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Revue germanique internationale

13 | 2000
Écrire l’histoire de l’art

La « migration » des idées Panofsky et Warburg en


France

François-René Martin

Éditeur
CNRS Éditions

Édition électronique Édition imprimée


URL : http://rgi.revues.org/786 Date de publication : 15 janvier 2000
DOI : 10.4000/rgi.786 Pagination : 239-259
ISSN : 1775-3988 ISSN : 1253-7837

Référence électronique
François-René Martin, « La « migration » des idées Panofsky et Warburg en France », Revue
germanique internationale [En ligne], 13 | 2000, mis en ligne le 01 septembre 2011, consulté le 30
septembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/786 ; DOI : 10.4000/rgi.786

Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.

Tous droits réservés


La « m i g r a t i o n » d e s idées
Panofsky et W a r b u r g en France

FRANÇOIS-RENÉ MARTIN*

Il en serait des théories et des concepts comme des symboles ou des


formes artistiques. Les migrations d'un livre à un autre ou les réveils des
idées formulées par certains historiens de l'art dénoteraient des figures
assez semblables de transmission et de condensation que celles qui caracté-
risent les survivances des motifs picturaux ou littéraires. La postérité d'Aby
Warburg relèverait précisément de ce même phénomène : de telles méta-
phores abondent aujourd'hui chez les commentateurs, qui évoquent un
1
Nachleben Aby Warburgs . Là où on aurait été en droit d'attendre des
concepts classiques en historiographie ou en épistémologie, tels que la
« survie », culturelle ou scientifique, la « patience » à l'égard des anoma-
lies, 1' « hibernation » des programmes, tous aptes à saisir les processus de
2
diffusion ou de revitalisation des théories sur une assez longue durée ,
l'histoire de l'art semble décrire la diffusion de son patrimoine conceptuel
— la réception de Warburg tout au moins —, en empruntant à son fond

* Nous préparons un ouvrage dans lequel nous reviendrons plus en détail sur la réception de
Warburg et de Panofsky en France, mais aussi sur celle de Riegl. Seuls trois chaînons essentiels de
cette réception sont étudiés ici. Nous avons entendu parler pour la première fois de Warburg il y
a plus de dix ans, sur les lieux mêmes où l'historien d'art fut étudiant, alors que nous suivions les
cours de Roland Recht, à Strasbourg. Qu'il trouve ici le témoignage de notre reconnaissance.
1. C. Landauer, Das Nachleben Aby Warburgs, Kritische Berichte, 9, 1981, p . 61-71 ; K. Her-
ding, Warburgs « Revenants » - psycho-ikonographisch gezähmt, Kritische Berichte, 3/1990, p . 27-
38 ; M . Diers, Von der Ideologie-zur Ikonologiekritik. Die Warburg-Renaissancen, in A. Berndt
et al., Frankfurter Schule und Kunstgeschichte, Berlin, 1992, p. 19-39. D'autres auteurs évoquent pour les
années 90 une véritable « industrie Warburg », tant les écrits le concernant se multiplient :
D. Wuttke, Dazwischen: Kultunvissenschaft auf Warburgs Spuren, Baden, 1996, 2 vol., vol. 1, p . XVI,
recensé par T . D a Costa-Kaufmann, The Art Bulletin, vol. L X X X , n° 3, 1998, p. 580-585. Sur le
retour à Warburg depuis plus de vingt ans, on en mesurera d'emblée l'ampleur en consultant la
bibliographie compilée par D . Wuttke, Aby M . Warburg-Bibliographie, in A. M. Warburg,
Ausgewählte Schriften und Würdigungen, Baden, 1979, p. 517-576 ; et récemment, Id., Aby-M.-Warburg-
Bibliographie 1866 bis 1995: Werk und Wirkung mit Annotationen, Baden, 1998.
2. Sur la « survie » : M. Dogan, R. Pahre, L'innovation dans les sciences sociales. La marginalité
créatrice, Paris, 1991 ; D . S. Milo, Trahir le temps (Histoire), Paris, 1991. Pour la « patience » à l'égard
des anomalies : T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris [1970], 1983, p . 82 sq.

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propre un modèle de circulation de l'énergie sociale, intellectuelle et for-
melle, déposée autant dans les activités de la connaissance que dans les
œuvres d'art. Pour rendre compte de ces « migrations » d'idées (dans
l'espace comme dans le temps), on confrontera et on opposera ici la récep-
tion de Warburg en France à celle de Panofsky, de même que l'on tentera
de situer de manière incidente ces réceptions parallèles par rapport aux
versions allemandes, italiennes ou américaines de leur accueil. Ce n'est évi-
demment pas le lieu d'entreprendre ici le repérage complet de la réception
de Panofsky et de Warburg en France, ni même un commentaire général
des débats théoriques en histoire de l'art (ou dans d'autres disciplines) qui
les concernent. Seuls seront décrits et analysés quelques figures et lieux
d'échanges qui permettent de saisir certaines modulations particulières de
cette réception française, sur une durée relativement longue. Aussi, le
développement qui suit ne donne qu'une des versions possibles de l'histoire
de cette réception et, plus largement, du débat actuellement en cours sur
le retour à Warburg. Il fait davantage état de quelques chantiers possibles
pour l'histoire de l'histoire de l'art, mais ce choix n'est évidemment pas
innocent : il indique d'une part que, par-dessous la présence forte de
Panofsky, celle de Warburg ne cessa pas véritablement depuis les
années 30, faite d'admiration et de réserve, avant de devenir plus appa-
rente dans ces dernières années par le jeu de médiations complexes ; il doit
d'autre part servir à poser l'enjeu des discussions des années 90 sur deux
des figures les plus imposantes de l'histoire de l'art.
L'histoire de la réception de Warburg et de Panofsky en France oblige à
s'installer d'emblée dans une assez longue durée. Le premier moment à
considérer est celui de la naissance de l'iconologie et des révisions qui affec-
tèrent les programmes et les techniques d'interprétation liés à cette
méthode. Ce moment inaugural est évidemment inséparable du contexte de
concurrence et de polémiques - mais aussi d'emprunts réciproques - entre
1
les savants allemands et français autour de 1900 . C'est sur ce fond que se
développa une nouvelle discipline, appelée, selon les cas, « iconologie » ou
« iconographie ». La genèse en a été tracée par William Heckscher et pré-
cisée par la suite dans des travaux qui ont confirmé que si Warburg pouvait
apparaître comme le « fondateur » de l'iconologie moderne, cette « inven-
tion » s'était faite au contact des travaux d'historiens français ou
2
d'archéologues, tels que Eugène Müntz ou Salomon Reinach . Dès 1902, ce

1. Sur ce contexte : H. Dilly, Emile Mâle, dans Altmeister moderner Kustgeschichte, Berlin, 1990,
p. 133-148. O n mesurera l'importance des lectures croisées chez Warburg lui-même, à travers ce
e
qu'il doit à la critique française du XIX siècle : E. H. Gombrich, Aby Warburg and A. F. Rio,
dans Studi in onore di Giulio Carlo Argan, Florence, 1994, p. 48-52.
2. Avant tout, W. S. Hecksher, T h e Genesis of Iconology [1967], Art and Literature. Studies in
Relationship, Baden, 1985, p. 253-280 ; J. Bialostocki, La méthode iconologique et l'érudition fran-
çaise, L'Information d'histoire de l'art, vol. 20, n° 3, 1975, p . 103-107 ; S. Trottein, La naissance de
l'iconologie, Symboles de la Renaissance, II, Paris, 1982, p. 53-57. Plus récemment, la question a été
enrichie de nouveaux documents par P. Schmidt, Aby M. Warburg und die Ikonologie, Bamberg,
240 1989, et D. Wuttke, in A. M. Warburg, Ausgewählte Schriften und Würdigungen, Baden, 1979.
dernier commençait en effet à développer une analyse de l'influence des
images sur la formation des mythes, rendue possible par ce qu'il désignait
1
lui-même comme la « méthode iconologique » . Ces contacts et ces relations
furent cependant mis à mal par la guerre, et par la suite les recherches ico-
nographiques en France furent menées, sauf exceptions, sans considération
2
pour l'apport propre de l'iconologie de Warburg . Celle-ci permettait pour-
tant d'échapper à la tendance classificatrice des iconographes, lesquels cher-
chaient davantage à saisir les codifications symboliques stables que les
codages complexes que Warburg avait su déchiffrer. Toutefois, ce n'est pas
cette invention discrète qui définira la première notoriété de Warburg mais
celle du programme plus systématique d'étude des survivances de
l'Antiquité, le Nachleben der Antike. De ce point de vue, le Warburg des
années 20 apparaît comme un de ces personnages charismatiques décrits
dans des termes wébériens par le sociologue Merton. La formation même
de la « Bibliothek Warburg », puis du «Warburg Institute », fut souvent
décrite comme l'institutionnalisation de ce charisme, de même que les tra-
vaux de plus en plus complexes sur l'hermétisme de la Renaissance, dans les
années 40-60, sont parfois appréciés, aujourd'hui, comme une « routinisa-
tion » (là encore, au sens prêté par Weber à ce terme) du charisme de War-
3
burg . Un tel schéma semble assez éclairant, à une nuance près : dans le cas
de Warburg, l'institutionnalisation se fit autant par la volonté active et pro-
grammée du savant que par le charisme exercé directement sur ses succes-
seurs (Wind, Saxl et Bing, qui le fréquentèrent directement et le commentè-
4
rent, font peut-être exception) . Et s'il faut parler de charisme, il fut par
ailleurs largement affecté par l'absence d'une « œuvre » écrite monumen-
tale apparente chez Warburg et par l'effacement de ce dernier dans les
années 20 à 30. Progressivement, le charisme du savant auprès de ses suc-
cesseurs se confondit ou fut recouvert par l'institution qu'il avait créée. En
conséquence, l'essentiel de la réception immédiate de la pensée de War-
burg, en France spécialement, se fit à travers le filtre de l'institution et de ce
que l'on appellera l' « Institut Warburg » ou F « École de Warburg ».

1. S. Reinach, Mythologie figurée, dans Cultes, mythes et religions, Paris, 1996, éd. H. Duchêne,
p. 705-715.
2. Bien que les activités de la Bibliothek Warburg, et notamment la méthode de Warburg,
aient été présentées par J. Mesnil, La Bibliothèque Warburg et ses publications, Gazette des beaux-
arts, 1926, p . 237-241. G. J. Hoogewerff plaida dans un texte célèbre pour la réunion de ces
recherches sous le vocable « iconologie » : L'iconologie et son importance pour l'étude systéma-
tique de l'art chrétien, Rivista di Archeologia Cristiana, vol. VIII, 1931, p. 53-82.
3. R. K. Merton, Sociology of Science: Theoretical and Empirical Investigations, Chicago, 1973,
p. 453.
4. A l'inverse d'un Wôlfflin dont la réception immédiate se fit sans volonté active du savant,
comme le montre H. Dilly, Heinrich Wôlfflin : Histoire de l'art et germanistique entre 1910
et 1925; Revue germanique internationale, 2/1994, p. 107-122. Sur la formation du cercle W a r b u r g :
M. Jesinghausen-Lauster, Die Suche nach der symbolischen Form. Der Kreis um die Kulturwissenschqftliche
Bibliothek Warburg, Baden, 1985.
ORDRES ET DÉSORDRES.
ÉCHANGES ET TRAVAUX PARALLÈLES
ENTRE LE CERCLE DE WARBURG
ET LA FRANCE (1930-1945)

C'est étrangement autour de Focillon, qui éprouvait pour l'icono-


graphie autant que pour l'iconologie, une certaine méfiance, que des
contacts se nouèrent entre les Français et les membres de l'Institut War-
burg, dans les années 30. Comme on le sait, Focillon se tourna tardive-
ment vers l'art médiéval, à partir de 1925. Et il le fit en traçant une voie
originale, très différente de celle poursuivie par l'archéologie médiévale
ou par Émile Mâle dans ses recherches sur l'iconographie chrétienne. A
ce titre, l'article « Apôtres et jongleurs (étude de mouvement) », publié
en 1929, constitue bien une sorte de texte inaugural pour Focillon et un
1
manifeste pour cette rupture : Focillon s'attachait à décrire le mouve-
ment d'un relief roman, conservé au musée de Lyon, dans lequel il voyait
un jongleur. Décrivant cette figure (qui inspira plus tard Derain), Focillon
ébauchait sa thèse célèbre de la dialectique du mouvement et du cadre,
c'est-à-dire de la relation particulière que la sculpture romane entretenait
avec son environnement architectural. Deux ans plus tard, un chapitre de
L'art des sculpteurs romans, consacré aux « études en mouvement », intégrait
à nouveau le Jongleur de Lyon - ou encore l'Ève d'Autun, à l'érotisme ser-
pentin - dans ce même modèle dialectique qui révèle chez Focillon une
pensée sensible au mouvement, au geste, mais avant tout une pensée tou-
jours prête à inscrire la frénésie dans un cadre, et l'audace d'un sculpteur
2
dans un ordre monumental . Au-delà de ce que l'intuition de ce modèle
devait à l'observation empirique, il faut y voir une sorte de « mythologie
personnelle », propre à Focillon, comparable à la fascination que War-
burg avait pu éprouver pour le mouvement des nymphes florentines, chez
3
Ghirlandaio . Ajoutons que l'attention portée par Focillon à l'origine hel-
lénistique de certains motifs romans (le personnage sous arcade) et, de
façon plus générale, l'hypothèse de l'influence de la plastique gallo-
romaine sur la sculpture romane n'avaient pas échappé aux « warbur-
giens », puisque Ernst Kris avait pointé ces questions dans le
compte rendu qu'il avait fait de L'art des sculpteurs romans, dans le premier

1. H. Focillon, Apôtres et jongleurs (études de mouvement), Revue de l'art ancien et moderne, LV,
1929, p. 13-28. Cf. W. Cahn, Focillon's Jongleur, Art History, vol. 18, septembre 1995, p. 345-362 ;
W. Sauerländer, En face des barbares et à l'écart des dévots, l'humanisme médiéval d'Henri
Focillon, in G. Kubler et al, Relire Focillon, Paris, 1998, p. 53-74.
2. H. Focillon, L'art des sculpteurs romans. Recherches sur l'histoire des formes, Paris [19
p. 189-207.
3. Le rapport avec Warburg (et ses limites) se trouve chez W. Cahn, op. cit. (n. 1, ci-dessus).
Cette sensibilité au mouvement était cependant, chez Focillon, assez loin de celle du Warburg
attentif aux Pathosformeln ou aux motifs dionysiaques : alors que ce dernier avait fait resurgir au
début du siècle une thématique dionysiaque sur fond de classicisme winckelmanien, le Français
cherchait sans doute davantage à faire retourner ces figures agitées dans l'ordre d'un cadre.
1
volume de Bibliographie des survivances de l'Antique . C'est sans doute parce
qu'il percevait l'enjeu de cette question des survivances de formes anti-
ques dans la sculpture romane que Focillon encouragea dès 1931 un
jeune chartiste, Jean Adhémar, à traiter dans sa thèse d'État des Influences
antiques dans l'art du Moyen Agefrançais.Adhémar entra en 1933 en contact
2
avec les disciples de Warburg sur l'invitation de Fritz Saxl . Il fut associé
plus largement aux recherches de l'Institut en rédigeant quelques notices
du second volume de Bibliographie des survivances de l'antique, publié
3
en 1938, dans lequel le nom d'un autre français figurait : Jean Seznec .
Jeune normalien puis membre de l'École de Rome, il avait été encouragé
par Émile Mâle, avant de « passer » chez Focillon, puis de rejoindre le
cercle du Warburg Institute. Il y publia son grand ouvrage sur la survi-
vance des dieux antiques, qui s'inscrivait dans le droit fil des travaux de
Warburg sur l'astrologie et de l'étude de Saxl et Panofsky sur la mytho-
4
logie classique dans l'art médiéval, publiée en 1933 . Ainsi, on le voit, le
cercle de l'ancienne « Bibliothek Warburg », émigré à Londres, n'hésitait
pas à accueillir dès le début des années 30 de jeunes chercheurs apparte-
nant à l'entourage de Focillon - sans pour autant figurer dans le premier
cercle des fidèles du « maître ».
Un autre cas, riche d'implications, est celui d'André Chastel. Il permet
de voir combien les rapports entre le groupe assez hétérogène des élèves
de Focillon et les recherches des warburgiens, au début des années 30, se
firent à la fois en termes d'objets de recherche communs (avant tout,
la survivance de motifs antiques) et d'exigence érudite. Comme pour
Adhémar et Seznec, c'est l'institution du Warburg Institute et ses thèmes
de recherche qui attirèrent Chastel, et non les écrits de son père fondateur,
Warburg, que le Français ne connaissait probablement pas alors.
Vers 1931-1932 sans doute, Chastel, âgé de 20 ans à peine, devint l'élève
de Focillon. Il choisit alors comme sujet de recherche un problème icono-
graphique assez original, si on le rapporte aux thèmes et aux orientations

1. E. Kris, Focillon, Henri, L'art des sculpteurs romans, in [E. Wind et al.], Kulturwissenschaftliche
Bibliographie zum Nachleben der Antike. Erster Band : Die Erscheinungen des Jahres 1931, Leipzig-Berlin,
Bibliothek Warburg, 1934; reprint Nendeln-Liechtenstein, 1968, p. 175.
2. L'entreprise aboutit pleinement puisque la thèse fut publiée en 1939 dans le cadre du
Warburg Institute : J. Adhémar, Influences antiques dans l'art du Moyen Age français, Londres, Studies of
the Warburg Institute, VII, 1939 ; rééd., Paris, 1996 (sur les contacts entre Adhémar, les disciples
de Focillon et le Warburg Institute, la Préface, p . VII-XVI, de L. Pressouyre contient d'utiles
renseignements).
3. Seznec se livra notamment à une recension féroce de L'iconographie de l'art profane de Ray-
mond Van Marie, reprochant à ce dernier d'en rester à une trop plate classification analogique de
motifs, sans bien en percevoir la signification (ainsi le Triomphe de Vénus de Francesco del Cossa, au
palais Schifanoia de Ferrare, jadis étudié par Warburg). Il fut plus généreux pour L'art religieux
après le concile de Trente, de son ancien maître, Emile Mâle (A Bibliography of the Survival of the Classics.
Second volume : The Publications of 1932-1933, Londres, T h e Warburg Institute, 1938 ; reprint
Nendeln-Liechtenstein, 1968, p. 105-106, p . 305).
4. J. Seznec, La survivance des dieux antiques. Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans
l'humanisme et dans l'art de la Renaissance, Londres, 1940 ; rééd. Paris [1980], 1993.
1
de Focillon autour de 1930 : «La tentation de saint Antoine» . Chastel
l'expliquait rétrospectivement par l'influence de l'imagerie surréaliste, vue
dans des expositions ou dans les publications surréalistes, telles que Mino-
taure, que Roger Caillois, son camarade de khâgne, lui avait fait connaître.
Peut-être est-ce dans une de ces revues qu'il lut pour la première fois les
noms des membres du cercle de Warburg : dans le n° 2 de mai 1929 de la
revue dirigée par Georges Bataille, Documents, apparaît une liste de collabo-
rateurs futurs. Y figurent, aux côtés de Pietro Toesca, le Viennois Josef
Strzygowsky (membre du comité de rédaction), Erwin Panofsky, Fritz Saxl,
2
Wilhelm Pinder, Richard Hamman et Wilhelm Fraenger . Ce prestigieux
parrainage à la revue surréaliste était peut-être dû aux relations de l'un des
fondateurs de Documents : Carl Einstein. Il reste que ni Panofsky, ni Saxl
n'écrivirent dans Documents. Quant à la présence de Strzygowsky dans la
revue, elle s'explique probablement par le fait que ce dernier était alors
une « référence obligée », une des figures les plus importantes de la disci-
pline sur le plan international (Focillon et Baltrusaitis discuteront bien plus
ses thèses que celles d'historiens dans le sillage de Warburg, ou même
celles des formalistes de la première génération tels que Riegl ou Wôlfflin).
Or, comme Chastel l'a rappelé, sa rencontre décisive avec la liberté des
surréalistes fut tempérée par une autre découverte, érudite cette fois : «J'ai
trouvé là l'ensemble des publications de l'Institut Warburg. Nous étions
dans les années 1934-1935, à un moment où ces travaux n'étaient connus
que des spécialistes. Je ne savais pas l'allemand, et je me demande com-
ment je suis arrivé à lire un petit fascicule qui a joué, je crois, un grand
rôle dans mon existence : Dürers Melancolia. C'est devenu depuis un énorme
volume qui vient d'être traduit en français. En le déchiffrant comme j'ai
pu, il m'est venu à l'esprit une évidence qui a certainement décidé de la
suite de mon activité : cette image qui reste pour moi et pour tout le
monde une des plus fortes, des plus mystérieuses, des plus riches de sugges-
tion, parfois jusqu'au malaise, il y avait moyen de l'interpréter autrement
3
que par des effusions littéraires. » Cette seconde découverte érudite aurait
alors incité Chastel à rencontrer les membres du Warburg Institute à Lon-
dres. Le champ d'investigation du cercle Warburg était alors assez large,
bien que centré sur le problème de la survivance des formes antiques : à
l'instar des propres recherches de Warburg, qui avait envisagé la figure
e e
moderne de Manet, il incluait les XVIII et XIX siècles. Les circonstances
de la rencontre de Chastel avec les membres du « Warburg » n'ont jamais
été véritablement précisées dans ses écrits : elle se fit vraisemblablement
durant l'hiver 1934, et peut-être à nouveau en 1937, par l'intermédiaire de

1. Entretien avec André Chastel, Revue de l'art, n° 93, 1991, p. 78-87.


2. Voir le reprint de Documents, vol. 1, n° 2, 1929, Paris, 1991, et G. Didi-Huberman, La res-
semblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, 1995, p. 12.
3. Entretien..., op. cit. (n. 1, p. 244), p. 79. Dans la présentation de ses deux volumes d'écrits
réunis en 1978, André Chastel avait déjà évoqué ce double contexte : Introduction, Fables, formes
figures, I, Paris, 1978 [désormais FFF, I ou II], p. 7-47, p. 12-13.
Seznec (qui travaillait également sur « La tentation de saint Antoine » et
1
« La Reine de Saba ») et du byzantiniste Hugo Buchtal . En 1936, Chastel
publia dans la Gazette des beaux-arts une étude qui indiquait dans son titre
combien la thématique se rattachait aux recherches du Warburg : « La
2
tentation de saint Antoine ou le songe du mélancolique » , dans laquelle
était étudié tout un répertoire d'images tourmentées, d'artistes atypiques,
allant de Grünewald à Bosch. Trois ans plus tard, Chastel put confier,
grâce à l'influence de Georges Dumézil, un article sur « La légende de la
reine de Saba », à la Revue de l'histoire des religions, sujet qui intéressait par
ailleurs Seznec au même moment. Enfin, en 1945, le Journal of the Warburg
and Courtauld Institutes accueillit une nouvelle étude de Chastel sur un motif
mélancolique sans doute moins « surréaliste », la figura sedens, analysé à la
fois dans des poèmes de Laurent de Médicis et dans une peinture de
3
Signorelli . Si les travaux de Saxl et de Panofsky y étaient encore men-
tionnés, ceux de Warburg en revanche n'apparaissaient pas. Quant à la
méthode d'analyse iconographique, elle ne possédait pas la complexité
qu'elle pouvait avoir chez des chercheurs plus mûrs tels que Saxl : elle
consistait essentiellement en une association d'un motif littéraire à un motif
pictural, l'analyse du premier permettant d'éclaircir le sens du second qui
en était le strict équivalent figuré.
Toutefois, les rapports entre les travaux du Warburg Institute dans les
années 30 et ceux menés par certains élèves de Focillon ne se résument
pas à un simple schéma de réception chez les historiens d'art français
d'objets de recherche liés à la survivance de l'antique, ni même à la récep-
tion moins orthodoxe chez Chastel, à travers des thématiques fantastiques
ou ésotériques. Il est possible de considérer un autre aspect de la réception
à la fin des années 30 et au début des années 40, qui s'organise sous la
forme de travaux parallèles ou d'échanges et qui se laissent réunir sous la
thématique de la « souveraineté » et des rapports entre le pouvoir et le
sacré. On peut rapporter, non sans précaution, ces problèmes au contexte
dans lequel les différents auteurs écrivaient. Alors peu fréquentée par les
historiens de l'art, la question de la souveraineté et de sa symbolique fut
cependant assez tôt présente dans les recherches des successeurs de War-
4
burg, particulièrement chez Percy Ernst Schramm . En 1937, un autre des
membres allemands du Warburg Institute, Edgar Wind, publia deux notes
assez concises dans un des premiers numéros du Journal of the Warburg Insti-

1. Ce que rapporte E. H. Gombrich, U n témoignage personnel, Revue de l'art, n° 93, 1991,


p. 25-27.
2. A. Chastel, La tentation de saint Antoine ou le songe du mélancolique [1936], in FFF, I,
p. 137-148.
3. A. Chastel, La légende de la reine de Saba [1939] ; Melancholia in the Sonnets of Lau-
rent de Médicis, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, VIII, 1945, p. 61-67 ; in FFF, I, p . 6 1 -
101 ; p . 149-159.
4. Sur Schramm : J. Bak, Medieval Symbology of the State : Percy Ernst Schramm's Contri-
bution, Viator, 4, 1973, p. 33-63 ; P. Braunstein, Livre-montage. Percy Ernst Schramm : Les signes du
pouvoir et la symbolique de l'État, Le Débat, 1981, n° 14, p . 166-192.
tute. La première concernait le « Dieu-criminel » (Criminal-God). Inspiré par
les travaux de Frazer, Wind mettait en relation les rites primitifs de sacri-
fice du roi, auquel on avait progressivement substitué un criminel, à des
masques médiévaux infamants qu'il reproduisait. La note suivante s'inté-
ressait, toujours en partant des écrits de Frazer, à la « Crucifixion
1
d'Haman » chez Michel-Ange . Sans qu'il y ait forcément eu communica-
tion, il est assez remarquable de voir qu'en 1938 les mêmes thèmes du roi-
criminel ou du bouc émissaire préoccupaient les membres du Collège de
sociologie, fondé on le sait par Caillois, Bataille et Leiris, mais autour
duquel gravitaient occasionnellement des gens aussi différents que Kojève,
Dumézil, Benjamin, Chastel ou même Marc Bloch. Bataille évoqua
en 1938, lors d'une conférence en remplacement de Caillois, les thèmes du
prêtre-roi-criminel, problème « frazerien » qui avait été diffusé dans le
2
Collège par les travaux de Dumézil . Cette coïncidence correspond sans
doute à un parallélisme des problématiques, en d'autres termes, à une
sorte d'aspect inévitable des thèmes et des lectures, à partir duquel se for-
ment des propositions ou des réponses diverses. Elle témoigne sans doute
moins d'échanges réciproques que de la lecture simultanée de Frazer et
d'un intérêt commun pour le sacré. Un autre rapport est probablement
plus riche : en 1941, Walter Friedländer publia une étude assez brève dans
le Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, sur « Napoléon as "Roi
Thaumaturge" ». Proposant une interprétation de l'iconographie du
célèbre tableau de Gros, Les pestiférés de Jaffa (1804), Friedländer remar-
quait un détail particulièrement signifiant, qui n'existait pas dans l'esquisse
préparatoire du tableau : le geste magique de Napoléon touchant le pesti-
féré reproduisait le geste thaumaturgique des rois. Friedlànder voyait éga-
lement dans une autre composition impériale, Napoléon sur le champ de
bataille d'Eylau (1807), un exemple supplémentaire de geste thaumatur-
gique. L'historien de l'art empruntait le concept à Marc Bloch et complé-
tait ainsi le dossier iconographique du geste royal que le Français avait
3
proposé à la fin de son grand livre . Une « hybridation » aussi heureuse
marquait bien l'ouverture notable de certains des historiens émigrés du
cercle Warburg, tels Wind et Friedlànder, sur des travaux et des problé-
matiques neuves, appartenant à d'autres champs disciplinaires, mais aussi
leur intention d'investir par les images le domaine d'une histoire que l'on
qualifierait aujourd'hui d ' « anthropologique ». Elle suggère en outre deux
histoires parallèles, l'une initiée par Warburg, l'autre par Bloch (tous les

1. E. Wind, T h e Criminal-God, T h e Crucifixion of Haman, Journal of the Warburg Institute, I,


1937, p. 243-248. Cf. aussi, dans le même numéro, A. Blunt, T h e Criminal-King in a 19th Cen-
tury Novel, p. 248-249. Frazer avait déjà mis en parallèle la Crucifixion du Christ et celle subie
par le roi des Sacées, en les reliant par la problématique liée à la souveraineté des cérémonies du
renouveau: M. Sahlins, Des îles dans l'histoire, Paris [1985], 1989, p . 111.
2. Cf. D. Hollier, Le collège de sociologie (1937-1939), Paris, 1979, p . 232 sq.
3. W. Friedlànder, Napoleon as « Roi Thaumaturge », Journal of the Warburg and Courtauld
Institutes, 1941, p . 141. M. Bloch, Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué, à la puis-
sance royale particulièrement en France et en Angleterre, Paris [1924], 1961, p. 449-459.
deux lecteurs de Frazer), dont l'héritage commun, aujourd'hui, est une
1
anthropologie du pouvoir, de sa représentation et de ses dispositifs .
A cette première constellation de travaux sur la souveraineté marqués
par l'anthropologie, il faut ajouter une seconde, moins strictement liée à
ces paradigmes et qui concerne des figures historiques de la souveraineté.
Révélateurs de recherches parallèles ou d'échanges entre le cercle du War-
burg Institute et la scène intellectuelle française, ces écrits appartiennent à
Focillon et à Panofsky. Les deux historiens se connaissaient et avaient l'un
pour l'autre de l'amitié, même si le Français trouvait l'histoire de l'art du
2
second quelque peu « kabbalistique » . L'essai sur L'an mil de Focillon
- rédigé pendant l'exil américain, mais resté inachevé (il ne fut publié
qu'en 1952) - est constitué par quatre fragments, dont une réflexion sur
« Le problème des terreurs » et leur incidence sur les arts et une autre sur
le pape de l'an mil, Sylvestre II, plus connu sous le nom de Gerbert
d'Aurillac. Très polémique, ce texte vise tout simplement à démontrer que
la période du Moyen Age occidental succéda à celle, barbare et inorga-
nisée, du Moyen Age germanique. Dans ce contexte de conflit et d'exil,
plusieurs des pages consacrées à Gerbert prennent inévitablement un
accent autobiographique et semblent davantage décrire une figure idéale
d'autorité en des temps de désordre, sorte de reflet humain d'une force
propre aux arts, d'un ordre manifesté par la création artistique et supé-
rieur au chaos politique : « En l'an mil, l'effort d'un saint et d'un homme
de génie n'a pu fonder la monarchie universelle. La nostalgie impériale,
qui fut pour l'Europe le rêve doré du bonheur, de la concorde et de la
paix, ne triomphe pas du désordre, de la haine et de la guerre, résultat des
invasions barbares. Mais des forces immenses dans le monde de l'esprit,
dans la culture et dans l'art, parviennent à dominer les discordances
politiques et leur diversité même institue, dans la paix, des chantiers où
l'on bâtit des églises et une espèce de société universelle que colorent, sans
3
la détruire, les passions humaines. » Déjà, la réflexion sur le « Problème
des terreurs », et plus généralement sur la question de l'Apocalypse, qui
apparaît chez Focillon avant la guerre et se prolonge durant l'exil améri-
4
cain, était assez révélatrice . La fin des années 30 et la guerre amenèrent

1. Voir J. Goody, Marc Bloch and Social Anthropology, in H. Atsma, A. Burguière (éd.),
Marc Bloch aujourd'hui. Histoire comparée & sciences sociales, Paris [1990], 1992, p. 317-332. Parmi de
nombreux auteurs qui ont suggéré le rapport, en particulier sur la question du pouvoir : U. Rauff,
Parallel gelesen : Die Schriften von Aby Warburg und Marc Bloch zwischen 1914 und 1924, in
H. Bredekamp et al. (éd.), Aby Warburg, Weinheim, 1991, p . 167-178.
2. Cf. J. Thuillier, La Vie des formes : une théorie de l'histoire de l'art ?, in G. Kubler et al., op.
cit. (n. 1, p . 242), p . 75-96, p. 96.
3. H. Focillon, L'an mil, Paris [1952], 1984, p. 186-187.
4. Une feuille du Warburg Institute annonçait parmi les publications prochaines dans son
Journal, une étude d'Henri Focillon, « Revivais of the "Apocalypse" in the 15th Century » :
Journal of the Warburg Institute. Prospectus, reproduit par D. Wuttke, Kosmopolis der Wissenschaft.
E. R. Curtius und dos Warburg Institute. Briefe 1928 bis 1953 und andere Dokumente, Baden, 1989, p. 343-
345, p. 345. L'étude ne fut pas publiée et elle ne figure pas dans la bibliographie compilée par
d'autres intellectuels à se replier dans une sorte d ' « anachorèse savante »,
à oublier ainsi la détresse du présent en « s'entretenant » avec les grands
hommes du passé, en s'intéressant à des figures mélancoliques ou à des
1
figures d'ordre . Précisément, Focillon mit en scène un individu, Gerbert, à
la fois savant et administrateur soucieux des « principes d'ordre et de régu-
larité », parvenant à réaliser l' « union d'une haute pensée et d'une volonté
2
constructive » . Il n'est pas impossible que Panofsky, lui-même émigré aux
Etats-Unis, ait connu ces recherches menées par Focillon, avant 1943. Et
s'il n'en avait pas connu le détail, le parallèle avec le fameux texte de
Panofsky sur l'abbé Suger n'en serait pas moins remarquable.

RIGUEUR ET SYSTÈME.
GENÈSE ET RÉCEPTION
D'ARCHITECTURE GOTHIQUE
ET PENSÉE SCOLASTIQUE DE PANOFSKY

En 1943, Panofsky rédigeait précisément un article pour les Mélanges


devant être publiés en hommage à Focillon, qui venait de mourir. Dans ce
volume où furent réunies beaucoup de communications d'élèves améri-
cains de Focillon (Crosby, Kubler...) mais aussi d'un nombre considérable
d'historiens du Warburg Institute (Wind, Seznec...), Panofsky entendait
commenter certains passages des textes laissés par Suger, le célèbre prieur
e
de l'abbaye bénédictine de Saint-Denis, au début du XII siècle. Conçu
comme une étude préliminaire, cet article ne put paraître qu'en 1947.
Entre-temps, Panofsky réussit à publier un volume plus considérable,
3
en 1946, sur l'abbé Suger et l'abbaye de Saint-Denis . L'article primitif se
limitait à un commentaire minutieux et complexe sur le rapport entre la
métaphysique néo-platonicienne de la lumière et l'architecture gothique.
L'ouvrage consistera en revanche en un commentaire plus extensif des
écrits de Suger, précédé d'une présentation biographique de l'abbé Suger.
Ajoutons qu'en 1948 Panofsky prononça une conférence sur l'architecture

L. Grodecki (Bibliographie Henri Focillon, New Haven-Londres, 1963). Nous pensons qu'il faut
rapprocher ce projet des recherches laissées inachevées mais ramassées posthumement dans
L'irréalisme à lafindu Moyen Age et à la Renaissance. Les visionnaires, La Critica d'Arte, 1949,
p. 1-15, repris notamment dans Henri Focillon, Paris, 1986, p. 171-188.
1. Sur l'exil intérieur et le retour de l'anachorèse savante au Moyen Age, A. Boureau, His-
toires d'un historien. Ernst Kantorowicz, Paris, 1990, p. 125. Cela vaut également pour l'analyse de
Melancolia I, dans le Durer de Panofsky (1943), comme le montre K. Moxey, The Practice of Theory.
Poststructuralism, Cultural Politics, and Art History, Ithaca-Londres, p. 65 sq. Deux exemples d'études
de l'iconographie de la méditation savante, publiées dans ces mêmes années, se trouvent chez
U. Hoff, Méditation in Solitude, Journal of the Warburg Institute, I, 1937, p. 292-294 et dans l'étude
déjà citée de Chastel sur Laurent de Médicis (n. 3, p. 245).
2. H. Focillon, op. cit. (n. 3, p. 247), p. 158.
3. E. Panofsky, Note on a Controversial Passage in Suger's De consecratione Ecclesiae Sancti Dio-
e
nysii, Mélanges Henri Focillon. Gazette des beaux-arts, VI série, vol. X X V I , 1944, p. 95-114 ; Abbot Suger
on the Abbey Church of Saint-Denis and its Art Treasures, éd. G. Panofsky-Soergel, Princeton [1946],
1979 ; également Postlogium Sugerianum, The Art Bulletin, X X X , 1947, p. 119 sq.
1
gothique, qui ne fut publiée qu'en 1951 : Gothic Architecture and Scholasticism .
Bruno Reudenbach a montré avec beaucoup de subtilité combien le
contexte américain de Princeton permettait de comprendre l'insistance sur
la métaphysique de la lumière. Il est toutefois possible de construire
d'autres relations. A bien des égards, le portrait de Suger apparaît, comme
c'était le cas de Gerbert pour Focillon, comme une figure intemporelle
d'ordre, une sorte d'homme d'État, à la fois théologien, patron des arts et
administrateur, « un contre-modèle qui, inspiré de l'humanisme occi-
dental, se trouve opposé à la barbarie qu'Hitler et les Allemands avaient
2
imposée à l'Europe et au monde » .
Dans la conférence de 1948, ce ne sera plus à un portrait biographique
que Panofsky se livrera mais à l'analyse du système architectural gothique
en le référant à un habitus collectif qu'il trouve dans la scolastique, et qui
peut se résumer dans le principe de clarification, déjà présent dans la bio-
graphie de Suger. (Peut-être là encore Panofsky pouvait-il avoir à l'esprit
de relever le défi posé par un passage de la Vie des formes : « L'étude la plus
attentive du milieu le plus homogène, le faisceau de circonstances le plus
3
étroitement serré ne nous donnent pas le dessin des tours de Laon » .)
Cette insistance sur la clarification dans l'art gothique, sur l'ordre scolas-
tique qui forme le double de la structure des cathédrales gothiques, corres-
pond bien évidemment à une discussion savante d'un historien de l'art.
Mais en liquidant les thèses irrationalistes sur le gothique, très imprégnées
de nationalisme, de certains historiens allemands de l'entre-deux-guerres,
elle revêtait une nouvelle fois, inévitablement, une autre signification plus
politique. En associant l'art gothique au principe de clarification, Panofsky
s'inscrivait à rebours des thèses qui avaient mis en avant le génie tumul-
tueux propre à l'art gothique. Mais, paradoxalement, cette analyse courait
le risque d'être soupçonnée de reproduire une vision que certains Français
jugeaient spécifiquement allemande, l'association de l'art français à la caté-
gorie stylistique du « classicisme ». On peut le comprendre à la lecture
d'un passage de l'ouvrage de Francastel, L'histoire de l'art instrument de la pro-
pagande germanique, écrit sous le coup de la débâcle et publié en 1945. Un
développement y possède une véritable valeur paradigmatique, qui donne
tout au moins une des significations possibles des recherches de Panofsky
sur l'art gothique. Francastel y dénonçait les prétentions des savants alle-
mands à « germaniser » l'architecture gothique « française » (ainsi Pinder
pour la cathédrale de Laon...), avant de s'en prendre à Panofsky lui-même,
qu'il respectait pour les souffrances qu'il avait subies, mais qui, d'après les

1. E. Panofsky, Gothic Architecture and Scholasticism. An Inquiry into the Analogy of the Arts, Philosophy,
and Religion in the Middle Ages, New York [1951], 1957.
2. B. Reudenbach, Panofsky et Suger de Saint-Denis, Revue germanique internationale, 2/1994,
p. 137-150, p. 146-147. W. Sauerländer reprend une hypothèse convergente: « Barbari ad
portas ». Panofsky in den fùnfziger Jahren, in B. Reudenbach (éd.), Erwin Panofsky Beiträge des Sym-
posions Hamhurg 1992, Berlin, 1994, p. 123-137.
3. H. Focillon, Vie des formes, suivi de Eloge de la main, Paris [1934], 1984, p. 94.
informations dont il disposait, développait une thèse « douteuse » à Prin-
e e
ceton, sur la peinture française des XVII et XVIII siècles. Francastel écri-
vait : « Il n'en est pas moins vrai qu'il reste imbu des doctrines germani-
ques et que, comme tant d'autres — prenons garde au péril immense que
court notre culture interprétée au dehors par des Allemands, même non
nazis —, il présente de notre civilisation l'image la moins séduisante et la
plus fausse. »' Cette image à la fois fausse et très peu séduisante résidait
dans la thèse qui ferait que, « chaque fois que le génie tumultueux mais
créateur des autres peuples semble épuisé », la France joue son rôle tradi-
tionnel et « intervient, pour renouveler la culture en donnant à toutes les
expériences des autres, une forme parfaite, définitive. On retrouve ici la
e
thèse de M. Brinckmann sur la sculpture romane : au XII siècle le sang
barbare a parlé, il a fait apparaître des beautés indisciplinées de premier
ordre et, pour la première fois, le génie français s'est manifesté, ensuite, à
2
Saint-Denis, comme l'interprète du goût épuré » . Pour Francastel, le
« classicisme » de Panofsky correspondait à celui d'un Brinckmann, per-
mettant de séparer, sans autres critères, les architectures « indisciplinées »,
allemandes, de celles de style « académique », « classique », c'est-à-dire
françaises et disciplinées, comme Saint-Denis. Francastel, qui avait écrit
cette violente attaque en 1940, n'imaginait sans doute pas que Panofsky
s'intéresserait plus tard à Saint-Denis et à Suger. Il reste que l'on peut déjà
mesurer combien l'art gothique, et particulièrement le cas de Saint-Denis
(sur lequel, Francastel le rappelle, Mâle et Focillon avaient écrit), consti-
tuaient des objets à controverse entre les Français et les Allemands, et que
cette controverse était inséparablement savante et politique. Et le cadre
conceptuel à l'intérieur duquel les adversaires opéraient était celui de la
définition des formes en termes d'ordre ou de désordre, que recouvrait
l'opposition entre la France et l'Allemagne. Le texte de Francastel permet
donc de voir combien, dans les années 30-40, les travaux d'histoire de l'art
étaient surdéterminés par la relation franco-allemande : les catégories ou
les polarités les plus courantes, telles que « ordre » / « désordre » ; « ratio-
nalité » / « irrationalité » ; « romantisme » / « classicisme », doivent être
ainsi obligatoirement saisies dans leur dualité sémantique de référence. En
d'autres termes, les écrits où nous les retrouvons se caractérisent par leur
ambiguïté, relevant d'un champ relativement autonome, l'histoire de l'art,
3
mais immédiatement disponibles à des significations politiques . Sans doute
Francastel comprenait-il bien cette réverbération politique (qu'il ne voyait
que chez les Allemands...) ; mais il le faisait aux prix d'amalgames et de
malentendus, comme dans le cas de Panofsky. Pourtant, chez cet Alle-

1. P. Francastel, L'histoire de l'art instrument de la propagande germanique, Paris, 1945, p . 126.


2. P. Francastel, op. cit. (n. 1 ci-dessus), p. 126.
3. Sur les appropriations françaises et allemandes du gothique : B. Hinz, Der « Bamberger
Reiter », in M. Warnke (éd.), Das Kunstwerk zwischen Wissenschaft und Weltanschauung, Gütersloh,
1979, p. 27-47 ; K. Brusch, Gothic Sculpture as a Locus for the Polemics of National Identity, in
S. Forde, L.Johnson (éd.), Concepts of National Identity in the Middle Age, Leeds, 1995, p . 189-213.
mand émigré à Princeton, la valorisation de valeurs telles que l'ordre, la
rationalité ou le classicisme, trahissait désormais moins une adhésion à des
« dogmes germaniques » qu'une attitude d ' « exil intérieur ».
Sur un autre plan, le malentendu autour des écrits de Panofsky sur
l'art gothique montre combien ceux-ci répondent à une mutation essen-
tielle de l'histoire de l'art. La figure habituelle des échanges entre histo-
riens d'art, notamment sur la question de l'origine de l'art gothique, se
laissait, jusque dans les années 40, décrire comme une relation bilatérale,
de nation à nation, où les historiens français tentaient entre autres de répli-
quer aux savants de la nation dominante dans la discipline (un très bon
exemple se trouve chez un historien tel que Louis Réau). Cependant, l'exil
massif d'une partie de la communauté intellectuelle allemande en Angle-
terre et aux États-Unis dans les années 30-40 contribua d'une part à uni-
fier la discipline mais surtout à l'internationaliser, c'est-à-dire à l'inscrire
dans un système de référence plus vaste que celui qui avait prévalu jus-
qu'alors, un système où les travaux et les méthodes circulent avec davan-
tage de fluidité. D'échanges transnationaux, ou bilatéraux, l'histoire de
l'art développe progressivement un cadre épistémologique à un niveau que
l'on pourrait qualifier de « supranational ». Ce renversement, faut-il le pré-
ciser, avait été préparé dans les années 30. Les recherches de Kingsley
1
Porter sur l'art roman , les discussions sur le Baroque, lors de la décade de
2
Pontigny, où Panofsky et Walter Friedländer intervinrent , annonçaient
peut-être mieux que les congrès internationaux ce phénomène de globali-
sation des discussions scientifiques, à l'intérieur d'un cadre épistémologique
plus homogène, défini par Colin Eisler comme la synthèse du style acadé-
3
mique des deux nations dominantes (Kunstgeschichte American Style) .
En France, après 1945, le retour critique sur les écrits de Warburg ou
sur les travaux des années 30 de ses élèves et la découverte des travaux amé-
ricains de Panofsky correspondent à un phénomène complexe. Les logiques
de la diffusion et de la discussion de ce corpus en France nécessiteraient une
analyse approfondie de l'espace intellectuel et académique dans lequel elles
s'effectuèrent et des trajectoires individuelles de ceux qui les portèrent.
Avant d'être interprétés d'un point de vue théorique et diffusés dans les
sciences humaines, les écrits de Panofsky de la période américaine furent

1. O n peut voir une première vague d'internationalisation des problèmes dans 1' « arbi-
trage » porté par Kingsley Porter (suivi par Meyer Schapiro) dans les discussions franco-
allemandes sur l'art roman : cf. K. Brusch, The Shaping of Art History. Wilhelm Vôge, Adolph
Goldschmidt, and the Study of Medieval Art, Cambridge, Mass., 1996, p. 115-154; B. Nicolai, Arthur
Kingsley Porter (1883-1933), in H. Dilly (éd.), op. cit. (n. 1, p. 240), p. 220-232 ; M. Camille,
« How New York Stole the Idea of Romanesque Art » : Medieval, Modern and Postmodern in
Meyer Schapiro, Oxford Art Journal, 17, 1994, p . 65-75.
2. Cf. E. d'Ors, Du Baroque, Paris [1935], 1983, p. 82 sq.
3. C. Eisler, Kunstgeschichte American Style : A Study in Migration, in D. Fleming, B. Bailyn
(éd.), The Intellectual Migration. Europe and America, 1930-1960, Cambridge, Mass., 1969, p. 544-629.
Cf. par ailleurs S. Baron (dir.), Exilés + émigrés. L'exode des artistes européens devant Hitler, Montréal -
Los Angeles, 1997.
discutés sans trop de délai dans l'espace plus étroit de l'histoire de l'art, par
des « rénovateurs » influents. Par André Chastel tout d'abord, qui dès 1945
soulignait dans une étude l'importance des travaux de Warburg dans les
deux registres séparés de l'iconologie et de l'analyse biographique, en la dis-
tinguant de celles de ses successeurs, Antal ou Panofsky, dans le domaine
1
précis des études sur la Renaissance italienne . Par Francastel ensuite, lec-
teur attentif des formalistes comme des « iconologues », mais qui entendait
2
développer une voie propre : l'analyse de la « pensée plastique » . Louis
Grodecki et Charles Sterling jouèrent également très tôt un rôle appréciable
dans la diffusion des travaux de Panofsky, mais dans des registres relative-
ment spécialisés : l'architecture gothique et la peinture des Primitifs. Sur un
plan plus général, il est possible de distinguer dans la réception française de
Panofsky après 1945 plusieurs « veines » : 1 / l'accueil réservé à la méthode
iconologique, telle qu'elle fut fixée par Panofsky une première fois en 1931,
puis quelque peu infléchie dans Studies in Iconology (1939) et Meaning in the
3
Visual Arts (1955) . Quelques historiens d'art, comme Robert Klein, éprou-
vèrent la fécondité de la méthode mais aussi ses limites, particulièrement sur
la question délicate de l'analyse de la signification autonome des types for-
4
mels . Tout un courant de l'histoire de l'art en rupture avec les modèles et
les pratiques « canoniques » fit de la discussion théorique de l'iconologie de
Panofsky un passage obligé de toute réflexion épistémologique sur les fonde-
5
ments de la discipline . La méthode trouva également, à la faveur du struc-
turalisme, des partisans nombreux dans les sciences humaines. Ainsi,
Claude Lévi-Strauss vit en Panofsky un authentique structuraliste. On peut
même souligner que le schéma tripartite de Francastel, de même que le
déploiement ternaire de l'analyse des mythes chez Lévi-Strauss, ont des
6
« airs de famille » avec le tableau iconologique ; 2 / la fortune considérable
des écrits de Panofsky sur l'art gothique, tant chez les historiens d'art que

1. A. Chastel, Art et religion dans la Renaissance italienne. Essai sur la méthode, Bibliothèque
d'humanisme et Renaissance, VII, 1945, p. 7-61.
2. P. Francastel, La réalité figurative, Paris, 1965, p. 10-17 en particulier.
3. Les deux ouvrages furent traduits à la fin des années 60 : Essais d'konologie. Thèmes huma-
nistes dans l'art de la Renaissance, Paris, 1967 ; L'œuvre d'art et ses significations. Essais sur les «arts visuels»,
Paris, 1969. Cf. B. Teyssèdre, Iconologie. Réflexions sur un concept d'Erwin Panofsky, Revue philo-
sophique, CLIV, 1964, p . 321-340.
4. R. Klein, Considérations sur les fondements de l'iconographie [1963], in La forme et
l'intelligible. Écrits sur la Renaissance et l'art moderne [désormais FI], Paris [1970], 1983, p. 353-374, et
R. Recht, La méthode iconologique d'Erwin Panofsky, Critique, n° 250, 1968, p . 315-323, pointè-
rent la même difficulté. Voir par ailleurs J. Bialostocki, Erwin Panofsky (1892-1968). Le penseur,
l'historien, l'homme, L'Information d'histoire de l'art, vol. 16, n° 5, 1971, p . 199-214.
5. H. Damisch, Figuration et représentation : le problème de l'apparition, Annales ESC, mai-
juin 1971, p. 664-680 ; L. Marin, Panofsky et Poussin en Arcadie [1983], in Sublime Poussin, Paris,
1995, p . 106-125 ; G. Didi-Hubermann, Devant l'image. Question posée aux fins d'une histoire de l'art,
Paris, 1990, p. 117-210.
6. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, 1973, p. 324 sq. ; Id., Regarder, écouter, lire,
Paris, 1993, p. 18-27 ; H. Bredekamp, Words, Images, Ellipses, in I. Lavin (éd.), Meaning in the
Visual Arts : Views from the Outside, Princeton, 1995, p. 363-371. Voir par ailleurs le schéma proposé
par Francastel en conclusion de La figure et k lieu. L'ordre visuel du Quattrocento, Paris, 1967, p . 342 sq.
dans les sciences humaines ; 3 / La réception du grand essai de la période
allemande de Panofsky sur La perspective comme forme symbolique, médité par
1
Merleau-Ponty, discuté ou enrichi par Francastel, Klein puis Damisch ;
4 / la réception d'autres travaux, moins associés à un contenu conceptuel,
comme Early Netherlandisch Paintings, particulièrement chez un « attribution-
2
niste » tel que Sterling ; 5 / enfin, l'assimilation de petits essais, tel Nebuhe in
Pariete (1951), transformé en véritable traité des nuages dans la peinture par
3
Damisch . Nous nous limiterons ici à quelques remarques sur la « fortune »
du groupe d'écrits de Panofsky sur l'architecture gothique.
Avant d'intéresser les sciences humaines, la réflexion de Panofsky sur
l'art gothique contribua à faire de « Saint-Denis » un objet mythique pour
les historiens de l'art. Peu de sujets de l'histoire de l'art ont sans doute fait,
depuis les travaux menés de concert par Crosby, Frankl et Panofsky,
4
l'objet d'une production académique aussi soutenue et constante . Élève de
Focillon puis de Panofsky à Princeton, Louis Grodecki fut le premier histo-
rien de l'art à diffuser largement les travaux de Panofsky sur l'art gothique
en France et à les discuter, notamment dans des revues qui n'étaient pas
5
lues par les seuls historiens d'art, comme Diogène et Critique . Mais il le fit
sans cesser de situer le travail de Panofsky comme l'une des contributions
sur Saint-Denis et sur l'architecture gothique en général : la recension des
travaux sur Saint-Denis, publiée en 1953 dans Critique, s'arrêtait davantage
sur les découvertes de l'archéologue Crosby que sur le commentaire
6
consacré à Suger par Panofsky . Et en 1955, après la parution de l'essai
Gothic Architecture and Scholasticism, Grodecki rendait hommage à la belle
« vue de l'esprit » de Panofsky. Mais, parce qu'il soupçonnait qu'elle faisait
voir l'architecture gothique comme le reflet de la scolastique et non pas

1. La perspective comme forme symbolique et autres essais, Paris, 1975. Parmi les discussions fran-
çaises sur la théorie de la perspective chez Panofsky : R. Klein, Pomponius Gauricus on Perspec-
tive [1961] ; Études sur la perspective à la Renaissance, 1956-1963 repris dans FI, p. 237-277,
p. 278-293 ; J. Duvignaud, Francastel et Panofsky : le problème de l'espace, in G. Francastel (dir.),
La sociologie de l'art et sa vocation interdisciplinaire. L'œuvre et l'influence de Pierre Francastel, Paris [1974],
1976, p. 261-268 ; H. Damisch, L'origine de la perspective, Paris, 1987 (qui revient notamment sur la
lecture par Merleau-Ponty de Panofsky : p. 44 sq.).
2. C. Sterling, Œuvres retrouvées de J e a n de Beaumetz, peintre de Philippe le Hardi, Miscel-
lanea Erwin Panofsky. Bulletin des musées royaux des Beaux-Arts, 1-3, 1955, p. 56-81 ; Id., J e a n Hey, le
Maître de Moulins, Revue de l'art, n° 1-2, 1968, p . 26-33.
3. E. Panofsky, «Nebuhe in Pariete ». Notes on Erasmus' Eulogy of Durer, Journal of the Warburg
and Courtauld Institutes, 1951, p . 34-41 ; trad. franc. : «Nebuhe in Pariete». Notes sur l'éloge de Durer
par Érasme, L'écrit-voir, 7 [1951], 1985-1986, p . 107-118; H. Damisch, Théorie du nuage. Pour une
histoire de la peinture, Paris, 1972.
e e
4. Sur cette question, voir R. Recht, Le croire et le voir. L'art des cathédrales (XII -XV siècle), Paris,
1999.
5. L. Grodecki, Suger et l'architecture monastique [1951], in Le Moyen Age retrouvé, 1 [désor-
mais MAR, / ou II], Paris, 1986, p. 211-216 ; Erwin Panofsky, Gothic Architecture and Scholasticism,
1951, Diogène, 1, 1952, p . 134-136 ; L'interprétation de l'art gothique [1952] ; L'abbaye de Saint-
Denis en France [1953] ; Architecture gothique et société médiévale [1955], ces trois derniers in
MAR, II. Par ailleurs : Les vitraux de Saint-Denis. L'enfance du Christ, in M. Meiss (éd.), De
Artibus Opuscula XL. Essays in Honor of Erwin Panofsky, vol. 1, New York, 1961, p . 170-186.
6. L. Grodecki, L'abbaye..., op. cit. (n. 5 ci-dessus), particulièrement p . 731-734.
comme une sphère relativement autonome, il proposait un programme
plus empirique et davantage centré sur les formes architecturales, renver-
1
sant la perspective proposée par Panofsky . De son côté, Francastel com-
menta très tôt l'essai dans les Annales. Si désormais le nom de Panofsky
n'était plus associé à des schémas nationalistes inconscients, Francastel
contestait la thèse, partagée selon lui par le savant de Princeton et le Vien-
nois Sedlmayr, d'un Suger « créateur d'une pensée religieuse et politique
d'où l'art, c'est-à-dire les activités techniques de la société contemporaine,
2
se sont trouvées logiquement déduites » .
En 1967, les Éditions de Minuit publièrent un livre reprenant en fran-
çais le titre de la conférence de 1948, Architecture gothique et pensée scolastique,
dans lequel figurait ladite conférence, mais également l'esquisse biogra-
phique de Suger publiée en tête de l'ouvrage de 1946. Suivait en postface
un long commentaire de Pierre Bourdieu, qui voyait dans l'essai « un des
3
plus beaux défis lancés au positivisme » . Défi qui résidait avant tout, pour
Bourdieu, en l'affirmation par Panofsky de la comparabilité de différents
ordres de la réalité sociale, et en la démonstration de cette comparabilité,
non point à l'aide du contenu notionnel de deux doctrines supposées en
constituer le reflet, mais par le recours à des notions d ' « habitude men-
4
tale », « de force formatrice d'habitude », ou d ' « habitus » tout court .
Dans l'esprit de Bourdieu, il n'y avait pas de coupure entre l'iconologie
panofskienne et la démonstration sur l'architecture gothique, et au-delà de
1' « habitus », la pensée de Panofsky et celle de Cassirer devait lui per-
mettre de construire une théorie plus générale du pouvoir symbolique'. En
revanche, pour nombre d'historiens de l'art, il y avait bien une coupure
entre l'essai sur l'architecture gothique et l'iconologie - coupure implicite
et obligatoire qui tenait aux caractères propres de l'objet, l'architecture,
impliquant un autre traitement que l'interprétation des images - et le pre-
mier essai fut vite soupçonné de relever du genre périmé ou difficile de la
6
Geistesgeschichte, et non de l'histoire culturelle . Quant à l'argumentation sur

1. L. Grodecki, Architecture gothique..., op. cit. (n. 5, p. 253), p . 25-26, p . 34-35.


2. P. Francastel, Suger et les débuts de l'âge gothique, Annales ESC, avril-juin 1952, p . 237-
243, p. 242.
3. E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, précédé de l'abbé Suger de Saint-Denis, Paris
[1967], 1981 (éd. corrigée), trad. franc, et postface P. Bourdieu.
4. P. Bourdieu, Postface, op. cit. (n. 3 ci-dessus), p . 142 notamment.
e
5. P. Bourdieu et al, Le métier de sociologue, Paris - La Haye - New York [1968], 3 éd., 1980,
p . 253-256 ; P. Bourdieu, Sur le pouvoir symbolique, Annales ESC, vol. 32, n° 3, 1977, p . 405-411.
L'auteur y nuance cette thèse de l'absence de coupure : l'analyse des formes symboliques corres-
pond à la recherche des « structures structurantes », alors que l'iconologie relève de celle des
«structures structurées». Cf. également ïd., Raisons pratiques. Sur la théorie de l'action, Paris [1994],
1996, p. 70 : « L'analyse des œuvres culturelles a pour objet la correspondance entre deux structures
homologues [...]. »
6. A. Chastel, Histoire de l'art et sciences humaines [1968], L'image dans le miroir, Paris, 1980,
p . 99-106. Une exception notable se trouve chez J. Wirth, qui préfère utiliser le modèle homolo-
gique d ' « architecture et pensée scolastique » pour établir une relation entre la signification des
images et les structures de la logique médiévale : L'image médiévale. Naissance et développements (Vf-
e
XVI siècle), Paris, 1989, p. 14-23.
le parallèle gothique/scolastique et la théorie de la lumière chez Suger, elle
fut très contestée en France comme à l'étranger et mise à mal par les his-
1
toriens de l'art sur le plan empirique, en France comme à l'étranger .
Pourtant le concept d ' « habitus » attribué à Bourdieu, ou parfois à
Panofsky lui-même, a connu une fortune considérable en France dans les
sciences humaines. Une part de son intérêt pour les sociologues était de
prolonger la fameuse thèse de Durkheim sur les formes sociales de classifi-
cation et de pointer son équivalence avec le concept de « forme symbo-
lique » de Cassirer. Sans le véhicule constitué par cette réception sociolo-
gique, l'on peut raisonnablement penser que le texte Architecture gothique et
pensée scolastique et son concept d ' « habitus » n'aurait pas eu la fortune qu'il
eût chez les « héritiers » de l'École des Annales, plus particulièrement les
2
historiens liés à la « Nouvelle histoire » . (Seul Paul Veyne, sensible aux
critiques de Robert Klein et plus intéressé par le concept de « viscosité »
des formes développé par Wölfflin, semble faire exception à cette large
3
adhésion .) Lucien Febvre avait déjà postulé en 1948 la comparabilité
d'une cathédrale gothique et des « cathédrales d'idées » de la philosophie
médiévale, toutes deux « filles de leur temps » ; mais la supériorité du
concept d ' « habitude mentale » de Panofsky sur celui d ' « outillage
mental » de Febvre tient, si l'on suit Roger Chartier, à ce qu'il permettrait
de quitter le ciel de l'histoire intellectuelle pour se situer au niveau des pra-
4
tiques intériorisées .

HISTOIRE SOCIALE DE L'ART ET ANTHROPOLOGIE.


LES RETOURS A WARBURG

Il serait cependant réducteur de croire que les historiens d'art, en


France comme à l'étranger, n'ont pas voulu voir l'intérêt épistémologique
de la thèse panofskyenne sur l'architecture gothique, et qu'ils se bornè-

1. Au point que P. Kidson affirmait que, sans la métaphysique de la lumière du Pseudo-


Denis, la figure de Suger perdait en histoire de l'art une part de son « glamour » : Panofsky, Suger
and St Denis, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 50, 1987, p. 1-17, p. 10.
W. Sauerländer est revenu sur ces débats : Gothic Art Reconsidered : New Aspects and O p e n
Questions, in E. C. Parker, M. B. Shepard (éd.), The Cloisters. Studies in Honor of the Fiftieth Anniver-
sary, New York, 1992, p. 26-40. De leur côté, C. M. Radding, W. W. Clark ont tenté de renforcer
l'hypothèse de Panofsky avec, d'autres arguments : Abélard et le bâtisseur de Saint-Denis. Études
parallèles d'histoire des disciplines, Annales ESC, 4 3 / 6 , 1988, p. 1263-1290.
2. Cf. notamment H. Damisch, Panofsky, m J. Le Goff, R. Chartier, J . Revel (éd.), La nouvelle
histoire, Paris, 1978, p. 453-455 ; J. Le Goff, Les mentalités. Une histoire ambiguë ; Id. et P. Nora,
Faire de l'histoire, III. Nouveaux objets, Paris [1974], 1986, p. 106-129, p. 122.
3. P. Veyne, Le pain et le cirque. Sociologie historique d'un pluralisme politique, Paris [1976], 1995,
p. 6 4 - 6 8 ; Id., Propagande expression roi, image idole oracle, L'Homme, n° 114, 1990, p . 7-26.
e
4. L. Febvre, Doctrines et sociétés, Étienne Gilson et la philosophie du X I V siècle, Annales
ESC, 1948, cité par R. Chartier, Histoire intellectuelle et histoire des mentalités. Trajectoires et
questions [1983], in Au bord de la falaise. L'histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris, 1998, p. 27-66,
p. 32.
rent à la réfuter sur le terrain empirique. Précisément la contestation des
présupposés théoriques du texte (et plus largement de l'iconologie tout
entière) a été menée in nuce par quelques groupes d'historiens de l'art,
dans lesquels se mêlaient parfois des historiens. Elle a ceci de spécifique,
en Italie ou en Allemagne, et plus récemment en France, qu'elle s'est lar-
gement faite en opposant puis en substituant à la figure de Panofsky celle
de Warburg. Le retour aux écrits et à la figure du père véritable de
l'iconologie est devenu ces dernières années l'un des lieux importants du
débat épistémologique en histoire de l'art (même si la discussion reste
limitée à un petit nombre de chercheurs ou à quelques groupes
d'historiens d'art). La longue étude de Carlo Ginzburg, « De Warburg à
Gombrich », publiée en 1966 et traduite en français en 1989, joua un
rôle important dans le retour à Warburg, au-delà de l'Italie même (elle
précédait la publication de la grande biographie de Gombrich, à qui
cependant l'Italien devait beaucoup pour sa critique radicale des analo-
gies de type geistesgeschichtlich). L'iconologie de Panofsky y était critiquée
pour la faiblesse des procédures de contrôle des associations qu'elle
implique. L'essai sur l'architecture gothique n'échappait pas, malgré sa
subtilité, à une remarque du même ordre quant aux rapprochements
analogiques « immédiats » opérés par Panofsky, alors même que ce der-
nier entendait situer plus en profondeur sa démonstration sur un niveau
1
que l'on peut qualifier de structurel . C'est en revanche chez Warburg et
Saxl que Ginzburg trouvait une véritable construction - mal posée chez
Panofsky et éludée chez Gombrich — des rapports mutuels existant entre
les diverses facettes de la réalité historique et les phénomènes artistiques.
Qu'un historien italien lié au courant désigné sous le nom de « micro-
histoire » ait pu s'intéresser aux problèmes de méthode que posaient cer-
tains écrits de Warburg mérite quelques précisions. La réception de War-
burg en Italie contraste avec celle que l'on peut reconstruire dans les cas
allemands et français dans la mesure où elle s'effectua sans véritable cou-
pure : des historiens tels que Delio Cantimori ou Momigliano servirent de
véhicule, et, parmi les commentateurs italiens de Warburg, une jeune
génération d'élèves de ces derniers se réclama à partir de la fin des
2
années 60 de l'exemple de Warburg . La faculté qu'avait eue Warburg à
ne pas définir ses projets à partir des traditionnels objets préconstruits de
l'histoire de l'art, mais en cherchant, à partir de cas précis, à saisir chaque

1. C. Ginzburg, De A. Warburg à E. H. Gombrich. «Notes sur un problème de méthode »


[1966], in Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, 1989, p . 39-96, p. 230-259, p . 253.
2. La réception fut largement favorisée par l'existence d'une édition italienne des écrits de
Warburg, La rinascita del paganesimo antico. Contributi alla storia della cultura, Florence, 1966. Pour la
réception en Italie, on peut citer : G. Agamben, A. Warburg e la scienza senza nome [1975], Aut.
Aut., n° 199-200, 1984, p. 51-66 ; G. Agosti, V. Farinella, Calore del marmo. Pratica e tipologia
delle deduzioni iconografiche, in S. Settis (éd.), Memoria dell'antico nell'arte italiana, vol. 1 : L'uso dei
classici, Turin, 1984, p . 373-444 ; S. Ferretti, Il demone della memoria. Simbolo e tempo storico in Warburg,
256 Cassirer, Panofsky, Casa Editrice Marietti, 1984.
objet, si parcellaire soit-il, dans ses relations multiples avec son environne-
ment, correspondait assez précisément à un des objectifs de la microstoria.
Trois aspects des écrits de Warburg peuvent être ainsi rapportés à ceux du
projet micro-historique : l'ambition totalisante, non plus réalisée sur un
plan synthétique, mais construite à partir de la base ; la capacité à faire
jouer plusieurs échelles d'observation ; l'attention aiguë portée aux
1
« détails » . Hors de la mouvance micro-historienne, c'est la même ques-
tion de l'articulation au social qui poussa à s'intéresser autant à Warburg
qu'à des figures comme Antal, Klingender ou Schapiro. Mais paradoxale-
ment, les travaux italiens qui invoquèrent l'héritage warburgien assez tôt et
2
qui furent souvent diffusés en France par les sociologues n'amenèrent pas
ces derniers à abandonner Panofsky pour Warburg. En France, l'histoire
sociale de l'art n'emprunta pas les mêmes voies qu'en Italie, en dépit des
échanges serrés, et ce sont les deux ou trois générations d'élèves et d'héri-
tiers, parfois lointains, de Warburg (Panofsky, Antal, Baxandall, Alpers)
qui furent lus et traduits, sans trop de délai pour certains d'entre eux.
Que la médiation italienne ait pu jouer un rôle essentiel dans la diffu-
sion des travaux de Warburg en France n'est pas douteux. Il convient tou-
tefois d'y apporter des nuances en esquissant un bref tableau de la pré-
sence de Warburg dans l'histoire de l'art française depuis les années 50.
Bien qu'acceptée comme une contribution essentielle dans le domaine des
études sur la Renaissance italienne par Chastel (et un modèle intuitif pour
l'utilisation des « détails » figurés ou littéraires), qualifiée de véritable « dis-
3
cipline sans nom » par Klein , la pensée de Warburg attendit un certain
temps avant d'accéder à la dignité d'un modèle théorique de portée plus
générale. La confrontation avec Warburg fut gênée par la méfiance qu'elle
suscitait chez quelqu'un comme Francastel, dont le projet de sociologie de
4
l'art était explicitement incompatible avec celui de Warburg . La pénétra-
tion de la pensée marxiste dans les sciences humaines faisait par ailleurs
que les historiens de l'art se tournaient alors vers d'autres modèles possi-
bles d'histoire sociale de l'art : Hadjinicolaou en offre un bon exemple,
pour qui P « école de Warburg » assimilée assez hâtivement à l'iconologie

1. Voir C. Ginzburg, Indagine su Piero : II Battesimo, il ciclo di Arezzo, la Flagellazione di Urbino,


Nuova edizione con l'aggiunta di quattro appendki, Turin [1981], 1994 ; Id., Traces. Racines d'un para-
digme indiciaire [1978], op. cit. (n. 1, p. 256), p. 139-180.
2. Pour donner trois exemples : E. Castelnuovo, L'histoire sociale de l'art. U n bilan provi-
soire, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 6, décembre 1976, p. 63-75 ; S. Settis, L'invention d'un
tableau. «La Tempête» de Giorgione, Paris, 1987 ; Id., Warburg continuatus. Description d'une biblio-
thèque [1985], in M. Baratin, C . J a c o b , Le pouvoir des bibliothèques. La mémoire des livres en Occident,
Paris, 1996, p . 122-169.
3. H. Zerner voit en Chastel un tempérament plus proche de Warburg et de ses nimfa fré-
missantes que du goût de Panofsky pour les systèmes : André Chastel, historien de l'art, Revue de
l'art, n° 9 3 / 1 9 9 1 , p . 75-77 ; sur les détails : A. Chastel, Introduction, FFF, I, p . 7-47 ; R. Klein,
Saturne : croyance et symboles [1964], FI, p. 224-229.
4. P. Francastel, Problèmes de la sociologie de l'art, in R. Chartier et al., La sensibilité dans
l'histoire, Brionne, 1987, p . 141-165. Il est d'ailleurs assez piquant de voir qu'il pouvait ranger
Klein et Chastel sous l'étiquette quelque peu péjorative de « warburgiens ».
de Panofsky, formait « le pendant de la conception wölfflinienne de
l'autogenèse des formes », parce qu'elle postulait selon lui « l'autogenèse
1
des contenus », hors de toute détermination sociale . Ce n'est que dans les
années 90 que la figure de Warburg s'est imposée d'une manière visible
chez les historiens d'art français comme un objet de discussion, alors que
la discipline semble avoir abandonné, à l'instar d'autres disciplines des
sciences humaines, la recherche de paradigmes propres à régir une disci-
pline unifiée, au profit d'hybridations locales — et avec pour conséquence
une certaine fragmentation des espaces de discussion. Cependant, autant
que la pluralité et l'autonomie relative des lieux de réception, l'absence de
formulation théorique explicite dans ses écrits et l'accomplissement partiel
de sa recherche dans des dispositifs cognitifs qui ne nécessitent pas un
2
effort narratif (bibliothèque, atlas d'images...) , expliquent aussi la diversité
des lectures. Certaines approches cherchent à réintroduire les questionne-
ments warburgiens à l'intérieur de la discipline, dans la mesure où ils per-
mettent de formuler des problèmes spécifiques à l'histoire de l'art dans des
3
termes à la fois anthropologiques et historiques . D'autres, très critiques à
l'égard de l'histoire de l'art « conventionnelle », mettent en avant la mobi-
lité interdisciplinaire de Warburg et valorisent le principe des « anachro-
4
nismes » auxquels il se serait livré .
Étrangement, ce retour récent à Warburg en France, à sa figure origi-
nelle comme à son actualité, s'est assez généralement fait sans tenir
compte de la réception « indigène » des historiens d'art allemands et de
5
l'usage original fait de cet héritage à partir de la fin des années 70 . Le
retour à Warburg en Allemagne fut inséparable d'une volonté d'élar-
gissement de l'objet et des méthodes de l'histoire de l'art, doublée d'une
6
critique des fondements idéologiques de la discipline . Il dépendit de la
biographie intellectuelle que Gombrich consacra à Warburg, qui donnait

1. N. Hadjinicolaou, Histoire de l'art et lutte des classes, Paris, 1974, p . 54 ; Id., L'objet de la dis-
cipline de l'histoire de l'art et le temps de l'histoire de l'art, in G. Francastel (dir.), op. cit. (n. 1,
p. 253), p. 41-53.
2. Voir en particulier R. Recht, L'écriture de l'histoire de l'art devant les modernes
(Remarque à partir de Riegl, Wôlfflin, Warburg et Panofsky), Les Cahiers du musée national d'Art
moderne, n° 48, 1994, p. 5-23.
3. Il nous semble qu'il est possible d'inscrire dans cette démarche l'étude de C. Ginzburg :
Le peintre et le bouffon : le Portrait de Gonella de J e a n Fouquet, Revue de l'art, n° 111, 1996, p . 25-
39. Par ailleurs, F.-R. Martin, Images pathétiques. Aby Warburg, Carlo Ginzburg et le travail de
l'historien de l'art, Les Cahiers du musée national d'Art moderne, n° 63, 1998, p. 4-37.
4. G. Didi-Hubermann, op. cit. (n. 5, p. 252), p. 145-146, 263-264. La position de Ginzburg
(1966) est critiquée dans : Id., Pour une anthropologie des singularités formelles, remarque sur
l'invention warburgienne, Genèses, 24, 1996, p. 145-163. Id., Sismographies du temps. Warbung,
Bunckhardt, Nietzsche, Les Cahiers du musée national d'art moderne, n° 68, 1999, p. 5-20. Par ailleurs,
P.-A. Michaud, Aby Warburg et l'image en mouvement, Paris, 1998.
5. Deux textes essentiels pour ce retour sont : W. Hofmann, G. Syamken, M. Warnke, Die
Menschenrechte des Auges. Uber Aby Warburg, Francfort, 1980 ; H. Bredekamp, Götterdämmerung des
Neoplatonismus, Kritische Berichte, vol. 14, n° 4, 1986, p. 39-48.
6. Sur le contexte intellectuel de ce tournant critique : J. Habermas, Textes et contextes. Essais
258 de reconnaissance théorique, Paris [1991], 1994, p. 162 ; M . Diers, op. cit. (n. 1, p. 239).
une certaine cohérence et une ampleur insoupçonnée au projet warbur-
1
gien, mais aussi des écrits de Benjamin, qui s'intéressa très tôt à Warburg .
Une des facettes de ce retour concerne l'analyse des contenus formels et
idéologiques de toutes sortes d'images, y compris celles, filmiques ou pho-
tographiques, produites par les médias de masse. Dans son adas Mnemosyne,
mais surtout dans un de ses derniers écrits publiés, « La divination païenne
et antique dans les écrits et les images à l'époque de Luther » (Heidnisch
antike Weissagung in Wort und Bildem zu Luthers Zeiten, 1920), Warburg opérait
déjà une ouverture sur les images de grande diffusion. Dans cette étude, il
2
livrait déjà le principe d'une histoire de l'art élargie à toutes les images . Et
plus en profondeur, celui d'une histoire de l'art élargie au vaste domaine
des usages et de la symbolique politique - que prolongent aujourd'hui des
3
travaux sur l'iconographie politique . En cela, mais aussi pour bien
d'autres raisons encore, la leçon de Warburg peut rejoindre celle de Marc
4
Bloch . Tous deux partagent un étonnement comparable devant le détail
étrange, institué en méthode de travail, et une attention à la signification
des gestes. L'un et l'autre utilisèrent également la longue durée. Une autre
affinité les relie : celle d'avoir posé les bases d'une anthropologie des signes
et des symboles qui permettait d'accéder à une histoire des profondeurs du
politique et de la souveraineté.
Institut d'histoire de l'art
Université Marc-Bloch de Strasbourg
Palais universitaire, F.-67082 Strasbourg Cedex

1. E. H. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography. With a Memoir on the History of the
Library by F. Saxl, Oxford [1970], 1986; W. Kemp, Walter Benjamin und die Kunstwissen-
schaft (2). Walter Benjamin und Aby Warburg, Kritische Berichte, 3, 1975, p. 5-25. Voir
M . Warnke, Aby Warburg (1866-1929) [1990], Revue germanique internationale, 2/1994, p . 123-135.
2. A. Warburg, La divination païenne et antique dans les écrits et les images à l'époque de
Luther [1920], Essais florentins, Paris, 1990, p. 245-294.
3. M. Diers, Schtagbilder. Zur politischen Ikonographie der Gegenwart, Francfort, 1997. O n citera
également le Bildindex zur politischen Ikonographie, éd. par M . Warnke, Hambourg, 1993.
4. Le parallèle est souvent suggéré par des historiens allemands ou autrichiens. Entre autres :
L. D . Etdinger, Kunstgeschichte als Geschichte, Jahrbuch der Hamburger Kunstsammlungen, vol. 16,
1971, p . 7-19; U . Rauff, op. cit. (n. 1, p. 247); M. Diers, op. cit. (n. 1, p . 239).

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