des pratiques cy négétiques
amérindiennes pouv ait faire l'objet d'une étude comparée av ec celle des
attitudes européennes env ers la v iande, telles qu'illustrées, entre autres, par le
trav ail de V ialles sur les abattoirs français.
65 Pour mettre au jour certains points communs, j'ai utilisé la notion de
« mauv aise conscience » pour ce qu'elle a de commode, de connu et
d'immédiatement compréhensible. Cependant, « mauv aise conscience » év oque
une éthique du péché et de la culpabilité qui semble difficilement transposable
dans un contex te amazonien ; peut-être l'ex pression plus neutre de « malaise
conceptuel », qu'utilise Erikson (1 987 : 1 05), serait-elle plus appropriée. Cela
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posé, dans certains contex tes du moins, nous autres Européens n'av ons aucun
mal à saisir les contradictions et les compromis mis en év idence dans les
croy ances et les pratiques apparemment étranges des Amérindiens : à un niv eau
très général, ils sont en effet enracinés dans un mode de pensée qui transcende
les différences historiques et culturelles. « Lorsqu'il s'agit du comportement des
animaux , le penchant pour les projections anthropomorphiques fait partie
intégrante de nous [...]. On peut supposer [...] qu'il a été inscrit dans notre
patrimoine génétique par la sélection naturelle » (Kennedy 1 992 : 5).
66 S'il ex iste indéniablement un terrain d'entente, on constate également
d'importantes différences. Mais il est tout aussi v rai que dans chaque société les
attitudes env ers les animaux sont si v ariées, complex es, multidimensionnelles et
souv ent si contradictoires que beaucoup de raisons différentes et tout aussi
plausibles peuv ent être av ancées pour en rendre compte. Une telle complex ité
dev rait nous inciter à la prudence lorsqu'il s'agit de comparer à l'échelle globale
les comportements env ers les animaux et la « nature » de div erses sociétés,
qu'ils soient perçus comme la conséquence du dév eloppement de l'agriculture
(Serpel 1 986 : 1 7 4-1 7 5), ou de l'industrie (Thomas 1 983, Løfgren 1 985, Fiddes
1 991 ). Bien qu'il ex iste en effet d'importantes différences, celles-ci ne sauraient
se réduire à une opposition monolithique entre culture occidentale et
populations tribales. Des attitudes qu'on pourrait croire caractéristiques de l'un
ou l'autre pôle – respect, égalitarisme d'un côté, domination, ex ploitation de
l'autre – ont une fâcheuse tendance à surgir là où ne les attend pas (v oir aussi
Morris 1 995).
67 Un autre reproche qu'on pourrait adresser aux analy ses des attitudes
amérindiennes env ers les animaux qui se situent au niv eau très général de la
logique culturelle serait qu'elles tendent à faire passer les cultures pour des
ensembles faits d'une seule pièce aux quels les gens adhèrent sans aucune
distance critique. Bien des Anglais pensent que manger du chev al est
ty piquement français, mais les Français ne considèrent pas pour autant
unanimement que la v iande de chev al soit comestible. Dans le même ordre
d'idées, j'ai participé, dans la maison commune des Barasana, à un repas de
v iande de tatou géant (Priodontes giganteus) des plus controv ersés. Tandis que
le fier chasseur, sa famille et un couple d'ethnologues affamés manifestaient
ouv ertement le plaisir qu'ils prenaient à ce repas, toutes les autres personnes qui
assistaient à la scène se tenaient ostensiblement à l'écart, ridiculisant les
manières répugnantes de ceux qui étaient accroupis autour de la marmite, et les
accusant d'ex poser l'ensemble de la maisonnée au danger et à la malchance. Le
concept de « mauv aise conscience » présente un av antage supplémentaire :
celui de souligner l'ex istence d'une grande marge de liberté indiv iduelle, en
particulier dans le domaine des préférences alimentaires et des comportements
env ers les animaux . Les différences relativ es au régime alimentaire et au
traitement des animaux serv ent de marqueurs d'identité ethnique ; elles
permettent simultanément à chacun d'ex primer ses propres préférences,
d'afficher une image de soi et une certaine manière d'être.
Bibliographie
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Notes
* Cet article est la v ersion écrite et rem aniée d'un exposé présenté à Dijon en octobre
1 9 9 5 dans le cadre des journées sur l'alim entation carnée organisées par la direction
régionale des Affaires culturelles de Bourgogne, l'ENESAD et la m ission du Patrim oine
ethnologique à Paris (cf. le com pte rendu de P.Descola, page 1 57 ).
1 Procédé consistant à m odifier les couleurs des plum es en trem pant les folioles
d'oiseaux v iv ants de résines v égétales et de sécrétions de batraciens.
Référence électronique
Stephen Hugh-Jones, « Bonnes raisons ou mauvaise conscience ? », Terrain [En ligne],
26 | mars 1996, mis en ligne le 25 avril 2005, consulté le 04 août 2014. URL :
http://terrain.revues.org/3161 ; DOI : 10.4000/terrain.3161
Auteur
Stephen Hugh-Jones
Department of social Anthropology and King's College. Cambridge, Grande-Bretagne
http://w.terrain.revues.org/3161 25/26
4/8/2014 Bonnes raisons ou mauvaise conscience ?
Articles du m êm e auteur
Analyses de sang [Texte intégral]
Paru dans Terrain, 56 | mars 2011
L’objet livre [Texte intégral]
Paru dans Terrain, 59 | septembre 2012
Droits d’auteur
Propriété intellectuelle
http://w.terrain.revues.org/3161 26/26